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MÉRIMÉE
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LES GRANDS ECRIVAINS FRANÇAIS
VOLUMES PARUS, DANS l'ORDRE DE LEUR PUBLICATION
VICTOR COUSIN, par M. JuUs Simon, de l'Académie française. |
MADAME DE SE VIGNE, par M. Gaston Bousier , secréuire perpétuel de l
l'Académie française. •
MONTESQUIEU, par M. Albert Sorel, de FAcadémie française. '
GEORGE SAND, par M. E. Caro, de l'Académie française. ^
TURGOT. par M. Lion Say, de l'Académie française. \
THIERS, par M. P. de Rèmusat, de l'institnt.
D'ALEMBERT, par M. Joseph Bertrand, de l'Académie française, secrétaire
perpétuel de l'Académie des sciences.
VAUVENARGUES, par M. Maurice PaUologue.
MADAME DE STAËL, par M. Albert SoreU de l'Académie française.
THÉOPHILE GAUTIER, par M. Maxime Du Camp, de l'Académie française.
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, par M. Arvède Barine.
MADAME DE LA FAYETTE, par M. le comte d'HaussonvUle, de l'Académie
française.
MIRABEAU, par M. Edmond Rousse, de l'Académie française.
RUTEBEUF, par M. Clèdat, professeur de Faculté.
STENDHAL, par M. Edouard Rod.
ALFRED DE VIGNY, par M. Maurice PaUologue,
BOILEAU, par M. G. Lanson,
CHATEAUBRIAND, par M. de Lescure,
FÉNELON, par M. Paul Janet, de l'Institut.
SAINT-SIMON, par M. Gaston Boissier, secrétaire perpétuel de l'Académie
française.
RABELAIS, par M. René MUlet,
i.-i. ROUSSEAU, par M. Arthur Chuquet, proiesseur au Collège de France.
LESAGE, par M. Eugène Lintilhae,
DESCARTES, par M. Alfred Fomllèe, de l'Institut.
VICTOR HUGO, par M. Lèopold MabUleau, professeur de Faculté.
ALFRED DE MUSSET, par M. Arvède Barine.
JOSEPH DE MAISTRE, par M. George Cogordan,
FROISSART, par Mme Mary Darmesteter,
DIDEROT, par M. Joseph Reinaeh,
GUIZOT. par M. A. Bardoux, sénateur, de l'Institut.
MONTAIGNE, par M. Paul Stapfer, professeur de Faculté.
LA ROCHEFOUCAULD, par M. J, Bourdeau,
LACOROAIRE, par M. le comte d'Haussonville^ de l'Académie française,
ROYER-COLLARD, par M. E. Spuller, sénateur.
LA FONTAINE, par M. Georges Lafenestre, de l'Institut.
MALHERBE, par M. le duc de Broglie, de l'Académie française.
BEAUMARCHAIS, par M. André Hallays.
MARIVAUX, par M. Gaston Deschamps.
MÉRIMÉE, par M. Augustin Filon.
CORNEILLE, par M. G. Lanson.
RACINE, par M. Gustave Larroumet, secrétaire perpétuel de l'Académie des
Beaux-Arts.
Chaque volume, •vee un portrait en héliogravure 2 (r.
Goulommiers. — » luip* Paul liiîODAlU). — 285-5-98*
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PROSPER MERIMEE
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LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS
MÉRIMÉE
AUGUSTIN FILON
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C"
19, BOULEVAItD SAINT-CEnMAIN, 79
1898
ProiU d* traduction «l d« reproduction ié>ervé».
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PROSPER MÉRIMÉE
CHAPITRE I
PREMIERES ANNEES ET DEBUTS LITTÉRAIRES
Prosper Mérimée était parisien de naissance et
d'éducation : il le demeura toute sa vie de goûts et
^ d'habitudes. Quant à sa famille, du côté paternel
elle était originaire de Normandie. Son grand-père,
avocat au parlement de Rouen, fut, vers les der-
nières années du règne de Louis XV, l'homme d'af-
faires du maréchal de Broglie, dans le château
duquel il résidait ordinairement. Les droits seigneu-
riaux qui existaient encore à cette époque — la
remarque est de M. le duc de Broglie actuel — don-
naient une importance considérable aux fonctions
que l'avocat Mérimée remplissait auprès du maré-
chal. C'était, d'ailleurs, d'après le même témoignage,
un homme fort distingué. Il maria sa fille à un
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6 PROSPER MÉRIMÉE.
M. Fresnel. De ce mariage naquit le célèbre physi-
cien qui a fait plus qu'aucun savant de ce siècle
pour l'étude et la découverte des lois de la lumière.
Jean- François -Léonor, fils de l'avocat Mérimée,
se donna à la peinture et obtint le second prix dé
Rome en 1788. Elève de Doyen, son œuvre est stric-
tement classique, avec un penchant marqué vers
l'allégorie et une touche légère de préciosité excen-
trique. Après avoir beaucoup voyagé, il devint pro-
fesseur à l'École polytechnique, puis à l'École des
beaux-arts et, finalement, secrétaire de cette école.
Il consacra les années de sa maturité à des recher-
ches historiques et à des expériences sur la chimie
des couleurs. Les unes et les autres aboutirent, en
i83o, à la publication d'un grand ouvrage sur V His-
toire de la peinture à l'huile depuis Van Eyck jus-
qu'à nos jours. Ce livre obtint, dès l'année i832, les
honneurs d'une traduction anglaise, et l'auteur pré-
parait une seconde édition lorsqu'il mourut en i836.
Comme peintre, Léonor Mérimée n'a pas dépassé
une respectable médiocrité; comme historien de la
peinture, son livre, par certains côtés techniques,
garde de la valeur aux yeux des juges compétents.
En 1800, il avait épousé Anna Moreau, une jeune
fille qu'il avait rencontrée dans un pensionnat de
Passy où il donnait des leçons. Elle était petite-fille
de Mme Leprince de Beaumont, l'aimable auteur
de la Belle et la Bête et d'une foule d'autres jolis
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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 7
contes. Mlle Moreau peignait elle-même, non sans
habileté, et réussissait surtout dans les portraits d'en-
fants. On dit qu^elle avait hérité de sa spirituelle
aïeule le don de raconter. Ce don lui était fort utile
pour obtenir l'immobilité de ses petits modèles et
pour répandre sur leurs traits l'expression dont elle
avait besoin.
De ce couple artistique naquit, le 28 septem-
bre i8o3, Prosper Mérimée. Il ne fut point baptisé,
et ce trait indique l'esprit qui a présidé à sa pre-
mière éducation. Lorsqu'il écrivait, bien des années
après, en parlant de lui et de ses amis : « Nous
autres païens »-, l'expression, en ce qui le concer-
nait, n'avait rien de métaphorique. Il n'a traversé, à
aucun moment de son premier âge, cette période de
l'émotion religieuse qui attend tous les enfants au
seuil de l'adolescence.
Il ne recevait d'ailleurs que de bons exemples
dans cet intérieur d'artistes bourgeois où l'on ho-
norait, par-dessus toutes choses, l'esprit, la science
et la vertu. Le seul danger qu'il courût, fils unique
et d'un père déjà mûr, c'était d'être quelque peu
gâté. Il le fut et en contracta si bien l'habitude
qu'il chercha jusqu'à la lin qui lui donnerait les dou-
ceurs du foyer sans les inquiétudes et les devoirs
de la vie familiale, l'omnipotence avec l'irresponsa-
bilité.
Cependant il paraît que Mme Mérimée le grondait
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8 PROSPEîl MIJRIMÉE.
quelquefois. Un jour qu'il avait commis une petite
faute et demandait pardon à genoux sur le ton le
plus pathétique, sa mère, qui avait l'esprit gai et un
sentiment très vif du ridicule, lui éclata de rire au
nez. Sur quoi, le petit Prosper, soudainement calmé,
se leva et dit : « Ah! c'est ainsi? On se moque de
moi? Hé bien, je ne demanderai plus jamais pardon ! »
Sainte-Beuve tenait l'anecdote de Mme Mérimée; il
Ta communiquée à Taine et tous deux la trouvaient
caractéristique, puisque l'un l'a notée dans ses Sou-
i'cnirs et que l'autre l'a racontée dans la préface des
Lettres à une Inconnue. Faut-il croire que le scepti-
cisme de Mérimée datait de ce jour-là; qu'il était né
tendre, mais que, sa mère lui ayant ri au nez, quand
il avait six ans, son âme fut changée et qu'il devint
l'ironie incarnée ? Si telle était la pensée de Taine et
de Sainte-Beuve, nous serions d'autant moins dis-
posés à accepter d'eux cette théorie qu'elle serait en
contradiction directe avec toutes leurs idées sur la
formation du caractère et la croissance de l'esprit.
Il est probable que celte première impression reçue
par Mérimée n'aurait pas persisté chez un enfant
aussi jeune si elle n'avait été fortifiée par des impres-
sions quotidiennes ou plutôt par une impression
continue et de même nature. Un père qui s'envelop-
pait de gravité, comme faisaient volontiers les
hommes de ce temps-là lorsqu'ils avaient atteint la
maturité et qu'ils étaient plongés dans quelque sévère
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PREMIÈRES ANNÉES ET DEBUTS LITTERAIRES.
étude, une mère agissante, un peu brusque, d'esprit
net, incisif et pratique, voilà des influences et un
milieu qui ne devaient pas encourager les effusions
d*une sensibilité enfantine. Le petit Prosper était-il
naturellement porté à la rêverie, à l'émotion, aux
épanchements? Cela est possible, et il nous l'a donné
à entendre dans l'analyse qu'il a tracée plus tard de
son propre caractère. Si l'on regarde certain portrait
que Mme Mérimée avait fait de Prosper enfant, on
sera frappé de la grâce de ce jeune visage, encadré
de longues mèches bouclées. En l'observantde près,
on reconnaîtra qu'il y a encore plus de malice dans
la bouche que de candeur dans le regard; que cette
physionomie fait pressentir, avec le besoin d'aimer,
qui rend l'homme bon ou mauvais, les deux traits
dominants : curiosité et sensualité. Ce portrait
éloigne l'idée de la tendresse naturelle étouffée par
l'ironie acquise. Pourquoi ne serait-il pas né tout
ensemble moqueur et sensible?
Il commença à suivre les cours du collège
Henri IV en compagnie de ses cousins les Fresnel,
qui étaient plus âgés que lui et qui se plaisaient à le
taquiner. Il est toujours périlleux, au collège, de se
distinguer des autres : or, Prosper attirait l'attention
par plusieurs particularités. Il était habillé avec élé-
gance, il savait l'anglais et il possédait cette écriture
allongée, alors inconnue en France et qui était aussi
une mode d'outre-Manche. Le dandysme et l'anglo-
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7^
10 PROSPER MÉRIMÉE.
manie, traits permanents de son caractère, apparais-
sent, comme on le voit, de bonne heure. La faiblesse
maternelle est en partie responsable de ces raffine-
ments de toilette qui étonnaient le vieux cloître
changé en Lycée : Mme Mérimée est évidemment la
première femme qui l'ait admiré. C'est aussi dans la
maison de ses parents qu'il a attrapé l'anglomanie.
Léonor Mérimée était en relations avec plusieurs
artistes anglais, notamment avec Holcroft et avec
Northcote, qui fut l'élève et le biographe de sir
Joshua Reynolds. Au moment de la paix d'Amiens,
William Hazlitt, alors apprenti artiste, était venu
passer plusieurs mois à Paris pour travailler dans
les galeries du Louvre, si longtemps fermées par la
guerre à ses compatriotes. Il fut recommandé par
ses maîtres à Léonor Mérimée, qui le protégea, le
conseilla de son mieux et lui ouvrit sa maison. Plus
tard, il se rappelait comme le temps le plus heureux
de sa vie celui qu'il avait passé dans l'intimité des
Mérimée. A ce moment, Mme Mérimée élail enceinte
de Prosper et, quand je songe à ce subtil et iro-
nique esprit que devint William Hazlitt, je serais
tenté de croire à ce que le vulgaire appelle « un
regard ». Quand la France fut rouverte aux étran-
gers , les relations recommencèrent entre les
Mérimée et leurs amis d'Angleterre. Le jeune
Prosper trouva très près de lui des occasions de
parler anglais et, peut-être, d'aimer en anglais : ce
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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 11
qui est la façon la plus agréable et la plus rapide
d'apprendre une langue vivante.
T*is pleastng to be schooVd to a strange longue
By female lips and eyes...
Byron Ta dit, Musset l'a répété et Mérimée a mis
le précepte en pratique dans trois idiomes diffé-
rents.
Ses études au collège Henri IV n'eurent rien de
très brillant, et c'est seulement en 1820, lorsqu'il eut
pris sa première inscription de droit, qu'il commença
véritablement à étudier. On est confondu de la diver-
sité des connaissances qu'il acquit pendant les cinq
années suivantes et surtout de la rectitude précise
et méthodique avec laquelle un si jeune homme
dirigeait ses travaux. Il fait marcher de pair l'étude
du grec, que l'Université d'alors n'avait pu lui
apprendre, avec celle de l'espagnol, qu'il commence
et celle de l'anglais, qu'il approfondit. Il se familia-
rise avec Cervantes, Lope, Galderon comme avec
Shakspeare; il sait par cœur le Don Juan de Byron.
Il connaît, jusque dans les recoins obscurs, notre
XVIII® siècle français. Toutes ces choses, si peu
homogènes, se classent en bon ordre dans son
esprit. Les littératures étrangères lui livrent une
matière première ; l'antiquité et notre littérature
classique fournissent l'expression, la forme, la
manière de dire, l'instrument littéraire, qui, à son
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12 PROSPER MÉRIMÉE.
gré, ne peut être ni remplacé, ni même perfectionné.
Ainsi cette grande querelle entre le classicisme et le
romantisme qui allait affoler toute sa génération et
dont nous trouvons à grand'peine la solution et le
profit, son intelligence claire, décisive, amie des
conclusions franches, la réglait d'avance et sans
effort.
Avant tout, il était curieux de l'âme humaine. Il
l'observait dans les salons de la restauration, après
l'avoir observée dans Hérodote , dans Tite-Live , |
dans Froissart; j'écarte à dessein les historiens phi- |
losophes. Il s'intéressait passionnément aux faits r
et aux caractères ; sa prétention n'alla jamais jusqu'à
la découverte des lois. De là à se méfier de ceux
qui les cherchent et même à nier l'existence de
ces lois, il n'y a pas très loin. Quoi qu'il en soit, le
jeune Mérimée était mondain par la même raison
qu'il était érudit. Les passions humaines, sous toutes
les formes, dans le passé comme dans le présent,
étaient ses « comédiens ordinaires ». C'est pour se
donner le spectacle de la vie qu'il dévorait les livres
et courait les bals. Entre temps, il étudiait la théologie,
la tactique, la poliorcétique, l'architecture, l'épi-
graphie, la numismatique, la magie et la cuisine. Il
voulait savoir le pourquoi et le comment de toutes
choses, l'histoire des mots et des idées, aussi bien
que celle des hommes : comment se font les dogmes
et comment se fait le macaroni. Cette soif d'ap-
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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 13
prendre, qui ne s'éteignit jamais et qui, après la
soixantième année, le rattachait encore à l'existence
quand tout lui avait déjà échappé, est peut-être sa
passion dominante et le trait le plus honorable de
son caractère intellectuel.
A ce savoir exact et précis, il joignait une autre
qualité qui ne marche pas toujours de pair avec la pre-
mière : une merveilleuse faculté d'assimilation. Avec
quelques éléments, il retrouvait une figure, un
tableau, toute une époque, toute une civilisation et
son intuition était aussi sûre que son érudition.
Il ne comprenait pas grand'chose à tout ce côté de
l'âme qui regarde l'invisible. La poésie proprement
dite, c'est-à-dire la poésie lyrique, était pour lui lettre
close, et c'est Pouchkine qui la lui révéla tardivement,
mais il aima de bonne heure les épopées à cause du
pittoresque et du descriptif, à cause des passions
qui s'y donnent carrière. Un goût très sincère le por-
tait vers les caractères d'exception et les aventures
extraordinaires, vers les bandits, les pirates, vers
tous ceux qui vivent en guerre avec la société. L'œuvre
de Byron est pleine de ce sentiment qui est une des
inspirations du romantisme. Sans que la génération
contemporaine en eût nettement conscience, c'était
l'écho, le contre-coup, la traduction sous une forme
artistique et littéraire des vingt-cinq années d'émo-
tion» traversées de 1789 à 181 j. Les fils révèrent
comme les pères avaient agi. Cette passion du vio-
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14 PROSPER MÉRIMÉE.
lent et du terrible, si curieusement alliée chez
Mérimée à la dévotion du document, datait de plus
loin que ses premières lectures de Byron. Tout
enfant, il avait dévoré la biographie de Morgan, de
Cartouche, de Gaspard de Besse, et, comme il
l'avouait dans une lettre intime, il a gardé et com-
plaisamment entretenu sa sympathie pour les outlaws
de toute sorte. Sa curiosité se nuançait de tendresse
quand V outlaw était une femme. La mondaine, pour
l'intéresser, devait avoir, du moins en elle, un côté
dangereux et trouble, une certaine inclination à faire
du mal. Celle qui ne peut pas donner un coup de
poignard ne peut pas donner un baiser. L'amour,
pensait-il, est un duel. Aimer, c'est dompter, ou
chercher à dompter le plus gracieux, le plus sédui-
sant, le plus souple des animaux féroces. Son inven-
tion psychologique était à Taise dans ce domaine de
la perversité féminine : elle s'y enferma.
Il serait aussi difficile de dresser la liste des amis
de Mérimée, vers iSaS, que le bilan de ses connais-
sances. Il s'était lié d'abord avec Ampère, fils du
célèbre physicien, et avec Albert Stapfer qui, le pre-
mier, fit connaître au public français le Faust de
Gœthe. Albert Stapfer le conduisit chez son père,
ancien ministre de la Confédération helvétique à
Paris, qui recevait une société érudite et lettrée où
dominait l'élément protestant. Le jeune Ampère,
follement amoureux de Mme Récamier, présenta
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1 :
PREMIÈRES ANNÉES ET DEBUTS LITTERAIRES. lo
Mérimée à l'Abbaye-aux-Bois, où il vit Chateau-
briand trôner dans toute sa gloire et Delphine Gay
faire ses débuts comme muse des salons libéraux.
Chez le peintre Gérard, il rencontra deux généra-
tions d'artistes et se lia avec M. Thiers. Dans la
fameuse bibliothèque de Viollet-Leduc, père du
fameux architecte, il entendit pérorer Victor Cousin
et assista, avec Sainte-Beuve et Patin, aux discus-
sions passionnées où Duvergier de Hauranne soute-
nait les idées des jeunes contre les doctrines classi-
ques, défendues par le maître de la maison, l'auteur,
alors célèbre, du Nouvel Art poétique. Enfin il était
assidu aux mercredis et aux dimanches de Delécluze.
Dans sa modeste chambre, située au quatrième de la
maison habitée par les Viollet-Leduc, le critique
artistique des Débats réunissait une élite de jeunes
gens qui allaient bientôt se faire une place et un
nom dans la politique, les lettres ou la science :
Charles de Rémusat, qui avait déjà en portefeuille
V Insurrection de Saint-Domingue-, Vitet, qui devait
bientôt écrire les Etats de Blois; Théodore Leclercq,
l'auteur trop oublié des Proverbes dramatiques; Cave
et Dittmer, dont la collaboration ne tarda pas à pro-
duire les Soirées de Neuilly, Adrien de Jussieu et
d'autres encore. Bertin l'aîné ne dédaignait pas d'y
paraître ; Courier y corrigeait sur un coin de table
les épreuves de ses derniers pamphlets, pendant
qu'un poète inconnu y déployait un manuscrit ou
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16 PROSPER MÉRIMÉE,
que la bataille de paroles faisait rage entre classiques
et romantiques. De tous ces discuteurs, le plus
obstiné, le plus fantasque, le plus amusant et, par
conséquent, le plus écouté, c'était Stendhal.
L'influence exercée par Stendhal sur Mérimée,
pendant ces années décisives où se forma son éclec-
tisme littéraire, a été considérable, plus considérable
que ne le croyait Mérimée lui-même. Si nous nous
en rapportions uniquement à l'introduction qu'il a
placée en tête de la correspondance de son ami ou à
l'étrange oraison funèbre qu'il a intitulée H. 13. et
qui a été imprimée, sans nom d'auteur, à un petit
nombre d'exemplaires, il nous serait impossible de
saisir entre eux les signes d'une véritable solidarité
intellectuelle, moins encore les rapports du maître
et de l'élève. Il arrivait à Stendhal ce qui arrive
immanquablement à tout homme mûr qui se glisse
ou s'impose dans une société de très jeunes gens.
Mérimée et ses camarades, tout en lui accordant
beaucoup d'esprit, n'étaient pas loin de le trouver
ridicule, et, de fait, il Tétait un peu, ce gros homme
qui avait passé la quarantaine et qu'on voyait toujours
amoureux, qui prêchait la lo-gi-que, en scandant
énergiquement les syllabes et qui jugeait de toutes
choses avec sa passion et ses nerfs, qui parlait tour
à tour de Napoli'on, comme Las Cases et comme
Paul-Louis, qui s'emportait contre l'étourderie des
Français et qui était lui-même le plus étourdi des
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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 17
Français. Était-il sincère, du moins? Mérimée en
douta longtemps. C'est à la réflexion qu'il découvrit
enfin l'originalité de Stendhal et crut à sa bonne foi.
Bien peu devaient y croire en 1825.
Nous n'avons aucune raison de rejeter le témoi-
gnage de Mérimée lorsqu'il nous assure que, sauf
deux ou trois antipathies communes, il ne s'enten-
dait sur rien ni sur personne avec Beyle. En effet,
les points de divergence sont bien visibles.
Il est vrai que Stendhal inocula à Mérimée le goût
de la musique italienne, mais ce goût était dans l'air,
et il fallait bien que Mérimée crût au Barbiere et au
Matrlmonio Segreto, avec toute sa génération, quand
même il n'y aurait pas eu un Stendhal pour les lui
commenter. D'ailleurs qu'importe aujourd'hui que
Mérimée ait préféré Rossini à Méhul et Gimarosa à
Spontini? En ce qui touche les arts du dessin, il
croyait Stendhal peu compétent, peu capable de
parler la langue technique qui leur est propre.
Juger des tableaux et des statues d'après les sen-
sations qu'ils nous font éprouver, c'est les juger fort
mal, suivant Mérimée, car notre jugement, dans ce
cas, varie avec les jours et avec notre humeur. En
architecture, Stendhal était d'une ignorance absolue:
c'est Mérimée qui lui apprit à distinguer le roman
du gothique. Il ne prenait guère son ami plus au
sérieux comme réformateur littéraire que comme
critique d'art. La brochure Racine et Shakspeare, qui
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18 PROSPER MÉRIMÉE,
servit de manifeste à la première forme du Roiïian-
tisme, ne le satisfaisait qu'à moitié. Si les Grecs de
Racine étaient des Français du xvii® siècle, les
Romains de Shakspeare étaient des Anglais du xvi*.
Bien plus que Racine, Shakspeare abondait en
contresens et en anachronismes. Que pouvait-il nous
apprendre? A affranchir notre théâtre, à couper les
lisières des trois unités où les classiques préten-
daient nous enfermer à jamais? D'abord, mais ce
n'était là qu'une question de forme. Mérimée voyait
clairement que Shakspeare, comme Goethe, comme
Lope.de Vega et Cervantes, nous apportait une nou-
velle conception dramatique des passions humaines,
une nouvelle psychologie qui s'ajoutait à celle de
Racine et de Corneille sans la détruire. Et c'est ce
que l'exclusivisme de Stendhal l'empêchait de dis-
cerner. Il réclamait du roman et du drame marqués
au sceau des passions contemporaines. Ce qui ne
parlait pas aux âmes de i8a5 lui était indifférent.
Mérimée, au contraire, s'intéressait à tout ce qui pou-
vait perfectionner en lui l'intelligence du passé, l'in-
troduire dans l'intimité des générations disparues.
L'un avait le sens et la passion de l'histoire, l'autre
ne savait même pas ce que c'était.
Voilà donc l'effet que produisait Stendhal à
Mérimée : un connaisseur très fin, mais très fan-
tasque, un homme du monde, plein de souvenirs
curieux à recueillir, un homme d'esprit, plein d'idées,
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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTERAIRES. 19
mais sans lien ; un critique , point ; un écrivain,
moins encore. Quand Jacquemont, leur ami commun,
jetait sur les marges d'un manuscrit de Stendhal
des notes comme celles-ci : « Détestable... style
d'épicier », il est probable que Mérimée, s'il eût été
plus poli, n'eût pas été moins sévère. On souriait de
Stendhal qui se raturait pour ajouter des fautes au
premier jet. L'idée de prendre un tel homme pour
modèle ne serait venue à personne. Pour ces jeunes
gens, le style était encore la grande affaire et leur
idéal, en fait de style, quoi qu'ils eussent à exprimer,
était une certaine élégance sèche et précise, la
phrase claire, alerte, aisée et brillante, aux arêtes
nettement découpées dont Fontenelle et Lesage
avaient donné l'exemple et qui avait prévalu pendant
toute la première moitié du xviii® siècle. Cette
phrase sourit et se moque toujours, même dans les
sujets sérieux, même dans les sujets tragiques ; elle
a la raillerie infuse. Rousseau a créé une nouvelle
forme de langage, dont Chateaubriand, puis Hugo,
se sont emparés. Il y a une troisième phrase, celle
de Diderot, qui est devenue celle de Michelet et
celle de Taine. Ces trois phrases correspondent à
la raison, à l'imagination, à la sensation. En sorte
que l'écrivain, chez lequel prédomine l'une de ces
facultés est amené fatalement à prendre l'une de ces
trois phrases pour y mouler sa pensée. La première
s'adaptait aux besoins d'esprit de Stendhal et de
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20 PROSPER MÉRIMÉE.
Mérimée. Seulement Stendhal s'en servait maladroi-
tement, comme un homme qui ne connaît pas bien
les règles de l'art et ne s'en soucie point. Mérimée,
au contraire, possédait, en maître artiste, toutes les
ressources de son instrument. Stendhal admirait naï-
vement Mérimée, si un tel mot peut s'appliquer à un
tel homme; Mérimée ne rendit jamais à Stendhal
cette admiration.
Ils attribuaient l'un et l'autre une importance capi-
tale à l'anecdote. Ce mot, aujourd'hui si discrédité,
avait alors des grâces que nous ne soupçonnons pas.
Il signifiait le petit fait suggestif, qui peint un carac-
tère ou une société. Pour Stendhal, le roman était
un chapelet d'anecdotes bien choisies, et l'histoire
n'était pas autre chose pour Mérimée. Sur les prê-
tres, les femmes, l'amour et le monde, ils pouvaient
s'entendre sans être tout à fait d'accord. Ils se
moquaient ensemble de la religion, de ses ministres
et de ses fidèles. Mais Mérimée, qui avait grandi hors
du christianisme et que personne n'obligeait à croire,
n'était pas, en ces matières, échauffé, comme Sten-
dhal, par d'âpres et inoubliables colères d'enfance.
Son athéisme ne prit jamais le caractère agressif et
rancunier qui caractérisait celui de son ami. De
même sur la question des femmes. Les façons bru-
tales et expéditives que préconisait Stendhal n'étaient
pas du goût de Mérimée. Disons à la louange du
second qu'en amour il fut plutôt gourmand que
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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 21
glouton. Il a su, dans la femme, comprendre non
seulement la maîtresse, mais la mère et l'amie; il a
connu et goûté le charme que répandent autour
d'elles les femmes vertueuses et distinguées, le bien
qu'elles font aux âmes et aux esprits : toutes choses
qui sont restées inintelligibles à l'ancien dragon de
l'armée d'Italie.
Malgré toutes ces différences dans la façon de
sentir, Mérimée avait raison d'écrire à Mlle Dac-
quin que les idées de Beyle avaient « déteint sur
les siennes ». Peut-être est-ce encore la meil-
leure façon de définir cette influence indirecte, con-
tinue, cette série d'innombrables contacts par les-
quels nous absorbons peu à peu l'âme de ceux qui
vivent et pensent auprès de nous. Il y eut, jusqu'à
la fin, un peu de Stendhal enterré en Mérimée et il
n'en savait rien.
Cette pénétration intime ne fut point réciproque :
Stendhal avait dépassé l'âge où l'on subit les influences .
Elle ne fit sentir tous ses effets chez le plus jeune
des deux amis qu'au bout de quelques années. Elle
commençait à peine lorsqu'il débuta dans la littéra-
ture. Sa première œuvre imprimée, ou du moins la
plus ancienne que les bibliographes aient su retrouver
jusqu'ici, a pour titre : la Bataille» C'est un roman con-
densé en une page, et un roman dont l'idée n'a rien
de très clair ni de très original. On nous parle d'un
autre roman commencé en collaboration avec le mar-
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â2 PIlOSPEn MÉRIMÉE.
quis de Varennes et qui ne fut pas achevé. A l'une
des réunions du dimanche, chez Etienne Delécluze,
Mérimée donna lecture d*un drame intitulé : Crom-
well, dont rien ne subsiste et dont nous ne savons
rien, si ce n'est que ce drame était affranchi de
toutes les règles et de toutes les bienséances classi-
ques. Albert Stapfer, qui assistait à la lecture, n*en
conservait, lorsqu'on fit appel à ses souvenirs au bout
d'un demi-siècle, qu'une idée très vague. Il croyait
se rappeler que la pièce avait la forme d'un specta-
cle de marionnettes et que l'imprésario, de temps à
autre, prenait la parole et dialoguait avec le public.
Delécluze, qui notait ses impressions au jour le jour
après le départ de ses jeunes amis, n'est pas beau-
coup plus explicite. Il nous apprend seulement que
Stendhal et la bande romantique admirèrent bruyam-
ment les hardiesses de l'auteur qui faisaient hocher
la tête aux aristarques du Journal des Débats. « On
s'étonnait qu'un homme si jeune eût une connais-
sance si profonde des passions et on était presque
tenté de l'en plaindre. » Nous sommes un peu embar-
rassés entre les deux témoignages, dont l'un nous
fait pressentir, dans ce Cromwell disparu, une fan-
taisie à outrance, l'autre une psychologie réaliste
jusqu'au cynisme. Nous savons encore que ce drame
émêlait le comique au tragique. L'époque choisie prê-
tait assurément à ces contrastes. D'ailleurs le jeune
écrivain avait peut-être cherché ses modèles autour
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PREMIÈRES ANNÉES ET DEBUTS LITTERAIRES. 23
de lui et il est très permis de supposer que les
« cafards » de iSaj avaient posé, à leur insu, pour
les puritains de i65o.
Peu après, Mérimée lisait aux habitués du diman-
che les pièces qui forment le Théâtre de Clara GazuL
L'approbation fut unanime, et le succès était — sem-
ble-t-il — beaucoup mieux mérité cette fois. Des cinq
pièces qui composent la première édition parue en
1823, deux, Y Amour Africain et Inès Mendo, sont des
pastiches plus ou moins heureux de l'ancien drame
espagnol. C'est la même passion absolue, aveugle,
intransigeante, qui naît en un instant, va droit devant
elle comme un rocher sur une pente rapide, brisant
tous les obstacles jusqu'à ce qu'elle se brise elle-
même. Des événements terribles, des sentiments
violents et contradictoires, l'excès en tout, des héros
et des monstres, des hommes fous de colère, d'or-
gueil, d'amour, de repentir. Mérimée ne tire point
ces choses de lui-même : c'est l'imagination de Cer-
vantes, de Lope, de Calderon, qui est entrée en lui,
qui travaille dans son cerveau et réinvente tout cela.
Au milieu de ce fouillis dramatique, l'historien ou,
si l'on veut, l'amateur d'histoire qui était déjà dans
Mérimée et qui devait l'absorber tout entier, s'est
fait une toute petite place. Avec son prologue, qui est
toute une pièce, ses coups de théâtre, son intrigue
qui court follement d'un lieu à un autre, le drame,
illogique à plaisir, daines Mendo, est parfaitement
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24 PROSPER MERIMEE.
injouable, mais il ne serait pas impossible d'en tirer
un mélodrame pour nos scènes du boulevard.
Dans Une Femme est un diable et dans le Ciel et
l'Enfer^ l'inspiration est à la fois plus personnelle et
plus moderne. La couleur espagnole, bien que soi-
gneusement imitée, n'est plus qu'une couche super-
ficielle. C'est, en réalité, aux dévots et aux dévotes
de la Restauration que s'adresse la satire. Un peu
grossière dans la première de ces deux saynètes,
elle est plus vive, plus élégante et plus fine dans la
seconde, qui eut un grand succès d'impiété chez
Delécluze. Pour que nous puissions la goûter au
même degré, il faudrait que l'histoire, en se répétant,
ramenât des temps et des mœurs semblables. A part
une scène de le Ciel et l'Enfer^ nous ne pressenti-
rions pas Mérimée dans le volume de iSaS s'il ne
contenait les Espagnols en Danemark, où il y a des
parties de chef-d'œuvre. La pièce était censée l'œuvre
d'une étrangère, et cette fiction lui permettait de dire
de dures vérités à notre chauvinisme. Tels nous
avait vus, pendant quinze années, la haine des vain-
cus, tels il nous montrait à nous-mêmes, et le tableau
n'avait rien de flatteur. Le Résident français dans
l'île de Fionie, le lieutenant Leblanc et sa digne mère,
Mme de Tourville, l'espionne politique, le premier,
une caricature amusante, les deux autres, j'en ai
peur, deux canailles authentiques, personnifient tout
ce qu'une armée conquérante peut traîner derrière
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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 25
elle de cupidité, de bassesse et même de lâcheté,
Tenvers ténébreux et louche d'une grande histoire.
Evidemment il y avait des corbeaux parmi les aigles
et des goujats mêlés aux héros. C'est par ces goujats
qu'est représentée la France dans les Espagnols en
Danemark. L'idée était hardie, l'exécution l'était plus
encore. Elle eût révélé une conception de l'art dis-
tincte de celles que prêchaient les deux écoles rivales
si le Romantisme qui, alors, se connaissait mal lui-
même n'eût enveloppé dans sa vague définition toutes
les tentatives nouvelles. Lorsque Mérimée inventait
Mme de Tourville, l'intrigante Parisienne de bas
étage, le type accompli de la vulgarité rusée et de la
coquinerie amusante, il se croyait romantique et
faisait œuvre de réaliste ; il était le précurseur d'une
école que vit à peine poindre sa vieillesse et à laquelle
il ne montra aucune sympathie.
A la fin de toutes ces pièces, on voit d'après l'usage
espagnol, les morts se relever en souriant et saluer
le public en le priant d'excuser les fautes de l'auteur.
Ainsi nos amours sont des rêves, nos passions des
cauchemars; dans l'Art, et peut-être aussi dans la
Vie, tout n'est quejeu, passagère illusion, amusement
d'une heure. Tant qu'il vivra, tant qu'il écrira,
Alérimée restera l'homme de ce dénouement ironique-
/ment symbolique.
Les supercheries littéraires étaient fort à la mode,
et dans le cas particulier où se trouvait Mérimée, un
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26 PROSPER MÉRIMÉE.
déguisement n'était pas inutile pour faire accepter au
public un livre où l'on se moquait à la fois de la
dévotion, alors toute-puissante auprès d'une moitié de
la nation, et de la légende napoléonienne, restée
chère à l'autre moitié. Les cinq pièces furent donc
présentées comme l'œuvre d'une célèbre comédienne
espagnole appelée Clara Gazul. Une biographie ima-
ginaire, des notes explicatives achevaient de rendre la
fiction vraisemblable. On avait même songé à s'ap-
proprier la couverture verdâtre d'une collection alors
fameuse qu'éditait Ladvocat, les Chefs^cT œuvre des
théâtres étrangers. Mais, dans ce cas, la supercherie
se serait compliquée d'une sorte de tricherie. On
recula devant les conséquences légales d'une telle
plaisanterie. Quelques exemplaires parurent avec le
portrait de la « célèbre comédienne ». C'était l'auteur
lui-même d'après un croquis de Delécluze qui le
représentait en mantille, épaules nues, avec une croix
d'or au cou.
Il ne semble pas que la mystification ait été poussée
bien loin ni que Mérimée eût vraiment le désir de se
cacher. Il signait gaîment ses lettres du nom de
Clara Gazul et son père offrait un exemplaire du
volume sans aucune réticence à l'un de ses pro-
fesseurs de la Faculté de droit. Ampère démasqua
sans façon la fausse Gazul et imprima « qu'un
Shakspeare nous était né ».
Le Théâtre de Clara Gazul excita une vive curio-
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"^
PREMIÈRES ANNÉES ET DEBUTS LITTERAIRES. 27
site parmi la jeunesse lettrée, mais il ne semble pas
que le succès se soit étendu jusqu'au grand public,
puisque la première édition mit cinq ans à s'écouler.
Si nous en croyons Mérimée lui-même, la Gazla^ le
second volume qu'il publia en août 1827, aurait été
moins bien accueillie. Dans la préface de la seconde
édition, parue en 1842, il a raconté, de la façon la
plus dédaigneuse et la plus impertinente, l'origine
et la destinée de la Guzla. Le nouveau Shakspeare et
son complaisant critique avaient fort envie de voyager
dans l'Europe orientale, mais l'argent leur manquait
pour satisfaire cette fantaisie ; « L'idée nous vint
d'écrire notre voyage, de le vendre avantageusement
et d'employer nos bénéfices à reconnaître si nous nous
étions trompés dans nos descriptions ». On se par-
tagea la besogne. Mérimée, pour son compte, eut à
« recueillir » les chansons populaires de l'IUyrie.
« Pour me préparer, dit-il, je lus le voyage en Dal-
matie de l'abbé Fortis et une assez bonne statistique
des anciennes provinces illyriennes, rédigée, je crois,
par un chef de bureau au ministère des affaires
étrangères. » Avec ces documents et cinq ou six
mots de slave appris je ne sais où, il composa en
quinze jours la collection de ballades qui forment la
Guzla dans l'édition de 1827 et auxquelles, en 1842,
il ajouta cinq poèmes nouveaux conçus dans le même
esprit. Le fameux projet de voyage était déjà aban-
donné, mais le volume était prêt : on le publia. « 11
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28 PROSPER MÉRIMÉE.
s'en vendit, dit Mérimée, une douzaine d'exem-
plaires. »
Lorsqu'il écrivait cette préface railleuse et pas
absolument sincère, Mérimée avait rompu depuis
longtemps avec ses amis de 1827 devenus ses adver-
saires, et dans l'intérêt de ses candidatures académi-
ques, il les ridiculisait de son mieux. 11 reprenait
l'œuvre de sa jeunesse et l'offrait de nouveau au
public comme une parodie de l'école romantique.
C'est à peu près ainsi que Musset avait écrit sa bal-
lade à la lune. La Guzla servait à montrer que la cou-
leur locale est une duperie, qu'elle se fabrique à bon
marché et ne répond à rien de véritable.
Si la Guzla n'est qu'une mystification, c'est, à
coup sûr, une des mystifications les mieux faites
dont l'histoire littéraire ait à faire mention. La bio-
graphie du prétendu barde Maglanovitch, les notes,
les appendices ne sont pas seulement d'amusants,
d'ingénieux mensonges, habilement encadrés dans
des notions vraies; toute cette partie accessoire de
l'œuvre a une physionomie et un sens. Dans le com-
mentateur imaginaire, Mérimée fait le portrait de
l'antiquaire naïf, de l'érudit ignorant et dénué de
critique. Ce type, il le pressentait à merveille; plus
tard sa profession lui permit de l'étudier à fond. Il
y est revenu à plusieurs reprises, jamais avec plus
de bonheur que dans la Guzla.
Quant aux poèmes en eux-mêmes, si Mérimée les
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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 29
traitait à quarante ans avec un dédain un peu affecté,
cela tient peut-être à ce qu'il ne sentait plus fleurir
en lui, dans toute leur vigueur d'autrefois, les facultés
qui les avaient produits. S'il est vrai, comme il nous
l'assure, que la Guzla passa inaperçue en France,
elle eut un retentissement considérable à l'étranger.
Gœthe écrivit un article pour la signaler au public
allemand et Pouchkine traduisit plusieurs pièces en
russe, comme pour rendre aux Slaves ce qui appar-
tenait aux Slaves. Ce fait donne à réfléchir. Lorsque
le génie d'une grande race, représenté par son poète
le plus illustre, se reconnaît dans une manifestation
littéraire, personne n'a plus le droit de mépriser
cette manifestation, pas même celui qui en est l'au-
teur. La couleur des poèmes de la Guzla n'est pas
locale, je le veux; elle n'est pas strictement natio-
nale, mais cette couleur existe. Les personnages de
ces petits récits sont des primitifs. C'est en primi-
tifs qu'ils sentent, qu'ils parlent, qu'ils aiment, qu'ils
se battent et qu'ils meurent. Nulle part vous ne
verrez passer le bout d'une âme moderne sous le
travesti médiéval. Ont-ils ou non la particularité
voulue, la nuance albanaise, dalmate ou slovaque?
Je n'en sais rien. Doivent-ils une partie de leurs
idées et de leurs sentiments aux héros des romances
du Gid et des ballades du border écossais? C'est
fort possible. Sont-ce des sauvages authentiques ou
des êtres de pure invention? Peut-être encore, mais,
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30 PROSPER MÉRIMÉE.
dans ce dernier cas, il faut reconnaître que la Guzla
marque l'apogée du don créateur chez Mérimée.
Jamais, à aucune époque de sa vie, ni auparavant ni
depuis, il n'a eu autant d'imagination que dans ces
prétendus chants illyriens. Nous y perdons de vue,
par instants, le Mérimée moqueur; nous ne sommes
plus poursuivis par cet éternel sourire qui gâte cer-
tains passages de ses meilleures œuvres. Quelques-
uns de ses morceaux, comme V Aubépine de Veliko
et la Vision de Thomas II sont de la tragédie fruste
et barbare où la main de l'artiste est invisible. Et
cependant combien n'a-t-il pas fallu d'art ou d'heu-
reux instinct à un bourgeois moderne pour nous
montrer cette sombre poésie de la haine qui traverse
et illumine comme un éclair dee âmes incultes! Que
manque-t-il à ces petits poèmes pour s'être gravés
dans le souvenir des hommes, sinon la forme du
vers? En tout cas, l'heure est passée. Précisément
parce que nous sommes épris de folk-lorisme, parce
que nous recueillons avec curiosité, avec piété, avec
amour, les moindres productions de l'imagination
populaire dans les pays lointains et dans les anciens
âges, nous rejetons sans pitié les contrefaçons et
les pastiches. Le vieux-neuf n'ose plus se montrer
dans nos salons ni la ruine artificielle dans nos jar-
dins. Ainsi en littérature, Mérimée, qui a contribué
très efficacement à cette révolution du goût, se rési-
gnait facilement à la dépréciation inévitable dont
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-«sv^^r^'.
PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 31
elle frappait ses premiers ouvrages et surtout la
Guzla .
Mais, en 1827, il subissait les influences du milieu
littéraire où il travaillait et auquel plaisait le perpé-
tuel mélange de la vérité et de la fiction. Entraîné
par ses dons de conteur et par son instinct d'histo-
rien, il menait de front les deux vocations et pré-
tendait les exercer ensemble, les employer aux
mêmes travaux. De là naquirent la Jacquerie en
1828 et la Chronique du temps de Charles IX en 1829.
La Jacquerie a la forme d'un drame, mais n'en a
que la forme. Mérimée avait lu tout ce qu'on pouvait
lire alors sur ce milieu du xiv® siècle, époque trou-
blée qui nous offre un spectacle si étrange et^ si
fascinant. Stimulée par des souffrances sans nom,
rhumanité s'agita, entrevit de redoutables vérités;
puis, après quelques coups frappés à tâtons,
retomba d'un despotisme sous un autre^ Si nous ne
savions le dénouement, nous pourrions nous figurer
un instant que 89 va succéder sans transition à la
féodalité, mais une autre force, le pouvoir absolu des
rois, allait se glisser entre le peuple et les grands,
dominer pendant quatre siècles. Quelques pages
suffiraient à un Michelet, à un Garlyle, à un Taine,
pour nous montrer le gigantesque effort et le doulou-
reux avortement. Mérimée entrevoyait ces choses;
il les aborda à sa façon, les traita non par la syn-
thèse, mais par l'analyse. Il collectionna les faits
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32 PROSPER MÉRIMÉE,
sociaux qui se sont passés sur différents points de la
France entre la bataille de Poitiers et la mort du
roi Jean, et il imagina de les condenser dans une
action qui aurait pour théâtre un coin du Beauvaisis.
Il ramassa méthodiquement tous les types du temps,
routiers, hommes d'armes, moines et gens d'église,
bourgeois et paysans. Chaque espèce avait ses
variétés individuelles, chaque genre ses sous-genres;
il n*en omit aucun. 11 eut ainsi à sa disposition une
toile de fond, un immense amas d'accessoires, une
armée de figurants et il crut son œuvre finie. Elle
n'était seulement pas commencée. Il lui fallait oublier
la moitié, les trois quarts, peut-être les neuf dixièmes
de ce qu'il avait si péniblement recueilli, ne garder
que l'âme, l'émotion, la fureur et la terreur du temps,
et incarner ces sentiments dans trois ou quatre carac-
tères sur qui se serait concentré notre intérêt. C'est
ce qu'il n'a point fait. Notre attention abandonne sans
cesse les héros du drame pour s'attacher aux com-
parses, ou plutôt il n'y a ni héros, ni comparses, ni
drame, et notre impression est celle d'une foule
agitée et confuse qui grouille au premier plan. De là
un manque de perspective et un manque d'unité. La
Jacquerie n'est ni du théâtre, ni de l'histoire ; mais
elle contient, sous une forme pittoresque, l'exacte
psychologie du temps.
Le succès de la Chronique fut beaucoup plus con-
sidérable. Il s'explique par la valeur même de l'ou-
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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 33
vrage et aussi par certaines circonstances particuliè-
rement favorables qui lui assuraient à l'avance des
lecteurs enthousiastes. Les volumes de Waller Scott
étaient alors dans toutes les mains et leur vogue
avait suffi non seulement à populariser le nom de l'au-
teur, mais à rendre presque célèbre le traducteur,
M. Defauconpret. La Chronique était un roman de
Walter Scott, assaisonné de l'esprit le plus franc et
dégagé des longueurs qui alourdissent les Wavcriey
Novels. Les romantiques, qui tenaient Mérimée pour
un de leurs champions, ne pouvaient manquer de l'ap-
plaudir. Les classiques, en revanche, étaient forcés
de rendre justice à ce style alerte et vif, en même
temps que châtié, qui rappelait nos meilleurs mo-
dèles. Les partisans des études sérieuses trouvaient
dans la Chronique des chapitres d'histoire comme,
par exemple, ce beau portrait de La Noue que le
Globe cita en entier au lendemain de l'apparition du
volume. Les amis de l'érudition gaie — il y en avait
beaucoup en France, à cette époque — admiraient
dans le sermon du frère Lubin un excellent pastiche
des prédicateurs de la Ligue. Ceux qui, avant tout,
voulaient rire et aimaient l'esprit pour lui-mômo
faisaient leurs délices de morceaux tels que les
Heures ou les Deu.T Moines, Le public des cabinets
de lecture qui demandait des émotions, de l'amour
et du sang, se voyait servir ses aliments ordinaires
qui ne perdaient rien de leur saveur à être apprêtés
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34 PROSPER MÉRIMÉE,
par un maître cuisinier. Enfin la Chronique était une
œuvre d*actualité ou — comme nous dirions encore
— un livre de combat. En rappelant les excès de la
Ligue, elle attisait les colères libérales contre les
nouveaux ligueurs de 1829.
Parmi les raisons qui firent le grand succès de la
Chronique, il en est d'accidentelles et de transitoires;
il en est aussi de permanentes et de définitives. Sans
placer le livre aussi haut que l'avaient fait ses contem-
porains, elles l'ont maintenu à un rang très hono-
rable parmi les œuvres qui durent et qu'on relit. Les
passions religieuses ou antireligieuses ont beaucoup
perdu de leur acuité, et les adversaires les plus
décidés du catholicisme auraient mauvaise grâce à se
dire ou à se croire menacés d'une Saint-Barthélémy.
D'autre part, le roman historique ne jouit plus de la
même popularité, çt les efforts intelligents, tentés pour
le ranimer, n'ont pas encore réussi. Le public trouve
que ce roman contient trop d'histoire; les critiques
l'accusent de n'en pas contenir assez. Peut-être
Mérimée lui-même, comme nous le verrons, a-t-il
travaillé à répandre cette sévère façon de voir, et il
se condamne en quelque sorte lorsqu'il condamne si
durement, dans une de ses lettres, Walter Scott,
son ancien modèle, devenu sa bête noire. Cependant
on peut essayer de le défendre, cette fois encore,
contre son propre dédain. L'histoire contenue dans
la Chronique est-elle de la fausse et fantastique his-
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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 35
toire comme celle du Vicomte de Bragelonne et du
Chevalier de Maison-Rouge} Assurément non. Est-ce
de la bonne et sérieuse histoire qui laisse derrière
elle une notion absolument nette et juste? Oui, en
ce qui touche la peinture des mœurs et des carac-
tères, du cadre et des accessoires. Non, en ce qui
touche le grand événement qui fait le fond du récit et
le nœud du drame. On n'a pas assez remarqué la
contradiction flagrante qui existe entre la préface et
le roman. Dans la préface, le massacre des hugue-
nots est présenté comme un accident, une explosion
du fanatisme populaire, rendue vraisemblable par
l'étrange état d'âme des Parisiens en iSja. Le roi
est entraîné à la suite des Guises parce que toute
révolution qui réussit prend une force irrésistible.
Dans le roman, Charles IX joue le rôle d'un noir et
lâche coquin. C'est lui, à n'en pas douter, qui est
cause de la mort de Coligny, puisque, dans une scène
très dramatique, il essaie de décider l'aîné des
Mergy à se charger du crime. Et lorsque, le soir du
^4 août, Maurevel prend le commandement des
chevau-légers pour leur faire jouer un rôle actif et
important dans le massacre, il est porteur d'une
commission royale. D'où il suit que Charles IX est
responsable et du premier crime et de ceux qui vont
suivre, qu'il est bien véritablement le meurtrier de
l'amiral et l'organisateur de la Saint-Barthélémy.
Évidemment si la préface a raison, le roman a tort,
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36 PROSPER MÉRIMÉE.
mais sur tous les points de détail, il défie la cri-
tique.
Soit qu'il obéît à sa propre nature qui excluait les
émotions profondes, soit qu'il crût nécessaire d'at-
ténuer l'atrocité d'un tel sujet, cette terrible tra-
gédie est loin de donner, dans la Chronique de
Charles IX, toute l'angoisse et toute l'horreur qu'elle
nous semble contenir. Pourtant le tableau est fidèle
et les cruels détails n'y manquent pas. Qu'est-ce
donc? L'auteur ne perd pas un instant son sang-
froid et sa bonne humeur. On sent en lui cette légè-
reté et cette insouciance qui ont été si longtemps
un des éléments de notre caractère national et qui
donnaient une teinte gaie à l'héroïsme des anciens
Français. Nous, nous sommes tristes, nous prenons
la vie et la mort au sérieux et nous imposons cette
tristesse aux arts, à la littérature. Nous demandons
une émotion qui aille jusqu'à la souffrance. Or, celle
que Mérimée nous donne n'est qu'une émotion
d'opéra à laquelle se mêlent l'amusement du spec-
tacle et la pensée que tout à l'heure les morts vien-
dront, comme dans le théâtre de Clara Gazul, s'in-
cliner devant la rampe. Notre manière de sentir
vaut- elle mieux que celle du public de 1829?
Durera-t-elle ou sera-t-elle suivie d'un retour à l'âme
gauloise? La Chronique de Charles IX perdra ou
retrouvera des lecteurs suivant ces fluctuations de
l'esprit national. De toute façon elle a définitivement
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PREMIÈRES ANNÉES ET DEBUTS LITTERAIRES. 37
échappé à Toubli qui menace toutes les œuvres très
applaudies, une fois l'heure de la première vogue
passée.
Cette vogue, succédant à l'accueil peu empressé
que la Jacquerie avait reçu du public a eu de l'in-
fluence sur la destinée de Mérimée. Ce « méchant
roman », comme il le désignait dans une lettre
intime, parut démontrer que décidément sa vocation
était d'être un conteur et que sa place n'était point
au théâtre. L'année suivante, il employa pourtant la
forme dialoguée dans les Mécontents et il y revint
encore, longtemps après, dans les Deux Héritages y
mais il est évident qu'il ne croyait pas faire du
théâtre, pas même du théâtre impossible. Il fut fort
étonné, presque contrarié, et passablement inquiet
lorsqu'en î85o, Arsène Houssaye eut la fantaisie de
faire jouer au Théâtre-Français le Carrosse du Saint-
Sacrement. Malgré le talent des artistes, la pièce eut
peu de succès et disparut promptement de l'affiche.
Mérimée, attiré par un épisode émouvant de l'his-
toire de Russie, ébaucha un drame sur le a faux
Démétrius » ; mais, défiant de ses forces, s'arrêta
aux premières scènes. Une dernière fois, le théâtre
vint le tenter sous la forme attrayante d'une colla-
boration avec Augier. Ils en causèrent beaucoup,
mais rien ne fut fait, et nous n'en saurions rien sans
cette volumineuse correspondance qui ne nous
laisse ignorer aucune de ses velléités littéraires. Là
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38 PROSPER MÉRIMÉE,
se bornèrent ses expériences dramatiques. « Je n'ai
aucune habitude de la scèpe, écrivait-il à Augustine
Brohan, et je suis particulièrement impropre à
écrire pour le théâtre. » Voilà où en était venu
l'homme qu'on avait présenté au monde littéraire
comme un nouveau Shakspeare! Il y avait un peu
d'exagération ou d'affectation dans le jugement
sévère qu'il portait ainsi sur lui-même. En réalité, il
avait un grand défaut pour le théâtre : c'est qu'il
prêtait sa langue, ses allures et son esprit à tous ses
personnages. Il avait, par contre, une qualité maî-
tresse, la concentration; mais cette qualité devient
elle-même un défaut, si elle est poussée trop loin.
Certaines scènes, éparses dans ses œuvres de jeu-
nesse, nous portent à regretter cette première voca-
tion, si brillamment manifestée et si promptement
abandonnée. En faisant de lui un conteur, le succès
de la Chronique de Charles IX pourrait nous avoir
privés d'un auteur dramatique.
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CHAPITRE II
LES NOUVELLES DE MERIMEE
CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE
« Je travaille extraordinairement, écrivait Mé-
rimée à son ami Albert Stapfer, le i5 décem-
bre 1828.... Si Dieu m'est en aide, je noircirai du
papier en 1829. » Il se tint fidèlement parole. Cette
année et celle qui suivit furent pour l'écrivain des
années heureuses et fécondes. Il donna à la Revue
de Paris plusieurs nouvelles qui mirent le sceau à
sa jeune réputation. Dans la Vision de Charles XI,
s'emparant d'un document historique, il préludait à
ces effets de terreur dont il pensa atteindre le comble
dans la Vénus drille, Tamango était une bizarre et
émouvante histoire où l'intérêt se renouvelait et
grandissait par une série de coups de théâtre inat-
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40 PROSPER MÉRIMÉE.
tendus. Les Mécontents^ satire dialoguée, mettait en
scène les hobereaux royalistes et la clique qui sou-
tenait Villèle et Polignac.
L'intérêt d'actualité qui s'attachait aux Mécon-
tents n'existe plus pour une génération que ne
menace aucun péril réactionnaire et clérical. Dans
cet ordre d'idées on préférera les opuscules de Paul-
Louis et même les Soirées de Neuilly. Les Mécontents
ne sont plus qu'un document pour l'histoire des
passions politiques et peut-être faut-il en dire autant
du. Vase étrusque en ce qui touche la vie des salons.
Ce récit n'est que l'idylle de l'adultère mondain à
laquelle l'auteur a cousu tant bien que mal un
brusque et tragique épilogue. Assez pauvre en lui-
même, il doit l'attention que nous lui donnons à un
hors-d'œuvrc et à un portrait qui, lui-même, par sa
minutie et son étendue, dépasse toutes les propor-
tions de l'insignifiante action romanesque où il est
encadré. Le portrait est celui d'Auguste Saint-Clair,
en qui Mérimée se peignait complaisamment. Le
hors-d'œuvre est une conversation de jeunes gens
autour d'une table de restaurant. Un voyageur qui
revient d'Orient déballe ses impressions. On y voit
l'état d'âme des dandies avec leurs préoccupations
ordinaires, leurs tics, leur argot, comme on trouve
les « cocodès » du second Empire dans les petites
scènes de la Vie Parisienne auxquelles restent atta-
chés les noms de Gustave Droz et de Ludovic
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CARRIERE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 41
Halévy. Mérimée est un des créateurs du genre, et
c*est dans ses nouvelles mondaines, comme le Vase
étrusque et la Double Méprise, qu'il faut chercher la
jeunesse élégante et impertinente de ce temps-là
plutôt que dans les œuvres de Balzac et de Charles
de Bernard, ses contemporains.
Personne ne méconnaît la valeur de ces notes
prises sur la vie fashionable et rédigées par une
plume fine et brillante. Mais un art bien supérieur
se révèle dans quelques pages de la Partie de tric-
trac et surtout dans la scène où Roger, qui a triché
au jeu, discute avec son ami et sa maîtresse la néces-
sité de son propre châtiment.
« Je ne savais que lui dire; je lui serrais les mains.... Enfin
ridée me vint de lui représenter qu'après tout il n'avait fait
perdre au Hollandais par sa tricherie que vingt-cinq napo-
léons.
— Donc, s'écrîa-t-il avec une ironie amère, je suis un petit
voleur et non un grand! Moi qui avais tant d'ambition! N'être
qu'un friponneau! »
Et il éclata de rire.
Je fondis en larmes.
Tout à coup, la porte s'ouvrit. Une femme entra et se pré-
cipita dans ses bras. C'était Gabrielle.
« Pardonne-moi, s'écria-t-elle en l'étreignant avec force,
pardonne-moi. Je le sens bien, je n'aime que toi. Je t'aime
mieux maintenant que si tu n'avais pas fait ce que tu te
reproches. Si tu veux, je volerai, j'ai déjà volé. Oui, j'ai
vol', j'ai volé une montre d'or.... Que peut-on faire de
pis?»
Roger secoua la tète d'un air d'incrédulité, mais son front,
parut s'éclaircir.
« Non, ma pauvre enfant, dit-il en la repoussant avec dou-
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42 PROSPER MÉRIMÉE,
ceur, il faut absolument que je me tue. Je souffre trop. Je ne
puis résister à la douleur que je sens là.
— Eh bien, si tu veux mourir, Roger, je mourrai avec toi.
Sans toi, que m'importe la vie! J'ai du courage, j'ai tiré des
fusils : je me tuerai tout comme un autre.... D'abord, moi qui
ai joué la tragédie, j'en ai Thubiludc. o
Elle avait les larmes aux yeux en commençant : cette der-
nière idée la fit rire et Roger lui-même laissa échapper un
sourire. , ^
« Tu ris, mon officier, s'ccria-t-elle en battant des ftiuins
et en l'embrassant : tu ne te tueras pas ! »
Cette page est haletante. L'auteur n'y a pas laissé
entrer un seul mot qui ne contienne de l'émotion et
ne porte un nouveau coup à notre sensibilité. La
mort de Roger à bord de la frégate attaquée par les
Anglais n'est pas moins étonnante par sa forte et
magistrale brièveté. Dans Mateo Falcone, il faudrait
tout citer depuis le moment où le drame s'engage
jusqu'au terrible dénouement. Chargé de garder la
maison en l'absence de son père Mateo et de sa
mère Giuseppa, le petit Fortunato a donné asile à
Giannetto, le proscrit qui, blessé à la jambe, n'a plus
la force de se traîner jusqu'au maquis. Est-ce huma-
nité chez l'enfant? Il a plutôt agi par orgueil, pour
obéir à ce vague instinct de braver la loi et surtout
parce qu'il sait que son père, s'il eût été là, aurait
fait de même. Il cache Giannetto sous un tas de foin
et, sur ce foin — détail où Mérimée peint l'astuce
des primitifs, — l'enfant a installé la chatte avec ses
petits. Mais voici l'officier Gamba avec ses volti-
geurs, à la recherche du bandit. Il cajole, il menace;
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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 43
enfin, il s'avise de promettre une montre au petit
Fortunato.
Il approchait toujours la montre, tant qu'elle touchait
presque la joue de Tenfant. Celui-ci montrait bien sur sa figure
le combat que se livraient en son âme la convoitise et le res-
pect dû à l'hospitalité; sa poitrine nue se soulevait avec force
et il semblait près d'étouffer. Cependant* la montre oscillait,
tournait et, quelquefois, lui touchait le bout du nez. Enfin
sa main droite s'éleva peu & peu vers la montre. Ses doigts
la touchèrent et elle posait tout entière dans sa main, sans^
que Tadjudant lâchât pourtant le bout de la chaîne. Le cadran
était azuré; la boîte nouvellement fourbie. Au soleil, elle
paraissait toute de feu.
Fortunato cède à la tentation; d'un coup d'œil il
désigne la cachette du malheureux. La capture de
Giannetto, le retour de Mateo, le départ du prison-
nier et le supplice de l'enfant exécuté et enterré par
son père au fond d'un ravin, tout cela est non pas
raconté, mais montré. Point d'explications ni de
réflexions, aucune épithète parasite, rien que des
faits et, parmi ces faits, il n'en est pas un seul qui
soit insignifiant. On aurait peine à trouver dans
notre littérature un autre exemple d'un pareil
drame, ramassé ainsi en dix pages; à moins de le
demander encore à Mérimée lui-même.
En effet V Enlèvement de la redoute n'est pas infé-
rieur à Mateo Falcone. Peut-être fut-il écrit au
sortir d'une de ces étourdissantes conversations avec
Stendhal, où toutes les proportions et la perspec-
tive de l'histoire officielle étaient renversées, où les
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44 PROSPER MÉRIMÉE.
héros devenaient des pygmées, et réciproquement,
où les actes les plus extraordinaires paraissaient
tout simples, tandis que les faits les plus imper-
ceptibles prenaient une valeur saisissante.
Le colonel était renversé tout sanglant sur un caisson
brisé, près de la gorge. Quelques soldats s'empressaient
autour de lui; je m'approchai.
« Où est le plus ancien capitaine ? • demanda-t-il à un ser-
gent.
Le sergent haussa les épaules d'une manière très expres-
sive.
« Et le plus ancien lieutenant
— Voici monsieur qui est arrivé d'hier », dit le sergent d'un
ton tout à fait calme.
Le colonel sourit amèrement.
« Allons, monsieur, vous commandez en chef. Faites
promptement fortifier la gorge de la redoute avec ces cha-
riots, car l'ennemi est en force, mais le général G*** va vous
faire soutenir.
— Colonel, lui dis-je, vous êtes grièvement blessé.
— F..., mon cher, mais la redoute est prise. •
N'est-ce pas l'épopée impériale en raccourci? Le
lieutenant qui est arrivé de la veille et qui se trouve
commander un régiment comme « le plus ancien »
symbolise d'une manière effrayante cette race
d'hommes extraordinaires, cette course à la gloire,
cette terrible loterie où ils mettaient leur vie pour
enjeu et où les survivants gagnaient des trônes ou
des bâtons de maréchaux. La nouvelle se termine
par un gros mot sublime comme s'était terminée
au moment de la catastrophe suprême l'histoire vraie
de ces vingt années.
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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 45
Dans ces trois nouvelles, Testhélique de Mérimée
rappelle celle d'un art différent, qu'il a lui-même
définie avec un goût très sûr et très pénétrant : celle
du graveur en médailles. L'artiste est assujetti à
toutes les difficultés du bas-relief et à toutes les exi-
gences de la sculpture. Dans ce cercle qui compte
deux ou trois pouces de diamètre, il doit donner la
vision des foules, l'illusion des lointains, la sensation
du grand. Pour le faire, il ne peut, comme le peintre,
se réfugier dans le vague de l'esquisse. Il faut être
suggestif sans cesser d'être précis : c'est donc le
triomphe de l'art. qui choisit et ne se permet pas
un trait inutile ou médiocre. Tel est le tour de force
qu'il a plu à Mérimée d'exécuter et ses nouvelles
sont les a médailles » de notre art littéraire.
La modestie sied, dit-on, au talent, mais il £st bien
rare que nous puissions la contempler avec cette
parure et le Mérimée de 1829 ne réserve pas cette
joie à son biographe. Jeune homme à bonnes for-
tunes et auteur à succès, les salons le gâtaient comme
ses parents l'avaient gâté, tout petit, à la maison. Les
taquineries du collège qui avaient glissé leur amer-
tume salutaire dans l'intervalle étaient oubliées; il
nageait en pleine adulation et il recherchait sur-
tout la société des femmes qui sont des artistes-nées
en flatterie. Bien reçu chez la Pasta, il était le confi-
dent de Mme de Mirbel, la célèbre miniaturiste, et
de Mme Ancelot, l'un des bas-bleus les plus en vue
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46 PROSPEU MÉRIMÉE.
de l'époque. Mme Récamier, qu'il détestait, mais qui
ignorait cette antipathie ou qui désirait la vaincre,
voulait faire de lui un secrétaire d'ambassade. On le
fêtait dans les salons doctrinaires à cause de sa bril-
lante tenue et des gages qu'il avait donnés à la cause
libérale. Quand on enterra, avec une pompe répu-
blicaine, le général Foy, il fut un des porteurs du cer-
cueil et figure comme tel dans le fameux bas-relief de
David d'Angers. Sans déplaire aux classiques, il
était considéré comme un des chefs du romantisme.
On le voit en relations fréquentes avec Hugo, solli-
citant et obtenant des places pour la première d'Her-
nanl, donnant, à propos du dénouement de Marion
Delorme, un conseil qui fut suivi, reçu chez les Hugo,
sur le pied de la plus amicale familiarité. « M. Mé-
rimée venait quelquefois, lisons-nous dans Victor
Bugo raconté par* un témoin de sa vie. Un jour qu'il
dînait et que la cuisinière avait manqué complètement
un plat de macaroni, il offrit de venir en faire un, et, à
quelques jours de là, il vint, ôta son habit, mit un
tablier et fît un macaroni qui eut autant de succès
que ses livres. »
Après avoir fait manger du macaroni à Victor
Hugo, il se crut de force à lui faire avaler Stendhal.
Il les invita à venir chez lui le même jour. Sainte-
Beuve a raconté cette curieuse soirée où l'auteur de
Racine et Shakspeare et l'auteur de la préface de
Crom^veli se regardaient en faisant le çi*ob dos
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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 47
« comme deux chats de gouttières opposées ». Cette
soirée fut décisive : le gros de l'armée romantique
suivit Hugo, et Stendhal demeura un isolé. Les deux
« gouttières » ne devaient et ne pouvaient se récon-
cilier.
Mérimée ne paraissait guère s'en inquiéter. Très
consciencieux, très appliqué, il ne faisait rien sans
le faire à fond et sans s'y donner tout entier. Mais
il cachait avec le plus grand soin le bénédictin sous
le dandy. Des passions littéraires? Il eût rougi d'en
montrer aucune. Qu'importait la grandeur ou la
décadence des écoles? Un nœud de cravate, un sou-
rire de jolie femme, voilà les grandes affaires de ce
monde. Celte affectation — car c'en était une, assuré-
ment — avait pour but de placer un rempart entre
lui et les a cuistres ». Par ce mot, alors fort à la
mode, il entendait tous ceux qui avaient une con-
ception de la vie différente de la sienne : les gens qui
possèdent une femme et des enfants et qui les aiment,
qui se lèvent de bonne heure et se couchent tôt, qui
portent des vêtements défraîchis et n'entendent rien
à la musique italienne ni à la cuisine cosmopolite;
en un mot, les honnêtes gens, qui ont souvent le mal-
heur d'être ennuyeux et quelquefois le malheur
encore plus grand d'être vulgaires.
Vers le même temps David d'Angers écrit dans
son journal : « Mérimée parle peu. Il joue avec un
album, insoucieux de ce qu'il dit^ affectant les ma?
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48 PROSPER MERIMEE.
nières d'un sceptique et d'un homme blasé, mais
observant néanmoins les détails avec une extrême
finesse. Une certaine timidité, une retenue qui perce
toujours à travers l'aplomb que lui fait prendre son
excessive confiance dans son mérite forment le fond
de son caractère. »
De ce croquis rapide il faut rapprocher le portrait
très étudié que Mérimée a tracé de lui-même, sous
le nom de Saint-Clair dans le Vase étrusque :
« Il était né avec un cœur tendre et aimant; mais...
sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les rail-
leries de ses camarades. Il était fier, ambitieux; il
tenait à l'opinion comme y tiennent les enfants : dès
lors il se fit une étude de cacher tous les dehors de
ce qu'il regardait comme une faiblesse déshono-
rante. Il atteignit son but, mais sa victoire lui coûta
cher. Il put celer aux autres les émotions de son
âme trop tendre; mais, en les renfermant en lui-
même, il se les rendit cent fois plus cruelles. Dans
le monde, il obtint la triste réputation d'insensible et
d'insouciant; et, dans la solitude, son imagination,
inquiète lui créait des tourments d'autant plus affreux
qu'il n'aurait voulu en confier le secret à per-
sonne.... Après tout Saint-Clair était un homme assez
facile à vivre et ses défauts ne nuisaient qu'à lui
seul. Il était obligeant, souvent aimable, rarement
ennuyeux. D'ailleurs il était grand, bien fait; sa
physionomie était noble, spirituelle, presque tou-
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CARRIERE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 40
jours trop grave; son sourire était plein de grâce ».
Un dernier trait s'ajoute un peu plus loin à cette
description physique : « En parlant, il fallait qu'il
eût toujours quelque chose entre les mains ». Sur-
tout il ne faut pas oublier le point capital : « Saint-
Clair "imait les femmes, dont il préférait la société à
celle des hommes. Mais on ne pouvait reconnaître
celle à laquelle- il était particulièrement attaché que
par le soin qu'il mettait à éviter de prononcer son
nom ou, tout au moins, à ne jamais l'accompagner
d'une expression favorable. »
Ces deux images sont fort différentes. Cependant
elles contiennent quelques traits communs. Si l'on
fait, dans la première, la part de la malveillance, —
David était alors brouillé avec l'auteur du Vase
étrusque, -^ et, dans la seconde, la part d'une inévi-
table complaisance, on arrivera, je croîs, à réconcilier
les deux portraits. L'un représente, avec une sincé-
rité un peu maligne, le Mérimée extérieur, le Mérimée
visible; l'autre nous révèle, en l'idéalisant, le Mérimée
intime. A eux deux, ils se complètent; ils nous
expliquent pourquoi le même homme faisait aux
étrangers, aux passants l'effet d'un fat haïssable,
pourquoi, en revanche, il était fort aimé de ses amis.
Les uns avaient raison, mais les autres n'avaient
pas tort. Je pourrais multiplier ici les exemples et
opposer les témoignages. En regard d'une lettre où
M. Albert Stapfer me parlait de « son bon Prosper »,
4
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50 PHOSPER MÉRIMÉE.
au dévouement duquel il n'avait jamais fait appel en
vain pour soulager une infortune intéressante ou
encourager le talent inconnu, il me serait facile de
placer une autre lettre où la comtesse de Gasparin me
dépeignait « cet horrible, ce diabolique Mérimée »
qui s'était amusé à la scandaliser et à TefiTrayer,
toute jeune femme, par le cruel et dégoûtant récit
d'une exécution capitale. Un autre jour, comme elle
partait pour l'Espagne, elle avait essayé d'obtenir
de lui quelques inspirations pour se guider dans son
pèlerinage artistique et n'avait pu lui arracher qu'une
recette de cuisine. Tourguéneff exprimait admira-
blement cet étrange dualisme de Mérimée, dans des
paroles qui ont été recueillies de sa bouche et qui
me sont rapportées par un témoin très sûr : « La
sensibilité, disait-il, était le vrai fond de son carac-
tère, mais il vivait masqué ». Et Tourguéneff ajou-
tait : « J'étais une des bien rares personnes devant
qui il déposât son masque. Il venait quelquefois me
voir uniquement pour respirer à l'aise, avoir des
épanchements sans crainte du ridicule, ôter son
masque !»
Quant aux « affreux tourments » dont souffrait
Auguste Saint-Clair et, par conséquent, Prosper
Mérimée, on peut les attribuer à une première liaison
dont l'héroïne et les circonstances nous sont mal con-
nues. Tout ce que nous savons, c'est qu'à ce moment
il faillit faire « une grande sottise ». Nous savons
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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 51
aussi qu'elle était dévote et qu'elle le tracassait de
ses scrupules. Fut-ce une souffrance ou un aiguillon?
En tout cas, celte femme, en posant pour le caractère
de Mme de Turgis (dans la Chronique de Charles IX)
avait payé l'auteur des angoisses de l'amant.
Ces douleurs, semble-t-il, ne lui faisaient pas
perdre un coup de dent à ce « banquet de la vie »
qui avait pour lui un menu si appétissant. Dès
l'année i825, il avait fait un voyage en Angleterre,
avec Etienne Delécluze, le peintre Eugène Delacroix
et Duvergier de Hauranne, qui désirait étudier de
près le mécanisme des élections anglaises. C'est
alors que Mérimée se lia avec Ellice, plus tard l'un
des Whlps du parti libéral, dont il resta l'ami jusqu'à
sa mort, et avec l'avocat Sutton Sharpe, qui devint un
de ses compagnons de plaisir. En i83o. il visita
l'Espagne. Plus d'un souvenir pittoresque et d"une
aventure personnelle qui trouva place dans son
œuvre de romancier date de ce voyage où il avoue
« avoir fait mille folies ». Ainsi le prototype de
Carmen pourrait bien avoir été certaine gitana,
rencontrée aux environs du Généralife et qu'il put
apprivoiser à demi. La première répugnance une
fois surmontée, les corridas le fascinèrent à ce point
qu'il se surprit applaudissant avec fureur non le
toreroy mais l'animal. Le musée de Madrid, avec ses
admirables Velasquez, lui réservait des émotions plus
nobles : il les goûta pleinement. A Madrid, il fit la
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52 PROSPER MERIMEE.
connaissance du comte et de la comtesse de Teba, et
vit pour la première fois la future -impératrice des
Français, alors âgée de quatre ans.
Pendant qu'il voyageait à travers les Espagnes,
s'arrêtant dans les plus humbles posadas et s'initiant
le plus qu'il pouvait à la vie intime, aux mœurs popu-
laires, les Français avaient fait une révolution « à
son bénéfice » (le mot est de lui) ; et, en effet, lors-
qu'il arriva à Paris, il s^aperçut qu'il était, ainsi que
bien d'autres, un des vainqueurs de Juillet sans avoir
pris part à la bataille. M. d'Argout, nommé ministre
de la marine, le choisit pour son chef de cabinet. De
la Marine, il passa au Commerce, puis à l'Intérieur,
toujours accompagné de Mérimée qui dut se trouver
un peu moins incompétent et moins dépaysé dans
ce dernier département auquel se rattachait alors
le service des Beaux-Arts.
Ce que nous entrevoyons de M. le chef du cabinet
n'a rien de bien édifiant. Dans les lettres qu'il écri-
vait à Stendhal, — lettres passablement scandaleuses
et fanfaronnes, qui n'ont pas été publiées parce
qu'elles ne pouvaient pas l'être, — il se donne pour
un homme qui n'a rien à faire et qui s'ennuie. Il
emploie le temps et le papier du gouvernement à
informer le consul de Givita-Vecchia des menus
cancans du monde artistique et littéraire. On le voit,
dans ces lettres, occupé de fort petites choses et
méprisant ceux qui sont occupés de choses sérieuses.
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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. î)3
Il s'y moque de tout le monde à commencer par son
chef. « Apollinaire (c'est le nom convenu pour dési*
gner le comte d'Argout) devient tous les jours plus
cruche. » Le nez d'Apollinaire remplit des pages
qui sont plus impertinentes que spirituelles. Il ne
faut pas ignorer qu'au moment où les deux com-
pères se gaussaient de lui si librement, Apollinaire
se donnait mille peines pour faire nommer l'un
maître des requêtes et décorer l'autre.
On a retrouvé et publié en fac-similé une feuille
qui porte l'en-tête officiel du ministère et du cabiTiet,
et par laquelle Mérimée invitait à dîner Eugène
Delacroix. L'artiste dessina sur la page blanche un
lion du Jardin des plantes, puis déchira la lettre
pour conserver le croquis, mais les pattes du lion
débordent sur la feuille où Mérimée avait écrit. C'est
au café de la Rotonde, dans le jardin du Palais-
Royal que se rencontraient les dîneurs, — sans
doute les « huit » dont il est question dans une
lettre à Mme de Montijo. C'étaient, outre Mérimée
et Delacroix, le médecin Koreff, Horace de Viel-
Castel, le baron de Mareste, plus Sharpe et Sten-
dhal lorsqu'ils étaient à Paris. Alfred de Musset se
joignait souvent à eux, et, au dessert, donnait tris-
tement en spectacle les impures ardeurs de sa jeu-
nesse, si vite épuisée. Les lettres inédites dont il
vient d'être parlé ne laissent pas d'illusion sur la
manière dont ces jeunes hommes — parmi lesquels
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54 PROSPER MÉRIMÉE.
plus d'un était vieux — employaient leurs soirées,
et lorsque Mérimée, dans une lettre à sa benoîte
correspondante de 1837, comparant les soupers
du second Empire aux soupers de i8'i(), donnait
l'avantage à ceux-ci au point de vue de l'esprit et de
l'élégance des mœurs, soyons persuadés que sa
mémoire avait de flatteuses défaillances ou que la
distance, comme il arrive, parait étrangement les
objets.
C'est à peu près vers ce temps que se noua, sous
les auspices de Sainte-Beuve, sa courte et malheu-
reuse liaison avec Mme Sand. Elle s'enfuit presque
aussitôt, révoltée par l'ironie et la sécheresse de
Mérimée, qui l'avait considérée comme une simple
aventure et fit à ce sujet, dit-on, parmi ses intimes,
de cruelles confidences. Le bas-bleu n'était pas son
fait, au moins à cette époque de sa vie : il préférait
l'aventurière ou la grande dame. C'est pourquoi il
passait et repassait du monde dans ce qu'on a appelé
depuis le demi-monde, indulgent aux rats, assidu
auprès des marquises, s'amusant des unes et amu-
sant les autres. Il lui arrivait de terminer dans les
coulisses de l'Opéra une soirée commencée dans le
salon de Mme de Boigne ou à l'hôtel Castellane.
Il est fort difficile de rendre aimable cette période
de la vie de Mérimée ; le plus complaisant ou le plus
effronté des entrepreneurs de réhabilitations pos-
thumes y échouerait. Tout ce que peut tenter le
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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 55
biographe, c'est de la circonscrire, en prenant acte
d'une phrase que Mérimée a laissé tomber dans sa
correspondance avec l'inconnue. Il déclare n'avoir
été réellement et pratiquement un mauvais sujet que
pendant deux ans. Durant ces années-là, on le croyait
encore vertueux. Depuis, quoiqu'il soit revenu à
une plus sage existence, il a vécu sur sa mauvaise
réputation. Gomme Mérimée s'accuse plus souvent
qu'il ne s'excuse, il n'y a aucun inconvénient à le
croire. Où placer ces deux années de dissipations?
Évidemment entre i83o et i8'34. Ce furent des
années stériles. Elles forment presque un vide dans
la bibliographie de ses œuvres. A part un ou deux
articles de biographie ou de critique, on n'y voit
figurer que la Double Méprise, qui n'est certainement
pas un de ses bons ouvrages. C'est le début d'un
roman qui avorte et se réduit à la psychologie
minutieuse d'un caractère féminin. Encore celte
psychologie n'est-elle ni très claire ni très vrai-
semblable. Le dénouement est trop inattendu pour
émouvoir, et on sent que l'auteur n'y croit pas. Au
lieu de cette concentration dramatique, qui est si
remarquable dans Mateo Falcone et dans V/Mcve-
ment de la redoute, nous trouvons un mélange de
langueur et d'affectation, un souci de l'éliquelle mon-
daine qui énerve le talent. Le dandy mène au snob
et la fatuité de l'homme gagne peu à peu l'écrivain.
Des années stériles, avons-nous dit? Elles sont pis
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56 PROSPER MÉRIMÉE.
que stériles, elles sont destructives. Une froide et
mesquine élégance a remplacé la libre allure des
premières années; la sève imaginative va s*appau-
vrissant; il semble que la faculté littéraire se rétré-
cisse chaque jour comme la fameuse peau de chagrin
du romancier. Dans les Ames du purgatoire, où il a
prétendu moderniser la légende de Don Juan de
Marana, que de longueurs, que d'ennui, quelle com-
plication d'aventures insipides, et comme le récit se
traîne jusqu'aux environs du dénouement !
Là le vrai Mérimée se réveille pour nous montrer
Don Juan qui assiste à ses propres funérailles/ La
scène est sinistre, sombre et forte. C'est une de
celles où s'efface, pour un moment, cet éternel sou-
rire qui nous fatigue et nous blesse.
Mérimée ne marchait pas, comme son héros, vers
une de ces mystérieuses et soudaines révolutions
intérieures auxquelles se prêtent mal nos âmes
modernes et nos milieux tempérés. Mais diverses
causes se réunirent pour produire un grand chan-
gement dans sa vie. D'abord M. d'Argout quitta le
ministère. Pour récompenser Mérimée des services
qu'il était censé avoir rendus comme chef de cabi-
net, on lui donna l'inspection générale des monu-
ments historiques en remplacement de M. Vitet.
Dès lors il dut passer plusieurs mois hors de Paris,
s'initier à des études sévères, vivre en constantes
relations avec des hommes qui ne ressemblaient
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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. o7
guère aux viveurs du café de la Rotonde. Dans
cette correspondance avec Stendhal, jusque-là
exclusivement frivole et ordurière, une lettre datée
d'Allemagne en i836 laisse apercevoir deux senti-
ments très sérieux et très honorables. L'un est l'in-
quiétude que lui cause la santé de son père. Léonor
Mérimée allait bientôt mourir et cette circonstance
devait lui créer des devoirs, resserrer l'intimité du
fils et de la mère, en les rendant nécessaires l'un à
l'autre. L'autre sentiment est le désir de protéger
une femme contre une malignité toujours en éveil.
Stendhal, qui ne connaissant pas encore la comtesse
de Montijo, avait plaisanté Mérimée à son sujet :
« Je ne voyage pas ai>ec une admirable Espagnole,
écrivait-il d'Aix-la-Chapelle le 5 juillet i836. Je
vous mènerai à mon retour chez une excellente
femme de ce pays, qui vous plaira par son esprit et
son naturel. C'est une admirable amie, mais il n'a
jamais été question de chair entre nous. Elle est un
type très complet et très beau de la femme d'Anda-
lousie. C'est la comtesse de Montijo, autrefois com-
tesse de Teba, dont je vous ai souvent parlé. »
Cette amitié devait avoir une bien grande influence
sur les dernières années de sa vie : elle agit, dès
lors, d'une manière sensible sur ses idées et sur ses
travaux. Mme de Montijo était la personne la plus
propre à lui apprendre comment on peut vivre dans
le grand monde, en partager l'activité, en aimer les
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5)8 PROSPER MÉRIMÉE.
plaisirs, sans en copier TafFectation et sans en subir
l'étiquette. Elle fut un appui et une introductrice
inestimable aux recherches de Mérimée sur FEs-
pagne et elle eut sa part dans la formation définitive
de son idéal politique et historique.
Dans la lettre à Stendhal que je viens de citer,
après avoir parlé de Mme de Montijo, Mérimée
ajoutait ; « Je suis grandement et gravement amou-
reux d'autre part ». En effet, c'est en iS'i'] qu'allait
commencer cette liaison qui dura jusqu'aux pre-
mières années de l'Empire. Mme *** appartenait, par
sa naissance et par son mariage, aux premières
familles de la société parisienne sous le régime de
Juillet. Son mari occupa longtemps de hautes et déli-
cates fonctions ; son salon était un rendez-vous pour
les hommes politiques et les gens d'esprit. Mérimée
était fier de l'amour qu'il avait inspiré à cette dame
et de l'amour qu'il avait pour elle. Il eût voulu en
conserver pieusement le souvenir et mesurait la
place qu'elle avait tenue dans son existence au vide
qu'elle y laissa en se retirant. Il n'avait plus, préten-
dait-il, le courage d'écrire maintenant qu'elle n'était
plus à son côté. Il avait donc écrit pour elle pendant
plus de quinze ans?
Lorsque Mérimée voulait persuader à ses corres-
pondantes et se persuader à lui-même qu'en compo-
sant ses livres, de i836 à i852, il n'a jamais songé
au public, mais qu'il a désiré plaire à une seule per-
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CARRIERE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 59
sonne, en un mot qu'il n'a jamais été liomme de
lettres sinon à la façon de Dante composant la Vita
nuova, croyons-le un peu, mais ne le croyons pas
trop. Il y avait peut-être plus de littérature dans son
amour que d'amour dans sa littérature.
Ce qui doit nous rendre un peu sceptiques sur ce
point, c'est que cette liaison coïncida non seulement
avec une foule de caprices passagers, mais avec
une certaine aventure demeurée secrète et qui prit
aussi les allures d'une passion. Dès l'année i83i,
il avait reçu d'une lectrice de la Chronique^ qui
signait Lady A. Seymour une lettre caractéristique
à laquelle il avait cru devoir répondre. Une corres-
pondance s'engagea, sur ce ton hardi, railleur et
tendre qui convient aux conversations de bal
masqué. Mais on ne peut le soutenir longtemps et
cet amour épistolaire serait mort d'inanition si la
jeune fille n'avait consenti à se laisser voir. Plus de
Lady Seymour : l'inconnue s'appelait Jenny Dacquin ;
elle était la fille d'un notaire de Boulogne-sur-Mer.
C'est en Angleterre qu'eut lieu leur première
entrevue et la correspondance reprit de plus belle.
Mlle Dacquin, qui semble avoir été assez indépen-
dante d'allures, habitait Paris pendant une partie
de l'année. Elle rencontrait l'écrivain dans une
maison tierce. Elle lui accorda des rendez-vous
au Louvre dans la galerie des Antiques, puis au
Jardin des Plantes, et enfin dans les bois de Meudon.
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60 PROSPER MÉRIMÉE.
En choisissant des lieux de plus en plus solitaires,
Mérimée semblait suivre un plan de séduction; de
son côté, Mlle Dacquin, qui probablement ne savait
rien de Mme ***, dut nourrir longtemps l'espoir d'un
dénouement matrimonial. De là une lutte qui, en se
prolongeant, mit enjeu toutes les ressources de leur
esprit et tous les aspects de leur caractère. Ce serait
peu, pour nous intéresser, qu'un caprice masculin,
irrité par la résistance d'une jeune personne machia-
vélique qui prétend être épousée. Mais à lire leur
correspondance, il semble bien que tous deux
aimaient. Je me trompe en disant : leur correspon-
dance. Nous n'avons que les lettres de Mérimée : il
nous faudrait celles de son adversaire. A l'époque
où lé nom de la destinataire de ces lettres était
encore un mystère, il a plu à une femme du monde
désœuvrée de combler cette lacune et de nous donner
la série des lettres de l'amoureuse. Le volume a
paru sous ce titre : Passion d'un auteur *. Personne
ne s'y est trompé et ne pouvait s'y tromper. Si
Mérimée avait reçu ces lettres-là, il n'aurait pas aimé
aussi longtemps. Il faut, sans doute, regretter les
vraies lettres, mais le caractère de ceux et de celles
auxquels nous écrivons se lit, à la longue, dans tout
1. Celle dame — une Américaine, parail-il — prétendait
avoir écrit avec une extrême émolion. Elle était presque
arrivée à se persuader qu'elle était vraiment « Tlnconnue ».
Un jour, on la trouva tout en larmes, on l'interrogea, cl elle
dit en sanglotant : « Mérimée vient de mourir! »
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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 61
ce que nous leur adressons. Nous savons de Tin-
connue tout ce qu'il est nécessaire de savoir et nous
ignorons d'elle tout ce qu'il est à propos d'en ignorer.
Elle nous paraît inégale, fantasque, coquette, pré-
cieuse et même un peu pédante. Peut-être se don-
nait-elle quelques-uns de ces défauts pour lui plaire
ou pour le piquer au jeu. Peut-être ne fut-elle, au
fond, qu'une petite bourgeoise sentimentale, naïve-
ment éprise, mais raisonnable et sage, qui avait rêvé
d'être la femme d'un homme célèbre. Lorsqu'elle vit
son ambition définitivement irréalisable, n'y eut-il
pas une crise suprême ? Vers ce temps-là, les lettres
se font plus rares, semblent près de cesser tout à
fait; puis elles reprennent sur le ton d'une calme
intimité, qui devait cacher, d'un côté du moins» bien
des désenchantements et des regrets.
Que Mlle Dacquin nous ait dissimulé quelque
partie de la vérité, il n'en reste pas moins qu'elle a
tenu une place et exercé une influence sur la vie de
Mérimée, sur cette vie intérieure dont s'alimente et
s'inspire le talent du romancier. Cette influence
s'ajoute à celle de la mère, de l'amie et de la maî-
tresse. H est bien difficile de leur faire leur part à
chacune, mais qu'on rapporte l'heureux phénomène
à leur présence dans sa vie et à leur action sur sa
pensée ou au changement d'existence et à l'exercice
d'une profession admirablement adaptée à ses apti-
tudes et à ses goûts, les années qui s'écoulent de
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62 PROSPER MÉRIMÉE.
i836 à 1848 nous font assister à une seconde
floraison de la faculté littéraire chez Mérimée dans
trois ordres difl'érents. Conteur, critique d'art, his-
torien, son œuvre est triple et, quoique fort iné-
gale en importance et en résultats dans ces trois
domaines, elle n'est méprisable sur aucun.
Durant cette période, il écrivit et publia succes-
sivement la Vénus d'Ille (1837), Colomba (1840),
Arsène Guillot (i844), Carmen (1845) et VAbbé
Aubain (1846). Cette dernière nouvelle, très courte,
n'est qu'une ingénieuse et scabreuse plaisanterie.
Un petit prêtre de campagne utilise au profit de son
avancement l'illusion d'une grande dame désœuvrée
qui croit l'avoir troublé et qui l'éloigné en lui fai-
sant attribuer une cure plus importante. Le lecteur
qui a cru lire le début d'un roman à émotions
sacrilèges, est mystifié, comme la grande dame,
par ce paysan séminariste, moitié pédant, moitié
rustre, qui est de la famille des faux ingénus de
Voltaire.
La Vénus cCllle a été inspirée à Mérimée par un
récit d'un chroniqueur latin du x" siècle que l'on
trouvera dans le Corpus Illstoriarum, d'Eckhardt
(Leipsick, 1723), et que Villemain a cru devoir trans-
crire tout entier dans son Histoire de Grégoire VII,
Cette légende avait fait fortune au moyen âge, car elle
a été traduite, fort maladroitement d'ailleurs, par l'un
des auteurs de nos fabliaux. Dans le latin du texte
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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 63
primitif, elle garde encore une saveur étrange et mêle,
dans une confusion d'idées bien singulière, la sor-
cellerie, le diable et les dieux antiques, la mytho-
logie païenne et le symbolisme chrétien. Tous les
éléments du conte moderne s'y trouvent : la partie
de paume, l'anneau passé au doigt de la statue, la
visite nocturne de la déesse. Mais Mérimée leur a
donné un caractère tout différent. D'abord, pour
expliquer la présence de la statue dans un milieu sau-
vage, propre à la culture des superstitions et à l'éclo-
sion de la peur, aucun endroit n'était mieux choisi
que la maison d'un vieil archéologue riche, bavard,
érudit d'une érudition excentrique et incohérente,
qui aime à faire des fouilles et à disserter sur ses
trouvailles. Mérimée l'a peint d'après nature et de
verve, il a composé ce type avec mille traits observés
durant ses tournées d'inspection. Quant à la statue,
elle est Quelconque dans le chroniqueur du x® siècle :
Mérimée lui a donné une physionomie, une person-
nalité. Elle exprime la méchanceté séduisante,
l'amour impérieux et cruel qu'il comprenait si bien
chez la femme et qui exerçait sur lui une irrésistible
attraction. Ce n'est là qu'une impression jetée dans
notre esprit, mais elle y germe et y porte fruit. A
côté de cette vague menace, il en est une autre,
beaucoup plus positive, quoique à peine indiquée :
c'e&t le ressentiment du Navarrais battu dans la
partie de paume par le nouveau marié. Nous sen-
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T
64 PROSPER MÉRIMÉE,
tons que ce jeune homme se trouve entre deux dan-
gers : l'un réel, qui nous inquiète; l'autre, absurde,
qui nous inquiète davantage. Le chroniqueur Her-
mann Corner écrivait pour des lecteurs semblables
à lui-même. Le surnaturel leur semblait la chose la
plus naturelle du monde. La statue avait le droit de
venir toutes les nuits réclamer sa part d'amour con-
jugal sans que personne s'en formalisât et surtout
sans que l'habitude diminuât la terreur. Mais l'au*
teur de la Vénus d'Ille savait que ses lecteurs
modernes auraient d'autres exigences, que la ter-
reur ne pouvait être, chez eux, qu'une impression
passagère, irraisonnée, un simple frisson; que mon»
trer le fantôme, c'est le rendre ridicule, c'est le
rendre impossible. Un souffle passe dans nos che-
veux et nous fait tressaillir. La raison se redresse,
après une courte défaillance; la logique ergote et
réclame. Le surnaturel s'évanouit, laissant en nous
une subtile appréhension, un doute et comme un
regret. « Pourtant si c'était l'impossible qui était le
vrai ! » La Vénus d'Ille est le type de ces nouvelles
à deux issues, et Mérimée la considérait comme son
chef-d'œuvre, parce qu'il y avait consciencieusement
observé toutes les règles qui constituent, en littéra-
ture, l'art de faîre peur. Mais il y a, en pareil cas,
quelque chose de meilleur que les recettes : c'est
d'éprouver soi-même l'impression qu'on veut pro-
duire. Mérimée a vraiment trop de sang-froid, et de
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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 65
là vient que la Vénus d'Ille, aujourd'hui, nous charme
bien plus qu'elle ne nous épouvante.
Le petit roman de Colomba a été écrit au cours
d'une tournée que l'auteur fit en Corse pendant
l'année 1840. Tandis que, dans Mateo Falcone, il
peint la Corse imaginée d'après des récits de voyage,
on sent, dans Colomba, la précision des choses vues.
Mœurs et paysages sont rendus avec une grande
sincérité de touche, mais avec une sobriété dans le
pittoresque qui semblera pauvre si on la compare à
l'outrance descriptive de la présente génération lit-
téraire. Quant à Colomba, il paraît l'avoir peinte,
aussi, d'après nature, mais avec certaines précau-
tions : a J'aurais pu la faire plus ressemblante, écri-
vait-il en réponse aux compliments dont l'accablait
M. Lenormant, mais j'ai craint Voffensionem gen-
tium ». Crainte salutaire au point de vue artistique.
Plus réaliste, la peinture — ou le portrait — de
Colomba n'aurait pas obtenu cet éclatant, cet uni-
versel succès qui le mûrit pour l'Académie fran-
çaise. Qu'est-ce donc que Colomba? Une jeune fille
qui reste une jeune fille tout en ne respirant que
bataille et vengeance, un cœur virginal où la haine
tient la place de l'amour. Cette naïve férocité, tem-
pérée par des touches familières , embellie et
rehaussée d'une, poésie qui n'est pas moins naïve
elle-même et que Mérimée avait su extraire des cou-
tumes locales, la patience, la ruse, l'obstination, une
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66 PROSPER MÉRIMÉE.
sorte d'héroïsme, toutes les vertus sauvages mises
au service de l'idée fixe qui habite sous un front pur
et candide : te!fî sont les traits qui font à la petite
héroïne corsa une place à part dans notre littéra-
ture. En beaucoup de points, Mérimée était un
homme du xviii® siècle, mais il avait, en commun
avec nous, le goût, la curiosité, la passion des pri-
mitifs. Romancier, philologue, historien, il les a
cherchés partout avec une sympathie qui ne s'est
jamais démentie. Il eût volontiers frayé avec eux en
dépit des dangers que pouvait présenter un tel
commerce. Au cours de son voyage à travers l'Asie
Mineure, en 1840, il sollicita vainement l'hospitalité
d'un campement de Tartares, et il compta parmi ses
meilleurs souvenirs une soirée passée dans l'inti-
mité des gitanos de Barcelone. Dans cette recherche
des passions et des instincts primitifs, il n'a jamais
fait une plus heureuse découverte que Colomba,
parce qu'il n'a jamais imaginé un contraste plus
vivant ni plus juste. Colomba est une fleur de sauva-
gerie. Gracieuse comme le jeune fauve qui est san-
guinaire et n'est point méchant, elle reste la plus
ingénue et la plus fascinante incarnation de la bar-
barie, de l'éternelle et irréductible barbarie qui est
le fond de l'homme et qui reparaît sans cesse soUs
une mince couche de civilisation. Dans la der-
nière scène, celle où Colomba victorieuse se repaît
encore une fois du désespoir de son ennemi vaincu,
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=y5rp^'
CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 67
Tavocat Barricini, le vieux tronc mort, sur lequel
rien ne fleurira plus, l'horreur l'emporte décidément
sur la sympathie et nous laisse une impression vrai-
ment puissante.
... Elle s'approcha du yieillard jusqu'à ce que son ombre
vint lui ôter le soleil. Alors le pauvre idiot leva les yeux et
regarda fixement Colomba qui le regardait de même, souriant
toujours. Au bout d'un instant, le yieillard passa la main
sur son front et ferma les yeux comme pour échapper au
regard de Colomba. Puis il les rouvrit, mais démesurément.
Ses lèvres tremblaient. Il voulait étendre les mains; mais,
fasciné par Colomba, il demeurait cloué sur sa chaise, hors
d'état de parler ou de se mouvoir. Enfin de grosses larmes
coulèrent de ses yeux et quelques sanglots s'échappèrent de
sa poitrine.
«i Voilà la première fois que je le vois ainsi, dit la jardi-
nière. Mademoiselle est une demoiselle de votre pays ; elle est
venue pour vous voir, dit-elle au vieillard.
— Grâce! s'écria celui-ci d'une voix rauque; grâce!...
N'es-tu pas satisfaite?... Mais pourquoi tous les deux?... Il
fallait m'en laisser un seul... Orlanduccio?
— Il me les fallait tous les deux, lui dit Colomba à voix
basse et dans le dialecte corse. Les rameaux sont coupés et,
si la souche n'était pas pourrie, je l'eusse arrachée. Va, ne te
plains pas ; tu n'as pas longtemps à soufiPrir. Moi, j'ai souf-
fert deux ans. »
Le vieillard poussa un cri et sa tète tomba sur sa poitrine.
Colomba lui tourna le dos et revint, à pas lents, vers la
maison, en chantant quelques mots incompréhensibles d'une
ballade : « Il ne faut la main qui a tiré, l'œil qui a visé^ le
cœur qui a pensé... »
L'auteur a touché ici à la tragédie. Ces moments
sont rares chez lui, mais ils sont sans prix.
Cette figure ou mieux ce type caractéristique de
Colomba était encadré dans un roman dont le seul
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68 PROSPER MÉRIMÉE.
défaut est d'être aujourd'hui sans défauts. Un style
d'une pureté classique, un récit bien divisé, bien pro-
portionné, clair, rapide, toujours riant, nourri d'inci-
dents, entrecoupé de paysages, égayé de dialogues
spirituels et mené jusqu'au bout avec une habileté
parfaite étaient alors de grandes attractions. Si les
lettrés pouvaient seuls apprécier l'art de l'écrivain,
les ignorants en jouissaient à leur manière et, mieux
encore qu'au temps de la Chronique de Charles IX,
Mérimée eut pour lui toutes les fractions du public.
Le succès passa rapidement à l'étranger; il dure
encore. On ne compte plus les traductions et les édi-
tions anglaises de Colomba, devenu un texte dans les
examens.
C'est la seule œuvre de Mérimée où le puritain le
plus austère ne trouve rien à redire et qu'on puisse
mettre sans hésitation aux mains de la jeunesse.
Beaucoup de lecteurs virent dans Colomba le gage
d'une véritable conversion littéraire. On le voyait
brouillé avec les romantiques dont il avait autrefois
suivi la bannière. Son langage, de plus en plus châtié
et correct, faisait augurer une égale réserve dans le
choix des sujets et dans la peinture des sentiments.
On entrevoyait un Mérimée classique et moral; on
croyait le tenir. On fut détrompé en lisant Carmen et
Arsène Gaillot.
Mérimée lut d'abord Arsène Guillot chez Mme de
Boigne. « Un aréopage de vieilles femmes » — les
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CARRIERE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 69
ennemis de l'auteur désignaient ainsi l'auditoire de
choix qui eut la primeur de ce récit — se déclara
enchanté. On sourit beaucoup, on pleura un peu :
genre de succès auquel Mérimée n'était pas habitué.
L'effet fut très différent sur le public et sur cer-
tains critiques, sur ceux qui, en littérature, se
considéraient comme les gardiens de la morale et du
goût. Arsène Guillot parut dans la Revue des Deux
Mondes le i5 mars i844> 1^ lendemain du jour où il
avait été nommé à l'Académie française après une
élection chaudement contestée et par une très faible
majorité. Deux de ses partisans, Mole et Salvandy,
déclarèrent tout haut que, s'ils avaient Xn Arsène Guillot
avant d'aller à la séance, cette lecture eût modifié
leur vote. On prononçait le mot de « mystification »
et la chose semblait d'autant plus vraisemblable que
Mérimée était coutumier du fait et qu'il avait érigé
la mystification en système littéraire.
Cet accès de mauvaise humeur passa vite et fut
promptement oublié de ceux-là mêmes qui s'y étaient
livrés. L'Académie ne se repentit jamais de son
choix et les générations de lecteurs qui se sont suc-
cédé depuis 1844 ont toutes donné raison aux
« vieilles femmes » qui avaient, dès le principe,
absous et applaudi l'auteur. Arsène Guillot est bien
près d'être un chef-d'oeuvre et en serait un si les
deux figures féminines qui l'animent avaient toutes
deux le même relief et la même vie, si la grande dame
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70 PROSPËR MÉRIMÉE,
vertueuse qui raisonne et qui prêche ne semblait
profondément insipide à côté de la pécheresse qui
aime et qui souffre. Il est vrai que Mérimée a été
très hardi dans ce petit roman. C'était un retour vers
ce que les contemporains croyaient être le roman-
tisme et ce que nous savons être le réalisme, véritable
religion littéraire de l'écrivain, bien qu'il l'entendît
et la pratiquât d'une façon différente des réalistes
venus après lui. Arsène Guilloi, c'est du Balzac
ce traduit de baragouin en français », du Balzac
affiné, concentré, sous forme de pure essence litté-
raire. Le dandysme qui gâtait le Vase étrusque et
la Double Méprise a disparu. On dirait que, cette
fois, Mérimée prend parti contre les mondains de
la haute ne avec lesquels il s'était confondu un
moment.
La morale conventionnelle est fort maltraitée dans
Arsène Guillot, La vertu y est ennuyeuse et, de plus,
fragile, car la dernière ligne — cette ligne écrite au
crayon d'une main tremblante par Mme de Piennes
sur la tombe de l'ancienne danseuse : « Pauvre Arsène ,
priez pour nous! » — indique assez que la jeune
femme a succombé et qu'elle se sait plus coupable
que la courtisane, puisqu'elle a besoin de ses prières.
Toute la sympathie va donc vers une pécheresse qui
se repent, mais qui se repent si mal, et dont la piété
ignorante est une sorte de scandale, une offense à
la vraie religion. Les amies de Mme de Boigne
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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 71
durent se dire tout cela, mais elles avaient été
émues et elles savaient pourquoi. C'est qu'elles ne
pouvaient pénétrer dans cette misérable chambre,
voir ce lit de sangle, écouter les paroles presque
enfantines de celte pauvre sauvage qui a vécu, au
milieu de l'extrême civilisation — car Arsène est
une primitive comme Colomba — sans éprouver un
sentiment que, jusqu'alors, elles n'avaient jamais dû
à l'auteur. Il n'est pas difficile de deviner que si
leurs yeux se mouillèrent, ce fut quand elles enten-
dirent ce qui suit :
L'abbé continua ses exhortations. Puis il cessa de parler,
incertain s'il n'avait plus qu'un cadavre devant lui. Mme de
Piennes se leva doucement, et chacun demeura quelque temps
immobile, regardant avec anxiété le visage livide d'Arsène.
Ses yeux étaient fermés. Chacun retenait sa respiration
comme pour ne pas troubler le terrible sommeil qui peut-être
avait commencé pour elle et l'on entendait distinctement
dans la chambre le faible tintement d'une montre placée
sur la table de nuit.
« Elle est passée, la pauvre demoiselle, dit enfin la garde
après avoir approché sa tabatière des lèvres d'Arsène : vous
le voyez, le verre n'est pas terni. Elle est morte!
— Pauvre enfant! s'écria Max, sortant de la stupeur où il
semblait plongé. Quel bonheur a-t-elle eu en ce monde? »
Tout ù coup, comme ranimée à sa voix, Arsène ouvrit les
yeux.
m J'ai aimé », murmura-t-clle d'une voix sourde.
L'ironie finale par laquelle le sceptique essayait de
se reprendre et de sourire n'efface pas l'impression
laissée en nous par le dernier mot de la courtisane
mourante. Arsène Guillot est aussi dramatique que
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72 PROSPER MÉRIMÉE.
Mateo Falconcy que V Enlèvement de la redoute ou que
la Partie de trictrac, mais le drame y est plus humain,
et nous touche aux entrailles. C'est le seul récit de
Mérimée qui contienne de la pitié; c'est l'unique
larme de son œuvre brillante et froide.
Rien de pareil dans Carmen, où il semble avoir
dédaigné les moyens d'émotion qui s'offraient à lui,
puisqu'il a trouvé moyen de nous rendre fort indiffé-
rent un homme qui va mourir. De Walter Scott et de
Balzac, Mérimée rebroussait chemin jusqu'à Hamil-
ton ou jusqu'à Smollett; du drame humain et profond
il retournait aux panoramas multiples et aux évolu-
tions rapides du roman picaresque. C'était préparer
de la besogne aux faiseurs de livrets qui n'ont pas
manqué l'occasion. Le dramatique d'opéra a été trop
souvent le dramatique de Mérimée, el Carmen en est
un exemple. Le roman a plu parce qu'il est plein de
mouvement, de ligures curieuses, de détails qui sen-
tent leur terroir, mais c'est peut-être le moins bien
composé de tous ses récits, le plus confus et le moins
homogène. Carmen est très « piquante », comme on
eût dit il y a cinquante ans, mais sa fm ne nous
émeut guère. Nous avons pu nous intéresser à une
courtisane, non à une voleuse. Quant à son amant, il
ne nous donne pas ce qu'il promettait au début.
C'est un des bandits les moins convaincants de cette
époque féconde en Zampas et en FraDiavolos. Ceux
de Colomba citent Horace en latin; José le Navarrais
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CARRIERE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 73
parle des jambes de sa maîtresse dans un style digne
d'un vieil habitué de l'Opéra qui aurait étudié la
volupté dans les petits poètes du xviii® siècle. L'ar-
chéologue qui commence le récit en discutant la
place du véritable champ de bataille de Munda et
qui le clôt par une dissertation historique et philo-
logique sur les gitanos est bien près de nous
ennuyer. Cet archéologue, c'est Mérimée lui-même
en qui l'antiquaire empiète et déborde sur le roman-
cier. Un peu plus, il l'étoufferait. C'est justement ce
qu'il allait faire et on devine (surtout si on le sait
déjà) que Carmen est une sorte d'adieu au public,
une fin de vocation. Vingt ans se passeront avant
que Mérimée reprenne sa plume de conteur, et,
quand il voudra s'en servir, il la trouvera irrémédia-
blement rouillée.
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CHAPITRE III
MÉRIMÉE INSPECTEUR GÉNÉRAL
DES MONUMENTS — TRAVAUX HISTORIQUES
ET DOUBLE ÉLECTION A L'INSTITUT
Lorsqu'on lit les lettres que Mérimée adressait à
ses amis, surtout aux femmes, durant ses tournées
d'inspection, on serait tenté de voir en lui le plus
ennuyé des mortels et le fonctionnaire le plus
dégoûté de ses fonctions que possédât alors cette
France où il y en avait tant. Il se plaint de tout et
de tous, des gens et des choses, des lits, de la cui-
sine, des routes, des voitures, de la conversation.
Les provinciaux sont stupides, les femmes sont
laides et mal habillées. Le vandalisme est partout;
les savants sont de faux savants; leur amour pour
les monuments est si maladroit et si indiscret qu'un
« sage ennemi » vaudrait mieux.
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76 PROSPER MÉRIMÉE.
Il ne faut pas être dupe de ces geigneries. Le pes-
simisme de Mérimée avait été, au début, une pose :
il était devenu une attitude habituelle ou, comme on
dirait aujourd'hui, un état d'âme.
Le plaisir, évidemment sincère, qu'il avait à
retrouver son coin de feu, ses livres et ses chats ne
doit pas nous empêcher de voir et de constater ce
fait que Mérimée était un vagabond. Gomme beau-
coup d'hommes il alliait le goût du chez soi et la
passion du nomadisme. Il était de la race des « che-
mineaux » que tourmente la nostalgie des grandes
routes. Il allongeait ses voyages officiels en y ajou-
tant des voyages de fantaisie qui l'entraînaient de
plus en plus loin. C'était l'Angleterre ou l'Espagne,
c'était le Rhin, c'était l'Italie, la Grèce ou l'Asie
Mineure. Même dans ses tournées, il ne s'ennuyait
pas autant qu'il lui plaisait de le dire. Il y trouvait
d'excellentes occasions d'observer non pas seule-
ment la grosseur comparative des punaises et la
dureté des matelas dans les différentes auberges de
France, mais aussi les mœurs et les caractères.
C'est alors qu'il connut toutes les variétés de la
monomanie archéologique qui a trouvé place dans
plusieurs de ses nouvelles. Dans tel coin de pro-
vince, traversé en temps d'élection, il dut rencontrer
quelques-uns des traits les plus amusants et les plus
amers des Deux Héritages, Dans un presbytère
ignoré, il a peut-être reçu l'hospitalité de l'abbé
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TRAVAUX HISTORIQUES. 77
Aubain. Çà et là, certains logis privilégiés Tatlen-
daient, lui réservaient le plat favori ou l'anecdote
préférée. Logis de vieux garçons sybarites qui assai-
sonnaient l'érudition de gauloiserie. Tel le docteur
Requien, le bibliothécaire d'Avignon, avec lequel il
entretint longtemps une correspondance, malheu-
reusement impossible à publier. Tel encore ce doc-
teur Cauvières auquel l'avait adressé Charles Lenor-
mant et dont les bons dîners lui avaient laissé un
souvenir presque tendre.
Ces bonnes fortunes d'épicurien n'étaient pas les
seules auxquelles il fût sensible. Dans ses lettres,
dans ses rapports au ministre ou dans les notes
qu'il rédigeait au jour le jour et qui servaient de
base à ces rapports, nous trouvons la trace des
sensations brèves, mais vives, fines et sincères,
que l'art ou la nature lui avaient données au cours
de ces voyages. Un jour, bercé par le bruit mono-
tone des flots, il s'oublie à rêver au bord de
l'Océan, près d'un couvent ruiné et, pendant cette
heure de paresse contemplative, le génie mystique
de la vieille Bretagne, celtique et chrétienne, se
révèle à lui. Un coucher de soleil orageux aperçu
derrière le pont du Gard donne toute sa valeur au
monument et lui fait comprendre un aspect encore
inconnu des paysages méridionaux. Un portrait du
roi René évoque devant lui le xv® siècle. Sur le site
de Gergovie, les Commentaires à la main, il suit pas
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78 PROSPER MÉRIMÉE,
à pas les légions, monte à Tassant avec elles, recom-
pose et revit la scène. Quelquefois il n'est pas seul
et peut échanger ses impressions avec un compa-
gnon de son goût. Témoin la bonne journée passée
dans les ruines du vieux château de Saint-Honorat
avec Fauriel, l'historien de la civilisation provençale,
au milieu d'un des plus beaux paysages qui soient
au monde et en vue de ce rivage de Cannes où il
devait se réfugier pour mourir.
D'autres ont aimé avant lui les dîners gourmands,
les libres propos, les couchers de soleil et les rêve-
ries sur le passé, les mille sensations qui nous
viennent de la montagne ou de la mer, des landes
ou des bois; d'autres en ont parlé tout aussi bien,
sinon mieux que lui. Ce qui est propre à Mérimée,
c'est ce qu'on pourrait appeler les joies du métier,
les sensations spéciales inhérentes à sa fonction.
Ces sensations, il les devait à des dons naturels,
fortifiés et cultivés par une éducation toute particu-
lière. Pour faire un bon inspecteur des monuments,
il faut être artiste, critique, historien; il faut, de
plus, posséder la technique de l'architecture, ou
plutôt de toutes les architectures; il faut, enfin,
aimer sa besogne pour en supporter sans fatigue,
comme sans dégoût, les aridités et les minuties.
Toutes ces qualités étaient réunies en Mérimée, avec
la conscience qui leur fait produire tout ce qu'elles
peuvent donner.
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TRAVAUX HISTORIQUES. 79
On a vu se développer de bonne heure en lui le
sens historique, c'est-à-dire l'esprit critique qui
classe, compare et juge les documents, avec l'intui-
tion qui rend visible et intelligible l'homme d'autre-
fois, ses idées, ses mœurs, ses passions. Artiste, il
l'était de naissance et il s'en fallut de peu qu'il ne
le fût de profession. Lorsqu'il avait dix-huit ans, son
père écrivait au peintre Fabre, de Montpellier : a II
n'a pas pris de leçons et dessine comme un élève »
(comme un élève de l'Ecole des beaux-arts, appa-
remment). A toutes les époques de sa vie, nous le
voyons jouant avec le crayon qui lui semble aussi
familier que la plume, et sa pensée, en naissant,
prend aussi aisément la forme graphique que la
forme littéraire. Il remplit ses lettres de croquis
pendant les séances des comités dont il est membre,
la feuille de papier placée devant lui se couvre d'es-
quisses; même dans un salon, il dessine tout en
écoutant et en jetant son mot dans la conversation.
Ces esquisses et ces croquis sont, en général, des
caricatures. Dans le genre sérieux, il s'essayait au
portrait et au paysage, cultivait surtout l'aquarelle
qu'il traitait un peu à la façon de la miniature. Tou-
jours mécontent de lui-même, il recommençait trois
ou quatre fois le même ouvrage avec une patience
et une obstination inexplicables. Son faire est timide,
sans franchise; son coloris manque de fraîcheur,
mais la précision du détail indique, du moins, que le
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80 PROSPER MÉRIMÉE.
peintre a aperçu toutes les nuances de son modèle
et a voulu les rendre.
Lié, d'une part, avec Gérard et les peintres de la
pléiade impériale, de l'autre, avec David d'Angers,
Eugène Delacroix, Devéria, Gélestin Nanteuil, c'est-
à-dire avec les audacieux et les raffinés de l'école
nouvelle, il fut à même de comparer les deux esthé-
tiques et les deux méthodes. Il ne prit point parti
entre elles et fut éclectique en art comme il l'était
devenu en littérature. Il soumettait la peinture
romantique et la peinture classique au même crité- .
rium, et ce critérium n'était pas celui de l'impres-
sion. L'impression, pensait-il, diffère suivant les
individus ; dans un même homme suivant l'âge, l'hu-
meur, la disposition intime. A quelques années de
distance, il se rappelait avoir éprouvé, devant le
même chef-d'œuvre, des sensations différentes, par-
fois opposées. Gomment construire un système avec
de pareils matériaux? Gomment déduire des prin-
cipes permanents de ces mouvements passagers et
contradictoires de notre esprit. Donc, au lieu d'ap-
pliquer à la peinture, à la sculpture les lois de la
critique littéraire et de les juger d'après l'effet
qu'elles produisent en nous, nous devons les critiquer
d'après les lois qui leur sont propres, nous devons
nous inquiéter de la perspective, des proportions,
de la lumière, de la beauté et de la vérité des tons,
ainsi que de la manière dont ils sont obtenus et de
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TRAVAUX HISTORIQUES. 81
beaucoup d'autres choses semblables. Cette critique
est la vraie critique d'art. Seulement, elje déroute le
public qui ne la comprend pas, et elle demande une
éducation très complexe chez ceux qui la cultivent.
Mérimée s'éta^it donné cette éducation-là et, après
vingt ans d'expérience, ses rapports étaient devenus
— au jugement des connaisseurs — de véritables
modèles du genre : nourris, sobres, clairs, con-
cluants. Peu à peu, comme tous ceux qui s'occupent
exclusivement d'architecture, il en vint à lui subor-
donner les autres arts, à ne voir en eux que des
auxiliaires de l'architecture au point de vue déco-
ratif. Quant à l'architecture elle-même, il l'étudia à
toutes les époques, sous tous . ses aspects, dans
toutes ses applications. Architecture pélasgique,
celtique, grecque, romane, byzantine, gothique;
architecture civile, militaire et religieuse. En matière
d'architecture antique, il avait des. partis pris, des
colères qui montrent combien le sujet lui tenait au
cœur. Hors du dorique et de sa massive simplicité,
point de salut. « Je voudrais, écrivait-il à Charles
Lenormant en revenant de Pœstum, que l'inventeur
de l'ordre ionique fût pendu et que celui du corin-
thien fût roué vif. » En ce qui touche les cathédrales
du moyen âge, il eut sa .manière de voir un peu
étroite, un peu terre à terre, mais très personnelle.
Il laissait à d'autres le soin de traduire et de chanter
dans des pages lyriques, le symbolisme religieux
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82 PROSPER MÉRIMÉE.
dont les églises gothiques sont la manifestation
Lui, abordant la question par le côté historique,
évolutionniste, voyait ce même genre gothique naître
du roman et du byzantin par des gradations insen-
sibles, inaperçues, mais nécessaires. Pour lui, le
pilier était une déformation de la colonne, l'ogive
un plein cintre manqué, le contrefort extérieur un
expédient de constructeur ignorant et maladroit qui
a sacrifié le dehors au dedans et acheté la légèreté
apparente de l'édifice par des moyens grossiers et
enfantins. Des siècles d'efibrts pendant lesquels
l'imagination des artistes avait été constamment,
patiemment tendue vers le même objet, avaient enfin
introduit une sorte d'harmonie entre ces misérables
éléments et les avait élevés à la beauté. Théorie toute
technique et tout humaine de l'art gothique, bien
différente de la fièvre médiévale qui sévissait alors
autour de Mérimée, mais qui, cependant, fit de lui,
dans la pratique, un gardien aussi pieux, aussi jaloux
de nos vénérables monuments qu'auraient pu l'être
un Montalembert ou un Raoul Rochette.
En i83o, à travers tout le pays, une armée de spé-
culateurs — la fameuse a bande noire » — s'achar-
nait à détruire tout ce qui restait encore des
monuments de la vieille France. Ils avaient besoin
d'être défendus contre le mauvais vouloir, contre
l'ignorance, contre la cupidité et ausâi contre la
fausse science ou le zèle aveugle ^ Ici c'était le fana-
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TRAVAUX HISTORIQUES. 83
tisrae catholique, là c'était la fureur révolutionnaire
qui avait mutilé des statues; ailleurs c'était un con-
seil municipal, épris de propreté, qui avait fait
passer à la chaux des fresques anciennes ou de pré-
cieuses boiseries. Ailleurs on « restaurait » : ce qui
est souvent la façon la plus grave, la plus irrépa-
rable de manquer de respect aux ruines. Enfin le
gouvernement prit ces reliques menacées sous sa
protection et la commission des Monuments histo-
riques fut créée. Mérimée en était un des organisa-
teurs et en devint le secrétaire. Dans cette fonction,
il exerça une influence considérable sur la rédaction
des instructions données aux inspecteurs en même
temps que sur l'emploi des crédits et de l'autorité
ministérielle. Il est difficile de distinguer son œuvre
particulière au milieu de l'œuvre collective accom-
plie par ses collègues. On peut cependant citer
quelques monuments qui lui doivent plus spéciale-
ment leur conservation. Il partage avec M. de Mon-
talembert le mérite d'avoir sauvé la curieuse église
de Vézelay. Il a appelé l'attention des connaisseurs
sur l'église de Saint-Savin dont il a écrit l'histoire.
Le théâtre d'Orange, celui d'Arles, l'église de Saint-
Martin de Tours et la cathédrale de Laon doivent
beaucoup à ses persévérants efforts, et Ton peut
voir, par la plus récente correspondance de lui qui
ait été mise au jour, qu'aucune démarche ne coûtait
à ce paresseux, qu'aucun ennui ne rebutait ce blasé
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84 PROSPER MÉRIMÉE.
lorsqu'il s'agissait d'intéresser un ministre à quelque
débris artistique que l'étranger se préparait à nous
enlever ou même à une humble église de village
prête à tomber de vieillesse. Et par ce dévouement
intelligent, infatigable, à nos anciennes richesses
architecturales, non seulement il a sauvé beaucoup
de monuments, mais, par le fait même de cette pré-
servation, il a contribué à arrêter la décadence du
goût général et à provoquer un fécond mouvement
dans notre architecture moderne. « Si Victor Hugo
n'avait écrit Notre-Dame de Paris, affirme un éminent
critique d'art, et si Mérimée n'avait pas provoqué la
formation de la commission des Monuments histo-
riques, on aurait rasé tous nos vieux édifices pour
construire des Madeleines et des Bourses. » Si Ton
songe, en outre, que Mérimée a créé une tradition,
que ses successeurs, eux-mêmes des archéologues
et des artistes d'une valeur incontestable, se sont
fait un devoir et une gloire de le continuer, de
l'imiter en toute chose, qu'ils révèrent son souvenir
comme celui d'un maître, ainsi qu'en fait foi la lettre
adressée par M. Bœswillwald à l'auteur de Mérimée
et ses amis et publiée dans un appendice de ce
volume, on reconnaîtra sans difficulté que l'influence
artistique de Mérimée, quoique moins apparente, a
été encore plus décisive et surtout plus durable que
son influence sur la littérature. Que l'on ajoute à ses
rapports officiels, à ses Notes de voyage les huit
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TRAVAUX HISTORIQUES. 85
essais réunis en volume sous ce litre : Etude sur les
arts au moyen dge, avec les très nombreux articles
analogues semés dans la Revue des Deux Mondes et
dans le Journal des Savants^ on verra que ces tra-
vaux réunis tiennent une place importante dans la
collection de ses ouvrages. Et pourtant cette place
est encore loin de correspondre à celle que la cri-
tique d'art a tenue dans son labeur d'esprit. Il lui
a donné la moitié de sa vie, et cette moitié fut, sans
doute, la plus heureuse et la meilleure.
Sa profession, dira-t-on, le voulait ainsi. En tout
cas, sa vocation d'historien est encore plus spontanée,
puisque, pour s'y consacrer, il devait prendre sur
le temps que réclamait son métier, sur ses plaisirs
de mondain, sur ses succès de conteur applaudi. Le
fait est peu commun : il a besoin d'être expliqué.
D'ordinaire, à moins de caprice ou de folie, on
n'abandonne un champ de la pensée pour exploiter
un autre domaine qu'après avoir épuisé le premier.
Mérimée n'était ni capricieux, ni fou. Il a, jusqu'en
1832, réglé sa vie littéraire avec beaucoup de téna-
cité et de sang-froid. Il connaissait bien ses propres
ressources et il a été un bon ménager de ses talents.
Alors, pourquoi écrire une Guerre sociale, une Con-
juration de Catilina (après Salluste!)? Pourquoi pré-
parer une Vie de César? Pourquoi consacrer quatre
années de travail à une histoire de Don Pedre que
personne ne lui demandait et qui vint tomber, tris-
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86 PriOSPER MÉRLMÉK.
temeiit inaperçue, en pleine fièvre politique, entre
février et juin 1848, au lieu de donner au public
d*autres Co/o/w^a5, d'autres CarmenSy d'autres Arsènes
Guillots? Etait-il donc averti par certains signes pré-
curseurs, encore invisibles aux lecteurs, que la
faculté créatrice, précisément parce qu'elle avait
atteint en lui son apogée, touchait au déclin? Peut-
être. Et pourtant, qui l'empêchait de décrire les
passions de la jeunesse, puisqu'elles le troublaient
encore? Pourquoi n'aurait-il pas peint l'amour, puis-
qu'il aimait? Mais il est des hommes que la popularité
du romancier humilie presque s'ils ne la rehaussent
de quelque « succès d'estime » dans un genre
a sérieux ». On les a tant loués d'être amusants que
cet éloge prend, à la longue, je ne sais quel air
ironique. L'ambition d'ennuyer leur vient, et c'est
une ambition qu'on réussit toujours à satisfaire. Ce
genre de snobisme sévit principalement aux abords
des académies. Mérimée ne pouvait en être exempt,
puisqu'il visait à faire partie de deux sections de
l'Institut. Il était même un candidat plein de ferveur
et ne s'en cachait pas, lui qui se cachait de tout, lui
qui jouait si volontiers l'indifférence et l'indolence.
Il réquisitionnait tous ses amis, mettait en campagne
les vieilles femmes influentes, gravissait sans mur-
mure les escaliers les plus noirs, faisait en conscience
ce qu'il appelait « ses bassesses ». Dans ses lettres
soit à M. Lenormant, soit à M. de Saulcy, il parle de
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TRAVAUX HISTORIQUES. 87
ses travaux historiques très légèrement. Il traite de
« tartine » son histoire de la guerre sociale. On
s'imaginerait qu'il n'a songé à l'écrire que pour sur-
prendre les suffrages de l'Académie des Inscriptions,
et qu'une fois nommé il n'y reviendra plus. Rien ne
serait plus loin de la vérité. Tenons-nous en garde
contre ces fausses confidences : elles font partie
du programme général de défiance qu'avait adopté
Mérimée. En réalité, il adorait l'histoire. Il avait
commencé par la côtoyer en cultivant le roman
historique sans y croire. Pour lui, ce n'était qu'un
pis-aller, une approximation ou une déformation de
l'histoire, un « genre bâtard », et il est curieux de le
voir, dans la préface même de son roman historique,
se poser en adversaire du roman historique. Au
lieu d'écrire la Chronique de Charles IX, il eût voulu
composer une histoire de la Saint-Barthélémy. Cet
aveu explique tout. Donc, de i835 à 1848 et, encore,
de 1848 à 1870, mais avec moins de suite, de convic-
tion, de foi en lui-même et en son succès, il s'efforce
d'être un historien.
Il avait son système à lui, qui ne devait pas
grand'chose aux célèbres historiens de son temps.
Il s'était forgé son idéal d'après les anciens, mais
il ne les suivait pas tous avec le même respect.
Tacite lui semblait trop personnel, trop violent, trop
amer, le bon Hérodote trop bavard et trop menteur.
Il concevait une sorte d'histoire qui eût combiné
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88 PROSPER MÉRIMÉE.
Tintelligence politique de Thucydide, le savoir pra-
tique de Polybe, la psychologie de Salluste et les
merveilleux dons narratifs et descriptifs de Tite-
Live. Dans la préface citée plus haut, il déclarait
que l'histoire n'est qu'une série d'anecdotes et que,
quant à lui, il eût préféré de beaucoup les mémoires
d'une femme de chambre de Périclès à VHistoire de
la guerre du Pe'loponèse. Cette boutade ne rendrait
compte que bien incomplètement de sa méthode
historique. Il faut d'abord remplacer ce mot d'anec-
dote, tombé dans le discrédit. Par là, il entendait la
molécule historique, les innombrables petits faits
dont l'accumulation et le rapprochement restituent
le passé dans son" ensemble et dans sa vivante inté-
grité. Le respect du document était donc, pour lui
comme pour nous, la première, l'essentielle vertu de
l'historien; mais quel usage faire de ces documents?
Doit-on les interpréter, dégager des lois générales
de ces faits particuliers ou les disposer comme les
éléments d'un tableau? C'est à ce dernier parti qu'il
s'arrêtait. Il comprenait que l'évolution des mœurs,
celle des institutions et des idées, celle des intérêts
industriels et commerciaux réclame tous les jours une
plus large place dans nos récits historiques; mais il
était convaincu que tel principe, tel progrès social,
telle grande besogne de la civilisation s'incarne, à
un moment donné, dans un homme. C'est donc
l'âme de cet homme qu'il est intéressant d'étudier;
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TRAVAUX HISTORIQUES. 89
mais nos instruments d'analyse n'atteignent pas
directement les âmes. Nous ne connaissons l'homme
que par le dehors, par ses gestes, par ses paroles, .
par toutes les manifestations extérieures de son
intelligence, de ses passions, de sa volonté. C'est
ici qu'entrent en jeu les mille petits faits suggestifs
patiemment recueillis par l'historien. Exact et com-
plet autant que faire se peut dans ses informations,
fidèle dans le rapport qu'il nous en offre, il doit pos-
séder comme suprême qualité le sang-froid, l'im-
passibilité sans laquelle il n'y aurait point de réelle
impartialité. Il racontera le drame vécu, le drame
vrai de l'histoire comme le drame imaginaire qui est
sorti du cerveau des romanciers. Il dira la défaite
des Italiotes, l'écrasement de Gatilina, le duel tra-
gique de don Pedre et de don Henri, le meurtre
atroce du faux Démétrius du même air et du même
ton qu'il avait décrit la mort du petit Falcone et la
prise de la redoute, sans émotion, sans pitié, sans
douleur ni joie, comme un homme à qui tout ce qui
est humain serait étranger. Il croirait prévariquer
s'il écoutait les suggestions de sa sympathie, ou
même de sa conscience. Il ne permet pas à son ima-
gination d'intervenir, de compléter, de vivifier les
maigres éléments fournis par l'histoire, de recon-
stituer devant lui, d'après ces traits authentiques,
une figure ou une scène du passé. Quelquefois, loin
d'ajouter au drame, il le rogne, le refroidit. C'est
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90 PROSPER MÉRIMÉE.
ainsi qu'à la tragédie racontée par Salluste, il sub-
stitue une question de droit qui lui semble beaucoup
plus intéressante : Gicéron était-il dans la légalité
lorsqu'il faisait mourir les complices de Calilina?
A une époque où Guizot et Augustin Thierry
avaient publié leurs plus importants ouvrages, où
Michelet avait déjà paru, une telle conception de
l'histoire avait-elle beaucoup de chances de plaire?
Ne devait-il pas sembler aux lecteurs de 1840 que
Mérimée les ramenait vers des modèles surannés?
Ce qui vieillissait encore les œuvres historiques
de Mérimée, c'était le style, classique jusqu'à l'affec-
tation et quelquefois pompeux jusqu'au ridicule. Il
faisait alors pénitence pour les erreurs romantiques
de sa jeunesse, et, comme tous les convertis, se
montrait un peu excessif et intolérant. Quelques
années plus tard, écrivant à une dame qui lui avait
envoyé les lettres de saint Augustin pour « lui faire
du bien » et se tirant de ce mauvais pas par un peu
de critique littéraire, il nous a livré toute sa pensée
sur un point important- « Saint Augustin, dit-il,
écrit dans un latin de décadence qui est analogue à
la prose de Lamartine. » Evidemment il en était
venu à croire que la langue française avait atteint son
apogée avec nos excellents écrivains du temps de
Louis XIV et de Louis XV et que, dans notre France
du xixe siècle, l'heure de bien écrire est passée,
sauf pour ceux qui imitent les anciens modèles.
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TRAVAUX HISTORIQUES. 91
G*est là le dogme fondamental que propageait alors
l'enseignement universitaire et que l'Académie impo-
sait à ses candidats. Mérimée l'a cru et pratiqué.
Cet homme, si libre dans ses pensées, a été l'esclave
des mots. Ses livres d'histoire ont souffert plus que
les autres de cette mesquine et fausse théorie sur
l'évolution de notre langue. Ils ont été écrits dans
une langue morte, et c'est ce froid de mort qui nous
glace quand nous les lisons. N'était l'esprit critique, si
scrupuleux et si sûr dans son scepticisme, ils auraient
tous pu être composés au dernier siècle, oubliés dans
une armoire et mis au jour par le petit-fils de l'auteur.
On peut, d'après ce qui précède, apprécier ce
qu'il y avait de voulu et d'artificiel, ce qu'il y avait
de naturel et de spontané dans sa méthode, pour
quelle part entre le calcul et pour quelle part le
tempérament dans la composition de Mérimée histo-
rien. Candidat à l'Institut, il devait exagérer la
gravité pour être pris au sérieux et se faire par-
donner ses triomphes dans un genre réputé facile.
Fraîchement converti au classicisme, il devait
donner ses gages à sa nouvelle foi, protester, par
le ton de ses ouvrages, contre les historiens roman-
tiques ou alliés du mouvement romantique. Enfin,
en même temps qu'il servait son ambition et ses
rancunes, il suivait la pente où l'attiraient ses goûts,
ses aptitudes, l'orientation primitive de son esprit.
Toute autre considération mise à part, il est pro-
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92 PROSPER MÉRIMÉE.
bable que Mérimée eût composé ses- livres d'histoire
pour se satisfaire lui-même. Pendant qu'il les écri-
vait, il avait des crises de dégoût, des moments de
trouble et d'incertitude. Publiés, ils lui apportaient
peu de gloire et encore moins de profit. Mais la
période délicieuse était celle de la recherche, la
chasse aux documents et les voyages qu'elle néces-
sitait. Ces voyages de curieux et d'archéologue,
où il était libre de suivre sa propre fantaisie- au
lieu d'un itinéraire officiel, lui ont donné de vives
jouissances. A cet égard, aucun ne fut plus riche en
spectacles, en impressions, en trouvailles que celui
de 1840. Ce fut son pèlerinage de la Mecque, la
consécration de son retour à l'orthodoxie et un
hommage rendu au génie antique dans les lieux où
il a pris naissance, mais un hommage où l'ironie
resta toujours voisine de l'enthousiasme et où le
moqueur ne lâcha pas l'érudit d'une semelle.
Il venait d'achever une longue tournée en Corse,
durant laquelle il avait écrit Colomba et réuni les
matériaux d'une curieuse dissertation sur les anti-
quités de la vieille Gyrnos. Après ce double travail,
il s'accorda, à Naples, quelques semaines de volup-
tueuse oisiveté. Après quoi, il visita la Grèce en
compagnie d'Ampère et de Charles Lenormant.
Mais un accident, accompagné de circonstances
singulières, le priva bientôt d'un de ses deux com-
pagnons. « Nous étions ensemble, racontait Mérimée
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TRAVAUX HISTORIQUES. 93
dans une lettre, près de vingt ans après l'événement,
nous étions ensemble, allant aux Thermopyles, des-
cendant un ravin très roide à pied, tenant nos che-
vaux par la bride. Nous vîmes tout à coup, sur la
crête de la pente opposée dudit ravin un homme qui,
malgré l'escarpement et les rochers, allait courant
comme s'il tombait. Il avait pourtant un grand man-
teau blanc, un long fusil, et un daim mort sur les
épaules. Il fut au fond du ravin avant nous et là nous
nous rencontrâmes. Je lui demandai s'il voulait
nous vendre son daim. Il me répondit : « Je veux le
« manger avec mes amis ». Gela se dit en grec : tous
filous mou. Ce mot de « filous » me fit rire, car cet
homme avait très mauvaise mine. Au moment de
remonter à cheval, M. Lenormant me demanda ce
que je pensais de cet homme. Je lui répondis qu'il
m'avait tout l'air de Samiel, le chasseur sauvage.
« Non, dit-il, je crois que c'est le diable. — C'est
«très probable », luidis-je, et je partis en avant avec
Ampère. Au bout d'un moment, surpris de ne pas
entendre des pas de chevaux derrière nous, je me
retournai et je vis M. Lenormant par terre avec
l'épaule démise. C'était loin de tout secours. Nous
le portâmes comme nous pûmes dans un village, et il
se passa deux jours avant que nous pussions trouver
un médecin. Pendant ces deux jours, il resta à peu
près seul et, plus lard, il a raconté qu'il avait
employé ce temps à réfléchir et qu'il s'était con-
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94 PROSPER MERIMEE.
verli. » Lorsque Lenormant, dans son cours, con-
fiait à ses auditeurs qu'il avait vu le diable, il ajou-
tait, paraît-il : « M. Mérimée l'a vu comme moi. »
On vient de voir ce qu'en pensait Mérimée.
Il ne fut pas moins sceptique à l'endroit de Léo-
nidas lorsqu'il étudia le champ de bataille des Ther-
mopyles, son Hérodote à la main, comme il avait
étudié le siège de Gergovie avec les Commentaires.
Depuis vingt -trois siècles, beaucoup de choses
avaient changé ; d'autres étaient restées étonnamment
identiques à elles-mêmes. Là où il cherchait la mer
qui fermait jadis l'étroit défilé, il ne voyait qu'une
large plaine plantée de betteraves, et à la place du
lion de pierre érigé par les Spartiates, un corps de
garde occupé par les Ghorophylaques.
En revanche, lorsqu'il entendit craquer sous ses
pas les feuilles sèches des yeuses, il se rappela que
ce même bruit avait averti Léonidas de l'approche
des Immortels lorsqu'il fut cerné et que vint l'heure
de la lutte finale. Ce ne fut pas sans émotion — il
en est convenu lui-même - — qu'il gravit le tertre
vert où étaient tombés les derniers combattants.
Quant à Léonidas, sans rien rabattre de son cou-
rage, Mérimée estimait qu'il s'était montré, en cette
circonstance, un piètre général. « Il eut le tort d'oc-
cuper de sa personne un défilé imprenable et de
s'amuser à tuer des Persans, tandis qu'il abandon-
nait à un lâche la garde d'un autre défilé, moins
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TRAVAUX HISTORIQUES. 95
difficile, qui débouchait à deux lieues en arrière des
Thermopyles. Il mourut en héros, mais qu'on se
représente, si l'on peut, son retour à Sparte, annon-
çant qu'il laissait aux mains du Barbare les clefs
de la Grèce! »
Voilà bien, semble-t-il, la vision claire et le lan-
gage précis de l'historien critique. C'est dans cet
esprit qu'il parcourut la Grèce, essayant de démêler
le vrai du faux et de retrouver l'histoire sous la
légende, prêt à goûter ce qu'il voyait, mais à bon
escient et toujours en garde contre les illusions ou
les surprises : sorte d'état d'âme intermédiaire entre
la fièvre admirative de Byron et l'impertinence sys-
tématique d'Edmond About.
Il continua son voyage seul avec Ampère, et, de
Grèce, passa en Asie Mineure. Ils quittèrent Smyrne
pour se rendre à Ephèse, avec une escorte cosmo-
polite, composée d'un Grec né à Peshawur, d'un
Français qui avait oublié sa langue et d'un Turc qui
s'enivrait de rhum. Mérimée était porteur d'un pas-
seport poétiquement libellé par un gendarme turc
et qui lui attribuait « des yeux de lion et des cheveux
de tourterelle ». Il faut ajouter qu'il avait laissé
pousser une énorme paire de moustaches qui devait
singulièrement changer le caractère de sa physio-
nomie. L'homme restait le même, calme, attentif,
prompt à prendre une note ou un croquis avec tout
le sang-froid et le coup d^œil scrutateur de l'archéo-
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96 PROSPER MÉRIMÉE,
logue en tournée. A peine entré dans Éphèse, il
jugea cette architecture coquette et barbare « G': était
l'œuvre d'artistes grecs travaillant pour le goût
romain ». Cependant Ampère s'abandonnait à ses
sensations : « Le théâtre était rempli par un trou-
peau de chèvres noires. Un petit chevrier turc
sifflait, assis sur un débris. Une immense volée
de corneilles décrivait de longs circuits dans les
airs. Vers la montagne, le ciel était pluvieux et gri-
sâtre et d'un éclatant azur du côté de la mer. Sur
des nuages cuivrés passaient des nuages blancs
comme des spectres. Par moments, une lueur claire et
pâle illuminait les ruines immenses, les cimes sévères,
la plaine déserte. Je n'ai rien vu de plus sublime. »
Une réminiscence, tombée par hasard de la plume
de Mérimée bien des années après, dans une lettre
intime, nous dit la fin de cette journée d'Ephèse, et
ce qu'il advint de ce ciel étrange partagé entre l'azur
et la nuée orageuse. Les deux amis passèrent la
soirée dans un petit café, pendant que le tonnerre
et les éclairs faisaient rage. Ampère, à la lueur d'une
petite lampe, lisait un livre chinois, et Mérimée
s'étonnait, car comment travailler hors de chez soi,
quand on n'a ni sa table, ni ses chats, ni ses bou-
quins, ni rien de ce monde familier qui entoure
l'écrivain et semble collaborer avec lui?
Le dernier épisode de ce voyage nous montre
Mérimée et Ampère assaillis par des chiens sau-
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TRAVAUX HISTORIQUES. 97
vages sur remplacement de la citadelle de Sardes et
prenant un bain dans le Pactole; non un bain de
richesse, mais un bain de propreté qui leur parut
encore plus agréable. Au retour, Mérimée s'arrêta
encore à Rome. Il y reçut une lettre de Chateau-
briand qui mêlait dans un compliment bizarre
Colomba et Catilina, et faisait voir plus d'empresse-
ment que d'adresse à caresser les jeunes talents.
Revenu à Paris, Mérimée recommença ses tra-
vaux d'approche autour de l'Institut. L'Académie,
pour se donner, exige qu'on se déclare et qu'on lui
fasse la cour : Mérimée fit voir qu'il s'entendait à ce
jeu. Son ardeur paraît avoir un peu étonné et fort
amusé ses amis. Doudan, bien placé, comme on sait,
pour recueillir les malices du monde aristocratique et
académique, écrivait au prince de Broglie : « Mérimée
consulte le sort en ouvrant un Homère au hasard
et en interrogeant le sens des premiers mots de la
page ». Doudan ne se trompait que sur un point :
ce n'était pas Homère, mais Virgile qui rendait les
oracles. Mérimée raconte dans une lettre à Charles
Lenormant qu'il est tombé sur le vers :
DUauUant ripae, refluitque exterrltua amnis,
ce qu'il traduit librement par : « La porte s'ouvre
et terne eau est refoulée ». En effet, l'oracle s'accom-
plit, et, le i8 novembre 1 843, l'historien de la guerre
sociale et de la conjuration de Catilina était élu
7
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98 PROSPER MÉRIMÉE.
membre libre de l'Académie des Inscriptions par
vingt-cinq voix contre onze, données à M. Ternaux.
La faction cléricale, le parti de l'École des Chartes,
conduit par Raoul Rochette, essuyait une déroute,
soit à cause de l'insuffisance de son candidat, soit
parce que Mérimée n'avait pas autant d'ennemis ni
aussi acharnés qu'il s'en flattait.
Quelques jours après, il prenait sa place parmi la
docte compagnie : « J'ai fait hier mon entrée à
l'Académie, écrivait-il à Mme de Montijo. Le secré-
taire perpétuel, ayant mis des gants dont il n'use, je
crois, qu'à celte occasion, m'a conduit par la main
comme sa danseuse, au milieu de l'auguste assem-
blée, qui s'est levée en pied comme un seul homme.
J'ai fait quarante saints, un pour chaque membre.
Je me suis assis et tout a été dit. Heureusement qu'à
cet établissement on ne fait pas de discours comme
à l'Académie française. »
Son élection à l'Académie française, qui eut lieu
le i4 mars i8'f4, fut beaucoup plus disputée. Il ne
passa qu'au septième tour de scrutin, avec dix-neuf
voix, tandis que M. Casimir Bonjour en obtenait
treize et qu'une s'égarait sur de Vigny. Le lende-
main. Mole et Salvandy, après avoir lu Arsène
Guillot manifestèrent publiquement le regret de
l'avoir nommé. Réduite à dix-sept, la majorité fût
encore restée acquise à Mérimée.
Son discours de réception lui donna mille peines.
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TRAVAUX HISTORIQUES. 99
Il avait à louer un homme qu'il n'aimait point et
n'estimait guère, Charles Nodier. Il lui en voulait
d'avoir écrit des ouvrages qu'il fallait lire pour com-
poser son oraison funèbre. Il lui en voulait d'avoir
groupé et abrité dans son fameux salon de l'Arsenal
la jeune couvée romantique. Faux proscrit, faux
érudit et peut-être aussi faux bonhomme — l'ex-
pression n'était pas encore créée, mais le type exis-
tait, répandu à nombreux exemplaires, dans la
société et dans la littérature, — Nodier ne lui parais-
sait avoir été sincère en rien. Même ce qui, dans
l'auteur de Trllby et de la Fée aux Miettes, est
presque bon et à moitié durable, la grâce maniérée,
la gentillesse idyllique, le tour d'imagination rêveuse
et vague, le gothique joujou qui met Notre Dame de
Paris en conte de nourrice, Mérimée ne comprenait
rien de tout cela. Pendant qu'il limait les phrases
polies, décentes, discrètement laudatives de sa
harangue, l'envie lui venait de prendre un ton tout
opposé et de démolir son héros en quelques paroles
brutales et cinglantes. Il se soulageait, du moins, en
racontant à ses amis les anecdotes scabreuses ou
ridicules qui étaient venues à sa connaissance et qui
ne pouvaient trouver place dans la harangue acadé-
mique. Entre autres celle qui montre Nodier rece-
vant le fouet à neuf ans des mains d'une dame de
Besançon à laquelle il avait eu l'aplomb de donner
un rendez-vous.
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100 PROSPER MÉRIMÉE.
Un discours écrit dans de telles dispositions ne
pouvait être bon. D'ailleurs, l'éloquence n'était pas
son fait. Gomment eût-il été éloquent, alors qu'un
mot de trop le faisait souffrir et qu'il était, en toutes
choses, l'ennemi implacable de la rhétorique ? Toutes
les fois qu'il eut à parler en public, il fut médiocre
et banal, mais il ne l'a jamais été davantage que le
jour de sa réception à l'Académie, si ce n'est quand
il y souhaita la bienvenue à son ami Ampère. En
pareil cas, il était toujours enchanté de lui-même.
Mais le témoignage qu'il se rendait était bien moins
une illusion de sa vanité que la joie, presque naïve,
d'avoir survécu à une épreuve qui lui était horri-
blement pénible. Le jour de sa réception, il était
« plus vert que les broderies de son habit » et il
avait « l'air d'un homme qu'on mène pendre ». Le
moyen de s'étonner après cela, que, le soir, il se
tînt pour satisfait !
Dans son discours, il s'était religieusement con-
formé à toutes les traditions du lieu, alors plus
étroites qu'à aucune époque. Il croyait avoir été très
hardi, très indépendant, très personnel en mêlant à
ses professions de foi toutes classiques, l'expression
d'une vague réserve en faveur du xvi® siècle fran-
çais et des génies étrangers. A part ces quelques
mots, rien n'eût empêché M. Casimir Bonjour lui-
même, s'il avait été élu, de penser et d'écrire ce
discours. Il n'est, du reste, nullement supérieur à
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TRAVAUX HISTORIQUES. 101
celui de M. Etienne, qui était chargé de recevoir le
nouvel élu et de le faire passer sous un arc de
triomphe, parfois très semblable aux fourches cau-
dines. Mais M. Etienne n'y entendait point malice.
Il loua Mérimée de ce qu'il avait fait et plus encore
peut-être de ce qu'il allait faire : a Que ne devons-
nous pas attendre de cette histoire du conquérant
des Gaules que vous nous avez promise et à laquelle
vous venez de préluder avec tant de succès ! »
En effet la vie de César devait compléter la tri-
logie commencée avec la guerre sociale et la con-
juration de Gatilina. Ce grand sujet l'attirait, le
passionnait : le mot n'est pas trop fort, même quand
il s'aigit de Mérimée. Une médaille de César le
plonge dans le ravissement, il suit son héros de
champ de bataille en champ de bataille ; il apprend,
pour mieux le comprendre, la technique de la
guerre romaine. Le nom et le souvenir de César
reviennent à chaque instant dans ses lettres intimes.
En voyage, tout le fait songer à César. C'est le nez
de Wellington; ce sera, plus tard, le crâne de
Morny. Barbes, qu'il voit enfermé au Mont Saint-
Michel, c'est César à ses débuts, prêt à se jeter
dans toutes les équipées et dans toutes les folies
politiques de son temps.
Ce livre qui le hantait, qui l'obsédait, qui devait
être son « maître livre », l'a-t-il écrit? On le croi-
rait, à lire certaine lettre à M. Lenormant où il en
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102 PROSPER MÉRIMÉE,
est question, comme s'il n'y avait plus qu'à envoyer
le manuscrit à l'imprimeur. M. de Loménie, qui
puisait ses renseignements dans la famille Lenor-
mant, croyait fermement à l'existence de ce manus-
crit. Bien plus, il était persuadé qu'il l'avait tenu
dans les mains à l'époque où tous les papiers de
Napoléon III étaient au pouvoir du gouvernement
de la République. Cependant ces papiers ont été,
finalement, remis aux héritiers de l'Empereur, et la
Vie de César, par Mérimée, ne s'y trouve pas. Où
donc est-elle? Qu'est-elle devenue? Voilà un mys-
tère à débrouiller pour les chercheurs d'énigmes.
Il est vraisemblable que cette Vie de César n'a
jamais été écrite et que le manuscrit, touché, mais
non lu par M. de Loménie, n'était qu'un simple
mémoire à consulter, rédigé par Mérimée sur le
désir de l'Empereur, avec les notes autrefois réunies
pour l'exécution du même travail. On remarquera le
grand nombre d'années écoulées entre la flatteuse
mise en demeure de M. Etienne et la collaboration
de Mérimée à la Vie de César par Napoléon III. Qui
empêchait Mérimée, pendant ce laps de temps, de
publier son propre livre? Qui l'obligeait à chercher
d'autres sujets d'étude dans l'histoire d'Espagne et
dans l'histoire de Russie? S'il a renoncé à César,
c'est donc librement et de son plein gré, longtemps
avant que Napoléon III eût fait connaître ses pro-
jets. Le blâmera-t-on d'avoir mis à la disposition de
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TRAVAUX HISTORIQUES. 103
l'Empereur sa connaissance du sujet et les maté-
riaux qu'il n'avait point utilisés? 11 eût été capable
de montrer une égale complaisance envers tel écri-
vain de ses amis qui se serait trouvé dans le même
cas. Il ne faut pas oublier qu'il déconseilla d'abord
l'entreprise à son souverain. Il eût voulu que l'Em-
pereur se contentât de la mémorable préface que
l'on sait. Il voyait donc d'immenses difficultés à
écrire l'histoire de César, et il est bien permis de
croire qu'il avait reculé lui-même devant ces diffi-
cultés.
Essayons de nous figurer ce qu'eût été la Vie de
César par Mérimée. Gomme on l'a vu, César le fas-
cinait par ses vices aussi bien que par ses talents.
En lui palpant le crâne, il lui avait découvert
« toutes les bosses du bien et du mal », et l'examen
de ses actions donnait à peu près le même résultat.
César avait aimé les femmes, l'art, la guerre, tout
ce qui, selon Mérimée, valait la peine d'être aimé.
A la fin, il avait aimé, et très sincèrement, le bien
public. « Il avait commencé par être un fort mau-
vais drôle — c'est Mérimée qui parle — et il allait
devenir honnête homme au moment où il avait été
assassiné. » Du mauvais drôle que César a été
ou de l'honnête homme qu'il allait être, lequel plai-
sait le plus à Mérimée? le point n'est pas facile à
résoudre, mais quelle savoureuse vie de César il
nous eût donnée s'il l'avait développée sur ce ton et
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104 PROSPER MÉRIMÉE,
dans cet esprit, s'il l'avait écrite à la Stendhal ou
mieux à la Mérimée, j'entends à la façon du Mé-
rimée de la Chronique et des Lettres à Panizzi, qui
était si prompt à pénétrer et si habile à peindre les
caractères et l'intrigue de la comédie mondaine ou
politique. Mais ce n'est pas ce Mérimée-là qui eût
écrit la Vie de César. Il eût passé la plume — la
fameuse plume d'oie, taillée par un garçon de l'In-
stitut — à Mérimée l'épigraphiste, le numismate, le
paléographe et l'archéologue, à Mérimée membre de
deux Académies. Il se fût étudié à être « froid et
juste » : adieu le charme, l'ironie, la désinvolture,
le diable au corps, le je ne sais quoi.
L'amant de Gléopâtre y eût perdu : le réformateur
de la République y eût- il gagné? Mérimée était
arrivé très vitej comme tous les dilettantes, à croire
que la liberté ramène infailliblement le désordre ou
la corruption; que les peuples doivent être conduits
au bonheur les yeux bandés; que les principes ne
sont rien, les hommes tout et qu'en somme un tyran
de génie qui organise la démocratie, en lui donnant
du pain et des jeux, est peut-être la moins mauvaise
constitution que l'on connaisse ici-bas. Cette idée,
c'est la (( religion des héros » de Garlyle, ou la
théorie des « hommes providentiels » telle qu'elle
apparaît dans la préface impériale dont il vient
d'être question. Présentée avec une véhémence pas-
sionnée ou avec une conviction sereine et mystique,
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TRAVAUX HISTORIQUES. 105
elle a pu s'imposer comme un dogme à certaines
intelligences. Avec l'esprit, à la fois douteur et tran-
chant de Mérimée, elle risquait de prendre l'aspect
d'un dur et méprisant paradoxe. Il sentit probable-
ment que ses épaules ne porteraient pas jusqu'au
bout ce lourd sujet. Pour faire de César un grand
tribun démocratique, il n'avait pas toute la convic-
tion, ni — faut-il le dire? — toute l'illusion néces-
saire. Il ne trouvait pas en lui le courage d'ignorer
certains faits, d'en interpréter d'autres comme il eût
fallu. Peut-être aussi désespérait-il de combler cer-
taines lacunes, d'expliquer certaines contradictions
et de résoudre certains problèmes d'érudition, de
façon à se satisfaire lui-même et à éviter les raille-
ries de la critique allemande. C'est pourquoi il se
tourna d'un côté tout différent . Pendant que
M. Etienne continuait à attendre la Vie de César,
Mérimée était fort occupé à écrire celle du roi don
Pedre.
La comtesse de Montijo n'avait certainement pas
été étrangère au choix de ce nouveau sujet : elle
l'aida de tout son pouvoir dans l'exécution. Elle mit
en mouvement tout ce qu'elle connaissait de savants
hommes en Espagne — elle en connaissait beau-
coup — pour lui procurer des documents. De son
côté, il ne s'épargna point. On le voit travaillant à
Barcelone entre deux archivistes, le père et le fils,
qui lui apprennent à déchiffrer le vieux catalan. De
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106 PROSPER MÉRIMÉE.
là, il va courir en Angleterre à la recherche d'un
manuscrit espagnol du xiv® siècle qui est venu se
nicher dans la bibliothèque d'un grand seigneur.
Quelquefois sa conscience historique est traversée
de scrupules qui le mettent mal à l'aise. Il a choisi
don Pedre pour texte, parce qu'il a cru voir en lui
le rude, le hâtif ouvrier de la centralisation monar-
chique et de l'unification espagnole, qui a échoué en
i365 dans l'œuvre accomplie cent ans plus tard et
qui a payé de sa vie l'erreur de s'être trompé de
siècle en naissant. Par moments, il ne voit plus en
lui qu'un gueux sombre et féroce. Alors il est près
d'abandonner le livre : son amie le soutient, le ranime,
étant de celles qui ne doutent jamais, pas plus que
son cousin Ferdinand de Lesseps.
Enfin V Histoire de don Pedre /*'" vit le jour, mais les
livres ont leur destin, et l'ironique destin de celui-ci
voulut qu'il portât le millésime de 1848. Il eût fallu
bien de la philosophie et de la vertu pour s'inté-
resser à la rivalité de don Pedre et de don Henri
entre la bataille de Février et la bataille de Juin. Le
livre a été traduit en anglais presque immédiate-
ment, j'ignore avec quel succès. En France, il n'a
jamais été réimprimé et ne s'est point relevé de
cette malencontreuse entrée dans le monde. Or, cet
oubli est-il juste? M. de Loménie, cédant peut-être
à un accès de complaisance envers soi-même à la
pensée que, presque seul parmi sa génération, il avait
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TRAVAUX HISTORIQUES. 107
lu don Pedre, assurait l'Académie française, le jour
de sa réception, que c'était le meilleur ouvrage histo-
rique de Mérimée. Il me semble que c'en est à la
fois le meilleur et le plus mauvais, celui où il y a
le plus de qualités et le plus de défauts, où le système
donne tous ses fruits et révèle toutes se^ pauvretés,
toutes ses faiblesses. Dans aucun autre de ses ouvra-
ges, il n'a tant sacrifié aux superstitions académi-
ques et à la déplorable préoccupation de bien écrire.
Le langage, en bien des pages, est pis que vieux :
il est vieillot. On dirait qu'il a passé la pierre ponce
sur l'originalité de son style afin d'obtenir ce poli,
cette fade perfection que réclamait a la muse sévère
de l'histoire ». Dans Don Pedre, il a suivi plus fidèle-
ment que jamais les errements des anciens. Sa bataille
de Navarete est une vraie bataille de Tite-Live :
claire, animée, dramatique. C'est sous la forme de
discours, directs ou indirects, qu'il traduit toutes les
pensées politiques de ses personnages. Ce qu'il y a
de meilleur dans Don Pedre, ce sont les connais-
sances de toutes sortes que le livre suppose, et qui
se présentent sans cesse sous forme d'allusions, de
souvenirs, de comparaisons. Lorsque Mérimée veut
nous faire comprendre la tactique ou l'armement du
moyen âge qu'il connaissait à fond, il l'explique
en l'opposant à l'armement ou à la tactique des
Romains qu'il connaissait également bien. Lorsqu'il
fait le tableau des institutions si curieuses et si par-
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1Ô8 ï*tlOSt>ËR MÉRIMÉE.
ticulières de la Gastille au xiv® siècle, il l'éclaîre en
faisant ressortir les ressemblances ou les contrastes
avec la France ou l'Angleterre du même temps qui
ne lui étaient pas moins familières *. h' Histoire de don
Pedre — Mérimée l'a loyalement reconnu dans sa
préface — 'n'est guère que la chronique d'Ayala ,
modernisée, commentée, contrôlée et, en quelques
parties, complétée. On cherche, du moins, des conclu-
sions qui appartiennent en propre à Mérimée, mais
le même scrupule, la même inquiétude qui l'avait
troublé au cours de son œuvre, l'a empêché de con-
clure nettement et le livre nous laisse précisément
dans le doute d'où il devait nous tirer. En somme,
demeure-t-il prouvé que don Pedre a voulu autre
chose que régner et faire du mal à ses ennemis?
Voyait-il plus loin que son temps? A-t-il été un
a cruel », ou un « justicier »? N'a-t-il eu que des
passions? A-t-il eu un système? Ou bien a-t-il eu à
la fois, comme Louis XI, Henry VIII, Louis XIV et
Pierre le Grand, un système et des passions?
En d'autres temps, Mérimée aurait pu regarder le
médiocre succès d'un livre si soigneusement, si
longuement, si amoureusement préparé, comme un
avertissement significatif. Mais, en 1848, il n'y avait
de succès pour personne. Le bruit qui se faisait
1. Aussi a-t-on peine ù s'expliquer par suite de quelle dis-
traction il a pu nommer, comme le successeur d'Edouard III,
le roi Edouard IV, qui n'a régné qu'un siècle plus tard.
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TRAVAUX HISTORIQUES. 109
dans la rue empêchait d'entendre ce qui se disait
dans les salons et dans les Académies. Même là, on
ne songeait plus qu'à discuter les événements du
jour et les dangers du lendemain. Parlant des mani-
festes, des professions de foi, des affiches électo-
rales de toute nature qui bariolaient les murs de la
capitale, il écrivait tristement : a Pendant long-
temps, nous n'aurons pas d'autre littérature ». Il
n'était pas sans inquiétude sur son avenir. De
même qu'il s'était trouvé un des vainqueurs de Juillet
sans avoir pris part à la bataille, il sentait qu'il était
un des vaincus de Février, bien qu'il n'eût jamais eu
beaucoup de sympathie pour le souverain déchu ni
beaucoup de respect pour le régime parlementaire.
Ses hautes relations orléanistes le rendaient suspect,
et il n'était pas homme à renier ses amis ou à flatter
les maîtres du jour. La comtesse de Montijo, alarmée
de cette situation et du profond découragement qui
perçait dans les lettres de Mérimée, lui offrait un
asile à Madrid, pour lui et pour sa vieille mère.
Déjà connu et apprécié là-bas, puisqu'il venait
d'être élu membre de l'Académie de l'histoire, il y
poursuivrait, sinon à l'abri des révolutions, du moins
parmi des révolutions qui ne le concernaient point,
sa carrière d'écrivain, tranquille et honoré, en atten-
dant que des jours meilleurs eussent lui pour la
France. Cette proposition toucha beaucoup Mérimée,
mais il ne l'accepta point, non plus qu'aucune des
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110 PROSPER MÉRIMÉE.
offres amicales qui raccompagnaient. Il ne se sentait
pas le droit de se désintéresser des événements qui
troublaient son pays. Son devoir de citoyen était à
Paris et il tenait à le remplir. C'est ce qu'il fit
entendre à Mme de Montijo, mais avec une discré-
tion qui, selon son habitude, évitait les grands mots.
Ces lettres à Mme de Montijo sont bien faites
pour nous consoler des impertinences qu'écrivait à
son ami Stendhal le chef de cabinet de M. d'Ar-
gout. Graves, douloureuses, clairvoyantes, impar-
tiales dans leur sévérité, elles racontent au jour le
jour ces temps de malaise et de fièvre dont la tris-
tesse a pu être égalée, mais non dépassée par les
terribles semaines de 1871. Il vit de près tous les
événements. Il était aux Tuileries le 24 février; et
c'est à son bras que Mme Delessert, la femme du
préfet de police, put sortir du palais envahi. Il faisait
partie du bataillon de la garde nationale qui délivra
la Chambre de l'émeute le i5 mai. Pendant les jour-
nées de juin, il ne quitta guère l'uniforme, et par les
spectacles qu'il rapporte, nous pouvons juger qu'il
ne s'épargna point, car le poste le plus intéressant
était aussi le plus dangereux. Il assista à des actes
de dévouement sublime et de féroce cannibalisme. Il
attribuait les uns à l'âme populaire, les autres aux
démagogues qui la trompent et l'irritent pour
exploiter ses erreurs et ses colères. L'horreur de
cette révolution sociale, vue de si près, ne s'effaça
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TRAVAUX HISTORIQUES. 111
point et demeura, tant qu'il vécut, un de ses senti-
ments les plus forts.
Ses prévisions pessimistes allaient bien au delà
du présent. Il croyait assister à la décomposition
d'une société, à la fin d'un peuple. Il eût fallu un
homme pour nous sauver, et cet homme ne se mon-
trait point. Qui sait si l'Europe n'allait pas se lever
pour nous mettre à la raison? Enfant, il avait vu les
chevaux des Cosaques parqués dans les Tuileries ;
il s'attendait presque à les y revoir, au déclin de sa
maturité. Il se rassura un peu pendant les années
qui suivirent. Mais, durant ces années-là, nous le
perdons de vue en quelque sorte. Pour une raison
ou pour une autre, ses lettres de cette époque sont
très rares et sa vie intime se dérobe à nous. Quant
à son œuvre littéraire, elle se compose de nombreux
rapports au ministre, de quelques articles de critique
artistique et historique insérés dans la Revue des
Deux Mondes et de deux ou trois notices biogra-
phiques. Quelques fragments, parus dans le Magasin
pittoresquCf sans nom d'auteur, indiquent chez lui le
désir de battre monnaie avec son érudition. C'est
alors qu'il commença l'étude du russe et publia ses
premières traductions de cette langue. C'est à celte
même période qu'il faut rapporter le petit écrit ano-
nyme intitulé H. B., dont le cynisme lui a été si sou-
vent reproché. Cet ouvrage, si précieux pour l'intelli-
gence du véritable Beyle et du véritable Mérimée, a
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112 PROSPER MÉRIMÉE,
été plusieurs fois réimprimé, mais toujours en
secret. Personne ne Ta lu, mais tout le monde le
connaît, car il n'y a pas une seule ligne de cette sin-
gulière oraison funèbre qui n'ait été vingt fois citée
par les critiques et les historiens de la littérature.
On se décidera sans doute à la donner au public qui
en a vu bien d'autres depuis quelques années et qui
ne comprendra guère la pruderie des générations
précédentes.
En i8jo, une malice d'Arsène Houssaye, alors
administrateur général de la Comédie-Française, fît
de lui, pour quelques soirées, ce que depuis long-
temps il avait dédaigné ou désespéré d'être : un
auteur dramatique. Malice double. En représentant
le Carrosse du Saint- Sacrement ^ cette délicieuse
petite saynète, insérée, en i83o, dans la seconde
édition de Clara Gazuly Arsène Houssaye se propo-
sait de faire enrager le parti des évêques, alors tout-
puissant. En donnant le rôle de la Périchole à
Augustine Brohan, il rapprochait Mérimée d'une
femme dont on le disait fort épris et se ména-
geait, par là, à lui-même, un divertissement de haut
goût, rien n'étant plus amusant, paraît-il, que le
spectacle d'un homme d'esprit amoureux pour un
autre homme d'esprit qui ne l'est pas. La comé-
dienne, lasse de jouer toujours les soubrettes, se
passionna pour ce joli rôle et écrivit elle-même à
Mérimée pour lui demander son autorisation. Mais
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TRAVAUX HISTORIQUES. 113
elle eut grand'peine à vaincre sa résistance. Les
circonstances qui ramenaient les cléricaux au gou-
vernement pouvaient présenter quelque analogie avec
celles de 1829; les Falloux et les de Grouzeilhes
avaient, peut-être, un certain air de famille avec les
Villèle et les Polignac ; mais la situation de l'auteur
était toute changée. En 1829, il avait tout à gagner,
en i85o tout à perdre en attaquant des hommes de
qui dépendait sa position et avec lesquels, d'ailleurs,
il sympathisait maintenant en beaucoup de points,
puisqu'ils défendaient la société contre ses éternels
ennemis. Il avait grande envie de faire plaisir à la
comédienne, mais ne se souciait plus autant de faire
de la peine aux évêques. Il finit par donner son con-
sentement, mais de mauvaise grâce. En tout cas,
Houssaye fut privé du petit divertissement qu'il
s'était préparé. Mérimée ne parut qu'une fois aux
répétitions et ne prit aucune part à la mise en scène.
Le jour de la première, il arriva, escortant deux
dames. Comme il allait entrer dans sa loge, il
entendit des bruits hostiles dans la salle. « Est-ce
moi qu'on siffle? demanda-t-il à Houssaye. Je vais
siffler avec les autres. » Et, sur ce mot, il entra. Aux
soirées suivantes^ la pièce ne fut ni attaquée ni
défendue; la presse se montra ironique ou indifPé-
fentci Après cinq représentations, on retira le Car»^
rosse de l'affiche; une indisposition, réelle ou pré-
tendue, de l'actrice couvrit la retraite.
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114 PROSPER MÉRIMÉE.
Bien que Mérimée eût affecté de prendre gaîment
son échec, cet enfant gâté de la popularité littéraire
garda un pénible souvenir de ce contact, unique
dans sa vie, avec une rude et directe malveillance.
Il en voulut secrètement à ceux qui lui avaient attiré
une si désagréable expérience. En revanche, il n'eut
à blâmer que lui-même des ennuis que lui donna
l'affaire Libri.
M. Libri avait été un des favoris du précédent
régime. Cependant des soupçons s'élevaient contre
lui bien avant la révolution de Février. On l'accusait
d'avoir abusé de sa haute situation pour soustraire
des livres précieux dans les collections publiques et
des dénonciations discrètes avaient obligé le gouver-
nement à ouvrir une enquête. Le rapport judiciaire
qui résumait les résultats de cette enquête se trou-
vait, au 24 février, sur l'a table de M. Guizot. La
révolution s'en saisit et publia le document. Il ne
restait plus à la magistrature qu'à poursuivre; c'est
ce qu'elle fit. Prévenu à temps, M. Libri, avec
toute la dextérité d'un escamoteur, avait mis sa
personne, sa fortune et sa bibliothèque à l'abri, de
l'autre côté de la Manche. Il fut condamné par
contumace et se défendit de loin par des facturas
de forme plus agressive qu'apologétique. C'est à
ce moment que Mérimée intervint dans ce malheu-
reux débat. Il considérait M. Libri comme une vic-
time politique. Il le voyait flétri par les hommes,
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TRAVAUX HISTORIQUES. H 5
qu'il avait eus lui-même pour adversaires assidus,
c'est-à-dire le clan archéologique, à tendances clé-
ricales, dont le quartier général était à l'Ecole des
Chartes. Ne l'avait-on pas accusé lui-même d'une
soustraction de manuscrit? Il semblait à Mérimée
que l'accusation portée contre M. Libri, puisqu'elle
venait du même côté, devait reposer sur des fonde-
ments analogues.
En y regardant de près, on trouverait encore
d'autres motifs à la conduite de Mérimée en cette
affaire. Lorsqu'il s'agit de lui, il faut toujours avoir
en mémoire l'axiome du criminaliste célèbre :
a Cherchez la femme! » Ne la cherchons pas cette
fois, de peur de la trouver. Quoi qu'il en soit, il crut
pouvoir discuter très librement et de haut dans la
Recrue des Deux Mondes le rapport des experts qui
avait entraîné la condamnation de Libri. Mais la
magistrature ayant endossé ce rapport, c'est à la
chose jugée que s'adressaient les critiques et les
impertinences de Mérimée. Il fut cité à comparaître
avec le gérant de la Revue, et s'entendit condamner
à mille francs d'amende et à quinze jours de prison
a pour offenses envers la magistrature ». Cette
affaire, tant qu'elle dura, l'avait fort tracassé et
irrité. Comme toujours, la nécessité de paraître en
public, la peur d'être ridicule était sa grande préoc-
cupation. L'arrêt rendu, il retrouve sa sérénité et
lorsqu'il se constitua prisonnier pour « faire sa
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il6 PROSPER MÉRIMÉE,
peine » la nouveauté et la gaîté de la situation lui
firent oublier les désagréments qui avaient précédé.
A la Conciergerie — où il eut pour compagnon de
captivité son ami M. Bocher, — il travailla à ses
études sur les Faux Démétrius, alors attendues par
les lecteurs de la Revue des Deux Mondes. Il y rece-
vait de charmantes visiteuses qui lui apportaient
des gourmandises et des nouvelles. Mais, toujours
méfiant, il faisait dans cet aimable empressement
une grande part à la curiosité. C'était la prison
suivant lui, qu'on venait voir beaucoup plus que le
prisonnier. Aussi bien, la procession des curieuses
devenait presque importune, a Le pauvre Bocher
encore plus visité que moi, écrivait-il à Mme Lenor-
mant, se désole et réclame un cachot. » Il donnait
dans cette lettre quelques détails amusants sur son
existence matérielle. « La justice me doit de la soupe
et du pain àe politique^ mais je n'en profite pas. C'est
le traiteur, le buvetier de Messieurs qui me nourrit,
et c'est un artiste pour le veau et les côtelettes. Outre
cela, des dames charitables nous apportent des ana-
nas, des pâtés, des marrons glacés, etc. Nous fai-
sons un thé excellent quand notre esclave, notre
co-criminel, ne boit pas l'esprit-de-vin de nos lampes.
Alors, c'est un jour de deuil.... »
Sa dette payée à la justice, Mérimée partit pour
sa tournée d'inspection générale. Au cours de ce
voyage, il tomba malade à Moulins et pensa mourir
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TRAVAUX HISTORIQUES. 117
seul dans une chambre d'hôtel. Le moment et la situa-
tion évoquaient assez naturellement les blue devils
dont il était souvent assailli. Sa santé s'ébranlait, il
touchait à la cinquantaine et sa vie se dépeuplait d'af-
fections à l'âge où elles deviennent le plus nécessaires.
Quelques mois auparavant, au milieu des premières
anxiétés du procès Libri, il avait perdu sa mère, et
à sa douleur se joignit un profond malaise intime, le
bouleversement irrémédiable des vieilles et chères
habitudes. « Je crois être tous les jours, écrivait-il
à Mme Lenormant, comme un enfant le jour de son
entrée au collège. » Puis, il ajoutait : « J'avais encore
des illusions à perdre. Depuis un an, j'ai changé
d'opinion sur plusieurs personnes. » A qui songeait-il
en écrivant cette ligne mélancolique? Aux confrères
qui lui avaient lâché pied dans la discussion de
l'afFaire Libri ou à une trahison infiniment plus dou-
loureuse et plus grave qu'il sentait venir et dont il
souffrait déjà.î* Celle à qui, depuis quinze années, il
dédiait mentalement toutes ses œuvres et qui avait
été l'inspiratrice de sa vie intellectuelle, à laquelle il
avait sacrifié sans regret non seulement le présent,
mais l'avenir, en laissant passer l'heure où il aurait
pu se créer une famille, cette femme, obéissant à
des influences qu'il ne pouvait encore démêler, se
détachait de lui peu à peu. A la confiance, à la ten-
dresse des anciens jours succédait un sentiment qui
ressemblait à l'hostilité, au dégoût.
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118 PROSPER MÉRIMÉE.
A ce même moment, il y avait entre le public et
lui un étrange malentendu. Jamais la Chronique de
Charles /AT, jamais Colomba^ Carmen, Arsène Guillot
et les courtes nouvelles de sa jeunesse n'avaient été
plus souvent réimprimées ni lues avec plus de sym-
pathie; sa vocation d'historien, qu'il avait toujours
considérée comme sa véritable vocation, ne recevait
que les froids encouragements du monde érudit,
tandis que la faveur publique adoptait d'autres maî-
tres, habiles à remuer la jeunesse et à passionner ce
genre sévère. Le public semblait lui dire : « Contez-
nous encore quelques-uns de ces contes que vous
contez si bien », Mais le conteur était muet; au
lieu d'une autre Colomba il n'avait qu'un Don Pedre
à offrir. C'est un cruel état que celui de l'écrivain
que tourmente l'affreuse angoisse de déchoir et qui,
dans son imagination, autrefois féconde, ne sent
plus rien germer ni fleurir.
Depuis le coup d'Etat de décembre i8ji, ses
inquiétudes sur l'avenir avaient changé de nature.
Il ne craignait plus de voir la France emportée aux
abîmes, mais il sentait, il disait dans ses lettres
qu'on venait de franchir un tournant décisif de l'his-
toire, de doubler un cap — c'était sa métaphore —
et d'entrer dans des eaux inconnues. Où voguait-on
ainsi, à pleines voiles? Vers quelle Atlantide ou
quelle Utopie? Il y a des moments où le vieux
monde semble rajeunir et faire peau neuve, où la vie
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TRAVAUX HISTORIQUES. 119
est plus savoureuse, où un grand appétit de joie est
répandu partout. Dans ces moments-là, il est impru-
dent d'avoir ou de paraître plus de trente ans.
C'est pourquoi Mérimée, qui avait été, avec Musset,
l'enfant gâté de la génération de i83o, se demandait
quel accueil réservait à sa vieillesse la génération
de i852.
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CHAPITRE IV
MÉRIMÉE COURTISAN ET DIPLOMATE
TRAVAUX SUR L'HISTOIRE DE RUSSIE
ET DERNIÈRES ŒUVRES D'IMAGINATION
Les pensées qui tinrent compagnie à Mérimée
dans sa solitude durant l'automne de i8j2 n'avaient,
on vient de le voir, rien de fort gai. Le i®^ jan-
vier i853 lui apporta, à lui et à bien d'autres, une
grande surprise. Ce jour-là l'empereur Napoléon III
demanda en mariage Eugénie de Gusman, fille de
la comtesse de Montijo, qui était, depuis plus de
vingt ans, la meilleure amie de Mérimée. Celle
qu'il avait promenée tout enfant, bercée sur ses
genoux, amusée de ses récits, qui avait reçu de lui
des leçons d'écriture et de français, allait devenir sa
souveraine. Le premier serment qu'il lui prêta, en
apprenant cette nouvelle à laquelle n'eût suffi aucune
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122 PROSPER MÉRIMÉE.
des célèbres épithètes de Mme de Sévigné, vaut la
peine d'être retenu. Il jura de ne jamais lui rien
recommander ni personne, et il tint parole. Néan-
moins et sans qu'il s'y aidât le moins du monde, sa
vie fut toute changée. Le seul fait qu'il était, en
France, le plus vieil ami de la jeune impératrice le
remettait à la mode, faisait de lui un point de mire
et un objectif pour la curiosité des salons. Il fut
influent parce qu'on crut qu'il l'était. Le décret qui
le nomma sénateur, en assurant largement sa vie, le
plaça à jamais au-dessus des mesquines besognes de
librairie et lui donna un habit pour les cérémonies
officielles, mais n'eût pas ajouté grand'chose à sa
situation si l'on n'avait chuchoté dans le public que la
souveraine avait sauté au cou de son mari quand il lui
avait apporté ce décret. Certes, Mérimée n'était pas
insensible à ce détail, ni à mille autres cajoleries
délicates qui lui promettaient que sa vie d'enfant gâté
allait entrer dans une nouvelle phase encore plus
brillante et encore plus douce que les précédentes.
Mais pour un homme qui vivait principalement par la
curiosité, qui n'était jamais las d'étudier les âmes inté-
ressantes et le jeu des rouages secrets de la politique,
rien n'était plus précieux que cette place de spectateur
privilégié au cœur même de ce monde nouveau
parmi lequel il avait craint d'être un délaisîîé et un
isolé. Ce qu'il vit, il en a conté une partie, au jour
le jour, à Mlle Dacquin, à Panizzi et surtout à la
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DERNIÈRES ŒUVRES. 123
comtesse de Montijo. S'il avait tenu un journal de
ses impressions quotidiennes, nous posséderions
dans ce journal un document sans prix. Mais ce
genre de travail réclame beaucoup de loisirs, une
méthode, une patience, une mesquinerie conscien-
cieuse qui n'était compatible ni avec le caractère de
Mérimée ni avec ses habitudes intellectuelles. Il se
contentait de donner à ses correspondants la desserte
de ses amusements d'esprit, sans s'inquiéter des répé-
titions et sans viser à la continuité, laissant perdre
une infinité de choses en grand seigneur qu'il était.
Si ses lettres de cette époque peignent très fidèle-
ment la société impériale, elles ne sont pas abso-
lument sincères en ce qui touche sa vie intérieure.
C'est vers ce temps qu'eut lieu sa rupture avec
Mme X***, et il ne résista pas à la tentation de se
draper, devant d'autres femmes, dans sa douleur
d'amant abandonné. Il n'avait jamais travaillé pour le
public; son seul mobile avait été de « plaire à quel-
qu'un ». Maintenant il n'avait plus de goût à la lit-
térature ni même de raison pour écrire. Son talent
était mort depuis que son amour ne l'inspirait plus.
Il se complaisait dans cette idée à laquelle il revient
fréquemment dans ses lettres, surtout avec celle de
ses correspondantes qu'il jugeait le plus disposée aie
croire. Ce beau chagrin, qu'on serait presque tenté de
compter parmi ses bonheurs, dura aussi longtemps
qu'un mystère plana sur les causes de la désertion
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1*24 PHOSPKR MÉH1MÉK.
de Mme X***. Cette cause était un autre homme de let-
tres qui avait beaucoup moins de talent, mais beau-
coup plus de jeunesse que Mérimée et qui devait, lui
aussi, faire partie de l'Académie française. Si
Mérimée ne s'était tant hâté de mourir, cet heureux
rival aurait pu lui succéder dans son fauteuil comme
il l'avait remplacé dans les bonnes grâces de son
amie : nous avons perdu là une piquante oraison
funèbre. Mérimée, au bout de quelques années, sut
à quoi s'en tenir. Il changea aussitôt de note, se
déclava guéri, parla de la chose lestement, mais il
en avait parlé pour la dernière fois.
Lorsque les amies de Mérimée virent qu'il avait
recouvré toute son indépendance de cœur, celte
situation nouvelle leur suggéra l'idée de le marier.
Il se défendit contre ces conspirations matrimoniales
par des arguments fort sages, tirés de son âge et de
ses habitudes. Mais, tout en se défendant, il se lais-
sait approcher et prenait à ce jeu plus de plaisir
qu'il n'eût fallu. Une fois on alla jusqu'à le dire marié
et il ne fut pas loin de l'être. Des lettres, encore
ensevelies dans quelque discret tiroir, nous ra^con-
teront peut-être un jour ces romans de sa vieillesse.
Il y mit, on peut se risquer à le deviner, infiniment
de coquetterie et d'art, avec cette pointe de tristesse
qui est la grâce des amoureux de cinquante ans.
Tandis que Mme de Montijo, marieuse intrépide
et toujours pratique dans ses ambitions pour ses
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DERNIERES OEUVRES. 12S
amis, voulait lui donner une femme afin de le rendre
propre aux grandes fonctions diplomatiques, de
bonnes âmes s'occupaient de son salut. La plus per-
sévérante fut la personne à laquelle est adressée la
Correspondance inédite. Dans une lettre à la comtesse
de Montijo, Mérimée parle sur un ton passablement
railleur d'une « dame mûre », rencontrée dans un
bal et qui avait paru disposée à entreprendre sa
conversion. A quelques jours de là, il recevait une
mystérieuse petite boîte à l'intérieur de laquelle on
entendait sonner quelque chose. Il crut reconnaître
sur l'adresse l'écriture d'un inconnu qui, depuis une
quinzaine de jours, l'accablait de lettres imperti-
nentes. « Je m'imaginaij dit-ilj que la boîte devait
contenir un pétard ou, tout au moins, une douzaine
de hannetons. Enfin j'ai soulevé prudemment le cou-
vercle et j'ai trouvé une médaille d'argent de la Vierge
qui me paraît venir de ma dame de plus de cinquante
ans. » Il se rappela qu'on vendait près du sanctuaire
de Notre-Dame d'Atocha certains rubans où était
imprimée une prière « pleine de vertus » et il pria
Mme de Montijo de lui en procurer un, afin qu'il pût
« rendre à cette âme charitable la monnaie de sa pièce» .
On a quelque peine à s'expliquer qu'après un
pareil début, Mérimée se soit laissé entraîner à un
commerce de lettres et de visites qui dura une dizaine
d'années avec une personne plus âgée que lui, qui
n'aimait rien de ce qu'il aimait, qui ne le comprenait
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126 PROSPER MÉRIMÉE,
guère et qui, avant de le connaître, n'avait pas lu
une ligne de ses œuvres. On est étonné, presque
choqué qu'il en soit venu à lui écrire : a II n'est
personne à qui je désire tant plaire qu'à vous ».
C'était une grande dame, et elle fit de lui ce que les
grandes dames font inévitablement des hommes de
lettres qui se hasardent dans la sphère de leur
influence. Elle le fatigua à des courses sans fin à
travers les ministères pour sauver des églises de
village auxquelles elle s'intéressait et que l'avarice
des autorités locales laissait tomber en ruines. Il s'y
prêta avec une bonne grâce admirable et ne montra
pas moins de patience envers l'entêtée converlisseuse
qui revenait sans cesse à la charge avec moins de
tact, nous semble-t-il, qu'on n'eût dû en attendre
d'une femme de ce rang et de cette éducation. Pour
nous, nous n'avons pas à regretter cette insistance,
puisqu'elle fournit à Mérimée l'occasion de s'expli-
quer d'une manière décisive sur l'origine, la nature
et les limites de son scepticisme. Ailleurs il se
moque, ici il discute et nous voyons jusqu'au fond
de sa pensée. Il résulte de ces confidences, dont rien
ne fait suspecter la sincérité, que le doute, chez
Mérimée, ne tenait ni aux lectures et aux conversa-
lions de sa jeunesse, ni même à son éducation pre-
mière, mais à sou organisation même et à des
influences trop anciennes pour qu'il pût en dater
l'apparition dans sa vie morale; que ce doute était
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DERNIÈRES ŒUVRES. 127
dans ses fibres, dans sa construction intellectuelle;
qu'il lui était, par nature, impossible de croire comme
il lui était impossible de faire des vers; que, cepen-
dant, il avait essayé, qu'il avait étudié la théologie
dans cette vue, mais sans autre succès que de for-
tifier, de préciser son doute, de le rendre irrévocable
et de le transformer en une négation. Son amie eut
une curieuse inspiration, moitié pieuse et moitié
profane : elle se dit que la dévotion à la Vierge
semblerait facile à un homme qui, toute sa vie, avait
adoré la femme et que, par ce moyen, il serait
ramené à la foi. Cette naïve astuce n'obtint pas le
résultat désiré et Mérimée lui avoua que le « culte »
de la Vierge était, parmi tant d'autres, une de ses
grandes objections au catholicisme. Enfin elle lui
arracha cette phrase importante : « Je pense beau-
coup il Dieu et à l'autre monde, quelquefois avec
espérance, quelquefois avec beaucoup de doute. Dieu
me semble très probable. Quant à l'autre monde, j'ai
beaucoup plus de peine à y croire. » Ces trois lignes
renferment toute la religion de Mérimée.
Les heures qu'on donne à ces pensées-là comptent
plus dans la vie que les années livrées au monde.
Cependant on se ferait une bien fausse idée de
Mérimée à cette époque si on se le figurait, d'après
la Correspondance inédite, méditant sans cesse sur
le problème delà destinée humaine. De i852 à i86j,
il y a très peu de théologie et de métaphysique dans
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128 PROSPER MÉRIMÉE.
son existence ; mais, en revanche, beaucoup de dîners
en ville, de causeries mondaines, de charades et de
bals masqués, plus, sans nul doute, qu*il ne convenait
à son âge et à sa santé. Les Tuileries, Saint-Gloud,
Fontainebleau, Gompiègne, Biarritz prélevèrent la
part du lion sur la vie de cet homme de lettres qui
ne se souciait plus de l'être. Les Tuileries, c'était la
pompe des cérémonies officielles; Saint-Gloud, c*était
encore l'étiquette et la représentation, mais avec une
sorte de recueillement et de solitude, le repos dans
la grandeur; Fontainebleau et Gompiègne, c'était la
vie de château, grandie aux proportions fastueuses
d'une cour cosmopolite avec cette liberté d'allures
et cette fièvre d'amusement qui caractérisaient l'épo-
que; enfin Biarritz, c'était l'intimité presque bour-
geoise, le véritable repos où l'on oubliait, où l'on
essayait, du moins, d'oublier les responsabilités du
passé, les problèmes du présent, les inquiétudes de
l'avenir. Mérimée prit sa part de toutes ces choses.
Par là, il ne pouvait manquer de se faire beaucoup
d'ennemis. Les dispositions de la jeunesse à l'égard
de Mérimée étaient complexes et vraiment curieuses.
Elle le lisait et l'admirait plus que jamais comme
écrivain. Elle voyait en lui un des maîtres de la
langue, le dépositaire des vraies traditions littéraires,
un moment interrompues par le triomphe du roman-
tisme, le gardien du « goût » : un mot aujourd'hui
suranné et qui était alors sur toutes les lèvres, à une
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DERNIÈRES OEUVRES. 129
époque où Tart de dire comptait plus que le don de
penser. Le succès spontané, éblouissant, universel
d'Edmond About confirmait et rajeunissait la gloire
de Mérimée, semblait promettre à son esprit une
longue lignée d'héritiers. En même temps, ce dieu
littéraire était, disait-on, le courtisan, le bouffon de
Napoléon III. Beaucoup le plaignaient ou feignaient
de le plaindre : « Hé quoi ! un homme d'un esprit si
brillant et si vif, dont la vie s'était passée dans les
milieux les plus raffinés, devenir l'amuseur d'une
cour où prévalaient les mœurs militaires et le culte
de l'argent, où les plaisirs de l'intelligence seraient
toujours éclipsés par les sports de la force phy-
sique! »
Ce mépris et cette pitié n'étaient pas très bien
placés. Mérimée faisait à Gompiègne et à Fontaine-
bleau, chez l'impératrice, ce qu'il avait fait si souvent
à Garabanchel chez la mère de l'impératrice sans
que personne s'en étonnât. Il jouait le rôle que
jouera toujours volontiers un homme d'esprit qui est
en même temps un mondain lorsqu'il se trouvera
entouré de jeunes gens et de jeunes femmes et
qu'on lui demandera des conseils, des idées, des
inspirations. Il s'amusa en amusant les autres.
Sans parler de Saulcy et de Viollet-Leduc \ ses
■ 1. Viollet-Leduc, le célèbre architecte, fils du littérateur
dont il a été question dans le premier chapitre et neveu
d'Etienne Delécluze.
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130 PROSPER MÉRIMÉE.
vieux amis de jadis, maintenant ses complices dans
la préparation des charades et des tableaux vivants,
il ne manquait point, dans cette cour tant calomniée,
de gens d'esprit avec lesquels Mérimée pouvait
causer sans déroger. Lorsque, vers la fin, sous l'in-
fluence de l'âge et des infirmités qui s'aggravaient,
il n'eut plus de goût à la grosse joie et ne pratiqua
plus le dulce desipere in loco, on ne le laissa pas
bouder tristement dans son coin. Dans l'été de i865,
à Fontainebleau, pendant que tout ce qui était jeune,
bruyant, moderne à outrance allait fonder le baby-
club dans une prairie à l'autre bout du lac, les sages,
les lettrés, les amis du plaisir subtil et délicat s'amu-
saient à faire revivre une « cour d'amour », dont la
présidente était la belle Mme Przedzieçka, V « autre
Inconnue » (aujourd'hui aussi bien connue que la pre-
mière), et dont Mérimée lui-même était secrétaire.
Quant au reproche de courtisanerie, personne
ne le méritait moins que lui et personne n'eût
été moins propre au métier de courtisan. D'abord
l'idée qu'on se fait d'un courtisan est une notion
d'autrefois ; elle ne peut subsister que dans la pensée
de ceux qui n'ont jamais eu l'occasion d'approcher
les princes. Dans une monarchie moderne, au sein
d'une société démocratique, il n'y a plus qu'un seul
courtisan : c'est le souverain. La musique qu'on lui
fait entendre est toujours bonne, les livres qu'on lui
dédie toujours beaux, les discours qu'on lui débite
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DERNIÈRES ŒUVRES. 131
toujours éloquents, de même que toutes les fleurs
qu'on lui offre et toutes les jeunes filles qui les
offrent sont jolies. Condamné à un éternel opti-
misme, il n'a qu'une attitude, la satisfaction; qu'une
forme de langage, l'éloge. Quant à ceux qui l'entou-
rent, ce sont des actionnaires qui ont fait un place-
ment de dévouement politique et qui veillent aux
dividendes, à moins que ce ne soient de ces vieux
serviteurs exigeants, susceptibles et grondeurs, qui
obéissent quelquefois, mais n'approuvent jamais.
Mérimée ne répondait ni à l'une ni à l'autre de ces
définitions. Il avait une affection sincère — '■ quoique
différente et fort inégale — pour le souverain et la
souveraine. Elle, il l'aimait d'une amitié quasi pater-
nelle. Il avait eu une sorte de part à son éducation;
il avait vu, pour ainsi dire, jour à jour, se développer
son intelligence et s'épanouir sa beauté ; il éprouvait
une vraie joie à la voir maintenant se tenir avec tant
de dignité, de courage et de grâce sur un des pre-
miers trônes du monde. Il en était ravi sans en être
étonné. Car il lui avait prédit qu'elle régnerait et
connaissait depuis longtemps cette âme royale. Ses
sentiments envers l'empereur étaient tout autres, et on
se tromperait beaucoup si l'on croyait qu'il passa sans
transition du doute et de la moquerie à l'admiration
servile,soit après le 2 décembre, soit après le mariage.
Sa correspondance avec Mme de Montijo — la plus
libre, la plus confidentielle et la plus significative de
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132 PROSPER MÉRIMÉE.
toutes ses correspondances — le montre passant peu
à peu, à l'égard de Napoléon III, d'une réserve
observatrice et légèrement sarcastique à une sym-
pathie très réelle, très motivée. Ce n'est pas le cri
spirituellement naïf et arclii-féminin qu'arrache la
vanité satisfaite à Mme de Sévigné : « Il faut avouer
que c'est un bien grand roi ! » Non : c'est l'adhésion
franche d'un esprit qui s'est longtemps méfié et qui
a beaucoup hésité, mais qui, enfin, reconnaît l'idéal
politique longtemps cherché. Napoléon III fut pro-
bablement, pour Mérimée, ce qu'eût été César sans
les Ides de mars. Après les victoires de 1839,
lorsque la tète du libérateur de l'Italie apparut
laurée sur les nouvelles pièces de monnaie, Mérirpée
osa le comparer tout haut au vainqueur des Gaules
dont il avait renoncé à faire son sujet, mais qui
demeurait son héros. A ce moment, le César moderne
écrivait l'histoire de l'ancien et il fit de Mérimée son
collaborateur. Parmi toutes ces intimités et ces fa-
miliarités flatteuses dont il était l'objet à la cour,
aucune ne le flatta plus, ni même autant que celle-
là. L'excursion au site présumé d'Alésia en compa-
gnie de l'historien impérial marqua l'une des plus
heureuses journées de sa vie.
C'est ainsi que l'ami de l'impératrice devint véri-
tablement l'ami de l'empereur. Napoléon III, au
début de cette collaboration, en lui demandant de
rédiger sur ce sujet un travail préparatoire, le pria
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DERNIÈRES OEUVRES. 133
dé fixer une indemnité pour le service réclamé. « Sire,
répondit Mérimée, j'ai chez moi tous les livres
nécessaires. Je calcule qu'avec deux mains de papier,
une douzaine déplumes d'oie et une bouteille d'encre
de la Petite Vertu, je peux suffire à tout. Que Votre
Majesté me permette de lui faire ce cadeau. » Le
souverain, rendu sceptique par tant de dévouements
intéressés qui s'étaient empressés autour de lui, eut
un sourire qui signifiait : « Allons! ce sera plus
cher. » Mais Mérimée ne présenta jamais son mé-
moire et le souverain dut payer sa dette en estime
profonde, en sympathie véritable.
L'empereur montra-t-il sa confiance à Mérimée
en le chargeant de ces missions délicates qui relèvent
de la diplomatie secrète ou, tout au moins, de
la diplomatie officieuse? Il est fort à la louange
de Mérimée que nous puissions nous poser cette
question et que nous n'ayons rien à y répondre
même après avoir eu sous les yeux sa correspon-
dance intime. Cela prouve, tout au moins, que, de
toutes les qualités nécessaires à ce genre de services,
il possédait la plus importante, la discrétion I Tout ce
que nous savons, le voici. Sous l'empire, Mérimée
se rendit souvent à Londres, pour voir ses amis ou
pour se livrer à certaines recherches. Lorsqu'on
essaya de reconstituer la Bibliothèque impériale, il
dut, comme président de la commission nommée à
cet effet, étudier sur place l'organisation inté-
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134 PROSPER MÉRIMÉE.
Heure et le fonctionneraenl du British Muséum. En
1862, il siégea à l'exposition universelle de Londres
comme membre du jury pour les papiers peints. A
cette occasion, il eut à prononcer un discours en
anglais, il en prononça encore un autre au banquet
du Literary Fund, Il se trouva en relations cordiales,
quasi familières avec les leaders successifs du parli
libéral. Nous voyons, par la correspondance avec
Mme de Montijo, que Lord Palmerston, alors pre-
mier ministre, se faisait aider de lady Palmerston
pour entourer Mérimée de prévenances et de cajo-
leries. Plus tard il fut, pendant plus d'une semaine,
l'hôte de ^L Gladstone, et il est probable qu'ils ne
passèrent pas tout ce temps à parler d'Homère. Il
était donc bien placé pour exécuter, sinon des mis-
sions, du moins des commissions de haute confiance,
pour pressentir certaines dispositions , porter et
rapporter de ces paroles qui servent de prologue à
des engagements. La France, pendant cette période,
était mal servie à Londres par ses ambassadeurs.
L'empereur avait, au quai d'Orsay, des ministres
dont la pensée intime n'était pas avec lui et dont la
politique contrecarrait sourdement la sienne. Dans
ces conditions, il dut être souvent tenté, sinon d'agir
à part, du moins de se renseigner par ses propres
instruments, et la tâche ne pouvait déplaire à
Mérimée.
De son côté , Panizzi , directeur du British
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DERNIÈRES OEUVRES. 135
Muséum, était démangé du désir de se mêler à la
politique. Il rêvait de contribuer à l'unification de
l'Italie, sa première patrie, et d'y faire travailler,
d'accord avec la France, l'Angleterre, sa patrie
d'adoption. Entré tard dans l'amitié de Mérimée, il
y avait rapidement conquis une place privilégiée. Il
y avait entre eux tant d'affinités! La gourmandise,
l'esprit, l'amour de la femme et l'horreur des dévots.
En déjeunant avec Panizzi au British Muséum, en
buvant son excellent vin et en mangeant sa subtile
cuisine, Mérimée retrouvait lé franc parler d'autre-
fois, la liberté rabelaisienne des bons vivants du
café de la Rotonde. Panizzi n'eut pas de peine à
intéresser son nouvel ami à son idée : l'union des
grandes nations de l'Occident dans une politique
anticléricale. Panizzi fut reçu à Biarritz, où il
déploya cet art, tout italien, de plaire en se moquant
de lui-même. Il fit la conquête de tous, jeunes et
vieux, grands et petits. Il causa longuement avec
l'empereur et, de retour en Angleterre, lui écrivit
par l'entremise du D^'Conneau. Les sympathies per-
sonnelles de Napoléon III se dirigeaient dans le
même sens que celles des deux amis, mais les cir-
constances ne favorisèrent point cette politique.
L'Angleterre d'alors était aux mains d'un parti
pour qui la non-intervention était un dogme. L'em-
pereur, au lieu de continuer son œuvre en Italie,
croyait prudent de tenir la balance entre les libéraux
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136 PROSPEU iMKRIMÉE.
et les réactionnaires qui, finalement, s'unirent pour
le renverser.
Mérimée désapprouva en lui-même cette politique
d'équilibre et de concessions alternatives. Il continua
à combattre les partisans de Rome partout où il les
rencontrait lorsqu'il avait une arme sous la main. Il
fit ce qu'il put pour empêcber ou retarder l'élection
à l'Académie de M. de Laprade et du comte de
Falloux. Au Sénat, il soutint les libres penseurs de
ses votes silencieux et, s'il ne se jeta point dans la
mêlée, il applaudit fort au courage de Sainte-Beuve
qui s'y précipita. Son rôle au Luxembourg fut
honorable, mais n'eut rien de brillant. On le nomma
, secrétaire, et il remplit avec conscience pendant quel-
ques années ces utiles, mais insipides fonctions. On
ne le vit paraître que très rarement à la tribune. La
malheureuse affaire Libri fut l'occasion de son pre-
mier discours. Si Mérimée avait eu tort de se faire,
dix ans plus tôt, l'avocat d'un homme jugé et con-
damné, il avait deux fois tort, en 1861, de soutenir
la pétition de Mme Libri qui demandait au Sénat
la revision du procès de son mari. En effet, le
condamné avait un moyen sûr de faire reviser son
procès, c'était de purger sa contumace. Le gouver-
nement pouvait, à la vérité, faire appel du jugement
qui l'avait frappé. Mais agir ainsi, c'eût été en
quelque sorte infliger une flétrissure aux premiers
juges et dicter aux nouveaux leur arrêt. Le Sénat
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DERNIÈRES OEUVRES. 137
ne pouvait conseiller au gouvernement une telle
conduite. Telles furent les conclusions du rappor-
teur, M. Bonjean. Elles furent appuyées par tous
les magistrats qui siégeaient dans la haute chambre
et le dernier qui prit la parole, M. de Royer, donna
le coup de grâce au triste client de Mérimée en
révélant qu'il avait, pour obtenir sa naturalisation,
falsifié l'acte de décès de son père.
Les conclusions du rapport furent adoptées à
mains levées, et il fut heureux pour Mérimée qu'on
ne votât point : il risquait d'être seul de son côté.
Le discours qu'il prononça ce jour-là ne pouvait,
certes, rien ajouter à sa réputation littéraire. Il
l'avait prononcé de cette voix froide, sèche, incolore
qui eût ôté toute vie à la page la plus éloquente.
Dans une autre circonstance, il eut, du moins,
l'honneur de succomber avec la bonne cause, en
soutenant les droits de la propriété littéraire et
artistique, indirectement mise en jeu par certaine
loi sur les instruments de musique mécaniques. La
loi des serinettes, comme on la désignait familière-
ment, ne valait rien; le Sénat, dans un accès d'indé-
pendance envers le pouvoir et de sympathie pour la
production intellectuelle qu'on n'aurait guère attendu
de lui, avait nommé Mérimée rapporteur, avec l'in-
tention évidente de rejeter la mesure proposée et le
principe qu'elle consacrait. Le jour venu, Mérimée
fit honnêtement son devoir, mais le Sénat avait
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138 PROSPER MÉRIMÉE,
réfléchi. La loi, déjà votée par l'autre Chambre, se
présentait escortée de M. Rouher et de M. Vuitry
qui lui faisaient un rempart de leur éloquence ou,
du moins, de leur rhétorique et surtout de leur pres-
tige ministériel. Entrer en conflit avec le Corps
législatif, résister à deux ministres, et tout cela
pour protéger les intérêts de quelques hommes de
lettres, c'était plus que Mérimée ne pouvait obtenir
du Sénat. D'ailleurs il était tard et on voulait
dîner.
La cour, l'Académie, le Sénat, les travaux des
commissions dont il était membre ou président, la
vie mondaine en hiver et les voyages d'été en Angle-
terre et en Ecosse, en Allemagne, en Italie, en
Suisse, en Espagne, les séjours à Glenquoich chez
]\L Ellice, à Madrid et à Carabanchel chez la com-
tesse de Montijo, sa correspondance si volumineuse,
ses lectures si variées lui laissaient encore des
loisirs. 11 les employait — il faut dire le mot, tout
étrange qu'il soit, — il les employait en bonnes
œuvres, soit qu'il courût les ministères pour obtenir
des commandes à des artistes intéressants, ou des
subventions pour de vieux monuments menacés de
ruine, soit qu'il éditât dos lettres de Jacquemont
pour venir en aide à la famille de son ancien ami,
soit qu'il se fît marchand d'autographes pour obliger
la sœur d'Henri Beyle, soit enfin qu'il prélevât sur
son traitement de sénateur une pension de cent louis
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DERNIÈRES OEUVRES. 139
pour assurer du pain à un vieux camarade tombé
dans la misère.
Lorsqu'on jette les yeux sur la liste de ses pro-
ductions pendant les sept ou huit premières années
de l'empire, on peut croire d'abord à un retour
d'activité littéraire; mais on reconnaît bien vite que
cette activité est plus apparente que réelle, qu'elle
s'éparpille sur une foule de sujets au lieu de se con-
centrer sur des œuvres importantes, que c'est plutôt
l'activité du journaliste que celle de l'écrivain pro-
prement dit. La signature de Mérimée revient à de
fréquents intervalles dans la Revue des Deux Mondes,
dans la Revue contemporaine dans le Journal des
Savants, dans le Moniteur, Beaucoup d'articles de
critique, où l'archéologie, l'histoire et les beaux-
arts tiennent plus de place que la littérature. Ces
articles sont pour la plupart assez faibles; peu
de vues personnelles, aucune originalité dans la
forme. Ce sont de fidèles et consciencieux comptes
rendus, accompagnés de légères annotations criti-
ques sur des points de détail. La liste se grossit de
notices funèbres, composées pour satisfaire aux
devoirs de l'amitié ou pour répondre à des instances
qu'on croit entendre : « Oh! monsieur Mérimée,
vous qui le connaissiez si bien, vous qu'il aimait
tant!... Un mot de vous dans la Revue, quelle con-
solation, quelle joie pour sa famille ! » C'est ainsi
que les morts quêtent des nécrologies par la bouche
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140 PROSPER MÉRIMÉE.
de leurs proches et les vivants mendient des pré-
faces à peu près dans les mêmes termes. A la litté-
rature de complaisance succédait la littérature de
seconde et quelquefois de troisième main : analyses,
traductions, éditions et rééditions. De ce dernier
groupe il faut détacher son édition de Fœneste et sa
préface de Brantôme, si laborieusement préparées
toutes deux et qui eurent pour résultat un change-
ment important dans ses idées. Ce xvi' siècle qui
l'avait fasciné dans sa jeunesse, lui apparaissait
maintenant tel qu'il était : grossier sous son raffine-
ment, avec une conception du courage et de l'hon-
neur fort inférieure à celle qui prévaut parmi les
humbles bourgeois de nos démocraties modernes.
Mais Mérimée avait trop le goût de la mesure acadé-
mique, il était trop timide en critique et en histoire
pour donner toute sa valeur à cette dernière et défi-
nitive impression, ainsi que l'eût fait un Michelet ou
un Taine. Et, dans ce cas comme dans beaucoup
d'autres , c'est à ses lettres intimes qu'il faut
demander sa vraie pensée.
Mais ce qui constitue le véritable rôle littéraire de
Mérimée pendant la dernière partie de sa vie, ce
qui donne à son effort intellectuel la continuité et
l'unité sans lesquelles cet effort eût été perdu, c'est
cette longue série d'études, patientes et méthodi-
ques par lesquelles il a essayé d'attirer l'attention
du public sur l'histoire, les idées, les mœurs et le
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DERNIÈRES OEUVRES . 141
génie littéraire du peuple russe. Personne ne l'y
conviait, personne ne l'y aida, très peu l'y suivirent,
et, aujourd'hui que ces études ont pris chez nous
un développement extraordinaire, on est un peu
étonné que le nom de Mérimée se trouve si rarement
sôus la plume de ceux auxquels il a montré le
chemin.
C'est en 1848 qu'il commença l'étude de la langue
russe. Il écrivait au mois de décembre de cette
année : « J'apprends le russe, cela me servira peut-
être à parler aux Cosaques dans les Tuileries ». Il
trouva un emploi plus heureux aux nouvelles con-
naissances qu'il venait d'acquérir. Le premier
attrait de cette étude était, pour lui, dans les qua-
lités mêmes de la langue russe, qui lui paraissait « la
plus belle de l'Europe, sans en excepter le grec ».
Elle était, disait-il encore, « bien plus belle que l'al-
lemand et d'une clarté merveilleuse ». Et il ajoute :
« La langue est jeune; les pédants n'ont pas encore
eu le temps de la gâter; elle est admirablement
propre à la poésie ».
Six mois après avoir commencé ses études, il
était déjà en état d'offrir aux lecteurs de la Revue
des Deux Mondes une bizarre et saisissante petite
nouvelle, de Pouchkine, la Dame de pique. Ensuite
vinrent les Bohémiens, un court poème, et le Coup de
vistolet, autre nouvelle, non moins dramatique, du
même auteur. Dans un article d'ensemble, très soi-
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142 PROSPER MÉRIMÉE.
gneuseiucnt préparé, il étudia le talent de Pouchkine
sous ses difTérenls aspects. Après quoi , venant
à la génération nouvelle, il fit connaître à notice
public par une analyse détaillée, les Ames mortes y
de Nicolas Gogol, et publia une traduction de lY/i-
specteur gé/téraly aussi hardie et aussi brutale dans
sa précision que l'auteur pouvait la souhaiter.
L'œuvre et le caractère de Gogol firent aussi le
sujet d'un article critique. Puis, ce fut le tour d'Ivan
TourguénefT, avec lequel il se lia d'amitié peu après
le premier voyage du romancier russe à Paris, dans
les premiers jours du règne d'Alexandre II. On peut
dire que Mérimée se dévoua véritablement à la
gloire de TourguénefT. Il écrivit une préface pour
présenter au public Pères et Enfants^ traduisit lui
même le Juif^PétoucIikof, le Chien^ Etrange Histoire -,
enfin il revisa la traduction de Fumée, que le prince
Auguste Galitzine publia dans le Correspondant y et il
a raconté plaisamment dans une de ses lettres les
luttes qu'il eut à soutenir pour défendre le texte de
son ami contre la pudeur alarmée du traducteur.
On a vu plus haut que TourguénefT était un des
rares privilégiés devant qui Mérimée « ôtait son
masque » ; comme preuve à l'appui, il aimait à raconter
avec quel enthousiasme, quelle ferveur l'auteur de
Colomba, sans craindre, cette fois, le ridicule, lui
déclamait en russe les vers de Pouchkine. Peut-
être Mérimée n'a-t-il pas pénétré jusqu'au fond
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DERNIÈRES ŒUVRES. 143
ces écrivains qu'il aimait tant. Peut-être l'âme russe
ne lui a-t-elle pas livré tous ses secrets. Pour lui
Tourguéneff était un artiste exquis, un maître de
la suggestion littéraire; Gogol, un moqueur plein de
verve, mais décidément trop amer et un peu monotone
dans sa violence. Il ne voyait dans cette amertume et
dans cette violence que des procédés d'écrivain, au
lieu d'y voir l'état moral d'un homme et d'une race
arrivée à un moment critique de son existence. Il
avait pourtant la notion de ce grand mouvement
d'émancipation et de régénération auquel tout ce
qui tenait une plume dans le monde slave s'associait
éperdument. L'article intitulé : la Littérature et le
Servage en Russie, montre une véritable intelligence
du sujet. D'où vient que ces pages nous semblent si
froides à côté de celles de l'éminent écrivain qui,
outre Gogol et Tourguéneff, nous a fait comprendre,
un des premiers, Tolstoï et Dosloïevsky? C'est que
Mérimée, tout en ouvrant des voies nouvelles, res-
tait fidèle aux vieux errements de la critique objec-
tive. Il entendait rester lui-même, garder son sang-
froid, sa manière à lui, juger au nom de l'esprit
français, d'après les méthodes françaises et toujours
sur une comparaison, implicite ou explicite, volon-
taire ou involontaire, avec nos chefs-d'œuvre. Taine
nous a initiés à un autre genre de critique, plus
large et plus fécond. L'écrivain s'y oublie lui-même,
ainsi que tous ses préjugés de race et d'éduca-
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144 PROSPER MÉRIMÉE.
tion, pour s'abandonner à une pensée étrangère
qui le porte, l'envahit, le pénètre de ses propres
émotions, colore et imprègne les pages qu'il a
écrites. Il ne s'agit plus de jeter sur les marges
d'un livre quelques observations, plus ou moins
destructives par lesquelles un homme du métier
signale les fautes techniques d'un confrère, mais de
se replacer dans les conditions où l'auteur s'est
trouvé et de s'identifier avec lui, pour mieux conce-
voir comment l'œuvre a dû éclore et pourquoi,
nécessairement, elle a été ce qu'elle est. Mérimée
ne nous offre jamais ce phénomène de dédoublement.
Toute sa sympathie pour les Russes ne peut le
rendre mystique, ni mélancolique un seul moment.
Nous retrouvons un juge qui rend des arrêts; mais,
dans les considérants de ces arrêts, sont indiquées,
sous la forme un peu sèche qui lui est propre, quel-
ques-unes des idées qui, sous d'autres plumes, ont
pris tant de fascination et tant d'empire et qui
marquent les principaux caractères du génie
slave.
Ce n'était pas seulement le présent, mais le passé
de la Russie qui attirait la curiosité de Mérimée.
Il n'a eu le temps d'écrire que quelques frag-
ments de son Histoire de Pierre le Grande dont le
Journal des Savants avait commencé la publication.
Cette histoire est, d'ailleurs, une adaptation bien
plutôt qu'une œuvre personnelle, et des travaux
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DERNIÈRES OEUVRES. 145
récents, riches en documents à sensation et qui ont
obtenu en librairie un succès considérable, ont fait
oublier le livre incomplet de Mérimée. Mais son
Faux Démétrius, sous la double forme historique et
dramatique qu'il lui a donnée, et ses Cosaques dC au-
trefois occupent dans son œuvre un rang très hono-
rable, et peut-être qu'après ses romans et ses nou-
velles aucun de ses écrits ne garde le même attrait
de lecture que ces deux ouvrages.
Peu d'épisodes historiques présentent un intérêt
plus saisissant que celui de Démétrius, ce fils d'Ivan
le Terrible massacré à Ouglitch dans sa première
enfance et dont plusieurs imposteurs essayèrent
successivement de jouer le rôle. Retrouver leur
histoire véritable à travers les contradictions des
documents et les mensonges de la tradition était
déjà une tâche difficile et, par conséquent, une tâche
intéressante. Mais il ne suffisait pas de distinguer
les difierents imposteurs les uns des autres pour
dégager la personnalité vraiment curieuse du pre-
mier d'entre eux qui parvint jusqu'à Moscou, s'y fit
couronner et aurait peut-être réussi à se maintenir
sur le trône, lui et sa race, sans l'affreuse tragédie
qui termina brusquement sa vie. Le problème était
encore plus complexe, car Mérimée trouvait la figure
de l'aventurier obscurcie et gâtée par une confusion
qui s'était établie entre lui et son précurseur, Otré-
pief, le moine hâbleur, lâche et ivrogne. Débarrassé
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145 PROSPER MÉRIMÉE.
des traits vulgaires que lui prêtait Otrépîef, Démé-
trius devenait un personnage tout différent. Il retrou-
vait le prestige du mystère, l'obsession de l'énigme,
et à force d'y songer, cette imagination autre-
fois nourrie de Cervantes, de Lope de Vega et de
Shakspeare, cette imagination qui avait marqué les
pages les plus caractéristiques de la Guzla et du
Théâtre de Clara Gazul se réveilla encore une fois
chez Mérimée, avec cette intelligence et ce goût des
primitifs qui ne l'avaient jamais complètement aban-
donné. C'est alors qu'il écrivit les Débats d'un aven-
turier. Ce n'est guère que le prologue du drame dont
Démétrius devait être le héros. Car Mérimée n'a pas
conduit l'imposteur jusqu'à Moscou ; il n'a pas
essayé de deviner l'émouvante scène qui se passa
entre Démétrius et la mère du tsaréwitch assassiné,
scène vraiment extraordinaire par les sentiments con-
tradictoires qu'elle mit en jeu et qui décida peut-être
du triomphe momentané de l'aventurier. Pourtant
ce prologue a, comme un véritable drame, son unité,
sa progression, sa signification morale. Il commence
lorsque Youril n'est encore qu'un enfant brave et
insouciant, où il se croit l'égal des Cosaques au
milieu desquels il a grandi. Puis nous voyons l'idée
de sa grandeur possible jetée dans son esprit comme
un germe qui se développe et mûrit : moitié men-
songe et moitié illusion, car il n'y a point de grand
imposteur qui n'ait cru un peu à lui-même. Peu à
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DERNIÈRES OEUVRES. 147
peu le comédien apprend son terrible rôle. L'atti-
tude se relève, le geste s'élargit, la parole prend de
l'accent, de l'ampleur, une noblesse vraiment prin-
cière, mais il ne dit son secret à personne, pas
même à la femme qu'il aime et qu'il dompte à force
de hauteur et d'audace. C'est cet accablant secret, si
obstinément gardé devant tous et devant sa propre
conscience, qui donne à l'esquisse dramatique son
originalité et sa puissance. Mais, là encore, Mérimée
a eu cette fortune équivoque que, croyant ébaucher
une tragédie, il a inspiré un opéra.
Dans les Cosaques d'autrefois, il a parfaitement
montré la constitution et les mœurs de cette démo-
cratie militaire d'où aurait pu sortir un empire
cosaque, si certaines causes, inhérentes à cette
constitution et à ces mœurs, ne l'avaient paralysée
et retenue dans une éternelle enfance jusqu'au
moment où elle fut absorbée dans une organisation
plus puissante. C'était de l'histoire neuve, de l'his-
toire vierge et, sans renoncer à l'idéal un peu étroit
qu'il s'était tracé, Mérimée s'accorda des libertés
qu'il ne s'était jamais données. Le steppe met à
l'aise; l'étiquette et les bienséances classiques que
Mérimée avait si minutieusement observées envers
un roi d'Espagne ou un consul romain eussent été
assez déplacées envers un héros qui avait pour palais
une sorte de hutte, qui donnait audience à cheval et
qui était gris toutes les après-midi. Sans doute, dans
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148 PROSPER MÉRIMÉE.
les Cosaques d'autrefois on trouve encore des paral-
lèles et des discours, mais il n'est pas nécessaire de
remonter jusqu'aux anciens pour trouver les modèles
dont s'était inspiré Mérimée. Cette forme du discours
historique est familière aux chroniqueurs slaves
qu'il avait sous les yeux : c'est leur façon d'analyser
une situation ; c'est le moule où ils jettent leur psy-
chologie, et on pourrait discuter, après tout, la ques-
tion de savoir si c'est la forme la plus naïve ou la
plus élevée de l'art. En même temps, Mérimée a mis
dans les Cosaques d'autrefois ses qualités de conteuir
les plus personnelles : le détail familier et sug-
gestif, l'ironie à la fois négligée et précise qui dit
tout en deux mots rapides, à la façon de Voltaire
dans \ Histoire de Charles XII^ l'étrange et subtile
bonne humeur qui expose, sans s'émouvoir, les par-
jures, les batailles, les pendaisons, les tueries et y
prend un secret plaisir de pessimisme justifié et
triomphant, comme si l'auteur était sensible non
pas aux larmes de pitié que contiennent les cho-
ses, mais à l'amère gaîté qui en découle. Bogdan
Ghmielnicki, mélange d'héroïsme et de vulgarité,
de grossièreté et de machiavélisme, de férocité et
de bonhomie, est une figure achevée, un excellent
échantillon de réalisme historique. L'autre Cosaque,
Stenka Razine, est, au contraire, vaguement esquissé.
Tout en se perdant dans la brume d'une légende
demi-orientale, ce justicier bandit nous explique
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DERNIÈRES OEUVRES. 149
bien des choses ; il fait comprendre et PugatschefF
et le nihilisme moderne.
On peut encore rattacher aux études slaves de
Mérimée le petit roman de Lokis, Si l'on excepte la
Chambre bleue et Djoumâne, deux bluettes publiées
seulement après sa mort, et qui n'ajoutent rien à sa
gloire de romancier, ce fut sa seule œuvre d'imagi-
nation pendant les vingt-cinq dernières années de sa
vie. Elle eut quelque peine à venir au monde. Il sen-
tait chaque jour son intelligence s'émietter en mille
petites besognes médiocres et il se demandait s'il
saurait retrouver ce don d'invention, cet art de
conter qu'on avait admiré en lui, et que les nou-
veaux venus cherchaient à imiter : « Je voudrais
écrire encore un roman avant de mourir ». Ce mot
se retrouve, avec des variantes, dans toutes ses
correspondances. Mais, partagé entre le désir d'un
dernier succès et la peur de paraître inférieur à lui-
même, il hésita d'abord à écrire, ensuite à publier.
Le sujet de Lokis, tel qu'il l'avait d'abord conçu, avait
le double défaut d'être scientifiquement impossible
et plus que scabreux au point de vue moral. Sur le
premier point il questionna des professeurs et sur
le second il prit l'avis de Mlle Dacquin. Les profes-
seurs rirent beaucoup, Mlle Dacquin fut fort scanda-
lisée, et Mérimée renonça à son premier projet, ou
plutôt il s'en tira en donnant au problème posé deux
solutions suivant le système qui lui avait si bien réussi
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150 PROSPER MÉRIMÉE.
dans la Vénus d'Ille. Pendant une chasse à l'ours, la
comtesse Szémioth se trouve séparée de ses amis et
seule dans un fourré avec le terrible animal. Elle
s'évanouit et quand on vient à son aide, elle n'est ni
morte, ni blessée, mais elle a perdu la raison et ne
la recouvre jamais. Quelques mois après l'accident,
elle donne le jour à un fils qui est le héros de Lokis,
D'étranges instincts sommeillent en lui et font
explosion la nuit de son mariage; il déchire à belles
dents la charmante jeune fille qu'il a épousée par
amour. C'est là, sans doute, un effet de la terreur
éprouvée par la comtesse, alors qu'elle était en état
de grossesse. Ainsi le comprit l'auditoire un peu
naïf auquel Mérimée donna la primeur de Lokis , cer-
tain soir de l'été de 1869, dans un salon du palais de
Saint-Gloud, avant de l'offrir aux lecteurs de la
Revue des Deux Mondes, Mais il n'eût pas déplu à
Mérimée qu'on attribuât à son ours un rôle plus
important dans cette aventure et qu'on soupçonnât
dans le cas du comte Szémioth un effrayant et mons-
trueux atavisme. Quoi qu'il en soit, la nouvelle est
composée et écrite avec un soin, une perfection litté-
raire, un fini dans les moindres détails qui trahissent
la préoccupation secrète de l'auteur; une triste
coquetterie de vieillard qui s'habille pour sa dernière
sortie et veut être impeccable. Est-ce cette laborieuse
perfection qui nuit à Lokis? Est-ce l'absence d'un
intérêt humain? Ce qui est certain, c'est que nous
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DERNIÈRES ŒUVRES. 451
ne sommes ni très touchés, ni très épouvantés. Il
semble qu'en écrivant ce petit roman, Mérimée se
soit imité lui-même et, comme les disciples, il tourne
en défauts les qualités du maître.
Ce n'était plus seulement le courage et l'inspira-
tion, mais la force physique qui l'abandonnait.
Depuis de longues années, il assistait à sa lente des-
truction ; il en suivait le progrès avec de rares alter-
natives d'espérance, lorsque la souffrance lui accor-
dait quelque répit, ou que l'essai d'un remède
nouveau lui ouvrait une perspective de guérison. Il
éprouva un bien-être extraordinaire lorsqu'il fît son
premier séjour d'hiver à Cannes et il écrivait presque
gaîment à une de ses amies : « En partant j'avais
cinq maladies mortelles : il paraît que je n'en ai plus
que quatre ». Il perdit peu à peu quelques illusions
sur le climat de la Riviera, mais Cannes resta pour
lui un lieu de retraite, abrité contre les servitudes
mondaines, sans être fermé aux relations agréables.
Sans parler des hôtes illustres, princes, ministres,
grands écrivains et grands artistes, oiseaux de pas-
sage qui se posaient à Cannes un moment sur la
route de Rome, de Londres ou de Paris, il avait de
vieux amis qui venaient, comme lui, se chauffer au
soleil provençal. A Cannes, il s'était fait un home,
grâce à la présence de deux dames anglaises qui
lui donnaient l'illusion de la famille. Elles l'accom-
pagnaient dans ses promenades, l'une portant son
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152 PROSPER MÉRIMÉE.
arc et ses flèches, l'autre sa boîte d'aquarelle. On
lui avait recommandé l'exercice de l'arc comme
éminemment propre à développer les muscles dont
le jeu est nécessaire à la respiration et il s'y adonnait
de tout son cœur. Il abattit, dans les bois qui domi-
nent le Cannet et Vallauris des milliers de pommes
de pin qu'il prenait pour cibles et essayait de con-
vertir Victor Cousin à ce sport médiéval. A d'autres
heures, le pinceau à la main, il s'efforçait de fixer sur
son papier, sans réussir à se satisfaire lui-même, la
splendeur de ces merveilleux soleils couchants qu'il
voyait descendre tous les soirs derrière les cimes
violettes de l'Esterel.
Souvent, il se laissait séduire par une excursion
sur les eaux endormies du golfe, avec des compa-
gnons de choix. Quelquefois, paresseusement étendu
sur quelque coin désert de la pliage, il s'oubliait
pendant des heures à suivre les mouvements d'une
de ces bestioles, humbles parasites du sable marin,
à la recherche du coquillage qui lui sert de vête-
ment et de maison. Il parlait à toutes ses correspon-
dantes de son prégadiou et d'une façon si délicieuse
que voilà le prégadiou de Mérimée assuré de vivre
quand beaucoup d'entre nous n'auront même plus
de nom. Toute sa vie, il avait aimé les bêtes, non
pas en elles-mêmes, peut-être, mais comme s'il eût
voulu, à la manière de La Fontaine, leur demander le
secret de l'âme humaine. Un goût particulier, une
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DERNIÈRES OEUVRES. 153
affinité de nature l'attirait surtout vers le chat,
animal nerveux, sensuel, élégant, dédaigneux et
exclusif dans ses sympathies comme il l'avait été
lui-même dans sa littérature et dans sa vie. De cette
solidarité naissait une sorte de tendresse. Il les vou-
lait heureux autour de lui. Pendant quelques jours
de suite, Mérimée fit plusieurs kilomètres pour aller
porter à manger à un chat abandonné dans une
maison déserte. Voilà une touchante niaiserie qu'il
n'est pas tout à fait inutile de rapporter pour mon-
trer ce qu'il y a au fond d'un grand sceptique.
Si quelques-uns haussent les épaules à ce trait,
d'autres seront disposés à en mieux aimer Mérimée.
La Fontaine, suivant jusqu'au bout l'enterrement de
la fourmi, n'était qu'un observateur et un curieux;
dans l'acte de Mérimée, il y a de la pitié et de la
bonté.
Malgré tous les soins dont il était entouré, sa
santé déclinait. Pour obtenir une vague promesse
de guérison ou un léger soulagement de ses souf-
frances, il s'adressait tantôt à la science, tantôt aux
empiriques, mais, toujours déçu, perdait, avec la
force, le courage et l'espoir. Les nuits, qu'il passait
dans l'horrible angoisse de l'étouffement, étaient
surtout longues et cruelles. Il essayait de les rendre
moins cruelles et moins longues en lisant sans
cesse. Que lisait-il? D'abord les livres nouveaux.
On devine avec quelles dispositions il devait aborder
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154 PROSPER MÉRIMÉE,
ces volumes qui lui arrivaient de Paris dans toute
rimpertinence de leur jeune succès, précédés par
Tenthousiasme des journaux et des salons et qui
fatiguaient, sans ia distraire, sa douloureuse in-
somnie. Aussi ne faut-il pas s^étonner de trouver
dans ses lettres des mots durs, souvent excessifs
envers les livres les plus fameux de cette époque; par
exemple envers Salammbô et envers les Misérables,
Dans cette universelle mauvaise humeur, il lui arri-
vait de ne pas reconnaître les siens, ceux qui étaient
vraiment de sa race, ceux qui étaient capables de
ramasser sa plume et de s'en servir aussi bien que
lui. Très digne envers la jeunesse que flattaient
humblement quelques-uns de ces contemporains, il
exagérait jusqu'à l'injustice cette altitude d'isolement
hautain. Il ne voulait rien savoir de ce qui viendrait
après lui et il ne lui échappa jamais, à l'égard de la
nouvelle génération, une parole de sympathie ou
d'encouragement. A lire ses lettres, on croirait que
tout meurt, que tout va finir et que l'avenir, ce
n'était pas seulement la décadence, mais le vide et
le néant. Il reprenait un à un, dans sa bibliothèque,
les livres aimés de sa pHme jeunesse. On a dit de
lui ', avec une parfaite justesse, qu'il avait été suc-
cessivement ou simultanément romantique, réaliste,
classique. On peut ajouter que, dans les dernières
1. M, Larroumet. C'est, avec M. Faguet, celui de nos cri-
tiques qui a le mieux compris et jugé Mérimée.
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DERNIÈRES OEUVRES. 155
années de sa vie, par suite d'un lent travail d'épura-
tion et d'élimination, il était devenu uniquement et
implacablement classique. De sévérité en sévérité, à
force de corriger, de raffiner, d'atténuer son goût,
il était en route vers un idéal parfaitement négatif
et il serait arrivé ou à ne plus rien aimer, ce qui est
triste, ou, ce qui est pire, à trop aimer les objets de
son exclusive admiration. Les Valaisans montrent,
dans les sauvages solitudes qui dominent la Dala, un
cercle immense tracé à travers le rocher par l'épée
magique d'un roi sorcier des temps préhistoriques.
La circonférence va se rapprochant du centre et, le
jour où elle se confondra avec lui, la Terre mourra.
Ainsi se rétrécissait le cercle intellectuel de Mérimée.
On a vu comment il faisait ses adieux à la littéra-
ture. De même qu'il avait eu conscience d'écrire son
dernier livre, il sut aussi que la vie prenait congé
de lui sous une autre forme, lorsqu'il se hasarda,
presque mourant, à respirer encore cette « odeur
de la femme », dont il s'était tant enivré. C'était la
séduisante personne dont le nom se trouve plus
haut, la présidente de la cour d'amour de Fontai-
nebleau. Elle se prêta à cette fantaisie; elle s'y
prêta avec une complaisance presque dangereuse
pour le repos d'un vieux malade. Il ne pouvait plus
aimer que de loin et par lettres, et c'était encore
trop. L'insistance de la belle dame nous a valu les
Lettres à une autre Inconnue^ mais nous aurions pu
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156 PROSPER MÉRIMÉE.
nous en passer, car il y a bien de Teffort et de la
tristesse dans ce suprême marivaudage.
La politique ne lui inspirait pas des idées moins
sombres. De même que, de 1802 à 1860, il avait
monté la pente, laissant à chaque pas une inquiétude
ou une méfiance, il redescendait la pente opposée,
perdant sans cesse une espérance et une illusion.
Après avoir eu quelque peine à devenir impéria-
liste, il l'était maintenant plus que l'empereur. Il
devenait, sans s'en rendre compte, un « introu-
vable » de la quatrième dynastie. Le gouvernement
avait tort, suivant lui, de suivre une politique de
bascule entre les cléricaux et les révolutionnaires :
il prévoyait dès longtemps la coalition de ces partis
extrêmes. Le programme démocratique, si cher à
Napoléon III, lui semblait périlleux, chimérique,
obscur; la liberté d'association et la liberté des
grèves l'épouvantaient. Enfin il se désespérait de
voir l'empire s'enfoncer dans l'ornière du parle-
mentarisme où avait versé la royauté constitution-
nelle. Le retour des mêmes symptômes lui faisait
redouter les mêmes accidents. Le péril extérieur lui
apparaissait plus vague, mais encore plus menaçant.
Dans une lettre écrite au lendemain de Sadowa, il
comparait le malaise de la France à cette « angoisse
étrange qui saisit les spectateurs du Don Juan de
Mozart lorsqu'ils entendent les mesures préludant à
l'entrée du Commandeur ». Quant à l'homme qui
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DERNIÈRES ŒUVRES. 157
allait jouer ce terrible rôle, il Tavait approché et
pratiqué; il avait longuement causé, plaisanté avec
lui et même plaisanté sur lui. Il écrivait — avec cette
gaminerie parisienne qui demeurait en lui jusqu'au
bout sous ses allures de diplomate et de gentilhomme :
ff Rien de comique comme M. de Bismarck en
casque et en cuirasse ». Mais, tout en souriant, il
essayait de déchiffrer la redoutable énigme. Cet
homme se tenait-il pour satisfait de ses succès
passés? Risquerait-il sa puissance dans de nouvelles
aventures? En tout cas, il était devenu le véritable
arbitre de l'Europe. Le 7 juillet 1870, en apprenant
la candidature du prince de Hohenzollern au trône
d'Espagne, Mérimée disait : « Il n'y aura point de
guerre, à moins que M, de Bismarck ne le veuille
absolument, » C'était deviner ce que nous savons;
c'était parler, dès la première heure, comme parlera
l'histoire.
La déclaration de guerre lui serra le cœur, il
reprit, pourtant, quelque espoir au spectacle du
grand mouvement patriotique qui se dessinait et
grandissait rapidement, d'heure en heure, à travers
toutes les classes de la société française. Il se disait
qu'on a vu autrefois l'enthousiasme gagner des
batailles même contre le nombre, même contre la
science. Malheureusement ces miracles ne sont plus
de notre temps. Dès le 6 août, après la double défaite
de Forbach et de Reichshoffen, il comprit que tout
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158 PROSPER MÉRIMÉE.
était perdu. On peut se figurer l'état de son esprit
alors qu'il sentait venir à la fois la ruine de la patrie,
la chute des souverains qu'il aimait et sa propre
destruction dont aucune des illusions de la foi ne
pouvait adoucir l'approche. Il alla voir l'impératrice
régente. Ce Mérimée qu'elle avait toujours connu
railleur, le sourire aux lèvres, impertinent envers les
hommes et envers la destinée, elle le vit pour la
première fois abattu, navré, les larmes aux yeux, et
mêmes au milieu de cet immense écroulement, ce
changement la frappa. C'était un Mérimée inconnu
qui lui apparaissait. Il la trouva, de son côté, « ferme
comme un roc » (c'est l'expression dont il se servit
en écrivant à- Panizzi et à la comtesse de Montijo),
décidée à faire son devoir et à respecter les lois.
C'est le a5 août qu'eut lieu leur dernière conversa-
tion. Quelques jours après, Mérimée se rendit auprès
de M. Thiers. Il n'avait et ne pouvait avoir auprès
de lui aucun mandat de l'impératrice, mais il se
flattait d'émouvoir les sentiments du vieil homme
d'Etat ou d'intéresser son orgueil à la défense de la
dynastie qui tombait en lui faisant entrevoir une
minorité où il serait tout-puissant. C'était se tromper
deux fois, et l'erreur est étrange delà part d'un hpmme
si habile à déchiffrer les caractères . Comment ,
après quarante-cinq ans d'intimité avec M. Thiers,
crut-il à la possibilité d'attendrir son cœur, de
désarmer ses rancunes au moment même où elles
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DERNIÈRES ŒUVRES. 159^
allaient être satisfaites, d'égarer vers un objet imagi-
naire cette ambition si sagace et si prudente? Que
se dit-il dans cette mystérieuse entrevue dont, par
une singulière ironie des choses, nous connaissons
l'heure exacte, mais dont nous ne pouvons fixer le
jour, car, dans le témoignage du Président de la Répu-
blique devant la commission d'enquête du 4 septem-
bre, certains détails exigent la date du 3 et d'autres
indiquent avec une nécessité également inflexible la
date du 4- Nous n'avons pas le récit de Mérimée
et le récit de Thiers se détruit lui-même par ses
contradictions. Il nous faudrait opter d'abord
entre deux impossibilités : ou bien un ministre de
l'impératrice régente annonce à M. Thiers la capi-
tulation de Sedan dix-sept heures avant de la con-
naître lui --même, ou bien c'est l'ambassadeur
d'Autriche qui, le lendemain de la Révolution, sup-
plie M. Thiers d'employer tous ses efforts à la pré-
venir.
S'il faut tenir pour vraies les paroles que M. Thiers
prête à Mérimée, parmi tous les mauvais dis-
cours qu'a prononcés dans sa vie l'auteur de
Colomba, ce fut le plus mauvais, mais ce fut aussi,
de toutes les bonnes actions de sa vie, une des plus
nobles, une des plus désintéressées, une des plus
dures à accomplir comme une des plus inutiles. Pâle,
respirant à peine, la mort dans les yeux et sur les
traits, il semblait sorti de la tombe pour plaider une
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160 PROSPER MÉRIMÉE.
cause désespérée et le souffle manquait à ses courtes
phrases. Ce devait être un spectacle lamentable et,
parmi les plus ardents ennemis de l'empereur, il en
est peu qui n'en auraient senti quelque pitié : à moins
que, même dans un moment aussi tragique, Méri-
mée n'eût gardé ce don bizarre de glacer la sympa-
thie et de chasser l'émotion comme au temps loin-
tain où il lisait ses premières œuvres dans la
chambre de Delécluze.
Quoi qu'il en soit, il n'emporta point du cabinet de
M. Thiers le mot qu'il avait espéré. Il ne retourna
pas aux Tuileries n'ayant pas à rendre compte d'une
mission que personne ne lui avait confiée. Il ne put
donc remercier M. Thiers au nom de l'impératrice.
Le 4 septembre il était au Luxembourg où il attendit
vainement l'émeute , avec ses collègues . L'émeute
dédaigna le Sénat et alla tout droit du Palais-Bourbon
à l'Hôtel de Ville.
Longtemps inquiet sur le sort de l'impératrice, il
apprit enfin qu'elle avait touché le sol anglais et
écrivit à Panizzi pour le prier de se mettre à
la disposition de la souveraine fugitive. N'ayant
plus rien à faire à Paris, il se laissa emmener à
Cannes par ses deux fidèles amies; il s'étonna d'y
arriver vivant. C'est alors qu'il écrivit à Mme de
Beaulaincourt ces paroles émues, presque solen-
nelles : ce J'ai toute ma vie cherché à me dégager
des préjugés, à être citoyen du monde avant d'être
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DERNIÈRES ŒUVRES. 161
français. Mais tous ces manteaux philosophiques ne
servent de rien. Je saigne aujourd'hui des blessures
de ces imbéciles de Français, je ^pleure de leurs
humiliations et, quelque ingrats et quelque absurdes
qu'ils soient, je les aime toujours. »
Il traçait ces lignes le i3 septembre et, dix jours
plus tard, il mourait presque subitement, après avoir
écrit quelques mots à Jenny Dacquin, qui reçut ainsi
sa dernière pensée.
Il fut enterré au cimetière de Cannes. Ceux qui
l'accompagnèrent jusqu'à sa tombe furent surpris
d'y voir paraître un ministre protestant qui, dans un
discours agressif et malavisé, prit possession du
défunt au nom de sa croyance. Mérimée avait, en
effet, par un codicille spécial ajouté à son testament,
exprimé le désir qu'un ministre de la confession
d'Augsbourg assistât à ses funérailles. Mais il est
probable que le zèle de l'orateur dépassait de beau-
coup les intentions du mort en donnant à ce désir les
proportions et la portée d'une conversion. Les enter-
rements civils étaient peu en faveur et il est possible
que Mérimée se soit proposé simplement d'éviter à
ses amis un chagrin, sinon un scandale. D'ailleurs il
a exprimé sa pensée sur la manière dont il convient
de quitter ce monde : il l'a exprimée très clairement,
à plusieurs reprises, et dans des circonstances très
différentes : d'abord au début de la fameuse bro-
chure H.B., et ensuite dans un passage, qui a été très
11
vV.
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162 PRÔSPER MÉRIMÉE.
remarqué, de la Correspondance inédite. Il fallait,
pensait-il, près d'une fosse ouverte une cérémonie
commémorative , une parole d'adieu. En cela, il
n'entendait être ni luthérien, ni catholique, il avait
les sentiments d'un Grec du temps d'Eschyle;
il lui eût semblé cruel de disparaître aOaTCTÔç, axXaucr-
Toç. Pour obtenir ces rites funèbres, ne pouvant
s'adresser aux hiérophantes, il les demanda à celui
des cultes modernes qui l'avait le moins choqué
durant sa vie, et qui lui parut contenir un minimum
de surnaturel et de mysticisme. On se tromperait
donc si on voyait dans ce fait -■ — assez difficile à
comprendre sans le double commentaire qu'il en
avait écrit à l'avance — une évolution complète, ou
même partielle, du nihilisme à la foi. Il faut se rési^
gner à voir et à dire les -choses comme elles sont.
Mérimée est resté jusqu'au bout ce qu'il avait été
toute sa vie. Il n'a pas été converti de son vivant; il
ne l'a été que quelques années après sa mort par
des biographes aussi bien intentionnés que mal
informés.
•/
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CHAPITRE V
CORRESPONDANCE DE MÉRIMÉE
SON INFLUENCE
Au milieu de nos désastres publics, la mort de
Mérimée passa presque inaperçue. Un temps très
long s'écoula avant que son successeur fût reçu
officiellement à l'Académie française . L'oraison
funèbre du palais Mazarin valait celle de Cannes, et
on se demande s'il n'eût pas été préférable de s'en
aller dfxXauatoç, ôtôairtoç, que d'être pleuré ainsi et
enterré de cette manière-là.
Ce dernier rite accompli, le silence qui suit d'or-
dinaire la mort d'un écrivain et qui précède son
classement définitif, allait se faire autour du nom et
de la mémoire de Mérimée, lorsque éclata la publi-
cation des Lettres à une Inconnue, suivie, à peu
d'années d'intervalle, par la Correspondance avec
Panizzi et. par les Lettres à une autre Inconnue, A.
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164 PROSPER MÉRIMÉE.
ces cinq volumes s'est ajouté récemment sous le
nom de Correspondance inédite le recueil des lettres
que Mérimée a adressées sous l'empire à la chari-
table amie qui avait entrepris sa conversion. Il faut
y joindre les lettres à Mrs Senior et à Mme la com-
tesse de Beaulaincourt, publiées par M. le comte
d'Haussonville, les lettres à M. de Passa dont
M. Sellier a donné des fragments dans le Corres-
pondant, les lettres à M. Albert Stapfer et à Mme
de Montijo dont on trouvera de longs extraits dans
Mérimée et ses amis, enfin la correspondance avec
M. et Mme Lenormant, dont l'Etat s'est rendu acqué-
reur et qui a paru dans la Revue de Paris, Sept
lettres inédites de Mérimée à Stendhal, écrites de
i83i à i836, ont été imprimées par souscription
pour le bénéfice de quelques lecteurs privilégiés.
Nous n'aurons sans doute jamais les lettres à Mme***,
puisqu'à la fin de leur liaison ils se restituèrent
mutuellement les correspondances échangées. Si, à
ce moment, l'amant disgracié ne détruisit pas ses
propres lettres, elles durent être brûlées, en mai 1871,
dans l'incendie qui dévora l'appartement et la maison
de la rue de Lille. La correspondance de Mérimée
avec le docteur Requien, toujours déposée au musée
d'Avignon, n'a pas encore trouvé un éditeur assez
habile pour en atténuer les audaces. Jusqu'ici les
plus hardis ont reculé devant la tâche, craignant que^
les gros mots retirés, il ne restât rien. D'auU'es
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CORRESPONDANCE DE MÉRIMÉE. 165
collections de lettres attendent leur moment pour
voir le jour. C'est ainèi qu'un très grand nombre de
lettres qui datent de la jeunesse de Mérimée, mêlées
à des lettres de Beyle, de Delacroix, de Devéria, de
Jacquemont et des autres membres du même groupe,
se trouvent dans les mains d'une famille anglaise.
D'honorables scrupules, qui finiront sans doute par
céder, ont jusqu'ici empêché leur publication. Enfin
il existe toute une correspondance de Mérimée en
anglais dont le public d'outre-Manche aura sans
doute la primeur, mais dont le public français
voudra savoir quelque chose. Les lettres déjà
publiées suffisent à constituer une œuvre épistolaire
très importante, et on peut dire que Mérimée a eu,
depuis qu'il repose dans le cimetière de Cannes, une
seconde vie littéraire, aussi brillante, plus brillante
peut-être, que la première.
Il a doublement gagné, comme homme et comme
écrivain, à cette publication posthume. Comme écri-
vain, parce qu'il a révélé des qualités nouvelles,
sans avoir rien perdu de celles que nous lui con-
naissions. Comme homme, parce qu'il s'est montré
à nous très différent de ses héros et presque l'op-
posé du triste idéal auquel il visait, parce que, au
lieu de l'insatiable voluptueux et du cynique sans
pudeur et sans pitié qu'il se flattait d'être, nous
l'avons vu, non pas vertueux ni saint, mais tendre,
•faible, et parfois dévoué jusqu'à la niaiserie.
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166 PROSPER MÉRIMÉE.
Bien écrire des lettres était autrefois un talent très
français. On est même allé plus loin et on a pu dire,
non sans raison, que la Lettre, considérée comme un
genre littéraire, avait été une des meilleures écoles
où s'est formé l'esprit de notre langue et de notre
race. Nous sommes un peuple causeur, et la lettre
est une conversation écrite , avec certaines grâces
que ne comporte point la conversation ordinaire.
Nous sommes un peuple conteur et moraliste : la
lettre se prête admirablement à ce tour d'esprit. On
y juge les événements et les hommes par une cer-
taine façon de les mettre en scène; on y jette des
portraits, des anecdotes, des théories et des axiomes
qu'on n'est jamais tenu de prouver et qui ont lin air
de profondeur sous une forme légère. La lettre
s'adaptait donc aux besoins intellectuels et sociaux
du XVIII® siècle. Au xix°, elle a été remplacée par le
journal sous ses deux formes si diverses : le journal
intime où l'on parle de soi à soi-même non sans
l'arrière-pensée d'être entendu et compris par d'au-
tres ; le journal imprimé où l'on parle de tout à tous.
La lettre, qui tenait le milieu entre ces deux genres,
a presque disparu. Ce qu'on nous a donné de la cor-
respondance de nos plus grands écrivains a été une
déception. Nous les avons vus dans un déshabillé qui
touchait au débraillé et qui n'avait rien d'aimable;
ils nous ont initié à leurs comptes d'éditeurs, aux
vulgaires petits moyens à l'aide desquels ils culti-
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CORRESPONDANCE DE MÉRIMÉE. 167
vàieîit leur gloire, aux féroces jalousies littéraires
qui faisaient d'eux, eh secret, les ennemis de leurs
maîtres, de leurs amis ou même de leurs disciples,
pendant qu'ils les portaient aux nues en public. Tout
cela dit sans charme et sans nuances, avec une bru-
tale âpreté, presque grossièrement et comme à la
hâte. Les seuls écrivains qui, dans notre siècle, aient
su écrire des lettres sont ceux qui avaient du sang-
froid, du loisir et qui s'étaient à demi désintéressés,
non du spectacle, mais de l'action humaine- Surtout
ce' sont ceux qui avaient conservé les manières de
dire familières .au xViii® siècle : par exemple, Joubert
et Doudan. Mérimée, comme on l'a vu au début de
cette étude, était, par l'allure générale de sa pensée
et par ses habitudes d'esprit, un de ces hommes de
l'autre siècle. Il eût été à l'aise dès le premier soir
chez Mme du Deffand et chez Mme Helvétius. IJ
était donc né pour écrire des lettres et pout» les bien
écrire.
Il faut d'abord isoler, dans ces lettres, l'élément
psychologique, autobiographique, les confidences
personnelles. Ces confidences valent-elles la peine
d'être recueillies? Le moi de Mérimée est-il un moi
intéressant? Il y a des âmes dont l'étude est fasci-
nante; il en est de nulles et d'insipides, même parmi
les hommes dont la pensée imprimée a remué le
monde. Celle de Mérimée est une âme curieuse à
connaître et à suivre dans sa lutte avec elle-même.
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168 PROSPER MÉRIMÉE.
dans son perpétuel effort pour se vaincre, se disci-
pliner et se transformer^ S'il avait été un dompteur de
femmes d'après les recettes de Stendhal, nous ne
nous soucierions guère de sa psychologie. Mais la
vérité est qu'il a vraiment et beaucoup aimé, qu'il a
connu et compris la femme sous des aspects multi-
ples, qu'il a vu en elle une créature bien différente
de la maîtresse docile dont il est question dans la
Double Méprise — « celle chez qui on arrive, en
bottes crottées, quand elle est prête à partir pour le
bal et à qui on dit : « Restons ! » Mérimée n'a point
réalisé son rêve de maîtrise satanique, de despotisme
donjuanesque. Il a aimé comme les autres, tantôt
upeur, tantôt dupé, quelquefois tous les deux en-
semble. Il a noté ses sentiments au passage avec
autant de finesse que de sincérité. Voilà pourquoi
nous suivons, à travers toutes ses nuances et tous
ses déguisements, avec un intérêt qui ne se lasse
pas, ce désir toujours trompé et toujours renaissant.
Le roman de Mérimée et de l'Inconnue est un des
plus jolis romans par lettres que nous possédions, et
c'est peut-être le meilleur que Mérimée ait écrit. Il
n'a rien perdu de son attrait d'énigme parce qu'on
nous a enfin révélé le nom et la situation sociale de
acquin. La véritable énigme est de savoir qui
a, finalement, qui fut le vainqueur dans ce
l. Soit que, pour nous laisser dans le doute,
quin ait omis des mots significatifs, soit que
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CORRESPONDANCE DE MÉRIMÉE. 169
nous ayons sous les yeux un texte complet et authen-
tique, le dénouement peut nous désappointer, mais il
n'est certes pas vulgaire et il est très humain dans
sa mélancolique douceur. Il n'y eut ni vainqueur ni
vaincu. N'ayant pas su être heureux à leur manière,
ni consenti à l'être d'autre façon, ils se donnèrent tris-
tement la main, se promirent d'être amis et se tinrent
parole. Telle est la conclusion de cette aventure qui
avait été variée par tant d'épisodes, qui avait passé
par tant de douceur et de violence, tant d'enfantillage
et tant de passion. Si nous sommes raisonnables,
nous accepterons cette conclusion et ne chercherons
pas à en savoir davantage.
Les lecteurs que les Lettres à une Inconnue auront
mis en goût et qui voudront bien connaître Mérimée
intime, trouveront un à un, tous les traits de cette
figure dans les autres correspondances publiées.
jLFne lettre à Mrs Senior nous fait pénétrer dans cet
appartement de la rue de Lille où Mérimée offrait
aux curieuses une tasse de son fameux thé jaune
-après leur avoir exhibé ses scabreuses collections.
Les lettres à Mme de Beaulaincourt sont surtout
précieuses pour les derniers séjours de Cannes et
pour les émotions de la guerre. Le Mérimée viveur
et impertinent, le « Mérimée à gifle » des lettres à
Stendhal revit dans les lettres à Panizzi et, pour faire
contrepoids, nous avons, dans la Correspondance
inédite^ un Mérimée rêveur, découragé, pensif, qui
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170 PROSPER MÉRIMÉE.
se prend à s'interroger sur le sens de celte vie et la
possibilité de Tautre. C'est par lui que nous savons
à combien de choses croit un homme qui ne croit à
rien.
^lais le grand intérêt de toute cette correspon-
dance est ailleurs que dans la psychologie de
Mérimée ; il est dans le panorama de la société fran-
çaise qu'elle nous offre à tous les moments, de 1840
à 1870. L'histoire des événements, on la trouve par-
tout : l'histoire des mœurs on ne la trouve que là,
d'autant plus sincère qu'elle est écrite au jour le
jour sans être retouchée après coup pour mettre en
harmonie les prévisions et les résultats. C'est de la
chronique, simplement, mais la chronique vaut ce
que vaut lé chroniqueur, et il se trouve que Mérimée,
qui n'a jamais signé un seul article de ce genre dans
un journal, a été le premier chroniqueur de son
temps. Toujours bien placé pour voir et pour savoir,
grâce à ses amitiés et à ses relations, il a été sous
l'empire plus favorisé que sous les autres régimes
et il a connu quelques-uns des dessous de la poli-
tique. 11 nous offre, sous la forme la plus brillante
et la plus polie qu'on pût lui donner, le tableau d'un
temps avec lequel il eut en commun l'amour du plaisir,
il a raconté le banquet en philosophe, mais en philo-
sophe épicurien, qui en a pris sa part et n'en est point
fâché, quoique le banquet finisse mal et que les dieux
ne l'aient point préservé lui-même comme Simonide.
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CORRESPONDANCE DE MÉRIMÉE. 171
D'autres ont pu voir mieux, mais ^e raconteront
jamais aussi bien. Cette correspondance qui change
de ton avec le caractère, le sexe, l'âge des corres-
pondants, où l'esprit coule en un flot ininterrompu,
où l'art des nuances, le fini du détail s'allient avec
le naturel, la rapidité, l'aisance parfaite des mouve-
ments , pourrait bien rester le chef-d'œuvre de
Mérimée.
Ainsi sa popularité d'écrivain a déjà une histoire
étrange et complexe. Il nous est maintenant possible
de comprendre comment, tout en restant identique
à lui-même, il a paru si différent à des générations
différentes : délicieux, haïssable, insipide et, de
nouveau, délicieux. D'abord il partit en guerre avec
la grande armée romantique sur un malentendu de
principes qui ne lui est nullement imputable, car il
avait l'esprit clair et ses compagnons de route avaient
l'esprit trouble. Mérimée savait ce qu'il voulait, eux
n'en savaient rien. Son programme était celui-ci :
renouveler les sentiments et les idées où s'approvi-
sionnait le génie français sans toucher à la langue,
étudier Shakspeare et Cervantes sans renverser
Racine de son piédestal. L'âme humaine, considérée à
un point de vue général et abstrait, dans son fond
commun, permanent, immuable, avait donné à peu
près tout ce qu'elle pouvait fournir : il fallait l'ob-
server à nouveau dans ses manifestations successives
et locales, en s'aidant des lumières de l'histoire.
dbyGoOoIf
1- ..*^ *: -•--€-•-•: .. :-*jr.*_--i ai-rl I^-r* îri-^ciplies
d,' •*!!;** *rt M*rr;r/.'^<p: q j; onriîl en-;» r* drr^ coas^^ils à
I ;*")t^'iir d*r Marion de Lorme, Li's^^a les épaules
'A%t'*' iif.f: •^fi-farf.iori s'r.s-^-te à la «:bate retentissante
4*1 liur'^ra'.ftn. Sans pârl»rr des incompatibilités de
t"A\"A( \iv*:^ qui s'étaient n'-vrléfr-s, le dirorce intel-
h-^ f jj* I entre Mérimée et Vii.tor Hugo était complet.
I^a véfiié liî-! torique lui parais «ait encore plus mal-
traitée par les roniariliques que par les classiques;
ear la défigurer et la travestir était, à ses yeux,
un fJiis grand erirne que de l'ignorer. Le public
enndaninail-il le romantisme pour celte raison-là
ou pour d'autres qui valaient moins? En tout cas,
le renoiiveau du classicisme trouvait Mérimée dans
une position admirable pour en profiter et le succès
{\v (Uiloniba fut une victoire classique, bien que
roMivrr' soit construite d'après les mêmes recettes
II Itérai res — ou peu s'en faut — que la Chro-
tiif/nn (le Charles IX. J)e i8^»o à i852, Mérimée,
qui produit très peu, n'en est pas moins accepté
('(Hurne un maître de la langue; il serait mort depuis
l'cnl ans qu'on no pourrait le révérer davantage.
A TKcole normale, Aboul et ses camarades le
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CORRESPONDANCE DE MÉRIMÉE. 173
dévorent ou le méditent. Au-dessus de la Vénus
d'Ille et d^Arsène Guillot^ il n'y a que Candide et
V Homme aux quarante écus. Quiconque attrapera la
petite phrase sèche, incisive, cinglante de Mérimée,
son pessimisme ricaneur , son -méphistophélique
sourire qui veut dire : « Ce monde est stupide, mais
qu'importe ! » celui-là, qu'il soit conteur ou journa-
liste, a, en littérature, sa fortune faite.
Et, pendant que les mondains lisent Carmen^ que
la jeunesse libérale fait ses délices ô! Arsène Guillot
et de VAbbé Aubaitt, pendant que Colomba, traduite
dans toutes les langues de l'Europe, devient un
répertoire de morceaux choisis, Mérimée, qui se
croit historien et qui est simplement archéologue,
s'obstine dans celle vocation. Il écrit laborieusement
Don Pedrc'j il le publie... et la foule achète Colomba.
Cet ingrat public ne connaît pas davantage les rares
services rendus par l'inspecteur général qui a sauvé
nos monuments et créé toute une tradition. Dans
cette grande œuvre collective et anonyme de patrio-
tisme et de goût, si quelques noms émergent et
s'imposent à la reconnaissance de la nation, ce n'est
pas le sien.
A partir de 1832, cette étrange situation qui fait
de Mérimée tout .ensemble un triomphateur et un
méconnu se complique et s'envenime d'un nouveau
dédoublement de sa personnalité qui, au fond,
denaeure absolument semblable à elle-même. On ne
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174 PROSPEU MÉRIMÉE.
saurait trop le répéter ; tout est continu, normal,
logique dans sa carrière d'écrivain; tout est contin-
gence, contrastes et accident dans l'histoire de sa
réputation et de son influence. Il avait été amené par
le développement' naturel de son esprit à abandonner
le roman pour l'histoire. De même, sa conversion à
l'impérialisme fut, comme on l'a vu, lente, graduelle,
réfléchie. Ella fut, surtout, sincère et spontanée.
Mais le public n'en jugeait pas ainsi. Mérimée
était sénateur : cela suffisait à le juger et à le con-
damner. Cet homme que tout le monde reconnaissait
pour un de nos premiers talents, l'empereur l'avait
appelé à siéger parmi les hautes valeurs intellec-
tuelles et sociales du pays : quel honteux marché
devait-il y avoir là-dessous ! Pour s'acquitter, Méri-
mée communiquait des notes, indiquait des sources
à son auguste confrère : le valet! D'autres jours, il
organisait des charades et s'amusait, avec d'autres
hommes d'esprit, à costumer de jolies femmes :
l'apostat! On eût fort étonné ces juges sévères,
indignés, en les assurant que ce « valet » n'avait
jamais servi ni flatté personne, que cet « apostat »
devait mourir sans avoir trahi ni un ami, ni une
femme, ni un principe.
On maudissait le sénateur; on admirait l'écrivain.
Le premier de ces sentiments était fort injuste, le
second peut-être excessif. La popularité et l'impo-
pularité de Mérimée allèrent grandissant ju&qu'au
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CORRESPONDANCE DE MÉRIMÉE. 175
jour OÙ elles cessèrent brusquement l'une et l'autre
lorsqu'il disparut de la scène et que s'éleva une nou-
velle génération à laquelle il fallait d'autres haines
et d'autres idoles. Mais voici que le nouveau Mérimée,
révélé par les volumes de la correspondance, a remis
l'ancien à la mode. J'ai essayé d'expliquer l'intérêt,
la curiosité presque sympathique qui s'attache à ce
Mérimée posthume et à ce roman d'amour, inopiné--
ment exhumé. D'ailleurs ce qui a été de la politique
pour les contemporains de Mérimée, c'est-à-dire un
sujet de confuses polémiques et un aliment pour les
passions, devient chaque jour davantage de l'histoire,
c'est-à-dire un sujet de curiosité, une matière de
réflexion et d'étude. Ces mille petits faits, qui
n'avaient alors de prix que par la grâce et l'art du
conteur, sont aujourd'hui des documents, et Mérimée,
qu'il y ait songé ou non — je crois qu'il y songeait
un peu, — se trouve avoir écrit heure par heure
l'histoire de la société française pendant trente ou
quarante ans, précisément cette sorte d'histoire qu'il
eût demandée à la femme de chambre de Périclès et
échangée volontiers contre la Guerre du Peloponèse,
de Thucydide. Et il se trouve qu'en cette circon-
stance la femme de chambre de Périclès est, à sa
façon, un aussi grand écrivain que Thucydide, bien
que dans un genre tout différent. Le mot d'histoire
est trop gros, trop pompeux : ce sont les mémoires,
c'e^t le -journal du. xix^ siècle tenu, par une. des
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170 PHOSPER MÉRIMÉE.
plumes les plus agiles que ce siècle ait eues à son
service. G*est mieux encore, car un journal est mono-
tone dans sa subjectivité, et les mémoires n'expriment,
bien souvent, que les maussades regrets de la vieil-
lesse. Ces lettres ont tous les âges, puisque Mérimée
les a écrites à des moments différents de sa vie; tous
les caractères, puisqu'elles reflètent l'humeur de ceux
ou de celles qui les devaient lire d'abord : sensées
et raconteuses avec Mme de Montijo, impitoyable^
ment railleuses et paradoxales avec Stendhal et
Panizzi, élégamment frivoles avec la présidente,
sérieuses et douces avec l'inconnue à la médaille,
tendres et fantasques avec Mlle Dacquin.
Ainsi Mérimée qui courait risque d'être écrasé
entre Hugo et Balzac, entre les romantiques et les
réalistes, d'être confondu dans la pléiade des hommes
d'esprit de l'époque impériale ou de prendre rang
parmi les romanciers de second ordre entre Charles
do Bernard et Edmond About, redevient une des
figures littéraires les plus importantes de son temps ^
Du conteur, on gardera seulement quelques pages,
concentrées et puissantes, où revit le Mérimée des
fortes inspirations. On regrettera qu'il ait failli à cette
grande vocation de fonder le réalisme en France
au xix° siècle et que cet orgueilleux, devenu trop
modeste, ne se soit cru bon qu'à combiner et à polir
deux ou trois histoires à faire peur. Mais ses lettres
sont là, elles le sauvent. Il n'aura pas écrit eu vain, et
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CORRESPONDANCE DE MÉRIMÉE. 177
nos successeurs n'échapperont pas à son influence.
Ils la subiront plus que nous, car ce mort nous
survivra, et c'est lui qui aura le dernier la parole*
Lorsque la correspondance générale sera complé-
tée, mise en bon ordre, éclairée, expliquée, fortifiée
de notes, de commentaires et d'index, les étudiants
de l'histoire, qui seront de plus en plus nombreux,
y retourneront sans cesse comme Grusoé retournait
au vaisseau pour y chercher des provisions et des
outils. Ils l'aborderont avec un esprit libre de colères
et de préjugés; ils penseront à Guizot, à, Rouher et
à Thiers comme nous pensons à Choiseul, à Bernis,
à d'Argenson quand nous lisons les lettres de Vol-
taire. Les jugements, les manières de sentir de
Mérimée s'infiltreront dans les intelligences, par la
simple raison que ce qui est bien dit résiste et dure.
Respectons en Mérimée un témoin qui déposera
devant le prochain siècle lorsqu'il s'agira de juger
celui-ci. Il se fera écouter, et qui sait se faire écouter
est bien près de se faire croire.
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TABLE DES MATIÈRES
Ghap. I. — Premières années et débuts littéraires 5
— II. — Les Nouyelles de Mérimée. — Carrière
administrative et vie mondaine 39
— III. — Mérimée inspecteur général des monuments.
— Travaux historiques et double élection
à l'Institut 75
— rV. — Mérimée courtisan et diplomate. — Travaux
sur rbistoire de Russie et dernières '
œuvres d'imagination 121
— V. — Correspondance de Mérimée. — Son
influence 163
Gonlommiers. — Imp. Paol BRODARD. ^ 385-98.
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V.
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