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Full text of "Mérimée"

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MÉRIMÉE 



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LES GRANDS ECRIVAINS FRANÇAIS 

VOLUMES PARUS, DANS l'ORDRE DE LEUR PUBLICATION 



VICTOR COUSIN, par M. JuUs Simon, de l'Académie française. | 

MADAME DE SE VIGNE, par M. Gaston Bousier , secréuire perpétuel de l 

l'Académie française. • 

MONTESQUIEU, par M. Albert Sorel, de FAcadémie française. ' 

GEORGE SAND, par M. E. Caro, de l'Académie française. ^ 

TURGOT. par M. Lion Say, de l'Académie française. \ 

THIERS, par M. P. de Rèmusat, de l'institnt. 
D'ALEMBERT, par M. Joseph Bertrand, de l'Académie française, secrétaire 

perpétuel de l'Académie des sciences. 
VAUVENARGUES, par M. Maurice PaUologue. 

MADAME DE STAËL, par M. Albert SoreU de l'Académie française. 
THÉOPHILE GAUTIER, par M. Maxime Du Camp, de l'Académie française. 
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, par M. Arvède Barine. 
MADAME DE LA FAYETTE, par M. le comte d'HaussonvUle, de l'Académie 

française. 
MIRABEAU, par M. Edmond Rousse, de l'Académie française. 
RUTEBEUF, par M. Clèdat, professeur de Faculté. 
STENDHAL, par M. Edouard Rod. 
ALFRED DE VIGNY, par M. Maurice PaUologue, 
BOILEAU, par M. G. Lanson, 
CHATEAUBRIAND, par M. de Lescure, 
FÉNELON, par M. Paul Janet, de l'Institut. 
SAINT-SIMON, par M. Gaston Boissier, secrétaire perpétuel de l'Académie 

française. 
RABELAIS, par M. René MUlet, 

i.-i. ROUSSEAU, par M. Arthur Chuquet, proiesseur au Collège de France. 
LESAGE, par M. Eugène Lintilhae, 
DESCARTES, par M. Alfred Fomllèe, de l'Institut. 
VICTOR HUGO, par M. Lèopold MabUleau, professeur de Faculté. 
ALFRED DE MUSSET, par M. Arvède Barine. 
JOSEPH DE MAISTRE, par M. George Cogordan, 
FROISSART, par Mme Mary Darmesteter, 
DIDEROT, par M. Joseph Reinaeh, 
GUIZOT. par M. A. Bardoux, sénateur, de l'Institut. 
MONTAIGNE, par M. Paul Stapfer, professeur de Faculté. 
LA ROCHEFOUCAULD, par M. J, Bourdeau, 

LACOROAIRE, par M. le comte d'Haussonville^ de l'Académie française, 
ROYER-COLLARD, par M. E. Spuller, sénateur. 
LA FONTAINE, par M. Georges Lafenestre, de l'Institut. 
MALHERBE, par M. le duc de Broglie, de l'Académie française. 
BEAUMARCHAIS, par M. André Hallays. 
MARIVAUX, par M. Gaston Deschamps. 
MÉRIMÉE, par M. Augustin Filon. 
CORNEILLE, par M. G. Lanson. 
RACINE, par M. Gustave Larroumet, secrétaire perpétuel de l'Académie des 

Beaux-Arts. 

Chaque volume, •vee un portrait en héliogravure 2 (r. 



Goulommiers. — » luip* Paul liiîODAlU). — 285-5-98* 



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PROSPER MERIMEE 

Fieprodiict)on de la litlioçiMpl-jf 



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LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS 



MÉRIMÉE 



AUGUSTIN FILON 



PARIS 
LIBRAIRIE HACHETTE ET C" 

19, BOULEVAItD SAINT-CEnMAIN, 79 
1898 

ProiU d* traduction «l d« reproduction ié>ervé». 



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PROSPER MÉRIMÉE 



CHAPITRE I 



PREMIERES ANNEES ET DEBUTS LITTÉRAIRES 



Prosper Mérimée était parisien de naissance et 
d'éducation : il le demeura toute sa vie de goûts et 
^ d'habitudes. Quant à sa famille, du côté paternel 
elle était originaire de Normandie. Son grand-père, 
avocat au parlement de Rouen, fut, vers les der- 
nières années du règne de Louis XV, l'homme d'af- 
faires du maréchal de Broglie, dans le château 
duquel il résidait ordinairement. Les droits seigneu- 
riaux qui existaient encore à cette époque — la 
remarque est de M. le duc de Broglie actuel — don- 
naient une importance considérable aux fonctions 
que l'avocat Mérimée remplissait auprès du maré- 
chal. C'était, d'ailleurs, d'après le même témoignage, 
un homme fort distingué. Il maria sa fille à un 



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6 PROSPER MÉRIMÉE. 

M. Fresnel. De ce mariage naquit le célèbre physi- 
cien qui a fait plus qu'aucun savant de ce siècle 
pour l'étude et la découverte des lois de la lumière. 

Jean- François -Léonor, fils de l'avocat Mérimée, 
se donna à la peinture et obtint le second prix dé 
Rome en 1788. Elève de Doyen, son œuvre est stric- 
tement classique, avec un penchant marqué vers 
l'allégorie et une touche légère de préciosité excen- 
trique. Après avoir beaucoup voyagé, il devint pro- 
fesseur à l'École polytechnique, puis à l'École des 
beaux-arts et, finalement, secrétaire de cette école. 
Il consacra les années de sa maturité à des recher- 
ches historiques et à des expériences sur la chimie 
des couleurs. Les unes et les autres aboutirent, en 
i83o, à la publication d'un grand ouvrage sur V His- 
toire de la peinture à l'huile depuis Van Eyck jus- 
qu'à nos jours. Ce livre obtint, dès l'année i832, les 
honneurs d'une traduction anglaise, et l'auteur pré- 
parait une seconde édition lorsqu'il mourut en i836. 
Comme peintre, Léonor Mérimée n'a pas dépassé 
une respectable médiocrité; comme historien de la 
peinture, son livre, par certains côtés techniques, 
garde de la valeur aux yeux des juges compétents. 

En 1800, il avait épousé Anna Moreau, une jeune 
fille qu'il avait rencontrée dans un pensionnat de 
Passy où il donnait des leçons. Elle était petite-fille 
de Mme Leprince de Beaumont, l'aimable auteur 
de la Belle et la Bête et d'une foule d'autres jolis 



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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 7 

contes. Mlle Moreau peignait elle-même, non sans 
habileté, et réussissait surtout dans les portraits d'en- 
fants. On dit qu^elle avait hérité de sa spirituelle 
aïeule le don de raconter. Ce don lui était fort utile 
pour obtenir l'immobilité de ses petits modèles et 
pour répandre sur leurs traits l'expression dont elle 
avait besoin. 

De ce couple artistique naquit, le 28 septem- 
bre i8o3, Prosper Mérimée. Il ne fut point baptisé, 
et ce trait indique l'esprit qui a présidé à sa pre- 
mière éducation. Lorsqu'il écrivait, bien des années 
après, en parlant de lui et de ses amis : « Nous 
autres païens »-, l'expression, en ce qui le concer- 
nait, n'avait rien de métaphorique. Il n'a traversé, à 
aucun moment de son premier âge, cette période de 
l'émotion religieuse qui attend tous les enfants au 
seuil de l'adolescence. 

Il ne recevait d'ailleurs que de bons exemples 
dans cet intérieur d'artistes bourgeois où l'on ho- 
norait, par-dessus toutes choses, l'esprit, la science 
et la vertu. Le seul danger qu'il courût, fils unique 
et d'un père déjà mûr, c'était d'être quelque peu 
gâté. Il le fut et en contracta si bien l'habitude 
qu'il chercha jusqu'à la lin qui lui donnerait les dou- 
ceurs du foyer sans les inquiétudes et les devoirs 
de la vie familiale, l'omnipotence avec l'irresponsa- 
bilité. 

Cependant il paraît que Mme Mérimée le grondait 



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8 PROSPEîl MIJRIMÉE. 

quelquefois. Un jour qu'il avait commis une petite 
faute et demandait pardon à genoux sur le ton le 
plus pathétique, sa mère, qui avait l'esprit gai et un 
sentiment très vif du ridicule, lui éclata de rire au 
nez. Sur quoi, le petit Prosper, soudainement calmé, 
se leva et dit : « Ah! c'est ainsi? On se moque de 
moi? Hé bien, je ne demanderai plus jamais pardon ! » 
Sainte-Beuve tenait l'anecdote de Mme Mérimée; il 
Ta communiquée à Taine et tous deux la trouvaient 
caractéristique, puisque l'un l'a notée dans ses Sou- 
i'cnirs et que l'autre l'a racontée dans la préface des 
Lettres à une Inconnue. Faut-il croire que le scepti- 
cisme de Mérimée datait de ce jour-là; qu'il était né 
tendre, mais que, sa mère lui ayant ri au nez, quand 
il avait six ans, son âme fut changée et qu'il devint 
l'ironie incarnée ? Si telle était la pensée de Taine et 
de Sainte-Beuve, nous serions d'autant moins dis- 
posés à accepter d'eux cette théorie qu'elle serait en 
contradiction directe avec toutes leurs idées sur la 
formation du caractère et la croissance de l'esprit. 
Il est probable que celte première impression reçue 
par Mérimée n'aurait pas persisté chez un enfant 
aussi jeune si elle n'avait été fortifiée par des impres- 
sions quotidiennes ou plutôt par une impression 
continue et de même nature. Un père qui s'envelop- 
pait de gravité, comme faisaient volontiers les 
hommes de ce temps-là lorsqu'ils avaient atteint la 
maturité et qu'ils étaient plongés dans quelque sévère 



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PREMIÈRES ANNÉES ET DEBUTS LITTERAIRES. 

étude, une mère agissante, un peu brusque, d'esprit 
net, incisif et pratique, voilà des influences et un 
milieu qui ne devaient pas encourager les effusions 
d*une sensibilité enfantine. Le petit Prosper était-il 
naturellement porté à la rêverie, à l'émotion, aux 
épanchements? Cela est possible, et il nous l'a donné 
à entendre dans l'analyse qu'il a tracée plus tard de 
son propre caractère. Si l'on regarde certain portrait 
que Mme Mérimée avait fait de Prosper enfant, on 
sera frappé de la grâce de ce jeune visage, encadré 
de longues mèches bouclées. En l'observantde près, 
on reconnaîtra qu'il y a encore plus de malice dans 
la bouche que de candeur dans le regard; que cette 
physionomie fait pressentir, avec le besoin d'aimer, 
qui rend l'homme bon ou mauvais, les deux traits 
dominants : curiosité et sensualité. Ce portrait 
éloigne l'idée de la tendresse naturelle étouffée par 
l'ironie acquise. Pourquoi ne serait-il pas né tout 
ensemble moqueur et sensible? 

Il commença à suivre les cours du collège 
Henri IV en compagnie de ses cousins les Fresnel, 
qui étaient plus âgés que lui et qui se plaisaient à le 
taquiner. Il est toujours périlleux, au collège, de se 
distinguer des autres : or, Prosper attirait l'attention 
par plusieurs particularités. Il était habillé avec élé- 
gance, il savait l'anglais et il possédait cette écriture 
allongée, alors inconnue en France et qui était aussi 
une mode d'outre-Manche. Le dandysme et l'anglo- 



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10 PROSPER MÉRIMÉE. 

manie, traits permanents de son caractère, apparais- 
sent, comme on le voit, de bonne heure. La faiblesse 
maternelle est en partie responsable de ces raffine- 
ments de toilette qui étonnaient le vieux cloître 
changé en Lycée : Mme Mérimée est évidemment la 
première femme qui l'ait admiré. C'est aussi dans la 
maison de ses parents qu'il a attrapé l'anglomanie. 
Léonor Mérimée était en relations avec plusieurs 
artistes anglais, notamment avec Holcroft et avec 
Northcote, qui fut l'élève et le biographe de sir 
Joshua Reynolds. Au moment de la paix d'Amiens, 
William Hazlitt, alors apprenti artiste, était venu 
passer plusieurs mois à Paris pour travailler dans 
les galeries du Louvre, si longtemps fermées par la 
guerre à ses compatriotes. Il fut recommandé par 
ses maîtres à Léonor Mérimée, qui le protégea, le 
conseilla de son mieux et lui ouvrit sa maison. Plus 
tard, il se rappelait comme le temps le plus heureux 
de sa vie celui qu'il avait passé dans l'intimité des 
Mérimée. A ce moment, Mme Mérimée élail enceinte 
de Prosper et, quand je songe à ce subtil et iro- 
nique esprit que devint William Hazlitt, je serais 
tenté de croire à ce que le vulgaire appelle « un 
regard ». Quand la France fut rouverte aux étran- 
gers , les relations recommencèrent entre les 
Mérimée et leurs amis d'Angleterre. Le jeune 
Prosper trouva très près de lui des occasions de 
parler anglais et, peut-être, d'aimer en anglais : ce 



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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 11 

qui est la façon la plus agréable et la plus rapide 
d'apprendre une langue vivante. 

T*is pleastng to be schooVd to a strange longue 
By female lips and eyes... 

Byron Ta dit, Musset l'a répété et Mérimée a mis 
le précepte en pratique dans trois idiomes diffé- 
rents. 

Ses études au collège Henri IV n'eurent rien de 
très brillant, et c'est seulement en 1820, lorsqu'il eut 
pris sa première inscription de droit, qu'il commença 
véritablement à étudier. On est confondu de la diver- 
sité des connaissances qu'il acquit pendant les cinq 
années suivantes et surtout de la rectitude précise 
et méthodique avec laquelle un si jeune homme 
dirigeait ses travaux. Il fait marcher de pair l'étude 
du grec, que l'Université d'alors n'avait pu lui 
apprendre, avec celle de l'espagnol, qu'il commence 
et celle de l'anglais, qu'il approfondit. Il se familia- 
rise avec Cervantes, Lope, Galderon comme avec 
Shakspeare; il sait par cœur le Don Juan de Byron. 
Il connaît, jusque dans les recoins obscurs, notre 
XVIII® siècle français. Toutes ces choses, si peu 
homogènes, se classent en bon ordre dans son 
esprit. Les littératures étrangères lui livrent une 
matière première ; l'antiquité et notre littérature 
classique fournissent l'expression, la forme, la 
manière de dire, l'instrument littéraire, qui, à son 



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12 PROSPER MÉRIMÉE. 

gré, ne peut être ni remplacé, ni même perfectionné. 
Ainsi cette grande querelle entre le classicisme et le 
romantisme qui allait affoler toute sa génération et 
dont nous trouvons à grand'peine la solution et le 
profit, son intelligence claire, décisive, amie des 
conclusions franches, la réglait d'avance et sans 
effort. 

Avant tout, il était curieux de l'âme humaine. Il 
l'observait dans les salons de la restauration, après 
l'avoir observée dans Hérodote , dans Tite-Live , | 
dans Froissart; j'écarte à dessein les historiens phi- | 
losophes. Il s'intéressait passionnément aux faits r 
et aux caractères ; sa prétention n'alla jamais jusqu'à 
la découverte des lois. De là à se méfier de ceux 
qui les cherchent et même à nier l'existence de 
ces lois, il n'y a pas très loin. Quoi qu'il en soit, le 
jeune Mérimée était mondain par la même raison 
qu'il était érudit. Les passions humaines, sous toutes 
les formes, dans le passé comme dans le présent, 
étaient ses « comédiens ordinaires ». C'est pour se 
donner le spectacle de la vie qu'il dévorait les livres 
et courait les bals. Entre temps, il étudiait la théologie, 
la tactique, la poliorcétique, l'architecture, l'épi- 
graphie, la numismatique, la magie et la cuisine. Il 
voulait savoir le pourquoi et le comment de toutes 
choses, l'histoire des mots et des idées, aussi bien 
que celle des hommes : comment se font les dogmes 
et comment se fait le macaroni. Cette soif d'ap- 



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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 13 
prendre, qui ne s'éteignit jamais et qui, après la 
soixantième année, le rattachait encore à l'existence 
quand tout lui avait déjà échappé, est peut-être sa 
passion dominante et le trait le plus honorable de 
son caractère intellectuel. 

A ce savoir exact et précis, il joignait une autre 
qualité qui ne marche pas toujours de pair avec la pre- 
mière : une merveilleuse faculté d'assimilation. Avec 
quelques éléments, il retrouvait une figure, un 
tableau, toute une époque, toute une civilisation et 
son intuition était aussi sûre que son érudition. 

Il ne comprenait pas grand'chose à tout ce côté de 
l'âme qui regarde l'invisible. La poésie proprement 
dite, c'est-à-dire la poésie lyrique, était pour lui lettre 
close, et c'est Pouchkine qui la lui révéla tardivement, 
mais il aima de bonne heure les épopées à cause du 
pittoresque et du descriptif, à cause des passions 
qui s'y donnent carrière. Un goût très sincère le por- 
tait vers les caractères d'exception et les aventures 
extraordinaires, vers les bandits, les pirates, vers 
tous ceux qui vivent en guerre avec la société. L'œuvre 
de Byron est pleine de ce sentiment qui est une des 
inspirations du romantisme. Sans que la génération 
contemporaine en eût nettement conscience, c'était 
l'écho, le contre-coup, la traduction sous une forme 
artistique et littéraire des vingt-cinq années d'émo- 
tion» traversées de 1789 à 181 j. Les fils révèrent 
comme les pères avaient agi. Cette passion du vio- 



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14 PROSPER MÉRIMÉE. 

lent et du terrible, si curieusement alliée chez 
Mérimée à la dévotion du document, datait de plus 
loin que ses premières lectures de Byron. Tout 
enfant, il avait dévoré la biographie de Morgan, de 
Cartouche, de Gaspard de Besse, et, comme il 
l'avouait dans une lettre intime, il a gardé et com- 
plaisamment entretenu sa sympathie pour les outlaws 
de toute sorte. Sa curiosité se nuançait de tendresse 
quand V outlaw était une femme. La mondaine, pour 
l'intéresser, devait avoir, du moins en elle, un côté 
dangereux et trouble, une certaine inclination à faire 
du mal. Celle qui ne peut pas donner un coup de 
poignard ne peut pas donner un baiser. L'amour, 
pensait-il, est un duel. Aimer, c'est dompter, ou 
chercher à dompter le plus gracieux, le plus sédui- 
sant, le plus souple des animaux féroces. Son inven- 
tion psychologique était à Taise dans ce domaine de 
la perversité féminine : elle s'y enferma. 

Il serait aussi difficile de dresser la liste des amis 
de Mérimée, vers iSaS, que le bilan de ses connais- 
sances. Il s'était lié d'abord avec Ampère, fils du 
célèbre physicien, et avec Albert Stapfer qui, le pre- 
mier, fit connaître au public français le Faust de 
Gœthe. Albert Stapfer le conduisit chez son père, 
ancien ministre de la Confédération helvétique à 
Paris, qui recevait une société érudite et lettrée où 
dominait l'élément protestant. Le jeune Ampère, 
follement amoureux de Mme Récamier, présenta 



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PREMIÈRES ANNÉES ET DEBUTS LITTERAIRES. lo 

Mérimée à l'Abbaye-aux-Bois, où il vit Chateau- 
briand trôner dans toute sa gloire et Delphine Gay 
faire ses débuts comme muse des salons libéraux. 
Chez le peintre Gérard, il rencontra deux généra- 
tions d'artistes et se lia avec M. Thiers. Dans la 
fameuse bibliothèque de Viollet-Leduc, père du 
fameux architecte, il entendit pérorer Victor Cousin 
et assista, avec Sainte-Beuve et Patin, aux discus- 
sions passionnées où Duvergier de Hauranne soute- 
nait les idées des jeunes contre les doctrines classi- 
ques, défendues par le maître de la maison, l'auteur, 
alors célèbre, du Nouvel Art poétique. Enfin il était 
assidu aux mercredis et aux dimanches de Delécluze. 
Dans sa modeste chambre, située au quatrième de la 
maison habitée par les Viollet-Leduc, le critique 
artistique des Débats réunissait une élite de jeunes 
gens qui allaient bientôt se faire une place et un 
nom dans la politique, les lettres ou la science : 
Charles de Rémusat, qui avait déjà en portefeuille 
V Insurrection de Saint-Domingue-, Vitet, qui devait 
bientôt écrire les Etats de Blois; Théodore Leclercq, 
l'auteur trop oublié des Proverbes dramatiques; Cave 
et Dittmer, dont la collaboration ne tarda pas à pro- 
duire les Soirées de Neuilly, Adrien de Jussieu et 
d'autres encore. Bertin l'aîné ne dédaignait pas d'y 
paraître ; Courier y corrigeait sur un coin de table 
les épreuves de ses derniers pamphlets, pendant 
qu'un poète inconnu y déployait un manuscrit ou 



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16 PROSPER MÉRIMÉE, 

que la bataille de paroles faisait rage entre classiques 
et romantiques. De tous ces discuteurs, le plus 
obstiné, le plus fantasque, le plus amusant et, par 
conséquent, le plus écouté, c'était Stendhal. 

L'influence exercée par Stendhal sur Mérimée, 
pendant ces années décisives où se forma son éclec- 
tisme littéraire, a été considérable, plus considérable 
que ne le croyait Mérimée lui-même. Si nous nous 
en rapportions uniquement à l'introduction qu'il a 
placée en tête de la correspondance de son ami ou à 
l'étrange oraison funèbre qu'il a intitulée H. 13. et 
qui a été imprimée, sans nom d'auteur, à un petit 
nombre d'exemplaires, il nous serait impossible de 
saisir entre eux les signes d'une véritable solidarité 
intellectuelle, moins encore les rapports du maître 
et de l'élève. Il arrivait à Stendhal ce qui arrive 
immanquablement à tout homme mûr qui se glisse 
ou s'impose dans une société de très jeunes gens. 
Mérimée et ses camarades, tout en lui accordant 
beaucoup d'esprit, n'étaient pas loin de le trouver 
ridicule, et, de fait, il Tétait un peu, ce gros homme 
qui avait passé la quarantaine et qu'on voyait toujours 
amoureux, qui prêchait la lo-gi-que, en scandant 
énergiquement les syllabes et qui jugeait de toutes 
choses avec sa passion et ses nerfs, qui parlait tour 
à tour de Napoli'on, comme Las Cases et comme 
Paul-Louis, qui s'emportait contre l'étourderie des 
Français et qui était lui-même le plus étourdi des 



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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 17 

Français. Était-il sincère, du moins? Mérimée en 
douta longtemps. C'est à la réflexion qu'il découvrit 
enfin l'originalité de Stendhal et crut à sa bonne foi. 
Bien peu devaient y croire en 1825. 

Nous n'avons aucune raison de rejeter le témoi- 
gnage de Mérimée lorsqu'il nous assure que, sauf 
deux ou trois antipathies communes, il ne s'enten- 
dait sur rien ni sur personne avec Beyle. En effet, 
les points de divergence sont bien visibles. 

Il est vrai que Stendhal inocula à Mérimée le goût 
de la musique italienne, mais ce goût était dans l'air, 
et il fallait bien que Mérimée crût au Barbiere et au 
Matrlmonio Segreto, avec toute sa génération, quand 
même il n'y aurait pas eu un Stendhal pour les lui 
commenter. D'ailleurs qu'importe aujourd'hui que 
Mérimée ait préféré Rossini à Méhul et Gimarosa à 
Spontini? En ce qui touche les arts du dessin, il 
croyait Stendhal peu compétent, peu capable de 
parler la langue technique qui leur est propre. 
Juger des tableaux et des statues d'après les sen- 
sations qu'ils nous font éprouver, c'est les juger fort 
mal, suivant Mérimée, car notre jugement, dans ce 
cas, varie avec les jours et avec notre humeur. En 
architecture, Stendhal était d'une ignorance absolue: 
c'est Mérimée qui lui apprit à distinguer le roman 
du gothique. Il ne prenait guère son ami plus au 
sérieux comme réformateur littéraire que comme 
critique d'art. La brochure Racine et Shakspeare, qui 

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18 PROSPER MÉRIMÉE, 

servit de manifeste à la première forme du Roiïian- 
tisme, ne le satisfaisait qu'à moitié. Si les Grecs de 
Racine étaient des Français du xvii® siècle, les 
Romains de Shakspeare étaient des Anglais du xvi*. 
Bien plus que Racine, Shakspeare abondait en 
contresens et en anachronismes. Que pouvait-il nous 
apprendre? A affranchir notre théâtre, à couper les 
lisières des trois unités où les classiques préten- 
daient nous enfermer à jamais? D'abord, mais ce 
n'était là qu'une question de forme. Mérimée voyait 
clairement que Shakspeare, comme Goethe, comme 
Lope.de Vega et Cervantes, nous apportait une nou- 
velle conception dramatique des passions humaines, 
une nouvelle psychologie qui s'ajoutait à celle de 
Racine et de Corneille sans la détruire. Et c'est ce 
que l'exclusivisme de Stendhal l'empêchait de dis- 
cerner. Il réclamait du roman et du drame marqués 
au sceau des passions contemporaines. Ce qui ne 
parlait pas aux âmes de i8a5 lui était indifférent. 
Mérimée, au contraire, s'intéressait à tout ce qui pou- 
vait perfectionner en lui l'intelligence du passé, l'in- 
troduire dans l'intimité des générations disparues. 
L'un avait le sens et la passion de l'histoire, l'autre 
ne savait même pas ce que c'était. 

Voilà donc l'effet que produisait Stendhal à 
Mérimée : un connaisseur très fin, mais très fan- 
tasque, un homme du monde, plein de souvenirs 
curieux à recueillir, un homme d'esprit, plein d'idées, 



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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTERAIRES. 19 
mais sans lien ; un critique , point ; un écrivain, 
moins encore. Quand Jacquemont, leur ami commun, 
jetait sur les marges d'un manuscrit de Stendhal 
des notes comme celles-ci : « Détestable... style 
d'épicier », il est probable que Mérimée, s'il eût été 
plus poli, n'eût pas été moins sévère. On souriait de 
Stendhal qui se raturait pour ajouter des fautes au 
premier jet. L'idée de prendre un tel homme pour 
modèle ne serait venue à personne. Pour ces jeunes 
gens, le style était encore la grande affaire et leur 
idéal, en fait de style, quoi qu'ils eussent à exprimer, 
était une certaine élégance sèche et précise, la 
phrase claire, alerte, aisée et brillante, aux arêtes 
nettement découpées dont Fontenelle et Lesage 
avaient donné l'exemple et qui avait prévalu pendant 
toute la première moitié du xviii® siècle. Cette 
phrase sourit et se moque toujours, même dans les 
sujets sérieux, même dans les sujets tragiques ; elle 
a la raillerie infuse. Rousseau a créé une nouvelle 
forme de langage, dont Chateaubriand, puis Hugo, 
se sont emparés. Il y a une troisième phrase, celle 
de Diderot, qui est devenue celle de Michelet et 
celle de Taine. Ces trois phrases correspondent à 
la raison, à l'imagination, à la sensation. En sorte 
que l'écrivain, chez lequel prédomine l'une de ces 
facultés est amené fatalement à prendre l'une de ces 
trois phrases pour y mouler sa pensée. La première 
s'adaptait aux besoins d'esprit de Stendhal et de 



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20 PROSPER MÉRIMÉE. 

Mérimée. Seulement Stendhal s'en servait maladroi- 
tement, comme un homme qui ne connaît pas bien 
les règles de l'art et ne s'en soucie point. Mérimée, 
au contraire, possédait, en maître artiste, toutes les 
ressources de son instrument. Stendhal admirait naï- 
vement Mérimée, si un tel mot peut s'appliquer à un 
tel homme; Mérimée ne rendit jamais à Stendhal 
cette admiration. 

Ils attribuaient l'un et l'autre une importance capi- 
tale à l'anecdote. Ce mot, aujourd'hui si discrédité, 
avait alors des grâces que nous ne soupçonnons pas. 
Il signifiait le petit fait suggestif, qui peint un carac- 
tère ou une société. Pour Stendhal, le roman était 
un chapelet d'anecdotes bien choisies, et l'histoire 
n'était pas autre chose pour Mérimée. Sur les prê- 
tres, les femmes, l'amour et le monde, ils pouvaient 
s'entendre sans être tout à fait d'accord. Ils se 
moquaient ensemble de la religion, de ses ministres 
et de ses fidèles. Mais Mérimée, qui avait grandi hors 
du christianisme et que personne n'obligeait à croire, 
n'était pas, en ces matières, échauffé, comme Sten- 
dhal, par d'âpres et inoubliables colères d'enfance. 
Son athéisme ne prit jamais le caractère agressif et 
rancunier qui caractérisait celui de son ami. De 
même sur la question des femmes. Les façons bru- 
tales et expéditives que préconisait Stendhal n'étaient 
pas du goût de Mérimée. Disons à la louange du 
second qu'en amour il fut plutôt gourmand que 



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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 21 

glouton. Il a su, dans la femme, comprendre non 
seulement la maîtresse, mais la mère et l'amie; il a 
connu et goûté le charme que répandent autour 
d'elles les femmes vertueuses et distinguées, le bien 
qu'elles font aux âmes et aux esprits : toutes choses 
qui sont restées inintelligibles à l'ancien dragon de 
l'armée d'Italie. 

Malgré toutes ces différences dans la façon de 
sentir, Mérimée avait raison d'écrire à Mlle Dac- 
quin que les idées de Beyle avaient « déteint sur 
les siennes ». Peut-être est-ce encore la meil- 
leure façon de définir cette influence indirecte, con- 
tinue, cette série d'innombrables contacts par les- 
quels nous absorbons peu à peu l'âme de ceux qui 
vivent et pensent auprès de nous. Il y eut, jusqu'à 
la fin, un peu de Stendhal enterré en Mérimée et il 
n'en savait rien. 

Cette pénétration intime ne fut point réciproque : 
Stendhal avait dépassé l'âge où l'on subit les influences . 
Elle ne fit sentir tous ses effets chez le plus jeune 
des deux amis qu'au bout de quelques années. Elle 
commençait à peine lorsqu'il débuta dans la littéra- 
ture. Sa première œuvre imprimée, ou du moins la 
plus ancienne que les bibliographes aient su retrouver 
jusqu'ici, a pour titre : la Bataille» C'est un roman con- 
densé en une page, et un roman dont l'idée n'a rien 
de très clair ni de très original. On nous parle d'un 
autre roman commencé en collaboration avec le mar- 



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â2 PIlOSPEn MÉRIMÉE. 

quis de Varennes et qui ne fut pas achevé. A l'une 
des réunions du dimanche, chez Etienne Delécluze, 
Mérimée donna lecture d*un drame intitulé : Crom- 
well, dont rien ne subsiste et dont nous ne savons 
rien, si ce n'est que ce drame était affranchi de 
toutes les règles et de toutes les bienséances classi- 
ques. Albert Stapfer, qui assistait à la lecture, n*en 
conservait, lorsqu'on fit appel à ses souvenirs au bout 
d'un demi-siècle, qu'une idée très vague. Il croyait 
se rappeler que la pièce avait la forme d'un specta- 
cle de marionnettes et que l'imprésario, de temps à 
autre, prenait la parole et dialoguait avec le public. 
Delécluze, qui notait ses impressions au jour le jour 
après le départ de ses jeunes amis, n'est pas beau- 
coup plus explicite. Il nous apprend seulement que 
Stendhal et la bande romantique admirèrent bruyam- 
ment les hardiesses de l'auteur qui faisaient hocher 
la tête aux aristarques du Journal des Débats. « On 
s'étonnait qu'un homme si jeune eût une connais- 
sance si profonde des passions et on était presque 
tenté de l'en plaindre. » Nous sommes un peu embar- 
rassés entre les deux témoignages, dont l'un nous 
fait pressentir, dans ce Cromwell disparu, une fan- 
taisie à outrance, l'autre une psychologie réaliste 
jusqu'au cynisme. Nous savons encore que ce drame 
émêlait le comique au tragique. L'époque choisie prê- 
tait assurément à ces contrastes. D'ailleurs le jeune 
écrivain avait peut-être cherché ses modèles autour 



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PREMIÈRES ANNÉES ET DEBUTS LITTERAIRES. 23 

de lui et il est très permis de supposer que les 
« cafards » de iSaj avaient posé, à leur insu, pour 
les puritains de i65o. 

Peu après, Mérimée lisait aux habitués du diman- 
che les pièces qui forment le Théâtre de Clara GazuL 
L'approbation fut unanime, et le succès était — sem- 
ble-t-il — beaucoup mieux mérité cette fois. Des cinq 
pièces qui composent la première édition parue en 
1823, deux, Y Amour Africain et Inès Mendo, sont des 
pastiches plus ou moins heureux de l'ancien drame 
espagnol. C'est la même passion absolue, aveugle, 
intransigeante, qui naît en un instant, va droit devant 
elle comme un rocher sur une pente rapide, brisant 
tous les obstacles jusqu'à ce qu'elle se brise elle- 
même. Des événements terribles, des sentiments 
violents et contradictoires, l'excès en tout, des héros 
et des monstres, des hommes fous de colère, d'or- 
gueil, d'amour, de repentir. Mérimée ne tire point 
ces choses de lui-même : c'est l'imagination de Cer- 
vantes, de Lope, de Calderon, qui est entrée en lui, 
qui travaille dans son cerveau et réinvente tout cela. 
Au milieu de ce fouillis dramatique, l'historien ou, 
si l'on veut, l'amateur d'histoire qui était déjà dans 
Mérimée et qui devait l'absorber tout entier, s'est 
fait une toute petite place. Avec son prologue, qui est 
toute une pièce, ses coups de théâtre, son intrigue 
qui court follement d'un lieu à un autre, le drame, 
illogique à plaisir, daines Mendo, est parfaitement 



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24 PROSPER MERIMEE. 

injouable, mais il ne serait pas impossible d'en tirer 
un mélodrame pour nos scènes du boulevard. 

Dans Une Femme est un diable et dans le Ciel et 
l'Enfer^ l'inspiration est à la fois plus personnelle et 
plus moderne. La couleur espagnole, bien que soi- 
gneusement imitée, n'est plus qu'une couche super- 
ficielle. C'est, en réalité, aux dévots et aux dévotes 
de la Restauration que s'adresse la satire. Un peu 
grossière dans la première de ces deux saynètes, 
elle est plus vive, plus élégante et plus fine dans la 
seconde, qui eut un grand succès d'impiété chez 
Delécluze. Pour que nous puissions la goûter au 
même degré, il faudrait que l'histoire, en se répétant, 
ramenât des temps et des mœurs semblables. A part 
une scène de le Ciel et l'Enfer^ nous ne pressenti- 
rions pas Mérimée dans le volume de iSaS s'il ne 
contenait les Espagnols en Danemark, où il y a des 
parties de chef-d'œuvre. La pièce était censée l'œuvre 
d'une étrangère, et cette fiction lui permettait de dire 
de dures vérités à notre chauvinisme. Tels nous 
avait vus, pendant quinze années, la haine des vain- 
cus, tels il nous montrait à nous-mêmes, et le tableau 
n'avait rien de flatteur. Le Résident français dans 
l'île de Fionie, le lieutenant Leblanc et sa digne mère, 
Mme de Tourville, l'espionne politique, le premier, 
une caricature amusante, les deux autres, j'en ai 
peur, deux canailles authentiques, personnifient tout 
ce qu'une armée conquérante peut traîner derrière 



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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 25 

elle de cupidité, de bassesse et même de lâcheté, 
Tenvers ténébreux et louche d'une grande histoire. 
Evidemment il y avait des corbeaux parmi les aigles 
et des goujats mêlés aux héros. C'est par ces goujats 
qu'est représentée la France dans les Espagnols en 
Danemark. L'idée était hardie, l'exécution l'était plus 
encore. Elle eût révélé une conception de l'art dis- 
tincte de celles que prêchaient les deux écoles rivales 
si le Romantisme qui, alors, se connaissait mal lui- 
même n'eût enveloppé dans sa vague définition toutes 
les tentatives nouvelles. Lorsque Mérimée inventait 
Mme de Tourville, l'intrigante Parisienne de bas 
étage, le type accompli de la vulgarité rusée et de la 
coquinerie amusante, il se croyait romantique et 
faisait œuvre de réaliste ; il était le précurseur d'une 
école que vit à peine poindre sa vieillesse et à laquelle 
il ne montra aucune sympathie. 

A la fin de toutes ces pièces, on voit d'après l'usage 
espagnol, les morts se relever en souriant et saluer 
le public en le priant d'excuser les fautes de l'auteur. 
Ainsi nos amours sont des rêves, nos passions des 
cauchemars; dans l'Art, et peut-être aussi dans la 
Vie, tout n'est quejeu, passagère illusion, amusement 
d'une heure. Tant qu'il vivra, tant qu'il écrira, 
Alérimée restera l'homme de ce dénouement ironique- 
/ment symbolique. 

Les supercheries littéraires étaient fort à la mode, 
et dans le cas particulier où se trouvait Mérimée, un 



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26 PROSPER MÉRIMÉE. 

déguisement n'était pas inutile pour faire accepter au 
public un livre où l'on se moquait à la fois de la 
dévotion, alors toute-puissante auprès d'une moitié de 
la nation, et de la légende napoléonienne, restée 
chère à l'autre moitié. Les cinq pièces furent donc 
présentées comme l'œuvre d'une célèbre comédienne 
espagnole appelée Clara Gazul. Une biographie ima- 
ginaire, des notes explicatives achevaient de rendre la 
fiction vraisemblable. On avait même songé à s'ap- 
proprier la couverture verdâtre d'une collection alors 
fameuse qu'éditait Ladvocat, les Chefs^cT œuvre des 
théâtres étrangers. Mais, dans ce cas, la supercherie 
se serait compliquée d'une sorte de tricherie. On 
recula devant les conséquences légales d'une telle 
plaisanterie. Quelques exemplaires parurent avec le 
portrait de la « célèbre comédienne ». C'était l'auteur 
lui-même d'après un croquis de Delécluze qui le 
représentait en mantille, épaules nues, avec une croix 
d'or au cou. 

Il ne semble pas que la mystification ait été poussée 
bien loin ni que Mérimée eût vraiment le désir de se 
cacher. Il signait gaîment ses lettres du nom de 
Clara Gazul et son père offrait un exemplaire du 
volume sans aucune réticence à l'un de ses pro- 
fesseurs de la Faculté de droit. Ampère démasqua 
sans façon la fausse Gazul et imprima « qu'un 
Shakspeare nous était né ». 

Le Théâtre de Clara Gazul excita une vive curio- 



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"^ 



PREMIÈRES ANNÉES ET DEBUTS LITTERAIRES. 27 

site parmi la jeunesse lettrée, mais il ne semble pas 
que le succès se soit étendu jusqu'au grand public, 
puisque la première édition mit cinq ans à s'écouler. 
Si nous en croyons Mérimée lui-même, la Gazla^ le 
second volume qu'il publia en août 1827, aurait été 
moins bien accueillie. Dans la préface de la seconde 
édition, parue en 1842, il a raconté, de la façon la 
plus dédaigneuse et la plus impertinente, l'origine 
et la destinée de la Guzla. Le nouveau Shakspeare et 
son complaisant critique avaient fort envie de voyager 
dans l'Europe orientale, mais l'argent leur manquait 
pour satisfaire cette fantaisie ; « L'idée nous vint 
d'écrire notre voyage, de le vendre avantageusement 
et d'employer nos bénéfices à reconnaître si nous nous 
étions trompés dans nos descriptions ». On se par- 
tagea la besogne. Mérimée, pour son compte, eut à 
« recueillir » les chansons populaires de l'IUyrie. 
« Pour me préparer, dit-il, je lus le voyage en Dal- 
matie de l'abbé Fortis et une assez bonne statistique 
des anciennes provinces illyriennes, rédigée, je crois, 
par un chef de bureau au ministère des affaires 
étrangères. » Avec ces documents et cinq ou six 
mots de slave appris je ne sais où, il composa en 
quinze jours la collection de ballades qui forment la 
Guzla dans l'édition de 1827 et auxquelles, en 1842, 
il ajouta cinq poèmes nouveaux conçus dans le même 
esprit. Le fameux projet de voyage était déjà aban- 
donné, mais le volume était prêt : on le publia. « 11 



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28 PROSPER MÉRIMÉE. 

s'en vendit, dit Mérimée, une douzaine d'exem- 
plaires. » 

Lorsqu'il écrivait cette préface railleuse et pas 
absolument sincère, Mérimée avait rompu depuis 
longtemps avec ses amis de 1827 devenus ses adver- 
saires, et dans l'intérêt de ses candidatures académi- 
ques, il les ridiculisait de son mieux. 11 reprenait 
l'œuvre de sa jeunesse et l'offrait de nouveau au 
public comme une parodie de l'école romantique. 
C'est à peu près ainsi que Musset avait écrit sa bal- 
lade à la lune. La Guzla servait à montrer que la cou- 
leur locale est une duperie, qu'elle se fabrique à bon 
marché et ne répond à rien de véritable. 

Si la Guzla n'est qu'une mystification, c'est, à 
coup sûr, une des mystifications les mieux faites 
dont l'histoire littéraire ait à faire mention. La bio- 
graphie du prétendu barde Maglanovitch, les notes, 
les appendices ne sont pas seulement d'amusants, 
d'ingénieux mensonges, habilement encadrés dans 
des notions vraies; toute cette partie accessoire de 
l'œuvre a une physionomie et un sens. Dans le com- 
mentateur imaginaire, Mérimée fait le portrait de 
l'antiquaire naïf, de l'érudit ignorant et dénué de 
critique. Ce type, il le pressentait à merveille; plus 
tard sa profession lui permit de l'étudier à fond. Il 
y est revenu à plusieurs reprises, jamais avec plus 
de bonheur que dans la Guzla. 

Quant aux poèmes en eux-mêmes, si Mérimée les 



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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 29 

traitait à quarante ans avec un dédain un peu affecté, 
cela tient peut-être à ce qu'il ne sentait plus fleurir 
en lui, dans toute leur vigueur d'autrefois, les facultés 
qui les avaient produits. S'il est vrai, comme il nous 
l'assure, que la Guzla passa inaperçue en France, 
elle eut un retentissement considérable à l'étranger. 
Gœthe écrivit un article pour la signaler au public 
allemand et Pouchkine traduisit plusieurs pièces en 
russe, comme pour rendre aux Slaves ce qui appar- 
tenait aux Slaves. Ce fait donne à réfléchir. Lorsque 
le génie d'une grande race, représenté par son poète 
le plus illustre, se reconnaît dans une manifestation 
littéraire, personne n'a plus le droit de mépriser 
cette manifestation, pas même celui qui en est l'au- 
teur. La couleur des poèmes de la Guzla n'est pas 
locale, je le veux; elle n'est pas strictement natio- 
nale, mais cette couleur existe. Les personnages de 
ces petits récits sont des primitifs. C'est en primi- 
tifs qu'ils sentent, qu'ils parlent, qu'ils aiment, qu'ils 
se battent et qu'ils meurent. Nulle part vous ne 
verrez passer le bout d'une âme moderne sous le 
travesti médiéval. Ont-ils ou non la particularité 
voulue, la nuance albanaise, dalmate ou slovaque? 
Je n'en sais rien. Doivent-ils une partie de leurs 
idées et de leurs sentiments aux héros des romances 
du Gid et des ballades du border écossais? C'est 
fort possible. Sont-ce des sauvages authentiques ou 
des êtres de pure invention? Peut-être encore, mais, 



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30 PROSPER MÉRIMÉE. 

dans ce dernier cas, il faut reconnaître que la Guzla 
marque l'apogée du don créateur chez Mérimée. 
Jamais, à aucune époque de sa vie, ni auparavant ni 
depuis, il n'a eu autant d'imagination que dans ces 
prétendus chants illyriens. Nous y perdons de vue, 
par instants, le Mérimée moqueur; nous ne sommes 
plus poursuivis par cet éternel sourire qui gâte cer- 
tains passages de ses meilleures œuvres. Quelques- 
uns de ses morceaux, comme V Aubépine de Veliko 
et la Vision de Thomas II sont de la tragédie fruste 
et barbare où la main de l'artiste est invisible. Et 
cependant combien n'a-t-il pas fallu d'art ou d'heu- 
reux instinct à un bourgeois moderne pour nous 
montrer cette sombre poésie de la haine qui traverse 
et illumine comme un éclair dee âmes incultes! Que 
manque-t-il à ces petits poèmes pour s'être gravés 
dans le souvenir des hommes, sinon la forme du 
vers? En tout cas, l'heure est passée. Précisément 
parce que nous sommes épris de folk-lorisme, parce 
que nous recueillons avec curiosité, avec piété, avec 
amour, les moindres productions de l'imagination 
populaire dans les pays lointains et dans les anciens 
âges, nous rejetons sans pitié les contrefaçons et 
les pastiches. Le vieux-neuf n'ose plus se montrer 
dans nos salons ni la ruine artificielle dans nos jar- 
dins. Ainsi en littérature, Mérimée, qui a contribué 
très efficacement à cette révolution du goût, se rési- 
gnait facilement à la dépréciation inévitable dont 



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-«sv^^r^'. 



PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 31 

elle frappait ses premiers ouvrages et surtout la 
Guzla . 

Mais, en 1827, il subissait les influences du milieu 
littéraire où il travaillait et auquel plaisait le perpé- 
tuel mélange de la vérité et de la fiction. Entraîné 
par ses dons de conteur et par son instinct d'histo- 
rien, il menait de front les deux vocations et pré- 
tendait les exercer ensemble, les employer aux 
mêmes travaux. De là naquirent la Jacquerie en 
1828 et la Chronique du temps de Charles IX en 1829. 

La Jacquerie a la forme d'un drame, mais n'en a 
que la forme. Mérimée avait lu tout ce qu'on pouvait 
lire alors sur ce milieu du xiv® siècle, époque trou- 
blée qui nous offre un spectacle si étrange et^ si 
fascinant. Stimulée par des souffrances sans nom, 
rhumanité s'agita, entrevit de redoutables vérités; 
puis, après quelques coups frappés à tâtons, 
retomba d'un despotisme sous un autre^ Si nous ne 
savions le dénouement, nous pourrions nous figurer 
un instant que 89 va succéder sans transition à la 
féodalité, mais une autre force, le pouvoir absolu des 
rois, allait se glisser entre le peuple et les grands, 
dominer pendant quatre siècles. Quelques pages 
suffiraient à un Michelet, à un Garlyle, à un Taine, 
pour nous montrer le gigantesque effort et le doulou- 
reux avortement. Mérimée entrevoyait ces choses; 
il les aborda à sa façon, les traita non par la syn- 
thèse, mais par l'analyse. Il collectionna les faits 



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32 PROSPER MÉRIMÉE, 

sociaux qui se sont passés sur différents points de la 
France entre la bataille de Poitiers et la mort du 
roi Jean, et il imagina de les condenser dans une 
action qui aurait pour théâtre un coin du Beauvaisis. 
Il ramassa méthodiquement tous les types du temps, 
routiers, hommes d'armes, moines et gens d'église, 
bourgeois et paysans. Chaque espèce avait ses 
variétés individuelles, chaque genre ses sous-genres; 
il n*en omit aucun. 11 eut ainsi à sa disposition une 
toile de fond, un immense amas d'accessoires, une 
armée de figurants et il crut son œuvre finie. Elle 
n'était seulement pas commencée. Il lui fallait oublier 
la moitié, les trois quarts, peut-être les neuf dixièmes 
de ce qu'il avait si péniblement recueilli, ne garder 
que l'âme, l'émotion, la fureur et la terreur du temps, 
et incarner ces sentiments dans trois ou quatre carac- 
tères sur qui se serait concentré notre intérêt. C'est 
ce qu'il n'a point fait. Notre attention abandonne sans 
cesse les héros du drame pour s'attacher aux com- 
parses, ou plutôt il n'y a ni héros, ni comparses, ni 
drame, et notre impression est celle d'une foule 
agitée et confuse qui grouille au premier plan. De là 
un manque de perspective et un manque d'unité. La 
Jacquerie n'est ni du théâtre, ni de l'histoire ; mais 
elle contient, sous une forme pittoresque, l'exacte 
psychologie du temps. 

Le succès de la Chronique fut beaucoup plus con- 
sidérable. Il s'explique par la valeur même de l'ou- 



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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 33 

vrage et aussi par certaines circonstances particuliè- 
rement favorables qui lui assuraient à l'avance des 
lecteurs enthousiastes. Les volumes de Waller Scott 
étaient alors dans toutes les mains et leur vogue 
avait suffi non seulement à populariser le nom de l'au- 
teur, mais à rendre presque célèbre le traducteur, 
M. Defauconpret. La Chronique était un roman de 
Walter Scott, assaisonné de l'esprit le plus franc et 
dégagé des longueurs qui alourdissent les Wavcriey 
Novels. Les romantiques, qui tenaient Mérimée pour 
un de leurs champions, ne pouvaient manquer de l'ap- 
plaudir. Les classiques, en revanche, étaient forcés 
de rendre justice à ce style alerte et vif, en même 
temps que châtié, qui rappelait nos meilleurs mo- 
dèles. Les partisans des études sérieuses trouvaient 
dans la Chronique des chapitres d'histoire comme, 
par exemple, ce beau portrait de La Noue que le 
Globe cita en entier au lendemain de l'apparition du 
volume. Les amis de l'érudition gaie — il y en avait 
beaucoup en France, à cette époque — admiraient 
dans le sermon du frère Lubin un excellent pastiche 
des prédicateurs de la Ligue. Ceux qui, avant tout, 
voulaient rire et aimaient l'esprit pour lui-mômo 
faisaient leurs délices de morceaux tels que les 
Heures ou les Deu.T Moines, Le public des cabinets 
de lecture qui demandait des émotions, de l'amour 
et du sang, se voyait servir ses aliments ordinaires 
qui ne perdaient rien de leur saveur à être apprêtés 

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34 PROSPER MÉRIMÉE, 

par un maître cuisinier. Enfin la Chronique était une 
œuvre d*actualité ou — comme nous dirions encore 
— un livre de combat. En rappelant les excès de la 
Ligue, elle attisait les colères libérales contre les 
nouveaux ligueurs de 1829. 

Parmi les raisons qui firent le grand succès de la 
Chronique, il en est d'accidentelles et de transitoires; 
il en est aussi de permanentes et de définitives. Sans 
placer le livre aussi haut que l'avaient fait ses contem- 
porains, elles l'ont maintenu à un rang très hono- 
rable parmi les œuvres qui durent et qu'on relit. Les 
passions religieuses ou antireligieuses ont beaucoup 
perdu de leur acuité, et les adversaires les plus 
décidés du catholicisme auraient mauvaise grâce à se 
dire ou à se croire menacés d'une Saint-Barthélémy. 
D'autre part, le roman historique ne jouit plus de la 
même popularité, çt les efforts intelligents, tentés pour 
le ranimer, n'ont pas encore réussi. Le public trouve 
que ce roman contient trop d'histoire; les critiques 
l'accusent de n'en pas contenir assez. Peut-être 
Mérimée lui-même, comme nous le verrons, a-t-il 
travaillé à répandre cette sévère façon de voir, et il 
se condamne en quelque sorte lorsqu'il condamne si 
durement, dans une de ses lettres, Walter Scott, 
son ancien modèle, devenu sa bête noire. Cependant 
on peut essayer de le défendre, cette fois encore, 
contre son propre dédain. L'histoire contenue dans 
la Chronique est-elle de la fausse et fantastique his- 



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PREMIÈRES ANNÉES ET DÉBUTS LITTÉRAIRES. 35 
toire comme celle du Vicomte de Bragelonne et du 
Chevalier de Maison-Rouge} Assurément non. Est-ce 
de la bonne et sérieuse histoire qui laisse derrière 
elle une notion absolument nette et juste? Oui, en 
ce qui touche la peinture des mœurs et des carac- 
tères, du cadre et des accessoires. Non, en ce qui 
touche le grand événement qui fait le fond du récit et 
le nœud du drame. On n'a pas assez remarqué la 
contradiction flagrante qui existe entre la préface et 
le roman. Dans la préface, le massacre des hugue- 
nots est présenté comme un accident, une explosion 
du fanatisme populaire, rendue vraisemblable par 
l'étrange état d'âme des Parisiens en iSja. Le roi 
est entraîné à la suite des Guises parce que toute 
révolution qui réussit prend une force irrésistible. 
Dans le roman, Charles IX joue le rôle d'un noir et 
lâche coquin. C'est lui, à n'en pas douter, qui est 
cause de la mort de Coligny, puisque, dans une scène 
très dramatique, il essaie de décider l'aîné des 
Mergy à se charger du crime. Et lorsque, le soir du 
^4 août, Maurevel prend le commandement des 
chevau-légers pour leur faire jouer un rôle actif et 
important dans le massacre, il est porteur d'une 
commission royale. D'où il suit que Charles IX est 
responsable et du premier crime et de ceux qui vont 
suivre, qu'il est bien véritablement le meurtrier de 
l'amiral et l'organisateur de la Saint-Barthélémy. 
Évidemment si la préface a raison, le roman a tort, 



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36 PROSPER MÉRIMÉE. 

mais sur tous les points de détail, il défie la cri- 
tique. 

Soit qu'il obéît à sa propre nature qui excluait les 
émotions profondes, soit qu'il crût nécessaire d'at- 
ténuer l'atrocité d'un tel sujet, cette terrible tra- 
gédie est loin de donner, dans la Chronique de 
Charles IX, toute l'angoisse et toute l'horreur qu'elle 
nous semble contenir. Pourtant le tableau est fidèle 
et les cruels détails n'y manquent pas. Qu'est-ce 
donc? L'auteur ne perd pas un instant son sang- 
froid et sa bonne humeur. On sent en lui cette légè- 
reté et cette insouciance qui ont été si longtemps 
un des éléments de notre caractère national et qui 
donnaient une teinte gaie à l'héroïsme des anciens 
Français. Nous, nous sommes tristes, nous prenons 
la vie et la mort au sérieux et nous imposons cette 
tristesse aux arts, à la littérature. Nous demandons 
une émotion qui aille jusqu'à la souffrance. Or, celle 
que Mérimée nous donne n'est qu'une émotion 
d'opéra à laquelle se mêlent l'amusement du spec- 
tacle et la pensée que tout à l'heure les morts vien- 
dront, comme dans le théâtre de Clara Gazul, s'in- 
cliner devant la rampe. Notre manière de sentir 
vaut- elle mieux que celle du public de 1829? 
Durera-t-elle ou sera-t-elle suivie d'un retour à l'âme 
gauloise? La Chronique de Charles IX perdra ou 
retrouvera des lecteurs suivant ces fluctuations de 
l'esprit national. De toute façon elle a définitivement 



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PREMIÈRES ANNÉES ET DEBUTS LITTERAIRES. 37 
échappé à Toubli qui menace toutes les œuvres très 
applaudies, une fois l'heure de la première vogue 
passée. 

Cette vogue, succédant à l'accueil peu empressé 
que la Jacquerie avait reçu du public a eu de l'in- 
fluence sur la destinée de Mérimée. Ce « méchant 
roman », comme il le désignait dans une lettre 
intime, parut démontrer que décidément sa vocation 
était d'être un conteur et que sa place n'était point 
au théâtre. L'année suivante, il employa pourtant la 
forme dialoguée dans les Mécontents et il y revint 
encore, longtemps après, dans les Deux Héritages y 
mais il est évident qu'il ne croyait pas faire du 
théâtre, pas même du théâtre impossible. Il fut fort 
étonné, presque contrarié, et passablement inquiet 
lorsqu'en î85o, Arsène Houssaye eut la fantaisie de 
faire jouer au Théâtre-Français le Carrosse du Saint- 
Sacrement. Malgré le talent des artistes, la pièce eut 
peu de succès et disparut promptement de l'affiche. 
Mérimée, attiré par un épisode émouvant de l'his- 
toire de Russie, ébaucha un drame sur le a faux 
Démétrius » ; mais, défiant de ses forces, s'arrêta 
aux premières scènes. Une dernière fois, le théâtre 
vint le tenter sous la forme attrayante d'une colla- 
boration avec Augier. Ils en causèrent beaucoup, 
mais rien ne fut fait, et nous n'en saurions rien sans 
cette volumineuse correspondance qui ne nous 
laisse ignorer aucune de ses velléités littéraires. Là 



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38 PROSPER MÉRIMÉE, 

se bornèrent ses expériences dramatiques. « Je n'ai 
aucune habitude de la scèpe, écrivait-il à Augustine 
Brohan, et je suis particulièrement impropre à 
écrire pour le théâtre. » Voilà où en était venu 
l'homme qu'on avait présenté au monde littéraire 
comme un nouveau Shakspeare! Il y avait un peu 
d'exagération ou d'affectation dans le jugement 
sévère qu'il portait ainsi sur lui-même. En réalité, il 
avait un grand défaut pour le théâtre : c'est qu'il 
prêtait sa langue, ses allures et son esprit à tous ses 
personnages. Il avait, par contre, une qualité maî- 
tresse, la concentration; mais cette qualité devient 
elle-même un défaut, si elle est poussée trop loin. 
Certaines scènes, éparses dans ses œuvres de jeu- 
nesse, nous portent à regretter cette première voca- 
tion, si brillamment manifestée et si promptement 
abandonnée. En faisant de lui un conteur, le succès 
de la Chronique de Charles IX pourrait nous avoir 
privés d'un auteur dramatique. 



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CHAPITRE II 



LES NOUVELLES DE MERIMEE 
CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE 



« Je travaille extraordinairement, écrivait Mé- 
rimée à son ami Albert Stapfer, le i5 décem- 
bre 1828.... Si Dieu m'est en aide, je noircirai du 
papier en 1829. » Il se tint fidèlement parole. Cette 
année et celle qui suivit furent pour l'écrivain des 
années heureuses et fécondes. Il donna à la Revue 
de Paris plusieurs nouvelles qui mirent le sceau à 
sa jeune réputation. Dans la Vision de Charles XI, 
s'emparant d'un document historique, il préludait à 
ces effets de terreur dont il pensa atteindre le comble 
dans la Vénus drille, Tamango était une bizarre et 
émouvante histoire où l'intérêt se renouvelait et 
grandissait par une série de coups de théâtre inat- 



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40 PROSPER MÉRIMÉE. 

tendus. Les Mécontents^ satire dialoguée, mettait en 
scène les hobereaux royalistes et la clique qui sou- 
tenait Villèle et Polignac. 

L'intérêt d'actualité qui s'attachait aux Mécon- 
tents n'existe plus pour une génération que ne 
menace aucun péril réactionnaire et clérical. Dans 
cet ordre d'idées on préférera les opuscules de Paul- 
Louis et même les Soirées de Neuilly. Les Mécontents 
ne sont plus qu'un document pour l'histoire des 
passions politiques et peut-être faut-il en dire autant 
du. Vase étrusque en ce qui touche la vie des salons. 
Ce récit n'est que l'idylle de l'adultère mondain à 
laquelle l'auteur a cousu tant bien que mal un 
brusque et tragique épilogue. Assez pauvre en lui- 
même, il doit l'attention que nous lui donnons à un 
hors-d'œuvrc et à un portrait qui, lui-même, par sa 
minutie et son étendue, dépasse toutes les propor- 
tions de l'insignifiante action romanesque où il est 
encadré. Le portrait est celui d'Auguste Saint-Clair, 
en qui Mérimée se peignait complaisamment. Le 
hors-d'œuvre est une conversation de jeunes gens 
autour d'une table de restaurant. Un voyageur qui 
revient d'Orient déballe ses impressions. On y voit 
l'état d'âme des dandies avec leurs préoccupations 
ordinaires, leurs tics, leur argot, comme on trouve 
les « cocodès » du second Empire dans les petites 
scènes de la Vie Parisienne auxquelles restent atta- 
chés les noms de Gustave Droz et de Ludovic 



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CARRIERE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 41 

Halévy. Mérimée est un des créateurs du genre, et 
c*est dans ses nouvelles mondaines, comme le Vase 
étrusque et la Double Méprise, qu'il faut chercher la 
jeunesse élégante et impertinente de ce temps-là 
plutôt que dans les œuvres de Balzac et de Charles 
de Bernard, ses contemporains. 

Personne ne méconnaît la valeur de ces notes 
prises sur la vie fashionable et rédigées par une 
plume fine et brillante. Mais un art bien supérieur 
se révèle dans quelques pages de la Partie de tric- 
trac et surtout dans la scène où Roger, qui a triché 
au jeu, discute avec son ami et sa maîtresse la néces- 
sité de son propre châtiment. 



« Je ne savais que lui dire; je lui serrais les mains.... Enfin 
ridée me vint de lui représenter qu'après tout il n'avait fait 
perdre au Hollandais par sa tricherie que vingt-cinq napo- 
léons. 

— Donc, s'écrîa-t-il avec une ironie amère, je suis un petit 
voleur et non un grand! Moi qui avais tant d'ambition! N'être 
qu'un friponneau! » 

Et il éclata de rire. 

Je fondis en larmes. 

Tout à coup, la porte s'ouvrit. Une femme entra et se pré- 
cipita dans ses bras. C'était Gabrielle. 

« Pardonne-moi, s'écria-t-elle en l'étreignant avec force, 
pardonne-moi. Je le sens bien, je n'aime que toi. Je t'aime 
mieux maintenant que si tu n'avais pas fait ce que tu te 
reproches. Si tu veux, je volerai, j'ai déjà volé. Oui, j'ai 
vol', j'ai volé une montre d'or.... Que peut-on faire de 
pis?» 

Roger secoua la tète d'un air d'incrédulité, mais son front, 
parut s'éclaircir. 

« Non, ma pauvre enfant, dit-il en la repoussant avec dou- 



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42 PROSPER MÉRIMÉE, 

ceur, il faut absolument que je me tue. Je souffre trop. Je ne 
puis résister à la douleur que je sens là. 

— Eh bien, si tu veux mourir, Roger, je mourrai avec toi. 
Sans toi, que m'importe la vie! J'ai du courage, j'ai tiré des 
fusils : je me tuerai tout comme un autre.... D'abord, moi qui 
ai joué la tragédie, j'en ai Thubiludc. o 

Elle avait les larmes aux yeux en commençant : cette der- 
nière idée la fit rire et Roger lui-même laissa échapper un 
sourire. , ^ 

« Tu ris, mon officier, s'ccria-t-elle en battant des ftiuins 
et en l'embrassant : tu ne te tueras pas ! » 

Cette page est haletante. L'auteur n'y a pas laissé 
entrer un seul mot qui ne contienne de l'émotion et 
ne porte un nouveau coup à notre sensibilité. La 
mort de Roger à bord de la frégate attaquée par les 
Anglais n'est pas moins étonnante par sa forte et 
magistrale brièveté. Dans Mateo Falcone, il faudrait 
tout citer depuis le moment où le drame s'engage 
jusqu'au terrible dénouement. Chargé de garder la 
maison en l'absence de son père Mateo et de sa 
mère Giuseppa, le petit Fortunato a donné asile à 
Giannetto, le proscrit qui, blessé à la jambe, n'a plus 
la force de se traîner jusqu'au maquis. Est-ce huma- 
nité chez l'enfant? Il a plutôt agi par orgueil, pour 
obéir à ce vague instinct de braver la loi et surtout 
parce qu'il sait que son père, s'il eût été là, aurait 
fait de même. Il cache Giannetto sous un tas de foin 
et, sur ce foin — détail où Mérimée peint l'astuce 
des primitifs, — l'enfant a installé la chatte avec ses 
petits. Mais voici l'officier Gamba avec ses volti- 
geurs, à la recherche du bandit. Il cajole, il menace; 



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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 43 
enfin, il s'avise de promettre une montre au petit 
Fortunato. 

Il approchait toujours la montre, tant qu'elle touchait 
presque la joue de Tenfant. Celui-ci montrait bien sur sa figure 
le combat que se livraient en son âme la convoitise et le res- 
pect dû à l'hospitalité; sa poitrine nue se soulevait avec force 
et il semblait près d'étouffer. Cependant* la montre oscillait, 
tournait et, quelquefois, lui touchait le bout du nez. Enfin 
sa main droite s'éleva peu & peu vers la montre. Ses doigts 
la touchèrent et elle posait tout entière dans sa main, sans^ 
que Tadjudant lâchât pourtant le bout de la chaîne. Le cadran 
était azuré; la boîte nouvellement fourbie. Au soleil, elle 
paraissait toute de feu. 

Fortunato cède à la tentation; d'un coup d'œil il 
désigne la cachette du malheureux. La capture de 
Giannetto, le retour de Mateo, le départ du prison- 
nier et le supplice de l'enfant exécuté et enterré par 
son père au fond d'un ravin, tout cela est non pas 
raconté, mais montré. Point d'explications ni de 
réflexions, aucune épithète parasite, rien que des 
faits et, parmi ces faits, il n'en est pas un seul qui 
soit insignifiant. On aurait peine à trouver dans 
notre littérature un autre exemple d'un pareil 
drame, ramassé ainsi en dix pages; à moins de le 
demander encore à Mérimée lui-même. 

En effet V Enlèvement de la redoute n'est pas infé- 
rieur à Mateo Falcone. Peut-être fut-il écrit au 
sortir d'une de ces étourdissantes conversations avec 
Stendhal, où toutes les proportions et la perspec- 
tive de l'histoire officielle étaient renversées, où les 



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44 PROSPER MÉRIMÉE. 

héros devenaient des pygmées, et réciproquement, 
où les actes les plus extraordinaires paraissaient 
tout simples, tandis que les faits les plus imper- 
ceptibles prenaient une valeur saisissante. 

Le colonel était renversé tout sanglant sur un caisson 
brisé, près de la gorge. Quelques soldats s'empressaient 
autour de lui; je m'approchai. 

« Où est le plus ancien capitaine ? • demanda-t-il à un ser- 
gent. 

Le sergent haussa les épaules d'une manière très expres- 
sive. 

« Et le plus ancien lieutenant 

— Voici monsieur qui est arrivé d'hier », dit le sergent d'un 
ton tout à fait calme. 

Le colonel sourit amèrement. 

« Allons, monsieur, vous commandez en chef. Faites 
promptement fortifier la gorge de la redoute avec ces cha- 
riots, car l'ennemi est en force, mais le général G*** va vous 
faire soutenir. 

— Colonel, lui dis-je, vous êtes grièvement blessé. 

— F..., mon cher, mais la redoute est prise. • 

N'est-ce pas l'épopée impériale en raccourci? Le 
lieutenant qui est arrivé de la veille et qui se trouve 
commander un régiment comme « le plus ancien » 
symbolise d'une manière effrayante cette race 
d'hommes extraordinaires, cette course à la gloire, 
cette terrible loterie où ils mettaient leur vie pour 
enjeu et où les survivants gagnaient des trônes ou 
des bâtons de maréchaux. La nouvelle se termine 
par un gros mot sublime comme s'était terminée 
au moment de la catastrophe suprême l'histoire vraie 
de ces vingt années. 



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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 45 

Dans ces trois nouvelles, Testhélique de Mérimée 
rappelle celle d'un art différent, qu'il a lui-même 
définie avec un goût très sûr et très pénétrant : celle 
du graveur en médailles. L'artiste est assujetti à 
toutes les difficultés du bas-relief et à toutes les exi- 
gences de la sculpture. Dans ce cercle qui compte 
deux ou trois pouces de diamètre, il doit donner la 
vision des foules, l'illusion des lointains, la sensation 
du grand. Pour le faire, il ne peut, comme le peintre, 
se réfugier dans le vague de l'esquisse. Il faut être 
suggestif sans cesser d'être précis : c'est donc le 
triomphe de l'art. qui choisit et ne se permet pas 
un trait inutile ou médiocre. Tel est le tour de force 
qu'il a plu à Mérimée d'exécuter et ses nouvelles 
sont les a médailles » de notre art littéraire. 

La modestie sied, dit-on, au talent, mais il £st bien 
rare que nous puissions la contempler avec cette 
parure et le Mérimée de 1829 ne réserve pas cette 
joie à son biographe. Jeune homme à bonnes for- 
tunes et auteur à succès, les salons le gâtaient comme 
ses parents l'avaient gâté, tout petit, à la maison. Les 
taquineries du collège qui avaient glissé leur amer- 
tume salutaire dans l'intervalle étaient oubliées; il 
nageait en pleine adulation et il recherchait sur- 
tout la société des femmes qui sont des artistes-nées 
en flatterie. Bien reçu chez la Pasta, il était le confi- 
dent de Mme de Mirbel, la célèbre miniaturiste, et 
de Mme Ancelot, l'un des bas-bleus les plus en vue 



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46 PROSPEU MÉRIMÉE. 

de l'époque. Mme Récamier, qu'il détestait, mais qui 
ignorait cette antipathie ou qui désirait la vaincre, 
voulait faire de lui un secrétaire d'ambassade. On le 
fêtait dans les salons doctrinaires à cause de sa bril- 
lante tenue et des gages qu'il avait donnés à la cause 
libérale. Quand on enterra, avec une pompe répu- 
blicaine, le général Foy, il fut un des porteurs du cer- 
cueil et figure comme tel dans le fameux bas-relief de 
David d'Angers. Sans déplaire aux classiques, il 
était considéré comme un des chefs du romantisme. 
On le voit en relations fréquentes avec Hugo, solli- 
citant et obtenant des places pour la première d'Her- 
nanl, donnant, à propos du dénouement de Marion 
Delorme, un conseil qui fut suivi, reçu chez les Hugo, 
sur le pied de la plus amicale familiarité. « M. Mé- 
rimée venait quelquefois, lisons-nous dans Victor 
Bugo raconté par* un témoin de sa vie. Un jour qu'il 
dînait et que la cuisinière avait manqué complètement 
un plat de macaroni, il offrit de venir en faire un, et, à 
quelques jours de là, il vint, ôta son habit, mit un 
tablier et fît un macaroni qui eut autant de succès 
que ses livres. » 

Après avoir fait manger du macaroni à Victor 
Hugo, il se crut de force à lui faire avaler Stendhal. 
Il les invita à venir chez lui le même jour. Sainte- 
Beuve a raconté cette curieuse soirée où l'auteur de 
Racine et Shakspeare et l'auteur de la préface de 
Crom^veli se regardaient en faisant le çi*ob dos 



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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 47 

« comme deux chats de gouttières opposées ». Cette 
soirée fut décisive : le gros de l'armée romantique 
suivit Hugo, et Stendhal demeura un isolé. Les deux 
« gouttières » ne devaient et ne pouvaient se récon- 
cilier. 

Mérimée ne paraissait guère s'en inquiéter. Très 
consciencieux, très appliqué, il ne faisait rien sans 
le faire à fond et sans s'y donner tout entier. Mais 
il cachait avec le plus grand soin le bénédictin sous 
le dandy. Des passions littéraires? Il eût rougi d'en 
montrer aucune. Qu'importait la grandeur ou la 
décadence des écoles? Un nœud de cravate, un sou- 
rire de jolie femme, voilà les grandes affaires de ce 
monde. Celte affectation — car c'en était une, assuré- 
ment — avait pour but de placer un rempart entre 
lui et les a cuistres ». Par ce mot, alors fort à la 
mode, il entendait tous ceux qui avaient une con- 
ception de la vie différente de la sienne : les gens qui 
possèdent une femme et des enfants et qui les aiment, 
qui se lèvent de bonne heure et se couchent tôt, qui 
portent des vêtements défraîchis et n'entendent rien 
à la musique italienne ni à la cuisine cosmopolite; 
en un mot, les honnêtes gens, qui ont souvent le mal- 
heur d'être ennuyeux et quelquefois le malheur 
encore plus grand d'être vulgaires. 

Vers le même temps David d'Angers écrit dans 
son journal : « Mérimée parle peu. Il joue avec un 
album, insoucieux de ce qu'il dit^ affectant les ma? 



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48 PROSPER MERIMEE. 

nières d'un sceptique et d'un homme blasé, mais 
observant néanmoins les détails avec une extrême 
finesse. Une certaine timidité, une retenue qui perce 
toujours à travers l'aplomb que lui fait prendre son 
excessive confiance dans son mérite forment le fond 
de son caractère. » 

De ce croquis rapide il faut rapprocher le portrait 
très étudié que Mérimée a tracé de lui-même, sous 
le nom de Saint-Clair dans le Vase étrusque : 

« Il était né avec un cœur tendre et aimant; mais... 
sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les rail- 
leries de ses camarades. Il était fier, ambitieux; il 
tenait à l'opinion comme y tiennent les enfants : dès 
lors il se fit une étude de cacher tous les dehors de 
ce qu'il regardait comme une faiblesse déshono- 
rante. Il atteignit son but, mais sa victoire lui coûta 
cher. Il put celer aux autres les émotions de son 
âme trop tendre; mais, en les renfermant en lui- 
même, il se les rendit cent fois plus cruelles. Dans 
le monde, il obtint la triste réputation d'insensible et 
d'insouciant; et, dans la solitude, son imagination, 
inquiète lui créait des tourments d'autant plus affreux 
qu'il n'aurait voulu en confier le secret à per- 
sonne.... Après tout Saint-Clair était un homme assez 
facile à vivre et ses défauts ne nuisaient qu'à lui 
seul. Il était obligeant, souvent aimable, rarement 
ennuyeux. D'ailleurs il était grand, bien fait; sa 
physionomie était noble, spirituelle, presque tou- 



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CARRIERE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 40 
jours trop grave; son sourire était plein de grâce ». 
Un dernier trait s'ajoute un peu plus loin à cette 
description physique : « En parlant, il fallait qu'il 
eût toujours quelque chose entre les mains ». Sur- 
tout il ne faut pas oublier le point capital : « Saint- 
Clair "imait les femmes, dont il préférait la société à 
celle des hommes. Mais on ne pouvait reconnaître 
celle à laquelle- il était particulièrement attaché que 
par le soin qu'il mettait à éviter de prononcer son 
nom ou, tout au moins, à ne jamais l'accompagner 
d'une expression favorable. » 

Ces deux images sont fort différentes. Cependant 
elles contiennent quelques traits communs. Si l'on 
fait, dans la première, la part de la malveillance, — 
David était alors brouillé avec l'auteur du Vase 
étrusque, -^ et, dans la seconde, la part d'une inévi- 
table complaisance, on arrivera, je croîs, à réconcilier 
les deux portraits. L'un représente, avec une sincé- 
rité un peu maligne, le Mérimée extérieur, le Mérimée 
visible; l'autre nous révèle, en l'idéalisant, le Mérimée 
intime. A eux deux, ils se complètent; ils nous 
expliquent pourquoi le même homme faisait aux 
étrangers, aux passants l'effet d'un fat haïssable, 
pourquoi, en revanche, il était fort aimé de ses amis. 

Les uns avaient raison, mais les autres n'avaient 
pas tort. Je pourrais multiplier ici les exemples et 
opposer les témoignages. En regard d'une lettre où 
M. Albert Stapfer me parlait de « son bon Prosper », 

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50 PHOSPER MÉRIMÉE. 

au dévouement duquel il n'avait jamais fait appel en 
vain pour soulager une infortune intéressante ou 
encourager le talent inconnu, il me serait facile de 
placer une autre lettre où la comtesse de Gasparin me 
dépeignait « cet horrible, ce diabolique Mérimée » 
qui s'était amusé à la scandaliser et à TefiTrayer, 
toute jeune femme, par le cruel et dégoûtant récit 
d'une exécution capitale. Un autre jour, comme elle 
partait pour l'Espagne, elle avait essayé d'obtenir 
de lui quelques inspirations pour se guider dans son 
pèlerinage artistique et n'avait pu lui arracher qu'une 
recette de cuisine. Tourguéneff exprimait admira- 
blement cet étrange dualisme de Mérimée, dans des 
paroles qui ont été recueillies de sa bouche et qui 
me sont rapportées par un témoin très sûr : « La 
sensibilité, disait-il, était le vrai fond de son carac- 
tère, mais il vivait masqué ». Et Tourguéneff ajou- 
tait : « J'étais une des bien rares personnes devant 
qui il déposât son masque. Il venait quelquefois me 
voir uniquement pour respirer à l'aise, avoir des 
épanchements sans crainte du ridicule, ôter son 
masque !» 

Quant aux « affreux tourments » dont souffrait 
Auguste Saint-Clair et, par conséquent, Prosper 
Mérimée, on peut les attribuer à une première liaison 
dont l'héroïne et les circonstances nous sont mal con- 
nues. Tout ce que nous savons, c'est qu'à ce moment 
il faillit faire « une grande sottise ». Nous savons 



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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 51 

aussi qu'elle était dévote et qu'elle le tracassait de 
ses scrupules. Fut-ce une souffrance ou un aiguillon? 
En tout cas, celte femme, en posant pour le caractère 
de Mme de Turgis (dans la Chronique de Charles IX) 
avait payé l'auteur des angoisses de l'amant. 

Ces douleurs, semble-t-il, ne lui faisaient pas 
perdre un coup de dent à ce « banquet de la vie » 
qui avait pour lui un menu si appétissant. Dès 
l'année i825, il avait fait un voyage en Angleterre, 
avec Etienne Delécluze, le peintre Eugène Delacroix 
et Duvergier de Hauranne, qui désirait étudier de 
près le mécanisme des élections anglaises. C'est 
alors que Mérimée se lia avec Ellice, plus tard l'un 
des Whlps du parti libéral, dont il resta l'ami jusqu'à 
sa mort, et avec l'avocat Sutton Sharpe, qui devint un 
de ses compagnons de plaisir. En i83o. il visita 
l'Espagne. Plus d'un souvenir pittoresque et d"une 
aventure personnelle qui trouva place dans son 
œuvre de romancier date de ce voyage où il avoue 
« avoir fait mille folies ». Ainsi le prototype de 
Carmen pourrait bien avoir été certaine gitana, 
rencontrée aux environs du Généralife et qu'il put 
apprivoiser à demi. La première répugnance une 
fois surmontée, les corridas le fascinèrent à ce point 
qu'il se surprit applaudissant avec fureur non le 
toreroy mais l'animal. Le musée de Madrid, avec ses 
admirables Velasquez, lui réservait des émotions plus 
nobles : il les goûta pleinement. A Madrid, il fit la 



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52 PROSPER MERIMEE. 

connaissance du comte et de la comtesse de Teba, et 
vit pour la première fois la future -impératrice des 
Français, alors âgée de quatre ans. 

Pendant qu'il voyageait à travers les Espagnes, 
s'arrêtant dans les plus humbles posadas et s'initiant 
le plus qu'il pouvait à la vie intime, aux mœurs popu- 
laires, les Français avaient fait une révolution « à 
son bénéfice » (le mot est de lui) ; et, en effet, lors- 
qu'il arriva à Paris, il s^aperçut qu'il était, ainsi que 
bien d'autres, un des vainqueurs de Juillet sans avoir 
pris part à la bataille. M. d'Argout, nommé ministre 
de la marine, le choisit pour son chef de cabinet. De 
la Marine, il passa au Commerce, puis à l'Intérieur, 
toujours accompagné de Mérimée qui dut se trouver 
un peu moins incompétent et moins dépaysé dans 
ce dernier département auquel se rattachait alors 
le service des Beaux-Arts. 

Ce que nous entrevoyons de M. le chef du cabinet 
n'a rien de bien édifiant. Dans les lettres qu'il écri- 
vait à Stendhal, — lettres passablement scandaleuses 
et fanfaronnes, qui n'ont pas été publiées parce 
qu'elles ne pouvaient pas l'être, — il se donne pour 
un homme qui n'a rien à faire et qui s'ennuie. Il 
emploie le temps et le papier du gouvernement à 
informer le consul de Givita-Vecchia des menus 
cancans du monde artistique et littéraire. On le voit, 
dans ces lettres, occupé de fort petites choses et 
méprisant ceux qui sont occupés de choses sérieuses. 



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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. î)3 

Il s'y moque de tout le monde à commencer par son 
chef. « Apollinaire (c'est le nom convenu pour dési* 
gner le comte d'Argout) devient tous les jours plus 
cruche. » Le nez d'Apollinaire remplit des pages 
qui sont plus impertinentes que spirituelles. Il ne 
faut pas ignorer qu'au moment où les deux com- 
pères se gaussaient de lui si librement, Apollinaire 
se donnait mille peines pour faire nommer l'un 
maître des requêtes et décorer l'autre. 

On a retrouvé et publié en fac-similé une feuille 
qui porte l'en-tête officiel du ministère et du cabiTiet, 
et par laquelle Mérimée invitait à dîner Eugène 
Delacroix. L'artiste dessina sur la page blanche un 
lion du Jardin des plantes, puis déchira la lettre 
pour conserver le croquis, mais les pattes du lion 
débordent sur la feuille où Mérimée avait écrit. C'est 
au café de la Rotonde, dans le jardin du Palais- 
Royal que se rencontraient les dîneurs, — sans 
doute les « huit » dont il est question dans une 
lettre à Mme de Montijo. C'étaient, outre Mérimée 
et Delacroix, le médecin Koreff, Horace de Viel- 
Castel, le baron de Mareste, plus Sharpe et Sten- 
dhal lorsqu'ils étaient à Paris. Alfred de Musset se 
joignait souvent à eux, et, au dessert, donnait tris- 
tement en spectacle les impures ardeurs de sa jeu- 
nesse, si vite épuisée. Les lettres inédites dont il 
vient d'être parlé ne laissent pas d'illusion sur la 
manière dont ces jeunes hommes — parmi lesquels 



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54 PROSPER MÉRIMÉE. 

plus d'un était vieux — employaient leurs soirées, 
et lorsque Mérimée, dans une lettre à sa benoîte 
correspondante de 1837, comparant les soupers 
du second Empire aux soupers de i8'i(), donnait 
l'avantage à ceux-ci au point de vue de l'esprit et de 
l'élégance des mœurs, soyons persuadés que sa 
mémoire avait de flatteuses défaillances ou que la 
distance, comme il arrive, parait étrangement les 
objets. 

C'est à peu près vers ce temps que se noua, sous 
les auspices de Sainte-Beuve, sa courte et malheu- 
reuse liaison avec Mme Sand. Elle s'enfuit presque 
aussitôt, révoltée par l'ironie et la sécheresse de 
Mérimée, qui l'avait considérée comme une simple 
aventure et fit à ce sujet, dit-on, parmi ses intimes, 
de cruelles confidences. Le bas-bleu n'était pas son 
fait, au moins à cette époque de sa vie : il préférait 
l'aventurière ou la grande dame. C'est pourquoi il 
passait et repassait du monde dans ce qu'on a appelé 
depuis le demi-monde, indulgent aux rats, assidu 
auprès des marquises, s'amusant des unes et amu- 
sant les autres. Il lui arrivait de terminer dans les 
coulisses de l'Opéra une soirée commencée dans le 
salon de Mme de Boigne ou à l'hôtel Castellane. 

Il est fort difficile de rendre aimable cette période 
de la vie de Mérimée ; le plus complaisant ou le plus 
effronté des entrepreneurs de réhabilitations pos- 
thumes y échouerait. Tout ce que peut tenter le 



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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 55 
biographe, c'est de la circonscrire, en prenant acte 
d'une phrase que Mérimée a laissé tomber dans sa 
correspondance avec l'inconnue. Il déclare n'avoir 
été réellement et pratiquement un mauvais sujet que 
pendant deux ans. Durant ces années-là, on le croyait 
encore vertueux. Depuis, quoiqu'il soit revenu à 
une plus sage existence, il a vécu sur sa mauvaise 
réputation. Gomme Mérimée s'accuse plus souvent 
qu'il ne s'excuse, il n'y a aucun inconvénient à le 
croire. Où placer ces deux années de dissipations? 
Évidemment entre i83o et i8'34. Ce furent des 
années stériles. Elles forment presque un vide dans 
la bibliographie de ses œuvres. A part un ou deux 
articles de biographie ou de critique, on n'y voit 
figurer que la Double Méprise, qui n'est certainement 
pas un de ses bons ouvrages. C'est le début d'un 
roman qui avorte et se réduit à la psychologie 
minutieuse d'un caractère féminin. Encore celte 
psychologie n'est-elle ni très claire ni très vrai- 
semblable. Le dénouement est trop inattendu pour 
émouvoir, et on sent que l'auteur n'y croit pas. Au 
lieu de cette concentration dramatique, qui est si 
remarquable dans Mateo Falcone et dans V/Mcve- 
ment de la redoute, nous trouvons un mélange de 
langueur et d'affectation, un souci de l'éliquelle mon- 
daine qui énerve le talent. Le dandy mène au snob 
et la fatuité de l'homme gagne peu à peu l'écrivain. 
Des années stériles, avons-nous dit? Elles sont pis 



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56 PROSPER MÉRIMÉE. 

que stériles, elles sont destructives. Une froide et 
mesquine élégance a remplacé la libre allure des 
premières années; la sève imaginative va s*appau- 
vrissant; il semble que la faculté littéraire se rétré- 
cisse chaque jour comme la fameuse peau de chagrin 
du romancier. Dans les Ames du purgatoire, où il a 
prétendu moderniser la légende de Don Juan de 
Marana, que de longueurs, que d'ennui, quelle com- 
plication d'aventures insipides, et comme le récit se 
traîne jusqu'aux environs du dénouement ! 

Là le vrai Mérimée se réveille pour nous montrer 
Don Juan qui assiste à ses propres funérailles/ La 
scène est sinistre, sombre et forte. C'est une de 
celles où s'efface, pour un moment, cet éternel sou- 
rire qui nous fatigue et nous blesse. 

Mérimée ne marchait pas, comme son héros, vers 
une de ces mystérieuses et soudaines révolutions 
intérieures auxquelles se prêtent mal nos âmes 
modernes et nos milieux tempérés. Mais diverses 
causes se réunirent pour produire un grand chan- 
gement dans sa vie. D'abord M. d'Argout quitta le 
ministère. Pour récompenser Mérimée des services 
qu'il était censé avoir rendus comme chef de cabi- 
net, on lui donna l'inspection générale des monu- 
ments historiques en remplacement de M. Vitet. 
Dès lors il dut passer plusieurs mois hors de Paris, 
s'initier à des études sévères, vivre en constantes 
relations avec des hommes qui ne ressemblaient 



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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. o7 

guère aux viveurs du café de la Rotonde. Dans 
cette correspondance avec Stendhal, jusque-là 
exclusivement frivole et ordurière, une lettre datée 
d'Allemagne en i836 laisse apercevoir deux senti- 
ments très sérieux et très honorables. L'un est l'in- 
quiétude que lui cause la santé de son père. Léonor 
Mérimée allait bientôt mourir et cette circonstance 
devait lui créer des devoirs, resserrer l'intimité du 
fils et de la mère, en les rendant nécessaires l'un à 
l'autre. L'autre sentiment est le désir de protéger 
une femme contre une malignité toujours en éveil. 
Stendhal, qui ne connaissant pas encore la comtesse 
de Montijo, avait plaisanté Mérimée à son sujet : 
« Je ne voyage pas ai>ec une admirable Espagnole, 
écrivait-il d'Aix-la-Chapelle le 5 juillet i836. Je 
vous mènerai à mon retour chez une excellente 
femme de ce pays, qui vous plaira par son esprit et 
son naturel. C'est une admirable amie, mais il n'a 
jamais été question de chair entre nous. Elle est un 
type très complet et très beau de la femme d'Anda- 
lousie. C'est la comtesse de Montijo, autrefois com- 
tesse de Teba, dont je vous ai souvent parlé. » 

Cette amitié devait avoir une bien grande influence 
sur les dernières années de sa vie : elle agit, dès 
lors, d'une manière sensible sur ses idées et sur ses 
travaux. Mme de Montijo était la personne la plus 
propre à lui apprendre comment on peut vivre dans 
le grand monde, en partager l'activité, en aimer les 



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5)8 PROSPER MÉRIMÉE. 

plaisirs, sans en copier TafFectation et sans en subir 
l'étiquette. Elle fut un appui et une introductrice 
inestimable aux recherches de Mérimée sur FEs- 
pagne et elle eut sa part dans la formation définitive 
de son idéal politique et historique. 

Dans la lettre à Stendhal que je viens de citer, 
après avoir parlé de Mme de Montijo, Mérimée 
ajoutait ; « Je suis grandement et gravement amou- 
reux d'autre part ». En effet, c'est en iS'i'] qu'allait 
commencer cette liaison qui dura jusqu'aux pre- 
mières années de l'Empire. Mme *** appartenait, par 
sa naissance et par son mariage, aux premières 
familles de la société parisienne sous le régime de 
Juillet. Son mari occupa longtemps de hautes et déli- 
cates fonctions ; son salon était un rendez-vous pour 
les hommes politiques et les gens d'esprit. Mérimée 
était fier de l'amour qu'il avait inspiré à cette dame 
et de l'amour qu'il avait pour elle. Il eût voulu en 
conserver pieusement le souvenir et mesurait la 
place qu'elle avait tenue dans son existence au vide 
qu'elle y laissa en se retirant. Il n'avait plus, préten- 
dait-il, le courage d'écrire maintenant qu'elle n'était 
plus à son côté. Il avait donc écrit pour elle pendant 
plus de quinze ans? 

Lorsque Mérimée voulait persuader à ses corres- 
pondantes et se persuader à lui-même qu'en compo- 
sant ses livres, de i836 à i852, il n'a jamais songé 
au public, mais qu'il a désiré plaire à une seule per- 



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CARRIERE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 59 

sonne, en un mot qu'il n'a jamais été liomme de 
lettres sinon à la façon de Dante composant la Vita 
nuova, croyons-le un peu, mais ne le croyons pas 
trop. Il y avait peut-être plus de littérature dans son 
amour que d'amour dans sa littérature. 

Ce qui doit nous rendre un peu sceptiques sur ce 
point, c'est que cette liaison coïncida non seulement 
avec une foule de caprices passagers, mais avec 
une certaine aventure demeurée secrète et qui prit 
aussi les allures d'une passion. Dès l'année i83i, 
il avait reçu d'une lectrice de la Chronique^ qui 
signait Lady A. Seymour une lettre caractéristique 
à laquelle il avait cru devoir répondre. Une corres- 
pondance s'engagea, sur ce ton hardi, railleur et 
tendre qui convient aux conversations de bal 
masqué. Mais on ne peut le soutenir longtemps et 
cet amour épistolaire serait mort d'inanition si la 
jeune fille n'avait consenti à se laisser voir. Plus de 
Lady Seymour : l'inconnue s'appelait Jenny Dacquin ; 
elle était la fille d'un notaire de Boulogne-sur-Mer. 
C'est en Angleterre qu'eut lieu leur première 
entrevue et la correspondance reprit de plus belle. 
Mlle Dacquin, qui semble avoir été assez indépen- 
dante d'allures, habitait Paris pendant une partie 
de l'année. Elle rencontrait l'écrivain dans une 
maison tierce. Elle lui accorda des rendez-vous 
au Louvre dans la galerie des Antiques, puis au 
Jardin des Plantes, et enfin dans les bois de Meudon. 



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60 PROSPER MÉRIMÉE. 

En choisissant des lieux de plus en plus solitaires, 
Mérimée semblait suivre un plan de séduction; de 
son côté, Mlle Dacquin, qui probablement ne savait 
rien de Mme ***, dut nourrir longtemps l'espoir d'un 
dénouement matrimonial. De là une lutte qui, en se 
prolongeant, mit enjeu toutes les ressources de leur 
esprit et tous les aspects de leur caractère. Ce serait 
peu, pour nous intéresser, qu'un caprice masculin, 
irrité par la résistance d'une jeune personne machia- 
vélique qui prétend être épousée. Mais à lire leur 
correspondance, il semble bien que tous deux 
aimaient. Je me trompe en disant : leur correspon- 
dance. Nous n'avons que les lettres de Mérimée : il 
nous faudrait celles de son adversaire. A l'époque 
où lé nom de la destinataire de ces lettres était 
encore un mystère, il a plu à une femme du monde 
désœuvrée de combler cette lacune et de nous donner 
la série des lettres de l'amoureuse. Le volume a 
paru sous ce titre : Passion d'un auteur *. Personne 
ne s'y est trompé et ne pouvait s'y tromper. Si 
Mérimée avait reçu ces lettres-là, il n'aurait pas aimé 
aussi longtemps. Il faut, sans doute, regretter les 
vraies lettres, mais le caractère de ceux et de celles 
auxquels nous écrivons se lit, à la longue, dans tout 

1. Celle dame — une Américaine, parail-il — prétendait 
avoir écrit avec une extrême émolion. Elle était presque 
arrivée à se persuader qu'elle était vraiment « Tlnconnue ». 
Un jour, on la trouva tout en larmes, on l'interrogea, cl elle 
dit en sanglotant : « Mérimée vient de mourir! » 



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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 61 

ce que nous leur adressons. Nous savons de Tin- 
connue tout ce qu'il est nécessaire de savoir et nous 
ignorons d'elle tout ce qu'il est à propos d'en ignorer. 
Elle nous paraît inégale, fantasque, coquette, pré- 
cieuse et même un peu pédante. Peut-être se don- 
nait-elle quelques-uns de ces défauts pour lui plaire 
ou pour le piquer au jeu. Peut-être ne fut-elle, au 
fond, qu'une petite bourgeoise sentimentale, naïve- 
ment éprise, mais raisonnable et sage, qui avait rêvé 
d'être la femme d'un homme célèbre. Lorsqu'elle vit 
son ambition définitivement irréalisable, n'y eut-il 
pas une crise suprême ? Vers ce temps-là, les lettres 
se font plus rares, semblent près de cesser tout à 
fait; puis elles reprennent sur le ton d'une calme 
intimité, qui devait cacher, d'un côté du moins» bien 
des désenchantements et des regrets. 

Que Mlle Dacquin nous ait dissimulé quelque 
partie de la vérité, il n'en reste pas moins qu'elle a 
tenu une place et exercé une influence sur la vie de 
Mérimée, sur cette vie intérieure dont s'alimente et 
s'inspire le talent du romancier. Cette influence 
s'ajoute à celle de la mère, de l'amie et de la maî- 
tresse. H est bien difficile de leur faire leur part à 
chacune, mais qu'on rapporte l'heureux phénomène 
à leur présence dans sa vie et à leur action sur sa 
pensée ou au changement d'existence et à l'exercice 
d'une profession admirablement adaptée à ses apti- 
tudes et à ses goûts, les années qui s'écoulent de 



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62 PROSPER MÉRIMÉE. 

i836 à 1848 nous font assister à une seconde 
floraison de la faculté littéraire chez Mérimée dans 
trois ordres difl'érents. Conteur, critique d'art, his- 
torien, son œuvre est triple et, quoique fort iné- 
gale en importance et en résultats dans ces trois 
domaines, elle n'est méprisable sur aucun. 

Durant cette période, il écrivit et publia succes- 
sivement la Vénus d'Ille (1837), Colomba (1840), 
Arsène Guillot (i844), Carmen (1845) et VAbbé 
Aubain (1846). Cette dernière nouvelle, très courte, 
n'est qu'une ingénieuse et scabreuse plaisanterie. 
Un petit prêtre de campagne utilise au profit de son 
avancement l'illusion d'une grande dame désœuvrée 
qui croit l'avoir troublé et qui l'éloigné en lui fai- 
sant attribuer une cure plus importante. Le lecteur 
qui a cru lire le début d'un roman à émotions 
sacrilèges, est mystifié, comme la grande dame, 
par ce paysan séminariste, moitié pédant, moitié 
rustre, qui est de la famille des faux ingénus de 
Voltaire. 

La Vénus cCllle a été inspirée à Mérimée par un 
récit d'un chroniqueur latin du x" siècle que l'on 
trouvera dans le Corpus Illstoriarum, d'Eckhardt 
(Leipsick, 1723), et que Villemain a cru devoir trans- 
crire tout entier dans son Histoire de Grégoire VII, 
Cette légende avait fait fortune au moyen âge, car elle 
a été traduite, fort maladroitement d'ailleurs, par l'un 
des auteurs de nos fabliaux. Dans le latin du texte 



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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 63 
primitif, elle garde encore une saveur étrange et mêle, 
dans une confusion d'idées bien singulière, la sor- 
cellerie, le diable et les dieux antiques, la mytho- 
logie païenne et le symbolisme chrétien. Tous les 
éléments du conte moderne s'y trouvent : la partie 
de paume, l'anneau passé au doigt de la statue, la 
visite nocturne de la déesse. Mais Mérimée leur a 
donné un caractère tout différent. D'abord, pour 
expliquer la présence de la statue dans un milieu sau- 
vage, propre à la culture des superstitions et à l'éclo- 
sion de la peur, aucun endroit n'était mieux choisi 
que la maison d'un vieil archéologue riche, bavard, 
érudit d'une érudition excentrique et incohérente, 
qui aime à faire des fouilles et à disserter sur ses 
trouvailles. Mérimée l'a peint d'après nature et de 
verve, il a composé ce type avec mille traits observés 
durant ses tournées d'inspection. Quant à la statue, 
elle est Quelconque dans le chroniqueur du x® siècle : 
Mérimée lui a donné une physionomie, une person- 
nalité. Elle exprime la méchanceté séduisante, 
l'amour impérieux et cruel qu'il comprenait si bien 
chez la femme et qui exerçait sur lui une irrésistible 
attraction. Ce n'est là qu'une impression jetée dans 
notre esprit, mais elle y germe et y porte fruit. A 
côté de cette vague menace, il en est une autre, 
beaucoup plus positive, quoique à peine indiquée : 
c'e&t le ressentiment du Navarrais battu dans la 
partie de paume par le nouveau marié. Nous sen- 



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T 



64 PROSPER MÉRIMÉE, 

tons que ce jeune homme se trouve entre deux dan- 
gers : l'un réel, qui nous inquiète; l'autre, absurde, 
qui nous inquiète davantage. Le chroniqueur Her- 
mann Corner écrivait pour des lecteurs semblables 
à lui-même. Le surnaturel leur semblait la chose la 
plus naturelle du monde. La statue avait le droit de 
venir toutes les nuits réclamer sa part d'amour con- 
jugal sans que personne s'en formalisât et surtout 
sans que l'habitude diminuât la terreur. Mais l'au* 
teur de la Vénus d'Ille savait que ses lecteurs 
modernes auraient d'autres exigences, que la ter- 
reur ne pouvait être, chez eux, qu'une impression 
passagère, irraisonnée, un simple frisson; que mon» 
trer le fantôme, c'est le rendre ridicule, c'est le 
rendre impossible. Un souffle passe dans nos che- 
veux et nous fait tressaillir. La raison se redresse, 
après une courte défaillance; la logique ergote et 
réclame. Le surnaturel s'évanouit, laissant en nous 
une subtile appréhension, un doute et comme un 
regret. « Pourtant si c'était l'impossible qui était le 
vrai ! » La Vénus d'Ille est le type de ces nouvelles 
à deux issues, et Mérimée la considérait comme son 
chef-d'œuvre, parce qu'il y avait consciencieusement 
observé toutes les règles qui constituent, en littéra- 
ture, l'art de faîre peur. Mais il y a, en pareil cas, 
quelque chose de meilleur que les recettes : c'est 
d'éprouver soi-même l'impression qu'on veut pro- 
duire. Mérimée a vraiment trop de sang-froid, et de 



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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 65 

là vient que la Vénus d'Ille, aujourd'hui, nous charme 
bien plus qu'elle ne nous épouvante. 

Le petit roman de Colomba a été écrit au cours 
d'une tournée que l'auteur fit en Corse pendant 
l'année 1840. Tandis que, dans Mateo Falcone, il 
peint la Corse imaginée d'après des récits de voyage, 
on sent, dans Colomba, la précision des choses vues. 
Mœurs et paysages sont rendus avec une grande 
sincérité de touche, mais avec une sobriété dans le 
pittoresque qui semblera pauvre si on la compare à 
l'outrance descriptive de la présente génération lit- 
téraire. Quant à Colomba, il paraît l'avoir peinte, 
aussi, d'après nature, mais avec certaines précau- 
tions : a J'aurais pu la faire plus ressemblante, écri- 
vait-il en réponse aux compliments dont l'accablait 
M. Lenormant, mais j'ai craint Voffensionem gen- 
tium ». Crainte salutaire au point de vue artistique. 
Plus réaliste, la peinture — ou le portrait — de 
Colomba n'aurait pas obtenu cet éclatant, cet uni- 
versel succès qui le mûrit pour l'Académie fran- 
çaise. Qu'est-ce donc que Colomba? Une jeune fille 
qui reste une jeune fille tout en ne respirant que 
bataille et vengeance, un cœur virginal où la haine 
tient la place de l'amour. Cette naïve férocité, tem- 
pérée par des touches familières , embellie et 
rehaussée d'une, poésie qui n'est pas moins naïve 
elle-même et que Mérimée avait su extraire des cou- 
tumes locales, la patience, la ruse, l'obstination, une 

5 



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66 PROSPER MÉRIMÉE. 

sorte d'héroïsme, toutes les vertus sauvages mises 
au service de l'idée fixe qui habite sous un front pur 
et candide : te!fî sont les traits qui font à la petite 
héroïne corsa une place à part dans notre littéra- 
ture. En beaucoup de points, Mérimée était un 
homme du xviii® siècle, mais il avait, en commun 
avec nous, le goût, la curiosité, la passion des pri- 
mitifs. Romancier, philologue, historien, il les a 
cherchés partout avec une sympathie qui ne s'est 
jamais démentie. Il eût volontiers frayé avec eux en 
dépit des dangers que pouvait présenter un tel 
commerce. Au cours de son voyage à travers l'Asie 
Mineure, en 1840, il sollicita vainement l'hospitalité 
d'un campement de Tartares, et il compta parmi ses 
meilleurs souvenirs une soirée passée dans l'inti- 
mité des gitanos de Barcelone. Dans cette recherche 
des passions et des instincts primitifs, il n'a jamais 
fait une plus heureuse découverte que Colomba, 
parce qu'il n'a jamais imaginé un contraste plus 
vivant ni plus juste. Colomba est une fleur de sauva- 
gerie. Gracieuse comme le jeune fauve qui est san- 
guinaire et n'est point méchant, elle reste la plus 
ingénue et la plus fascinante incarnation de la bar- 
barie, de l'éternelle et irréductible barbarie qui est 
le fond de l'homme et qui reparaît sans cesse soUs 
une mince couche de civilisation. Dans la der- 
nière scène, celle où Colomba victorieuse se repaît 
encore une fois du désespoir de son ennemi vaincu, 



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=y5rp^' 



CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 67 
Tavocat Barricini, le vieux tronc mort, sur lequel 
rien ne fleurira plus, l'horreur l'emporte décidément 
sur la sympathie et nous laisse une impression vrai- 
ment puissante. 

... Elle s'approcha du yieillard jusqu'à ce que son ombre 
vint lui ôter le soleil. Alors le pauvre idiot leva les yeux et 
regarda fixement Colomba qui le regardait de même, souriant 
toujours. Au bout d'un instant, le yieillard passa la main 
sur son front et ferma les yeux comme pour échapper au 
regard de Colomba. Puis il les rouvrit, mais démesurément. 
Ses lèvres tremblaient. Il voulait étendre les mains; mais, 
fasciné par Colomba, il demeurait cloué sur sa chaise, hors 
d'état de parler ou de se mouvoir. Enfin de grosses larmes 
coulèrent de ses yeux et quelques sanglots s'échappèrent de 
sa poitrine. 

«i Voilà la première fois que je le vois ainsi, dit la jardi- 
nière. Mademoiselle est une demoiselle de votre pays ; elle est 
venue pour vous voir, dit-elle au vieillard. 

— Grâce! s'écria celui-ci d'une voix rauque; grâce!... 
N'es-tu pas satisfaite?... Mais pourquoi tous les deux?... Il 
fallait m'en laisser un seul... Orlanduccio? 

— Il me les fallait tous les deux, lui dit Colomba à voix 
basse et dans le dialecte corse. Les rameaux sont coupés et, 
si la souche n'était pas pourrie, je l'eusse arrachée. Va, ne te 
plains pas ; tu n'as pas longtemps à soufiPrir. Moi, j'ai souf- 
fert deux ans. » 

Le vieillard poussa un cri et sa tète tomba sur sa poitrine. 
Colomba lui tourna le dos et revint, à pas lents, vers la 
maison, en chantant quelques mots incompréhensibles d'une 
ballade : « Il ne faut la main qui a tiré, l'œil qui a visé^ le 
cœur qui a pensé... » 

L'auteur a touché ici à la tragédie. Ces moments 
sont rares chez lui, mais ils sont sans prix. 

Cette figure ou mieux ce type caractéristique de 
Colomba était encadré dans un roman dont le seul 



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68 PROSPER MÉRIMÉE. 

défaut est d'être aujourd'hui sans défauts. Un style 
d'une pureté classique, un récit bien divisé, bien pro- 
portionné, clair, rapide, toujours riant, nourri d'inci- 
dents, entrecoupé de paysages, égayé de dialogues 
spirituels et mené jusqu'au bout avec une habileté 
parfaite étaient alors de grandes attractions. Si les 
lettrés pouvaient seuls apprécier l'art de l'écrivain, 
les ignorants en jouissaient à leur manière et, mieux 
encore qu'au temps de la Chronique de Charles IX, 
Mérimée eut pour lui toutes les fractions du public. 
Le succès passa rapidement à l'étranger; il dure 
encore. On ne compte plus les traductions et les édi- 
tions anglaises de Colomba, devenu un texte dans les 
examens. 

C'est la seule œuvre de Mérimée où le puritain le 
plus austère ne trouve rien à redire et qu'on puisse 
mettre sans hésitation aux mains de la jeunesse. 
Beaucoup de lecteurs virent dans Colomba le gage 
d'une véritable conversion littéraire. On le voyait 
brouillé avec les romantiques dont il avait autrefois 
suivi la bannière. Son langage, de plus en plus châtié 
et correct, faisait augurer une égale réserve dans le 
choix des sujets et dans la peinture des sentiments. 
On entrevoyait un Mérimée classique et moral; on 
croyait le tenir. On fut détrompé en lisant Carmen et 
Arsène Gaillot. 

Mérimée lut d'abord Arsène Guillot chez Mme de 
Boigne. « Un aréopage de vieilles femmes » — les 



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CARRIERE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 69 
ennemis de l'auteur désignaient ainsi l'auditoire de 
choix qui eut la primeur de ce récit — se déclara 
enchanté. On sourit beaucoup, on pleura un peu : 
genre de succès auquel Mérimée n'était pas habitué. 
L'effet fut très différent sur le public et sur cer- 
tains critiques, sur ceux qui, en littérature, se 
considéraient comme les gardiens de la morale et du 
goût. Arsène Guillot parut dans la Revue des Deux 
Mondes le i5 mars i844> 1^ lendemain du jour où il 
avait été nommé à l'Académie française après une 
élection chaudement contestée et par une très faible 
majorité. Deux de ses partisans, Mole et Salvandy, 
déclarèrent tout haut que, s'ils avaient Xn Arsène Guillot 
avant d'aller à la séance, cette lecture eût modifié 
leur vote. On prononçait le mot de « mystification » 
et la chose semblait d'autant plus vraisemblable que 
Mérimée était coutumier du fait et qu'il avait érigé 
la mystification en système littéraire. 

Cet accès de mauvaise humeur passa vite et fut 
promptement oublié de ceux-là mêmes qui s'y étaient 
livrés. L'Académie ne se repentit jamais de son 
choix et les générations de lecteurs qui se sont suc- 
cédé depuis 1844 ont toutes donné raison aux 
« vieilles femmes » qui avaient, dès le principe, 
absous et applaudi l'auteur. Arsène Guillot est bien 
près d'être un chef-d'oeuvre et en serait un si les 
deux figures féminines qui l'animent avaient toutes 
deux le même relief et la même vie, si la grande dame 



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70 PROSPËR MÉRIMÉE, 

vertueuse qui raisonne et qui prêche ne semblait 
profondément insipide à côté de la pécheresse qui 
aime et qui souffre. Il est vrai que Mérimée a été 
très hardi dans ce petit roman. C'était un retour vers 
ce que les contemporains croyaient être le roman- 
tisme et ce que nous savons être le réalisme, véritable 
religion littéraire de l'écrivain, bien qu'il l'entendît 
et la pratiquât d'une façon différente des réalistes 
venus après lui. Arsène Guilloi, c'est du Balzac 
ce traduit de baragouin en français », du Balzac 
affiné, concentré, sous forme de pure essence litté- 
raire. Le dandysme qui gâtait le Vase étrusque et 
la Double Méprise a disparu. On dirait que, cette 
fois, Mérimée prend parti contre les mondains de 
la haute ne avec lesquels il s'était confondu un 
moment. 

La morale conventionnelle est fort maltraitée dans 
Arsène Guillot, La vertu y est ennuyeuse et, de plus, 
fragile, car la dernière ligne — cette ligne écrite au 
crayon d'une main tremblante par Mme de Piennes 
sur la tombe de l'ancienne danseuse : « Pauvre Arsène , 
priez pour nous! » — indique assez que la jeune 
femme a succombé et qu'elle se sait plus coupable 
que la courtisane, puisqu'elle a besoin de ses prières. 
Toute la sympathie va donc vers une pécheresse qui 
se repent, mais qui se repent si mal, et dont la piété 
ignorante est une sorte de scandale, une offense à 
la vraie religion. Les amies de Mme de Boigne 



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CARRIÈRE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 71 
durent se dire tout cela, mais elles avaient été 
émues et elles savaient pourquoi. C'est qu'elles ne 
pouvaient pénétrer dans cette misérable chambre, 
voir ce lit de sangle, écouter les paroles presque 
enfantines de celte pauvre sauvage qui a vécu, au 
milieu de l'extrême civilisation — car Arsène est 
une primitive comme Colomba — sans éprouver un 
sentiment que, jusqu'alors, elles n'avaient jamais dû 
à l'auteur. Il n'est pas difficile de deviner que si 
leurs yeux se mouillèrent, ce fut quand elles enten- 
dirent ce qui suit : 

L'abbé continua ses exhortations. Puis il cessa de parler, 
incertain s'il n'avait plus qu'un cadavre devant lui. Mme de 
Piennes se leva doucement, et chacun demeura quelque temps 
immobile, regardant avec anxiété le visage livide d'Arsène. 
Ses yeux étaient fermés. Chacun retenait sa respiration 
comme pour ne pas troubler le terrible sommeil qui peut-être 
avait commencé pour elle et l'on entendait distinctement 
dans la chambre le faible tintement d'une montre placée 
sur la table de nuit. 

« Elle est passée, la pauvre demoiselle, dit enfin la garde 
après avoir approché sa tabatière des lèvres d'Arsène : vous 
le voyez, le verre n'est pas terni. Elle est morte! 

— Pauvre enfant! s'écria Max, sortant de la stupeur où il 
semblait plongé. Quel bonheur a-t-elle eu en ce monde? » 

Tout ù coup, comme ranimée à sa voix, Arsène ouvrit les 
yeux. 

m J'ai aimé », murmura-t-clle d'une voix sourde. 

L'ironie finale par laquelle le sceptique essayait de 
se reprendre et de sourire n'efface pas l'impression 
laissée en nous par le dernier mot de la courtisane 
mourante. Arsène Guillot est aussi dramatique que 



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72 PROSPER MÉRIMÉE. 

Mateo Falconcy que V Enlèvement de la redoute ou que 
la Partie de trictrac, mais le drame y est plus humain, 
et nous touche aux entrailles. C'est le seul récit de 
Mérimée qui contienne de la pitié; c'est l'unique 
larme de son œuvre brillante et froide. 

Rien de pareil dans Carmen, où il semble avoir 
dédaigné les moyens d'émotion qui s'offraient à lui, 
puisqu'il a trouvé moyen de nous rendre fort indiffé- 
rent un homme qui va mourir. De Walter Scott et de 
Balzac, Mérimée rebroussait chemin jusqu'à Hamil- 
ton ou jusqu'à Smollett; du drame humain et profond 
il retournait aux panoramas multiples et aux évolu- 
tions rapides du roman picaresque. C'était préparer 
de la besogne aux faiseurs de livrets qui n'ont pas 
manqué l'occasion. Le dramatique d'opéra a été trop 
souvent le dramatique de Mérimée, el Carmen en est 
un exemple. Le roman a plu parce qu'il est plein de 
mouvement, de ligures curieuses, de détails qui sen- 
tent leur terroir, mais c'est peut-être le moins bien 
composé de tous ses récits, le plus confus et le moins 
homogène. Carmen est très « piquante », comme on 
eût dit il y a cinquante ans, mais sa fm ne nous 
émeut guère. Nous avons pu nous intéresser à une 
courtisane, non à une voleuse. Quant à son amant, il 
ne nous donne pas ce qu'il promettait au début. 
C'est un des bandits les moins convaincants de cette 
époque féconde en Zampas et en FraDiavolos. Ceux 
de Colomba citent Horace en latin; José le Navarrais 



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CARRIERE ADMINISTRATIVE ET VIE MONDAINE. 73 
parle des jambes de sa maîtresse dans un style digne 
d'un vieil habitué de l'Opéra qui aurait étudié la 
volupté dans les petits poètes du xviii® siècle. L'ar- 
chéologue qui commence le récit en discutant la 
place du véritable champ de bataille de Munda et 
qui le clôt par une dissertation historique et philo- 
logique sur les gitanos est bien près de nous 
ennuyer. Cet archéologue, c'est Mérimée lui-même 
en qui l'antiquaire empiète et déborde sur le roman- 
cier. Un peu plus, il l'étoufferait. C'est justement ce 
qu'il allait faire et on devine (surtout si on le sait 
déjà) que Carmen est une sorte d'adieu au public, 
une fin de vocation. Vingt ans se passeront avant 
que Mérimée reprenne sa plume de conteur, et, 
quand il voudra s'en servir, il la trouvera irrémédia- 
blement rouillée. 



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CHAPITRE III 

MÉRIMÉE INSPECTEUR GÉNÉRAL 

DES MONUMENTS — TRAVAUX HISTORIQUES 

ET DOUBLE ÉLECTION A L'INSTITUT 



Lorsqu'on lit les lettres que Mérimée adressait à 
ses amis, surtout aux femmes, durant ses tournées 
d'inspection, on serait tenté de voir en lui le plus 
ennuyé des mortels et le fonctionnaire le plus 
dégoûté de ses fonctions que possédât alors cette 
France où il y en avait tant. Il se plaint de tout et 
de tous, des gens et des choses, des lits, de la cui- 
sine, des routes, des voitures, de la conversation. 
Les provinciaux sont stupides, les femmes sont 
laides et mal habillées. Le vandalisme est partout; 
les savants sont de faux savants; leur amour pour 
les monuments est si maladroit et si indiscret qu'un 
« sage ennemi » vaudrait mieux. 



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76 PROSPER MÉRIMÉE. 

Il ne faut pas être dupe de ces geigneries. Le pes- 
simisme de Mérimée avait été, au début, une pose : 
il était devenu une attitude habituelle ou, comme on 
dirait aujourd'hui, un état d'âme. 

Le plaisir, évidemment sincère, qu'il avait à 
retrouver son coin de feu, ses livres et ses chats ne 
doit pas nous empêcher de voir et de constater ce 
fait que Mérimée était un vagabond. Gomme beau- 
coup d'hommes il alliait le goût du chez soi et la 
passion du nomadisme. Il était de la race des « che- 
mineaux » que tourmente la nostalgie des grandes 
routes. Il allongeait ses voyages officiels en y ajou- 
tant des voyages de fantaisie qui l'entraînaient de 
plus en plus loin. C'était l'Angleterre ou l'Espagne, 
c'était le Rhin, c'était l'Italie, la Grèce ou l'Asie 
Mineure. Même dans ses tournées, il ne s'ennuyait 
pas autant qu'il lui plaisait de le dire. Il y trouvait 
d'excellentes occasions d'observer non pas seule- 
ment la grosseur comparative des punaises et la 
dureté des matelas dans les différentes auberges de 
France, mais aussi les mœurs et les caractères. 
C'est alors qu'il connut toutes les variétés de la 
monomanie archéologique qui a trouvé place dans 
plusieurs de ses nouvelles. Dans tel coin de pro- 
vince, traversé en temps d'élection, il dut rencontrer 
quelques-uns des traits les plus amusants et les plus 
amers des Deux Héritages, Dans un presbytère 
ignoré, il a peut-être reçu l'hospitalité de l'abbé 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 77 

Aubain. Çà et là, certains logis privilégiés Tatlen- 
daient, lui réservaient le plat favori ou l'anecdote 
préférée. Logis de vieux garçons sybarites qui assai- 
sonnaient l'érudition de gauloiserie. Tel le docteur 
Requien, le bibliothécaire d'Avignon, avec lequel il 
entretint longtemps une correspondance, malheu- 
reusement impossible à publier. Tel encore ce doc- 
teur Cauvières auquel l'avait adressé Charles Lenor- 
mant et dont les bons dîners lui avaient laissé un 
souvenir presque tendre. 

Ces bonnes fortunes d'épicurien n'étaient pas les 
seules auxquelles il fût sensible. Dans ses lettres, 
dans ses rapports au ministre ou dans les notes 
qu'il rédigeait au jour le jour et qui servaient de 
base à ces rapports, nous trouvons la trace des 
sensations brèves, mais vives, fines et sincères, 
que l'art ou la nature lui avaient données au cours 
de ces voyages. Un jour, bercé par le bruit mono- 
tone des flots, il s'oublie à rêver au bord de 
l'Océan, près d'un couvent ruiné et, pendant cette 
heure de paresse contemplative, le génie mystique 
de la vieille Bretagne, celtique et chrétienne, se 
révèle à lui. Un coucher de soleil orageux aperçu 
derrière le pont du Gard donne toute sa valeur au 
monument et lui fait comprendre un aspect encore 
inconnu des paysages méridionaux. Un portrait du 
roi René évoque devant lui le xv® siècle. Sur le site 
de Gergovie, les Commentaires à la main, il suit pas 



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78 PROSPER MÉRIMÉE, 

à pas les légions, monte à Tassant avec elles, recom- 
pose et revit la scène. Quelquefois il n'est pas seul 
et peut échanger ses impressions avec un compa- 
gnon de son goût. Témoin la bonne journée passée 
dans les ruines du vieux château de Saint-Honorat 
avec Fauriel, l'historien de la civilisation provençale, 
au milieu d'un des plus beaux paysages qui soient 
au monde et en vue de ce rivage de Cannes où il 
devait se réfugier pour mourir. 

D'autres ont aimé avant lui les dîners gourmands, 
les libres propos, les couchers de soleil et les rêve- 
ries sur le passé, les mille sensations qui nous 
viennent de la montagne ou de la mer, des landes 
ou des bois; d'autres en ont parlé tout aussi bien, 
sinon mieux que lui. Ce qui est propre à Mérimée, 
c'est ce qu'on pourrait appeler les joies du métier, 
les sensations spéciales inhérentes à sa fonction. 
Ces sensations, il les devait à des dons naturels, 
fortifiés et cultivés par une éducation toute particu- 
lière. Pour faire un bon inspecteur des monuments, 
il faut être artiste, critique, historien; il faut, de 
plus, posséder la technique de l'architecture, ou 
plutôt de toutes les architectures; il faut, enfin, 
aimer sa besogne pour en supporter sans fatigue, 
comme sans dégoût, les aridités et les minuties. 
Toutes ces qualités étaient réunies en Mérimée, avec 
la conscience qui leur fait produire tout ce qu'elles 
peuvent donner. 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 79 

On a vu se développer de bonne heure en lui le 
sens historique, c'est-à-dire l'esprit critique qui 
classe, compare et juge les documents, avec l'intui- 
tion qui rend visible et intelligible l'homme d'autre- 
fois, ses idées, ses mœurs, ses passions. Artiste, il 
l'était de naissance et il s'en fallut de peu qu'il ne 
le fût de profession. Lorsqu'il avait dix-huit ans, son 
père écrivait au peintre Fabre, de Montpellier : a II 
n'a pas pris de leçons et dessine comme un élève » 
(comme un élève de l'Ecole des beaux-arts, appa- 
remment). A toutes les époques de sa vie, nous le 
voyons jouant avec le crayon qui lui semble aussi 
familier que la plume, et sa pensée, en naissant, 
prend aussi aisément la forme graphique que la 
forme littéraire. Il remplit ses lettres de croquis 
pendant les séances des comités dont il est membre, 
la feuille de papier placée devant lui se couvre d'es- 
quisses; même dans un salon, il dessine tout en 
écoutant et en jetant son mot dans la conversation. 
Ces esquisses et ces croquis sont, en général, des 
caricatures. Dans le genre sérieux, il s'essayait au 
portrait et au paysage, cultivait surtout l'aquarelle 
qu'il traitait un peu à la façon de la miniature. Tou- 
jours mécontent de lui-même, il recommençait trois 
ou quatre fois le même ouvrage avec une patience 
et une obstination inexplicables. Son faire est timide, 
sans franchise; son coloris manque de fraîcheur, 
mais la précision du détail indique, du moins, que le 



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80 PROSPER MÉRIMÉE. 

peintre a aperçu toutes les nuances de son modèle 
et a voulu les rendre. 

Lié, d'une part, avec Gérard et les peintres de la 
pléiade impériale, de l'autre, avec David d'Angers, 
Eugène Delacroix, Devéria, Gélestin Nanteuil, c'est- 
à-dire avec les audacieux et les raffinés de l'école 
nouvelle, il fut à même de comparer les deux esthé- 
tiques et les deux méthodes. Il ne prit point parti 
entre elles et fut éclectique en art comme il l'était 
devenu en littérature. Il soumettait la peinture 
romantique et la peinture classique au même crité- . 
rium, et ce critérium n'était pas celui de l'impres- 
sion. L'impression, pensait-il, diffère suivant les 
individus ; dans un même homme suivant l'âge, l'hu- 
meur, la disposition intime. A quelques années de 
distance, il se rappelait avoir éprouvé, devant le 
même chef-d'œuvre, des sensations différentes, par- 
fois opposées. Gomment construire un système avec 
de pareils matériaux? Gomment déduire des prin- 
cipes permanents de ces mouvements passagers et 
contradictoires de notre esprit. Donc, au lieu d'ap- 
pliquer à la peinture, à la sculpture les lois de la 
critique littéraire et de les juger d'après l'effet 
qu'elles produisent en nous, nous devons les critiquer 
d'après les lois qui leur sont propres, nous devons 
nous inquiéter de la perspective, des proportions, 
de la lumière, de la beauté et de la vérité des tons, 
ainsi que de la manière dont ils sont obtenus et de 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 81 

beaucoup d'autres choses semblables. Cette critique 
est la vraie critique d'art. Seulement, elje déroute le 
public qui ne la comprend pas, et elle demande une 
éducation très complexe chez ceux qui la cultivent. 
Mérimée s'éta^it donné cette éducation-là et, après 
vingt ans d'expérience, ses rapports étaient devenus 
— au jugement des connaisseurs — de véritables 
modèles du genre : nourris, sobres, clairs, con- 
cluants. Peu à peu, comme tous ceux qui s'occupent 
exclusivement d'architecture, il en vint à lui subor- 
donner les autres arts, à ne voir en eux que des 
auxiliaires de l'architecture au point de vue déco- 
ratif. Quant à l'architecture elle-même, il l'étudia à 
toutes les époques, sous tous . ses aspects, dans 
toutes ses applications. Architecture pélasgique, 
celtique, grecque, romane, byzantine, gothique; 
architecture civile, militaire et religieuse. En matière 
d'architecture antique, il avait des. partis pris, des 
colères qui montrent combien le sujet lui tenait au 
cœur. Hors du dorique et de sa massive simplicité, 
point de salut. « Je voudrais, écrivait-il à Charles 
Lenormant en revenant de Pœstum, que l'inventeur 
de l'ordre ionique fût pendu et que celui du corin- 
thien fût roué vif. » En ce qui touche les cathédrales 
du moyen âge, il eut sa .manière de voir un peu 
étroite, un peu terre à terre, mais très personnelle. 
Il laissait à d'autres le soin de traduire et de chanter 
dans des pages lyriques, le symbolisme religieux 

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82 PROSPER MÉRIMÉE. 

dont les églises gothiques sont la manifestation 
Lui, abordant la question par le côté historique, 
évolutionniste, voyait ce même genre gothique naître 
du roman et du byzantin par des gradations insen- 
sibles, inaperçues, mais nécessaires. Pour lui, le 
pilier était une déformation de la colonne, l'ogive 
un plein cintre manqué, le contrefort extérieur un 
expédient de constructeur ignorant et maladroit qui 
a sacrifié le dehors au dedans et acheté la légèreté 
apparente de l'édifice par des moyens grossiers et 
enfantins. Des siècles d'efibrts pendant lesquels 
l'imagination des artistes avait été constamment, 
patiemment tendue vers le même objet, avaient enfin 
introduit une sorte d'harmonie entre ces misérables 
éléments et les avait élevés à la beauté. Théorie toute 
technique et tout humaine de l'art gothique, bien 
différente de la fièvre médiévale qui sévissait alors 
autour de Mérimée, mais qui, cependant, fit de lui, 
dans la pratique, un gardien aussi pieux, aussi jaloux 
de nos vénérables monuments qu'auraient pu l'être 
un Montalembert ou un Raoul Rochette. 

En i83o, à travers tout le pays, une armée de spé- 
culateurs — la fameuse a bande noire » — s'achar- 
nait à détruire tout ce qui restait encore des 
monuments de la vieille France. Ils avaient besoin 
d'être défendus contre le mauvais vouloir, contre 
l'ignorance, contre la cupidité et ausâi contre la 
fausse science ou le zèle aveugle ^ Ici c'était le fana- 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 83 

tisrae catholique, là c'était la fureur révolutionnaire 
qui avait mutilé des statues; ailleurs c'était un con- 
seil municipal, épris de propreté, qui avait fait 
passer à la chaux des fresques anciennes ou de pré- 
cieuses boiseries. Ailleurs on « restaurait » : ce qui 
est souvent la façon la plus grave, la plus irrépa- 
rable de manquer de respect aux ruines. Enfin le 
gouvernement prit ces reliques menacées sous sa 
protection et la commission des Monuments histo- 
riques fut créée. Mérimée en était un des organisa- 
teurs et en devint le secrétaire. Dans cette fonction, 
il exerça une influence considérable sur la rédaction 
des instructions données aux inspecteurs en même 
temps que sur l'emploi des crédits et de l'autorité 
ministérielle. Il est difficile de distinguer son œuvre 
particulière au milieu de l'œuvre collective accom- 
plie par ses collègues. On peut cependant citer 
quelques monuments qui lui doivent plus spéciale- 
ment leur conservation. Il partage avec M. de Mon- 
talembert le mérite d'avoir sauvé la curieuse église 
de Vézelay. Il a appelé l'attention des connaisseurs 
sur l'église de Saint-Savin dont il a écrit l'histoire. 
Le théâtre d'Orange, celui d'Arles, l'église de Saint- 
Martin de Tours et la cathédrale de Laon doivent 
beaucoup à ses persévérants efforts, et Ton peut 
voir, par la plus récente correspondance de lui qui 
ait été mise au jour, qu'aucune démarche ne coûtait 
à ce paresseux, qu'aucun ennui ne rebutait ce blasé 



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84 PROSPER MÉRIMÉE. 

lorsqu'il s'agissait d'intéresser un ministre à quelque 
débris artistique que l'étranger se préparait à nous 
enlever ou même à une humble église de village 
prête à tomber de vieillesse. Et par ce dévouement 
intelligent, infatigable, à nos anciennes richesses 
architecturales, non seulement il a sauvé beaucoup 
de monuments, mais, par le fait même de cette pré- 
servation, il a contribué à arrêter la décadence du 
goût général et à provoquer un fécond mouvement 
dans notre architecture moderne. « Si Victor Hugo 
n'avait écrit Notre-Dame de Paris, affirme un éminent 
critique d'art, et si Mérimée n'avait pas provoqué la 
formation de la commission des Monuments histo- 
riques, on aurait rasé tous nos vieux édifices pour 
construire des Madeleines et des Bourses. » Si Ton 
songe, en outre, que Mérimée a créé une tradition, 
que ses successeurs, eux-mêmes des archéologues 
et des artistes d'une valeur incontestable, se sont 
fait un devoir et une gloire de le continuer, de 
l'imiter en toute chose, qu'ils révèrent son souvenir 
comme celui d'un maître, ainsi qu'en fait foi la lettre 
adressée par M. Bœswillwald à l'auteur de Mérimée 
et ses amis et publiée dans un appendice de ce 
volume, on reconnaîtra sans difficulté que l'influence 
artistique de Mérimée, quoique moins apparente, a 
été encore plus décisive et surtout plus durable que 
son influence sur la littérature. Que l'on ajoute à ses 
rapports officiels, à ses Notes de voyage les huit 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 85 

essais réunis en volume sous ce litre : Etude sur les 
arts au moyen dge, avec les très nombreux articles 
analogues semés dans la Revue des Deux Mondes et 
dans le Journal des Savants^ on verra que ces tra- 
vaux réunis tiennent une place importante dans la 
collection de ses ouvrages. Et pourtant cette place 
est encore loin de correspondre à celle que la cri- 
tique d'art a tenue dans son labeur d'esprit. Il lui 
a donné la moitié de sa vie, et cette moitié fut, sans 
doute, la plus heureuse et la meilleure. 

Sa profession, dira-t-on, le voulait ainsi. En tout 
cas, sa vocation d'historien est encore plus spontanée, 
puisque, pour s'y consacrer, il devait prendre sur 
le temps que réclamait son métier, sur ses plaisirs 
de mondain, sur ses succès de conteur applaudi. Le 
fait est peu commun : il a besoin d'être expliqué. 
D'ordinaire, à moins de caprice ou de folie, on 
n'abandonne un champ de la pensée pour exploiter 
un autre domaine qu'après avoir épuisé le premier. 
Mérimée n'était ni capricieux, ni fou. Il a, jusqu'en 
1832, réglé sa vie littéraire avec beaucoup de téna- 
cité et de sang-froid. Il connaissait bien ses propres 
ressources et il a été un bon ménager de ses talents. 
Alors, pourquoi écrire une Guerre sociale, une Con- 
juration de Catilina (après Salluste!)? Pourquoi pré- 
parer une Vie de César? Pourquoi consacrer quatre 
années de travail à une histoire de Don Pedre que 
personne ne lui demandait et qui vint tomber, tris- 



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86 PriOSPER MÉRLMÉK. 

temeiit inaperçue, en pleine fièvre politique, entre 
février et juin 1848, au lieu de donner au public 
d*autres Co/o/w^a5, d'autres CarmenSy d'autres Arsènes 
Guillots? Etait-il donc averti par certains signes pré- 
curseurs, encore invisibles aux lecteurs, que la 
faculté créatrice, précisément parce qu'elle avait 
atteint en lui son apogée, touchait au déclin? Peut- 
être. Et pourtant, qui l'empêchait de décrire les 
passions de la jeunesse, puisqu'elles le troublaient 
encore? Pourquoi n'aurait-il pas peint l'amour, puis- 
qu'il aimait? Mais il est des hommes que la popularité 
du romancier humilie presque s'ils ne la rehaussent 
de quelque « succès d'estime » dans un genre 
a sérieux ». On les a tant loués d'être amusants que 
cet éloge prend, à la longue, je ne sais quel air 
ironique. L'ambition d'ennuyer leur vient, et c'est 
une ambition qu'on réussit toujours à satisfaire. Ce 
genre de snobisme sévit principalement aux abords 
des académies. Mérimée ne pouvait en être exempt, 
puisqu'il visait à faire partie de deux sections de 
l'Institut. Il était même un candidat plein de ferveur 
et ne s'en cachait pas, lui qui se cachait de tout, lui 
qui jouait si volontiers l'indifférence et l'indolence. 
Il réquisitionnait tous ses amis, mettait en campagne 
les vieilles femmes influentes, gravissait sans mur- 
mure les escaliers les plus noirs, faisait en conscience 
ce qu'il appelait « ses bassesses ». Dans ses lettres 
soit à M. Lenormant, soit à M. de Saulcy, il parle de 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 87 

ses travaux historiques très légèrement. Il traite de 
« tartine » son histoire de la guerre sociale. On 
s'imaginerait qu'il n'a songé à l'écrire que pour sur- 
prendre les suffrages de l'Académie des Inscriptions, 
et qu'une fois nommé il n'y reviendra plus. Rien ne 
serait plus loin de la vérité. Tenons-nous en garde 
contre ces fausses confidences : elles font partie 
du programme général de défiance qu'avait adopté 
Mérimée. En réalité, il adorait l'histoire. Il avait 
commencé par la côtoyer en cultivant le roman 
historique sans y croire. Pour lui, ce n'était qu'un 
pis-aller, une approximation ou une déformation de 
l'histoire, un « genre bâtard », et il est curieux de le 
voir, dans la préface même de son roman historique, 
se poser en adversaire du roman historique. Au 
lieu d'écrire la Chronique de Charles IX, il eût voulu 
composer une histoire de la Saint-Barthélémy. Cet 
aveu explique tout. Donc, de i835 à 1848 et, encore, 
de 1848 à 1870, mais avec moins de suite, de convic- 
tion, de foi en lui-même et en son succès, il s'efforce 
d'être un historien. 

Il avait son système à lui, qui ne devait pas 
grand'chose aux célèbres historiens de son temps. 
Il s'était forgé son idéal d'après les anciens, mais 
il ne les suivait pas tous avec le même respect. 
Tacite lui semblait trop personnel, trop violent, trop 
amer, le bon Hérodote trop bavard et trop menteur. 
Il concevait une sorte d'histoire qui eût combiné 



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88 PROSPER MÉRIMÉE. 

Tintelligence politique de Thucydide, le savoir pra- 
tique de Polybe, la psychologie de Salluste et les 
merveilleux dons narratifs et descriptifs de Tite- 
Live. Dans la préface citée plus haut, il déclarait 
que l'histoire n'est qu'une série d'anecdotes et que, 
quant à lui, il eût préféré de beaucoup les mémoires 
d'une femme de chambre de Périclès à VHistoire de 
la guerre du Pe'loponèse. Cette boutade ne rendrait 
compte que bien incomplètement de sa méthode 
historique. Il faut d'abord remplacer ce mot d'anec- 
dote, tombé dans le discrédit. Par là, il entendait la 
molécule historique, les innombrables petits faits 
dont l'accumulation et le rapprochement restituent 
le passé dans son" ensemble et dans sa vivante inté- 
grité. Le respect du document était donc, pour lui 
comme pour nous, la première, l'essentielle vertu de 
l'historien; mais quel usage faire de ces documents? 
Doit-on les interpréter, dégager des lois générales 
de ces faits particuliers ou les disposer comme les 
éléments d'un tableau? C'est à ce dernier parti qu'il 
s'arrêtait. Il comprenait que l'évolution des mœurs, 
celle des institutions et des idées, celle des intérêts 
industriels et commerciaux réclame tous les jours une 
plus large place dans nos récits historiques; mais il 
était convaincu que tel principe, tel progrès social, 
telle grande besogne de la civilisation s'incarne, à 
un moment donné, dans un homme. C'est donc 
l'âme de cet homme qu'il est intéressant d'étudier; 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 89 

mais nos instruments d'analyse n'atteignent pas 
directement les âmes. Nous ne connaissons l'homme 
que par le dehors, par ses gestes, par ses paroles, . 
par toutes les manifestations extérieures de son 
intelligence, de ses passions, de sa volonté. C'est 
ici qu'entrent en jeu les mille petits faits suggestifs 
patiemment recueillis par l'historien. Exact et com- 
plet autant que faire se peut dans ses informations, 
fidèle dans le rapport qu'il nous en offre, il doit pos- 
séder comme suprême qualité le sang-froid, l'im- 
passibilité sans laquelle il n'y aurait point de réelle 
impartialité. Il racontera le drame vécu, le drame 
vrai de l'histoire comme le drame imaginaire qui est 
sorti du cerveau des romanciers. Il dira la défaite 
des Italiotes, l'écrasement de Gatilina, le duel tra- 
gique de don Pedre et de don Henri, le meurtre 
atroce du faux Démétrius du même air et du même 
ton qu'il avait décrit la mort du petit Falcone et la 
prise de la redoute, sans émotion, sans pitié, sans 
douleur ni joie, comme un homme à qui tout ce qui 
est humain serait étranger. Il croirait prévariquer 
s'il écoutait les suggestions de sa sympathie, ou 
même de sa conscience. Il ne permet pas à son ima- 
gination d'intervenir, de compléter, de vivifier les 
maigres éléments fournis par l'histoire, de recon- 
stituer devant lui, d'après ces traits authentiques, 
une figure ou une scène du passé. Quelquefois, loin 
d'ajouter au drame, il le rogne, le refroidit. C'est 



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90 PROSPER MÉRIMÉE. 

ainsi qu'à la tragédie racontée par Salluste, il sub- 
stitue une question de droit qui lui semble beaucoup 
plus intéressante : Gicéron était-il dans la légalité 
lorsqu'il faisait mourir les complices de Calilina? 

A une époque où Guizot et Augustin Thierry 
avaient publié leurs plus importants ouvrages, où 
Michelet avait déjà paru, une telle conception de 
l'histoire avait-elle beaucoup de chances de plaire? 
Ne devait-il pas sembler aux lecteurs de 1840 que 
Mérimée les ramenait vers des modèles surannés? 

Ce qui vieillissait encore les œuvres historiques 
de Mérimée, c'était le style, classique jusqu'à l'affec- 
tation et quelquefois pompeux jusqu'au ridicule. Il 
faisait alors pénitence pour les erreurs romantiques 
de sa jeunesse, et, comme tous les convertis, se 
montrait un peu excessif et intolérant. Quelques 
années plus tard, écrivant à une dame qui lui avait 
envoyé les lettres de saint Augustin pour « lui faire 
du bien » et se tirant de ce mauvais pas par un peu 
de critique littéraire, il nous a livré toute sa pensée 
sur un point important- « Saint Augustin, dit-il, 
écrit dans un latin de décadence qui est analogue à 
la prose de Lamartine. » Evidemment il en était 
venu à croire que la langue française avait atteint son 
apogée avec nos excellents écrivains du temps de 
Louis XIV et de Louis XV et que, dans notre France 
du xixe siècle, l'heure de bien écrire est passée, 
sauf pour ceux qui imitent les anciens modèles. 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 91 

G*est là le dogme fondamental que propageait alors 
l'enseignement universitaire et que l'Académie impo- 
sait à ses candidats. Mérimée l'a cru et pratiqué. 
Cet homme, si libre dans ses pensées, a été l'esclave 
des mots. Ses livres d'histoire ont souffert plus que 
les autres de cette mesquine et fausse théorie sur 
l'évolution de notre langue. Ils ont été écrits dans 
une langue morte, et c'est ce froid de mort qui nous 
glace quand nous les lisons. N'était l'esprit critique, si 
scrupuleux et si sûr dans son scepticisme, ils auraient 
tous pu être composés au dernier siècle, oubliés dans 
une armoire et mis au jour par le petit-fils de l'auteur. 
On peut, d'après ce qui précède, apprécier ce 
qu'il y avait de voulu et d'artificiel, ce qu'il y avait 
de naturel et de spontané dans sa méthode, pour 
quelle part entre le calcul et pour quelle part le 
tempérament dans la composition de Mérimée histo- 
rien. Candidat à l'Institut, il devait exagérer la 
gravité pour être pris au sérieux et se faire par- 
donner ses triomphes dans un genre réputé facile. 
Fraîchement converti au classicisme, il devait 
donner ses gages à sa nouvelle foi, protester, par 
le ton de ses ouvrages, contre les historiens roman- 
tiques ou alliés du mouvement romantique. Enfin, 
en même temps qu'il servait son ambition et ses 
rancunes, il suivait la pente où l'attiraient ses goûts, 
ses aptitudes, l'orientation primitive de son esprit. 
Toute autre considération mise à part, il est pro- 



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92 PROSPER MÉRIMÉE. 

bable que Mérimée eût composé ses- livres d'histoire 
pour se satisfaire lui-même. Pendant qu'il les écri- 
vait, il avait des crises de dégoût, des moments de 
trouble et d'incertitude. Publiés, ils lui apportaient 
peu de gloire et encore moins de profit. Mais la 
période délicieuse était celle de la recherche, la 
chasse aux documents et les voyages qu'elle néces- 
sitait. Ces voyages de curieux et d'archéologue, 
où il était libre de suivre sa propre fantaisie- au 
lieu d'un itinéraire officiel, lui ont donné de vives 
jouissances. A cet égard, aucun ne fut plus riche en 
spectacles, en impressions, en trouvailles que celui 
de 1840. Ce fut son pèlerinage de la Mecque, la 
consécration de son retour à l'orthodoxie et un 
hommage rendu au génie antique dans les lieux où 
il a pris naissance, mais un hommage où l'ironie 
resta toujours voisine de l'enthousiasme et où le 
moqueur ne lâcha pas l'érudit d'une semelle. 

Il venait d'achever une longue tournée en Corse, 
durant laquelle il avait écrit Colomba et réuni les 
matériaux d'une curieuse dissertation sur les anti- 
quités de la vieille Gyrnos. Après ce double travail, 
il s'accorda, à Naples, quelques semaines de volup- 
tueuse oisiveté. Après quoi, il visita la Grèce en 
compagnie d'Ampère et de Charles Lenormant. 
Mais un accident, accompagné de circonstances 
singulières, le priva bientôt d'un de ses deux com- 
pagnons. « Nous étions ensemble, racontait Mérimée 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 93 

dans une lettre, près de vingt ans après l'événement, 
nous étions ensemble, allant aux Thermopyles, des- 
cendant un ravin très roide à pied, tenant nos che- 
vaux par la bride. Nous vîmes tout à coup, sur la 
crête de la pente opposée dudit ravin un homme qui, 
malgré l'escarpement et les rochers, allait courant 
comme s'il tombait. Il avait pourtant un grand man- 
teau blanc, un long fusil, et un daim mort sur les 
épaules. Il fut au fond du ravin avant nous et là nous 
nous rencontrâmes. Je lui demandai s'il voulait 
nous vendre son daim. Il me répondit : « Je veux le 
« manger avec mes amis ». Gela se dit en grec : tous 
filous mou. Ce mot de « filous » me fit rire, car cet 
homme avait très mauvaise mine. Au moment de 
remonter à cheval, M. Lenormant me demanda ce 
que je pensais de cet homme. Je lui répondis qu'il 
m'avait tout l'air de Samiel, le chasseur sauvage. 
« Non, dit-il, je crois que c'est le diable. — C'est 
«très probable », luidis-je, et je partis en avant avec 
Ampère. Au bout d'un moment, surpris de ne pas 
entendre des pas de chevaux derrière nous, je me 
retournai et je vis M. Lenormant par terre avec 
l'épaule démise. C'était loin de tout secours. Nous 
le portâmes comme nous pûmes dans un village, et il 
se passa deux jours avant que nous pussions trouver 
un médecin. Pendant ces deux jours, il resta à peu 
près seul et, plus lard, il a raconté qu'il avait 
employé ce temps à réfléchir et qu'il s'était con- 



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94 PROSPER MERIMEE. 

verli. » Lorsque Lenormant, dans son cours, con- 
fiait à ses auditeurs qu'il avait vu le diable, il ajou- 
tait, paraît-il : « M. Mérimée l'a vu comme moi. » 
On vient de voir ce qu'en pensait Mérimée. 

Il ne fut pas moins sceptique à l'endroit de Léo- 
nidas lorsqu'il étudia le champ de bataille des Ther- 
mopyles, son Hérodote à la main, comme il avait 
étudié le siège de Gergovie avec les Commentaires. 
Depuis vingt -trois siècles, beaucoup de choses 
avaient changé ; d'autres étaient restées étonnamment 
identiques à elles-mêmes. Là où il cherchait la mer 
qui fermait jadis l'étroit défilé, il ne voyait qu'une 
large plaine plantée de betteraves, et à la place du 
lion de pierre érigé par les Spartiates, un corps de 
garde occupé par les Ghorophylaques. 

En revanche, lorsqu'il entendit craquer sous ses 
pas les feuilles sèches des yeuses, il se rappela que 
ce même bruit avait averti Léonidas de l'approche 
des Immortels lorsqu'il fut cerné et que vint l'heure 
de la lutte finale. Ce ne fut pas sans émotion — il 
en est convenu lui-même - — qu'il gravit le tertre 
vert où étaient tombés les derniers combattants. 
Quant à Léonidas, sans rien rabattre de son cou- 
rage, Mérimée estimait qu'il s'était montré, en cette 
circonstance, un piètre général. « Il eut le tort d'oc- 
cuper de sa personne un défilé imprenable et de 
s'amuser à tuer des Persans, tandis qu'il abandon- 
nait à un lâche la garde d'un autre défilé, moins 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 95 

difficile, qui débouchait à deux lieues en arrière des 
Thermopyles. Il mourut en héros, mais qu'on se 
représente, si l'on peut, son retour à Sparte, annon- 
çant qu'il laissait aux mains du Barbare les clefs 
de la Grèce! » 

Voilà bien, semble-t-il, la vision claire et le lan- 
gage précis de l'historien critique. C'est dans cet 
esprit qu'il parcourut la Grèce, essayant de démêler 
le vrai du faux et de retrouver l'histoire sous la 
légende, prêt à goûter ce qu'il voyait, mais à bon 
escient et toujours en garde contre les illusions ou 
les surprises : sorte d'état d'âme intermédiaire entre 
la fièvre admirative de Byron et l'impertinence sys- 
tématique d'Edmond About. 

Il continua son voyage seul avec Ampère, et, de 
Grèce, passa en Asie Mineure. Ils quittèrent Smyrne 
pour se rendre à Ephèse, avec une escorte cosmo- 
polite, composée d'un Grec né à Peshawur, d'un 
Français qui avait oublié sa langue et d'un Turc qui 
s'enivrait de rhum. Mérimée était porteur d'un pas- 
seport poétiquement libellé par un gendarme turc 
et qui lui attribuait « des yeux de lion et des cheveux 
de tourterelle ». Il faut ajouter qu'il avait laissé 
pousser une énorme paire de moustaches qui devait 
singulièrement changer le caractère de sa physio- 
nomie. L'homme restait le même, calme, attentif, 
prompt à prendre une note ou un croquis avec tout 
le sang-froid et le coup d^œil scrutateur de l'archéo- 



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96 PROSPER MÉRIMÉE, 

logue en tournée. A peine entré dans Éphèse, il 
jugea cette architecture coquette et barbare « G': était 
l'œuvre d'artistes grecs travaillant pour le goût 
romain ». Cependant Ampère s'abandonnait à ses 
sensations : « Le théâtre était rempli par un trou- 
peau de chèvres noires. Un petit chevrier turc 
sifflait, assis sur un débris. Une immense volée 
de corneilles décrivait de longs circuits dans les 
airs. Vers la montagne, le ciel était pluvieux et gri- 
sâtre et d'un éclatant azur du côté de la mer. Sur 
des nuages cuivrés passaient des nuages blancs 
comme des spectres. Par moments, une lueur claire et 
pâle illuminait les ruines immenses, les cimes sévères, 
la plaine déserte. Je n'ai rien vu de plus sublime. » 
Une réminiscence, tombée par hasard de la plume 
de Mérimée bien des années après, dans une lettre 
intime, nous dit la fin de cette journée d'Ephèse, et 
ce qu'il advint de ce ciel étrange partagé entre l'azur 
et la nuée orageuse. Les deux amis passèrent la 
soirée dans un petit café, pendant que le tonnerre 
et les éclairs faisaient rage. Ampère, à la lueur d'une 
petite lampe, lisait un livre chinois, et Mérimée 
s'étonnait, car comment travailler hors de chez soi, 
quand on n'a ni sa table, ni ses chats, ni ses bou- 
quins, ni rien de ce monde familier qui entoure 
l'écrivain et semble collaborer avec lui? 

Le dernier épisode de ce voyage nous montre 
Mérimée et Ampère assaillis par des chiens sau- 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 97 

vages sur remplacement de la citadelle de Sardes et 
prenant un bain dans le Pactole; non un bain de 
richesse, mais un bain de propreté qui leur parut 
encore plus agréable. Au retour, Mérimée s'arrêta 
encore à Rome. Il y reçut une lettre de Chateau- 
briand qui mêlait dans un compliment bizarre 
Colomba et Catilina, et faisait voir plus d'empresse- 
ment que d'adresse à caresser les jeunes talents. 

Revenu à Paris, Mérimée recommença ses tra- 
vaux d'approche autour de l'Institut. L'Académie, 
pour se donner, exige qu'on se déclare et qu'on lui 
fasse la cour : Mérimée fit voir qu'il s'entendait à ce 
jeu. Son ardeur paraît avoir un peu étonné et fort 
amusé ses amis. Doudan, bien placé, comme on sait, 
pour recueillir les malices du monde aristocratique et 
académique, écrivait au prince de Broglie : « Mérimée 
consulte le sort en ouvrant un Homère au hasard 
et en interrogeant le sens des premiers mots de la 
page ». Doudan ne se trompait que sur un point : 
ce n'était pas Homère, mais Virgile qui rendait les 
oracles. Mérimée raconte dans une lettre à Charles 
Lenormant qu'il est tombé sur le vers : 

DUauUant ripae, refluitque exterrltua amnis, 

ce qu'il traduit librement par : « La porte s'ouvre 
et terne eau est refoulée ». En effet, l'oracle s'accom- 
plit, et, le i8 novembre 1 843, l'historien de la guerre 
sociale et de la conjuration de Catilina était élu 

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98 PROSPER MÉRIMÉE. 

membre libre de l'Académie des Inscriptions par 
vingt-cinq voix contre onze, données à M. Ternaux. 
La faction cléricale, le parti de l'École des Chartes, 
conduit par Raoul Rochette, essuyait une déroute, 
soit à cause de l'insuffisance de son candidat, soit 
parce que Mérimée n'avait pas autant d'ennemis ni 
aussi acharnés qu'il s'en flattait. 

Quelques jours après, il prenait sa place parmi la 
docte compagnie : « J'ai fait hier mon entrée à 
l'Académie, écrivait-il à Mme de Montijo. Le secré- 
taire perpétuel, ayant mis des gants dont il n'use, je 
crois, qu'à celte occasion, m'a conduit par la main 
comme sa danseuse, au milieu de l'auguste assem- 
blée, qui s'est levée en pied comme un seul homme. 
J'ai fait quarante saints, un pour chaque membre. 
Je me suis assis et tout a été dit. Heureusement qu'à 
cet établissement on ne fait pas de discours comme 
à l'Académie française. » 

Son élection à l'Académie française, qui eut lieu 
le i4 mars i8'f4, fut beaucoup plus disputée. Il ne 
passa qu'au septième tour de scrutin, avec dix-neuf 
voix, tandis que M. Casimir Bonjour en obtenait 
treize et qu'une s'égarait sur de Vigny. Le lende- 
main. Mole et Salvandy, après avoir lu Arsène 
Guillot manifestèrent publiquement le regret de 
l'avoir nommé. Réduite à dix-sept, la majorité fût 
encore restée acquise à Mérimée. 

Son discours de réception lui donna mille peines. 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 99 

Il avait à louer un homme qu'il n'aimait point et 
n'estimait guère, Charles Nodier. Il lui en voulait 
d'avoir écrit des ouvrages qu'il fallait lire pour com- 
poser son oraison funèbre. Il lui en voulait d'avoir 
groupé et abrité dans son fameux salon de l'Arsenal 
la jeune couvée romantique. Faux proscrit, faux 
érudit et peut-être aussi faux bonhomme — l'ex- 
pression n'était pas encore créée, mais le type exis- 
tait, répandu à nombreux exemplaires, dans la 
société et dans la littérature, — Nodier ne lui parais- 
sait avoir été sincère en rien. Même ce qui, dans 
l'auteur de Trllby et de la Fée aux Miettes, est 
presque bon et à moitié durable, la grâce maniérée, 
la gentillesse idyllique, le tour d'imagination rêveuse 
et vague, le gothique joujou qui met Notre Dame de 
Paris en conte de nourrice, Mérimée ne comprenait 
rien de tout cela. Pendant qu'il limait les phrases 
polies, décentes, discrètement laudatives de sa 
harangue, l'envie lui venait de prendre un ton tout 
opposé et de démolir son héros en quelques paroles 
brutales et cinglantes. Il se soulageait, du moins, en 
racontant à ses amis les anecdotes scabreuses ou 
ridicules qui étaient venues à sa connaissance et qui 
ne pouvaient trouver place dans la harangue acadé- 
mique. Entre autres celle qui montre Nodier rece- 
vant le fouet à neuf ans des mains d'une dame de 
Besançon à laquelle il avait eu l'aplomb de donner 
un rendez-vous. 



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100 PROSPER MÉRIMÉE. 

Un discours écrit dans de telles dispositions ne 
pouvait être bon. D'ailleurs, l'éloquence n'était pas 
son fait. Gomment eût-il été éloquent, alors qu'un 
mot de trop le faisait souffrir et qu'il était, en toutes 
choses, l'ennemi implacable de la rhétorique ? Toutes 
les fois qu'il eut à parler en public, il fut médiocre 
et banal, mais il ne l'a jamais été davantage que le 
jour de sa réception à l'Académie, si ce n'est quand 
il y souhaita la bienvenue à son ami Ampère. En 
pareil cas, il était toujours enchanté de lui-même. 
Mais le témoignage qu'il se rendait était bien moins 
une illusion de sa vanité que la joie, presque naïve, 
d'avoir survécu à une épreuve qui lui était horri- 
blement pénible. Le jour de sa réception, il était 
« plus vert que les broderies de son habit » et il 
avait « l'air d'un homme qu'on mène pendre ». Le 
moyen de s'étonner après cela, que, le soir, il se 
tînt pour satisfait ! 

Dans son discours, il s'était religieusement con- 
formé à toutes les traditions du lieu, alors plus 
étroites qu'à aucune époque. Il croyait avoir été très 
hardi, très indépendant, très personnel en mêlant à 
ses professions de foi toutes classiques, l'expression 
d'une vague réserve en faveur du xvi® siècle fran- 
çais et des génies étrangers. A part ces quelques 
mots, rien n'eût empêché M. Casimir Bonjour lui- 
même, s'il avait été élu, de penser et d'écrire ce 
discours. Il n'est, du reste, nullement supérieur à 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 101 

celui de M. Etienne, qui était chargé de recevoir le 
nouvel élu et de le faire passer sous un arc de 
triomphe, parfois très semblable aux fourches cau- 
dines. Mais M. Etienne n'y entendait point malice. 
Il loua Mérimée de ce qu'il avait fait et plus encore 
peut-être de ce qu'il allait faire : a Que ne devons- 
nous pas attendre de cette histoire du conquérant 
des Gaules que vous nous avez promise et à laquelle 
vous venez de préluder avec tant de succès ! » 

En effet la vie de César devait compléter la tri- 
logie commencée avec la guerre sociale et la con- 
juration de Gatilina. Ce grand sujet l'attirait, le 
passionnait : le mot n'est pas trop fort, même quand 
il s'aigit de Mérimée. Une médaille de César le 
plonge dans le ravissement, il suit son héros de 
champ de bataille en champ de bataille ; il apprend, 
pour mieux le comprendre, la technique de la 
guerre romaine. Le nom et le souvenir de César 
reviennent à chaque instant dans ses lettres intimes. 
En voyage, tout le fait songer à César. C'est le nez 
de Wellington; ce sera, plus tard, le crâne de 
Morny. Barbes, qu'il voit enfermé au Mont Saint- 
Michel, c'est César à ses débuts, prêt à se jeter 
dans toutes les équipées et dans toutes les folies 
politiques de son temps. 

Ce livre qui le hantait, qui l'obsédait, qui devait 
être son « maître livre », l'a-t-il écrit? On le croi- 
rait, à lire certaine lettre à M. Lenormant où il en 



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102 PROSPER MÉRIMÉE, 

est question, comme s'il n'y avait plus qu'à envoyer 
le manuscrit à l'imprimeur. M. de Loménie, qui 
puisait ses renseignements dans la famille Lenor- 
mant, croyait fermement à l'existence de ce manus- 
crit. Bien plus, il était persuadé qu'il l'avait tenu 
dans les mains à l'époque où tous les papiers de 
Napoléon III étaient au pouvoir du gouvernement 
de la République. Cependant ces papiers ont été, 
finalement, remis aux héritiers de l'Empereur, et la 
Vie de César, par Mérimée, ne s'y trouve pas. Où 
donc est-elle? Qu'est-elle devenue? Voilà un mys- 
tère à débrouiller pour les chercheurs d'énigmes. 

Il est vraisemblable que cette Vie de César n'a 
jamais été écrite et que le manuscrit, touché, mais 
non lu par M. de Loménie, n'était qu'un simple 
mémoire à consulter, rédigé par Mérimée sur le 
désir de l'Empereur, avec les notes autrefois réunies 
pour l'exécution du même travail. On remarquera le 
grand nombre d'années écoulées entre la flatteuse 
mise en demeure de M. Etienne et la collaboration 
de Mérimée à la Vie de César par Napoléon III. Qui 
empêchait Mérimée, pendant ce laps de temps, de 
publier son propre livre? Qui l'obligeait à chercher 
d'autres sujets d'étude dans l'histoire d'Espagne et 
dans l'histoire de Russie? S'il a renoncé à César, 
c'est donc librement et de son plein gré, longtemps 
avant que Napoléon III eût fait connaître ses pro- 
jets. Le blâmera-t-on d'avoir mis à la disposition de 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 103 

l'Empereur sa connaissance du sujet et les maté- 
riaux qu'il n'avait point utilisés? 11 eût été capable 
de montrer une égale complaisance envers tel écri- 
vain de ses amis qui se serait trouvé dans le même 
cas. Il ne faut pas oublier qu'il déconseilla d'abord 
l'entreprise à son souverain. Il eût voulu que l'Em- 
pereur se contentât de la mémorable préface que 
l'on sait. Il voyait donc d'immenses difficultés à 
écrire l'histoire de César, et il est bien permis de 
croire qu'il avait reculé lui-même devant ces diffi- 
cultés. 

Essayons de nous figurer ce qu'eût été la Vie de 
César par Mérimée. Gomme on l'a vu, César le fas- 
cinait par ses vices aussi bien que par ses talents. 
En lui palpant le crâne, il lui avait découvert 
« toutes les bosses du bien et du mal », et l'examen 
de ses actions donnait à peu près le même résultat. 
César avait aimé les femmes, l'art, la guerre, tout 
ce qui, selon Mérimée, valait la peine d'être aimé. 
A la fin, il avait aimé, et très sincèrement, le bien 
public. « Il avait commencé par être un fort mau- 
vais drôle — c'est Mérimée qui parle — et il allait 
devenir honnête homme au moment où il avait été 
assassiné. » Du mauvais drôle que César a été 
ou de l'honnête homme qu'il allait être, lequel plai- 
sait le plus à Mérimée? le point n'est pas facile à 
résoudre, mais quelle savoureuse vie de César il 
nous eût donnée s'il l'avait développée sur ce ton et 



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104 PROSPER MÉRIMÉE, 

dans cet esprit, s'il l'avait écrite à la Stendhal ou 
mieux à la Mérimée, j'entends à la façon du Mé- 
rimée de la Chronique et des Lettres à Panizzi, qui 
était si prompt à pénétrer et si habile à peindre les 
caractères et l'intrigue de la comédie mondaine ou 
politique. Mais ce n'est pas ce Mérimée-là qui eût 
écrit la Vie de César. Il eût passé la plume — la 
fameuse plume d'oie, taillée par un garçon de l'In- 
stitut — à Mérimée l'épigraphiste, le numismate, le 
paléographe et l'archéologue, à Mérimée membre de 
deux Académies. Il se fût étudié à être « froid et 
juste » : adieu le charme, l'ironie, la désinvolture, 
le diable au corps, le je ne sais quoi. 

L'amant de Gléopâtre y eût perdu : le réformateur 
de la République y eût- il gagné? Mérimée était 
arrivé très vitej comme tous les dilettantes, à croire 
que la liberté ramène infailliblement le désordre ou 
la corruption; que les peuples doivent être conduits 
au bonheur les yeux bandés; que les principes ne 
sont rien, les hommes tout et qu'en somme un tyran 
de génie qui organise la démocratie, en lui donnant 
du pain et des jeux, est peut-être la moins mauvaise 
constitution que l'on connaisse ici-bas. Cette idée, 
c'est la (( religion des héros » de Garlyle, ou la 
théorie des « hommes providentiels » telle qu'elle 
apparaît dans la préface impériale dont il vient 
d'être question. Présentée avec une véhémence pas- 
sionnée ou avec une conviction sereine et mystique, 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 105 

elle a pu s'imposer comme un dogme à certaines 
intelligences. Avec l'esprit, à la fois douteur et tran- 
chant de Mérimée, elle risquait de prendre l'aspect 
d'un dur et méprisant paradoxe. Il sentit probable- 
ment que ses épaules ne porteraient pas jusqu'au 
bout ce lourd sujet. Pour faire de César un grand 
tribun démocratique, il n'avait pas toute la convic- 
tion, ni — faut-il le dire? — toute l'illusion néces- 
saire. Il ne trouvait pas en lui le courage d'ignorer 
certains faits, d'en interpréter d'autres comme il eût 
fallu. Peut-être aussi désespérait-il de combler cer- 
taines lacunes, d'expliquer certaines contradictions 
et de résoudre certains problèmes d'érudition, de 
façon à se satisfaire lui-même et à éviter les raille- 
ries de la critique allemande. C'est pourquoi il se 
tourna d'un côté tout différent . Pendant que 
M. Etienne continuait à attendre la Vie de César, 
Mérimée était fort occupé à écrire celle du roi don 
Pedre. 

La comtesse de Montijo n'avait certainement pas 
été étrangère au choix de ce nouveau sujet : elle 
l'aida de tout son pouvoir dans l'exécution. Elle mit 
en mouvement tout ce qu'elle connaissait de savants 
hommes en Espagne — elle en connaissait beau- 
coup — pour lui procurer des documents. De son 
côté, il ne s'épargna point. On le voit travaillant à 
Barcelone entre deux archivistes, le père et le fils, 
qui lui apprennent à déchiffrer le vieux catalan. De 



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106 PROSPER MÉRIMÉE. 

là, il va courir en Angleterre à la recherche d'un 
manuscrit espagnol du xiv® siècle qui est venu se 
nicher dans la bibliothèque d'un grand seigneur. 
Quelquefois sa conscience historique est traversée 
de scrupules qui le mettent mal à l'aise. Il a choisi 
don Pedre pour texte, parce qu'il a cru voir en lui 
le rude, le hâtif ouvrier de la centralisation monar- 
chique et de l'unification espagnole, qui a échoué en 
i365 dans l'œuvre accomplie cent ans plus tard et 
qui a payé de sa vie l'erreur de s'être trompé de 
siècle en naissant. Par moments, il ne voit plus en 
lui qu'un gueux sombre et féroce. Alors il est près 
d'abandonner le livre : son amie le soutient, le ranime, 
étant de celles qui ne doutent jamais, pas plus que 
son cousin Ferdinand de Lesseps. 

Enfin V Histoire de don Pedre /*'" vit le jour, mais les 
livres ont leur destin, et l'ironique destin de celui-ci 
voulut qu'il portât le millésime de 1848. Il eût fallu 
bien de la philosophie et de la vertu pour s'inté- 
resser à la rivalité de don Pedre et de don Henri 
entre la bataille de Février et la bataille de Juin. Le 
livre a été traduit en anglais presque immédiate- 
ment, j'ignore avec quel succès. En France, il n'a 
jamais été réimprimé et ne s'est point relevé de 
cette malencontreuse entrée dans le monde. Or, cet 
oubli est-il juste? M. de Loménie, cédant peut-être 
à un accès de complaisance envers soi-même à la 
pensée que, presque seul parmi sa génération, il avait 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 107 

lu don Pedre, assurait l'Académie française, le jour 
de sa réception, que c'était le meilleur ouvrage histo- 
rique de Mérimée. Il me semble que c'en est à la 
fois le meilleur et le plus mauvais, celui où il y a 
le plus de qualités et le plus de défauts, où le système 
donne tous ses fruits et révèle toutes se^ pauvretés, 
toutes ses faiblesses. Dans aucun autre de ses ouvra- 
ges, il n'a tant sacrifié aux superstitions académi- 
ques et à la déplorable préoccupation de bien écrire. 
Le langage, en bien des pages, est pis que vieux : 
il est vieillot. On dirait qu'il a passé la pierre ponce 
sur l'originalité de son style afin d'obtenir ce poli, 
cette fade perfection que réclamait a la muse sévère 
de l'histoire ». Dans Don Pedre, il a suivi plus fidèle- 
ment que jamais les errements des anciens. Sa bataille 
de Navarete est une vraie bataille de Tite-Live : 
claire, animée, dramatique. C'est sous la forme de 
discours, directs ou indirects, qu'il traduit toutes les 
pensées politiques de ses personnages. Ce qu'il y a 
de meilleur dans Don Pedre, ce sont les connais- 
sances de toutes sortes que le livre suppose, et qui 
se présentent sans cesse sous forme d'allusions, de 
souvenirs, de comparaisons. Lorsque Mérimée veut 
nous faire comprendre la tactique ou l'armement du 
moyen âge qu'il connaissait à fond, il l'explique 
en l'opposant à l'armement ou à la tactique des 
Romains qu'il connaissait également bien. Lorsqu'il 
fait le tableau des institutions si curieuses et si par- 



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1Ô8 ï*tlOSt>ËR MÉRIMÉE. 

ticulières de la Gastille au xiv® siècle, il l'éclaîre en 
faisant ressortir les ressemblances ou les contrastes 
avec la France ou l'Angleterre du même temps qui 
ne lui étaient pas moins familières *. h' Histoire de don 
Pedre — Mérimée l'a loyalement reconnu dans sa 
préface — 'n'est guère que la chronique d'Ayala , 
modernisée, commentée, contrôlée et, en quelques 
parties, complétée. On cherche, du moins, des conclu- 
sions qui appartiennent en propre à Mérimée, mais 
le même scrupule, la même inquiétude qui l'avait 
troublé au cours de son œuvre, l'a empêché de con- 
clure nettement et le livre nous laisse précisément 
dans le doute d'où il devait nous tirer. En somme, 
demeure-t-il prouvé que don Pedre a voulu autre 
chose que régner et faire du mal à ses ennemis? 
Voyait-il plus loin que son temps? A-t-il été un 
a cruel », ou un « justicier »? N'a-t-il eu que des 
passions? A-t-il eu un système? Ou bien a-t-il eu à 
la fois, comme Louis XI, Henry VIII, Louis XIV et 
Pierre le Grand, un système et des passions? 

En d'autres temps, Mérimée aurait pu regarder le 
médiocre succès d'un livre si soigneusement, si 
longuement, si amoureusement préparé, comme un 
avertissement significatif. Mais, en 1848, il n'y avait 
de succès pour personne. Le bruit qui se faisait 



1. Aussi a-t-on peine ù s'expliquer par suite de quelle dis- 
traction il a pu nommer, comme le successeur d'Edouard III, 
le roi Edouard IV, qui n'a régné qu'un siècle plus tard. 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 109 

dans la rue empêchait d'entendre ce qui se disait 
dans les salons et dans les Académies. Même là, on 
ne songeait plus qu'à discuter les événements du 
jour et les dangers du lendemain. Parlant des mani- 
festes, des professions de foi, des affiches électo- 
rales de toute nature qui bariolaient les murs de la 
capitale, il écrivait tristement : a Pendant long- 
temps, nous n'aurons pas d'autre littérature ». Il 
n'était pas sans inquiétude sur son avenir. De 
même qu'il s'était trouvé un des vainqueurs de Juillet 
sans avoir pris part à la bataille, il sentait qu'il était 
un des vaincus de Février, bien qu'il n'eût jamais eu 
beaucoup de sympathie pour le souverain déchu ni 
beaucoup de respect pour le régime parlementaire. 
Ses hautes relations orléanistes le rendaient suspect, 
et il n'était pas homme à renier ses amis ou à flatter 
les maîtres du jour. La comtesse de Montijo, alarmée 
de cette situation et du profond découragement qui 
perçait dans les lettres de Mérimée, lui offrait un 
asile à Madrid, pour lui et pour sa vieille mère. 
Déjà connu et apprécié là-bas, puisqu'il venait 
d'être élu membre de l'Académie de l'histoire, il y 
poursuivrait, sinon à l'abri des révolutions, du moins 
parmi des révolutions qui ne le concernaient point, 
sa carrière d'écrivain, tranquille et honoré, en atten- 
dant que des jours meilleurs eussent lui pour la 
France. Cette proposition toucha beaucoup Mérimée, 
mais il ne l'accepta point, non plus qu'aucune des 



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110 PROSPER MÉRIMÉE. 

offres amicales qui raccompagnaient. Il ne se sentait 
pas le droit de se désintéresser des événements qui 
troublaient son pays. Son devoir de citoyen était à 
Paris et il tenait à le remplir. C'est ce qu'il fit 
entendre à Mme de Montijo, mais avec une discré- 
tion qui, selon son habitude, évitait les grands mots. 
Ces lettres à Mme de Montijo sont bien faites 
pour nous consoler des impertinences qu'écrivait à 
son ami Stendhal le chef de cabinet de M. d'Ar- 
gout. Graves, douloureuses, clairvoyantes, impar- 
tiales dans leur sévérité, elles racontent au jour le 
jour ces temps de malaise et de fièvre dont la tris- 
tesse a pu être égalée, mais non dépassée par les 
terribles semaines de 1871. Il vit de près tous les 
événements. Il était aux Tuileries le 24 février; et 
c'est à son bras que Mme Delessert, la femme du 
préfet de police, put sortir du palais envahi. Il faisait 
partie du bataillon de la garde nationale qui délivra 
la Chambre de l'émeute le i5 mai. Pendant les jour- 
nées de juin, il ne quitta guère l'uniforme, et par les 
spectacles qu'il rapporte, nous pouvons juger qu'il 
ne s'épargna point, car le poste le plus intéressant 
était aussi le plus dangereux. Il assista à des actes 
de dévouement sublime et de féroce cannibalisme. Il 
attribuait les uns à l'âme populaire, les autres aux 
démagogues qui la trompent et l'irritent pour 
exploiter ses erreurs et ses colères. L'horreur de 
cette révolution sociale, vue de si près, ne s'effaça 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 111 

point et demeura, tant qu'il vécut, un de ses senti- 
ments les plus forts. 

Ses prévisions pessimistes allaient bien au delà 
du présent. Il croyait assister à la décomposition 
d'une société, à la fin d'un peuple. Il eût fallu un 
homme pour nous sauver, et cet homme ne se mon- 
trait point. Qui sait si l'Europe n'allait pas se lever 
pour nous mettre à la raison? Enfant, il avait vu les 
chevaux des Cosaques parqués dans les Tuileries ; 
il s'attendait presque à les y revoir, au déclin de sa 
maturité. Il se rassura un peu pendant les années 
qui suivirent. Mais, durant ces années-là, nous le 
perdons de vue en quelque sorte. Pour une raison 
ou pour une autre, ses lettres de cette époque sont 
très rares et sa vie intime se dérobe à nous. Quant 
à son œuvre littéraire, elle se compose de nombreux 
rapports au ministre, de quelques articles de critique 
artistique et historique insérés dans la Revue des 
Deux Mondes et de deux ou trois notices biogra- 
phiques. Quelques fragments, parus dans le Magasin 
pittoresquCf sans nom d'auteur, indiquent chez lui le 
désir de battre monnaie avec son érudition. C'est 
alors qu'il commença l'étude du russe et publia ses 
premières traductions de cette langue. C'est à celte 
même période qu'il faut rapporter le petit écrit ano- 
nyme intitulé H. B., dont le cynisme lui a été si sou- 
vent reproché. Cet ouvrage, si précieux pour l'intelli- 
gence du véritable Beyle et du véritable Mérimée, a 



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112 PROSPER MÉRIMÉE, 

été plusieurs fois réimprimé, mais toujours en 
secret. Personne ne Ta lu, mais tout le monde le 
connaît, car il n'y a pas une seule ligne de cette sin- 
gulière oraison funèbre qui n'ait été vingt fois citée 
par les critiques et les historiens de la littérature. 
On se décidera sans doute à la donner au public qui 
en a vu bien d'autres depuis quelques années et qui 
ne comprendra guère la pruderie des générations 
précédentes. 

En i8jo, une malice d'Arsène Houssaye, alors 
administrateur général de la Comédie-Française, fît 
de lui, pour quelques soirées, ce que depuis long- 
temps il avait dédaigné ou désespéré d'être : un 
auteur dramatique. Malice double. En représentant 
le Carrosse du Saint- Sacrement ^ cette délicieuse 
petite saynète, insérée, en i83o, dans la seconde 
édition de Clara Gazuly Arsène Houssaye se propo- 
sait de faire enrager le parti des évêques, alors tout- 
puissant. En donnant le rôle de la Périchole à 
Augustine Brohan, il rapprochait Mérimée d'une 
femme dont on le disait fort épris et se ména- 
geait, par là, à lui-même, un divertissement de haut 
goût, rien n'étant plus amusant, paraît-il, que le 
spectacle d'un homme d'esprit amoureux pour un 
autre homme d'esprit qui ne l'est pas. La comé- 
dienne, lasse de jouer toujours les soubrettes, se 
passionna pour ce joli rôle et écrivit elle-même à 
Mérimée pour lui demander son autorisation. Mais 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 113 

elle eut grand'peine à vaincre sa résistance. Les 
circonstances qui ramenaient les cléricaux au gou- 
vernement pouvaient présenter quelque analogie avec 
celles de 1829; les Falloux et les de Grouzeilhes 
avaient, peut-être, un certain air de famille avec les 
Villèle et les Polignac ; mais la situation de l'auteur 
était toute changée. En 1829, il avait tout à gagner, 
en i85o tout à perdre en attaquant des hommes de 
qui dépendait sa position et avec lesquels, d'ailleurs, 
il sympathisait maintenant en beaucoup de points, 
puisqu'ils défendaient la société contre ses éternels 
ennemis. Il avait grande envie de faire plaisir à la 
comédienne, mais ne se souciait plus autant de faire 
de la peine aux évêques. Il finit par donner son con- 
sentement, mais de mauvaise grâce. En tout cas, 
Houssaye fut privé du petit divertissement qu'il 
s'était préparé. Mérimée ne parut qu'une fois aux 
répétitions et ne prit aucune part à la mise en scène. 
Le jour de la première, il arriva, escortant deux 
dames. Comme il allait entrer dans sa loge, il 
entendit des bruits hostiles dans la salle. « Est-ce 
moi qu'on siffle? demanda-t-il à Houssaye. Je vais 
siffler avec les autres. » Et, sur ce mot, il entra. Aux 
soirées suivantes^ la pièce ne fut ni attaquée ni 
défendue; la presse se montra ironique ou indifPé- 
fentci Après cinq représentations, on retira le Car»^ 
rosse de l'affiche; une indisposition, réelle ou pré- 
tendue, de l'actrice couvrit la retraite. 

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114 PROSPER MÉRIMÉE. 

Bien que Mérimée eût affecté de prendre gaîment 
son échec, cet enfant gâté de la popularité littéraire 
garda un pénible souvenir de ce contact, unique 
dans sa vie, avec une rude et directe malveillance. 
Il en voulut secrètement à ceux qui lui avaient attiré 
une si désagréable expérience. En revanche, il n'eut 
à blâmer que lui-même des ennuis que lui donna 
l'affaire Libri. 

M. Libri avait été un des favoris du précédent 
régime. Cependant des soupçons s'élevaient contre 
lui bien avant la révolution de Février. On l'accusait 
d'avoir abusé de sa haute situation pour soustraire 
des livres précieux dans les collections publiques et 
des dénonciations discrètes avaient obligé le gouver- 
nement à ouvrir une enquête. Le rapport judiciaire 
qui résumait les résultats de cette enquête se trou- 
vait, au 24 février, sur l'a table de M. Guizot. La 
révolution s'en saisit et publia le document. Il ne 
restait plus à la magistrature qu'à poursuivre; c'est 
ce qu'elle fit. Prévenu à temps, M. Libri, avec 
toute la dextérité d'un escamoteur, avait mis sa 
personne, sa fortune et sa bibliothèque à l'abri, de 
l'autre côté de la Manche. Il fut condamné par 
contumace et se défendit de loin par des facturas 
de forme plus agressive qu'apologétique. C'est à 
ce moment que Mérimée intervint dans ce malheu- 
reux débat. Il considérait M. Libri comme une vic- 
time politique. Il le voyait flétri par les hommes, 



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TRAVAUX HISTORIQUES. H 5 

qu'il avait eus lui-même pour adversaires assidus, 
c'est-à-dire le clan archéologique, à tendances clé- 
ricales, dont le quartier général était à l'Ecole des 
Chartes. Ne l'avait-on pas accusé lui-même d'une 
soustraction de manuscrit? Il semblait à Mérimée 
que l'accusation portée contre M. Libri, puisqu'elle 
venait du même côté, devait reposer sur des fonde- 
ments analogues. 

En y regardant de près, on trouverait encore 
d'autres motifs à la conduite de Mérimée en cette 
affaire. Lorsqu'il s'agit de lui, il faut toujours avoir 
en mémoire l'axiome du criminaliste célèbre : 
a Cherchez la femme! » Ne la cherchons pas cette 
fois, de peur de la trouver. Quoi qu'il en soit, il crut 
pouvoir discuter très librement et de haut dans la 
Recrue des Deux Mondes le rapport des experts qui 
avait entraîné la condamnation de Libri. Mais la 
magistrature ayant endossé ce rapport, c'est à la 
chose jugée que s'adressaient les critiques et les 
impertinences de Mérimée. Il fut cité à comparaître 
avec le gérant de la Revue, et s'entendit condamner 
à mille francs d'amende et à quinze jours de prison 
a pour offenses envers la magistrature ». Cette 
affaire, tant qu'elle dura, l'avait fort tracassé et 
irrité. Comme toujours, la nécessité de paraître en 
public, la peur d'être ridicule était sa grande préoc- 
cupation. L'arrêt rendu, il retrouve sa sérénité et 
lorsqu'il se constitua prisonnier pour « faire sa 



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il6 PROSPER MÉRIMÉE, 

peine » la nouveauté et la gaîté de la situation lui 
firent oublier les désagréments qui avaient précédé. 
A la Conciergerie — où il eut pour compagnon de 
captivité son ami M. Bocher, — il travailla à ses 
études sur les Faux Démétrius, alors attendues par 
les lecteurs de la Revue des Deux Mondes. Il y rece- 
vait de charmantes visiteuses qui lui apportaient 
des gourmandises et des nouvelles. Mais, toujours 
méfiant, il faisait dans cet aimable empressement 
une grande part à la curiosité. C'était la prison 
suivant lui, qu'on venait voir beaucoup plus que le 
prisonnier. Aussi bien, la procession des curieuses 
devenait presque importune, a Le pauvre Bocher 
encore plus visité que moi, écrivait-il à Mme Lenor- 
mant, se désole et réclame un cachot. » Il donnait 
dans cette lettre quelques détails amusants sur son 
existence matérielle. « La justice me doit de la soupe 
et du pain àe politique^ mais je n'en profite pas. C'est 
le traiteur, le buvetier de Messieurs qui me nourrit, 
et c'est un artiste pour le veau et les côtelettes. Outre 
cela, des dames charitables nous apportent des ana- 
nas, des pâtés, des marrons glacés, etc. Nous fai- 
sons un thé excellent quand notre esclave, notre 
co-criminel, ne boit pas l'esprit-de-vin de nos lampes. 
Alors, c'est un jour de deuil.... » 

Sa dette payée à la justice, Mérimée partit pour 
sa tournée d'inspection générale. Au cours de ce 
voyage, il tomba malade à Moulins et pensa mourir 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 117 

seul dans une chambre d'hôtel. Le moment et la situa- 
tion évoquaient assez naturellement les blue devils 
dont il était souvent assailli. Sa santé s'ébranlait, il 
touchait à la cinquantaine et sa vie se dépeuplait d'af- 
fections à l'âge où elles deviennent le plus nécessaires. 
Quelques mois auparavant, au milieu des premières 
anxiétés du procès Libri, il avait perdu sa mère, et 
à sa douleur se joignit un profond malaise intime, le 
bouleversement irrémédiable des vieilles et chères 
habitudes. « Je crois être tous les jours, écrivait-il 
à Mme Lenormant, comme un enfant le jour de son 
entrée au collège. » Puis, il ajoutait : « J'avais encore 
des illusions à perdre. Depuis un an, j'ai changé 
d'opinion sur plusieurs personnes. » A qui songeait-il 
en écrivant cette ligne mélancolique? Aux confrères 
qui lui avaient lâché pied dans la discussion de 
l'afFaire Libri ou à une trahison infiniment plus dou- 
loureuse et plus grave qu'il sentait venir et dont il 
souffrait déjà.î* Celle à qui, depuis quinze années, il 
dédiait mentalement toutes ses œuvres et qui avait 
été l'inspiratrice de sa vie intellectuelle, à laquelle il 
avait sacrifié sans regret non seulement le présent, 
mais l'avenir, en laissant passer l'heure où il aurait 
pu se créer une famille, cette femme, obéissant à 
des influences qu'il ne pouvait encore démêler, se 
détachait de lui peu à peu. A la confiance, à la ten- 
dresse des anciens jours succédait un sentiment qui 
ressemblait à l'hostilité, au dégoût. 



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118 PROSPER MÉRIMÉE. 

A ce même moment, il y avait entre le public et 
lui un étrange malentendu. Jamais la Chronique de 
Charles /AT, jamais Colomba^ Carmen, Arsène Guillot 
et les courtes nouvelles de sa jeunesse n'avaient été 
plus souvent réimprimées ni lues avec plus de sym- 
pathie; sa vocation d'historien, qu'il avait toujours 
considérée comme sa véritable vocation, ne recevait 
que les froids encouragements du monde érudit, 
tandis que la faveur publique adoptait d'autres maî- 
tres, habiles à remuer la jeunesse et à passionner ce 
genre sévère. Le public semblait lui dire : « Contez- 
nous encore quelques-uns de ces contes que vous 
contez si bien », Mais le conteur était muet; au 
lieu d'une autre Colomba il n'avait qu'un Don Pedre 
à offrir. C'est un cruel état que celui de l'écrivain 
que tourmente l'affreuse angoisse de déchoir et qui, 
dans son imagination, autrefois féconde, ne sent 
plus rien germer ni fleurir. 

Depuis le coup d'Etat de décembre i8ji, ses 
inquiétudes sur l'avenir avaient changé de nature. 
Il ne craignait plus de voir la France emportée aux 
abîmes, mais il sentait, il disait dans ses lettres 
qu'on venait de franchir un tournant décisif de l'his- 
toire, de doubler un cap — c'était sa métaphore — 
et d'entrer dans des eaux inconnues. Où voguait-on 
ainsi, à pleines voiles? Vers quelle Atlantide ou 
quelle Utopie? Il y a des moments où le vieux 
monde semble rajeunir et faire peau neuve, où la vie 



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TRAVAUX HISTORIQUES. 119 

est plus savoureuse, où un grand appétit de joie est 
répandu partout. Dans ces moments-là, il est impru- 
dent d'avoir ou de paraître plus de trente ans. 
C'est pourquoi Mérimée, qui avait été, avec Musset, 
l'enfant gâté de la génération de i83o, se demandait 
quel accueil réservait à sa vieillesse la génération 
de i852. 



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CHAPITRE IV 

MÉRIMÉE COURTISAN ET DIPLOMATE 

TRAVAUX SUR L'HISTOIRE DE RUSSIE 

ET DERNIÈRES ŒUVRES D'IMAGINATION 



Les pensées qui tinrent compagnie à Mérimée 
dans sa solitude durant l'automne de i8j2 n'avaient, 
on vient de le voir, rien de fort gai. Le i®^ jan- 
vier i853 lui apporta, à lui et à bien d'autres, une 
grande surprise. Ce jour-là l'empereur Napoléon III 
demanda en mariage Eugénie de Gusman, fille de 
la comtesse de Montijo, qui était, depuis plus de 
vingt ans, la meilleure amie de Mérimée. Celle 
qu'il avait promenée tout enfant, bercée sur ses 
genoux, amusée de ses récits, qui avait reçu de lui 
des leçons d'écriture et de français, allait devenir sa 
souveraine. Le premier serment qu'il lui prêta, en 
apprenant cette nouvelle à laquelle n'eût suffi aucune 



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122 PROSPER MÉRIMÉE. 

des célèbres épithètes de Mme de Sévigné, vaut la 
peine d'être retenu. Il jura de ne jamais lui rien 
recommander ni personne, et il tint parole. Néan- 
moins et sans qu'il s'y aidât le moins du monde, sa 
vie fut toute changée. Le seul fait qu'il était, en 
France, le plus vieil ami de la jeune impératrice le 
remettait à la mode, faisait de lui un point de mire 
et un objectif pour la curiosité des salons. Il fut 
influent parce qu'on crut qu'il l'était. Le décret qui 
le nomma sénateur, en assurant largement sa vie, le 
plaça à jamais au-dessus des mesquines besognes de 
librairie et lui donna un habit pour les cérémonies 
officielles, mais n'eût pas ajouté grand'chose à sa 
situation si l'on n'avait chuchoté dans le public que la 
souveraine avait sauté au cou de son mari quand il lui 
avait apporté ce décret. Certes, Mérimée n'était pas 
insensible à ce détail, ni à mille autres cajoleries 
délicates qui lui promettaient que sa vie d'enfant gâté 
allait entrer dans une nouvelle phase encore plus 
brillante et encore plus douce que les précédentes. 
Mais pour un homme qui vivait principalement par la 
curiosité, qui n'était jamais las d'étudier les âmes inté- 
ressantes et le jeu des rouages secrets de la politique, 
rien n'était plus précieux que cette place de spectateur 
privilégié au cœur même de ce monde nouveau 
parmi lequel il avait craint d'être un délaisîîé et un 
isolé. Ce qu'il vit, il en a conté une partie, au jour 
le jour, à Mlle Dacquin, à Panizzi et surtout à la 



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DERNIÈRES ŒUVRES. 123 

comtesse de Montijo. S'il avait tenu un journal de 
ses impressions quotidiennes, nous posséderions 
dans ce journal un document sans prix. Mais ce 
genre de travail réclame beaucoup de loisirs, une 
méthode, une patience, une mesquinerie conscien- 
cieuse qui n'était compatible ni avec le caractère de 
Mérimée ni avec ses habitudes intellectuelles. Il se 
contentait de donner à ses correspondants la desserte 
de ses amusements d'esprit, sans s'inquiéter des répé- 
titions et sans viser à la continuité, laissant perdre 
une infinité de choses en grand seigneur qu'il était. 
Si ses lettres de cette époque peignent très fidèle- 
ment la société impériale, elles ne sont pas abso- 
lument sincères en ce qui touche sa vie intérieure. 
C'est vers ce temps qu'eut lieu sa rupture avec 
Mme X***, et il ne résista pas à la tentation de se 
draper, devant d'autres femmes, dans sa douleur 
d'amant abandonné. Il n'avait jamais travaillé pour le 
public; son seul mobile avait été de « plaire à quel- 
qu'un ». Maintenant il n'avait plus de goût à la lit- 
térature ni même de raison pour écrire. Son talent 
était mort depuis que son amour ne l'inspirait plus. 
Il se complaisait dans cette idée à laquelle il revient 
fréquemment dans ses lettres, surtout avec celle de 
ses correspondantes qu'il jugeait le plus disposée aie 
croire. Ce beau chagrin, qu'on serait presque tenté de 
compter parmi ses bonheurs, dura aussi longtemps 
qu'un mystère plana sur les causes de la désertion 



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1*24 PHOSPKR MÉH1MÉK. 

de Mme X***. Cette cause était un autre homme de let- 
tres qui avait beaucoup moins de talent, mais beau- 
coup plus de jeunesse que Mérimée et qui devait, lui 
aussi, faire partie de l'Académie française. Si 
Mérimée ne s'était tant hâté de mourir, cet heureux 
rival aurait pu lui succéder dans son fauteuil comme 
il l'avait remplacé dans les bonnes grâces de son 
amie : nous avons perdu là une piquante oraison 
funèbre. Mérimée, au bout de quelques années, sut 
à quoi s'en tenir. Il changea aussitôt de note, se 
déclava guéri, parla de la chose lestement, mais il 
en avait parlé pour la dernière fois. 

Lorsque les amies de Mérimée virent qu'il avait 
recouvré toute son indépendance de cœur, celte 
situation nouvelle leur suggéra l'idée de le marier. 
Il se défendit contre ces conspirations matrimoniales 
par des arguments fort sages, tirés de son âge et de 
ses habitudes. Mais, tout en se défendant, il se lais- 
sait approcher et prenait à ce jeu plus de plaisir 
qu'il n'eût fallu. Une fois on alla jusqu'à le dire marié 
et il ne fut pas loin de l'être. Des lettres, encore 
ensevelies dans quelque discret tiroir, nous ra^con- 
teront peut-être un jour ces romans de sa vieillesse. 
Il y mit, on peut se risquer à le deviner, infiniment 
de coquetterie et d'art, avec cette pointe de tristesse 
qui est la grâce des amoureux de cinquante ans. 

Tandis que Mme de Montijo, marieuse intrépide 
et toujours pratique dans ses ambitions pour ses 



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DERNIERES OEUVRES. 12S 

amis, voulait lui donner une femme afin de le rendre 
propre aux grandes fonctions diplomatiques, de 
bonnes âmes s'occupaient de son salut. La plus per- 
sévérante fut la personne à laquelle est adressée la 
Correspondance inédite. Dans une lettre à la comtesse 
de Montijo, Mérimée parle sur un ton passablement 
railleur d'une « dame mûre », rencontrée dans un 
bal et qui avait paru disposée à entreprendre sa 
conversion. A quelques jours de là, il recevait une 
mystérieuse petite boîte à l'intérieur de laquelle on 
entendait sonner quelque chose. Il crut reconnaître 
sur l'adresse l'écriture d'un inconnu qui, depuis une 
quinzaine de jours, l'accablait de lettres imperti- 
nentes. « Je m'imaginaij dit-ilj que la boîte devait 
contenir un pétard ou, tout au moins, une douzaine 
de hannetons. Enfin j'ai soulevé prudemment le cou- 
vercle et j'ai trouvé une médaille d'argent de la Vierge 
qui me paraît venir de ma dame de plus de cinquante 
ans. » Il se rappela qu'on vendait près du sanctuaire 
de Notre-Dame d'Atocha certains rubans où était 
imprimée une prière « pleine de vertus » et il pria 
Mme de Montijo de lui en procurer un, afin qu'il pût 
« rendre à cette âme charitable la monnaie de sa pièce» . 
On a quelque peine à s'expliquer qu'après un 
pareil début, Mérimée se soit laissé entraîner à un 
commerce de lettres et de visites qui dura une dizaine 
d'années avec une personne plus âgée que lui, qui 
n'aimait rien de ce qu'il aimait, qui ne le comprenait 



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126 PROSPER MÉRIMÉE, 

guère et qui, avant de le connaître, n'avait pas lu 
une ligne de ses œuvres. On est étonné, presque 
choqué qu'il en soit venu à lui écrire : a II n'est 
personne à qui je désire tant plaire qu'à vous ». 
C'était une grande dame, et elle fit de lui ce que les 
grandes dames font inévitablement des hommes de 
lettres qui se hasardent dans la sphère de leur 
influence. Elle le fatigua à des courses sans fin à 
travers les ministères pour sauver des églises de 
village auxquelles elle s'intéressait et que l'avarice 
des autorités locales laissait tomber en ruines. Il s'y 
prêta avec une bonne grâce admirable et ne montra 
pas moins de patience envers l'entêtée converlisseuse 
qui revenait sans cesse à la charge avec moins de 
tact, nous semble-t-il, qu'on n'eût dû en attendre 
d'une femme de ce rang et de cette éducation. Pour 
nous, nous n'avons pas à regretter cette insistance, 
puisqu'elle fournit à Mérimée l'occasion de s'expli- 
quer d'une manière décisive sur l'origine, la nature 
et les limites de son scepticisme. Ailleurs il se 
moque, ici il discute et nous voyons jusqu'au fond 
de sa pensée. Il résulte de ces confidences, dont rien 
ne fait suspecter la sincérité, que le doute, chez 
Mérimée, ne tenait ni aux lectures et aux conversa- 
lions de sa jeunesse, ni même à son éducation pre- 
mière, mais à sou organisation même et à des 
influences trop anciennes pour qu'il pût en dater 
l'apparition dans sa vie morale; que ce doute était 



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DERNIÈRES ŒUVRES. 127 

dans ses fibres, dans sa construction intellectuelle; 
qu'il lui était, par nature, impossible de croire comme 
il lui était impossible de faire des vers; que, cepen- 
dant, il avait essayé, qu'il avait étudié la théologie 
dans cette vue, mais sans autre succès que de for- 
tifier, de préciser son doute, de le rendre irrévocable 
et de le transformer en une négation. Son amie eut 
une curieuse inspiration, moitié pieuse et moitié 
profane : elle se dit que la dévotion à la Vierge 
semblerait facile à un homme qui, toute sa vie, avait 
adoré la femme et que, par ce moyen, il serait 
ramené à la foi. Cette naïve astuce n'obtint pas le 
résultat désiré et Mérimée lui avoua que le « culte » 
de la Vierge était, parmi tant d'autres, une de ses 
grandes objections au catholicisme. Enfin elle lui 
arracha cette phrase importante : « Je pense beau- 
coup il Dieu et à l'autre monde, quelquefois avec 
espérance, quelquefois avec beaucoup de doute. Dieu 
me semble très probable. Quant à l'autre monde, j'ai 
beaucoup plus de peine à y croire. » Ces trois lignes 
renferment toute la religion de Mérimée. 

Les heures qu'on donne à ces pensées-là comptent 
plus dans la vie que les années livrées au monde. 
Cependant on se ferait une bien fausse idée de 
Mérimée à cette époque si on se le figurait, d'après 
la Correspondance inédite, méditant sans cesse sur 
le problème delà destinée humaine. De i852 à i86j, 
il y a très peu de théologie et de métaphysique dans 



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128 PROSPER MÉRIMÉE. 

son existence ; mais, en revanche, beaucoup de dîners 
en ville, de causeries mondaines, de charades et de 
bals masqués, plus, sans nul doute, qu*il ne convenait 
à son âge et à sa santé. Les Tuileries, Saint-Gloud, 
Fontainebleau, Gompiègne, Biarritz prélevèrent la 
part du lion sur la vie de cet homme de lettres qui 
ne se souciait plus de l'être. Les Tuileries, c'était la 
pompe des cérémonies officielles; Saint-Gloud, c*était 
encore l'étiquette et la représentation, mais avec une 
sorte de recueillement et de solitude, le repos dans 
la grandeur; Fontainebleau et Gompiègne, c'était la 
vie de château, grandie aux proportions fastueuses 
d'une cour cosmopolite avec cette liberté d'allures 
et cette fièvre d'amusement qui caractérisaient l'épo- 
que; enfin Biarritz, c'était l'intimité presque bour- 
geoise, le véritable repos où l'on oubliait, où l'on 
essayait, du moins, d'oublier les responsabilités du 
passé, les problèmes du présent, les inquiétudes de 
l'avenir. Mérimée prit sa part de toutes ces choses. 
Par là, il ne pouvait manquer de se faire beaucoup 
d'ennemis. Les dispositions de la jeunesse à l'égard 
de Mérimée étaient complexes et vraiment curieuses. 
Elle le lisait et l'admirait plus que jamais comme 
écrivain. Elle voyait en lui un des maîtres de la 
langue, le dépositaire des vraies traditions littéraires, 
un moment interrompues par le triomphe du roman- 
tisme, le gardien du « goût » : un mot aujourd'hui 
suranné et qui était alors sur toutes les lèvres, à une 



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DERNIÈRES OEUVRES. 129 

époque où Tart de dire comptait plus que le don de 
penser. Le succès spontané, éblouissant, universel 
d'Edmond About confirmait et rajeunissait la gloire 
de Mérimée, semblait promettre à son esprit une 
longue lignée d'héritiers. En même temps, ce dieu 
littéraire était, disait-on, le courtisan, le bouffon de 
Napoléon III. Beaucoup le plaignaient ou feignaient 
de le plaindre : « Hé quoi ! un homme d'un esprit si 
brillant et si vif, dont la vie s'était passée dans les 
milieux les plus raffinés, devenir l'amuseur d'une 
cour où prévalaient les mœurs militaires et le culte 
de l'argent, où les plaisirs de l'intelligence seraient 
toujours éclipsés par les sports de la force phy- 
sique! » 

Ce mépris et cette pitié n'étaient pas très bien 
placés. Mérimée faisait à Gompiègne et à Fontaine- 
bleau, chez l'impératrice, ce qu'il avait fait si souvent 
à Garabanchel chez la mère de l'impératrice sans 
que personne s'en étonnât. Il jouait le rôle que 
jouera toujours volontiers un homme d'esprit qui est 
en même temps un mondain lorsqu'il se trouvera 
entouré de jeunes gens et de jeunes femmes et 
qu'on lui demandera des conseils, des idées, des 
inspirations. Il s'amusa en amusant les autres. 

Sans parler de Saulcy et de Viollet-Leduc \ ses 

■ 1. Viollet-Leduc, le célèbre architecte, fils du littérateur 
dont il a été question dans le premier chapitre et neveu 
d'Etienne Delécluze. 

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130 PROSPER MÉRIMÉE. 

vieux amis de jadis, maintenant ses complices dans 
la préparation des charades et des tableaux vivants, 
il ne manquait point, dans cette cour tant calomniée, 
de gens d'esprit avec lesquels Mérimée pouvait 
causer sans déroger. Lorsque, vers la fin, sous l'in- 
fluence de l'âge et des infirmités qui s'aggravaient, 
il n'eut plus de goût à la grosse joie et ne pratiqua 
plus le dulce desipere in loco, on ne le laissa pas 
bouder tristement dans son coin. Dans l'été de i865, 
à Fontainebleau, pendant que tout ce qui était jeune, 
bruyant, moderne à outrance allait fonder le baby- 
club dans une prairie à l'autre bout du lac, les sages, 
les lettrés, les amis du plaisir subtil et délicat s'amu- 
saient à faire revivre une « cour d'amour », dont la 
présidente était la belle Mme Przedzieçka, V « autre 
Inconnue » (aujourd'hui aussi bien connue que la pre- 
mière), et dont Mérimée lui-même était secrétaire. 
Quant au reproche de courtisanerie, personne 
ne le méritait moins que lui et personne n'eût 
été moins propre au métier de courtisan. D'abord 
l'idée qu'on se fait d'un courtisan est une notion 
d'autrefois ; elle ne peut subsister que dans la pensée 
de ceux qui n'ont jamais eu l'occasion d'approcher 
les princes. Dans une monarchie moderne, au sein 
d'une société démocratique, il n'y a plus qu'un seul 
courtisan : c'est le souverain. La musique qu'on lui 
fait entendre est toujours bonne, les livres qu'on lui 
dédie toujours beaux, les discours qu'on lui débite 



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DERNIÈRES ŒUVRES. 131 

toujours éloquents, de même que toutes les fleurs 
qu'on lui offre et toutes les jeunes filles qui les 
offrent sont jolies. Condamné à un éternel opti- 
misme, il n'a qu'une attitude, la satisfaction; qu'une 
forme de langage, l'éloge. Quant à ceux qui l'entou- 
rent, ce sont des actionnaires qui ont fait un place- 
ment de dévouement politique et qui veillent aux 
dividendes, à moins que ce ne soient de ces vieux 
serviteurs exigeants, susceptibles et grondeurs, qui 
obéissent quelquefois, mais n'approuvent jamais. 

Mérimée ne répondait ni à l'une ni à l'autre de ces 
définitions. Il avait une affection sincère — '■ quoique 
différente et fort inégale — pour le souverain et la 
souveraine. Elle, il l'aimait d'une amitié quasi pater- 
nelle. Il avait eu une sorte de part à son éducation; 
il avait vu, pour ainsi dire, jour à jour, se développer 
son intelligence et s'épanouir sa beauté ; il éprouvait 
une vraie joie à la voir maintenant se tenir avec tant 
de dignité, de courage et de grâce sur un des pre- 
miers trônes du monde. Il en était ravi sans en être 
étonné. Car il lui avait prédit qu'elle régnerait et 
connaissait depuis longtemps cette âme royale. Ses 
sentiments envers l'empereur étaient tout autres, et on 
se tromperait beaucoup si l'on croyait qu'il passa sans 
transition du doute et de la moquerie à l'admiration 
servile,soit après le 2 décembre, soit après le mariage. 
Sa correspondance avec Mme de Montijo — la plus 
libre, la plus confidentielle et la plus significative de 



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132 PROSPER MÉRIMÉE. 

toutes ses correspondances — le montre passant peu 
à peu, à l'égard de Napoléon III, d'une réserve 
observatrice et légèrement sarcastique à une sym- 
pathie très réelle, très motivée. Ce n'est pas le cri 
spirituellement naïf et arclii-féminin qu'arrache la 
vanité satisfaite à Mme de Sévigné : « Il faut avouer 
que c'est un bien grand roi ! » Non : c'est l'adhésion 
franche d'un esprit qui s'est longtemps méfié et qui 
a beaucoup hésité, mais qui, enfin, reconnaît l'idéal 
politique longtemps cherché. Napoléon III fut pro- 
bablement, pour Mérimée, ce qu'eût été César sans 
les Ides de mars. Après les victoires de 1839, 
lorsque la tète du libérateur de l'Italie apparut 
laurée sur les nouvelles pièces de monnaie, Mérirpée 
osa le comparer tout haut au vainqueur des Gaules 
dont il avait renoncé à faire son sujet, mais qui 
demeurait son héros. A ce moment, le César moderne 
écrivait l'histoire de l'ancien et il fit de Mérimée son 
collaborateur. Parmi toutes ces intimités et ces fa- 
miliarités flatteuses dont il était l'objet à la cour, 
aucune ne le flatta plus, ni même autant que celle- 
là. L'excursion au site présumé d'Alésia en compa- 
gnie de l'historien impérial marqua l'une des plus 
heureuses journées de sa vie. 

C'est ainsi que l'ami de l'impératrice devint véri- 
tablement l'ami de l'empereur. Napoléon III, au 
début de cette collaboration, en lui demandant de 
rédiger sur ce sujet un travail préparatoire, le pria 



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DERNIÈRES OEUVRES. 133 

dé fixer une indemnité pour le service réclamé. « Sire, 
répondit Mérimée, j'ai chez moi tous les livres 
nécessaires. Je calcule qu'avec deux mains de papier, 
une douzaine déplumes d'oie et une bouteille d'encre 
de la Petite Vertu, je peux suffire à tout. Que Votre 
Majesté me permette de lui faire ce cadeau. » Le 
souverain, rendu sceptique par tant de dévouements 
intéressés qui s'étaient empressés autour de lui, eut 
un sourire qui signifiait : « Allons! ce sera plus 
cher. » Mais Mérimée ne présenta jamais son mé- 
moire et le souverain dut payer sa dette en estime 
profonde, en sympathie véritable. 

L'empereur montra-t-il sa confiance à Mérimée 
en le chargeant de ces missions délicates qui relèvent 
de la diplomatie secrète ou, tout au moins, de 
la diplomatie officieuse? Il est fort à la louange 
de Mérimée que nous puissions nous poser cette 
question et que nous n'ayons rien à y répondre 
même après avoir eu sous les yeux sa correspon- 
dance intime. Cela prouve, tout au moins, que, de 
toutes les qualités nécessaires à ce genre de services, 
il possédait la plus importante, la discrétion I Tout ce 
que nous savons, le voici. Sous l'empire, Mérimée 
se rendit souvent à Londres, pour voir ses amis ou 
pour se livrer à certaines recherches. Lorsqu'on 
essaya de reconstituer la Bibliothèque impériale, il 
dut, comme président de la commission nommée à 
cet effet, étudier sur place l'organisation inté- 



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134 PROSPER MÉRIMÉE. 

Heure et le fonctionneraenl du British Muséum. En 
1862, il siégea à l'exposition universelle de Londres 
comme membre du jury pour les papiers peints. A 
cette occasion, il eut à prononcer un discours en 
anglais, il en prononça encore un autre au banquet 
du Literary Fund, Il se trouva en relations cordiales, 
quasi familières avec les leaders successifs du parli 
libéral. Nous voyons, par la correspondance avec 
Mme de Montijo, que Lord Palmerston, alors pre- 
mier ministre, se faisait aider de lady Palmerston 
pour entourer Mérimée de prévenances et de cajo- 
leries. Plus tard il fut, pendant plus d'une semaine, 
l'hôte de ^L Gladstone, et il est probable qu'ils ne 
passèrent pas tout ce temps à parler d'Homère. Il 
était donc bien placé pour exécuter, sinon des mis- 
sions, du moins des commissions de haute confiance, 
pour pressentir certaines dispositions , porter et 
rapporter de ces paroles qui servent de prologue à 
des engagements. La France, pendant cette période, 
était mal servie à Londres par ses ambassadeurs. 
L'empereur avait, au quai d'Orsay, des ministres 
dont la pensée intime n'était pas avec lui et dont la 
politique contrecarrait sourdement la sienne. Dans 
ces conditions, il dut être souvent tenté, sinon d'agir 
à part, du moins de se renseigner par ses propres 
instruments, et la tâche ne pouvait déplaire à 
Mérimée. 

De son côté , Panizzi , directeur du British 



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DERNIÈRES OEUVRES. 135 

Muséum, était démangé du désir de se mêler à la 
politique. Il rêvait de contribuer à l'unification de 
l'Italie, sa première patrie, et d'y faire travailler, 
d'accord avec la France, l'Angleterre, sa patrie 
d'adoption. Entré tard dans l'amitié de Mérimée, il 
y avait rapidement conquis une place privilégiée. Il 
y avait entre eux tant d'affinités! La gourmandise, 
l'esprit, l'amour de la femme et l'horreur des dévots. 
En déjeunant avec Panizzi au British Muséum, en 
buvant son excellent vin et en mangeant sa subtile 
cuisine, Mérimée retrouvait lé franc parler d'autre- 
fois, la liberté rabelaisienne des bons vivants du 
café de la Rotonde. Panizzi n'eut pas de peine à 
intéresser son nouvel ami à son idée : l'union des 
grandes nations de l'Occident dans une politique 
anticléricale. Panizzi fut reçu à Biarritz, où il 
déploya cet art, tout italien, de plaire en se moquant 
de lui-même. Il fit la conquête de tous, jeunes et 
vieux, grands et petits. Il causa longuement avec 
l'empereur et, de retour en Angleterre, lui écrivit 
par l'entremise du D^'Conneau. Les sympathies per- 
sonnelles de Napoléon III se dirigeaient dans le 
même sens que celles des deux amis, mais les cir- 
constances ne favorisèrent point cette politique. 
L'Angleterre d'alors était aux mains d'un parti 
pour qui la non-intervention était un dogme. L'em- 
pereur, au lieu de continuer son œuvre en Italie, 
croyait prudent de tenir la balance entre les libéraux 



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136 PROSPEU iMKRIMÉE. 

et les réactionnaires qui, finalement, s'unirent pour 
le renverser. 

Mérimée désapprouva en lui-même cette politique 
d'équilibre et de concessions alternatives. Il continua 
à combattre les partisans de Rome partout où il les 
rencontrait lorsqu'il avait une arme sous la main. Il 
fit ce qu'il put pour empêcber ou retarder l'élection 
à l'Académie de M. de Laprade et du comte de 
Falloux. Au Sénat, il soutint les libres penseurs de 
ses votes silencieux et, s'il ne se jeta point dans la 
mêlée, il applaudit fort au courage de Sainte-Beuve 
qui s'y précipita. Son rôle au Luxembourg fut 
honorable, mais n'eut rien de brillant. On le nomma 
, secrétaire, et il remplit avec conscience pendant quel- 
ques années ces utiles, mais insipides fonctions. On 
ne le vit paraître que très rarement à la tribune. La 
malheureuse affaire Libri fut l'occasion de son pre- 
mier discours. Si Mérimée avait eu tort de se faire, 
dix ans plus tôt, l'avocat d'un homme jugé et con- 
damné, il avait deux fois tort, en 1861, de soutenir 
la pétition de Mme Libri qui demandait au Sénat 
la revision du procès de son mari. En effet, le 
condamné avait un moyen sûr de faire reviser son 
procès, c'était de purger sa contumace. Le gouver- 
nement pouvait, à la vérité, faire appel du jugement 
qui l'avait frappé. Mais agir ainsi, c'eût été en 
quelque sorte infliger une flétrissure aux premiers 
juges et dicter aux nouveaux leur arrêt. Le Sénat 



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DERNIÈRES OEUVRES. 137 

ne pouvait conseiller au gouvernement une telle 
conduite. Telles furent les conclusions du rappor- 
teur, M. Bonjean. Elles furent appuyées par tous 
les magistrats qui siégeaient dans la haute chambre 
et le dernier qui prit la parole, M. de Royer, donna 
le coup de grâce au triste client de Mérimée en 
révélant qu'il avait, pour obtenir sa naturalisation, 
falsifié l'acte de décès de son père. 

Les conclusions du rapport furent adoptées à 
mains levées, et il fut heureux pour Mérimée qu'on 
ne votât point : il risquait d'être seul de son côté. 
Le discours qu'il prononça ce jour-là ne pouvait, 
certes, rien ajouter à sa réputation littéraire. Il 
l'avait prononcé de cette voix froide, sèche, incolore 
qui eût ôté toute vie à la page la plus éloquente. 

Dans une autre circonstance, il eut, du moins, 
l'honneur de succomber avec la bonne cause, en 
soutenant les droits de la propriété littéraire et 
artistique, indirectement mise en jeu par certaine 
loi sur les instruments de musique mécaniques. La 
loi des serinettes, comme on la désignait familière- 
ment, ne valait rien; le Sénat, dans un accès d'indé- 
pendance envers le pouvoir et de sympathie pour la 
production intellectuelle qu'on n'aurait guère attendu 
de lui, avait nommé Mérimée rapporteur, avec l'in- 
tention évidente de rejeter la mesure proposée et le 
principe qu'elle consacrait. Le jour venu, Mérimée 
fit honnêtement son devoir, mais le Sénat avait 



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138 PROSPER MÉRIMÉE, 

réfléchi. La loi, déjà votée par l'autre Chambre, se 
présentait escortée de M. Rouher et de M. Vuitry 
qui lui faisaient un rempart de leur éloquence ou, 
du moins, de leur rhétorique et surtout de leur pres- 
tige ministériel. Entrer en conflit avec le Corps 
législatif, résister à deux ministres, et tout cela 
pour protéger les intérêts de quelques hommes de 
lettres, c'était plus que Mérimée ne pouvait obtenir 
du Sénat. D'ailleurs il était tard et on voulait 
dîner. 

La cour, l'Académie, le Sénat, les travaux des 
commissions dont il était membre ou président, la 
vie mondaine en hiver et les voyages d'été en Angle- 
terre et en Ecosse, en Allemagne, en Italie, en 
Suisse, en Espagne, les séjours à Glenquoich chez 
]\L Ellice, à Madrid et à Carabanchel chez la com- 
tesse de Montijo, sa correspondance si volumineuse, 
ses lectures si variées lui laissaient encore des 
loisirs. 11 les employait — il faut dire le mot, tout 
étrange qu'il soit, — il les employait en bonnes 
œuvres, soit qu'il courût les ministères pour obtenir 
des commandes à des artistes intéressants, ou des 
subventions pour de vieux monuments menacés de 
ruine, soit qu'il éditât dos lettres de Jacquemont 
pour venir en aide à la famille de son ancien ami, 
soit qu'il se fît marchand d'autographes pour obliger 
la sœur d'Henri Beyle, soit enfin qu'il prélevât sur 
son traitement de sénateur une pension de cent louis 



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DERNIÈRES OEUVRES. 139 

pour assurer du pain à un vieux camarade tombé 
dans la misère. 

Lorsqu'on jette les yeux sur la liste de ses pro- 
ductions pendant les sept ou huit premières années 
de l'empire, on peut croire d'abord à un retour 
d'activité littéraire; mais on reconnaît bien vite que 
cette activité est plus apparente que réelle, qu'elle 
s'éparpille sur une foule de sujets au lieu de se con- 
centrer sur des œuvres importantes, que c'est plutôt 
l'activité du journaliste que celle de l'écrivain pro- 
prement dit. La signature de Mérimée revient à de 
fréquents intervalles dans la Revue des Deux Mondes, 
dans la Revue contemporaine dans le Journal des 
Savants, dans le Moniteur, Beaucoup d'articles de 
critique, où l'archéologie, l'histoire et les beaux- 
arts tiennent plus de place que la littérature. Ces 
articles sont pour la plupart assez faibles; peu 
de vues personnelles, aucune originalité dans la 
forme. Ce sont de fidèles et consciencieux comptes 
rendus, accompagnés de légères annotations criti- 
ques sur des points de détail. La liste se grossit de 
notices funèbres, composées pour satisfaire aux 
devoirs de l'amitié ou pour répondre à des instances 
qu'on croit entendre : « Oh! monsieur Mérimée, 
vous qui le connaissiez si bien, vous qu'il aimait 
tant!... Un mot de vous dans la Revue, quelle con- 
solation, quelle joie pour sa famille ! » C'est ainsi 
que les morts quêtent des nécrologies par la bouche 



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140 PROSPER MÉRIMÉE. 

de leurs proches et les vivants mendient des pré- 
faces à peu près dans les mêmes termes. A la litté- 
rature de complaisance succédait la littérature de 
seconde et quelquefois de troisième main : analyses, 
traductions, éditions et rééditions. De ce dernier 
groupe il faut détacher son édition de Fœneste et sa 
préface de Brantôme, si laborieusement préparées 
toutes deux et qui eurent pour résultat un change- 
ment important dans ses idées. Ce xvi' siècle qui 
l'avait fasciné dans sa jeunesse, lui apparaissait 
maintenant tel qu'il était : grossier sous son raffine- 
ment, avec une conception du courage et de l'hon- 
neur fort inférieure à celle qui prévaut parmi les 
humbles bourgeois de nos démocraties modernes. 
Mais Mérimée avait trop le goût de la mesure acadé- 
mique, il était trop timide en critique et en histoire 
pour donner toute sa valeur à cette dernière et défi- 
nitive impression, ainsi que l'eût fait un Michelet ou 
un Taine. Et, dans ce cas comme dans beaucoup 
d'autres , c'est à ses lettres intimes qu'il faut 
demander sa vraie pensée. 

Mais ce qui constitue le véritable rôle littéraire de 
Mérimée pendant la dernière partie de sa vie, ce 
qui donne à son effort intellectuel la continuité et 
l'unité sans lesquelles cet effort eût été perdu, c'est 
cette longue série d'études, patientes et méthodi- 
ques par lesquelles il a essayé d'attirer l'attention 
du public sur l'histoire, les idées, les mœurs et le 



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DERNIÈRES OEUVRES . 141 

génie littéraire du peuple russe. Personne ne l'y 
conviait, personne ne l'y aida, très peu l'y suivirent, 
et, aujourd'hui que ces études ont pris chez nous 
un développement extraordinaire, on est un peu 
étonné que le nom de Mérimée se trouve si rarement 
sôus la plume de ceux auxquels il a montré le 
chemin. 

C'est en 1848 qu'il commença l'étude de la langue 
russe. Il écrivait au mois de décembre de cette 
année : « J'apprends le russe, cela me servira peut- 
être à parler aux Cosaques dans les Tuileries ». Il 
trouva un emploi plus heureux aux nouvelles con- 
naissances qu'il venait d'acquérir. Le premier 
attrait de cette étude était, pour lui, dans les qua- 
lités mêmes de la langue russe, qui lui paraissait « la 
plus belle de l'Europe, sans en excepter le grec ». 
Elle était, disait-il encore, « bien plus belle que l'al- 
lemand et d'une clarté merveilleuse ». Et il ajoute : 
« La langue est jeune; les pédants n'ont pas encore 
eu le temps de la gâter; elle est admirablement 
propre à la poésie ». 

Six mois après avoir commencé ses études, il 
était déjà en état d'offrir aux lecteurs de la Revue 
des Deux Mondes une bizarre et saisissante petite 
nouvelle, de Pouchkine, la Dame de pique. Ensuite 
vinrent les Bohémiens, un court poème, et le Coup de 
vistolet, autre nouvelle, non moins dramatique, du 
même auteur. Dans un article d'ensemble, très soi- 



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142 PROSPER MÉRIMÉE. 

gneuseiucnt préparé, il étudia le talent de Pouchkine 
sous ses difTérenls aspects. Après quoi , venant 
à la génération nouvelle, il fit connaître à notice 
public par une analyse détaillée, les Ames mortes y 
de Nicolas Gogol, et publia une traduction de lY/i- 
specteur gé/téraly aussi hardie et aussi brutale dans 
sa précision que l'auteur pouvait la souhaiter. 
L'œuvre et le caractère de Gogol firent aussi le 
sujet d'un article critique. Puis, ce fut le tour d'Ivan 
TourguénefT, avec lequel il se lia d'amitié peu après 
le premier voyage du romancier russe à Paris, dans 
les premiers jours du règne d'Alexandre II. On peut 
dire que Mérimée se dévoua véritablement à la 
gloire de TourguénefT. Il écrivit une préface pour 
présenter au public Pères et Enfants^ traduisit lui 
même le Juif^PétoucIikof, le Chien^ Etrange Histoire -, 
enfin il revisa la traduction de Fumée, que le prince 
Auguste Galitzine publia dans le Correspondant y et il 
a raconté plaisamment dans une de ses lettres les 
luttes qu'il eut à soutenir pour défendre le texte de 
son ami contre la pudeur alarmée du traducteur. 

On a vu plus haut que TourguénefT était un des 
rares privilégiés devant qui Mérimée « ôtait son 
masque » ; comme preuve à l'appui, il aimait à raconter 
avec quel enthousiasme, quelle ferveur l'auteur de 
Colomba, sans craindre, cette fois, le ridicule, lui 
déclamait en russe les vers de Pouchkine. Peut- 
être Mérimée n'a-t-il pas pénétré jusqu'au fond 



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DERNIÈRES ŒUVRES. 143 

ces écrivains qu'il aimait tant. Peut-être l'âme russe 
ne lui a-t-elle pas livré tous ses secrets. Pour lui 
Tourguéneff était un artiste exquis, un maître de 
la suggestion littéraire; Gogol, un moqueur plein de 
verve, mais décidément trop amer et un peu monotone 
dans sa violence. Il ne voyait dans cette amertume et 
dans cette violence que des procédés d'écrivain, au 
lieu d'y voir l'état moral d'un homme et d'une race 
arrivée à un moment critique de son existence. Il 
avait pourtant la notion de ce grand mouvement 
d'émancipation et de régénération auquel tout ce 
qui tenait une plume dans le monde slave s'associait 
éperdument. L'article intitulé : la Littérature et le 
Servage en Russie, montre une véritable intelligence 
du sujet. D'où vient que ces pages nous semblent si 
froides à côté de celles de l'éminent écrivain qui, 
outre Gogol et Tourguéneff, nous a fait comprendre, 
un des premiers, Tolstoï et Dosloïevsky? C'est que 
Mérimée, tout en ouvrant des voies nouvelles, res- 
tait fidèle aux vieux errements de la critique objec- 
tive. Il entendait rester lui-même, garder son sang- 
froid, sa manière à lui, juger au nom de l'esprit 
français, d'après les méthodes françaises et toujours 
sur une comparaison, implicite ou explicite, volon- 
taire ou involontaire, avec nos chefs-d'œuvre. Taine 
nous a initiés à un autre genre de critique, plus 
large et plus fécond. L'écrivain s'y oublie lui-même, 
ainsi que tous ses préjugés de race et d'éduca- 



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144 PROSPER MÉRIMÉE. 

tion, pour s'abandonner à une pensée étrangère 
qui le porte, l'envahit, le pénètre de ses propres 
émotions, colore et imprègne les pages qu'il a 
écrites. Il ne s'agit plus de jeter sur les marges 
d'un livre quelques observations, plus ou moins 
destructives par lesquelles un homme du métier 
signale les fautes techniques d'un confrère, mais de 
se replacer dans les conditions où l'auteur s'est 
trouvé et de s'identifier avec lui, pour mieux conce- 
voir comment l'œuvre a dû éclore et pourquoi, 
nécessairement, elle a été ce qu'elle est. Mérimée 
ne nous offre jamais ce phénomène de dédoublement. 
Toute sa sympathie pour les Russes ne peut le 
rendre mystique, ni mélancolique un seul moment. 
Nous retrouvons un juge qui rend des arrêts; mais, 
dans les considérants de ces arrêts, sont indiquées, 
sous la forme un peu sèche qui lui est propre, quel- 
ques-unes des idées qui, sous d'autres plumes, ont 
pris tant de fascination et tant d'empire et qui 
marquent les principaux caractères du génie 
slave. 

Ce n'était pas seulement le présent, mais le passé 
de la Russie qui attirait la curiosité de Mérimée. 
Il n'a eu le temps d'écrire que quelques frag- 
ments de son Histoire de Pierre le Grande dont le 
Journal des Savants avait commencé la publication. 
Cette histoire est, d'ailleurs, une adaptation bien 
plutôt qu'une œuvre personnelle, et des travaux 



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DERNIÈRES OEUVRES. 145 

récents, riches en documents à sensation et qui ont 
obtenu en librairie un succès considérable, ont fait 
oublier le livre incomplet de Mérimée. Mais son 
Faux Démétrius, sous la double forme historique et 
dramatique qu'il lui a donnée, et ses Cosaques dC au- 
trefois occupent dans son œuvre un rang très hono- 
rable, et peut-être qu'après ses romans et ses nou- 
velles aucun de ses écrits ne garde le même attrait 
de lecture que ces deux ouvrages. 

Peu d'épisodes historiques présentent un intérêt 
plus saisissant que celui de Démétrius, ce fils d'Ivan 
le Terrible massacré à Ouglitch dans sa première 
enfance et dont plusieurs imposteurs essayèrent 
successivement de jouer le rôle. Retrouver leur 
histoire véritable à travers les contradictions des 
documents et les mensonges de la tradition était 
déjà une tâche difficile et, par conséquent, une tâche 
intéressante. Mais il ne suffisait pas de distinguer 
les difierents imposteurs les uns des autres pour 
dégager la personnalité vraiment curieuse du pre- 
mier d'entre eux qui parvint jusqu'à Moscou, s'y fit 
couronner et aurait peut-être réussi à se maintenir 
sur le trône, lui et sa race, sans l'affreuse tragédie 
qui termina brusquement sa vie. Le problème était 
encore plus complexe, car Mérimée trouvait la figure 
de l'aventurier obscurcie et gâtée par une confusion 
qui s'était établie entre lui et son précurseur, Otré- 
pief, le moine hâbleur, lâche et ivrogne. Débarrassé 

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145 PROSPER MÉRIMÉE. 

des traits vulgaires que lui prêtait Otrépîef, Démé- 
trius devenait un personnage tout différent. Il retrou- 
vait le prestige du mystère, l'obsession de l'énigme, 
et à force d'y songer, cette imagination autre- 
fois nourrie de Cervantes, de Lope de Vega et de 
Shakspeare, cette imagination qui avait marqué les 
pages les plus caractéristiques de la Guzla et du 
Théâtre de Clara Gazul se réveilla encore une fois 
chez Mérimée, avec cette intelligence et ce goût des 
primitifs qui ne l'avaient jamais complètement aban- 
donné. C'est alors qu'il écrivit les Débats d'un aven- 
turier. Ce n'est guère que le prologue du drame dont 
Démétrius devait être le héros. Car Mérimée n'a pas 
conduit l'imposteur jusqu'à Moscou ; il n'a pas 
essayé de deviner l'émouvante scène qui se passa 
entre Démétrius et la mère du tsaréwitch assassiné, 
scène vraiment extraordinaire par les sentiments con- 
tradictoires qu'elle mit en jeu et qui décida peut-être 
du triomphe momentané de l'aventurier. Pourtant 
ce prologue a, comme un véritable drame, son unité, 
sa progression, sa signification morale. Il commence 
lorsque Youril n'est encore qu'un enfant brave et 
insouciant, où il se croit l'égal des Cosaques au 
milieu desquels il a grandi. Puis nous voyons l'idée 
de sa grandeur possible jetée dans son esprit comme 
un germe qui se développe et mûrit : moitié men- 
songe et moitié illusion, car il n'y a point de grand 
imposteur qui n'ait cru un peu à lui-même. Peu à 



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DERNIÈRES OEUVRES. 147 

peu le comédien apprend son terrible rôle. L'atti- 
tude se relève, le geste s'élargit, la parole prend de 
l'accent, de l'ampleur, une noblesse vraiment prin- 
cière, mais il ne dit son secret à personne, pas 
même à la femme qu'il aime et qu'il dompte à force 
de hauteur et d'audace. C'est cet accablant secret, si 
obstinément gardé devant tous et devant sa propre 
conscience, qui donne à l'esquisse dramatique son 
originalité et sa puissance. Mais, là encore, Mérimée 
a eu cette fortune équivoque que, croyant ébaucher 
une tragédie, il a inspiré un opéra. 

Dans les Cosaques d'autrefois, il a parfaitement 
montré la constitution et les mœurs de cette démo- 
cratie militaire d'où aurait pu sortir un empire 
cosaque, si certaines causes, inhérentes à cette 
constitution et à ces mœurs, ne l'avaient paralysée 
et retenue dans une éternelle enfance jusqu'au 
moment où elle fut absorbée dans une organisation 
plus puissante. C'était de l'histoire neuve, de l'his- 
toire vierge et, sans renoncer à l'idéal un peu étroit 
qu'il s'était tracé, Mérimée s'accorda des libertés 
qu'il ne s'était jamais données. Le steppe met à 
l'aise; l'étiquette et les bienséances classiques que 
Mérimée avait si minutieusement observées envers 
un roi d'Espagne ou un consul romain eussent été 
assez déplacées envers un héros qui avait pour palais 
une sorte de hutte, qui donnait audience à cheval et 
qui était gris toutes les après-midi. Sans doute, dans 



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148 PROSPER MÉRIMÉE. 

les Cosaques d'autrefois on trouve encore des paral- 
lèles et des discours, mais il n'est pas nécessaire de 
remonter jusqu'aux anciens pour trouver les modèles 
dont s'était inspiré Mérimée. Cette forme du discours 
historique est familière aux chroniqueurs slaves 
qu'il avait sous les yeux : c'est leur façon d'analyser 
une situation ; c'est le moule où ils jettent leur psy- 
chologie, et on pourrait discuter, après tout, la ques- 
tion de savoir si c'est la forme la plus naïve ou la 
plus élevée de l'art. En même temps, Mérimée a mis 
dans les Cosaques d'autrefois ses qualités de conteuir 
les plus personnelles : le détail familier et sug- 
gestif, l'ironie à la fois négligée et précise qui dit 
tout en deux mots rapides, à la façon de Voltaire 
dans \ Histoire de Charles XII^ l'étrange et subtile 
bonne humeur qui expose, sans s'émouvoir, les par- 
jures, les batailles, les pendaisons, les tueries et y 
prend un secret plaisir de pessimisme justifié et 
triomphant, comme si l'auteur était sensible non 
pas aux larmes de pitié que contiennent les cho- 
ses, mais à l'amère gaîté qui en découle. Bogdan 
Ghmielnicki, mélange d'héroïsme et de vulgarité, 
de grossièreté et de machiavélisme, de férocité et 
de bonhomie, est une figure achevée, un excellent 
échantillon de réalisme historique. L'autre Cosaque, 
Stenka Razine, est, au contraire, vaguement esquissé. 
Tout en se perdant dans la brume d'une légende 
demi-orientale, ce justicier bandit nous explique 



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DERNIÈRES OEUVRES. 149 

bien des choses ; il fait comprendre et PugatschefF 
et le nihilisme moderne. 

On peut encore rattacher aux études slaves de 
Mérimée le petit roman de Lokis, Si l'on excepte la 
Chambre bleue et Djoumâne, deux bluettes publiées 
seulement après sa mort, et qui n'ajoutent rien à sa 
gloire de romancier, ce fut sa seule œuvre d'imagi- 
nation pendant les vingt-cinq dernières années de sa 
vie. Elle eut quelque peine à venir au monde. Il sen- 
tait chaque jour son intelligence s'émietter en mille 
petites besognes médiocres et il se demandait s'il 
saurait retrouver ce don d'invention, cet art de 
conter qu'on avait admiré en lui, et que les nou- 
veaux venus cherchaient à imiter : « Je voudrais 
écrire encore un roman avant de mourir ». Ce mot 
se retrouve, avec des variantes, dans toutes ses 
correspondances. Mais, partagé entre le désir d'un 
dernier succès et la peur de paraître inférieur à lui- 
même, il hésita d'abord à écrire, ensuite à publier. 
Le sujet de Lokis, tel qu'il l'avait d'abord conçu, avait 
le double défaut d'être scientifiquement impossible 
et plus que scabreux au point de vue moral. Sur le 
premier point il questionna des professeurs et sur 
le second il prit l'avis de Mlle Dacquin. Les profes- 
seurs rirent beaucoup, Mlle Dacquin fut fort scanda- 
lisée, et Mérimée renonça à son premier projet, ou 
plutôt il s'en tira en donnant au problème posé deux 
solutions suivant le système qui lui avait si bien réussi 



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150 PROSPER MÉRIMÉE. 

dans la Vénus d'Ille. Pendant une chasse à l'ours, la 
comtesse Szémioth se trouve séparée de ses amis et 
seule dans un fourré avec le terrible animal. Elle 
s'évanouit et quand on vient à son aide, elle n'est ni 
morte, ni blessée, mais elle a perdu la raison et ne 
la recouvre jamais. Quelques mois après l'accident, 
elle donne le jour à un fils qui est le héros de Lokis, 
D'étranges instincts sommeillent en lui et font 
explosion la nuit de son mariage; il déchire à belles 
dents la charmante jeune fille qu'il a épousée par 
amour. C'est là, sans doute, un effet de la terreur 
éprouvée par la comtesse, alors qu'elle était en état 
de grossesse. Ainsi le comprit l'auditoire un peu 
naïf auquel Mérimée donna la primeur de Lokis , cer- 
tain soir de l'été de 1869, dans un salon du palais de 
Saint-Gloud, avant de l'offrir aux lecteurs de la 
Revue des Deux Mondes, Mais il n'eût pas déplu à 
Mérimée qu'on attribuât à son ours un rôle plus 
important dans cette aventure et qu'on soupçonnât 
dans le cas du comte Szémioth un effrayant et mons- 
trueux atavisme. Quoi qu'il en soit, la nouvelle est 
composée et écrite avec un soin, une perfection litté- 
raire, un fini dans les moindres détails qui trahissent 
la préoccupation secrète de l'auteur; une triste 
coquetterie de vieillard qui s'habille pour sa dernière 
sortie et veut être impeccable. Est-ce cette laborieuse 
perfection qui nuit à Lokis? Est-ce l'absence d'un 
intérêt humain? Ce qui est certain, c'est que nous 



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DERNIÈRES ŒUVRES. 451 

ne sommes ni très touchés, ni très épouvantés. Il 
semble qu'en écrivant ce petit roman, Mérimée se 
soit imité lui-même et, comme les disciples, il tourne 
en défauts les qualités du maître. 

Ce n'était plus seulement le courage et l'inspira- 
tion, mais la force physique qui l'abandonnait. 
Depuis de longues années, il assistait à sa lente des- 
truction ; il en suivait le progrès avec de rares alter- 
natives d'espérance, lorsque la souffrance lui accor- 
dait quelque répit, ou que l'essai d'un remède 
nouveau lui ouvrait une perspective de guérison. Il 
éprouva un bien-être extraordinaire lorsqu'il fît son 
premier séjour d'hiver à Cannes et il écrivait presque 
gaîment à une de ses amies : « En partant j'avais 
cinq maladies mortelles : il paraît que je n'en ai plus 
que quatre ». Il perdit peu à peu quelques illusions 
sur le climat de la Riviera, mais Cannes resta pour 
lui un lieu de retraite, abrité contre les servitudes 
mondaines, sans être fermé aux relations agréables. 
Sans parler des hôtes illustres, princes, ministres, 
grands écrivains et grands artistes, oiseaux de pas- 
sage qui se posaient à Cannes un moment sur la 
route de Rome, de Londres ou de Paris, il avait de 
vieux amis qui venaient, comme lui, se chauffer au 
soleil provençal. A Cannes, il s'était fait un home, 
grâce à la présence de deux dames anglaises qui 
lui donnaient l'illusion de la famille. Elles l'accom- 
pagnaient dans ses promenades, l'une portant son 



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152 PROSPER MÉRIMÉE. 

arc et ses flèches, l'autre sa boîte d'aquarelle. On 
lui avait recommandé l'exercice de l'arc comme 
éminemment propre à développer les muscles dont 
le jeu est nécessaire à la respiration et il s'y adonnait 
de tout son cœur. Il abattit, dans les bois qui domi- 
nent le Cannet et Vallauris des milliers de pommes 
de pin qu'il prenait pour cibles et essayait de con- 
vertir Victor Cousin à ce sport médiéval. A d'autres 
heures, le pinceau à la main, il s'efforçait de fixer sur 
son papier, sans réussir à se satisfaire lui-même, la 
splendeur de ces merveilleux soleils couchants qu'il 
voyait descendre tous les soirs derrière les cimes 
violettes de l'Esterel. 

Souvent, il se laissait séduire par une excursion 
sur les eaux endormies du golfe, avec des compa- 
gnons de choix. Quelquefois, paresseusement étendu 
sur quelque coin désert de la pliage, il s'oubliait 
pendant des heures à suivre les mouvements d'une 
de ces bestioles, humbles parasites du sable marin, 
à la recherche du coquillage qui lui sert de vête- 
ment et de maison. Il parlait à toutes ses correspon- 
dantes de son prégadiou et d'une façon si délicieuse 
que voilà le prégadiou de Mérimée assuré de vivre 
quand beaucoup d'entre nous n'auront même plus 
de nom. Toute sa vie, il avait aimé les bêtes, non 
pas en elles-mêmes, peut-être, mais comme s'il eût 
voulu, à la manière de La Fontaine, leur demander le 
secret de l'âme humaine. Un goût particulier, une 



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DERNIÈRES OEUVRES. 153 

affinité de nature l'attirait surtout vers le chat, 
animal nerveux, sensuel, élégant, dédaigneux et 
exclusif dans ses sympathies comme il l'avait été 
lui-même dans sa littérature et dans sa vie. De cette 
solidarité naissait une sorte de tendresse. Il les vou- 
lait heureux autour de lui. Pendant quelques jours 
de suite, Mérimée fit plusieurs kilomètres pour aller 
porter à manger à un chat abandonné dans une 
maison déserte. Voilà une touchante niaiserie qu'il 
n'est pas tout à fait inutile de rapporter pour mon- 
trer ce qu'il y a au fond d'un grand sceptique. 
Si quelques-uns haussent les épaules à ce trait, 
d'autres seront disposés à en mieux aimer Mérimée. 
La Fontaine, suivant jusqu'au bout l'enterrement de 
la fourmi, n'était qu'un observateur et un curieux; 
dans l'acte de Mérimée, il y a de la pitié et de la 
bonté. 

Malgré tous les soins dont il était entouré, sa 
santé déclinait. Pour obtenir une vague promesse 
de guérison ou un léger soulagement de ses souf- 
frances, il s'adressait tantôt à la science, tantôt aux 
empiriques, mais, toujours déçu, perdait, avec la 
force, le courage et l'espoir. Les nuits, qu'il passait 
dans l'horrible angoisse de l'étouffement, étaient 
surtout longues et cruelles. Il essayait de les rendre 
moins cruelles et moins longues en lisant sans 
cesse. Que lisait-il? D'abord les livres nouveaux. 
On devine avec quelles dispositions il devait aborder 



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154 PROSPER MÉRIMÉE, 

ces volumes qui lui arrivaient de Paris dans toute 
rimpertinence de leur jeune succès, précédés par 
Tenthousiasme des journaux et des salons et qui 
fatiguaient, sans ia distraire, sa douloureuse in- 
somnie. Aussi ne faut-il pas s^étonner de trouver 
dans ses lettres des mots durs, souvent excessifs 
envers les livres les plus fameux de cette époque; par 
exemple envers Salammbô et envers les Misérables, 
Dans cette universelle mauvaise humeur, il lui arri- 
vait de ne pas reconnaître les siens, ceux qui étaient 
vraiment de sa race, ceux qui étaient capables de 
ramasser sa plume et de s'en servir aussi bien que 
lui. Très digne envers la jeunesse que flattaient 
humblement quelques-uns de ces contemporains, il 
exagérait jusqu'à l'injustice cette altitude d'isolement 
hautain. Il ne voulait rien savoir de ce qui viendrait 
après lui et il ne lui échappa jamais, à l'égard de la 
nouvelle génération, une parole de sympathie ou 
d'encouragement. A lire ses lettres, on croirait que 
tout meurt, que tout va finir et que l'avenir, ce 
n'était pas seulement la décadence, mais le vide et 
le néant. Il reprenait un à un, dans sa bibliothèque, 
les livres aimés de sa pHme jeunesse. On a dit de 
lui ', avec une parfaite justesse, qu'il avait été suc- 
cessivement ou simultanément romantique, réaliste, 
classique. On peut ajouter que, dans les dernières 

1. M, Larroumet. C'est, avec M. Faguet, celui de nos cri- 
tiques qui a le mieux compris et jugé Mérimée. 



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DERNIÈRES OEUVRES. 155 

années de sa vie, par suite d'un lent travail d'épura- 
tion et d'élimination, il était devenu uniquement et 
implacablement classique. De sévérité en sévérité, à 
force de corriger, de raffiner, d'atténuer son goût, 
il était en route vers un idéal parfaitement négatif 
et il serait arrivé ou à ne plus rien aimer, ce qui est 
triste, ou, ce qui est pire, à trop aimer les objets de 
son exclusive admiration. Les Valaisans montrent, 
dans les sauvages solitudes qui dominent la Dala, un 
cercle immense tracé à travers le rocher par l'épée 
magique d'un roi sorcier des temps préhistoriques. 
La circonférence va se rapprochant du centre et, le 
jour où elle se confondra avec lui, la Terre mourra. 
Ainsi se rétrécissait le cercle intellectuel de Mérimée. 
On a vu comment il faisait ses adieux à la littéra- 
ture. De même qu'il avait eu conscience d'écrire son 
dernier livre, il sut aussi que la vie prenait congé 
de lui sous une autre forme, lorsqu'il se hasarda, 
presque mourant, à respirer encore cette « odeur 
de la femme », dont il s'était tant enivré. C'était la 
séduisante personne dont le nom se trouve plus 
haut, la présidente de la cour d'amour de Fontai- 
nebleau. Elle se prêta à cette fantaisie; elle s'y 
prêta avec une complaisance presque dangereuse 
pour le repos d'un vieux malade. Il ne pouvait plus 
aimer que de loin et par lettres, et c'était encore 
trop. L'insistance de la belle dame nous a valu les 
Lettres à une autre Inconnue^ mais nous aurions pu 



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156 PROSPER MÉRIMÉE. 

nous en passer, car il y a bien de Teffort et de la 
tristesse dans ce suprême marivaudage. 

La politique ne lui inspirait pas des idées moins 
sombres. De même que, de 1802 à 1860, il avait 
monté la pente, laissant à chaque pas une inquiétude 
ou une méfiance, il redescendait la pente opposée, 
perdant sans cesse une espérance et une illusion. 
Après avoir eu quelque peine à devenir impéria- 
liste, il l'était maintenant plus que l'empereur. Il 
devenait, sans s'en rendre compte, un « introu- 
vable » de la quatrième dynastie. Le gouvernement 
avait tort, suivant lui, de suivre une politique de 
bascule entre les cléricaux et les révolutionnaires : 
il prévoyait dès longtemps la coalition de ces partis 
extrêmes. Le programme démocratique, si cher à 
Napoléon III, lui semblait périlleux, chimérique, 
obscur; la liberté d'association et la liberté des 
grèves l'épouvantaient. Enfin il se désespérait de 
voir l'empire s'enfoncer dans l'ornière du parle- 
mentarisme où avait versé la royauté constitution- 
nelle. Le retour des mêmes symptômes lui faisait 
redouter les mêmes accidents. Le péril extérieur lui 
apparaissait plus vague, mais encore plus menaçant. 
Dans une lettre écrite au lendemain de Sadowa, il 
comparait le malaise de la France à cette « angoisse 
étrange qui saisit les spectateurs du Don Juan de 
Mozart lorsqu'ils entendent les mesures préludant à 
l'entrée du Commandeur ». Quant à l'homme qui 



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DERNIÈRES ŒUVRES. 157 

allait jouer ce terrible rôle, il Tavait approché et 
pratiqué; il avait longuement causé, plaisanté avec 
lui et même plaisanté sur lui. Il écrivait — avec cette 
gaminerie parisienne qui demeurait en lui jusqu'au 
bout sous ses allures de diplomate et de gentilhomme : 
ff Rien de comique comme M. de Bismarck en 
casque et en cuirasse ». Mais, tout en souriant, il 
essayait de déchiffrer la redoutable énigme. Cet 
homme se tenait-il pour satisfait de ses succès 
passés? Risquerait-il sa puissance dans de nouvelles 
aventures? En tout cas, il était devenu le véritable 
arbitre de l'Europe. Le 7 juillet 1870, en apprenant 
la candidature du prince de Hohenzollern au trône 
d'Espagne, Mérimée disait : « Il n'y aura point de 
guerre, à moins que M, de Bismarck ne le veuille 
absolument, » C'était deviner ce que nous savons; 
c'était parler, dès la première heure, comme parlera 
l'histoire. 

La déclaration de guerre lui serra le cœur, il 
reprit, pourtant, quelque espoir au spectacle du 
grand mouvement patriotique qui se dessinait et 
grandissait rapidement, d'heure en heure, à travers 
toutes les classes de la société française. Il se disait 
qu'on a vu autrefois l'enthousiasme gagner des 
batailles même contre le nombre, même contre la 
science. Malheureusement ces miracles ne sont plus 
de notre temps. Dès le 6 août, après la double défaite 
de Forbach et de Reichshoffen, il comprit que tout 



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158 PROSPER MÉRIMÉE. 

était perdu. On peut se figurer l'état de son esprit 
alors qu'il sentait venir à la fois la ruine de la patrie, 
la chute des souverains qu'il aimait et sa propre 
destruction dont aucune des illusions de la foi ne 
pouvait adoucir l'approche. Il alla voir l'impératrice 
régente. Ce Mérimée qu'elle avait toujours connu 
railleur, le sourire aux lèvres, impertinent envers les 
hommes et envers la destinée, elle le vit pour la 
première fois abattu, navré, les larmes aux yeux, et 
mêmes au milieu de cet immense écroulement, ce 
changement la frappa. C'était un Mérimée inconnu 
qui lui apparaissait. Il la trouva, de son côté, « ferme 
comme un roc » (c'est l'expression dont il se servit 
en écrivant à- Panizzi et à la comtesse de Montijo), 
décidée à faire son devoir et à respecter les lois. 
C'est le a5 août qu'eut lieu leur dernière conversa- 
tion. Quelques jours après, Mérimée se rendit auprès 
de M. Thiers. Il n'avait et ne pouvait avoir auprès 
de lui aucun mandat de l'impératrice, mais il se 
flattait d'émouvoir les sentiments du vieil homme 
d'Etat ou d'intéresser son orgueil à la défense de la 
dynastie qui tombait en lui faisant entrevoir une 
minorité où il serait tout-puissant. C'était se tromper 
deux fois, et l'erreur est étrange delà part d'un hpmme 
si habile à déchiffrer les caractères . Comment , 
après quarante-cinq ans d'intimité avec M. Thiers, 
crut-il à la possibilité d'attendrir son cœur, de 
désarmer ses rancunes au moment même où elles 



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DERNIÈRES ŒUVRES. 159^ 

allaient être satisfaites, d'égarer vers un objet imagi- 
naire cette ambition si sagace et si prudente? Que 
se dit-il dans cette mystérieuse entrevue dont, par 
une singulière ironie des choses, nous connaissons 
l'heure exacte, mais dont nous ne pouvons fixer le 
jour, car, dans le témoignage du Président de la Répu- 
blique devant la commission d'enquête du 4 septem- 
bre, certains détails exigent la date du 3 et d'autres 
indiquent avec une nécessité également inflexible la 
date du 4- Nous n'avons pas le récit de Mérimée 
et le récit de Thiers se détruit lui-même par ses 
contradictions. Il nous faudrait opter d'abord 
entre deux impossibilités : ou bien un ministre de 
l'impératrice régente annonce à M. Thiers la capi- 
tulation de Sedan dix-sept heures avant de la con- 
naître lui --même, ou bien c'est l'ambassadeur 
d'Autriche qui, le lendemain de la Révolution, sup- 
plie M. Thiers d'employer tous ses efforts à la pré- 
venir. 

S'il faut tenir pour vraies les paroles que M. Thiers 
prête à Mérimée, parmi tous les mauvais dis- 
cours qu'a prononcés dans sa vie l'auteur de 
Colomba, ce fut le plus mauvais, mais ce fut aussi, 
de toutes les bonnes actions de sa vie, une des plus 
nobles, une des plus désintéressées, une des plus 
dures à accomplir comme une des plus inutiles. Pâle, 
respirant à peine, la mort dans les yeux et sur les 
traits, il semblait sorti de la tombe pour plaider une 



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160 PROSPER MÉRIMÉE. 

cause désespérée et le souffle manquait à ses courtes 
phrases. Ce devait être un spectacle lamentable et, 
parmi les plus ardents ennemis de l'empereur, il en 
est peu qui n'en auraient senti quelque pitié : à moins 
que, même dans un moment aussi tragique, Méri- 
mée n'eût gardé ce don bizarre de glacer la sympa- 
thie et de chasser l'émotion comme au temps loin- 
tain où il lisait ses premières œuvres dans la 
chambre de Delécluze. 

Quoi qu'il en soit, il n'emporta point du cabinet de 
M. Thiers le mot qu'il avait espéré. Il ne retourna 
pas aux Tuileries n'ayant pas à rendre compte d'une 
mission que personne ne lui avait confiée. Il ne put 
donc remercier M. Thiers au nom de l'impératrice. 
Le 4 septembre il était au Luxembourg où il attendit 
vainement l'émeute , avec ses collègues . L'émeute 
dédaigna le Sénat et alla tout droit du Palais-Bourbon 
à l'Hôtel de Ville. 

Longtemps inquiet sur le sort de l'impératrice, il 
apprit enfin qu'elle avait touché le sol anglais et 
écrivit à Panizzi pour le prier de se mettre à 
la disposition de la souveraine fugitive. N'ayant 
plus rien à faire à Paris, il se laissa emmener à 
Cannes par ses deux fidèles amies; il s'étonna d'y 
arriver vivant. C'est alors qu'il écrivit à Mme de 
Beaulaincourt ces paroles émues, presque solen- 
nelles : ce J'ai toute ma vie cherché à me dégager 
des préjugés, à être citoyen du monde avant d'être 



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DERNIÈRES ŒUVRES. 161 

français. Mais tous ces manteaux philosophiques ne 
servent de rien. Je saigne aujourd'hui des blessures 
de ces imbéciles de Français, je ^pleure de leurs 
humiliations et, quelque ingrats et quelque absurdes 
qu'ils soient, je les aime toujours. » 

Il traçait ces lignes le i3 septembre et, dix jours 
plus tard, il mourait presque subitement, après avoir 
écrit quelques mots à Jenny Dacquin, qui reçut ainsi 
sa dernière pensée. 

Il fut enterré au cimetière de Cannes. Ceux qui 
l'accompagnèrent jusqu'à sa tombe furent surpris 
d'y voir paraître un ministre protestant qui, dans un 
discours agressif et malavisé, prit possession du 
défunt au nom de sa croyance. Mérimée avait, en 
effet, par un codicille spécial ajouté à son testament, 
exprimé le désir qu'un ministre de la confession 
d'Augsbourg assistât à ses funérailles. Mais il est 
probable que le zèle de l'orateur dépassait de beau- 
coup les intentions du mort en donnant à ce désir les 
proportions et la portée d'une conversion. Les enter- 
rements civils étaient peu en faveur et il est possible 
que Mérimée se soit proposé simplement d'éviter à 
ses amis un chagrin, sinon un scandale. D'ailleurs il 
a exprimé sa pensée sur la manière dont il convient 
de quitter ce monde : il l'a exprimée très clairement, 
à plusieurs reprises, et dans des circonstances très 
différentes : d'abord au début de la fameuse bro- 
chure H.B., et ensuite dans un passage, qui a été très 

11 



vV. 



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162 PRÔSPER MÉRIMÉE. 

remarqué, de la Correspondance inédite. Il fallait, 
pensait-il, près d'une fosse ouverte une cérémonie 
commémorative , une parole d'adieu. En cela, il 
n'entendait être ni luthérien, ni catholique, il avait 
les sentiments d'un Grec du temps d'Eschyle; 
il lui eût semblé cruel de disparaître aOaTCTÔç, axXaucr- 
Toç. Pour obtenir ces rites funèbres, ne pouvant 
s'adresser aux hiérophantes, il les demanda à celui 
des cultes modernes qui l'avait le moins choqué 
durant sa vie, et qui lui parut contenir un minimum 
de surnaturel et de mysticisme. On se tromperait 
donc si on voyait dans ce fait -■ — assez difficile à 
comprendre sans le double commentaire qu'il en 
avait écrit à l'avance — une évolution complète, ou 
même partielle, du nihilisme à la foi. Il faut se rési^ 
gner à voir et à dire les -choses comme elles sont. 
Mérimée est resté jusqu'au bout ce qu'il avait été 
toute sa vie. Il n'a pas été converti de son vivant; il 
ne l'a été que quelques années après sa mort par 
des biographes aussi bien intentionnés que mal 
informés. 



•/ 



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CHAPITRE V 

CORRESPONDANCE DE MÉRIMÉE 
SON INFLUENCE 

Au milieu de nos désastres publics, la mort de 
Mérimée passa presque inaperçue. Un temps très 
long s'écoula avant que son successeur fût reçu 
officiellement à l'Académie française . L'oraison 
funèbre du palais Mazarin valait celle de Cannes, et 
on se demande s'il n'eût pas été préférable de s'en 
aller dfxXauatoç, ôtôairtoç, que d'être pleuré ainsi et 
enterré de cette manière-là. 

Ce dernier rite accompli, le silence qui suit d'or- 
dinaire la mort d'un écrivain et qui précède son 
classement définitif, allait se faire autour du nom et 
de la mémoire de Mérimée, lorsque éclata la publi- 
cation des Lettres à une Inconnue, suivie, à peu 
d'années d'intervalle, par la Correspondance avec 
Panizzi et. par les Lettres à une autre Inconnue, A. 



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164 PROSPER MÉRIMÉE. 

ces cinq volumes s'est ajouté récemment sous le 
nom de Correspondance inédite le recueil des lettres 
que Mérimée a adressées sous l'empire à la chari- 
table amie qui avait entrepris sa conversion. Il faut 
y joindre les lettres à Mrs Senior et à Mme la com- 
tesse de Beaulaincourt, publiées par M. le comte 
d'Haussonville, les lettres à M. de Passa dont 
M. Sellier a donné des fragments dans le Corres- 
pondant, les lettres à M. Albert Stapfer et à Mme 
de Montijo dont on trouvera de longs extraits dans 
Mérimée et ses amis, enfin la correspondance avec 
M. et Mme Lenormant, dont l'Etat s'est rendu acqué- 
reur et qui a paru dans la Revue de Paris, Sept 
lettres inédites de Mérimée à Stendhal, écrites de 
i83i à i836, ont été imprimées par souscription 
pour le bénéfice de quelques lecteurs privilégiés. 
Nous n'aurons sans doute jamais les lettres à Mme***, 
puisqu'à la fin de leur liaison ils se restituèrent 
mutuellement les correspondances échangées. Si, à 
ce moment, l'amant disgracié ne détruisit pas ses 
propres lettres, elles durent être brûlées, en mai 1871, 
dans l'incendie qui dévora l'appartement et la maison 
de la rue de Lille. La correspondance de Mérimée 
avec le docteur Requien, toujours déposée au musée 
d'Avignon, n'a pas encore trouvé un éditeur assez 
habile pour en atténuer les audaces. Jusqu'ici les 
plus hardis ont reculé devant la tâche, craignant que^ 
les gros mots retirés, il ne restât rien. D'auU'es 



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CORRESPONDANCE DE MÉRIMÉE. 165 

collections de lettres attendent leur moment pour 
voir le jour. C'est ainèi qu'un très grand nombre de 
lettres qui datent de la jeunesse de Mérimée, mêlées 
à des lettres de Beyle, de Delacroix, de Devéria, de 
Jacquemont et des autres membres du même groupe, 
se trouvent dans les mains d'une famille anglaise. 
D'honorables scrupules, qui finiront sans doute par 
céder, ont jusqu'ici empêché leur publication. Enfin 
il existe toute une correspondance de Mérimée en 
anglais dont le public d'outre-Manche aura sans 
doute la primeur, mais dont le public français 
voudra savoir quelque chose. Les lettres déjà 
publiées suffisent à constituer une œuvre épistolaire 
très importante, et on peut dire que Mérimée a eu, 
depuis qu'il repose dans le cimetière de Cannes, une 
seconde vie littéraire, aussi brillante, plus brillante 
peut-être, que la première. 

Il a doublement gagné, comme homme et comme 
écrivain, à cette publication posthume. Comme écri- 
vain, parce qu'il a révélé des qualités nouvelles, 
sans avoir rien perdu de celles que nous lui con- 
naissions. Comme homme, parce qu'il s'est montré 
à nous très différent de ses héros et presque l'op- 
posé du triste idéal auquel il visait, parce que, au 
lieu de l'insatiable voluptueux et du cynique sans 
pudeur et sans pitié qu'il se flattait d'être, nous 
l'avons vu, non pas vertueux ni saint, mais tendre, 
•faible, et parfois dévoué jusqu'à la niaiserie. 



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166 PROSPER MÉRIMÉE. 

Bien écrire des lettres était autrefois un talent très 
français. On est même allé plus loin et on a pu dire, 
non sans raison, que la Lettre, considérée comme un 
genre littéraire, avait été une des meilleures écoles 
où s'est formé l'esprit de notre langue et de notre 
race. Nous sommes un peuple causeur, et la lettre 
est une conversation écrite , avec certaines grâces 
que ne comporte point la conversation ordinaire. 
Nous sommes un peuple conteur et moraliste : la 
lettre se prête admirablement à ce tour d'esprit. On 
y juge les événements et les hommes par une cer- 
taine façon de les mettre en scène; on y jette des 
portraits, des anecdotes, des théories et des axiomes 
qu'on n'est jamais tenu de prouver et qui ont lin air 
de profondeur sous une forme légère. La lettre 
s'adaptait donc aux besoins intellectuels et sociaux 
du XVIII® siècle. Au xix°, elle a été remplacée par le 
journal sous ses deux formes si diverses : le journal 
intime où l'on parle de soi à soi-même non sans 
l'arrière-pensée d'être entendu et compris par d'au- 
tres ; le journal imprimé où l'on parle de tout à tous. 
La lettre, qui tenait le milieu entre ces deux genres, 
a presque disparu. Ce qu'on nous a donné de la cor- 
respondance de nos plus grands écrivains a été une 
déception. Nous les avons vus dans un déshabillé qui 
touchait au débraillé et qui n'avait rien d'aimable; 
ils nous ont initié à leurs comptes d'éditeurs, aux 
vulgaires petits moyens à l'aide desquels ils culti- 



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CORRESPONDANCE DE MÉRIMÉE. 167 

vàieîit leur gloire, aux féroces jalousies littéraires 
qui faisaient d'eux, eh secret, les ennemis de leurs 
maîtres, de leurs amis ou même de leurs disciples, 
pendant qu'ils les portaient aux nues en public. Tout 
cela dit sans charme et sans nuances, avec une bru- 
tale âpreté, presque grossièrement et comme à la 
hâte. Les seuls écrivains qui, dans notre siècle, aient 
su écrire des lettres sont ceux qui avaient du sang- 
froid, du loisir et qui s'étaient à demi désintéressés, 
non du spectacle, mais de l'action humaine- Surtout 
ce' sont ceux qui avaient conservé les manières de 
dire familières .au xViii® siècle : par exemple, Joubert 
et Doudan. Mérimée, comme on l'a vu au début de 
cette étude, était, par l'allure générale de sa pensée 
et par ses habitudes d'esprit, un de ces hommes de 
l'autre siècle. Il eût été à l'aise dès le premier soir 
chez Mme du Deffand et chez Mme Helvétius. IJ 
était donc né pour écrire des lettres et pout» les bien 
écrire. 

Il faut d'abord isoler, dans ces lettres, l'élément 
psychologique, autobiographique, les confidences 
personnelles. Ces confidences valent-elles la peine 
d'être recueillies? Le moi de Mérimée est-il un moi 
intéressant? Il y a des âmes dont l'étude est fasci- 
nante; il en est de nulles et d'insipides, même parmi 
les hommes dont la pensée imprimée a remué le 
monde. Celle de Mérimée est une âme curieuse à 
connaître et à suivre dans sa lutte avec elle-même. 



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168 PROSPER MÉRIMÉE. 

dans son perpétuel effort pour se vaincre, se disci- 
pliner et se transformer^ S'il avait été un dompteur de 
femmes d'après les recettes de Stendhal, nous ne 
nous soucierions guère de sa psychologie. Mais la 
vérité est qu'il a vraiment et beaucoup aimé, qu'il a 
connu et compris la femme sous des aspects multi- 
ples, qu'il a vu en elle une créature bien différente 
de la maîtresse docile dont il est question dans la 
Double Méprise — « celle chez qui on arrive, en 
bottes crottées, quand elle est prête à partir pour le 
bal et à qui on dit : « Restons ! » Mérimée n'a point 
réalisé son rêve de maîtrise satanique, de despotisme 
donjuanesque. Il a aimé comme les autres, tantôt 
upeur, tantôt dupé, quelquefois tous les deux en- 
semble. Il a noté ses sentiments au passage avec 
autant de finesse que de sincérité. Voilà pourquoi 
nous suivons, à travers toutes ses nuances et tous 
ses déguisements, avec un intérêt qui ne se lasse 
pas, ce désir toujours trompé et toujours renaissant. 
Le roman de Mérimée et de l'Inconnue est un des 
plus jolis romans par lettres que nous possédions, et 
c'est peut-être le meilleur que Mérimée ait écrit. Il 
n'a rien perdu de son attrait d'énigme parce qu'on 
nous a enfin révélé le nom et la situation sociale de 
acquin. La véritable énigme est de savoir qui 
a, finalement, qui fut le vainqueur dans ce 
l. Soit que, pour nous laisser dans le doute, 
quin ait omis des mots significatifs, soit que 



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CORRESPONDANCE DE MÉRIMÉE. 169 

nous ayons sous les yeux un texte complet et authen- 
tique, le dénouement peut nous désappointer, mais il 
n'est certes pas vulgaire et il est très humain dans 
sa mélancolique douceur. Il n'y eut ni vainqueur ni 
vaincu. N'ayant pas su être heureux à leur manière, 
ni consenti à l'être d'autre façon, ils se donnèrent tris- 
tement la main, se promirent d'être amis et se tinrent 
parole. Telle est la conclusion de cette aventure qui 
avait été variée par tant d'épisodes, qui avait passé 
par tant de douceur et de violence, tant d'enfantillage 
et tant de passion. Si nous sommes raisonnables, 
nous accepterons cette conclusion et ne chercherons 
pas à en savoir davantage. 

Les lecteurs que les Lettres à une Inconnue auront 
mis en goût et qui voudront bien connaître Mérimée 
intime, trouveront un à un, tous les traits de cette 
figure dans les autres correspondances publiées. 
jLFne lettre à Mrs Senior nous fait pénétrer dans cet 
appartement de la rue de Lille où Mérimée offrait 
aux curieuses une tasse de son fameux thé jaune 
-après leur avoir exhibé ses scabreuses collections. 
Les lettres à Mme de Beaulaincourt sont surtout 
précieuses pour les derniers séjours de Cannes et 
pour les émotions de la guerre. Le Mérimée viveur 
et impertinent, le « Mérimée à gifle » des lettres à 
Stendhal revit dans les lettres à Panizzi et, pour faire 
contrepoids, nous avons, dans la Correspondance 
inédite^ un Mérimée rêveur, découragé, pensif, qui 



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170 PROSPER MÉRIMÉE. 

se prend à s'interroger sur le sens de celte vie et la 
possibilité de Tautre. C'est par lui que nous savons 
à combien de choses croit un homme qui ne croit à 
rien. 

^lais le grand intérêt de toute cette correspon- 
dance est ailleurs que dans la psychologie de 
Mérimée ; il est dans le panorama de la société fran- 
çaise qu'elle nous offre à tous les moments, de 1840 
à 1870. L'histoire des événements, on la trouve par- 
tout : l'histoire des mœurs on ne la trouve que là, 
d'autant plus sincère qu'elle est écrite au jour le 
jour sans être retouchée après coup pour mettre en 
harmonie les prévisions et les résultats. C'est de la 
chronique, simplement, mais la chronique vaut ce 
que vaut lé chroniqueur, et il se trouve que Mérimée, 
qui n'a jamais signé un seul article de ce genre dans 
un journal, a été le premier chroniqueur de son 
temps. Toujours bien placé pour voir et pour savoir, 
grâce à ses amitiés et à ses relations, il a été sous 
l'empire plus favorisé que sous les autres régimes 
et il a connu quelques-uns des dessous de la poli- 
tique. 11 nous offre, sous la forme la plus brillante 
et la plus polie qu'on pût lui donner, le tableau d'un 
temps avec lequel il eut en commun l'amour du plaisir, 
il a raconté le banquet en philosophe, mais en philo- 
sophe épicurien, qui en a pris sa part et n'en est point 
fâché, quoique le banquet finisse mal et que les dieux 
ne l'aient point préservé lui-même comme Simonide. 



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CORRESPONDANCE DE MÉRIMÉE. 171 

D'autres ont pu voir mieux, mais ^e raconteront 
jamais aussi bien. Cette correspondance qui change 
de ton avec le caractère, le sexe, l'âge des corres- 
pondants, où l'esprit coule en un flot ininterrompu, 
où l'art des nuances, le fini du détail s'allient avec 
le naturel, la rapidité, l'aisance parfaite des mouve- 
ments , pourrait bien rester le chef-d'œuvre de 
Mérimée. 

Ainsi sa popularité d'écrivain a déjà une histoire 
étrange et complexe. Il nous est maintenant possible 
de comprendre comment, tout en restant identique 
à lui-même, il a paru si différent à des générations 
différentes : délicieux, haïssable, insipide et, de 
nouveau, délicieux. D'abord il partit en guerre avec 
la grande armée romantique sur un malentendu de 
principes qui ne lui est nullement imputable, car il 
avait l'esprit clair et ses compagnons de route avaient 
l'esprit trouble. Mérimée savait ce qu'il voulait, eux 
n'en savaient rien. Son programme était celui-ci : 
renouveler les sentiments et les idées où s'approvi- 
sionnait le génie français sans toucher à la langue, 
étudier Shakspeare et Cervantes sans renverser 
Racine de son piédestal. L'âme humaine, considérée à 
un point de vue général et abstrait, dans son fond 
commun, permanent, immuable, avait donné à peu 
près tout ce qu'elle pouvait fournir : il fallait l'ob- 
server à nouveau dans ses manifestations successives 
et locales, en s'aidant des lumières de l'histoire. 



dbyGoOoIf 



1- ..*^ *: -•--€-•-•: .. :-*jr.*_--i ai-rl I^-r* îri-^ciplies 

d,' •*!!;** *rt M*rr;r/.'^<p: q j; onriîl en-;» r* drr^ coas^^ils à 

I ;*")t^'iir d*r Marion de Lorme, Li's^^a les épaules 
'A%t'*' iif.f: •^fi-farf.iori s'r.s-^-te à la «:bate retentissante 
4*1 liur'^ra'.ftn. Sans pârl»rr des incompatibilités de 
t"A\"A( \iv*:^ qui s'étaient n'-vrléfr-s, le dirorce intel- 
h-^ f jj* I entre Mérimée et Vii.tor Hugo était complet. 
I^a véfiié liî-! torique lui parais «ait encore plus mal- 
traitée par les roniariliques que par les classiques; 
ear la défigurer et la travestir était, à ses yeux, 
un fJiis grand erirne que de l'ignorer. Le public 
enndaninail-il le romantisme pour celte raison-là 
ou pour d'autres qui valaient moins? En tout cas, 
le renoiiveau du classicisme trouvait Mérimée dans 
une position admirable pour en profiter et le succès 
{\v (Uiloniba fut une victoire classique, bien que 
roMivrr' soit construite d'après les mêmes recettes 

II Itérai res — ou peu s'en faut — que la Chro- 
tiif/nn (le Charles IX. J)e i8^»o à i852, Mérimée, 
qui produit très peu, n'en est pas moins accepté 
('(Hurne un maître de la langue; il serait mort depuis 
l'cnl ans qu'on no pourrait le révérer davantage. 
A TKcole normale, Aboul et ses camarades le 



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CORRESPONDANCE DE MÉRIMÉE. 173 

dévorent ou le méditent. Au-dessus de la Vénus 
d'Ille et d^Arsène Guillot^ il n'y a que Candide et 
V Homme aux quarante écus. Quiconque attrapera la 
petite phrase sèche, incisive, cinglante de Mérimée, 
son pessimisme ricaneur , son -méphistophélique 
sourire qui veut dire : « Ce monde est stupide, mais 
qu'importe ! » celui-là, qu'il soit conteur ou journa- 
liste, a, en littérature, sa fortune faite. 

Et, pendant que les mondains lisent Carmen^ que 
la jeunesse libérale fait ses délices ô! Arsène Guillot 
et de VAbbé Aubaitt, pendant que Colomba, traduite 
dans toutes les langues de l'Europe, devient un 
répertoire de morceaux choisis, Mérimée, qui se 
croit historien et qui est simplement archéologue, 
s'obstine dans celle vocation. Il écrit laborieusement 
Don Pedrc'j il le publie... et la foule achète Colomba. 
Cet ingrat public ne connaît pas davantage les rares 
services rendus par l'inspecteur général qui a sauvé 
nos monuments et créé toute une tradition. Dans 
cette grande œuvre collective et anonyme de patrio- 
tisme et de goût, si quelques noms émergent et 
s'imposent à la reconnaissance de la nation, ce n'est 
pas le sien. 

A partir de 1832, cette étrange situation qui fait 
de Mérimée tout .ensemble un triomphateur et un 
méconnu se complique et s'envenime d'un nouveau 
dédoublement de sa personnalité qui, au fond, 
denaeure absolument semblable à elle-même. On ne 



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174 PROSPEU MÉRIMÉE. 

saurait trop le répéter ; tout est continu, normal, 
logique dans sa carrière d'écrivain; tout est contin- 
gence, contrastes et accident dans l'histoire de sa 
réputation et de son influence. Il avait été amené par 
le développement' naturel de son esprit à abandonner 
le roman pour l'histoire. De même, sa conversion à 
l'impérialisme fut, comme on l'a vu, lente, graduelle, 
réfléchie. Ella fut, surtout, sincère et spontanée. 

Mais le public n'en jugeait pas ainsi. Mérimée 
était sénateur : cela suffisait à le juger et à le con- 
damner. Cet homme que tout le monde reconnaissait 
pour un de nos premiers talents, l'empereur l'avait 
appelé à siéger parmi les hautes valeurs intellec- 
tuelles et sociales du pays : quel honteux marché 
devait-il y avoir là-dessous ! Pour s'acquitter, Méri- 
mée communiquait des notes, indiquait des sources 
à son auguste confrère : le valet! D'autres jours, il 
organisait des charades et s'amusait, avec d'autres 
hommes d'esprit, à costumer de jolies femmes : 
l'apostat! On eût fort étonné ces juges sévères, 
indignés, en les assurant que ce « valet » n'avait 
jamais servi ni flatté personne, que cet « apostat » 
devait mourir sans avoir trahi ni un ami, ni une 
femme, ni un principe. 

On maudissait le sénateur; on admirait l'écrivain. 
Le premier de ces sentiments était fort injuste, le 
second peut-être excessif. La popularité et l'impo- 
pularité de Mérimée allèrent grandissant ju&qu'au 



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CORRESPONDANCE DE MÉRIMÉE. 175 

jour OÙ elles cessèrent brusquement l'une et l'autre 
lorsqu'il disparut de la scène et que s'éleva une nou- 
velle génération à laquelle il fallait d'autres haines 
et d'autres idoles. Mais voici que le nouveau Mérimée, 
révélé par les volumes de la correspondance, a remis 
l'ancien à la mode. J'ai essayé d'expliquer l'intérêt, 
la curiosité presque sympathique qui s'attache à ce 
Mérimée posthume et à ce roman d'amour, inopiné-- 
ment exhumé. D'ailleurs ce qui a été de la politique 
pour les contemporains de Mérimée, c'est-à-dire un 
sujet de confuses polémiques et un aliment pour les 
passions, devient chaque jour davantage de l'histoire, 
c'est-à-dire un sujet de curiosité, une matière de 
réflexion et d'étude. Ces mille petits faits, qui 
n'avaient alors de prix que par la grâce et l'art du 
conteur, sont aujourd'hui des documents, et Mérimée, 
qu'il y ait songé ou non — je crois qu'il y songeait 
un peu, — se trouve avoir écrit heure par heure 
l'histoire de la société française pendant trente ou 
quarante ans, précisément cette sorte d'histoire qu'il 
eût demandée à la femme de chambre de Périclès et 
échangée volontiers contre la Guerre du Peloponèse, 
de Thucydide. Et il se trouve qu'en cette circon- 
stance la femme de chambre de Périclès est, à sa 
façon, un aussi grand écrivain que Thucydide, bien 
que dans un genre tout différent. Le mot d'histoire 
est trop gros, trop pompeux : ce sont les mémoires, 
c'e^t le -journal du. xix^ siècle tenu, par une. des 



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170 PHOSPER MÉRIMÉE. 

plumes les plus agiles que ce siècle ait eues à son 
service. G*est mieux encore, car un journal est mono- 
tone dans sa subjectivité, et les mémoires n'expriment, 
bien souvent, que les maussades regrets de la vieil- 
lesse. Ces lettres ont tous les âges, puisque Mérimée 
les a écrites à des moments différents de sa vie; tous 
les caractères, puisqu'elles reflètent l'humeur de ceux 
ou de celles qui les devaient lire d'abord : sensées 
et raconteuses avec Mme de Montijo, impitoyable^ 
ment railleuses et paradoxales avec Stendhal et 
Panizzi, élégamment frivoles avec la présidente, 
sérieuses et douces avec l'inconnue à la médaille, 
tendres et fantasques avec Mlle Dacquin. 

Ainsi Mérimée qui courait risque d'être écrasé 
entre Hugo et Balzac, entre les romantiques et les 
réalistes, d'être confondu dans la pléiade des hommes 
d'esprit de l'époque impériale ou de prendre rang 
parmi les romanciers de second ordre entre Charles 
do Bernard et Edmond About, redevient une des 
figures littéraires les plus importantes de son temps ^ 
Du conteur, on gardera seulement quelques pages, 
concentrées et puissantes, où revit le Mérimée des 
fortes inspirations. On regrettera qu'il ait failli à cette 
grande vocation de fonder le réalisme en France 
au xix° siècle et que cet orgueilleux, devenu trop 
modeste, ne se soit cru bon qu'à combiner et à polir 
deux ou trois histoires à faire peur. Mais ses lettres 
sont là, elles le sauvent. Il n'aura pas écrit eu vain, et 



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CORRESPONDANCE DE MÉRIMÉE. 177 

nos successeurs n'échapperont pas à son influence. 
Ils la subiront plus que nous, car ce mort nous 
survivra, et c'est lui qui aura le dernier la parole* 
Lorsque la correspondance générale sera complé- 
tée, mise en bon ordre, éclairée, expliquée, fortifiée 
de notes, de commentaires et d'index, les étudiants 
de l'histoire, qui seront de plus en plus nombreux, 
y retourneront sans cesse comme Grusoé retournait 
au vaisseau pour y chercher des provisions et des 
outils. Ils l'aborderont avec un esprit libre de colères 
et de préjugés; ils penseront à Guizot, à, Rouher et 
à Thiers comme nous pensons à Choiseul, à Bernis, 
à d'Argenson quand nous lisons les lettres de Vol- 
taire. Les jugements, les manières de sentir de 
Mérimée s'infiltreront dans les intelligences, par la 
simple raison que ce qui est bien dit résiste et dure. 
Respectons en Mérimée un témoin qui déposera 
devant le prochain siècle lorsqu'il s'agira de juger 
celui-ci. Il se fera écouter, et qui sait se faire écouter 
est bien près de se faire croire. 



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TABLE DES MATIÈRES 



Ghap. I. — Premières années et débuts littéraires 5 

— II. — Les Nouyelles de Mérimée. — Carrière 

administrative et vie mondaine 39 

— III. — Mérimée inspecteur général des monuments. 

— Travaux historiques et double élection 

à l'Institut 75 

— rV. — Mérimée courtisan et diplomate. — Travaux 

sur rbistoire de Russie et dernières ' 
œuvres d'imagination 121 

— V. — Correspondance de Mérimée. — Son 

influence 163 



Gonlommiers. — Imp. Paol BRODARD. ^ 385-98. 



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V. 



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