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ŒUVRES COMPLETES
CHATEAUBRIAND
TOME VI
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ŒUVRES COMPLÈTES
CHATEAUBRIAND
NOUVELLE ÉDITION
KF.YUE AVEC SOIN SUR I.RS KDITIONS <1RIG1NALES
V W K C. P. Il K 1) ' L \ B
ÉTUDE LITTÉRAIRE SUR CHATEAUBRIAND
PAR
M. SAINTE-BEUVE
DE I ■ A C A I) K M 1 E FRANÇAISE
Vignettes dessinées par G. Staal, Racinet, etc., et gravées par F. Delannoy,
G. Thibault, Outhwaitte. Massard, etc.
VOYAflES EN AMÉRIQUE, EX ITALIE, AU MONT BLANC
MÉLANGES LITTÉRAIRES
0(''
PARIS
GARNIER FRÈRES, ÉDITEURS
0, RIE DES SAI.MS-PKRES, G
ZXD.
ICf-.
■i.L
VOYAGE
EN AMÉRIQUE
AVERTISSEMENT
DE L'ÉDITION DE 1827.
Je n'ai rien à dire de particulier sur le Voyage en Amérique qu'on va lire ;
le récit en est tiré, comme le sujet des Natchez, du manuscrit original des
Natchez mêmes : ce Voyage porte en soi son commentaire et son histoire.
Mes différents ouvrages offrent d'assez fréquents souvenirs de ma course
en Amérique : j'avois d'abord songé à les recueillir et à les placer sous leur
date dans ma narration; mais j'ai renoncé à ce parti, pour éviter un double
emploi. Je me suis contenté de rappeler ces passages ; j'en ai pourtant cité
quelques-uns, lorsqu'ils m'ont paru nécessaires à l'intelligence du texte et
qu'ils n'ont pas été trop longs.
Je donne dans l'Introduction un fragment des Mémoires de ma vie, afin de
familiariser le lecteur avec le jeune voyageur qu'il doit suivre outre-mer. J'ai
corrigé avec soin la partie déjk écrite ; la partie qui relate les faits postérieurs
à l'année 1791, et qui nous amène jusqu'à nos jours, est entièrement neuve.
En parlant des républiques espagnoles, j'ai raconté ( en tout ce qu'il m'étoit
permis de raconter) ce que j'aurois désiré faire dans l'intérêt de ces États
naissants, lorsque ma position politique me donnoit quelque influence sur
les destinées des peuples.
Je n'ai point été assez téméraire pour toucher à ce grand sujet avant de
m'être entouré des lumières dont j'avois besoin. Beaucoup de volumes impri-
més et de mémoires inédits m'ont servi à composer une douzaine de pages.
J'ai consulté des hommes qui ont voyagé et résidé dans les républiques espa-
gnoles : je dois à l'obligeance de M. le chevalier d'Esménard des renseigne-
ments précieux sur les emprunts américains.
La préface qui précède le Voyage en Amérique est une espèce d'histoire des
l^ AVERTISSEMENT.
vovages : elle présente au lecteur le tableau général de la science géographi-
que, et, pour ainsi dire, la feuille de route de l'homme sur le globe.
Quant à mes voyages en Italie, il n'y a de connu du public que ma lettre
adressée de Rome à M. de Fontanes, et quelques pages sur le Vésuve : les
lettres et les notes qu'on trouvera réunies à ces opuscules n'avoient point
encore été publiées.
Les Cinq jours en Auvergne, morceau inédit, s.:ivent, dans l'ordre chrono-
logique, les Lettres et les Notes sur l'Italie.
Le Voyage au Mont-Blanc parut en 4806, peu de mois avant mon départ
pour la Grèce.
PRÉFACE ^
Les voyages sont une des sources de l'histoire : l'histoire des nations étran-
gères vient se placer, par la narration des voyageurs, auprès de l'histoire
particulière de chaque pays.
Les voyages remontent au berceau de la société : les livres de Moïse nous
représentent les premières migrations des hommes. C'est dans ces livres que
nous voyons le patriarche conduire ses troupeaux aux plaines de Chanaan,
l'Arabe errer dans ses solitudes de sable, et le Phénicien explorer les mers.
Moïse fait sortir la seconde famille des hommes des montagnes de l'Armé-
nie; ce point est central par rapport aux trois grandes races, jaune, noire et
blanche : les Indiens, les Nègres et les Celtes ou autres peuples du Nord.
Les peuples pasteurs se retrouvent dans Sem, les peuples commerçants
dans Cham, les peuples militaires dans Japhet. Moïse peupla l'Europe des
descendants de Japhet : les Grecs et les Romains donnent Japetus pour père
à l'espèce humaine.
Homère, soit qu'il ait existé un poëte de ce nom, soit que les ouvrages
qu'on lui attribue n'offrent qu'un recueil des traditions de la Grèce, Homère
nous a laissé dans l'Odyssée le récit d'un voyage; il nous transmet aussi les
idées que l'on avoit dans cette première antiquité sur la configuration de la
terre : selon ces idées, la terre représentoit un disque environné par le fleuve
Océan. Hésiode a la même cosmographie.
\. Obligé de resserrer un tableau immense dans le cadre étroit d'une préface, je
crois pourtant n'avoir omis rien d'essentiel. Si cependant des lecteurs, curieux de ces
sortes de recherches, désiroient en savoir davantage, ils peuvent consulter les savants
ouvrages des d'Anville, des Robertson, des Gosselin, des Multe-Brun, des Walkenaër,
des Pinkerton, des Rennel, des Cuvier, des Joniard, etc.
6 PREFACE.
Hérodote, le père de l'histoire comme Homère est le père de la poésie,
étoit comme Homère un voyageur. Il parcourut le monde connu de son
temps. Avec quel charme n'a-t-il pas décrit les mœurs des peuples! On
n'avoit encore que quelques cartes côtières des navigateurs phéniciens et la
mappemonde d'Anaximandre corrigée par Hécatée : Strabon cite un itiné-
raire du monde de ce dernier,
Hérodote ne distingue bien que deux parties de la terre, l'Europe et l'Asie;
la Libye ou l'Afrique ne sembleroit, d'après ses récits, qu'une vaste pénin-
sule de l'Asie. Il donne les routes de quelques caravanes dans l'intérieur de
la Libye, et la relation succincte d'un voyage autour de l'Afrique. Un roi
d'Egypte, Nécos, fit partir des Phéniciens du golfe Arabique : ces Phéniciens
revinrent en Egypte par les colonnes d'Hercule; ils mirent trois ans à accom-
plir leur navigation, et ils racontèrent qu'ils avoient vu le soleil à leur droite.
Tel est le fait rapporté par Hérodote.
Les anciens eurent donc, comme nous, deux espèces de voyageurs : les uns
parcouroient la terre, les autres les mers. A peu près à l'époque où Héro-
dote écrivoit, le Carthaginois Ilannon accomplissoit son Périple '. Il nous
reste quelque chose du recueil fait par Scylax des excursions maritimes de
son temps.
Platon nous a laissé le roman de cette Atlantide, où l'on a voulu retrouver
l'Amérique. Eudoxe, compagnon de voyage du philosophe, composa un
itinéraire universel, dans lequel il lia la géographie à des observations astro-
nomiques.
Ilippocrate visita les peuples de la Scythie : il appliqua les résultats de
son expérience au soulagement de l'espèce humaine.
Xénophon tient un rang illustre parmi ces voyageurs armés qui ont con-
tribué à nous fiurc connoître la demeure que nous habitons.
Aristote, qui devançoit la marche des lumières, tonoit la terre pour sphé-
rique; il en évaluoit la circonférence à quatre cent mille stades; il croyoit,
ainsi que Christophe Colomb le crut, que les côtes de l'IIespérie étoient en
face de celles do l'Inde. Il avoit une idée vague de l'Angleterre et de l'Ir-
lande, qu'il nomme Albion et Jerne ; les Alpes ne lui étoient point inconnues,
mais il les confondoit avec les Pyrénées.
Dicéarque, un de ses disciples, fit une description charmante de la Grèce,
dont il nous reste quelques fragments, tandis qu'un autre disciple d'Aris-
1. Je l'ai donné tout eiitior dans VEssai historique.
PREFACE. 7
tote, Alexandre le Grand, alloit porter le nom de cette Grèce jusque sur les
rivages de l'Inde. Les conquêtes d'Alexandre opérèrent une révolution dans
les sciences comme chez les peuples.
Androstène, Néarque et Onésicritus reconnurent les côtes' méridionales de
l'Asie. Après la mort du fils de Philippe, Séleucus Nicanor pénétra jusqu'au
Gange; Patrocle, un de ses amiraux, navigua sur l'océan Indien. Les rois
grecs de l'Egypte ouvrirent un commerce direct avec l'Inde et la Taprobane;
Plolémée Philadelphe envoya dans l'Inde des géographes et des flottes;
Timosthène publia une description de tous les ports connus, et Ératosthène
donna des bases mathématiques à un système complet de géographie. Les
caravanes pénétroient ainsi dans l'Inde par deux routes : l'un se terminoit
à Palibothra en descendant le Gange; l'autre tournoit les monts Imaiis.
L'astronome Hipparque annonça une grande terre qui devoit joindre l'Inde
à l'Afrique : on y verra si l'on veut l'univers de Colomb.
La rivalité de Rome et de Carthage rendit Polybe voyageur, et lui fît
visiter les côtes de l'Afrique jusqu'au mont Atlas, afin de mieux connoître le
peuple dont il vouloit écrire l'histoire. Eudoxe de Cyzique tenta, sous le
règne de Ptolémée Physcon et de Ptolémée Lathyre , de faire le tour de
l'Afrique par l'ouest; il chercha aussi une route plus directe pour passer des
ports du golfe Arabique aux ports de l'Inde.
Cependant les Romains, en étendant leurs conquêtes vers le nord, levèrent
de nouveaux voiles : Pythéas de Marseille avoit déjà touché à ces rivages
d'où dévoient venir les destructeurs de l'empire des Césars. Pythéas navigua
jusque dans les mers de la Scandinavie, fixa la position du cap Sacré et du
cap Calbium (Finistère) en Espagne, reconnut l'île Uxisama (Ouessant),
celle d'Albion, une des Cas?itérides des Carthaginois, et surgit à cette
fameuse Thulé dont on a voulu faire l'Islande, mais qui, selon toute appa-
rence, est la côte du Jutland.
Jules César éclaircit la géographie des Gaules, commença la découverte de
la Germanie et des côtes de l'île des Bretons : Germanicus porta les aigles
romaines aux rives de l'Elbe.
Strabon, sous le règne d'Auguste, renferma dans un corps d'ouvrage les
connoissances antérieures des vojageurs et celles qu'il avoit lui-même
acquises. Mais si sa géographie enseigne des choses nouvelles sur quelque
partie du globe, elle fait rétrograder la science sur quelques points : Strabon
distingue les îles Cassitérides de la Grande-Bretagne, et il a l'air de croire
que les premières (qui ne peuvent être dans cette hypothèse que les Sorlin-
8 PRÉFACE.
gués) produisoicnt l'étain : or l'étain se tiroit des mines de Cornouailles;
et lorsque le géographe grec écrivoit , il y avoit déjà longtemps que l'étain
d'Albion arrivoit au monde romain à travers les Gaules.
Dans la Gaule ou la Celtique, Strabon supprime à peu près la péninsule
armoricaine; il ne connoît point la Baltique, quoiqu'elle passât déjà pour un
grand lac salé, le long duquel on trouvoit la côte de l'Ambre jaune, la Prusse
d'aujourd'hui.
A l'époque où florissoit Strabon, Hippalus fixa la navigation de l'Inde par
le golfe Arabique, en expérimentant les vents réguliers que nous appelons
moussons : un de ces vents, le vent du sud-ouest, celui qui conduisoit dans
l'Inde, prit le nom d'Hippale. Des flottes romaines partoient régulièrement
du port de Bérénice vers le milieu de l'été, arrivoient en trente jours au
port d'Océlis ou à celui de Cane dans l'Arabie, et de là en quarante jours à
Muziris, premier entrepôt de l'Inde. Le retour, en hiver, s'accomplissoit
dans le même espace de temps; de sorte que les anciens ne mettoient pas
cinq mois pour aller aux Indes et pour en revenir. Pline et le Périple
de la mer Érythréenne ( dans les petits géographes ) fournissent ces détails
curieux.
Après Strabon, Denis le Périégète, Pomponius Mêla, Isidore de Charax ,
Tacite et Pline, ajoutent aux connoissances déjà acquises sur les nations.
Pline surtout est précieux par le nombre des voyages et des relations qu'il
cite. En le lisant nous voyons que nous avons perdu une description complète
de l'empire romain faite par ordre d'Agrippa, gendre d'Auguste; que nous
a\ons perdu également des Commentaires sur l'Afrique par le roi Juba, com-
mentaires extraits des livres carthaginois; que nous avons perdu une rela-
tion des îles Fortunées par Statius Sebosus, des Mémoires sur l'Inde par
Sénèque, un Périple de l'historien Polybe, trésors à jamais regrettables.
Pline sait quelque chose du Thibet; il fixe le point oriental du monde à
l'embouchure du Gange; au nord, il entrevoit les Orcades; il connoit la
Scandinavie et donne le nom de golfe Codan à la mer Baltique.
Les anciens avoient à la fois des cartes routières et des espèces de livres
de poste : A'égèse dislingue les premières parle nom de pkta, et les seconds
par celui d'annolala. Trois de ces itinéraires nous restent : Vltinéraire d'An-
tonin, Vltinéraire de Bordeaux à Jérusalem et la Table de Peutinger. Le haut de
celte table, qui commcnçoit à l'ouest, a été déchiré; la Péninsule espagnole
manque, ainsi que l'Afrique occidentale; mais la table s'étend à l'est jusqu'à
l'embouchure du Gange, et marque des routes dans l'intériour do l'Inde,
PREFACE. 9
Cette carte a vingt-el-un pieds de long sur un pied de large ; c'est une zone
ou un grand chemin du monde antique.
Voilà à quoi se réduisoient les travaux et les connoissances des voyageurs
et des géographes avant l'apparition de l'ouvrage de Ptolémée. Le monde
d'Homère étoit une île parfaitement ronde, entourée, comme nous l'avons
dit, du fleuve Océan. Hérodote Gt de ce monde une plaine sans limites pré-
cises, Eudoxe de Cnide le transforma en un globe d'à peu près treize mille
stades de diamètre; Hipparque et Strabon lui donnèrent deux cent cin-
quante-deux mille stades de circonférence, de huit cent trente-trois stades
au degré. Sur ce globe on traçoit un carré, dont le long côté couroit d'occi-
dent en orient; ce carré étoit divisé par deux lignes, qui se coupoient à
angle droit : l'une, appelée le diaphragme, marquoit de l'ouest à l'est la lon-
gueur ou la longitude de la terre; elle avoit soixante-dix-sept mille huit cents
stades; l'autre, d'une moitié plus courte, indiquoit du nord au sud la lar-
geur ou la latitude de cette terre; les supputations commencent au méridien
d'Alexandrie. Par cette géographie, qui faisoit la terre beaucoup plus longue
que large, on voit d'où nous sont venues ces expressions impropres de lon-
gitude et de latitude.
Dans cette carte du monde habité se plaçoient l'Europe, l'Asie et l'Afrique :
l'Afrique et l'Asie se joignoient aux régions australes, ou étoient séparées par
une mer qui raccourcissoit extrêmement l'Afrique. Au nord les continents se
terminoient à l'embouchure de l'Elbe, au sud vers les bords du Niger, à
l'ouest au cap Sacré en Espagne, et à l'est aux bouches du Gange ; sous l'équa-
teur une zone torride, sous les pôles une zone glacée, étoient réputées inha-
bitables.
Il est curieux de remarquer que presque tous ces peuples appelés barbares,
qui firent la conquête de l'empire romain et d'où sont sorties les nations
modernes, habitoient au delà des limites du monde connu de Pline et de
Strabon, dans des pays dont on ne soupçonnoit pas même l'existence.
Ptolémée, qui tomba néanmoins dans de graves erreurs, donna des bases
mathématiques à la position des lieux. On voit paroître dans son travail un
assez grand nombre de nations sarmates. Il indique bien le Volga, et redes-
cend jusqu'à la Vistule.
En Afrique il confirme l'existence du Niger, et peut-être nomme-t-il Tom-
bouctou dans Tucabath; il cite aussi un grand fleuve qu'il appelle Gyr.
En Asie, son pays des Sines n'est point la Chine, mais probablement le
royaume de Siam. Ptolémée suppose que la terre d'Asie, se prolongeant vers
10 PRÉFACE.
le midi, ?e joint à une terre inconnue, laquelle terre se réunit par l'ouest à
l'Afrique. Dans la Sérique de ce géographe il laulvoir le Thibet, lequel four-
nit à Rome la première grosso soie.
Avec Ptolémce finit l'histoire des voyages des anciens, et Pausanias nous
fait voirie dernier cette Grèce antique, dont le génie s'est noblement réveillé
de nos jours à la voix de la civilisation nouvelle. Les nations barbares parois-
sent, l'empire romain s'écroule; de la race des Goths, des Francs, des Huns,
des Slaves, sortent un autre monde et d'autres voyageurs.
Ces peuples étoient eux-mêmes de grandes caravanes armées, qui des
rochers de la Scandinavie et des frontières de la Chine marchoient à la
découverte de l'empire romain. Ils venoient apprendre à ces prétendus
maîtres du monde qu'il y avoit d'autres hommes que les esclaves soumis au
joug des Tibère et des Néron ; ils venoient enseigner leur paj's aux géo-
graphes du Tibre : il fallut bien placer ces nations sur la carte ; il fallut bien
croire à l'existence des Goths et des Vandales quand Alaric et Genseric eurent
écrit leurs noms sur les murs du Capitole. Je ne prétends point raconter ici
les migrations et les établissements des barbares ; je chercherai seulement
dans les débris qu'ils entassèrent les anneaux de la chaîne qui lie les voya-
geurs anciens aux voyageurs modernes.
Un déplacement notable s'opéra dans les investigations géographiques par
le déplacement des peuples. Ce que les anciens nous font le mieux connoître,
c'est le pays qu'ils habitoient; au delà des frontières de l'Empire Romain tout
est pour eux déserts et ténèbres. Après l'invasion des barbares nous ne savons
presque plus rien de la Grèce et de l'Italie, mais nous commençons à péné-
trer les contrées qui enfantèrent les destructeurs de l'ancienne civilisation.
Trois sources reproduisirent les voyages parmi les peuples établis sur les
ruines du monde romain : le zèle de la religion, l'ardeur des conquêtes,
l'esprit d'aventures et d'entreprises, mêlé à l'avidité du commerce.
Le zèle de la religion conduisit les premiers comme les derniers mission-
naires dans les pays les plus lointains. Avant le iv* siècle, et pour ainsi
dire du temps des apôtres, qui furent eux-mêmes des pèlerins, les
prêtres du vrai Dieu portoient de toutes parts le flambeau de la foi. Tandis
que le sang des martyrs couloit dans les amphithéâtres, des ministres de paix
prêclioicnt la miséricorde aux vengeurs du sang chrétien : les conquérants
étoient déjà en partie conquis par l'Évangile lorsqu'ils arrivèrent sous les
murs de Rome.
Les ou\ rages des Pères de l'Église mentionnent une foule de i)ieux voya-
PRÉFACE. 11
geurs. C'est une mine que l'on n'a pas assez fouillée, et qui sous le seul rap-
port de la géographie et de l'histoire des peuples renferme des trésors.
Un moine Égyptien, dès le v^ siècle de notre ère, parcourut l'Ethiopie et
composa une topographie du monde chrétien; un Arménien, du nom de
Chorenenzis, écrivit un ouvrage géographique. L'historien des Goths, Jor-
nandès, évêque de Ravenne, dans son histoire et dans son livre de Origine
mundi, consigne, au vi** siècle, des faits importants sur les pays du nord et
de l'est de l'Europe. Le diacre Varnefrid publia une histoire des Lom-
bards; un autre Goth, l'Anonyme de Ravenne, donna un siècle plus tard
la description générale du monde. L'apôtre de l'Allemagne, saint Boniface,
envoyoit au pape des espèces de mémoires sur les peuples de l'Esclavonie.
Les Polonois paroissent pour la première fois sous le règne d'Othon II, dans
les huit livres de la précieuse Chronique de Ditmar. Saint Otton, évoque de
Bemberg, sur l'invitation d'un ermite espagnol appelé Bernard, prêche la foi
en parcourant la Prusse. Otton vit la Baltique, et fut étonné de la grandeur
de cette mer. Nous avons malheureusement perdu le journal du voyage que
fit, sous Louis le Débonnaire, en Suède et en Danemark Anscaire, moine
de Corbie, à moins toutefois que ce journal, qui fut envoyé à Rome en 12G0,
n'existe dans la bibliothèque du Vatican. Adam de Brème a puisé dans cet
ouvrage une partie de sa propre relation des royaumes du Nord ; il men-
tionne de plus la Russie, dont Kiow étoit la capitale, bien que dans les
Sagas l'empire russe soit nommé Gardavike, et que Holmgard, aujourd'hui
Novogorod, soit désigné comme la principale cité de cette empire naissant.
Giraud Bairy, Dicuil retracent l'un le tableau de la principauté de Galles
et de l'Irlande sous le règne de Henri II ; l'autre retourne à l'examen des
mesures de l'empire romain sous Théodose.
Nous avons des cartes du moyen âge : un tableau topographique de toutes
les provinces du Danemark, vers l'an 1231, sept cartes du royaume d'Angle-
terre et des îles voisines, dans le xii'= siècle, et le fameux livre connu sous le
nom de Doomsdaijbook , entrepris par ordre de Guillaume le Conquérant. On
trouve dans cette statistique le cadastre des terres cultivées, habitées ou
désertes de l'Angleterre, le nombre des habitants libres ou serfs, et jusqu'à
celui des troupeaux et des ruches d'abeilles. Sur ces cartes sont grossière-
ment dessinées les villes et les abbayes : si d'un côté ces dessins nuisent aux
détails géographiques, d'un autre côté ils donnent une idée des arts de ce
temps.
Les pèlerinages à la Terre Sainte forment une partie considérable des
12 PRÉFACE.
monuments graphiques du moyen âge. Ils eurent lieu dès le iv* siècle, puis-
que saint Jérôme assure qu'il venoit à Jérusalem des pèlerins de l'Inde, de
l'Ethiopie, de la Bretagne et de l'IIibernie; il paroît même que l'Itinéraire de
Bordeaux à Jérusalem avoit été composé vers l'an 333, pour l'usage des pèle-
rins des Gaules.
Les premières années du vi* siècle nous fournissent Yltinéraire d'Anlonin
(le Plaisance. Après Antonin vient, dans le \'ii« siècle, saint Arculfe, dont
Adamannus écrivit la relation; au vm^ siècle nous avons deux voyages à
Jérusalem de saint Guilbaud, et une relation des lieux saints par le vénérable
Bède; au ix' siècle, Bernard Lemoine; aux x^ et xi« siècles, Olderic, évêque
d'Orléans, le Grec Eugisippe, et enfin Pierre l'Ermite.
Alors commencent les croisades : Jérusalem demeure entre les mains des
princes françois pendant quatre-vingt-huit ans. Après la reprise de Jérusalem
par Saladin, les fidèles continuèrent à visiter la Palestine, et depuis Focas,
dans le xiii^ siècle, jusqu'à Pococke, danslexviu*, les pèlerinages se succèdent
sans interruption'.
Avec les croisades on vit renaître ces historiens voyageurs dont l'antiquité
avoit offert les modèles. Raymond d'Agiles, chanoine de la cathédrale du Puy
en Velay, accompagna le célèbre évoque Adhémar à la première croisade :
devenu chapelain du comte de Toulouse, il écrivit avec Pons de Balazun,
brave chevalier, tout ce dont il fut témoin sur la route et à la prise de Jéru-
salem. Raoul de Caen, loyal serviieur de Tancrède, nous peint la vie de ce
chevalier: Robert Lemoine se trouva au siège de Jérusalem.
Soixante ans plus tard, Foulcher de Chartres et Odon de Deuil allèrent aussi
en Palestine : le premier avec Baudouin, roi de Jérusalem, le second avec
Louis YII, roi de France. Jacques de Vitry devint évêque de Saint-Jean-
d'Acre.
Guillaume de Tyr, qui s'éleva vers la fin du royaume de Jérusalem, passa
sa vie sur les chemins de l'Europe et de l'Asie. Plusieurs hisloriens de nos
vieilles chroniques furent ou des moines et des prélats errants, comme Raoul,
Glaber et Flodoard, ou des guerriers, tels que Nithard, petit-fils de Charle-
magne, Guillaume de Poitiers, Ville-Hardouin, Joinville, et tant d'autres qui
racontent leurs expéditions lointaines. Pierre Devaulx-Cernay étoit une espèce
d'ormilc dans les effroyables camps de Simon de Montfort.
Une fois arrivé aux chroniques en langue vulgaire, on doit surtout remar-
1. Voyez le second Mémoire de mon Introduction à Yltinéraire.
PRÉFACE. 13
qiier Froissart, qui n'écrivit, à proprement parler, que ses voyages : c'étoit
en chevauchant qu'il traçoit son histoire. 11 passoit de la cour du roi d'An-
gleterre à celle du roi de France, et de celle-ci à la petite cour chevaleresque
des comtes de Foix. « Quand j'eus séjourné en la cité de Paumiers trois jours,
me vint d'aventure un chevalier du comte de Foix qui revenoit d'Avignon,
lequel on appeloit messire E^paing du Lyon, vaillant homme et sage et beau
chevalier, et pouvoit alors être en âge de cinquante ans. Je me mis en sa
compagnie, et fûmes six jours sur le chemin. En chevauchant, ledit chevalier
(puisqu'il avoit dit au matin ses oraisons) se devisoit le plus du jour à moi,
en demandant des nouvelles : aussi, quand je lui en demandois . il m'en
respondoit, etc. » On voit Froissart arriver dans de grands hôtels, dîner à
peu près aux heures où nous dînons, aller au bain, etc. L'examen des voyages
de cette époque me porte à croire que la civilisation domestique du xiv* siè-
cle étoit infiniment plus avancée que nous ne nous l'imaginons.
En retournant sur nos pas, au moment de l'invasion de l'Europe civilisée
par les peuples du Nord , nous trouvons les voyageurs et les géographes
arabes qui signalent dans les mers des Indes des rivages inconnus des anciens :
leurs découvertes furent aussi fort importantes en Afrique : Massudi , Ibn-
Ilaukal, Al-Edrisi, Ibn-Alouardi Hamdoullah, Abulféda, El-Bakoui, donnent
des descriptions très-étendues de leur propre patrie et des contrées soumises
aux armes des Arabes. Ils voyoient au nord de l'Asie un pays affreux, qu'en-
touroit une muraille énorme, et un château deGog et deMagog. Vers l'an 7 13,
sous le calife Walid , les Arabes connurent la Chine , où ils envoyèrent
par terre des marchands et des ambassadeurs : ils y pénétrèrent aussi par mer
dans le ix* siècle : Wahab et Abuzaïd abordèrent à Canton. Dès l'an 830 les
A.rabes avoient un agent commercial dans la province de ce nom ; ils cora-
merçoient avec quelques villes de l'intérieur, et, chose singulière I ils y trou-
vèrent des communautés chrétiennes.
Les Arabes donnoient à la Chine plusieurs noms : le Cathai comprenoit les
provinces du nord, le Tchin ou le Sin les provinces du midi. Introduits dans
l'Inde, sous la protection de leurs armes, les disciples de Mahomet parlent
dans leurs récits des belles vallées de Cachemire aussi pertinemment que des
voluptueuses vallées de Grenade. Ils avoient jeté des colonies dans plusieurs
îles de la mer de l'Inde, telles que Madagascar et les Moluques, où les Por-
tugais les trouvèrent après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance.
Tandis que les marchands militaires de l'Asie faisoient, à l'orient et au
midi, des découvertes inconnues à l'Europe subjugifée par les barbares, ceux
\h PRÉFACE.
de ces barbares restés dans leur première patrie, les Suédois, les Norvégiens,
les Danois, commençoient au nord et à l'ouest d'autres décou\ ertes, également
ignorées de l'Europe franque et germanique. Other le Norvégien s'avançoit
jusqu'à la mer Blanche, et Wulfstan le Danois décrivoit la mer Baltique,
qu'Éginhard avoit déjà décrite, et que les Scandinaves appeloient le Lac salé de
l'Est. Wulfstan raconte que les Estions, ou peuples qui habitoient à l'orient
de la Vistule, buvoientle lait de leurs juments comme les Tartares, et qu'ils
laissoient leur héritage aux meilleurs cavaliers de leur tribu.
Le roi Alfred nous a conservé l'Abrégé de ces relations. C'est lui qui lo
premier a divisé la Scandinavie en provinces ou royaumes tels que nous les
connoissons aujourd'hui. Dans les langues gothiques, la Scandinavie portoit
le nom de Mannaheim, ce qui signifie pays des hommes, et ce que le latin du
VI* siècle a traduit énergiquement par l'équivalent de ces mots : fabrique du
genre humain.
Les pirates normands établirent en Irlande les colonies de Dublin, d'Ulster
et de Connaught ; ils explorèrent et soumirent les îles de Shetland, les Orca-
des et les Hébrides; ils arrivèrent aux îles Feroer, à l'Islande, devenue les
archives de l'histoire du Nord; au Groenland, qui fut habité alors et habitable,
et enfin peut-être à l'Amérique. Nous parlerons plus tard de cette découverte
ainsi que du voyage et de la carte des deux frères Zeni.
Mais l'empire des califes s'étoit écroulé ; de ses débris s'étoient formées
plusieurs monarchies : le royaume des Aglabites et ensuite desFatirnites en
Egypte, les despotats d'Alger, de Fez, de Tripoli, de Maroc, sur les côtes
d'Afrique. Les Turcomans, convertis à l'islamisme, soumirent l'Asie occi-
dentale depuis la Syrie jusqu'au mont Casbhar. La puissance ottomane passa
en Europe, effaça les dernières traces du nom romain, et poussa ses con-
quêtes jusqu'au delà du Danube.
Gengis-Kan paroît, l'Asie est bouleversée et subjuguée de nouveau. Oktaï-
Kan détruit le royaume des Cumanes et des Nioutchis; Mangu s'empare du
califat de Bagdad ; Kublaï-Kan envahit la Chine et une partie de l'Inde. De
cet empire Mongol, qui réunissoit sous un même joug l'Asie presque entière,
naissent tous les kanats que les Européens rencontrèrent dans l'Inde.
Les princes européens, effrayés de ces Tartares qui avoienl étendu leurs
ravages jusque dans la Pologne, la Silésie et la Hongrie, cherchèrent à con-
noîlrc les lieux d'où partoit ce prodigieux mouvement : les papes et les rois
envoyèrent des ambassadeurs à ces nouveaux fléaux do Dieu. Ascelin,
Carpin, Uubruquis, pénétrèrent dans le pays des Mongols. Rubruquis trouva
PRÉFACE. 15
que Caracorum, ville capitale de ce kan maître de l'Asie, avoit à peu près
l'étendue du village de Saint-Denis : elle étoit environnée d'un mur de terre;
on y voyoitdeux mosquées et une église chrétienne.
11 y eut des itinéraires de la Grande-Tartarie à l'usage des missionnaires :
André Lusimel prêcha le christianisme aux Mongols ; Ricold de Monte-Crucis
pénétra aussi dans la Tartarie.
Le rabbin Benjamin de Tudèle a laissé une relation d3 ce qu'il a vu ou de
ce qu'il a- entendu dire sur les trois parties du monde (-1160).
Enfin Marc-Paul, noble Vénitien, ne cessa de parcourir l'Asie pendant près
de vingt-six années. Il fut le premier Européen qui pénétra dans la Chine,
dans l'Inde au delà du Gange, et dans quelques îles de l'océan Indien
(4 271-95). Son ouvrage de\int le manuel de tous les marchands en Asie et
de tous les géographes en Europe.
Marc-Paul cite Pékin et Nankin ; il nomme encore une ville de Quinsaï, la
plus grande du monde : on comptoit douze mille ponts sur les canaux dont
elle étoit traversée; on y consommoit par jour quatre-vingt-quatorze quin-
taux de poivre. Le voyageur vénitien fait mention dans ses récits de la por-
celaine; mais il ne parle point du thé : c'est lui qui nous a fait connoître le
Bengale, le Japon, l'île de Bornéo, et la mer de la Chine, où il compte sept
mille quatre cent quarante îles, riches en épiceries.
Ces princes tartares ou mongols, qui dominèrent l'Asie et passèrent dans
quelques provinces de l'Europe, ne furent pas des princes sans mérite; ils ne
sacrifioient ni ne réduisoient leurs prisonniers en esclavage. Leurs camps se
remplirent d'ouvriers européens, de missionnaires, de voyageurs, qui occu-
pèrent même sous leur domination des emplois considérables. On pénétroit
avec plus de facilité dans leur empire que dans ces contrées féodales où un
abbé de Clugny teeoit les environs de Paris pour une contrée si lointaine et
si peu connue, qu'il n'osoit s'y rendre.
Après Marc-Paul, vinrent Pegoletti, Oderic, Mandeville, Clavijo, Josaphat,
Barbare : ils achevèrent de décrire l'Asie. Alors on alloit souvent par terre à
Pékin ; les frais du voyage s'élevoient de 300 à 350 ducats. Il y avoit un papier
monnoie en Chine; on lenommoit babisci ou balis.
Les Génois et les Vénitiens firent le commerce de l'Inde et de la Chine en
caravanes par deux routes différentes : Pegoletti marque dans le plus grand
détail les stations d'une des routes ( 1353). En 1312 on rencontre à Pékin
un évèque appelé Jean de Monte Corvino.
Cependant le temps marchoit : la civilisation faisoit des progrès rapides :
IG PREFACE.
des découvertes ducs au hasard ou au génie de l'homme séparoient à jamais
les siècles modernes des siècles antiques, et marquoient d'un sceau nouveau
les générations nouvelles. La boussole, la poudre à canon, riinprimerie,
étoient trouvées pour guider le navigateur, le défendre et conserver le sou-
venir de ses périlleuses expéditions.
Les Grecs et les Romains avoient été nourris aux bords de cette étendue
d'eau intérieure qui ressemble plutôt à un grand lac qu'à un océan : l'empire
ayant passé aux barbares, le centre de la puissance politique se trouva placé
principalement en Espagne, en France et en Angleterre, dans le voisinage de
cette mer Atlantique qui baignoit, vers l'occident, des rivages inconnus. Il
fallut donc s'habituer à braver les longues nuits et les tempêtes, à compter
pour rien les saisons, à sortir du port dans les jours de l'hiver comme dans
les jours de l'été, à bâtir des vaisseaux dont la force fût en proportion de
celle du nouveau Neptune contre lequel ils avoient à lutter.
Nous avons déjà dit un mot des entreprises hardies de ces pirates du Nord
qui, selon l'expression d'un panégyriste, sembloient avoir vu le fond de
l'abîme à découvert; d'une autre part les républiques formées en Italie des
ruines de Rome, du débris des royaumes des Goths, des Vandales et des
Lombards, avoient continué et perfectionné l'ancienne navigation delà Médi-
terranée. Les flottes vénitiennes et génoises avoient porté les croisés en
Egypte, en Palestine, à Constantinople, dans la Grèce; elles etoient allées
chercher à Alexandrie et dans la mer Noire les riches productions de l'Inde.
Enfin, les Portugais poursuivoient en Afrique les Maures, déjà chassés des
rives du Tage; il falloit des vaisseaux pour suivre et nourrir le long des
côtes les combattants. Le cap Nunez arrêta longtemps les pilotes; Jilianez le
doubla en 1433; l'île de Madère fut découverte ou plutôt retrouvée; les
Açores émergèrent du sein des flots; et comme on éloit toujours persuadé,
d'après Ptolémée, que l'Asie s'approchoit de l'Afrique, on prit les Açores
pour les îles qui, selon Marc-Paul, bordoient l'Asie dans la mer des Indes.
On a prétendu qu'une statue équestre, montrant l'occident du doigt, s'éle-
voit sur le rivage de l'île de Corvo; des monnoies phéniciennes ont été aussi
rnpi)orlées de cctto île.
Du cap Nunez les Portugais surgirent au Sénégal; ils longèrent successive-
ment les îles du Cap-Vert, la côte de Guinée, le cap Mesurado au midi de
Sierra-Leone, le Bénin et le Congo. Barthélémy Diaz atteignit en i486 le
fameux cap des Tourmentes, qu'on appela bientôt d'un nom plus propice.
Ainsi fut reconnue cette extrémité méridionale de l'Afrique qui, d'après
PREFACE. 17
les géographes grecs et romains, devoit se réunir à l'Asie. Là s'ouvroient
les régions mystérieuses où l'on n'éloit entré jusque alors que par cette mer
des prodiges qui vit Dieu et s'enfuit : Mare vidit et fwjit.
« Un spectre immense, épouvantable, s'élève devant nous : son attitude
est menaçante, son air farouche, son teint pâle, sa barbe épaisse et fangeuse;
i;a chevelure est chargée de terre et de gravier, ses lèvres sont noires, ses
dents livides; sous d'épais sourcils, ses yeux roulent étincelants
« Il parle : sa voix formidable semble sortir des gouffres de Neptune. . .
cf Je suis le génie des tempêtes, dit-il; j'anime ce vaste promontoire que
les Ptolémée, les Strabon , les Pline et les Pomponius, qu'aucun de vos
savants n'a connu. Je termine ici la terre africaine, à cette cime qui regarde le
pôle antarctique , et qui , jusqu'à ce jour, voilée aux yeux des mortels , s'in-
digne en ce moment de votre audace
« De ma chair desséchée , de mes os convertis en rochers , les dieux , les
inflexibles dieux ont formé le vaste promontoire qui domine ces vastes
ondes
« A ces mots, il laissa tomber un torrent de larmes, et disparut. Avec lui
s'évanouit la nuée ténébreuse, et la mer sembla pousser un long gémisse-
ment '. »
Vasco de Gama, achevant une navigation d'éternelle mémoire, aborda en
i498 à Calicut, sur la côte de Malabar.
Tout change alors sur le globe ; le monde des anciens est détruit. La mer
des Indes n'est plus une mer intérieure, un bassin entouré parles côtes de
l'Asie et de l'Afrique ; c'est un océan qui d'un côté se joint à l'Atlantique ,
de l'autre aux mers de la Chine et à une mer de l'Est, plus vaste encore.
Cent royaumes civilisés, arabes ou indiens, mahométans ou idolâtres, des
îles embaumées d'aromates précieux, sont révélés aux peuples de l'Occident.
Une nature toute nouvelle apparoît ; le rideau qui depuis des milliers de
siècles cachoit une partie du monde se lève : on découvre la patrie du
soleil, le lieu d'où il sort chaque matin pour dispenser la lumière; on voit à nu
ce sage et brillant Orient dont l'histoire se mêloit pour nous aux voyages de
Pythagore, aux conquêtes d'Alexandre, aux souvenirs des croisades, et dont
les parfums nous arrivoient à travers les champs de l'Arabie et les mers de
la Grèce. L'Europe lui envoya un poëte pour le saluer, le chanter et le
peindre; noble ambassadeur de qui le génie et la fortune sembloient avoir
1. Les Lusiades,
VI. 2
18 PREFACE.
une sympathie secrète avec les régions et les destinées des peuples de l'Inde!
Le poëte du Tage fit entendre sa triste et belle voix sur les rivages du Gange;
il leur emprunta leur éclat, leur renommée et leurs malheurs : il ne leur
laissa que leurs richesses.
Et c'est un petit peuple, enfermé dans un cercle de montagnes à l'extré-
mité occidentale de l'Europe, qui se fraya le chemin à la partie la plus pom-
peuse de la demeure de l'homme
Et c'est un autre peuple de cette même péninsule , un peuple non encore
arrivé à la grandeur dont il est déchu; c'est un pauvre pilote génois, long-
temps repoussé de toutes les cours, qui découvrit un nouvel univers aux portes
du Couchant, au moment où les Portugais abordoient les champs de l'Aurore.
Les anciens ont-ils connu l'Amérique?
Homère plaçoit l'ÉIysée dans la mer occidentale, au delà des ténèbres
Cimmériennes : étoit-ce la terre de Colomb ?
La tradition des Hespérides et ensuite des lies Fortunées succéda à celle
de l'Elysée. Les Romains virent les îles Fortunées dans les Canaries, mais ne
détruisirent point la croyance populaire de l'existence d'une terre plus
reculée à l'occident.
Tout le monde a entendu parler de l'Atlantide de Platon : ce devoit être
un continent plus grand que l'Asie et l'Afrique réunies, lequel étoit situé
dans l'Océan occidental en face du détroit de Gades; position juste de l'Amé-
rique. Quant aux villes florissantes , aux dix roj'aumes gouvernés par des
rois fils de Neptune, etc., l'imagination de Platon a pu ajouter ces détails
aux traditions égyptiennes. L'Atlantide fut, dit-on, engloutie dans un jour
et une nuit au fond des eaux. C'étoit se débarrasser à la fois du récit des
navigateurs piiéniciens et des romans du philosophe grec.
Aristote parle d'une île si pleine de char.mes, que le sénat de Carthage
défendit à ses marins d'en fréquenter les parages sous peine de mort. Dio-
dore nous fait l'histoire d'une île considérable et éloignée , où les Cartha-
ginois étoient résolus de transporter le siège de leur empire s'ils éprou-
voient en Afrique quelque malheur.
Qu'est-ce que cette Panchœa d'Evhémèrc, niée par Strabon et Plutarque ,
décrite par Diodore et Pomponius Mêla, grande île située dans l'Océan
au sud de l'Arabie, île enchantée où le phénix bàlissoit son nid sur l'aulol
du soleil ?
Selon Ptolémée, les extrémités de l'Asie se réunissoient à une lerre inconnue
qui joignoit l'Afriiiue par l'occident.
PREFACE. 19
Presque tous les monuments géographiques de l'antiquité indiquent un
continent austral : je ne puis être de l'avis des savants qui ne voient dans
ce continent qu'un contre -poids systématique imaginé pour balancer les
terres boréales : ce continent étoit sans doute fort propre à remplir sur les
cartes des espaces vides ; mais il est aussi très-possible qu'il y fut dessiné
comme le souvenir d'une tradition confuse : son gisement au sud de la rose
des vents, plutôt qu'à l'ouest, neseroit qu'une erreur insignifiante parmi les
énormes transpositions des géographies de l'antiquité.
Restent pour derniers indices les statues et les médailles phéniciennes des
Açores , si toutefois les statues ne sont pas ces ornements de gravure appli-
qués aux anciens postulants de cet archipel.
Depuis la chute de l'empire romain et la reconstruction de la société par
les barbares, des vaisseaux ont-ils touché aux côtes de l'Amérique avant
c-eax de Christophe Colomb?
Il paroît indubitable que les rudes explorateurs des ports de la Norwège
et de la Baltique rencontrèrent l'Amérique septentrionale dans la première
année du xi^ siècle. Ils avoient découvert les îles Feroer vers l'an 861 , l'Is-
lande de 868 à 872, le Groenland en 982, et peut-être cinquante ans plus
tôt. En 1001, un Islandois appelé Biom, passant au Groenland, fut chassé
par une tempête au sud-ouesL, et tomba sur une terre basse toute couverte
de bois. Revenu au Groenland, il raconte son aventure. Leif, fils d'Éric
Rauda, fondateur de la colonie norwégienne du Groenland, s'embarque avec
Biom; ils cherchent et retrouvent la côte vue par celui-ci : ils appellent
Helleland une île rocailleuse, et Marcland un rivage sablonneux. Entraînés sur
une seconde côte, ils remontent une rivière, et hivernent sur le bord d'un
lac. Dans ce lieu, au jour le plus court de l'année, le soleil reste huit heures
sur l'horizon. Un marinier allemand , employé par les deux chefs , leur
montre quelques vignes §auvages : Biorn et Leif laissent en partant à cette
terre le nom de Vinland.
Dès lors le Vinland est fréquenté des Groënlandois : ils y font le commerce
des pelleteries avec les sauvages. L'évêque Éric, en I'l2'l, se rend du Groen-
land au Vinland pour prêcher l'Évangile aux naturels du pays.
Il n'est guère possible de méconnoître à ces détails quelque terre de l'Amé-
rique du Nord vers les 49 degrés de latitude, puisqu'au jour le plus court de
l'année, noté par les voyageurs, le soleil resta huit heures sur l'horizon. Au
49* degré de latitude on tomberoit à peu près à l'embouchure du Saint-Lau-
rent. Ce 49* degré vous porte aussi sur la partie septentrionale de l'île de
20 PREFACE.
Terre-Neuve. Là coulent de petites rivières qui communiquent à des lacs
fort multipliés dans l'intérieur de l'île.
On ne sait pas autre chose de Leif, de Biorn et d'Éric. La plus ancienne
autorité pour les faits à eux relatifs est le recueil des Annales de l'Islande par
Hauk, qui écrivoit en 1300, conséquemment trois cents ans après la décou-
verte vraie ou supposée du Vinland.
Les frères Zeni, Vénitiens, entrés au service d'un chef des îles Feroer e
Shetland, sont censés avoir visité de nouveau, vers l'an 1380, le Vinland des
nciens Groënlandois : il existe une carte et un récit de leur voyage. La carte
présente au midi de l'Islande et au nord-est de l'Ecosse, entre le 61' et le
G5* degré de latitude nord, une île appelée Frislands; à l'ouest de 'cette île
et au sud du Groenland, à une distance d'à peu près quatre cents lieues,
cette carte indique deux côtes sous le nom d'Estotiland et de Droceo. Des
pécheurs de Frislande jetés, dit le récit, sur l'Estotiland , y trouvèrent une
ville bien bâtie et fort peuplée ; il y avoit dans cette ville un roi et un inter-
prète qui parloit latin.
Les Frislandois naufragés furent envoyés par le roi d'Estotiland vers un
pays situé au midi, lequel pays étoit nommé Droceo : des anthropophages les
dévorèrent, un seul excepté. Celui-ci revint à Estotiland après avoir été long-
temps esclave dans le Droceo, contrée qu'il représente comme étant d'une
immense étendue, comme un nouveau monde.
11 faudroit voir dans l'Estotiland l'ancien Vinland des Norwégiens : ce Vin-
land seroit Terre-Neuve; la ville d'Estotiland offriroit le reste de la colonie
norwégienne, et la contrée de Droceo ou Drogeo deviendroit la Nouvelle-
Angleterre,
Il est certain que le Groenland a été découvert vers le milieu du x= siècle;
il est certain que la pointe méridionale du Groenland est fort rapprochée de
la côte du Labrador; il est certain que les Esquimaux, placés entre les peuples
de l'Europe et ceux de l'Amérique, paroissent tenir davantage dos premiers
que des seconds; il est certain qu'ils auroient pu montrer aux premiers Nor-
wégiens établis au Groenland la route du nouveau continent; mais enfin
trop de fables et d'incertitudes se mêlent aux aventures des Norwégiens et
des frères Zeni pour qu'on puisse ravir à Colomb la gloire d'avoir abordé le
premier aux terres américaines.
La carte de navigation des deux Zeni et la relation de leur voyage, exécuté
en 1380, ne furent publiées qu'en liioS par un descendant do Nicolo Zeno :
or, en liioS les prodiges de Colomb avoient éclaté : des jalousies nationales
PRKFACE. 21
pouvoient porter quelques hommes à revendiquer un honneur qui certes étoit
digne d'envie; les Vénitiens réclamoient Estotiland pour Venise, comme les
Norvégiens Vinland pour Berghen.
Plusieurs cartes du xiv* et du xv* siècle présentent des découvertes faites
ou à faire dans la grande mer, au sud-ouest et à l'ouest de l'Europe. Selon
les historiens génois, Doria et Vivaldi mirent à la voile dans le dessein de se
rendre aux Indes par l'occident, et ils ne revinrent plus. L'île de Madère se
rencontre sur un portulan espagnol de 1384, sous le nom à'isola di Leguame.
Les îles Açores paroissent aussi dès l'an 1380. EnCn, une carte tracée en 1436
par André Bianco, Vénitien, dessine à l'occident des îles Canaries une terre
d'Antilla , et au nord de ces Antilles une autre île appelée isola de la Man
Satanaxio.
On a voulu faire de ces îles les Antilles et Terre-Neuve; mais l'on sait que
Marc-Paul prolongeoit l'Asie au sud-est, et plaçoit devant elle un archipel
qui, s'approchant de notre continent par l'ouest, devoit se trouver pour nous
à peu près dans la position de l'Amérique. C'est en cherchant ces Antillej
indiennes, ces Indes occidentales, que Colomb découvrit l'Amérique : una
prodigieuse erreur enfanta une miraculeuse vérité.
Les Arabes ont eu quelque prétention à la découverte de l'Amérique : les
frères Almagurins, de Lisbonne, pénétrèrent, dit-on, aux terres les plus recu-
lées de l'occident. Un manuscrit arabe raconte une tentative infructueuse
dans ces régions où tout étoit ciel et eau.
Ne disputons point à un grand homme l'œuvre de son génie. Qui pour-
roit dire ce que sentit Christophe Colomb, lorsque, ayant franchi l'Atlan-
tique, lorsque, au milieu d'un équipage révolté, lorsque, prêt à retourner en
Europe sans avoir atteint le but de son voyage, il aperçut une petite lumière
sur une terre inconnue que la nuit lui cachoit! Le vol des oiseaux l'avoit
guidé vers l'Amérique; la lueur du foyer d'un sauvage lui découvrit un
nouvel univers. Colomb dut éprouver quelque chose de ce sentiment que
l'Écriture donne au Créateur, quand, après avoir tiré la terre du néant, il
vit que son ouvrage étoit bon : Vidit Deus quod esset bonum. Colomb créoit uv
monde. On sait le reste : l'immortel Génois ne donna point son nom à l'Amé-
rique; il fut le premier Européen qui traversa chargé de chaînes cet océan
dont il avoit le premier mesuré les flots. Lorsque la gloire est de cette nature
qui sert aux hommes, elle est presque toujours punie.
Tandis que les Portugais côtoient les royaumes du Quitève, de Sédanda,
de Mozambique, de Mélinde, qu'ils imposent des tributs à des rois mores,
22 PREFACE.
qu'ils pénètrent dans la mer Rouge, qu'ils achèvent le tour de l'Afrique, qu'ils
visitent le golfe Persique et les deux presqu'îles de l'Inde, qu'ils sillonnent
les mers de la Chine, qu'ils touchent à Canton, reconnoissent le Japon, les
îles des Épiceries et jusqu'aux rives de la Nouvelle-Hollande, une foule de
navigateurs suivent le chemin tracé par les voiles de Colomb, Certes ren-
verse l'empire du Mexique et Pizarre celui du Pérou. Ces conquérants mar-
choient de surprise en surprise, et n'étoient pas eux-mêmes la chose la moins
étonnante de leurs aventures. Ils croyoient avoir exploré tous les abîmes, en
atteignant les derniers flots de l'Atlantique, et du haut des montagnes Panama,
ils aperçurent un second océan qui couvroit la moitié du globe. Nuguez
Balboa descendit sur la grève, entra dans les vagues jusqu'à la ceinture, et,
tirant son épée, prit possession de cette mer au nom du roi d'Espagne.
Les Portugais exploitoient alors les côtes de l'Inde et de la Chine : les
compagnons de Yasco de Gama et de Christophe Colomb se saluoient des
deux bords de la mer inconnue qui les séparoit : les uns avoient retrouvé
un ancien monde, les autres découvert un monde nouveau ; des rivages de
l'Amérique aux rivages de l'Asie, les chants du Camoëns répondoient aux
chants d'Ercylla, à travers les solitudes de l'océan Pacifique.
Jean et Sébastien Cabot donnèrent à l'Angleterre l'Amérique septentrionale;
Corteréal releva la Terre-Neuve, donna le Labrador, remarqua l'entrée de la
baie d'IIudson, qu'il appela le Détroit d'Anian, et par lequel on espéra trou-
ver un passage aux Indes orientales. Jacques Cartier, Yorazani, Ponce de
Léon, Walter Raleigh, Ferdinand de Soto, examinèrent et colonisèrent le
Canada, l'Acadie, la Yirginie, les Florides. En venant atterrir au Spitzberg,
les Hollandois dépassèrent les limites fixées à la problématique Thulé; Hud-
son et Baffin s'enfoncèrent dans les baies qui portent leurs noms.
Les îles du golfe Mexicain furent placées dans leurs positions mathémati-
ques. Améric Vespuce avait fait la délinéation des côtes de la Guyane , de la
Terre-Ferme et du Brésil; Solis trouva Rio de la Plata; Magellan, entrant
dans le détroit nommé de lui, pénètre dans le grand Océan : il est tué aux
Philippines. Son vaisseau arrive aux Indes par l'occident, revient en Europe
par le cap de Bonne-Espérance, et achève ainsi le premier tour du monde.
Le voyage avoit duré onze cent quatre-vingt-quatre jours; on peut l'accom-
plir aujourd'hui dans l'espace de huit mois.
On croyoit encore que le détroit de Magellan étoit le seul déversoir qui
donnât passage à l'océan Pacifique, et qu'au midi de ce détroit la terre amé-
ricaine rejoignoit un continent austral : Francis Drake d'abord, et ensuite
PRÉFACE. 23
Shouten et Lemaire, doublèrent la pointe méridionale de l'Amérique. La
géographie du globe fut alors fixée de ce côté : on sut que l'Amérique et
l'Afrique, se terminant aux caps de llorn et de Bonne-Espérance, pendoient
en pointes vers le pôle antarctique, sur une mer australe parsemée de quel-
ques îles.
Dans le grand Océan, la Californie, son golfe et la mer Vermeille avoient
été connus de Cortès; Cabrillo remonta le long des côtes de la Nouvelle-
Californie jusqu'au 43* degré de latitude nord; Galli s'éleva au 57» degré.
Au milieu de tant de périples réels, Maldonado, Juan de Fuca et l'amiral de
Fonte placèrent leurs voyages chimériques. Ce fut Behring qui fixa au nord-
ouest les limites de l'Amérique septentrionale, comme Lemaire avoit fixé au
sud-est les bornes de l'Amérique méridionale. L'Amérique barre le chemin
de l'Inde comme une longue digue entre deux mers.
Une cinquième partie du monde vers le pôle austral avoit été aperçue par
les premiers navigateurs portugais : cette partie du monde est même dessi-
née assez correctement sur une carte du xvi* siècle, conservée dans le
muséum britannique : mais cette terre, longée de nouveau par les Hollandois,
successeurs des Portugais aux Moluques, fut nommée par eux terre de Diemen.
Elle reçut enfin le nom de Nouvelle-Hollande^ lorsqu'on 1642 Abel Tasman en
eut achevé le tour : Tasman, dans ce voyage, eut connoissance de la Nou-
velle-Zélande.
Des intérêts de commerce et des guerres politiques ne laissèrent pas long-
temps les Espagnols et les Portugais en jouissance paisible de leurs conquêtes.
En vain le pape avoit tracé la fameuse ligne qui partageoit le monde entre
les héritiers du génie de Gama et de Colomb. Le vaisseau de Magellan avoit
prouvé physiquement aux plus incrédules que la terre étoit ronde et qu'il
existoit des antipodes. La ligne droite du souverain pontife ne divisoit donc
plus rien sur une surface circulaire, et se perdoit dans le ciel. Les préten-
tions et les droits furent bientôt mêlés et confondus.
Les Portugais s'établirent en Amérique et les Espagnols aux Indes; les
Anglois, les François, les Danois, les Hollandois accoururent au partage de
la proie. On descendoit pêle-mêle sur tous les rivages : on plantoit un poteau,
on arboroit un pavillon : on prenoit possession d'une mer, d'une île, d'un
continent au nom d'un souverain de l'Europe, sans se demander si des
peuples, des rois, des hommes policés ou sauvages n'étoient point les maîtres
légitimes de ces lieux. Les missionnaires pensoient que le monde apparte-
Qoit à la Croix , dans ce sens que le Christ, conquérant pacifique, devoit
2Zi PREFACE.
soumettre toutes les nations à l'Évangile ; mais les aventuriers du xv* et
du xvie siècle prenoient la chose dans un sens plus matériel; ils croyoionl
sanctifier leur cupidité en déployant l'étendard du salut sur une terre idolâtre ;
ce signe d'une puissance de charité et de paix devenoit celui de la persécu-
tion et de la discorde.
Les Européens s'attaquèrent de toutes parts : une poignée d'étrangers
répandus sur des continents immenses sembloient manquer d'espace pour se
placer. Non-seulement les hommes se disputoient ces terres et ces mers où
ils espéroient trouver l'or, les diamants, les perles, ces contrées qui produi-
sent l'ivoire, l'encens, l'aloès, le thé, le café, la soie, les riches étoffes, ces
îles oii croissent le cannellier, le muscadier, le poivrier, la canne à sucre, le
palmier au sagou, mais ils s'égorgeoient encore pour un rocher stérile sous
les glaces des deux pôles, ou pour un chétif établissement dans le coin d'un
vaste désert. Ces guerres, qui n'ensanglantoient jadis que leur berceau,
s'étendirent avec les colonies européennes à toute la surface du globe, enve-
loppèrent des peuples qui ignoroiont jusqu'au nom des pays et des rois aux-
quels on les immoloit. Un coup de canon tiré en Espagne, en Portugal, en
France, en Hollande, en Angleterre, au fond de la Baltique, faisoit massacrer
une tribu sauvage au Canada, précipiloit dans les fers une famille nègre de
la côte de Guinée, ou rcnversoit un royaume dans l'Indel Selon les divers
traités de paix, des Chinois, des Indous, des Africains, des Américains, se
trouvoient François, Anglois, Portugais, Espagnols, Hollandois, Danois:
quelques parties de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique changeoient do
maîtres selon la couleur d'un drapeau arrivé d'Europe. Los gouvernements
de notre continent ne s'arrogeoient pas seuls cette suprématie : de simples
compagnies de marchands, des bandes de flibustiers faisoient la guerre h
leur profit, gouvernoient des royaumes tributaires, des îles fécondes, au
moyen d'un comptoir, d'un agent de commerce ou d'un capitaine de forbans.
Les premières relations de tant de découvertes sont pour la plupart d'une
naïveté charmante; il s'y mêle beaucoup de fables, mais ces fables n'obscur-
cissent point la vérité. Les auteurs de ces relations sont trop crédules, sans
doute, mais ils parlent en conscience; chrétiens peu éclaires, souvent jias-
sionnés, mais sincères, s'ils vous trompent, c'est qu'ils se trompent eux-
mêmes. Moines, marins, soldats, employés dans ces expéditions, tous vous
disent leurs dangers et leurs aventures avec une piété et une chiileiir (|ui so
communiquenl. Ces espèces de nouveaux croisés qui vont en quôlc de nou-
veaux mondes racontent ce (ju'ils ont \u ou appris : sans s'en douter, ils
PREFACE. 25
excellent à peindre, parce qu'ils réfléchissent fidèlement l'image de l'objet
placé sous leurs yeux. On sent dans leurs récits l'étonnoment et l'admiration
qu'ils éprouvent à la vue de ces mers virginales, de ces terres primitives qui
ne déploient devant eux, de cette nature qu'ombragent des arbres gigan-
tesques, qu'arrosent des fleuves immenses, que peuplent des animaux incon-
nus, nature que Buffona devinée dans sa description du Kamitchi, qu'il a,
pour ainsi dire, chantée en parlant de ces oiseaux attachés au char du soleil sous
la zone brûlante que bornent les tropiques, oiseaux qui volent sans cesse sous ce ciel
enflammé, sans s'écarter des deux limites extrêmes de la route du grand astre.
Parmi les voyageurs qui écrivirent le journal de leurs courses, il faut
compter quelques-uns des grands hommes de ces temps de prodiges. Nous
avons les quatre Lettres de Cortcs à Charles Quint; nous avons une Lettre de
Christophe Colomb à Ferdinand et Isabelle, datée des Indes occidentales, le
7 juillet '1503; M. de Navarette en publie une autre adressée au pape, dans
laquelle le pilote génois promet au souverain pontife de lui donner le détail
de ses découvertes et de laisser des commentaires comme César. Quel tré-
sor si ces lettres et ces commentaires se retrouvoient dans la bibliothèque du
Vatican! Colomb étoit poëte aussi comme César; il nous reste de lui des
vers latins. Que cet homme fût inspiré du ciel, rien de plus naturel sans
doute. Aussi Giustiniani, publiant un Psautier hébreu, grec, arabe et chal-
déen, plaça en note la vie de Colomb sous le psaume Cœli enarrant gloriam Dei,
comme une récente merveille qui racontoit la gloire de Dieu.
Il est probable que les Portugais en Afrique et les Espagnols en Amérique
recueillirent des faits cachés alors par des gouvernements jaloux. Le nouvel
état politique du Portugal et l'émancipation de l'Amérique espagnole favori-
seront des recherches intéressantes. Déjà le jeune et infortuné voyageur
Bowdich a publié la relation des découvertes des Portugais dans l'intérieur
de l'Afrique, entre Angola et Mozambique, tirée des manuscrits originaux.
On a maintenant un rapport secret et extrêmement curieux sur l'étal du Pérou
pendant le voyage de La Condamine. M. de Navarette donne la collection des
voyages des Espagnols avec d'autres mémoires inédits concernant l'histoire
de la navigation.
Enfin, en descendant vers notre âge, commencent ces vovages modernes
où la civiliscilion laisse briller toutes ses ressources, la science tous ses
moyens. Par terre, les Chardin, les Tavernier, les Bernier, les Tournefort, les^
Niébuhr, les Pallas, les Norden, les Shaw, les Hornemann, réunissent leurs
beaux travaux à ceux des écrivains des Lettres édifiantes. La Grèce et l'Egypte
26 PRÉFACE.
voient des explorateurs qui pour découvrir un monde passé bravent des
périls comme les marins qui cherchèrent un nouveau monde : Buonaparte
et ses quarante mille voyageurs battent des mains aux ruines de Thèbes.
Sur la mer, Drake, Sarmiento, Candish, Sebald de Weert, Spilberg, Noort,
Woodrogers, Dampier, Gemelli-Carreri, La Barbinais, Byron, Wallis, Anson,
Bougainville, Cook, Carteret, La Pérouse, Entrecasteaux, Vancouver, Frey-
cinet, Duperré, ne laissent plus un écueil inconnu i.
L'océan Pacifique cessant d'être une immense solitude, devient un riant
archipel, qui rappelle la beauté et les enchantements de la Grèce.
L'Inde, si mystérieuse, n'a plus de secrets; ses trois langues sacrées sont
divulguées, ses livres les plus cachés sont traduits : on s'est initié aux
croyances philosophiques qui partagèrent les opinions de cette vieille terre ;
la succession des patriarches de Bouddhah est aussi connue que la généalogie
de nos familles. La société de Calcutta publie régulièrement les nouvelles
scientifiques de l'Inde; on lit le sanscrit, on parle le chinois, le javanois, le
tartare, le turc, l'arabe, le persan, à Paris, à Bologne, à Rome, à Vienne, à
Berlin, à Pétersbourg, à Copenhague, à Stockholm, à Londres. On a retrouvé
jusqu'à la langue des morts, jusqu'à cette langue perdue avec la race qui
l'avoit inventée; l'obélisque du désert a présenté ses caractères mystérieux,
et on les a déchiffrés; les momies ont déployé leurs passeports de la tombe,
et on les a lus. La parole a été rendue à la pensée muette, qu'aucun homme
vivant ne pouvoit plus exprimer.
Les sources du Gange ont été recherchées par Webb, Râper, Hearsay et
Ilodgson ; Moorcroft a pénétré dans le petit Thibet : les pics d'Hymalaya sont
mesurés. Citer avec le major Renell mille voyageurs à qui la science est à
jamais redevable, c'est chose impossible.
En Afrique, le sacrifice de Mungo-Park a été suivi de plusieurs autres
sacrifices : Bowdich, Toolo, Bclzoni, Beaufort, Pcddio, Woodney, on péri:
néanmoins ce continent redoutable finira par être traversé.
Dans le cinquième continent, les montagnes Bleues sont passées : on pénètre
peu à peu cette singulière partie du monde oiî les fleuves semblent couler
à contre-sens, de la mer à l'intérieur, où les animaux ressemblent peu à ceux
qu'on a connus, où les cygnes sont noirs, où le kangourou s'élance comme
i. C'est toujours avec un sentiment de plaisir et d'orgueil que j'écris des noms
françois : n'oublions pas dans les dernii>rs temps les voyages de M. Julien dan?
l'Afrique occidentale, de M. Caillaud en Egypte, de M. Gau en Kubie, de M. Dro
vctli aux Oasis, etc.
PRÉFACE. 27
une sauterelle, bù la nature, ébauchée ainsi que Lucrèce l'a décrite au bord
du Nil, nourrit une espèce de monstre, un animal qui tient de l'oiseau, du
poisson et du serpent, qui nage sous l'eau, pond un œuf et frappe d'un
aiguillon mortel.
En Amérique, l'illustre Humboldt a tout peint et tout dit.
Le résultat de tant d'efforts, les connoissances positives acquises sur tant
de lieux, le mouvement de la politique, le renouvellement des générations,
le progrès de la civilisation, ont changé le tableau primitif du globe.
Les villes de l'Inde mêlent à présent à l'architecture des Brames des palais
italiens et des monuments gothiques; les élégantes voitures de Londres se
croisent avec les palanquins et les caravanes sur les chemins du Tigre et de
l'Éléphant. De grands vaisseaux remontent le Gange et l'Indus : Calcutta,
Bombay, Bénarès, ont des spectacles, des soirées savantes, des imprimeries.
Le pays des Mille et une Nuits, le royaume de Cachemire, l'empire du Mogol,
les mines de diamants de Golconde, les mers qu'enrichissent les perles orien-
tales, cent vingt millions d'hommes que Bacchus, Sésostris, Darius, Alexan-
dre, Tamerlan, Gengis-Kan, avoient conquis, ou voulu conquérir, ont pour
propriétaires et pour maîtres une douzaine de marchands anglois dont on ne
sait pas le nom, et qui demeurent à quatre milles lieues de l'Indostan, dans
une rue obscure de la cité de Londres. Ces marchands s'embarrassent très-
peu de cette vieille Chine, voisine de leurs cent vingt millions de vassaux :
lord Hastings leur a proposé d'en faire la conquête avec vingt mille hommes.
Mais quoi 1 le thé baisseroit de prix sur les bords de la Tamise! Voilà ce qui
sauve l'empire de Tobi, fondé deux mille six cent trente-sept ans avant l'ère
chrétienne^ de ce Tobi contemporain de Réhu, trisaïeul d'Abraham.
En Afrique, un monde européen commence au cap de Bonne-Espérance.
Le révérend Jonh Campbell, parti de ce cap, a pénétré dans l'Afrique aus-
trale jusqu'à la distance de onze mille milles; il a trouvé des cités très-peu-
plées (Machéou, Kurréchane), des terres bien cultivées et des fonderies de
fer. Au nord de l'Afrique, le royaume de Bornou et le Soudan, proprement
dit, ont offert à MM. Clapperton et Denham trente-six villes plus ou moins
considérables, une civilisation avancée, une cavalerie nègre, armée commo
les anciens chevaliers.
L'ancienne capitale d'un royaume nègre mahométan présentoit des ruines
de palais, retraite des éléphants, des lions, des serpents et des autruches.
1. Je suis la chronologie chinoise ; il faut en rabattre une couple de mille ans.
28 PRÉFACE.
On peut apprendre à tout moment que le major Laing est entré dans ce Tom-
bouctou si connu et si ignoré. D'autres Anglois, attaquant l'Afrique par la
côte de Bénin, vont rejoindre ou ont rejoint, en remontant les fleuves, leurs
courageux compatriotes arrivés par la Méditerranée. Le Nil et le Niger nous
auront bientôt découvert leurs sources et leurs cours. Dans ces régions brû-
lantes, le lac Stad rafraîchit l'air ; dans ces déserts de sable, sous cette zone
torride, l'eau gèle au fond des outres, et un voyageur célèbre, ,1e docteur
Oudney, est mort de la rigueur du froid.
Au pôle antarctique, le capitaine Smith a découvert la Nouvelle-Shetland .
c'est tout ce qui reste de la fameuse terre australe de Ptolémée. Les baleines
sont innombrables et d'une énorme grosseur dans ces parages; une d'entre
elles attaqua le navire américain VEssex en 1820, et le coula à fond.
La Grande Océanique n'est plus un morne désert; des malfaiteurs anglois,
mêlés à des colons volontaires, ont bâti des villes dans ce monde ouvert le
dernier aux hommes. La terre a été creusée ; on y a trouvé le fer, la houille,
le sel, l'ardoise, la chaux, la plombagine, l'argile à potier, l'alun, tout ce qui
est utile à l'établissement d'une société. La Nouvelle-Galles du Sud a pour
capitale Sidney, dans le port Jackson. Paramatta est situé au fond du havre ;
la ville de Windsor prospère au confluent du South-Creek et du Hawkes-
bury. Le gros village de Liverpool a rendu féconds les bords de Georgos-
River qui se décharge dans la baie Botanique ( Botany-Bay ), située à qua-
torze milles au sud du port Jackson.
L'île Van-Diemen est aussi peuplée; elle a des ports superbes, des mon-
tagnes entières de fer; sa capitale se nomme Hobart.
Selon la nature de leurs crimes, les déportés à la Nouvelle-Hollande sont
ou détenus en prison, ou occupés à des travaux publics, ou fixés sur des
concessions de terre. Ceux dont les mœurs se réforment deviennent libres ou
restent dans la colonie, avec des billets de permission.
La colonie a déjà des revenus : les taxes montoient en 1 81 9 à 21 ,1 79 livres
sterling, et servoient à diminuer d'un quart les dépenses du gouvernement.
La Nouvelle-Hollande a des imprimeries, des journaux politiques et litté-
raires, des écoles publiques, des théâtres, des courses de chevaux, des
grands chemins, des ponts de pierre, des édifices religieux et civils, des
machines à vapeur, des manufactures de drap, de chapeaux et de faïence;
on y construit des vaisseaux. Les fruits de tous les climats, depuis l'ananas
juscpi'à la pomme, depuis l'olive jusqu'au raisin, prospèrent dans cette terre,
qui fut de malédiction. Les moutons, croisés de moutons anglois et de mou-
PriEFACE» S9
tons du cap de Bonne-Espérance, les purs mérinos surtout, y sont devenus
d'une rare beauté.
L'Océanique porte ses blés aux marchés du Cap, ses cuirs aux Indes, ses
viandes salées à l'Ile-de-Frjnce. Ce pays, qui n'envoyoit en Europe il y a
une vingtaine d'années que des kangourous et quelques plantes, expose
aujourd'hui ses laines de mérinos aux marchés de Liverpool, en Angleterre;
elles s'y sont vendues jusqu'à onze sous six deniers la livre, ce qui surpas-
soit de quatre sous le prix donné pour les plus fines laines d'Espagne aux
mêmes marchés.
Dans la mer Pacifique, même révolution. Les îles Sandwich forment un
royaume civilisé par Taméama. Ce royaume a une marine composée d'une
vingtaine de goélettes et de quelques frégates. Des matelots anglois déser-
teurs sont devenus des princes : ils ont élevé des citadelles, que défend une
bonne artillerie; ils entretiennent un commerce actif, d'un côté avec l'Amé-
rique, de l'autre avec l'Asie. La mort de Taméama a rendu la puissance
aux petits seigneurs féodaux des îles Sandwich, mais n'a point détruit les
germes de la civilisation. On a vu dernièrement à l'Opéra de Londres un
roi et une reine de ces insulaires qui avoient mangé le capitaine Cook, tout
en adorant ses os dans le temple consacré au dieu Rono. Ce roi et cette reine
ont succombé à l'influence du climat humide de l'Angleterre ; et c'est lord
Byron, héritier de la pairie du grand poëte, mort à Missolonghi, qui a été
chargé de transporter aux îles Sandwich les cercueils -de la reine et du roi
décédés : voilà, je pense, assez de contrastes et de souvenirs.
Otaïti a perdu ses danses, ses chœurs, ses mœurs voluptueuses. Les belles
habitantes de la nouvelle Cythère, trop vantées peut-être par Bougainville,
sont aujourd'hui, sous leurs arbres à pain et leurs élégants palmiers, des
puritaines qui vont au prêche, lisent l'Écriture avec des missionnaires métho-
distes, controversent du matin au soir, et expient dans un grand ennui la
trop grande gaieté de leurs mères. On imprime à Ota'iti des Bibles et des
ouvrages ascétiques.
Un roi de l'île, le roi Pomario, s'est fait législateur : il a publié un code
de lois criminelles en dix-neuf titres, et nommé quatre cents juges pour faire
exécuter ces lois : le meurtre seul est puni de mort. La calomnie au pre-
mier degré porte sa peine : le calomniateur est obligé de construire de ses
propres mains une grande route de deux à quatre milles de long et de
douze pieds de large. « La route doit être bombée, dit l'ordonnance royale,
afin que les eaux de pluie s'écoulent des deux côtés. » Si une pareille
30 l'HÉFACE.
loi exisloit en France, nous aurions les plus beaux chomins do l'Europe.
Les sauvages de ces îles enchantées, qu'admirèrent Juan Fernando?, Anson,
Dampier, et tant d'autres navigateurs, so sont transformés en matelots anglois.
Un a\is de la Gazelle de Sidney , dans la Nouvelle-Galles, annonce qire les
insulaires d'Otaïti et do la Nouvelle-Zélande, Roni, Paoutou, Popoli, Tiapoa,
Moaï, Topa, Fieou, Aiyong et Ilaouho, vont purlir du port Jackson dans des
navires de la colonie.
Enfin, parmi ces glaces de notre pôle, d'où sortirent avec tant de peine et
de dangers Gmelin, Ellis, Frédéric Martens, Philipp, Davis, Gilbert, Iludson,
Thomas Button, Baffin, Fox, James, Munk, Jacob May, 0\Ain, Koscheley,
parmi ces glaces où d'infortunés Ilollandois, demi-morts de froid et de faim,
passèrent l'hiver au fond d'une caverne qu'assiégeoient les ours; dans ces
mêmes régions polaires, au milieu d'une nuit de plusieurs mois, le capitaine
Parry, ses officiers et son équipage, pleins de santé, chaudement enfermés
dans leur vaisseau, ayant des vivres en abondance, jouoient la comédie,
exécutoient des danses et représentoient des mascarades : tant la civilisation
perfectionnée a rendu la navigation sûre, a diminué les périls de toutes
espèces, a donné à l'homme les moyens de braver l'intempérie des climats I
Dans le voyage môme qui vient à la suite de cette préface, je parlerai des
changements arrivés en Amérique. Je remarquerai seulement ici les résul-
tats dilTérents qu'ont eus pour le monde les découvertes de Colomb et celles
de Gama.
L'espèce humaine n'a retiré que peu de bonheur des travaux du naviga-
teur portugais. Les sciences, sans doute, ont gagné à ces travaux; des
erreurs de géographie et do physique ont été détruites; les pensées do
l'homme se sont agrandies à mesure que la lerro s'est étendue devant lui ; il
a pu comparer davantage en visitant plus de peuples; il a pris plus de con-
sidération pour lui-même en voyant ce qu'il pouvoit faire; il a senti que
l'espèce humaine croissoit; que les générations passées étoient mortes
enfants : ces connoissances, ces pensées, celte expérience, celle estime de
soi, sont entrées comme éléments généraux dans la civilisation; mais aucune
amélioration polilique no s'est opérée dans les vastes régions où Gama vint
plier ses voiles; les Indiens n'ont fait que changer de maîtres. La consoni-
nialion doi denrées do leur pays, diminuée en Europe par l'inconslanc©
dc8 goûts et des modes, n'est plus môme un objet do lucre : on no courroit
pa« maintenant au Iwut du monde |)0ur chercher ou pour s'emparer d'une
llo qui porlcroil lo muscadier. Les productions de l'Inde ont été d'ailleurs ou
PREFACE. ;M
imitées ou naturalisées dans d'autres parties du globe. En tout, les décou-
vertes de Gama sont une magnifique aventure, mais elles ne sont que cela;
elles ont eu peut-être l'inconvénient d'augmenter la prépondérance d'un
peuple de manière à devenir dangereuse à l'indépendance des autres
peuples.
Les découvertes de Colomb, par leurs conséquences, qui se développent
aujourd'hui, ont été une véritable révolution, autant pour le monde moral
que pour le monde physique : c'est ce que j'aurai l'occasion de développer
dans la conclusion de mon Voyage. N'oublions pas toutefois que le continent
retrouvé par Gama n'a pas demandé l'esclavage d'une autre partie de la terre,
et que l'Afrique doit ses chaînes à cette Amérique si libre aujourd'hui. Nous
pouvons admirer la route que traça Colomb sur le gouffre de l'Océan; mais
pour les pauvres nègres c'est le chemin qu'au dire de Milton la Mort et le
Mal construisirent sur l'abîme.
Il ne me reste plus qu'à mentionner les recherches au moyen desquelles
a été complétée dernièrement l'histoire géographique de l'Amérique septen-
trionale.
On ignoroit encore si ce continent s'étendoit sous le pôle en rejoignant le
Groenland ou des terres arctiques, ou s'il se terminoit à quelque terre con-
tiguë à la baie d'Hudson et au détroit de Behring.
En 1772 Hearn avoit découvert la mer à l'embouchure de la rivière de la
Mine de Cuivre; Mackensie l'avait vue en 1789 à l'embouchure du fleuve
qui porte son nom. Le capitaine Ross et ensuite le capitaine Parry furent
envoyés, l'un en 1818, l'autre en 1819, explorer de nouveau ces régions
glacées. Le capitaine Parry pénétra dans le détroit de Lancastre, passa vrai-
semblablement sur le pôle magnétique, et hiverna au mouillage de l'île Mel-
ville.
En 1821 il fit la reconnaissance de la baie d'Hudson, et retrouva Repul-
sebay. Guidé par le récit des Esquimaux, il se présenta au goulet d'un
détroit qu'obstruoient les glaces, et qu'il appela le détroit de La Funj et de
L'HécJa. du nom des vaisseaux qu'il montoit : là il aperçut le dernier cap au
nord-est de l'Amérique.
Le capitaine Francklin, dépêché en Amérique pour seconder par terre les
efforts du capitaine Perry, descendit de la rivière de la Mine de Cuivre, entra
dans la mer polaire, et s'avança à l'est jusqu'au golfe du Couronnement de
Georges IV, à peu près dans la direction et à la hauteur de Repulsebay.
En 1823, dans une seconde expédition, le capitaine Francklin descendit le
32 TREFACE.
Mackensie, vit la mer Arctique, revint hiverner sur le lac de l'Ours, et re-
descendit le Mackensie en 1826. A l'embouchure de ce fleuve l'expédition
an^loise se partagea : une moitié, pourvue de deux canots, alla retrouver à
l'est la rivière de la Mine de Cuivre; l'autre, sous les ordres de Francklin
lui-môme, et pareillement munie de deux canots, se dirigea vers l'ouest.
Le 9 juillet, le capitaine fut arrêté par les glaces : le 4 août il recommença
à naviguer. Une pouvoit guère avancer plus d'un mille par jour; la côteétoit
si plate, l'eau si peu profonde, qu'on put rarement descendre à terre. Des
brumes épaisses et des coups de vent mettoient de nouveaux obstacles aux
progrès de l'expédition.
Elle arriva cependant le 18 août au 150* méridien et au 70* degré
30 minutes nord. Le capitaine Francklin avoit ainsi parcouru plus de la
moitié de la dislance qui sépare l'embouchure du Mackenzie du cap de
Glace, au-dessus du détroit de Behring : l'intrépide voyageur ne manquoit
point de vivres, ses canots n'avoient souffert aucune avarie ; les matelots jouis-
soient d'une bonne santé; la mer était ouverte; mais les instructions de
l'amirauté étoient précises; elles défendoient au capitaine de prolonger ses
recherches s'il ne pouvoit atteindre la baie de Kotzebue avant le commence-
ment de la mauvaise saison. Il fut donc obligé de revenir à la rivière de
Mackensie, et le 21 septembre il rentra dans le lac de l'Ours, oii il retrouva
l'autre partie de l'expédition.
Celle-ci avoit achevé son exploration des rivages, depuis l'embouchure du
Mackensie jusqu'à celle de la rivière de la Mine de Cuivre; elle avoit même
prolongé sa navigation jusqu'au golfe du Couronnement de Georges IV, et
remonté vers l'est jusqu'au 11 8« méridien : partout s'étoicnt présentés de bons
ports et une côte plus abordable que la côte relevée par le capitaine Francklin.
Le cajjitaine russe Otto Kotzebue découvrit en 1816, au nord-est du
détroit de Behring, une passe ou entrée qui porte aujourd'hui son nom; c'est
dans cette passe que le capitaine anglois Becchey étoit allé sur une frégate
attendre, au nord-est de l'Amérique, le capitaine Francklin, qui venoit vers
lui du nord-ouest. La navigation du capitaine Beechey s'éloit heureusement
accomplie : arrivé en 1826 au lieu et au temps du rendez-vous, les glaces
n'avoient arrêté son grand vaisseau qu'au 72« degré 30 minutes de latitude
nord. Obligé alors d'ancrer sous une côto, il renuuxiuoit tous les jours des
baidars ( nom russe des embarcations indiennes dans ces parages ) qui pas-
suieiit et repassoient par des ouvertures entre la glace et la terre; il croyoit
voir à chaque instant arriver ainsi le capitaine Francklin.
PRÉFACE. 33
Nous avons dit que celui-ci avoit atteint dès le 18 août 1826 le 150^ méri-
dien de Greenwich et le 70' degré 30 minutes de latitude nord : il n'étoit
donc éloigné du cap de Glace que de 10 degrés en longitude; degrés qui
dans cette latitude élevée ne donnent guère plus de quatre-vingt-une lieues.
Le cap de Glace est éloigné d'une soixantaine de lieues de la passe de Kot-
zebue : il est probable que le capitaine Francklin n'auroit pas même été
obligé de doubler ce cap, et qu'il eût trouvé quelque chenal en communi-
cation immédiate avec les eaux de l'entrée de Kotzebue : dans tous les cas,
il n'avoit plus que cent vingt-cinq lieues à faire pour rencontrer la frégate
du capitaine Beecheyl
C'est à la fin du mois d'août, et pendant le mois de septembre, que les
mers polaires sont le moins encombrées de glaces. Le capitaine Beechey ne
quitta la passe de Kotzebue que le 14 octobre : ainsi le capitaine Francklin
auroit eu près de deux mois, du 18 août au 14 octobre, pour faire cent vingt-
cinq lieues, dans la meilleure saison de l'année. On ne sauroit trop déplorer
l'obstacle que des instructions, d'ailléwrs fort hum.aines, ont mis à la marche
du capitaine Francklin. Quels transports de joie mêlée d'un juste orgueil
n'auroient point fait éclater les marins anglois en achevant la découverte du
passage du nord-ouest, en se rencontrant au milieu des glaces, en s'embras-
sant dans des mers non encore sillonnées par des vaisseaux, à cette extré-
mité jusque alors inconnue du Nouveau Monde! Quoi qu'il en soit, on peut
regarder le problème géographique comme résolu ; le passage du nord-ouest
existe, la configuration extérieure de l'Amérique est tracée.
Le continent de l'Amérique se termine au nord-ouest, dans la baie d'Hud-
son, par une péninsule appelée Melville, dont la dernière pointe, ou le der-
nier cap, se place au 69' degré 48 minutes de latitude nord, et au 82' degré
50 minutes de longitude ouest de Greenwich. Là se creuse un détroit entre
ce cap et la terre de Cockburn, lequel détroit, nommé le détroit de La Fury
et de L'Héda, ne présenta au capitaine Parry qu'une masse solide de
glace.
La péninsule nord-ouest s'attache au continent vers la baie de Repuise ,
îlle ne peut pas être très-large à sa racine, puisque le golfe du Couronnement
ie Georges IV, découvert par le capitaine Francklin dans son premier voyage,
aescend au sud jusqu'au 66' degré et demi, et que son extrémité méridio-
nale n'est éloignée que de soixante-sept lieues de la partie la plus occiden-
tale de la baie Wager. Le capitaine Lyon fut renvoyé à la baie de Repuise,
afin de passer par terre du fond de cette baie au golfe du Couronnement de
VI. 3
3/, PRÉFACE.
Georges IV. Les glaces, les courants et les tempêtes arrêtèrent le vaisseau de
cet aventureux marin.
Maintenant, poursuivant notre investigation, et nous plaçant de l'autre côté
de la péninsule Melville, dans ce golfe du Couronnement de Georges IV, nous
trouvons l'embouchure de la rivière de la Mine de Cuivre à 67 degrés
42 minutes 35 secondes de latitude nord, et à 1 1 5 degrés 49 minutes 33 secon-
des de longitude ouest de Greenwich. Hearn avoit indiqué cette embouchure
quatre degrés et un quart plus au nord en latitude, et quatre degrés et un
quart plus à l'ouest en longitude.
De l'embouchure de la rivière de la Mine de Cuivre, naviguant vers l'em-
bouchure du Mackenzie, on remonte le long de la côte jusqu'au 70«' degré
37 minutes de latitude nord, on double un cap, et l'on redescend à l'embou-
chure orientale du Mackenzie par les 69 degrés 29 minutes. De là, la côte se
porte à l'ouest vers le détroit de Behring, en s' élevant jusqu'au 70* degré
30 minutes de latitude nord, sous le 150* méridien de Greenwich, point oij
le capitaine Francklin s'est arrêté le 18 août 1826. Il n'étoit plus alors,
comme je l'ai dit, qu'à 10 degrés de longitude ouest du cap de Glace : ce
cap est à peu près par les 71 degrés de latitude.
En relevant maintenant les divers points, nous trouvons :
Le dernier cap nord-ouest du continent de l'Amérique septentrionale au
69* degré 48 minutes de latitude nord, et au 82* degré 50 minutes de longi-
tude ouest de Greenwich; le cap Turnagain, dans le golfe du Couronnement
de Georges IV, au 68* degré 30 minutes de latitude nord ; l'embouchure de la
rivière de la Mine de Cuivre, au 60* degré 49 minutes 35 secondes de lati-
tude nord, et au 115* degré 49 minutes 33 secondes de longitude ouest de
Greenwich ; un cap sur la côte entre la rivière de la Mine de Cuivre et le
Mackenzie, au 70* degré 37 minutes de latitude nord, et au 120* degré
52 minutes de longitude ouest de Greenwich; l'embouchure de Mackenzie,
au eg*" degré 29 minutes de latitude, et au 133* degré 24 minutes de longi-
tude : le point où s'est arrêté le capitaine Francklin, au 70* degré 30 minutes
de latitude nord et au 15* méridien à l'ouest de Greenwich; enfin le cap
de Glace, 10 degrés de longitude plus à l'ouest, au 71« degré de latitude
nord.
Ainsi, depuis le dernier cap nord-ouest de l'Amérique septentrionale, dans
le détroit de L'Ilécla et de La Furij, jusqu'au cap de Glace, au-dessus du détroit
do Rolirin;^, la mer foime un golfe large, mais assez peu profond, qui se ter-
mine à la côte nord-ouest de l'Amérique; cette côte court est et ouest, offrant
PREFACE. 35
dans le golfe général trois ou quiitre baies principales, dont les pointes ou
jjromontoires approchent de la latitude où sont placés le dernier cap nord-
ouest de l'Amérique, au détroit de La Funj et de L'IIéda, et le cap de Glace, au-
dessus du détroit de Behring.
Devant ce golfe gisent, entre le 70° et le 75^ degrés de latitude, toutes les
découvertes résultantes de trois \oyages du capitaine Parry, l'île présumée
de Cockburn, les délinéations du détroit du Prince régent, les îles du Prince
Léopold, de Bathurst, de Melville, la terre de Banks. Il ne s'agit plus que de
'trouver entre ces sols disjoints un passage libre à la mer qui baigne la côte
nord-ouest de l'Amérique, et qui seroit peut-être navigable dans la saison
opportune, pour des vaisseaux baleiniers.
M. Macleod a raconté à M. Douglas, aux grandes chutes de la Colombia,
qu'il existe un fleuve coulant parallèlement au fleuve Mackenzie, et se jetant
dans la mer près le cap de Glace. Au nord de ce cap est une île oii des vais-
seaux russes viennent faire des échanges avec les naturels du pays. M. Macleod
a visité lui-même la mer polaire, et passé, dans l'espace de onze mois, de
l'océan Pacifique à la baie d'Hudson. Il déclare que la mer est libre dans la
mer polaire après le mois de juillet.
Tel est l'état actuel des choses à l'extérieur de l'Amérique septentrionale,
relativement à ce fameux passage que je m'étois mis en tête de chercher, et
qui fut la première cause de mon excursion d'outre-mer. Voyons ce qu'ont
fait les derniers voyageurs dans l'intérieur de cette même Amérique.
Au nord-ouest, tout est découvert dans ces déserts glacés et sans arbres
qui enveloppent le lac de l'Esclave et celui de l'Ours '. Mackensie partît
le 3 juin 1789 du fort Chipiouyan, sur le lac des Montagnes, qui commu-
nique à celui de l'Esclave par un courant d'eau : le lac de l'Esclave voit
naître le fleuve qui se jette dans la mer du pôle, et qu'on appelle maintenant
le fleuve Mackenzie.
Le 10 octobre 1792 Mackenzie partit une seconde fois du fort Chipioujan :
dirigeant sa course à l'ouest, il traversa le lac des Montagnes, et remonta la
rivière Oungigah, ou rivière de la Paix, qui prend sa source dans les mon-
tagnes Rocheuses. Les missionnaires françois avoient déjà connu ces mon-
tagnes sous le nom de montagnes des Pierres brillantes. Mackenzie franchit
1. On peut voir, dans l'analyse que j'ai donnée des Voyages de Mackenzie^ l'his-
toire des découvertes qui ont précédé celles de Mackenzie dans l'Amérique septen-
trionale.
36 PREFACE.
ces montagnes, rencontra un grand fleuve, le Tacoutché-Tessé, qu'il prit
mal à propos pour la Colombia : il n'en suivit point le cours, et se rendit à
l'océan Pacifique par un autre rivière, qu'il nomma la rivière du Saumon.
Il trouva des traces multipliées du capitaine Vancouver; il observa la lati-
tude à 52 degrés 21 minutes 33 secondes, et il écrivit avec du vermillon sur
un rocher : « Alexandre Mackenzie est venu du Canada ici par terre, le
22 juillet 1793. » A cette époque que faisions-nous en Europe?
Par un petit mouvement de jalousie nationale dont ils ne se rendent pas
compte, les voyageurs américains parlent peu du second itinéraire de Mac-
kenzie; itinéraire qui prouve que cet Anglois a eu l'honneur de traverser le
premier le continent de l'Amérique septentrionale depuis la mer Atlantique
jusqu'au grand Océnn.
Le 7 mai 1792 le capitaine américain Robert Gray aperçut à la côte nord-
ouest de l'Amérique septentrionale l'embouchure d'un fleuve sous le 46* degré
49 minutes de latitude nord et le 126® degré 14 minutes 1 5 secondes de lon-
gitude ouest, méridien de Paris. Robert Gray entra dans ce fleuve le 11 du
même mois, et il l'appela la Colombia . c'étoit le nom du vaisseau qu'il com-
mandoit.
Vancouver arriva au même lieu le 19 octobre de la même année : Brough-
ton,avec la conserve de Vancouver, passa la barre de la Colombia et remonta
le fleuve quatre-vingt-quatre milles au-dessus de cette barre.
Les capitaines Lewis et Clarke, arrivés par le Missouri, descendirent des
montagnes Rocheuses, et bâtirent en 1805, à l'entrée de la Colombia, un fort,
qui fut abandonné à leur départ.
En 1811 les Américains élevèrent un autre fort, sur la rive gauche du
même fleuve: ce fort prit le nom d'Asioria, du nom de M. J.-J. Astor, négo-
ciant de New-York et directeur de la compagnie des pelleteries à l'océan
Pacifique.
En 1810 une troupe d'associés de la compagnie se réunit à Saint-Louis
du Mississipi, et Ot une nouvelle course à la Colombia, à travers les mon-
tagnes Rocheuses : plus tard, en 1812, quelques-uns de ces associés, conduits
par M. R. Stuart, revinrent de la Colombia à Saint-Louis. Tout est donc
connu de ce côté. Les grands affluents du Missouri, la rivière des Osages. la
rivière de la Roche-Jaune, aussi puissante que l'Ohio, ont été remontés : les
étiiblisseineiits américains communiquent par ces fleuves au nord-ouest avec
les tribus indiennes les plus reculées, au sud-est avec les habitants du Nou-
veau-Mexique.
PRÉFACE. 3/
En 1820 M. Cass, gouverneur du territoire du Michigan, partit de la ville
du Détroit, bâtie sur le canal qui joint le lac Érié au lac Saint-Clair, suivit
la grande chaîne des lacs, et rechercha les sources du Mississipi ; M. School-
craft rédigea le journal de ce voyage, plein de faits et d'instruction. L'expé-
dition entra dans le Mississipi par la rivière du Lac-de-Sable : le fleuve en
cet endroit étoit large de deux cents pieds. Les voyageurs le remontèrent, et
franchirent quarante-trois rapides : le Mississipi alloit toujours se rétrécis-
sant, et au saut de Peckagoma il n'avoit plus que quatre-vingts pieds de lar-
geur. « L'aspect du pays change, dit M. Schoolcraft : la forêt qui ombrageoit
les bords du fleuve disparoît; il décrit de nombreuses sinuosités dans une
prairie large de trois milles, où s'élèvent des herbes très-hautes, de la folle-
avoine et des joncs, et bordée de collines de hauteur médiocre et sablon-
neuses, où croissent quelques pins jaunes. Nous avons navigué longtemps
sans avancer beaucoup; il sembloit que nous fussions arrivés au niveau
supérieur des eaux : le courant du fleuve n'étoit que d'un mille par heure.
Nous n'apercevions que le ciel et les herbes au milieu desquelles nos canots
se fravoient un passage; elles cachoient tous les objets éloignés. Les oiseaux
aquatiques étoient extrêmement nombreux , mais il n'y avoit pas de plu-
viers. »
L'expédition traversa le petit et le grand lac Ouinnipec : cinquante milles
plus haut, elle s'arrêta dans le lac supérieur du Cèdre-Rouge, auquel elle
impo-a le nom de Cassina, en l'honneur de M. Cass.
C'est là que se trou\e la principale source du Mississipi : le lac a dix-huit
milles de long sur six de large. Son eau est transparente et ses bords sont
ombragés d'ormes, d'érables et de pins. M. Pike, autre voyageur qui place
une des principales sources du Mississipi au lac de la Sangsue, met le lac
Cassina au 47* degré 42 minutes 40 secondes de latitude nord.
La rivière La Biche sort du lac du même nom, et entre dans le lac Cassina.
« En estimant à soixante milles, dit M. Schoolcraft, la distance du lac Cassina
au lac La Biche, source du Mississipi la plus éloignée, on aura pour la lon-
gueur totale du cours de ce fleuve trois mille trente-huit milles. L'année pré-
cédente je l'avois descendu ( le Mississipi ) depuis Saint-Louis dans un bateau
à vapeur, et le 10 juillet j'avois passé son embouchure pour aller à New-
York. Ainsi, un peu plus d'un an après, je me trouvois près de sa source»
assis dans un canot indien. »
M. Schoolcraft fait observer qu'à peu de distance du lac La Biche les eaux
coulent au nord dans la rivière Rouge, qui descend à la baie d'Hudson.
38 PRÉFACE.
Trois ans plus tard , en 1823, M. Beltrami a parcouru les mômes régions.
Il porte les sources septentrionales du Mississipi à cent milles au-dessus du
lac Cassina ou du Cèdre-Rouge. M. Beltrami affirme qu'avant lui aucun voya-
geur n'a passé au delà du lac du Cèdre-Rouge. 11 décrit ainsi sa découverte
des sources du Mississipi :
« Nous nous trouvons sur les plus hautes terres de l'Amérique septentrio-
nale... Cependant tout y est plaine, et la colline où je suis n'est pour ainsi
dire qu'une éminence formée au milieu pour servir d'observatoire.
« En promenant ses regards autour de soi , on voit les eaux couler au sud
vers le golfe du Mexique; au nord, vers la mer Glaciale; à l'est, vers l'Atlan-
tique, et à l'ouest se diriger vers la mer Pacifique.
« Un grand plateau couronne cette suprême élévation; et, ce qui étonno
davantage, un lac jaillit au milieu.
« Comment s'est-il formé, ce lac? d'oià viennent ces eaux? C'est au grand
architecte de l'univers qu'il faut le demander... Ce lac n'a aucune issue, et
mon œil, qui est assez perçant, n'a pu découvrir, dans aucun lointain de
l'horizon le plus clair, aucune terre qui s'élève au-dessus de son niveau;
toutes sont au contraire beaucoup inférieures...
v Vous avez vu les sources de la rivière que j'ai remontée jusqu'ici ( la
rivière Rouge) : elles sont précisément au pied de la colline, et filtrent en
ligne directe du bord septentrional du lac; elles sont les sources de la rivière
Rouge ou Sanglante. De l'autre côté, vers le sud, d'autres sources for-
ment un joli petit bassin d'environ quatre-vingts pas de circonférence;
ces eaux filtrent aussi du lac, et ces sources... ce sont les sources du Mis-
sissipi.
« Ce lac a trois milles de tour environ ; il est fait en forme de cœur, et il
parle à l'âme; la mienne en a été émue : il étoit juste de le tirer du silence
oîi la géographie, après tant d'expéditions, le laissoit encore, et de le faire
connoître au monde d'une manière distinguée. Je lui ai donné le nom de
cette dame respectable dont la vie, comme il a été dit par son illustre amie,
madame la comtesse d'Albani, a été un cours de morale en action, la mort,
une calamité pour tous ceux qui avoient le bonheur do la connoître... J'ai
appelé ce lac le lac Julie; et les sources des deux fleuves, les sources Juliennes
de la rivière Sanglante, les sources Juliennes du Mississipi.
« J'ai cru voir l'ombre de Colombo, d'Amorico Vespucci , des Cabotfo, de
Verazani, etc., assister avec joie à cette grande céromonic, et se féliciter
qu'un de leurs compatriotes vînt réveiller par de nouvelles découvertes le
PREFACE. 39
souvenir des services qu'ils ont rendus au monde entier par leurs talents,
leurs exploits et leurs vertus. »
C'est un étranger qui écrit en François : on reconnoîtra facilement le goût,
les traits, le caractère et le juste orgueil du génie italien.
La vérité est que le plateau où le Mississipi prend sa source est une terre
unie, mais culminante, dont les versants envoient les eaux au nord, à l'est,
au midi et à l'ouest; que sur ce plateau sont creusés une multitude de lacs;
que ces lacs répandent des rivières qui coulent à tous les rumbs de vent.
Le sol de ce plateau supérieur est mouvant comme s'il flottoit sur des abîmes.
Dans la saison des pluies, les rivières et les lacs débordent : on diroit d'une
mer, si cette mer ne portoit des forêts de folle-avoine de vingt et trente
pieds de hauteur. Les canots, perdus dans ce double océan d'eau et d'herbes,
ne se peuvent diriger qu'à l'aide des étoiles ou de la boussole. Quand des
tempêtes surviennent, les moissons fluviales plient, se renversent sur les
embarcations, et des millions de canards, de sarcelles, de morelles, de
hérons, de bécassines s'envolent en formant un nuage au-dessus de la tète
des voyageurs.
Les eaux débordées restent pendant quelques jours incertaines de leur
penchant; peu à peu elles se partagent. Une pirogue est doucement entraînée
vers les mers polaires, les mers du midi, les grands lacs du Canada, les
affluents du Missouri, selon le point de la circonférence sur lequel elle se
trouve lorsqu'elle a dépassé le milieu de l'inondation. Rien n'est étonnant et
majestueux comme ce mouvement et cette distribution des eaux centrales de
l'Amérique du Nord.
Sur le Mississipi inférieur, le major Pike, en 1806, M. Nuttal, en 1819, ont
parcouru le territoire d'Arkansa, visité les Osages, et fourni des renseigne-
ments aussi utiles à l'histoire naturelle qu'à la topographie.
Tel est ce Mississipi, dont je parlerai dans mon Voyage; fleuve que
les François descendirent les premiers en venant du Canada; fleuve qui
coula sous leur puissance, et dont la riche vallée regrette encore leur
génie.
Colomb découvrit l'Amérique dans la nuit du 1! au M octobre 1492 : le
ca[)itaine Francklin a complété la découverte de ce monde nouveau le
18 août 1826. Que de générations écoulées, que de révolutions accomplies,
que de changements arrivés chez les peuples dans cet espace de trois cent
trente-trois ans neuf mois et vingt-quatre jours!
Le monde ne ressemble plus au monde de Colomb. Sur ces mers ignorées
^0 PREFACE.
au-dessus desquelles on voyoit s'élever une main noire, la main de Satan ',
qui saisissoit les vaisseaux pendant la nuit et les entraînoit au fond de
l'abîme- dans ces régions antarctiques, séjour de la nuit, de l'épouvante et
des fables; dans ces eaux furieuses du cap Horn et du cap des Tempêtes,
où pâlissoient les pilotes; dans ce double océan qui bat ses doubles rivages ;
dans ces parages jadis si redoutés, des bateaux de poste font régulièrement
des trajets pour le service des lettres et des voyageurs. On s'invite à dîner
d'une ville florissante en Amérique à une ville florissante en Europe, et l'on
arrive à l'heure marquée. Au lieu de ces vaisseaux grossiers, malpropres,
infects, humides, oii l'on ne vivoit que de viandes salées, où le scorbut vous
dévoroit, d'élégants navires offrent aux passagers des chambres lambrissées
d'acajou, ornées de tapis, de glaces, de fleurs, de bibliothèques, d'instru-
ments de musique , et toutes les délicatesses de la bonne chère. Un voyage
qui demandera plusieurs années de perquisitions sous les latitudes les plus
diverses n'amènera pas la mort d'un seul matelot.
Les tempêtes? On en rit. Les distances? Elles ont disparu. Un simple balei-
nier fait voile au pôle austral : si la pêche n'est pas bonne, il revient au pôle
boréal : pour prendre un poisson, il traverse deux fois les tropiques, par-
court deux fois un diamètre de la terre , et touche en quelque mois aux
deux bouts de l'univers. Aux portes des tavernes de Londres on voit
affichée Tannonce du départ du paquebot de la terre de Diemen avec toutes les
commodités possibles pour les passagers aux Antipodes, et cela auprès de
l'annonce du départ du paquebot de Douvres à Calais. On a des Itinéraires de
poche, des Guides , des Manuels à l'usage des personnes qui se proposent de
faire un voyage d'agrément autour du monde. Ce voyage dure neuf ou dix
mois, quelquefois moins. On part l'hiver en sortant de l'opéra; on touche
aux îles Canaries, à Rio-Janeiro, aux Philippines, à la Chine, aux Indes, au
cap de Bonne-Espérance, et l'on est revenu chez soi pour l'ouverture de la
chasse.
Les bateaux à vapeur ne connoissent plus de vents contraires sur l'Océan,
de courants opposés dans les fleuves : kiosques ou palais flottants à deux ou
trois étages, du haut de leurs galeries on admire les plus beaux tableaux de
la nature dans les forêts du Nouveau Monde. Des routes commodes franchis-
sent le sommet des montagnes, ouvrent des désert naguère inaccessibles :
quarante mille voyageurs viennent de se rassembler en partie de plaisir à la
i. Voyez les vieilles cartes et les navigateurs arabes.
PRÉFACE. -VI
cataracte de Niagara. Sur des chemins de fer glissent rapidement les lourds
chariots du commerce; et s'il plaisoit à la France, à l'Allemagne et à la
Russie, d'établir une ligne télégraphique jusqu'à la muraille de la Chine,
nous pourrions écrire à quelques Chinois de nos amis, et recevoir la réponse
dans l'espace de neuf ou dix heures. Un homme qui commcnceroit son
pèlerinage à dix-huit ans, elle ûniroit à soixante, en marchant seulement
quatre, lieues par jour, auroit achevé dans sa vie près de sept fois le tour
de notre chétive planète. Le génie de l'homme est véritablement trop grand
pour sa petite habitation : il faut en conclure qu'il est destiné à une plus
haute demeure.
Est-il bon que les communications entre les hommes soient devenues
aussi faciles ? Les nations ne conserveroient-elles pas mieux leur caractère
en s'ignorant les unes les autres, en gardant une fidélité religieuse aux habi-
tudes et aux traditions de leurs pères? J'ai vu dans ma jeunesse de vieux
Bretons murmurer contre les chemins que l'on vouloit ouvrir dans leurs bois,
alors même que ces chemins dévoient élever la valeur des propriétés riveraines.
Je sais qu'on peut appuyer ce système de déclamations fort touchantes :
le bon vieux temps a sans doute son mérite; mais il faut se souvenir qu'un
état politique n'en est pas meilleur parce qu'il est caduc et routinier; autre-
ment il faudroit convenir que le despotisme de la Chine et de l'Inde, oii rien
n'a changé depuis trois mille ans, est ce qu'il y a de plus parfait dans ce
monde. Je ne vois pourtant pas ce qu'il peut y avoir de si heureux à s'en-
fermer pendant une quarantaine de siècles avec des peuples en enfance et
des tyrans en décrépitude.
Le goût et l'admiration du stationnaire viennent des jugements faux que
l'on porte sur la vérité des faits et sur la nature de l'homme : sur la vérité
des faits, parce qu'on suppose que les anciennes mœurs étoient plus pures
que les mœurs modernes, complète erreur; sur la nature de Thomme, parce
qu'on ne veut pas voir que l'esprit humain est perfectible.
Les gouvernements qui arrêtent l'essor du génie ressemblent à ces oise-
leurs qui brisent les ailes de l'aigle pour l'empêcher de prendre son vol.
Enfin, on ne s'élève contre les progrès de la civilisation que par l'obsession
des préjugés : on continue à voir les peuples comme on les voyoit autrefois,
isolés, n'ayant rien de commun dans leurs destinées. Mais si l'on considère
l'espèce humaine comme une grande famille qui s'avance vers le même but;
si l'on ne s'imagine pas que tout est fait ici-bas pour qu'une petite province,
un petit royaume, restent éternellement dans leur ignorance, leur pauvreté,
f,2 PRÉFACE.
leurs institutions politiques, telles que la barbarie, le temps ef le hasard les
ont produites, alors ce développement de l'industrie, des sciences et des arts
semblera ce qu'il est en effet, une chose légitime et naturelle. Dans ce mou-
vement universel on reconnoîlra celui de la société, qui, finissant son histoire
particulière, commence son histoire générale.
Autrefois, quand on avoit quitté ses foyers comme Ulysse, on étoit un
objet de curiosité; aujourd'hui, excepté une demi-douzaine de personnages
hors de ligne par leur mérite individuel , qui peut intéresser au récit de ses
courses? Je viens me ranger dans la foule des voyageurs obscurs qui n'ont
vu que ce que tout le monde a vu, qui n'ont fait faire aucun progrès aux
sciences, qui n'ont rien ajouté au trésor des connoissances humaines; mais
je me présente comme le dernier historien des peuples de la terre de Colomb,
de ces peuples dont la race ne tardera pas à disparoître; je viens dire quel-
ques mots sur les destinées futures de l'Amérique, sur ces autres peuples
héritiers des infortunés Indiens : je n'ai d'autre prétention que d'exprimer
aes regrets et des espérances.
INTRODUCTION
Dans uoe note de l'Essai historique ', écrite en 1794, j'ai raconté, avec des
détails assez étendus, quei avoit été mon dessein en passant, en Amérique ;
j'ai plusieurs fois parié de ce même dessein dans mes autres ouvrages, et
particulièrement dans la préface dCAtala. Je ne prétendois à rien moins qu'à
découvrir le passage au nord-ouest de l'Amérique, en retrouvant la mer
Polaire, vue par Heame en 1772, aperçue plus à l'ouest en 1789 par Mac-
kenzie, reconnue par le capitaine Parry, qui s'en approcha en 181 9. à travers
le détroit de Lancastre, et en 1821 à l'extrémité du délroit de L'HécIa et de La
Fury*; enSn le capitaine Franklin, après avoir descendu successivement la
rivière de Hearne en 1821, et celle de Mackenzie en 1826, vient d'explorer
les bords de cet océan, qu'environne une ceinture de glaces, et qui jusqu'à
présent a repoussé tous les vaisseaux.
n faut remarquer une chose particulière à la France : la plupart de ses
voyageurs ont été des hommes isolés, abandonnés à leurs propres forces et à
leur propre génie : rarement le gouvernement ou d«s compagnies particu-
lières les ont employés ou secourus. Il est arrivé de là que des peuples étran-
gers, mieux avisés, ont fait, par un concours de volontés nationales, ce que
les individus françois n'ont pu achever. En France on a le courage; le cou-
rage mérite le succès, mais il ne suffit pas toujours pour l'obtenir
1. Essai historique sur les Révolutions, n' partie, chap. xxiii.
2. Cet intrépide marin étoit reparti pour le Spitzberg avec l'intention d'aller jus-
qu'au pôle en traîneau. Il est resté soixante et un jours sur la glace sans pouvoir
dépasser le 82« degré 45 minutes de latitude N.
lifi INTRODUCTION.
Aujourd'hui, que j'approche de la fin de ma carrière, jo no puis m'cmpê-
cher, en jetant un regard sur le passé, de songer combien cette carrière eût
été changée pour moi si j'avois rempli le but de mon voyage. Perdu dans
ces mors sauvages, sur ces grèves hyperboréennes où aucun homme n'a
imprimé ses pas, les années de discorde qui ont écrasé tant de générations
avec tant de bruit seroient tombées sur ma tête en silence : le monde auroit
changé moi absent. li est probable que je n'aurois jamais eu le malheur
d'écrire; mon nom seroit demeuré inconnu, ou il s'y fût attaché une de ces
renommées paisibles qui ne soulèvent point l'envie et qui annoncent moins
de gloire que de bonheur. Qui sait même si j'aurois repassé l'Atlantique, si
je ne me serois pas fixé dans les solitudes par moi découvertes, comme un
conquérant au milieu de ses conquêtes? II est vrai que je n'aurois pas figuré
au congrès de Vérone, et qu'on ne m'eût pas appelé monseigneur dans l'hô-
tellerie des affaires étrangères, rue des Capucines, à Paris.
Tout cola est fort indifférent au terme de la route : quelle que soit la diversité
des chemins, les voyageurs arrivent au commun rendez-vous; ils y parvien-
nent tous également fatigués, car ici-bas depuis le commencement jusqu'à
la fin de la course on ne s'assied pas une seule fois pour se reposer : comme
les Juifs au festin de la Pâque, on assiste au banquet de la vie à la hâte,
debout, les reins ceints d'une corde, les souliers aux pieds et le bâton à la main.
II est donc inutile de redire quel étoit le but de mon entreprise, puisque
je l'ai dit cent fois dans mes autres écrits. II me suffira de faire observer au
lecteur que ce premier voyage pouvoit devenir le dernier si je parvenois à
me procurer tout d'abord les ressources nécessaires à ma grande découverte;
mais dans le cas où je serois arrêté par des obstacles imprévus, ce premier
voyage ne devoit être que le prélude d'un second, qu'une sorte de recon-
noissance dans le désert.
Pour s'expliquer la route qu'on me verra prendre, il faut aussi se souvenir
du plan que je m'étois tracé : ce plan est rapidement esquissé dans la note
de l'Essai historique ci-dessus indiquée. Le lecteur y verra qu'au lieu de
remonter au septentrion, je vouloir marchera l'ouest, de manière à attaquer
la rivo occidentale de l'Ainériquo, un peu au-dessus du golfe de Californie.
Do là, suivant le profil du continent, et toujours en vue de la mer, mon
dessein étoit do me diriger vers le nord jusqu'au détroit de Behring, de dou-
bler le dernier cap do rAmériijue, de descendre à l'est le long dos rivages do
1,1 nier Polaire, et do rontror dans les États-Unis par la baie dlludson, lo
Labrador et lo Canada.
INTRODUCTION.' /|5
Ce qui me déterminoit à parcourir une si longue côte de l'océan PaciGque
étoit le peu de connoissance que l'on avoit de cette côte. Il restoit des doutes,
même après les travaux de Vancouver, sur l'existence d'un passage entre
le 40* et le 60* degré de latitude septentrionale : la rivière de la Colombie,
les gisements du Nouveau Cornouailles, le détroit de Chelchoff , les régions
Aleutiennes, le golfe de Bristol ou de Cook, les terres des Indiens Tchouko-
tches, rien de tout cela n'avoit encore été exploré par Kolzebue et les autres
navigateurs russes ou américains. Aujourd'hui le capitaine Franklin, évitant
plusieurs mille lieues de circuit, s'est épargné la peine de chercher à l'occi-
dent ce qui ne se pouvoit trouver qu'au septentrion.
Maintenant je prierai encore le lecteur de rappeler dans sa mémoire divers
passages de la préface générale de mes OEuvres complètes, et de la préface de
YEssai historique, où j'ai raconté quelque particularités de ma vie. Destiné
par mon père à la marine, et par ma mère à l'état ecclésiastique, ayant choisi
moi-même le service de terre, j'avois été présenté à Louis XYI : afin de
jouir des honneurs de la cour et de monter dans les carrosses^ pour parler le
langage du temps, il falloit avoir au moins le rang de capitaine de cavalerie :
j'étois ainsi capitaine de cavalerie de droit et sous-lieutenant d'infanterie de
fait, dans le régiment de Navarre. Les soldats de ce régiment, dont le mar-
quis de Mortemart éloit colonel, s'étant insurgés comme les autres, je me
trouvai dégagé de tout lien vers la fin de 1790. Quand je quittai la France,
au commencement de 1791, la révolution marchoit à grands pas : les prin-
cipes sur lesquels elle se fondoit étoient les miens, mais je détestois les
violences qui l'avoient déjà déshonorée : c'étoit avec joie que j'allois cher-
cher une indépendance plus conforme à mes goûts, plus sympathique à mon
caractère.
A cette même époque le mouvement de l'émigration s'accroissoit; mais
comme on ne se battoit pas, aucun sentiment d'honneur ne me forçoit, contre
le penchant de ma raison, à me jeter dans la folie de Coblentz. Une émigra-
tion plus raisonnable se dirigeoit vers les rives de l'Ohio ; une terre de liberté
offroit son asile à ceux qui fuyoient la liberté de leur patrie. Rien ne prouve
mieux le haut prix des institutions généreuses que cet exil volontaire des par-
tisans du pouvoir absolu dans un monde républicain.
Au printemps de 1791 je dis adieu à ma respectable et digne mère, et je
m'embarquai à Saint-Malo; je portois au général Washington une lettre de
recommandation du marquis de La Rouairie. Celui-ci avoit fait la guerre de
l'indépendance en Amérique; il ne tarda pas à devenir célèbre en France par
46 INTRODUCTION.
la conspiration royaliste à laquelle il donna son nom. J'avois pour compa-
gnons de voyage de jeunes séminaristes de Saint-Sulpice, que leur supérieur,
homme de mérite, conduisoit à Baltimore. Nous mîmes à la voile : au bout
de quarante-huit heures nous perdîmes la terre de vue, et nous entrâmes dans
l'Atlantique.
Il est difficile aux personnes qui n'ont jamais navigué de se faire une idée
des sentiments qu'on éprouve lorsque du bord d'un vaisseau on n'aperçoit
plus que la mer et le ciel. J'ai essayé de retracer ces sentiments dans le cha-
pitre du Génie du Christianisme intitulé Deux Perspectives de la nature, et dans
Les Natchez, en prêtant mes propres émotions à Chactas. L'Essai historique et
Yltinéraire sont également remplis des souvenirs et des images de ce qu'on
peut appeler le désert de l'Océan. Me trouver au milieu de la mer, c'étoit
n'avoir pas quiUé ma patrie; c'étoit, pour ainsi dire, être porté dans mon
premier vpyage par ma nourrice, par la confidente des mes premiers plaisirs.
Qu'il me soil permis, afin de mieux faire entrer le lecteur dans l'esprit de la
relation qu'il va lire, de citer quelques pages de mes Mémoires inédits :
presque toujours notre manière de voir et de sentir tient aux réminiscences
de notre jeunesse.
C'est à moi que s'appliquent les vers de Lucrèce
Tum porro puer ut sœvis projectus ab uudis
Navita
Le ciel voulut placer dans mon berceau une image de mes destinées.
« Élevé comme le compagnon des vents et des flots, ces flots, ces vents,
cette solitude, qui furent mes premiers maîtres, convenoient peut-être mieux
à la nature de mon esprit et à l'indépendance de mon caractère. Peut-être
dois-je à cette éducation sauvage quelque vertu que j'aurois ignorée : la
vérité est qu'aucun système d'éducation n'est en soi préférable à un autre. Dieu
fait bien ce qu'il fait; c'est sa providence qui nous dirige, lorsqu'elle nous
appelle à jouer un rôle sur la scène du monde. »
Après les détails de l'enfance viennent ceux de mes études. Bientôt échappé
du luit iialernel, je dis l'impression que fit sur moi Paris, la cour, le monde;
je peins la société d'alors, les hommes que je rencontrai; les premiers mou-
vements de la révolution : la suite des dates m'amène à l'époque de mon
départ pour les ^^lats-Unis. En me rendant au port je visitai la terre où s'éloil
écoulée une |>artio do mon enfance : je laisse parler les Mémoires.
« Je n'ai revu Combourg que trois fois : à la mort de mon père toute la
INTRODUCTION. kl
famille se trouva réunie au château pour se dire adieu. Deux ans plus tard
j 'accompagnai ma mère à Combourg : elle vouloiL meubler le vieux manoir;
m on frère y devoit amener ma belle-sœur : mon frère ne vint point en Bre-
a gne, et bientôt il monta sur l'échafaud avec la jeune femme ' pour qui ma
;n ère avoit préparé le lit nuptial. Enfin, je pris le chemin de Combourg en
Xi e rendant au port, lorsque je me décidai à passer en Amérique.
« Après seize années d'absence, prêt à quitter de nouveau le sol natal pour
les ruines de la Grèce, j'allai embrasser au milieu des landes de ma pauvre
Bretagne ce qui me restoit de ma famille ; mais je n'eus pas le courage d'en-
treprendre le pèlerinage des champs paternels. C'est dans les bruyères de
Combourg que je suis devenu le peu que je suis; c'est là que j'ai vu se
réunir et se disperser ma famille. De dix enfants que nous avons été, nous ne
restons plus que trois. Ma mère est morte de douleur; les cendres de mon
père ont été jetées au vent.
« Si mes ouvrages me survivoient, si je devois laisser un nom, peut-être
un jour, guidé par ces Mémoires, le voyageur s'arrèteroit un moment aux
lieux que j'ai décrits. Il pourroit reconnoître le château, mais il chercheroit
en vain le grand mail ou le grand bois : il a été abattu ; le berceau de mes
songes a disparu comme ces songes. Demeuré seul debout sur son rocher,
l'antique donjon semble regretter les chênes qui l'environnoient et le proté-
geoient contre les tempêtes. Isolé comme lui, j'ai vu comme lui tomber autour
de moi ma famille, qui embellissoit mes jours et me prêtoit son abri : grâce
au ciel , ma vie n'est pas bâtie sur terre aussi solidement que les tours où
j'ai passé ma jeunesse. »
Les lecteurs connoissent à présent le voyageur auquel ils vont avoir affaire
dans le récit de ses premières courses.
1. M"^ de Rosambeau, petite-fille de M. de Malesherbes, exécutée avec son mari et
sa mère le même jour que son illustre aïeul
VOYAGE
EN AMÉPaQUE
Je m'embarquai donc à Saint-Malo, comme je l'ai dit; nous prîmes
la haute mer, et le 6 mai 1791, vers les huit heures du matin, nous
découvrîmes le pic de l'île de Fico, l'une des Açores : quelques heures
après, nous jetâmes l'ancre dans une mauvaise rade, sur un fond de
roches, devant l'île Graciosa. On en peut lire la description dans Y Essai
historique. On ignore la date précise de la découverte de cette île.
C'étoit la première terre étrangère à laquelle j'abordois; par cette
raison même il m'en est reste un souvenir qui conserve chez moi l'em-
preinte et la vivacité de la jeunesse. Je n'ai pas manqué de conduire
Chactas aux Açores, et de lui faire voir la fameuse statue que les pre-
miers na\igateurs prétendirent avoir trouvée sur ces rivages.
Des Açores, poussés par les vents sur le banc de Terre-Neuve, nous
fûmes obligés de faire une seconde relâche à l'île Saint-Pierre. « T. et
moi, dis-je encore dans VEssai historique, nous allions courir dans les
montagnes de cette île affreuse ; nous nous perdions au milieu des
brouillards dont elle est sans cesse couverte, errant au milieu des
nuages et des bouffées de vent, entendant les mugissements d'une mer
que nous ne pouvions découvrir, égarés sur une bruyère laineuse et
morte, au bord d'un torrent rougeâtre qui couloit entre des rochers. »
Les vallées sont semées, dans différentes parties, de cette espèce de
pin dont les jeunes pousses servent à faire une bière amère. L'île est
environnée de plusieurs écueils, entre lesquels on remarque celui du
Colombier, ainsi nommé parce que les oiseaux de mer y font leur nid
au printemps. J'en ai donné la description dans le Génie du Christia-
nisme.
VI. 4
50 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
L'île Saint-Pierre n'est se'parée de celle de Terre-Neuve que par un
détroit assez dangereux : de ses côtes désolées on découvre les rivages,
encore plus désolés, de Terre-Neuve. En été, les grèves de ces îles sont
couvertes de poissons qui sèchent au soleil , et en hiver, d'ours blancs
qui se nourrissent des débris oubliés par les pêcheurs.
Lorsque j'abordai à Saint-Pierre, la capitale de l'île consistoit, autant
qu'il m'en souvient, dans une assez longue rue, bâtie le long de la
mer. Les habitants, fort hospitaliers, s'empressèrent de nous offrir
leur table et leur maison. Le gouverneur logeoit à l'extrémité de la
ville. Je dînai deux ou trois fois chez lui. Il cultivoit dans un des fossés
du fort quelques légumes d'Europe. Je me souviens qu'après le dîner
il me montroit son jardin; nous allions ensuite nous asseoir au pied
du mât du pavillon planté sur la forteresse. Le drapeau françois flottoit
sur notre tête, tandis que nous regardions une mer sauvage et les
côtes sombres de l'île de Terre-Neuve, en parlant de la patrie.
Après une relâche de quinze jours, nous quittâmes l'île Saint-
Pierre, et le bâtiment, faisant route au midi, atteignit la latitude des
côtes du Maryland et de la Virginie : les calmes nous arrêtèrent. Nous
jouissions du plus beau ciel; les nuits, les couchers et les levers du
soleil étoient admirables. Dans le chapitre du Génie du, Christianisme
déjà cité, intitulé Deux perspectives de la nature, j'ai rappelé une de
ces pompes nocturnes et une de ces mignificences du couchant. « Le
globe du soleil , prêt à se plonger dans les flots, apparoissoit entre les
cordages du navire, au milieu des espaces sans bornes, etc. »
Il ne s'en fallut guère qu'un accident ne mît un terme à tous mes
projets.
La chaleur nous accabloit; le vaisseau, dans un calme plat, sans
voile, et trop chargé de ses mâts, étoit tourmenté par le roulis. Brûlé
sur le pont et fatigué du mouvement, je voulus me baigner, et quoique
nous n'eussions point de chaloupe dehors, je me jetai du mât de
beaupré à la mer. Tout alla d'abord à merveille, et plusieurs passagers
m'imitèrent. Je nageois sans regarder le vaisseau ; mais quand je vins
à tourner la tête, je m'aperçus que le courant l'avoit déjà entraîné
bien loin. L'équipage étoit accouru sur le pont; on avoit filé un grelin
aux autres nageurs. Des requins se montroicnt dans les eaux du
navire, et on leur tiroit du bord des coups de fusil pour les écarter. La
houle étoit si grosse qu'elle retardoit mon retour et épuisoit mes
forces. J'uvois un abîme au-dessous de moi, et les requins pouvoiont
à tout moment m'cmportcr un bras ou une jambe. Sur le bàliniciit,
on s'elforr.oit de mettre un canot à la nier; mais il falloit établir un
palan, et cela preiioit un temps considérable.
VOYAGE EN AMERIQUE. 51
Par le plus grand bonheur, une brise presque insensible se leva : le
vaisseau, gouvernant un peu, se rapprocha de moi ; je pus m'emparer
du bout de la corde; mais les compagnons de ma témérité s'e'toient
accrochés à cette corde; et quand on nous attira au fTanc du bâtiment,
me trouvant à l'extrémité de la file, ils pesoient sur moi de tout leur
poids. On nous repêcha ainsi un à un, ce qui fut long. Les roulis con-
tinuoient; à chacun d'eux nous plongions de dix ou douze pieds dan?
la vague, ou nous étions suspendus en l'air à un même nombre de
pieds, comme des poissons au bout d'une ligne. A la dernière immer-
sion, je me sentis prêt à m'évanouir; un roulis de plus, et c'en étoit
fait. Enfin on me hissa sur le pont à demi mort : si je m'étois noyé,
le bon débarras pour moi et pour les autres I
Quelques jours après cet accident , nous aperçûmes la terre : elle
étoit dessinée par la cime de quelques arbres qui sembloient sortir du
sein de l'eau : les palmiers de l'embouchure du Nil me découvrirent
depuis le rivage de l'Egypte de la même manière. Un pilote vint à
notre bord. Nous entrâmes dans la baie de Chesapeake, et le soir
même on envoya une chaloupe chercher de l'eau et des vivres frais. Je
me joignis au parti qui alloit à terre , et une demi-heure après avoir
quitté le vaisseau je foulai le sol américain.
Je restai quelque temps les bras croisés, promenant mes regards
autour de moi dans un mélange de sentiments et d'idées que je ne
pouvois débrouiller alors, et que je ne pourrôis peindre aujourd'hui.
Ce continent ignoré du reste du monde pendant toute la durée des
temps anciens et pendant- un grand nombre de siècles modernes ; les
premières destinées sauvages de ce continent, et ses secondes desti-
nées depuis l'arrivée de Christophe Colomb ; la domination des monar-
chies de l'Europe ébranlée dans ce Nouveau Monde ; la vieille société
finissant dans la jeune Amérique; une république d'un genre inconnu
jusque alors, annonçant un changement dans l'esprit humain et dans
l'ordre politique ; la part que ma patrie avoit eue à ces événements ;
ces mers et ces rivages devant en partie leur indépendance au pavillon
et au sang françois; un grand homme sortant à la fois du milieu des
discordes et des déserts, Washington habitant une ville florissante
dans le même lieu où un siècle auparavant Guillaume Penn avoit
acheté un morceau de terre de quelques Indiens ; les États-Unis ren-
voyant à la France, à travers l'Océan, la révolution et la liberté que la
France avoit soutenues de ses armes; enfin, mes propres desseins, les
découvertes que je voulois tenter dans ces solitudes natives, qui éten-
doicnt encore leur vaste royaume derrière l'étroit empire d'une civilisa-
tion étrangère : voilà les choses qui occupoient confusément mon esprit.
52 VOYAGE EN AMERIQUE.
Nous nous avançâmes vers une habitation assez éloignée pour y
acheter ce qu'on voudroit nous vendre. Nous traversâmes quelques
petits hois de baumiers et de cèdres de la Virginie qui parfumoient
l'air. Je vis voltiger des oiseaux moqueurs et des cardinaux, dont les
chants et les couleurs m'annoncèrent un nouveau climat. Une négresse
de quatorze ou quinze ans, d'une beauté extraordinaire, vint nous
ouvrir la barrière d'une maison qui tenoit à la fois de la ferme d'un
Anglois et de l'habitation d'un colon. Des troupeaux de vaches pais-
soient dans des prairies artificielles entourées de palissades dans les-
quelles se jouoient des écureuils gris, noirs et rayés; des nègres
scioient des pièces de bois, et d'autres cultivoient des plantations de
tabac. Nous achetâmes des gâteaux de maïs, des poules, des œufs, du
lait, et nous retournâmes au bâtiment mouillé dans la baie.
On leva l'ancre pour gagner la rade, et ensuite le port de Baltimore.
Le trajet fut lent; le vent manquoit. En approchant de Baltimore, les
eaux se rétrécirent : elles étoient d'un calme parfait ; nous avions l'air
de remonter un fleuve bordé de longues avenues : Baltimore s'offrit à
nous comme au fond d'un lac. En face de la ville s'élevoit une colline
ombragée d'arbres, au pied de laquelle on commençoit à bâtir quel-
ques maisons. Nous amarrâmes au quai du port. Je couchai à bord, et
ne descendis à terre que le lendemain. J'allai loger à l'auberge, où l'on
porta mes bagages. Les séminaristes se retirèrent avec leur supérieur
à l'établissement préparé pour eux, d'cù ils se sont dispersés en Amé-
rique.
Baltimore, comme toutes les autres métropoles des États-Unis,
n'avoit pas l'étendue qu'elle a aujourd'hui : c'étoit une jolie ville fort
propre et fort animée. Je payai mon passage au capitaine, et lui donnai
un dîner d'adieu dans une très-bonne taverne auprès du port. J'arrêtai
ma place au stage, qui faisoit trois fois la semaine le voyage de Phi-
ladelphie. A quatre heures du matin je montai dans ce stage, et me
voilà roulant sur les grands chemins du Nouveau Monde, où je ne con-
noissois personne, où je n'étois connu de qui que ce soit : mes com-
pagnons de voyage ne m'avoient jamais vu, et je ne devois jamais les
revoir après notre arrivée à la capitale de la Pensylvanie.
La route que nous parcourûmes étoit plutôt tracée que faite. Le
pays étoit assez nu et assez plat : peu d'oiseaux, peu d'arbres, quel-
ques maisons éparses, point de villages, voilà ce que présentoit la
campagne et ce qui me frappa désagréablement.
En approchant de i'hiladelphie nous rencontrâmes des paysans
allant an marché, des voitures publiques et d'autres voitures fort élé-
gantes. I'hiladelphie me parut une belle ville : les rues larges; quel-
VOYAGE EN AMERIQUE. 53
qiies-unes, plantées d'arbres, se coupent à angle droit dans un ordre
régLdier du nord au sud et de Test à l'ouest. La Delaware coule paral-
lèlement à la rue qui suit son bord occidental : c'est une rivière qui
^c^oit considi.'rable en Europe, mais dont on ne parle pas en Amérique,
tes rives sont basses et peu pittoresques.
Philadelphie à l'époque de mon voyage (1791) ne s'étendoit point
encore jusqu'au Schuylkill ; seulement le terrain en avançant vers cet
afïluent étoit divisé par lots, sur lesquels on construisoit quelques
maisons isolées.
L'aspect de Philadelphie est froid et monotone. En général, ce qui
manque aux cités des États-Unis, ce sont les monuments et surtout les
vieux monuments. Le protestantisme, qui ne sacrifie point à l'imagi-
nation, et qui est lui-même nouveau, n'a point élevé ces tours et ces
dômes dont l'antique religion catholique a couronné l'Europe. Presque
rien à Philadelphie, à New-York, à Boston, ne s'élève au-dessus de la
masse des murs et des toits. L'œil est attristé de ce niveau.
Les États-Unis donnent plutôt l'idée d'une colonie que d'une nation
mère; on y trouve des usages plutôt que des mœurs. On sent que les
habitants ne sont point nés du sol : cette société, si belle dans le pré-
sent, n'a point de passé; les \illes sont neuves, les tombeaux sont
d'hier. C'est ce qui m'a fait dire dans Les Xatchez : « Les Européens
n'avoient point encore de tombeaux en Amérique, qu'ils y avoient déjà
des cachots. C'étoient les seuls monuments du passé pour cette société
sans aïeux et sans souvenirs. »
Il n'y a de vieux en Amérique que les bois, enfants de la terre, et la
liberté, mère de toute société humaine : cela vaut bien des monuments
et des aïeux.
Un homme débarqué, comme moi, aux États-Unis plein d'enthou-
siasme pour les anciens, un Caton qui cherchoit partout la rigidité des
premières mœurs romaines, dut être fort scandalisé de trouver par-
tout l'élégance des vêtements, le luxe des équipages, la frivolité des
conversations, l'inégalité des fortunes, l'immoralité des maisons de
banque et de jeu, le bruit des salles de bal et de spectacle. A Phila-
delphie, j'aurois pu me croire dans une ville angloise : rien n'annon-
çoit que j'eusse passé d'une monarchie à la république.
On a pu voir dans l'Essai historique qu'à cette époque de ma vie
j'admirois beaucoup les républiques : seulement je ne les croyois pas
possibles à l'âge du monde oîi nous étions parvenus, parce que je ne
connoissois que la liberté à la manière des anciens, la liberté fille des
mœurs dans une société naissante; j'ignorois qu'il y eiît une autre
liberté fille des lumières et d'une vieille civilisation ; liberté dont la
5Z, VOYAGE EN AMÉRIQUE.
république représentative a prouvé la réalité. On n'est plus aujourd'hui
obligé de labourer soi-même son petit champ, de repousser les arts
et les sciences, d'avoir les ongles crochus et la barbe sale pour être
libre.
Mon désappointement politique me donna sans doute l'humeur qui
me fit écrire la note satirique contre les quakers, et même un peu
contre tous les Américains, note que l'on trouve dans V Essai histo-
rique. Au reste, l'apparence du peuple dans les rues de la capitale de
la Pensylvanie étoit agréable ; les hommes se montroient proprement
vêtus; les femmes, surtout les quakeresses, avec leur chapeau uni-
forme, paroissoient extrêmement jolies.
Je rencontrai plusieurs colons de Saint-Domingue et quelques Fran-
çois émigrés. J'étois impatient de commencer mon voyage au désert :
tout le monde fut d'avis que je me rendisse à Albany, où, plus rap-
proché des défrichements et des nations indiennes, je serois à même
de trouver des guides et d'obtenir des renseignements.
Lorsque j'arrivai à Philadelphie, le grand Washington n'y étoit pas.
Je fus ol)ligé de l'attendre une quinzaine de jours; il revint. Je le vis
passer dans une voiture qu'emportoient avec rapidité quatre chevaux
fringants, conduits à grandes guides. Washington, d'après mes idées
d'alors, étoit nécessairement Cincinnatus; Cincinnatus en carrosse
do'rangeoit un peu ma république de l'an de Rome 296. Le dictateur
Washington pouvoit-il être autre chose qu'un rustre piquant ses
bœufs de l'aiguillon et tenant le manche de sa charrue? Mais quand
j'allai porter ma lettre de recommandation à ce grand homme, je
retrouvai la simplicité du vieux Romain.
Une petite maison dans le genre anglois, ressemblant aux maisons
voisines, étoit le palais du Président des États-Unis : point de gardes,
pas même de valets. Je frappai; une jeune servante ouvrit. Je lui
demandai si le général étoit chez lui ; elle me répondit qu'il y étoit.
Je répliquai que j'avois une lettre à lui remettre. La servante me
demanda mon nom, ditTicile à prononcer en anglois, et qu'elle ne put
retenir. Elle me dit alors doucement : Walk in, sir, « Entrez, mon-
sieur; » et elle marcha devant moi dans un de ces étroits et longs
corridurs qui servent de vestibule aux maisons angloises : elle m'in-
troduisit dans un parloir, où elle me pria d'attendre le général.
Je n'étois pas ému. La grandeur de l'âme ou celle de la fortune ne
m'imposent point : j'admire la première sans en être écrasé; la
seconde; m'insi)irc plus de pitié que de respect. Visage d'homme ne
me troublera jamais.
Au bout de quelques minutes le général entra. C'éloit un honnne
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 55'
d'une grande taille, d'un air calme et froid plutôt que noble : il est
ressemblant dans ses gravures. Je lui présentai ma lettre en silence;
il l'ouvrit, courut à la signature, qu'il lut tout haut avec exclamation :
« Le colonel Armand! » C'étoit ainsi qu'il appeloit et qu'avoit signé le
marquis de La Rouairie.
Nous nous assîmes; je lui expliquai, tant bien que mal, le motif de
mon voyage. Il me répondoit par monosyllabes françois ou anglois, et
m'écoutoit avec une sorte d'étonnement. Je m'en aperçus, et je lui dis
avec un peu de vivacité : « Mais il est moins difficile de découvrir le
passage du nord-ouest que de créer un peuple comme vous l'avez
fait. » Well, well, young manî s'écria-t-il en me tendant la main. Il
m'invita à dîner pour le jour suivant, et nous nous quittâmes. «
Je fus exact au rendez-vous : nous n'étions que cinq ou six convives.
La conversation roula presque entièrement sur la révolution françoise.
Le général nous montra une clef de la Bastille : ces clefs de la Bastille
étoient des jouets assez niais qu'on se distribuoit alors dans les deux
Mondes. Si Washington avoit vu, comme moi, dans les ruisseaux de
Paris, les vainqueurs de la Bastille, il auroit eu moins de foi dans sa
relique. Le sérieux et la force de la révolution n'étoient pas dans ces
orgies sanglantes. Lors de la révocation de l'édit de Nantes, en 1685,
la même populace du faubourg Saint-Antoine démolit le temple pro-
testant à Charenton avec autant de zèle qu'elle dévasta l'église de
Saint-Denis en 1793.
Je quittai mon hôte à dix heures du soir, et je ne l'ai jamais revu ;
il partit le lendemain pour la campagne, et je continuai mon voyage.
Telle fut ma rencontre avec cet homme qui a affranchi tout un
monde. Washington est descendu dans la tombe avant qu'un peu de
bruit se fût attaché à mes pas; j'ai passé devant lui comme l'être le
plus inconnu; il étoit dans tout son éclat, et moi dans toute mon
obscurité. Mon nom n'est peut-être pas demeuré un jour entier dans
sa mémoire. Heureux pourtant que ses regards soient tombés sur moi!
je m'en suis senti échauffé le reste de ma vie : il y a une vertu dans
les regards d'un grand homme.
J'ai vu depuis Buonaparte : ainsi la Providence m'a montré les deux
personnages qu'elle s'étoit plu à mettre à la tête des destinées de leurs
siècles.
^ Si l'on compare Washington et Buonaparte homme à homme, le
génie du premier semble d'un vol moins élevé que celui du second.
Washington n'appartient pas, comme Buonaparte, à cette race des
Alexandre et des Cés:ir, qui dépasse la stature de l'espèce humaine.
Rien d'étonnant ne s'attache à sa personne; il n'est point placé sur un
56 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
vaste théâtre; il n'est point aux prises avec les capitaines les plus
habiles et les plus puissants monarques du temps; il ne traverse
point les mers; il ne court point de Memphis à Vienne et de Cadix à
!\Ioscou : il se défend avec une poignée de citoyens sur une terre sans
souvenirs et sans célébrité, dans le cercle étroit des foyers domesti-
ques. Il ne livre point de ces combats qui renouvellent les triomphes
sanglants d'Arbelles et de Pharsale; il ne renverse point les trônes
pour en recomposer d'autres avec leurs débris; il ne viet point le pied
sur le cou des rois ; il ne leur fait point dire, sous les vestibules de son
palais :
Qu'ils se font trop attendre, et qu'Attila s'ennuie.
Quelque chose de silencieux enveloppe les actions de Washington ;
il agit avec lenteur : on diroit qu'il se sent le mandataire de la liberté
de l'avenir, et qu'il craint de la compromettre. Ce ne sont pas ses
destinées que porte ce héros d'une nouvelle espèce, ce sont celles de
son pays ; il ne se permet pas de jouer ce qui ne lui appartient pas.
Mais de cette profonde obscurité quelle lumière va jaillir! Cherchez
les bois inconnus où brilla l'épée de Washington, qu'y trouverez-
vous? Des tombeaux? Non, un monde! Washington a laissé les États-
Unis pour trophée sur son champ de bataille.
Buonaparte n'a aucun trait de ce grave Américain : il combat sur
une veille terre, environnée d'éclat et de bruit ; il ne veut créer que
sa renommée; il ne se charge que de son propre sort. 11 semble savoir
que sa mission sera courte, que le torrent qui descend de si haut
s'écoulera promptement : il se hâte de jouir et d'abuser de sa gloire
comme d'une jeunesse fugitive. A l'instar des dieux d'Homère, il veut
arriver en quatre pas au bout du monde; il paroît sur tous les rivages,
il inscrit précipitamment son nom dans les fastes de tous les peuples ;
il jette en courant des couronnes à sa famille et à ses soldats; il se
dépêche dans ses monuments, dans ses lois, dans ses victoires. Penché
sur le monde, d'une main il terrasse les rois, de l'autre il abat le
géant révolutionnaire ; mais en écrasant l'anarchie il étouffe la liberté,
et fmit par perdre la sienne sur son dernier champ de bataille.
Chacun est récompensé selon ses œuvres : Washington élève une
nation à l'indépendance : magistrat retiré, il s'endort paisiblement
sous son toit paternel, au milieu des regrets de ses compatriotes et de
la véuération de tous les peuples.
Biionaparlo ravit à une nation son indépendance : empereur déchu,
il est précipité dans l'exil, où la frayeur de la terre ne le croit pas
encore assez emprisonné sous la garde de l'Océan. Tant qu'il se débat
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 57
contre la mort, foible et enchaîné sur un rocher, l'Europe n'ose dépo-
ser 1er armes. Il expire : cette nouvelle, publiée à la porte du palais
devant laquelle le conquérant avoit fait proclamer tant de funérailles,
n'arrête ni n'étonne le passant : qu'avoient à pleurer les citoyens?
La république de Washington subsiste; l'empire de Buonaparte est
détruit : il s'est écoulé entre le premier et le second voyage d'un Fran-
çois qui a trouvé une nation reconnoissante là où il avoit combattu
pour quelques colons opprimés.
Washington et Buonaparte sortirent du sein d'une république : nés
tous deux de la liberté, le premier lui a été fidèle, le second l'a trahie,
Leur sort, d'après leur choix, sera différent dans l'avenir.
Le nom de Washington se répandra avec la liberté d'âge en âge ; il
marquera le commencement d'une nouvelle ère pour le genre humain.
Le nom de Buonaparte sera redit aussi par les générations futures ;
mais il ne se rattachera à aucune bénédiction, et servira souvent d'au-
torité aux oppresseurs, grands ou petits.
Washington a été tout entier le représentant des besoins, des idées,
des lumières, des opinions de son époque ; il a secondé , au lieu de
contrarier, le mouvement des esprits ; il a voulu ce qu'il devoit vouloir,
la chose même à laquelle il étoit appelé : de là la cohérence et la per-
pétuité de son ouvrage. Cet homme, qui frappe peu, parce qu'il est
naturel et dans des proportions justes, a confondu son existence avec
celle de son pays ; sa gloire est le patrimoine commun de la civilisa-
tion croissante ; sa renommée s'élève comme un de ces sanctuaires où
coule une source intarissable pour le peuple./
Buonaparte pouvoit enrichir également le domaine public : il
agissoit sur la nation la plus civilisée, la plus intelligente, la plus
brave, la plus brillante de la terre. Quel seroit aujourd'hui le rang
occupé par lui dans l'univers s'il eût joint la magnanimité à ce qu'il
avoit d'héroïque, si, Washington et Buonaparte à la fois, il eût nommé
la liberté héritière de sa gloire !
Mais ce géant démesuré ne lioit point complètement ses destinées à
celles de ses contemporains : son génie appartenoit à l'âge moderne,
son ambition étoit des vieux jours ; il ne s'aperçut pas que les miracles
de sa vie dépassoient de beaucoup la valeur d'un diadème, et que cet
ornement gothique lui siéroit mal. Tantôt il faisoit un pas avec le
siècle, tantôt il reculoit vers le passé ; et, soit qu'il remontât ou sui\1t
le cours du temps, par sa force prodigieuse il entraînoit ou repoussoit
les flots. Les hommes ne furent à ses yeux qu'un moyen de puissance ;
aucune sympathie ne s"éta])lit entre leur bonheur et le sien. Il avoit
promis de les délivrer, et il les enchaîna ; il s'isola d'eux, ils s'éloi-
58 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
gnèrent de lui. Les rois d'Egypte plaçoient leurs pyramides funè])res
non parmi des campagnes florissantes , mais au milieu des sables
stériles: ces grands tombeaux s'élèvent comme l'éternité dans la soli-
tude : Buonaparte a bâti, à leur image, le monument de sa renommée.
Ceux qui, ainsi que moi, ont vu le conquérant de l'Europe et le
législateur de l'Amérique, détournent aujourd'hui les yeux de la scène
du monde : quelques histrions, qui font pleurer ou rire, ne valent pas
la peine d'être regardés.
Un stage semblable à celui qui m'avoit amené de Baltimore à Phila-
delphie me conduisit de Philadelphie à New-York, ville gaie, peuplée
et commerçante, qui pourtant étoit bien loin d'être ce qu'elle est
aujourd'hui. J'allai en pèlerinage à Boston pour saluer le premier
champ de bataille de la liberté am 'ricainc. « J'ai vu les champs de
Lexington ; je m'y suis arrêté en silence, comme le voyageur aux Ther-
mopyles, à contempler la tombe de ces guerriers des deux jMondes,
qui moururent les premiers pour obéir aux lois de la patrie. En fou-
lant cette terre philosophique qui me disoit, dans sa muette éloquence,
comment les empires se perdent et s'élèvent, j'ai confessé mon
néant devant les lois de la Providence et baissé mon front dans la
poussière'. »
Revenu à New -York, je m'embarquai sur le paquebot qui faisoit
voile pour Albany, en remontant la rivière d'Hudson, autrement appe-
lée la rivière du Nord.
Dans une note de VEssai hislorique, j'ai décrit une partie de ma
navigation sur cette rivière, au bord de laquelle disparoît aujourd'hui,
parmi les républicains de Washington, un des rois de Buonaparte, et
quelque chose de plus, un do -ses frères. Dans cette même note j'ai
parlé du major André, de cet infortuné jeune homme sur le sort
duquel un ami, dont je ne cesse de déplorer la perte, a laissé tomber
de touchantes et courageuses paroles lorsque Buonaparte étoit près de
monter au trône où s'étoit assise Marie-Antoinette-.
Arrivé à Albany, j'allai chercher un M. Swift, pour lequel on m'avoit
donné une lettre à Philadeliihie. Cet Américain faisoit la traite des
pelleteries avec les tribus indiennes enclavées dans le territoire cédé
par l'Angleterre aux États-Unis ; car les puissances civilisées se par-
tagent sans façon, en Amérique, des terres qui ne leur appartiennent
pas. Après m'avoir entendu, M. Swift me fit des objections très-rai-
sonnables : il mo dit (|uc je ne pouvois pas entreprendre de pi'iuie
1. ^M«'/<Av/o)vVyKp, l'opaiiic, cliap. \\\uu
2. .M. DE r<j\T\\Es,ii7'////.'(/c' Wasliinylon.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 59
abord, seul, sans secours, sans appui, sans recommandation pour les
postes anglois, américains, espagnols, où je serois forcé de passer, un
voyage de cette importance; que, quand j'aurois le bonheur de tra-
verser sans accident tant de solitudes, j'arriverois à des régions gla-
cées où je périrois de froid ou de faim. Il me conseilla de commencer
à m'acclimater en faisant une première course dans l'intérieur de
l'Amérique, d'apprendre le sioux, l'iroquois et l'esquimau, de vivre
quelque temps parmi les coureurs de bois canadiens et les agents de
la compagnie de la baie d'Hudson. Ces expériences préliminaires
faites, je pourrois alors, avec l'assistance du gouvernement françois,
poursuivre ma hasardeuse entreprise.
Ces conseils, dont je ne pouvois m'empêcher de reconnoître la
justesse, me contrarioient ; si je m'en étois cru, je serois parti pour
aller tout droit au pôle, comme on va de Paris à Saint-Cloud. Je cachai
cependant à M. Swift mon déplaisir. Je le priai de me procurer un
guide et des chevaux, aQn que je me rendisse à la cataracte de Niagara,
et de là à Pittsbourg, d'où je pourrois descendre l'Ohio. J'avois tou-
jours dans la tête le premier plan de route que je m'étois tracé.
M. Swift engagea à mon service un Hollandois qui parloit plusieurs
dialectes indiens. J'achetai deux chevaux, et je me hâtai de quitter
Albany.
Tout le pays qui s'étend aujourd'hui entre le territoire de cette ville
et celui de Niagara est habité, cultivé et traversé par le fameux canal
de New- York ; mais alors une grande partie de ce pays étoit déserte.
Lorsque après avoir passé le Mohawk, je me trouvai dans des bois
qui n'avoient jamais été abattus, je tombai dans une sorte d'i\Tesse
que j'ai encore rappelée dans VEssai historique : « J'allois d'arbre en
arbre, à droite et à gauche indifféremment, me disant en moi-même :
Ici plus de chemin à sui\Te, plus de villes, plus d'étroites maisons,
plus de présidents de républiques, de rois... Et pour essayer si j'étois
enfin rétabli dans mes droits originels, je me livrois à mille actes de
volonté qui faisoient enrager le grand Hollandois qui me ser\"oit de
guide, et qui dans son âme me croyoit fou *. »
Nous entrions dans les anciens cantons des six nations iroquoises.
Le premier sauvage que nous rencontrâmes étoit un jeune homme qui
marchoit devant un cheval sur lequel étoit assise une Indienne parée
à la manière de sa tribu. Mon guide leur souhaita le bonjour en pas-
sant.
On sait déjà que j'eus le bonheur d'être reçu par un de mes com-
i. Essai historique, ii^ partie, chap. lvii.
60 VOYAGE EN AMERIQUE.
patriotes sur la frontière de la solitude, par ce M. Violet, maître de
danse chez les sauvages. On lui payoit ses leçons en peaux de castor
ict en jambons d'ours. « Au milieu d'une forêt, on voyoit une espèce de
grange; je trouvai dans cette grange une vingtaine de sauvages,
hommes et femmes, barbouillés comme des sorciers, le corps demi-
nu, les oreilles découpées, des plumes de corbeau sur la tête et des
anneaux passés dans les narines. Un petit François, poudré et frisé
comme autrefois, habit vert-pomme, veste de droguet, jabot et man-'
chettes de mousseline, racloit un violon de poche, et faisoit danser
Madelon Friquet à ces Iroquois. M. Violet, en me parlant des Indiens,
me disoit toujours : Ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses.
Il se louoit beaucoup de la légèreté de ses écoliers : en effet, je n'ai
jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon
entre son menton et sa poitrine, accordoit l'instrument fatal ; il crioit
en iroquois : A vos places ! et toute la troupe sautoit comme une bande
de démons'. »
C'étoit une chose assez étrange pour un disciple de Rousseau que
cette introduction à la vie sauvage par un bal que donnoit à des Iro-
quois un ancien marmiton du général Rochambeau. Nous continuâmes
notre route. Je laisse maintenant parler le manuscrit : je le donne tel
que je le trouve, tantôt sous la forme d'un 7xcU, tantôt sous celle d'un
journal, quelquefois en lettres ou en simples annotations.
LES ONONDAGAS.
Nous étions arrivés au bord du lac auquel les Onondagas, peuplade
iroquoise, ont donne leur nom. Nos chevaux avoient besoin de repos.
Je choisis avec mon Hollandois un lieu propre à élablir notre camp.
Nous en trouvâmes un dans une gorge de vallée, à l'endroit où une
rivière sort en bouillonnant du lac. Cette rivière n'a pas couru cent
toises au nord en directe ligne qu'elle se replie à l'est, et court paral-
lèlement au rivage du lac, en dehors des rochers qui servent de cein-
ture à ce dernier.
Ce fut dans la courbe de la rivière que nous dressâmes notre appa-
reil de nuit : nous fichâmes deux hauts piquets en terre ; nous pla-
çâmes horizontalement dans la fourche de ces piquets une longue
pc.'-che; appu\ant des écorces de bouleau, un bout sur le sol, l'autre
l)oul sur la gaule transversale, nous eûmes un toit digne de notre
1. Iliiir'iuin\ t. V.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. ôl
palais. Le bûcher de voyage fut allumé pour faire cuire notre souper et
chasser les maringouins. Nos selles nous servoient d'oreiller sous
Vajoupa, et nos manteaux de couverture.
Nous attachâmes une sonnette au cou de nos chevaux, et nous les
lâchâmes dans les bois. Par un instinct admirable, ces animaux ne
s'écartent jamais assez loin pour perdre de vue le feu que leurs
maîtres allument la nuit afin de chasser les insectes et de se défendre
des serpents.
Du fond de notre hutte nous jouissions d'une vue pittoresque.
Devant nous s'étendoit le lac, assez étroit et bordé de forêts et de
rochers; autour de nous la rivière, enveloppant notre presqu'île de
ses ondes vertes et limpides, balayoit ses rivages avec impétuosité.
Il n'étoit guère que quatre heures après-midi lorsque notre éta-
blissement fut achevé. Je pris mon fusil et j'allai errer dans les envi-
rons. Je suivis d'abord le cours de la rivière ; mes recherches bota-
niques ne furent pas heureuses : les plantes étoient peu variées. Je
remarquai des familles nombreuses de plantago virginica, et de
quelques autres beautés de prairies, toutes assez communes ; je quittai
les bords de la rivière pour les côtes du lac, et je ne fus pas plus
chanceux. A l'exception d'une espèce de rhododendrum, je ne trouvai
rien qui valût la peine de m'arrêter : les fleurs de cet arbuste, d'un
rose vif, faisoient un effet charmant avec l'eau bleue du lac où elles se
miroient, et le flanc brun du rocher dans lequel elles enfonçoient leurs
racines.
Il y avoit peu d'oiseaux; je n'aperçus qu'un couple solitaire qui vol-
tigeoit devant moi, et qui sembloit se plaire à répandre le mouvement
et l'amour sur l'immobilité et la froideur de ces sites. La couleur du
mâle me fît reconnoître l'oiseau blanc, ou le passer nivalis des ornitho-
logistes. J'entendis aussi la voie de cette espèce d'orfraie que l'on a
fort bien caractérisée par cette définition, strix exclamator. Cet oiseau
est inquiet comme tous les tvrans : je me fatiguai vainement à sa
poursuite.
Le vol de cette orfraie m'avoit conduit à travers les bois jusqu'à un
vallon resserré par des collines nues et pierreuses. Dans ce lieu extrê-
mement retiré on voyoit une méchante cabane de sauvage bâtie à
mi-côte entre les rochers : une vache maigre paissoit dans un pré
au-dessous.
J'ai toujours aimé ces petits abris : l'animal blessé se tapit dans un
coin ; l'infortuné craint d'étendre au dehors avec sa vue des sentiments
que les hommes repoussent. Fatigué de ma course, je m'assis au haut
du coteau que je parcourois, ayant en face la hutte indienne sur le
62 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
coteau opposé. Je couchai mon fusil auprès de moi, et je m'aban-
donnai à CCS rêveries dont j'ai souvent goûté le charme,
J'avois à peine passé ainsi quelques minutes, que j'entendis des
voix au fond du vallon. J'aperçus trois hommes qui conduisoient cinq
ou six vaches grasses. Après les avoir mises paître dans les prairies, ils
marchèrent vers la vache maigre, qu'ils éloignèrent à coups de bâton.
L'apparition de ces Européens dans un lieu si désert me fut extrê-
mement désagréable ; leur violence me les rendit encore plus impor-
tuns. Ils chassoient la pauvre bête parmi les roches en riant aux éclats,
et en l'exposant à se rompre les jambes. Une femme sauvage , en
apparence aussi misérable que sa vache, sortit de la hutte isolée,
s'avança vers l'animal effrayé, l'appela doucement et lui offrit quelque
chose à manger. La vache courut à elle en allongeant le cou avec un
petit mugissement de joie. Les colons menacèrent de loin l'Indienne,
qui revint à sa cabane. La vache la suivit. Elle s'arrêta à la porte, où
son amie la flattoit de la main, tandis que l'animal reconnoissant
léchoit cette main secourable. Les colons s'étoient retirés.
Je me levai, je descendis la colline, je traversai le vallon, et, remon-
tant la colline opposée, j'arrivai à la hutte, résolu de réparer autant
qu'il étoit en moi la brutalité des hommes blancs. La vache m'aperçut,
et fit un mouvement pour fuir; je m'avançai avec précaution, et je
parvins, sans qu'elle s'en allât, jusqu'à l'habitation de sa maîtresse.
L'Indienne étoit rentrée chez elle. Je prononçai le salut qu'on
m'avoit appris: Siègoh! Je suis venu! L'Indienne, au lieu de me
rendre mon salut par la répétition d'usage : Vous êtes venu! ne
répondit rien. Je jugeai que la visite d'un de ses tyrans lui étoit impor-
tune. Je me mis alors à mon tour à caresser la vache. L'Indienne parut
étonnée : je vis sur son visage jaune et attristé des signes d'attendris-
sement et presque de gratitude. Ces mystérieuses relations de l'infor-
tune rem|)lircnt mes yeux de larmes : il y a de la douceur à pleurer
sur des maux qui n'ont été pleures de personne.
Mon hôtesse me regarda encore quelque temps avec un reste de
doute, comme si elle craignoit que je ne cherchasse à la tromper ; elle
fit ensuite (juclqucs pas, et vint elle-même passer sa main sur le front
de sa compagne de misère et de solitude.
Encouragé par C(;lte marque de confiance, je dis en anglois, car
j'avois épuisé mon indien : a Elle est bien maigre! » L'Indienne repartit
aussitôt t-n mauvais anglois : « Elle mange fort peu. » Shc cals nnj
Utile. « On l'a chassée rudement, » repris-je. Et la fi'nune me répondit :
«Nous sommes accoutumées à cela toutes deux, bulh. » Je repris : « Cette
prairie n'est donc pas à vous?» Elle répondit : « Celle prairie était à
VOYAGE EN A.-\iERIQUE. 63
mon mari, qui est mort. Je n'ai point d'enfants, et les blancs mènent
leurs vaches dans ma prairie. »
Je n'avois rien à offrir à cette indigente créature : mon dessein eût
été de réclamer la justice en sa faveur; mais à qui m'adresser dans
un pays où le mélange des Européens et des Indiens rendoit les auto-
rités confuses, où le droit de la force enievoit l'indépendance au sau-
vage, et où l'homme policé, devenu à demi sauvage, avoit secoué le
joug dé l'autorité civile?
Nous nous quittâmes, moi et l'Indienne , après nous être serré la
main. Mon hôtesse me dit beaucoup de choses que je ne compris point,
et qui étoient sans doute des souhaits de prospérité pour l'étranger.
S'ils n'ont pas été entendus du ciel, ce n'est pas la faute de celle qui
prioit, mais la faute de celui pour qui la prière étoit offerte : toutes les
âmes n'ont pas une égale aptitude au bonheur, comme toutes les
terres ne portent pas également des moissons.
Je retournai à mon ajoupa, où je fis un assez triste souper. La soirée
fut magnifique ; le lac , dans un repos profond, n'avoit pas une ride
sur ses flots; la rivière baignoit en murmurant notre presqu'île, que
décoroient de faux ébéniers non encore défleuris; l'oiseau nommé
coucou des Carolines répétoit son chant monotone ; nous l'entendions
tantôt plus près, tantôt plus loin, suivant que l'oiseau changeoit le lieu
de ses appels amoureux.
Le lendemain j'allai avec mon guide rendre visite au premier sachem
des Onondagas, dont le village n'étoit pas éloigné. Nous arrivâmes à
ce village à dix heures du matin. Je fus environné aussitôt d'une foule
de jeunes sauvages, qui me parloient dans leur langue, en y mêlant
des phrases angloises et quelques mots françois : ils faisoient grand
bruit et avoient l'air fort joyeux. Ces tribus indiennes, enclavées dans
les défrichements des blancs, ont pris quelque chose de nos mœurs :
elles ont des chevaux et des troupeaux ; leurs cabanes sont remplies
de meubles et d'ustensiles achetés d'un côté à Québec, à Montréal, à
Niagara, au Détroit ; de l'autre dans les villes des États-Unis.
Le sachem des Onondagas étoit un vieil Iroquois dans toute la
rigueur du mot : sa personne gardoit le souvenir des anciens usages
et des anciens temps du désert : grandes oreilles découpées, perle
;.endante au nez, visage bariolé de diverses couleurs, petite touffe de
'jlieveux sur le sommet de la tête, tunique bleue, manteau de peau,
ceinture de cuir, avec le couteau de scalpe et le casse-tête, bras tatoués,
mocassines aux pieds, chapelet ou collier de porcelaine à la main.
Il me reçut bien et me fit asseoir sur sa natte. Les jeunes gens
s'emparèrent de mon fusil ; ils en démontèrent la batterie avec une
G^ VOYAGE EN AMl'RIOL'E.
adresse surprenante, et replacèrent les pièces avec la même dextérité*,
c'étoit un simple fusil de chasse à doux coups.
Le sachom parloit anglois et entcndoit le françois : mon interprète
savoit l'iroquois , de sorte que la conversation fut facile. Entre autre?
choses le vieillard me dit que, quoique sa nation eût toujours été en
guerre avec la mienne, elle l'avoit toujours estimée. 11 m'assura que
les sauvages ne cessoient de regretter les François; il se plaignit des
Américains, qui bientôt ne laisseroicnt pas aux peuples dont les
ancêtres les avoient reçus assez de terre pour couvrir leurs os.
Je parlai au sachem de la détresse de la veuve indienne : il me dit
qu'en effet cette femme étoit persécutée , qu'il avoit plusieurs fois sol-
licité à son sujet les commissaires américains, mais qu'il n'en avoit pu
obtenir justice; il ajouta qu'autrefois les Iroquois se la seroient faite.
Les femmes indiennes nous servirent un repas. L'hospitalité est la
dernière vertu sauvage qui soit restée aux Indiens au milieu des vices
de la civilisation européenne. On sait quelle étoit autrefois cette hos-
pitalité : une fois reçu dans une cabane on devenoit inviolable : le
foyer avoit la puissance de l'autel ; il vous rendoit sacré. Le maître
de ce foyer se fût fait tuer avant qu'on touchât à un seul cheveu de
votre tête.
Lorsqu'une tribu chassée de ses bois, ou lorsqu'un homme venoit
demander l'hospitalité, l'étranger commençoit ce qu'on appeloit la
danse du suppliant. Cette danse s'exécutoit ainsi :
Le suppliant avançoit quelques pas, puis s'arrêtoit en regardant le
supplié, et reculoit ensuite jusqu'à sa première position. Alors les
hôtes entonnoient le chant de l'étranger : « Voici l'étranger, voici
l'envoyé du Grand-Esprit. » Après le chant, un enfant alloit prendre
la main de l'étranger pour le conduire à la cabane. Lorsque l'enfant
touchoit le seuil de la porte, il disoit : « Voici l'étranger! » et le chef
de la cabane répondoit : « Enfant , introduis l'homme dans ma
ca!)anc. » L'étranger, entrant alors sous la protection de l'enfant,
alloit, comme chez les Grecs, s'asseoir sur la cendre du foyer. On lui
présentoit le calumet de paix; il fumoit trois fois, et les femmes
disoient le cliant de la consolation : (( L'étranger a l'etrouvé une mère
et une femme : le soleil se lèvera et se couchera pour lui connue aupa-
ravant. »
On romplissoit d'eau d'éiahle une coupe consacrée : c'étoit une
calci)ass(î ou un vase de pierre qui reposoit ordinairement dans le coin
de la cheminée, et sur lequel on metloit une couronne de lleurs.
L'étranRcr biivoit la moitié de l'eau, elpassoit la coupe à son hôto qui
achevoil de la vi(hr.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 65
Le lendemain de ma visite au chef des Onondagas je continuai
mon voyage. Ce vieux chef s'étoit trouvé à la prise de Québec : il
avoit assisté à la mort du général Wolf. Et moi , qui sortois de la
hutte d'un sauvage, j'étois nouvellement échappé du palais de Ver-
sailles, et je venois de m'asseoir à la table de Washington.
A mesure que nous avancions vers Niagara , la route, plus pénible,
étoit à peine tracée par des abatis d'arbres : les troncs de ces arbres
servoient de ponts sur les ruisseaux ou de fascines dans les fondrières.
La population américaine se portoit alors vers les concessions de
Génésée. Les gouvernements des États-Unis vendoient ces concessions
plus ou moins cher, selon la bonté du sol , la qualité des arbres , le
cours et la multitude des eaux.
Les défrichements offroient un curieux mélange de l'état de nature
et de l'état civilisé. Dans le coin d'un bois qui n'avoit jamais retenti
que des cris du sauvage et des bruits de la bête fauve , on rencontroit
une terre labourée; on apercevoit du même point de vue la cabane
d'un Indien et l'habitation d'un planteur. Quelques-unes de ces
habitations, déjà achevées, rappeloient la propreté des fermes an-
gloises et hollandoises; d'autres n'étoient qu'à demi terminées, et
n'avoient pour toit que le dôme d'une futaie.
J'étois reçu dans ces demeures d'un jour; j'y trouvois souvent une
famille charmante, avec tous les agréments et toutes les élégances de
l'Europe; des meubles d'acajou, un piano, des tapis, des glaces; tout
cela à quatre pas de la hutte d'un Iroquois. Le soir, lorsque les ser-
viteurs étoient revenus des bois ou des champs , avec la cognée ou la
charrue, on ouvroit les fenêtres; les jeunes filles de mon hôte chan-
toient, en s' accompagnant sur le piano, la musique de Paësiello et de
Cimarosa, à la vue du désert, et quelquefois au murmure d'une
cataracte.
Dans les terrains les meilleurs s'établissoient des bourgades. On ne
peut se faire une idée du sentiment et du plaisir qu'on éprouve en
voyant s'élancer la flèche d'un nouveau clocher du sein d'une vieille
forêt américaine. Comme les mœurs angloises suivent partout les
Anglois , après avoir traversé des pays où il n'y avoit pas trace d'ha-
bitants, j'apercevois l'enseigne d'une auberge qui pendoit à une
branche d'arbre sur le bord du chemin , et que balançoit le vent de la
f.olitude. Des chasseurs, des planteurs, des Indiens, se rencontroient
à ces caravansérails ; mais la première fois que je m'y reposai je jurai
bien que ce seroit la dernière.
Un soir, en entrant dans ces singulières hôtelleries , je restai stupé-
fait à l'aspect d'un lit immense bâti en rond autour d'un poteau :
5
66 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
chaque voyageur venoit prendre sa place dans ce lit, les pieds au
poteau du centre, la tête à la circonférence du cercle, de manière que
les dormeurs étoient rangés symétriquement comme les rayons d'une
roue ou les bâtons d'un éventail. Après quelque hésitation, je m'intro-
duisis pourtant dans cette machine, parce que je n'y voyois personne.
Je commençois à m'assoupir lorsque je sentis la jambe d'un homme
qui se glissott le long de la mienne : c'étoit celle de mon grand diable
de Hollandois qui s'étendoit auprès de moi. Je n'ai jamais éprouvé
une plus grande horreur de ma vie. Je sautai dehors de ce cabas
hospitalier, maudissant cordialement les bons usages de nos bons
aïeux. J'allai dormir dans mon manteau au clair de la lune : cette
compagne de la couche du voyageur n'avoit rien du moins que
d'agréable , de frais et de pur.
Le manuscrit manque ici, ou plutôt ce qu'il contenoit a été Inséré
dans mes autres ouvrages. Après plusieurs jours de marche, j'arrive
à la rivière Génésée; je vois de l'autre côté de cette rivière la mer-
veille du serpent à sonnettes attiré par le son d'une flûte ' ; plus loin
je rencontre une famille sauvage, et je passe la nuit avec cette famille
à quelque distance de la chute du Niagara. On retrouve l'histoire de
cette rencontre et la description de cette nuit dans VEssai historique
et dans le Génie du Christianisme.
Les sauvages du saut de Niagara, dans la dépendance des Anglois»
étoient chargés de la garde de la frontière du Haut-Canada de ce côté.
Ils vinrent au-devant de nous armés d'arcs et de flèches, et nous
empêchèrent de passer.
Je fus obligé d'envoyer le Hollandois au fort Niagara chercher une
permission du commandant pour entrer sur les terres de la domina-
tion britannique : cela me serroit un peu le cœur, car je songeois que
la France avoit jadis commandé dans ces contrées. Mon guide revint
avec la permission : je la conserve encore ; elle est signée : Le capi-
taine Gordon. N'est-il pas singulier que j'aie retrouvé le même nom
anglois sur la porte de ma cellule à Jérusalem ^ ?
Je restai deux jours dans le village des sauvages. Le manuscrit offre
en cet endroit la minute d'une lettre que j'écrivois à l'un de mes amis
en France. Voici cette lettre :
i. Génie du C/tnstia7u.nne. 2. Itinéraire
VOYAGE EN AMERIQUE. 67
LETTRE ECRITE UE CHEZ LES SAUVAGES DE NIAGARA.
11 faut que je vous raconte ce qui s'est passé hier matin chez mes
hôtes. L'herbe étoit encore couverte de rosée ; le vent sortoit des forêts
tout parfumé, les feuilles du mûrier sauvage étoient chargées des
cocons d'une espèce de ver à soie, et les plantes à coton du pays, ren-
versant leurs capsules épanouies, ressembloient à des rosiers blancs.
Les Indiennes s'occupoient de divers ouvrages, réunies ensemble
au pied d'un gros hêtre pourpre. Leurs plus petits enfants étoient
suspendus dans des réseaux aux branches de l'arbre : la brise des
bois berçoit ces couches aériennes d'un mouvement presque insen-
sible. Les mères se levoient de temps en temps pour voir si leurs
enfants dormoient et s'ils n'avoient point été réveillés par une multi-
tude d'oiseaux qui chantoient et voltigeoient à l'entour. Cette scène
étoit charmante.
Nous étions assis à part , l'interprète et moi , avec les guerriers ,
au nombre de sept; nous avions tous une grande pipe à la bouche;
deux ou trois de ces Indiens parloient anglois.
A quelque distance de jeunes garçons s'ébattoient : mais au
milieu de leurs jeux, en sautant, en courant, en lançant des balles,
ils ne prononçoient pas un mot. On n'entendoit point l'étourdissante
criaillerie des enfants européens; ces jeunes sauvages bondissoient
comme des chevreuils , et ils étoient muets comme eux. Un grand
garçon de sept ou huit ans, se détachant quelquefois de la troupe,
venoit téter sa mère, et retournoit jouer avec ses camarades.
L'enfant n'est jamais sevré de force ; après s'être nourri d'autres
aliments, il épuise le sein de sa mère comme la coupe que l'on vide à
la fin d'un banquet. Quand la nation entière meurt de faim , l'enfant
trouve encore au sein maternel une source de vie. Cette coutume est
peut-être une des causes qui empêchent les tribus américaines de
s'accroître autant que les familles européennes.
Les pères ont parlé aux enfants et les enfants ont répondu aux pères.
Je me suis fait rendre compte du colloque par mon Hollandois. Voici
ce qui s'est passé :
Un sauvage d'une trentaine d'années a appelé son fils, et l'a invité à
Çauter moins fort; l'enfant a répondu : C'est raisonnable. Et, sans faire
ce que le père lui disoit, il est retourné au jeu.
Le grand-père de l'enfant l'a appelé à son tour, et lui a dit : Fais
cela; et le petit garçon s'est soumis. Ainsi l'enfant a désobéi à son
6B VOYAGE EN AMERIQUE.
père, qui le priait, et a obéi à son aïeul, qui lui commandoit. Le père
n'est presque rien pour l'enfant.
On n'inflige jamais une punition à celui-ci ; il ne reconnoît que l'au-
torité de l'âge et celle de sa mère. Un crime réputé affreux et sans
exemple parmi les Indiens est celui d'un fils rebelle à sa mère. Lors-
qu'elle est devenue vieille, il la nourrit.
A l'égard du père, tant qu'il est jeune, l'enfant le compte pour rien ;
mais lorsqu'il avance dans la vie, son fils l'honore, non comme père,
mais comme vieillard, c'est-à-dire comme un homme de bons conseils
et d'expérience.
Cette manière d'élever les enfants dans toute leur indépendance
devroit les rendre sujets à l'humeur et aux caprices; cependant les
enfants des sauvages n'ont ni caprices ni humeur, parce qu'ils ne
désirent que ce qu'ils savent pouvoir obtenir. S'il arrive à un enfant
de pleurer pour quelque chose que sa mère n'a pas, on lui dit d'aller
prendre cette chose oi!i il l'a vue : or, comme il n'est pas le plus fort,
et qu'il sent sa foiblesse, il oublie l'objet de sa convoitise. Si l'enfant
sauvage n'obéit à personne , personne ne lui obéit : tout le secret de
sa gaieté ou de sa raison est là.
Les enfants indiens ne se querellent point, ne se battent point : ils
ne sont ni bruyants, ni tracassiers, ni hargneux; ils ont dans l'air jo
ne sais quoi de sérieux comme le bonheur, de noble comme l'indé-
pendance.
Nous ne pourrions pas élever ainsi notre jeunesse ; il nous faudroit
commencer par nous défaire de nos vices : or nous trouvons plus aisé
de les ensevelir dans le cœur de nos enfants , prenant soin seulement
d'empêcher ces vices de paroître au dehors.
Quand le jeune Indien sent naître en lui le goût de la pêche, de la
chasse, de la guerre, de la politique, il étudie et imite les arts qu'il
voit pratiquer à son père : il apprend alors à coudre un canot, à tresser
un filet, à manier l'arc, le fusil, le casse-tête, la hache, à couper un
arbre, à bâtir une hutte, à expliquer les colliers. Ce qui est un amuse-
ment pour le fils devient une autorité pour le père : le droit de la
force et de l'intelligence de celui-ci est reconnu , et ce droit le conduit
peu à peu nu pouvoir du sachem.
Les filles jouissent de la même liberté que les garerons : elles font à
peu près ce qu'elles veulent, mais elles restent davantage avec leurs
mères, qui leur enseignent les travaux du ménage. Lorsqu'une jeune
Indienne a mal agi, sa mère se contente de lui jeter des gouttes d'eau
an visage cl il- lui dire : Ta me déshonores. Ce reproche man(iuc rarc-
nK'iil son elTet.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 09
Nous sommes restés jusqu'à midi à la porte de la cabane ; le soleil
étoit devenu brûlant. Un de nos hôtes s'est avancé vers les petits gar-
çons, et leur a dit : Enfants, le soleil vous mangera la tête, allez dormir.
Ils se sont tous écriés : C'est juste. Et pour toute marque d'obéissance
ils ont continué de jouer, après être convenus que le soleil leur maii-
geroit la tête.
• Mais les femmes se sont levées, l'une montrant de la sagamité dans
un vase de bois, l'autre un fruit favori, une troisième déroulant une
natte pour se coucher : elles ont appelé la troupe obstinée, en joignant
à chaque nom un mot de tendresse. A l'instant les enfants ont volé
vers leurs mères comme une couvée d'oiseaux. Les femmes les ont
saisis en riant, et chacune d'elles a emporté avec assez de peine son
fils, qui mangeoit dans les bras maternels ce qu'on venoit de lui
donner.
Adieu, je ne sais si cette lettre écrite du milieu des bois vous arri-
vera jamais.
Je me rendis du village des Indiens à la cataracte de Niagara. La
description de cette cataracte, placée à la fin d'Atala, est trop connue
pour la reproduire ; d'ailleurs elle fait encore partie d'une note sur
VEssai historique; mais il y a dans cette même note quelques détails
si intimement liés à l'histoire de mon voyage, que je crois devoir les
répéter ici.
A la cataracte de Niagara, l'échelle indienne qui s'y trouvoit jadis
étant rompue, je voulus, en dépit des représentations de mon guide,
me rendre au bas de la chute par un rocher à pic d'environ deux cents
pieds de hauteur. Je m'aventurai dans la descente. Malgré les rugisse-
ments de la cataracte et l'abîme effrayant qui bouillonnoit au-dessous
de moi, je conservai ma tête et parvins à une quarantaine de pieds
du fond. Mais ici le rocher lisse et vertical n'offroit plus ni racines ni
fentes où pouvoir reposer mes pieds. Je demeurai suspendu par la
main à toute ma longueur, ne pouvant ni remonter ni descendre, sen-
tant mes doigts s'ouvrir peu à peu de lassitude sous le poids de mon
corps et voyant la mort inévitable. Il y a peu d'hommes qui aient passé
dans leur vie deux minutes comme je les comptai alors, suspendu sur
le gouffre de Niagara. Enfin mes mains s'ouvrirent et je tombai. Par
le bonheur le plus inouï je me trouvai sur le roc vif, où j'aurois dû
me briser cent fois, et cependant je ne me sentois pas grand mal;
j'étois à un demi-pouce de l'abîme, et je n'y avois pas roulé; mais
lorsque le froid de Veau commença à me pénétrer, je m'aperçus que
70 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
je n'en étois pas quitte à aussi bon marché que je l'avois cru d'abord.
Je sentis une douleur insupportable au bras gauche; je l'avois cassé
au-dessous du coude. Mon guide, qui me regardoit d'en haut, et auquel
je fis signe, courut chercher quelques sauvages, qui , avec beaucoup
de peine, me remontèrent avec des cordes de bouleau et me transpor-
tèrent chez eux.
Ce ne fut pas le seul risque que je courus à Niagara. En arrivant^
je m'étois rendu à la chute, tenant la bride de mon cheval entortillée
à mon bras ; tandis que je me penchois pour regarder en bas, un ser-
pent à sonnettes remua dans les buissons voisins; le cheval s'effraye,
recule en se cabrant et en approchant du gouffre. Je ne puis dégager
mon bras des rênes, et le cheval, toujours plus effarouché, m'entraîne
après lui. Déjà ses pieds de devant quittoient la terre, et accroupi sur
le bord de l'abîme, il ne s'y tenoit plus que par force de reins. C'en
étoit fait de moi, lorsque l'animal, étonné lui-même du nouveau
péril, fait un nouvel effort, s'abat en dedans par une pirouette et
s'élance à dix pieds loin du bord '.
Je n'avois qu'une fracture simple au bras : deux lattes , un bandage
et une écharpe suffirent à ma guérison. Mon HoUandois ne voulut pas
aller plus loin. Je le payai, et il retourna chez lui. Je fis un nouveau
marché avec des Canadiens de Niagara , qui avoient une partie de leur
famille à Saint-Louis des Illinois, sur le Mississipi.
Le manuscrit présente maintenant un aperçu général des lacs du
Canada.
LACS DU CANADA.
Le trop-plein des eaux du lac Érié se décharge dans le lac Ontario,
après avoir formé la cataracte de Niagara. Les Indiens trouvoient
autour du lac Ontario le baume blanc dans le baumier; le sucre dans
l'érable, le noyer et le merisier; la teinture rouge dans l'écorce de la
pcroussc; le toit de leurs chaumières dans l'écorce du bois blanc : ils
trouvoient le vinaigre dans les grappes rouges du vinaigrier, le miel
ei le coton dans les (leurs de l'asperge sauvage; l'huile pour les che-
veux dans le tournesol, et une panacée pour les blessures dans la
plante universelle. Les Européens ont remplacé ces bienfaits de la
natun- p.ir les productions de l'art : les sauvages ont disparu.
1. t's^iii /itilijriifue.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 71
Le lac Érié a plus de cent lieues de circonférence. Les nations qui
peuploient ses bords furent exterminées par les Iroquois il y a deux
siècles ; quelques hordes errantes infestèrent ensuite des lieux où l'on
n'osoit s'arrêter.
C'est une chose effrayante que de voir les Indiens s'aventurer dans
des nacelles d'écorce sur ce lac où les tempêtes sont terribles. Ils sus-
pendent leurs manitous à la poupe des canots, et s'élancent au milieu
des tourbillons de neige, entre les vagues soulevées. Ces vagues, de
niveau avec l'orifice des canots, ou les surmontant, semblent les aller
engloutir. Les chiens des chasseurs, les pattes appuyées sur le bord,
poussent des cris lamentables, tandis que leurs maîtres, gardant un
profond silence, frappent les flots en mesure avec leurs pagayes. Les
canots s'avancent à la file : à la proue du premier se tient debout un
chef, qui répète le monosyllabe oah, la première voyelle sur une note
élevée et courte, la seconde sur une note sourde et longue; dans le
dernier canot est encore un chef debout, manœuvrant une grande
rame en forme de gouvernail. Les autres guerriers sont assis, les
jambes croisées, au fond des canots : à travers le brouillard, la neige
et les vagues, on n'aperçoit que les plumes dont la tête de. ces
Indiens est ornée, le cou allongé des dogues hurlant, et les épaules
des deux sachems , pilote et augure , on diroit des dieux de ces
eaux.
Le lac Érié est encore fameux par ses serpents. A l'ouest de ce lac,
depuis les îles aux Couleuvres jusqu'aux rivages du continent, dans un
espace de plus de vingt milles, s'étendent de larges nénuphars : en été
les feuilles de ces plantes sont couvertes de serpents entrelacés les uns
aux autres. Lorsque les reptiles viennent à se mouvoir aux rayons du
soleil , on voit rouler leurs anneaux d'azur, de pourpre, d'or et d'ébène;
on ne distingue dans ces horribles nœuds, doublement, triplement
formés, que des yeuxétincelants, des langues à triple dard, des gueules
de feu, des queues armées d'aiguillons ou de sonnettes, qui s'agitent
en l'air comme des fouets. Un sifflement continuel, un bruit semblable ^
au froissement des feuilles mortes dans une forêt, sortent de cet impur
Cocyte.
Le détroit qui ouvre le passage du lac Huron au lac Érié tire sa
renommée de ses ombrages et de ses prairies. Le lac Huron abonde en
poisson ; on y pêche l'artikamègue et des truites qui pèsent deux cents
livres. L'île de Matimoulin étoit fameuse ; elle renfermoit le reste de
la nation des Ontawais, que les Indiens faisoient descendre du grand
Castor. On a remarqué que l'eau du lac Huron, ainsi que celle du lac
Michigan, croît pendant sept mois, et diminue dans la même propor-
72 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
tion pendant sept autres. Tous ces lacs ont un flux et reflux plus ou
moins sensibles.
Le lac Supérieur occupe un espace de plus de h degrés entre le ^6^ et
le 50« de latitude nord, et non moins de 8 degrés entre le 87^ et le 95® de
longitude ouest, méridien de Paris; c'est-à-dire que cette mer inté-
rieure a cent lieues de large et environ deux cents de long, donnant
une circonférence d'à peu près six cents lieues.
Quarante rivières réunissent leurs eaux dans cet immense bassin ;
deux d'entre elles, l'Allinipigon et le Michipicroton , sont deux fleuves
considérables ; le dernier prend sa source dans les environs de la baie
d'Hudson.
Des îles ornent le lac, entre autres l'île Maurepas, sur la côte sep-
tentrionale, l'île Pontchartrain, sur la rive orientale; l'île Minong vers
la partie méridionale, et l'île du Grand-Esprit, ou des Ames, à l'occi-
dent : celle-ci pourroit former le territoire d'un État en Europe; elle
mesure trente-cinq lieues de long et vingt de large.
Les caps remarquables du lac sont : la pointe Kioucounan, espèce
d'isthme s'allongeant de deux lieues dans les flots ; le cap Minabeau-
jou, semblable à un phare; le cap de Tonnerre, près de l'anse du
même nom, et le cap Rochedebout, qui s'élève perpendiculairement
sur les grèves comme un obélisque brisé.
Le rivage méridional du lac Supérieur est bas, sablonneux, sans
abri; les côtes septentrionales et orientales sont au contraire monta-
gneuses, et présentent une succession de rochers taillés à pic. Le lac
lui-même est creusé dans le roc. A travers son onde verte et transpa-
rente, l'œil découvre à plus de trente et quarante pieds de profondeur
des masses de granit de différentes formes, et dont quelques-unes
paroissent comme nouvellement sciées par la main de l'ouvrier. Lors-
que le voyageur, laissant dériver son canot, regarde, penché sur le
bord, la crête de ces montagnes sous-marines, il ne peut jouir long-
temps de ce spectacle ; ses yeux se troublent, et il éprouve des vertiges.
Frappée de l'étendue de ce réservoir des eaux, l'imagination s'ac-
croît avec l'espace : selon l'instinct commun de tous les hommes, les
Indiens ont attribué la formation de cet immense bassin à la même
puissance qui arrondit la voûte du firmament; ils ont ajouté à l'ad-
miration qu'inspire la vue du lac Supérieur la solennité des idées
religieuses.
Ces sauvages ont été entraînés à faire de ce lac l'objet principal de
leur culte, par l'air de mystère que la nature s'est plu à attacher à
l'un de ses plus grands ouvrages. Le lac Supérieur a un flux et un
rellux irréguliers : ses eaux, dans les plus grandes chaleurs de l'été,
VOYAGK EN AMERIQUE. 73
sont froides comme la neige à un demi -pied au-dessous de leur sur-
face ; ces mêmes eaux gèlent rarement dans les hivers rigoureux de
ces climats, alors même que la mer est gelée.
Les productions de la terre autour du lac varient selon les différents
sols : sur la côte orientale on ne voit que des forêts d'érables rachi-
tiques et déjetés, qui croissent presque horizontalement dans du
sable ; au nord, partout oh le roc vif laisse à la végétation quelque
gorge, quelques revers de vallée, on aperçoit des buissons de groseil-
liers sans épines, et des guirlandes d'une espèce de vigne qui porte un
fruit semblable à la framboise, mais d'un rose plus pâle. Çà et là
s'élèvent des pins isolés.
Parmi le grand nombre de sites que présentent ces solitudes, deux
se font particulièrement remarquer.
En entrant dans le lac Supérieur par le détroit de Sainte-Marie, on
f oit à gauche des îles qui se courbent en demi-cercle, et qui toutes
plantées d'arbres à fleurs ressemblent à des bouquets dont le pied
trempe dans l'eau ; à droite, les caps du continent s'avancent dans
les vagues : les uns sont enveloppés d'une pelouse qui marie sa
verdure au double azur du ciel et de l'onde; les autres, composés
d'un sable rouge et blanc, ressemblent, sur le fond du lac bleuâtre, à
des rayons d'ouvrages de marqueterie. Entre ces caps longs et nus
s'entremêlent de gros promontoires revêtus de bois qui se répètent
invertis dans le cristal au-dessous. Quelquefois aussi les arbres serrés
forment un épais rideau sur la côte, et quelquefois clair- semés ils
bordent la terre comme des avenues; alors leurs troncs écartés ouvrent
des points d'optique miraculeux. Les plantes, les rochers, les couleurs,
diminuent de proportion ou changent de teinte à mesure que le pay-
sage s'éloigne ou se rapproche de la vue.
Ces îles au midi et ces promontoires à l'orient, s'inclinant par l'oc-
cident les uns sur les autres, forment et embrassent une vaste rade,
tranquille quand l'orage bouleverse les autres régions du lac. Là se
jouent des milliers de poissons et d'oiseaux aquatiques ; le canard noir
du Labrador se perche sur la pointe d'un brisant ; les vagues environ-
nent ce solitaire en deuil des festons de leur blanche écume ; des plon-
geons disparoissent, se montrent de nouveau, disparoissent encore;
l'oiseau des lacs plane à la surface des flots, et lemartin pêcheur agite
rapidement ses ailes d'azur pour fasciner sa proie.
Par delà les îles et les promontoires enfermant cette rade, au débou-
ché du détroit de Sainte-Marie, l'œil découvre les plaines fluides et
sans bornes du lac. Les surfaces mobiles de ces plaines s'élèvent et
se perdent graduellement dans l'étendue ; du vert d'émeraude elles
']l^ VOYAGE EN AMÉRIQUE.
passent au bleu pâle, puis à l'outremer, puis à l'indigo. Chaque teinte
se fondant l'une dans l'autre, la dernière se termine à l'horizon , où
elle se joint au ciel par une barre d'un sombre azur.
Ce site, sur le lac même, est proprement un site d'été : il faut en
jouir lorsque la nature est calme et riante, le second paysage est au
contraire un paysage d'hiver : il demande une saison orageuse et
dépouillée.
Près de la rivière Allinipigon s'élève une roche énorme et isolée, qui
domine le lac. A l'occident se déploie une chaîne de rochers, les uns
couchés, les autres plantés dans le sol, ceux-ci perçant l'air de leurs
pics arides, ceux-là de leurs sommets arrondis; leurs flancs verts,
rouges et noirs, retiennent la neige dans leurs crevasses, et mêlent
ainsi l'albâtre à la couleur des granits et des porphyres.
Là croissent quelques-uns de ces arbres de forme pyramidale que la
nature entremêle à ses grandes architectures et à ses grandes ruines,
comme les colonnes de ces édifices debout ou tombés : le pin se
dresse sur les plinthes des rochers, et des herbes hérissées de glaçons
pendent tristement de leurs corniches ; on croiroit voir les débris d'une
cité dans les déserts de l'Asie, pompeux monuments, qui avant leur
chute dominoient les bois, et qui portent maintenant des forêts sur
leurs combles écroulés.
Derrière la chaîne de rochers que je viens de décrire se creuse
comme un sillon une étroite vallée : la rivière du Tombeau passe au
milieu. Celte vallée n'offre en été qu'une mousse flasque et jaune; des
rayons de fongus, au chapeau de diverses couleurs , dessinent les
interstices de rochers. En hiver, dans cette solitude remplie de neige,
le chasseur ne peut découvrir les oiseaux et les quadrupèdes peints de
la blancheur des frimas que par les becs colorés des premiers, les
museaux noirs et les yeux sanglants des seconds. Au bout de la vallée,
et loin par delà, on aperçoit la cime des montagnes hyperboréenncs
où Dieu a placé la source des quatre plus grands lleuvcs de l'Amérique
septentrionale. Nés dans le même berceau, ils vont, après un cours de
douze cents lieues, se mêler, aux quatre points de l'horizon, à qnaliv
océans : le Mississipi se perd, au midi, d;uis le golfe Mexicain; le
Saint-i.aurent se jette, au levant, dans l'Atlantique; l'Ontawais se
précipilc, au nord, dans les mers du pôle, et le fleuve de l'Ouest porte
au couchant le tribut dt; ses ondes à l'océan de Nonlouka ',
Après cet aperçu des lacs vient un commencement de joun::i] (jiii
iir- porte (jiie lindicalion des heures.
1. C'cloil la G<}ot;rai)liio urroiico du ti'iiips : clic n'est plus la niônic aujourd'liui.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 75
JOURNAL SANS DATE.
Le ciel est pur sur ma tête, l'onde limpide sous mon canot, qui fuit
devant une légère brise. A ma gauche sont des collines taillées à pic
et flanquées de rochers d'oii pendent des convolvulus à fleurs blanches
et bleues, des festons de bignonias, de longues graminées, des plantes
saxatiles de toutes les couleurs ; à ma droite régnent de vastes prairies.
A mesure que le canot avance, s'ouvrent de nouvelles scènes et de
nouveaux points de vue : tantôt ce sont des vallées solitaires et riantes,
tantôt des collines nues ; ici c'est une forêt de cyprès, dont on aperçoit
les portiques sombres ; là c'est un bois léger d'érables, où le soleil se
joue comme à travers une dentelle.
Liberté primitive, jeté retrouve enfln! Je passe comme cet oiseau
qui vole devant moi, qui se dirige au hasard, et n'est embarrassé que
du choix des ombrages. Me voilà tel que le Tout-Puissant m'a créé,
souverain de la nature, porté triomphant sur les eaux, tandis que les
habitants des fleuves accompagnent ma course, que les peuples de
l'air me chantent leurs hymnes, que les bêtes de la terre me saluent,
que les forêts courbent leur cime sur mon passage. Est-ce sur le front
de l'homme de la société , ou sur le mien , qu'est gravé le sceau
immortel de notre origine? Courez vous enfermer dans vos cités, allez
vous soumettre à vos petites lois; gagnez votre pain à la sueur de
votre front, ou dévorez le pain du pauvre ; égorgez-vous pour un mot,
pour un maître ; doutez de l'existence de Dieu , ou adorez-le sous des
formes superstitieuses : moi j'irai errant dans mes solitudes; pas un
seul battement de mon cœur ne sera comprimé, pas une seule de mes
pensées ne sera enchaînée ; je serai libre comme la nature; je ne
reconnoîtrai de souverain que celui qui alluma la flamme des soleils
et qui d'un seul coup de sa main fit rouler tous les mondes'.
Sept heures du soir.
Nous avons traversé la fourche de la rivière et suivi la branche du
sud-est. Nous cherchions le long du canal une anse oîi nous pussions
débarquer. Nous sommes entrés dans une crique qui s'enfonce sous
un promontoire chargé d'un bocage de tulipiers. Ayant tiré notre canot
à terre, les uns ont amassé des branches sèches pour notre feu, les
autres ont préparé l'ajoupa. J'ai pris mon fusil, et je me suis enfoncé
dans le bois voisin.
1. Je laisse toutes ces choses de la jeunesse : on voudra bien les pardonner.
76 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Je n'y avois pas fait cent pas que j'ai aperçu un troupeau de dindes
occupées à manger des baies de fougères et des fruits d'aliziers. Ces
oiseaux diffèrent assez de ceux de leur race naturalisés en Europe : ils sont
l[>lus gros ; leur plumage est couleur d'ardoise, glacé sur le cou, sur le
dos, et à l'extrémité des ailes d'un rouge de cuivre ; selon les reflets
de la lumière, ce plumage brille comme de l'or bruni. Ces dindes
sauvages s'assemblent souvent en grandes troupes. Le soir elles se
perchent sur les cimes des arbres les plus élevés. Le matin elles font
entendre du haut de ces arbres leur cri répété ; un peu après le lever
du soleil leurs clameurs cessent, et elles descendent dans les forêts.
Nous nous sommes levés de grand matin pour partir à la fraîcheur;
les bagages ont été rembarques; nous avons déroulé notre voile. Des
deux côtés nous avions de hautes terres chargées de forêts : le feuil-
lage offroit toutes les nuances imaginables : l'écarlate fuyant sur le
rouge, le jaune foncé sur l'or brillant, le brun ardent sur le brun
léger, le vert, le blanc, l'azur, lavés en mille teintes plus ou moins
foibles, plus ou moins éclatantes. Près de nous c'étoit toute la variété
du prisme ; loin de nous, dans les détours de la vallée, les couleurs
se môloient et se perdoient dans des fonds veloutés. Les arbres har-
monioient ensemble leurs formes : les uns se déployoient en éventail,
d'autres s'élevoient en cône , d'autres s'arrondissoient en boule ,
d'autres étoient taillés en pyramide. Mais il faut se contenter de
jouir de ce spectacle sans chercher à le décrire.
Dix heures du matin.
Nous avançons lentement. La brise a cessé, et le canal commence à
devenir étroit : le temps se couvre de nuages.
Midi.
Il est impossible de remonter plus haut en canot; il faut mainte-
nant changer notre manière de voyager; nous allons tirer notre canot
à terre, prendre nos provisions, nos armes, nos fourrures poin- la nuit,
et |)énétrer dans les bois.
Trois licurcs.
Oui dira le sentiment qu'on éprouve en entrant dans ces forêts aussi
viL'illes que le monde, et qui seules donnent une idée de la création
telle qu'elle sortit des mains de Dieu? Le jour, tombant d'en haut à
travers un voile de feuillage, répand dans la profomU-iu- du bois une
VOYAGE EN AMERIQUE. 77
demi-lumière changeante et mobile, qui donne aux objets une gran-
deur fantastique. Partout il faut franchir des arbres abattus, sur les-
quels s'élèvent d'autres générations d'arbres. Je cherche en vain une
issue dans ces solitudes; trompé par un jour plus vif, j'avance à tra-
vers les herbes, les orties, les mousses, les lianes et l'épais humus
composé des débris des végétaux; mais je n'arrive qu'à une clairière
formée par quelques pins tombés. Bientôt la forêt redevient plus
sombre ; l'œil n'aperçoit que des troncs de chênes et de noyers qui se
succèdent les uns les autres, et qui semblent se serrer en s'éloignant :
l'idée de l'infini se présente à moi.
Six heures.
J'avois entrevu de nouveau une clarté, et j'avois marché vers elle.
Me voilà au point de lumière : triste champ, plus mélancolique que les
forêts qui l'environnent! Ce champ est un ancien cimetière indien.
Que je me repose un instant dans cette double solitude de la mort et
de la nature : est-il un asile où j'aimasse mieux dormir pour toujours?
Sept heures.
Ne pouvant sortir de ces bois, nous y avons campé. La réverbéra-
tion de notre bûcher s'étend au loin : éclairé en dessous par la lueur
scarlatine, le feuillage paroît ensanglanté; les troncs des arbres les
plus proches s'élèvent comme des colonnes de granit rouge, mais les
plus distants, atteints à peine de la lumière, ressemblent, dans l'en-
foncement du bois, à de pâles fantômes rangés en cercle au bord
d'une nuit profonde.
Minuit.
Le feu commence à s'éteindre, le cercle de sa lumière se rétrécit.
J'écoute : un calme formidable pèse sur ces forêts ; on diroit que des
silences succèdent à des silences. Je cherche vainement à entendre
dans un tombeau universel quelque bruit qui décèle la vie. D'où vient
ce soupir? D'un de mes compagnons : il se plaint, bien qu'il som-
meille. Tu vis, donc tu souffres : voilà l'homme.
Minuit et demi.
Le repos continue; mais l'arbre décrépit se rompt, il tombe. Les
forêts mugissent ; mille voix s'élèvent. Bientôt les bruits s'affoiblis-
78 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
sent; ils meurent dans des lointains presque imaginaires : le silence
envahit de nouveau le désert.
Une heure du matin.
Voici le vent; il court sur la cime des arbres; il les secoue en pas-
sant sur ma tête. Maintenant c'est comme le flot de la mer qui se brise
tristement sur le rivage.
Les bruits ont réveillé les bruits. La forêt est toute harmonie. Est-
ce les sons graves de l'orgue que j'entends, tandis que des sons plus
légers errent dans les voûtes de verdure? Un court silence succède ; la
musique aérienne recommence ; partout de douces plaintes, des mur-
mures qui renferment en eux-mêmes d'autres murmures; chaque
feuille parle un différent langage, chaque brin d'herbe rend une note
particulière.
Une voix extraordinaire retentit : c'est celle de cette grenouille qui
imite les mugissements du taureau. De toutes les parties de la forêt
les chauves-souris accrochées aux feuilles élèvent leurs chants mono-
tones : on croit ouïr des glas continus ou le tintement funèbre d'une
cloche. Tout nous ramène à quelque idée de la mort, parce que cette
idée est au fond de la vie.
Dix heures du matin.
Nous avons repris notre course : descendus dans un vallon inondé,
des branches de chêne-saule étendues d'une racine de jonc à une
autre racine nous ont servi de pont pour traverser le marais. Nous
préparons notre dîner au pied d'une colline couverte de bois, que
nous escaladerons bientôt pour découvrir la rivière que nous cher-
chons.
Une heure.
Nous nous sommes remis en marche ; les gelinottes nous promet-
tent pour ce soir un bon souper.
Le chemin s'escarpe, les arbres deviennent rares; une bruyère glis-
sante couvre le flanc de la montagne.
Six heures.
Nous voilà au sommet : au-dessous de nous on n'aperçoit que la
cime des arbres. Quelques rochers isolés sortent de cette mer de ver-
dure, comme des écueils élevés au-dessus de la surface de l'eau. La
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 79
carcasse d'un chien, suspendue à une branche de sapin, annonce le
sacrifice indien offert au génie de ce désert. Un torrent se précipite à
nos pieds, et va se perdre dans une petite rivière.
Quatre heures du matin.
La nuit a été paisible. Nous nous sommes décidés à retourner à
notre bateau, parce que nous étions sans espérance de trouver un
chemin dans ces bois.
Neuf heures.
Nous avons déjeuné sous un vieux saule tout couvert de convol-
vulus et rongé par de larges potirons. Sans les maringouins, ce lieu
seroit fort agréable : il a fallu faire une grande fumée de bois vert
pour chasser nos ennemis. Les guides ont annoncé la visite de quelques
voyageurs qui pouvoient être encore à deux heures de marche de l'en-
droit où nous étions. Cette finesse de l'ouïe tient du prodige : il y a
tel Indien qui entend les pas d'un autre Indien à quatre et cinq heures
de distance, en mettant l'oreille à terre. Nous avons vu arriver en
effet au bout de deux heures une famille sauvage ; elle a poussé le cri
de bienvenue : nous y avons répondu joyeusement.
Midi.
Nos hôtes nous ont appris qu'ils nous entendoient depuis deux
jours; qu'ils savoient que nous étions des chairs blanches, le bruit que
nous faisions en marchant étant plus considérable que le bruit fait
par les chairs rouges. J'ai demandé la cause de cette différence ; on
m'a répondu que cela tenoit à la manière de rompre les branches et
de se frayer un chemin. Le blanc révèle aussi sa race à la pesanteur
de son pas; le bruit qu'il produit n'augmente pas progressivement :
l'Européen tourne dans les bois ; l'Indien marche en ligne droite.
La famille indienne est composée de deux femmes, d'un enfant et
de trois hommes. Revenus ens.^mble au bateau, nous avons fait un
grand feu au bord de la rivière. Une bienveillance mutuelle règne
parmi nous : les femmes ont apprêté notre souper, composé de truites
saumonées et d'une grosse dinde. Nous autres guerriers, nous fumons
et devisons ensemble. Demain nos hôtes nous aideront à porter notre
canot à un fleuve qui n'est qu'à cinq milles du lieu où nous sommes.
Le journal finit ici. Une page détachée qui se trouve à la suite nous
transporte au milieu des Apalaches. Voici cette page :
80 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Ces montagnes ne sont pas, comme les Alpes et les Pyrénées, des
monts entassés régulièrement les uns sur les autres, élevant au-dessus
des nuages leurs sommets couverts de neige. A l'ouest et au nord, elles
ressemblent à des murs perpendiculaires de quelques mille pieds, du
haut desquels se précipitent les fleuves qui tombent dans l'Ohio et
le Mississipi. Dans cette espèce de grande fracture, on aperçoit des
sentiers qui serpentent au milieu des précipices avec les torrents. Ces
sentiers et ces torrents sont bordés d'une espèce de pin dont la
cime est couleur de vert de mer, et dont le tronc presque lilas est
marqué de taches obscures produites par une mousse rase et noire.
Mais du côté du sud et de l'est, les Apalaches ne peuvent presque
plus porter le nom de montagnes : leurs sommets s'abaissent graduel-
lement jusqu'au sol qui borde l'Atlantique; elles versent sur ce sol
d'autres fleuves qui fécondent des forêts de chênes verts, d'érables,
de noyers, de mûriers, de marronniers, de pins, de sapins, de copal-
mes, de magnolias et de mille espèces d'arbustes à fleurs.
Après ce court fragment vient un morceau assez étendu sur le cours
de l'Ohio et du Mississipi, depuis Pittsbourg jusqu'aux Natchez. Le
récit s'ouvre par la description des monuments de l'Ohio. Le Génie du
Christianisme a un passage et une note sur ces monuments ; mais ce
que j'ai écrit dans ce passage et dans cette note diffère en beaucoup
de points de ce que je dis ici '.
Représentez-vous des restes de fortifications ou de monuments,
occupant une étendue immense. Quatre espèces d'ouvrages s'y font
remarquer : des bastions carrés, des lunes, des demi-lunes et des
tamuli. Les bastions, les lunes et demi-lunes sont réguliers, les fossés
1. Depuis l'époque où j'écrivis celte Dissertation, des liommQs savants et des
Sociétés archéologiques américaines ont publié des Mémoires sur les ruines de l'Ohio.
Ils sont curieux sous deux rapports :
1° Ils rappellent les traditions des tribus indiennes; ces tribus indiennes disent
toutes qu'elles sont venues de l'ouest aux rivages de l'Atlantique, un siècle ou deux
(autant qu'on en peut juger) avant la découverte de l'Amérique par les Européens;
qu'elles curent dans leurs longues marches beaucoup do peuples à combattre, parti-
culièrement sur les rives de l'Ohio, etc.
2» Les Mémoires des savants américains mentionnent la découverte de quelques
idoles trouvées dans des tombeaux, lesquelles idoles ont un caractère purement
asiatique. Il est très-certain qu'un peuple beaucoup plus civilisé que les sauvages
actu<:ls de l'Amérique a llcun dans la vallée de l'Ohio et du Mississipi. Quand et
comment a-t-il péri? C'est ce qu'on ne saura peut-être jamais. Ces Mémoires do-it je
parle snnt peu connus, et méritent de l'être. On les trouve dans le jcurnal intitulé
Nouvelles Annules des Voyages.
VOYAGE E?s' AMÉRIQUE. 81
larges et profonds, les retranchements faits de terre avec des para-
pets à pan incliné; mais les angles des glacis correspondent à ceux
des fosses, et ne s'inscrivent pas comme le parallélogramme dans le
polygone.
Les tiuvuli sont des tombeaux de forme circulaire. On a ouvert
quelques-uns de ces tombeaux ; on a trouvé au fond un cercueil formé
de quatre pierres, dans lequel il y avoit des ossements humains. Ce
cercueil étoit surmonté d'un autre cercueil contenant un autre sque-
lette, et ainsi de suite jusqu'au haut de la pyramide, qui peut avoir de
vingt à trente pieds d'élévation.
Ces constructions ne peuvent être l'ouvrage des nations actuelles de
l'Amérique; les peuples qui les ont élevées dévoient avoir une connois-
sance des arts supérieure même à celle des Mexicains et des Péruviens.
Faut- il attribuer ces ouvrages aux Européens modernes? Je ne
trouve que Ferdinand de Soto qui ait pénétré anciennement dans les
Florides, et il ne s'est jamais avancé au delà d'un village de Chicassas,
sur une des branches de la Mobile : d'ailleurs , avec une poignée
d'Espagnols, comment auroit-il remué toute cette terre et à quel
dessein?
Sont-ce les Carthaginois ou les Phéniciens qui jadis, dans leur com-
merce autour de l'Afrique et aux îles Cassitérides, ont été poussés aux
régions américaines? Mais avant de pénétrer plus avant. dans l'ouest,
ils ont dû s'établir sur les côtes de l'Atlantique : pourquoi alors ne
trouve-t-on pas la moindre trace de leur passage dans la Virginie, les
Géorgies et les Florides? Ni les Phéniciens ni les Carthaginois n'en-
terroient leurs morts comme sont enterrés les morts des fortifications
de l'Ohio. Les Égyptiens faisoient quelque chose de semblable ; mais
les momies étoient embaumées, et celles des tombes américaines ne
le sont pas ; on ne sauroit dirs que les ingrédients manquoient : les
gommes, les résines, les camphres, les sels, sont ici de toutes parts.
L'Atlantide de Platon auroit-elle existé? L'Afrique, dans des siècles
inconnus, tenoit-elle à l'Amérique? Quoi qu'il en soit, une nation
ignorée , une nation supérieure aux générations indiennes de ce mo-
ment, a passé dans ces déserts. Quelle étoit cette nation? Quelle
révolution l'a détruite? Quand cet événement est-il arrivé! Questions
qui nous jettent dans cette immensité du passé où les siècles s'abîment
comme des songes.
Les ouvrages dont je parie se trouvent à l'embouchure du grand Mia-
mis, à celle du Muskingum à la Crique du Tombeau, et sur une des
branches du Scioto : ceux qui bordent cette rivière occupent un espace
de plus de deux heures de marche en descendant vers l'Ohio. Dans le
G
82 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Kentucky, le long du Tennessee, chez les Siminoles, vous ne pouvez faire
un pas sans apercevoir quelques vestiges de ces monuments.
Les Indiens s'accordent à dire que quand luurs pères vinrent de
l'ouest, ils trouvèrent les ouvrages de l'Ohio tels qu'on les voit aujour-
d'hui. Mais la date de cette migration des Indiens d'occident en orienl
varie selon les nations. Les Chicassas, par exemple, arrivèrent danj
les forts qui couvrent les fortifications il n'y a guère plus de deui
siècles : ils mirent sept ans à accomplir leur voyage, ne marchan'
qu'une fois chaque année, et emmenant des chevaux dérobés aux
Espagnols, devant lesquels il se retiroient.
Une autre tradition veut que les ouvrages de l'Ohio aient été élevés
par les Indiens blancs. Ces Indiens blancs, selon les Indiens rouges,
dévoient être venus de l'orient ; et lorsqu'ils quittèrent le lac sans rivages
(la mer), ils étoient vêtus comme les Chairs-Blanches d'aujourd'hui.
Sur cette foible tradition, on a raconté que, vers l'an 1170, Ogan ,
priîice du pays de Galles, ou son fils Madoc, s'embarqua avec un grand
nombre de ses sujets', et qu'il aborda à des pays inconnus, vers l'oc-
cident. Mais est-il possible d'imaginer que les descendants de ces Gal-
lois aient pu construire les ouvrages de l'Ohio, et qu'en même temps,
ayant perdu tous les arts, ils se soient trouvés réduits à une poignée
de guerriers errants dans les bois comme les autres Indiens?
On a aussi prétendu qu'aux sources du Missouri des peuples nom-
breux et civilisés vivent dans des enceintes militaires pareilles à celles
des bords de l'Ohio ; que ces peuples se servent de chevaux et d'autres
animaux domestiques ; qu'ils ont des villes, des chemins publics, qu'ils
sont gouvernés par des rois^.
La tradition religieuse des Indiens sur les monuments de leurs
déserts n'est pas conforme à leur tradition historique. Il y a, disent-
ils, au milieu de ces ouvrages, une caverne; cette caverne est celle du
Grand-Esprit. Le Grand-Esprit créa les Chicassas dans cette caverne.
Le pays étoit alors couvert d'eau; ce que voyant lo Grand-Esprit,
il bâtit des murs de terre pour mettre sécher dessus les Chicassas.
1. C'est une altération des traditions islandoises et des politiques histoires de!
Sagas.
2. Aujourd'hui les sources du Missouri sont connues : on n'a rencontré dans ce;,
régions que des sauvages. 11 faut pareillement reléguer parmi les fahlcs cette his-
toire d'un temple où on auroit trouvé une Bible, laquelle Bible ne pouvoit être lu(
par des Indiens hlancs, possesseurs du temple, et qui avoient perdu l'usage de l'écri-
ture. Au reste, la colonisation des Russes au nord-ouest de l'Américiue auroit bien
pu donner naissance à ces bruits d'un peuple blanc établi vers les sources du
Missouri.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 83
Passons à la description du cours de l'Ohio. L'Ohio est formé par la
réunion de la Monongaliela et de l'Allcgliany, la première rivière pre-
nant sa source au sud, dans les montagnes Bleues ou les Apalaches;
la seconde, dans une autre chaîne de ces montagnes au nord, entre le
lac Érié et le lac Ontario : au moyen d'un court partage, l'AUeghany
communique avec le premier lac. Les deux rivières se joignent au-
dessous du fort jadis appelé le fort Duquesne, aujourd'hui le fort Pitt,
ou Pittsbourg : leur confluent est au pied d'une haute colline de char-
bon de terre ; en mêlant leurs ondes, elles perdent leurs noms, et ne
sont plus connues que sous celui de l'Ohio , qui signifie à bon droit
belle rivière.
Plus de soixante rivières apportent leurs richesses à ce fleuve; celles
dont le cours vient de l'est et du midi sortent des hauteurs qui divisent
es eaux tributaires de l'Atlantique des eaux descendantes à l'Ohio et
au Mississipi ; celles qui naissent à l'ouest et au nord découlent des
collines dont le double versant nourrit les lacs du Canada et alimente
le Mississipi et l'Ohio.
L'espace où roule ce dernier fleuve offre dans son ensemble un
large vallon bordé de collines d'égales hauteurs ; mais, dans les détails,
à mesure que l'on voyage avec les eaux, ce n'est plus cela.
Rien d'aussi fécond que les terres arrosées par l'Ohio : elles pro-
duisent sur les coteaux des forêts de pins rouges, des bois de lauriers
de myrtes, d'érables à suc, de chênes de quatre espèces ; les vallées
donnent le noyer, l'alizier, le frêne, le tupelo ; les marais portent le
bouleau, le tremble, le peuplier et le cyprès chauve. Les Indiens font
des étoffes avec l'écorce du peuplier ; ils mangent la seconde écorce du
bouleau; ils emploient la sève de la bourgène pour guérir la fièvre et
pour chasser les serpents ; le chêne leur fournit des flèches, le frêne
des canots.
Les herbes et les plantes sont très-variées; mais celles qui couvrent
toutes les campagnes sont : l'herbe à buffle, de sept à huit pieds de
haut, l'herbe à trois feuilles, la folle-avoine, ou le riz sauvage, et
l'indigo.
Sous un sol partout fertile, à cinq ou six pieds de profondeur, on '
rencontre généralement un lit de pierre blanche, base d'un excellent
humus; cependant, en approchant du Mississipi, on trouve d'abord à
la surface du sol une terre forte et noire, ensuite une couche de craie
de diverses couleurs, et puis des bois entiers de cyprès chauves,
engloutis dans la vase.
Sur le bord du Chanon, à deux cents pieds au-dessous de l'eau, on
prétend avoir vu des caractères tracés aux parois d'un précipice : on
8i VOYAGE EN AMÉRIQUE.
en a conclu que l'eau couloit jadis à ce niveau, et que dos nations
inconnues écrivirent ces lettres mystérieuses on passant sur le fleuve.
Une transition subite de température et de climat se fait remarquer
sur rohio : aux environs du Canaway, le cyprès chauve cesse de
croître, et les sassafras disparoissent; les forets do chênes et d'or-
meaux se multiplient. Tout prend une couleur différente : les verts
sont plus foncés, leurs nuances plus sombres.
Il n'y a, pour ainsi dire, que deux saisons sur le fleuve : les feuilles
tombent tout à coup en novembre; les neiges les suivent de près; le
vent du nord-ouest commence, et l'hiver règne. Un froid sec continue
avec un ciel pur jusqu'au mois de mars; alors le vent tourne au nord-
est, et en moins de quinze jours, les arbres chargés de givre appa-
roissent couverts de fleurs. L'été se confond avec le printemps.
La chasse est abondante. Les canards branchus, les linottes bleues,
les cardinaux, les chardonnerets pourpres, brillent dans la verdure
des arbres; l'oiseau wliet-shaw imite le bruit de la scie; l'oiscau-chat
miaule, et les perroquets qui apprennent quelques mots autour des
habitations les répètent dans les bois. Un grand nombre de ces
oiseaux vivent d'insectes : la chenille verte à tabac, le ver d'une espèce
de mûrier blanc, les mouches luisantes, l'araignée d'eau, leur servent
principalement de nourriture ; mais les perroquets se réunissent en
grandes troupes et dévastent les champs ensemencés. On accorde une
prime pour chaque tête de ces oiseaux : on donne la même prime pour
les têtes d'écureuil.
L'Ohio oH're à peu près les mêmes poissons que le Mississipi. Il est
assez commun d"y prendre des truites de trente à trente-cinq livres,
et une espèce d'esturgeon dont la tête est faite comme la pelle d'une
pagaye.
En descendant le cours de l'Ohio on passe une petite rivière appelée
le Lie des grands Os. On appelle lie en Amérique des bancs d'une terre
blanche un peu glaiseuse, que les buflles se plaisent à lécher; ils y creu-
sent avec leur langue des sillons. Les excréments de ces animaux sont
si imprégnés de la terre du lie , qu'ils ressemblent à des morceaux de
chaux. Les bullles recherchent les lies à cause des sels qu'ils contien-
nent : ces sels guérissent les animaux ruminants des tranchées que
hiir cause la criuliié des herbes. Cependant les terres de la vallée do
r(Jlii() ne sont point salées au goût; elles sont au contraire exirrino-
ment insipides.
Le lie de la rivière du Lie est un des plus grands que l'on connoisse;
les vaslcîs chemins que les bullles ont tracés à travers les herbes pour
y aborder seroient elTrayants si l'on ne sa\uii (juc ces taureaux sau-
VOYAGE EN AMÉUIQUE. 85
vaïres sont les pins paisibles de toutes les créatures. On a découvert
dans ce lie une partie du squelette d'un mammouth : l'os de la cuisse
pesoit soixante-dix livres, les côtes comptoient dans leur courbure
sept pieds , et la tête trois pieds de long ; les dents mâchelières por-
toient cinq pouces de largeur et huit de hauteur, les défenses qua-
torze pouces de la racine à la pointe.
De pareilles dépouilles ont été rencontrées au Chili et en Russie.
Les Tartares prétendent que le mammouth existe encore dans leur pays
à l'embouchure des rivières : on assure aussi que des chasseurs l'ont
poursuivi à l'ouest du Mississipi. Si la race de ces animaux a péri ,
comme il est à croire, quand cette destruction dans des pays si
divers et dans des climats si différents est-elle arrivée? Nous ne savons
rien, et pourtant nous demandons tous les jours à Dieu compte de ses
ouvrages !
Le Lie des grands Os est à environ trente milles de la rivière Ken-
tucky, et à cent huit milles à peu près des rapides de TOhio. Les bords
de la rivière Kentucky sont taillés à pic comme des murs. On remarque
dans ce lieu un chemin fait par les buffles, qui descend du haut d'une
colline, des sources de bitume qu'on peut brûler en guise d'huile, des
grottes qu'embellissent des colonnes naturelles , et un lac souterrain
qui s'étend à des distances inconnues.
Au confluent du Kentucky et de l'Ohio le paysage déploie une pompe
extraordinaire : là, ce sont des troupeaux de chevreuils qui de la
pointe du rocher vous regardent passer sur les fleuves ; ici des bou-
quets de \ieux pins se projettent horizontalement sur les flots ; des
plaines riantes se déroulent à perte de vue, tandis que des rideaux de
forêts voilent la base de quelques montagnes dont la cime apparo"t
dans le lointain.
Ce pays si magnifique s'appelle pourtant le Kentucky, du nom de sa
rivière, qui signifie rivière de sang : il doit ce nom funeste à sa beauté
même : pendant plus de deux siècles les nations du parti des Chéro-
quois et du parti des nations iroquoises s'en disputèrent les chasses.
Sur ce champ de bataille , aucune tribu indienne n'osoit se fixer : les
Sawanoes, les Miamis, les Piankiciawoes , les Wayoes, les Kaskasias,
les Delawares, les Illinois, venoient tour à tour y combattre. Ce ne fut
que vers l'an 1752 que les Européens commencèrent à savoir quelque
chose de positif sur les vallées situées à l'ouest des monts Alleghany,
appelés d'abord les montagnes EncUess (sans fin), ou Kittanniny, ou
montagnes Bleues. Cependant Charlevoix, en 1720, avoit parlé du
cours de l'Ohio; et le fort Duquesne, aujourd'hui fort Pitt (Pitts-
Burgh), avoit été tracé par les François à la jonction des deuc rivières
86 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
mères de l'Ohîo. En 1752, Louis Evant pul)lia une carte du pays situ*^
sur rOhio et le Kentucky; Jacques Macbrive fit une course dans ce
^désert en 175^; Jones Finley y pénétra en 1757; le colonel Boone le
découvrit cnli'Tomont en 1769, et s'y établit avec sa famille en 1775.
On prétend que le docteur Wood et Simon Kenton furent l^s premiers
Européens qui descendirent l'Ohio en 1773, depuis le fort Pitt jusqu'au
Mississipi. L'orgueil national d< s Américains les porle à s'attribuer le
mérite de la plupart des découvertes à l'occident des États-Unis; mais
il ne faut pas oublier que les François du Canada et de la Louisiane ,
arrivant par le nord et par le midi, avoient parcouru ces réj^ions lon;;-
temps avant les Américains, qui venoient du côté de Uorient et que
gênoient dans leur route la confédération des Creeks et les Espagnols
des Florides.
Cette terre commence (ilQi) à se peupler par les colonies de la
Pensylvanie , de la Virginie et de la Caroline , et par quelques-uns de
mes malbeureux compatriotes fuyant devant les premiers orages de la
révolution
Les générations européennes seront-elles plus vertueuses et plus
libres sur ces bords que les générations américaines qu'elles auront
exterminées? Des esclaves ne laboureront-ils point la terre sous le
fouet de leur maître, dans ces déseris où l'homme promenoit son
indépendance? Des prisons et des gibets ne remplaceront-ils point la
cabane ouverte et le haut chêne, qui ne porte que le nid des oiseaux?
La richesse du sol ne fera-t-clle point naître de nouvelles guerres? Le
Kentucky cessera-t-il dTtre la terre du sanr), et les édifices des
hommes embelliront-ils mieux les bords de l'Ohio que les monuments
ue la nature?
Du Kentucky aux rai)i(Us de l'Ohio on comple à i)eu près quatre-
vingts milles. Ces rapides sont formés par une roche qui s'étend sous
l'eau dans le lit de la rivière ; la descente de ces rapides n'est ni
dangereuse ni dillicile, la chute moyenne n'étant guère que de quatre
à cinq pieds dans l'espace d'un tiers de lieue. La rivière se divise en
doux canaux par des îles groupées au milieu des ra])ides. Lorsqu'on
s'abandonne au courant, on peut passer sans alléger les bateaux, mais
il est impossible de les remonter sans diminuci- leur charge.
Le fleuve, à l'endroit des rapides, a un mille de large. Glissant sur
le magnilique canal , la vue est arrùlée à quehiue distance au-dessous
dcsachuti' |)ar nue îl(! couverte d'un bois d'ormes enguirlandés de
lian< s ••! de vigut; vicrgf.
Au nord st; dessinent les collines do la Crique d'Argent : la première
de eus collines Irenipo p< rp 'ndiculairemonl dans l'Oliiu; sa falaise,
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 87
taillée à grandes facettes rouges, est décorée de plantes; d'autres
collines parallèles, couronnées de forêts, s'élèvent derrière la pre-
mière colline , fuient en montant de plus en plus dans le ciel , jusqu'à
ce que leur sommet, frappé de lumière, devienne de la couleur du
ciel et s'évanouisse.
Au midi sont des savanes parsemées de bocages et couvertes de
buffles , les uns couchés, les autres errants, ceux-ci paissant l'herbe,
ceux-là arrêtés en groupe, et opposant les uns aux autres leurs têtes
baissées. Au milieu de ce tableau les rapides, selon qu'ils sont frappés
des rayons du soleil, rebroussés par le vent, ou ombrés par les
nuages, s'élèvent en bouillons d'or, blanchissent en écume, ou roulent
à flots brunis.
Au bas des rapides est un îlot oi^i les corps se pétrifient. Cet îlot est
couvert d'eau au temps des débordements ; on prétend que la vertu
pétrifiante confinée à ce petit coin de terre ne s'étend pas au rivage
voisin.
Des rapides à l'embouchure du Wabash on compte trois cent seize
milles. Cette rivière communique, au moyen d'un portage de neuf
milles , avec le Miamis du lac qui se décharge dans l'Érié. Les rivages
du Wabash sont élevés ; on y a découvert une mine d'argent.
A quatre-vingt-quatorze milles au-dessous de l'embouchure du Wa-
bash commence une cyprière. De cette cyprière aux bancs Jaunes,
toujours en descendant l'Ohio, il y a cinquante-six milles : on laisse
à gauche les embouchures de deux rivières qui ne sont qu'à dix-huit
milles de distance l'une de l'autre.
La première rivière s'appelle le Chéroquois ou le Tennessee; elle sort
des monts qui séparent les Carolines et les Géorgies de ce qu'on appelle
les terres de l'Ouest ; elle roule d'abord d'orient en occident au pied
des monts : dans cette première partie de son cours, elle est rapide et
tumultueuse ; ensuite elle tourne subitement au nord ; grossie de plu-
sieurs affluents, elle épand et retient ses ondes, comme pour se délas-
ser, après une fuite précipitée de quatre cents lieues. A son eiiibou-
chure, elle a six cents toises de large, et dans un endroit nommé le
Grand-Détour elle présente une nappe d'eau d'une lieue d'étendue.
La seconde rivière , le Shanawon ou le Cumberland, est la compa-
gne du Chéroquois ou du Tennessee. Elle passe avec lui son enfance
dans les mêmes montagnes, et descend avec lui dans les plaines. Vers
le milieu de sa carrière, obligée de quitter le Tennessee, elle se hâte de
parcourir des lieux déserts, et les deux jumeaux, se rapprochant vers
la fin de leur vie , expirent à quelque distance l'un de l'autre dans
l'Ohio, qui les réunit.
88 VOYAGE E.N AMÉRIQUE.
Le pays que ces riviùrcs arrosent est gônéralcmont entrecoupé de
collines et de vallées rafraîchies par une multitude de ruisseaux :
cependant, il y a quelques plaines de cannes sur le Cuml)erland et
plusieurs grandes cyprièrcs. Le bufile et le chevreuil abondent dans
ce pays, qu'habitent encore des nations sauvages, particulièrement
les Chéroquois. Les cimetières indiens sont fréquents, triste preuve de
l'ancienne population de ces déserts.
De la grande cyprière sur l'Ohio aux bancs Jaunes j'ai dit que la
route estiniée est d'environ cinquante-six mille. Les bancs Jaunes sont
ainsi nommés de leur couleur : placés sur la rive septentrionale de
rOhio, on les rase de près, parce que l'eau est profonde de ce côté
L'Ohio a presque partout un double rivage, l'un pour la saison des
débordements, l'autre pour les temps de sécheresse.
Des bancs Jaunes à l'embouchure de l'Ohio dans le Mississipi, par
les 36" 51' de latitude, on compte à peu près trente-cinq milles.
Pour bien juger du confluent des deux fleuves, il faut supposer que
l'on part d'une petite île sous la rive orientale du Mississipi, et que
l'on veut cntrerdans l'Ohio : à gauche vous apercevez le Mississipi, qui
coule dans cet endroit presque fcst et ouest, et qui présente une grande
eau troublée et tumultueuse; à droite, l'Ohio, plus transparent que le
cristal, plus paisible que l'air, vient lentement du nord au sud, décri-
vant une courbe gracieuse : l'un et l'autre dans les saisons moyennes
ont à peu près deux milles de large au moment de leur rencontre. Le
volume de leur fluide est presque le même; les deux fleuves, s'oppo-
sant une résistance égale, ralentissent leur cours, etparoissent dormir
ensemble pendant quelques lieues dans leur lit commun.
La pointe où ils marient leurs flots est élevée d'une vingtaine de
pieds au-dessus d'eux : composé de limon et de sable, ce cap maréca-
geux se couvre de chanvre sauvage, de viguc qui rampe sur le sol ou
qui grimpe le long des tuyaux de l'herbe à buiïle ; des chênes-saules
croissent aussi sur cette langue de terre qui disparoît dans les grandes
inondations. Les fleuves débordés et réunis ressemblent alors à un
vaste lac.
Le confluent du Missouri et du Mississipi présente peut-être encore
quelque chose du plus extraordinaire. Le Missouri est un fleuve fou-
gueux, aux eaux blanches et limoneuses, qui se précipite dans le pur
et tranquille Mississipi avec violence. A", printemps, il détache de ses
rives do vastes morceaux de terre : ces îles flottantes descendant le
cours du Missouri avec leurs arbres couverts de feuilles ou de fleurs,
les uns encore debout, les autres à moitié tombés, ollVent un spectacle
merveilleux.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 89
Do l'embouchure de l'Ohio aux mines de fer, sur la côte orientale du
Mississipi, il n'y a guère plus de quinze milles ; des mines de fer à
l'embouchure de la rivière de Chicassas on marque soixante-sept
milles. Il faut faire cent quatre milles pour arriver aux collines de
Margette, qu'arrose la petite rivière de ce nom; c'est un lieu rempli
de gibier.
Pourquoi trouve-t-on tant de charme à la vie sauvage? Pourquoi
l'homme le plus accoutumé à exercer sa pensée s'oublie-t-il joyeuse-
ment dans le tumulte d'une chasse? Courir dans les bois, poursuivre
des bêtes sauvages, bâtir sa hutte, allumer son feu, apprêter soi-même
son repas auprès d'une source, est certainement un très-grand plaisir.
Mille Européens ont connu ce plaisir, et n'en ont plus voulu d'autre,
tandis que l'Indien meurt de regret si on l'enferme dans nos cités.
Cela prouve que l'homme est plutôt un être actif qu'un être contem-
platif; que dans sa condition naturelle il lui faut peu de chose, et que
la simplicité de l'âme est une source inépuisable de bonheur.
De la rivière Margette à celle de Saint-François on parcourt soixante-
dix milles. La rivière de Saint-François a reçu son nom des François,
et elle est encore pour eux un rendez-vous de chasse.
On compte cent huit milles de la rivière Saint-François aux Akansas
ou Arkansas. Les Akansas nous sont encore fort attachés. De tous les
Européens, mes compatriotes sont les plus aimés des Indiens. Cela tient
à la gaieté des François, à leur valeur brillante, à leur goût de la
chasse et même de la vie sauvage ; comme si la plus grande civilisa-
tion se rapprochoit de l'état de nature !
La rivière d' Akansas est navigable en canot pendant plus de quatre
cent cinquante milles : elle coule à travers une belle contrée ; sa source
paroit être cachée dans les montagnes du Nouveau-Mexique.
De la rivière des Akansas à celle des Yazous, cent cinquante-huit
milles. Cette dernière rivière a cent toises de largeur à son embou-
chure. Dans la saison des pluies, les grands bateaux peuvent remonter
le Yazou à plus de quatre-vingts milles ; une petite cataracte oblige
seulement à un portage. Les Yazous, les Chactas et les Chicassas habi-
toient autrefois les diverses branches de cette rivière. Les Yazous ne
faisoient qu'un peuple avec les Natchez.
La distance des Yazous aux Natchez par le fleuve se divise ainsi :
des côtes des Yazous au Bayouk-Noir, trente-neuf milles ; du Bayouk-
Noir à la rivière des Pierres, trente milles; de la rivière des Pierres
aux Natchez, dix milles.
Depuis les côtes des Yazous jusqu'au Bayouk-Noir, le Mississipi est
rempli d'îles et fait de longs détours; sa largeur est d'environ deux
90 VOYAGE EM AMÉRIQUE.
milles, sa profondeur de huit h dix brasses. Il scroit facile de diminuer
les distances en coupant des pointes. La distance de la Nouvelle-
Orléans à l'embouchure de l'Ohio, qui n'est que de quatre cent soixante
milles en ligne droite, est de huit cent cinquante-six sur le fleuve. On
pourroit raccourcir de ce trajet deux cent cinquante milles au moins.
Du Bayouk-Noir à la rivière des Pierres, on remarque des carrières
de pierres. Ce sont les premières que l'on rencontre à partir de l'em-
bouchure du Mississipi jusqu'à la petite rivière qui a pris le nom de
ces carrières.
Le Mississipi est sujet à deux inondations périodiques, l'une au prin-
temps, l'autre en automne : la première est la plus considérable; elle
commence en mai et finit en juin. Le courant du fleuve file alors cinq
milles à l'heure, et l'ascension des contre-courants est à peu près de
la même vitesse : admirable prévoyance de la nature! car, sans ces
contre -courants, les embarcations pourroient à peine remonter le
fleuve '. A cette époque, l'eau s'élève à une grande hauteur, noie ses
rivages, et ne retourne point au fleuve dont elle est sortie, comme l'eau
du Nil ; elle reste sur la terre, ou filtre à travers le sol, sur lequel elle
dépose un sédiment fertile.
La seconde crue a lieu aux pluies d'octobre; elle n'est pas aussi
considérable que celle du printemps. Pendant ces inondations, le Mis-
sissipi charrie des trains de bois énormes et pousse des mugisse-
ments. La vitesse ordinaire du cours du fleuve est d'environ deux
milles à l'heure.
Les terres un peu élevées qui bordent le Mississipi, depuis la Nou-
velle-Orléans jusqu'à l'Ohio, sont presque toutes sur la rive gauche;
mais ces terres s'éloignent ou se rapprochent plus ou moins du canal,
laissant quelquefois entre elles et le fleuve des savanes de plusieurs
milles de largeur. Les collines ne courent pas toujours parallèlement
au rivage; tantôt elles divergent en rayons à de grandes distances, et
présentent, dans les perspectives qu'elles ouvrent, des vallées plantées
(le Miille sortes d'arbres: tantôt elles viennent converger au fleuve, et
forment une multitude de caps qui se mirent dans l'onde. La rive
droite du Mississipi est rase, marécageuse, uniforme, à quelques
exceptions près : au milieu des hautes cannes vertes ou dorées qui la
décorent, un voit bondir des buflles ou élinceler les eaux d'une imil-
litude d'étangs remplis d'oiseaux atluatiques.
Les poissons du Mississipi sont la perche, le brochet, l'esturgeon et
les colles; on y pèche aussi dis crabes énonnt s.
1. I>-> butc'utix à va|)ciir oui fait disiuiroitre la dillkullc do lu navigation (raiiiout.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 91
Le sol autour du fleuve fournit la rhubarbe, le coton, l'indigo, le
safran, l'arbre ciré, le sassafras, le lin sauvage; un ver du pays file
une assez forte soie; la drague, dans quelques ruisseaux, amène de
grandes huîtres à perles, mais dont l'eau n'est pas belle. On connoît
une mine de vif-argent, une autre de lapis-lazuli, et quelques mines
de fer.
La suite du manuscrit contient la description du pays des Natchez
et celle du cours du Mississipi jusqu'à la Nouvelle-Orléans. Ces des-
criptions sont complètement transportées dans Atala et dans les
Natchez.
Immédiatement après la description de la Louisiane, viennent dans
le manuscrit quelques extraits des voyages de Bartram, que j'avois
traduits avec assez de soin. A ces extraits sont entremêlées mes recti-
fications, mes observations, mes réflexions, mes additions, mes pro-
pres descriptions, à peu près comme les notes de M. Ramond à sa tra-
duction du Voyage de Coxe en Suisse. Mais, dans mon travail, le tout
est beaucoup plus enchevêtré, de sorte qu'il est presque impossible
de séparer ce qui est de moi de ce qui est de Bartram, ni souvent
même de le reconnoître. Je laisse donc le morceau tel qu'il est sous
ce titré :
DESCRIPTION DE QUELQUES SITES DANS l'iNTÉRIEUB
DES FLORIDES.
Nous étions poussés par un vent frais. La rivière alloit se perdre
dans un lac qui s'ouvroit devant nous, et qui formoit un bassin d'en-
viron neuf lieues de circonférence. Trois îles s'élevoient du milieu de
ce lac ; nous fîmes voile vers la plus grande, oij nous arrivâmes à huit
heures du matin.
Nous débarquâmes à l'orée d'une plaine de forme circulaire; nous
mîmes notre canot à l'abri sous un groupe de marronniers qui crois-
soient presque dans l'eau. Nous bâtîmes notre hutte sur une petite
éminence. La brise de l'est souffloit, et rafraîchissoit le lac et les forêts.
Nous déjeunâmes avec nos galettes de maïs,, et nous nous dispersâmes
dans l'île, les uns pour chasser, les autres pour pêcher ou pour cueillir
des plantes.
Nous remarquâmes une espèce d'hibiscus. Cette herbe énorme, qui
croît dans les lieux bas et humides, monte à plus de dix ou douze
pieds, et se termine en un cône extrêmement aigu : les feuilles, lisses,
92 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
légèrement sillonnées, sont ravivées par de belles fleurs cramoisies,
que l'on aperçoit à une grande distance.
L'agave vivipare s'ëlevoit encore plus haut dans les criques salées,
et présentoit une forêt d'herbes de trente pieds perpendiculaires. La
graine mûre de cette herbe germe quelquefois sur la plante même, de
sorte que le jeune plant tombe h terre tout formé. Comme l'agave
vivipare croît souvent au bord des eaux courantes, ses graines nues
emportées du flot étoient exposées à périr : la nature les a développées
pour ces cas particuliers sur la vieille plante, afin qu'elles pussent se
fixer par leurs petites racines en s'échappant du sein maternel.
Le souchet d'Amérique étoit commun dans l'île. Le tuyau de ce
souchet ressemble à celui d'un jonc noueux, et sa feuille à celle du
poireau. Les sauvages l'appellent apoya matsi. Les filles indiennes de
mauvaise vie broient cette plante entre deux pierres, et s'en frottent
le sein et les bras.
Nous traversâmes une prairie semée de jacobée à fleurs jaunes,
d'alcée à panaches roses, et d'obélia, dont l'aigrette est pourpre. Des
vents légers se jouant sur la cime de ces plantes brisoient leurs flots
d'or, de rose et de pourpre, ou creusoient dans la verdure de longs
sillons.
La sénéka, abondante dans les terrains marécageux, ressembloit,
par la forme et par la couleur, à des scions d'osier rouge; quelques
branches rampoient à terre, d'autres s'élevaient dans l'air : la sénéka
a un petit goût amer et aromatique. Auprès d'elle croissoit le convol-
vulus des Carolines, dont la feuille imite la pointe d'une flèche. Ces
deux plantes se trouvent partout où il y a des serpents à sonnettes :
la première guérit de leur morsure; la seconde est si puissante, que
les sauvages, après s'en être frotté les mains, manient impunément
ces redoutables reptiles. Les Indiens racontent que le Grand-Esprit a
eu pitié des guerriers de la chair rouge aux jambes nues, et qu'il a
semé lui-même ces herbes salutaires, malgré la réclamation des âmes
des serpents.
Nous reconnûmes la serpentaire sur les racines des grands arbres;
l'arlirc pour le mal de dents, dont le tronc et les branches épineuses
sont chaig.'s de protubérances grosses comme des œufs de pigeon ;
l'arctosta ou canneberge, dont la cerise rouge croît parmi les mousses
et guérit du flux hépatique. La bourgène, qui a la propriété de chasser
les couleuvres, poussoit vigoureusement dans des eaux stagnantes
couvertes de rouille.
Un spectacle inattendu frai)pa nos regards : nous découvrîmes une
ruine indienne; elle étoit située sur un monticule au bord du lac; on
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 93
rcmarquoit sur la gauche un cône de terre de quarante à quarante-
cinq pieds de Iiaut ; de ce cône partoit un ancien chemin tracé à tra-
vers un magnifique bocage de magnoh'as et de chênes verts, et qui
venoit aboutir à une savane. Des fragments de vases et d'ustensiles
divers étoient dispersés çà et là, agglomérés avec des fossiles, des
coquillages, des pétrifications de plantes et des ossements d'animaux.
Le contraste de ces ruines et de la jeunesse de la nature, ces monu-
ments des hommes dans un désert où nous croyions avoir pénétré les
premiers, causoient un grand saisissement de cœur et d'esprit. Quel
peuple avoit habité cette île? Son nom, sa race, le temps de son exis-
tence, tout est inconnu ; il vivoit peut-être lorsque le monde qui le
cachoit dans son sein étoit encore ignoré des trois autres parties de
la terre. Le silence de ce peuple est peut-être contemporain du bruit
que faisoient de grandes nations européennes tombées à leur tour dans
le silence, et qui n'ont laissé elles-mêmes que des débris.
Nous examinâmes les ruines : des aufractuosités sablonneuses du
tumulus sortoit une espèce de pavot à fleur rose, pesant au bout d'une
tige inclinée d'un vert pâle. Les Indiens tirent de la racine de ce pavot
une boisson soporifique; la tige et la fleur ont une odeur agréable, qui
reste attachée à la main lorsqu'on y touche. Cette plante étoit faite
pour orner le tombeau d'un sauvage : ses racines procurent le som-
meil, et le parfum de sa fleur, qui survit à cette fleur même, est une
assez douce image du souvenir qu'une vie innocente laisse dans la
solitude.
Continuant notre route et observant les mousses, les graminées pen-
dantes, les arbustes échevelés, et tout ce train de plantes au port
mélancolique qui se plaisent à décorer les ruines, nous observâmes
une espèce d'œnothère pyramidale, haute de sept à huit pieds, à feuilles
oblongues, dentelées et d'un vert noir; sa fleur est jaune. Le soir, cette
fleur commence à s'entr'ouvrir ; elle s'épanouit pendant la nuit ; l'au-
rore la trouve dans tout son éclat; vers la moitié du matin elle se
fane ; elle tombe à midi : elle ne vit que quelques heures, mais elle
passe ces heures sous un ciel serein. Qu'importe alors la brièveté de
sa vie ?
A quelojues pas de là s'étendoit une lisière de mimosa ou de sensi-
tive ; dans les chansons des sauvages, l'âme d'une jeune fille est sou-
vent comparée à cette plante'.
1. Tous ces divers passages sont de moi; mais je dois à la vérité historique de
dire que si je voyois aujourd'liui ces ruines indiennes de l'Alabama, je rabattrois de
leur antiquité.
94 VOYAGE EN AMÉRIOUE.
En retournant à notre, camp, nous traversâmes un ruisseau tout
bordé de dionées; une multitude d'épliémères bourdonnoient à l'en-
toiir. 11 y avoit aussi sur ce parterre trois espèces de papillons : l'un
blanc comme l'albâtre, l'autre noir comme le jais avec des ailes tra-
versées de bandes jaunes, le troisième portant une queue fourchue,
quatre ailes d'or barrées de bleu et semées d'yeux de pourpre. Attirés
par les dionées, ces insectes se posoient sur elles ; mais ils n'en avoient
pas plus tôt touché les feuilles qu'elles se refermoient et envcloppoient
leur proie.
De retour à notre ajoupa, nous allâmes à la pêche pour nous con-
soler du peu de succès de la chasse. Embarqués dans le canot, avec
les fdets et les lignes, nous côtoyâmes la partie orientale de l'île, au
bord des algues et le long des caps ombragés : la truite étoit si vorace
que nous la prenions à des hameçons sans amorce ; le poisson appelé
le poisson d'or étoit en abondance. Il est impossible de voir rien de
plus beau que ce petit roi des ondes : il a environ cinq pouces de long;
sa tête est couleur d'outremer; ses côtés et son ventre étincellent
comme le feu ; une barre brune longitudinale traverse ses flancs ;
l'iris de ses larges yeux brille comme de l'or bruni. Ce poisson est
Carnivore.
A quelque distance du rivage, à l'ombre d'un cyprès chauve, nous
remarquâmes de petites pyramides limoneuses qui s'élevoient sous
l'eau et montoient jusqu'à sa surface. Une légion de poissons d'or fai-
soit en silence les approches de ces citadelles. Tout à coup l'eau bouil-
lonnoit; les poissons d'or fiiyoient. Des écrevisses armées de ciseaux,
sortant de la place insultée , culbutoient leurs brillants ennemis. Mais
bientôt les bandes éparses revenoicnt à la charge, faisoient plier à
leur tour les assiégés, et la brave mais lente garnison rentroit à recu-
lons pour se réparer dans la forteresse
Le crocodile, flottant comme le tronc d'un arbre, la truite, le bro-
chet, la perche, le cannelet, la basse, la brème, le poisson tambour,
le poisson d'or, tous ennemis mortels les uns des autres, nageoient
pêle-mêle dans le lac, et sembloient avoir fait une trêve afin de jouir
en commun de la beauté de la soirée : le fluide azuré se peignoit do
leurs couleurs changeantes. L'onde étoit si pure, que l'on eut cru pou-
voir toucher du doigt les acteurs de cette scène, qui se jouoient à
vingt pieds de profondeur dans leur grotte de cristal.
l'our regagner l'anse oi!i nous avions notre établissement, nous
n'eûmes qu'à nous laisser déiiver au gré de l'eau et des brises. Le
soleil approchoit de son couchant : sur le premier plan de l'île parois-
soienl des chênes verts, dont lus branches horizontales formoient le
VOYAGE EN AMERIQUE. 9c
parasol, et des azaléas qui brilloient comme des réseaux de corail.
Derrière ce premier plan s'élevoient les plus charmants de tous les
arbres, les papayas : leur tronc droit, grisâtre et guilloché, de la hau-
teur de vingt à vingt-cinq pieds, soutient une touffe de longues feuilles
à côtes, qui se dessinent comme YS gracieuse d'un vase antique. Les
fruits, en forme de poire, sont rangés autour de la tige ; on les pren-
droit pour des cristaux de verre ; l'arbre entier ressemble à une colonne
d'argent ciselé, surmontée d'une urne corinthienne.
Enfin, au troisième plan, montoient graduellement dans l'air les
magnolias et les liquidambars.
Le soleil tomba derrière le rideau d'arbres de la plaine ; à mesure
qu'il descendoit, les mouvements de l'ombre et de la lumière répan-
doient quelque chose de magique sur le tableau : là, un rayon se glis-
soit à travers le dôme d'une futaie et brilloit comme une escarboucle
enchâssée dans le feuillage sombre; ici, la lumière divergeoit entre
les troncs et les branches, et projetoit sur les gazons des colonnes
croissantes et des treillages mobiles. Dans les cieux, c'étoient des
nuages de toutes les couleurs, les uns fixes, imitant de gros promon-
toires ou de vieilles tours près d'un torrent, les autres flottant en
fumée de rose ou en flocons de soie blanche. Un moment suiïisoit pour
changer la scène aérienne : on voyoit alors des gueules de four enflam-
mées, de grands tas de braise, des rivières de- laves, des paysages
ardents. Les mêmes teintes se répétoient sans se confondre ; le feu se
détaclioit du feu, le jaune pâle du jaune pâle, le violet du violet : tout
étoit éclatant, tout étoit enveloppé, pénétré, saturé de lumière.
Mais la nature se joue du pinceau des hommes : lorsqu'on croit
qu'elle a atteint sa plus grande beauté, elle sourit et s'embellit encore.
A notre droite étoient les ruines indiennes ; à notre gauche notre
camp de chasseurs; l'île dérouloit devant nous ses paysages gravés
ou modelés dans les ondes. A l'orient, la lune, touchant l'horizon,
sembloit reposer immobile sur les côtes lointaines ; à l'occident , la
voûte du ciel paroissoit fondue en une mer de diamants et de saphirs,
dans laquelle le soleil, à demi plongé, avoit l'air de se dissoudre.
Les animaux de la création étoient, comme nous, attentifs à ce
grand spectacle : le crocodile , tourné vers l'astre du jour, lançoit par
sa gueule béante l'eau du lac en gerbes colorées ; perché sur un rameau
desséché, le pélican louoit à sa manière le Maître de la nature, tandis
que la cigogne s'envoloit pour le bénir au-dessus des nuages!
Nous te chanterons aussi. Dieu de l'univers, toi qui prodigues tant
de merveilles! la voix d'un homme s'élèvera avec la voix du désert :
tu distingueras les accents du foible fils de la femme, au milieu du
'.0 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
bruit des sphères que la main fait rouler, du mugissement de l'al^îmo
dont tu as scellé les portes.
A notre retour dans l'île, j'ai fait un repas excellent; des truites
fraîches, assaisonnées avec des cimes de canneberge étoient un mets
digne de la table d'un roi : aussi étois-je bien plus qu'un roi. Si le
sort m'avoit placé sur le trône, et qu'une révolution m'en eût préci-
pité, au lieu de traîner ma misère dans l'Europe comme Charles et
Jacciucs, j'aurois dit aux amateurs : « Ma place vous fait envie, eh
bien! essayez du métier, vous verrez qu'il n'est pas si bon. Égorgez-
vous pour mon vieux manteau ; je vais jouir dans les forêts de l'Amé-
rique de la liberté que vous m'avez rendue. »
Nous avions un voisin à notre souper : un trou semblable à la tanière
d'un blaireau éloit la demeure d'une tortue : la solitaire sortit de sa
grotte, et se mit à marcher gravement au bord de l'eau. Ces tortues
dilïôrent peu des tortues de mer; elles ont le cou plus long. On ne
tua point la paisible reine de l'île.
Après le souper, je me suis assis à l'écart sur la rive; on n'entendoit
que le bruit du flux et du reflux du lac, prolongé le long des grèves;
des mouches luisantes brilloicnt dans l'ombre et s'éclipsoient lors-
qu'elles passoient sous les rayons de la lune. Je suis tombé dans cette
espèce de rêverie connue de tous les voyageurs : nul souvenir distinct
de moi ne me restoit; je me sentois vivre comme partie du grand
tout et végéter avec les arbres et les fleurs. C'est peut-être la disposi-
tion la plus douce pour l'homme, car, alors même qu'il est heureux,
il y a dans ses plaisirs un certain fonds d'amertume, un je ne sais
quoi qu'on pourroit appeler la tristi'sse du bonheur. La rêverie du
voyageur est une sorte de plénitude de cœur et de vide de tête qui
vous laisse jouir en repos de votre existence : c'est par la pensée que
nous troublons la félicité que Dieu nous donne : l'âme est paisible,
l'esprit est inquiet.
Les sauvages de la Floride racontent qu'il y a au milieu d'un lac
une île où vivent les plus belles femmes du monde. Les Muscogulges
ont voulu plusieurs fois tenter la conquête de l'île magique; mais les
retraites él^séennes fuyant devant leurs canots lînissoient par dispa-
roître : naturelle image du temps que nous perdons à la poursuite de
nos cliiuK'res. Dans ce pays étoit aussi une fontaine de Jouviiico : (pii
voudroit rajeunir?
Le lendemain, .ivant le lever du soleil, nous avons quitté l'île, tra-
versé le lac et rfutrédins la rivière par hiquellc nous y étions descendus.
Celle rivière éloit remplie; de caïmans. Ces animaux ne sont dange-
reux que dans l'eau, surtout au inouieul d'un débarcpuinenl. A terre,
VOYAGE EX AMÉRIQUE. i)l
un enfant peut aisément les devancer en marchant d'un pas ordinaire.
Pour éviter leurs embûches, on met le feu aux herbes et aux roseaux :
c'est alors un spectacle curieux que de voir de grands espaces d'eau
surmontés d'une chevelure de flamme.
Lorsque le crocodile de ces régions a pris toute sa croissance, il mesure
environ vingt à vingt-quatre pieds de la tête à la queue. Son corps est
gros comme celui d'un cheval : ce reptile auroit exactement la forme
du lézard commun si sa queue n'étoit comprimée des deux côtés
comme celle d'un poisson. Il est couvert d'écaillés à l'épreuve de la
balle, excepté auprès de la tête et entre les pattes. Sa tête a environ
trois pieds de long ; les naseaux sont larges ; la mâchoire supérieure de
l'animal est la seule qui soit mobile ; elle s'ouvre à angle droit sur la
mâchoire inférieure : au-dessous de la première sont placées deux
grosses dents comme les défenses d'un sanglier, ce qui donne au
monstre un air terrible.
La femelle du caïman pond à terre des œufs blanchâtres, qu'elle
recouvre d'herbes et de vase. Ces œufs, quelquefois au nombre de cent,
forment avec le limon dont ils sont recouverts de petites meules de
quatre pieds de haut et de cinq pieds de diamètre à leur base : le soleil
et la fermentation de l'argile font éclore ces œufs. Une femelle ne dis-
tingue point ses propres œufs des œufs d'une autre femelle ; elle prend
sous sa garde toutes les couvées du soleil. N'est-il pas singulier de trou-
ver chez des crocodiles les enfants communs de la république de
Platon ?
La chaleur étoit accablante; nous naviguions au milieu des marais;
nos canots prenoient l'eau : le soleil avait fait fondre la poix du bor-
dage. Il nous venoit souvent des bouffées brûlantes du nord; nos cou-
reurs de bois prédisoient un orage, parce que le rat des savanes mon-
toit et descendoit incessamment le long des branches du chêne vert ;
les maringouins nous tourmentoient affreusement. On apercevoit des
feux errants sur les lieux bas.
Nous avons passé la nuit fort mal à l'aise, sans ajoupa, sur une pres-
qu'île formée par des marais; la lune et tous les objets étoient noyés
dans un brouillard rouge. Ce matin la brise a manqué, et nous nous
sommes rembarques pour tâcher de gagner un village indien à quel-
ques milles de dislance; mais il nous a été impossible de remonter
longtemps la rivière, et nous avons été obligés de débarquer sur la
pointe d'un cap couvert d'arbres, d'où nous commandons une vue
immense. Des nuages sortent tour à tour de dessous l'horizon du
nord-ouest, et montent lentement dans le ciel. Nous nous faisons, du
mieux que nous pouvons, un abri avec des branches.
VI. 7
98 VOYAGE EN AMERIQUE.
Le soleil se couvre, les premiers roulements du tonnerre se font
entendre ; les crocodiles y répondent par un sourd rugissement, comme
un tonnerre répond à un autre tonnerre. Une immense colonne de
nuages s'étend au nord-est et au sud-est; le reste du ciel est d'un
cuivre sale, demi-transparent et teint de la foudre. Le désert éclaire
d'un jour faux, l'orage suspendu sur nos têtes et près d'éclater,
0 ffrent un taljleau plein de grandeur.
Voilà l'orage! qu'on se figure un déluge de feu sans vent et Sans
l'odeur de soufre remplit l'air; la nature est éclairée comme à la eau ;
lueur d'un embrasement.
A présent les cataractes de l'abîme s'ouvrent ; les grains de pluie ne
sont point séparés : un voile d'eau unit les nuages à la terre.
Les Indiens disent que le bruit du tonnerre est cansé par des
oiseaux immenses qui se battent dans l'air et par les efforts que fait
un vieillard pour vomir une couleuvre de feu. En preuve de cette
assertion, ils montrent des arbres otj la foudre a tracé l'image d'un
serpent. Souvent les orages mettent le feu aux forêts; elles continuent
de brûler jusqu'à ce que l'incendie soit arrêté par le cours de quelque
fleuve : ces forêts brfdées se cbangent en lacs et en marais.
Le courlis, dont nous entendons la voix dans le ciel au milieu de la
pluie et du tonnerre, nous annonce la fm de l'ouragan. Le vent déchire
les nuages qui volent brisés à travers le ciel ; le tonnerre et les éclairs
attachés à leurs flancs les suivent ; l'air devient froid et sonore : il ne
reste plus de ce déluge que des gouttes d'eau qui tombent en perles
du feuillage des arbres. ÎNos filets et nos provisions de voyage flottent
dans les canots remplis d'eau jusqu'à l'échancrure des avirons.
Le pays habité par les Creeks (la confédération des Muscogulges,
des Siminoles et des Chéroquois) est enchanteur. De distance en dis-
tance la terre est percée par une multitude de bassins qu'on appelle
des puits, et qui sont plus ou moins larges, plus ou moins profonds :
ils communiquent par des routes souterraines aux lacs, aux marais et
aux rivières. Tous ces puits sont placés au centre d'un monticule planté
des plus beaux arbres, et dont les flancs creusés ressemblent aux
parois d'un vase rempli d'une eau pure. De brillants poissons nagent
au fond de cette eau.
Dans la saison des pluies, les savanes deviennent des espèces de lacs
au-dessus desquels s'élèvent, comme des îles, lés monticules dont
nous venons de parler.
Cuscowilla, village siminole, est situé sur une chaîne de collines
graveleuses à quatre cents toises d'un lac; des sapins écartés les uns
des autres, et se touchant seulement par la cime, séparent la ville et
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 99
le lac : entre leurs troncs, comme entre des colonnes, on aperçoit des
cabanes, le lac et ses rivages attachés d'un côté à des forêts, de l'autre
à des prairies : c'est à peu près ainsi que la mer, la plaine et les ruines
d'Athènes se montrent, dit-on ' , à travers les colonnes isolées du temple
de Jupiter Olympien.
Il seroit difficile d'imaginer rien de plus beau que les environs
d'Apalachucla , la ville de la paix. A partir du fleuve Chata-Uche , le
terrain s'élève en se retirant à l'horizon du couchant ; ce n'est pas par
une pente uniforme, mais par des espèces de terrasses posées les unes
sur les autres.
A mesure que vous gravissez de terrasse en terrasse, les arbres
changent selon l'élévation du sol : au bord de la rivière ce sont des
chênes-saules, des lauriers et des magnolias ; plus haut des sassafras
et des platanes, plus haut encore des ormes et des noyers; enfin la
dernière terrasse est plantée d'une forêt de chênes, parmi lesquels on
remarque l'espèce qui traîne de longues mousses blanches. Des rochers
nus et brisés surmontent cette forêt.
Des ruisseaux descendent en serpentant de ces rochers, coulent
parmi les fleurs et la verdure, ou tombent en nappes de cristal.
Lorsque, placé de l'autre côté de la rivière Chata-Uche, on décou\Te
ces vastes degrés couronnés par l'architecture des montagnes, on
croiroit voir le temple de la nature et le magnifique perron qui conduit
à ce monument.
Au pied de cet amphithéâtre est une plaine où paissent des trou-
peaux de taureaux européens, des escadrons de chevaux de race espa-
gnole, des hordes de daims et de cerfs, des bataillons de grues et de
dindes, qui marbrent de blanc et de noir le fond vert de la savane.
Cette association d'animaux domestiques et sauvages, les huttes simi-
noies, où l'on remarque les progrès de la civilisation à travers l'igno-
rance indienne, achèvent de donner à ce tableau un caractère que l'on
ne retrouve nulle part.
Ici finit, à proprement parler, Vitinèraire ou le mémoire des lieux
parcourus ; mais il reste dans les diverses parties du manuscrit une
multitude de détails sur les mœurs et les usages des Indiens. J'ai réuni
ces détails dans des chapitres communs, après les avoir soigneusement
revus et amené ma narration jusqu'à l'époque actuelle. Trente-six ans
écoulés depuis mon voyage ont apporté bien des lumières et changé
bien des choses dans l'Ancien et dans le Nouveau Monde; ils ont dû
1. Jeles ai vues depuis.
100 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
modifier les idées et rectifier les jugements de l'écrivain. Avant de
passer aux mœurs des sauvages, je mettrai sous les yeux des lecteurs
quelques esquisses de r/iisfoire naturelle de l'Amérique septentrionale.
HISTOIRE NATURELLE.
CASTORS.
Quand on voit pour la première fois les ouvrages des castors, on ne
peut s'empêcher d'admirer celui qui enseigna à une pauvre petite bête
l'art des architectes de Babylone , et qui souvent envoie l'homme, si
lier de son génie, à l'école d'un insecte
Ces étonnantes créatures ont-elles rencontré un vallon oij coule un
ruisseau , elles barrent ce ruisseau par une chaussée ; l'eau monte et
remplit bientôt l'intervalle qui se trouve entre les deux collines : c'est
dans ce réservoir que les castors bâtissent leurs habitations. Détail-
lons la construction de la chaussée.
Des deux flancs opposés des collines qui forment la vallée com-
mence un rang de palissades entrelacées de branches et revêtues de
mortier. Ce premier rang est fortifié d'un second rang placé à quinze
pieds en arrière du premier. L'espace entre les deux palissades est
comblé avec de la terre.
La levée continue de venir ainsi des deux côtés de la vallée, jusqu'à
ce qu'il ne reste plus qu'une ouverture d'une vingtaine de pieds au
centre ; mais à ce centre l'action du courant opérant dans toute son
énergie, les ingénieurs changent de matériaux : ils renforcent le milieu
de leurs substructions hydrauliques de troncs d'arbres entassés les
uns sur les autres, et liés ensemble par un ciment semblable à celui
des palissades. Souvent la digue entière a cent pieds de long, quinze de
haut et douze de large à la base ; diminuant d'épaisseur dans une pro-
portion mathématique à mesure qu'elle s'élève, elle n'a plus que trois
pieds de surface au plan horizontal qui la termine.
Le côté de la chaussée opposé à l'eau se retire graduellement en
talus; le côté extérieur garde un parfait aplomb.
Tout est prévu : le castor sait par la hauteur de la levée combien il
doit hàiir d'étages à sa maison future ; il sait qu'au delà d'un certain
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 101
nombre de pieds il n'a plus d'inondation à craindre, parce que l'eau
passeroit alors par-dessus la digue. En conséquence une chambre qui
surmonte cette digue lui fournit une retraite dans les grandes crues ;
quelquefois il pratique une écluse de sûreté dans la chaussée, écluse
qu'il ouvre et ferme à son gré.
La manière dont les castors abattent les arbres est très-curieuse : ils
les choisissent toujours au bord d'une rivière. Un nombre de travail-
leurs proportionné à l'importance de la besogne ronge incessamment
les racines : on n'incise point l'arbre du côté de la terre , mais du
côté de l'eau, pour qu'il tombe sur le courant. Un castor, placé à
quelque distance, avertit les bûcherons par un sifflement quand il voit
pencher la cime de l'arbre attaqué, afin qu'ils se mettent à l'abri de la
chute. Les ouvriers trament le tronc abattu à l'aide du flottage jusqu'à
leurs villes, comme les Égyptiens, pour embellir leurs métropoles,
faisoient descendre sur le Ml les obélisques taillés dans les carrières
d'Éléphantine.
Les palais de la Venise de la solitude, construits dans le lac artifi-
ciel, ont deux, trois, quatre et cinq étages, selon la profondeur du lac.
L'édifice, bâti sur pilotis, sort des deux tiers de sa hauteur hors de
l'eau : les pilotis sont au nombre de six; ils supportent le premier
plancher, fait de brins de bouleau croisés. Sur ce plancher s'élève le
vestibule du monument : les murs de ce vestibule se courbent et s'ar-
rondissent en voûte recouverte d'une glaise polie comme un stuc.
Dans le plancher du portique est ménagée une trappe par laquelle les
castors descendent au bain ou vont chercher les branches de tremble
pour leur nouriiture : ces branches sont entassées sous l'eau dans un
magasin commun, entre les pilotis des diverses habitations. Le pre-
mier étage du palais est surmonté de trois autres, construits de la
même manière, mais divisés en autant d'appartements qu'il y a de
castors. Ceux-ci sont ordinairement au nombre de dix ou douze, par-
tagés en trois familles : ces familles s'assemblent dans le vestibule
déjà décrit et y prennent leur repas en commun : la plus grande pro-
preté règne de toutes parts. Outre le passage du bain, il y a des issues
pour les divers besoins des habitants ; chaque chambre est tapissée de
jeunes bx^anches de sapin, et l'on n'y souffre pas la plus petite ordure.
Lorsque les propriétaires vont à leur maison des champs, bâtie au bord
du lac et construite comme celle de la ville, personne ne prend leur
place, leur appartement demeure vide jusqu'à leur retour. A la fonte
des neiges, les citoyens se retirent dans les bois.
Comme il y a une écluse pour le trop-plein des eaux, il y a une
route secrète pour l'évacuation de la cité : dans les châteaux gothi-
102 VOYAGE EN AMÉlîIQLE.
ques un souterrain creusé sous les tours aboutissoit dans la campagne^
Il y a des infirmeries pour les malades. Et c'est un animal foible et
informe qui achève tous ces travaux, qui fait tous ces calculs!
I Vers le mois de juillet, les castors tiennent un conseil général : ils
examinent s'il est expédient de réparer l'ancienne ville et l'ancienne
chaussée, ou s'il est bon de construire une cité nouvelle et une nou-
velle digue. Les vivres manquent-ils dans cet endroit, les eaux et les
chasseurs ont-ils trop endommagé les ouvrages, on se décide à former
un autre établissement. Juge-t-on au contraire que le premier peut
subsister, on remet à neuf les vieilles demeures, et l'on s'occupe des
provisions d'hiver.
Les castors ont un gouvernement régulier : des édiles sont choisis
pour veiller à la police de la république. Pendant le travail commun ,
des sentinelles préviennent toute surprise. Si quelque citoyen refuse
de porter sa part des charges publiques, on l'exile ; il est obligé de
vivre honteusement seul dans un trou. Les Indiens disent que ce pares-
seux puni est maigre et qu'il a le dos pelé en signe d'infamie. Que
sert à ces sages animaux tant d'intelligence? L'homme laisse vivre les
bêtes féroces et extermine les castors, comme il souffre les tyrans et
persécute l'innocence et le génie.
La guerre n'est hialheureusement point inconnue aux castors : il
s'élève quelquefois entre eux des discordes civiles , indépendamment
des contestations étrangères qu'ils ont avec les rats musqués. Les
Indiens racontent que si un castor est surpris en maraude sur le ter-
ritoire d'une tribu qui n'est pas la sienne , il est conduit devant le chef
de cette tribu, et puni correctionnellement; à la récidive, on lui coupe
cette utile queue qui est à la fois sa charrette et sa truelle : il retourne
ainsi mutilé chez ses amis, qui s'assemblent pour venger son injure.
Quelquefois le différend est vidé par un duel entre les deux chefs des
di'ux troupes , ou par un combat singulier de trois contre trois, de
trente contre trente , comme le combat des Curiaces et des Horaces, ou
des trente Bretons contre les trente Anglois. Les batailles générales
sont sanglantes : les sauvages qui surviennent pour dépouiller les
morts en ont souvent trouvé plus de quinze couchés au lit d'honneur.
Les castors vainqueurs s'emparent de la ville des castors vaincus, et,
selon les circonstances, ils y établissent une colonie ou y entretien-
nent une garnison.
La femelle du castor porte deux, trois, et jusqu'à quatre petits; elle
les nourrit et les instruit pendant une année. Quand la population
devient trop nombreuse, les jeunes castors vont former un nouvel
établissement, connue un essaim d'abeilles échappé de la ruche. Le
VOYAGE E.\ AMÉRIQUE. 103
castor vit chastement avec une seule femelle; il est jaloux, et tue quel-
quefois sa femme pour cause ou soupçon d'infidélité.
La longueur moyenne du castor est de deux pieds et demi à trois
pieds ; sa largeur, d'un flanc à l'autre, d'environ quatorze pouces; il
peut peser quarante-cinq livres ; sa tête ressemble à celle du rat ; ses
yeux sont petits, ses oreilles courtes, nues en dedans, velues en
dehors; ses pattes de devant n'ont guère que trois pouces de long, et
sont armées d'ongles creux et aigus ; ses pattes de derrière, palmées
comme celles du cygne, lui servent à nager; la queue est plate, épaisse
d'un pouce, recouverte d'écaillés hexagones, disposées en tuiles comme
celles des poissons ; il use de cette queue en guise de truelle et de
traîneau. Ses mâchoires, extrêmement fortes, se croisent ainsi que les
branches des ciseaux ; chaque mâchoire est garnie de dix dents , dont
deux incisives de deux pouces de longueur : c'est l'instrument avec
lequel le castor coupe les arbres, équarrit leurs troncs, arrache leur
écorce et broie les bois tendres dont il se nourrit.
L'animal est noir, rarement blanc ou brun ; il a deux poils, le pre-
mier long, creux et luisant; le second, espèce de duvet qui pousse
sous le premier, est le seul employé dans le feutre. Le castor vit vingt
ans. La femelle est plus grosse que le mâle, et son poil est plus gri-
sâtre sous le ventre. Il n'est pas vrai que le castor se mutile lorsqu'il
tombe vivant entre les mains des chasseurs, afin de soustraire sa pos-
térité à l'esclavage. 11 faut chercher une autre etymologie à son nom.
La chair des castors ne vaut rien, de quelque manière qu'on l'ap-
prête. Les sauvages la conservent cependant après l'avoir fait boucaner
à la fumée : ils la mangent lorsque les vivres viennent à leur manquer.
La peau du castor est fine sans être chaude; aussi la chasse du
castor n'avoit autrefois aucun renom chez les Indiens : celle de l'ours,
où ils trouvoient avantage et péril, étoit la plus honorable. On se con-
tentoit de tuer quelques castors p'3ur en porter la dépouille comme
parure, mais on n'immoloit pas des peuplades entières. Le prix que
les Européens ont mis à cette dépouille a seul amené dans le Canada
l'extermination de ces quadrupèdes, qui tenoient par leur instinct le
premier rang chez les animaux. Il faut cheminer très-loin vers la baie
d'Hudson pour trouver maintenant des castors; encore ne montrent-
ils plus la même industrie, parce que le climat est trop froid : dimi-
nués en nombre, ils ont baissé en intelligence, et ne développent plus
les facultés qui naissent de l'association '.
1. On a retrouvé des castors entre le Missouri et le Mississipi; ils sont surtout
extrèmemeut nombreux au delà des montagnes Rocheuses, sur les branches de la
IQk VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Ces républiques comptoient autrefois cent et cent cinquante citoyens ;
quelques-unes étoient encore plus populeuses. On voyoit auprès de
Québec un étang formé par des castors, qui suffisoit à l'usage d'un
moulin à scie. Les réservoirs de ces amphibies étoient souvent utiles,
en fournissant de l'eau aux pirogues qui remontoient les rivières pen-
dant l'été. Des castors faisoient ainsi pour des sauvages, dans la Nou-
velle-France, ce qu'un esprit ingénieux, un grand roi et un grand
ministre ont fait dans l'ancienne pour des hommes policés.
OURS.
Les ours sont de trois espèces 5n Amérique : l'ours brun ou jaune.
Tours noir et l'ours blanc. L'ours brun est petit et frugivore ; il grimpe
aux arbres.
L'ours noir est plus grand ; il se nourrit de chair, de poisson et de
fruits; il pêche avec une singulière adresse. Assis au bord d'une
rivière, de sa patte droite il saisit dans l'eau le poisson qu'il voit passer,
et le jette sur le bord. Si, après avoir assouvi sa faim, il lui reste quel-
que chose de son repas, il le cache. Il dort une partie de l'hiver dans
les tanières ou dans les arbres creux oi^i il se retire. Lorsqu'aux pre-
miers jours de mars il sort de son engourdissement, son premier soin
est de se purger avec des simples.
Il vivoit (le régime et mangeoit à ses heures.
L'ours blanc ou l'ours marin fréquente les côtes de l'Amérique sep-
tentrionale, depuis les parages de Terre-Neuve jusqu'au fond de la
baie de Badin, gardien féroce de ces déserts glacés.
ClilRF.
Le cerf du Canada est une espèce de renne que l'on peut appri-
voiser. Sa femelle, qui n'a point de bois, est charmante; et si elle
avoit les oreilles plus courtes, elle ressembleroit assez bien à une
légère jument augloise.
Colombie; mais les Eiiropi'cns ayant péntMrd dans ces régions, les castors seront
bientôt exterminés. Déjà l'année dernièrn (l«'iO) on a vendu à Saint-Louis, sur le
Mis^ishipi, cent patiuet» de peaux de castor, clia<iue paquet posant cent livros, et cha-
que livre de ceUe précieuse murcliandise vendue au prix de cimi gourdes.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 105
ORIGNAL.
L'orignal a le muffle du chameau, le bois plat du daim, les jambes
du cerf. Son poil est mêlé de gris, de blanc, de rouge et de noir; sa
course est rapide.
Selon les sauvages , les orignaux ont un roi surnommé le gran cl
orignal; ses sujets lui rendent toutes sortes de devoirs. Ce grand
orignal a les jambes si hautes, que huit pieds de neige ne l'embarras-
sent point du tout. Sa peau est invulnérable ; il a un bras qui lui sort
de l'épaule, et dont il use de la même manière que les hommes se
servent de leurs bras.
Les jongleurs prétendent que l'orignal a dans le cœur un petit os
qui, réduit en poudre, apaise les douleurs de l'enfantement ; ils disent
aussi que la corne du pied gauche de ce quadrupède appliquée sur le
cœur des épileptiques les guérit radicalement. L'orignal, ajoutent-ils,
est lui-même sujet à l'épilepsie ; lorsqu'il sent approcher l'attaque il
se tire du sang de l'oreille gauche avec la corne de son pied gauche,
et se trouve soulagé.
BISON.
Le bison porte basses ses cornes noires et courtes ; il a une longue
barbe de crin ; un toupet pareil pend échevelé entre ses deux cornes
jusque sur ses yeux. Son poitrail est large, sa croupe effilée, sa queue
épaisse et courte; ses jambes sont grosses et tournées en dehors; une
bosse d'un poil roussâtre et long s'élève sur ses épaules comme la
première bosse du dromadaire. Le reste de son corps est couvert d'une
laine noire, que les Indiennes filent pour en faire des sacs à blé et des
couvertures. Cet animal a l'air féroce, et il est fort doux.
Il y a des variétés dans les bisons, ou, si l'on veut, dans les hujfa-
loes, mot espagnol anglicisé. Les plus grands sont ceux que l'on ren-
contre entre le Missouri et le Mississipi ; ils approchent de la taille
d'un moyen éléphant. Ils tiennent du lion par la crinière, du chameau
par la bosse, de l'hippopotame ou du rhinocéros par la queue et la
peau de l'arrière-train, du taureau par les cornes et par les jambes.
Dans cette espèce, le nombre des femelles su.rpasse de beaucoup
celui des mâles. Le taureau fait sa cour à la génisse en galopant en
rond autour d'elle. Immobile au milieu du cercle, elle mugit douce-
ment. Les sauvages imitent dans leurs jeux propitiatoires ce manège,
qu'ils appellent la danse du bison.
Le bison a des temps irréguliers de migration : on ne sait trop où
lOG VOYAGE EN AMÉRIQUE.
il va ; mais il paroît qu'il remonte beaucoup au nord en été, puisqu'on
le retrouve aux bords du lac de l'Esclave, et qu'on l'a rencontré jus-
que dans les îles de la mer Polaire. Peut-être aussi gagne-t-il les val-
ées des montagnes Rocheuses à l'ouest et les plaines du Nouveau
)Iexique au midi. Les bisons sont si nombreux dans les steppes
Ferdoyants du Missouri, que quand ils émigrent leur troupe met quel-
•juefois plusieurs jours à défiler comme une immense armée : on
entend leur marche à plusieurs milles de distance, et l'on sent trem-
bler la terre.
Les Indiens tannent supérieurement la peau du bison avec l'écorce
du bouleau : l'os de l'épaule de la bête tuée leur sert de grattoir.
La viande du bison, coupée en tranches larges et minces, séchée au
soleil ou à la fumée, est très-savoureuse; elle se conserve plusieurs
années, comme du jambon : les bosses et les langues des vaches sont
les parties les plus friandes à manger fraîches. La fiente du bison
brûlée donne une braise ardente, elle est d'une grande ressource dans
les savanes, où l'on manque de bois. Cet utile animal fournit à la fois
les aliments et le feu du festin. Les Sioux trouvent dans sa dépouille
la couche et le vêtement. Le bison et le sauvage, placés sur le même
sol, sont le taureau et l'homme dans l'état de nature : ils ont l'air de
n'attendre tous les deux qu'un sillon, l'un pour devenir domestique,
l'autre pour se civiliser.
FOUINE.
La fouine américaine porte auprès de la vessie un petit sac rempli
d'une liqueur roussàtre : lorsque la bête est poursuivie, elle lâche cette
eau en s'enfuyant; l'odeur en est telle que les chasseurs et les chiens
même abandonnent la proie : elle s'attache aux vêtements et fait
peidre la vue. Cette odeur est une sorte de musc pénétrant qui donne
des vertiges : les sauvages prétendent qu'elle est souveraine pour les
maux de tête.
ri: \ A RDS.
Los renards du Canada sont de l'espèce commune; ilsontseult-
mont i'cxirémilé du poil d'un noir lustré. On sait la manière dont il.
prcniieiil les oiseaux aquatifiiies : La Fonlaine, le premier des natura-
listes, ne l'a pas oul)lié dans ses immortels tableaux.
Le renard canadien fait donc au bord d'un lac ou d'un lltuve mille
sauls et gambades. Les oies et les canards, charmés qu'ils sont, s'aj)-
prochenl i)Our le mieux considérer. 11 s'assied al(MS sur sou derrièiv»
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 107
et remue doucement la queue. Les oiseaux, de plus en plus satisfaits,
abordent au rivage, s'avancent en dandinant vers le futé quadrupède,
qui affecte autant de bêtise qu'ils en montrent. Bientôt la sotte vola-
tile s'enhardit au point de venir becqueter la queue du maître-passé,
qui s'élance sur sa proie.
LOUPS.
Il y a en Amérique diverses sortes de loups : celui qu'on appelle
cervier vient pendant la nuit aboyer autour des habitations. Il ne hu'ile
jamais qu'une fois au même lieu ; sa rapidité est si grande, qu'en
moins de quelques minutes on entend sa voix à une distance prodi-
gieuse de l'endroit où il a poussé son premier cri.
RAT MUSQUE.
Le rat musqué vit au printemps de jeunes pousses d'arbrisseaux, et
en été de fraises et de framboises ; il mange des baies de bruyères en
automne, et se nourrit en hiver de racines d'orties. Il bâtit et travaille
comme le castor. Quand les sauvages ont tué un rat musqué, ils
paroissent fort tristes : ils fument autour de son corps et ren\iron-
nent de manitous, en déplorant leur parricide : on sait que la femelle
du rat musqué est la mère du genre humain.
GARGAJOU.
Le carcajou est une espèce de tigre ou de grand chat. La manière
dont il chasse l'orignal avec ses alliés les renards est célèbre. Il monte
sur un arbre, se couche à plat sur une branche abaissée, et s'enveloppe
d'une queue touffue qui fait trois fois le tour de son corps. Bientôt
on entend des glapissements lointains, et l'on voit paroître un orignal
rabattu par trois renards, qui manœuvrent de manière à le diriger
vers l'embuscade du carcajou. Au moment où la bête lancée passe
sous l'arbre fatal, le carcajou tombe sur elle, lui serre le cou avec sa
queue, et cherche à lui couper avec les dents la veine jugulaire. L'ori-
gnal bondit, frappe l'air de son bois, brise la neige sous ses pieds :
il se traîne sur ses genoux, fuit en ligne directe, recule, s'accroupit,
marche par sauts, secoue sa tête. Ses forces s'épuisent, ses flancs
battent, son sang ruisselle le long de son cou, ses jarrets tremblent,
plient. Les trois renards arrivent à la curée : tyran équitable, le car-
cajou divise également la proie entre lui et ses satellites. Les sauvages
108 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
n'attaquent jamais le carcajou et les renards dans ce moment : ils
disent qu'il seroit injuste d'enlever à ces autres chasseurs le fruit de
leurs travaux.
OISl^lAUX.
Les oiseaux sont plus variés et plus nombreux en Amérique qu'on
ne l'avoit cru d'abord : il en a été ainsi pour l'Afrique et pour l'Asie.
Les premiers voyageurs n'avoicnt été frappés en arrivant que de ces
grands et brillants volatiles qui sont comme des fleurs sur les arbres ;
mais on a découvert depuis une foule de petits oiseaux chanteurs,
dont le ramage est aussi doux que celui de nos fauvettes.
POISSONS.
Les poissons dans les lacs du Canada, et surtout dans les lacs de la
Floride, sont d'une beauté et d'un éclat admirables.
SERPENTS.
L'Amérique est comme la patrie des serpents. Le serpent d'eau res-
semble au serpent à sonnettes; mais il n'en a ni la sonnette ni le
venin. On le trouve partout.
J'ai parlé plusieurs fois dans mes ouvrages du serpent à sonnettes :
on sait que les dents dont il se sert pour répandre son poison ne sont
point celles avec lesquelles il mange. On peut lui arracher les pre-
mières, et il ne reste plus alors qu'un assez beau serpent plein d'in-
telligence et qui aime passionnément la musique. Aux ardein's du
midi, dans le plus profond silence des forêts, il fait entendre sa son-
nette pour appeler sa femelle : ce signal d'amour est le seul bruii ipii
frappe alors l'oreille du voyageur.
La femelle porte quekiucfois vingt petits; quand ceux-ci sont pour-
suivis, ils se retirent dans la gueule de leur mi''re, comme s'ils ren-
troient dans le sein maternel.
Lf's scrpcîius en général, et surtout le serpent à sonnettes, sont en
grande vénération chez les indigènes de l'Amérique, qui leur attri-
buent un esprit divin : ils les apprivoisent au point de les faire venir
roucher l'hiver dans des boîtes placées au foyer d'une cabane. Ces
singuliers pénales sortent de leurs hal)itacles au prinleuips, pour
retourner dans les bois.
Un scr|)enl noir, (jui porte un anneau j unie au cou, est assez mal-
faisanl ; un autre serpent tout noir, sans poi.son, monte sur les arbres,
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 109
et donne la chasse aux oiseaux et aux écureuils. Il charme l'oiseau par
ses regards, c'est-à-dire qu'il l'effraye. Cet effet de la peur, qu'on a
voulu nier, est aujourd'hui mis hors de doute : la peur casse les jaiji-
bes à l'homme : pourquoi ne briseroit-elle pas les ailes à l'oiseau?
Le serpent ruban, le serpent vert, le serpent piqué, prennent leurs
noms de leurs couleurs et des dessins de leur peau ; ils sont parfaite-
ment innocents et d'une beauté remarquable.
Le plus admirable de tous est le serpent appelé de verre, à cause de
la fragilité de son corps, qui se brise au moindre contact. Ce reptile
est presque transparent, et reflète les couleurs comme un prisme. Il
vit d'insectes, et ne fait aucun mal : sa longueur est celle d'une petite
couleuvre.
Le serpent à épines est court et gros. Il porte à la queue un dard
dont la blessure est mortelle.
Le serpent à deux têtes est peu commun : il ressemble assez à la
vipère; toutefois ses têtes ne sont pas comprimées.
Le serpent siffleur est fort multiplié dans la Géorgie et dans les Flo-
rides. Il a dix-huit pouces de long; sa peau est sablée de noir sur un
fond vert. Lorsqu'on approche de lui, il s'aplatit, devient de différentes
couleurs, et ouvre la gueule en sifflant. Il se faut bien garder d'entrer
dans l'atmosphère qui l'environne; il a le pouvoir de décomposer l'air
autour de lui. Cet air imprudemment respiré fait tomber en langueur.
L'homme attaqué dépérit, ses poumons se vicient, et au bout de quel-
ques mois il meurt de consomption : c'est le dire des habitants du
pays.
ARBRES ET PLANTES.
Les arbres, les arbrisseaux, les plantes, les fleurs, transportés dans
nos bois, dans nos champs, dans nos jardins, annoncent la variété et
la richesse du règne végétal en Amérique. Qui ne connoît aujourd'hui
le laurier couronné de roses appelé Magnolia, le marronnier qui porte
une véritable hyacinthe, le catalpa qui reproduit la fleur de l'oranger,
le tulipier qui prend le nom de sa fleur, l'érable à sucre, le hêtre
pourpre, le sassafras, et parmi les arbres verts et résineux, le pin du
lord Weymouth, le cèdre de la Virgie, le baumier de Gilead, et ce
cyprès de la Louisiane, aux racines noueuses, au tronc énorme, dont la
feuille ressemble à une dentelle de mousse? les lilas, les azaléas, les
pompadouras ont enrichi nos printemps; les aristoloches, les ustérias,
les bignonias, les décumarias, lescélustris, ont mêlé leurs fleurs, leurs
fruits et leurs parfums à la verdure de nos lierres.
Les plantes à fleurs sont sans nombre : l'éphémère de Virginie,
110 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
l'hi'lonias, le lis du Canada, le lis appelé superbe, la tigridie panachée,
l'achillée rose, le dahlia, l'hellénie d'automne, les phlox de toutes les
espèces se coniondent aujourd'hui avec nos fleurs natives.
'Enfin, nous avons exterminé presque partout la population sauvage ;
et l'Amérique nous a donné la pomme de terre, qui prévient à jamais
la disette parmi les peuples destructeurs des Américains
ABEILLES.
Tous ces végétaux nourrissent de brillants insectes. Ceux-ci ont reçu
dans leurs tribus notre mouche à miel, qui est venue à la découverte
de ces savanes et de ces forêts embaumées dont on racontoit tant de
merveilles. On a remarqué que les colons sont souvent précédés dans
les bois du Kentucky et du Tennessee par des abeilles : avant-garde des
laboureurs, elles sont le symbole de l'industrie et de la civilisation,
qu'elles annoncent. Étrangères à l'Amérique, arrivées à la suite des
voiles de Colomb, ces conquérantes pacifiques n'ont ravi à un nouveau
monde de fleurs que des trésors dont les indigènes ignoroient l'usage;
elles ne se sont servies de ces trésors que pour enrichir le sol dont
elles les avoient tirés. Qu'il faudroit se féliciter, si toutes les invasions
et toutes les conquêtes ressembloient à celles de ces filles du ciel !
Les abeilles ont pourtant eu à repousser des myriades de mous-
tiques et de maringouins, qui attaquoient leurs essaims dans le tronc
des arbres; leur génie a triomphé de ces envieux, méchants et laids
ennemis. Les abeille^ ont été reconnues reines du désert, et leur
monarchie administrative s'est établie dans les bois auprès de la
république de Washington.
MOEURS DES SAUVAGES.
Il y a doux manières également fidèles et infidèles de peindre les
sauvages de l'Amérique septentrionablc : l'une est de ne parler que de
leurs lois et de leurs mœurs, sans entrer dans le détail de leurs cou-
tumes bizarres, de leurs habitudes souvent dégoûtantes pour les
hommes civilisés. Alors on ne verra que des Grecs et des Romains;
car les lois des Indiens sont graves et les mœurs souvent charmantes.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 111
L'autre manière consiste à ne représenter que les habitudes et les
coutumes des sauvages, sans mentionner leurs lois et leurs mœurs ;
alors on n'aperçoit plus que des cabanes enfumées et infectes dans les-
quelles se retirent des espèces de singes à parole humaine. Sidoine
Apollinaire se plaignoit d'être obligé d'entendre le rauque lamjage du
Germain et de fréquenter le Bourguignon, qui se frottoit les cheveux
avec du beurre.
Je ne sais si la chaumine du vieux Caton, dans le pays des Sabins,
étoit beaucoup plus propre que la hutte d'un Iroquois. Le malin Horace
pourroit sur ce point nous laisser des doutes.
Si Ton donne aussi les mêmes traits à tous les sauvages de l'Amé-
rique septentrionale, on altérera la ressemblance; les sauvages de la
Louisiane et de la Floride différoient en beaucoup de points des sau-
vages du Canada. Sans faire l'histoire particulière de chaque tribu,
j'ai rassemblé tout ce que j'ai su des Indiens sous ces titres :
Mariages, enfants, funérailles; Moissons, fêtes, danses et jeu; Année,
division et règlement du temps, calendrier naturel; Médecine; Langues
indiennes; Chasse; Guerre; Religion; Gouvernement. Une conclusion
générale fait voir l'Amérique telle qu'elle s'offre aujourd'hui.
MARIAGES, ENFANTS, FUNÉRAILLES.
Il y a deux espèces de mariages parmi les sauvages : le premier se
fait par le simple accord de la femme et de l'homme; l'engagement
est pour un temps plus ou moins long, et tel qu'il a plu au couple
qui se marie de le fixer. Le terme de l'engagement expiré, les deux
époux se séparent : tel étoit à peu près le concubinage légal en Europe,
dans le vm<^ et le l\^ siècle.
Le second, mariage se fait pareillement en vertu du consentement
de l'homme et de la femme; mais les parents interviennent. Quoique
ce mariage ne soit point limité, comme le premier, à un certain
nombre d'années, il peut toujours se rompre. On a remarqué que
chez les Indiens le second mariage, le mariage légitime, étoit préféré
par les jeunes filles et les vieillards, et le premier par les vieilles
femmes et les jeunes gens.
Lorsqu'un sauvage s'est résolu au mariage légal, il va avec son père
faire la demande aux parents de la femme. Le père revêt des habits
qui n'ont point encore été portés ; il orne sa tête de plumes nouvelles,
lave l'ancienne peinture de son visage, met un nouveau fard, et
change l'anneau pendant à son nez ou à ses oreilles ; il prend dans sa
main droite un calumet dont le fourneau est blanc, le tuyau bleu, et
112 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
empenné avec des queues d'oiseaux; dans sa main gauche il tient son
arc détendu en guise de bâton. Son fils le suit chargé de peaux d'ours,
de castors et d'orignaux; il porte en outre. deux colliers de porcelaine
à quatre branches et une tourterelle vivante dans une cage.
Les prétendants vont d'abord chez le plus vieux parent de la jeune
fille; ils entrent dans sa cabane, s'asseyent devant lui sur une natte,
et le père du jeune guerrier, prenant la parole, dit : « Voilà des peaux.
Les deux colliers, le calumet bleu et la tourterelle demandent ta fille
en mariage. »
Si les présents sont acceptés, le mariage est conclu, car le consen-
tement de l'aïeul ou du plus ancien sachem de la famille l'emporte
sur le consentement paternel. L'âge est la source de l'autorité chez les
sauvages : plus un homme est vieux, plus il a d'empire. Ces peuples
font dériver la puissance divine de l'éternité du Grand-Esprit.
Quelquefois le vieux parent, tout en acceptant les présents, met à
son consentement quelque restriction. On est averti de cette restric-
tion si, après avoir aspiré trois fois la vapeur du calumet, le fumeur
laisse échapper la pre^iiière bouffée au lieu de l'avaler, comme dans
un consentement absolu.
De la cabane du vieux parent on se rend au foyer de la mère et de
la jeune fille. Quand les songes de celle-ci ont été néfastes, sa frayeur
est grande. Il faut que les songes, pour être favorables, n'aient repré-
senté ni les Esprits, ni les aïeux, ni la patrie, mais qu'ils aient montré
des berceaux, des oiseaux et des biches blanches. Il y a pourtant un
moyen infaillible de conjurer les rêves funestes, c'est de suspendre un
collier rouge au cou d'un marmouset de bois de chêne : chez les
hommes civilisés l'espérance a aussi ses colliers rouges et ses mar-
mousets.
Après cette première demande, tout a l'air d'être oublié ; un temps
considi'rable s'écoule avant la conclusion du mariage : la vertu de
prédilection du sauvage est la patience. Dans les périls les plus immi-
nents, tout se doit passer comme à l'ordinaire : lorsque l'ennemi est
aux portes, un guerrier qui négligeroit de fumer tranquillement sa
pipe, assis les jambes croisées au soleil, passcroit pour une vieille
femme.
Quelle que soit donc la passion du jeune homme, il est obligé d'af-
fecter un air d'indifférence et d'attendre les ordres de la ;amillc.
Selon la coutume ordinaire, les deux époux doivent demeurer d'abord
dans la cabane de leur plus vieux parent; mais souvent des arrange-
ments particuliers s'opposent à l'observation de cette coutume. Le
futur mari bâtit alors sa cabane : il en choisit presque toujours l'em-
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 113
placement dans quelque vallon solitaire, auprès d'un ruisseau ou d'une
fontaine, et sous les bois qui la peuvent cacher.
Les sauvages sont tous, comme les héros d'Homère, des médecins,
des cuisiniers et des charpentiers. Pour construire la hutte du ma-
riage, on enfonce dans la terre quatre poteaux, ayant un pied de cir-
conférence et douze pieds de haut : ils sont destinés à marquer les
quatre angles d'un parallélogramme de vingt pieds de long sur dix-
huit de large. Des mortaises creusées dans ces poteaux reçoivent des
traverses, lesquelles forment, quand leurs intervalles sont remplis
avec de la terre, les quatre murailles de la cabane.
Dans les deux murailles longitudinales on pratique deux ouver-
tures : l'une sert d'entrée à tout l'édifice, l'autre conduit dans une
seconde chambre semblable à la première, mais plus petite.
On laisse le prétendu poser seul les fondements de sa demeure;
mais il est aidé dans la suite du travail par ses compagnons. Ceux-ci
arrivent chantant et dansant ; ils apportent des instruments de maçon-
nerie faits de bois; l'omoplate de quelque grand quadrupède leur sert
de truelle. Ils frappent dans la main de leur ami , sautent sur ses
épaules , font des railleries sur son mariage , et achèvent la cabane.
Montés sur les poteaux et les murs commencés, ils élèvent le toit
d'écorce de bouleau ou de chaume de maïs ; mêlant du poil de bête
fauve et de la paille de folle-avoine hachée dans de l'argile rouge, ils
enduisent de ce mastic les murailles à l'extérieur et à l'intérieur. Au
centre ou à l'une des extrémités de la grande salle, les ouvriers plan-
tent cinq longues perches, qu'ils entourent d'herbe sèche et de mor-
tier : cette espèce de cône devient la cheminée, et laisse échapper la
fumée par une ouverture ménagée dans le toit. Tout ce travail se fait
au milieu des brocards et des chants satiriques : la plupart de ces
chants sont grossiers; quelques-uns ne manquent pas d'une certaine
grâce :
« La lune cache son front sous un nuage; elle est honteuse, elle
rougit; c'est qu'elle sort du lit du soleil. Ainsi se cachera et rougira...
le lendemain de ses noces , et nous lui dirons : Laisse-nous donc voir
tes yeux. »
Les coups de marteau, le bruit des truelles, le craquement des
branches rompues, les ris, les cris, les chansons, se font entendre au
loin , et les familles sortent de leurs villages pour prendre part à ces
ébattements.
La cabane étant terminée en dehors, on la lambrisse en dedans avec
du plâtre quand le pays en fournit , avec de la terre glaise au défaut
de plâtre. On pèle le gazon resté dans l'intérieur de l'édifice : les
VI. S
Uk VOYAGE EN AMÉRIQUE.
ouvriers, dansant sur le sol humide, l'ont bientôt pétri et égalisé. Des
nattes de roseaux tapissent ensuite cette aire ainsi que les parois du
logis. Dans quelques heures est achevée une hutte qui cache souvent
sous un toit d'écorce plus de bonheur que n'en recouvrent les voûtes
d'un palais.
Le lendemain on remplit la nouvelle habitation de tous les meubles
et comestibles du propriétaire : nattes, escabelles, vases de terre et
de bois, chaudières, seaux, jambons d'ours et d'orignaux, gâteaux
secs , gerbes de mais , plantées pour nourriture ou pour remèdes : ces
divers objets s'accrochent aux murs ou s'étalent sur des planches ;
dans un trou garni de cannes éclatées, on jette le maïs et la folle-
avoine. Les instruments de pêche , de chasse , de guerre et d'agricul-
ture , la crosse du labourage , les pièges , les lilets faits avec la moelle
intérieure du faux palmier, les hameçons de dents de castor, les arcs,
les flèches , les casse-têtes , les haches , les couteaux , les armes à feu »
les cornes pour porter la poudre, les chichikoués, les tambourins, les
fifres, les calumets, le (il de nerfs de chevreuil, la toile de mûrier ou
de bouleau; les plumes, les perles, les colliers, le noir, l'azur et le
vermillon pour la parure, une multitude de peaux, les unes tannées,
les autres avec leurs poils : tels sont les trésors dont on enrichit la
cabane.
Huit jours avant la célé!)ration du mariage, la jeune femme se
retire à la cabane des purifications, lieu séparé où les femmes entrent
et restent trois ou quatre jours par mois , et où elles vont faire leurs
couches. Pendant les huit jours de retraite, le guerrier engagé chasse :
il laisse le gibier dans l'endroit où il le tue; les femmes le ramassent
et le portent à la cabane des parents pour le festin de noces. Si la
chasse a été bonne, on en tire un augure favorable.
Enfin le grand jour arrive. Les jongleurs et les principaux sachems
sont invités à la cérémonie. Une troupe de jeunes guerriers va cher-
cher le marié chez lui; une troupe de jeunes filles va pareillement
chercher la mariée à sa cabane. Le couple promis est orné de ce qu'il
a de plus beau en plumes, en colliers, en fourrures, et de plus écla-
tant en couleurs.
Les deux troupes, par des chemins opposés, surviennent en même
temps à la hutte du plus vieux parent. On pratique une seconde pi)rte
à celle hutte, en face de la porte oïdinaire : environné de ses compa-
gnons, l'i'poiix se présente à l'une des portes; l'épouse, entourée de
SCS compagnes, se présente à l'autre. Tous les sachems de la fête sont
assis dans la cabane, le calumet à la bouche. La bru et le gendre vont
se placer sur des rouleaux de peaux à l'une des extrémités de la cabane.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 115
Alors commence en dehors la danse nuptiale entre les deux chœurs
restés à la porte. Les jeunes filles, armées d'une crosse recourbée,
imitent les divers ouvrages du labour; les jeunes guerriers font la
garde autour d'elles, l'arc à la main. Tout à coup un parti ennemi
portant de la forêt s'efforce d'enlever les femmes, celles-ci jettent leur
hoyau et s'enfuient; leurs frères volent à leur secours. Un combat
simulé s'engage ; les ravisseurs sont repoussés.
A cette pantomime succèdent d'autres tableaux tracés avec une
vivacité naturelle ; c'est la peinture de la vie domestique, le soin du
ménage, l'entretien de la cabane , les plaisirs et les travaux du foyer;
touchantes occupations d'une mère de famille. Ce spectacle se termine
par une ronde où les jeunes filles tournent à rebours du cours du
soleil, et les jeunes guerriers selon le mouvement apparent de cet astre.
Le repas suit : il est composé de soupes , de gibier, de gâteaux de
maïs, de canneberges, espèce de légumes, de pommes de mai, sorte
de fruit porté par une herbe, de poissons, de viandes grillées et
d'oiseaux rôtis. On boit dans les grandes calebasses le suc de l'érable
ou du sumac , et dans de petites tasses de hêtre une préparation de
cassine , boisson chaude que l'on sert comme du café. La beauté du
repas consiste dans la profusion des mets.
Après le festin la foule se retire. 11 ne reste dans la cabane du plus
vieux parent que douze personnes, six sachems de la famille du mari,
six matrones de la famille de la femme. Ces douze personnes, assises
à terre, forment deux cercles concentriques; les hommes décrivent le
cercle extérieur. Les conjoints se placent au centre des deux cercles :
ils tiennent horizontalement , chacun par un bout, un roseau de six
pieds de long. L'époux porte dans la main droite un pied de che-
vreuil ; l'épouse élève de la main gauche une gerbe de maïs. Le
roseau est peint de différents hiéroglyphes qui marquent l'âge du
couple uni et la lune où se fait le mariage. On dépose aux pieds de la
femme les présents du mari et de sa famille, savoir : une parure com-
plète, le jupon d'écorce de mûrier, le corset pareil, la mante de
plumes d'oiseaux ou de peau de martre , les mocassines brodées en
poil de porc-épic, les bracelets de coquillages, les anneaux ou les
perles pour le nez et pour les oreilles.
A ces vêtements sont mêlés un berceau de jonc, un morceau
d'agaric, des pierres à fusil pour allumer le feu, la chaudière pour
faire bouillir les viandes, le collier de cuir pour porter les fardeaux, et
la bûche du foyer. Le berceau fait palpiter le cœur de l'épouse , la
chaudière et le collier ne l'effrayent point : elle regarde avec soumis-
sion ces marques de l'esclavage domestique.
116 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Le mari ne demeure pas sans leçons : un casse-tête , un arc , une
pagaye, lui annoncent ses devoirs : combattre , chasser et naviguer.
Chez quelques tribus, un lézard vert, de cette espèce dont les mouve-
ments sont si rapides que l'œil peut à peine les saisir, des feuilles
mortes entassées dans une corbeille , font entendre au nouvel époux
que le temps fuit et que l'homme tombe. Ces peuples enseignent par
des emblèmes la morale de la vie, et rappellent la part des soins que
la nature a distribués à chacun de ses enfants.
Les deux époux enfermés dans le double cercle des douze parents
ayant déclaré qu'ils veulent s'unir, le plus vieux parent prend le
roseau de six pieds; il le sépare en douze morceaux, lesquels il
distribue aux douze témoins : chaque témoin est obligé de représenter
sa portion de roseau pour être réduite en cendre si les époux deman-
dent un jour le divorce.
Les jeunes filles qui ont amené l'épouse à la cabane du plus vieux
parent l'accompagnent avec des chants à la hutte nuptiale ; les jeunes
guerriers y conduisent de leur côté le nouvel époux. Les conviés à la
fête retournent à leurs villages : ils jettent en sacrifice aux Manitous
des morceaux de leurs habits dans les fleuves , et brûlent une part de
leur nourriture.
En Europe, afin d'échapper aux lois militaires on se marie : parmi
les sauvages de l'Amérique septentrionale, nul ne se pouvoit marier
qu'après avoir combattu pour la patrie. Un homme n'étoit jugé digne
d'être père que quand il avoit prouvé qu'il sauroit défendre ses enfants.
Par une conséquence de cette mâle coutume, un guerrier ne com-
mençoit à jouir de la considération publique que du jour de son
mariage.
La pluralité des femmes est permise; un abus contraire livre quel-
quefois une femme à plusieurs maris : des hordes plus grossières
offrent leurs femmes et leurs filles aux étrangers. Ce n'est pas une
dépravation , mais le sentiment pi'ofor.d de leur misère qui pousse
ces Indiens à cette sorte d'infamie ; ils pensent rendre leur famille plus
heureuse en changeant le sang paternel.
Les sauvages du nord-ouest voulurent avoir de la race du premier
nègre qu'ils aperçurent : ils le prirent pour un mauvais esprit : ils espé-
rèrent qu'en le naturalisant chez eux ils se ménageroient des intelli-
gences et des protecteurs parmi les génies noirs.
L'adultère dans la femme étoit autrefois puni chez les Hurons par
la mutilation du nez : on vouloit que la faute restât gravée sur le
visage.
En cas de divorce, les enfants sont adjugés à la femme : chez les
VOYAGE EN AMÉRIQUE. . 117
animaux, disent les sauvages, c'est la femelle qui nourrit les petits.
On taxe d'incontinence une femme qui devient grosse la première
année de son mariage; elle prend quelquefois le suc d'une espèce de
rue pour détruire son fruit trop hâtif: cependant (inconséquences
naturelles aux hommes) une femme n'est estimée qu'au moment où
elle devient mère. Comme mère, elle est appelée aux délibérations
publiques; plus elle a d'enfants, et surtout de fils, plus on la res-
pecte.
Un mari qui perd sa femme épouse la sœur de sa femme quand elle
a une sœur, de même qu'une femme qui perd son mari épouse le
frère de ce mari s'il a un frère : c'étoit à peu près la loi athénienne.
Une veuve chargée de beaucoup d'enfants est fort recherchée.
Aussitôt que les premiers symptômes de la grossesse se déclarent,
tous rapports cessent entre les époux. Vers la fin du neuvième mois,
la femme se retire à la hutte des purifications, où elle est assistée par
les matrones. Les hommes, sans en excepter le mari, ne peuvent entrer
dans cette hutte. La femme y demeure trente ou quarante jours après
ses couches, selon qu'elle a mis au monde une fille ou un garçon.
Lorsque le père a reçu la nouvelle de la naissance de son enfant , il
prend un calumet de paix dont il entoure le tuyau avec des pampres
de vigne vierge, et court annoncer l'heureuse nouvelle aux divers
membres de la famille. 11 se rend d'abord chez les parents maternels,
parce que l'enfant appartient exclusivement à la mère. S'approchant
du sachem le plus âgé, après avoir fumé vers les quatre points cardi-
naux, il lui présente sa pipe, en disant : « Ma femme est mère. » Le
sachem prend la pipe, fume à son tour, et dit en ôtant le calumet de
sa bouche : « Est-ce un guerrier? »
Si la réponse est affirmative, le sachem fume trois fois vers le soleil:
si la réponse est négative, le sachem ne fume qu'une fois. Le père est
reconduit en cérémonie plus ou moins loin, selon le sexe de l'enfant.
Un sauvage devenu père prend une tout autre autorité dans la nation;
sa -dignité d'homme commence avec sa paternité.
Après les trente ou quarante jours de purification, l'accouchée se
dispose à revenir à sa cabane : les parents s'y rassemblent pour imposer
un nom à l'enfant : on éteint le feu ; on jette au vent les anciennes
cendres du foyer; on prépare un bûcher composé de bois odorants :
le prêtre ou jongleur, une mèche à la main , se tient prêt à allumer le
feu nouveau : on purifie les lieux d'alentour en les aspergeant avec de
l'eau de fontaine.
Bientôt s'avance la jeune mère : elle vient seule, vêtue d'une robe
nouvelle; elle ne doit rien porter de ce qui lui a servi autrefois. Sa
118 . VOYAGE EN AMÉRIQUE.
mamelle gauche est découverte ; elle y suspend son enfant complète-
ment nu ; elle pose un pied sur le seuil de sa porte.
Le prêtre met le feu au bûcher : le mari s'avance, et reçoit son enfant
des mains de sa femme. Il le reconnoît d'abord et l'avoue à haute
voix. Chez quelques tribus les parents du même sexe que l'enfant
assistent seuls aux relevailles. Après avoir baisé les lèvres de son
enfant , le père le remet au plus vieux sachem ; le nouveau né passi'
entre les bras de toute sa famille : il reçoit la bt-nédiction du prêtre et
les vœux des matrones.
On procède ensuite au choix d'un nom : la mère reste toujours sur
le seuil de la cabane. Chaque famille a ordinairement trois ou quatre
noms qui reviennent tour à tour; mais il n'est jamais question que de
ceux du côté maternel. Selon l'opinion des sauvages, c'est le père qui
crée l'âme de l'enfant, la mère n'en engendre que le corps ' : on trouve
juste que le corps ait un nom qui vienne de la mère.
Quand on veut faire un grand honneur à l'enfant, on lui confère le
nom le plus ancien dans sa famille : celui de son aïeule, par exemple.
Dès ce moment l'enfant occupe la place de la femme dont il a recueilli
le nom ; on lui donne en lui parlant le degré de parenté que son nom
fait revivre : ainsi un oncle peut saluer uo neveu du titre de grand' -
mère; coutume qui prêteroit au rire si elle n'étoit infiniment tou-
chante. Elle rend pour ainsi dire la vie aux aïeux ; elle reproduit dans
la foiblesse des premiers ans la foiblesse du vieil âge-, elle lie et rap-
proche les deux extrémités de la vie, le commencement et la fin de la
famille; elle communique une espèce d'immortalité aux ancêtres, en
les supposant présents au milieu de leur postérité ; elle augmente les
soins que la mère a pour l'enfance par le souvenir des soins qu'on
prit de la sienne : la tendresse filiale redouble l'amour maternel.
Après l'imposition du nom, la mère entre dans la cabane; on lui
rend son enfant, qui n'appartient plus qu'à elle. Elle le met dans un
berceau. Ce berceau est une petite planche du bois le plus léger, qui
porte un lit de mousse ou de coton sauvage : l'enfant est déposé tout
nu sur cette couche ; deux bandes d'une peau moelleuse l'y retiennent
et préviennent sa chute, sans lui ôter le mouvement. Au-dessus de
la tête du nouveau né est un cerceau sur lequel on étend un voile
l)()ur éloigner les insectes et pour donner de la fraîcheur et de l'ombre
à la petite créature.
J'ai parlé ailleurs* de la mère indienne; j'ai raconté commeui elle
i. Voyez Les Nutdmz.
1. Atu/tt, le Gt'iiic (lu Cltristiunistnc, Les Natc/wz, etc.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 119
porte ses enfants ; comment elle les suspend aux branches des arbres-,
comment elle leur chante ; comment elle les pare, les endort et les
réveille ; comment, après leur mort, elle les pleure ; comment elle va
répandre son lait sur le gazon de leur tombe, ou recueillir leur âme
sur les fleurs '.
Après le mariage et la naissance, il conviendroit de parler de la
mort, qui termine les scènes de la vie; mais j'ai si souvent décrit les
funérailles des sauvages, que la matière est presque épuisée.
Je ne répéterai donc point ce que j'ai dit dsins Atala etdansles Natchez
relativement à la manière dont on habille le décédé, dont on le peint,
dont on s'entretient avec lui, etc. J'ajouterai seulement que parmi
toutes les tribus il est d'usage de se ruiner pour les morts : la famille
distribue ce qu'elle possède aux convives du repas funèbre ; il faut
manger et boire tout ce qui se trouve dans la cabane. Au lever du
soleil, on pousse de grands hurlements sur le cercueil d'écorce où gît
le cadavre; au coucher du soleil, les hurlements recommencent : cela
dure trois jours, au bout desquels le défunt est enterré. On le recouvre
du mont du tombeau; s'il fut guerrier renommé, un poteau peint en
rouge marque sa sépulture.
Chez plusieurs tribus les parents du mort se font des blessures aux
jambes et aux bras. Un mois de suite, on continue les cris de dou-
leur au coucher et au lever du soleil, et pendant plusieurs années
on accueille par des mêmes cris l'anniversaire de la perte que l'on
a faite.
Quand un sauvage meurt l'hiver à la chasse, son corps est conservé
sur les branches des arbres; on ne lui rend les derniers honneurs
qu'après le retour des guerriers au village de sa tribu. Cela se prati-
quoit jadis ainsi chez les Moscovites.
Non-seulement les Indiens ont des prières, des cérémonies diffé-
rentes, selon le degré de parenté, la dignité, l'âge et le sexe de la per-
sonne décédée, mais ils ont encore des temps d'exhumation publique",
de commémoration générale.
Pourquoi les sauvages de l'Amérique sont -ils de tous les peuples
ceux qui ont le plus de vénération pour les morts? Dans les calamités
nationales, la première chose à laquelle on pense, c'est à sauver les
trésors de la tombe : on ne reconnoît la propriété légale que là où
sont ensevelis les ancêtres. Quand les Indiens ont plaidé leurs droits
de possession, ils se sont toujours servis de cet argument, qui leur
1. Voj'ez, pour l'éducation des enfants, la lettre ci-dessus, p. 07.
2. Atala.
120 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
paroissoit sans réplique : « Dirons-nous aux os de nos pères : Levez-
vous, el suivez-nous dans une terre étrangère? » Cet argument n'étant
point écouté, qu'ont-ils fait? ils ont emporté les ossements, qui ne les
pouvoient suivre.
Les motifs de cet attachement extraordinaire à de saintes reliques
se trouvent facilement. Les peuples civilisés ont pour conserver les
souvenirs de leur patrie les monuments des lettres et des arts; ils ont
des cités, des palais, des tours, des colonnes, des obélisques; ils ont
la trace de la charrue dans les champs par eux cultivés; leurs noms
sont gravés sur l'airain et le marbre ; leurs actions conservées dans les
chroniques.
Les sauvages n'ont rien de tout cela : leur nom n'est point écrit sur
les arbres de leurs forêts ; leur hutte, bâtie dans quelques heures,
périt dans quelques instants: la simple crosse de leur labour, qui n'a
fait qu'effleurer la terre, n'a pu même élever un sillon ; leurs chan-
sons traditionnelles s'évanouissent avec la dernière mémoire qui les
retient, avec la dernière voix qui les répète. Il n'y a donc pour les
tribus du Nouveau-Monde qu'un seul monument : la tombe. Enlevez à
des sauvages les os de leurs pères, vous leur enlevez leur histoire,
leur loi et jusqu'à leurs dieux; vous ravissez à ces hommes dans la
postérité la preuve de leur existence comme celle de leur néant.
MOISSONS, FÊTES, RÉCOLTE DE SUCRE D'ÉRABLE,
PÈCHES, DANSES ET JEUX.
MOISSONS
On a cru et on a dit que les sauvages ne tiroîent pas parti de la
terre : c'est une erreur. Ils sont principalement chasseurs, à la vérité,
mais tous s'adonnent à quelque genre de culture, tous savent employer
les plantes et les arbres aux besoins de la vie. Ceux qui occupoient le
beau pays qui forme aujourd'hui les États de la Géorgie, du Tennessee,
dcl'Alahama, du Mississipi, étoient sous ce rapport plus civilisés que les
naturels du Canada.
Chez les sauvages, tous les travaux publics sont des fêtes : lorsque
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 121^
les derniers froids étoient passés, les femmes siminoles, chicassoises,
natchez, s'armoient d'une crosse de noyer, mettoient sur leur tête des
corbeilles à compartiments remplies de semailles de maïs, de graine
de melon d'eau, de féveroles et de tournesols. Elles se rendoient au
champ commun, ordinairement placé dans une position facile à défen-
dre, comme sur une langue de terre entre deux fleuves ou dans un
cercle de collines.
A Tune des extrémités du champ, les femmes se rangeoient en ligne
et commençoient à remuer la terre avec leur crosse, en marchant à
reculons.
Tandis qu'elles rafraîchissoient ainsi l'ancien labourage sans former
de sillon, d'autres Indiennes les suivoient ensemençant l'espace pré-
paré par leurs compagnes. Les féveroles et le grain de maïs étoient
jetés ensemble sur leguérct, les quenouilles du maïs étant destinées à
servir de tuteurs ou de rames au légume grimpant.
Des jeunes filles s'occupoient à faire des couches d'une terre noire
et lavée : elles répandoient sur ces couches des graines de courge et de
tournesol; on allumoit autour de ces lits de terre des feux de bois vert,
pour hâter la germination au moyen de la fumée.
Les sachems et les jongleurs présidoient au travail; les jeunes
hommes rôdoient autour du champ commun et chassoient les oiseaux
par leurs cris.
FÊTES.
La fête de blé vert arrivoit au mois de juin : on cueilloit une certaine
quantité de maïs tandis que le grain étoit encore en lait. De ce grain,
alors excellent, on pétrissoit le tossomanony, espèce de gâteau qui sert
de provisions de guerre ou de chasse.
Les quenouilles de maïs, mises bouillir dans de l'eau de fontaine,
sont retirées à moitié cuites et présentées à un feu sans flamme. Lors-
qu'elles ont acquis une couleur roussâtre, on les égrène dans un pou-
tagan ou mortier de bois. On pile le grain en l'humectant. Cette pâte,
coupée en tranches et séchée au soleil, se conserve un temps infini.
^lorsqu'on veut en user, il suffit de la plonger dans de l'eau, du lait de
noix ou du jus d'érable; ainsi détrempée, elle offre une nourriture
saine et agréable.
La plus grande fête des Natchez étoit la fête du feu nouveau, espèce
de jubilé en l'honneur du soleil, à l'époque de la grande moisson : le
soleil étoit la divinité principale de tous les peuples voisins de l'empire
mexicain.
122 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Un crieur public parcouroit les villages, annonçant la cérémonie au
son d'une conque. Il faisoit entendre ces paroles :
(( Que chaque famille prépare des vases vierges, des vêtements qui
n'ont point été portés ; qu'on lave les cabanes; que les vieux grains, les
vieux habits, les vieux ustensiles, soient jetés et brûlés dans un feu
commun au milieu de chaque village; que les malfaiteurs reviennent :
les sachems oublient leurs crimes. »
Cette amnistie des hommes accordée aux hommes au moment où
la terre leur prodigue ses trésors, cet appel général des heureux et des
infortunés, des innocents et des coupables au grand banquet de la
nature étoient un reste touchant de la simplicité primitive de la race
humaine.
Le crieur reparaissoit le second jour, prescrivoit un jeûne de soixante-
douze heures, une abstinence rigoureuse de tout plaisir, et ordonnoit
en même temps la médecine des purifications. Tous les Natchez pre-
noient aussitôt quelques gouttes d'une racine qu'ils appeloient la
racine du sang. Cette racine appartient à une espèce de plantin ; elle
distille une liqueur rouge, violent émétique. Pendant les trois jours
d'abstinence et de prières, on gardoit un profond silence; on s'effor-
çoit de se détacher des choses terrestres pour s'occuper uniquement
de Celui qui mûrit le fruit sur l'arbre et le blé dans l'épi.
A la fin du troisième jour, le crieur proclamoit l'ouverture de la fête,
fixée au lendemain.
A peine l'aube avoit-eîle blanchi le ciel, qu'on voyoit s'avancer, par
les chemins brillants de rosée, les jeunes filles, les jeunes guerriers,
les matrones et les sachems. Le temple du soleil, grande cabane qui
ne recevoit le jour que par deux portes, l'une du côté de l'occident et
l'autre du côté de l'orient, étoit le lieu du rendez-vous ; on ouvroit la
porte orientale; le plancher et les parois intérieures du temple étoient
couverts de nattes fines, peintes et ornées de difierents hiéroglyphes.
Des paniers rangés en ordre dans le sanctuaire renfermoient les osse-
ments des plus anciens chefs de la nation, comme les tombeaux dans
nos églises gothiques.
Sur un autel placé en face de la porte orientale, de manière à rece-
voir les premiers rayons du soleil levant, s'élevoit une idole représen-
tant un chouchouncha. Cet animal, de la grosseur d'un cochon de lait,
a lu poil du blaireau, la queue du rat, les pattes du singe ; la femelle
porte sous le ventre une poche où elle nourrit ses petits. A droite de
l'image du cliouciiouacha étoit la figure d'un serpent à sonnettes, 5
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 123
gauche un marmouset grossièrement sculpté. On entretenoit dans un
vase de pierre, devant les symboles, un feu d'écorce de chêne, qu'on
ne laissoit jamais éteindre, excepté la veille de la fête du feu nouveau
ou de la moisson : les prémices des fruits étoient suspendues autour de
l'autel, les assistants ordonnés ainsi dans le temple :
Le grand-chef ou le soleil, à droite de l'autel ; à gauche, la femme-
chef, qui, seule de toutes les femmes, avoit le droit de pénétrer dans
le sanctuaire; auprès du soleil se rangeoient successivement les deux
chefs de guerre, les deux officiers pour les traités, et les principaux
sachems ; à côté de la femme-chef s'asseyoient l'édile ou l'inspecteur
des travaux publics, les quatre hérauts des festins, et ensuite les jeunes
guerriers. A terre, devant l'autel, des tronçons de cannes séchées,
couchés obliquement les uns sur les autres jusqu'à la hauteur de dix-
huit pouces, traçoient des cercles concentriques dont les différentes
révolutions embrassoient, en s'éloignant du centre, un diamètre de
douze à treize pieds.
Le grand-prêtre debout, au seuil du temple, tenoit les yeux attachés
sur l'orient. Avant de présider à la fête, il s'étoit plongé trois fois dans
le Mississipi. Une robe blanche d'écorce de bouleau l'enveloppoit et se
rattachoit autour de ses reins par une peau de serpent. L'ancien hibou
empaillé, qu'il portoit sur sa tête, avoit fait place à la dépouille d'un
jeune oiseau de cette espèce. Ce prêtre frottoit lentement l'un contre
l'autre deux morceaux de bois sec, et prononçoit à voix basse des
paroles magiques, h. ses côtés, deux acolytes soulevoient par les anses
deux coupes remplies d'une espèce de sorbet noir. Toutes les femmes,
le dos tourné à l'orient, appuyées d'une main sur leur crosse de labour,
de l'autre tenant leurs petits enfants, décrivoient en dehors un grand
cercle à la porte du temple.
Cette cérémonie avoit quelque chose d'auguste : le vrai Dieu se fait
sentir jusque dans les fausses religions ; l'homme qui prie est respec-
table ; la prière qui s'adresse à la Divinité est si sainte de sa nature,
qu'elle donne quelque chose de sacré à celui-là même qui la prononce,
innocent, coupable ou malheureux. C'étoit un touchant spectacle que
celui d'une nation assemblée dans un désert à l'époque de la mois-
son pour remercier le Tout-Puissant de ses bienfaits, pour chanter ce
Créateur qui perpétue le souvenir de la création en ordonnant chaque
matin au soleil de se lever sur le monde.
Cependant un profond silence régnoit dans la foule. Le grand-prêtre
observoit attentivement les variations du ciel. Lorsque les couleurs de
l'aurore, muées du rose au pourpre , commençoient à être traversées
des rayons d'un feu pur et devenoient de plus en plus vives, le prêtre
12/, VOYAGE EN AMÉRIQUE.
accéléroit la collision de deux morceaux de bois sec. Une mèche sou-
frée de moelle de sureau étoit préparée afin de recevoir l'étincelle.
Les deux maîtres de cérémonies s'avançoient à pas mesurés, l'un vers
le grand-chef, l'autre vers la femme-chef. De temps en temps ils
s'inclinoient ; et s'arrêtant enfin devant le grand -chef et devant la
femme-chef, ils demeuroient complètement immobiles.
Des torrents de flamme s'échappoient de l'orient, et la portion supé-
rieure du disque du soleil se montroit au-dessus de l'horizon. A l'ins-
tant le grand-prêtre pousse l'oah sacré, le feu jaillit du bois échauffé
par le frottement, la mèche soufrée s'allume, les femmes, en dehors du
temple, se retournent subitement et élèvent toutes à la fois vers l'astre
du jour leurs enfants nouveau-nés et la crosse du labourage.
Le grand-chef et la femme -chef boivent le sorbet noir que leur
présentent les maîtres de cérémonies; le jongleur communique le feu
aux cercles de roseau : la flamme serpente en suivant leur spirale.
Les écorces de chêne sont allumées sur l'autel, et ce feu nouveau
donne ensuite une nouvelle semence aux foyers éteints du village. Le
grand-chef entonne l'hymne au soleil.
Les cercles de roseau étant consumés et le cantique achevé, la
femme-chef sortoit du temple, et se mettoit à la tête des femmes, qui,
toutes rangées à la file, se rendoient au champ commun de la moisson.
Il n'étoit pas permis aux hommes de les suivre. Elles alloient cueillir
les premières gerbes de maïs pour les offrir au temple, et pétrir avec
le surplus les pains azymes du banquet de la nuit.
Arrivées aux cultures, les femmes arrachoient dans le carré attribué
à leur famille un certain noml)re des plus belles gerbes de maïs, plante
superbe, dont les roseaux de sept pieds de hauteur, environnés de
feuilles vertes et surmontés d'un rouleau de grains dores, ressemblent
à ces quenouilles entourées de rubans que nos paysannes consacrent
dans les églises de village. Des milliers de grives bleues, de petites
colombes de la grosseur d'un merle, des oiseaux de rizière, dont le
plumage gris est mêlé de brun, se posent sur la tige des gerbes, et
s'envolent à l'approche des moissonneuses américaines, entièrement
cachées dans les avenues tles grands épis. Les renards noirs font
quelquefois des ravages considérables dans ces champs.
Les femmes revenoient au temple, portant les prémices en faisceau
sur leur têtc; le grand-prêtre recevoit l'offrande, et la déposoit sur
l'autel. On fcrmoit la porte orientale du sanctuaire, et l'on ouvroit
la porte occidentale.
Rassemblée à cette dernière porte lorsque le jour alloit clore, la
foule dessinoit un croissant dont les deux pointes ctoient tournées vers
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 125
le soleil; les assistants, le bras droit levé, présentoîent les pains
azymes à l'astre de la lumière. Le jongleur chantoit l'hymne du soir;
c'étoit l'éloge du soleil à son coucher : ses rayons naissants avoienl
fait croître le maïs, ses rayons mourants avoient sanctifié les gâteaux
formés du grain de la gerbe moissonnée.
La nuit venue, on allumoit des feux; on faisoit rôtir des oursons,
lesquels, engraissés de raisins sauvages, ofîroient à cette époque de
l'année un mets excellent. On mettoit griller sur des charbons des
dindes de savanes, des perdrix noires, des espèces de faisans plus gros
que ceux d'Europe. Ces oiseaux ainsi préparés s'appeloient la nourri-
ture des hommes blancs. Les boissons et les fruits servis à ces repas
étoient l'eau de smilax, d'érable, de plane, de noyer blanc, les pommes
de mai, les plankmines, les noix. La plaine resplendissoit de la flamme
des bûchers ; on entendoit de toutes parts les sons du chichikoué, du
tambourin et du fifre, mêlés aux voix des danseurs et aux applaudis-
sements de la foule.
Dans ces fêtes, si quelque infortuné retiré à l'écart promenoit ses
regards sur les jeux de la plaine, un sachem l'alloit chercher, et s'in-
formoit de la cause de sa tristesse; il guérissoit ses maux s'ils n'étoient
pas sans remède, ou le soulageoit du moins s'ils étoient de nature à
ne pouvoir finir.
La moisson du maïs se fait en arrachant les gerbes ou en les cou-
pant à deux pieds de hauteur sur leur tige. Le grain se conserve dans
des outres ou dans des fosses garnies de roseaux. On garde aussi les
gerbes entières; on les égrène à mesure que l'on en a besoin. Pour
réduire le maïs en farine, on le pile dans un mortier ou on l'écrase
entre deux pierres. Les sauvages usent aussi de moulins à bras ache-
tés des Européens.
La moisson de la folle-avoine ou de riz sauvage suit immédiatement
celle du maïs, j'ai parlé ailleurs de cette moisson '.
RÉCOLTE DU SUCRE D'ERABLE.
La récolte du suc d'érable se faisoit et se fait encore parmi les
sauvages deux fois l'année. La première récolte a lieu vers la fin de
février, de mars ou d'avril , selon la latitude du pays oîi croît l'érable
à sucre. L'eau recueillie après les légères gelées de la nuit se convertit
en sucre, en la faisant bouillir sur un grand feu. La quantité de sucre
obtenue par ce procédé varie selon les qualités de l'arbre. Ce sucre,
1. Dans Les Natchez.
126 VOYAGE EN AMÉRIQUE
léger de digestion, est d'une couleur verdâtre, d'un goût agréable et
un peu acide.
La seconde récolte a lieu quand la sève de l'arbre n'a pas assez de
consistance pour se changer en suc. Cette sève se condense en une
espèce de mélasse qui, étendue dans de l'eau de fontaine, offre une
liqueur fraîche pendant les chaleurs de l'été.
On entretient avec grand soin le bois d'érable de l'espèce rouge et
blanche. Les érables les plus productifs sont ceux dont l'écorce paroît
noire et galeuse. Les sauvages ont cru observer que ces accidents sont
causés par le pivert noir à tête rouge, qui perce l'érable dont la sève
est la plus abondante. Ils respectent ce pivert comme un oiseau intel-
ligent et un bon génie.
A quatre pieds de terre environ , on ouvre dans le tronc d'érable
deux trous de trois quarts de pouce de profondeur, et perforés du haut
en bas pour faciliter l'écoulement de la sève.
Ces deux premières incisions sont tournées au raidi ; on en pratique
deux autres semblables du côté du nord. Ces quatre taillades sont
ensuite creusées, à mesure que l'arbre donne sa sève, jusqu'à la pro-
fondeur de deux pouces et demi.
Deux auges de bois sont placées aux deux faces de l'arbre au nord
et au midi, et des tuyaux de sureau introduits dans les fentes servent
à diriger la sève dans ces auges.
Toutes les vingt-quatre heures on enlève le suc écoulé ; on le porte
sous des hangars couverts d'écorce; on le fait bouillir dans un bassin
de pierre en l'écumant. Lorsqu'il est réduit à moitié par l'action d'un
feu clair, on le transvase dans un autre bassin, où l'on continue à le
faire bouillir jusqu'à ce qu'il ait pris la consistance d'un sirop. Alors,
retiré du feu, il repose pendant douze heures. Au bout de ce temps on
le précipite dans un troisième bassin, prenant soin de ne pas remuer
le sédiment tombé au fond de la liqueur.
Ce troisième bassin est à son tour remis sur des charbons demi-
brûlés et sans flamme. Un peu de graisse est jetée dans le sirop pour
l'empêcher de surmonter les bords du vase. Lorsqu'il commence à
filer, il faut se hâter de le verser dans un quatrième et dernier bassin
de bois, appelé le refroidisseur. Une femme vigoureuse le remue en
rond, sans discontinuer, avec un bâton de cèdre, jusqu'à ce qu'il ait
pris le grain du sucre. Alors elle le coule dans des moules d'écorce
qui donnent au fluide coagulé la forme de petits pains coniques :
l'opération est terminée.
Quand il ne s'agit que des mélasses, le procédé finit au second feu.
L'écoulement des érables dure quinze jours, et ces quinze jours
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 127
sont une fête continuelle. Chaque matin on se rend au bois d'érables,
ordinairement arrosé par un courant d'eau. Des groupes d'Indiens et
d'Indiennes sont dispersés au pied des arbres; des jeunes gens dan
sent et jouent à différents jeux ; des enfants se baignent sous les yeux
des sachems. A la gaieté de ces sauvages, à leur demi-nudité, à la viva
cité des danses, aux luttes non moins bruyantes des baigneurs, à la
mobilité et à la fraîcheur des eaux, à la vieillesse des ombrages, on
croirait assister à l'une de ces scènes de Faunes et de Dryades décrites
par les poètes.
Tum vero in numerum Faunosque ferasque videres
Ludere.
PÊCHES.
Les sauvages sont aussi habiles à la pêche qu'adroits à la chasse :
ils prennent le poisson avec des hameçons et des filets; ils savent aussi
épuiser les viviers. Mais ils ont de grandes pêches publiques. La plus
célèbre de toutes ces pêches étoit celle de l'esturgeon, qui avoit lieu
sur le Mississipi et sur ses affluents.
Elle s'ouvroit par le mariage du filet. Six guerriers et six matrones
portant ce filet s'avançoient au milieu des spectateurs sur la place
publique, et demandoient en mariage pour leur fils, le filet, deux
jeunes filles qu'ils désignoient.
Les parents des jeunes filles donnoient leur consentement, et les
jeunes filles et le filet étoient mariés par le jongleur avec les cérémo-
nies d'usage : le doge de Venise épousoit la mer 1
Des danses de caractère suivoient le mariage. Après les noces du
filet on se rendoit au fleuve, au bord duquel étoient assemblés les
canots et les pirogues. Les nouvelles épouses, enveloppées dans le filet,
étoient portées à la tête du cortège : on s'embarquoit après s'être muni
de flambeaux de pin et de pierres pour battre le feu. Le filet, ses
femmes, le jongleur, le grand-chef, quatre sachems, huit guerriers
pour manier les rames, montoient une grande pirogue qui prenoit le
devant de la flotte.
La flotte cherchoit quelque baie fréquentée par l'esturgeon. Chemin
faisant, on pêchoit toutes les autres sortes de poissons ; la truite, avec
la seine, le poisson-armé, avec l'hameçon. On frappe l'esturgeon d'un
dard attaché à une corde, laquelle est nouée à la barre intérieure du
canot. Le poisson frappé fuit en entraînant le canot; mais peu à peu
sa fuite se ralentit, et il vient expirer à la surface de l'eau. Les diffé-
128 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
rentes attitudes des pêcheurs , le jeu des rames, le mouvement des
voiles, la position des pirogues, groupées ou dispersées, montrant le
flanc, la poupe ou la proue, tout cela compose un spectacle très-pitto-
resque : les paysages de la terre forment le fond immobile de ce
mobile tableau
A l'entrée de la nuit, on allumoit dans les pirogues des flambeaux
dont la lueur se répétoit à la surface de l'onde. Les canots, pressés,
jetoient des masses d'ombres sur les flots rougis ; on eût pris les
pêcheurs indiens qui s'agitoient dans ces embarcations pour leurs
Manitous, pour ces êtres fantastiques, création de la superstition et
des rêves du sauvage.
A minuit le jongleur donnoit le signal de la retraite, déclarant que
le filet vouloit se retirer avec ses deux épouses. Les pirogues se ran-
goicnt sur deux lignes. Un flambeau étoit symétriquement et horizon-
talement placé entre chaque rameur sur le bord des pirogues : ces
flambeaux, parallèles à la surface du fleuve, paroissoient, disparois-
soient à la vue par le balancement des vagues, et ressembloient à
des rames enflammées plongeant dans l'onde pour faire voguer les
canots.
On chantoit alors l'épithalame du fdet : le filet, dans toute la gloire
d'un nouvel époux, étoit déclaré vainqueur de l'esturgeon qui porte
une couronne et qui a douze pieds de long. On pcignoit la déroute de
l'armée entière des poissons : le lencornet, dont les barbes servent à
entortiller son ennemi, le chaousaron, pourvu d'une lance dentelée,
creuse et percée par le bout, l'artimègue qui déploie un pavillon blanc,
les écrevisses qui précèdent les guerriers-poissons, pour leur frayer le
chemin, tout cela étoit vaincu par le filet.
Venoicnt des strophes qui disoient la douleur des veuves des pois-
sons. « En vain ces veuves apprennent à nager, elles ne reverront plus
ceux avec qui elles aimoient à errer dans les forêts sous les eaux ; elles
ne se reposeront plus avec eux sur des couches de mousse que recou-
vroit une voûte transparente. » Le filet est invité, après tant d'exploit^,
à dormir dans les bras de ses deux épouses.
DANSES.
La danse chez les sauvages, comme chez les anciens Grecs et chez la
plupart des peuples enfants, se môle à toutes les actions de la vie. On
danse pour les mariages, et les femmes font partie de celle danse; on
danse pour recevoir un hôte, pour fumer un calumet; on danse puiu-
les moissons ; on danse pour la naissance d'un enfant ; on danse sur-
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 120
tout pour les morts. Chaque chasse a sa danse, laquelle consiste dans
l'imitation des mouvements, des mœurs et des cris de l'animal dont
la poursuite est décidée : on grimpe comme un ours, on bâtit comme
un castor, on galope en rond comme un bison, on bondit comme un
chevreuil, on hurle comme un loup, et l'on glapit comme un renard.
Dans la danse des braves ou de la guerre, les guerriers, complète-
ment armés, se rangent sur deux lignes ; un enfant marche devant
eux, un chichikoué à la main ; c'est Venfant des songes, l'enfant qui a
rêvé sous l'inspiration des bons ou des mauvais manitous. Derrière les
guerriers vient le jongleur, le prophète ou l'augure interprète des
songes de l'enfant.
Les danseurs forment bientôt un double cercle en mugissant sour-
dement, tandis que l'enfant, demeuré au centre de ce cercle, prononce,
les yeux baissés, quelques mots inintelligibles. Quand l'enfant lève la
tête, les guerriers sautent et mugissent plus fort : ils se vouent à
Athaensic, manitou de la haine et de la vengeance. Une espèce de
coryphée marque la mesure en frappant sur un tambourin. Quelque-
fois les danseurs attachent à leurs pieds de petites sonnettes achetées
des Européens.
Si l'on est au moment de partir pour une expédition, un chef prend
la place de l'enfant, harangue les guerriers, frappe à coups de massue
l'image d'un homme ou celle du manitou de l'ennemi, dessinées gros-
sièrement sur la terre. Les guerriers recommençant à danser, assaillent
également l'image, imitent les attitudes de l'homme qui combat, bran-
dissent leurs massues ou leurs haches, manient leurs mousquets ou
leurs arcs, agitent leurs couteaux avec des convulsions et des hurle-
ments.
Au retour de l'expédition, la danse de la guerre est encore plus
affreuse : des têtes, des cœurs, des membres mutilés, des crânes avec
leurs chevelures sanglantes sont suspendus à des piquets plantés en
terre. On danse autour de ces trophées, et les prisonniers qui doivent
être brûlés assistent au spectacle de ces horribles joies. Je parlerai de
quelques autres danses de cette nature à l'article de la guerre.
JEUX.
Le jeu est une action commune à l'homme ; il a (rois sources : la
nature, la société, les passions. De là trois espèces de jeux : les jeux
de l'enfance, les jeux de la virilité, les jeux de l'oisiveté ou des pas-
sions.
VI. 9
130 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Les jeux de l'enfance, inventés par les enfants eux-mêmes, se retrou-
vent sur toute la terre. J'ai vu le petit sauvage, le petit Bédouin, le
petit nègre, le petit François, le petit Anglois, le petit Allemand, le
petit Italien, le petit Espagnol, le petit Grec opprimé, le petit Turc
oppresseur, lancer la balle et rouler le cerceau. Qui a montré à ces
enfants si divers par leurs langues, si différents par leurs races, leurs
mœurs et leurs pays, qui leur a montré ces mêmes jeux? Le Maître
des hommes, le Père de la grande et même famille : il enseigna à l'inno-
cence ces amusements, développement des forces, besoin de la nature.
La seconde espèce de jeux est celle qui, servant à apprendre un art,
est un besoin de la société. 11 faut ranger dans cette espèce les jeux
gymnastiques, les courses de char, la naumachie chez les anciens, les
joutes, les castilles, les pas d'armes, les tournois dans le moyen âge,
la paume, l'escrime, les courses de chevaux et les jeux d'adresse chez
les modernes. Le théâtre avec ses pompes est une chose à part, et le
génie le réclame comme une de ses récréations : il en est de même de
quelques combinaisons de l'esprit, comme le jeu de dames et des
échecs.
La troisième espèce de jeux, les jeux de hasard, est celle où l'homme
expose sa fortune, son honneur, quelquefois sa liberté et sa vie avec
une fureur qui tient du délire ; c'est un besoin des passions. Les dés
chez les anciens, les cartes chez les modernes, les osselets chez les
sauvages de l'Amérique septentrionale, sont au nombre de ces récréa-
tions funestes.
On retrouve les trois espèces de jeux dont je viens de parler chez
les Indiens.
Les jeux de leurs enfants sont ceux de nos enfants; ils ont la balle
et la paume ', la course , le tir de l'arc pour la jeunesse, et de plus le
jeu des plumes, qui rappelle un ancien jeu de chevalerie.
Les guerriers et les jeunes filles dansent autour de quatre poteaux ,
sur lesquels sont attachés des plumes de différentes couleurs : de
temps en temps un jeune homme sort des quadrilles et enlève una
plume de la couleur que porte sa maîtresse : il attache cette plume
dans ses cheveux, et rentre dans les chœurs de danse. Par la disposi-
tion de la plume et la forme des pas, l'Indienne devine le lieu que son
amant lui indique pour rendez-vous. Il y a des guerriers qui prennent
des plumes d'une couleur dont aucune danseuse n'est parée : cela veut
dire que ce guerrier n'aime point ou n'est point aimé. Les femmes
mariées ne sont admises que comme spectatrices à ce jeu.
1. Voyez f.es Natchez,
VOYAGE EN AMERIQUE. 131
Parmi les jeux de la troisième espèce , les jeux de l'oisiveté ou des
passions, je ne décrirai que celui des osselets.
A ce jeu, les sauvages pleigent leurs femmes, leurs enfants, leur
liberté; et lorsqu'ils ont joué sur promesse et qu'ils ont perdu, ilsi
tiennent leur promesse. Chose étrange! l'homme, qui manque sou-
vent aux serments les plus sacrés, qui se rit des lois , qui trompe sans
scrupule son voisin et quelquefois son ami , qui se fait un mérite de
la ruse et de la duplicité, met son honneur à remplir les engage-
ments de ses passions , à tenir sa parole au crime , à être sincère
envers les auteurs , souvent coupables, de sa ruine et les complices de
sa dépravation.
Au jeu des osselets, appelé aussi \e jeu du plat, deux joueurs seuls
tiennent la main; le reste des joueurs parie pour ou contre : les deux
adversaires ont chacun leur marqueur. La partie se joue sur une table
ou simplement sur le gazon.
Les deux joueurs qui tiennent la main sont pourvus de six ou huit
dés ou osselets, ressemblant à des noyaux d'abricot taillés à six faces
inégales : les deux plus larges faces sont peintes, l'une en blanc,
l'autre en noir.
Les osselets se mêlent dans un plat de bois un peu concave ; le
joueur fait pirouetter ce plat ; puis , frappant sur la table ou" sur le
gazon, il fait sauter en l'air les osselets.
Si tous les osselets, en tombant, présentent la même couleur, celui
qui a joué gagne cinq points : si cinq osselets, sur six ou huit, amè-
nent la même couleur, le joueur ne gagne qu'un point pour la pre-
mière fois ; mais si le même joueur répète le même coup , il fait rafle
de tout, et gagne la partie, qui est en quarante.
A mesure que l'on prend des points, on en défalque autant sur la
partie de l'adversaire.
Le gagnant continue de tenir la main ; le perdant cède sa place à
l'un des parieurs de son côté, appelé à volonté par le marqueur de sa
partie : les marqueurs sont les personnages principaux de ce jeu : on
les choisit avec de grandes précautions, et l'on préfère surtout ceux
à qui l'on croit le manitou le plus fort et le plas habile.
La désignation des marqueurs amène de violents débats : si un
parti a nommé un marqueur dont le manitou, c'est-à-dire la fortune,
passe pour redoutable , l'autre parti s'oppose à cette nomination : on
a quelquefois une très-grande idée de la puissance du manitou d'un
homme qu'on déteste ; dans ce cas l'intérêt l'emporte sur la passion, et
l'on adopte cet homme pour marqueur, malgré la haine qu'on lui porte.
Le marqueur tient à la main une petite planche sur laquelle il note
132 VOYAGE EN AMERIQUE.
les coups en craie rouge : les sauvages se pressent en foule autour des
joueurs ; tous les yeux sont attachés sur le plat et sur les osselets ;
chacun offre des vœux et fait des promesses aux bons génies. Quel-
quefois les valeurs engagées sur le coup de dés sont immenses pour
des Indiens; les uns y ont mis leur cabane; les autres se sont
dépouillés de leurs vêtements, et les jouent contre les vêtements des
parieurs du parti opposé; d'autres, enfin, qui ont déjà perdu tout ce
qu'ils possèdent, proposent contre un foible enjeu leur liberté; ils
offrent de servir pendant un certain nombre de mois ou d'années
celui qui gagneroit le coup contre eux.
Les joueurs se préparent à leur ruine par des observances reli-
gieuses : ils jeûnent, ils veillent, ils prient; les garçons s'éloignent
de leurs maîtresses , les hommes mariés de leurs femmes ; les songes
sont observés avec soin. Les intéressés se munissent d'un sachet où
ils mettent toutes les choses auxquelles ils ont rêvé, de petits mor-
ceaux de bois , des feuilles d'arbres , des dents de poissons , et cent
autres manitous supposés propices. L'anxiété est peinte sur les visages
pendant la partie ; l'asseirblée ne seroit pas plus émue s'il s'agissoit
du sort de la nation. On se presse autour du marqueur; on cherche à
le toucher, à se mettre sous son influence; c'est une véritable frénésie;
chaque coup est précédé d'un profond silence et suivi d'une vive
acclamation. Les applaudissements de ceux qui gagnent, les impré-
cations de ceux qui perdent, sont prodigués aux marqueurs, et des
hommes ordinairement chastes et modérés dans leurs propos vomis-
sent des outrages d'une grossièreté et d'une atrocité incroyables.
Quand le coup doit être décisif, il est souvent arrêté avant d'être
joué : des parieurs de l'un ou l'autre parti déclarent que le moment
est fatal , qu'il ne faut pas encore faire sauter les osselets. Un joueur,
apostrophant ces osselets, leur reproche leur méchanceté et les menace
de les brûler : un autre ne veut pas que l'affaire soit décidée avant
qu'il ait jeté un morceau de petun dans le fleuve ; plusieurs deman-
dent à grands cris le saut des osselets ; mais il suliit qu'une seule voix
s'y oppose pour que le coup soit de droit suspendu. Lorsqu'on se croit
au moment d'en finir, un assistant s'écrie : « Arrêtez ! arrêtez ! ce
sont les meubles de ma cabane qui me portent malheur! » 11 court à
sa cabane, brise et jette tous les meubles à la porte, et revient en
disant : « Jouez ! jouez ! »
Souvent un parieur se figure que tel homme lui porte malheur; il
faut que cet homme s'éloigne du jeu s'il n'y est pas mêlé, ou que l'on
trouve un autre homme dont le manitou, au jugement du parieur,
puisse vaincre celui de l'homme qui porte malheur. 11 est arrivé que
VOYAGE EN AMÉRIQUE.
133
des commandants franrois au Canada, témoins de ces déplorables
scènes, se sont vus forcés de se retirer pour satisfaire aux caprices
d'un Indien. Et il ne s'agit pas de traiter légèrement ces caprices:
toute la nation prendroit fait et cause pour le joueur; la religion se
mêleroit de l'affaire, et le sang couleroit.
Enfin , quand le coup décisif se joue , peu d'Indiens ont le courage
d'en supporter la vue ; la plupart se précipitent à terre, ferment les^
yeux , se bouchent les oreilles , et attendent l'arrêt de la fortune '
comme on attendroit une sentence de vie ou de mort.
ANNÉE, DIVISION ET RÈGLEMENT DU TEMPS,
CALENDRIER NATUREL. *
ANNEE.
Les sauvages divisent l'année en douze lunes, division qui frappe
tous les hommes; car la lune, disparoissant et reparoissant douze fois,
coupe visiblement l'année en douze parties, tandis que l'année solaire,
véritable année, n'est point indiquée par des variations dans le disque
du soleil.
DIVISION DU TEMPS.
Les douze lunes tirent leurs noms des labeurs, des biens et des
maux des sauvages , des dons et des accidents de la nature : consé-
quemment ces noms varient selon le pays et les usages des diverses
peuplades. Charlevoix en cite un grand nombre. Un voyageur mo-
derne ' donne ainsi les mois des Sioux et les mois des Cipawois :
MOIS DES SIOUX. LANGIE SIOISE.
Mars, la lune du mal des yeux Wisthociasia-oni.
Avril, la lune du gibier ^Nlograhoandi-oni.
Mai, la lune des nids Mograhochandà-onî.
Juin, la lune des fraises Wojusticiascià-oni.
Juillet, la lune des cerises Champascià-om.
Août, la lune desbuffaloe: Tantankakiocu-onl,
i. Beltrami.
m . VOYAGE EN AMERIQUE.
MOIS DES SIOUX. LA\GIE SIOISE.
Septembre, la lune de la folle-avoiue Wasipi-oni.
Octobre. la lune de la fin de la folle-avoinc. . . Sciwostapi-on'i.
Novembre, la lune du chevreuil ; . Takiouka-onî.
Décembre, la lune du chevreuil qui jette ses cornes. Ah esciakiouska-oni.
Janvier, la lune de valeur Ouwikari-oni.
Février, _la lune des chats sauvages Ovviciata-onî.
MOIS DES CIPAWOIS. LANGUE ALGONQL'INE.
Juin, la lune des fraises Hode ï min-qu\sls.
Juillet, la lune des fruits brûlés Mikin-quîsîs.
Août, la lune des feuilles jaunes Wathebaqui-quîsis.
Septembre, la lune des feuilles tombantes Inaqui-quisis.
Octobre, la lune du gibier qui passe Bina-hamo-qulsis.
Novembre, la lune de la neige Kaskadino-quisis.
Décembre, la lune du Petit-Esprit Manito-quisis.
Janvier, la lune du Grand-Esprit Kitci-manito-quisis.
Février, la lune des aigles qui arrivent Wamebinni-qulsls.
Mars, la lune de la neige durcie Ouabanni-quîsîs.
Avril, la lune des raquettes aux pieds Pokaodaquimi-quisîs.
Mai, la lune des fleurs Wabigon-quisis.
Les années se comptent par neiges ou par fleurs : le vieillard et la
jeune fille trouvent ainsi le symbole de leurs âges dans le nom de leurs
années.
CALENDRIER NATUREL.
En astronomie, les Indiens ne connoissent guère que l'étoile polaire;
ils l'appellent V étoile immobile; elle leur sert pour se guider pendant
la nuit. Les Osages ont observé et nommé quelques constellations. Le
jour, les sauvages n'ont pas besoin de boussole ; dans les savanes, la
pointe de l'herbe qui penche du côté du sud, dans les forets, la mousse
qui s'attache au tronc des arbres du côté du nord, leur indiquent le
septentrion et le midi. Ils savent dessiner sur des écorces des cartes
géographiques où les distances sont désignées par les nuits de marche.
Les diverses limites de leur territoire sont des fleuves, des monta-
gnes, un rocher où l'on aura conclu un traité, un tombeau au bord
d'une forêt, une grotte du Grand-Esprit dans une vallée.
Les oiseaux, les quadrupèdes, les poissons, servent de baromètre,
de thermomètre, de calendrier aux sauvages : ils disent que le castor
leur a appris à bâtir et à se gouverner, le carcajou à chasser avec des
chiens, parce qu'il chasse avec des loups, l'épervier d'eau à pêcher
avec une huile qui attire le poisson.
Les pigeons, dont les volées sont innombrables, les bécasses amé-
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 135
ricaînes, dont le bec est d'ivoire, annoncent l'automne aux Indiens ; les
perroquets et les piverts leur prédisent la plaie par des sifflements
tremblotants.
Quand le maukawis, espèce de caille, fait entendre son chant au
mois d'avril depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, le Siminole se
tient assuré que les froids sont passés : les femmes sèment les grains
d'été; mais quand le maukawis se perche la nuit sur une cabane,
l'habitant de cette cabane se prépare à mourir.
Si l'oiseau blanc se joue au haut des airs, il annonce un orage ; s'il
vole le soir au-devant du voyageur, en se jetant d'une aile sur l'autre,
comme effrayé, il prédit des dangers.
Dans les grands événements de la patrie, les jongleurs affirment que
Kit-chi-manitou se montre au-dessus des nuages porté par son oiseau
favori, le wakon, espèce d'oiseau de paradis aux ailes brunes, et dont
la queue est ornée de quatre longues plumes vertes et rouges.
Les moissons, les jeux, les chasses, les danses, les assemblées des
sachems, les cérémonies du mariage, de la naissance et de la mort,
tout se règle par quelques observations tirées de l'histoire de la
nature. On sent combien ces usages doivent répandre de grâce et de
poésie dans le langage ordinaire de ces peuples. Les nôtres se réjouis-
sent à la Grenouillère, grimpent au mât de cocagne, moissonnent à la
mi-août, plantent des oignons à la Saint-Fiacre, et se marient à la
Saint-Nicolas
MÉDECINE.
La science du médecin est une espèce d'initiation chez les sauvages :
elle s'appelle la grande médecine; on y est affilié comme à une franc-
maçonnerie ; elle a ses secrets, ses dogmes, ses rites.
Si les Indiens pouvoient bannir du traitement des maladies les cou-
tumes superstitieuses et les jongleries des prêtres, ils connoitroient
tout ce qu'il y a d'essentiel dans l'art de guérir ; on pourroit même
dire que cet art est presque aussi avancé chez eux que chez les peu-
ples civilisés.
Ils connoissent une multitude de simples propres à fermer les bles-
sures; ils ont l'usage du garent oguen, qu'ils appellent encore aba-
136 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
soutchenza, à cause de sa forme : c'est le ginseng des Chinois. Avec la
seconde ccorce de sassafras, ils coupent les fièvres intermittentes : les
racines du lycnis à feuilles de lierre leur servent pour faire passer les
enflures du ventre; ils emploient le bellis du Canada, haut de six
pieds, dont les feuilles sont grasses et cannelées, contre la gangrène :
il nettoie complètement les ulcères, soit qu'on le réduise en poudre,
soit qu'on l'applique cru et broyé.
L'hédisaron à trois feuilles, dont les fleurs rouges sont disposées en
épi, a la même vertu que le bellis.
Selon les Indiens, la forme des plantes a des analogies et des res-
semblances avec les différentes parties du corps humain que ces
plantes sont destinées à guérir, ou avec les animaux malfaisants dont
elles neutralisent le venin. Cette observation mériteroit d'être suivie :
les peuples simples, qui dédaignent moins que nous les indications de
la Providence, sont moins sujets que nous à s'y tromper.
Un des grands moyens employés par les sauvages dans beaucoup de
maladies, ce sont les bains de vapeur. Ils bâtissent à cet effet une
cabane qu'ils appellent la cabane des sueurs. Elle est construite avec
des branches d'arbres plantées en rond et attachées ensemble par la
cime , de manière à former un cône ; on les garnit en dehors de peaux
de différents animaux : on y ménage une très-petite ouverture prati-
quée contre terre, et par laquelle on entre en se traînant sur les
genoux et sur les mains. Au milieu de cette étuve est un bassin plein
d'eau que l'on fait bouillir en y jetant des cailloux rougis au feu; la
vapeur qui s'élève de ce bassin est brûlante, et en moins de quelques
minutes le malade se couvre de sueur.
La chirurgie n'est pas à beaucoup près aussi avancée que la méde-
cine parmi les Indiens. Cependant ils sont parvenus à suppléer à nos
instruments par des inventions ingénieuses. Ils entendent très-bien
les bandages applicables aux fractures simples: ils ont des os aussi
pointus que des lancettes pour saigner et pour scarifier les membres
rhumatisés; ils sucent le sang à l'aide d'une corne, et en tirent la
quantité prescrite. Des courges pleines de matières combustibles aux-
quelles ils mettent le feu leur tiennent lieu de ventouses. Ils ouvrent
des uslions avec des nerfs de chevreuil , ils font des siphons avec les
vessies des divers animaux.
Les principes de la boîte fumigatoire employée quelque Icmiis en
Europe, dans le traitement des noyés, sont connus des Indiens. Ils se
servent h cet effet d'un large boyau fermé à l'une des i\\( rémités,
ouvert à l'autre par un petit tube de bois; on enfle ce boyau avec de
la fumée, et l'on fait entrer cette fumée dans les intestins du noyé.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 137
Dans chaque famille on conserve ce qu'on appelle le sac de méde-
cine; c'est un sac rempli de manitous et de différents simples d'une
grande puissance. On porte ce sac à la guerre : dans les camps c'est
un palladium , dans les cabanes un dieu Lare.
Les femmes pendant leurs couches se retirent à la cabane de puri-
fication ; elles y sont assistées par des matrones. Celles-ci , dans les
accouchements ordinaires, ont lesconnoissances suffisantes, mais dans
les accouchements difficiles, elles manquent d'instruments. Lorsque
l'enfant se présente mal et qu'elles ne le peuvent retourner, elles suffo-
quent la mère, qui, se débattant contre la mort, délivre son fruit par
l'effort d'une dernière convulsion. On avertit toujours la femme en
travail avant de recourir à ce moyen; elle n'hésite jamais à se sacri-
fier. Quelquefois la suffocation n'est pas complète ; on sauve à la fois
l'enfant et son héroïque mère.
La pratique est encore, dans ces cas désespérés, de causer une
grande frayeur à la femme en couches; une troupe de' jeunes gens
s'approchent en silence de la cabane des purifications, et poussent
tout à coup un cri de guerre : ces clameurs échouent auprès des
femmes courageuses, et il y en a beaucoup.
Quand un sauvage tombe malade, tous ses parents se rendent à sa
hutte. On ne prononce jamais le mot de mort devant un ami du
malade : l'outrage le plus sanglant qu'on puisse faire à un homme,
c'est de lui dire : a Ton père est mort. »
Nous avons vu le côté sérieux de la médecine des sauvages, nous
allons en voir le côté plaisant, le côté qu'auroit peint un Molière indien,
si ce qui rappelle les infirmités morales et physiques de notre nature
n'avoit quelque chose de triste.
Le malade a-t-il des évanouissements, dans les intervalles où on
peut le supposer mort, les parents, assis selon les degrés de parenté
autour de la natte du moribond, poussent des hurlements qu'on enten-
droit d'une demi-lieue. Quand le malade reprend ses sens les hurle-
ments cessent pour recommencer à la première crise.
Cependant le jongleur arrive ; le malade lui demande s'il reviendra
à la vie : le jongleur ne manque pas de répondre qu'il n'y a que lui ,
jongleur, qui puisse lui rendre la santé. Alors le malade qui se croit
près d'expirer harangue ses parents, les console., les invite à bannir la
tristesse et à bien manger.
On couvre le patient d'herbes, de racines et de morceaux d'écorce;
on souffle avec un tuyau de pipe sur les parties de son corps où le mal
2St censé résider ; le jongleur lui parle dans la bouche pour conjurer,
s'il en est temps encore, l'esprit infernal.
138 VOYAGE EN AMERIQUE.
Le malade ordonne lui-même le repas funèbre : tout ce qui reste de
vivres dans la cabane se doit consommer. On commence à égorger les
chiens, afin qu'ils aillent avertir le Grand-Esprit de la prochaine arri-
vée de leur maître, A travers ces puérilités, la simplicité avec laquelle
un sauvage accomplit le dernier acte de la vie a pourtant quelque*
chose de grand.
En déclarant que le malade va mourir, le jongleur met sa science
à l'abri des événements et fait admirer son art si le malade recouvre
la santé.
Quand il s'aperçoit que le danger est passé, il n'en dit rien, et com-
mence ses adjurations.
Il prononce d'abord des mots que personne ne comprend ; puis il
s'écrie : « Je découvrirai le maléfice ; je forcerai Kitchi-Manitou à fuir
devant moi. »
Il sort de la hutte ; les parents le suivent -, il court s'enfoncer dans
la cabane dès sueurs pour recevoir l'inspiration divine. Rangés dans
une muette terreur autour de l'étuve, les parents entendent le prêtre
qui hurle, chante, crie en s' accompagnant d'un chichikoué. Bientôt il
sort tout nu par le soupirail de la hutte, l'écume aux lèvres et les yeux
tors : il se plonge, dégouttant de sueur, dans une eau glacée, se roule
par terre, fait le mort, ressuscite, vole à sa hutte en ordonnant aux
parents d'aller l'attendre à celle du malade.
Bientôt on le voit revenir, tenant un charbon à moitié allumé dans
sa bouche et un serpent dans sa main'.
Après de nouvelles contorsions autour du malade, il laisse tomber
le charbon et s'écrie : « Réveille-toi, je te promets la vie; le Grand-
Esprit m'a fait connoître le sort qui te faisoit mourir. » Le forcené se
jette sur le bras de sa dupe, le déchire avec les dents, et ôtant de sa
bouche un petit os qu'il y tenoit caché : « Voilà, s'écrie-t-il , le malé-
fice que j'ai arraché de ta chair! )) Alors le prêtre demande un che-
vreuil et des truites pour en faire un repas, sans quoi le malade ne
pourroit guérir : les parents sont obligés d'aller sur-le-champ à la
chasse et à la pêche.
Le médecin mange le dîner; cela ne suffit pas. Le malade est menacé
d'une rechute, si l'on n'obtient, dans une heure, le manteau d'un chef
qui réside à deux ou trois journées de marche du lieu de la scène. Le
jongleur le sait; mais comme il prescrit à la fois la règle et donne
les dispenses, moyennant quatre ou cinq manteaux profanes fournis
par les parents, il les tient quittes du manteau sacré réclamé par
le ciel.
Les fantaisies du malade, qui revient tout naturellement à la vie»
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 130
augmentent la bizarrerie de cette cure : le malade s'échappe de son
lit , se traîne sur les pieds et sur les mains derrière les meubles de la
cabane. Vainement on l'interroge; il continue sa ronde et pousse des
cris étranges. On le saisit : on le remet sur sa natte ; on le croit en
proie à une attaque de son mal : il reste tranquille un moment, puis
il se relève à l'improviste et va se plonger dans un vivier; on l'en
retire avec peine; on lui présente un breuvage : « Donne-le à cet ori-
ginal, » dit-il en désignant un de ses parents.
Le médecin cherche à pénétrer la cause du nouveau délire du
malade, u Je me suis endormi, répond gravement celui-ci, et j'ai rêvé
que j'avois un bison dans l'estomac. » La famille semble consternée;
mais soudain les assistants s'écrient qu'ils sont aussi possédés d'un
animal : l'un imite le cri d'un carribou, l'autre l'aboiement d'un
chien, un troisième le hurlement d'un loup; le malade contrefait à
son tour le mugissement de son bison : c'est un charivari épouvan-
table. On fait transpirer le songeur sur une infusion de sauge et de
branches de sapin ; son imagination est guérie par la complaisance de
ses amis, et il déclare que le bison lui est sorti du corps. Ces folies,
mentionnées par Charlevoix, se renouvellent tous les jours chez les
Indiens.
Comment le même homme, qui s'élevoit si haut lorsqu'il se croyoit
au moment de mourir, tombe-t-il si bas lorsqu'il est sûr de vivre?
Comment de sages vieillards, des jeunes gens raisonnables, des femmes
sensées, se soumettent-ils aux caprices d'un esprit déréglé? Ce sont là
les mystères de l'homme, la double preuve de sa grandeur et de sa
misère.
LANGUES INDIENNES.
Quatre langues principales paroissent se partager l'Amérique sep-
tentrionale : l'algonquin et le lîuron au nord et à l'est, le sioux à
l'ouest, et le chicassais au midi ; mais les dialectes diffèrent pour ainsi
dire de tribu à tribu. Les Creeks actuels parlent le chicassais mêlé
d'algonquin.
L'ancien natchez n'étoit qu'un dialecte plus doux du chicassais.
Le natchez, comme le huron et l'algonquin, ne connoissoit que deux
140 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
genres, le masculin et le féminin ; il rejetoit le neutre. Cela est naturel
chez des peuples qui prêtent des sens à tout , qui entendent des voix
dans tous les murmures, qui donnent des haines et des amours aux
plantes, des désirs à l'onde, des esprits immortels aux animaux, des
âmes aux rochers. Les noms en natchez ne se déclinoient point ; ils
prenoient seulement au pluriel la lettre k ou le monosyllabe ki, si le
nom fmissoit par une consonne.
Les verbes se distinguoient par la caractéristique, la terminaison et
l'augment. Ainsi les Natchez disoient : T-ija, je marche; ni Tija-ban,
je marchois; ni-ga Tija, je marcherai; ni-ki Tija, je marcherai ou j'ai
marché.
11 y avoit autant de verbes qu'il y avoit de substantifs exposés à la
même action ; ainsi manger du maïs étoit un autre verbe que manger
du chevreuil; se promener dans une forêt se disoit d'une autre
manière que se promener sur une colline; aimer son ami se rendoit
par le verbe napitilima, qui signifie j'estime ; aimer sa maUresse s'ex-
primoit par le verbe nisakia, qu'on peut traduire par je suis heureux.
Dans les langues des peuples près de la nature, les verbes sont ou très-
multipliés ou peu nombreux, mais surchargés d'une multitude de
lettres qui en varient les significations : le père, la mère, le fils, la
femme, le mari, pour exprimer leurs divers sentiments, ont cherché
des expressions diverses ; ils ont modifié d'après les passions humaines
la parole primitive que Dieu a donnée à l'homme avec l'existence. Le
verbe étoit un et renfermoit tout : l'homme en a tiré les langues avec
leurs variations et leurs richesses; langues où l'on trouve pourtant
quelques mots radicalement les mêmes, restés comme type ou preuve
d'une commune origine.
Le chicassais, racine du natchez , est privé de la lettre r, excepté
dans les mots dérivés de l'algonquin, comme arrego, je fais la guerre,
qui se prononce avec une sorte de déchirement de son. Le cliicassais
a des aspirations fréquentes pour le langage des passions violentes,
telles que la haine, la colère, la jalousie; dans les sentiments tendres,
dans les descriptions de la nature, ses expressions sont pleines de
charme et de pompe.
Les Sioux, que leur tradition fait venir du Mexique sur le haut Mis-
sissipi, ont étendu l'empire de leur langue depuis ce fleuve jusqu'aux
montagnes Rocheuses, à l'ouest, et jusqu'à la rivière Rouge, au nord :
là se trouvent les Cypowois, qui parlent un dialecte de l'algonquin et
qui sont ennemis des Sioux.
La langue siouse siffle d'une manière assez désagréable à l'oreille :
c'est elle qui a noiuiné presque tous les fleuves et tous les lieux à
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 1/tl
l'ouest du Canada, le Mississipi, le Missouri, l'Osage, etc. On ne sait
rien encore ou presque rien de sa grammaire.
L'algonquin et le huron sont des langues mères de tous les peuples
de la partie de l'Amérique septentrionale comprise entre les sources du
Mississipi, la baie d'Hudson et l'Atlantique, jusqu'à la côte de la Caro-
line, Un voyageur qui sauroit ces deux langues pourroit parcourir plus
de dix-huit cents lieues de pays sans interprète, et se faire entendre
de plus de cent peuples.
La langue algonquine commençoit à l'Acadie et au golfe Saint-Lau-
rent; tournant du sud-est par le nord jusqu'au sud-ouest, elle embras-
soit une étendue de douze cents lieues. Les indigènes de la Virginie la
parloient; au delà, dans les Carolines, au midi, dominoit la langue
chicassaise. L'idiome algonquin, au nord, venoit finir chez les Cypo-
wois. Plus loin encore, au septentrion, paroît la langue des Esquimaux;
à l'ouest, la langue algonquine touchoit la rive gauche du Mississipi :
sur la rive droite règne la langue siouse.
L'algonquin a moins d'énergie que le huron ; mais il est plus doux,
plus élégant et plus clair : on l'emploie ordinairement dans les traités ;
il passe pour la langue polie ou la langue classique du désert.
Le huron étoit parlé par le peuple qui lui a donné son nom, et par
les Iroquois, colonie de ce peuple.
Le huron est une langue complète ayant ses verbes, ses noms, ses
pronoms et ses adverbes. Les verbes simples ont une double conju-
gaison, l'une absolue, l'autre réciproque; les troisièmes personnes ont
les deux genres, et les nombres et les temps suivent le mécanisme de
la langue grecque. Les verbes actifs se multiplient à Tin fini, comme
dans la langue chicassaise.
Le huron est sans labiales ; on le parle du gosier, et presque toutes
les syllabes sont aspirées. La diphthongue ou forme un son extraor-
dinaire qui s'exprime sans faire aucun mouvement des lèvres. Les
missionnaires, ne sachant comment l'indiquer, l'ont écrit par le
chiffre 8.
Le génie de cette noble langue consiste surtout à personnifier l'ac-
tion, c'est-à-dire à tourner le passif par l'actif. Ainsi, l'exemple est
cité par le père Rasle : « Si vous demandiez à un Européen pourquoi
Dieu l'a créé, il vous diroit : C'est pour le connoître, l'aimer, le servir
et par ce moyen mériter la gloire éternelle. »
Un sauvage vous répondroit dans la langue huronne : « Le Grand-
Esprit a pensé de nous : qu'ils me connoissent, qu'ils m'aiment,
qu'ils me servent, alors je les ferai entrer dans mon illustre félicité. »
La langue huronne ou iroquoise a cinq principaux dialectes.
l/:,2 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Cette langue n'a que quatre voyelles, a, e, i, o, et la diphthongue 8,
qui tient un peu de la consonne et de la valeur du w anglois ; elle a
six consonnes, h, k, n, r, s, t.
Dans le huron, presque tous les noms sont verbes. Il n'y a point
d'infinitif; la racine du verbe est la première personne du présent de
l'indicatif.
Il y a trois temps primitifs dont se forment tous les autres : le
présent de l'indicatif, le prétérit indéfini, et le futur simple affir-
matif.
11 n'y a presque pas de substantifs abstraits ; si on en trouve quel-
ques-uns, ils ont été évidemment formés après coup du verbe concret,
en modifiant une de ses personnes.
Le huron a un duel comme le grec, et deux premières personnes
plurielles et duelles. Point d'auxiliaire pour conjuguer les verbes;
point de participes; point de verbes passifs; on tourne par l'actif : Je
suis aimé, dites : On m'aime, etc. Point de pronoms pour exprimer les
relations dans les verbes : elles se connoissent seulement par l'initiale
du verbe, que l'on modifie autant de différentes fois et d'autant de dif-
férentes manières qu'il y a de relations possibles entre les différentes
personnes des trois nombres, ce qui est énorme. Aussi ces relations
sont-elles la clef de la langue. Lorsqu'on les comprend (elles ont des
règles fixes), on n'est plus arrêté.
Une singularité, c'est que, dans les verbes, les impératifs ont une
première personne.
Tous les mots de la langue huronne peuvent se composer entre eux.
Il est général, à quelques exceptions près, que l'objet du verbe, lors-
qu'il n'est pas un nom propre, s'inclut dans le verbe même, et ne fait
plus qu'un seul mot, mais alors le verbe prend la conjugaison du
nom; car tous les noms appartiennent à une conjugaison. 11 y en a
cinq.
Cette langue a un grand nombre de particules explétives, qui seules
ne signifient rien, mais qui répandues dans le discours lui donnent
une grande force et une grande clarté. Les particules ne sont pas tou-
jours les mêmes pour les hommes et pour les femmes. Chaque genre a
les siennes propres.
Il y a deux genres, le genre noble, pour les hommes, et le genre
>non noble, pour les femmes et les animaux mâles ou femelles. En
disant d'un lâche qu'il est une femme, on masculinise le mot femme;
en disant d'une femme qu'elle est un homme, on fémininise le mot
homme.
La marque du genre noble et du genre non noble, du singulier, du
VOYAGE EN AMERIQUE. U3
duel et du pluriel, est la même dans les noms que dans les verbes,
lesquels ont tous, à chaque temps et à chaque nombre, deux troisièmes
personnes, noble et non noble.
Chaque conjugaison est absolue, réfléchie, récipro(H'e et relative.
J'en mettrai ici un exemple.
Conjugaison absolue.
SINGULIER PRÉSENT DE l'LNDICATIF,
IksSens. — Je hais, etc.
DUEL.
TenisSens. — Toi et moi, etcl
PLCRIEL.
Te8as8ens. — Vous et nous, etc.
Conjugaison réfléchie.
SINGULIER.
KatatsSens. — Je me hais, etc.
DUEL,
TiatatsSens. — Nous nous, etc.
PLURIEL.
Te8atats8ens. — Vous et nous, etc.
Pour la conjugaison réciproque on ajoute te à la conjugaison réflé-
chie, en changeant r en h dans les troisièmes personnes du singulier
et du pluriel.
On aura donc :
TekatatsSens. — Je me hais, muwtub, avec quelqu'un.
Conjugaison relative du même verbe, du même temps,
SINGULIER.
Relation de la première personne aux autres,
KonsSens. — Ego te odi, etc.
Relation de la seconde personne aux autres.
TaksSens. — Tu me.
Relation de la troisième masculine aux autres,
RaskSens. — llle me.
JkU VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Relation de la troisième i)ersonne féminine aux autres,
8aks8ens. — Illa me^ etc.
Relation de la troisième personne indéfinie on.
lonksSens. — On me hait.
La relation du duel au duel et au pluriel devient plurielle. On ne
mettra donc que la relation du duel au singulier.
Relation du duel aux autres personnes.
KenisSens. — Nos 2 te, etc.
Les troisièmes personnes duelles aux autres sont les mêmes que les
plurielles.
tLURIEL.
Relation de la première plurielle aux autres.
K8as8ens. — Nos te, etc.
Relation de la seconde plurielle aux autres.
Tak8as8ens. — Vos me.
Belafion de la troiv'ème plurielle masculine aux autres.
RonksSens. — Illi me.
Relation de la troisième féminine plurielle aux autres.
lonsksSens. — Illœ me.
Conjugaison d'un nom
Hieronke. — Mon corps.
Tsieronke. — Ton corps.
Raieronke. — Son — à lui.
Kaieronke. — Son — à elle,
leronke. — Le corps de quelqu'un.
Tenieronke. — Notre {meum et tuum).
Iakeniieronke. — Notre ( meum et illum ).
Senileronke. — Votre 2.
Kiieronke. — Leur 2 à eux.
Kaniieronke. — Leur 2 à elles.
TeSaieronke. — Notre [nost. et vest.].
IakSaieronke. — Notre ( nost. et illor. ).
VOYAGE EX AMERIQUE. 145
Et ainsi de tous les noms. En comparant la conjugaison de ce nom
avec la conjugaison absolue du verbe iksSens, je liais, on voit que ce
sont absolument les mêmes modifications aux trois nombres : k pour
la première personne, s pour la seconde ; r pour la troisième noble,
ka pour la troisième non noble; ni pour le duel. Pour le pluriel, on
redouble teSa, seSa rati, konti, changeant k en te%a, s en se8a, ra en
rati, ka en konti, etc.
La relation dans la parenté est toujours du plus grand au plus petit.
Exemple :
lion père, rakenika, celui qui m'a pour fils. (Relation de la troisième personne à
la première. J
Mon fils, rienha, celui que j'ai pour fils. (Relation de la première à la troisième
personne. )
Mon oncle, rakenchaa, ruk... (Relation de la troisième personne à la première.)
Mon neveu, rioniafenha, ri... (Relation de la première à la troisième personne,
comme dans le verbe précédent.)
Le verbe vouloir ne se peut traduire en iroquois. On se sert de
ikire, penser; ainsi :
Je veux aller là.
Ikere etho iake.
Je pense aller là.
Les verbes qui expriment une chose qui n'existe plus au moment où
l'on parle n'ont point de parfait, mais seulement un imparfait, comme
ronnhekSe, imparfait, il a vécu, il ne vit plus. Par analogie à cette
règle : si j'ai aimé quelqu'un et si je Vaime encore, je me servirai du
parfait kenonSehon. Si je ne l'aime plus, je me servirai de l'imparfait
kenonSeskSe : je Vaimois, mais je ne l' aime plus : voilà pour les temps.
Quant aux personnes, les verbes qui expriment une chose que l'on
ne fait pas volontairement n'ont pas de premières personnes, mais
seulement une troisième relative aux autres. Ainsi, j'éternue, teBakit-
sionkSa, relation de la troisième à la première : cela m'ètemue ou me
fait éternuer.
Je bâille, teSakskaraSata, même relation de la troisième non noble
à la première 8ak, cela m'ouvre la bouche. La seconde personne, tu
bâilles, tu étemues, sera la relation de la même troisième personne
non noble à la seconde tesatsionk%a, tesaskaraSata, etc.
Pour les termes des verbes, ou régimes indirects, il y a une variété
suffisante de modifications aux finales qui les expriment intelligible-
ment; et ces modifications sont soumises à des règles fixes.
VI. 10
1/jG VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Kninom^ j'achète. Kehninonsc, j'achète pour quelqu'un. Kehninon,
j'achète de quelqu'un. — Katennietha. j'envoie. Kehnieta, j'envoie par
quelqu'un. Keiatennietennis, j'envoie à quelqu'un.
Du seul examen de ces langues, il résulte que des peuples sur-
nommés par nous sauvages étoient fort avancés dans cette civilisation
qui tient à la combinaison des idées. Les détails de leur gouvernement
confirmeront de plus en plus cette vérité '.
CHASSE.
Quand les vieillards ont décidé la chasse du castor ou de l'ours, un
guerrier va de porte en porte dans les villages, disant : « Les chefs
vont partir ; que ceux qui veulent les suivre se peignent de noir et
jeûnent, pour apprendre à l'Esprit des songes où les ours et les cas-
tors se tiennent cette année. »
A cet avertissement tous les guerriers se barbouillent de noir de
fumée détrempé avec de l'huile d'ours ; le jeûne de huit nuits com-
mence : il est si rigoureux qu'on ne doit pas même avaler une goutte
d'eau , et il faut chanter incessamment , afin d'avoir d'heureux
songes.
Le jeûne accompli , les guerriers se baignent : on sert un grand
fi'Stin. Chaque Indien fait le récit de ses songes : si le plus grand
nombre de ces songes désigne un même lieu pour la chasse, c'est là
qu'on se résout d'aller.
On offre un sacrifice expiatoire aux âmes des ours tués dans les
chasses précédentes, et on les conjure d'être favorables aux nouveaux
chasseurs, c'est-à-dire qu'on prie les ours défunts de laisser assommer
1. J'ai puisé la plupart des renseignements curieux que je viens de donner sur lu
langue huronne dans une petite grammaire iroquoisc manuscrite qu'a bien voulu
m'envoyer M. Marcoux, missionnaire au saut Saiiit-Louis, district de MontrL^al, dans
le bas Canada. Au reste, les jésuites ont laJssé des travaux considérables sur les lan-
gues sauvages du Canada. Le P. Cbaumont, qui avoit passé cinquante ans parmi les
Hurons, a composé une grammaire de leur langue. Nous devons au P. Raslc, enfermé
dix ans dans un village d'Abénakis, de précieux documents. Un dictionnaire fran-
çois-iro(piois est achevé ; nouveau trésor pour les philologues. On a aussi le manu-
scrit d'un dictionnaire iroquois ot anglois; malheureusement le premier volume,
depuis la lettre A jusqu'il la lettre L, a été perdu.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. l/i7
les ours vivants. Chaque guerrier chante ses anciens exploits contre les
bêtes fauves.
Les chansons finies, on part complètement armé. Arrivés au bord
d'un fleuve, les guerriers, tenant une pagaye à la main, s'asseyent deux
à deux dans le fond des canots. Au signal donné par le chef, les canots
se rangent à la file : celui qui tient la tête sert à rompre l'effort de l'eau
lorsqu'on navigue contre le cours du fleuve. A ces expéditions, on mène
des meutes, et l'on porte des lacets, des pièges, des raquettes à neige.
Lorsqu'on est parvenu au rendez-vous, les canots sont tirés à terre et
environnés d'une palissade revêtue de gazon. Le chef divise les Indiens
en compagnies composées d'un même nombre d'individus. Après le
partage des chasseurs, on procède au partage du pays de chasse.
Chaque compagnie bâtit une hutte au centre du lot qui lui est échu.
Le neige est déblayée, des piquets sont enfoncés en terre, et des
écorces de bouleau appuyées contre ces piquets : sur ces écorces, qui
forment les murs de la hutte, s'élèvent d'autres écorces inclinées l'une
vers l'autre; c'est le toit de l'édifice : un trou ménagé dans ce toit
laisse échapper la fumée du foyer. La neige bouche en dehors les
vides de la bâtisse, et lui sert de ravalement ou de crépi. Un brasier
est allumé au milieu de la cabane ; des fourrures couvrent le sol ; les
chiens dorment sur les pieds de leurs maîtres; loin de souffrir du
froid, on étouffe. La fumée remplit tout : les chasseurs, assis ou cou-
chés, tâchent de se placer au-dessous de cette fumée.
On attend que les neiges soient tombées, que le vent du nord-est,
en rassérénant le ciel, ait amené un froid sec, pour commencer la
chasse du castor. Mais, pendant les jours qui précèdent cette nuaison
on s'occupe de quelques chasses intermédiaires, telles que celles des
outres, des renards et des rats musqués.
Les trappes employées contre ces animaux sont des planches plus
ou moins épaisses, plus ou moins larges. On fait un trou dans la neige :
une des extrémités des planches est posée à terre, l'autre extrémité est
élevée sur trois morceaux de bois agencés dans la forme du chiffre 4.
L'amorce s'attache à l'un des jambages de ce chiffre; l'animal qui la
veut saisir s'introduit sous la planche, tire à soi l'appât, abat la trappe,
est écrasé.
Les amorces diffèrent selon les animaux auxquels elles sont desti-
nées : au castoron présente un morceau de bois de tremble, au renard
ft au loup un lambeau de chair, au rat musqué des noix et divers
fruits secs.
On tend les trappes pour les loups à l'entrée des passes, au débou-
ché d'un fourré; pour les renards, au penchant des collines, à quel-
l/,8 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
que distance des garennes; pour le rat musqué, dans les taillis de
frênes; pour les loutres, dans les fossés des prairies et dans les joncs
des étangs.
On visite les trappes le matin : on part de la hutle deux heures
avant le jour.
Les chasseurs marchent sur la neige avec des raquettes : ces
raquettes ont dix-huit pouces de long sur huit de large; de forme
ovale par devant, elles se terminent en pointe par derrière ; la courbe
de l'ellipse est de bois de bouleau, plié et durci au feu. Les cordes
transversales et longitudinales sont faites de lanières de cuir: elles
ont six lignes en tous sens; on les renforce avec des scions d'osier. La
raquette est assujettie aux pieds au moyen de trois bandelettes. Sans
ces machines ingénieuses il seroit impossible de faire un pas l'hiver
dans ces climats ; mais elles blessent et fatiguent d'abord, parce qu'elles
obligent à tourner les genoux en dedans et à écarter les jambes.
Lorsqu'on procède à la visite et à la levée des pièges , dans les
mois de novembre et de décembre, c'est ordinairement au milieu des
tourbillons de neige, de grêle et de vent : on voit à peine à un demi-
pied devant soi. Les chasseurs marchent en silence; mais les chiens,
qui sentent la proie, poussent des hurlements. Il faut toute la sagacité
du sauvage pour retrouver les trappes ensevelies , avec les sentiers,
sous les frimas.
A un jet de pierre des pièges, le chasseur s'arrête , afin d'attendre
le lever du jour ; il demeure debout, immobile au milieu de la tem-
pête, le dos tourné au vent, les doigts enfoncés dans la bouche : à
chaque poil des peaux dont il est enveloppé se forme une aiguille de
givre, et la touffe de cheveux qui couronne sa tête devient un panache
de glace.
A la première lueur du jour, lorsqu'on aperçoit les trappes tombées,
on court aux fins de la bête. Un loup ou un renard, les reins à moitié
cassés, montre aux chasseurs ses dents blanches et sa gueule noire :
les chiens font raison du blessé.
On balaye la nouvelle neige, on relève la machine; on y met une
pâture fraîche, observant de dresser l'embûche sous le vent. Quelque-
fois les pièges sont détendus sans que le gibier y soit resté : cet acci-
dent est l'elTet de la matoiserie des renards; ils attaquent l'amorce en
avan(;ant la patte par le côté de la planche, au lieu de s'engager sous
la trappe ; ils emportent sains et saufs la picorée.
Si la prcmii're levée des pièges a été bonne, les chasseurs retour-
nent triompJKinls à la hutte; le bruit qu'ils font alors est incroyable :
ils racontent les captures de la matinée; ils invoquent les manitous;
VOYVGE EN AMÉRIQUE. I!i9
ils crient sans s'entendre ; ils déraisonnent de joie, et les chiens ne
sont pas muets. De ce premier succès on tire ies présages les plus
heureux pour l'avenir.
Lorsque les neiges ont cessé de tomber, que le soleil brille sur leur
surface durcie, la chasse du castor est proclamée. On fait d'abord au
Grand-Castor une prière solennelle, et on lui présente une offrande de
petun. Chaque Indien s'arme d'une massue pour briser la glace, d'un
filet pour envelopper la proie. Mais quelle que soit la rigueur de
l'hiver, certains petits étangs ne gèlent jamais dans le Haut-Canada :
ce phénomène tient ou à l'abondance de quelques sources chaudes,
ou à l'exposition particulière du sol.
Ces réservoirs d'eau non congélables sont souvent formés par
les castors eux-mêmes, comme je l'ai dit à l'article de l'histoire
naturelle. Voici comment on détruit les paisibles créatures de
Dieu :
On pratique à la chaussée de l'étang oh vivent les castors un trou
assez large pour que l'eau se perde et pour que la ville merveilleuse
de/iieure à sec. Debout sur la chaussée, un assommoir à la main, leurs
chiens derrière eux, les chasseurs sont attentifs : ils voient les habita-
tions se découvrir à mesure que l'eau baisse. Alarmé de cet écoule-
ment rapide, le peuple amphibie, jugeant, sins en connoître la cause,
qu'une brèche s'est faite à la chaussée, s'occupe aussitôt à la fermer.
Tous nagent à l'envi : les uns s'avancent pour examiner la nature du
dommage; les autres abordent au rivage pour chercher des matériaux;
d'autres se rendent aux maisons de campagne pour avertir les citoyens.
Les infortunés sont environnés de toutes parts : à la chaussée la massue
étend roide mort l'ouvrier qui s'efîorçoit de réparer l'avarie ; l'habi-
tant réfugié dans sa maison champêtre n'est pas plus en sûreté : le
chasseur lui jette une poudre qui l'aveugle, et les dogues l'étranglent.
Les cris des vainqueurs font retentir les bois, l'eau s'épuise, et l'on
marche à l'assaut de la cité.
La manière de prendre les castors dans les viviers gelés est diffé-
rente : des percées sont ménagées dans la glace ; emprisonnés sous leur
voûte de cristal, les castors s'empressent de venir respirer à ces ouver-
tures. Les chasseurs ont soin de recouvrir l'endroit brisé avec de la
bourre de roseau ; sans cette précaution, les castors découvriroient
l'embuscade que leur cache la moelle du jonc répandue sur l'eau. Ils
approchent donc du soupirail ; le remole qu'ils font en nageant les
trahit : le chasseur plonge son bras dans l'issue, saisit l'animal par une
patte, le jette sur la glace, où il esl entouré d'un cercle d'assassins,
dogues et hommes. Bientôt attaché à un arbre, un sauvage l'écorche à
150 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
moitié vivant, afin que son poil aille envelopper au delà des mers la
tête d'un habitant de Londres ou de Paris,
L'expédition contre les castors terminée, on revient à la hutte des
chasses, en chantant des hymnes au Grand-Castor, au bruit du tam-
bour et du chichikoué.
L'écorchement se fait en commun. On plante des poteaux : deux
chasseurs se placent à chaque poteau, qui porte deux castors suspen-
dus par les jambes de derrière. Au commandement du chef, on ouvre
le ventre des animaux tués et on les dépouille. S'il se trouve une
femelle parmi les victimes, la consternation est grande ; non-seule-
ment c'est un crime religieux de tuer les femelles du castor, mais
c'est encore un délit politique, une cause de guerre entre les tribus.
Cependant l'amour du gain, la passion des liqueurs fortes, le besoin
d'armes à feu, l'ont emporté sur la force de la superstition et sur le
droit établi ; des femelles en grande quantité ont été traquées, ce qui
produira tôt ou tard l'extinction de leur race.
La chasse finit par un repas composé de la chair des castors. Un
orateur prononce l'éloge des défunts comme s'il n'avoit pas contribué
à leur mort : il raconte tout ce que j'ai rapporté de leurs mœurs-, il
loue leur esprit et leur sagesse : « Vous n'entendrez plus, dit-il, la voix
des chefs qui vous commandoient et que vous aviez choisis entre tous
les guerriers castors pour vous donner des lois. Votre langage, que les
jongleurs savent parfaitement, ne sera plus parlé au fond du lac;
vous ne livrerez plus de batailles aux loutres, vos cruels ennemis.
Non, castors I mais vos peaux serviront à acheter des armes, nous
porterons vos jambons fumés à nos enfants, nous empêcherons nos
chiens de briser vos os, qui sont si durs. »
Tous les discours, toutes les chansons dos Indiens, prouvent qu'ils
s'associent aux animaux, qu'ils leur prêtent un caractère et un langage,
qu'ils les reg.irdont comme des instituteurs, comme des êtres doués
d'une âme intelligente. L'Écriture offre souvent l'instinct des animaux
en exemple à l'homme.
La chasse de l'ours est la chasse la plus renommée chez les sau-
vages. Kilo commence par de longs jeûnes, des purgations sacrées et
des festins, elle a lieu en hiver. Les chasseurs suivent des chemins
affreux, le long des lacs, entre des montagnes dont les précipices sont
cacliés dans la neige. Dans les défilés dangereux, ils offrent le sacrifice
n'-piiié le phis puissant auprès du génie du désert : ils suspendent un
cliien vivant aux l)ranches d'un arbre, et l'y laissent moin-ir enragé.
Des huiles élevées chaque soir à la hâte ne donnent qu'un mauvais
abri : on y est glacé d'un côté et brûlé de l'autre; pour se défendre
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 151
contre la fumée, on n'a d'autre ressource que de se coucher sur le
ventre, le visage enseveli dans des peaux. Les chiens affamés hurlent,
passent et repassent sur le corps de leurs maîtres : lorsque ceux-ci
croient aller prendre un chétif repas, le dogue, plus alerte, l'engloutit.
Après des fatigues inouïes, on arrive à des plaines couvertes de
forêts de pins, retraite des ours. Les fatigues et les périls sont oubliés ;
l'action commence.
Les chasseurs se divisent et embrassent, en se plaçant à quelque
distance les uns des autres, un grand espace circulaire. Rendus aux
différents points du cercle, ils marchent, à l'heure fixée, sur un rayon
qui tend au centre, examinant avec soin sur ce rayon les vieux arbres
qui recèlent les ours : l'animal se trahit par la marque que son haleine
laisse dans la neige.
Aussitôt que l'Indien a découvert les traces qu'il cherche, il appelle
ses compagnons, grimpe sur le pin, et, à dix ou douze pieds de terre,
trouve l'ouverture par laquelle le solitaire s'est retiré dans sa cellule :
si l'ours est endormi, on lui fend la tête ; deux autres chasseurs, mon-
tant à leur tour sur l'arbre, aident le premier à retirer le mort de sa
niche et à le précipiter.
Le guerrier explorateur et vainqueur se hâte alors de descendre :
il allume sa pipe, la met dans la gueule de l'ours, et soufflant dans le
fourneau du calumet, remplit de fumée le gosier du quadrupède. Il
adresse ensuite des paroles à l'âme du trépassé ; il le prie de lui par-
donner sa mort, de ne point lui être contraire dans les chasses qu'il
pourroit entreprendre. Après cette harangue, il coupe le filet de la
langue de l'ours, pour le brûler au village, afin de découvrir, par la
manière dont il pétillera dans la flamme, si l'esprit de l'ours est ou
n'est pas apaisé.
L'ours n'est pas toujours renfermé dans le tronc d'un pin; il habite
souvent un tanière dont il a bouché l'entrée. Cet ermite est quelque-
fois si replet, qu'il peut à peine marcher, quoiqu'il ait vécu une partie
de l'hiver sans nourriture.
Les guerriers partis des différents points du cercle, et dirigés vers le
centre, s'y rencontrent enfin, apportant, traînant ou chassant leur
proie : on voit quelquefois arriver ainsi de jeunes sauvages qui pous-
sent devant eux, avec une baguette, un gros ours trottant pesamment
sur la neige. Quand ils sont las de ce jeu, ils enfoncent un couteau
dans le cœur du pauvre animal.
La chasse de l'ours, comme toutes les autres chasses, finit par un
repas sacré. L'usage est de faire rôtir un ours tout entier et de le ser-
vir aux oonvives, assis en rond sur la neige, à l'abri des pins, dont les
132 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
branches étagées sont aussi coiivorles de neige. La tête de la victime,
peinte de rouge et de bleu, est exposée au haut d'un poteau. Des ora-
teurs lui adressent la parole ; il prodiguent les louanges au mort, tandis
qu'ils dévorent ses membres, « Comme tu montois au haut des arbres!
quelle force dans tes étreintes ! quelle constance dans tes entreprises!
quelle sobriété dans tes jeûnes! Guerrier à l'épaisse fourrure, au prin-
temps les jeunes ourses brûloient d'amour pour toi. Maintenant tu n'es
plus ; mais ta dépouille fait encore les délices de ceux qui la possè-
dent. »
On voit souvent assis pêle-mêle avec les sauvages à ces festins des
dogues, des ours et des loutres apprivoisés.
Les Indiens prennent pendant cette chasse des engagements qu'ils
ont de la peine à remplir. Ils jurent, par exemple, de ne point manger
avant d'avoir porté la patte du premier ours qu'ils tueront à leur mère
ou à leur femme, et quelquefois leur mère et leur femme sont à trois
ou quatre cents milles de la forêt où ils ont assommé la bête. Dans ces
cas on consulte le jongleur, lequel, au moyen d'un présent, accommode
l'affaire. Les imprudents faiseurs de vœux en sont quittes pour brûler
en l'honneur du Grand-Lièvre la partie de l'animal qu'ils avoicnt
dévouée à leurs parents.
La chasse de l'ours finit vers la fin de février, et c'est à cette époque
que commence celle do l'orignal. On trouve de grandes troupes de ces
animaux dans les jeunes semis de sapins.
Pour les prendre, on enferme un terrain considérable dans deux
triangles de grandeur inégale, et formés de pieux hauts et serrés. Ces
deux triangles se communiquent par un de leurs angles, à l'issue
duquel on tend des lacets. La base du plus grand triangle reste ouverte,
et les guerriers s'y rangent sur une seule ligne. Bientôt ils s'avancent
poussant de grands cris, frappant sur une espèce de tambour. Les
orignaux prennent la fuite dans renclos cerné par les pieux. Ils cher-
chent en vain un passage, arrivent au détroit fatal, et demeurent
embarrassés dans les filets. Ceux qui les franchissent se précipitent
dans le petit triangle, où ils sont aisément percés de Oèches.
La chasse du bison a lieu pendant l'été, dans les savanes qui bordent
le Missouri ou ses affluents. Les Indiens, battant la plaine, poussent
les troupeaux vers le courant d'eau. 0"''^'iJ i's refusent de fuir, on
embrase les herbes, et les bisons se trouvent resserrés entre l'incendie
et le fleuve. Quelques milliers de ces pesants animaux mugissant à
la fois, traversant la naimnc ou l'onde, tombant atteints par la balle
ou pcrcOs par ré|)icu, offrent un spectacle étonnant.
Les sauvages emploient cncûre d'autres moyens d'atlaquc contre les
VOYAGE EN AMERIQUE. 153
bisons : tantôt ils se déguisent en loups, afin de les approcher ; tantôt
ils attirent les vaches , en imitant le mugissement du taureau. Aux
derniers jours de l'automne, lorsque les rivières sont à peine gelées,
deux ou trois tribus réunies dirigent les troupeaux vers ces rivières.
Un Sioux, revêtu de la peau d'un bison, franchit le fleuve sur la glace
mince; les bisons trompés le suivent, le pont fragile se rompt sous
le lourd bétail, que l'on massacre au milieu des débris flottants. Dans
ces occasions les chasseurs emploient la flèche : le coup muet de cette
arme n'épouvante point le gibier, et le trait est repris par l'archer
quand l'animal est abattu. Le mousquet n'a pas cet avantage : il y a
perte et bruit dans l'usage du plomb et de la poudre.
On a soin de prendre les bisons sous le vent, parce qu'ils .flairent
l'homme à une grande distance. Le taureau blessé revient sur le coup;
il défend la génisse, et meurt souvent pour elle.
Les Sioux errant dans les savanes, sur la rive droite du Mississipi,
depuis les sources de ce fleuve jusqu'au saut Saint-Antoine, élèvent
des chevaux de race espagnole, avec lesquels ils lancent les bisons.
Ils ont quelquefois de singuliers compagnons dans cette chasse : ce
sont les loups. Ceux-ci se mettent à la suite des Indiens afin de profiter
de leurs restes, et dans la mêlée ils emportent les veaux égarés.
Souvent aussi ces loups chassent pour leur propre compte. Trois
d'entre eux amusent une vache par leurs folàtreries : tandis que,
naïvement attentive, elle regarde les jeux de ces traîtres, un loup tapi
dans l'herbe la saisit aux mamelles ; elle tourne la tête pour s'en
débarrasser, et les trois complices du brigand lui sautent à la gorge.
Sur le théâtre de cette chasse s'exécute, quelques mois après, une
chasse non moins cruelle, mais plus paisible, celle des colombes : on
les prend la nuit au flambeau, sur les arbres isolés où elles se repo-
sent pendant leur migration du nord au midi.
Le retour des guerriers au printemps, quand la chasse a été bonne,
est une grande fête. On revient chercher les canots ; on les radoube
avec de la graisse d'ours et de la résine de térébinthe ; les pelleteries,
les viandes fumées, les bagages sont embarqués, et l'on s'abandonne
au cours des rivières, dont les rapides et les cataractes ont disparu
sous la crue des eaux.
En approchant des villages, un Indien, mis à terre, court avertir la
nation. Les femmes, les enfants, les vieillards, les guerriers restés
aux cabanes, se rendent au fleuve. Ils saluent la flotte par un cri,
auquel la flotte répond par un autre cri. Les pirogues rompent leur
file, se rangent bord à bord et présentent la proue. Les chasseurs sau-
tent sur la rive, et rentrent aux villages dans l'ordre observé au départ.
\ôk VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Chaque Indien chante sa propre louange : « Il faut être homme pour
attaquer les ours comme je l'ai fait ; il faut être homme pour apporter
de telles fourrures et des vivres en si grande abondance. » Les tribus
applaudissent. Les femmes suivent portant le produit de la chasse.
On partage les peaux et les viandes sur la place publique; on
allume le feu du retour; on y jette les filets de langues d'ours : s'ils
sont charnus et pétillent bien , c'est l'augure le plus favorable; s'ils
sont secs et brûlent sans bruit, la nation est menacée de quelque
malheur.
Après la danse du calumet, on sert le dernier repas de la chasse : il
consiste en un ours amené vivant de la forêt : on le met cuire tout
entier ayec la peau et les entrailles dans une énorme chaudière. 11 ne
faut rien laisser de l'animal, ne point briser ses os, coutume judaïque;
il faut boire jusqu'à la dernière goutte de l'eau dans laquelle il a
bouilli : le sauvage dont l'estomac repousse l'aliment appelle à son
secours ses compagnons. Ce repas dure huit ou dix heures : les fes-
toyants en sortent dans un état affreux ; quelques-uns payent de leur
vie l'horrible plaisir que la superstition impose. Un sachem clôt la
cérémonie :
u Guerriers, le Grand-Lièvre a regardé nos flèches; vous avez
montré la sagesse du castor, la prudence de l'ours, la force du bison,
la vitesse de l'orignal. Retirez-vous, et passez la lune de feu à la pêche
et aux jeux. » Ce discours se termine par un oah! cri religieux, trois
fois répété.
Les bêtes qui fournissent la pelleterie aux sauvages sont : le blai-
reau, le renard gris, jaune et rouge, le pécan, le gopher, le racoon ,
le lièvre gris et blanc, le castor, l'hermine, la martre, le rat musqué,
le chat-tigre ou carcajou, la loutre, le loup-cervier, la bête puante,
l'écureuil noir, gris et rayé, l'ours, et le loup de plusieurs espèces.
Les peaux à tanner se tirent de l'orignal , de l'élan , de la brebis de
montagne, du chevreuil, du daim, du cerf et du bison.
LA GUERRE.
Chez les sauvages tout porte les armes, hommes, femmes et enfants;
mais le corps des combattants se compose en général du cinquième
di- la iiihii.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 155
Quinze ans est l'âge légal du service militaire. La guerre est la
grande affaire des sauvages et tout le fond de leur politique; elle a
quelque chose de plus légitime que la guerre chez les peuples civi-
lisés, parce qu'elle est presque toujours déclarée pour l'existence
même du peuple qui l'entreprend : il s'agit de conserver des pays de
chasse ou des terrains propres à la culture. Mais, par la raison même
que l'Indien ne s'applique que pour vivre à l'art qui lui donne la
mort, il en résulte des fureurs implacables entre les tribus : c'est la
nourriture de la famille qu'on se dispute. Les haines deviennent indi-
viduelles : comme les armées sont peu nombreuses, comme chaque
ennemi connoît le nom et le visaje de son ennemi , on se bat encore
avec acharnement par des antipathies de caractère et par des res-
sentiments particuliers ; ces enfants du même désert portent dans
leurs querelles étrangères quelque chose de l'animosité des troubles
civils.
A cette première et générale cause de guerre parmi les sauvages
viennent se mêler d'autres raisons de prises d'armes , tirées de quel-
que motif superstitieux, de quelques dissensions domestiques, de
quelque intérêt né du commerce des Européens. Ainsi , tuer des
femelles de castor étoit devenu chez les hordes du nord de l'Amé-
rique un sujet légitime de guerre.
La guerre se dénonce d'une manière extraordinaire et terrible.
Quatre guerriers, peints en noir de la tête aux pieds, se glissent dans
les plus profondes ténèbres chez le peuple menacé : parvenus aux
portes des cabanes, ils jettent au foyer de ces cabanes un casse-tête
peint en rouge, sur le pied duquel sont marqués, par des signes
connus des sachems, les motifs des hostilités : les premiers Romains
lançoient une javeline sur le territoire ennemi. Ces hérauts d'armes
indiens disparoissent aussitôt dans la nuit comme des fantômes,
en poussant le fameux cri ou woop de guerre. On le forme en
appuyant une main sur la bouche et frappant les lèvres, de manière à
ce que le son échappé en tremblotant, tantôt plus sourd, tantôt plus
aigu , se termine par une espèce de rugissement dont il est impossible
de se faire une idée.
La guerre dénoncée, si l'ennemi est trop foible pour la soutenir, il
fuit ; s'il se sent fort, il l'accepte : commencent aussitôt les préparatifs
et les cérémonies d'usage.
Un grand feu est allumé sur la place publique, et la chaudière de
la guerre placée sur le bûcher : c'est la marmite du janissaire. Chaque
combattant y jette quelque chose de ce qui lui appartient. On plante
aussi deux poteaux où l'on suspend des flèches, des casse-têtes et des
156 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
plumes, le tout peint en rouge. Les poteaux sont placés au septen-
trion, à l'orient, au midi ou à l'occident de la place publique, selon le
çoint géographique d'où la bataille doit venir.
Cela fait, on présente aux guerriers la médecine de la guerre,
•omitif violent, délayé dans deux pintes d'eau qu'il faut avaler d'un
rait. Les jeunes gens se dispersent aux environs, mais sans trop
{'écarter. Le chef qui doit les commander, après s'être frotté le cou et
le visage de graisse d'ours et de charbon pilé, se retire à l'étuve, où il
passe deux jours entiers à suer, à jeûner et à observer ses songes.
Pendant ces deux jours, il est défendu aux femmes d'approcher des
guerriers; mais elles peuvent parler au chef de l'expédition, qu'elles
visitent, afin d'obtenir de lui une part du butin fait sur l'ennemi , car
les sauvages ne doutent jamais du succès de leurs entreprises.
Ces femmes portent différents présents qu'elles déposent aux i)ieds
du chef. Celui-ci note avec des graines ou des coquillages les prières
particulières : une sœur réclame un prisonnier pour lui tenir lieu
d'un frère mort dans les combats; une matrone exige des chevelures
pour se consoler de la perte de ses parents ; une veuve requiert un
captif pour mari, ou une veuve étrangère pour esclave; une mère
demande un orphelin pour remplacer l'enfant qu'elle a perdu.
Les deux jours de retraite écoulés , les jeunes guerriers se rendent
à leur tour auprès du chef de guerre : ils lui déclarent leur dessein
de prendre part à l'expédition ; car, bien que le conseil ait résolu la
guerre, cette résolution ne lie personne, l'engagement est purement
volontaire.
Tous les guerriers se barbouillent de noir et de rouge de la manière
la plus capable, selon eux, d'épouvanter l'ennemi. Ceux-ci se font des
barres longitudinales ou transversales sur les joues; ceux-là, des
marques rondes ou triangulaires ; d'autres y tracent des figures de
serpents. La poitrine découverte et les bras nus d'un guerrier offrent
l'histoire de ses exploits : des chiffres particuliers expriment le
nombre de chevelures qu'il a enlevées, les combats où il s'est trouvé,
les dangers qu'il a courus. Ces hiéroglyphes , imprimés dans la peau
en points bleus, restent ineffaçables : ce sont des piqûres fines,
brûlées avec de la gomme de pin.
Les combattants, entièrement nus ou vêtus d'une tunique sans
manches, ornent de plumes la seule touffe de cheveux qu'ils conser-
vent sur le sommet de la tête. A leur ceinture de cuir est passé le
couteau pour découper le crâne ; le casse-tête pend à la même cein-
ture: dans la main droite ils tiennent l'arc ou la carabine; sur l'épaule
gauche ils partent le carcjiiois garni dr. Ilèclies, ou la corne roniplio
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 157
de poudre et de balles. Les Cimbres , les Teutons et les Francs
essayoient ainsi de se rendre formidables aux yeux des Romains.
Le chef de guerre sort de l'étuve , un collier de porcelaine rouge à
la main , et adresse un discours à ses frères d'armes : « Le Grand-
Esprit ouvre ma bouche. Le sang de nos proches tués dans la dernière
guerre n'a point été essuyé; leurs corps n'ont point été recouverts:
il faut aller les garantir des mouches. Je suis résolu de marcher par
le sentier de la guerre; j'ai vu des ours dans mes songes; les bons
manitous m'ont promis de m'assister, et les mauvais ne me seront pas
contraires : j'irai donc manger les ennemis, boire leur sang, faire des
prisonniers. Si je péris, ou si quelques-uns de ceux qui consentent à
me suivre perdent la vie , nos âmes seront reçues dans la contrée des
esprits; nos corps ne resteront pas couchés dans la poussière ou dans
la boue, car ce collier rouge appartiendra à celui qui couvrira les
morts. »
Le chef jette le collier à terre; les guerriers les plus renommés se
précipitent pour le ramasser : ceux qui n'ont point encore combattu,
ou qui n'ont qu'une gloire commune , n'osent disputer le collier. Le
guerrier qui le relève devient le lieutenant général du chef; il le rem-
place dans le commandement si ce chef périt dans l'expédition.
Le guerrier possesseur du collier fait un discours. On apporte de
l'eau chaude dans un vase. Les jeunes gens lavent le chef de guerre
et lui enlèvent la couleur noire dont il est couvert; ensuite ils lui
peignent les joues, le front, la poitrine, avec des craies et des argiles
de différentes teintes, et le revêtent de sa plus belle robe.
Pendant cette ovation , le chef chante à demi-voix cette fameuse
chanson de mort que l'on entonne lorsqu'on va subir le supplice
du feu :
« Je suis brave, je suis intrépide, je ne crains point la mort; je
me ris des tourments; qu'ils sont lâches ceux qui les redoutent!
des femmes , moins que des femmes ! Que la rage suffoque mes
ennemis! puissé-je les dévorer et boire leur sang jusqu'à la dernière
goutte! »
Quand le chef a achevé la chanson de mort, son lieutenant général
commence la chanson de guerre :
(( Je combattrai pour la patrie; j'enlèverai des chevelures ; je boirai
dans le crâne de mes ennemis, etc. »
Chaque guerrier, selon son caractère, ajoute à sa chanson des
détails plus ou moins atroces. Les uns disent : « Je couperai les doigts
de mes ennemis avec les dents ; je leur brûlerai les pieds et ensuite
les jambes. » Les autres disent : a Je laisserai les vers se mettre dans
158 VOYAGE EN AMERIQUE.
leurs plaies; je leur enlèverai la peau du crâne; je leur arracherai le
cœur, et je le leur enfoncerai dans la bouche. »
Ces infernales chansons n'étoient guère hurlées que par les hordes
septentrionales. Les tribus du midi se contentoient d'étouffer les pri-
sonniers dans la fumée.
Le guerrier, ayant répété sa chanson de guerre, redit sa chanson de
famille : elle consiste dans l'éloge des aïeux. Les jeunes gens qui vont
au combat pour la première fois gardent le silence.
Ces premières cérémonies achevées, le chef se rend au conseil des
sachems, qui sont assis en rond, une pipe rouge à la bouche : il leur
demande s'ils persistent à vouloir lever la hache. La délibération
recommence, et presque toujours la première résolution est confirmée.
Le chef de guerre revient sur la place publique, annonce aux jeunes
gens la décision des vieillards, et les jeunes gens y répondent par
un cri.
On délie le chien sacré qui étoit attaché à un poteau; on l'offre à
Areskoui, dieu de la guerre. Chez les nations canadiennes, on égorge
ce chien, et, après l'avoir fait bouillir dans une chaudière, on le sert
aux hommes rassemblés. Aucune femme ne peut assister à ce festin
mystérieux. A la fin du repas, le chef déclare qu'il se mettra en marche
tel jour, au lever ou au coucher du soleil.
L'indolence naturelle des sauvages est tout à coup remplacée par
une activité extraordinaire; la gaieté et l'ardeur martiale des jeunes
gens se communiquent à la nation. Il s'établit des espèces d'ateliers
pour la fabrique des traîneaux et des canots.
Les traîneaux employés au transport des bagages, des malades et
des blessés, sont faits de deux planches fort minces, d'un pied et demi
de long sur sept pouces de large, relevés sur le devant. Ils ont des
rebords où s'attachent des courroies pour fixer les fardeaux. Les sau-
vages tirent ce char sans roues à l'aide d'une double bande de cuir,
appelée mctump, qu'ils se passent sur la poitrine, et dont les bouts
sont liés à l'avant-train du traîneau.
Les canots sont de deux espèces, les uns plus grands, les autres :
plus petits. On les construit de la manière suivante :
Des pièces courbes s'unissent par leur extrémité, de façon à form er
une ellipse d'environ huit pieds et demi dans le court diamètre, de
vingt dans le diamètre long. Sur ces maîtresses pièces on attache d es
côtes minjccs de bois de cèdre rouge ; ces côtes sont renforcées par u n
treillage d'osier. On recouvre ce squelette du canot derécorce enlevée
pendant l'hiver, aux ormes et aux bouleaux, en jetant de l'eau bouil-
lante sur le tronc de ces arbres. On assemble ces écorces avec des
VOYAGE E.N AMÉRIQUE. 159
racines de sapin extrêmement souples, et qui sèchent difficilement. La
couture est enduite en dedans et en dehors d'une résine dont les sau-
vages gardent le secret. Lorsque le canot est fini et qu'il est garni de
ses pagayes d'érable, il ressemble assez à une araignée d'eau, élégant
et léger insecte qui marche avec rapidité sur la surface des lacs et des
fleuves.
Un combattant doit porter avec lui dix livi'es de maïs ou d'autres
grains, sa natte, son manitou et son sac de médecine.
Le jour qui précède celui du départ, et qu'on appelle le jour des
adieux, est consacré à une cérémonie touchante, chez les nations des
langues huronne et algonquine. Les guerriers, qui jusque alors ont
campé sur la place publique ou sur une espèce de Champ de Mars, se
dispersent dans les villages, et vont faire leurs adieux de cabane en
cabane. On les reçoit avec des marques du plus tendre intérêt ; on veut
avoir quelque chose qui leur ait appartenu ; on leur ôle leur manteau
pour leur en donner un meilleur; on échange avec eux un calumet :
ils sont obligés de manger ou de vider une coupe. Chaque hutte a
pour eux un vœu particulier, et il faut qu'ils répondent par un souhait
semblable à leurs hôtes.
Lorsque le guerrier fait ses adieux à sa propre cabane, il s'arrête,
debout, sur le seuil de la porte. S'il a une mère, cette mère s'avance
la première : il lui baise les yeux, la bouche et les mamelles. Ses
sœurs viennent ensuite, et il leur touche le front : sa femme se pros-
terne devant lui; il la recommande aux bons génies. De tous ses
enfants, on ne lui présente que ses fils ; il étend sur eux sa hache ou
son casse-tête sans prononcer un mot. Enfin, son père paroît le der-
nier. Le sachem, après lui avoir frappé l'épaule, lui fait un discours
pour l'inviter à honorer ses aïeux; il lui dit : «Je suis derrière toi
comme tu es derrière ton fils : si on vient à moi, on fera du bouillon
de ma chair en insultant ta mémoire. »
Le lendemain du jour des adieux est le jour même du départ. A la
première blancheur de l'aube, le chef de guerre sort de sa hutte et
pousse le cri de mort. Si le moindre nuage a obscurci le ciel, si un
songe funeste est survenu, si quelque oiseau ou quelque animal de
uiauvais augure a été vu, le jour du départ est différé. Le camp, réveillé
;)ar le cri de mort, se lève et s'arme.
Les chefs des tribus haussent les étendards formés de morceaux
d'écorce ronds, attachés au bout d'un long dard, et sur lesquels se
voient, grossièrement dessinés, des manitous, une tortue, un ours, un
castor, etc. Les chefs des tribus sont des espètes de maréchaux de camp,
sous le commandement du général et de son lieutenant. 11 y a, de plus.
100 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
des capitaines non reconnus par le gros de l'armée : ce sont des parti-
sans que suivent les aventuriers.
Le recejisement ou le dénombrement de l'armée s'opère : chaque
guerrier donne au chef, en passant devant lui, un petit morceau de
bois marqué d'un sceau particulier. Jusqu'au moment de la remise de
leur symbole, les guerriers se peuvent retirer de l'expédition ; mais,
après cet engagement, quiconque recule est déclaré infâme.
Bientôt arrive le prêtre suprême, suivi du collège des jongleurs ou
médecins. Ils apportent des corbeilles de jonc en forme d'entonnoir,
des sacs de peau remplis de racines et de plantes. Les guerriers s'as-
seyent à terre, les jambes croisées, formant un cercle; les prêtres se
tiennent debout au milieu.
Le grand jongleur appelle les combattants par leurs noms : le guer-
rier appelé se lève et donne son manitou au jongleur, qui le met dans
une des corbeilles de jonc, en chantant ces mots algonquins : Ajouli-
oyah-alluya !
Les manitous varient à l'infini, parce qu'ils représentent les caprices
et les songes des sauvages : ce sont des peaux de souris rembourrées
avec du foin ou du coton, de petits cailloux blancs, des oiseaux em-
paillés , des dents de quadrupèdes ou de poissons , des morceaux
d'étoffe rouge, des branches d'arbre, des verroteries, ou quelques
parures européennes, enfin toutes les formes que les bons génies sont
censés avoir prises pour se manifester aux possesseurs de ces mani-
tous : heureux du moins de se rassurer à si peu de frais, et de se
croire sous un fétu à l'abri des coups de la fortune ! Sous le régime
féodal on prenait acte d'un droit acquis par le don d'une baguette,
d'une paille, d'un anneau, d'un couteau, etc.
Les manitous, distribués en trois corbeilles, sont confiés à la garde
du chef de guerre et des chefs de tribu.
De la collection des manitous, on passe à la bénédiction des plantes
médicinales et des instruments de la chirurgie. Le grand jongleur les
tire tour à tour du fond d'un sac de cuir ou de poil de bufllc; il les
dépose à terre, danse alentour avec les autres jongleurs, se frappe les
cuisses, se démonte le visage, hurle et prononce des mots inconnus.
11 finit par déclarer qu'il a communiqué aux simples une vertu surna-
turelle, et qu'il a la puissance de rendre à la vicies guerriers expires.
11 s'ouvre les lèvres avec les dents, applique une poudre sur la bles-
sure dont il a sucé le sang avec adresse, et paroît subitement guéri.
QueUpiefuis ou lui présente un chien réputé mort; mais, à l'application
d'un instrument, le chien se relève sur ses pattes, l't l'on crie au
miracle. Ce sont pourtant des hommes intrépides qm se laissent
VOYAGE E.N AMÉRIQUE. 161
enchanter par des prestiges aussi grossiers. Le sauvage n'aperçoit dans
les jongleries de ses prêtres que l'intervention du Grand-Esprit ; il ne
rougit point d'invoquer à son aide celui qui a fait la plaie et qui
peut la guérir.
Cependant les femmes ont préparé le festin du départ; ce dernier
repas est composé de chair de chien comme le premier. Avant de tou-
cher an mets sacré, le chef s'adresse à l'assemblée :
«MES FRÈnES,
« Je ne suis pas encore un homme, je le sais, cependant on n'ignore
pas que j'ai vu quelquefois l'ennemi. Nous avons été tués dans la der-
nière guerre ; les os de nos compagnons n'ont point été garantis des
mouches ; il les faut aller couvrir. Comment avons-nous pu rester si
longtemps sur nos nattes? Le manitou de mon courage m'ordonne de
venger l'homme. Jeunesse, ayez du cœur. »
Le chef entonne la chanson du manitou des combats'; les jeunes
gens en répètent le refrain. Après le cantique, le chef se retire au som-
met d'une éminence, se couche sur une peau, tenant à la main un
calumet rouge dont le fourneau est tourné du côté du pays ennemi.
On exécute les danses et les pantomimes de la guerre. La première
s'appelle la danse de la découverte.
Un Indien s'avance seul et à pas lents au milieu des spectateurs ; il
représente le départ des guerriers : on le voit marcher, et puis camper
au déclin du jour. L'ennemi est découvert; on se traîne sur les mains
pour arriver jusqu'à lui : attaque, mêlée, prise de l'un, mort de
l'autre, retraite précipitée ou tranquille, retour douloureux ou triom-
phant.
Le guerrier qui exécute cette pantomine y met fin par un chant en
son honneur et à la gloire do sa famille.
« Il y a vingt neiges que je fis douze prisonniers ; il y a dix neiges
que je sauvai le chef. Mes ancêtres étoient braves et fameux. Mou
grand-père étoit la sagesse de la tribu et le rugissement de la bataille;
mon père étoit un pin dans sa force. Ma trisaïeule fut mère de cinq
guerriers ; ma grand'mère valoit seule un conseil de sachems ; ma
mère fait de la sagamité excellente. Moi je suis plus fort, plus sage
que tous mes aïeux. » C'est la chanson de Sparte : Nous avons été jadis
jeunes, vaillants et hardis.
Après ce guerrier, les autres se lèvent et chantent pareillement
t . Voyez Les Natchez.
VI. îl
162 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
leurs hauts faits ; plus ils se vantent, plus on les félicite : rien n'est
noble, rien n'est beau comme eux; ils ont toutes les qualités et toutes
les vertus. Celui qui se disoit au-dessus de tout le monde applaudit à
celui qui déclare le surpasser en mérite. Les Spartiates avoient enco re
cette coutume : ils pensoient que l'homme qui se donne en public d es
louanges prend un engagement de les mériter.
Peu à peu tous les guerriers quittent leur place pour se mêler aux
danses; on exécute des marches au bruit du tambourin, du fifre et du
chichikoué. Le mouvement augmente; on imite les travaux d'un siège,
l'attaque d'une palissade : les uns sautent comme pour franchir un
fossé, les autres semblent se jeter à la nage ; d'autres présentent la
main à leurs compagnons pour les aider à monter à l'assaut. Les
casse-têtes retentissent contre les casse-têtes ; le chichikoué précipite
la marche; les guerriers tirent leurs poignards; ils commencent à
tourner sur eux-mêmes, d'abord lentement, ensuite plus vite, et bientôt
avec une telle rapidité, qu'ils disparoissent dans le cercle qu'ils décri-
vent : d'horribles cris percent la voûte du ciel. Le poignard que ces
hommes féroces se portent à la gorge avec une adresse qui fait fré-
mir, leur visage noir ou bariolé, leurs habits fantastiques, leurs
longs hurlements, tout ce tableau d'une guerre sauvage inspire la
terreur.
Épuisés, haletants, couverts de sueur, les acteurs terminent la
danse, et l'on passe à l'épreuve des jeunes gens. On les insulte, on
leur fait des reproches outrageants, on répand des cendres brûlantes
sur leurs cheveux, on les frappe avec des fouets, on leur jette des
tisons à la tête ; il leur faut supporter ces traitements avec la plus
parfaite insensibilité. Celui qui laisseroit échapper le moindre signe
d'impatience seroit déclaré indigne de lever la hache.
Le troisième et dernier banquet du chien sacré couronne ces
diverses cérémonies : il ne doit durer qu'une demi-heure. Les guer-
riers mangent en silence; le chef les préside; bientôt il quitte le
festin. A ce signal les convives courent aux bagages, et prennent les
armes. Les parents et les amis les environnent sans prononcer une
parole ; la mère suit des regards son fils occupé à charger les paquets
sur les traîneaux; on voit couler des larmes muettes. Des familles
sont assises à terre; quelques-unes se tiennent debout; toutes sont
attentives aux occupations du départ; on lit, écrite sur tous les fronts,
cette même question faite antérieurement par diverses tendresses:
« Si je n'allois plus le revoir! »
Enfiu le chef de guerre sort, complètement armé, de sa cabane. La
troupe se forme dans l'ordre militaire : le grand jongleur, portant les
VOYAGE EN AMERIQUE. 163
manitous, paroît à la tête; le chef de guerre marche derrière lui; vient
ensuite le porte-élendard de la première tribu , levant en l'air son
enseigne; les hommes de cette tribu suivent leur symbole. Les autres
tribus défilent après la première, et tirent les traîneaux chargés des
chaudières, des nattes et des sacs de maïs ; des guerriers portent sur
leurs épaules, quatre à quatre ou huit à huit, les petits et les grands
canots : les filles peintes ou les courtisanes, avec leurs enfants, accom-
pagnent l'armée. Elles sont aussi attelées aux traîneaux ; mais au lieu
d'avoir le metump passé par la poitrine, elles l'ont appliqué sur le
front. Le lieutenant général marche seul sur le flanc de la colonne.
Le chef de guerre, après quelques pas faits sur la route, arrête les
guerriers et leur dit :
« Bannissons la tristesse : quand on va mourir on doit être content.
Soyez dociles à mes ordres. Celui qui se distinguera recevra beaucoup
de petun. Je donne ma natte à porter à..., puissant guerrier. Si moi
et mon lieutenant nous sommes mis dans la chaudière, ce sera... qui
vous conduira. Allons! frappez-vous les cuisses et hurlez trois fois. »
Le chef remet alors son sac de maïs et sa natte au guerrier qu'il a
désigné, ce qui donne à celui-ci le droit de commander la troupe si le
chef et son lieutenant périssent.
La marche recommence : l'armée est ordinairement accompagnée
de tous les habitants des villages jusqu'au fleuve ou au lac où l'on
doit lancer les canots. Alors se renouvelle la scène des adieux : les
guerriers se dépouillent et partagent leurs vêtements entre les membres
de leur famille. 11 est permis, dans ce dernier moment, d'exprimer '
tout haut sa douleur : chaque combattant est entouré de ses parents
qui lui prodiguent des caresses, le pressent dans leurs bras, l'appellent
par les plus doux noms qui soient entre les hommes. Avant de se
quitter, peut-être pour jamais, on se pardonne les torts qu'on a pu
avoir réciproquement. Ceux qui restent prient les manitous d'abréger
la longueur de l'absence, ceux qui partent invitent la rosée à descendre
sur la hutte natale; ils n'oublient pas même dans leurs souhaits de
bonheur les animaux domestiques hôtes du foyer paternel. Les canots
sont lancés sur le fleuve; on s'y embarque, et la flotte s'éloigne.
Les femmes , demeurées au rivage, font de loin les derniers signes
de l'amitié à leurs époux, à leurs pères et à leurs fils.
Pour se rendre au pays ennemi, on ne suit pas toujours la route
directe; on prend quelquefois le chemin le plus long, comme le plus
sûr. La marche est réglée par le jongleur, d'après les bons ou les
mauvais présages : s'il a observé un chat-huant, on s'arrête. La flotte
entre dans une crique; on descend à terre, on dresse une palissade;
lu/i VOYAGE EN AMÉRIQUE.
après quoi, les feux étant allumés, on fait bouillir les chaudières. Le
souper fini, le camp est mis sous la garde des esprits. Le chef recom-
mande aux guerriers de tenir auprès d'eux leur casse-tête et de ne
pas ronfler trop fort. On suspend aux palissades les manitous, c'est-
à-dire les souris empaillées, les petits cailloux blancs, les brins de
paille, les morceaux d'étoffe rouge, et le jongleur commence la
prière :
« Manitous, soyez vigilants : ouvrez les yeux et les oreilles. Si les
guerriers étoient surpris, cela tourneroit à votre déshonneur. Com-
ment! diroient les sachems, les manitous de notre nation se sont laissé
battre par les manitous de l'ennemi! Vous sentez combien cela seroit
honteux ; personne ne vous donneroit à manger ; les guerriers rêve-
roient pour obtenir d'autres esprits plus puissants que vous. Il est de
votre intérêt de faire bonne garde; si on enlevoit notre chevelure pen-
dant notre sommeil, ce ne seroit pas nous qui serions blâmables, mais
vous qui auriez tort. »
Après cette admonition aux manitous, chacun se retire dans la plus
parfaite sécurité, convaincu qu'il n'a pas la moindre chose à craindre.
Des Européens qui ont fait la guerre avec les sauvages, étonnés de
cette étrange confiance, demandoient à leurs compagnons de natte s'ils
n'étoient jamais surpris dans leurs campements : « Très-souvent, »
répondoient ceux-ci. a Ne feriez-vous pas mieux, dans ce cas, disoient
les étrangers, de poser des sentinelles? » — « Gela seroit fort bien, »
répondoit le sauvage en se tournant pour dormir. L'Indien se fait une
vertu de son imprévoyance et de sa paresse, en se mettant sous la
seule protection du ciel.
Il n'a point d'heure fixe pour le repos ou pour le mouvement : que
le jongleur s'écrie à minuit qu'il a vu une araignée sur une feuille de
saule, il faut partir.
Quand on se trouve dans un pays abondant en gibier, la troupe se
disperse ; les bagages et ceux qui les portent restent à la merci du
premier parti hostile; mais deux heures avant le coucher du soleil
tous les chasseurs reviennent au camp avec une justesse et une préci-
sion dont les Indiens sont seuls capables.
Si l'on toml)e dans le sentier blazed, ou le sentier du commerce, la
dispersion des guerriers est encore plus grande : ce sentier est mar-
qué, dans les forets, sur le tronc des arbres, entaillés à la môme hau-
teur. C'est le chemin que suivent les diverses nations rouges pour
trafiquer les unes avec les autres, ou avec les nations blanches. Il esi'
de droit public que ce chemin demeure neutre; on ne trouble poim
ceux qui s'y trouvent engagés.
VOYAGE EN AMEIUQIE. 105
La même neutralité est observée dans te sentier du sang; ce sentier
est tracé par le feu que l'on a mis aux buissons. Aucune cabane ne
s'élève sur ce chemin consacré au passage des tribus dans leurs expé-
ditions lointaines. Les partis même ennemis s'y rencontrent, maif.
ne s'y attaquent jamais. Violer le sentier du commerce, ou celui du
sang, est une cause immédiate de guerre contre la nation coupable du
sacrilège.
Si une troupe trouve endormie une autre troupe avec laquelle elle a
des alliances, elle reste debout, en dehors des palissades du camp,
jusqu'au réveil des guerriers. Ceux-ci étant sortis de leur sommeil,
leur chef s'approche de la troupe voyageuse, lui présente quelques
chevelures destinées pour ces occasions, et lui dit : « Vous avez coup
ici; » ce qui signifie : « Vous pouvez passer, vous êtes nos frères, votre
honneur est à couvert. » Les alliés répondent : « Nous avons coup ici ; »
et ils poursuivent leur chemin. Quiconque prendroit pour ennemie
une tribue amie, et la réveilleroit, s'exposeroit à un reproche d'igno-
rance et de lâcheté.
Si l'on doit traverser le territoire d'une nation neutre, il faut
demander le passage. Une députation se rend, avec le calumet, au
principal village de cette nation. L'orateur déclare que l'arbre de paix
a été planté par les aïeux ; que son ombrage s'étend sur les deux peu-
ples ; que la hache est enterrée au pied de l'arbre; qu'il faut éclaircir
la chaîne d'amitié et fumer la pipe sacrée. Si le chef de la nation
neutre reçoit le calumet et fume, le passage est accordé. L'ambassa-
deur s'en retourne, toujours dansant, vers les siens.
Ainsi l'on avance vers la contrée où l'on porte la guerre, sans plan,
sans précaution, comme sans crainte. C'est le hasard qui donne ordi-
nairement les premières nouvelles de l'ennemi : un chasseur reviendra
en hâte déclarer qu'il a rencontré des traces d'homme. On ordonne
aussitôt de cesser toute espèce de travaux, afin qu'aucun bruit ne se
fasse entendre. Le chef part avec les guerriers les plus expérimentés
pour examiner les traces. Les sauvages, qui entendent les sons à des
distances infinies, reconnoissent les empreintes sur d'arides bruyères,
sur des rochers nus, où tout autre œil que le leur ne verroit rien»
Non-seulement ils découvrent ces vestiges, mais ils peuvent dire quelle
tribu indienne les a laissés et de quelle date ils sont. Si la disjonction
des deux pieds est considérable, ce sont des Illinois qui ont passé là;
si la marque du talon est profonde et l'impression de l'orteil large,
on reconnoît les Outchipouois ; si le pied a porté de côté , on est sûr
que les Pontonétamis sont en course; si l'herbe est à peine foulée, si
son pli est à la cime de la plante et non près de la terre, ce sont les
IGG VOYAGE EN AMERIQUE.
traces fugitives des Hnrons ; si les pas sont tournés en dehors, s'ils
tombent à trente-six pouces l'un de l'autre, des Européens ont mar-
qué leur route ; les Indiens marchent la pointe du pied en dedans : les
deux pieds sur la même ligne. On juge de l'âge des guerriers par la
pesanteur ou la légèreté, le raccourci ou l'allongement du pas.
Quand la mousse ou l'herbe n'est plus humide, les traces sont de
la veille ; ces traces'comptent quatre ou cinq jours quand les insectes
courent déjà dans l'herbe ou dans la mousse foulée; elles ont huit,
dix ou douze jours lorsque la force végétale du sol a reparu et que
des feuilles nouvelles ont poussé : ainsi quelques insectes, quelques
brins d'herbe et quelques jours effacent les pas de l'homme et de sa
gloire.
Les traces ayant été bien reconnues, on met l'oreille à terre, et l'on
/uge, par des murmures que l'ouïe européenne ne peut saisir, à quelle
distance est l'ennemi.
Rentré au camp, le chef fait éteindre les feux: il défend la parole,
il interdit la chasse; les canots sont tirés à terre et cachés dans les
buissons. On fait un grand repas en silence, après quoi on se couche.
La nuit qui suit la première découverte de l'ennemi s'appelle la nuit
des songes. Tous les guerriers sont obligés de rêver et de raconter le
lendemain ce qu'ils ont rêvé, afin que l'on puiss(! juger du succès de
l'entreprise.
Le camp offre alors un singulier spectacle : des sauvages se lèvent
et marchent dans les ténèbres, en murmurant leur chanson de mort,
à laquelle ils ajoutent quelques paroles nouvelles, comme celles-ci :
« J'avalerai quatre serpents blancs, et j'arracherai les ailes à un aigle
roux. » C'est le rêve que le guerrier vient de faire et qu'il entremêle à
sa chanson. Ses compagnons sont tenus de deviner ce songe, ou le
songeur est dégagé du service. Ici les quatre serpents blancs peuvent
être pris pour quatre Européens que le songeur doit tuer, et l'aigle
roux pour un Indien auquel il enlèvera la chevelure.
Un guerrier, dans la nuit des songes, augmenta sa chanson de mort
de l'histoire d'un chien qui avoit des oreilles de feu ; il ne put jamais
obtenir l'explication de son rêve, et il partit pour sa cabane. Ces
usages, qui tiennent du caractère de l'enfance, pourroient favoriser la
lâcheté chez l'Européen ; mais chez le sauvage du nord de l'Amérique
ils n'avoiont point cet inconvénient : on n'y reconnoissoit qu'un acte
de cette volonté li])re et bizarre dont l'Indien ne se départ jamais,
quel que soit l'homme auquel il se soumet un moment par raison ou
par caprice.
Dans la nuit des songes, les jeunes gens craignent beaucoup que le
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 167
jongleur n'ait mal rêvé, c'est-à-dire qu'il n'ait eu peur; car le jongleur,
par un seul songe, peut faire rebrousser chemin à l'armée, eût-elle
marché deux cents lieues. Si quelque guerrier a cru voir les esprits ,
de ses pères, ou s'il s'est figuré entendre leur voix, il oblige aussi le
camp à la retraite. L'indépendance absolue et la religion sans lumière
gouvernent les actions des sauvages.
Aucun rêve n'ayant dérangé l'expédition, elle se remet en route.
Les femmes peintes sont laissées derrière avec les canots; on envoie en
avant une vingtaine de guerriers choisis entre ceux qui ont fait le ser-
ment des amis '. Le plus grand ordre et le plus profond silence régnent
dans la troupe; les guerriers cheminent à la file, de manière que celui
qui suit pose le pied dans l'endroit quitté par le pied de celui qui pré-
cède : on évite ainsi la multiplicité d^s traces. Pour pins de précau-
tion, le guerrier qui ferme la marche répand des feuilles mortes et de
la poussière derrière lui. Le chef est à la tête de la colonne. Guidé
par les vestiges de l'ennemi, il parcourt leurs sinuosités à travers les
buissons, comme un limier sagace. De temps en temps on fait halte et
l'on prête une oreille attentive. Si la chasse est l'image de la guerre
parmi les Européens, chez les sauvages la guerre est l'image de la
chasse : l'Indien apprend, en poursuivant les hommes, à découvrir les
ours. Le plus grand général dans l'état de nature est le plus fort et le
plus vigoureux chasseur; les qualités intellectuelles, les combinaisons
savantes, l'usage perfectionné du jugement, font dans l'état social
les grands capitaines.
Les coureurs envoyés à la découverte rapportent quelquefois des
paquets de roseaux nouvellement coupés; ce sont des défis ou des
cartels. On compte les roseaux : leur nombre indique celui des enne-
mis. Si les tribus qui portoient autrefois ces défis étoient connues,
comme celle des Hurons, pour leur franchise militaire, les paquets
de jonc disoient exactement la vérité; si, au contraire, elles étoient
renommées, comme celle des Iroquois, pour leur génie politique, les
roseaux augmentoient ou diminuoient la force numérique des com-
battants.
L'emplacement d'un camp que l'ennemi a occupé la veille vient-il
à s'offrir, on l'examine avec soin : selon la construction des huttes,
les chefs reconnoissent les différentes tribus de la même nation et
leurs différents alliés. Les huttes qui n'ont qu'un seul poteau à l'entrée
sont celles des Illinois. L'addition d'une seule perche, son inclinaison
plus ou moins forte, devient un indice. Les ajoupas ronds sont ceux
1. Voj'ez Les Natchez.
168 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
des Outouois. Une hutle dont le toit est plat et exhaussé annonce des
chairs blanches. 11 arrive quelquefois que les ennemis, avant d'être
rencontrés par la nation qui les cherche, ont battu un parti allié de
cette nation : pour intimider ceux qui sont à leur poursuite, ils laissent
derrière eux un monument de leur vicloire. On trouva un jour un
large bouleau dépouillé de son écorce. Sur l'obier nu et blanc étoit
tracé un ovale où se détachoient, en noir et en rouge, les figures sui-
vantes : un ours, une feuille de bouleau rongée par un papillon, dix
cercles et quatre nattes, un oiseau volant, une lune sur des gerbes de
maïs, un canot et trois ajoupas, un pied d'homme et vingt huttes,
un hibou et un soleil à son couchant, un hibou, trois cercles et un
homme couché, un casse-tête et trente têtes rangées sur une ligne
droite, deux hommes debout sur un petit cercle, trois têtes dans un
arc avec trois lignes.
L'ovale avec des hiéroglyphes désignoit un chef illinois appelé Ata-
bou ; on le reconnoissoit par les marques particulières qui étoient
celles qu'il avoit au visage; l'ours étoit le manitou de ce chef ; la
feuille de bouleau rongée par un papillon représentoit le symbole
national des Illinois ; les dix cercles nombroient mille guerriers, cha-
que cercle étant posé pour cent ; les quatre nattes proclamoient quatre
avantages obtenus; l'oiseau volant marquoit le départ des Illinois; la
lune sur des gerbes de maïs signifioit que ce départ avoit eu lieu
dans la lune du blé vert ; le canot et les trois ajoupas racontoicnt que
les mille guerriers avoient voyagé trois jours par eau ; le pied d'homme
et les vingt huttes dénotoient vingt jours de marche par terre ; le
hibou étoit le symbole des Chicassas; le soleil à son couchant mon-
troit que les Illinois étoient arrivés à l'ouest du camp des Chicassas;
le hibou, les trois cercles et l'homme couché, disoient que trois cents
Chicassas avoient été surpris pendant la nuit ; le casse-tête et les
trente têtes rangées sur une ligne droite déclaroient que les Illinois
avoient tué trente Chicassas. Les deux hommes debout sur un petit
cercle annonçoient qu'ils emmenoient vingt prisonniers; les trois
têtes dans l'arc comptoient trois morts du côté des Illinois, et les trois
lignes iudiquoient trois blessés.
Un chef de guerre doit savoir expliquer avec rapidité et précision
ces em])lèmes ; et par les connoissancos qu'il a de la force et des
alliances de l'ennemi, il doit juger du plus ou moins d'exactitude
historique de ces trophées. S'il prend le parti d'avancer, malgré les
victoires vraies ou prétendues de l'ennemi, il se prépare au comijat.
De nouveaux investigateurs sont dé[)r(hés. ils s'avancent en se
courbant le long des buissons, et quelquefois en se traînant sur les
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 169
mains. Ils montent sur les plus hauts arbres; quand ils ont de'couvert
les huttes hostiles, ils se hâtent de revenir au camp, et de rendre
compte au chef de la position de l'ennemi. Si cette position est forte,
on examine par quel stratagème on pourra la lui faire abandonner.
Un des stratagèmes les plus communs est de contrefaire le cri des
bêtes fauves. Des jeunes gens se dispersent dans les taillis, imitant le
bramement des cerfs, le mugissement des buffles, le glapissement des
renards. Les sauvages sont accoutumés à cette ruse ; mais telle est
leur passion pour la chasse , et telle est la parfaite imitation de la
voix des animaux, qu'ils sont continuellement pris à ce leurre. Ils sor-
tent de leur camp , et tombent dans des embuscades. Ils se rallient,
s'ils le peuvent, sur un terrain défendu par des obstacles naturels,
tels qu'une chaussée dans un marais, une langue de terre entre deux
lacs.
Cernés dans ce poste, on les voit alors, au lieu de chercher à se faire
jour, s'occuper paisiblement de différents jeux, comme s'ils étoient
dans leurs villages. Ce n'est jamais qu'à la dernière extrémité que
deux troupes d'Indiens se déterminent à une attaque de vive force ;
elles aiment mieux lutter de patience et de ruse; et comme ni l'une ni
l'autre n'a de provisions, ou ceux qui bloquent un défilé sont contraints
à la retraite, ou ceux qui y sont enfermés sont obligés de s'ouvrir un
passage.
La mêlée est épouvantable ; c'est un grand duel comme dans les
combats antiques : l'homme voit l'homme. Il y a dans le regard
humain animé par la colère quelque chose de contagieux, de terrible
qui se communique. Les cris de mort, les chansons de guerre, les
outrages mutuels font retentir le champ de bataille; les guerriers
s'insultent comme les héros d'Homère; ils se connoissent tous par leur
nom : « Ne te souvient-il plus, se disent-ils, du jour où tu désirois que
tes pieds eussent la vitesse du vent pour fuir devant ma flèche! Vieille
femme ! te ferai-je apporter de la sagamité nouvelle et de la cassine
brûlante dans le nœud du roseau? — Chef babillard, a la large bou-
che! répondent les autres, on voit bien que tu es accoutumé à porter
le jupon ; ta langue est comme la feuille du tremble , elle remue sans
cesse. »
Les combattants se reprochent ainsi leurs imperfections naturelles :
ils se donnent le nom de boiteux , de louche, de petit ; ces blessures
faites à l'amour-propre augmentent leur rage. L'affreuse coutume de
scalper l'ennemi augmente la férocité du combat. On met le pied sur
le cou du vaincu : de la main gauche on saisit le toupet de cheveux
que les Indiens gardent sur le sommet de la tête ; de la main droite
170 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
on trace, à l'aide d'un étroit couteau, un cercle dans le crâne, autour
de la chevelure : ce trophée est souvent enlevé avec tant d'adresse,
que la cervelle reste à découvert sans avoir été entamée par la pointe
de l'instrument.
Lorsque deux partis ennemis se présentent en rase campagne,
et que l'un est plus foible que l'autre, le plus foible creuse des
trous dans la terre, il y descend et s'y bat, ainsi que dans ces villes de
guerre dont les ouvrages, presque de niveau avec le sol, présentent peu
de surface au boulet. Les assiégeants lancent leurs flèches comme des
bombes, avec tant de justesse, qu'elles retombent sur la tête des
assiégés.
Des honneurs militaires sont décernés à ceux qui ont abattu le plus
d'ennemis : on leur permet de porter des plumes de killiou. Pour éviter
les injustices, les flèches de chaque guerrier portent une marque par-
ticulière : en les retirant du corps de la victime, on connoît la main
qui les a lancées.
L'arme à feu ne peut rendre témoignage de la gloire de son maître.
Lorsque l'on tue avec la balle, le casse-tête ou la hache, c'est par le
nombre des chevelures enlevées que les exploits sont comptés.
Pendant le combat, il est rare que l'on obéisse au chef de guerre,
qui lui-même ne cherche qu'à se distinguer personnellement. 11 est
rare que les vainqueurs poursuivent les vaincus : ils restent sur le
champ de bataille à dépouiller les moris, à lier les prisonniers, à célé-
brer le triomphe par des danses et des chants : on pleure les amis
que l'on a perdus : leurs corps sont cxposi's avec de grandes Inmenta-
tions sur les branches des arbres : les corps des ennemis demeurent
étendus dans la poussière.
Un guerrier détaché du camp porte h la nation la nouvelle de la
victoire et du retour de l'armée ' : les vieillards s'assemblent; le chef
de guerre fait au conseil le rapport de l'expédition : d'après ce rap-
port on se détermine à continuer la guerre ou à négocier la paix.
Si l'on se décide à la paix, les prisonniers sont conservés comme
moyen de la conclure : si l'on s'obstine à la guerre, les prisonniers sont
livrés au supplice. Qu'il me soit permis de renvoyer les lecteurs à
l'épisode d'Atala et aux Natchez pour le détail. Les femmes se mon-
tront ordinairement cruelles dans ces vengeances : elles dt'cliircnt les
prisonniers avec leurs ongles, les percent avec les instruments des
travaux domestiques, et apprêtent le repas de leur chair. Ces chairs se
mangent grilléfs ou bouillies, et les cannibales connoissent les parties
1. Oi retour est décrit dans le xi" livre des AVj/cAcr.
VOYAGE EN AMERIQUE. 171
les plus succulentes de la victime. Ceux qui ne dévorent pas leurs
ennemis, du moins boivent leur sang, et s'en barbouillent la poitrine
et le visage.
Mais les femmes ont aussi un beau privilège : elles peuvent sauver
les prisonniers en les adoptant pour frères ou pour maris, surtout si
elles ont perdu des frères ou des maris dans le combat. L'adoption
confère les droits de la nature : il n'y a point d'exemple qu'un prison-
nier adopté ait trahi la famille dont il est devenu membre, et il ne
montre pas moins d'ardeur que ses nouveaux compatriotes en portant
les armes contre son ancienne nation : de là les aventures les plus
pathétiques. Un père se trouve assez souvent en face d'un fils , si le
fils terrasse le père, il le laisse aller une première fois , mais il lui dit :
(( Tu m'as donné la vie, je te la rends : nous voilà quittes. Ne te pré-
sente plus devant moi, car je t'enlèverois la chevelure. »
Toutefois les prisonniers adoptés ne jouissent pas d'une sûreté com-
plète. S'il arrive que la tribu où ils servent fasse quelque perte, on
les massacre : telle femme qui avoit pris soin d'un enfant le coupe en
deux d'un coup de hache.
Les Iroquois, renommés d'ailleurs pour leur cruauté envers les pri-
sonniers de guerre , avoient un usage qu'on auroit xlit emprunté des
Romains , et qui annonçoit le génie d'un grand peuple : ils incorpo-
roient la nation vaincue dans leur nation sans la rendre esclave; ils né
la forçoient même pas d'adopter leurs lois; ils ne la soumettoientqu'à
leurs mœurs.
Toutes les tribus ne brûloient pas leurs prisonniers ; quelques-unes
se contentoient de les réduire en servitude. Les sachems, rigides par-
tisans des vieilles coutumes, déploroient cette humanité , dégénéra-
tion, selon eux, de l'ancienne vertu. Le christianisme, en se répan-
dant chez les Indiens, a vcit contribué à adoucir des caractères féroces.
C'étoit au nom d'un Dieu sacrifié par les hommes que les mission-
naires obtenoient l'abolition des sacrifices humains : ils plantoient la
croix à la place du poteau du supplice, et le sang de Jésus-Christ
rachetoit le sang du prisonnier.
172 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
RELIGION,
Lorsque les Européens abordèrent en Amérique, ils trouvèrent
parmi les sauvages des croyances religieuses presque effacées aujour-
d'hui. Les peuples de la Floride et de la Louisiane adoroient presque
tous le soleil, comme les Péruviens et les Mexicains. Ils avoient des
temples, des prêtres ou jongleurs, des sacrifices; ils mcloient seule-
ment à ce culte du midi le culte et les traditions de quelque divinité
du nord.
Les sacrifices publics avoient lieu au bord des fleuves ; ils se fai-
soientaux changements de saison, ou à l'occasion de la paix ou de la
guerre. Les sacrifices particuliers s'accomplissoient dans les huttes.
On jetoit au vent les cendres profanes, et l'on allumoit un feu nou-
veau. L'offrande aux bons et aux mauvais génies consistoit en peaux
de bêtes, ustensiles de ménage, armes, colliers, le tout de peu de
valeur.
Mais une superstition commune à tous les Indiens, et pour ainsi
dire la seule qu'ils aient conservée, c'étoit celle des manitous. Chaque
sauvage a son manitou , comme chaque nègre a son fétiche : c'est un
oiseau, un poisson, un quadrupède, un r 'i)tile, une pierre, un mor-
ceau de bois, un lambeau d'étoffe, un objet coloré, un ornement amé-
ricain ou européen. Le chasseur prend soin de ne tuer ni blesser
l'animal qu'il a choisi pour manitou : quand ce malheur lui arrive, il
cherche par tous les moyens possibles à apaiser les mânes du dieu
mort; mais il n'est parfaitement rassuré que quand il a rcvc un autre
manitou.
Les songes jouent un grand rôle dans la religion du sauvage; leur
interprétation est une science, et leurs illusions sont tenues pour des
réalités. Chez les peuples civilisés c'est souvent le contraire : les réa-
lités sont des illusions.
Parmi les nations indigènes du Nouveau-Monde le dogme de l'im-
mortalité de l'âme n'est pas distinctement exprimé, mais elles en ont
toutes une idée confuse, comme le témoignent leurs usages, leurs
fables, leurs cérémonies funèbres, leur piété envers les morts. Loin
de nior l'immortalité de l'âme, les sauvages la multiplient : ils sem-
blent r.iccorder aux âmes des bCtes, depuis l'insecle, le reptile, le
poisson etl'oisoau, jusqu'au plus grand quadrupède. En effet, des
peuples qui voient et qui entendent parloiit des esprits doivent natu-
rellenieul sujjposer qu'ils en portent lui en eux-mêmes, et que les
VOYAGE EN AMERIQUE. 173
êtres animés compagnons de leur solitude ont aussi leurs intelligences
divines.
Chez les nations du Canada, il existoit un système complet de
fables religieuses, et l'on remarquoit, non sans étonnement, dans ces
fables des traces des fictions grecques et des vérités bibliques.
Le Grand-Lièvre assembla un jour sur les eaux sa cour, composée de
l'orignal^ du chevreuil, de l'ours et des autres quadrupèdes. Il tira
un grain de sable du fond du grand lac, et il en forma la terre. Il
créa ensuite les hommes des corps morts des divers animaux.
Une autre tradition fait d'Areskoui ou d'Agresgoué, dieu de la
guerre, l'Être suprême ou le Grand-Esprit.
Le Grand-Lièvre fut traversé dans ses desseins : le d eu des eaux,
Michabou, surnommé le Grand-Chat-ïigr(!, s'opposa à l'entreprise du
Grand-Lièvre; celui-ci ayant à combattre Michabou ne put créer que
six hommes : un de ces hommes monta au ciel; il eut commerce avec
la belle Athaensic, divinité des vengeances. Le Grand-Lièvre, s'aperce-
vant qu'elle étoit enceinte, la précipita d'un coup de pied sur la terre :
elle tomba sur le dos d'une tortue.
Quelques jongleurs prétendent qu'Athaensiceut deux fils, dont l'un
tua l'autre ; mais on croit généralement qu'elle ne mit au monde
qu'une fille, laquelle devint mère de Tahouet-Saron et de Jouskeka.
Jouskeka tua Tahouet-Saron.
Athaensic est quelquefois prise pour la lune, et Jouskeka pour le
soleil. Areskoui, dieu de la guerre, devient aussi le soleil. Parmi les
Natchez, Athaensic, déesse de la vengeance, étoit la femme-cJief des
mauvais manitous, comme Jouskeka étoit la femme-chef des bons.
A la troisième génération, la race de Jouskeka s'éteignit presque
tout entière : le Grand-Esprit envoya un déluge. Messou, autrement
Saketchak, voyant ce débordement, députa un corbeau pour s'enqué-
rir de l'état des choses, mais le corbeau s'acquitta mal de sa commis-
sion ; alors Messou fit partir le rat musqué, qui lui apporta un peu de
limon. Messou rétablit la terre dans son premier état; il lança des
flèches contre le tronc des arbres qui restoient encore debout, et ces
flèches devinrent des branches. Il épousa ensuite, par reconnoissance,
une femelle du rat musqué : de ce mariage naquirent tous les hommes
qui peuplent aujourd'hui le monde.
Il y a des variantes à ces fables : selon quelques autorités , ce ne
fut pas Messou qui fit cesser l'inondation, mais la tortue sur laquelle
Athaensic tomba du ciel : celte tortue, en nageant, écarta les eaux
avec ses pattes, et découvrit la terre. Ainsi c'est la vengeance qui est
la mère de la nouvelle race des hommes.
17/, VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Le Grand -Castor est après le Grand-Lièvre le plus puissant des
manitous : c'est lui qui a formé le lac Nipissingue : les cataractes que
l'on trouve dans la rivière des Ontaouois, qui sortent du Nipissingue,
sont les restes des chaussées que le Grand-Castor avoit construites
pour former ce lac ; mais il mourut au milieu de son entreprise. 11 est
enterré au haut d'une montagne à laquelle il a donné sa forme. Aucune
nation ne passe au pied de son tombeau sans fumer en son honneur.
Michabou, dieu des eaux, est né à Michilinakinac, sur le détroit qui
joint le lac Huron au lac Michigan. De là il se transporta au Détroit,
jeta une digue au saut Sainte-Marie, et, arrêtant les eaux du lac Ali-
mipigon , il fit le lac Supérieur pour prendre des castors. Michabou
apprit de l'araignée à tisser des filets, et il enseigna ensuite le même
art aux hommes.
11 y a des lieux où les génies se plaisent particulièrement. A deux
journées au-dessous du saut Antoine, on voit la grande Wakon-Teebe
(la caverne du Grand-Esprit) : elle renferme un lac souterrain d'une
profondeur inconnue ; lorsqu'on jette une pierre dans ce lac, le Grand-
Lièvre fait entendre une voix redoutable. Des caractères sont gravés
par les esprits sur la pierre de la voûte.
Au soleil couchant du lac Supérieur sont des montagnes formées de
pierres qui brillent comme la glace des cataractes en hiver. Derrière
ces montagnes s'étend un lac bien plus grand que le lac Supérieur.
Michabou aime particulièrement ce lac et ces montagnes'. Mais c'est
au lac Supérieur que le Grand-Esprit a fixé sa résidence; on l'y voit
se promener au clair de la lune : il se plaît aussi à cueillir le fruit
d'un groseillier qui couvre la rive méridionale du lac. Souvent, assis
sur la pointe d'un rocher, il déchaîne les teiii.'-iêtes. Il habite dans le
lac une île qui porte son nom : c'est là que les âmes des guerriers
tombés sur le champ de bataille se rendent pour jouir du plaisir de la
chasse.
Autrefois du milieu du lac Sacré émergeoit une montagne de cuivre
que le Grand-Esprit a enlevée et transportée ailleurs depuis long-
temps; mais il a semé sur le rivage des pierres du même métal qui
oui une vertu singulière : elles rendent invisibles ceux qui les portent.
Le Grand-Esprit ne veut pas qu'on touche à ces pierres. Un jour des
Algonquins furent assez téméraires pour en enlever une : à jieine
étoieiii-ils rentrés dans leurs canots, qu'un manitou de plus de soixante
coudées de hauteur, sortant du fond d'une forêt, les poursuivit : les
i. CeUe ancienne tradition d'une ch:ilne de montagnes et d'un lac ininicnse situé
au nord-ouest du lac Supérieur indique assez les' montagnes Koclieuses et l'océan
Pacilhiuo.
VOYAGE E.N AMERIQUE. 175
vagues lui alloient à peine à la ceinture ; il obligea les Algonquins de
jeter dans les flots le trésor qu'ils avoient ravi.
Sur les bords du lac Huron, le Grand-Esprit a fait chanter le lièvre
blanc comme un oiseau, et donné la voix d'un chat à l'oiseau bleu.
Athaensic a planté dans les îles du lac Érié l'herbe à la puce : si un
guerrier regarde cette herbe, il est saisi de la fièvre-, s'il la touche, un
feu subtil court sur sa peau. Athaensic planta encore au bord du lac
É rié le cèdre blanc pour détruire la race des hommes : la vapeur de
l'arbre fait mourir l'enfant dans le sein de la jeune mère, comme la
pluie fait couler la grappe sur la vigne.
Le Grand-Lièvre a donné la sagesse au chat-huant du lac Érié. Cet
oiseau fait la chasse aux souris pendant l'été; il les mutile et les
emporte toutes vivantes dans sa demeure, où il prend soin de les
engraisser pour l'hiver. Cela ne ressemble pas trop mal aux maîtres
des peuples.
A la cataracte du Niagara habite le génie redoutable des Iroquois.
Auprès du lac Ontario, des ramiers mâles se précipitent le matin
dans la rivière Gennessé; le soir ils sont suivis d'un pareil nombre de
femelles ; ils vont chercher la belle Endaé, qui fut retirée de la con-
trée des âmes par le chant de son époux.
Le petit oiseau du lac Ontario fait la guerre au serpent noir. Voici
ce qui a donné lieu à cette guerre.
Hondiounétoit un fameux chef des Iroquois constructeurs de cabanes.
11 vit la jeune Almilao, et il fut étonné. Il dansa trois fois de colère, car
Almilao étoit fille de la nation des Hurons, ennemis des Iroquois.
Hondioun retourna à sa hutte en disant : « C'est égal ; » mais l'âme
du guerrier ne parloit pas ainsi.
Il demeura couché sur la natte pendant deux soleils, il ne put dor-
mir : au troisième soleil il ferma les yeux, et vit un ours dans ses
songes. Il se prépara à la mort.
n se lève, prend ses armes, traverse les forêts, et arrive à la hutte
d'Almilao, dans le pays des ennemis. Il faisoit nuit.
Almilao entend marcher dans sa cabane; elle dit : « Akouessan,
assieds-toi sur ma natte. » Handioun s'assit sans parler sur la natte.
Athaensic et sa rage étoient dans son cœur. Almilao jette un bras
autour du guerrier iroquois sans le connoître, et cherche ses lèvres.
Hondioun l'aima comme la lune.
Akouessan l'Abénakis , allié des Hurons, arrive; il s'approche dans
les ténèbres : les amants dormoient. Il se glisse auprès d'Almilao, sans
apercevoir Hondioun roulé dans les peaux de la couche. Akouessan
enchanta le sommeil de sa maîtresse.
176 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Hondioun s'éveille, étend la main, touche la chevelure d'un guer-
rier. Le cri de guerre ébranle la cabane. Les sachems des Ilurons
accourent. Akouessan l'Abénakis n'étoit plus.
Hondioun, le chef iroqnois, est attaché au poteau des prisonniers,
et chante sa chanson de mort; il appelle Almilao au milieu du feu, et
invite la fille huronne à lui dévorer le cœur. Celle-ci pleuroit et sou-
rioit : la vie et la mort étoient sur ses lèvres.
Le Grand-Lièvre fit entrer l'âme d'Hondioun dans le serpent noir,
et celle d'Almilao dans le petit oiseau du lac Ontario. Le petit oiseau
attaque le serpent noir et l'étend mort d'un coup de bec. Akouessan
fut changé en homme marin.
Le Grand-Lièvre fit une grotte de marbre noir et vert dans le pays
des Abénakis; il planta un arbi'o dans le lac salé (la mer), à l'entrée
de la grotte. Tous les efforts des chairs blanches n'ont jamais pu arra-
cher cet arbre. Lorsque la tempête souffle sur le lac sans rivage, le
Grand-Lièvre descend du rocher bleu et vient pleurer sous l'arbre
Hondioun, Almilao et Akouessan.
C'est ainsi que les fables des sauvages amènent le voyageur du
fond des lacs du Canada aux rivages de l'Atlantique. Moïse, Lucrèce
et Ovide sembloient avoir légué à ces peuples, le premier sa tradition,
le second sa mauvaise physique, le troisième ses métamorphoses. Il
y avoit dans tout cela assez de religion, de mensonge et de poésie pour
s'instruire, s'égarer et se consoler.
GOUVERNEMENT.
LES NATCIIEZ.
Despotisme dans l'état de nature.
Presque toujours on a confondu l'état de nature avec l'état sauvage :
de cette méprise il est arrivé qu'on s'est figuré que les sauvages
n'avoicnt point de gouvernement, que chaque famille étoit simple-
ment conduite par son chef ou par son père; qu'une chasse ou une
guerre jéiinissoil occasionnellement les familles dans un intérêt com-
mun; mais que cet intérêt satisfait, les familles retournoient à leur
isolement et à leur indépendance.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 177
Ce sont là de notables erreurs. On retrouve parmi les sauvages le
type de tous les gouvernements connus des peuples civilisés, depuis
le despotisme jusqu'à la république, en passant par la monarchie
limitée ou absolue, élective ou héréditaire.
Les Indiens de l'Amérique septentrionale connoissent les monar-
chies et les républiques représentatives; le fédéralisme étoit une des
formes -politiques les plus communes employées par eux : l'étendue
de leur désert avoit fait pour la science de leurs gouvernements ce
que l'excès de la population a produit pour les nôtres.
L'erreur où l'on est tombé relativement à l'existence poUtique du
gouvernement sauvage est d'autant plus singulière, que l'on auroit
dû être éclairé par l'histoire des Grecs et des Romains : à la naissance
de leur empire ils avoient des institutions très-compliquées.
Les lois politiques naissent chez les hommes avant les lois civiles,
qui sembleroient néanmoins devoir précéder les premières ; mais il
est de fait que le pouvoir s'est réglé avant le droit, parce que les
hommes ont besoin de se défendre contre l'arbitraire avant de fixer
les rapports qu'ils ont entre eux.
Les lois politiques naissent spontanément avec l'homme, et s'éta-
blissent sans antécédents ; on les rencontre chez les hordes les plus
barbares
Les lois civiles, au contraire, se forment par les usages : ce qui étoit
une coutume religieuse pour le mariage d'une fille et d'un garçon,
pour la naissance d'un enfant, pour la mort d'un chef de famille, se
transforme en loi par le laps de temps. La propriété particulière,
inconnue des peuples chasseurs, est encore une source de lois civiles
qui manquent à l'état de nature. Aussi n'existoit-il point chez les
Indiens de l'Amérique septentrionale de code de délits et de peines.
Les crimes contre les choses et les personnes étoient punis par la
famille, non par la loi. La vengeance étoit la justice : le droit naturel
poursuivoit chez l'homme sauvage ce que le droit public atteint chez
Thomme policé.
Rassemblons d'abord les traits communs à tous les gouvernements
des sauvages, puis nous entrerons dans le détail de chacim de ces
gouvernements
Les nations indiennes sont divisées en tribus; chaque tribu a un
chef héréditaire différent du chef militaire, qui tire son droit de
l'élection, comme chez les anciens Ç^rmains.
Les tribus portent un nom particulier : la tribu de l'Aigle, de l'Ours,
du Castor, etc. Les emblèmes qui servent à distinguer les tribus
deviennent des enseignes à la guerre, des sceaux au bas des traités.
YI. 1-2
178 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Les chefs des tribus et des divisions de tribu tirent leur nom de
quelque qualité, de quelque défaut de leur esprit ou de leur per-
sonne, de quelque circonstance de leur vie. Ainsi l'un s'appelle le
bison blanc, l'autre la jambe cassée, la bouche plaie, le jour sombre, le
dardeur, la belle voix, le tueur de castors, le cœur de fea, etc.
Il en fut ainsi dans la Grèce : à Rome, Codés tira son nom de ses
yeux rapprochés, ou de la perte de son œil, et Cicéron, de la verrue
ou de l'industrie de son aïeul. L'histoire moderne compte ses rois et
ses guerriers. Chauve, Bègue, Roux, Boiteux, Martel ou marteau,
Capet ou grosse-téte, etc.
Les conseils des nations indiennes se composent des chefs des tri-
bus, des chefs militaires, des matrones, des orateurs, des prophètes
ou jongleurs, des médecins ; mais ces conseils varient selon la consti-
tution des peuples.
Le spectacle d'un conseil de sauvages est très-pittoresque. Quand la
cérémonie du calumet est achevée, un orateur prend la parole. Les
membres du conseil sont assis ou couchés à terre dans diverses atti-
tudes : les uns, tout nus, n'ont pour s'envelopper qu'une peau de
buflle ; les autres, tatoués de la tête aux pieds, ressemblent à des sta-
tues égyptiennes ; d'autres entremêlent à des ornements sauvages, à
des plumes, à des becs d'oiseau, à des griffes d'ours, à des cornes de
buffle, à des os de castor, à des dents de poisson, entremêlent, dis-je,
des ornements européens. Les visages sont bariolés de diverses cou-
leurs, ou peinturés de blanc ou de noir. On écoute attentivement
l'orateur; chacune de ses pauses est accueillie par le cri d'applaudis-
sement oah! oah!
Des nations aussi simples ne devroient avoir rien à débattre en poli-
tique; cependant il est vrai qu'aucun peuple civilisé ne traite plus de
choses à la fois. C'est une ambassade à envoyer à une tribu pour la
féliciter de ses victoires, un pacte d'alliance à conclure ou à renou-
veler, une explication à demander sur la violation d'un territoire, une
députation à faire partir pour aller pleurer sur la mort d'un chef, un
suffrage à donner dans une diète, un chef à élire, un compétiteur à
écarter, une médiation à offrir ou à accepter pour faire poser les armes
à deux peuples, une balance à maintenir, afin que telle nation ne
devienne pas trop forte et ne menace pas la liberté des autres.
Toutes CCS affaires sont discutées avec ordre; les raisons pour et
contre sont déduites avec clarté. On a connu des sachems qui possé-
doient à fond toutes ces matières, et qui parloient avec une profondeur
de vue et de jugement dont peu d'hommes d'État en Europe seroient
capables.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 179
Les délibérations du conseil sont marquées dans des colliers de
diverses couleurs, archives de l'État qui renferment les traités de
guerre, de paix et d'alliance, avec toutes les conditions et clauses de
ces traités. D'autres colliers contiennent les harangues prononcées
dans les divers conseils. J'ai mentionné ailleurs la mémoire artificielle
dont usolent les Iroquois pour retenir un long discours. Le travail se
partageoit entre des guerriers qui, au moyen de quelques osselets,
apprenoient par cœur, ou plutôt écrivoient dans leur mémoire la partie
du discours qu'ils étoient chargés de reproduire '.
Les arrêtés des sachems sont quelquefois gravés sur des arbres en
signes énigmatiques. Le temps, qui ronge nos vieilles chroniques,
détruit également celles des sauvages, mais d'une autre manière; il
étend une nouvelle écorce sur le papyrus qui garde l'histoire de l'In-
dien : au bout d'un petit nombre d'années, l'Indien et son histoire ont
disparu à l'ombre du même arbre.
Passons maintenant à l'histoire des institutions particulières des
gouvernements indiens, en commençant par le despotisme.
Il faut remarquer d'abord que partout où le despotisme est établi,
règne une espèce de civilisation physique, telle qu'on la trouve chez
la plupart des peuples de l'Asie, et telle qu'elle existoit au Pérou et au
Mexique. L'homme qui ne peut plus se mêler des affaiies publiques,
et qui livre sa vie à un maître comme une brute ou comme un enfant,
a tout le temps de s'occuper de son bien-être matériel. Le système de
l'esclavage soumettant à cet homme d'autres bras que les siens, ces
machines labourent son champ, embellissent sa demeure, fabriquent
ses vêtements et préparent son repas. Mais, parvenue à un certain
degré, cette civilisation du despotisme reste stationnaire ; car le tyran
supérieur, qui veut bien permettre quelques tyrannies particulières,
conserve toujours le droit de vie et de mort sur ses sujets, et ceux-ci
ont soin de se renfermer dans une médiocrité qui n'excite ni la cupi-
dité ni la jalousie du pouvoir.
Sous l'empire du despotisme, il y a donc commencement de luxe et
d'administration, mais dans une mesure qui ne permet pas à l'in-
dustrie de se développer, ni au génie de l'homme d'arriver à la liberté
par les lumières.
Ferdinand de Soto trouva des peuples de cette nature dans les Flo-
rides, et vint mourir au bord du Mississipi. Sur ce grand fleuve s'éten-
doit la domination des Natchez. Ceux-ci étoient originaires du Mexique,
1. On peut voir dans Les Natchez la description d'un conseil de sauvages, tenu
sur le rocher du Lac : les détails en sont rigoureusement historiques.
180 VOYAGE EN AMERIQUE.
qu'ils ne quittèrent qu'après la chute du trône de Montezumc. L'épo-
que de l'émigration des Natchez concorde avec celle des Chicassais, •
qui venoient du Pérou, également chassés de' leur terre natale par l'in- !
vasion des Espagnols. '
Un chef surnommé le soleil gouvernoit les Natchez : ce chef pré-
tendoit descendre de l'astre du jour. La succession au trône avoit lieu
par les femmes : ce n'étoit pas le fils même du soleil qui lui succédoit,
mais le fils de sa sœur ou de sa plus proche parente. Cette femme-
chef, tel étoit son nom, avoit avec le soleil une garde de jeunes gens
appelés allouez.
Les dignitaires au-dessous du soleil étoient les deux chefs de guerre,
les deux prêtres, les deux officiers pour les traités, l'inspecteur des
ouvrages et des greniers publics, homme puissant, appelé le chef de
la farine, et les quatre maîtres des cérémonies.
La récolte, faite en commun et mise sous la garde du soleil, fut
dans l'origine la cause principale de l'établissement de la tyrannie.
Seul dépositaire de la fortune publique, le monarque en profita pour
se faire des créatures : il donnoit aux uns aux dépens des autres; il
inventa cette hiérarchie de places qui intéressent une foule d'hommes
au pouvoir par la complicité dans l'oppression. Le soleil s'entoura de
satellites prêts à exécuter ses ordres. Au bout de quelques générations,
des classes se formèrent dans l'État : ceux qui descendoient des géné-
raux ou des officiers des allouez se prétendirent nobles; on les crut.
Alors furent inventées une multitude de lois : chaque individu se vit
obligé de porter au soleil une partie de sa chasse ou de sa pêche. Si
celui-ci comraandoit tel ou tel travail, on étoit tenu de l'exécuter sans
en recevoir de salaire. En imposant la corvée, le soleil s'empara du
droit de juger. « Qu'on me défasse de ce chien, » disoit-il, et ses
gardes obéissoient.
Le despotisme du soleil enfanta celui de la femme-chef, et ensuite
celui des nobles. Quand une nation devient esclave, il se forme une
chaîne de tyrans depuis la première classe jusqu'à la dernière. L'ar-
bitraire du pouvoir de la femme-chef prit le caractère du sexe de cette
souveraine; il se porta du côté des mœurs. La femme-chef se crut
maîtresse de prendre autant de maris et d'amants (lu'ellc le voulut ;
elle faisoit ensuite étrangler les objets de ses caprices. En peu de
temps il fut admis que le jeune soleil en parvenant au trône pouvoit
faire étrangler son père, lorsque celui-ci n'étoit pas noble.
Celle corruption de la mère de l'héritier du trône descendit juix
autres femmes. Les nobles pouvoient abuser des vierges, et même des
jeunes épouses, dans toute la nation. Le soleil avoit été jusqu'à
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 181
ordonner une prostitution générale des femmes, comme cela se prati-
quoit à certaines initiations babyloniennes.
A tous ces maux il n'en manquoit plus qu'un, la superstition : les
Natchez en furent accablés. Les prêtres s'étudièrent à fortifier la
tyrannie par la dégradation de la raison du peuple. Ce devint un hon-
neur insigne, une action méritoire pour le ciel que de se tuer sur le
tombeau d'un noble; il- y avoit des chefs dont les funérailles entraî-
noient le massacre de plus de cent victimes. Ces oppresseurs sem-
bloient n'abandonner le pouvoir absolu dans la vie que pour hériter
de la tyrannie de la mort : on obéissoit encore à un cadavre, tant on
étoit façonné à l'esclavage! Bien plus, on solliciloit quelquefois dix
ans d'avance l'honneur d'accompagner le soleil au pays des âmes. Le
ciel permettoit une justice : ces mêmes allouez par qui la servitude
avoit été fondée, recueilloient le fruit de leurs œuvres : l'opinion les
obligeoit de se percer de leur poignard aux obsèques de leur maître;
le suicide devenoit le digne ornement de la pompe funèbre du despo-
tisme. Mais que servoit au souverain des Natchez d'emmener sa garde
au delà de la vie? Pouvoit-elle le défendre contre l'éternel vengeur des
opprimés !
Une femme-chef étant morte, son mari, qui n'étoit pas noble, fut
étouffé. La fille aînée delà femme-chef, qui lui succédoit en dignité,
ordonna l'étranglement de douze enfants : ces douze corps furent
rangés autour de ceux de l'ancienne femme-chef et de son mari.
Ces quatorze cadavres étoient déposés sur un brancard pompeusement
décoré.
Quatorze allouez enlevèrent le lit funèbre. Le convoi se mit en
marche : les pères et mères des enfants étranglés ouvroient la marche,
marchant lentement deux à deux, et portant leurs enfants morts dans
leurs bras. Quatorze victimes qui s'étoient dévouées à la mort sui-
voient le lit funèbre, tenant dans leurs mains le cordon fatal qu'elles
avoient filé elles-mêmes. Les plus proches parents de ces victimes les
environnoient. La famille de la femme-chef fermoit le cortège.
De dix pas en dix pas , les pères et les mères qui précédoient la
théorie laissoient tomber les corps de leurs enfants ; les hommes qui
portoient le brancard marchoient sur ces corps , de sorte que quand
on arriva au temple les chairs de ces tendres hosties tomboient en
lambeaux.
Le convoi s'arrêta au lieu de la sépulture. On déshabilla les qua-
torzes personnes dévouées; elles s'assirent à terre; un allouez s'assit
sur les genoux de chacune d'elles , un autre leur tint les mains par
derrière; on leur fit avaler trois morceaux de tabac et boire un peu
182 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
d'eau ; on leur passa le lacet au cou , et les parents de la femme-clieî
tirèrent, en chantant, sur les deux bouts du lacet.
On a peine à comprendre comment un peuple chez lequel la pro-
priété individuelle étoit inconnue, et qui ignoroit la plupart des
besoins de la société, avoit pu tomber sous un pareil joug. D'un côte
des hommes nus, la liberté de la nature; de l'autre des exactions
sans exemples, un despotisme qui passe ce qu'on a vu de plus formi-
dable au milieu des peuples civilisés; l'innocence et les vertus primi-
tives de l'état politique à son berceau, la corruption et les crimes d'un
gouvernement décrépit : quel monstrueux assemblage !
Une révolution simple, naturelle, presque sans effort, délivra en
partie les Natchez de leurs chaînes. Accablés du joug des nobles et du
soleil , ils se contentèrent de se retirer dans les bois ; la solitude leur
rendit la liberté. Le soleil, demeuré au grand village, n'ayant plus rien
à donner aux allouez, puisqu'on ne cultivoit plus le champ commun,
fut abandonné de ces mercenaires. Ce soleil eut pour successeur un
prince raisonnable. Celui-ci ne rétablit point les gardes ; il abolit les
usages tyranniques, rappela ses sujets, et leur fit aimer son gouver-
nement. Un conseil de vieillards formé par lui détruisit le principe
de la tyrannie, en réglant d'une manière nouvelle la propriété com-
mune.
Les nations sauvages, sous l'empire des idées primitives, ont un
invincible éloignement pour la propriété particulière, fondement de
l'ordre social. De là chez quelques Indiens cette propriété commune,
ce champ public des moissons, ces récoltes déposées dans des greniers
où chacun vient puiser selon ses besoins; mais de là aussi la puis-
sance des chefs qui veillent à ces trésors , et qui finissent par les dis-
tribuer au profit de leur ambition.
Les Natchez régénérés trouvèrent un moyen de se mettre à l'abri
de la propriété particulière, sans tomber dans l'inconvénient de la
propriété commune. Le champ public fut divisé en autant de lots
qu'il y avoit de familles. Chaque famille emportoit chez elle la mois-
son contenue dans un de ces lots. Ainsi le grenier public fut détruit,
en même temps que le champ commun resta, et comme chaque
famille ne rccueilloit pas précisément le produit du carré qu'elle avoit
labouré et semé, elle ne pouvoit pas dire qu'elle avoit un droit parti-
culier à la jouissance de ce qu'elle avoit reçu. Ce ne fut plus la com-
munauté do la terre, mais la communauté du travail qui fit la pro-
priété commune.
Les Natchez conservèrent l'extérieur et les formes de leurs an-
ciennes institutions : ils ne cessèrent point d'avoir une monarchie
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 183
absolue, un soleil, une femme-chef, et différents ordres ou différentes
classes d'hommes; mais ce n'étoit plus que des souvenirs du passé,
souvenirs utiles aux peuples, chez lesquels il n'est jamais bon de
détruire l'autorité des aïeux. On entretint toujours le feu perpétuel
dans le temple ; on ne toucha pas même aux cendres des anciens chefs
déposées dans cet édifice, parce qu'il y a crime à violer l'asile des
morts, et qu'après tout la poussière des tyrans donne d'aussi grandes
leçons que celle des autres hommes.
LES MDSCOGULGES.
Monarchie limitée dans Tétat de nature.
A l'orient du pays des Natchez accablés par le despotisme, les Mus-
cogulges présentoient dans l'échelle des gouvernements des sauvages
la monarchie constitutionnelle ou limitée.
Les Muscogulges forment avec les Siminoles, dans l'ancienne Flo-
ride, la confédération des Creeks. Ils ont un chef appelé mico, roi ou
magistrat.
Le mico, reconnu pour le premier homme de la nation, reçoit
toutes sortes de marques de respect. Lorsqu'il préside le conseil , on
lui rend des hommages presque abjects ; lorsqu'il est absent, son siège
reste vide.
Le mico convoque le conseil pour délibérer sur la paix et sur la
guerre ; à lui s'adressent les ambassadeurs et les étrangers qui arri-
vent chez la nation.
La royauté du mico est élective et inamovible. Les vieillards nom-
ment le mico; le corps des guerriers confirme la nomination. Il faut
avoir versé son sang dans les combats, ou s'être distingué par sa
raison, son génie, son éloquence, pour aspirer à la place de mico. Ce
souverain , qui ne doit sa puissance qu'à son mérite , s'élève sur la
confédération des Creeks, comme le soleil pour animer et féconder
la terre.
Le mico ne porte aucune marque de distinction : hors du conseil,
c'est un simple sachem qui se mêle à la foule, cause, fume, boit la
coupe avec tous les guerriers : un étranger ne pourroit le recon-
noître. Dans le conseil même, où il reçoit tant d'honneurs, il n'a que
sa voix; toute son infiuence est dans sa sagesse : son avis est géné-
ralement suivi, parce que son avis est presque toujours le meilleur.
La vénération des Muscogulges pour le mico est extrême. Si un
jeune homme est tenté de faire une chose déshonnête, son compa-
18i VOYAGE EN AMÉRIQUE.
f^non lui dit : « Prends garde, le mico to voit; » le jeune homme
s'arrête : c'est l'action du despotisme invisible de la vertu.
Le mico jouit cependant d'une prérogative dangereuse. Les mois-
sons chez les Muscogulges se font en commun. Chaque famille, après
avoir reçu son lot, est obligée d'en porter une partie dans un grenier
public, où le mico puise à volonté. L'abus d'un pareil privilège
produisit la tyrannie des soleils des Natchez, comme nous venons do
le voir.
Après le mico, la plus grande autorité de l'État réside dans le
conseil des vieillards. Ce conseil décide de la paix et de la guerre, et
applique les ordres du mico : institution politique singulière. Dans la
monarchie des peuples civilisés, le roi est le pouvoir executif, et le
conseil ou l'assemblée nationale, le pouvoir législatif; ici, c'est
l'opposé : le monarque fait les lois, et le conseil les exécute. Ces sau-
vages ont peut-être pensé qu'il y avoit moins de péril à investir un
conseil de \ieillards du pouvoir exécutif qu'à remettre ce pouvoir aux
mains d'un seul homme. D'un autre côté, l'expérience ayant prouvé
qu'un seul homme d'un âge mûr, d'un esprit réfléchi, élabore mieux
des lois qu'un corps délibérant, les Muscogulges ont placé le pouvoir
législatif dans le roi.
Mais le conseil dos Muscogulges a un vice capital : il est sous la
direction immédiate du grand jongleur, qui le conduit par la crainte
des sortilèges et par la divination des songes. Les prêtres forment
chez cette nation un collège redoutable, qui menace de s'emparer des
divers pouvoirs.
Le chef de guerre, indépendant du mico, exerce une puissance
absolue sur la jeunesse année. Néanmoins, si la nation est dans un
péril imminent, le mico devient pour le temps limité général au
dehors, comme il est magistrat au dedans.
Tel est, ou plutôt tel étoit le gouvernement muscogulgc, considéré
en lui-môme et à part. Il a d'autres rapports comme gouvernement
fédératif.
Les Muscogulges, nation fièrc et ambitieuse, vinrent de l'ouest, et
s'emparèrent de la Floride après avoir extirpé les Yauiases, ses pre-
miers habitants'. Bientôt après, les Siminoles, arrivant de l'est, firent
1. Cos tnidiiions des migrations indiennes sont obscures et contradictoires. Qucl-
f|iic» hommes instruits repardent les trii)us des Floridcs comme un dt4)ris do la
(trando nution des Allittiiewis, (|ui liul)itoicnt les vailles du Mississipi et de l'Oliio, et
que cliasKÙrent, ver» le» xii* et xiir sit-clos, les Lcniiilôniips (les Iroquois et les sau-
vage» iJflawares), horde nomade i-t belliqueuse, venue du nord et de l'ouest, c'esl-
à-dirc de» c6lc» voisine» du détroit de Uelirini^.
VOYAGE EN AMERIQUE. 185
alliance avec les Muscogiilges. Ceux-ci étant les plus forts forcèrent
ceux-là d'entrer dans une confédération, en vertu de laquelle les Simi-
noles envoient des députés au grand village des Muscogulges, et se
trouvent ainsi gouvernés en partie par le mico de ces derniers.
Les deux nations réunies furent appelées par les Européens la nation
des Creeks, et divisées par eux en Creeks supérieurs, les Muscogulges,
et en Creeks inférieurs, les Siminoles. L'ambition des Muscogulges
n'étant pas satisfaite, ils portèrent la guerre chez les Chéroquois et chez
les Chîcassais, et les obligèrent d'entrer dans l'alliance commune; con-
fédération aussi célèbre dans le midi de l'Amérique septentrionale que
celle des Iroquois dans le nord. N'est-il pas singulier de voir des sau-
vages tenter la réunion des Indiens dans une république fédérative,
au même lieu où les Européens dévoient établir un gouvernement de
cette nature?
Les Muscogulges, en faisant des traités avec les blancs, ont stipulé
que ceux-ci ne vendroient point d'eau-de-vie aux nations alliées. Dans
les villages des Creeks on ne souffroit qu'un seul marchand européen :
il y résidoit sous la sauvegarde publique. On ne violoit jamais à son
égard les lois de la plus exacte probité ; il alloit et venoit, en sûreté
de sa fortune comme de sa vie.
Les Muscogulges sont enclins à l'oisiveté et aux fêtes; ils cultivent
la terre; ils ont des troupeaux et des chevaux de race espagnole; ils
ont aussi des esclaves. Le serf travaille aux champs, cultive dans le
jardin les fruits et les fleurs, tient la cabane propre et prépare les
repas. Il est logé, vêtu et nourri comme ses maîtres. S'iLse marie, ses
enfants sont libres; ils rentrent dans leur droit naturel parla nais-
sance. Le malheur du père et de la mère ne passe point à leur posté-
rité ; les Muscogulges n'ont point voulu que la servitude fût hérédi-
taire : belle leçon que les sauvages ont donnée aux hommes civilisés !
Tel est néanmoins l'esclavage : quelle que soit sa douceur, il dégrade
les vertus. Le Muscogulge, hardi, bruyant, impétueux, supportant à
peine la moindre contradiction, est servi par le Yamase, timide, silen-
cieux, patient, abject. Ce Yamase, ancien maître des Florides, est
cependant de race indienne : il combattit en héros pour sauver son
pays de l'invasion des Muscogulges; mais la fortune le trahit. Qui a
mis entre le Yamase d'autrefois et le Yamase d'aujourd'hui , entre ce
Yamase vaincu et ce Muscogulge vainqueur, une si grande différence?
Deux mots : liberté et servitude.
Les villages muscogulges sont bâtis d'une manière particulière :
chaque famille a presque toujours quatre maisons ou quatre cabanes
pareilles. Ces quatre cabanes se font face les unes aux autres, et for-
186 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
mont entre elles une cour carrée d'environ un demi-arpent : on entre
dans cette cour par les quatre angles. Les cabanes, construites en
planches, sont enduites en dehors et en dedans d'un mortier rouge, qui
ressemble à de la terre de brique. Des morceaux d'écorce de cyprès ,
disposés comme des écailles de tortue, servent de toiture aux bâtiments.
Au centre du principal village, et dans l'endroit le plus élevé, est
une place publique environnée de quatre longues galeries. L'une de
ces galeries est la salle du conseil , qui se tient tous les jours pour
l'expédition des affaires. Cette salle se divise en deux chambres par
une cloison longitudinale : l'appartement du fond est ainsi privé de
lumière; on n'y entre que par une ouverture surbaissée, pratiquée
au bas de la cloison. Dans ce sanctuaire sont déposés les trésors de la
religion et de la politique : les chapelets de cornes de cerf, la coupe à
médecine, les chichikoués, le calumet de paix, l'étendard national,
fait d'une queue d'aigle. Il n'y a que le mico, le chef de guerre et le
grand-prêtre qui puissent entrer dans ce lieu redoutable.
La chambre extérieure de la salle du conseil est coupée en trois
parties par trois petites cloisons transversales, à hauteur d'appui.
Dans ces trois balcons s'élèvent trois rangs de gradins appuyés contre
les parois du sanctuaire. C'est sur ces bancs couverts de nattes que
s'asseyent les sachems et les guerriers.
Les trois autres galeries, qui forment, avec la galerie du conseil,
l'enceinte de la place publique, sont pareillement divisées chacune en
trois parties; mais elles n'ont point de cloison longitudinale. Ces gale-
ries se nomment galeries du banquet : on y trouve toujours une foule
bruyante occupée de divers jeux.
Les murs, les cloisons, les colonnes de bois de ces galeries sont
chargés d'ornements hiéroglyphiques, qui renferment les secrets sacer-
dotaux et politiques de la nation. Ces peintures représentent des
hommes dans diverses attitudes, des oiseaux et des quadrupèdes à têtes
d'hommes, des hommes à têtes d'animaux. Le dessin de ces monu-
ments est tracé avec hardiesse et dans les proiwrlions naturelles; la
couleur en est vive, mais appliquée sans art. L'ordre d'architecture
des colonnes varie dans les villages selon la tribu qui habile ces vil-
lages : à Otasses les colonnes sont tournées en spirale, parce que les
Muscogulges d'Otasses sont de la tribu du Serpent
Il y a chez cette nation une ville de paix et une ville de sang. La
ville (le paix est la capitale môme de la confédération des Creeks, et se
nomme Apalachuda. Dans celte ville on ne verse jamais le sang; et
quand il s'agit d'une paix générale, les députés dos Creeks y sont
convociués.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 187
La ville de sang est apjîelée Cowcla; elle est située à douze milles
d'Apalachucla : c'est là que l'on délibère de la guerre.
On remarque dans la confédération des Creeks les sauvages qui
habitent le beau village d'Uche, composé de deux mille habitants, et
qui peut armer cinq cents guerriers. Ces sauvages parlent la langue
savanna ou savantica, langue radicalement différente de la langue
muscogulge. Les alliés du village d'L'che sont ordinairement, dans le
conseil, d'un avis différent des autres alliés, qui les voient avec jalou-
sie; mais on est assez sage de part et d'autre pour n'en pas venir à une
rupture.
Les Siminoles, moins nombreux que les Muscogulges, n'ont guère
que neuf villages, tous situés sur la rivière Flint. Vous ne pouvez
faire un pas dans leur pays sans découvrir des savanes, des lacs, des
fontaines, des rivières de la plus belle eau.
Le Siminole respire la gaieté, le contentement, l'amour ; sa démarche
est légère, son abord ouvert et serein; ses gestes décèlent l'activité de
la vie : il parle beaucoup et avec volubilité; son langage est harmo_
nieux et facile. Ce caractère aimable et volage est si prononcé chez ce
peuple, qu'il peut à peine prendre un maintien digne dans les assem-
blées politiques de la confédération.
Les Siminoles et les Muscogulges sont d'une assez grande taille, et,
par un contraste extraordinaire, leurs femmes sont la plus petite race
de femmes connue en Amérique : elles atteignent rarement la hauteur
de quatre pieds deux ou trois pouces; leurs mains et leurs pieds res-
semblent à ceux d'une Européenne de neuf ou dix ans. Mais la nature
les a dédommagées de cette espèce d'injustice : leur taille est élégante
et gracieuse; leurs yeux sont noirs, extrêmement longs, pleins de lan-
gueur et de modestie. Elles baissent leurs paupières avec une sorte de
pudeur voluptueuse : si on ne les voyoit pas, lorsqu'elles parlent, on
croiroit entendre des enfants qui ne prononcent que des mots à moitié
formés.
Les femmes creeks travaillent moins que les autres femmes indien-
nes : elles s'occupent de broderies, de teinture et d'autres petits
juvrages. Les esclaves leur épargnent le soin de cultiver la terre; mais
slles aident pourtant, ainsi que les guerriers, à recueillir la moisson.
Les Muscogulges sont renommés pour la poésie et pour la musique,
î.a troisième nuit de la fête du maïs nouveau, on s'assemble dans la
galerie du conseil ; on se dispute le prix du chant. Ce prix est décerné,
à la pluralité des voix, par le mico : c'est une branche de chêne vert :
les Hellènes briguoient une branche d'olivier. Les femmes concourent,
et souvent obtiennent la couronne ; une de leurs odes est restée célèbre :
188 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
CHANSON DE LA CHAIR BLANCHE.
« La chair blanche vient de la Virginie. Elle étoit riche; elle avoit
des étoffes bleues, de la poudre, des armes et du poison françois'.
La chair blanche vit Tibéima l'ikouessen -.
« Je t'aime, dit-elle à la fille peinte : quand je m'approche de toi, j(î
sens fondre la moelle de mes os; mes yeux se troublent, je me sens
mourir.
« La fille peinte, qui vouloit les richesses de la chair blanche, lui
répondit: Laisse-moi graver mon nom sur tes lèvres; presse mon
sein contre ton sein.
« Tibéima et la chair blanche bâtirent une cabane. L'ikouessen dis-
sipa les grandes richesses de l'étranger, et fut infidèle. La chair
blanche le sut, mais elle ne put cesser d'aimer. Elle alloit de porte en
porte mendier des grains de maïs pour faire vivre Tibéima. Lorsque
la chair blanche pouvoit obtenir un peu de feu liquide^, elle le buvoit
pour oublier sa douleur.
« Toujours aimant Tibéima, toujours trompé par elle, l'homme
blanc perdit Tesprit, et se mit à courir dans les bois. Le père de la fille
peinte, illustre sachem, lui fit des réprimandes : le cœur d'une femme
qui a cessé d'aimer est plus dur que le fruit du papaya.
a La chair blanche revint à sa cabane. Elle étoit nue, elle portoit
une longue barbe hérissée ; ses yeux étoient creux , ses lèvres pâles :
elle s'assit sur une natte pour demander l'hospitalité dans sa propre
cabane. L'homme blanc avoit faim : comme il étoit devenu insensé,
il se croyoit un enfant, et prenoit Tibéima pour sa mère.
« Tibéima, qui avoit retrouvé des richesses avec un autre guerrier
dans l'ancienne cabane de la chair blanche, eut horreur de celui
qu'elle avoit aimé. Elle le chassa. La chair blanche s'assit sur un tas
de feuilles à la porte, et mourut. Tibéima mourut aussi. Quand le
Siminole demande quelles sont les ruines de cette caliane recouverte de
grandes herbes, on ne lui répond point. »
Les Espagnols avoient placé dans les beaux déserts de la Floride
une fontaine de Jouvence. N'étois-je donc pas autorisé à choisir ces
déserts pour le pays de quelques autres illusions?
On verra bientôt ce que sont devenus les Creeks et quel sort menace
ce peuple qui marchoit à grands pas vers la civilisation.
1. Eau-dc-vic. v. Courtisane. 3. Eau-de-vic.
VOYAGE EN AMERIQUE. 189
LES HURONS ET LES IROQL'OIS.
Républi<iue dans l'état de nature.
Si les Natchez offrent le type du despotisme dans l'état de nature,
les Creeks, le premier trait de la monarchie limitée, les Hurons et les
Iroquois présentoient dans le même état de nature la forme du gou-
vernement républicain. Ils avoient, comme les Creeks, outre la cons-
titution de la nation proprement dite, une assemblée générale repré-
sentative et un pacte fédératif.
Le gouvernement des Hurons différoit un peu de celui des Iroquois,
Auprès du conseil des tribus s'élevoit un chef héréditaire, dont la suc-
cession se continuoit par les femmes, ainsi que chez les Natchez. Si
la ligne de ce chef venoit à manquer, c'étoit la plus noble matrone de
la tribu qui choisissoit un chef nouveau. L'influence des femmes
devoit être considérable chez une nation dont la politique et la nature
leur donnoient tant de droits. Les historiens attribuent à cette
influence une partie des bonnes et des mauvaises qualités du Huron.
Chez les nations de l'Asie, les femmes sont esclaves et n'ont aucune
part au gouvernement; mais, chargées des soins domestiques, elles
sont soustraites, en général, aux plus rudes travaux de la terre.
Chez les nations d'origine germanique, les femmes étoient libres,
mais elles restoient étrangères aux actes de la politique, sinon à ceux
du courage et de l'honneur.
Chez les tribus du nord de l'Amérique, les femmes participoient aux
affaires de l'État, mais elles étoient employées à ces pénibles ouvra-
ges qui sont dévolus aux hommes dans l'Europe civilisée. Esclaves et
bêtes de somme dans les champs et à la chasse, elles devenoient libres
et reines dans les assemblées de la famille et dans les conseils de la
nation. Il faut remonter aux Gaulois pour retrouver quelque chose de
cette condition des femmes chez un peuple.
Les Iroquois ou les Cinq nations ' , appelés dans la langue algon-
quine les Agannonsioni , étoient une colonie des Hurons. Ils se sépa-
rèrent de ces derniers à une époque ignorée ; ils abandonnèrent les
bords du lac Huron, et se fixèrent sur la rive méridionale du fleuve
Hochelaga (le Saint-Laurent), non loin du lac Champlain. Dans la
suite, ils remontèrent jusqu'au lac Ontario, et occupèrent le pays situé
entre le lac Érié et les sources de la rivière d'Albany.
Les Iroquois offrent un grand exemple du changement que l'oppres-
1. Six, selon la division des Anglois.
190 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
sion et l'indépendance peuvent opérer dans le caractère des hommes.
Après avoir quitté les Hurons, ils se livrèrent à la culture des terres,
devinrent une nation agricole et paisible, d'où ils tirèrent leur nom
d'Agannonsioni.
Leurs voisins, les Adirondacs, dont nous avons fait les Algonquins,
peuple guerrier et chasseur qui étendoit sa domination sur un pays
immense, méprisèrent les Hurons émigrants, dont ils achetoient les
récoltes. Il arriva que les Algonquins invitèrent quelques jeunes
Iroquois à une chasse ; ceux-ci s'y distinguèrent de telle sorte que les
Algonquins, jaloux, les massacrèrent.
Les Iroquois coururent aux armes pour la première fois : battus
d'abord, ils résolurent de périr jusqu'au dernier, ou d'être libres. Un
génie guerrier, dont ils ne s'étoient point doutés, se déploya tout à
coup en eux. Ils défirent à leur tour les Algonquins, qui s'allièrent avec
les Hurons, dont les Iroquois tiroient leur origine. Ce fut au moment
le plus chaud de cette querelle que Jacques Cartier et ensuite Cham-
plain abordèrent au Canada. Les Algonquins s'unirent aux étrangers,
et les Iroquois eurent à lutter contre les François, les Algonquins et
les Hurons.
Bientôt les Hollandois arrivèrent à Manhatte (New-York). Les
Iroquois recherchèrent l'amitié de ces nouveaux Européens, se procu-
rèrent des armes à feu et devinrent en peu de temps plus habiles au
maniement de ces armes que les blancs eux-mêmes. Il n'y a point chez
les peuples civilisés d'exemple d'une guerre aussi longue et aussi
implacable que celle que firent les Iroquois aux Algonquins et aux
Hurons. Elle dura plus de trois siècles. Les Algonquins furent exter-
minés et les Hurons réduits à une tribu réfugiée sous la protection
du canon de Québec. La colonie françoise du Canada, au moment de
succomber elle-même aux attaques des Iroquois, ne fut sauvée que
par un calcul de la politique de ces sauvages extraordinaires '.
Il est probable que les Indiens du nord de l'Amérique furent gou-
vernés d'abord par des rois, comme les habitants de Rome et d'Athènes,
et que ces monarchies se changèrent ensuite en républiques aristo-
cratiques : on retrouvoit dans les principales bourgades huronnes et
iroquoises des familles nobles, ordinairement au nombre de trois.
1. D'autres traditions, comme on l'a vu, font des Iroquois une colonne de cette
jrando nii^ralion des Lennilénaps, venus des bords de l'océan Pacilique. Cette
colonne des Irotiuois et des Hurons auroit chassé les peuplades du nord du Canada,
parmi les(iuclles se trouvoient les Algonquins, tandis que les Indiens Delawares, plus
au midi, auroientdescen lu jusqu'à l'Atlantique, eu dispersant les peuples primitifs
établis à l'est et à l'ouest des AUcghanys.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 191
Ces familles étoient la souche des trois tribus principales : l'une de
ces tribus jouissoit d'une sorte de prééminence ; les membres de cette
première tribu se traitoient de frères, et les membres des deux autres
tribus de cousins.
Ces trois tribus portoient le nom des tribus huronnes : la tribu du
Chevreuil, celle du Loup, celle de la Tortue. La dernière se partageoit
Bn deux branches, la grande et la petite Tortue.
Le gouvernement, extrêmement compliqué, se composoit de trois con-
seils : le conseil des assistants, le conseil des vieillards, leccnseil des
guerriers en état de porter les armes, c'est-à-dire du corps de h nation.
Chaque famille fournissoit un député au conseil des assistants; ce
député étoit nommé par les femmes, qui choisissoient souvent une
femme pour les représenter. Le conseil des assistants étoit le conseil
suprême : ainsi la première puissance appartenoit aux femmes dont
les hommes ne se disoient que les lieutenants ; mais le conseil des
vieillards prononçoit en dernier ressort, et devant lui étoient portées
en appel les délibérations du conseil des assistants.
Les Iroquois avoient pensé qu'on ne se devoit pas priver de l'assis-
tance d'un sexe dont l'esprit, délié et ingénieux, est fécond en ressour-
ces et sait agir sur le cœur humain ; mais ils avoient aussi pensé que
les arrêts d'un conseil de femmes pourroient être passionnés : ils
avoient voulu que ces arrêts fussent tempérés et comme refroidis par
le jugement des vieillards. On rétro uvoit ce conseil des femmes chez
nos pères les Gaulois.
Le second conseil, ou le conseil des vieillards, étoit le modérateur
entre le conseil des assistants et le conseil composé du corps des jeu-
nes guerriers.
Tous les membres de ces trois conseils n'avoient pas le droit de
prendre la parole : des orateurs choisis par chaque tribu traitoient
devant les conseils des affaires de l'État : ces orateurs faisoient une
étude particulière de la politique et de l'éloquence.
Cette coutume, qui seroit un obstacle à la liberté chez les peuples
civilisés de l'Europe, n'étoit qu'une mesure d'ordre chez les Iroquois.
Parmi ces peuples, on ne sacrifioit rien de la liberté particulière à la
liberté générale. Aucun membre des trois conseils ne se regardoit lié
individuellement parla délibération des conseils. Toutefois il étoit sans
exemple qu'un guerrier eût refusé de s'y soumettre.
La nation iroquoise se divisoit en cinq cantons : ces cantons n'étoient
point dépendants les uns des autres ; ils pouvoient faire la paix et la
guerre séparément. Les cantons neutres leur olïroient dans ces cas
leurs bons offices.
192 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Les cinq cantons nommoient de temps en temps des députés qui
renouveloient l'alliance générale. Dans cette diète, tenue au milieu
des bois, on traitoit de qaelques grandes entreprises pour l'honneur
et la sûreté de toute la nation. Chaque député faisoit un rapport relatif
au canton qu'il représentoit, et l'on délîbéroit sur des moyens de
prospérité commune.
Les Iroquois étoient aussi fameux par leur politique que par leurs
armes. Placés entre les Anglois et les François, ils s'aperçurent bientôt
de la rivalité de ces deux peuples. Ils comprirent qu'ils seroient recher-
chés par l'un et par l'autre : ils firent alliance avec les Anglois, qu'ils
n'aimoient pas, contre les François, qu'ils estimoient, mais qui s'étoient
unis aux Algonquins et aux Hurons. Cependant, ils ne vouloient pas le
triomphe complet d'un des deux partis étrangers : ainsi les Iroquois
étoient prêts à disperser la colonie françoise du Canada, lorsqu'un
ordre du conseil des sachems arrêta l'armée et la força de revenir ;
ainsi les François se voyoient au moment de conquérir la Nouvelle-
lersey, et d'en chasser les Anglois, lorsque les Iroquois firent marcher
leurs cinq nations au secours des Anglois, et les sauvèrent.
L'Iroquois ne conservoit de commun avec le Huron que le langage :
le Huron, gai, spirituel, volage, d'une valeur brillante et téméraire,
d'une taille haute et élégante, avoit l'air d'être né pour être l'allié des
François.
L'Iroquois étoit au contraire d'une forte stature : poitrine large,
jambes musculaires, bras nerveux. Les grands yeux ronds de l'Iro-
quois étinceloient d'indépendance; tout son air étoit celui d'un héros ;
on voyoit reluire sur son front les hautes combinaisons de la pensée
et les sentiments élevés de l'àme. Cet homme intrépide ne fut point
étonné des armes à feu lorsque pour la première fois on en usa
contre lui ; il tint ferme au sifflement des balles et au bruit du canon,
comme s'il les eût entendus toute sa vie; il n'eut pas l'air d'y faire
plus d'attention qu'à un orage. Aussitôt qu'il se put procurer un mous-
quet, il s'en servit mieux qu'un Européen. Il n'abandonna pas pour
cela le casse-tête, le couteau, l'arc et la flèche; mais il y ajouta la
carabine, le pistolet, le poignard et la hache; il scmbloit n'avoir jamais
assez d'armes pour sa valeur. Doublement paré des instruments
meurtriers de l'Europe et de l'Amérique, avec sa tête ornée de pana-
ches, ses oreilles découpées, son visage barbouillé de noir, ses bras
teints de sang, ce noble champion du Nouveau Monde devint aussi
redoutable à voir qu'à combattre, sur le rivage qu'il défendit pied à
pied contre l'étranger.
C'éluit dans l'éducaiion que les Iroquois plaçoient la source de leur
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 193
vertu. Un jeune homme ne s'asseyoit jamais devant un vieillard : le
respect pour l'âge étoit pareil à celui que Lycurgue avoit fait naître à
Lacédémone. On accoutumoit la jeunesse à supporter les plus grandes
privations ainsi qu'à braver les plus grands périls. De longs jeûnes
commandés parla politique au nom de la religion, des chasses dange-
reuses, l'exercice continuel des armes, des jeux mâles et virils, avoient
donné au caractère de l'Iroquois quelque chose d'indomptable. Souvent
de petits garçons s'attachoient les bras ensemble, mettoient un char-
bon ardent sur leurs bras liés, et luttoient à qui soutiendroit plus
longtemps la douleur. Si une jeune fille commettoit une faute, et que
sa mère lui jetât de l'eau au visage, cette seule réprimande portoit
quelquefois la jeune fille à s'étrangler,
L'Iroquois méprisoit la douleur comme la vie : un sachem de cent
années affrontoit les flammes du bûcher; il excitoit les ennemis à
redoubler de cruauté; il les défioitde lui arracher un soupir. Cette ma-
gnanimité de la vieillesse n'avoit pour but que de donner un exemple
aux jeunes guerriers et de leur apprendre à devenir dignes de leurs
pères.
Tout se ressentoit de cette grandeur chez ce peuple : sa langue,
presque tout aspirée, étonnoit l'oreille. Quand un Iroquois parloit, on
eût cru ouïr un homme qui, s'exprimant avec effort, passoit successi-
vement des intonations les plus sourdes aux intonations les plus
élevées.
Tel étoit l'Iroquois avant que l'ombre et la destruction de la civili-
sation européenne se fussent étendues sur lui.
Bien que j'aie dit que le droit civil et le droit criminel sont à peu
près inconnus des Indiens, l'usage en quelques lieux a suppléé à
la loi.
Le meurtre, qui chez les Francs se rachetoit par une composition
pécuniaire en rapport avec l'état des personnes, ne se compense chez
les sauvages que par la mort du meurtrier. Dans l'Italie du moyen
âge, les familles respectives prenoient fait et cause pour tout ce qui
concernoit leurs membres : de là ces vengeances héréditaires qui divi-
soient la nation lorsque les familles ennemis étoient puissantes.
Chez les peuplades du nord de l'Amérique, la famille de l'homicide
ne vient pas à son secours, mais les parents de l'homicide se font i.n
devoir de le venger. Le criminel que la loi ne menace pas, que ne
défend pas la nature, ne rencontrant d'asile ni dans les bois, où les
alliés du mort le poursuivent, ni chez les tribus étrangères, qui le livre
roient, ni à son foyer domestique, qui ne le sauveroit pas, devient sr
misérable, qu'un tribunal vengeur lui seroit un bien. Là au moins il j
VI. 13
1% VOYAGE EN AMÉRIQUE.
auroit une forme, une manière de le condamner ou de l'acquitter :
car, si la loi frappe, elle conserve, comme le temps, qui sème et mois-
sonne. Le meurtrier indien, las d'une vie errante, ne trouvant pas de
famille publique pour le punir, se remet entrp les mains d'une famille
particulière qui l'immole : à défaut de la force armée, le crime conduit
le criminel aux pieds du juge et du bourreau.
Le meurtre involontaire s'expioit quelquefois par des présents. Chez
les Abénakis la loi prononçoit : on exposoit le corps de l'homme assas-
siné sur une espèce de claie en l'air ; l'assassin, attaché à un poteau,
étoit condamné à prendre sa nourriture et à passer plusieurs jours à
ce pilori de la mort.
ÉTAT ACTUEL
SAUVAGES DE L'AMERIQUE SEPTENTRIONALE.
Si je présentois au lecteur ce tableau de l'Amérique sauvage comme
l'image fidèle de ce qui existe aujourd'hui, je tromperois le lecteur :
j'ai peint ce qui fut beaucoup plus que ce qui est. On retrouve sans
doute encore plusieurs traits du caractère indien dans les tribus
errantes du Nouveau Monde; mais l'ensemble des mœurs, l'originalité
des coutumes, la forme primitive des gouvernements, enfin le génie
américain a disparu. Après avoir raconté le passé, îl me reste à com-
pléter mon travail en retraçant le présent.
Quand on aura retranché du récit des premiers navigateurs et des
])remiers colons qui reconnurent et défrichèrent la Louisiane, la Flo-
ride, la Géorgie, les deux Carolines, la Virginie, le Maryland, la Dela-
ware, la Pensylvanie, le New-Jersey, le New-York, et tout ce qu'on
appela la Nouvelle-Angleterre, l'Acadie et le Canada, on ne pourra
guère évaluer la population sauvage comprise entre le Mississipi et le
fleuve Saint-Laurent, au moment de la découverte de ces contrées, au-
dessous de trois millions d'hommes.
Aujourd'hui la population indienne de toute l'Amérique scptenlrio-
nale, en n'y comprenant ni les Mexicains, ni les Esquimaux, s'élève à
•VOYAGE EN AMÉRIQUE. 195
peine à quatre cent mille âmes. Le recensement des peuples indigènes
de cette partie du Nouveau Monde n'a pas été fait; je vais le faire.
Beaucoup d'homm.es, beaucoup de tribus manqueront à l'appel : der-
nier historien de ces peuples, c'est leur registre mortuaire que je vais
ouvrir.
En 1534, à l'arrivée de Jacques Cartier au Canada, et à l'époque de
la fondation de Québec par Champlain, en 1608, les Algonquins, les
Iroquois, les Hurons, avec leurs tribus alliées ou sujettes, savoir : les
Etchemins, les Souriquois, les Bersiamites, les Papinaclets, les Monta-
gnes, les Attikamègues, les Nipissings, les Temiscamins, les Amikouès,
les Cristinaux, les Assiniboïls, les Pouteouatamis, les Nokais, les Otcha-
gras, les Miamis, armoient à peu près cinquante mille guerriers ; ce
qui suppose chez les sauvages une population d'à peu près deux cent
cinquante mille âmes. Au dire de Laboutan, chacun des cinq grands
villages iroquois renfermoit quatorze mille habitants. Aujourd'hui ou
ne rencontre, dans le bas Canada, que six hameaux de sauvages deve-
nus chrétiens : les Hurons de Corette , les Abénakis de Saint-François,
les Algonquins, les Nipissings , les Iroquois du lac des deux-Montagnes
et les Osouékatchies; foibles échantillons de plusieurs races qui ne
sont plus, et qui, recueillis par la religion, offrent la double preuve de
sa puissance à conserver et de celle des hommes à détruire.
Le reste des cinq nations iroquoises est enclavé dans les possessions
angloises et américaines, et le nombre de tous les sauvages que je
viens de nommer est tout au plus de deux mille cinq cents à trois mille
âmes.
Les Abénakis, qui en 1587 occupoient l'Acadie (aujourd'hui le
Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Ecosse), les sauvages du Maine, qui
détruisirent tous les établissements des blancs en 1675, et qui conti-
nuèrent leurs ravages jusqu'en 1748; les mêmes hordes qui firent
subir le même sort au New-Hampshire, les Wampanoags, lesNipmucks,
qui livrèrent des espèces de batailles rangées aux Anglois, assiégèrent
Hadley et donnèrent l'assaut à Brookfield, dans le Massachusetts ; les
Indiens qui dans les mêmes années 1673 et 1675 combattirent les
Européens ; les Pequots du Connecticut ; les Indiens qui négocièrent la
cession d'une partie de leurs terres avec les États de New-York, de]
New-Jersey, de la Pensylvanie, delà Delaware; les Pyscataways du î
Marjland; les tribus qui obéissoient à Powhatan, dans la Virginie;!
les Paraoustis, dans les Carolines, tous ces peuples ont disparu'.
1. La plupart de ces peuples appartenoient à la grande nation des Lennilénaps,
dont les deux branches principales étoient les Iroquois et les Hurons au nord, et
les Indiens Delawares au midi.
lOG VOYAGE EN AMÉUIQUE.
Des nations nombreuses que Ferdinand de Soto rencontra dans les
Florides (et il faut comprendre sous ce nom tout ce qui forme aujour-
d'hui les États de la Géorgie, de l'Alabama, du Mississipi et du Ten-
nessee), il ne leste plus que les Crecks, les Çhéroquois et les Chicas-
sais'.
Les Creeks, dont j'ai peint les anciennes mœurs, ne pourroicnt
mettre sur pied dans ce moment deux mille guerriers. Des vastes
pays qui leur appartenoient, ils ne possèdent plus qu'environ huit
milles carrés dans l'État de Géorgie, et un territoire à peu près égal
dans l'Alabama. Les Çhéroquois et les Chicassais , réduits à une poi-
gnée d'hommes, vivent dans un coin des États de Géorgie et de Ten-
nessee ; les derniers, sur les deux rives du fleuve Hiwassée.
Tout foibles qu'ils sont , les Creeks ont combattu vaillamment les
Américains dans les années 1813 et 181/|. Les généraux Jackson,
White, Clayborne, Floyd, leur firent éprouver de grandes pertes à
Talladega, Hillabes, Autossécs, Bécanachaca, et surtout à Entonopeka.
Ces sauvages avoicnt fait des progrès sensibles dans la civilisation, et
surtout dans l'art de la guerre, employant et dirigeant très-bien l'ar-
tillerie. Il y a quelques années qu'ils jugèrent et mirent à mort un de
leurs micos, ou rois , pour avoir vendu des terres aux blancs sans la
participation du conseil national.
Les Américains, qui convoitent le riche territoire où vivent encore
les Moscogulges et les Siminoles, ont voulu les forcer à le leur céder
pour une somme d'argent , leur proposant de les transporter ensuite
à l'occident du Missouri. L'État de Géorgie a prétendu qu'il avoit
acheté ce territoire ; le congrès américain a mis quelque obstacle à
cette prétention; mais tôt ou tard les Crecks, les Çhéroquois et les
Chicassais, serrés entre la population blanche du Mississipi , du Ten-
nessee, de l'Alabama et de la Géorgie, seront obligés de subir l'exil ou
l'extermination.
En remontant le Mis:,issipi, depuis son embouchure jusqu'au con-
fluent de rOhio, tous les sauvages qui habitoient ces deux bords, les
Biloxis, les Torimas, les Kappas, les Sotouïs, les Bayagoulas, les Cola-
pissas, les Tansas, les Natchez et les Yazous ne sont plus.
Dans la vallée de l'Ohio, les nations qui erroient encore le long de
cette rivière et de ses affluents se soulevèrent en 1810 contre les Amé-
\. On pont consulter avec fruit, pour la Floride, un ouvrage intitulé : Vue de la
Floride occidentale, conlenant sa geograpltie, sa topoijvuphic, etc., suivie d'un
appendice sur ses untiipulés, les tili-es de concession des terres et des canaux, et
accompagnée (F une carte de lu côte, des plans de Pensacolaet de l'entn'c du port;
Philadelpliii;, 1X17.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 197
ricains. Elles mirent à leur tête un jongleur ou prophète qui annoiiroit
la victoire, tandis que son frère, le fameux Thécumseh, combattoit :
trois mille sauvages se trouvèrent réunis pour recouvrer leur indépen-
dance. Le général américain Harrison marcha contre eux avec un
corps de troupes; il les rencontra le 6 novembre 1811, au confluent
du Tippacanoé et du Wabash. Les Indiens montrèrent le plus grand
courage, et leur chef Thécumseh déploya une habileté extraordinaire :
il fut pourtant vaincu.
La guerre de 1812 entre les Américains et les Anglois renouvela
les hostilités sur les frontières du désert; les sauvages se rangèrent
presque tous du parti des Anglois ; Thécumseh étoit passé à leur ser-
vice : le colonel Procter, Anglois, dirigeoit les opérations. Des scènes
de barbarie eurent lieu à Cikago et aux forts ^leigs et Milden : le cœur
du capitaine Wells fut dévoré dans un repas de chair humaine. Le
général Harrison accourut encore, et battit les sauvages à l'affaire du
Thames. Thécumseh y fut tué : le colonel Procter dut son salut à la
vitesse de son cheval.
La paix ayant été conclue entre les États-Unis et l'Angleterre
en 181/;, les limites des deux empires furent définitivement réglées.
Les Américains ont assuré par une chaîne de postes militaires leur
domination sur les sauvages.
Depuis l'embouchure de l'Ohio jusqu'au saut de Saint-Antoine, sur
le Mississipi, on trouve sur la rive occidentale de ce dernier fleuve les
Saukis, dont la population s'élève à quatre mille huit cents âmes; les
Renards, à mille six cents âmes ; les Winebegos, à mille six cents, et
les Ménomènes, à mille deux cents. Les Illinois sont la souche de ces
tribus.
Viennent ensuite les Sioux, de race mexicaine, divisés en six nations :
la première habite en partie le haut Mississipi ; la seconde, la troi-
sième, la quatrième et la cinquième, tiennent les rivages de la rivière
Saint-Pierre; la sixième s'étend vers le Missouri. On évalue ces six
nations siouses à environ quarante-cinq mille âmes.
Derrière les Sioux, en s'approchant du Nouveau-Mexique, se trouvent
quelques débris des Osages, des Gansas, des Octotatas, des Macto-
tatas, des Ajouès et des Panis.
Les Assiboins errent, sous divers noms, depuis les sources septen-
trionales du Missouri jusqu'à la grande rivière Rouge, qui se jette
dans la baie dTIudson : leur population est de vingt-cinq mille âmes.
Les Gypowois, de race algonquine, et ennemis des Sioux, chassent,
au nombre de trois ou quatre mille guerriers, dans les déserts qui
séparent les grands lacs du Canada du lac Winnepic.
198 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Voilà tout ce que l'on sait de plus positif sur la population des
sauvages de l'Amérique septentrionale. Si l'on joint à ces tribus con-
nues les tribus moins fréquentées qui vivent au delà des montagnes
Rocheuses, on aura bien de la peine à trouver les quatre cent mille
individus mentionnés au commencement de. ce dénombrement. Il y
a des voyageurs qui ne portent pas à plus de cent mille âmes la
population indienne en deçà des montagnes Rocheuses, et à plus de
cinquante mille au delà de ces montagnes, y compris les sauvages de
la Californie.
Poussées par les populations européennes vers le nord -ouest de
l'Amérique septentrionale, les populations sauvages viennent, par une
singulière destinée, expirer au rivage même sur lequel elles débar-
quèrent, dans des siècles inconnus, pour prendre possession de l'Amé-
rique. Dans la langue iroquoise, les Indiens se donnoient le nom
d'hommes de toujours, ongoue-onoue. Ceshommes de toujours ont passé,
et l'étranger ne laissera bientôt aux héritiers légitimes de tout un
monde que la terre de leur tombeau.
Les raisons de cette dépopulation sont connues : l'usage des liqueurs
fortes, les vices, les maladies, les guerres, que nou's avons multipliées
chez les Indiens, ont précipité la destruction de ces peuples; mais il
n'est pas tout à fait vrai que l'état social, en venant se placer dans les
forêts, ait été une cause efficiente de cette destruction.
L'Indien n'étoit pas sauvage; la civilisation européenne n'a point
agi sûr le pur état de nature; elle a agi sur la civilisation américaine
commençante ; si elle n'eût rien rencontré, elle eût créé quelque chose;
mais elle a trouvé des mœurs, et les a détruites, parce qu'elle étoit plus
forte et qu'elle n'a pas cru se devoir mêler à ces mœurs.
Demander ce que seroient devenus les habitants de l'Amérique si
l'Amérique eût échappé aux voiles de nos navigateurs, seroit sans
doute une question inutile, mais pourtant curieuse à examiner.
Auroient-ils péri en silence, comme ces nations, plus avancées dans les
arts, qui selon toutes les probabilités fleurirent autrefois dans les
contrées qu'arrosent l'Ohio, le Muskingum, le Tennessee, le Mississipi
inférieur et le Tumbec-bee ?
Ecartant un moment les grands principes du christianisme, mettant
à part les intérêts de l'Europe, un esprit philosophique auroit pu
désirer que les peuples du Nouveau Monde eussent eu le temps de se
développer hors du cercle de nos institutions.
Nous en sommes réduits partout aux formes usées d'une civilisation
vieillie (je ne parle pas des populations do l'Asie, arrêtées depuis
quatre mille ans dans un d(îspolisme qui tient de l'enfance). On a
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 199
trouvé chez les sauvages du Canada, de la Nouvelle-Angleterre et des
Florides, des commencements de toutes les coutumes et de toutes les
lois des Grecs, des Romains et des Hébreux. Une civilisation d'une
nature différente de la nôtre auroit pu reproduire les hommes de l'an-
tiquité ou faire jaillir des lumières inconnues d'une source encore
ignorée. Qui sait si nous n'eussions pas vu aborder un jour à nos
rivages quelque Colomb américain venant découvrir l'Ancien Monde?
j La dégradation des mœurs indiennes a marché de pair avec la dépo-
pulation des tribus. Les traditions religieuses sont devenues beau-
coup plus confuses; l'instruction, répandue d'abord par les mission-
naires du Canada, a mêlé des idées étrangères aux idées natives des
indigènes. On aperçoit aujourd'hui , au travers des fables grossières,
les croyances chrétiennes défigurées. La plupart des sauvages portent
des croix pour ornements, et les traiteurs protestants leur vendent ce
que leur donnoient les missionnaires catholiques. Disons, à l'honneur
de notre patrie et à la gloire de notre religion, que les Indiens s'étoient
fortement attachés aux François; qu'ils ne cessent de les regretter, et
qu'une robe noire (un missionnaire) est encore en vénération dans les
forêts américaines. Si les Anglois, dans leurs guerres avec les États-
Unis, ont vu presque tous les sauvages s'enrôler sous la bannière bri-
tannique, c'est que les Anglois de Québec ont encore parmi eux des
descendants des François, et qu'ils occupent le pays qn'Ono^nhio ' a
gouverné. Le sauvage continue de nous aimer dans le sol que nous
avons foulé, dans la terre où nous fûmes ses premiers hôtes, et oii
nous avons laissé les tombeaux : en servant les nouveaux possesseurs
du Canada, il reste fidèle à la France dans les ennemis des François.
Voici ce qu'on ht dans un Voyage récent fait aux sources du Missis-
sipi. L'autorité de ce passage est d'autant plus grande, que l'auteur,
dans un autre endroit de son Voyage, s'arrête pour argumenter contre
les jésuites de nos jours :
«Pour rendre justice à la vérité, les missionnaires françois en
général se sont toujours distingués partout par une vie exemplaire et
conforme à leur état. Leur bonne foi religieuse, leur charité aposto-
lique, leur douceur insinuante, leur patience héroïque, et leur éloigne-
ment du fanatisme et du rigorisme, fixent dans ces contrées des épo-
ques édifiantes dans les fastes du christianisme ; et pendant que la
mémoire des del Vilde, des Vodilla, etc., sera toujours en exécration
dans tous les cœurs vraiment chrétiens, celle des Daniel, des Rré-
beuf, etc., ne perdra jamais de la vénération que l'histoire des décou-
i. La grande Montagne. Nom sauvage des gouverneurs françois du Canada,
200 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
vertes et des missions leur consacre à juste titre. De là cette prc'dilec-
tion que les sauvages témoignent pour les François, prédilection qu'ils
trouvent naturellement dans le fond de leur âme, nourrie par les
traditions que leurs pères ont laissées en faveur des premiers apôtres
du Canada, alors la Nouvelle-France'. »
Cela confirme ce que j'ai écrit autrefois sur les missions du Canada.
Le caractère brillant de la valeur françoise, notre désintéressement,
notre gaieté, notre esprit aventureux, sympathisoient avec le génie des
Indiens ; mais il faut convenir aussi que la religion catholique est plus
propre à l'éducation du sauvage que le culte protestant.
Quand le christianisme commença au milieu d'un monde civilisé et
des spectacles du paganisme, il fut simple dans son extérieur, sévère
dans sa morale, métaphysique dans ses arguments, parce qu'il s'agis-
soit d'arracher à l'erreur des peuples séduits par les sens ou égarés
par des systèmes de philosophie. Quand le christianisme passa des
délices de Rome et des écoles d'Athènes aux forêts de la Germanie, il
s'environna de pompes et d'images, afin d'enchanter la simplicité du
barbare. Les gouvernements protestants de l'Amérique se sont peu
occupés de la civilisation des sauvages : ils n'ont songé qu'à trafiquer
avec eux : or, le commerce, qui accroît la civilisation parmi les peuples
déjà civilisés, et chez lesquels l'intelligence a prévalu sur les mœurs,
ne produit que la corruption chez les peuples où les mœurs sont supé-
rieures à l'intelligence. La religion est évidemment la loi primitive :
les pères Jogues, Lallemant et Brébeuf, étoient des législateurs d'une
tout autre espèce que les traiteurs anglois et américains.
De même que les notions religieuses des sauvages se sont brouillées,
les institutions politiques de ces peuples ont été altérées par l'irruption
des Européens. Les ressorts du gouvernement indien étoient subtils
et délicats; le temps ne les avoit point consolidés; la politique étran-
gère , en les touchant , les a facilement brisés. Ces divers conseils
balançant leurs autorités respectives, ces contre-poids formés par les
assistants, les sachems, les matrones, les jeunes guerriers, toute cette
machine a été dérangée : nos présents , nos vices, nos armes, ont
acheté, corrompu ou tué les personnages dont se composoient ces
pouvoirs divers.
Aujourd'liui les tribus indiennes sont conduites tout simplement
par un chef : celles qui se sont confédérées se réunissent quelquefois
dans des diètes générales; mais aucune loi ne réglant ces assemblées,
elles se séparent presque toujours sans avoir rien arrêté : elles ont le
1. Voijftijc du liellmuii, 18'23.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 201
sentiment de leur nullité et le découragement qui accompagne la
foiblesse.
Une autre cause a contribué à dégrader le gouvernement des sau-
vages : l'établissement des postes militaires américains et anglois au
milieu des bois. Là, un commandant se constitue le protecteur des
Indiens dans le désert; à l'aide de quelques présents, il fait compa-
roître les tribus devant lui ; il se déclare leur pijre et l'envoyé d'un
des trois mondes blancs : les sauvages désignent ainsi les Espagnols,
les François et les Anglois. Le commandant apprend à ses enfants
rouges qu'il va fixer telles limites, défricher tel terrain, etc. Le sau-
vage finit par croire qu'il n'est pas le véritable possesseur de la terre
dont on dispose sans son aveu ; il s'accoutume à se regarder comme
d'une espèce inférieure au blanc; il consent à recevoir des ordres, à
chasser, à combattre pour des maîtres. Qu'a-t-on besoin de se gouver-
ner quand on n'a plus qu'à obéir?
Il est naturel que les mœurs et les coutumes se soient détériorées
avec la religion et la politique, que tout ait été emporté à la fois.
Lorsque les Européens pénétrèrent en Amérique, les sauvages
vivoient et se vêtissoient du produit de leurs chasses, et n'en faisoient
entre eux aucun négoce. Bientôt les étrangers leur apprirent à le tro-
quer pour des armes, des liqueurs fortes, et divers ustensiles de mé-
nage, des draps grossiers et des parures. Quelques François, qu'on
appela coureurs de bois, accompagnèrent d'abord les Indiens dans
leurs excursions. Peu à peu il se forma des compagnies de commer-
çants qui poussèrent des postes avancés et placèrent des factoreries
au milieu des déserts. Poursuivis par l'avidité européenne et par la
corruption des peuples civilisés jusqu'au fond de leurs bois, les'Indiens
échangent, dans ces magasins, de riches pelleteries contre des objets
de peu de valeur, mais qui sont devenus pour eux des objets de pre-
mière nécessité. Non-seulement ils trafiquent de la chasse faite, mais
ils disposent de la chasse à venir, comme on vend une récolte sur
pied.
Ces avances accordées par les traiteurs plongent les Indiens dans un
abîme de dettes : ils ont alors toutes les calamités de l'homme du
peuple de nos cités et toutes les détresses du sauvage. Leurs chasses,
dont ils cherchent à exagérer les résultats, se transforment en une
effroyable fatigue : ils y mènent leurs femmes ; ces malheureuses,
employées à tous les services du camp, tirent les traîneaux, vont cher-
cher les bêtes tuées, tannent les peaux, font dessécher les viandes. On
les voit, chargées des fardeaux les plus lourds, porter encore leurs
petits enfants à leurs mamelles ou sur leurs épaules. Sont -elles
202 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
enceintes et près d'accoucher, pour hâter leur délivrance et retourner
plus vite à l'ouvrage, elles s'appliquent le ventre sur une barre de bois
élevée à quelques pieds de terre ; laissant pendre en bas leurs jambes
et leur tête, elles donnent ainsi le jour à une misérable créature,
dans toute la rigueur de la malédiction : In dolore paries fdios!
Ainsi la civilisation, en entrant par le commerce chez les tribus
américaines, au lieu de développer leur intelligence, les a abruties.
L'Indien est devenu perfide, intéressé, menteur, dissolu : sa cabane
est un réceptacle d'immondices et d'ordure. Quand il étoit nu ou cou-
vert de peaux de bêtes, il avoit quelque chose de fier et de grand ;
aujourd'hui des haillons européens, sans couvrir sa nudité, attestent
seulement sa misère : c'est un mendiant à la porte d'un comptoir ; ce
n'est plus un sauvage dans ses forêts.
Enfin , il s'est formé une espèce de peuple métis, né du commerce
des aventuriers européens et des femmes sauvages. Ces hommes, que
l'on appelle Bois brûlés, à cause de la couleur de leur peau, sont les
gens d'affaires ou les courtiers de change entre les peuples dont ils
tirent leur double origine : parlant à la fois la langue de leurs pères
et de leurs mères, interprètes des traiteurs auprès des Indiens, et des
Indiens auprès des traiteurs, ils ont les vices des deux races. Ces
bâtards de la nature civilisée et de la nature sauvage se vendent tantôt
aux Américains, tantôt aux Anglois, pour leur livrer le monopole des
pelleteries; ils entretiennent les rivalités des compagnies angloises de
la baie d'Hudson, du Nord-Ouest, et des compagnies américaines; Fur
Colombian Avierican Company , Missouri' s fur Company, et autres :
ils font eux-mêmes des chasses au compte des traiteurs et avec des
chasseurs soldés par les compagnies.
Le spectacle est alors tout différent des chasses indiennes : les
hommes sont à cheval ; il y a des fourgons qui transportent les viandes
sèches et les fourrures; les femmes et les enfants sont traînés sur de
petits chariots par des chiens. Ces chiens, si utiles dans les contrées
septentrionales, sont encore une charge pour leurs maîtres; car ceux-
ci, ne pouvant les nourrir pendant l'été, les mettent en pension à
crédit chez les gardiens, et contractent ainsi de nouvelles dettes. Les
dogues affamés sortent quelquefois de leur chenil ; ne pouvant aller à
la chasse , ils vont à la pêche : on les voit se plonger dans les rivières
et .saisir le poisson jusqu'au fond de l'eau.
On ne connoît en Europe que cette grande guerre de l'Amérique
qui a donné au monde un peuple libre. On ignore que le sang a coulé
pour les (liéiifs intérêts de queUjues marchands fourreurs. La Com-
pagnie de la baie d'Ilndson vendit, en 1811 , à lord Sulkirk un grand
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 203
terrain sur le bord de la rivière Rouge; l'établissement se fit en 1812.
La Compagnie du Nord-Ouest, ou du Canada, en prit ombrage : les
deux compagnies, alliées à diverses tribus indiennes, et secondées des
Bois brûlés, en vinrent aux mains. Cette petite guerre domestique, qui
fut horrible, avoit lieu dans les déserts glacés de la baie d'Hudson : la
colonie de lord Selkirk fut détruite au mois de juin 1815, précisément
au moment où se donnoit la bataille de Waterloo. Sur ces deux
théâtres, si différents par l'éclat et par l'obscurité, les malheurs de
l'espèce humaine étoient les mêmes. Les deux compagnies, épuisées ,
ont senti qu'il valoit mieux s'unir que se déchirer : elles poussent
aujourd'hui de concert leurs opérations, à l'ouest jusqu'à Colombia,
au nord jusque sur les fleuves qui se jettent dans la mer Polaire.
En résumé, les plus fières nations de l'Amérique septentrionale
n'ont conservé de leur race que la langue et le vêtement; encore
celui-ci est-il altéré : elles ont un peu appris à cultiver la terre et à
élever des troupeaux. De guerrier fameux qu'il étoit, le sauvage du
Canada est devenu berger obscur ; espèce de pâtre extraordinaire, con-
duisant ses cavales avec un casse-tête et ses moutons avec des flèches,
Philippe, successeur d'Alexandre, mourut greffier à Rome ; un Iroquois
chante et danse pour quelques pièces de monnoie à Paris : il ne faut
pas voir le lendemain de la gloire.
En traçant ce tableau d'un monde sauvage, en parlant sans cesse
du Canada et de la Louisiane, en regardant sur les vieilles cartes
l'étendue des anciennes colonies françoises dans l'Amérique, j'étois
poursuivi d'une idée pénible : je me demandois comment le gouverne-
ment de mon paNS avoit pu laisser périr ces colonies, qui seroient
aujourd'hui pour nous une source inépuisable de prospérité.
De l'Acadie et du Canada à la Louisiane, de l'embouchure du Saint-
Laurent à celle du Mississipi, le territoire de la Nouvelle-France entou-
roit ce qui forma dans l'origine la confédération des treize premiers
États-Unis. Les onze autres États, le district de la Colombie, les terri-
toires du Michigan, du Nord-Ouest, du Missouri, de l'Orégon et d'Ap-
kansa, nous appartenoient ou nous appartiendroient comme ils appar-
tiennent aujourd'hui aux États-Unis, par la cession des Anglois et des
Espagnols, nos premiers héritiers dans le Canada et dans la Louisiane.
Prenez votre point de départ entre le 43^ et le hk^ degré de latitude
nord, sur l'Atlantique, au cap Sable de la Nouvelle-Ecosse, autrefois
l'Acadie ; de ce point conduisez une ligne qui passe derrière les pre-
miers États-Unis, le Maine, Vernon, New-York, la Pensylvanie, la Vir-
ginie, la Caroline et la Géorgie ; que cette ligne vienne par le Ten-
nessee chercher le Mississipi et la Nouvelle-Orléans, qu'elle remonte
204 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
ensuilfi du 29« dcc^ré (latitude des bouches du Mississipi), qu'elle
remonte par le territoire d'Arkansa à celui de l'Orégon; qu'elle tra-
verse les montagnes Rocheuses et se termine à la pointe Saint-
Georges, sur la côte de l'océan Pacifique, vers le /i2e degré de latitude
lord : l'immense pays compris entre cette ligne, la mer Atlantique
au nord-est, la mer Polaire au nord, l'océan Pacifique et les posses-
sions russes au nord-ouest, le golfe Mexicain au midi, c'est-à-dire plus
des deux tiers de l'Amérique septentrionale, reconnoîtroient les lois de
la France.
Que scroit-il arrivé si de telles colonies eussent été encore entre
nos mains au moment de l'émancipation des États-Unis? Cette éman-
cipation auroit-elle eu lieu? notre ])résence sur le sol américain l'au-
roit-elle hâtée ou retardée? La NouvelJe-France elle-même seroit-ello
devenue libre ? Pourquoi non ? Quel malheur y auroit-il pour la mère-
patrie à voir fleurir un immense empire sorti de son sein, un empire
qui répandroit la gloire de notre nom et de notre langue dans un
autre hémisphère?
Nous possédions au delà des mers de vastes contrées qui pouvoient
offrir un asile à l'excédant de notre population , un marché considé-
rable à notre commerce, un aliment à notre marine; aujourd'hui nous
nous trouvons forcés d'ensevelir dans nos prisons des coupables con-
damnés par les tribunaux, faute d'un coin de terre pour y déposer ces
malheureux. Nous sommes exclus du nouvel univers, où le genre
humain recommence. Les langues angloise et espagnole servent en
Afrique , en Asie, dans les îles de la mer du Sud, sur le continent des
deux Amériques, à l'interprétation de la pensée de plusieurs millions
d'hommes; et nous, déshérités des conquêtes de notre courage et de
notre génie, à peine entendons-nous parler dans quelques bourgades
de la Louisiane et du Canada, sous une domination étrangère, la
langue de Racine, de Colbert et de Louis XIV; elle n'y reste que comme
un témoin des revers de notre fortune et des fautes de notre politique.
Ainsi donc la France a disparu de l'Amérique septentrionale, couune
ces tribus indiennes avec lesquelles elle sympalhisoit, et dont j'ai
aperçu quelques débris. Qu'est-il arrivé dans cette Amérique du Nord
depuis l'époque où j'y voyageois? C'est maintenant ce qu'il faut dire.
Pour consoler les lecteurs, je vais, dans la conclusion de cet ouviagc,
arrêter leurs regards sur un tableau miraculeux : ils apprendront ce
que peut la liberté pour le bonheur et la dignité de l'homme, lors-
qu'elle ne se sépare point des idées religieuses, qu'elle est à la fois
intelligente et sainte.
VOYAGE EN AMERIQUE. 205
CONCLUSION.
ÉTATS-U^IS
Si je revoyois aujourd'hui les États-Unis, je ne les reconnoîtrois
plus : là où j'ai laissé des forêts, je trouverois des champs cultivés; là
où je me suis frayé un chemin à travers les halliers, je voyagerois sur de
grandes routes. Le Mississipi, le Missouri, l'Ohio, ne coulent plus dans
la solitude ; de gros vaisseaux à trois mâts les remontent, plus de deux
cents bateaux à vapeur en vivifient les rivages. Aux Natchez, au lieu
de la hutte de Céluta, s'élève une ville charmante d'environ cinq mille
habitants. Chactas pourroit être aujourd'hui député au congrès et se
rendre chez Atala par deux routes, dont l'une mène à Saint-Étienne,
sur le Tum])ec-bee, et l'autre aux Natchitochès : un livre de poste lui
indiqueroit les relais au nombre de onze : Washington, Franklin,
Homochitt, etc.
L'Alabama et le Tennessee sont divisés , le premier en trente-trois
comtés, et il contient vingt-et-une villes; le second en cinquante-et-un
comtés, et il renferme quarante-huit villes. Quelques-unes de ces
villes, telles que Cahawba, capitale de l'Alabama, conservent leur
dénomination sauvage, mais elles sont environnées d'autres villes
différemment désignées : il y a chez les Muscogulges, les Siminoles ,
lesChéroquois et les Ghicassais, une cité d'Athènes, une autre de Mara-
thon, une autre de Garthage, une autre de Memphis, une autre de
Sparte, une autre de Florence , une autre d'Hampden, des comtés de
Colombie et de Marengo : la gloire de tous les pays a placé un nom dans
ces mêmes déserts où j'ai rencontré le père Aubry et l'obscure Atala.
Le Kentucky montre un Versailles; un comté appelé 5ou7'6o7i a pour
capitale Paris. Tous les exilés, tous les opprimés qui se sont retirés en
Amérique , y ont porté la mémoire de leur patrie.
.... Falsi Simoentis ad undam
Libabat citieri Andromache.
Les États-Unis offrent donc dans leur sein , sous la protection de la
liberté, une image et un souvenir de la plupart des heux célèbres de
l'ancienne et de la moderne Europe, semblables à ce jardin de la cam-
pagne de Rome où Adrien avoit fait répéter les divers monuments de
son empire.
Remarquons qu'il n'y a presque point de comtés qui ne renferment
206 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
une ville, un village ou un hameau de Washington, touchante unani-
mité de la reconnoissance d'un peuple.
L'Oliio arrose maintenant quatre États : le Kentucky, l'Ohio propre-
ment dit, rindiana et l'illinois. Trente députés et huit sénateurs sont
envoyés au congrès par ces quatre États, La Virginie et le Tennessee
touchent l'Ohio sur deux points; il compte sur ses bords cent quatre-
vingt-onze comtés et deux cent huit villes. Un canal que l'on creuse
au partage de ses rapides, et qui sera fini dans trois ans, rendra le
fleuve navigable pour de gros vaisseaux jusqu'à Pittsbourg.
Trente-trois grandes routes sortent de Washington , comme autre-
fois les voies romaines partoient do Rome , et aboutissent , en se par-
tageant, à la circonférence des États-Unis. Ainsi on va de Washington
à Dover, dans la Delaware ; de Washington à la Providence , dans le
Rhode-lsland ; de Washington à Robbinstown , dans le district du
Maine, frontière des États britanniques au nord; de Washington à
Concorde; de Washington à Montpellier, dans le Connccticut; de
Washington à Albany, et de là à Montréal et à Québec; de Wasliington
au Havre de Sackets , sur le lac Ontario ; de Washington à la chute et
au fort de Niagara; de Washington , par Pittsbourg, au détroit et à
Michilimakinac, sur le lac Érié; de Washington, par Saint-Louis sur
le Mississipi , à Councile-Bluffs du Missouri ; de Washington à la Nou-
velle-Orléans et à l'embouchure du Mississipi ; de Washington aux
Natchez ; de Washington à Charlestovvn , à Savannah et à Saint-
Augustin, le tout formant une circulation intérieure de routes de
vingt-cinq mille sept cent quarante-sept milles.
On voit, par les points où se lient ces routes, qu'elles parcourent des
lieux naguère sauvages, aujourd'hui cultivés et habités. Sur un grand
nombre de ces routes, les postes sont montées : des voitures publiques
vous conduisent d'un lieu à l'autre à des prix modérés. On prend la
diligence pour l'Ohio ou pour la chute de Niagara', comme, de mon
temps, on prenoit un guide ou un interprète indien. Des chemins de
communication s'embranchent aux voies principales, et sont égale-
ment pourvus de moyens de transport. Ces moyens sont presque tou-
j(jurs doubles ; car des lacs et des rivières se trouvant partout, on peut
voyager en bateaux à rames et à voiles, ou sur des bateaux à vapeur.
Des embarcations de cette dernière espèce font des passages régu-
liers de lloston et de New-York à la Nouvelle-Orléans; elles sont pareil-
lement établies sur le lac du Canada, l'Ontario, l'Érié, le Michigan, le
Chaniplain, sur ces lacs où l'on voyoit à peine il y a trente ans
qu<'l(|U('S pirogues de sauvages, et où des vaisseaux de ligne se livrent
maintenant des combats.
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 207
Les bateaux à vapeur aux Étais-Unis servent non -seulement au
besoin du commerce et des voyageurs , mais on les emploie encore à
la défense du pays : quelques-uns d'entre eux, d'une immense dimen-
jsion, placés à l'embouchure des fleuves, armés de canons et d'eau
bouillante, ressemblent à la fois à des ci ladelles modernes et à des
forteresses du moyen âge.
Aux vingt-cinq mille sept cent quarante-sept milles de routes géné-
rales , il faut ajouter l'étendue de quatre cent dix-neuf routes can-
tonales, et celle de cinquante-huit mille cent trente-sept milles de
routes d'eau. Les canaux augmentent le nombre de ces dernières
routes : le canal de Middlesex joint le port de Boston avec la rivière
Merrimack ; le canal Champlain fait communiquer ce lac avec les mers
canadiennes ; le fameux canal Érié, ou de New-York, unit maintenant
le lac Érié à l'Atlantique ; les canaux Sautée, Chesapeake et Albemarne
sont dus aux États de la Caroline et de la Virginie ; et comme de
larges rivières, coulant en diverses directions, se rapprochent par
leurs sources, rien de plus facile que de les lier entre elles. Cinq
chemins sont déjà connus pour aller à l'océan Pacifique; un seul de
ces chemins passe à travers le territoire espagnol.
Une loi du congrès de la session de 1824 à 1825 ordonne l'établis-
sement d'un poste militaire à l'Orégon. Les Américains, qui ont un
établissement sur la Colombia, pénètrent ainsi jusqu'au grand Océan,
entre les Amériques angloise, russe et espagnole, par une zone de
terre d'à peu près six degrés de large.
Il y a cependant une borne naturelle à la colonisation. La frontière
des bois s'arrête à l'ouest et au nord du Missouri, à des steppes
immenses qui n'offrent pas un seul arbre , et qui semblent se refuser
à la culture , bien que l'herbe y croisse abondamment. Cette Arabie
verte sert de passage aux colons qui se rendent en caravanes aux
montagnes Rocheuses et au Nouveau-Mexique; elle sépare les États-
Unis de l'Atlantique des États-Unis de la mer du Sud , comme ces
déserts qui, dans l'Ancien Monde, disjoignent des régions fertiles. Un
Américain a proposé d'ouvrir à ses frais un grand chemin ferré,
depuis Saint- Louis sur le Mississipi jusqu'à l'embouchure de la
Colombia , pour une concession de dix milles en profondeur qui lui
seroit faite par le congrès, des deux côtés du chemin : ce gigantesque
marché n'a pas été accepté.
Dans l'année 1789 il y avoit seulement soixante-quinze bureaux de
poste aux États-Unis : il y en a maintenant plus de cinq mille.
De 1790 à 1795 ces bureaux furent portés de soixante-quinze à
quatre cent cinquante-trois; en 1800 ils étoient au nombre de neuf
208 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
cent trois; en 1805 ils s'élevoient à quinze cent cinquante-huit ; en
1810, à deux mille trois cents; en 1815, à trois mille; en 1817, à
trois mille quatre cent cinquante-neuf; en 1820, à quatre mille trente;
en 1825, à près de cinq mille cinq cents.
Les lettres et dépêches sont transportées par des malles-poste , qui
font environ cent cinquante milles par jour, et par des courriers à
cheval et à pied.
Une grande ligne de malles-poste s'étend depuis Anson , dans l'État
du Maine, par Washington , à Nash ville , dans l'État du Tennessee :
distance,' quatorze cent quarante-huit milles. Une autre ligne joint
Ilighgate, dans l'État deVermont, à Sainte-Marie en Géorgie : dis-
tance, treize cent soixante-neuf milles. Des relais de malles-poste sont
montés de Washington à Pitts])Ourg ; distance, deux cent vingt-six
milles : ils seront bientôt établis jusqu'à Saint-Louis du Mississipi, par
Vincennes , et jusqu'à Nashville , par Lexington , Kentucky. Les
auberges sont bonnes et propres, et quelquefois excellentes.
Des bureaux pour la vente des terres publiques sont ouverts dans
les États de l'Ohio et d'Indiana, dans le territoire du Michigan, du
Missouri et des Arkansas, dans les États de la Louisiane, du Missis-
sipi et de l'Alabama. On croit qu'il reste plus de cent cinquante mil-
lions d'acres de terre propre à la culture , sans compter le sol des
grandes forêts. On évalue ces cinquante millions d'acres à environ un
milliard cinq cents millions de dollars, estimant les acres l'un dans
l'autre à 10 dollars, et n'évaluant le dollar qu'à 3 fr. ; calcul extrême-
ment foil)le sous tous les rapports.
On trouve dans les États du nord vingt-cinq postes militaires, et
vingt-deux dans les États du midi.
En 1790, la population des États-Unis étoit de trois millions neuf
cent vingt-neuf mille trois cent vingt-six habitants; en 1800 elle étoit
de cinq millions trois cent cinq mille six cent soixante-six; en 1810,
de sept millions deux cent trente-neuf mille neuf cent trois ; en 1820,
de neuf millions six cent neuf mille huit cent vingt-sept. Sur cette
population il faut compter un million cinq cent trente-un mille quatre
cent trente-six esclaves.
En 1790, rohio, l'Indiana, l'Illinois, l'Alabama, le Mississipi, le
Missouri , n'avoient pas assez de colons pour qu'on les pût recenser.
Le Kentucky seul en 1800 en présentoit soixante-treize mille six cent
soixante-dix-sept, et le Tennessee trente-cinq mille six cent quatre-
vingt-onze. L'Ohio, sans habitants en 1790 , en comptoit quarante-
cinq mille trois cent soixante-cinq en 1800; deux cent trente mille
sept cent soixante en 1810, et cinq cent quatre-vingt-un mille quatre
VOYAGE EN AMERIQUE. 209
cent trente-quatre en 1820; l'Alabama de 1810 à 1820 est monté de
dix mille habitants à cent vingt-sept mille neuf cent un.
Ainsi , la population des États-Unis s'est accrue de dix ans en dix
ans, depuis 1790 juscfu'à 1820 , dans la proportion de trente-cinq
individus sur cent. Six années sont déjà écoulées des dix années qui
se compléteront en 1830, époque à laquelle on présume que la popu-
lation des États-Unis sera à peu près de douze millions huit cent
soixante-quinze mille âmes; la part de l'Ohio sera de huit cent cin-
quante mille habitants , et celle du Kentucky de sept cent cinquante
mille.
Si la population continuoit à doubler tous les vingt-cinq ans , en
1855 les États-Unis auroient une population de vingt-cinq millions
sept cent cinquante mille âmes : et vingt-cinq ans plus tard, c'est-à-dire
en 1880, cette population s'élèveroit au-dessus de cinquante millions.
En 1821 , le produit des exportations des productions indigènes et
étrangères des États-Unis a monté à la somme de 6Zi, 974,382 dollars ;
le revenu public dans la même année s'est élevé à 14,26/t,000 dol-
lars ; l'excédant de la recette sur la dépense a été de 3, 334, 826 dol-
lars. Dans la même année encore, la dette nationale étoit réduite à
89,204,236 dollars.
L'armée a été quelquefois portée à cent mille hommes : onze vais-
seaux de ligne , neuf frégates, cinquante bâtiments de guerre de dif-
férentes grandeurs, composent la marine des États-Unis.
Il est inutile de parler des constitutions des divers États ; il suffit
de savoir qu'elles sont toutes libres.
Il n'y a point de religion dominante ; mais chaque citoyen est tenu
de pratiquer un culte chrétien : la religion catholique fait des progrès
considérables dans les États de l'ouest.
En supposant, ce que je crois la vérité, que les résumés statistiques
publiés aux États-Unis soient exagérés par l'orgueil national, ce qui
resteroit de prospérité dans l'ensemble des choses seroit encore digne
de toute notre admiration.
Pour achever ce tableau surprenant, il faut se représenter les villes
comme Boston, New- York, Philadelphie, Baltimore, Savannah, le
Nouvelle-Orléans, éclairées la nuit, remplies de chevaux et de voitures,
offrant toutes les jouissances du luxe qu'introduisent dans leurs ports
des milliers de vaisseaux; il faut se représenter ces lacs du Canada,
naguère si solitaires, maintenant couverts de frégates, de corvettes,
de cutters, débarques, de bateaux à vapeur, qui se croisent avec les
pirogues et les canots des Indiens, comme les gros navires et les galères
avec les pinques, les chaloupes et les caïques dans les eaux du Bos-
210 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
phore. Des temples et des maisons embellis de colonnes d'architec-
ture grecque s'élèvent au milieu de ces bois, sur le bord de ces fleuves
antiques ornements du désert. Ajoutez à cela de vastes collèges , des
observatoires élevés pour la science dans le séjour de l'ignorance
sauvage, toutes les religions, toutes les opinions vivant en paix, tra-
vaillant de concert à rendre meilleure l'espèce humaine et à dévelop-
per son intelligence : tels sont les prodiges de la liberté.
L'abbé Raynal avoit proposé un prix pour la solution de cette ques-
tion : « Quelle sera l'influence de la découverte du Nouveau Monde sur
l'Ancien Monde? »
Les écrivains se perdirent dans des calculs relatifs à l'exportation et
l'importation des métaux, à la dépopulation de l'Espagne, à l'accrois-
sement du commerce, au perfectionnement de la marine : personne,
que je sache, ne chercha l'influence de la découverte de l'Amérique
sur l'Europe dans l'établissement des républiques américaines. On
ne voyoit toujours que les anciennes monarchies à peu près telles
qu'elles étoient, la société stationnaire, l'esprit humain n'avançant ni
ne reculant; on n'avoit pas la moindre idée de la révolution qui dans
l'espace de quarante années s'est opérée dans les esprits.
Le plus précieux des trésors que l'Amérique renfermoit dans son
sein, c'étoit la liberté; chaque peuple est appelé à puiser dans cette
m'ine inépuisable. La découverte de la république représentative aux
États-Unis est un des plus grands événements politiques du monde.
Cet événement a prouvé, comme je l'ai dit ailleurs, qu'il y a deux
espèces de liberté praticables : l'une appartient à l'enfance des peuples ;
elle est fille des mœurs et de la vertu : c'étoit celle des premiers
Grecs et des premiers Romains, c'étoit celle des sauvages de l'Amé-
rique ; l'autre naît de la veillesse des peuples ; elle est fille des lumières
et de la raison : c'est cette liberté des États-Unis, qui remplace la
liberté de l'Indien. Terre heureuse , qui, dans l'espace de moins de
trois siècles a passé de l'une à l'autre liberté presque sans effort, et
par une lutte qui n'a pas duré plus de huit années!
L'Amérique conserve ra-t-el le sa dernière espèce de liberté? Les
États-Unis ne se diviseront-ils pas? IN 'aperçoit-on pas déjà les germes
de ces divisions? Un représentant de la Virginie n'a-t-il pas déjà sou-
tenu la thèse de l'ancienne liberté grecque et romaine avec le système
d'esclavage, contre un député du Massachusetts qui défendoit la cause
de la liberté moderne sans esclaves, telle que le christianisme l'a faite?
Les Etais de l'ouest, en s'étendant de plus en plus, trop éloignés
des États de l'Atlantique, ne voudront-ils pas avoir un gouvernement
à part?
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 211
Enfin, les Américains sont-ils des hommes parfaits? n'ont-ils pas
leurs vices comme les autres hommes ? sont-ils moralement supérieurs
aux Anglois, dont ils tirent leur origine? Cette émigration étrangère,
qui coule sans cesse dans leur population de toutes les parties de
l'Europe, ne détruira-t-elle pas à la longue l'homogénéité de leur
race? L'esprit mercantile ne les dominera-t-il pas? L'intérêt ne com-
mence-t-il pas à devenir chez eux le défaut national dominant ?
Il faut encore le dire avec douleur : l'établissement des républiques
du Mexique, de la Colombie, du Pérou, du Chili, de Buenos-Ayres,
est un danger pour les États-Unis. Lorsque ceux-ci n'avoient auprès
d'eux que les colonies d'un royaume transatlantique, aucune guerre
n'étoit probable. Maintenant des rivalités ne naîtront-elles point entre
les anciennes républiques de l'Amérique septentrionale et les nou-
velles républiques de l'Amérique espagnole? Celles-ci ne s'interdiront-
elles pas des alliances avec des puissances européennes? Si de part et
d'autre on couroit aux armes; si l'esprit militaire s'emparoit des États-
Unis, un grand capitaine pourroit s'élever : la gloire aime les cou-
ronnes ; les soldats ne sont que de brillants fabricants de chaînes, et
la liberté n'est pas sûre de conserver son patrimoine sous la tutelle de
la victoire.
Quoi qu'il en soit de l'avenir, la liberté ne disparoîtra jamais tout
entière de l'Amérique ; et c'est ici qu'il faut signaler un des grands
avantages de la liberté fille des lumières sur 1^ liberté fille des mœurs.
La liberté fille des mœurs périt quand son principe s'altère, et il
est de la nature des mœurs de se détériorer avec le temps.
La liberté fille des mœurs commence avant le despotisme aux jours
d'obscurité et de pauvreté ; elle vient se perdre dans le despotisme et
dans les siècles d'éclat et de luxe.
La liberté fille des lumières brille après les âges d'oppression et de
corruption ; elle marche avec le principe qui la conserve et la renou-
velle ; les lumières dont elle est l'effet, loin de s'affaiblir avec le temps,
comme les mœurs qui enfantent la première liberté, les lumières,
dis-je, se fortifient au contraire avec le temps : ainsi elles n'abandon-
nent point la liberté qu'elles ont produite ; toujours auprès de cette
liberté, elles en sont à la fois la vertu générative et la source intaris-
sable.
Enfin, les États-Unis ont une sauvegarde de plus : leur population
n'occupe pas un dix-huitième de leur territoire. L'Amérique habite
encore la solitude ; longtemps encore ses déserts seront ses mœurs, et
ses lumières sa liberté.
Je voudrois pouvoir en dire autant des républiques espagnoles de
212 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
l'Amérique. Elles jouissent de l'indépendance ; elles sont séparées de
l'Europe : c'est un fait accompli, un fait immense sans doute dans ses
résultats , mais d'où ne dérive pas immédiatement et nécessairement
la liberté.
RÉPUBLIQUES ESPAGNOLES.
Lorsque l'Amérique anglaise se souleva contre la Grande-Bretagne,
sa position étoit bien différente de la position où se trouve l'Amérique
espagnole. Les colonies qui ont formé les États-Unis avoient été peu-
plées à différentes époques par des Anglois mécontents de leur pays
natal, et qui s'en éloignoient afin de jouir de la liberté civile et reli-
gieuse. Ceux qui s'établirent principalement dans la Nouvelle-Angle-
terre appartenoient à cette secte républicaine fameuse sous le second
des Stuarts.
La haine de la monarchie se conserva dans le climat rigoureux du
Massachusetts, du New-Hampshire et du Maine. Quand la révolution
éclata à Boston , on peut dire que ce n'étoit pas une révolution nou-
velle, mais la révolution de 1649 qui reparoissoit après un ajourne-
ment d'un peu plus d'un siècle et qu'alloient exécuter les descendants
des puritains de Cromwell. Si Cromwcll lui-même, qui s'étoit embar-
qué pour la Nouvelle-Angleterre, et qu'un ordre de Charles F"" contrai-
gnit de débarquer; si Cromwell avoit passé en Amérique, il fût
demeuré obscur, mais ses fils auroicnt joui de cette liberté républi-
caine qu'il chercha dans un crime et qui ne lui donna qu'un trône.
Des soldats royalistes faits prisonniers sur le champ de bataille,
vendus comme esclaves par la faction parlementaire, et que ne rappela
point Charles 11, laissèrent aussi dans l'Amérique septentrionale des
enfants indifférents à la cause des rois.
Comme Anglois, les colons des États-Unis étoient déjà accoutumés
à une discussion publique des intérêts du peuple, aux droits du citoyen,
au langage et à la forme du gouvernement constitutionnel. Ils étoient
instruits dans les arts, les lettres et les sciences ; ils partagcoicnl
toutes les lumières de leur mère-patrie. Ils jouissoient de l'institution
du jury ; ils avoient de plus, dans chacun de leurs établissements, des
chartes en vertu desquelles ils s'administroient et se gouvcrnoicnt.
Ces chartes étoient fondées sur des principes si généreux, qu'elles
VOYAGE EN AMEIllQUE. 213
ser\'ent encore aujourd'hui de constitutions particulières aux différents
États-Unis. Il résulte de ces faits que les États-Unis ne changèrent
pour ainsi dire pas d'existence au moment de leur révolution ; un
congrès américain fut substitué à un parlement anglois , un président
à un roi ; la chaîne du feudataire fut remplacée par le lien du fédéra-
liste, et il se trouva par hasard un grand homme pour serrer ce lien.
Les héritiers de Pizarre et de Fernand Cortez ressemblent-ils aux
enfants des frères de Penn et aux fils des indépendants? Ont-ils été
dans les vieilles Espagnes élevés à l'école de la liberté? Ont-ils trouvé
dans leur ancien pays les institutions, les enseignements, les exem-
ples, les lumières qui forment un peuple au gouvernement constitu-
tionnel? Avoient-ils des chartes dans ces colonies soumises à l'autorité
militaire, où la misère en haillons étoit assise sur des mines d'or?
L'Espagne n'a-t-elle pas porté dans le Nouveau Monde sa religion, ses
mœurs, ses coutumes, ses idées, ses principes et jusqu'à ses préju-
gés? Une population catholique soumise- à un clergé nombreux, riche
et puissant; une population mêlée de deux millions neuf cent trente-
sept mille blancs, de cinq millions cinq cent dix-huit mille nègres
et mulâtres libres ou esclaves, de sept millions cinq cent trente mille
Indiens; une population divisée en classes noble et roturière, une
population disséminée dans d'immenses forêts, dans une variété infinie
de climats, sur deux Amériques et le long des côtes de deux océans ;
une population presque sans rappoi-ts nationaux, et sans intérêts
communs, est-elle aussi propre aux institutions démocratiques que la
population homogène, sans distinction de rangs et aux trois quarts et
demi protestante, des dix millions de citoyens des États-Unis? Aux
États-Unis l'instruction est générale; dans les républiques espagnoles
la presque totalité de la population ne sait pas même lire; le curé est
le savant des villages ; ces villages sont rares, et pour aller de telle
ville à telle autre, on ne met pas moins de trois ou quatre mois. Villes
et villages ont été dévastés par la guerre; point de chemins, point de
canaux ; les fleuves immenses qui porteront un jour la civilisation
dans les parties les plus secrètes de ces contrées n'arrosent encore que
des déserts.
De ces Nègres, de ces Indiens, de ces Européens, est sortie une
population mixte, engourdie dans cet esclavage fort doux que les
mœurs espagnoles établissent partout où elles régnent. Dans la Colom-
bie il existe une race née de l'Africain et de l'Indien, qui n'a d'autre
instinct que de vivre et de servir. On a proclamé le principe de la
liberté des esclaves, et tous les esclaves ont voulu rester chez leurs
maîtres. Dans quelques-unes de ces colonies, oubliées même de l'Es-
214 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
pagne, et qu'opprimoient de petits despotes appelés gouverneurs, une
grande corruption de mœurs s'étoit introduite; rien n'étoit plus
commun que de rencontrer des ecclésiastiques entourés d'une famille
dont ils ne caclioient pas l'origine. On a connu un habitant qui faisoit
une spéculation de son commerce avec des négresses, et qui s'enri-
clîissoit en vendant les enfants qu'il avoit de ces esclaves.
Les formes démocratiques étoient si ignorées, le nom même d'une
république étoit si étranger dans ces pays, que sans un volume de
l'Histoire de Rollin on n'auroit pas su au Paraguay ce que c'étoit
qu'un dictateur, des consuls et un sénat. A Guatimala , ce sont deux
ou trois jeunes étrangers qui ont fait la constitution. Des nations chez
lesquelles l'éducation politique est si peu avancée laissent toujours
des craintes pour la liberté.
Les classes supérieures au Mexique sont instruites et distinguées;
mais comme le Mexique manque de ports, la population générale n'a
pas été en contact avec les lumières de l'Europe.
La Colombie au contraire a, par l'excellente disposition de ses
rivages, plus de communications avec l'étranger, et un homme remar-
quable s'est élevé dans son sein. Mais est-il certain qu'un soldat géné-
reux puisse parvenir à imposer la liberté aussi facilement qu'il pour-
roit établir l'esclavage? La force ne remplace point le temps : quand
la première éducation politique manque à un peuple, cette éducation
ne peut être que l'ouvrage des années. Ainsi la liberté s'élèveroit mal
à l'abri de la dictature, et il seroit toujours à craindre qu'une dicta-
ture prolongée ne donnât à celui qui en seroit revêtu le goût de l'ar-
bitraire perpétuel. On tourne ici dans un cercle vicieux. Une guerre
civile existe dans la république de l'Amérique centrale.
La république Bolivienne et celle du Chili ont été tourmentées de
révolutions : placées sur l'océan Pacifique, elles semblent exclues de
la partie du monde la plus civilisée '.
Buenos-Ayres a les inconvénients de sa latitude : il est trop vrai que
la température de toile ou telle région peut être un obstacle au jeu et
à la marche du gouvernement populaire. Un pays oi!i les forces phy-
siques de l'homme sont abattues par l'ardeur du soleil , où il faut se
cacher pendant le jour et rester étendu presque sans moiivemont sur
une natte, un pays de cette nature ne favorise pas les délibérations du
forum. Il ne faut sans doute exagérer en rien l'influence des climats;
on a vu tour à tour au même lieu, dons les zones tempérées, des
i. Au moment où j'écris, les papiers publics de toutes les opinions annoncent los
troubles, les divisions, les banfiucroutcs de ces diverses r(5publiqucs.
VOYAGE EN AMERIQUE. 215
peuples libres et des peuples esclaves; mais sous le cercle polaire et
sous la ligne il y a des exigences de climat incontestables et qui
doivent produire des effets permanents. Les nègres par cette nécessité
seule seront toujours puissants, s'ils ne deviennent pas maîtres dans
l'Amérique méridionale.
Les États-Unis se soulevèrent d'eux-mêmes, par lassitude du joug
et amour de l'indépendance; quand ils eurent brisé leurs entraves,
ils trouvèrent en eux les lumières sufïisantçs pour se conduire. Une
civilisation très-avancée, une éducation politique de vieille date, une
industrie développée, les portèrent à ce degré de prospérité où nous
les voyons aujourd'hui, sans qu'ils fussent obligés de recourir à l'ar-
gent et à l'intelligence de l'étranger.
Dans les républiques espagnoles les faits sont d'une tout autre
nature.
Quoique misérablement administrées par la mère-patrie, le premier
mouvement de ces colonies fut plutôt l'effet d'une impulsion étran-
gère que l'instinct de la liberté. La guerre de la révolution françoise
le produisit. Les Anglois, qui depuis le règne de la reine Elisabeth
n'avoient cessé de tourner leurs regards vers les Amériques espa-
gnoles, dirigèrent en 180^ une expédition sur Buenos-Ayres ; expé-
dition que fit échouer la bravoure d'un seul François , le capitaine
Liniers.
La question pour les colonies espagnoles étoit alors de savoir si
elles suivroient la politique du cabinet espagnol , alors allié à Buona-
parte, ou si, regardant cette alliance comme forcée et contre nature,
elles se détacheroient du gouvernement espagnol pour se conserv^er au
roi d'Espagne.
Dès l'année 1790 Miranda avoit commencé à négocier avec l'Angle-
terre l'affaire de l'émancipation. Cette négociation fut reprise en 1797,
1801, 180ii et 1807, époque à laquelle une grande expédition se pré-
paroit à Corck pour la Terre-Ferme. Enfin, Miranda fut jeté, en 1809,
dans les colonies espagnoles ; l'expédition ne fut pas heureuse pour
lui mais l'insurrection de Venezuela prit de la consistance, Bolivar
rétendit.
La question avoit changé pour les colonies et pour l'Angleterre;
l'Espagne s'étoit soulevée contre Buonaparte ; le régime constitutionnel
avoit commencé à Cadix, sous la direction des certes ; ces idées de la
liberté étoient nécessairement reportées en Amérique par l'autorité
Jes certes mêmes.
L'Angleterre, de son côté, ne pouvoit plus attaquer ostensiblement
les colonies espagnoles, puisque le roi d'Espagne, prisonnier en France,
216 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
étoit devenu son allié : aussi publia-t-ellc des bills afin de défendre
aux sujets de S. M. B. de porter des secours aux Américains; mais eu
même temps six ou sept mille hommes, enrôles malgré ces bills diplo-
matiques, alloient soutenir l'insurrection de la Colombie.
Revenue à l'ancien gouvernement, après la restauration de Ferdi-
nand, l'Espagne fit de grandes fautes : le gouvernement constitution-
nel, rétabli par l'insurrection des troupes de l'île de Léon, ne se
montra pas plus habile; les cortùs furent encore moins favorables à
l'émancipation des colonies espagnoles que ne l'avoit été le gouverne-
ment absolu. Bolivar, par son activité et ses victoires, acheva de briser
des liens qu'on n'avoit pas cherché d'abord à rompre. Les Anglois,
qui étoient partout, au Mexique, à la Colombie, au Pérou, au Chili
avec lord Cochrane, finirent par reconnoître publiquement ce qui étoit
2n grande partie leur ouvrage secret.
On voit donc que les colonies espagnoles n'ont point été, comme
les États-Unis, poussées à l'émancipation par un principe puissant de
liberté; que ce principe n'a pas eu à l'origine des troubles cette
vitalité, cette force qui annonce la ferme volonté des nations. Une
impulsion venue du dehors, des intérêts politiques et des événements
extrêmement compliqués, voilà ce qu'on aperçoit au premier coup
d'oeil. Les colonies se détachoient de l'Espagne, parce que l'Espagne
étoit envahie ; ensuite elles se donnoient des constitutions, comme les
cortès en donnoient à la mère-patrie; enfin, on ne leur pmposoit rien
de raisonnable, et elles ne voulurent pas reprendre le joug. Ce n'est
pas tout : l'argent et les spéculations de l'étranger tendoient encore
à leur enlever ce qui pouvoit rester de natif et de national à leur
liberté.
De 1822 à 1826 dix emprunts ont été faits en Angleterre pour les
colonies espagnoles, montant à la somme de 20,978,000 liv. sierl.
Ces emprunts, l'un portant l'autre, ont été contractés à 75 c. Puis on
a défalqué sur ces emprunts deux années d'intérêt à 6 pour 100;
ensuite on a retenu pour 7,000,000 de liv. stcrl. de fournitures. De
compte fait, l'Angleterre a déboursé une somme réelle de 7,000,000
de liv. sterl., ou 175,000,000 de francs; mais les républiques espa-
gnoles n'en restent pas moins grevées d'une dette de 20,978,000 liv.
sterl.
A ces emprunts, déjà excessifs, vinrent se joindre cette multitude
d'associations ou de compagnies destinées à ex|)loitcr les nn'nes, pêclicr
des perles, creuser les canaux, ouvrir 1rs (licmins, défricher les terre?
de ce nouveau monde qui scmbloil di'couvert pour la première fois.
Ces compagnies s'élevèrent au nombre de vingt-neuf, et le capital nouii-
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 217
nal des sommes employées par elles fut de l/i,767,500 liv. steii. Les
souscripteurs ne fournirent qu'environ un quart de cette somme;
c'est donc 3,000,000 sterl. (ou 75,000,000 de francs) qu'il faut ajouter
aux 7,000,000 sterl. (ou 175,000,000 de francs) des emprunts : en tout
250,000,000 de francs avancés par l'Angleterre aux colonies espagnoles
et pour lesquelles elle répète une somme nominale de 35,7^5,500 liv.
sterl., tant sur les gouvernements que sur les particuliers.
L'Angleterre a des vice-consuls dans les plus petites baies, des
consuls dans les ports de quelque importance, des consuls généraux,
des ministres plénipotentiaires à la Colombie et au Mexique. Tout le
pays est couvert de maisons de commerce angloises, de commis-voya-
geurs angloJs, agents de compagnies angloises pour l'exploitation des
mines, de minéralogistes anglois, de militaires anglois, de fournis-
seurs anglois, de colons anglois à qui l'on a vendu 3 schellings l'acre
de terre qui revenoit à 12 sous et demi à l'actionnaire. Le pavillon
anglois flotte sur toutes les côtes de l'Atlantique et de la mer du Sud;
des barques remontent et descendent toutes les rivières navigables,
chargées des produits des manufactures angloises ou de l'échange de
ces produits ; des paquebots fournis par l'amirauté partent régulière-
ment chaque mois de la Grande-Bretagne pour les différents points
des colonies espagnoles.
De nombreuses faillites ont été la suite de ces entreprises immodé-
rées ; le peuple en plusieurs endroits a brisé les machines pour l'ex-
ploitation des mines; les mines vendues ne se sont point trouvées;
des procès ont commencé entre les négociants améTicains-espagnols
et les négociants anglois, et des discussions se sont élevées entre les
gouvernements relativement aux emprunts.
Il résulte de ces faits que les anciennes colonies de l'Espagne, au
moment de leur émancipation, sont devenues des espèces de colonies
angloises. Les nouveaux maîtres ne sont point aimés, car on n'aime
point les maîtres ; en général l'orgueil britannique humilie ceux même
qu'il protège; mais il n'en est pas moins vrai que cette espèce de
suprématie étrangère comprime dans les républiques espagnoles l'élan
du génie national.
L'indépendance des États-Unis ne se combina point avec tant d'in-
térêts divers : l'Angleterre n'avoit point éprouvé, comme l'Espagne,
une invasion et une révolution politique tandis que ses colonies se
détachoient d'elle. Les États-Unis furent secourus militairement par la
France, qui les traita en alliés; ils ne devinrent pas, par une foule
d'emprunts , de spéculations et d'intrigues, les débiteurs et le marché
de l'étranger.
218 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Enfin, l'indépendance des colonies espagnoles n'est pas encore recon-
nue par la mère-patrie. Cette résistance passive du cabinet de Madrid
a beaucoup plus de force et d'inconvénient qu'on ne se l'imagine; le
droit est une puissance qui balance longtemps le fait, alors même que
les événements ne sont pas en faveur du droit : notre restauration l'a
prouvé. Si l'Angleterre, sans faire la guerre aux États-Unis, s'étoit
contentée de ne pas reconnoître leur indépendance, les États-Unis
seroient-ils ce qu'ils sont aujourd'hui?
Plus les républiques espagnoles ont rencontré et rencontreront
encore d'obstacles dans la nouvelle carrière où elles s'avancent, plus
elles auront de mérite à les surmonter. Elles renferment dans leurs
vastes limites tous les éléments de prospérité : variété de climat et de
sol, forêts pour la marine, ports pour les vaisseaux, double océan qui
leur ouvre le commerce du monde. La nature a tout prodigué à ces
républiques; tout est riche en dehors et en dedans de la terre qui les
porte; les fleuves fécondent la surface de cette terre, et l'or en ferti-
lise le sein. L'Amérique espagnole a donc devant elle un propice
avenir; mais lui dire qu'elle peut y atteindre sans efforts, ce seroit la
décevoir, l'endormir dans une sécurité trompeuse : les flatteurs des
peuples sont aussi dangereux que les flatteurs des rois. Quand on se
crée une utopie, on ne tient compte ni du passé, ni de l'iiistoire, ni
des faits, ni des mœurs, ni du caractère, ni des préjugés, ni des pas-
sions : enchanté de ses propres rêves, on ne se prémunit point contre
les événements, et l'on gâte les plus belles destinées.
J'ai exposé avec franchise les difficultés qui peuvent entraver la
liberté des républiques espagnoles, je dois indiquer également les
garanties de leur indépendance.
D'abord l'influence du climat, le défaut de chemins et de culture
rendroient infructueux les efforts que l'on tentcroit pour conquérir ces
républiques. On pourroit occuoer un moment le littoral, mais il seroit
impossible de s'avancer dans l'intérieur.
La Colombie n'a plus sur son territoire d'Espagnols propremen
dits; on les appeloit les Golhs: ils ont péri ou ils ont été expulsés. Au
Mexique , on vient de prendre des mesures contre les natifs de l'an-
cienne mère-patrie.
Tout le clergé dans la Colombie est américain ; lieaucoiip de prêtres,
par une infraction coupable à la discipline de l'Église, sont pères de
lamille comme les autres citoyens ; ils ne portent même pas l'habit de
leur ordre. Les mœurs souffrent sans doute de cet état de choses; mais
il en résulte aussi que le clergé, tout catholique qu'il est, craignant des
relations plus intimes avec la cour de Home, est favorable à l'éman-
VOYAGE EN xVMÉRIQUE. 210
cipation. Les moines ont été dans les troubles plutôt des soldats que
des religieux. Vingt années de révolution ont créé des droits , des pro-
priétés, des places qu'on ne détruiroit pas facilement; et la génération
nouvelle, née dans le cours de la révolution des colonies, est pleine
d'ardeur pour l'indépendance. L'Espagne se vantoit jadis que le soleil
ne se couchoit pas sur ses États : espérons que la liberté ne cessera
plus d'éclairer les hommes.
Mais pouvoit-on établir cette liberté dans l'Amérique espagnole par
un moyen plus facile et plus sûr que celui dont on s'est servi : moyen
qui, appliqué en temps utile lorsque les événements n'avoient encore
rien décidé, auroit fait disparoître une foule d'obstacles? Je le pense.
Selon moi, les colonies espagnoles auroient beaucoup gagné à se
former en monarchies constitutionnelles. La monarchie représentative
est à mon avis un gouvernement fort supérieur au gouvernement
républicain, parce qu'il détruit les prétentions individuelles au pou-
voir exécutif, et qu'il réunit l'ordre et la liberté.
Il me semble encore que la monarchie représentative eût été mieux
appropriée au génie espagnol, à l'état des personnes et des choses,
dans un pays oij la grande propriété territoriale domine, où le nombre
des Européens est petit, celui des nègres et des Indiens considérable,
où l'esclavage est d'usage public, où la religion de l'État est la reli-
gion catholique, où l'instruction surtout manque totalement dans les
classes populaires.
Les colonies espagnoles indépendantes de la mère-patrie formées en
grandes monarchies représentatives auroient achevé leur éducation
politique à l'abri des orages qui peuvent encore bouleverser les répu-
bliques naissantes. Un peuple qui sort tout à coup de l'esclavage en
se précipitant dans la liberté peut tomber dans l'anarchie, et l'anar-
chie enfante presque toujours le despotisme.
Mais s'il existoit un système propre à prévenir ces divisions, on me
dira sans doute : « Vous avez passé au pouvoir : vous êtes-vous con-
tenté de désirer la paix, le bonheur, la liberté de l'Amérique espa-
gnole? Vous êtes-vous borné à de stériles vœux? »
Ici j'anticiperai sur mes Mémoires, et je ferai une confession.
Lorsque Ferdinand fut délivré à Cadix, et que Louis XVIII eut écrit
au monarque espagnol pour l'engager à donner un gouvernement
libre à ses peuples, ma mission me sembla finie. J'eus l'idée de
remettre au roi le portefeuille des affaires étrangères, en suppliant Sa
Majesté de le rendre au vertueux duc de Montmorency. Que de soucis
je me serois épargnés ! que de divisions j'aurois peut-être épargnées à
l'opinion publique ! L'amitié et le pouvoir n'auroient pas donné un
220 VOYAGE EN AMÉRIQUE.
triste exemple. Couronné de succès, je serois sorti de la manière la
plus brillante du ministère, pour livrer au repos le reste de ma vie.
Ce sont les intérêts de ces colonies espagnoles, desquelles mon
sujet m'a conduit à parler, qui ont produit le dernier bond de ma
quinteuse fortune. Je puis dire que je me suis sacrifié à l'espoir d'as-
surer le repcs et l'indépendance d'un grand peuple.
Quand je songeai à la retraite, des négociations importantes avoient
été poussées très-loin; j'en avois établi et j'en tenois les fils; je
m'étois formé un plan que je croyois utile aux deux Mondes; je me
flattois d'avoir posé une base où trouveroient place à la fois et
les droits des nations, l'intérêt de ma patrie et celui des autres
pays. Je ne puis expliquer les détails de ce plan, on sent assez pour-
quoi.
En diplomatie, un projet conçu n'est pas un projet exécuté : les
gouvernements ont leur routine et leur allure; il faut de la patience :
on n'emporte pas d'assaut des cabinets étrangers comme M. le Dau-
phin prenoit des villes; la politique ne marche pas aussi vite que la
gloire à la tête de nos soldats. R('sistant par malheur à ma première
inspiration, je restai afin d'accomplir mon ouvrage. Je me figurai que
l'ayant préparé je le connoîtrois mieux que mon successeur ; je craignis
aussi que le portefeuille ne fût pas rendu à M. de Montmorency et
qu'un autre ministre n'adoptât quelque système suranné pour les pos-
sessions espagnoles. Je me laissai séduire à l'idée d'attacher mon nom
à la liberté de la seconde Amérique, sans compromettre cette lil)erté
dans les colonies émancipées et sans exposer le principe monarchique
des États européens.
Assuré de la bienveillance des divers cabinets du continent, un seul
excepté, je ne désespérois pas de vaincre la résistance que m'opposoit
en Angleterre l'homme d'État qui vient de mourir; n-sistance qui
lenoit moins à lui qu'à la mercantile fort mal entendue de sa nation.
L'avenir connoîtra peut-être la correspondance particulière qui eut
lieu sur ce grand sujet entre moi et mon illustre ami. Comme tout s'en-
chaîne dans les destinées d'im hounne, il est possible que M. Canm'ng,
en s'associant à des projets d'ailleurs peu différents des siens, eût
trouvé plus de repos, et qu'il eût évité les inquiétudes politiques
qui ont fatigué ses derniers jours. Les talents se hâtent de dispa-
roître; il s'arrange une toute petite Europe à la guise de la nv-dio-
crilé; pour arriver aux générations nouvelles, il faudra traverser un
désert.
Quoi (ju'il en soit, je pensois que l'adiuinistration dont j't'iois
membre me laisseruit achever un édifice qui ne jjouvuit que lui faire
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 221
lionneur ; j'avois la naïveté de croire que les affaires de mon ministère,
en me portant au dehors, ne me jetoient sur le chemin de personne ;
comme l'astrologue, je regardois le ciel, et je tombai dans un puits.
L'Angleterre applaudit à ma chute : il est vrai que nous avions gar-
nison dans Cadix sous le drapeau blanc, et que l'émancipation monar-
chique des colonies espagnoles, par la généreuse influence du fils aîné
des Bourbons, auroit élevé la France au plus haut degré de prospérité
et de gloire.
Tel a été le dernier songe de mon âge mûr : je me croyois en Amé-
rique, et je me réveillai en Europe. Il me reste à dire comment je
revins autrefois de cette même Amérique, après avoir vu s'évanouir
également le premier songe de ma jeunesse.
FIN DU VOYAGE.
En errant de forêts en forêts, je m'étois rapproché des défriche-
ments américains. Un soir j'avisai au bord d'un ruisseau une ferme
bâtie de troncs d'arbres. Je demandai l'hospitalité; elle me fut
accordée.
La nuit vint : l'habitation n'étoit éclairée que par la flamme du
foyer : je m'assis dans un coin de la cheminée. Tandis que mon
hôtesse préparoit le souper, je m'amusai à lire à la lueur du feu, en
baissant la tête, un journal anglois tombé à terre. J'aperçus, écrits en
grosses lettres, ces mots : flight of tue king, fuite du roi. G'étoit le
récit de l'évasion de Louis XVI et de l'arrestation de l'infortuné monar-
que à Varennes. Le journal racontoit aussi les progrès de l'émigra-
tion, et la réunion de presque tous les ofFiciers de l'armée sous le dra-
peau des princes françois. Je crus entendre la voix de l'honneur, et
j'abandonnai mes projets.
Revenu à Philadelphie, je m'y embarquai. Une tempête me poussa
en dix-huit jours sur la côte de France, où je fis un demi-naufrage
entre les îles de Guernesey et d'Origny. Je pris terre au Havre. Au
mois de juillet 1792, j'émigrai avec mon frère. L'armée des princes
étoit déjà en campagne , et sans l'intercession de mon malheureux
cousin, Armand de Chateaubriand, je n'aurois pas été reçu. J'avois
222 VOYAGE EN AMÉUIQUE.
beau dire que j'arrivois tout exprès de la cataracte de Niagara, on ne
vouloit rien entendre, et je fus au moment de me battre pour obtenir
l'honneur de porter un havresac. Mes camarades, les ofliciers du régi-
ment de Navarre, formoient une compagnie au camp des princes,
mais j'entrai dans une des compagnies bretonnes. On peut voir ce que
je devins, dans la nouvelle préface de mon Essai historique.
Ainsi ce qui me sembla un devoir renversa les premiers desseins;
que j'avois conçus, et amena la première de ces péripéties qui ont
marqué ma carrière. Les Bourbons n'avoient pas besoin sans doute
qu'un cadet de Bretagne revînt d'outrc-mer pour leur offrir son obscur
dévouement , pas plus qu'ils n'ont eu besoin de ses services lors-
qu'il est sorti de son obscurité : si, continuant mon voyage, j'eusse
allumé la lampe de mon hôtesse avec le journal qui a changé ma
vie , personne ne se fût aperçu de mon absence , car personne ne
savoit que j'existois. Un simple démêlé entre moi et ma conscience
me ramena sur le théâtre du monde : j'aurois pu faire ce que
j'aurois voulu, puisque j'étois le seul témoin du débat; mais de
tous les témoins c'est celui aux yeux duquel je craindrois le plus
de rougir.
Pourquoi les solitudes de l'Érié et de l'Ontario se présenient-ellcs
aujourd'hui avec plus de charme à ma pensée que le brillant spectacle
du Bosphore?
C'est qu'à l'époque de mon voyage aux États-Unis j'étois plein d'il-
lusions ; les troubles de la France commençoient en même temps que
commençoit ma vie; rien n'étoit achevé en moi ni dans mon pays. Ces
jours me sont doux à rappeler, parce qu'ils ne reproduisent dans ma
mémoire que l'innocence des sentiments inspirés par la famille et par
les plaisirs de la jeunesse.
Quinze ou seize ans plus tard, après mon second voyage, la révolu-
tion s'étoit déjà écoulée : je ne me berçois plus de chimères ; mes sou-
venirs, qui prenoient alors leur source dans la société, avoicnt perdu
leur candeur. Trompé dans mes deux pèlerinages, je n'avois point
découvert le passage du nord-ouest; je n'avois point enlevé la gloire
du milieu des bois où j'étois allé la chercher, et je l'avois laisJsée assise
sur les ruines d'Athènes.
Parti pour être voyageur en Amérique, revenu pour être soldat en
Europe, je ne fournis jusqu'au bout ni l'une ni l'autre de ces car-
rières : un mauvais génie m'arraclia le bâton et l'épée, et me mit la
plume à la main. A Sparte, en contemplant le ciel pendant la nuit je
me souvenois des pays qui avoient déjà vu mon sommeil paisible ou
troublé : j'avois salué sur les chemins de l'AUeaKigue, dans les
VOYAGE EN AMÉRIQUE. 223
bruyères de l'Angleterre, dans les champs de l'Italie, au milieu des
mers, dans les forêts canadiennes, les mêmes étoiles que je voyois
briller sur la patrie d'Hélène et de Ménélas. Mais que me servoit de
me plaindre aux astres, immobiles témoins de mes destinées vaga-
bondes? Un jour leur regard ne se fatiguera plus à me poursuivre ; il
se fixera sur mon tombeau. Maintenant, indifférent moi-même à mon
sort, je ne demanderai pas à ces astres malins de l'incliner par une
plus douce influence, ni de me rendre ce que le voyageur laisse de sa
vie dans les lieux où il passe
FIN DU VOYAGE E>' AMERIQUE.
MEMOIRES
LES RUINES DE L'OHIO'
PREMIER MÉMOIRE,
Bacon, en parlant des antiquités, des histoires défigurées, des
fragments historiques qui ont par hasard échappé aux ravages du
temps , les compare à des planches qui surnagent après le naufrage ,
lorsque des hommes instruits et actifs parviennent , par leurs recher-
ches soigneuses et par un examen exact et scrupuleux des monuments,
des noms, des mots, des proverbes, des traditions, des documents et
des témoignages particuliers, des fragments d'histoire, des passages
de livres non historiques , à sauver et à recouvrer quelque chose du
déluge du temps.
Les antiquités de notre patrie m'ont toujours paru plus importantes
et plus dignes d'attention qu'on ne leur en a accordé jusqu'à présent.
Nous n'avons , il est vrai , d'autres autorités écrites ou d'autres ren-
seignements que les ouvrages des vieux auteurs françois et hollandois;
et l'on sait bien que leur intention étoit presque uniquement absorbée
par la poursuite de la richesse ou le soin de propager la religion, et
que leurs opinions étoient modifiées par les préjugés régnants, fixées
par des théories formées d'avance , contrôlées par la politique de
leurs souverains et obscurcies par les ténèbres qui alors couvroient
encore le monde.
S'en rapporter entièrement aux traditions des Aborigènes pour des
informations exactes et étendues , c'est s'appuyer sur un roseau bien
1. Ces Mémoires forment une Introduction aux Voyages en Ame'rique , et ce titre
leur a même été donné dans quelques éditions.
VJ. IS
226 MEMOIRES
frêle. Quiconque les a interrogés sait qu'ils sont généralement aussi
ignorants que celui qui leur adresse des questions, et que ce qu'ils
disent est inventé à l'instant même, ou tellement lié à des fables évi-
dentes, que l'on ne peut guère lui donner le moindre crédit. Dépourvus
du secours de l'écriture pour soulager leur mémoire, les faits qu'ils
connoissoient se sont, par la suite des temps, effacés de leur souvenir,
ou bien s'y sont confondus avec de nouvelles impressions et de nou-
veaux faits qui les ont défigurés. Si dans le court espace de trente
ans les boucaniers de Saint-Domingue perdirent presque toute trace
du christianisme, quelle confiance pouvons-nous avoir dans des tra-
ditions orales qui nous sont racontées par des sauvages dépourvus
de l'usage des lettres , et contmuellement occupés de guerre ou de
chasse?
Le champ des recherches a donc des limites extrêmement resser-
rées mais il ne nous est pas entièrement fermé. Les monuments qui
restent offrent une ample matière aux investigations. On peut avoir
recours au langage , à la personne , aux usages de l'homme rouge,
pour éclaircir son origine et son histoire; et la géologie du pays peut
même dans quelques cas s'employer avec succès pour répandre la
lumière sur les objets que l'on examine.
Ayant eu quelques occasions d'observer par moi-même et de faire
d'assez fréquentes recherches, je suis porté à croire que la partie occi-
dentale des États-Unis , avant d'avoir été découverte et occupée par
les Européens, a été habitée par une nation nombreuse ayant des
demeures fixes , et beaucoup plus avancée dans la civilisation que les
tribus indiennes actuelles. Peut-être ne se hasarderoit-on pas trop en
disant que son état ne différoit pas beaucoup de celui des Mexicains
et des Péruviens quand les Espagnols les visitèrent pour la première
fois. En cherchant à éclaircir ce sujet, je me bornerai à cet état;
quelquefois je porterai mes regards au delà, et j'éviterai autant que
je le pourrai de traiter les points qui ont déjà été discutés.
Le Township de Pompey, dans le comté d'Onondaga, est sur le
terrain le plus élevé de cette contrée; car il sépare les eaux qui
coulent dans la baie de Chesapeake de celles qui vont se rendre dans
le golfe Saint-Laurent. Les parties les plus hautes de ce Township
offrent des restes d'anciens établissements, et l'on reconnoît dans
différents endroits des vestiges d'une population nombreuse. Environ
à deux milles au sud de Manlieu- Ignare, j'ai examiné dans le
Township de Pompey les restes d'une ancienne cité; ils sont indiqués
d'une manière visible par de grands espaces de terreau noir disposés
par intervalles réguliers à peu de distance les uns des autres, où j'ai
SUR LES RUINES DE L'OHIO. 227
observé des ossements d'animaux, des cendres, des haricots, ou des
grains de maïs carbonisés, objets qui dénotent tous la demeure de
créatures humaines. Cette ville a dû avoir une étendue au moins d'un
demi-mille de l'est à l'ouest, et de trois quarts de mille du nord au
sud; j'ai pu la déterminer avec assez d'exactitude, d'après mon
examen ; mais quelqu'un d'une véracité reconnue m'a assuré que
la longueur est d'un mille de l'est à l'ouest. Or, une ville qui couvroit
plus de cinq cents acres doit avoir contenu une population qui sur-
passeroit toutes nos idées de crédibilité.
A un mille à l'est de l'établissement se trouve un cimetière de
trois à quatre acres de superficie, et il y en a un autre contigu à
l'extrémité occidentale. Cette ville étoit située sur un terrain élevé , à
douze milles à peu près des sources salées de l'Onondaga, et bien
choisi pour la défense.
Du côté oriental un escarpement perpendiculaire de cent pieds de
hauteur aboutit à une profonde ravine où coule un ruisseau ; le côté
septentrional en a un semblable. Trois forts, éloignés de huit milles
l'un de l'autre, forment un triangle qui environne la \dl!e ; l'un est à
un mille au sud du village actuel de Jamesville, et l'autre au nord-est
et au sud-est dans Pompey : ils avoient probablement été élevés pour
couvrir la cité et pour protéger ses habitants contre les attaques d'un
ennemi. Tous ces forts sont de forme circulaire ou elliptique ; des
ossements sont épars sur leur emplacement : on coupa un frêne qui
s'y trouvoit ; le nombre de ses couches concentriques fit connoître
qu'il étoit âgé de quatre-vingt-treize ans. Sur un tas de cendres con-
sommées, qui formoit l'emplacement d'une grande maison, je vis un
pin blanc qui avoit huit pieds et demi de circonférence , et dont l'âge
étoit au moins de cent trente ans.
La ville avoit probablement été emportée d'assaut par le côté du
nord. Il y a, à droite et à gauche, des tombeaux tout près du préci-
pice; cinq ou six corps ont quelquefois été jetés pêle-mêle dans la
même fosse. Si les assaillants avoient été repoussés, les habitants
auroient enterré leurs morts à l'endroit accoutumé ; mais ces tom-
beaux, qui se trouvent près de la ravine et dans l'enceinte du village ,'
me donnent lieu de croire que la ville fut prise. Sur le flanc méri-
dional de cette ravine on a découvert un canon de fusil , des balles,
un morceau de plomb et un crâne percé d'une balle. Au reste, on
trouve des canons de fusil , des haches , des houes et des épées dans
tout le voisinage. Je me suis procuré les objets suivants, que je fais
passer à la Société , pour qu'elle les dépose dans sa collection : deux
canons de fusil mutilés, deux haches, une houe, une cloche sans
228 MÉMOIRES
battant, un morceau d'une grande cloche, un anneau, une lame
*d'épée, une pipe, un loquet de porte, des grains de verroterie et plu-
' sieurs autres petits objets. Toutes ces choses prouvent des communi-
cations avec l'Europe; et d'après les efforts visibles qui ont été faits
pour rendre les canons de fusil inutiles en les limant , on ne peut
guère douter que les Européens qui s'étoient établis dans ce lieu
n'aient été défaits et chassés du pays par les Indiens.
Près des restes de cette ville, j'ai observé une grande foi et qui
précédemment étoit un terrain nu et cultivé. Voici les circonstances
qui me firent tirer cette conséquence : il ne s'y trouvoit ni tertres,
ni buttes, qui sont toujours produits par les arbres déracinés ou
tombant de vétusté, point de souches, point de sous-bois ; les arbres
étoient âgés en général de cinquante à soixante ans. Or, il faut qu'un
très-grand nombre d'années s'écoule avant qu'un pays se couvre de
bois ; ce n'est que lentement que les vents et les oiseaux apportent
des graines. Le Township de Pompey abonde en forêts qui sont d'une
nature semblable à celle dont je viens de parler : quelques-unes ont
quatre milles de long et deux de large. Elle renferme un grand
nombre de lieux de sépulture : je l'ai entendu estimer à quatre-vingts.
Si la population blanche de ce pays étoit emportée tout entière,
peut-être dans la suite des siècles offriroit-il des particularités ana-
logues à celles que je décris.
Il me paroît qu'il y a deux ères distinctes dans nos antiquités : l'une
comprend les restes d'anciennes fortifications et d'établissements qui
existoient antérieurement à l'arrivée des Européens; l'autre se rap-
porte aux établissements et aux opérations des Européens ; et comme
les blancs, de même que les Indiens, dévoient fréquemment avoir
recours à ces vieilles fortifications, pour y trouver un asile, y demeurer
ou y chasser, elles doivent nécessairement renfermer plusieurs objets
de manufactures d'Europe ; c'est ce qui a donné lieu à beaucoup de
confusion, parce qu'on a mêlé ensemble des périodes extrêmement
éloignées l'une de l'autre.
Les François avoient vraisemblablement des établissements consi-
dérables sur le territoire des six nations. Le Père du Creux , jésuite,
raconte, dans son Histoire du Canada, qu'en 1655 les François établi-
rent une colonie dans le territoire d'Onondaga ; et voici comme il
décrit ce pays singulièrement fertile et intéressant : « Deux jours après,
le Père Chaumont fut mené par une troupe nombreuse à l'endroit
destiné à l'établissement et à la demeure des François : c'éloit à quatre
lieues du village où il s'étoit d'abord arrêté. Il est difficile de voir
quelque chose de mieux soigné par la nature, et si l'art y eût, comme
SUR LES RUINES DE L'OHIO. 229
en France et dans le reste de l'Europe, ajouté son secours, ce lieu
pourroit le disputer à Baies. Une prairie immense est ceinte de tous
côtés d'une forêt peu élevée, et se prolonge jusqu'aux bords du lac
Ganneta, où les quatre nations principales des Iroquois peuvent faci-
lement arriver avec leurs pirogues, comme au centre du pays, et d'oi!i
elles peuvent de même aller sans difficulté les unes chez les autres,
par des rivières et des lacs qui entourent ce canton. L'abondance du
gibier y égale celle du poisson ; et, pour qu'il n'y manque rien, les
tourterelles y arrivent en si grande quantité au retour du printemps
qu'on les prend avec des filets. Le poisson y est si commun que des
pêcheurs y prennent, dit-on, mille anguilles à l'hameçon dans l'espace
d'une nuit. Deux sources d'eau vive, éloignées l'une de l'autre d'une
centaine de pas. coupent cette prairie ; l'eau salée fournit en aljon-
dancedu sel excellent; l'eau de l'autre est douce et bonne à boire, et,
ce qui est admirable, toutes deux sortent de la même colline'. » Char-
levoix nous apprend qu'en 1654 des missionnaires furent envoyés à
Onontagué (Onondaga) ; qu'ils y construisirent une chapelle et y firent
un établissement; qu'une colonie françoise y fut fondée en 1658, et
que les missionnaires abandonnèrent le pays en 1668. Quand Lasalle
partit du Canada, pour descendre le Mississipi, en 1679, il découvrit,
entre le lac Huron et le lac Illinois, une grande prairie, dans laquelle
se trouvoit un bel établissement appartenant aux jésuites.
Les traditions des Indiens s'accordent jusqu'à un certain point avec
les relations des François. Ils racontent que leurs ancêtres soutinrent
plusieurs combats sanglants contre les François, et finirent par les
obliger de quitter le pays : ceux-ci, poussés dans leur dernier fort,
capitulèrent et consentirent à s'en aller, pourvu qu'on leur fournît des
vivres ; les Indiens remplirent leurs sacs de cendres, qu'ils couvrirent
de maïs, et les François périrent la plupart de faim dans un endroit
nommé dans leur langue i;!se de Famine, et dans la nôtre Hwigry-Bay,
qui est sur le lac Ontario. Un monticule dansPompey porte le nom de
Bloochj-Hill (colline du Sang) ; les Indiens qui le lui ont donné ne veu-
lent jamais le visiter. Il est surprenant que l'on ne trouve jamais dans
ce pays des armes d'Indiens, telles que des couteaux, des haches et
des pointes de flèche en pierre. Il paroît que tous ces objets furent
remplacés par d'autres en fer venant des François,
Les vieilles fortifications ont été élevées avant que le pays eût des
relations avec les Européens. Les Indiens ignorent à qui elles doivent
1. Histot'Jœ Canadensis, seu Novœ Franciœ, Libri decem; auctore P. Francisco
Creuxio. Parisiis, 10G4, 1 vol. in-4», p. 7G0.
230 MÉMOIRES
leur origine. Il est probable que dans les guerres qui ravagèrent ce
pays elles servirent de forteresse, et il ne l'est pas moins qu'il peut
s'y trouver aussi des ruines d'ouvrages européens de construction
différente, tout comme on voit dans la Grande-Bretagne des ruines de
fortifications romaines et bretonnes à côté les unes des autres. Pen-
nant, dans son Voyage en Ecosse, dit : «Sur une colline, près d'un
certain endroit, il y a un retranchement de Bretons , de forme circu-
laire ; l'on me parla de quelques autres de forme carrée qui se trou-
vent à quelques milles de distance, et que je crois romains. » Dans son
voyage du pays de Galles, il décrit un poste breton fortifié, situé sur
le sommet d'une colline; il est de forme circulaire, entouré d'un
grand fossé et d'une levée. Au milieu de l'enceinte se trouve un mon-
ticule artificiel. Cette description convient exactement à nos vieux
forts. Les Danois, ainsi que les nations qui élevèrent nos fortifications,
étoient, suivant toute probabilité, d'origine scythe. Suivant Pline, le
nom de Scythe étoit commun à toutes les nations qui vivoient dans le
nord de l'Europe et de l'Asie.
Dans le Township de Camillus, situé aussi dans le comté d'Onon-
daga, à quatre milles de la rivière Seneca, à trente milles du lac Onta-
rio et à dix-huit de Salina , il y a deux anciens forts, sur la propriété
du juge Manro, établi en ce lieu depuis dix-neuf ans. Un de ces forts
est sur une colline très-haute; son emplacement couvre environ trois
acres. Il a une porte à l'est, et une autre ouverture à l'ouest pour
communiquer avec une source éloignée d'une dizaine de rods (160 pieds)
du fort, dont la forme est elliptique. Le fossé étoit profond, le mur
oriental avoit dix pieds de haut. Il y avoit dans le centre une grande
pierre calcaire de figure irrégulière, qui ne pouvoit être soulevée que
par, deux hommes; la base étoit plate et longue de trois pieds. Sa sur-
face présentoit, suivant l'opinion de M. Manro, des caractères incon-
nus distinctement tracés dans un espace de dix-huit pouces de long
sur trois pouces de large. Quand je visitai ce lieu, la pierre ne s'y
trouvoit plus. Toutes mes recherches pour la découvrir furent inutiles.
Je vis sur le rempart une souche de chêne noir, âgée de cent ans. Il y
a dix-neuf ans on voyoit des indices de deux arbres plus anciens.
Le second fort est presque à un demi-mille de distance , sur un
terrain plus bas ; sa construction ressemble à celle de l'autre ; il est de
moitié plus grand. On distingue près du grand fort les vestiges d'un
ancien chemin, aujourd'hui couvert par des arbres. J'ai vu aussi dans
différents endroits de cette ville, sur des terrains élevés, une chanie
de rcnfiements considérables qui s'étendoient du sommet des collines
à leur pied, et que séparoicnt des rigoles de peu de largeur. Ce phé-
SUR LES RL'INES DE L'OHIO. 231
nomène se présente dans les établissements très-anciens où le sol est
argileux et les collines escarpées; il est occasionné par des crevasses
que produisent et qu'élargissent les torrents. Cet effet ne peut avoir
lieu quand le sol est couvert de forêts; ce qui prouve que ces terrains
otoient anciennement découverts. Quand nous nous y sommes établis,
ils présentoient la même apparence qu'à présent, excepté qu'ils étoient
couverts de bois ; et comme on aperçoit maintenant des troncs d'ar-
bres dans les rigoles, il est évident que ces élévations et les petites
ravines qui les séparent n'ont pas pu être faites depuis la dernière
.époque oii le terrain a été éclairci. Les premiers colons observèrent
de grands amas de coquillages accumulés dans différents endroits, et
de nombreux fragments de poterie. M. Manro, en creusant la cave de
sa maison, rencontra des morceaux de brique. Il y avoit çà et là de
grands espaces de terreau noir et profond, l'existence d'anciens bâti-
ments et de constructions de différents genres. M. Manro, apercevant
quelque chose qui ressembloit à un puits, c'est-à-dire un trou profond
de dix pieds , où la terre avoit été extrêmement creusée, y fit fouiller,
à trois pieds de profondeur, et arriva à un amas de cailloux, au-dessous
desquels il trouva une grande quantité d'ossements humains, qui
exposés à l'air tombèrent en poudre. Cette dernière circonstance
fournit un témoignage bien fort de la destruction d'un ancien établis-
se nent. La manière dont les morts étoient enterrés prou voit qu'ils
l'avoient été par un ennemi qui avait fait une invasion.
Suivant la tradition, une bataille sanglante s'est livrée sur le Bough-
ton's-Hill, dans le comté d'Ontario. Or, j'ai observé sur cette colline
des espaces de terreau noir, à des intervalles irréguliers, séparés par
de l'argile jaune. La fortification la plus orientale que l'on a jusqu'à
présent découverte dans cette contrée est à peu près à dix-huit milles
de Manlius-Square, excepté cependant celle d'Oxford, dans le comté
de Chenango, dont je parlerai plus bas. Dans le nord, on en a rencon-
tré jusqu'à Sandy-Creek, à quatorze milles de Saket-Harbour. Près
de cet endroit, il y en a une dont l'emplacement couvre cinquante
acres; cette montagne contient de nombreux fragments de poterie.
A l'ouest, on voit beaucoup de ces fortiûcations ; il y en a une dans
le Township d'Onondaga, une dans Scipio, deux près d'Auburn, trois
près de Ganandaïga, et plusieurs entre les lacs Seneca et Cayaga, où
l'on en compte trois à un petit nombre de milles l'une de l'autre.
Le fort qui se trouve dans Oxford est sur la rive orientale du Che-
nango, au centre du village actuel, qui est situé des deux côtés de cette
rivière. Une pièce de terre de deux à trois acres est plus haute de
trente pieds que le pays plat qui l'entoure. Ce terrain élevé se pro-
232 MÉMOIRES
longe sur la rive du fleuve, dans une étendue d'une cinquantaine de
rods. Le fort étoit situé à son extrémité sud-ouest ; il comprenoit une
surface de trois rods; la ligne étoit presque droite du côté de la rivière,
et la rive presque perpendiculaire.
A chacune des extrémités nord et sud, qui étoient près de la rivière,
se trouvoit un espace de dix pieds carrés où le sol n'avoit pas été
remué ; c'éloient sans doute des entrées ou des portes par lesquelles
les habitants du fort sortoient et entroient, surtout pour aller chercher
de l'eau. L'enceinte est fermée, excepté aux endroits oii sont les portes,
par un fossé creusé avec régularité ; et quoique le terrain sur lequel
le fort est situé fût, quand les blancs commencèrent à s'y établir,
autant couvert de bois que les autres parties de la forêt, cependant on
pouvoit suivre distinctement les lignes des ouvrages à travers les arbres,
et la distance depuis le fond du fossé jusqu'au sommet de la levée,
qui est en général de quatre pieds. Voici un fait qui prouve évidem-
ment l'ancienneté de cette fortification. On y trouva un grand pin, ou
plutôt un tronc mort, qui avoit une soixantaine de pieds de hauteur ;
quand il fut coupé, on distingua très- facilement dans le bois cent
quatre-vingt-quinze couches concentriques, et on ne put pas en comp-
ter davantage, parce qu'une grande partie de l'aubier n'existoit plus.
Cet arbre étoit probablement âgé de trois à quatre cents ans ; il en
avoit certainement plus de deux cents. Il avoit pu rester sur pied cent
ans, et même plus, après avoir acquis tout son accroissement. On ne
peut donc dire avec certitude quel temps s'étoit écoulé depuis que le
fossé avoit été creusé jusqu'au moment où cet arbre avoit commencé
à pousser. 11 est sûr, du moins, qu'il ne se trouvoit pas dans cet
endroit quand la terre fut jetée hors du trou ; car il étoit placé sur le
sommet de la banquette du fossé, et ses racines en avoient suivi la
direction en se prolongeant par-dessous le fond, puis se relevant de
l'autre côté, près de la surface de la terre, et s'étendant ensuite en
ligne horizontale. Ces ouvrages étoient probablement soutenus par
des piquets; mais l'on n'y a découvert aucun reste de travail en bois.
La situation en étoit excellente, car elle étoit très-saine ; on y jouis-
soit de la vue de la rivière au-dessus et au-dessous du fort, et les
environs n'offrent aucun terrain élevé assez proche pour que la
garnison pût être inquiétée. L'on n'a pas rencontré de vestiges d'ou-
tils ni d'ustensiles d'aucune espèce, excepté quelques morceaux de
poterie grossière qui ressemble à la plus commune dont nous fas-
sions usage, et qui offrent des ornements exécutés avec rudesse. Les
Indiens ont une tradition que la famille des Antoines, que l'on sup-
pose faire paitic de la nation Tuscarora, descend des habilants de ce
SUR LES RUINES DE L'OIIIO. 233
fort, à la septième génération ; mais ils ne savent rien de son origine.
On voit aussi à Norwich, dans le même comté, un lieu situé sur une
élévation au bord de la rivière. On le nomme le Château : les Indiens
y demeuroient à l'époque oîi nous nous sommes établis dans le pays;
l'on y distingue quelques traces de fortifications, mais suivant toutes
les apparences elles sont beaucoup plus modernes que celles d'Oxford.
L'on a découvert à Ridgeway, dans le comté de Genessée, plusieurs
anciennes fortifications et des sépultures. A peu près à six milles de
la route de Ridge, et au sud du grand coteau, on a depuis deux à trois
mois trouvé un cimetière dans lequel sont déposés des ossements
d'une longueur et d'une grosseur extraordinaires. Sur ce terrain étoit
couché le tronc d'un châtaignier, qui paroissoit avoir quatre pieds de
diamètre à sa partie supérieure. La cime et les branches de cet arbre
avoient péri de vétusté. Les ossements étoient posés confusément les
uns sur les autres : cette circonstance et les restes d'un fort dans le
voisinage donnent lieu de supposer qu'ils y avoient été déposés par les
vainqueurs; et le fort étant situé dans un marais, on croit qu'il fut le
dernier refuge des vaincus, et probablement le marais étoit sous l'eau à
cette époque.
Les terrains réservés aux Indiens à Buffaldo offrent des clairières
immenses, dont les Senecasne peuvent donner raison. Leurs principaux
établissements étoient à une grande distance à l'est, jusqu'à la vente de
la majeure partie de leur pays, après la fin de la guerre de la révolution.
Au sud du lac Érié on voit une suite d'anciennes fortifications qui
s'étendent depuis la crique de Cattaragus jusqu'à la ligne de démar-
cation de Pens^'lvanie, sur une longueur de cinquante milles : quel-
ques-unes sont à deux, trois et quatre milles l'une de l'autre ; d'autres
à moins d'un demi-mille; quelques-unes occupent un espace de cinq
acres. Les remparts ou retranchements sont placés sur des terrains
où il paroît que des criques se déchargeoient autrefois dans des lacs,
ou bien dans les endroits où il y avoit des baies; de sorte que l'on en
conclut que ces ouvrages étoient jadis sur les bords du lac Érié, qui
en est aujourd'hui à deux et à cinq milles au nord. On dit que plus au
sud il y a ure autre chaîne de forts, qui court parallèlement à la pre-
mière, et F .a même distance de celle-ci que celle-ci l'est du lac. Dan?
cet endroit le sol offre deux différents plateaux ou partages du sol.
qui est une vallée intermédiaire ou d'alluvion ; l'un, le plus voisin du
lac, est le plus bas, et, si je puis m'exprimer ainsi, le plateau secon-
daire; le plus élevé, ou plateau primaire, est borné au sud par des
collines et des vallées, où la nature offre son aspect ordinaire. Le ter-
rain d'alluvion primaire a été formé par la première retraite du lac,
234 MÉMOIRES
et l'on suppose que la première ligne de fortifications fut élevée alors.
Dans la suile des temps, le lac se retira plus au nord, laissant à sec une
autre portion de plateau sur lequel fut placée l'autre ligne d'ouvrages.
Les sols des deux plateaux diffèrent beaucoup l'un de l'autre : l'infé-
rieur est employé en pâturages, le second est consacré à la culture des
grains; les espèces d'arbres varient dans le même rapport. La rive
méridionale du lac Ontario présente aussi deux formations d'allu-
vion; la plus ancienne est au nord de la route des collines; on n'y
a pas découvert de forts. J'ignore si on en a rencontré sur le pla-
teau primaire; on en a observé plusieurs au sud de la chaîne de
collines.
Il est important pour la géologie de notre patrie d'observer que les
deux formations d'alluvion citées plus haut sont, généralement par-
lant, le type caractéristique de toutes les terres qui bornent les eaux
occidentales. Le bord des eaux orientales n'offre , au contraire, à peu
d'exceptions près, qu'un seul terrain d'alluvion. Cette circonstance
peut s'attribuer à la distance où le fleuve Saint-Laurent et le Mississipi
sont de l'Océan; ils ont, à deux périodes différentes, aplani les obsta-
cles et les barrières qu'ils rencontroient ; et en abaissant ainsi le lit
dans lequel ils couloient, ils ont produit un épuisement partiel des eaux
plus éloignées. Ces deux formations distinctes peuvent être considé-
rées comme de grandes bornes chronologiques. L'absence de forts sur
les formations secondaires ou primaires d'alluvion du lac Ontario est
une circonstance bien forte en faveur de la haute antiquité de ceux
des plateaux au sud ; car s'ils avoient été élevés après la première ou la
seconde retraite du lac, ils auroient probablement été placés sur les
terrains laissés alors à sec, comme plus convenables et mieux adaptés
pour s'y établir, y demeurer et s'y défendre.
Les Iroquois, suivant leurs traditions, demeuroient jadis au nord des
lacs. Quand ils arrivèrent dans le pays qu'ils occupent aujourd'hui ,
ils en extirpèrent le peuple qui l'habitoit. Après l'établissement des
Européens en Amérique, les confédérés détruisirent * les Ériés, ou
Indiens du Chat, qui vivoient au sud du lac Érié. Mais les nations qui
possédoient nos provinces occidentales, avant les Iroquois, avoient-
elles élevé ces fortifications pour les proléger contre les ennemis qu
venoient les attaquer, ou bien , des peuples plus anciens les ont-ils
construites? Ce sont des mystères que la sagacité humaine ne peut
pénétrer. Je ne prétends pas décider non plus si les Ériés, ou leurs pré-
décesseurs, ont dressé ces ouvrages pour la défense de leur territoire:
1. Vers l»j."j.").
SUR LES RUINES DE L'OHIO. 235
toutefois, je crois en avoir assez dit pour démontrer l'existence d'une
population nombreuse, établie dans des villes, défendue par des forts,
exerçant l'agriculture, et plus avancée dans la civilisation que les
peuples qui ont habité ce pays depuis sa découverte par les Euro-
péens.
Albany, 7 octobre 1817.
MONUMENTS D'UN PEUPLE INCONNU
SUR LES BORDS DE L'OHIO.
VArchœologia americana, ouvrage qui porte aussi le titre de Trans-
actions de la Société d'Antiquaires américains (imprimé à Worcester,
dans le Massachusets, 1820; 1 vol. in-S"), contient des notices très-
étendues sur les monuments laissés sur les bords de l'Ohio par un
peuple qui avoit occupé cette contrée avant l'arrivée des Indiens
Delawares ou Leni-Lelaps, et des Iroquois Mingoné , qui les en chassè-
rent un ou deux siècles avant Christophe Colomb. Parmi ces monu-
ments, on s'étoit jusqu'à présent occupé des débris d'édifices, de camps
fortifiés , et d'autres objets qui n'olTroient pas un caractère particulier.
Mais voici deux figures de di\inités qui au premier aspect rappellent
la mythologie de l'Asie.
L'une est une idole à trois têtes, semblable (sauf les six mains qui
manquent) aux figures de la Trimurti ou Trinité indienne, telles qu'on
en trouve dans toutes les collections des monuments de l'Inde ; elle
rappelle aussi l'image de Triglaff chez les Vendes. Il y a sur deux faces
quelques traces d'un tatouage ou peinture par incision dans la peau,
semijlable à ce qu'on voit dans l'Océanie et sur la côte nord-ouest de
l'Amérique.
L'autre figure, à cela près qu'elle est nue, ressemble, par les traits
et l'attitude, auximages de?, Burkhans, ou esprits célestes, telles qu'on
en trouve chez les Bouriètes, les Kalmouks et d'autres tribus mongoles,
et dont Pallas a donné la gravure. Les deux traits parallèles sur la poi-
trine pourroient bien être les restes d'un caractère tibétain.
236 MÉMOIRES
Je serois peut-être autorisé à m'écrier : Voici deux monuments qui
prouvent l'invasion des peuples asiatiques dans l'Amérique septentrio-
nale, invasion que j'ai conclue de l'identité d'un certain nombre de
mots principaux, communs à quelques langues d'Asie et d'Amérique.
Mais je ne conclus encore rien, me réservant à discuter à loisir toute
cette question.
DEUXIÈME MÉMOIRE.
DESCRIPTION DES MONUMENTS
DANS L ETAT DE L OHIO ET AUTRES PARTIES DES ÉTATS-UNIS
PAR M. CALEB-ATWATER, etc.
Traduit de l'angloisi.
Un grand nombre de voyageurs ont signalé nos antiquités : il en est
peu qui les aient vues ; ou, marcbant à la bâte, ils n'ont eu ni les occa-
sions favorables ni les connoissances nécessaires pour en juger. Ils
ont entendu les contes que leur en faisoient des gens ignorants; ils ont
publié des relations si imparfaites, si superficielles, que les personnes
sensées qui sont sur les lieux mêmes auroient de la peine à deviner
ce qu'ils ont voulu décrire.
Il est arrivé parfois qu'un voyageur a vu quelques res'es d'un
monument qu'un propriétaire n'avoit fait conserver que pour son amu-
sement; il a conclu que c'étoit le seul qu'on trouvât dons le pays. Un
autre voit un retranchement avec un pavé mi-circulaire à l'est : il
décide avec assurance que tous nos anciens monuments étoient des
lieux de dévotion consacrés au culte du soleil. Un autre tombe sur les
restes de quelques fortifications et en infère, avec la même assurance,
que tous nos anciens monuments ont été construits dans un butpure-
1 . Archœologîa amerkana, ou Transactions fie la Société des Antiquaires vnéri-
cains. Vol. I, p. 109. Worccstcr, en Mussacliusets, 1820.
SUR LES RUINES DE L'OHIO. 237
meni militaire. Mais en voilà un qui, trouvant quelque inscription,
. n'hésite pas à décider qu'il y a eu là une colonie de Welches ; d'autres
'■ encore, trouvant de ces monuments, ou près de là des objets appar-
i tenant évidemment à des Indiens, les attribuent à la race des Scythes :
ils trouvent même parfois des objets dispersés ou réunis, qui appar-
tiennent non-seulement à des nations, mais à des époques différentes,
très-éloignées les unes des autres , et les voilà se perdant dans un
dédale de conjectures. Si les habitants des pays occidentaux disparois-
soient tout à coup de la surface du monde, avec tous les documents
qui attestent leur existence, les difficultés des antiquaires futurs
seroient sans doute plus grandes, mais néanmoins de la même espèce
que celles qui embarrassent si fort nos superficiels observateurs. Nos
antiquités n'appartiennent pas seulement à différentes époques, mais à
différentes nations ; et celles qui appartiennent à une même ère, à une
même nation, servoient sans doute à des usages très-différents.
Nous diviserons ces antiquités en trois classes : celles qui appar-
tiennent 1° aux Indiens, 2" aux peuples d'origine européenne, 3" au
peuple qui construisit nos anciens forts et nos tombeaux.
I. — ANTIQUITÉS DES INDIENS DE LA RAGE ACTUELLE.
Ces antiquités, qui n'appartiennent proprement qu'aux Indiens de
l'Amérique septentrionale, sont en petit nombre et peu intéressantes :
ce sont des haches et des couteaux de pierre, ou des pilons servant à
réduire le maïs, ou des pointes de flèche et quelques autres objets
exactement semblables à ceux que l'on trouve dans les États Atlanti-
ques, et dont il est inutile de faire la description. Celui qui cherche
des établissements indiens en trouvera de plus nombreux et de plus
intéressants sur les bords de l'océan Atlantique ou des grands fleuves
qui s'y jettent à l'orient des AUeghanys. La mer offre au sauvage un
spectacle toujours solennel. Dédaignant les arts et les bienfaits de la
civilisation, il n'estime que la guerre et la chasse. Quand les sauvages
trouvent l'Océan, ils se fixent sur ses bords, et ne les abandonnent
que par excès de population ou contraints par un ennemi victorieux ;
alors ils suivent le cours des grands fleuves, où le poisson ne peut
leur manquer; et tandis que le chevreuil, l'ours, l'élan, le renne ou
le bufile, qui passent sur les collines, s'offrent à leurs coups, ils pren-
nent tout ce que la terre et l'eau produisent spontanément, et ils sont
satisfaits. Notre histoire prouve que nos Indiens doivent être venus
par le détroit de Behring, et qu'ils ont naturellement suivi la grande
238 MÉMOIRES
chaîne nord-ouest de nos lacs et leurs bords jusqu'à la mer. C'est
pourquoi les Indiens que nos ancêtres trouvèrent offroient une popu-
lation beaucoup plus considérable au nord qu'au midi, à l'orient qu'à
l'occident des États-Unis d'aujourd'hui : de là ces vastes cimetièjies,
ces piles immenses d'écaillés d'huîtres, ces amas de pointes de flèche
et autres objets que l'on trouve dans la partie orientale des États-
Unis, tandis que la partie occidentale en renferme très-peu : là, nous
voyons que les Indiens y habitoient depuis les temps les plus reculés ;
ici, tout annonce une race nouvelle; on reconnoît aisément la fosse
d'un Indien : on les enterroit ordinairement assis ou debout. Partout
où l'on voit des trous irréguliers d'un à deux pieds de diamètre, si
l'on creuse à quelques pieds de profondeur, on est sûr de tomber sur
les restes d'un Indien. Ces fosses sont très-communes sur les rives
méridionales du lac Érié, jadis habitées par les Indiens nommés Cat,
ou Olloioay. Ils mettent ordinairement dans la tombe quelque objet
cher au défunt : le guerrier emporte sa hache d'armes ; le chasseur,
son arc et ses flèches et l'espèce de gibier qu'il préféroit. C'est ainsi
que l'on trouve dans ces fosses tantôt les dents d'une loutre, tantôt
celles d'un ours, d'un castor, tantôt le squelette d'un canard sauvage,
et tantôt des coquilles ou des arêtes de poisson.
II. — ANTIQUITÉS DE PEUPLES PROVENANT d' 0 R I G I N E
EUROPÉENNE.
Au titre de cette division, l'on sourira peut-être en se rappelant qu'à
peine trois siècles se sont écoulés depuis que les Européens ont pénétré
dans ces contrées : cependant on me permettra de le conserver, parce
qu'on trouve quelquefois des objets provenant des relations établies
depuis plus de cent cinquante années entre les indigènes et diverses
nations européennes, et que ces sujets sont souvent confondus avec
d'autres qui sont réellement très-anciens. Les François sont les pre-
miers Européens qui aient parcouru le pays que comprend aujourd'hui
l'État d'Ohio. Je n'ai pu m'assurer exactement de l'époque, mais nous
savons par des documents authentiques, publiés à Paris dans le
XVII* siècle ', qu'ils avoient, en 1655, de vastes établissements dans le
territoire Onondaga, appartenant aux six nations.
Charlevoix, dans son Histoire de la Nouvelle-France, nous apprend
que l'on envoya, en 165/(, à Onondaga, des missionnaires qui y bâti-
i . Illsloriœ Canadensis, sive Novœ Fraiiclœ, Libri decem, ad annum icst/ue Christi
IGOl; par le jésuite François Creuxius.
SUR LES RUINES DE L'OIIIO. 239
rent une chapelle; qu'une colonie françoise s'y établit en 1656, sous
les auspices de M. Dupuys, et se retira en 1658. Quand Lasalle partit
du Canada et redescendit le Mississipi, en 1679, il découvrit une vaste
plaine, entre le lac des Hurons et des Illinois, où il trouva un bel éta-
blissement appartenant aux jésuites.
Dès lors les François ont parcouru tous les bords du lac Erié, du
fleuve Ohio et des grandes rivières qui s'y jettent; et, suivant l'usage
des Européens d'alors, ils prenoient possession du pays au nom de
leur souverain, et souvent après un Te Deum, ils consacroient le sou-
venir de l'événement par quelque acte solennel, comme de sus-
pendre les armes de France ou déposer des médailles ou des monnoies
dans les anciennes ruines, ou de les jeter à l'embouchure des grandes
rivières.
Il y a quelques années que M. Grégory a trouvé une de ces médailles
à l'embouchure de la rivière de jMuskingum. C'est une plaque de plomb
de quelques pouces de diamètre, portant d'un côté le nom françois
Petite-BeUe-Rivière, et de l'autre, celui de Louis XIV.
Près de Portsmouth, à l'embouchure du Scioto, on a trouvé dans
une terre d'alluvion une médaille franc- maçonnique représentant
d'un côté un cœur d'oii sort une branche de casse, et de l'autre un
temple dont la coupole est surmontée d'une aiguille portant un crois-
sant.
A TrumbuU on a trouvé des monnoies de Georges II , et dans le
comté d'Harrison des pièces de Charles.
On m'a dit que l'on a trouvé il y a quelques années, à l'embouchure
du Darby-creek, non loin de Cheleville, une médaille espagnole bien
conservée ; elle avoit été donnée par un amiral espagnol à une per-
sonne qui étoit sous les ordres de Desoto, qui débarqua dans la Flo-
ride en 1538. Je ne vois pas qu'il soit bien difficile d'expliquer com-
ment cette médaille s'est trouvée près d'une rivière qui se jette dans
le golfe du Mexique, quelle que soit sa distance de la Floride, si l'on
se rappelle qu'un détachement de troupes que Desoto envoya pour
reconnoitre le pays ne revint plus auprès de lui, et qu'on n'en
entendit plus parler. Ainsi cette médaille peut avoir été apportée et
perdue dans le lieu même où on l'a trouvée par la personne à qui elle
avoit et ' donnée ou par quelque Indien.
On trouve souvent sur les rives de l'Ohio des épées, des canons de
fusil, des haches d'armes, qui sans doute ont appartenu à des Fran-
çois, dans le temps où ils avoient des forts à Pittsbourg, Ligonier,
Saint-Vincent, etc.
Un dit qu'il y a dans le Kentucky, à quelques milles sud- est de
240 MÉMOIRES
Portsmouth, une fournaise de cinquante chaudières ; je ne doute pas
qu'elle ne remonte à la même époque et à la même origine.
On dit que l'on a trouvé, près de Nashville, dans la province de Ten-
nessee, plusieurs monnoies romaines, frappées peu de siècles après
l'ère chrétienne, et qui ont beaucoup occupé les antiquaires : ou elles
peuvent avoir été déposées à dessein par celui qui les a découvertes,
comme il est arrivé bien souvent, ou elles ont appartenu à quelque
François.
En un mot, je ne crains pas d'avancer qu'il n'est dans toute l'Asie,
dans toute l'Amérique septentrionale, médaille ou monnoie portant
une ou plusieurs lettres d'un alphabet quelconque, qui n'ait été
apportée ou frappée par des Européens ou leurs descendants.
IIÎ. — À^•TIQUITÉS DU PEUPLE QUI HABITOIT JADIS
LES PARTIES OCCIDENTALES DES ÉTATS-UNIS.
Cette classe, sans contredit la plus intéressante pour l'antiquaire et
le philosophe, comprend tous les anciens forts, des tombeaux, quel-
quefois très-vastes, élevés en terre ou en pierre, des cimetières, des
temples, des autels, des camps, des villes, des villages, des arènes et
des tours, des remparts entourés de fossés, enfin des ouvrages qui
annoncent un peuple beaucoup plus civilisé que ne le sont les Indiens
d'aujourd'hui, et cependant bien inférieurs sous ce rapport aux
Européens. En considérant la vaste étendue de pays couverte par ces
monuments , les travaux qu'ils ont coûtés, la connoissance qu'ils sup-
posent des arts mécaniques, la privation où nous sommes de toute
notion historique et même de toute tradition, l'intérêt que les savants
y ont pris, les opinions fausses que l'on a débitées, enfin la dissolution
complète de ce peuple, j'ai cru devoir employer mon temps et porter
mon attention à rechercher particulièrement cette classe de nos anti-
quités dont on a tant parlé et que l'on a si peu comprise.
Ces anciens ouvrages sont répandus en Europe, dans le nord de
l'Asie; on pourroit en commencer le tracé dans le pays de Galles ; de
là traversant l'Irlande, la Normandie, la France, la Suède, une partie
de la Russie jusqu'à notre continent. En Afrique, les pyramides ont
la môme origine ; on en voit en Judée, dans la Palestine et dans les
steppes (plaines désertes) de la Turquie.
C'est au sud du lac Ontario, non loin de la rivière Noire (Rlack
river), que l'on trouve le plus reculé de ces monuments dans la direc-
tion nord -est ; un autre, sur la rivière de Chenango, vers Oxford, est
SUR LES RUINES DE L'OHIO. 2M
1g plus méridional, à l'est des Alleghanys. Ces deux ouvrages sont petits,
très-anciens, et semblent indiquer dans cette direction les bornes des
établissements du peuple qui les érigea. Ces peuplades venant de l'Asie,
trouvant nos grands lacs et suivant leurs bords, ont-elles été repous-
sées par nos Indiens, et les petits forts dont nous avons parlé ont-ils
été construits dans la vue de les protéger contre les indigènes qui
s'étoient établis sur les côtes de l'océan Atlantique? En suivant la
direction occidentale du lac Érié, à l'ouest de ces ouvrages, on en
trouve çà et là, surtout dans le pays de Génessée, mais en petit nombre
et peu étendus, jusqu'à ce qu'on arrive à l'embouchure du Cataragus-
creek, qui sort du lac Érié, dans le pays de New-York. C'est là que
commence, suivant M. Clinton, une ligne de forts qui s'étend au sud
à plus de cinquante milles sur quatre milles de largeur. On dit qu'il
y a une autre ligne parallèle à celle-là, mais qui n'est que de quelques
arpents, et dont les remparts n'ont que quelques pieds de hauteur. Le
Mémoire de iM, Clinton renfermant une description exacte des anti-
quités des parties occidentales de New-York, nous ne répéterons point
ici ce qu'il a si bien dit.
Si en effet ces ouvrages sont des forts, ils doivent avoir été cons-
truits par un peuple peu nombreux et ignorant complètement les arts
mécaniques. En avançant au sud-ouest, on trouve encore plusieurs
de ces forts ; mais lorsque l'on arrive vers le fleuve Licking , près de
Newark, on en voit de très-vastes et de très-intéressants, ainsi qu'en
s'avançant vers Circleville. Il y en avoit quelques-uns à Chillicothe,
mais ils ont été détruits. Ceux que l'on trouve sur les bords du Point-
creek surpassent à quelques égards tous les autres, et paroissent avoir
renfermé une grande ville; il y en a aussi de très-vastes à l'embou-
chure du Scioto et du Muskingum; enfin, ces monuments sont très-
répandus dans la vaste plaine qui s'étend du lac Érié au golfe du
Mexique, et offrent de plus grandes dimensions à mesure que l'on avance
vers le sud, dans le voisinage des grands fleuves, et toujours dans des
contrées fertiles. On n'en trouve point dans les prairies de l'Ohio,
rarement dans des terrains stériles; et si l'on en voit, ils sont peu
étendus et situés à la lisière dans un terrain sec. A Salem, dans le
comté d'Ashtabula, près de la rivière de Connaught, à trois milles
environ du lac Érié, on en voit un de forme circulaire, entouré de
deux remparts parallèles séparés par un fossé. Ces remparts sont cou-
pés par des ouvertures et une route dans le genre de nos grandes
routes modernes, qui descend la colline et va jusqu'au fleuve par une
pente douce, et telle qu'une voiture attelée pourroit facilement la par-
courir, et ce n'est que par là que l'on peut entrer sans difilculté dans
VI. lu
2/,2 MEMOIRES
ces ouvrages. La végétation prouve que dans rintérienr le sol étoit
beaucoup meilleur qu'à l'extérieur.
On trouve dans l'intérieur des cailloux arrondis, tels qu'on en voit
sur les bords du lac, mais ils semblent avoir subi l'action d'un feu
ardent; des fragments de poterie, d'une structure grossière et sans
vernis. Mon correspondant me dit que l'on y a trouvé parfois des sque-
lettes d'hommes d'une petite taille; ce qui prouveroit que ces ouvrages
ont été construits par le même peuple qui a érigé nos tombeaux. La
terre végétale qui forme la surface de ces ouvrages a au moins dix
pouces de profondeur; on y a trouvé des objets évidemment confec-
tionnés par les Indiens, ainsi que d'autres qui décèlent leurs relations
avec les Européens. Je rapporte ce fait ici pour éviter de le répéter
quand je décrirai en détail ces monuments, surtout ceux que l'on voit
sur les bords du lac Érié et sur les rivages des grandes rivières. On
trouve toujours des antiquités indiennes à la surface ou enterrées dans
quelque tombe, tandis que les objets qui ont appartenu au peuple qui
a érigé ces monuments sont à quelques pieds de profondeur ou dans
le lit des rivières.
En continuant d'aller au sud-ouest, on trouve encore ces ouvrages ;
mais leurs remparts, qui ne sont élevés que de quelques pieds, leurs
fossés peu profonds et leur dimension décèlent un peuple peu nom-
breux.
On m'a dit que dans la partie septentrionale du comté de Médina
(Ohio), on a trouvé près, de l'un de ces monuments une plaque de
marbre polie. C'est sans doute une composition de terre glaise et de
sulfate de chaux, ou de plâtre de Paris, comme j'en ai vu souvent en
longeant l'Ohio. Un observateur ordinaire a dû s'y méprendre
Anciens ouvrages près de Newark.
En arrivant vers le sud, ces ouvrages, qui se trouvent en plus grand
nombre, plus compliqués et plus vastes, annoncent une population
plus considérable et un progrès de connoissances. Ceux qui sont sur
les deux rives du Licking, près de Newark, sont les plus remarquables.
On y reconnoît :
I" Un fort qui peut avoir quarante acres, compris dans ses rem-
parts, qui ont généralement environ dix pieds de hauteur. On voit
dans ce fort huit ouvertures (ou portes), d'environ quinze pieds de
largeur, vis-à-vis desquelles est une petite élévation de terre, de même
hauteur et épaisseur que le rempart extérieur. Cette élévation dépasse
SUR LES RUINES DE L'OHIO. 243
de quatre pieds les portes, que probablement elle étoit destinée à
défendre. Ces remparts, presque perpendiculaires, ont été élevés si
habilement que l'on peut voir d'où la terre a été enlevée;
2° Un fort circulaire, contenant environ trente acres, et communi-
quant au premier par deux remparts semblables;
3» Un observatoire construit partie en terre, partie en pierre, qui
dominoit une partie considérable de la plaine, sinon toute la plaine,
comme on pourroit s'en convaincre en ab ittant les arbres qui s'y sont
élevés depuis. Il y avoit sous cet observatoire un passage, secret peut-
être, qui conduisoit à la rivière, qui depuis s'est creusé un autre lit ;
k° Autre fort circulaire, contenant environ vingt-six acres, entouré
d'un rempart qui s'élevoit, et d'un profond intérieur. Ce rempart a
encore trente-cinq à quarante pieds de hauteur, et quand j'y étois le
fossé étoit encore à moitié rempli d'eau , surtout du côté de l'étang '.
11 y a des remparts parallèles qui ont cinq à six perches de largeur
et quatre ou cinq pieds de hauteur;
5° Un fort carré, contenant une vingtaine d'acres, et dont les rem-
parts sont semblables à ceux du premier ;
6° Un intervalle formé par le Racoon et le bras méridional du
Licking. Nous avons lieu de présumer que dans le temps où ces ou-
vrages étoient occupés ces deux eaux baignoient le pied de la colline ;
et ce qui le prouve, ce sont les passages qui y conduisent ;
7° L'ancien bord des rivières qui se sont fait un lit plus profond
qu'il ne l'étoit quand les eaux baignoient le pied de la colline : ces
ouvages étoient dans une grande plaine élevée de quarante ou cin-
quante pieds au-dessus de l'intervalle, qui est maintenant tout unie et
des plus fertiles. Les tours d'observation étoient à l'extrémité des
remparts parallèles, sur le terrain le plus élevé de toute la plaine ;
elles étoient entourées de remparts circulaires, qui n'ont aujourd'hui
que quatre ou cinq pieds de hauteur ;
8° Deux murs parallèles qui conduisent probablement à d'autres
ouvrages.
Le plateau près Newargk , semble avoir été le lieu, et c'est le seul
que j'ai vu, où les habitants de ces ouvrages enterroient leurs morts.
Quoique l'on en trouve d'autres dans les environs, je présumerois
qu'ils n'étoient pas très-nombreux et qu'ils ne résidèrent pas long-
temps dans ces lieux. Je ne m'étonne pas que ces murs parallèles
1. Cet étang couvre cent cinquante à deux cents acres ; il étoit à sec il y a quelques
années, en sorte que l'on fit une récolte de blé là où l'on voit aujourd'hui dix pieds
d'eau; quelquefois cet étang baigne les remparts du fort : il attenoit les remparts
parallèles.
2kh MÉMOIRES
s'étendent d'un point de défense à l'autre à un espace de trente milles
traversant toute la route, jusqu'au Hockboking. et dans quelques
points à quelques milles au nord de Lancastre. On a découvert en
divers lieux de semblables murs , qui selon toute apparence en fai-
soient partie, et qui s'étendoient à dix ou douze milles; ce qui me
porte à croire que les monuments de Licking ont été érigés par un
peuple qui avoit des relations avec celui qui habitoitles rives du fleuve
Hockboking, et que leur route passoit au travers de ces murs paral-
lèles.
S'il m'étoit permis de hasarder une conjecture sur la destination
primitive de ces monuments, je dirois que les plus vastes étoient en
effet des fortifications ; que le peuple habitoit dans l'enceinte, et que les
murs parallèles servoient au double but de protéger en temps de
danger ceux qui passoient de l'un de ces ouvrages dans l'autre et de
clore leurs champs.
On n'a point trouvé d'àtres, de charbons, de braises, de bois, de
cendres, etc., objets que l'on a trouvés ordinairement dans de sem-
blables lieux, cultivés aujourd'hui. Cette plaine étoit probablement
couverte de forêts ; je n'y ai trouvé que quelques pointes de flèche.
Toutes ces ruines attestent la sollicitude qu'ont mise leurs habitants
à se garantir des attaques d'un ennemi du dehors ; la hauteur des sites,
les mesures prises pour s'assurer la communication de l'eau, ou pour
défendre ceux d'entre eux qui alloient en chercher; la fertilité du sol,
qui me paroît avoir été cultivé; enfin, toutes ces circonstances, qu'il
ne faut pas perdre de vue, font foi de la sagacité de ce peuple.
A quelques milles au-dessus de Newark, sur la rive méridionale de
a Licking, on trouve des trous profonds que l'on appelle vulgairement
des puits, mais qui n'ont point été creusés dans le dessein de se pro-
curer de l'eau fraîche ou salée.
Il y a au moins un millier de ces trous, dont quelques-uns ont
encore aujourd'hui une trentaine de pieds de profondeur. Ils ont excité
vivement la curiosité de plusieurs personnes : l'une d'elles s'est ruinée
dans l'espoir d'y trouver des métaux précieux. M'étant procuré des
échantillons de tous les minéraux qui se trouvent dans ces trous et
aux environs, j'ai vu qu'ils se bornoient à quelques beaux cristaux de
roche, à une espèce de pierre (arrow-stone) propre à faire des pointes
de flèche et de lance, à un peu de plomb, de soufre et de fer, et je
suis d'avis qu'en efl^ct les habitants en creusant ces trous n'avoient
aucun but que de se procurer ces objets, sans contredit très-précieux
pour eux. Je présume que si l'on ne trouve pas dans ces rivières des
objets faits en plomb, c'est que ce '^létal s'oxyde facilement.
SUR LES RUINES DE L'OIIIO. 245
Monuments du comte de Perry [Ohio).
Au sud de ces monuments, à quatre ou cinq milles au nord-ouest de
Somerset, on trouve un ancien ouvrage construit en pierres.
C'est une élévation en forme de pain de sucre, qui peut avoir douze
à quinze pieds de hauteur ; il y a un petit tombeau en pierres dans le
mur de clôture.
Un rocher est en face de l'ouverture du mur extérieur. Cette ouver-
ture offre un passage entre deux rochers qui sont dans le mur, et qui
ont de sept à dix pieds d'épaisseur. Ces rocs présentent à l'extérieur
une surface perpendiculaire de dix pieds de hauteur; mais après s'être
étendus à une cinquantaine d'acres dans l'intérieur, ils sont de niveau
avec le terrain.
On y voit aussi un petit ouvrage dont l'aire est d'un demi-acre. Ses
remparts sont en terre, et hauts de quelques pieds seulement. Le grand
ouvrage en pierres renferme dans ses murs plus de quarante acres de
terrain ; les murs sont construits de grossiers fragments de rocher, et
l'on n'y trouve point de ferrure. Ces pierres, qui sont entassées dans
le plus grand désordre, formeroient, irrégulièrement placées, un mur
de sept à huit pieds de hauteur, et de quatre à six d'épaisseur. Je ne
pense pas que cet ouvrage ait été élevé dans un but militaire ; mais,
dans le cas de l'affirmative, ce ne peut avoir été qu'un camp provisoire.
Des tombeaux de pierres, tels qu'on les érigeoit anciennement, ainsi
que des autels ou des monuments qui servoient à transmettre le sou-
venir de quelque événement mémorable, me font présumer que c'étoit
une enceinte sacrée, où le peuple célébroit à certaines époques quelque
fête solennelle. Le sol élevé et le manque d'eau rendoient ce lieu peu
propre à être longtemps habité.
Monuments que l'on trouve aMarietta {Ohio).
En descendant la rivière de Maskingum , à son embouchure à
Marietta, on voit plusieurs ouvrages très-curieux, qui ont été bien
décrits par divers auteurs. Je vais rassembler ici tous les renseigne-
ments que j'ai pu en recueillir, en y ajoutant mes propres observa-
tions.
Ces ouvrages occupent une plaine élevée au-dessus du rivage actuel
du Muskingum, à l'orient et à un demi-mille de sa jonction avec
l'Ohio; ils consistent en murs et en remparts alignés, et de forme cir-
culaire et carrée.
Le grcind fort carré, appelé par quelques auteurs la ville^ renferme
24(5 MÉMOIRES
quarante acres entourés d'un rempart de cinq à dix pieds de hauteur
et de vingt-cinq à trente pieds de largeur; douze ouvertures pratiquées
à distances égales semblent avoir été des portes. Celle du milieu, du
côté de la rivière, est la plus grande ; de là, à l'extérieur, est un chemin
couvert formé par deux remparts intérieurs, de vingt-un pieds de hau-
teur et de quarante-deux pieds de largeur à la base ; mais à l'exté-
rieur ils n'ont que cinq pieds de hauteur. Cette partie forme un pas-
sage d'environ trois cent soixante pieds de longueur, qui, par une
pente graduelle, s'étend dans la plaine et atteignoit sans doute jadis
les bords de la rivière. Ses remparts commencent à soixante pieds des
remparts du fort, et s'élèvent à mesure que le chemin descend du côté
de la rivière, et le sommet est couronné par un grand chemin bien
construit.
Dans les murs du fort, au nord-ouest, s'élève un rectangle long de
cent quatre-vingt-huit, large de cent trente-deux et haut de neuf
pieds, uni au sommet et presque perpendiculaire aux côtés. Au centre
de chacun des côtés on voit des degrés, régulièrement disposés, de
six pieds de largeur, qui conduisent au sommet. Près du rempart mé-
ridional s'élève un autre carré, de cent cinquante pieds sur cent vingt,
et de huit pieds de hauteur, semblable au premier, à la réserve qu'au
lieu de monter au côté il descend par un chemin creux large de dix à
vingt pieds du centre, d'où il s'élève ensuite, par des degrés, jusqu'au
sommet. Au sud-est on voit s'élever encore un carré de cent huit sur
quatre-vingt quatorze pieds, avec des degrés à ses côtés, mais qui ne
sont ni aussi élevés ni aussi bien construits que les précédents; au
sud-ouest du centre du fort est une élévation circulaire, d'environ
trente pieds de diamètre et de cinq pieds de hauteur, près de laquelle
on voit quatre petites excavations à distances égales et opposées l'une
à l'autre. A l'angle au sud-ouest du fort est un parapet circulaire, avec
une élévation qui défend l'ouverture du mur. Vers le sud-est est un
autre fort, plus petit, contenant vingt acres, avec une porte au centre
de chaque côté et de chaque angle. Cette porte est défendue par d'au-
tres élévations circulaires.
A l'extérieur du plus petit fort est une élévation en forme de pain
de sucre d'une grandeur et d'une hauteur étonnantes; sa base est un
cercle régulier de cent quinze pieds de diamètre, sa hauteur perpen-
diculaire est de trente pieds; elle est entourée d'un fossé de quatre
pieds de profondeur sur quinze pieds de largeur, défendu par un
parapet de quatre pieds de hauteur, coupé du côté du fort par une
porte large de vingt pieds. Il y a encore d'autres murs, des élévations
et des excavations moins bien conservées.
SUR LES RUINES DE L'OHIO. 2kl
La principale excavation, ou le puits de soixante pieds de diamètre,
doit avoir eu , dans le temps de sa construction, vingt pieds de pro-
fondeur au moins ; elle n'est aujourd'hui que de douze à quatorze
l>ieds, par suite des éboulemcnts causés par les pluies. Cette exacava-
L on a la forme ancienne; on y descendoit par des marches, pour
i:ouvoir puiser l'eau à la main.
Le réservoir que l'on voit près de l'angle septentrional du grand
fort avoit vingt-cinq pieds de diamètre , et ses côtés s'élevoient au-
dessuB de la surface par un parapet de trois à quatre pieds de hau-
teur. 11 étoit rempli d'eau dans toutes les saisons ; mais aujourd'hui
il est presque comblé, parce qu'en nettoyant la place on y a jeté des
décombres et des feuilles mortes. Cependant l'eau monte à la source
et offre l'aspect d'un étang stagnant. L'hiver dernier le propriétaire
de ce réservoir a entrepris de le dessécher, en ouvrant un fossé dans
le petit chemin couvert : il est arrivé à douze pieds de profondeur, et
ayant laissé couler l'eau, il a trouvé que les parois du réservoir
n'étoient point perpendiculaires, mais inclinées vers le centre en
forme de cône renversé, et enduites d'une croûte d'argile fine et colo-
rée, de huit à dix pouces d'épaisseur. Il est probable qu'il y trouvera
des objets curieux qui ont appartenu aux anciens habitants de ces lieux.
J'ai trouvé, hors du parapet et près du carré long, un grand
nombre de fragments d'ancienne poterie : ils étoient ornés de figures
curieuses et faits d'argile ; quelques-uns étoient vernis intérieurement;
leur cassure étoit noire et parsemée de parcelles brillantes; la matière
en est généralement plus dure que celle des fragments que j'ai trouvés
près des rivières. On a trouvé à différentes époques plusieurs objets
de cuivre, entre autres une coupe.
M. Duna a trouvé dernièrement à Waterford , à peu de distance de
Muskingum, un amas de lances et de pointes de flèche : elles occu-
poient un espace de huit pouces de longueur sur dix-huit de largeur,
à deux pieds de profondeur d'un côté et à dix-huit pouces de l'autre;
il paroît qu'elles avoient été mises dans une caisse, dont un côté s'est
affaissé : elles paroissent n'avoir point servi. Elles ont de deux à six
pouces de longueur; elles n'ont point de bâton, et sont de figure
presque triangulaire.
Il est remarquable que les terres des remparts et les élévations
ti'ont point été tirées des fossés , mais apportées d'assez loin ou enle-
vées uniformément de la plaine , comme dans les ouvrages de Lic-
king, dont nous avons parlé plus haut. On a trouvé surprenant que
l'on n'ait découvert aucun des instruments qui doivent avoir servi à
ces constructions; mais des pelles de bois suffisent.
2/i8 MÉMOIRES
Monuments trouvés à Cirdeville {Ohîo).
A vingt milles au sud de Columbus, et près du point où il se jette
dans la baie de Hangus, on trouve deux forts, l'un circulaire et l'autre
c;arré; le premier est entouré de deux murs séparés par un fossé pro-
fond; le dernier n'a qu'un mur et point de fossé : le premier avoit
soixante-neuf pieds de diamètre; le dernier, cinquante-cinq perches.
Les remparts du fort circulaire avoient au moins vingt pieds de hauteur
avant qu'on eût construit la ville de Cirdeville. Le mur intérieur étoit
d'une argile que l'on avoit, selon toute apparence, prise au nord du
fort , où l'on voit encore que le terrain est le plus bas ; le rempart
extérieur est formé de la terre d'ail uvion enlevée du fossé , qui a plus
de cinquante pieds de profondeur. Aujourd'hui la partie extérieure
du rempart a cinq à six pieds de hauteur, et le fossé de la partie inté-
rieure a encore plus de quinze pieds. Ces monuments perdent tous
les jours, et seront bientôt entièrement détruits. Les remparts du fort
carré ont encore plus de dix pieds de hauteur : ce fort avoit huit
portes ; le fort circulaire n'en avoit qu'une. On voit aussi en face
de chacune de ces portes une élévation qui servoit à les défendre.
Comme ce fort étoit un carré parfait, ses portes étoient à distances
égales ; ses élévations étoient en ligne droite.
Il devoit y avoir une élévation remarqual)le avec un pavé mi-circu-
laire dans sa partie orientale, en face de l'unique porte ; le contour du
pavé se voit encore en quelques endroits que le temps et la. main des
hommes ont respectés.
Le fort carré joignoit au fort circulaire dont nous avons parlé. Le
mur qui environne cet ouvrage a encore dix pieds de hauteur ; sept
portes conduisent dans ce fort, outre celle qui communique avec le
fort carré ; devant chacune de ces portes étoit une élévation en terre ,
de quatre à cinq pieds, pour les défendre.
Les auteurs de ces ouvrages ont mis beaucoup plus de soin à for-
tifier le fort circulaire que le fort carré ; le premier est protégé par
deux remparts , le second par un seul ; le premier est entouré d'un
fossé profond, le dernier n'en a point ; le premier n'est accessible que
par une porte, le dernier en avoit huit, et qui avoient plus de vingt
pieds de largeur. Les rues de Cirdeville couvrent aujourd'hui tout le
fort rond et plus de la moitié du fort carré. La partie de ces forti-
fications qui renfermoit l'ancienne ville ne tardera pas à disparoîlre.
Ce qu'il y a de plus remarquable dans ces ouvrages, ce sont la
précision et l'exactitude de leurs dimensions , qui prouvent que leurs
SUR LES RL1I^'ES DE L'OHIO. 2!i9
fondateurs avoient des connoissances bien supérieures à celles de la
race actuelle de nos Indiens; et leur position, qui coïncidoit avec la
déclinaison de la boussole, a fait présumer à plusieurs auteurs qu'ils
dévoient avoir cultivé l'astronomie.
Monuments sur les bords du Poivt-Creek (Ohio.)
Les premiers que l'on rencontre sont à onze et les autres à quinze
milles à l'ouest de la ville de Chillicothe.
L'un de ces ouvrages a beaucoup de portes ; elles ont de huit à
vingt pieds de largeur; leurs remparts ont encore dix pieds de hau-
teur, à partir des portes; ils ont été construits de la terre enlevée au
lieu même. La partie de l'ouvrage carré a huit portes; les côtés du
carré ont soixante-six pieds de longueur, et renferment une aire de
vingt-sept acres et j^. Cette partie communique par trois portes au
plus grand ouvrage ; l'une est entourée de deux remparts parallèles
de quatre pieds de hauteur. Un petit ruisseau qui coule au sud-ouest
traverse la plus grande partie de cet ouvrage, en passant par le
rempart. Quelques personnes présument que cette cascade étoit, dans
l'origine , un ouvrage de l'art ; elle a quinze pieds de profondeur et
trente-neuf de surface; il y a deux monticules, l'un est intérieur,
l'autre extérieur ; ce dernier a environ vingt pieds de hauteur.
D'autres fortifications sont contiguës à celle-là ; l'ouvrage carré est
exactement sem])lable à celui que nous venons de décrire.
11 n'y a point d'élévation dans l'intérieur des remparts ; mais on
en trouve une de dix pieds de hauteur à une centaine de perches à
l'ouest. La grande partie irrégulière du grand ouvrage renferme
soixante-dix-sept acres ; ses remparts ont huit portes, outre celle que
nous venons de décrire ; ces portes, très-différentes entre elles, ont
d'une à six perches de largeur. Au nord-ouest, on voit une autre élé-
vation, qui est jointe par une porte au grand ouvrage, et qui a soixante
perches de diamètre. A son centre est un autre cercle de six perches
de diamètre, et dont les remparts ont encore quatre pieds de hauteur.
On y remarque trois anciens puits, l'un dans l'intérieur, les autres
hors du rempart. Dans le grand ou^Tage de forme irréguh'ère on
trouve des élévations elliptiques; la plus considérable, qui est près du
centre, a vingt-cinq pieds de hauteur; son grand axe est de vingt, son
petit de dix perches ; son aire est de cent cinquante-neuf perches car-
rées. Cet ouvrage est presque entièrement construit en pierres, qui
doivent y avoir été transportées de la colline voisine ou du lit de la
baie; il est rempli d'ossements humains; il y a. des personnes qui
250 MEMOIRES
n'ont pns hésité à y voir les restes des victimes qui ont été sacrifiées
dans ce lieu.
L'autre ouvrage elliptique a deux rangs ; l'un a huit, l'autre a
quinze pieds de hauteur; la surface des deux est unie. Ces ouvrages
ne sont pas aussi communs ici qu'au Mississipi et plus au sud.
Il y a un ouvrage en forme de demi-lune dont les bords sont cons-
truits en pierres, que l'on aura sans doute prises à un mille de là.
Près de cet ouvrage il y a une élévation, haute de cinq pieds, et de
trente pieds de diamètre, et tout entière formée d'une ocre rouge que
l'on trouve à peu de distance de là.
Les puits dont nous avons parlé plus haut sont très-larges; l'un a
six et l'autre dix perches de contour; le premier a encore quinze,
l'autre dix pieds de profondeur ; on y trouve de l'eau ; on voit encore
quelques autres de ces puits sur la route.
Un troisième ouvrage , encore plus remarquable, est situé sur une
colline haute, à ce qu'on dit, de plus de trois cents pieds, et presque
perpendiculaire en plusieurs points. Ses remparts sont des pierres
dans leur état naturel , qui ont été portées sur le sommet que ce
rempart couronne. Cet ouvrage avoit dans le principe deux portes,
qui se trouvoient aux seuls points accessibles. A la porte du nord on
voit encore un amas de pierres qui auroit suffi à construire deux
grandes tours. De là à la baie on voit un chemin, qui peut-être a été
construit jadis, dont les pierres sont parsemées sans ordre, et dont la
quantité auroit suffi pour en élever un mur de quatre pieds d'épais-
seur sur dix de hauteur. Dans l'intérieur du rempart on voit un endroit
qui semble avoir été occupé par des fours ou des forges ; on y trouve
des cendres à plusieurs pieds de profondeur. Ce rempart renferme
une aire de cent trente acres. C'étoit une des places les plus fortes.
Les chemins du rempart répondent à ceux du sommet de la colline,
et l'on trouve la plus grande quantité de pierres à chaque porte, et à
chaque détour du rempart, comme si elles avoient été entassées dans
la vue d'en construire des tours et des créneaux. Si c'est là que furent,
les enceintes sacrées, elles étoient en effet défendues par les plus forts
ouvrages; nul militaire ne pourroit choisir une meilleure position
pour protéger ses compatriotes, ses autels et ses dieux.
Dans le lit de la Pint, qui biigne le pied de la colline, on trouve
quatre puits remarquables ; ils ont été creusés dans un roc pyriteux,
où l'on trouve l)eaucoup de fer. Lorsqu'ils furent découverts, par une
personne qui passoit en canot, ils éloient couverts de pierres sem-
blables à nos meules, percées au centre ; le trou avoit quatre pouces
de diamètre, et scpible avoir servi à y passer une anse pour pouvoir
SUR LES RUINES DE L'OHIO. 251
les ôter à volonté. Ces puits avoient plus de trois pieds de diamètre
et avoient été construits en pierres bien jointes.
L'eau étant très-large, je pus bien examiner ces puits; leurs cou-
vercles sont cassés en morceaux, et les puits mômes sont comblés de
pierres. II n'est pas douteux qu'ils n'aient été construits de main
d'homme ; mais on s'est demandé quel peut avoir été le but de leur
construction, puisqu'ils sont dans le fleuve même? On pourroit
répondre que probablement l'eau ne s'étendoit pas alors jusqu'à cet
endroit. Quoi qu'il en soit, ces puits ressemblent à ceux que l'on a
décrits en parlant des patriarches : ne remonteroient-ils pas à cette
époque ?
On reconnoît aussi un ouvrage circulaire, d'environ sept à huit acres
d'étendue, dont les remparts n'ont aujourd'hui que dix pieds de hau-
teur et sont entourés d'un fossé, excepté en une partie large de deux
perches, où l'on voit une ouverture semblable à celles des barrières de
nos grandes routes ', qui conduit dans un embranchement de la baie.
A l'extrémité du fossé qui rejoint le rempart de chaque côté de cette
route, on trouve une source d'une eau excellente ; et en descendant
vers le plus considérable on découvre la trace d'un ancien chemin.
Ces sources, ou plutôt le terrain où elles se trouvent, a été creusé à
une grande profondeur par la main des hommes.
La maison du général William-Vance occupe aujourd'hui cette porte,
et son verger Venceinte sacrée.
Monuments de Portsmouth {Ohio),
A l'embouchure du Scioto, on voit encore un ancien ouvrage de
fortification qui s'étend sur la côte de Kentucky, près de la ville
d'Alexandrie. Le peuple qui habitoit ce pays paroît avoir apprécié l'im-
portance de cette position.
Du côté de Kentucky sur l'Ohio, vis-à-vis l'embouchure du Scioto
est un vaste fort, avec une grande élévation en terre près de l'angle
extérieur du sud -ouest, et des remparts parallèles. Les remparts
parallèles orientaux ont une porte qui conduit à la rivière par une
pente très-rapide de plus de dix perches : ils ont encore de quatre à
six pieds de hauteur, et communiquent avec le fort par une porte.
Deux petits ruisseaux se sont creusé autour de ces remparts, depuis
qu'ils sont abandonnés, des lits de dix à vingt pieds de profondeur ;
ce qui peut faire juger de l'antiquité de ces ouvrages,
1. TurnjMke-road.
252 MÉMOIRES
Le fort, presque carré, a cinq portes; ses remparts, en terre, ont
encore de quatorze à vingt pieds de hauteur.
De la porte à l'angle nord-ouest du fort s'étendent presque jusqu'à
rOhio deux remparts parallèles en terre, qui vont se perdre dans
quelques bas-fonds près du bord. La' rivière paroît avoir un peu
changé son cours depuis que ces remparts ont été élevés. On voit un
monticule à l'angle extérieur sud-ouest du fort. II ne semble pas qu'il
ait été destiné à servir de lieu de sépulture : il est trop vaste. C'est un
grand ouvrage qui s'élève à plus de vingt pieds, et dont la surface,
très-unie, peut avoir un demi-acre ; il me paroît avoir été destiné au
même usage que les carrés de Marietta. Entre cet ouvrage et l'Ohio
on voit une belle pièce de terre. On a trouvé dans les remparts de ce
fort une grande quantité de haches, d'armes, de pelles, de canons de
fusil, qui ont évidemment été enfouis par les François, lorsqu'ils
fuyoient devant les Anglois et Américains victorieux, à l'époque de la
prise du fort Duquesne, nommé plus tard fort Pitt. On aperçoit dans
ces remparts et aux environs les traces des fouilles que l'on a faites
pour chercher ces objets.
Plusieurs tombeaux ont été ouverts; on y a trouvé des objets qui ne
laissent, à mon avis, aucun doute sur leurs auteurs et sur l'époque où
ils ont été déposés.
Il y a sur la rive septentrionale de la rivière des ouvrages plus
vastes encore et plus imposants que ceux que nous venons de citer.
En commençant par le bas- fond près de la rive actuelle du Scioto,
qui semble avoir changé un peu son cours depuis que ces fortifications
ont été élevées, on voit deux remparts parallèles en terre, semblables
à ceux qui se trouvent de l'autre côté de l'Ohio, que nous avons
décrits. De la rive du Scioto ils s'étendent vers l'orient, à huit ou dix
perches, puis s'élargissent peu à peu, de distance en distance, de la
maison de M. John Brown, et s'élèvent à vingt perches. Cette colline
est très-escarpée, et peut avoir quarante à cinquante pieds de hau-
teur; le plateau offre un terrain uni, fertile, et formé par les allu-
vions de l'Ohio. On y voit un puits qui peut avoir aujourd'hui vingt-
cinq pieds de profondeur ; mais l'immense quantité de cailloux et de
sable que l'on trouve après la couche de terreau peut faire juger que
l'eau de ce puits étoit jadis de niveau avec la rivière, même dans le
temps où ses eaux étoient basses.
Il reste quelques traces de trois tombeaux circulaires élevés de six
pieds au-dessus de la plaine, et renfermant chacun près d'un acre.
Non loin de là est un ouvrage semblable, mais beaucoup plus élevé,
. qui peut avoir encore vingt pieds de hauteur perpendiculaire et con-
SUR LES RUINES DE L'OHIO. 253
tenir un acre de terrain. 11 est circulaire, et l'on y voit des remparts
qui conduisent jusqu'au sommet ; mais ce n'étoit point un cimetière.
Cependant il y en a un près de là, de forme conique, dont le som-
met a au moins vingt-cinq pieds de hauteur, et qui est rempli des
cendres du peuple qui construisit ces fortifications; on en trouve un
semblable au nord-ouest, qui est entouré d'un fossé d'environ six
pieds de profondeur, avec un trou au milieu. Deux autres puits qui
ont encore dix ou douze pieds de profondeur me paroissent avoir été
creusés pour servir de réservoir d'eau, et ressemblent à ceux que j'ai
décrits plus haut. Près de là on voit un rempart d'un accès facile,
mais élevé si haut , qu'un spectateur placé à son sommet verroit
tout ce qui se passe.
Deux remparts parallèles, longs de deux milles, et hauts de six à dix
pieds, conduisent de ces ouvrages élevés au bord de l'Ohio; ils se
perdent sur les bas-fonds près de la rivière , qui semble s'en être éloi-
gnée depuis l'époque de leur construction. Entre ces remparts et le
fleuve il y a des terres aussi fertiles que toutes celles que l'on trouve
dans la belle vallée de l'Ohio, et qui cultivées ont pu suffire aux
besoins d'une nombreuse population. La surface de la terre entre tous
ces remparts parallèles est unie, et semble même avoir été aplanie
par l'art. C'étoit la route pour aller aux hautes places ; les remparts
auront servi à défendre et clore les terres cultivées.
Je n'ai vu dans le pays bas qu'un de ces cimetières , peu large , et
qui paroît avoir été celui du peuple qui habitoit la plaine,
Monuments qu'on voit sur les bords du Petit-Miami.
Ces fortifications, dont plusieurs voyageurs ont parlé, sont dans
une plaine presque horizontale, à deux cent trente-six piedf au-dessus
du niveau de la rivière, entre deux rives très-escarpées, -es portes,
ou, pour mieux dire, des embrasures, conduisent dans les remparts.
La plaine s'étend à un demi-mille à l'est de la route. Toutes ces for-
tifications, excepté celles de l'est et de l'ouest, où passe la route, sont
entourées de précipices. La hauteur du rempart dans rintér-eûr varie
suivant la forme du terrain extérieur, étant en général de huit à dix
pieds; mais dans la plaine elle est de dix-neuf pieds et demi, et la
base de quatre perches et demie. Dans quelques endroits les terres
semblent avoir été entraînées par les eaux qui filtrent de l'intérieur.
A une vingtaine de perches à l'est de la porte par laquelle la route
passe, on voit, à droite et à gauche, deux tertres d'environ onze pieds
de hauteur, d'où descendent des gouttières qui paroissent avoir été
254 MÉMOIRES
faites à dessein pour communiquer avec les branches de la rivière,
de chaque côté. Au nord-est de ces élévations, et dans la plaine, on
voit deux chemins , larges d'une perche et hauts de trois pieds, qui,
parcourant presque parallèlement un espace d'un quart de mille, vont
former un demi-cercle irrégulier autour d'une petite élévation. A l'ex-
trémité sud-ouest de l'ouvrage fortifié on trouve trois routes circu-
laires, de trente et quarante perches de longueur, taillées dans le
précipice entre le rempart et la rivière. Le rempart est en terre. On a
fait beaucoup de conjectures sur le but que s'étoient proposé les cons-
tructeurs de cet ouvrage, qui n'a pas moins de cinquante-huit portes ;
il est possible que plusieurs de ces ouvertures soient l'effet de l'eau
qui, rassemblée dans l'intérieur, s'est frayé un passage. Dans d'autres
parties le rempart peut n'avoir point été achevé.
Quelques voyageurs ont supposé que cet ouvrage n'avoit eu d'autre
but que l'amusement. J'ai toujours douté qu'un peuple sensé ait pris
tant de peine pour un but si frivole. Il est probable que ces
ouvertures n'étoient point des portes, qu'elles n'ont pu même être
produites par l'action des eaux, mais que l'ouvrage, pour d'autres
causes, n'a pas été terminé.
Les trois chemins creusés avec de grands efforts dans le roc, et le
sol pierreux, parallèlement au Petit-Miami, paroissent avoir été des-
tinés à servir de portes pour inquiéter ceux qui passeroient La rivière.
J'ai appris que dans toutes leurs guerres les Indiens font usage de
semblables chemins. Quoi qu'il en soit, je ne déciderai pas si (comme
on le croit assez généralement) toutes ces fortifications sont l'ouvrage
d'un même peuple et d'une même époque.
Quant aux routes, assez semblables à nos grandes routes, si elles
étoient destinées à la course, il est probable que les tertres servoient
de point de départ et d'arrivée, et que les athlètes en faisoient le tour.
Le terrain que les remparts embrassent, aplani par l'art, peut avoir
été l'arène ou le lieu où l'on célébroit les jeux. Nous ne l'affirmerons
pas, mais Rome et l'ancienne Grèce offrent de semblables ouvrages.
Le docteur Daniel Drake dit, dans la Description de Cincinnati : « II
n'y a qu'une seule excavation ; elle a douze pieds de profondeur, son
diamètre en a cinquante ; elle ressemble à un puits à demi rempli, »
On a trouvé quatre pyramides ou monticules dans la plaine ; la plus
considérable est à l'ouest de l'enclos, à la distance de cinq cents yards
(aunes); elle a aujourd'hui trente-sept pieds de hauteur; c'est une
ellipse dont les axes sont dans la proportion de 1 à 2 ; sa base a cent
cinquante pieds de circonférence; la terre qui l'entoure étant de trente
eu quarante aunes de distance plus basse que la plaine, il est pro-
SUR LES RUINES DE L'OHIO. 255
bable qu'elle a été enlevée pour sa construction ; ce qui d'ailleurs est
confirmé par sa structure intérieure. On a pénétré presque jusqu'au
centre, composé de marne et de bois pourri ; on n'y a trouvé que quel-
ques ossements d'hommes, une partie d'un bois de cerf et un pot de
terre renfermant des coquilles. A cinq cents pieds de cette pyramide,
au nord-ouest, il y en a une autre, d'environ neuf pieds de hauteur, de
forme circulaire, et presque aplatie au sommet : on n'y a trouvé que
quelques ossements et une poignée de grains de cuivre qui avoient été
enfilés. Le monticule qui se voit à l'intersection des deux rues dites
Thiri et Main est le seul qui coïncide avec les lignes fortifiées que nous
avons décrites ; il a huit pieds de hauteur, cent vingt de longueur et
soixante de largeur; sa figure est ovale, et ses axes répondent aux
quatre points cardinaux. Sa construction est bien connue, et tout ce
qu'on y a trouvé a été soigneusement recueilli. Sa première couche
étoit de gravier élevé au milieu; la couche suivante, formée de gros
cailloux, étoit convexe et d'une épaisseur uniforme; sa dernière
couche consistoit en marne et en terre. Ces couches étoient entières,
et doivent avoir été construites après que l'on eut déposé dans ce
tombeau les objets que l'on y a trouvés. Voici le catalogue des plus
remai^quables :
1" Des morceaux de jaspe, de cristal de roche, de granit, cylindri-
ques aux extrémités, et rebombés au milieu, terminés par un creux,
en forme d'anneaux ;
2° Un morceau de charbon rond , percé au centre comme pour y
introduire un manche, avec plusieurs trous régulièrement disposés
sur quatre lignes ;
3° Un autre d'argile, de la même forme, ayant huit rangs de trous,
et bien poli ;
k° Un os orné de plusieurs figures, que l'on présume des hiéroglyphes;
5° Une figure sculptée, représentant la tête et le bec d'un oiseau de
proie (qui est peut-être un aigle} ;
6° Un morceau de mine de plomb {galena), comme on eu a trouvé
dans d'autres tombeaux;
1° Du talc {mica membranacea) ;
8° Un morceau ovale de cuivre avec deux trous ;
9° Un plus grand morceau du même métal avec des creux et des
rainures.
Ces objets ont été décrits dans les quatrième et cinquième volumes
des Transactions philosophiques américaines... Le professeur Barton
nrésume qu'ils ont servi d'ornements, ou qu'on les employoit dans les
cérémonies superstitieuses.
256 MEMOIRES
M. Drake a découvert depuis dans ce monument :
10° Une quantité de grains ou de fragments de petits cylindres
creux, qui paroissent faits d'os ou d'écaillés ;
11<> Une dent d'un animal Carnivore, qui paroît être celle d'un ours ;
12" Plusieurs coquilles, qui semblent du genre buccinum, et taillées
de manière à servir aux usages ordinaires de la vie, et presque calci-
nées ;
13" Plusieurs objets en cuivre, composés de deux plaques circulaires
concaves-convexes, réunies par un axe creux, autour duquel il a trouvé
le fil ; le tout est tenu par les os d'une main d'homme. On en a trouvé
de semblables dans plusieurs endroits de la ville. La matière dont ils
sont faits est du cuivre pur et de la rosette ; ils sont couverts de vert-
de-gris. Après avoir enlevé ce carbonate, on a trouvé que leur gravité
spécifique étoit de 7,5/i5 et de 7,857. Ils sont plus durs que les feuilles
de cuivre ordinaire ; mais on n'y voit aucune figure, aucun ornement;
ik° Des ossements humains. On n'a pas découvert plus de vingt ou
trente squelettes dans tous ces monuments ; quelques-uns étoient ren-
fermés dans de grossiers cercueils de pierre, et généralement entourés
de cendres et de chaux.
Ces ouvrages ne me paroissent pas avoir été des fortifications cons-
truites dans un but militaire ; leur site n'est point une raison suffi-
sante : on sait que la plupart des lieux destinés au culte religieux en
Grèce, à Rome, en Judée, étoient situés sur les hauteurs. M. Drake
croit que les anciens ouvrages que l'on trouve dans le pays de Miami
sont les vestiges des villes qu'habitoient ces peuples dont nous ne
retrouvons plus d'autre trace, et son opinion me paroît très-probable.
SUR L'ORIGINE ET L'EPOQUE
DES MONUMENTS ANCIENS DE L'OIIIO,
PAR M. MALTE-BRL'N.
Nous n'entreprenons pas d'établir une hypothèse affirmative sur le
peuple qui a pu construire les soi-disant fortifications disséminées sur
rOhio, ni sur l'époque à laquelle ces monuments remontent; noirs)
SUR LES RUI.NES DE L'OllIO. 257
but est plutôt négatif, et nous chercherons à réduire à leur juste
valeur les notions exagérées que les Américains se sont formées de ces
restes d'une civilisation antérieure à l'arrivée des colonies euro-
péennes. Le déluge, l'Atlantide avec ses empires, les Celtes, les Phé-
niciens, les dix tribus d'Israël , les Scandinaves, même la migration
des peuples aztèques, lorsqu'ils fondèrent le royaume d'Anahuac, ne
nous paroissent pas présenter des rapports nécessaires avec ces monu-
ments d'une nature simple et rustique, mais surtout locale. Considé-
rons de sang-froid tous les caractères de ces monuments et des objets
qu'on a trouvés dans leur enceinte; le lecteur judicieux formera
ensuite lui-même son opinion.
Forme et situation des enceintes.
Rien dans l'élévation des remparts ni dans le choix des positions
n'indique chez le peuple auteur de ces enceintes un caractère plus
belliqueux ni un degré de puissance supérieur à ce qu'on verroit
encore chez les tribus iroquoises, chipperaies ou autres, si elles jouis-
soient de leur liberté entière, loin de la suprématie des Anglo-Améri-
cains. Ces enceintes ne sont nullement comparables aux Théocallis du
Mexique ni pour l'élévation ni pour la masse. Le seul trait de régu-
larité, c'est la réunion d'une enceinte carrée avec une autre circulaire,
surtout Point-Creek et Marietta, près Newark, et cette circonstance a
probablement fait naître l'idée d'une destination religieuse. Nous
trouvons bien plus naturel de considérer dans les trois cas indiqués le
fort rond comme la demeure du cacique et de sa famille, tandis que
l'enceinte carrée paroît avoir enfermé les huttes de la peuplade. C'est
ainsi que dans le Siam, dans le Japon et dans les îles océaniques
nous trouvons la famille régnante logée dans des enceintes séparées,
et pourtant attenantes aux villes ou villages. Les fortifications sur le
Petit-Miami offrent des entrées extrêmement étroites, et disposées de
manière qu'un ennemi ne puisse pas facilement les reconnoître. Si on
suppose l'ensemble de l'enceinte entourée de broussailles, ce sont les
clôtures des villages décrites par Gili, dans sa description de la
Guyane. Enfin, tous ces forts sont placés de manière à avoir deux sor-
ties, l'une sur l'eau, l'autre sur les champs, ce qui achève de leur
donner le caractère de villages fortifiés. Si c'étoient des temples, ils
seroient en moindre nombre et dans des positions plus saillantes.
Mais nous ne prétendons pas adopter exclusivement cette explica-
tion. Le fort rond de Cirdeville, étant égal en superficie à l'enceinte
VI. 17
258 MÉMOIRES
carrée, peut avec raison faire naître l'idée d'un sanctuaire précédé
d'une enceinte où le peuple étoit admis. Les élévations centrales, avec
des parements, présentent l'apparence, soit d'un autel, soit d'un siège
de juge ; mais ces relations manquent dans les autres ronds.
Dans les trois élévations rondes réunies au temple , près Ports-
mouth, au confluent du Scioto et de l'Ohio, nous sommes d'autant
plus tentés de voir des places de sacrifices , que rien dans ce lieu n'in-
dique une enceinte d'habitation.
Deux collines rondes, renfermées dans le milieu d'une grande
enceinte, près Chillicoche [Archxologia Americana) , réunissent peut-
être les deux destinations; l'une a pu servir de base à quelque autel
ou à quelque autre construction religieuse; l'autre, enfermer une
demeure de cacique. Il nous semble que ces distinctions méritent
quelque attention de la part des antiquaires américains, et qu'en
observant ces monuments ils devroient, autant que possible, faire
creuser le sol, pour vérifier s'il ne reste pas quelque trace de la desJ?
nation spéciale de chacun.
Rapports entre les tumuli et les fortifications.
Les antiquaires américains ont quelquefois voulu distinguer le
peuple auteur des tumuli ou colonnes artificielles coniques, d'avec
les fondateurs des forts circulaires ou anguleux ; mais les faits qu'ils
citent ne sont pas très-concluants.
D'abord il est certain que des collines sépulcrales de forme conique
couvrent toute la Russie et une partie de la Sibérie, sans que les doctes
travaux de Pallas, de Kappen et d'autres aient pu établir aucune
distinction bien nette entre les diverses nations dont ces simples et
imposants monuments recouvrent les cendres. On assure que ces tumuli
se retrouvent depuis les monts Rocky, dans l'ouest, jusqu'aux monts
Alleghanys, dans l'est *.
Ceux sur la rivière Muskingum ont une base formée de briques bien
cuites, sur lesquelles on trouve des ossements humains calcinés entre-
mêlés de charbons. Ainsi les peuples qui les ont élevés brûloient
d'abord les corps de leurs morts, et les recouvroient ensuite de
terre.
Près Circleville, un tumulus avoit près de trente pieds de haut,
et renfermoit divers objets dont nous parlerons dans la suite.
En descendant l'Ohio, les tumuli augmentent en nombre. Il y en a
1. Archœolofjia.
SUR LES RUINES DE L'OHIO 259
quelques-uns en pierre, mais ils paroissent appartenir à la race d'In-
diens actuellement subsistante.
Nous parlerons des squelettes trouvés dans ces tumuli; mais en
nous bornant à considérer la position relative des lumuli et des forts,
nous ne pouvons guère douter de l'identité du peuple qui a élevé les
uns et les autres.
Ni les uns ni les autres ne supposent une population nombreuse,
puissante, civilisée; ils ne supposent qu'une possession tranquille du
pays, telle que, selon les traditions indigènes rapportées par Heckwel-
der, les AlliyJicwis ou Alleghanys en avoient avant l'invasion des
Lennilénaps et des Iroquois.
Le rapprochement de ces collines funéraires, de ces villages forti-
fiés, de ces enceintes privilégiées de caciques, de ces autels ou places
de sacrifices, nous paroît indiquer le séjour prolongé d'un seul et
même peuple sur les bords de l'Ohio.
Squelettes trouvés dans les tumuli
Les squelettes trouvés dans les tumuli, nous dit M. Atwater ', ne
sauroient appartenir à la race actuelle des Indiens. Ceux-ci ont la taille
élevée, un peu mince, et les membres droits et longs ; les squelettes
appartiennent à des hommes petits, mais carrés. Ils n'avoient que
cinq pieds en général, et très-rarement six. Leur front étoit abaissé
(avec une saillie au-dessus des yeux), les os des pommettes étoient
saillants, la face courte, mais large par le bas, les yeux grands, le
menton proéminent -.
Ce signalement ne convient pas à la race iroquoise, algonquîne,
nadowessienne, à cette race qui domine dans la partie septentrionale
des bassins du Mississipi et du Missouri ; mais elle répond sur beau-
coup de points à la configuration des indigènes de la Floride et du
Brésil.
Un crâne humain très-grand, figuré dans V Archéologie, présente
beaucoup de caractères de la race nègre africaine.
Coi^ps trouvés dans les cavernes du Kentucky,
Les rochers calcaires du Kentucky renferment de nombreuses et
de grand- s cavernes, où abonde le nitre et où règne d'ailleurs une
grande sécheresse. On y découvre beaucoup de corps humains de tout
i. Archœolc'iiu. 2. llid.
260 MEMOIRES
âge el des deux sexes, quelquefois légèrement enterrés au-dessus de
la surface du sol , mais couverts avec soin de plusieurs enveloppes.
Un de ces corps en avoit quatre; la première, d'une peau de cerf
séchée et rendue lisse par le frottement ; la seconde étoit également
de peau, mais on n'avoit fait qu'en enlever les poils avec un instrument
tranchant; la troisième couverture étoit d'une toile grossière, et la
quatrième étoit de la même matière, mais ornée d'un plumage artifi-
ciellement arrangé , de manière à mettre le porteur à l'abri du froid
et de l'humidité; enfin, c'étoit un habit de plumes, tel qu'on en fait
encore sur la côte nord-ouest'. Le corps étoit conservé dans un état
de sécheresse qui le fait ressembler à une momie ; mais nulle part on
n'y trouva des substances aromatiques ni bitumineuses ; il n'y avoit
point d'incision au ventre par où les entrailles auroient pu être
extraites. Point de bandages ; la peau étoit entière et d'une teinte
noirâtre ou brune {clusky). Le corps étoit dans la position d'un homme
huche sur les pieds et le derrière, ayant un bras autour de la cuisse
et l'autre sous le siège-.
Le savant Américain qui nous a fourni ce fait pense avoir observé
dans les formes de ce squelette, et surtout de l'angle facial, une
grande similitude (( avec la race des 3Ialais qui peuple les îles du
grand océan Pacifique ».
De semblables momies (comme on les appelle en Amérique) ont éié
trouvées dans le Tennessee oriental ^. La couverture en plumes n'y
manquoit pas, mais la toile étoit une espèce de papier fait de feuilles
de plantes. On avoit placé beaucoup de ces corps dans de petites
chambres carrées , formées de dalles de pierre. Dans un de ces rap-
ports, on dit que leurs mains paroissent avoir été de petite dimension,
chose qui ne convient pas aux Malais.
La position des corps et les chambres de pierres planes rappellent
bien le monument de Kiwik, en Scanie, dont nous avons donné la des-
cription dans les anciennes Annales des Voyages ; mais ces deux traits
peuvent être communs à beaucoup de peuples : d'ailleurs , les corps
de Kiwik étoient sans couvertures, et leur position étoit bien plus
courbée; la chambre étoit bien plus grande et au-dessus de la surface
du sol. '
Si les squelettes présentent l'ingle facial des Malais et les petites
mains des Hindous, il est impossible de trouver rien de plus opposé
au caractère physique des Scandinaves, des Germains, des Goths e»
des Celtes.
1. Nous reviendrons sur cette circonstance.
2. Lettre de JI. Milddll, Archœulutjia, p. 318. 3. likm, p. 302.
SUR LES RUINES DE L'OHIO. 2G1
Idoles et objets sacres.
Nous avons donné ' une figure d'une idole ou vase sacré à trois
têtes , trouvée sur la branche Cany de la rivière de Cumberland ; nous
sommes d'accord avec les antiquaires américains, qui y voient une
trace de cette idée de trinité divine si généralement répandue en
Asie, spécialement dans l'Inde. Mais nous devons leur rappeler que
chez un peuple malais, les Otaïtiens, il existe aussi la doctrine d'une
sorte de trinité, composée d'Oromatta, Mèiclia et Aroa-te-Mani. Il
seroit important d'en rechercher les traces chez les habitants des îles
Carolines, des îles Sandwich et de la côte nord-ouest.
Cette idole trinitaire, au surplus, n'a rien dans la physionomie qui
soit précisément mongol ou tartare, quoi qu'en dise VArchœologia. Le
caractère est plutôt indien ou malais.
Il en est de même à l'égard de l'idole trouvée à Lexington (Ken-
tucky), et figurée dans VArchseologîa, p. 211. Il est vrai que la
manière d'arranger les cheveux et l'espèce de placenta placé sur la
tête rappelle une figure trouvée dans la Russie méridionale, et des-
sinée dans Pallas; mais la physionomie diffère de celles de toutes les
races tartares.
Nous devons signaler, par exception, l'idole figurée dans les Nou-
velles Annales des Voyages, et qui selon notre conjecture, approuvée
par le savant M. de Humboldt, représente un Biu^-khan , ou esprit
céleste. Elle a une physionomie mongole très-marquée ^.
Un trait important distingue des idoles mongoles, chinoises et
malaises, les figures considérées comme idoles des peuples anciens
sur rOhio : les premières ont l'air furieux , le visage en contorsion
et les traits difformes; les secondes ont la physionomie douce et
tranquille.
Il est bien à déplorer que plusieurs de ces monuments, aussitôt
trouvés, sont détruits par l'ignorance et par une avidité mal éclairée.
Un des plus curieux de ceux qu'on a trouvés dans le Tennessee a subi
ce sort : c'étoit le buste d'un homme en marbre, tenant devant lui un
vase en forme hémisphérique {boni), où ii y avoit un poisson ^. Il est
des idoles chinoises et indiennes qui portent également un poisson.
On ne cite aucune idole armée et cuirassée, comme l'étoient celles
des Scandinaves.
1. Nouvelles Annales des Voyages, t. XIX, p. 248; Archœologm, p. 238, 239.
2. Nouvelles Annales des Voyages. Le; Ârchœologia, p. 215
3. Lettre de M. Fiske , dans VArchœolorjia, p. 307.
262 MÉMOIRES
Ouvrages de Vart.
VArchœologia donne le dessin de plusieurs haches, pointes de
javelot, et d'autres instruments de guerre en granit et autres rochers,
ainsi que des cristaux qui ont servi d'ornements ; elle parle aussi des
miroirs en mica lamellaire, et de divers ornements en or, argent et
cuivre , mais elle n'en donne pas la figure. L'art le plus répandu et le
plus perfectionné chez ces anciens peuples a dû être celui du potier.
VArchseologia a figuré quelques pots et autres vases en terre argileuse
assez bien formés, et qui ont été cuits dans le feu '. Les urnes parois-
sent faites d'une composition semblable à celle dont nous faisons nos
creusets.
On a trouvé des vases artistement taillés dans une espèce de talc
graphique, semblable à celui dont sont faites les idoles chinoises;
cette roche n'est pas connue à l'ouest des monts Alleghanys, et ces
vases ont dû venir de loin.
Ils faisoient de bonnes briques ; du moins , on en trouve d'excel-
lentes dans les tumuli; mais elles manquent dans les enceintes forti-
fiées, dont les remparts, après examen, n'ont présenté que des couches
de terre, de pierre et de bois. Peut-être les briques n'étoient-elles pas
assez abondantes pour être employées à ces constructions ; peut-être
l'invention de l'art de les cuire est-elle postérieure à l'époque des
fortifications. On est fondé à croire qu'ils ne bâtissoient pas de
maisons en briques, puisqu'on n'en a pas trouvé de restes. Les
emplacements des maisons , ou plutôt des cabanes , ne sont recon-
noissables que par des espèces de parvis en terre battue, qui ont dû
servir de parquet. Ces cabanes paroissent avoir été rangées en lignes
parallèles -.
Mais de fout les détails relatifs aux arts de cet ancien peuple voici
le trait le plus positif : les tissus couverts de plumes dans lesquels
les corps morts desséchés se trouvent enveloppés ressemblent par-
faitement aux tissus du môme genre rapportés, par les navigateurs
américains, des îles Sandwich, des îles Fidgi et de Wastash ou de
Noutka-Sound ■■'. Même adresse à rattacher chaque plume à un fil
sortant du tissu; môme effet à l'égard de l'eau qui passe par-dessus
sans le mouiller, comme par-dessus le dos d'un canard. La guerre
qui eut lieu dans l'île de Toconraba, une des Fidgi, fut décidée par
l'inlervention de quelques Américains qui rapportèrent à New-York
\. Archœologia. p. 223 et suiv. 2. Archœolo(jia,\\. 226, 311, etc.
3. Mitchill, dans VArchœologia, p. 319.
SUR LES RLMNES DE L'OHIO. 263
nn certain nombre d'objets manufacturés, soit aux îles Fidgi, soit dans
d'autres îles de la mer du Sud. Non-seulement les tissus , mais aussi
divers échantillons de sculpture en bois , furent confrontés avec des
objets semblables, trouvés dans les cavernes du Kentucky et les tumuli
dOhio'.
Cette donnée seroit plus précieuse encore si les antiquaires améri-
cains avoient eu soin de faire dessiner et graver ces objets, empreints
d'un caractère plus spécial que les haches, les pots et d'autres objets
bien moins caractérisés.
CONCLUSION.
Nous avons réuni tout ce qui dans les divers rapports sur les anti-
quités de rOhio, du Kentucky et du Tennessee, nous a paru propre à
donner à ces divers restes d'anciens habitants un caractère historique
spécial. Nous pensons que nos lecteurs seront d'accord avec nous sur
la difTiculté extrême de trouver dans le caractère vague de ces monu-
ments simples et rustiques aucun indice certain sur leur origine et
leur époque.
Les objets qu'on a cru devoir rapporter à un culte religieux quel-
conque nous ont offert un caractère asiatique.
Les objets d'art les mieux caractérisés nous ont présenté un carac-
tère polynésien ou malais. Ces deux indices peuvent se ramener à un
seul point de vue. Les peuples de l'Océanie ont vécu en commun avec
ceux de l'Asie orientale et avec ceux de la côte nord -ouest de l'Amé-
rique.
Tout détail ultérieur sur la migration de ce peuple pour arriver sur
les bords de l'Ohio seroit entièrement hasardé et inutile dans l'état
actuel des connoissances.
La réunion de ce peuple en villages considérables, placés près les
fleuves, dans des positions agréables, sur un sol fertile, semble indi-
quer une nation agricole et qui avoit, du moins en grande partie,
abandonné la vie du chasseur. Il ne paroît pas même que dans les
objets trouvés dans les tumuli, ni dans les cavernes, rien rappelle les
instruments de la chasse. Pourtant il paroît qu'ils ne possédoient
aucune espèce de bestiaux; on n'en retrouve ni cornes ni cuirs.
Les vases sculptés en talc graphique semblent indiquer un com-
merce avec la Chine, et par conséquent un état de paix et de tranquil-
i. Médical Reposifonj (de New-York;, vol. XVIII, p. 187,
264 MÉMOIRES SUR LES RUINES DE L'OHIO.
lité. Mais qui sait si on ne découvrira pas clans un pays plus voisin
cette espèce de pierre?
L'époque de la construction de ce qu'on doit appeler les enceintes
de villages ne peut guère remonter à plus de huit ou neuf cents ans ;
car en Europe les vestiges de remparts en terre ne sont guère visibles
après ce laps de temps. La tradition des Lennilénaps, qui place entre
l'an 11 ou 1200 l'expulsion des Altighewis par les hordes nomades et
belliqueuses venues du nord, mérite donc beaucoup de confiance; elle
mérite au moins infiniment plus d'attention que les vaines hypothèses
des antiquaires américains sur les dix tribus d'Israël, les Tartares, les
Scandinaves et les Mexicains.
Les raisonnements de quelques observateurs américains sur l'âge
des arbres croissant sur ou dans les enceintes tendent à limiter à un
millier d'années l'époque de leur construction ; mais c'est un indice
équivoque , car peut-on décider si ces arbres ne croissoient pas aupa-
ravant sur l'emplacement?
La retraite des Allighewis vers le sud, après la destruction de leurs
villages, retraite signalée par la tradition des Lennilénaps, ne suppose
pas nécessairement qu'ils se soient sauvés jusque dans le Mexique, ni
même dans ce qu'on appelle à présent la Floride. Il seroit impossible
que le lieu de leur retraite fût dans les deux Carolines, où les pre-
miers colons rencontrèrent de nombreuses tribus indigènes.
L'absence des inscriptions quelconques , quoique le pays soit riche
en ardoises, prouve que les Allighewis ne connoissoient pas l'écriture.
S'ils eussent été Scandinaves, non -seulement ils se seroient sauvés
vers le nord, du côté de la Nouvelle -Angleterre, mais ils auroient
connu l'usage des runes, et on trouveroit sur l'Ohio des pierres runi-
ques, comme on en a trouvé dans le Groenland,
Telles sont les conclusions très-limitées que nous croyons qu'une
saine critique puisse tirer de ces monuments, trop pompeusement
annoncés dans quelques écrits américains.
FIN DES MEMOIRES.
VOYAGE
EN ITALIE
VOYAGE
EN ITALIE
PREMIÈRE LETTRE A M. JOUBERT'.
Turin, ce 17 juin 1803.
Je n'ai pu vous écrire de Lyon, mon cher ami, comme je vous
l'avois promis. Vous savez combien j'aime cette excellente ville, où j'ai
été si bien accueilli l'année dernière, et encore mieux cette année. J'ai
revu les vieilles murailles des Romains, défendues par les braves
Lyonnois de nos jours, lorsque les bombes des conventionnels obli-
geoient notre ami Fontanes à changer de place le berceau de sa fille ;
j'ai revu l'abbaye des Deux-Amants et la fontaine de J.-J. Rousseau.
Les coteaux de la Saône sont plus riants et plus pittoresques que
jamais; les barques qui traversent cette douce rivière, mitis Arar,
couvertes d'une toile, éclairées d'une lumière pendant la nuit, et
conduites par de jeunes femmes , amusent agréablement les yeux.
Vous aimez les cloches : venez à Lyon; tous ces couvents épars sur
les collines semblent avoir retrouvé leurs solitaires.
Vous savez déjà que l'Académie de Lyon m'a fait l'honneur de m'ad-
mettre au nombre de ses membres. Voici un aveu : si le malin esprit
1. M. Joubert (frère aîné de l'avocat général à la cour de cassation), homme d'un
esprit rare, d'une âme supérieure et bienveillante, d'un commerce sûr et charmant,
d'un talent qui lui auroit donné une réputation méritée, s'il n'avoit voulu cacher sa
vie ; homme ravi trop tôt à sa famille, à la société choisie dont il étoit le lien ;
homme de qui la mort a laissé dans mon existence un de ces vides que font les
années et qu'elles ne réparent point.
Voyez, au reste, sur ce Voyage en Italie, l'Avertissement en tète du Voyage en
Amérique.
268 VOYAGE EN ITALIE.
y est pour quelque chose , ne cherchez dans mon orgueil que ce qu'il
y a de bon , vous savez que vous voulez voir l'enfer du beau côté. Le
plaisir le plus vif que j'aie éprouvé dans ma vie, c'est d'avoir été
honoré , en France et chez l'étranger, des marques d'un intérêt inat-
tendu. Il m'est arrivé quelquefois, tandis que je me reposois dans une
méchante auberge de village, de voir entrer un père et une mère avec
leur fils : ils m'amenoient, me disoient-ils, leur enfant pour me remer-
cier. Étoit-ce l'amour-propre qui me donnoit alors ce plaisir vif dont je
parle? Qu'importoit à ma vanité que ces obscurs et honnêtes gens me
témoignassent leur satisfaction sur un grand chemin, dans un lieu oîi
personne ne lesentendoit? Ce qui me touchoit, c'étoit, du moins j'ose
le croire, c'étoit d'avoir produit un peu de bien, d'avoir consolé quel-
ques cœurs affligés, d'avoir fait renaître au fond des entrailles d'une
mère l'espérance d'élever un fils chrétien , c'est-à-dire un fils soumis,
respectueux, attaché à ses parents. Je ne sais ce que vaut mon
ouvrage ' ; mais aurois-je goûté cette joie pure si j'eusse écrit avec
tout le talent imaginable un livre qui auroit blessé les mœurs et la
religion?
Dites à notre petits société, mon cher ami, combien je la regrette :
elle a un charme inexprimable, parce qu'on sent que ces personnes qui
causent si naturellement de matières communes peuvent traiter les
plus hauts sujets, et que cette simplicité de discours ne vient pas d'in-
digence , mais de choix.
Je quittai Lyon le... à cinq heures du matin. Je ne vous ferai pas
l'éloge de cette ville ; ses ruines sont là ; elles parleront à la postérité :
tandis que le courage, la loyauté et la religion seront en honneur
parmi les hommes, Lyon ne sera pas oublié-.
Nos amis m'ont fait promettre de leur écrire de la roule. J'ai marché
trop vite et le temps m'a manqué pour tenir parole. J'ai seulement
barbouillé au crayon, sur un portefeuille, le petit journal que je vous
envoie. Vous pourriez trouver dans le livre de postes les noms des
pays inconnus que j'ai découverts, comme, par exemple, Pont-de-
Beauvoisin et Chambéry; mais vous m'avez tant répété qu'il falloitdes
notes, et toujours des notes, que nos amis ne pourront se plaindre si
je vous prends au mot.
1 . Le Génie du Christianisme.
2. II m'est très-doux de retrouver, à vingt-quatre ans de distance dans un manus-
crit inconnu l'expression des sentiments que je profrsse plus que jamais pour les
habitants de Lyon ; il m'est encore plus doux d'avoir reçu dernièrement de ces Iiabi-
tants les mêmes marques d'estime dont ils m'honorèrent il y a bientôt un quart di>
siècle.
VOYAGE EN ITALIE.
JOURNAL.
269
La route est assez triste en sortant de Lyon. Depuis la Tour-du-Pni
jusqu'à Pont-de-Beauvoisin le pays est frais etbocager. On découvre
en approchant de la Savoie trois rangs de montagnes à peu près
parallèles, et s'élevant les unes au-dessus des autres. La plaine au
pied de ces montagnes est arrosée par la petite rivière le Gue. Cette
plaine vue de loin paroît unie-, quand on y entre on s'aperçoit qu'elle
est semée de collines irrégulières : on y trouve quelques futaies, des
champs de blé et des vignes. Les montagnes qui forment le fond du
paysage sont ou verdoyantes et moussues, ou terminées par des roches
en forme de cristaux. Le Gué coule dans un encaissement si profond ,
qu'on peut appeler son lit une vallée. En effet, les bords intérieurs en
sont ombragés d'arbres. Je n'avois remarqué cela que dans certaines
rivières de l'Amérique, particulièrement à Niagara.
Dans un endroit on côtoie le Gué d'assez près ; le rivage opposé du
torrent est formé de pierres qui ressemblent à de hautes murailles
romaines, d'une architecture pareille à celle des arènes de Nîmes '.
Quand vous êtes arrivé aux Échelles, le pays devient plus sauvage.
Vous suivez, pour trouver une issue, des gorges tortueuses dans des
rochers plus ou moins horizontaux, inclinés ou perpendiculaires. Sur
ces rochers fumoient des nuages blancs , comme les brouillards du
matin qui sortent de la terre dans les lieux bas. Ces nuages s'élevoient
au-dessus ou s'abaissoient au-dessous des masses de granit, de manière
à laisser voir la cime des monts ou à remplir l'intervalle qui se trou-
voit entre cette cime et le ciel. Le tout formoit un chaos dont les
limites indéûnies sembloient n'appartenir à aucun élément détermine.
Le plus haut sommet de ces montagnes est occupé par. la Grande-
Chartreuse, et au pied de ces montagnes se trouve le chemin d'Em-
manuel : la religion a placé ses bienfaits près de celui qui est dans les
deux; le prince a rapproché les siens de la demeure des hommes.
Il y avoit autrefois dans ce lieu une inscription annonçant qu'Em-
manuel, pour le bien public, avoit fait percer la montagne. Sous le
règne révolutionnaire , l'inscription fut effacée ; Buonaparte l'a fait
rétablir : on y doit seulement ajouter son nom : que n'agit-on toujours
avec autant de noblesse !
On passoit anciennement d-ans l'intérieur même du rocher par une
galerie souterraine. Cette galerie est abandonnée. Je n'ai vu dans ce
1. Je ii'avoi.i pas eacore vu le Colisée.
270 VOYAGE Ei\ i TA LIE.
lieu que de petits oiseaux de montagne qui voltigeoîent en silence à
l'ouverture de la caverne, comme ces songes placés à l'entrée de l'enfer
de Virgile :
Foliisque sub omnibus hœreat.
Chambéry est situé dans un bassin dont les bords, rehaussés, sont
assez nus ; mais on y arrive par un défilé charmant, et on en sort par
une belle vallée. Les montagnes qui resserrent cette vallée étoient en
partie revêtues de neige ; elles se cachoient et se découvroient sans
cesse sous un ciel mobile, formé de vapeurs et de nuages.
C'est à Chambéry qu'un homme fut accueilli par une femme, et
que pour prix de l'hospitalité qu'il en reçut, de l'amitié qu'elle lui
porta, il se crut philosophiquement obligé de la déshonorer. Ou Jean-
Jacques Rousseau a pensé que la conduite de M""^ de Warens étoit
une chose ordinaire, et alors que deviennent les prétentions du citoyen
de Genève à la vertu? ou il a été d'opinion que cette conduite étoit
répréhensible, et alors il a sacrifié la mémoire de sa bienfaitrice à la
vanité d'écrire quelques pages éloquentes; ou, enfin, Rousseau s'est
persuadé que ses éloges et le charme de son style feroient passer par-
dessus les torts qu'il impute à M""^ de Warens, et alors c'est le plus
odieux des amours-propres. Tel est le danger des lettres : le désir de
faire du bruit l'emporte quelquefois sur des sentiments nobles et
généreux. Si Rousseau ne fût jamais devenu un homme célèbre, il
auroit enseveli dans les vallées de la Savoie les foiblesses de la femme
qui l'avoit nourri ; il se seroit sacrifié aux défauts même de son amie ;
il l'auroit soulagée dans ses vieux ans, au lieu de se contenter de lui
donner une tabatière d'or et de s'enfuir. Maintenant que tout est fini
pour Rousseau, qu'importe à l'auteur des Confessions que sa poussière
soit ignorée ou fameuse? Ah! que la voix de l'amitié trahie ne s'élève
jamais contre mon tombeau!
Les souvenirs historiques entrent pour beaucoup dans le plaisir ou
dans le déplaisir du voyageur. Les princes de la maison de Savoie,
aventureux et chevaleresques, marient bien leur mémoire aux monta-
gnes qui couvrent leur petit empire.
Après avoir passé Chambéry, le cours de l'Isère mérite d'être remar-
qué au pont de Montmélian. Les Savoyards sont agiles, assez bien
faits, d'une complexion pâle, d'une figure régulière; ils tiennent de
l'Italien et du François : ils ont l'air pauvre sans indigence, comme
leurs vallées. On rencontre partout dans leur pays des croix sur les
chemins et des madones dans le tronc des pins et des noyers ; annonce
du caractère religieux de ces peuples. Leurs petites églises, environ-
VOYAGE E.N ITALIE. 271
nées d'arbres, font un contraste touchant avec leurs grandes mon-
tagnes. Quand les tourbillons de l'hiver descendent de ces sommets
chargés de glaces éternelles, le Savoyard vient se mettre à l'abri dans
son temple champêtre, et prier sous un toit de chaume celui qui
commande aux éléments.
Les vallées oîi l'on entre au-dessus de Montmélian sont bordées par
des monts de diverses formes, tantôt demi-nus, tantôt revêtus de
forêts. Le fond de ces vallées représente assez pour la culture les
mouvements du terrain et les anfractuosités de Marly, en y mêlant de
plus des eaux abondantes et un fleuve. Le chemin a moins l'air d'une
route publique que de l'allée d'un parc. Les noyers dont cette allée
est ombragée m'ont rappelé ceux que nous admirions dans nos pro-
menades de Savigny. Ces arbres nous rassembleront-ils encore sous
leur ombre ' ? Le poëte s'est écrié dans un mouvement de mélan-
colie :
Beaux arbres qui m'avez vu naître,
Bientôt vous me verrez mourir !
Ceux qui meurent à l'ombre des arbres qui les ont vus naître sont-
ils donc si à plaindre!
Les vallées dont je vous parle se terminent au village qui porte le
joli nom d'Aigue-Belle. Lorsque je passai dans ce village, la hauteur
qui le domine étoit couronnée de neige : cette neige, fondant au soleil,
avoit descendu en longs rayons tortueux dans les concavités noires et
vertes du rocher : vous eussiez dit d'une gerbe de fusées, ou d'un
e?saim de beaux serpents blancs qui s'élançoient de la cime des monts
dans la vallée.
Aigue-Belle semble clore les Alpes; mais bientôt en tournant un
gros rocher isolé, tombé dans le chemin, vous apercevez de nouvelles
vallées qui s'enfoncent dans la chaîne des monts attachés au cours
de l'Arche. Ces vallées prennent un caractère plus sévère et plus
sauvage.
Les monts des deux côtés se dressent ; leurs flancs deviennent per-
pendiculaires ; leurs sommets, stériles, commencent à présenter quel-
ques glaciers: des torrents, se précipitant de toutes parts, vont grossir
l'Arche, qui court follement. Au milieu de ce tumulte des eaux j'ai
remarqué une cascade légère et silencieuse, qui tombe avec une grâce
infinie sous un rideau de saules. Cette draperie humide, agitée par le
vent, auroit pu représenter aux poètes la robe ondoyante de la Naïade,
1. Ils ne nous ont point rassemblés.
272 VOYAGE EN ITALIE.
assise sur une roche élevée. Les anciens n'auroient pas manqué de con-
sacrer un autel aux Nymphes dans ce lieu.
Bientôt le paysage atteint toute sa grandeur : les forêts de pins,
jusque alors assez jeunes, vieillissent; le chemin s'escarpe, se plie et
se replie sur des abîmes ; des ponts de bois servent à traverser des
gouffres où vous voyez bouillonner l'onde, où vous l'entendez mugir.
Ayant passé Saint-Jean-de-Maurienne, et étant arrivé vers le coucher
du soleil à Saint-André, je ne trouvai pas de chevaux, et fus obligé de
m'arrêter. J'allai me promener hors du village. L'air devint transpa-
rent à la crête des monts; leurs dentelures se traçoient avec une
pureté extraordinaire sur le ciel, tandis qu'une grande nuit sortoit
peu à peu du pied de ces monts, et s'élevoit vers leur cime.
J'entendois la voix du rossignol et le cri de l'aigle; je voyois les
aliziers fleuris dans la vallée et les neiges sur la montagne : un châ-
teau, ouvrage des Carthaginois, selon lai tradition populaire, montroit
ses débris sur la pointe d'un roc. Tout ce qui vient de l'homme dans
ces lieux est chétif et fragile ; des parcs de brebis formés de joncs
entrelacés, des maisons de terre bâties en deux jours : comme si le
chevrier de la Savoie, à l'aspect des masses éternelles qui l'environ-
nent, n'avoit pas cru devoir se fatiguer pour les besoins passagers de
sa courte vie! comme si la tour d'Annibal en ruine l'eût averti du peu
de durée et de la vanité des monuments !
Je ne pouvois cependant m'empécher, en considérant ce désert,
d'admirer avec effroi la haine d'un homme, plus puissante que tous
les obstacles, d'un homme qui du détroit de Cadix s'étoit frayé une
route à travers les Pyrénées et les Alpes pour venir chercher les
Romains. Que les récits de l'antiquité ne nous indiquent pas l'endroit
précis du passage d'Annibal, peu importe; il est certain que ce grand
capitaine a franchi ces monts alors sans chemins, plus sauvages
encore par leurs habitants que par leurs torrents, leurs rochers et
leurs forêts. On dit que je comprendrai mieux à Rome cette haine
terrible que ne purent assouvir les batailles de la Trébie, de Trasi-
mène et de Cannes : on m'assure qu'aux bains de Caracalla, les murs,
jusqu'à hauteur d'homme, sont percés de coups de pique. Est-ce le
Germain, le Gaulois, le Cantabre, le Goth, le Vandale, le Lombard,
qui s'est acharné contre ces murs? La vengeance de l'espèce humaine
devoit peser sur ce peuple libre qui ne pouvoit bâtir sa grandeur
qu'avec l'esclavage et le sang du reste du monde.
Je partis à la pointe du jour de Saint-André, et j'arrivai vers les
deux heures après midi à Lans-le-Bourg, au pied du mont Cenis. i:n
entrant dans le village, je vis un paysan qui tenoit un aiglon par les
VOYAGE EN ITALIE. 275
pieds, tandis qu'une troupe impitoyable frappoit le jeune roi, insultoit
à la foiblesse de l'âge et à la majesté tombée : le père et la mère du
noble orphelin avoient été tués. On me proposa de me le vendre, mais
il mourut des mauvais traitements qu'on lui avoit fait subir avant que
je le pusse délivrer. N'est-ce pas là le petit Louis XVII, son père et sa
mère?
Ici on commence à gravir le mont Cenis *, et l'on quitte la petite
rivière d'Arche qui vous a conduit au pied de la montagne : de l'autre
côté du mont Cenis, la Doria vous ouvre l'entrée de l'Italie. J'ai
eu souvent occasion d'observer cette utilité des fleuves dans mes
voyages. Non-seulement ils sont eux-mêmes des grands chemins qui
marchent, comme les appelle Pascal, mais ils tracent encore le chemin
aux hommes et leur facilitent le passage des montagnes. C'est en
côtoyant leurs rives que les nations se sont trouvées; les premiers habi-
tants de la terre pénétrèrent, à l'aidé de leur cours, dans les solitudes
du monde. Les Grecs et les Romains offroient des sacrifices aux fleuves ;
la Fable faisoit les fleuves enfants de Neptune, parce qu'ils sont for-
més des vapeurs de l'Océan et qu'ils mènent à la découverte des lacs
et des mers ; fils voyageurs, ils retournent au sein et au tombeau
paternels.
Le mont Cenis du côté de la France n'a rien de remarquable. Le
lac du plateau ne m'a paru qu'un petit étang. Je fus désagréablement
frappé au commencement de la descente vers la Novalaise; je ra'at-
tendois, je ne sais pourquoi, à découvrir les plaines de l'Italie : je ne
vis qu'un gouffre noir et profond, qu'un chaos de torrents et de pré-
cipices.
En général les Alpes, quoique plus élevées que les montagnes de
l'Amérique septentrionale, ne m'ont pas paru avoir ce caractère ori-
ginal, cette virginité de site que l'on remarque dans les Apalaches,
ou même dans les hautes terres du Canada : la hutte d'un Siminole
sous un magnolia, ou d'un Chipowois sous un pin, a tout un autre
caractère que la cabane d'un Savoyard sous un noyer.
1. Ou travailloit à la route; elle n'étoit pas achevée, et l'on se faisoit encore
Ta.'hasscrl
18
274 VOYAGE EN ITALIE.
LETTRE DEUXIEME A M. JOUBERT.
Milan, lundi matin, 21 juin 1803.
levais toujours commencer ma lettre, mon cher ami, sans savoir
quand j'aurai le temps de la finir.
Réparation complète à l'Italie. Vous aurez vu, par mon petit jour-
nal daté de Turin, que je n'avois pas été très-flatté de Isl première vue.
L'effet des environs de Turin est beau, mais ils sentent encore la
Gaule : on peut se croire en Normandie, aux montagnes près. Turm
est une ville nouvelle, propre, régulière, fort ornée de palais, mais
d'un aspect un peu triste.
Mes jugements se sont rectifiés en traversant la Lombardie : l'effet
ne se produit pourtant sur le voyageur qu'à la longue. Vous voyez
d'abord un pays fort riche dans l'ensemble, et vous dites : « C'est
bien; » mais quand vous venez à détailler les objets, l'enchantement
arrive. Des prairies dont la verdure surpasse la fraîcheur et la finesse
des gazons anglois se mêlent à des champs de maïs, de riz et de fro-
ment; ceux-ci sont surmontés de vignes qui passent d'un échalas à
l'autre, formant des guirlandes au-dessus des moissons ; le tout est
semé de mûriers, de noyers, d'ormeaux, de saules, de peupliers, et
arrosé de rivières et de canaux. Dispersés sur ces terrains, des paysans
et des paysannes, les pieds nus, un grand chapeau de paille sur la
tête, fauchent les prairies, coupent les céréales, chantent, conduisent
des attelages de bœufs, ou font remonter et descendre des barques
sur les courants d'eau. Cette scène se prolonge pendant quarante lieues,
en augmentant toujours de richesse jusqu'à Milan, centre du tableau.
A droite on aperçoit l'Apennin, à gauche les Alpes.
On voyage très-vite : les chemins sont excellents ; les auberges,
supérieures à celles de France, valent presque celles de l'Angleterre.
Je commence à croire que cette France si policée est un peu barbare '.
1. Il faut se reporter à l'époque où cette lettre a été écrite (1803). S'il étoit si
commode de voyager alors dans l'Italie, qui n'étoit qu'un camp de la France, co m-
bien aujourd'hui, dans la plus profonde paix, lorsqu'une multitude de nouvea ux
chemins ont été ouverts, n'est-il pas plus facile encore de parcourir ce beau pay s !
Nous y sommes appelés par tous les vœux. Le François est un singulier ennemi : on
le trouve d'abord un peu insolent, un peu trop gai, un peu trop actif, trop remua Ht ;
il n'est pas plus tôt parti qu'on le regrette. Le soldat franrois se môle aux travaux de
l'hôte chez lequel il est logé ; sa bonne humeur donne la vie et le mouvement à tout ,•
on s'accoutume à le regarder comme un conscrit de la famille. Quant aux chemins
VOYAGE EN ITALIE. 275
Je ne m'étonne plus du dédain que les Italiens ont conson'é pour
nous autres Transalpins , Visigoths, Gaulois, Germains, Scandinaves,
Slaves, Anglo-Normands : notre ciel de plomb, nos villes enfumées,
nos villages boueux, doivent leur faire horreur. Les villes et villages
ont ici une tout autre apparence : les maisons sont grandes et d'une
blancheur éclatante au dehors; les rues sont larges et souvent traver-
sées de ruisseaux d'eau vive oîi les femmes lavent leur linge et baignent
leurs enfants. Turin et Milan ont la régularité, la propreté, les trot-
toirs de Londres et l'architecture des plus beaux quartiers de Paris :il
y a même des raffinements particuliers; au milieu des rues, afin que
le mouvement de la voiture soit plus doux, on a placé deux rangs de
pierres plates sur lesquelles roulent les deux roues : on évite ainsi les
inégalités du pavé.
La température est charmante; encore me dit-on que je ne trouve-
rai le ciel de l'Italie qu'au delà de l'Apennin : la grandeur et l'éléva-
tion des appartements empêche de souffrir de la chaleur.
23 juin.
J'ai vu le général Murât : il m'a reçu avec empressement et obli-
geance; je lui ai remis la lettre de l'excellente M™^ Bacciochi '. J'ai
passé ma journée avec des aides de camp et de jeunes militaires; on
ne peut être plus courtois : l'armée françoise est toujours la même ;
l'honneur est là tout entier.
J'ai dîné en grand gala chez M. de Melzi : il s'agissoit d'une fête
donnée à l'occasion du baptême de l'enfant du général Murât. M. de
Melzi a connu mon malheureux frère : nous en avons parlé longtemps.
Le vice-président a des manières fort nobles; sa maison est celle d'un
prince, et d'un prince qui l'auroit toujours été. Il m'a traité poliment
et froidement, et m'a tout juste trouvé dans des dispositions pareilles
aux siennes.
Je ne vous parle point, mon cher ami, des monuments de Milan, et
surtout de la cathédrale, qu'on achève; le gothique, même le marbre,
me semble jurer avec le soleil et les mœurs de l'Italie. Je pars à l'ins-
tant; je vous écrirai de Florence ^ et de Rome.
et aux auberges de France, c'est bien pis aujourd'liui cpi'en 1803. Nous sommes
sous ce rapport, l'Espagne exceptée, au-dessous de tous les peuples de l'Europe.
1. Depuis princesse de Lucques, sœur aînée de Buonaparte, qui à cette époque
n'étoit encore que premier consul.
2. Les lettres écrites de Florence ne se sont pas retrouvées.
276 VOYAGE EN ITALIE.
LETTRE TROISIÈME A M. JOUBERT.
Rome, 27 juin au soir, en arrivant, 1803.
M'y voilà enfin ! toute ma fro-ideur s'est évanouie. Je suis accablé,
persécuté par ce que j'ai vu ; j'ai vu, je croîs, ce que personne n'a vu,
ce qu'aucun voyageur n'a peint : les sots ! les âmes glacées ! les bar-
bares! Quand ils viennent ici, n'ont-ils pas traversé la Toscane, jardin
anglois au milieu duquel il y a un temple, c'est-à-dire Florence? n'ont-
ils pas passé en caravane, avec les aigles et les sangliers, les solitudes
de cette seconde Italie appelée VÉtat romain? Pourquoi ces créatures
voyagent-elles? Arrivé comme le soleil se couchoit, j'ai trouvé toute
la population allant se promener dans l'Arabie déserte à la porte de
Rome : quelle ville! quels souvenirs!
28 juin, onze heures du soir.
J'ai couru tout ce jour, veille de la fête de saint Pierre. J'ai déjà vu
le Colisée, le Panthéon, la colonne Trajane, le château Saint-Ange,
Saint-Pierre ; que sais-je! j'ai vu l'illumination et le feu d'artifice qui
annoncent pour demain la grande cérémonie consacrée au prince des
apôtres : tandis qu'on prétendoit me faire admirer un feu placé au
haut du Vatican, je regardois l'effet de la lune sur le Tibre; sur ces
maisons romaines, sur ces ruines qui pendent ici de toutes parts.
29 juin.
Je sors de l'office à Saint-Pierre. Le pape a une figure admirable :
pâle, triste, religieux, toutes les tribulations de l'Église sont sur son
front. La cérémonie étoit superbe ; dans quelques moments surtout
elle étoit étonnante; mais chant médiocre, église déserte; point de
peuple.
3 juillet 1803.
Je ne sais si tous ces bouts de ligne finiront par faire une lettre. Je
serois honteux, mon cher ami , de vous dire si peu de chose, si je ne
voulois, avant d'essayer de peindre les objets, y voir un peu plus clair.
Malheureusement j'entrevois déjà que la seconde Rome tombe à son
tour : tout finit.
Sa Sainteté m'a reçu hier ; elle m'a fait asseoir auprès d'elle de la
manière la plus affectueuse. Elle m'a montré obligeamment qu'elle
VOYAGE EN ITALIE. 277
lisoit le Génie du Christianisme, dont elle avoit un volume ouvert sur
sa table. On ne peut voir un meilleur homme, un plus digne prélat
et un prince plus simple ; ne me prenez pas pour M"^ de Sévigné. Ee
secrétaire d'État, le cardinal Gonsalvi, est un homme d'un esprit fin
et d'un caractère modéré. Adieu ! Il faut pourtant mettre tous ces petits
papiers à la poste.
TIVOLI ET LA YILLA ADRIÂNÂ.
10 décembre 1803.
Je suis peut-être le premier étranger qui ait fait la course de Tivoli
dans une disposition d'âme qu'on ne porte guère en voyage. Me voilà
seul arrivé à sept heures du soir, le 10 décembre, à l'auberge du
Temple de la Sibylle. J'occupe une petite chambre à l'extrémité de
l'auberge, en face de la cascade, que j'entends mugir. J'ai essayé d'y
jeter un regard : je n'ai découvert dans la profondeur de l'obscurité
que quelques lueurs blanches produites par le mouvement des eaux.
Il m'a semblé apercevoir au loin une enceinte formée d'arbres et de
maisons, et autour de cette enceinte un cercle de montagnes. Je ne
sais ce que le jour changera demain à ce paysage de nuit.
Le lieu est propre à la réflexion et à la rêverie : je remonte dans ma
vie passée ; je sens le poids du présent, et je cherche à pénétrer mon
avenir. Où serai-je, que ferai-je, et que serai-je dans vingt ans d'ici ?
Toutes les fois que l'on descend en soi-même, à tous les vagues projets
que l'on forme, on trouve un obstacle invincible, une incertitude
causée par une certitude : cet obstacle, cette certitude est la mort,
cette terrible mort qui arrête tout, qui vous frappe vous ou les autres.
Est-ce un ami que vous avez perdu ? En vain avez-vous mille choses
à lui dire : malheureux, isolé, errant sur la terre, ne pouvant confier
vos peines ou vos plaisirs à personne, vous appelez votre ami, et il ne
viendra plus soulager vos maux, partager vos joies; il ne vous dira
plus : « Vous avez eu tort, vous avez eu raison d'agir ainsi. » Mainte-
nant il vous faut marcher seul. Devenez riche, puissant, célèbre , que
ferez-vous de ces prospérités sans votre ami? Une chose a tout détruit,
la mort. Flots qui vous précipitez dans cette nuit profonde où je vous
entends gronder, disparoissez-vous plus vite que les jours de l'homme,
278 VOYAGE EN ITALIE.
ou pouvez-vous me dire ce que c'est que l'homme, vous qui avez vu
passer tant de générations sur ces bords?
Ce H décembre.
Aussitôt que le jour a paru, j'ai ouvert mes fenêtres. Ma première
vue de Tivoli dans les ténèbres étoit assez exacte; mais la cascade
m'a paru petite, et les arljres que j'avois cru apercevoir n'existoient
point. Un amas de vilaines maisons s'élevoit de l'autre côté de la
rivière; le tout étoit enclos de montagnes dépouillées. Une vive aurore
derrière ces montagnes, le temple de Vesta, à quatre pas de moi, domi-
nant la grotte de Neptune , m'ont consolé. Immédiatement au-dessus
de la chute , un troupeau de bœufs, d'ânes et de chevaux s'est rangé
le long d'un banc de sable : toutes ces bêtes se sont avancées d'un pas
dans le Teverone, ont baissé le cou et ont bu lentement au courant de
l'eau qui passoit comme un éclair devant elles, pour se précipiter. Un
paysan sabin, vêtu d'une peau de chèvre et portant une espèce de
chlamyde roulée au bras gauche, s'est appuyé sur un bâton et a
regardé boire son troupeau, scène qui contrastoit par son immobilité
et son silence avec le mouvement et le bruit des flots.
Mon déjeûner fini , on m'a amené un guide , et je suis allé me placer
avec lui sur le pont de la cascade : j'avois vu la cataracte du Niagara.
Du pont de la cascade nous sommes descendus à la grotte de Neptune,
ainsi nommée, je crois, par Vernet. L'Anio, après sa première chute
sous le pont, s'engouffre parmi des roches et reparoît dans cette
grotte de Neptune, pour aller faire une seconde chute à la grotte des
Sirènes.
Le bassin de la grotte de Neptune a la forme d'une coupe : j'y ai vu
boire des colombes. Un colombier creusé dans le roc, et ressemblant
à l'aire d'un aigle plutôt qu'à l'abri d'un pigeon, présente à ces pauvres
oiseaux une hospitalité trompeuse; ils se croient en sûreté dans ce
lieu en apparence inaccessible ; ils y font leur nid ; mais une route
secrète y mène : pendant les ténèbres, un ravisseur enlève les petits
qui dormoient sans crainte au bruit des eaux sous l'aile de leur mère :
Observans nido implumes detraxit.
De la grotte de Neptune remontant à Tivoli, et sortant par la porte
Angclo ou de l'Abruzze, mon cicérone m'a conduit dans le pays des
Sabins, puhcmque sabellum. J'ai marché à l'aval de l'Anio jusqu'à un
champ d'oliviers, où s'ouvre une vue pittoresque sur cette célèbre
solitude. On aperçoit à la fois le temple de Vesta , les grottes de Nep-
tune et des Sirènes, et les cascatelles qui sortent d'un dus portiques
VOYAGE EN ITALIE. 279
de la villa de Mécène. Une vapeur bleuâtre répandue à travers le
paysage en adoucissoit les plans.
On a une grande idée de l'architecture romaine lorsqu'on songe que
tes masses bâties depuis tant de siècles ont passé du service des
hommes à celui des éléments, qu'elles soutiennent aujourd'hui le
poids et le mouvement des eaux, et sont devenues les inébranlables
rochers de ces tumultueuses cascades.
Ma promenade a duré six heures. Je suis entré, en revenant à mon
auberge, dans une cour délabrée, aux murs de laquelle sont appli-
quées des pierres sépulcrales chargées d'inscriptions mutilées. J'ai
copié quelques-unes de ces inscriptions :
DIS. MAN.
ULI^ PAULIN.
VIXIT ANN. X.
UENSIBUS DIEB. 3,
SEI. DEUS.
SEI. DEA.
D. M.
VICTORÏM.
FILI.E QU^
VIXIT ANN, XV
PEREGRINA,
MATER. B. M. F.
D. M.
LICINIA
ASELERIO
TE.MS.
Que peut-il y avoir de plus vain que tout ceci? Je lis sur une pierre
les regrets qu'un vivant donnoit à un mort; ce vivant est mort à son
tour, et après deux mille ans je viens, moi barbare des Gaules,
parmi les ruines de Rome, étudier ces épitaphes dans une retraits
abandonnée, moi indifférent à celui qui pleura comme à celui qui
fut pleuré, moi qui demain m'éloignerai pour jamais de ces lieux, et
qui disparoîtrai bientôt de la terre.
Tous ces poètes de Rome qui passèrent à Tibur se plurent à retracer
la rapidité de nos jours : Carpe diem, disoit Horace; Te spectem
suprema mihi cum venerit hora, disoit Tibulle: Virgile peignoit cette
dernière heure : Invalidasque tibi tendens, heu ! non tua, palmas. Qui
280 VOYAGE EN ITALIE.
n'a perdu quelque objet de son affection ? Qui n'a vu se lever vers lui
des bras défaillants? Un ami mourant a souvent voulu que son ami
lui prît la main pour le retenir dans la vie, tandis qu'il se sentoit
entraîné par la mort. Heu ! non tua ! Ce vers de Virgile est admirable
de tendresse et de douleur. Malheur à qui n'aime pas les poëtcs ! je
dirois presque d'eux ce que dit Shakespeare des hommes insensibles à
l'harmonie.
Je retrouvai en rentrant chez moi la solitude que j'avois laissée au
dehors. La petite terrasse de l'auberge conduit au temple de Vesta. Les
peintres connoissent cette couleur des siècles que le temps applique
aux vieux monuments, et qui varie selon les climats : elle se retrouve
au temple de Vesta. On fait le tour du petit édifice entre le péristyle
et la cella en une soixantaine de pas. Le véritable temple de la Sibylle
contraste avec celui-ci par la forme carrée et le style sévère de son
ordre d'architecture. Lorsque la chute de l'Anio étoit placée un peu
plus à droite, comme on le suppose, le temple devoit être immédiate-
ment suspendu sur la cascade : le lieu étoit propre à l'inspiration de
la prêtresse et à l'émotion religieuse de la foule.
J'ai jeté un dernier regard sur les montagnes du nord que les
brouillards du soir couvroient d'un rideau blanc, sur la vallée du
midi, sur l'ensemble du paysage, et je suis retourné à ma chambre
solitaire. A une heure du matin, le vent soufflant avec violence, je me
suis levé, et j'ai passé le reste de la nuit sur la terrasse. Le ciel étoit
chargé de nuages, la tempête mêloit ses gémissements, dans les
colonnes du temple, au bruit de la cascade : oneût cru entendre des
voix tristes sortir des soupiraux de l'antre de la Sibylle. La vapeur de
la chute de l'eau remontoit vers moi du fond du gouffre comme une
ombre blanche : c'étoit une véritable apparition. Je me croyois trans-
porté au bord des grèves ou dans les bruyères de mon Armorique, au
milieu d'une nuit d'automne ; les souvenirs du toit paternel effaçoiont
pour m-oi ceux des foyers de César : chaque homme porte en lui un
monde composé de tout ce qu'il a vu et aimé, et où il rentre sans
cesse, alors même qu'il parcourt et semble habiter un monde étranger.
Dans quelques heures je vais aller visiter la villa Adîiana.
12 décembre.
La grande entrée de la villa Adriana étoit à l'Hippodrome, sur l'an-
cienne voie Tiburtine, à très-peu de distance du tombeau des Plautius.
Il ne reste aucun vestige d'antiquités dans l'Hippodrome, converti en
champs de vignes.
VOYAGE EN ITALIE. 281
En sortant d'un chemin de traverse fort étroit, une allée de cyprès,
coupée par la cime, m'a conduit à une méchante ferme, dont l'esca-
lier croulant étoit rempli de morceaux de porphyre, de vert antique,
de granit, de rosaces de marbre blanc et de divers ornements d'archi-
tecture. Derrière cette ferme se trouve le théâtre romain, assez bien
conservé : c'est un demi-cercle composé de trois rangs de sièges. Ce
demi -cercle est fermé par un mur en ligne droite qui lui sert
comme de diamètre; l'orchestre et le théâtre faisoient face à la loge de
l'empereur.
Le flls de la fermière, petit garçon presque tout nu, âgé d'environ
douze ans, m'a montré sa loge et les chambres des acteurs. Sous les
gradins destinés aux spectateurs, dans un endroit où l'on dépose les
instruments de labourage, j'ai vu le torse d'un Hercule colossal,
parmi des socs, des herses et des râteaux : les empires naissent de la
charrue et disparoissent sous la charrue.
L'intérieur du théâtre sert de basse-cour et de jardin à la ferme : il
est planté de pruniers et de poiriers. Le puits que l'on a creusé au
milieu est accompagné de deux piliers qui portent les seaux ; un de
ces piliers est composé de boue séchée et de pierres entassées au
hasard, l'autre est fait d'un beau tronçon de colonne cannelée ; mais
pour dérober la magniûcence de ce second pilier, et le rapprocher de
la rusticité du premier, la nature a jeté dessus un manteau de lierre.
Un troupeau de porcs noirs fouilloit et bouleversojt le gazon qui recou-
vre les gradins du théâtre : pour ébranler les sièges des maîtres de
la terre, la Providence n'avoit eu besoin que de faire croître quel-
ques racines de fenouil entre les jointures de ces sièges et de livrer
l'ancienne enceinte de l'élégance romaine aux immondes animaux du
fidèle Eumée.
Du théâtre, en montant par l'escalier de la ferme, je suis arrivé à
la Paleslrine, semée de plusieurs débris. La voûte d'une salle conserve
des ornements d'un dessin exquis.
Là commence le vallon appelé par Adrien la Vallée de Tempe :
Est nemus ^moniœ, praerupta quod undique claudit
Sylva.
J'ai VU à Stowe, en Angleterre, la répétition de cette fantaisie impé-
riale; mais Adrien avoit taillé son jardin anglais en homme qui pos-
sédoit le monde.
Au bout d'un petit bois d'ormes et de chênes verts, on aperçoit des
ruines qui se prolongent le long de la vallée de Tempe ; doubles et triples
282 VOYAGE EN ITALIE.
portiques, qui servoieni à soutenir les terrasses des fabriques d'Adrien.
La vallée continue à s'élendre à perte de vue vers le midi ; le fond en
est planté de roseaux, d'oliviers et de cyprès. La colline occidentale
du vallon, figurant la chaîne de l'Olympe, est décorée par la masse du
Palais, de la Bibliothèque, des Hospices, des temples d'Hercule et de
Jupiter, et par les longues arcades festonnées de lierre qui portoient
ces édifices. Une colline parallèle, mais moins haute, borde la vallée
à l'orient; derrière cette colline s'élèvent en amphithéâtre les mon-
tagnes de Tivoli, qui dévoient représenter VOssa.
Dans un champ d'oliviers, un coin du mur de la villa de Brutus fait
le pendant des débris de la villa de César. La liberté dort en paix avec
le despotisme : le poignard de l'une et la hache de l'autre ne sont plus
que des fers rouilles ensevelis sous les mêmes décombres.
De l'immense bâtiment qui, selon la tradition, étoit consacré à
recevoir les étrangers, on parvient, en traversant des salles ouvertes
de toutes parts, à l'emplacement de la Bibliothèque. Là commence un
dédale de ruines entrecoupées de jeunes taillis, de bouquets de pins,
de champs d'oliviers, de plantations diverses qui charment les yeux et
attristent le cœur.
Un fragment détaché tout à coup de la voûte de la Bibliothèque a
roulé à mes pieds, comme je passois : un peu de poussière s'est élevée,
quelques plantes ont été déchirées et entraînées dans sa chute. Les
plantes renaîtront demain ; le bruit et la poussière se sont dissipés à
Tintant : voilà ce nouveau débris couché pour des siècles auprès de
ceux qui paroissoient l'attendre. Les empires se plongent de la sorte
dans l'éternité, où ils gisent silencieux. Les hommes ne ressemblent
pas mal aussi à ces ruines qui viennent tour à tour joncher la terre :
la seule différence qu'il y ait entre eux, comme entre ces ruines, c'est
que les uns se précipitent devant quelques spectateurs, et que les
autres tombent sans témoins.
J'ai passé de la Bibliothèque au cirque du Lycée : on venoit d'y cou-
per des broussailles pour faire du feu. Ce cirque est appuyé contre le
temple des Stoïciens. Dans le passage qui mène à ce temple, en jetant
les yeux derrière moi, j'ai aperçu les hauts murs lézardés de la Biblio-
thi'que, lesquels dominoient les murs moins élevés du Cirque. Les
premiers, à demi cachés dans des cimes d'oliviers sauvages, étoient
eux-mêmes dominés d'un énorme pin à parasol, et au-dessus de ce
pin s'élevoit le dernier pic du mont Calva, coiffé d'un nuage. Jamais le
ciel et la terre, les ouvrages de la nature et ceux des honmies ne se
sont mieux mariés dans un tableau.
Le temple des Stoïciens est peu éloigné de la place d'Armes. Par
VOYAGE EN ITALIE. 283
l'ouverture d'un portique, on découvre, comme dans un optique, au
bout d'une avenue d'oliviers et de cyprès, la montagne de P.alomba,
couronnée du premier village de la Sabine. A gauche du Pœcile, et
sous le Pœcile même, on descend dans les Cento-Cellss des gardes pré-
toriennes : ce sont des loges voûtées de huit pieds à peu près en carré,
à deux, trois et quatre étages, n'ayant aucune communication entre
elles, et recevant le jour par la porte. Un fossé règne le long de ces
cellules militaires, où il est probable qu'on entroit au moyen d'un
pont mobile. Lorsque les cent ponts étoient abaissés, que les préto-
riens passoient et repassoient sur ces ponts, cela devoit offrir un spec-
tacle singulier, au milieu des jardins de l'empereur philosophe qui mit
un dieu de plus dans l'olympe. Le laboureur du patrimoine de saint
Pierre fait aujourd'hui sécher sa moisson dans la caserne du légion-
naire romain. Quand le peuple-roi et ses maîtres élevoient tant de
monuments fastueux, ils ne se doutoient guère qu'ils bâtisçoient les
caves et les greniers d'un chevrier de la Sabine et d'un fermier
d'Albano.
Après avoir parcouru une partie des Cento-Cellœ, j'ai mis un assez
long temps à me rendre dans la partie du jardin dépendante des Ther-
mes des femmes : là, j'ai été surpris par la pluie*.
Je me suis souvent fait deux questions au milieu des ruines romai-
nes : les maisons des particuliers étoient composées d'une multitude
de portiques, de chambres voûtées, de chapelles, de salles, de galeries
souterraines, de passages obscurs et secrets : à quoi pouvoit servir tant
de logement pour un seul maître? Les offices des esclaves, des hôtes,
des clients, étoient presque toujours construites à part.
Pour résoudre cette première question, je me figure le citoyen
romain dans sa maison comme une espèce de religieux qui s'étoit bâti
des cloîtres. Cette vie intérieure, indiquée par la seule forma des habi-
tations, ne seroit-elle point une des causes de ce calme qu'on remarque
dans les écrits des anciens? Cicéron retrouvoit dans les longues gale-
ries de ses habitations, dans les temples domestiques qui y étoient
cachés, la paix qu'il avoit perdue au commerce des hommes. Le jour
même que l'on recevoit dans ces demeures sembloit porter à la quié-
tude. Il descendoit presque toujours de la voûte ou des fenêtres per-
cées très-haut; cette lumière perpendiculaire, si égale et si tranquille,
avec laquelle nous éclairons nos salons de peinture, servoit, si j'ose
m'expri mer ainsi, servoit au Romain à contempler le tableau de sa vie.
Nous, il nous faut des fenêtres sur des rues, sur des marchés et des
1. Voyez ci-après la Lettre sur Rome à M, de Fontanes.
284 VOYAGE EN ITALIE.
carrefours. Tout ce qui s'agite et fait du bruit nous plaît; le recueille-
ment, la gravité, le silence, nous ennuient.
La seconde question que je me fais est celle-ci : Pouiquoi tant de
monuments consacrés aux mêmes usages? on voit incessamment des
salles pour des bibliothèques, et il y àvoit peu de livres chez les
anciens. On rencontre à chaque pas des thermes : les thermes de
Néron, de Titus, de Caracalla, de Dioclétien, etc. Quand Rome eût été
trois fois plus peuplée qu'elle ne l'a jamais été, la dixième partie de
ces bains auroit suffi aux besoins publics.
Je me réponds qu'il est probable que ces monuments furent dès
l'époque de leur érection de véritables ruines et des lieux délaissés.
Un empereur renversoit ou dépouilloit les ouvrages de son devancier,
afin d'entreprendre lui-même d'autres édifices, que son successeur se
hâtoit à son tour d'abandonner. Le sang et les sueurs des peuples
furent employés aux inutiles travaux de la vanité d'un homme, jus-
qu'au jour où les vengeurs du monde, sortis du fond de leurs forêts,
vinrent planter l'humble étendard de la croix sur ces monuments de
l'orgueil.
La pluie passée, j'ai visité le Stade, pris connoissance du temple de
Diane, en face duquel s'élevoit celui de Vénus, et j'ai pénétré dans les
décombres du palais de l'empereur. Ce qu'il y a de mieux conservé
dans cette destruction informe est une espèce de souterrain ou de ci-
terne formant un carré, sous la cour même du palais. Les murs de ce
souterrain étoient doubles : chacun des deux murs a deux pieds et
demi d'épaisseur, et l'intervalle qui les sépare est de deux pouces.
Sorti du palais, je l'ai laissé sur la gauche derrière moi, en m'avan-
çant à droite vers la campagne romaine. A travers un champ de blé,
semé sur des caveaux, j'ai abordé les thermes, connus encore sous le
nom de chambres des philosophes ou de salles prétoriennes : c'est une des
ruines les plus imposantes de toute la villa. La beauté, la hauteur, la
hardiesse et la légèreté des voûtes, les divers enlacements des portiques
qui se croisent, se coupent ou se suivent parallèlement, le paysage qui
joue derrière ce grand morceau d'architecture, produisent un effet sur-
prenant. La villa Adriana a fourni quelques restes précieux de pein-
ture. Le peu d'arabesques que j'y ai vues est d'une grande sagesse de
composition et d'un dessin aussi délicat que pur.
LaNaumachie se trouve derrière les thermes, bassin creusé de main
d'homme, où d'énormes tuyaux, qu'on voit encore, amenoient des
fleuves. Ce bassin, maintenant à sec, étoit rempli d'eau, et l'on y figuroit
des bat;iiiles navales. On sait que dans ces fêtes un ou deux milliers
d'hommes s'égorgeoient quelquefois pour divertir la populace romaine.
VOYAGE EN ITALIE. 285
Autour delà Naumachie s'élevoicnt des teriasses destine'es aux spec-
tateurs : ces terrasses étoient appuyées par des portiques qui servoient
de chantiers ou d'abris aux galères.
Un temple imité de celui de Sérapis en Egypte ornoit cette scène.
La moitié du grand dôme de ce temple est tombée. A la vue de ces
piliers sombres, de ces cintres concentriques, de ces espèces d'enton-
noirs où mugissoit l'oracle, on sent qu'on n'habite plus l'Italie et la
Grèce, que le génie d'im autre peuple a présidé à ce monument. Un
vieux sanctuaire offre sur ses murs verdâtres et humides quelques
traces du pinceau. Je ne sais quelle plainte erroit dans l'édifice aban-
donné.
J'ai gagné de là le temple de Pluton et de Proserpine, vulgairement
appelé l'Entrée de l'Enfer. Ce temple est maintenant la demeure d'un
vigneron : je n'ai pu y pénétrer : le maître comme le dieu n'y étoit pas.
Au-dessous de l'Entrée de l'Enfer s'étend un vallon appelé le Vallon du
Palais : on pourroit le prendre pour l'Elysée. En avançant vers le midi,
et suivant un mur qui soutenoit les terrasses attenantes au temple de
Pluton, j'ai aperçu les dernières ruines de la villa, situées à plus d'une
lieue de distance.
Revenu sur mes pas, j'ai voulu voir l'académie, formée d'un jardin,
d'un temple d'Apollon et de divers bâtiments destinés aux philosophes.
Un paysan m'a ouvert une porte pour passer dans le champ d'un autre
propriétaire, et je me suis trouvé à l'Odéon et au théâtre grec : celui-
ci est assez bien conservé quant à la forme. Quelque génie mélodieux
étoit sans doute resté dans ce lieu consacré à l'harmonie, car j'y ai
entendu siffler le merle le 12 décembre : une troupe d'enfants occupés
à cueillir les olives faisoit retentir de ses chants des échos qui peut-
être avoient répété les vers de Sophocle et la musique de Timothée.
Là s'est achevée ma course, beaucoup plus longue qu'on ne la fait
ordinairement : je devois cet hommage à un prince voyageur. On
trouve plus loin le grand portique, dont il reste peu de chose; plus
loin encore, les débris de quelques bâtiments inconnus ; enfin , les
Colle ai San Stefano, oii se termine la villa, portent les ruines du
Prj'tanée.
Depuis l'Hippodrome jusqu'au Prytanée, la villa Adriana occupoît
les sites connus à présent sous le nom de Rocca Bruna, Palazza, Aqua
Fera et les Colle di San Stefano.
Adrien fut un prince remarquable, mais non un des plus grands
empereurs romains ; c'est pourtant un de ceux dont on se souvient le
plus aujourd'hui. Il a laissé partout ses traces : une muraille célèbre
dans la Grande-Bretagne, peut-être l'arène de JNîmes et le pont du
286 VOYAGE EN ITALIE.
Gard dans les Gaules, des temples en Egypte, des aqueducs à Troie,
une nouvelle ville à Jérusalem et à Athènes, un pont où l'on passe
encore, et une foule d'autres monuments à Rome, attestent le goût,
l'activité et la puissance d'Adrien. Il étoit lui-même poëte, peintre et
architecte. Son siècle est celui de la restauration des arts.
La destinée du 3Iole Adriani est singulière : les ornements de ce
sépulcre servirent d'armes contre les Goths. La civilisation jeta des
colonnes et des statues à la tête de la barbarie, ce qui n'empêcha pas
celle-ci d'entrer. Le mausolée est devenu la forteresse des papes ; il
s'est aussi converti en une prison ; ce n'est pas mentir à sa destination
primitive. Ces vastes édifices élevés sur les cendres des hommes
n'agrandissent point les proportions du cercueil : les morts sont dans
leur loge sépulcrale comme cette statue assise dans un temple trop
petit d'Adrien ; s'ils vouloient se lever, ils se casseroient la tête contre
la voûte. .
Adrien, en arrivant au trône, dit tout haut à l'un de ses ennemis :
« Vous voilà sauvé. » Le mot est magnanime. Mais on ne pardonne pas
au génie comme on pardonne à la politique : le jaloux Adrien, en
voyant les chefs-d'œuvre d'Apollodore, se dit tout bas : « Le voilà
perdu; )) et l'artiste fut tué.
Je n'ai pas quitté la villa Adrlana sans remplir d'abord mes poches
de petits fragments de porphyre, d'albâtre, de vert antique, de mor-
ceaux de stuc peint et de mosaïque ; ensuite j'ai tout jeté.
Elles ne sont déjà plus pour moi, ces ruines, puisqu'il est probable
que rien ne m'y ramènera. On meurt à chaque moment pour un
temps, une chose, une personne qu'on ne reverra jamais : la vie est
une mort successive. Beaucoup de voyageurs , mes devanciers, ont
écrit leur nom sur les marbres de la villa Adriana; ils ont espéré
prolonger leur existence en attachant à des lieux célèbres un souvenir
de leur passage ; ils se sont trompés. Tandis que je m'efforçois de lire
un de ces noms, nouvellement crayonné et que je croyois reconnoître,
un oiseau s'est envolé d'une touffe de lierre ; il a fait tomber quelques
gouttes de la pluie passée ; le nom a disparu.
A demain la villa d'Est'.
1. Voyez ci-après la Lettre sur Home.
VOYAGE EN ITALIE. 287
LE VATICAN.
22 décembre 1S02.
J'aî visité le Vatican à une heure. Beau jour, soleil brillant, air
extrêmement doux.
Solitude de ces grands escaliers, ou plutôt de ces rampes où l'on
peut monter avec des mulets ; solitude de ces galeries ornées des
chefs-d'œuvre du génie, où les papes d'autrefois passoient avec toutes
leurs pompes; solitude de ces Loges que tant d'artistes célèbres ont
étudiées, que tant d'hommes illustres ont admirées : le Tasse, Arioste,
Montaigne, Milton, Montesquieu, des reines, des rois ou puissants
tombés, et tous ces pèlerins de toutes les parties du monde.
Dieu débrouillant le chaos.
J'ai remarqué l'ange qui suit Loth et sa femme.
Belle vue de Frascati par-dessus Rome, au coin ou au coude de la
galerie.
Entrée dans les Chambres. — Bataille de Constantin : le tyran et son
cheval se noyant.
Saint Léon arrêtant Attila. Pourquoi Raphaël a-t-il donné un air fier
et non religieux au groupe chrétier ? pour exprimer le sentiment de
l'assistance divine.
Le Saint-Sacrement, premier ouvrage de Raphaël : froid, nulle piété,
mais disposition et figures admirables.
Apollon, les Muses et les Poètes. — Caractère des poètes bien
exprimé. Singulier mélange.
Héliodore chassé du temple. — Un ange remarquable, une figure
de femme céleste, imitée par Girodet dans son Ossian.
L'incendie du bourg. — La femme qui porte un vase : copiée sans
cesse. Contraste de Thomme suspendu et de l'homme qui veut atteindre
l'enfant ; l'art trop visible. Toujours la femme et l'enfant rendus mille
fois par Raphaël, et toujours excellemment.
L'École d'Athènes : j'aime autant le carton. '
Saint Pierre délivré. — Effet des trois lumières, cité partout.
Bibliothèque : porte de fer, hérissée de pointes ; c'est bien la por^ e
de la science. Armes d'un nape : trois abeilles ; symbole heureux.
Magnifique vaisseau : livras invisibles. Si on les communiquoit, on
pourroit refaire ici l'histoire moderne tout entière.
288 VOYAGE EN ITALIE.
Musée chrétien. — Instruments de martyre : griffes de fer pour
déchirer la peau, grattoir pour l'enlever, martinets de fer, petites
tenailles : belles antiquités chrétiennes I Comment souffroit-on autre-
fois? comme aujourd'hui, témoin ces instruments. En fait de douleurs,
l'espèce humaine est stationnaire.
Lampes trouvées dans les catacombes. — Le chçistianisme com-
mence à un tombeau; c'est à la lampe d'un mort qu'on a pris cette
lumière qui a éclairé le monde. — Anciens calices, anciennes croix,
anciennes cuillères pour administrer la communion. — Tableaux
apportés de Grèce pour les sauver des iconoclastes.
Ancienne figure de Jésus-Christ, reproduite depuis par les peintres ;
elle ne peut guère remonter au delà du viii^ siècle. Jésus-Christ étoit-il
le plus beau des hommes, ou étoit-il laid ? Les Pères grecs et les Pères
latins se sont partagés d'opinion : je tiens pour la beauté.
Donation à l'Église sur papyrus : le monde recommence ici.
3Iusée antique. — Chevelure d'une femme trouvée dans un tombeau.
Est-ce celle de la mère des Gracques? est-ce celle de Délie, de Cinthie,
de Lalagé ou de Lycinie , dont Mécène, si nous en croyons Horace,
n'auroit pas voulu changer un seul cheveu contre toute l'opulence
d'un roi de Phrygie :
Aut pinguis Plirjfgiœ mygdonias opes
Permutare velis crine Lycinite?
Si quelque chose emporte l'idée de la fragilité, ce sont les cheveux
d'une jeune femme, qui furent peut-être l'objet de l'idolâtrie de la
plus volage des passions, et pourtant ils ont survécu à l'empire
romain. La mort, qui brise toutes les chaînes, n'a pu rompre ce léger
roseau.
Belle colonne torse d'albâtre. Suaire d'amiante retiré d'un sarco-
phage : la mort n'en a pas moins consumé sa proie.
Vase étrusque. Qui a bu à cette coupe? un mort. Toutes les choses
dans ce musée sont trésor du sépulcre, soit qu'elles aient servi aux
rites des funérailles ou qu'elles aient appartenu aux fonctions de la
vie.
VOYAGE EN ITALIE. 2Z^
MUSÉE CAPITOLIN.
23 décembre 1803.
La Colonne Milliaîre. Dans la cour les pieds et la tête d'un colosse :
l'a-t-on fait exprès ?
Dans le Sénat : noms des sénateurs modernes ; Louve frappée de la
foudre ; Oies du Capitole :
Tous les siècles y sont, on y voit tous les temps;
Là sont les devanciers avec leurs descendants.
Mesures antiques de blé, d'huile et de vin, en forme d'autel, avec
des têtes de lion.
Peintures représentant les premiers événements de la république
romaine.
Statue de Virgile : contenance rustique et mélancolique, front grave,
yeux inspirés, rides circulaires partant des narines et venant se ter-
miner au menton, en embrassant la joue.
Cicéron : une certaine régularité avec une expression de légèreté ;
moins de force de caractère que de philosophie, autant d'esprit que
d'éloquence.
L'Alcibiade ne m'a point frappé par sa beauté ; il a du sot et du
niais.
Un jeune Mithridate ressemblant à un Alexandre.
Fastes consulaires antiques et modernes.
Sarcophage d'Alexandre Sévère et de sa mère.
Bas-relief de Jupiter enfant dans l'île de Crète : admirable.
Colonne d'albâtre oriental, la plus belle connue.
Plan antique de Rome sur un marbre : perpétuité de la ville Éter-
nelle.
Buste d'Aristote : quelque chose d'intelligent et de fort.
Buste de Caracalla : œil contracté; nez et bouche pointus; l'air
féroce et fou.
Buste de Domitien : lèvres serrées.
Buste de Néron : visage gros et rond , enfoncé vers les yeux , de
manière que le front et le menton avancent: l'air d'un esclave grec
débauché.
Bustes d'Agrippine et de Germanicus : la seconde figure longue et
maigre ; la première, sérieuse.
VI. 19
290 VOYAGE EN ITALIE.
Buste de Julien : front petit et étroit.
Buste de Marc-Aurèle : grand front, œil élevé vers le ciel ainsi que
le sourcil.
Buste de Vitellius : gros nez , lèvres minpes, joues bouffies, petits
yeux, tête un peu abaissée comme le porc.
Buste de César : figure maigre, toutes les rides profondes, l'air pro-
digieusement spirituel , le front proéminent entre les yeux , comme si
Ja peau étoit amoncelée et coupée d'une ride perpendiculaire, sourcils
surbaissés et touchant l'œil, la bouche grande et singulièrement
expressive; on croit qu'elle va parler, elle sourit presque; le nez
saillant, mais pas aussi aquilin qu'on le trace ordinairement; les
tempes aplaties comme chez Buonaparte; presque point d'occiput;
le menton rond et double ; les narines un peu fermées : figure d'ima-
gination et de génie.
Un bas-relief : Endymion dormant assis sur un rocher ; sa tête est
penchée dans sa poitrine , et un peu appuyée sur le bois de sa lance ,
qui repose sur son épaule gauche ; la main gauche, jetée négligem-
ment sur cette lance, tient à peine la laisse d'un chien qui, planté sur
ses pattes de derrière , cherche à regarder au-dessus du rocher. C'est
un des plus beaux bas-reliefs connus '.
Des fenêtres du Capitole on découvre tout le Forum, les temples de
la Fortune et de la Concorde, les deux colonnes du temple de Jupiter
Stator, les Rostres, le temple de Faustine, le temple du Soleil, le
temple de la Paix, les ruines du palais doré de Néron, celles du
Colisée , les arcs de triomphe de Titus , de Septime Sévère , de Cons-
tantin ; vaste cimetière des siècles , avec leurs monuments funèbres ,
portant la date de leur décès.
GALERIE DORIA.
24 décembre 1803.
Gaspard Poussin : grand paysage. Vues de Naples. Frontispice d'un
temple en ruine dans une campagne.
Cascade de Tivoli et temple de la Sibylle.
Paysage de Claude Lorrain. Une fuite en Egypte du môme : la
i. J'ai fuit usage de cetto pose dans Les Martyrs.
VOYAGE EN ITALIE. 201
Vierge, arrêtée au bord d'un bois, tient l'Enfant sur ses genoux; un
ange présente des mets à l'Enfant, et saint Joseph ôte le bât de l'âne;
un pont dans le lointain , sur lequel passent des chameaux et leurs
conducteurs ; un horizon où se dessinent à peine les édifices d'une
grande ville : le calme de la lumière est merveilleux.
Deux autres petits paysages de Claude Lorrain, dont l'un représente
une espèce de mariage patriarcal dans un bois : c'est peut-être l'ou-
vrage le plus fini de ce grand peintre.
Une fuite en Ég^'pte , de Nicolas Poussin : la Vierge et l'Enfant ,
portés sur un âne que conduit un ange, descendent d'une colline dans
un bois ; saint Joseph suit : le mouvement du vent est marqué sur les
vêtements et sur les arbres.
Plusieurs paysages du Dominiquin : couleur vive et brillante ; les
sujets riants; mais en général un ton de verdure cru et une lumière
peu vaporeuse, peu idéale : chose singulière ! ce sont des yeux françois
qui ont mieux vu la lumière de l'Italie.
Paysage d'Annibal Garrache : grande vérité, mais point d'élévation
de style.
Diane et Endymion , de Rubens : l'idée est heureuse. Endymion est
à peu près endormi dans la position du beau bas-relief du Gapitoîe ;
Diane suspendue dans l'air appuie légèrement une main sur l'épaule
du chasseur, pour donner à celui-ci un baiser sans l'éveiller; la main
de la déesse de la nuit est d'une blancheur de lune, et sa tète se dis-
tingue à peine de l'azur du firmament. Le tout est bien dessiné; mais
quand Rubens dessine bien , il peint mal : le grand coloriste perdoit
sa palette quand il retrouvoit son crayon.
Deux têtes, par Raphaël. Les quatre Avares, par Albert Durer, Le
Temps arrachant les plumes de l'Amour, du Titien ou de l'Albane :
maniéré et froid ; une chair toute vivante.
Noces Aldobrandines, copie de Nicolas Poussin : dix figures sur un
même plan, formant trois groupes de trois, quatre, et trois figures.
Le fond est une espèce de paravent gris à hauteur d'appui ; les poses
et le dessin tiennent de la simplicité de la sculpture ; on diroit d'un
bas-relief. Point de richesse de fond, point de détails, de draperies,
de meubles, d'arbres, point d'accaesoire quelconque, rien que les
personnages naturellement groupés.
202 VOYAGE EN ITALIE.
PROMENADE DANS ROME
AU CLAIR DE LUNE.
Du haut de la Trinité du Mont , les clochers et les édifices lointains
paraissent comme les ébauches effacées d'un peintre , ou comme des
côtes inégales vues de la mer, du bord d'un vaisseau à l'ancre.
Ombre de l'obélisque : combien d'hommes ont regardé cette ombre
en Ég^'pte et à Rome ? .
Trinité du Mont déserte : un chien aboyant dans cette retraite des
François. Une petite lumière dans la chambre élevée de la villa
Médicis.
Le Cours : calme et blancheur des bâtiments, profondeur des
ombres transversales. Place Colonne : Colonne Antonine à moitié
éclairée.
Panthéon : sa beauté au clair de la lune.
Colisée : sa grandeur et son silence à cette même clarté.
Saint-Pierre : effet de la lune sur son dôme , sur le Vatican , sur
l'obélisque, sur les deux fontaines , sur la colonnade circulaire.
Une jeune femme me demande l'aumône : sa tête est enveloppée
dans son jupon relevé ; la poverina ressemble à une madone : elle a
bien choisi le temps et le lieu. Si j'étois Raphaël, je ferois un tableau.
Le Romain demande parce qu'il meurt de faim ; il n'importune pas si
on le refuse ; comme ses ancêtres , il ne fait rien pour vivre : il faut
que son sénat ou son prince le nourrisse.
Rome sommeille au milieu de ces ruines. Cet astre de la nuit, ce
globe que l'on suppose un monde fini et dépeuplé , promène ses pâles
solitudes au-dessus des solitudes de Rome ; il éclaire des rues sans
habitants, des enclos, des places, des jardins où il ne passe personne,
des monastères où l'on n'entend plus la voix des cénobites, des
cloîtres qui sont aussi déserts que les portiques du Colisée.
Que se passoit-il il y a dix-huit siècles à pareille heure et aux
mêmes lieux? Non-seulement l'ancienne Italie n'est plus, mais l'Italie
du moyen âge a disparu. Toutefois la trace de ces deux Italies est encore
bien marquée à Rome : si la Rome moderne montre son Saint-Pierre
et tous ses chefs-d'œuvre , la Rome ancienne lui oppose son Panthéon
et tous ses débris; si l'une fait descendre du Capitole ses consuls et
ses emporonrs, l'autre amène du Vatican la longue suite de ses pon-
tifes. Le Tibre sépare les deux gloires : assises dans la môme poiis-
VOYAGE EN ITALIE. 293
sière , Rome païenne s'enfonce de plus en plus dans ses tombeaux, et
Rome chrétienne redescend peu à peu dans les catacombes d'où elle
est sortie.
J'ai dans la tête le sujet d'une vingtaine de lettres sur l'Italie , qui
peut-être se feroient lire, si je parvenois à rendre mes idées telles que
je les conçois : mais les jours s'en vont, et le repos me manque. Je
me sens comme un voyageur qui forcé de partir demain a envoyé
devant lui ses bagages. Les bagages de l'homme sont ses illusions et
ses années; il en remet à chaque minute une partie à celui que
l'Écriture appelle un courrier rapide : le Temps '.
VOYAGE DE NAPLES.
Terracine, 31 décembre.
Voici les personnages, les équipages, les choses et les objets que
l'on rencontre pêle-mêle sur les routes de l'Italie : des Anglois et des
Russes, qui voyagent à grands frais dans de bonnes berlines, avec tous
les usages et les préjugés de leurs pays; des familles italiennes qui
passent dans de vieilles calèches pour se rendre économiquement aux
vendanges; des moines à pied, tirant par la bride une mule rétive
chargée de reliques; des laboureurs conduisant des charrettes que
traînent de grands bœufs, et qui portent une petite image de la Vierge
élevée sur le timon au bout d'un bâton ; des paysannes voilées ou les
cheveux bizarrement tressés, jupon court de couleur tranchante, cor-
sets ouverts aux mamelles, et entrelacés avec des rubans, colliers et
bracelets de coquillages ; des fourgons attelés de mulets ornés de son-
nettes, de plumes et d'étoffe rouge ; des bacs, des ponts et des mou-
i. De cette vingtaine ae lettres que j'avois dans la tête, je n'en ai écrit qu'une
seule, la Lettre sur Rome à M. de Fontanes. Les divers fragments qu'on vient
de lire ot qu'on va lire dévoient former le texte des autres lettres; mais j'ai achevé
de décrire Rome et Naples dans le quatrième et dans le cinquième livre des Mar-
tyrs. II ne manque donc à tout ce que je voulois dire sur l'Italie que la partio
historique et politique.
29/i VOYAGE EN ITALIE.
lins ; des troupeaux d'ânes , de chèvres, de moutons; des voiturins, des
courriers, la tête enveloppée d'un réseau comme les Espagnols; des
enfants tout nus ; des pèlerins, des mendiants, des pénitents blancs ou
noirs ; des militaires cahotés dans de méchantes carrioles ; des escoua-
des de gendarmerie ; des vieillards mêlés à des femmes. L'air de bien-
veillance est grand, mais grand est aussi l'air de curiosité ; on se suit
des yeux tant qu'on peut se voir, comme si on vouloit se parler, et
l'on ne se dit mot.
Dix heures du soir.
J'ai ouvert ma fenêtre : les flots venoient expirer au pied des murs
de l'auberge. Je ne revois jamais la mer sans un mouvement de joie
et presque de tendresse.
Gaète, 1" janvier 1804.
Encore une année écoulée 1
En sortant de Fondi j'ai salué le premier verger d'orangers : ces
beaux arbres étoient aussi chargés de fruits mûrs que pourroient l'être
les pommiers les plus féconds de la Normandie. Je trace ce peu de
mots à Gaète, sur un balcon, à quatre heures du soir, par un soleil
superbe , ayant en vue la pleine mer. Ici mourut Cicéron , dans cette
patrie, comme il le dit lui-même, qu'il avoit sauvée : 3Ioriarinpatria
sœpe servata. Cicéron fut tué par un homme qu'il avoit jadis défendu ;
ingratitude dont l'histoire fourmille. Antoine reçut au Forum la tête
et les mains de Cicéron ; il donna une couronne d'or et une somme de
200,000 livres à l'assassin; ce n'étoit pas le prix de la chose : la tête
fut clouée à la tribune publique entre les deux mains de l'orateur.
Sous Néron on louoit beaucoup Cicéron ; on n'en parla pas sous
Auguste. Du temps de Néron le crime s'étoit perfectionné; les vieux
assassinats du divin Auguste étoient des vétilles, des essais, presque
de l'innocence au milieu des forfaits nouveaux. D'ailleurs on étoit déjà
loin de la liberté ; on ne savoit plus ce que c'étoit : les esclaves qui
assistoient aux jeux du cirque alloicnt-ils prendre feu pour les rêveries
des Caton et des Brutus? Les rhéteurs pouvoient donc, en toute sûreté
de servitude, louer le paysan d'Arpinum. Néron lui-même auroit été
homme à débiter des harangues sur l'excellence de la liberté ; et si le
peuple romain se fût endormi pendant ces harangues, comme il est à
croire, son maître, selon la coutume, l'eût fait réveiller à coups de
bâton pour le forcer d'applaudir.
VOYAGE EN ITALIE. 295
Naples, 2 janvier.
Le duc d'Anjou , roi de Naples, frère de saint Louis, fît mettre à
mort Conradin , légitime héritier de la couronne de Sicile. Conradin
sur l'échafaud jeta son gant dans la foule : qui le releva? Louis XVI ,
descendant de saint Louis.
Le royaume des Deux-Siciles est quelque chose d'à part en Italie :
grec sous les anciens Romains, il a été sarrasin, normand, allemand,
françoîs, espagnol, au temps des Romains nouveaux.
L'Italie du moyen âge étoit l'Italie des deux grandes factions guelfe
et gibeline, l'Italie des rivalités répuLlicaines et des petites tyrannies;
on n'y entendoit parler que de crimes et de liberté; tout s'y faisoit à
la pointe du poignard. Les aventures de cette Italie tenoient du
roman : qui ne sait Ugolin, Françoise de Rimini, Roméo et Juliette,
Othello? Les doges de Gênes et de Venise, les princes de Vérone, de
Ferrare et de Milan , les guerriers , les navigateurs , les écrivains , les
artistes, les marchands de cette Italie étoient des hommes de génie :
Grimaldi, Fregose, Adorni, Dandolo, Marin Zeno, Morosini, Gradenigo,
Scaligieri, Visconti, Doria, Trivulce, Spinola, Zeno, Pisani, Christophe
Colomb , Améric Vespuce , Gabato , le Dante , Pétrarque , Boccace ,
Arioste, Machiavel, Cardan, Pomponace, Achellini, Érasme, Politien,
Michel-Ange, Pérugin, Raphaël, Jules Romain , Dominiquin , Titien ,
Caragio, les Médicis; mais, dans tout cela, pas un chevalier, rien de
l'Europe transalpine.
A Naples , au contraire , la chevalerie se mêle au caractère italien ,
et les prouesses aux émeutes populaires; Tancrède et le Tasse, Jeanne
de Naples et le bon roi René, qui ne régna point, les Vêpres Sici-
liennes, Mazaniel et le dernier duc de Guise, voilà les Deux-Siciles.
Le souffle de la Grèce vient aussi expirer à Naples ; Athènes a poussé
ses frontières jusqu'à Pœstum; ses temples et ses tombeaux forment
une ligne au dernier horizon d'un ciel enchanté.
Je n'ai point été frappé de Naples en arrivant : depuis Capoue et
ses délices jusque ici le pays est fertile, mais peu pittoresque. On entre
dans Naples presque sans la voir, par un chemin assez creux '.
3 janvier 1804.
Visité le Musée.
Statue d'Hercule dont il y a des copies partout : Hercule en repos
\. On peut, si l'on veut, ne plus suivre l'ancienne route. Sous la dernière domina-
tion françoise une autre entrée a été ouverte, et l'on a tracé un beau chemin autour
de lu colline de Pausilippe.
296 VOYAGE EN ITALIE.
appuyé sur un tronc d'arbre ; légèreté de la massue. Vénus : beauté
des formes ; draperies mouillées. Buste de Scipion l'Africain.
Pourquoi la sculpture antique est-elle supérieure ' à la sculpture
moderne , tandis que la peinture moderne est vraisemblement supé-
rieure, ou du moins égale à la peinture antique?
Pour la sculpture , je réponds :
Les habitudes et les mœurs des anciens étoîent plus graves que les
nôtres, les passions moins turbulentes. Or, la sculpture, qui se refuse
à rendre les petites nuances et les petits mouvements, s'accommodoit
mieux des poses tranquilles et de la physionomie sérieuse du Grec et
du Romain.
De plus, les draperies antiques laissoîent voir en partie le nu : ce
nu étoit toujours ainsi sous les yeux des artistes, tandis qu'il n'est
exposé qu'occasionnellement aux regards du sculpteur moderne : enfin
les formes humaines étoient plus belles.
Pour la peinture, je dis :
La peinture admet beaucoup de mouvement dans les attitudes :
conséquemment la matière, quand malheureusement elle est sensible,
nuit moins aux grands effets du pinceau.
Les règles de la perspective , qui n'existent presque point pour la
sculpture, sont mieux entendues des modernes qu'elles ne l'étoient
des anciens. On connoît aujourd'hui un plus grand nombre de cou-
leurs ; reste seulement à savoir si elles sont plus vives et plus pures.
Dans ma revue du Musée, j'ai admiré la mère de Raphaël, peinte
par son fils : belle et simple, elle ressemble un peu à Raphaël lui-
même, comme les Vierges de ce génie divin ressemblent à des anges.
Michel-Ange peint par lui-même.
Armide et Renaud : scène du miroir magique.
POUZZOLES ET LA SOLFATARA.
4 janvier.
A Pouzzoles , j'ai examiné le temple des Nymphes , la maison de
Cicéron, celle qu'il appeloit la Pulcolanc, d'où il écrivit souvent à
i. GeUe assertion, généralement vraie, admet pourtant d'assez nombreuses excep-
tions. La statuaire antique n'a rien qui surpasse les cariatides du Louvre, de Jean
VOYAGE EN ITALIE. 207
Atlicus, et où il composa peut-être sa seconde Philippique. Cette villa
étoit bâtie sur le plan de l'Académie d'Athènes : embellie depuis par
Velus, elle devint un palais sous l'empereur Adrien, qui y mourut en
disant adieu à son âme.
Animula vagula, blandula,
Hospes comesque corporis, etc.
Il voulut qu'on mît sur sa tombe qu'il avoit été tué par les
médecins :
Turba medicorum regem interfecit.
La science a fait des progrès.
A cette époque, tous les hommes de mérite étoient philosophes,
quand ils n'étoient pas chrétiens.
Belle vue dont on jouissoit du Portique : un petit verger occupe au-
jourd'hui la maison de Cicéron.
Temple de Neptune et tombeaux.
. La Solfatare, champ de soufre. Bruit des fontaines d'eau bouillante;
bruit du Tartare pour les poètes.
Vue du golfe de tapies en revenant : cap dessiné par la lumière du
soleil couchant ; reflet de cette lumière sur le Vésuve et l'Apennin ;
accord ou harmonie de ces feux et du ciel. Vapeur diaphane à fleur
d'eau et à mi-montagne. Blancheur des voiles des barques rentrant
au port. L'île de Caprée au loin. La montagne des Camaldules avec
son couvent et son bouquet d'arbres au-dessus de Naples. Contraste de
tout cela avec la Solfatare. Un François habite sur l'île où se retira
Brutus. Grotte d'Esculape. Tombeau de Virgile, d'où l'on découvre le
berceau du Tasse.
LE YÉSUVE.
5 janvier 1804.
Aujourd'hui 5 janvier, je suis parti de Naples à sept heures du
matin; me voilà à Portici. Le soleil est dégagé des nuages du levant.
Goujon, Nous avons tous les jours sous les yeux ces chefs-d'œuvre, et nous ne
les regardons pas. L'Apollon a été beaucoup trop vanté : les métopes du Parthénon
offrent seuls la sculpture grecque dans sa perfection. Ce que j'ai dit des arts dans le
Génie du Christianisme est étriqué et souvent faux. A cette époque je n'avois vu ni
l'Italie, ni la Grèce, ni l'Egypte.
298 VOYAGE EN ITALIE.
mais la tête du Vésuve est toujours dans le brouillard. Je fais marché
avec un ciccrone pour me conduire au cratère du volcan. 11 me fournit
deux mules, une pour lui, une pour moi : nous partons.
Je commence à monter par un chemin assez large, entre deux
champs de vignes appuyées sur des peupliers. Je m'avance droit au
levant d'hiver. J'aperçois, un peu au-dessus des vapeurs descendues
dans la moyenne région de l'air, la cime de quelques arbres : ce sont
les ormeaux de l'ermitage. De pauvres habitations de vignerons se
montrent à droite et à gauche, au milieu des riches ceps du Lacryma-
Christl. Au reste, partout une terre bridée, des vignes dépouillées
entremêlées de pins en forme de parasol , quelques aloès dans les
haies, d'innombrables pierres roulantes, pas un oiseau.
J'arrive au premier plateau de la montagne. Une plaine nue s'étend
devant moi. J'entrevois les deux têtes du Vésuve ; à gauche la Somma,
à droite la bouche actuelle du volcan : ces deux têtes sont enveloppées
de nuages pâles. Je m'avance. D'un côté la Somma s'abaisse ; de l'autre
je commence à distinguer les ravines tracées dans le cône du volcan,
que je vais bientôt gravir. La lave de 1766 et de 1769 couvre la plaine
où je marche. C'est un désert enfumé où les laves, jetées comme des
scories de forge, présentent sur un fond noir leur écume blanchâtre,
tout à fait semblable à des mousses desséchées.
Suivant le chemin à gauche, et laissant à droite le cône du volcan,
j'arrive au pied d'un coteau ou plutôt d'un mur formé de la lave qui a
recouvert Herculanum. Cette espèce de muraille est plantée de vignes
sur la lisière de la plaine, et son revers offre une vallée profonde occu-
pée par un taillis. Le froid devient très-piquant.
Je gravis cette colline pour me rendre à l'ermitage que l'on aperçoit
de l'autre côté. Le ciel s'abaisse, les nuages volent sur la terre comme
une fumée grisâtre, ou comme des cendres chassées par le vent. Je
commence à entendre le murmure des ormeaux de l'ermitage.
L'ermite est sorti pour me recevoir. 11 a pris la bride de la mule, et
j'ai mis pied à terre. Cet ermite est un grand homme de bonne mine
et d'une physionomie ouverte. Il m'a fait entrer dans sa cellule ; il a
dressé le couvert, et m'a servi un pain, des pommes et des œufs. Il
s'est assis devant moi, les deux coudes appuyés sur la table, et a causé
tranquillement tandis que je déjeunois. Les nuages s'éloient fermés
de toutes parts autour de nous; on ne pouvoit distinguer aucun objet
par la fenêtre de l'ermitage. On n'oyoit dans ce gouffre de vapeurs que
le sirricmcnt du vent et le bruit lointain de la mer sur les côtes d'Hcr-
culanum; scène paisible de l'hospitalité chrétienne, placée dans une
petite cellule au pied d'un volcan et au milieu d'une tempête 1
VOYAGE EN ITALIE. 299
L'ermite m'a présenté le livre où les étrangers ont coutume de noter
quelque chose. Dans ce livre, je n'ai pas trouvé une pensée qui méritât
d'être retenue; les François, avec ce bon goût naturel à leur nation,
se sont contentés de mettre la date de leur passage, ou de faire l'éloge
de l'ermite. Ce volcan n'a donc inspiré rien de remarquable aux voya-
geurs; cela me confirme dans une idée que j'ai depuis longtemps : les
très-grands sujets, comme les très-grands objets, sont peu propres à
faire naître les grandes pensées ; leur grandeur étant pour ainsi dire
en évidence, tout ce qu'on ajoute au delà du fait ne sert qu'à le rape-
tisser. Le nascitur ridiculus mus est vrai de toutes les montagnes.
Je pars de l'ermitage à deux heures et demie; je remonte sur le
coteau de lave que j'avois déjà franchi : à ma gauche est la vallée qui
me sépare de la Somma, à ma droite la plaine du cône. Je marche en
m'élevant sur l'arête du coteau. Je n'ai trouvé dans cet horrible lieu,
pour toute créature vivante, qu'une pauvre jeune fille maigre, jaune,
demi-nue, et succombant sous un fardeau de bois coupé dans la mon-
tagne.
Les nuages ne me laissent plus rien voir ; le vent, soufflant de bas
en haut, les chasse du plateau noir que je domine, et les fait passer
sur la chaussée de lave que je parcours : je n'entends que le bruit des
pas de ma mule.
Je quitte le coteau, je tourne à droite et redescends dans cette
plaine de lave qui aboutit au cône du volcan et que j'ai traversée plus
bas en montant à l'ermitage. Même en présence de ces débris calcinés,
l'imagination se représente à peine ces champs de feu et de métaux
fondus au moment des éruptions du Vésuve. Le Dante les avoit peut-
être vus lorsqu'il a peint dans son Enfer ces sables brûlants où des
flammes éternelles descendent lentement et en silence, corne di neve
in Âlpe senza vento :
Arrivammo ad una landa,
Che dal suo letto ogni pianta rimuove.
Lo spazzo era una rena arida e spessa, »
Sovra tutto '1 sabbion d' un cader lento
Piovén di fuoco dilatate falde,
Come di neve in Alpe sanza vento.
Les nuages s'entr'ouvrent maintenant sur quelques points ; je dé-
couvre subitement, et par intervalles, Portici, Caprée, Ischia, le Pau-
silippe, la mer parsemée des voiles blanches des pêcheurs et la côte
du golfe de Naples, bordée d'orangers : c'est le paradis vu de l'enfer.
300 VOYAGE EN ITALIE.
Je touche au pied du cône ; nous quittons nos mules ; mon guide me
donne un long bâton, et nous commençons à gravir l'énorme monceau
de cendres. Les nuages se referment, le brouillard s'épaissit, et l'obs-
curité redouble.
Me voilà au haut du Vésuve, écrivant assis à la bouche du volcan,
et prêt à descendre au fond de son cratère. Le soleil se montre de
temps en temps à travers le voiîe de vapeurs qui enveloppe toute la
montagne. Cet accident, qui me cache un des plus beaux paysages de
la terre, sert à redoubler l'horreur de ce lieu. Le Vésuve, séparé par
les nuages des pays enchantés qui sont à sa base, a l'air d'être ainsi
placé dans le plus profond des déserts, et l'espèce de terreur qu'il
inspire n'est point affoiblie par le spectacle d'une ville florissante à ses
pieds.
Je propose à mon guide de descendre dans le cratère ; il fait quel-
que difficulté, pour obtenir un peu plus d'argent. Nous convenons
d'une somme qu'il veut avoir sur-le-champ. Je la lui donne. II dépouille
son habit; nous marchons quelque temps sur les bords de l'abîme,
pour trouver une ligne moins perpendiculaire et plus facile à des-
cendre. Le guide s'arrête et m'avertit de me préparer. Nous allons
nous précipiter. •
Nous voilà au fond du gouffre '. Je désespère de pouvoir peindre ce
chaos.
Qu'on se figure un bassin d'un mille de tour et de trois cents pieds
d'élévation, qui va s'élargissant en forme d'entonnoir. Ses bords ou
ses parois intérieures sont sillonnées par le fluide de feu que ce
bassin a contenu, et qu'il a versé au dehors. Les parties saillantes de
ces sillons ressemblent aux jambages de briques dont les Romains
appuyoient leurs énormes maçonneries. Des rochers sont suspendus
dans quelques parties du contour, et leurs débris, mêlés à une pâte
de cendres, recouvrent l'abîme.
Ce fond du bassin est labouré de dilîérentcs manières. A peu près
au milieu sont creusés trois puits ou petites bouches nouvellement
ouvertes, et qui vomirent des flammes pendant le séjour des François
à Naples en 1798.
Des fumées transpirent à travers les pores du gouffre, surtout du
côté de la Torre del Greco. Dans le flanc opposé, vers Caserte, j'aperçois
une flamme. Quand vous enfoncez la main dans les cendres, vous les
trouvez brûlantes à quelques pouces de profondeur sous la surface.
1. Il n'y a que de la fatigue et peu de danger à descendre dans le cratc^re du
Vésuve. Il faudroit avoir le malheur d'y Ctre surpris par une éruption. Les dernières
éruptions ont changé la forme du cône.
VOYAGE EN ITALIE. 301
La couleur générale du gouffre est celle d'un charbon éteint. Mais
la nature sait répandre des grâces jusque sur les objets les plus hor-
ribles : la lave en quelques endroits est pleine d'azur, d'outremer,
de jaune et d'orangé. Des blocs de granit, tourmentés et tordus par
l'action du feu, se sont recourbés à leurs extrémités, comme des
palmes et des feuilles d'acanthe. La matière volcanique, refroidie sur
les rocs vifs autour desquels elle a coulé, forme çà et là des rosaces, des
girandoles, de rubans ; elle affecte aussi des figures de plantes et d'ani-
maux, et imite les dessins variés que l'on découvre dans les agates.
J'ai remarqué sur un rocher bleuâtre un cygne de lave blanche par-
faitement modelé ; vous eussiez juré voir ce bel oiseau dormant sur
une eau paisible, la tête cachée sous son aile, et son long cou allongé
sur son dos comme un rouleau de soie :
Ad vada Meandri concinit albus olor.
Je retrouve ici ce silence absolu que j'ai observé autrefois, à midi,
dans les forêts de l'Amérique, lorsque, retenant mon haleine, je n'en-
tendois que le bruit de mes artères dans mes tempes et le battement de
mon cœur. Quelquefois seulement des bouffées de vent, tombant du
haut du cône au fond du cratère, mugissent dans mes vêtements ou
sifQent dans mon bâton; j'entends aussi rouler quelques pierres que
mon guide fait fuir sous ses pas en gravissant les cendres. Un écho
confus, semblable au frémissement du métal ou du verre, prolonge le
bruit de la chute, et puis tout se tait. Comparez ce silence de mort aux
détonations épouvantables qui ébranloient ces mêmes lieux lorsque
le volcan vomissoit le feu de ses entrailles et couvroit la terre de
ténèbres.
On peut faire ici des réflexions philosophiques et prendre en pitié
les choses humaines. Qu'est-ce en effet que ces révolutions si fameuses
des empires auprès des accidents de la nature qui changent la face
de la terre et des mers ? Heureux du moins si les hommes n'employoient
pas à se tourmenter mutuellement le peu de jours qu'ils ont à passer
ensemble! Le Vésuve n'a pas ouvert une seule fois ses abîmes pour
dévorer les cités, que ses fureurs n'aient surpris les peuples au milieu
du sang et des larmes. Quels sont les premiers signes de civilisation,
ies premières marques du passage des hommes que l'on a retrouvés
sous les cendres éteintes du volcan? Des instruments de supplice, des
squelettes enchaînés*.
V. A Pompeîa.
302 VOYAGE EN ITALIE.
Les temps varient, et les destinées humaines ont la même incons-
tance. La vie, dit la chanson grecque, fuit comme la roue d'un char :
Pline a perdu la vie pour avoir voulu contempler de loin le volcan
dans le cratère duquel je suis tranquillement assis. Je regarde fumer
l'abîme autour de moi. Je songe qu'à quelques toises de profondeur
j'ai un gouffre de feu sous mes pieds-, je songe que le volcan pourroit
s'ouvrir et me lancer en l'air avec des quartiers de marbre fracassés.
Quelle providence m'a conduit dans ce lieu? Par quel hasard les tem-
pêtes de l'océan américain m'ont-elles jeté aux champs de Lavinie :
Lavinaque venit littora? Je ne puis m'empêcher de faire un retour sur
les agitations de cette vie, « où les choses, dit saint Augustin, sont
pleines de misères, l'espérance vide de bonheur : rem plenam mise-
rise, spcm beatitudis inanem. » Né sur les rochers de l'Armorique,
le premier bruit qui a frappé mon oreille en venant au monde est celui
de la mer; et sur combien de rivages n'ai-je pas vu depuis se briser
ces mêmes flots que je retrouve ici?
Qui m'eût dit il y a quelques années que j'entendrois gémir aux
tombeaux de Scipion et de Virgile ces vagues qui se dérouloient à mes
pieds, sur les côtes de l'Angleterre, ou sur les grèves du Maryland?
Mon nom est dans la cabane du sauvage de la Floride; le voilà sur le
livre de l'ermite du Vésuve. Quand déposerai-je à la porte de mes pères
le bâton et le manteau du voyageur?
O patrla ! o divum donius Ilium !
PATRIA, OU LITERNE.
6 janvier 1804.
Sorti de Naples par la grotte du Pausilippe, j'ai roulé une heure en
calèche dans la campagne ; après avoir traversé de petits chemins
ombragés, je suis descendu de voiture pour chercher à pied Palria,
l'ancienne Literne. Un bocage de peupliers s'est d'abord présenté à
VOYAGE EN ITALIE. 303
moi, ensuite des vignes et une plaine semée de blé. La nature étoit
belle, mais triste. A Naples, comme dans l'État romain, les cultiva-
teurs ne sont guère aux champs qu'au temps des semailles et des
moissons, après quoi ils se retirent dans les faubourgs des villes ou
dans de grands villages. Les campagnes manquent ainsi de hameaux,
de troupeaux, d'habitants, et n'ont point le mouvement rustique de la
Toscane, du Milanois et des contrées transalpines. J'ai pourtant ren-
contré aux environs de Patria quelques fermes agréablement bâties :
elles avoient dans leur cour un puils orné de fleurs et accompagné de
deux pilastres, que couronnoient des aloès dans des paniers. Il y a dans
ce pays un goût naturel d'achitecture, qui annonce l'ancienne patrie
de la civilisation et des arts.
Des terrains humides semés de fougères, attenant à des fonds boisés,
m'ont rappelé les aspects de la Bretagne. Qu'il y a déjà longtemps que
j'ai quitté mes bruyères natales! On vient d'abattre un vieux bois de
chênes et d'ormes parmi lesquels j'ai été élevé : je serois tenté de
pousser des plaintes, comme ces êtres dont la vie étoit attachée aux
arbres de la magique forêt du Tasse.
J'ai aperçu de loin, au bord de la mer, la tour que l'on appelle Tour
de Scipion. A l'extrémité d'un corps de logis que forment une chapelle
et une espèce d'auberge, je suis entré dans un camp de pêcheurs : ils
étoient occupés à raccommoder leurs filets au bord d'une pièce d'eau.
Deux d'entre eux m'ont amené un bateau et m'ont, débarqué près d'un
pont, sur le terrain de la tour. J'ai passé des dunes, où croissent des
lauriers, des myrtes et des oliviers nains. Monté, non sans peine, au
haut de la tour, qui sert de point de reconnoissance aux vaisseaux,
mes regards ont erré sur cette mer que Scipion avoit contemplée tant
de fois. Quelques débris des voûtes appelées Grottes de Scipion se sont
offerts à mes recherches religieuses; je foulois, saisi de respect, la
terre qui couvroit les os de celui dont la gloire cherchoit la solitude.
Je n'aurai de commun avec ce grand citoyen que ce dernier exil dont
aucun homme n'est rappelé.
aOù VOYAGE EN ITALIE.
CAIES.
9 janvier.
Vue du haut de Monte-Nuovo : culture au fond de l'entonnoir ; myrtes
et élégantes bruyères.
Lac Averne : il est de forme circulaire , et enfoncé dans un bassin
de montagnes; ses bords sont parés de vignes à haute tige. L'antre de
la Sibylle est placé vers le midi, dans le flanc des falaises, auprès d'un
bois. J'ai entendu chanter les oiseaux, et je les ai vus voler autour de
l'antre, malgré les vers de Virgile:
Quam super haud ullas poterant impune volantes
Tendere iter pennis
Quant au rameau d'or, toutes les colombes du monde me l'auroient
montré, que je n'aurois su le cueillir.
Le lac Averne commun iquoit au lac Lucrin : restes de ce dernier lac
dans la mer-, restes du pont Julia.
On s'embarque, et l'on suit la digue jusqu'aux bains de Néron. J'ai
fait cuire des œufs dans le Phlégéton. Rembarqué en sortant des mains
de Néron ; tourné le promontoire : sur une côte abandonnée gisent,
battues par les flots, les ruines d'une multitude de bains et de villa
romaines. Temples de Vénus, de Mercure, de Diane ; tombeaux d'Agrip-
pine, etc. Baies fut l'Elysée de Virgile et l'Enfer de Tacite.
HERCULANUM, PORTICI, POMPEIA.
11 janvier.
La lave a rempli Herculanum, comme le plomb fondu remplit les
concavités d'un moule.
Portici est un magasin d'antiques.
11 y a quatre parties di'couvertes à Pompcïa : 1° le temple, le quar-
tier des soldats, les théâtres ; 2» une maison nouvellement déblayée
VOYAGE EN ITALIE. 305
parles François; 3° un quartier de la ville; /j^la maison hors delà ville.
Le tour de Pompeïa est d'environ quatre milles. Quartier des sol-
,dats, espèce de cloître autour duquel régnoient quarante-deux cham-
jbres ; quelques mots latins estropiés et mal orthographiés barbouillés
sur les murs. Près de là étoient des squelettes enchaînés : « Ceux qui
étoient autrefois enchaînés ensemble, dit Job, ne souffrent plus, et ils
n'entendent plus la voix de l'exacteur. »
Un petit théâtre : vingt-et-un gradins en demi-cercle, les corridors
derrière. Un grand théâtre : trois portes pour sortir de la scène dans
le fond , et communiquant aux chambres des acteurs. Trois rangs
marqués pour les gradins ; celui du bas plus large et en marbre. Les
corridors derrière, larges et voûtés.
On entroit par le corridor au haut du théâtre, et l'on descendoit
dans la salle par les vomitoires. Six portes s'ouvroient dans ce corri-
dor. Viennent, non loin de là, un portique carré de soixante colonnes,
et d'autres colonnes en ligne droite, allant du midi au nord; disposi-
tions que je n'ai pas bien comprises.
On trouve deux temples : l'un de ces temples offre trois autels et un
sanctuaire élevé.
La maison découverte par les François est curieuse : les chambres
à coucher, extrêmement exiguës, sont peintes en bleu ou en jaune,
et décorées de petits tableaux à fresque. On voit dans ces tableaux un
personnage romain, un Apollon jouant de la lyre, des paysages, des
perspectives de jardins et de villes. Dans la plus grande cham.bre de
cette maison , une peinture représente Ulysse fuyant les Sirènes : le
fils de Laerte, attaché au mât de son vaisseau , écoute trois Sirènes
placées sur les rochers ; la première touche la lyre, la seconde sonne
une espèce de trompette, la troisième chante.
On entre dans la partie la plus anciennement découverte de Pom-
peïa par une rue d'environ quinze pieds de large ; des deux côtés
sont des trottoirs; le pavé garde la trace des roues en divers endroits.
La rue est bordée de boutiques et de maisons dont le premier étage
est tombé. Dans deux de ces maisons se voient les choses suivantes :
Une chambre de chirurgien et une chambre de toilette avec des
peintures analogues.
On m'a fait remarquer un moulin à blé et les marques d'un instru-
ment tranchant sur la pierre de la boutique d'un charcutier ou d'un
boulanger, je ne sais plus lequel.
La rue conduit à une porte de la cité où l'on a mis à nu une por-
tion des murs d'enceinte. A cette porte commençoit la file des sé-
pulcres qui bordoient le chemin public.
VI. 20
306 VOYAGE EN ITALIE.
Après avoir passé la porte , on rencontre la maison de campagne si
connue. Le portique qui entoure le jardin de cette maison est com-
posé de piliers carrés, groupés trois par trois. Sous ce premier por-
tique, il en existe un second : c'est là que fut étouffée la jeune femme
dont le sein s'est imprimé dans le morceau de terre que j'ai vu à
Portici : la mort, comme un statuaire, a moulé sa victime.
Pour passer d'une partie découverte de la cité à une autre partie
découverte , on traverse un riche sol cultivé ou planté de vignes. La
chaleur étoit considérable, la terre riante de verdure et émailk'e de
fleurs ' .
En parcourant cette cité des morts, une idée me poursuîvoit. A
mesure que l'on déchausse quelque édifice à Pompeïa, on enlève ce
que donne la fouille , ustensiles de ménage , instruments de divers
métiers, meubles, statues, manuscrits, etc., et l'on entasse le tout au
Musée Portici. Il y auroit selon moi quelque chose de mieux à faire :
ce seroit de laisser les choses dans l'endroit où on les trouve et comme
on les trouve, de remettre des toits, des plafonds, des planchers et
des fenêtres, pour empêcher la dégradation des peintures et des
murs ; de relever l'ancienne enceinte de la ville, d'en clore les portes ;
enfin d'y établir une garde de soldats avec quelques savants versés
dans les arts. Ne seroit-ce pas là le plus merveilleux musée de la terre?
Une ville romaine conservée tout entière, comme si ses habitants
venoient d'en sortir un quart d'heure auparavant !
On apprendroit mieux l'histoire domestique du peuple romain, l'état
de la civilisation romaine dans quelques promenades à Pompeïa res-
taurée , que par la lecture de tous les ouvrages de l'antiquité. L'Eu-
rope entière accourroit : les frais qu'exigeroit la mise en œuvre de ce
plan seroient amplement compensés par l'affluence des étrangers à
Naples. D'ailleurs rien n'obligeroit d'exécuter ce travail à la fois ; on
continueroit lentement, mais régulièrement les fouilles ; il ne faudroit
qu'un peu de brique, d'ardoise, de plâtre, de pierre, de bois de char-
pente et de menuiserie pour les employer en proportion du déblai.
Un architecte hal)ile suivroit, quant aux restaurations, le style local
dont il trouveroit des modèles dans les paysages peints sur les murf
mêmes des maisons de Pompeïa
Ce que l'on fait aujourd'hui me semble funeste : ravies à leurs
places naturelles , les curiosités les plus rares s'ensevelissent dans des
cabinets où elles ne sont plus en rapport avec les objets environnants.
1. Je donne à la page 353 etsuivai)tcs des notices curieuses sur Pompeïa, et qui
complètent ma courte description.
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308 VOYAGE EN ITALIE.
l'air de grands chemins battus et fréquentés , et elles ne sont que le
lit désert d'une onde orageuse qui s'est écoulée comme le peuple
romain. A peine découvrez-vous quelques arbres, mais partout s'élè-
vent des ruines d'aqueducs et de tombeaux; ruines qui semblent être
les forêts et les plantes indigènes d'une terre composée de la pous-
sière des morts et des débris des empires. Souvent dans une grande
plaine j'ai cru voir de riches moissons; je m'en approchois : des
herbes flétries avoient trompé mon œil. Parfois sous ces moissons
stériles vous distinguez les traces d'une ancienne culture. Point
d'oiseaux, point de laboureurs, point de mouvements champêtres ,
point de mugissements de troupeaux, point de villages. Un petit
nombre de fermes délabrées se montrent sur la nudité des champs;
les fenêtres et les portes en sont fermées ; il n'en sort ni fumée , ni
bruit, ni habitants. Une espèce de sauvage, presque nu, pâle et miné
par la fièvre, garde ces tristes chaumières, comme les spectres qui,
dans nos histoires gothiques , défendent l'entrée des châteaux aban-
donnés. Enfin, l'on diroit qu'aucune nation n'a osé succéder aux
maîtres du monde dans leur terre natale, et que ces champs sont tels
que les a laissés le soc de Cincinnatus ou la dernière charrue romaine.
C'est du milieu de ce terrain inculte que domine et qu'attriste
encore un monument appelé par la voix populaire le Tombeau de
Néron \ que s élève la grande ombre de la ville éternelle. Déchue de
sa puissance terrestre, elle semble, dans son orgueil, avoir voulu s'iso-
ler : elle s'est séparée des autres cités de la terre ; et, comme une reine
tombée du trône, elle a noblement caché ses malheurs dans la solitude.
Il me seroit impossible de vous dire ce qu'on éprouve lorsque Rome
vous apparoît tout à coup au milieu de ses royaumes vides , inania
régna, et qu'elle a l'air de se lever pour vous de la tombe où elle
étoit couchée. Tâchez de vous figurer ce trouble et cet étonnement
qui saisissoient les prophètes lorsque Dieu leur envoyoit la vision de
quelque cité à laquelle il avoit attaché les destinées de son peuple :
Quasi aspectus splendoris-. La multitude des souvenirs, l'abondance
des sentiments vous oppressent; votre âme est bouleversée à l'aspect
de cette Rome qui a recueilli deux fois la succession du monde,
, comme héritière de Saturne et de Jacob ^.
! i. Lo véritable tomheau de Néron étoit à la porte du Peuple, dans l'endroit même-
, où l'on a bâti depuis l'église de Santa Maria del Popolo.
2. « C'étoit comme une vision de splendeur. » Ézi'xii.
3. Montaigne décrit ainsi la campagne de Rome, telle qu'elle étoit il y a environ
deux cents ans :
M Nous avions loin, sur notre main gauche, l'Apennin, le prospect du pays mal
VOYAGE EN ITALIE. 309
Vous croirez peut-être, mon cher ami, d'aprùs cette description,
qu'il n'y a rien de plus affreux que les campagnes romaines? Vous vous
tromperiez beaucoup; elles ont une inconcevable grandeur : on esf
toujours prêt, en les regardant, à s'écrier avec Virgile :
Salve, magna parens frugum, Saturnia tellus.
Magna virum i !
Si vous les voyez en économiste , elles vous désoleront ; si vous les
contemplez en artiste, en poëte, et même en philosophe, vous ne vou-
driez peut-être pas qu'elles fussent autrement. L'aspect d'un champ
de blé ou d'un coteau de vignes ne vous donneroit pas d'aussi fortes
émotions que la vue de cette terre dont la culture moderne n'a pas
rajeuni le sol, et qui est demeurée antique comme les ruines qui la
couvrent.
Rien n'est comparable pour la beauté aux lignes de l'horizon
romain, à la douce inclinaison des plans, aux contours suaves et
fuyants des montagnes qui le terminent. Souvent les vallées dans la
campagne prennent la forme d'une arène, d'un cirque, d'un hippo-
drome ; les coteaux sont taillés en terrasses, comme si la main puis-
sante des Romains avoit remué toute cette terre. Une vapeur particu-
lière, répandue dans les lointains, arrondit les objets et dissimule ce
qu'ils pourroient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les
ombres ne sont jamais lourdes et noires ; il n' y a pas de masses si
obscures de rochers et de feuillages dans lesquelles il ne s'insinue tou-
jours un peu de lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse marie
la terre , le ciel et les eaux : toutes les surfaces, au moyen d'une gra-
dation insensible de couleurs, s'unissent par leurs extrémités, sans
qu'on puisse déterminer le point où une nuance finit et où l'autre com-
mence. Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude
Lorrain cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature? Eh
bien , c'est la lumière de Rome !
Je ne me lassois point de voir à la villa Borghèse le soleil se coucher
sur les cyprès du mont Marins et sur les pins de la villa Pamphili,
plantés par Le Nôtre. J'ai souvent aussi remonté le Tibre à Ponte-Mole,
pour jouir de cette grande scène de la fin du jour. Les sommets des
plaisant, bossé, plein de profondes fendasses, incapable d'y recevoir nulle conduicte
de gens de guerre en ordonnance; le terroir nu, sans arbres, une bonne partie stérile,
le pays fort ouvert tout autour, et plus de dix milles à la ronde; et quasi tout de cette
sorte, fort peu peuplé de maisons. »
1. « Salut, terre féconde, terre de Saturne, mère des grands hommes I »
310 VOYAGE EN ITALIE.
montagnes de la Sabine apparaissent alors de lapis-lazuli et d'opale,
tandis que leurs bases et leurs flancs sont noyés dans une vapeur d'une
teinte violette et purpurine. Quelquefois de beaux nuages comme des
ihars légers, portés sur le vent du soir avec une grâce inimitable,
font comprendre l'apparition des habitants' de l'Olympe sous ce ciel
mythologique ; quelquefois l'antique Rome semble avoir étendu dans
l'occident toute la pourpre de ses consuls et de ses césars, sous les
derniers pas du dieu du jour. Cette riche décoration ne se retire pas
aussi vite que dans nos climats : lorsque vous croyez que ses teintes
vont s'effacer, elle se ranime sur quelque autre point de l'horizon ; un
crépuscule succède à un crépuscule, et la magie du couchant se pro-
longe. Il est vrai qu'à cette heure du repos des campagnes l'air ne
retentit plus de chants bucoliques; les bergers n'y sont plus, Dulcia
linquimus arva ! mais on voit encore les grandes victimes du Clytumne,
des bœufs blancs ou des troupeaux de cavales demi-sauvages qui des-
cendent au bord du Tibre et viennent s'abreuver dans ses eaux. Vous
vous croiriez transporté au temps des vieux Sabins ou au siècle de
l'Arcadien Évandre, wt-tf^-evs? XaTwv ' , alors que le Tibre s'appeloit Albula ^^
et que le pieux Énée remonta ses ondes inconnues.
Je conviendrai toutefois que les sites de Naples sont peut-être plus
éblouissants que ceux de Rome : lorsque le soleil enflammé, ou que la
lune large et rougie, s'élève au-dessus du Vésuve, comme un globe
lancé par le volcan , la baie de Naples avec ses rivages bordés d'oran-
gers, les montagnes de la Fouille, l'île de Caprée, la côte duPausi-
lippe, Baïes, Misène, Cumes, l'Averne, les champs Élysées, et toute
cette terre virgilienne , présentent un spectacle magique ; mais il n'a
pas selon moi le grandiose de la campagne romaine. Du moins est-il
certain que l'on s'attache prodigieusement à ce sol fameux. Il y a deux
raille ans que Cicéron se croyoit exilé sous le ciel de l'Asie , et qu'il
écrivoit à ses amis : Urbem, mi Rufi, cole; in ista luce vive^. Cet attrait
de la belle Ausonie est encore le même. On cite plusieurs exemples de
voyageurs qui , venus à Rome dans le dessein d'y passer quelques
jours, y sont demeurés toute leur vie. Il fallut que le Poussin vînt
mourir sur cette terre des beaux paysages : au moment même oia je
vous écris, j'ai le bonheur d'y connoître M. d'Agincourt, qui y vit seul
1. « Pasteurs des peuples. » IIomer.
2. Fîrf. TiT. Liv.
3. H C'est à Rome qu'il faut habiter, mon cher Rufus, c'est à cette lumière qu'il
faut vivre. » Je crois que c'est dans le premier ou dans le second livre des Epities
familières. Comme j'ai cité partout de mémoire, on voudra bien me pardonner s'il
se trouve quelque inexactitude dans les citations.
VOYAGE EN ITALIE. SU
depuis vingt-cinq ans, et qui promet à la France d'avoir aussi son
Winckelman.
Quiconque s'occupe uniquement de l'étude de l'antiquité et des arts,
ou quiconque n'a plus de liens dans la vie, doit venir demeurer à
Rome. Là il trouvera pour société une terre qui nourrira ses réflexions
et qui occupera son cœur, des promenades qui lui diront toujours
quelque chose. La pierre qu'il foulera aux pieds lui parlera, la pous-
sière que le vent élèvera sous ses pas renfermera quelque grandeur
humaine. S'il est malheureux, s'il a mêlé les cendres de ceux qu'il
aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne passera-t-il pas
du sépulcre des Scipions au dernier asile d'un ami vertueux, du char-
mant tomheau de Cecilia Metella au modeste cercueil d'une femme
infortunée! Il pourra croire que ces mânes chéris se plaisent à errer
autour de ces monuments avec l'ombre de Cicéron, pleurant encore sa
chère Tullie, ou d'Agrippine encore occupée de l'urne de Germanicus.
S'il est chrétien , ah ! comment pourroit-il alors s'arracher de cette
terre qui est devenue sa patrie , de cette terre qui a vu naître un
second empire , plus saint dans son berceau, plus grand dans sa puis-
sance que celui qui l'a précédé, de cette terre où les amis que nous
avons perdus, dormant avec les martyrs aux catacombes, sous l'œil du
Pèrj des fidèles, paroissent devoir se réveiller les premiers dans leur
poussière et semblent plus voisins des cieux?
Quoique Rome, vue intérieurement, offre l'aspect de la plupart des
villes européennes, toutefois elle conserve encore un caractère parti-
culier : aucune autre cité ne présente un pareil mélange d'architecture
et de ruines, depuis le Panthéon d'Agrippa jusqu'aux murailles de
Bélisaire, depuis les monuments apportés d'Alexandrie jusqu'au dôme
élevé par Michel-Ange. La beauté des femmes est un autre trait distinctif
de Rome : elles rappellent par leur port et leur démarche les Clélie et
les Cornélie; on croiroit voir des statues antiques de Junon ou de
Pallas descendues de leur piédestal et se promenant autour de leurs
temples. D'une autre part, on retrouve chez les Romains ce ton des
chairs auquel les peintres ont donné le nom de couleur historique, et
qu'ils emploient dans leurs tableaux. Il est naturel que des hommes
do :t les aïeux ont joué un si grand rôle sur la terre aient servi de
modèle ou de type aux Raphaël et aux Dominiquin, pour représenter
les personnages de l'histoire.
Une autre singularité de la ville de Rome, ce sont les troupeaux de
chèvres, et surtout ces attelages de grands bœufs aux cornes énormes,
couchés au pied des obélisques égyptiens, parmi les débris du Forum
et sous les arcs où ils passoient autrefois pour conduire le triompha-
312 VOYAGE EN ITALIE.
leur romain à ce Capitole que Cicéron appelle le conseil public de
l'univers :
Romanos ad templa deum duxere triumphos.
A tous les bruits ordinaires des grandes cités se mêle ici le bruit
des eaux que l'on entend de toutes parts, comme si l'on étoit auprès
des fontaines de Blandusie ou d'Égôrie. Du haut des collines renfer-
mées dans l'enceinte de Rome, ou à l'extrémité de plusieurs rues,
vous apercevez la campagne en perspective, ce qui mêle la ville et les
champs d'une manière pittoresque. En hiver les toits des maisons sont
couverts d'herbes, comme les toits de chaume de nos paysans. Ces
diverses circonstances contribuent à donner à Rome je ne sais quoi
de rustique, qui va bien à son histoire : ses premiers dictateurs con-
duisoient la charrue; elle dut l'empire du monde à des laboureurs,
et le plus grand de ses poètes ne dédaigna pas d'enseigner l'art d'Hé-
siode aux enfants de Romulus :
AscriBumque cano romana pcr oppida carmen.
Quant au Tibre, qui baigne cette grande cité et qui en partage la
gloire, sa destinée est tout à fait bizarre. Il passe dans un coin de
Rome comme s'il n'y étoit pas ; on n'y daigne pas jeter les yeux, on
n'en parle jamais, on ne boit point ses eaux, les femmes ne s'en ser-
vent pas pour laver; il se dérobe entre de méchantes maisons qui
le cachent, et court se précipiter dans la mer, honteux de s'appeler le
Tevere.
Il faut maintenant, mon cher ami, vous dire quelque chose de ces
ruines dont vous m'avez recommandé de vous parler, et qui font une si
grande partie des dehors de Rome : je les ai vues en détail, soit à Rome,
soit à Naples, excepté pourtant les temples de Pœstum, que je n'ai pas
eu le temps de visiter. Vous sentez que ces ruines doivent prendre
différents caractères, selon les souvenirs qui s'y attachent.
Dans une belle soirée du mois de juillet dernier, j'étois allé m'as-
seoir au Coliséc, sur la marche d'un des autels consacrés aux douleurs
de la Passion. Le soleil qui se couchoit versoit des fleuves d'or par
toutes ces galeries où rouloit jadis le torrent des peuples; de fortes
ombres sortoicnt en même temps de l'enfoncement des loges et des
corridors, ou tomboient sur la terre en larges bandes noires. Du haut
des massifs de l'architecture, j'apercevois, entre les ruines du côté
droit de l'édifice, le jardin du palais des césars, avec un palmier qui
semble être placé tout exprès sur ces débris pour les peintres et les
VOYAGE EN ITALIE. 313
poètes. Au lieu des cris de joie que des spectateurs féroces poussoient
jadis dans cet amphithéâtre, en voyant déchirer des chrétiens par des
lions, on n'entendoit que les aboiements des chiens de l'ermite qui
garde ces ruines. Mais aussitôt que le soleil disparut à l'horizon, la
cloche du dôme de Saint-Pierre retentit sous les portiques du Colisée.
Cette correspondance établie par des sons religieux entre les deux plus
grands monuments de Rome païenne et de Rome chrétienne me causa
une vive émotion : je songeai que l'édifice moderne tomberait comme
l'édifice antique; je songeai que les monuments se succèdent comme
les hommes qui les ont élevés ; je rappelai dans m?, mémoire que ces
mêmes Juifs qui, dans leur première captivité, travaillèrent aux pyra-
mides de l'Égi^pte et aux murailles de Babylone, avoient, dans leur
dernière dispersion, bâti cet énorme amphithéâtre. Les voûtes qui
répétoient les sons de la cloche chrétienne étoient l'ouvrage d'un
empereur païen marqué dans les prophéties pour la destruction finale
de Jérusalem. Sont-ce là d'assez hauts sujets de méditation, et croyez-
vous qu'une ville où de pareils effets se reproduisent à chaque pas soit
digne d'être vue?
Je suis retourné hier, 9 janvier, au Colisée, pour le voir dans une
autre saison et sous un autre aspect : j'ai été étonné, en arrivant, de
ne point entendre l'aboiement des chiens qui se montroient ordinaire-
ment dans les corridors supérieurs de l'amphithéâtre, parmi les herbes
séchées. J'ai frappé à la porte de l'ermitage pratiqué dans le cintre
d'une loge; on ne m'a point répondu : l'ermite est mort. L'inclémence
de la saison, l'absence du bon solitaire, des chagrins récents, ont
redoublé pour moi la tristesse de ce lieu ; j'ai cru voir les décombres
d'un édifice que j'avois admiré quelques jours auparavant dans toute
son intégrité et toute sa fraîcheur. C'est ainsi, mon très-cher ami, que
nous sommes avertis à chaque pas de notre néant : l'homme cherche
au dehors des raisons pour s'en convaincre; il va méditer sur les
ruines des empires, il oublie qu'il est lui-même une ruine encore plus
chancelante, et qu'il sera tombé avant ces débris '. Ce qui achève de
rendre notre vie le songe d'une ombre -, c'est que nous ne pouvons pas
même espérer de vivre longtemps dans le souvenir de nos amis, puis-
que leur cœur, oij s'est gravée notre image, est, comme l'objet dont il
retient les traits, une argile sujette à se dissoudre. On m'a montré à
Portici un morceau de cendres du Vésuve, friable au toucher, et qui
conserve l'empreinte, chaque jour plus effacée, du sein et du bras d'une
1. L'homme à qui cette lettre est adressée n'est plus! {Note de l'cdiiion de 18'27.)
2. PlXDARE.
314 VOYAGE EN ITALIE.
jeune femme ensevelie sous les ruines de Pompeïa; c'est une image
assez juste, bien qu'elle ne soit pas encore assez vaine, de la trace que
notre mémoire laisse dans le cœur des hommes, cendre et poussière '.
Avant de partir pour Naples, j'étois allé passer quelques jours seul
à Tivoli; je parcourus les ruines des environs, et surtout celles de la
villa Adriana. Surpris par la pluie au milieu de ma course, je me
réfugiai dans les salles des thermes voisins du Pœcile ^, sous un figuier
qui avoit renversé le pan d'un mur en croissant. Dans un petit salon
octogone, une vigne vierge perçoit la voûte de l'édifice, et son gros
cep lisse, rouge et tortueux, montoit le long du mur comme un ser-
pent. Tout autour de moi, à travers les arcades des ruines, s'ouvroient
des points de vue sur la campagne romaine. Des buissons de sureau
remplissoient les salles désertes où venoient se réfugier quelques
merles. Les fragments de maçonnerie étoient tapissés de feuilles de
scolopendre, dont la verdure satinée se dessinoit comme un travail en
mosaïque sur la blancheur des marbres. Çà et là de hauts cyprès rem-
plaçoient les colonnes tombées dans ce palais de la mort; l'acanthe
sauvage rampoit à leurs pieds, sur des débris, comme si la nature
s'étoit plu à reproduire sur les chefs-d'œuvre mutilés de l'architecture
l'ornement de leur beauté passée. Les salles diverses et les sommités
des ruines ressembloient à des corbeilles et à des bouquets de ver-
dure ; le vent agitoit les guirlandes humides, et toutes les plantes s'in-
clinoient sous la pluie du ciel.
Pendant que je contemplois ce tableau, mille idées confuses se pres-
soient dans mon esprit : tantôt j'admirois, tantôt je détestois la gran-
deur romaine; tantôt je pensois aux vertus, tantôt aux vices de ce
propriétaire du monde, qui avoit voulu rassembler une image de son
empire dans son jardin. Je rappelois les événements qui avoient ren-
versé cette villa superbe ; je la voyois dépouillée de ses plus beaux
ornements par le successeur d'Adrien ; je voyois les barbares y passer
comme un tourbillon, s'y cantonner quelquefois, et, pour se défendre
dans ces mêmes monuments qu'ils avoient à moitié détruits, cou-
ronner l'ordre grec et toscan du créneau gothique ; enfin, des religieux
chrétiens, ramenant la civilisation dans ces lieux, plantoient la vigne
et conduisoient la charrue dans le temple des Stoïciens et les salles de
l'Académie ^. Le siècle des arts renaissoit, et de nouveaux souverains
achevoient de bouleverser ce qui restoit encore des ruines de ces
1. Job.
2. Monuments de la. villa. Voyez plus haut la description de Tivoli et d(! la villa
Adriana, p. 277 et suivantes.
3. Monuments de la villa. Voyez la description de cette villa, p. 277.
VOYAGE EN ITALIE. 315
palais, pour y trouver quelques chefs-d'œuvre des arts. A ces diverses
pensées se mêloit une voix intérieure qui me répétoit ce qu'on a cent
fois écrit sur la vanité des choses humaines. Il y a même double
vanité dans les monuments de \di villa Acbiana; ils n'étoient, comme
on sait, que les imitations d'autres monuments répandus dans les pro-
vinces de l'empire romain : le véritable temple de Sérapis à Alexan-
drie, la véritable Académie à Athènes, n'existent plus : vous ne voyez
donc dans les copies d'Adrien que des ruines de ruines.
Il faiidroit maintenant, mon cher ami, vous décrire le temple de la
Sibylle, à Tivoli, et l'élégant temple de Vesta, suspendu sur la cas-
cade ; mais le loisir me manque. Je regrette de ne pouvoir vous peindre
cette cascade célébrée par Horace : j'étois là dans vos domaines, vous
l'héritier de l'itpsxîa. des Grecs, ou du simplex munditiis* du chantre
de l'Art poétique; mais je l'ai vue dans une saison triste, et je n'étois
pas moi-même fort gai-. Je vous dirai plus : j'ai été importuné du
bruit des eaux, de ce bruit qui m'a tant de fois charmé dans les forêts
américaines. Je me souviens encore du plaisir que j'éprouvois lorsque,
la nuit, au milieu du désert, mon bûcher à demi éteint, mon guide
dormant, mes chevaux paissant à quelque distance, j'écoutoisla mélo-
die des eaux et des vents dans la profondeur des bois. Ces murmures,
tantôt plus forts, tantôt plus foibles, croissant et décroissant à chaque
instant, me faisoient tressaillir; chaque arbre étoit pour moi une
espèce de lyre harmonieuse dont les vents tiroient d'ineffables accords.
Aujourd'hui je m'aperçois que je suis beaucoup moins sensible à ces
charmes de la nature ; je doute que la cataracte de Niagara me causât
la même admiration qu'autrefois. Quand on est très-jeune, la nature
muette parle beaucoup; il y a surabondance dans l'homme; tout son
avenir est devant lui (si mon Aristarque veut me passer cette expres-
sion) ; il espère communiquer ses sensations au monde, et il se nour-
rit de mille chimères. Mais dans un âge avancé, lorsque la perspective
que nous avions devant nous passe derrière, que nous sommes détrom-
pés sur une foule d'illusions, alors la nature seule devient plus froide
et moins parlante, les jardins parlent peu^. Pour que cette nature nous
intéresse encore, il faut qu'il s'y attache des souvenirs de la société;
nous nous suffisons moins à nous-mêmes : la solitude absolue nous
pèse, et nous avons besoin de ces conversations qui se font le soir à
voix basse entre des amis''.
Je n'ai point quitté Tivoli sans visiter la maison du poëte que je
1. « Elégante simplicité. » IIor. 2. Voj-ez la description de Tivoli, p. 277.
3. L.V FOMAEVE, 4. IIOKACE.
316 VOYAGE EN ITALIE.
viens de citer : elle étoit en face de la villa de Mécène ; c'étoit là qu'il
offrait floribus et vino genhim memorem Irevis œvi*. L'ermitage ne
pouvoit pas être grand, car il est situé sur la croupe même du coteau ;
mais on sent qu'on devoit être bien à l'abri dans ce lieu, et que tout y
étoit commode, quoique petit. Du verger devant la maison l'œil embras-
soit un pays immense : vraie retraite du poëte à qui peu sutlit, et qui
jouit de tout ce qui n'est pas à lui, spatio brevi spem longam reseces-.
Après tout, il est fort aisé d'être philosophe comme Horace. Il avoit
une maison à Rome, deux villa à la campagne, l'une à Utique, l'aulre
à Tivoli. Il buvoit d'un certain vin du consulat de Tullus avec ses amis :
son buffet étoit couvert d'argenterie; il disoit familièrement au premier
ministre du maître du monde : a Je ne sens point les besoins de la pau-
vreté, et si je voulais quelque chose de plus, iMècène, tu ne me le refuse-
rois pas. » Avec cela on peut chanter Lalagé, se couronner de lis, qui
vivent peu, parler de la mort en buvant le falerne, et livrer au vent
les chagrins.
Je remarque qu'Horace, Virgile, Tibulle, Tite-Live, moururent tous
avant Auguste, qui eut en cela le sort de Louis XIV : notre grand prince
survécut un peu à son siècle , et se coucha le dernier dans la tombe,
comme pour s'assurer qu'il ne restoit rien après lui.
11 vous sera sans doute fort indifférent de savoir que la maison de
Catulle est placée à Tivoli, au-dessus de la maison d'Horace, et qu'elle
sert maintenant de demeure à quelques religieux chrétiens ; mais
vous trouverez peut-être assez remarquable que l'Arioste soit venu
composer ses fables comiques^ au même lieu où Horace s'est joué de
toutes les choses de la vie. On se demande avec surprise comment il
se fait que le chantre de Roland, retiré chez le cardinal d'Esté, à Tivoli,
ait consacré ses divines folies à la France , et à la France demi-bar-
bare, tandis qu'il avoit sous les yeux les sévères monuments et les
graves souvenirs du peuple le plus sérieux et le plus civilisé de a
terre. Au reste, la villa d'Esté est la seule villa moderne qui m'ait inté-
ressé au milieu des débris des villa de tant d'empereurs et de consu-
laires. Cetle maison de Ferrare a eu le bonheur peu commun d'avoir
été chantée par les deux plus grands poètes de son tem.ps et les deux
plus beaux génies de l'Italie moderne.
Piacciavi, generose Ercolca proie,
Ornamcnto e splendor dcl sccol nostro,
I{)polito, etc.
1. « Des fleurs et du vin au génie qui nous rappelle la brièveté de la vie. »
". a Rcnfi;rmc dans un espace étroit tos longues espérances. » Hou.
3. BOILEAI'.
VOYAGE EiN ITALIE. S17
C'est ici le cri d un homme heureux, qui rend grâces à la maison
puissante dont il recueille les faveurs et dont il fait lui-même les
délices. Le Tasse, plus touchant, fait entendre dans son invocation les
accents de la reconnoissanced'un grand homme infortuné :
Tu, magnanimo Alfonso, il quai ritogli, etc.
C'est faire un noble usage du pouvoir que de s'en servir pour pro-
téger les talents exilés et recueillir le mérite fugitif. Arioste et Hip-
polyte d'Esté ont laissé dans les vallons de Tivoli un souvenir qui ne le
cède pas en charme à celui d'Horace et de Mécène. Mais que sont deve-
nus les protecteurs et les protégés? Au moment même où j'écris, la
maison d'Est vient de s'éteindrs ; la villa du cardinal d'Esté tombe en
ruine comme celle du ministre d'Auguste : c'est l'histoire de toutes les
choses et de tous les hommes.
Linquenda tellus, et domus, et placens
Uxor '.
Je passai presque tout un jour à cette superbe villa; je ne pouvois me
lasser d'admirer la perspective dont on jouit du haut de ses terrasses :
au-dessous de vous s'étendent les jardins avec leurs plaianes et leurs
cyprès; après les jardins viennent les restes de la maison de Mécène,
placée au bord de l'Anio -; de l'autre côté de la rivière, sur la colline
en face, règne un bois de vieux oliviers, oii l'on trouve les débris de
la villa de Varus ^; un peu plus loin, à gauche, dans la plaine, s'élè-
vent les trois monts Monticelli, San Francesco et Sanl' Angelo, et entre
les sommets de ces trois monts voisins apparoît le sommet lointain et
azuré de l'antique Soracte ; à l'horizon et à l'extrémité des campagnes
romaines, en décrivant un cercle par le couchant et le midi, on décou-
vre les hauteurs de Monte-Fiascone, Rome, Civita-Vecchia, Ostia, la
mer, Frascati, surmonté des pins de Tusculum; enfin, revenant
chercher Tivoli vers le levant, la circonférence entière de cette immense
perspective se termine au mont Ripoli, autrefois occupé par les mai-
sons de Brutus et d'Atticus, et au pied duquel se trouve la villa
Adriana avec toutes ses ruines.
On peut suivre au milieu de ce tableau le cours du Teverone, qui
descend vers le Tibre, jusqu'au pont où s'élève le mausolée de la
1. « Il faudra quitter la terre, une maison, une épouse chérie. » Hor.
2. Aujourd'hui le Teverone.
3. Le Varus qui fut massacré avec les légions en Germanie. Voyez l'admirahle mor-
ceau de Tacite,
318 VOYAGE EN ITALIE.
famille Plautia, bâti en forme de tour. Le grand chemin de Rome se
iléroule aussi dans la campagne; c'étoit l'ancienne voie Tiburtine,
autrefois bordée de sépulcres, et le long de laquelle des meules de
foin élevées en pyramides imitent encore des tombeaux.
Il seroit difficile de trouver dans le reste du monde une vue plus
étonnante et plus propre à faire naître de puissantes réflexions. Je ne
parle pas de Rome, dont on aperçoit les dômes, et qui seule dit tout ;
je parle seulement des lieux et des monuments renfermés dans cette
vaste étendue. Voilà la maison où Mécène, rassasié des biens de la
terre, mourut d'une maladie de langueur; Varus quitta ce coteau pour
aller verser son sang dans les marais de la Germanie; Gassius et
Brutus abandonnèrent ces retraites pour bouleverser leur patrie. Sous
ces hauts pins de Frascati, Cicéron dictoit ses Tiisculanes ; Adrien fit
couler un nouveau Pénée au pied de cette colline, et transporta dans
ces lieux les noms, les charmes et les souvenirs du vallon de Tempe.
Vers cette source de la Solfatare, la reine captive de Palmyre acheva
ses jours dans l'obscurité, et sa ville d'un moment disparut dans le
désert. G'est ici que le roi Latinus consultai le dieu Faune dans la forêt
de l'Albunée; c'est ici qu'Hercule avoit son temple, et que la sibylle
tiburtine dictoit ses oracles; ce sont là les montagnes des vieux Sabins,
les plaines de l'antique Latium ; terre de Saturne et de Rhée, berceau
de l'âge d'or, chanté par tous les poètes ; riants coteaux de Tibur et de
Lucrétile, dont le seul génie françois a pu retracer les grâces, et qui
attendoient le pinceau du Poussin et de Claude Lorrain.
Je descendis de la villa d'Esté ' vers les trois heures après midi ; je
passai le Teverone sur le pont de Lupus, pour rentrer à Tivoli par la
porte Sabine. En traversant le bois des vieux oliviers, dont je viens de
vous parler, j'aperçus une petite chapelle blanche, dédiée à la madone
Quintilanea , et bâtie sur les ruines de la villa de Varus. C'étoit un
dimanche : la porte de cette chapelle étoit ouverte, j'y entrai. Je vis
trois petits autels disposés en forme de croix; sur celui du milieu
s'élevoit un grand crucifix d'argent, devant lequel brùloit une lampe
suspendue à la voûte. Un seul homme, qui avoit l'air très-malheureux,
étoit prosterné auprès d'un banc ; il prioit avec tant de ferveur, qu'il
ne leva pas même les yeux sur moi au bruit de mes pas. Je sentis ce
que j'ai mille fois éprouvé en entrant dans une église, c'est-à-dire un
certain apaisement des troubles du cœur (pour parler comme nos
1. On a vu à. la fin de ma description de \a. villa Adn'ana que j'annonçois poul-
ie lendemain une promenade h la villa d'Esté. Je n'ai point donné le détail particu-
lier de cette promenade, parce qu'il se trou voit déjà dans ma Lettre sur I{o)ne, à
M. de Fontancs.
VOYAGE EN ITALIE, 319
vieilles bibles), et je ne sais quel dégoût de la terre. Je me mis à
genoux à quelque distance de cet homme, et, inspiré par le lieu, je
prononçai cette prière : « Dieu du voyageur, qui avez voulu que le
pèlerin vous adorât dans cet humble asile bâti sur les ruines du
palais d'un grand de la terre ! Mère de douleur, qui avez établi votre
culte de miséricorde dans l'héritage de ce Romain infortuné mort
loin de son pays dans les forêts de la Germanie! nous ne sommes ici
que deux fidèles prosternés au pied de votre autel solitaire : accordez
à cet inconnu, si profondément humilié devant vos grandeurs, tout ce
qu'il vous demande : faites que les prières de cet homme servent à
leur tour à guérir mes infirmités, afin que ces deux chrétiens qui sont
étrangers l'un à l'autre, qui ne se sont rencontrés qu'un instant dans
la vie, et qui vont se quitter pour ne plus se voir ici-bas, soient tout
étonnés, en se retrouvant au pied de votre trône, de se devoir mutuel-
lement une partie de leur bonheur, par les miracles de leur charité ! »
Quand je viens à regarder, moucher ami, toutes les feuilles éparses
sur ma table, je suis épouvanté de mon énorme fatras, et j'hésite à
vous l'envoyer. Je sens pourtant que je ne vous ai rien dit, que j'ai
oublié mille choses que j'aurois dû vous dire. Comment, par exemple,
ne vous ai-je pas parlé de Tusculum, de Cicéron, qui, selon Sénèque,
« fut le seul génie que le peuple romain ait eu d'égal à son empire » ?
Illud ingenium quod solum populus romanus par imperio suo habuit.
Mon voyage à Naples, ma descente dans le cratère du Vésuve', mes
courses à Pompeïa, à Caserte^, à la Solfatare, au lac Averne, à la grotte
de la Sibylle, auroient pu vous intéresser, etc. Baïes, où se sont pas-
sées tant de scènes mémorables, méritoit seule un volume. Il me semble
que je vois encore la tour de Bola, où étoit placée la maison d'Agrip-
pine, et où elle dit ce mot sublime aux assassins envoyés par son fils :
Yentrem feri^. L'île Nisida, qui servit de retraite à Brutus, après le
meurtre de César, le pont de Caligula, la Piscine admirable, tous ces
palais bâtis dans la mer, dont parle Horace, vaudroient bien la peine
qu'on s'y arrêtât un peu. Virgile a placé ou trouvé dans ces lieux les
belles fictions du sixième livre de son Enéide : c'est de là qu'il écrivoit
à Auguste ces paroles modestes (elles sont, je crois, les seules lignes
1. Il n'y a 'comme je l'ai déjà dit dans une autre note) que de la fatigue et aucun
danger à descendre dans le cratère du Vésuve. Il faudroit avoir le malheur d'y être
surpris par une éruption ; dans ce cas-là même, si l'on n'étoit pas emporté par l'ex-
plosion, l'expérience a prouvé qu'on peut encore se sauver sur la lave : comme elle
coule avec une extrême lenteur, sa surface se refroidit assez vite pour qu'on puisse
y passer rapidement.
2. Je n'ai rien retrouvé sur Caserte. 3. Tacite.
320 VOYAGE EN ITALIE.
de prose que nous connoissions de ce grand homme) : Ego vero fré-
quentes a te lUteras accqno... De yEiiea quidem meo, si me hercule
jam digmim auribus haberem tuis, libcnter mitterem; sedtanta inchoata
res est, ut pêne vitio mentis tanlum opus ingressus mihi videar; cum
prsesertim, ut scis, alia quoque studia ad id opus multoque potiora
impertiar '.
Mon pèlerinage au tombeau de Scipion l'Africain est un de ceux qui
ont le plus satisfait mon cœur, bien que j'aie manqué le but de mon
voyage. On m'avoit dit que le mausolée existoit encore, et qu'on y
lisoit même le mot patria, seul reste de cette inscription qu'on pré-
tend y avoir été gravée : Ingrate patrie, tu n'auras pas mes os! Je me
suis rendu à Patria, l'ancienne Li terne : je n'ai point trouvé le tom-
beau, mais j'ai erré sur les ruines de la maison que le plus grand et
le plus aimable des hommes habitoit dans son exil : il me sembloit
voir le vainqueur d'Annibal se promener au bord de la mer sur la côte
opposée à celle de Carthage, et se consolant de l'injustice de Rome
par les charmes de l'amitié et le souvenir de ses vertus ^.
Quand aux Romains modernes, mon cher ami, Duclos me semble
avoir de l'humeur lorsqu'il les appelle les Italiens de Rome; je crois
qu'il y a encore chez eux le fond d'une nation peu commune. On peut
découvrir parmi ce peuple, trop sévèrement jugé, un grand sens, du
courage, de la patience, du génie, des traces profondes de ses ancien-
nes mœurs, je ne sais quel air de souverain et quels nobles usages
1. Ce fragment se trouve dans Macrobe, mais je ne puis indiquer le livre : je crois
pourtant que c'est le premier des Saturnales. Voyez Les Martyrs, sur le séjour de
Baïes.
2. Non-seulement on m'avoit dit que ce tombeau existoit, mais j'avois lu les cir-
constances de ce que je rapporte ici dans je ne sais plus quel voyageur. Cependant
les raisons suivantes me font douter de la vérité des faits :
1° Il me paroît que Scipion, ma'.gré les justes raisons de plainte qu'il avoit contre
Rome, aimoit trop sa patrie pour avoir voulu qu'on gravât cette inscription sur sor
tombeau : cela semble contraire à tout ce que nous connoissons du génie des anciens.
2" L'inscription rapportée est conçue presque littéralement dans les termes de l'im-
précation que Tite-Live fait prononcer à Scipion en sortant de Rome : ne seroit-ce
pas là la source de l'erreur?
3o Plutarque raconte que l'on trouva près de Gaète une urne de bronze dans un
tombeau de marbre, où les cendres de Scipion dévoient avoir été renfermées, et qui
portoit une inscription très-différente de celle dont il s'agit.
4° L'ancienne Literne ayant pris le nom de Patria, cela a pu donner naissance à,
ce qu'on a dit du mot patria, resté seul de toute l'inscription du tombeau. Ne seroit-
ce pas, en effet, un hasard fort singulier que le lieu se nommîlt Patria, et que le
mot patria se trouvât aussi sur le monument de Scipion? à moins que l'on no sup-
pose que l'un a pris son nom de l'autre.
11 se i)CLit faire toutefois que de? auteurs que j(; ne connois pas aient parlé de cette
VOYAGE EN ITALIE. 321
qui sentent encore la royauté. Avant de condamner cette opinion, qui
peut vous paroître hasardée, il faudroit entendre mes raisons, et je
n'ai pas le temps de vous les donner.
Que de choses me resteroient à vous dire sur la littérature italienne !
Savez-vous que je n'ai vu qu'une seule fois le comte Alfieri dans ma
vie, et devineriez-vous comment? Je l'ai vu mettre dans la bière! On
me dit qu'il n'étoit presque pas changé. Sa physionomie me parut
noble et grave; la mort y ajoutoit sans doute une nouvelle sévérité;
le cercueil étant un peu trop court, on inclina la tête du défunt sur
sa poitrine, ce qui lui fit faire un mouvement formidable. Je tiens
de la bonté d'une personne qui lui fut bien chère', et de la politesse
d'un ami du comte Alfieri, des notes curieuses sur les ouvrages pos-
thumes, les opinions et la vie de cet homme célèbre. La plupart
des papiers publics en France ne nous ont donné sur tout cela que
des renseignements tronqués et incertains. En attendant que je
puisse vous communiquer mes notes, je vous envoie l'épitaphe que
le comte Alfieri avoit faite, en même temps que la sienne, pour sa
noble amie :
inscription de manière à ne laisser aucun doute : il y a même une phrase dans Plu-
tiirque qui semble favorable à l'opinion que je combats. Un homme du plus grand
mérite, et qui m'est d'autant plus cher qu'il est fort malheureux *, a fait, presque en
même temps que moi, le voyage de Patria. Nous avons souvent causé ensemble de ce
lieu célèbre; je ne suis pas bien sûr qu'il m'ait dit avoir vu lui-même le tombeau et le
mot (ce qui trancheroit la difficulté), ou s'il m'a seulement raconté la tradition
populaire. Quant à moi, je n'ai point trouvé le monument, et je n'ai vu que les ruines
de la villa^ qui sont très-peu de chose. (Voyez ci-dessus, p. 277,)
Plutarqu? parle de l'opinion de ceux qui plaçoient le tombeau de Scipion auprès
de Rome ; mais ils confondoient évidemment le tombeau des Scipions et le tombeau
de Scipion. Tite-Live affirme que celui-ci étoit à Literne, qu'il étoit surmonté d'une
statue, laquelle fut abattue par une tempête, et que lui, Tite-Live, avoit vu cette
statue. On savoit d'ailleurs par Sénèque, Cicéron et Pline, que l'autre tombeau,
c'est-à-dire celui des Scipions, avoit existé en effet à une des portes de Rome. Il a été
découvert sous Pie VI; on en a transporté les inscriptions au musée du Vatican;
parmi les noms des membres de la famille des Scipions trouvés dans le monument,
celui de l'Africain manque.
1. La personne pour laquelle avoit été composée d'avance l'épitaphe que je rap-
portois ici n'a pas fait mentir longtemps le kic sita est : elle est allée rejoindre le
comte Alfieri. Rien n'est triste comme de relire, vers la fin de ses jours, ce que l'on
a écrit dans sa jeunesse; tout ce qui étoit au présent, quand on tenoit la plume, se
trouve au passé : on parloit de vivants, et il n'y a plus que des morts. L'homme
qui vieillit en cheminant dans la vie se retourne pour regarder derrière lui ses com-
pagnons de voyage, et ils ont disparu I II est resté seul sur une route déserte.
* M. Berlin l'aine , que je puis nommer aujourd'hui. Il étoit alors exilé et persécuté par Buo-
naparte, pour son dévouement a la maison de Bourbon.
VU 21
322 VOYAGE EN ITALIE,
HIC. SITA. EST.
Al.... E.... St....
Alb.... Com....
genere. forma, moribus.
incomparabili. animi. candore.
pr.î:clarissima.
A. VIGTORIO. ALFERIO.
JUXTA. QUEM. SARCOPHAGO. UNO*.
TUMULATA. EST.
ANNORUM. 26. SPATIO.
ULTRA. RES. OMNES. DILéCTA.
ET, QUASI. MORTALE. NUMEN.
AB. IPSO. CONSTANTER, HABITA.
ET. OBSERVATA.
VIXIT. ANNOS.,.. MENSES.,., DIES...,
HANNONI^. MONTIBUS. NATA.
OBIIT.... DIE..., MENSIS..,.
ANNÔ.DOMINI. M. D.CCC.i.
La simplicité de cette épitaphe, et surtout la note aui l'accompagne,
me semblent extrêmement touchantes.
Pour cette foiS; j'ai fini ; je vous envoie ce monceau de ruines : faites-
en tout ce qu'il vous plaira. Dans la description des divers objets dont
je vous ai parlé, je crois n'avoir omis rien de remarquable, si ce n'est
que le Tibre est toujours le (ïaovs Tiberinus de Virgile. On prétend
qu'il doit cette couleur limoneuse aux pluies qui tombent dans les
montagnes dont il descend. Souvent, par le temps le plus serein, en
regardant couler ses flots décolorés, je me suis représenté une vie
commencée au milieu des orages : le reste de son cours passe en vain
sous un ciel pur ; le fleuve demeure teint des eaux de la tempête qui
l'ont troublé dans sa course.
* Sic inscribendum, me, utopinor et opto, prœmoriente : sed, aliter jubente Deo,
aliter inscribendum :
Qui juxta. eam. sarcophago, uno.
Condltus. erit, quampriinum.
1. « Ici repose Héloise E. St. comtesse d'Al., illustre par ses aïeux, célèbre par les
grUccs de sa personne, par les agréments de son esprit et par la candeur incomparable
de son âme. Inhumée près de Victor Alficri, dans un même tombeau *, il la préféra
pendant vingt-six ans à toutes les choses de la terre. Mortelle, elle fut constamment
Bervie et honorée par lui comme si elle eût été une divinité.
« Née à Mons; elle vécut... et mourut le... »
• Ainsi J'ai écrit, espérant, désirant mourir le premier; mais s'il plaît h. Dieu d'en ordonner
autrement, Il faudra autrement écrire . Inhumée par la volonté de Vicier Alfieri, qui tera bientôt
«nseveli près d'elle dans un même tombeau.
l" 1 N UV VOYAGE EN ITALIE,
VOYAGE
A GLERMONT
(AUVERGNE)
CINQ JOURS
A GLERMONT
(AUVERGNE)
2, 3, 4, Set 6 aoùtlSOo.
Me voici auî -erfaau de Pascal et au tombeau d3 .Vassillon. Que de
souvenirs! les anciens rois d'Auvergne et l'invasion des Romains, César
et ses légions, Vercingetorix, les derniers efforts de la liberté des
Gaules contre un tyran étranger, puis les Visigoths, puis les Francs,
puis les évêques, puis les comtes et les dauphins d'Auvergne, etc.
Gergovia, oppidum Gergovia, n'est pas Clermont : sur cette colline
de Gergoye, que j'aperçois au sud-est, étoitla véritable Gergovie. Voilà
Mont-Rognon, MonsRugosus, dont César s'empara pour couper les vivres
aux Gaulois renfermés dans Gergovie. Je ne sais quel dauphin bâtit
sur le Mont Rugosus un château dont les ruines subsistent.
Clermont étoit Nemossus, à supposer qu'il n'y ait pas de fausse lec-
ture dans Strabon ; il étoit encore Nemetum, Augusto Nemetum, Arverni
urbs, Civitas Arverna, Oppidum Arvernum, témoin Pline, Ptolémée, la
carte de Peutinger, etc.
Mais d'où lui vient ce nom de Clermont, et quand a-t-il pris ce
nom? Dans le ix« siècle, disent Loup de Ferrières et Guillaume de
Tyr : il y a quelque chose qui tranche mieux la question. L'anonyme,
auteur des Gestes de Pipin, ou, comme nous prononçons. Pépin, dit :
Maximum partem Aquîtmiiœ vastans, usqueurbemArvernam, cum omni
exercitu veniens {Pipinus) ClareMontem casîrum captum, atque succen-
sum bellando cepit.
Le passage est curieux en ce qu'il distingue la ville, ui^bem Arvernam,
du château Clare Monlem castrwn. Ainsi, la ville romaine étoit au bas
326 VOYAGE A GLERMONT.
du monticule, et elle étoit défendue par un château bâti sur le monti-
cule : ce château s'appeloit Clermont. Les habitants de la ville basse ou
de la ville romaine, Arverni urbs, fatigués d'être sans cesse ravagés
dans une ville ouverte, se retirèrent peu à peu autour et sous la pro-
tection du château. Une nouvelle ville du nom de Clermont s'éleva
dans l'endroit où elle est aujourd'hui, vers le milieu du vm^ siècle, un
siècle avant l'époque fixée par Guillaume de Tyr.
Faut-il croire que les anciens Arvernes, les Auvergnats d'aujour-
d'hui, avoient fait des incursions en Italie, avant l'arrivée du pieux
Énée? Ou faut-il croire, d'après Lucain, que les Arvernes descendoient
tout droit des Troyens ? Alors ils ne se seroient guère mis en peine des
imprécations de Didon, puisqu'ils s'étoient faits les alliés d'Annibal et
les protégés de Carthage. Selon les druides, si toutefois nous savons
ce que disoient les druides, Pluton auroit été le père des Arvernes :
cette fable ne pourroit-elle tirer son origine de la tradition des anciens
volcans d'Auvergne?
Faut-il croire, avec Athénée etStrabon, que Luerius, roi des Arver-
nes, donnoit de grands repas à tous ses sujets, et qu'il se promenoit
sur un char élevé en jetant des sacs d'or et d'argent à la foule? Cepen-
dant les rois Gaulois (César. Comm.) vivoient dans des espèces de huttes
faites de bois et de terre, comme nos montagnards d'Auvergne.
Faut-il croire que les Arvernes avoient enrégimenté des chiens, les-
quels manœuvroient comme des troupes régulières, et que Bituitus
avoit un assez grand nombre de ces chiens pour manger toute une
armée romaine?
Faut-il croire que ce roi Bituitus attaqua avec deux cent mille com-
battants le consul Fabius, qui n'avoit que trente mille hommes?
Nonobstant ce, les trente mille Romains tuèrent ou noyèrent dans le
Rhône cent cinquante mille Auvergnats , ni plus ni moins. Comptons :
Cinquante mille noyés, c'est beaucoup.
Cent milh tués.
Or, comme il n'y avoit que trente mille Romains, chaque légion-
naire a dû tuer trois Auvergnats, ce qui fait quatre-vingt-dix mille
Auvergnats.
Restent dix mille tués à partager entre les plus forts tueurs, ou les
machines de l'armée de Fabius.
Bien entendu que les Auvergnats ne se sont pas défendus du tout,
que leurs chiens enrégimentés n'ont pas fait meilleure contenance,
qu'un seul coup d'épéc, de pilum, de flèche ou de fronde, dûment
ajusté dans une partie mortelle, a suffi pour tuer son homme ; que les
Auvergnats n'ont ni lui ni pu fuir; que les Romains n'ont pas perdu
VOYAGE A CLERMONT. 327
un seul soldat, et qu'enfin quelques heures ont suffi matériellement
pour tuer avec le glaive cent mille hommes; le géant Robastre étoit un
Myrmidon auprès de cela. A l'époque de la victoire de Fabius, chaque
légion ne traînoit pas encore après elle dix machines de guerre de la
première grandeur, et cinquante plus petites.
Faut-il croire que le royaume d'Auvergne, changé en république,
arma sous Vercingetorix -quatre cent mille soldats contre César?
Faut-il croire que Nemetum étoit une ville immense, qui n'avoit rien
moins que trente portes?
En fait d'histoire, je suis un peu de l'humeur de mon compatriote le
père Hardouin, qui avoit du bon : il prétendoit que l'histoire ancienne
avoitété refaite par les moines du xm® siècle, d'après les Odes d'Ho-
race, les Géorgîques de Virgile, les ouvrages de Pline et de Cicéron.
Il se moquoit de ceux qui prétendoient que le soleil étoit loin de la
terre : voilà un homme raisonnable.
La ville des Arvernes, devenue romaine sous le nom d'Augusto-
Nemetum, eut un capitole, un amphithéâtre, un temple de Wasso-
Galates, un colosse qui égaloit presque celui de Rhodes ; Pline nous
parle de ses carrières et de ses sculpteurs. Elle eut aussi une école
célèbre, d'où sortit le rhéteur Fronton, maître de Marc-Aurèle. Augusîo-
Nemetum, régie par le droit latin, avoit un sénat, ses citoyens, citoyens
romains, pouvoient être revêtus des grandes charges de l'État : c'étoit
encore le souvenir de Rome républicaine qui donnolt la puissance
aux esclaves de l'empire.
Les collines qui entourent Clermont étoient couvertes de bois et
marquées par des temples : à Champturgues un temple de Bacchus, à
Monjuset un temple de Jupiter, desservi par des femmes fées {fatux
falidicse), au Puy de Montaudon un temple de Mercure ou de Tentâtes;
Montaudon, Mons Tentâtes, etc.
Nemetum tomba avec toute l'Auvergne sous la domination des Visi-
goths, par la cession de l'empereur Népos ; mais Alaric ayant été vaincu
à la bataille de Veuille, l'Auvergne passa aux Francs. Vinrent ensuite
les temps féodaux, et le gouvernement, souvent indépendant, des évê-
ques, des comtes et des dauphins.
Le premier apôtre de l'Auvergne fut saint Austremoine : la Gallia
christiana compte quatre-vingt-seize évêques depuis ce premier évêque
jusqu'à Massillon. Trente-un ou trente-deux de ces évêques ont été
reconnus pour saints; un d'entre eux a été pape, sous le nom d'Inno-
cent VI. Le gouvernement de ces évêques n'a rien eu de remarquable :
je parlerai de Caulin.
Chilping disoit à Thierry, qui vouloit détruire Clermont : « Les murs
328 VOYAGE A CLERMONT.
de cette cité sont très-forts et remparés de boulevards inexpugnables;
et, afin que Votre Majesté m'entende mieux, je parle des saints et de
leurs églises, qui environnent les murailles de cette ville. »
Ce fut au concile de Clermont que le pape Urbain II prêcha la pre-
mière croisade. Tout l'auditoire s'écria : « .Diex el volt ! » et Aymar,
évêque du Puy, partit avec les croisés. Le Tasse le fait tuer par Clo-
rinde.
Fu del sangue sacro
Su r arme femminili ampio lavacro.
Les comtes qui régnèrent en Auvergne, ou qui en furent les pre-
miers seigneurs féodaux, produisirent des hommes assez singuliers.
Vers le milieu du x« siècle, Guillaume, septième comte d'Auvergne,
qui, du côté maternel, descendoit des dauphins viennois, prit le titre
de dauphin, et le donna à ses terres.
Le fils de Guillaume s'appela Robert, nom des aventures et des
romans. Ce second dauphin d'Auvergne favorisa les amours d'un
pauvre chevalier. Robert avoit une sœur, femme de Bertrand P^ sire
de Mercœur ; Pérols, troubadour, aimoit cette grande dame ; il en fît
l'aveu à Robert qui ne s'en fâcha pas du tout : c'est l'histoire du Tasse
retournée. Robert lui-même étoit poëte et échangeoit des sirventes avec
Richard Cœur de Lion.
Le petit- fils de Robert, commandeur des templiers en Aquitaine,
fut brûlé vif à Paris : il expia avec courage dans les tourmeflts un pre-
mier moment de foiblesse. Il ne trouva pas dans Philippe le Bel la
tolérance qu'un troubadour avoit rencontrée dans Robert : pourtant
Philippe, qui brûloit les templiers, faisoit enlever et souffleter les
papes.
Une multitude de souvenirs historiques s'attachent à différents
lieux de l'Auvergne. Le village de la Tour rappelle un nom à jamais
glorieux pour la France, la Tour d'Auvergne.
Marguerite de Valois se consoloit un peu trop gaiement à Usson de
la perte de ses grandeurs et des malheurs du royaume ; elle avoit
séduit le marquis de Canillac, qui la gardoit dans ce château. Elle fai-
soit semblant d'aimer la femme de Canillac : « Le bon du jeu, dit
d'Aubigné, fut qu'aussitôt que son mari (Canillac) eut le dos tourné
pour aller à Paris, Marguerite la dépouilla de ses beaux joyaux, la
renvoya comme une péteuse avec tous ses gardes, et se rendit dame et
maîtresse de la place. Le marquis se trouva bête, et servit de risée au
roi de Navarre. »
Marguerite aimoit beaucoup ses amants tandis qu'ils vivoient; à
VOYAGE A CLERMONT. 329
leur mort elle les pleuroit, faisoit des vers pour leur mémoire, décla-
roit qu'elle leur seroit toujours fidèle : Mcntem Venus ipsa dédit :
Atys, de qui la perte attriste mes années,
Atys, digne des vœux de tant d'âmes bien nées,
Que j'avois élevé pour montrer aux humains
Une œuvre de mes mains.
Si je cesse d'aimer, qu'on cesse de prétendre :
Je ne veux désormais être prise ni prendre.
Et dès le soir même Marguerite étoit prise, et mentoit à son amour et
à sa muse.
Elle avoitaiméLa Molle, décapité avec Conconas : pendant la nuit,
elle fit enlever la tête de ce jeune homme, la parfuma, l'enterra de
ses propres mains, et soupira ses regrets au beau Hyacinthe. « Le
pauvre diable d'Aubiac, en allant à la potence, au lieu de se souvenir
de son âme et de son salut, baisoit un manchon de velours raz bleu
qui lui restoit des bienfaits de sa dame. » Aubiac, en voyant Margue-
rite pour la première fois, avoit dit : « Je voudrois avoir passé une
nuit avec elle, à peine d'être pendu quelque temps après. » Martigues
portoit aux combats et aux assauts nn petit chien que lui avoit donné
Marguerite.
D'Aubigné prétend que Marguerite avoit fait faire à Usson les lits de
ses dames extrêmement hauts, « afin de ne plus s'écorcher, comme
elle souloit, les épaules en s'y fourrant à quatre pieds pour y chercher
Pominy, » fils d'un chaudronnier d'Auvergne, et qui, d'enfant de
chœur qu'il étoit, devint secrétaire de Marguerite.
Le même historien la prostitue dès l'âge de onze ans à d'Antragucs
et à Charin ; il la livre à ses deux frères, François, duc d'Alençon, et
Henri III ; mais il ne faut pas croire entièrement les satires de d'Au-
bigné, huguenot hargneux, ambitieux mécontent, d'un esprit caus-
tique : Pibrac et Brantôme ne parlent pas comme lui.
Marguerite n'aimoit point Henri IV, qu'elle trouvoit malpropre. Elle
recevoit Champvallon « dans un lit éclairé avec des flambeaux, entre
deux linceuls de taffetas noir. » Elle avoit écouté M. de Mayenne, bon
compagnon gros et gras, et voluptueux comme elle, et ce grand dégoûté
de vicomte de Turenne, et ce vieux ruilan de Pibrac, dont elle montrait
les lettres pour rire à Henri IV; et ce petit chicon de valet de Provence,
Date, qu'avec six aulnes d'étoffe elle avoit anobli dans Usson; et ce bec
jaune de Bajaumont, le dernier de la longue liste qu'avoit commencée
d'Antragues et qu'avoient continuée, avec les favoris déjà cités, le duc
de Guise, Saint-Luc et Bussy.
330 VOYAGE A CLERMONT.
Scion le père Lacoste, la seule vue de l'ivoire du bras de Marguerite
triompha de Canillac.
Pour finir ce notable commentaire , qui m'est échappé d'un flux de
caquet, comme parle Montaigne, je dirai que les deux lignées royales
des d'Orléans et des Valois avoient peu de mœurs, mais qu'elles
avoient du génie ; elles aimoient les lettres et les arts : le sang fran-
çois et le sang italien se mêloient en elles par Valentine de Milan et
Catherine de Médicis. François P"" étoit poëte , témoin ses vers char-
mants sur Agnès Sorel; sa sœur, la royne de Navarre, contoit à la
manière de Boccace; Charles IXrivalisoit avec Ronsard; les chants de
Marguerite de Valois, d'ailleurs tolérante et humaine (elle sauva plu-
sieurs victimes à la Saint-Barthélémy), étoient répétés par toute la
cour : ses Mémoires sont pleins de dignité, de grâce et d'intérêt.
Le siècle des arts en France est celui de François I**' en descendant
jusqu'à Louis XIII , nullement le siècle de Louis XIV : le petit palais
des Tuileries, le vieux Louvre, une partie de Fontainebleau et d'Anet,
le palais du Luxembourg, sont ou étoient fort supérieurs aux monu-
ments du grand roi.
C'étoit tout un autre personnage que Marguerite de Valois, ce chan-
celier de L'Hospital, né à Aigueperse, à quinze ou seize lieues d'Usson.
H C'étoit un autre censeur Caton, celui-là, dit Brantôme, et qui savoit
très-bien censurer et corriger le monde corrompu. Il en avoit du
moins toute l'apparence avec sa grande barbe blanche, son visage
pâle, sa façon grave, qu'on eût dit à le voir que c'étoit un vrai por-
trait de saint Jérôme.
« Il ne falloit pas se jouer avec ce grand juge et rude magistrat; si
étoit-il pourtant doux quelquefois, là où il voyoit de la raison... Ces
belles- lettres humaines lui rabattoient beaucoup de sa rigueur de
justice. Il étoit grand orateur et fort disert ; grand historien, et surtout
très-divin poëte latin , comme plusieurs de ses œuvres l'ont manifesté
tel. »
Le chancelier de L'Hospital , peu aimé de la cour et disgracié , se
retira pauvre dans une petite maison de campagne auprès d'Étampes.
On l'accusoit de modération en religion et en politique : des assassins
furent envoyés pour le tuer lors du massacre de la Saint-Barthélémy.
Ses domestiques vouloicnt fermer les portes de sa maison : « Non,
non , dit-il ; si la petite porte n'est baslante pour les faire entrer,
ouvrez la grande. »
La veuve du duc de Guise sauva la fille du chancelier, en la cachant
dans sa maison ; il dut lui-même son salut aux prières de la duchesse
de Savoie. INous avons son testament en Litin ; Brantôme nous le
VOYAGE A CLERMONT. 331
donne en françois : il est curieux, et par les dispositions et par les
détails qu'il renferme.
« Ceux, dit L'Hoppital , qui m'avoient chassé prenoient une couver-
ture de religion , et eux-mêmes étoient sans pitié et religion ; mais je
vous puis assurer qu'il n'y avoit rien qui les émût davantage que ce
qu'ils pensoient que tant que je serois en charge il ne leur seroit
permis de rompre les édits du roi, ni de piller ses finances et celles de
ses sujets.
« Au reste , il y a presque cinq ans que je mène ici la vie de
Laerte... et ne veux point rafraîchir la mémoire des choses que j'ai
souffertes en ce département de la cour. »
Les murs de sa maison tomboient; il avoit de la peine à nourrir ses
vieux serviteurs et sa nombreuse famille; il se consoloit, comme
Cicéron , avec les Muses : mais il avoit désiré voir les peuples rétablis
dans leur liberté , et il mourut lorsque les cada\Tes des victimes du
fanatisme n'avoient pas encore été mangés par les vers, ou dévorés
par les poissons et les vautours.
Je voudrois bien placer Chàteauneuf de Randon en Auvergne ; il en
est si près ! C'est là que Du Guesclin reçut sur son cercueil les clefs
de la forteresse ; nargue des deux manuscrits qui ont fait capituler la
place quelques heures avant la mort du connétable. « Vous verrez dans
l'histoire de ce Breton une ame forte, nourrie dans le fer, pétrie sous
des palmes, dans laquelle masse fit eschole longtemps. La Bretagne en
fut l'essai, l'Anglois son boute-hors, la Castille son chef-d'œuvre ; dont
les actions n'estoient que heraults de sa gloire; les défaveurs, theastres
élevés à sa constance ; le cercueil , embasement d'un immortel
trophée. »
L'Auvergne a subi le joug des Visigoths et des Francs , mais elle n'a
été colonisée que par les Romains; de sorte que s'il y a des Gaulois
en France, il faut les chercher en Auvergne, montes Celtorum. Tous ses
monuments sont celtiques, et ses anciennes maisons descendent ou des
familles romaines consacrées à l'épiscopat, ou des familles indigènes.
La féodalité poussa néanmoins de vigoureuses racines en Auvergne ;
toutes les montagnes se hérissèrent de châteaux. Dans ces châteaux
s'établirent des seigneurs qui exercèrent ces petites tyrannies, ces
droits bizarres, enfants de l'arbitraire, de la grossièreté des mœurs et
de l'ennui. A Langeac , le jour de la fête de saint Galles, un châtelain
jetoit un millier d'œufs à la tête des paysans, comme en Bretagne, chez
un autre seigneur, on apportoit un œuf garrotté dans un grand chariot
traîné par six bœufs.
Un seigneur de Tournemine, assigné dans son manoir d'Auvergne
332 VOYAGE A GLERMONT.
par un huissier appelé Loup, lui fit couper le poing, disant que
jamais loup ne s'étoit présenté à son château , sans qu'il n'eût laissé
sa patte clouée à la porte. Aussi arriva-t-il qu'aux grands jours tenus
à Clermont en 1665 ces petites fredaines produisirent douze mille
plaintes rendues en justice criminelle. Presque toute la noblesse fut
obligée de fuir, et l'on n'a point oublié l'homme aux douze apôtres.
Le cardinal de Richelieu fit raser une partie des châteaux d'Auvergne ;
Louis XIV en acheva la destruction. De tous ces donjons en ruine, un
des plus célèbres est celui du Murât ou d'Armagnac. Là fut pris le
malheureux Jacques, duc de Nemours, jadis lié d'amitié avec ce
Jean V, comte d'Armagnac, qui avoit épousé publiquement sa propre
sœur. En vain le duc de Nemours adressa-t-il une lettre bien humble
à Louis XI , écrite en la cage de la Bastille et signée le pauvre Jacques;
il fut décapité aux halles de Paris, et ses trois jeunes fils, placés sous
l'échafaud, furent couverts du sang de leur père.
Charles de Valois, duc d'Angoulème, fils naturel de Charles IX et
de Marie Touchet, frère utérin de la marquise de Verneuil, fut investi
du comté de Clermont et d'Auvergne. Il entra dans les complots de
Biron , dont la mort est justement reprochée à Henri IV. A la mort
d'Henri III, Henri IV avoit dit à Armand de Gontaud, baron de Biron :
C'est à cette heure qu'il faut que vous mettiez la main droite à ma cou-
ronne ; venez-moi servir de père et d'ami contre ces gens qui n'aiment
ni vous ni moi. Henri auroit dû garder la mémoire de ces paroles ; il
auroit dû se souvenir que Charles de Gontaud, fils d'Armand, avoit
été son compagnon d'armes ; il auroit dû se souvenir que la tête de
celui qui avoit mis la main droite à sa couronne avoit été emportée
par un boulet : ce n'étoit pas au Béarnois à joindre la tête du fils à la
tête du père.
Le comte d'Auvergne, pour de nouvelles intrigues, fut arrêté à
Clermont ; sa maîtresse, la dame de Châteaugay, menaçoit de tuer de
cent coups de pistolet et de cent coups d'épée d'Eure et Murât qui
avoient saisi le comte : elle ne tua personne. Le comte d'Auvergne fut
mis à la Bastille; il en sortit sous Louis XIII, et vécut jusqu'en 1650 :
c'étoit la dernière goutte du sang des Valois.
Le duc d'Angoulème étoit brave , léger et lettré comme tous les
Valois. Ses Mémoires contiennent une relation touchante de la mort
d'Henri III , et un récit détaillé du combat d'Arqués, auquel lui , duc
d'Angoulème, s'étoit trouvé à l'âge de seize ans. Chargeant Sagonne»
ligueur décidé, qui lui crioit : « Du fouet! du fouet! petit garçon! »
il lui cassa la cuisse d'un coup de pistolet, et obtint les prémices de
la victoire.
VOYAGE A CLERMONÏ. 333
L'Auvergne fut presque toujours en révolte sous la seconde race;
elle dépendoit de TAquitaine ; et la charte d'Aalon a prouvé que les
premiers ducs d'Aquitaine descendoient en ligne directe de la race de
Glovis ; ils combattoient donc les Carlovingiens comme des usurpa-
teurs du trône. Sous la troisième race, lorsque la Guyenne, Gef de la
couronne de France, tomba par alliance et héritage à la couronne
d'Angleterre , l'Auvergne se trouva angloise en partie : elle fut alors
ravagée par les grandes compagnies, par les écorcheurs, etc. On
chantoit partout des complaintes latines sur les malheurs de la France :
Plange regni respublica,
Tua gens, ut schismatica,
Desolatur, etc.
Pendant les guerres de la Ligue, l'Auvergne eut beaucoup à souffrir.
Les sièges d'Issoire sont fameux : le capitaine Merle, partisan protes-
tant , fit écorcher vifs trois religieux de l'abbaye d'Issoire. Ce n'étoit
pas la peine de crier si haut contre les violences des catholiques.
On a beaucoup cité, et avec raison, la réponse du gouverneur de
Bayonne à Charles IX qui lui ordonnoit de massacrer les protestants.
Montmorin , commandant en Auvergne à la même époque, fit éclater
la même générosité. La noble famille qui avoit montré un si véritable
dévouement à son prince ne l'a point démenti de nos jours-, elle a
répandu son sang pour un monarque aussi vertueux que Charles IX
fut criminel.
Voltaire nous a conservé la lettre de Montmorin :
« Sire,
« J'ai reçu un ordre, sous le sceau de Votre Majesté, de faire mourir tous
les protestants qui sont dans ma province. Je respecte trop Votre Majesté
pour ne pas croire qse ces lettres sont supposées ; et si, ce qu'à Dieu ne
plaise, l'ordre est véritablement émané d'e'Ie, je la respecte aussi trop pour
lui obéir. »
C'est de Clermont que nous viennent les deux plus anciens historiens
de la France, Sidoine Apollinaire et Grégoire de Tours. Sidoine , natif
de Lyon et évêque de Clermont, n'est pas seulement un poëte, c'est un
écrivain qui nous apprend comment les rois francs célébroient leurs
noces dans un fourgon, comment ils s'habilloient et quel étoit leur
langage. Grégoire de Tours nous dit, sans compter le reste, ce qui se
passoit à Clermont de son temps; il raconte, avec une ingénuité de
détails qui fait frémir, l'épouvantable histoire du prince Anastase,
enfermé par l'évêque Caulin dans un tombeau avec le cadavre d'un
334 VOYAGE A CLERMONT.
vieillard. L'anecdote des deux amants est aussi fort célèbre : les deux
tombeaux d'Injuriosus et de Scholastique se rapprochèrent , en signe
de l'étroite union de deux chastes époux, qui ne craignoient plus de
manquer à leur serment. Quelque chose de semblable a été dit depuis
d'Abailard et d'Héloïse : on n'a pas la même confiance dans le fait,
Grégoire de Tours, naïf dans ses pensées, barbare dans son langage,
ne laisse pas que d'être fleuri et rhétoricien dans son style
L'Auvergne a vu naître le chancelier deL'Hospital, Donat, Pascal, le
cardinal de Polignac, l'abbé Gérard, le père Sirmond, et de nos jours
La Fayette, Desaix, d'Estaing, Ghamfort , Thomas, l'abbé Delille, Cha-
brol, Dulaure, Montlosier et Barante. J'oubliois de compter ce Lizet,
ferme dans la prospérité, lâche au malheur, faisant brûler les protes-
tants, requérant la mort pour le connétable de Bourbon , et n'ayant
pas le courage de perdre une place.
Maintenant que ma mémoire ne fournit plus rien d'essentiel sur
l'histoire d'Auvergne, parlons de la cathédrale de Clermont, de la
Limagne et du Puy-de-Dôme.
La cathédrale de Clermont est un monument gothique qui , comme
tant d'autres , n'a jamais été achevé. Hugues de Tours commença à la
faire bâtir en partant pour la Terre Sainte, sur un plan donné par
Jean de Campis. La plupart de ces grands monuments ne se fînissoient
qu'à force de siècles, parce qu'ils coûtoient des sommes immenses. La
chrétienté entière payoit ces sommes du produit des quêtes et des
aumônes.
La voûte en ogive de la cathédrale de Clermont est soutenue par des
piliers si déliés qu'ils sont effrayants à l'œil : c'est à croire que la
voûte va fondre sur votre tête. L'église, sombre et religieuse, est assez
bien ornée pour la pauvreté actuelle du culte. On y voyoit autrefois le
tableau de la Conversion de saint Paul, un des meilleurs de Le Brun ;
on l'a ratissé avec la lame d'un sabre : Turba ruit! Le tombeau de
Massillon étoit aussi dans cette église; on l'en a fait disparoître dans
un temps où rien n'étoit à sa place, pas même la mort.
11 y a longtemps que la Limagne est célèbre par sa beauté. On cite
toujours le roi Childebert à qui Grégoire de Tours fait dire : « Je vou-
drois voir quelque jour la Limagne d'Auvergne, que l'on dit être un
pays si agréable. » Salvien apyelle la Limagne la moelle des Gaules.
Sidoine en peignant la Limagne d'autr?fûis semble peindre la Limagne
&au']OurcVhm:Taceoterriloriipeculiaremjucunditatem,viatoribusmolle,
frucluosum aratorihus, venatoribus voluptuosum ; quod monlium cin-
qunl dorsa pascuis, lalera vinetis, terrena villis, saxosa caslcUis, opaca
luslris, aperla cuUaris, concava fonlibus, abrupta jluminibus : quod,
VOYAGE A CLERMONT. 335
denîque, hujusmodi eslut semel visum advenis, multispxTRiM oblivionem
S^PE PERSUADEAT.
On croit que la Limagne a été un grand lac ; que son nom vient du
grec Xiajv : Grégoire de Tours écrit alternativement Limane et Limania.
Quoi qu'il en soit, Sidoine, jouant sur le mot, disoit dès le iv^ siècle :
jEquor agrorum in quo sine periculo quxstuosx fluctuant in segctibus
undœ. C'est en effet une mer de moissons.
La position de Clermont est une des plus belles du monde.
Qu'on se représente des montagnes s'arrondissant en un demi-
cercle ; un monticule attaché à la partie concave de ce demi-cercle ;
sur ce monticule Clermont; au pied de Clermont, la Limagne, formant
une vallée de vingt lieues de long, de six, huit et dix de large.
La place du ' offre un point de vue admirable sur cette
vallée. En errant par la ville au hasard, je suis arrivé à cette place
vers six heures et demie du soir. Les blés mûrs ressembloient à une
grève immense, d'un sable plus ou moins blond. L'ombre des nuages
parsemoit cette plage jaune de taches obscures, comme des couches
de limon ou des bancs d'algues : vous eussiez cru voir le fond d'une
mer dont les flots venoient de se retirer.
Le bassin de la Limagne n'est point d'un niveau égal ; c'est un ter-
rain tourmenté, dont les bosses, de diverses hauteurs, semblent unies
quand on les voit de Clermont, mais qui, dans la vérité, offrent des
inégalités nombreuses et forment une multitude de petits vallons au
sein de la grande vallée. Des villages blancs, des maisons de cam-
pagne blanches, de vieux châteaux noirs, des collines rougeâtres, des
plants de vignes, des prairies bordées de saules, des noyers isolés qui
s'arrondissent comme des orangers ou portent leurs rameaux comme
les branches d'un candélabre, mêlent leurs couleurs variées à la cou-
leur des froments. Ajoutez à cela tous les jeux de la lumière.
A mesure que le soleil descendoit à l'occident, l'ombre couloit à
l'orient et envahissoit la plaine. Bientôt le soleil a disparu ; mais bais-
sant toujours et marchant derrière les montagnes de l'ouest, il a ren-
contré quelque défilé débouchant sur la Limagne : précipités à travers
cette ouverture, ses rayons ont soudain coupé l'uniforme obscurité de
la plaine par un fleuve d'or. Les monts qui bordent la Limagne au
levant retendent encore la lumière sur leur cime ; la ligne que ces
monts traçoient dans l'air se brisoit en arcs dont la partie convexe
étoit tournée vers la terre. Tous ces arcs, se liant les uns aux autres
1 Je n'ai jamais pu lire le nom, à demi effacé, dans l'original, écritau crayon; c'esî
sans doute la place de Jaude.
33G VOYAGE A GLERMONT.
par les extrémités , imitoient à l'horizon la sinuosité d'une guirlande
ou les festons de ces draperies que l'on suspend aux murs d'un palais
avec des roses de bronze. Les montagnes du levant, dessinées de la
sorte et peintes, comme je l'ai dit, des reflets du soleil opposé, ressem-
bloient à un rideau de moire bleue et pourpre; lointaine et der-
nière décoration du pompeux spectacle que la Limagne étaloit à mes
yeux.
Les deux degrés de différence entre la latitude de Clermont et celle
de Paris sont déjà sensibles dans la beauté de la lumière : cette
lumière est plus fine et moins pesante que dans la vallée de la Seine;
la verdure s'aperçoit de plus loin et paroît moins noire s
Adieu donc, Chanonat ! adieu, frais paysages !
II semble qu'un autre air parfume vos rivages ;
Il semble que leur vue ait ranimé mes sens,
M'ait redonni^ la joie et rendu mon printemps.
Il faut en croire le poëte de l'Auvergne.
J'ai remarqué ici dans le style de l'architecture des souvenirs et des
traditions de l'Italie : les toits sont plats, couverts en tuile à canal,
les lignes des murs longues, les fenêtres étroites et percées haut, les
portiques multipliés, les fontaines fréquentes. Rien ne ressemble plus
aux villes et aux villages de l'Apennin que les villes et les villages des
montagnes de Thiers, de l'autre côté de la Limagne, au bord de ce
Lignon où Céladon ne se noya pas, sauvé qu'il fut par les trois nym-
phes Sylvie, Galatée et Léonide.
11 ne reste aucune antiquité romaine à Clermont, si ce n'est peut-
être un sarcophage, un bout de voie romaine et des ruines d'aqueduc ;
pas un fragment du colosse, pas même de trace des maisons, des
bains et des jardins de Sidoine. Nemetum et Clermont ont soutenu
au moins seize sièges, ou, si l'on veut, ils ont été pris et détruits une
vingtaine de fois.
Un contraste assez frappant existe entre les femmes et les hommes
de cette province. Les femmes ont les traits délicats, la taille légère et
déliée; les hommes sont construits fortement, et il est impossible de
ne pas reconnoître un véritable Auvergnat à la forme de la mâchoire
inférieure. Une province, pour ne parler que des morts, dont le sang
a donné Turenne à l'armée, L'Hospital à la magistrature et Pascal aux
sciences et aux lettres, a prouvé qu'elle a une vertu supérieure.
Je suis allé au Puy-de-Dôme par pure affaire de conscience. II m'est
arrivé ce à quoi jem'étois attendu : la vue du haut de cette montagne
est beaucoup moins belle que celle dont on jouit de Clermont. La per-
VOYAGE A CLERMOrs'T. 337
spective à vol d'oiseau est plate et vague; l'objet se rapetisse dans la
même proportion que l'espace s'étend.
11 y avoit autrefois sur le Puy-de-Dôme une chapelle dédiée à saint
"Barnabe; on en voit encore les fondements : une pyramide de pierre
de dix ou douze pieds marque aujourd'hui l'emplacement de cette cha-
pelle. C'est là que Pascal a fait les premières expériences sur la pesan-
teur de l'air. Je me représentois ce puissant génie cherchant à décou-
vrir sur ce sommet solitaire les secrets de la nature, qui dévoient le
conduire à la connoissance des mystères du Créateur de cette même
nature. Pascal se fraya au moyen de la science le chemin à l'igno-
rance chrétienne; il commença par être un homme sublime pour
apprendre à devenir un simple enfant.
Le Puy-de-Dôme n'est élevé que de huit cent vingt -cinq toises
au-dessus du niveau de la mer; cependant je sentis à son sommet une
difficulté de respirer que je n'ai éprouvée ni dans les Alleghanys, en
Amérique, ni sur les plus hautes Alpes de la Savoie. J'ai gravi le Puy-
de-Dôme avec autant de peine que le Vésuve; il faut près d'une heure
pour monter de sa base au sommet par un chemin roide et glissant,
mais la verdure et les fleurs vous suivent. La petite fdle qui me servoit
de guide m'avoit cueilli un bouquet des plus belles pensées; j'ai moi-
même trouvé sous mes pas des œillets rouges d'une élégance parfaite.
Au sommet du mont on voit partout de larges feuilles d'une plarîte
bulbeuse, assez semblable au lis. J'ai rencontré, à ma grande surprise,
sur ce lieu élevé trois femmes qui se tenoient par la main et qui
chantoient un cantique. Au-dessous de moi, des troupeaux de vaches
paissoient parmi les monticules que domine le Puy-de-Dôme. Ces trou-
peaux montent à la montagne avec le printemps, et en descendent
avec la neige. On voit partout les burons ou les chalets de l'Auvergne,
mauvais abris de pierres sans ciment ou de bois gazonné. Chantez
les chalets, mais ne les habitez pas.
Le patois de la montagne n'est pas exactement celui de la plaine.
La musette, d'origine celtique, sert à accompagner quelques airs de
romances, qui ne sont pas sans euphonie, et sur lesquels on a fait des
paroles françoises. Les Auvergnats, comme les habitants du Piouergue.
vont vendre des mules en Catalogne et en Aragon ; ils rapportent de
ce pays quelque chose d'espagnol qui se marie bien avec la solitude
de leurs montagnes ; ils font pour leurs longs hivers provision de soleil
et d'histoires. Les voyageurs et les vieillards aiment à conter, parce
qu'ils ont beaucoup vu : les uns ont cheminé sur la terre, les autres
dans la vie.
Les pays de montagnes sont propres à conserver les mœurs. Une
VI. 22
338 VOYAGE A CLERMONT.
famille d'Auvergne, appelée les Guittard-Pinon, cultivoit en commun
des terres dans les environs de Thiers ; elle étoit gouvernée par un
chef électif, et ressembloit assez à un ancien clan d'Ecosse. Cette
espèce de république champêtre a survécu à la révolution, mais elle
est au moment de se dissoudre.
Je laisse de côté les curiosités naturelles de l'Auvergne, la grotte de
Royat, charmante néanmoins par ses eaux et sa verdure, les diverses
fontaines minérales, la fontaine pétrifiante de Saint-AUyre , avec le
pont de pierre qu'elle a formé et que Charles IX voulut voir : le puits
de la poix, les volcans éteints, etc.
Je laisse aussi à l'écart les merveilles des siècles moyens, les orgues,
les horloges avec leur carillon et leurs têtes de Maure ou de More, qui
ouvroient des bouches effroyables quand l'heure venoit à sonner. Les
processions bizarres, les jeux mêlés de superstition et d'indécence,
mille autres coutumes de ces temps, n'appartiennent pas plus à l'Au-
vergne qu'au reste de l'Europe gothique.
J'ai voulu avant de mourir jeter un regard sur l'Auvergne, en sou-
venance des impressions de ma jeunesse. Lorsque j'étois enfant, dans
les bruyères de ma Bretagne, et que j'entendois parl'3r Je l'Auvergne
et des petits Auvergnats, je me figurois que l'Auvergne étoit un pays
bien loin, bien loin, où l'on voyoit des choses étranges, où l'on ne
pouvoit aller qu'avec de grands périls, en cheminant sous la garde de
la Mère de Dieu. Une chose m'a frappé et charmé à la fois : j'ai
retrouvé dans l'habit du paysan Auvergnat le vêtement du paysan
breton. D'où vient cela? C'est qu'il y avoit autrefois pour ce royaume,
et môme pour l'Europe entière, un fond d'habillement commun. Les
provinces reculées ont gardé les anciens usages, tandis que les dépar-
tements voisins de Paris ont perdu leurs vieilles mœurs : de là cette
ressemblance entre certains villageois placés aux extrémités opposées
de la France, et qui ont été défendus contre les nouveautés par leur
indigence et leur solitude.
Je ne vois jamais sans une sorte d'attendrissement ces petits Auver-
gnats qui vont chercher fortune dans ce grand monde, avec une boîte
et quelques méchantes paires de ciseaux. Pauvres enfants qui dévalent
bien tristes de leurs montagnes, et qui préféreront toujours le pain bis
et la bourrée aux prétendues joies de la plaine. Ils n'avoient guère que
l'espérance dans leur boîte en descendant de leurs rochers; heureux
s'ils la rapportent à la chaumière paternelle!
FIN DU VOYAGE A CLE U MONT.
VOYAGE
AU MONT-BLANC
VOYAGE
AU MONT-BLANC
PAYSAGES DE MONTAGNES.
Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
?:a d'août 18C5.
J'ai VU beaucoup de montagnes en Europe et en Amérique, et il m'a
toujours paru que dans les descriptions de ces grands monuments de
la nature on alloit au delà de la vérité. Ma dernière expérience à cet
égard ne m'a point fait changer de sentiment. J'ai visité la vallée de
Chamouny, devenue célèbre par les travaux de M. de Saussure; mais
je ne sais si le poète y trouveroit le speciosa deserii comme le minéra-
logiste. Quoi qu'il en soit, j'exposerai avec simplicité les réflexions
que j'ai faites dans mon voyage. Mon opinion, d'ailleurs, a trop peu
d'autorité pour qu'elle puisse choquer personne.
Sorti de Genève par un temps assez nébuleux, j'arrivai à Servoz au
moment où le ciel commençoit à s'éclaircir. La crête du Mont-Blanc ne
se découvre pas de cet endroit, mais on a une vue distincte de sa
croupe neîgèe, appelée le Dôme. On franchit ensuite le passage des
Montées, et l'on entre dans la vallée de Chamouny, On passe au-
dessous du glacier des Bossons-, ses pyramides S2 montrent à travers
les branches des sapins et des mélèzes. M. Bourrit a comparé ce gla-
cier, pour sa blancheur et la coupe allongée de ses cristaux, à une
flotte à la voile; j'ajouterois, au milieu d'un golfe bordé de vertes
forêts.
Je m'arrêtai au village de Chamouny, et le lendemain je me rendis
342 VOYAGE AU MONT-BLANC.
au Montanvert. J'y montai par le plus beau jour de l'année. Parvenu à
son sommet, qui n'est qu'une croupe du Mont-Blanc, je découvris ce
qu'on nomme très-improprement la Mer de Glace.
Qu'on se représente une vallée dont le fond est entièrement couvert
par un fleuve. Les montagnes qui forment cette vallée laissent pendre
au-dessus de ce fleuve une masse de rochers, les aiguilles du Dru, du
Bochard, des Charmoz. Dans l'enfoncement, la vallée et le fleuve se
divisent en deux branches, dont l'une va aboutir à une haute mon-
tagne, le Col du Géant, et l'autre aux rochers des Jorasses. Au bout
opposé de cette vallée se trouve une pente qui regarde la vallée de
Chamouny. Cette pente, presque verticale, est occupée par la portion
de la Mer de Glace qu'on appelle le Glacier des Bois. Supposez donc un
rude hiver survenu ; le fleuve qui remplit la vallée, ses inflexions et
ses pentes, a été glacé jusqu'au fond de son lit; les sommets des
monts voisins se sont chargés de neige partout où les plans du granit
ont été assez horizontaux pour retenir les eaux congelées : voilà la
Mer de Glace et son site: Ce n'est point, comme on le voit, une mer ;
c'est un fleuve ; c'est, si l'on veut, le Rhin glacé ; la Mer de Glace sera
son cours, et le Glacier des Bois sa chute à Laufen,
Lorsqu'on est sur la Mer de Glace, la surface, qui vous en paroissoit
unie du haut du Montanvert, offre une multitude de pointes et d'an-
frcctuosités. Ces pointes imitent les formes et les déchirures de la
haute enceinte de rocs qui surplombent de toutes parts : c'est comme
le relief en marbre blanc des montagnes environnantes.
Parlons maintenant des montagnes en général.
Il y a deux manières de les voir : avec les nuages, ou sans les nuages.
Avec les nuages, la scène est plus animée; mais alors elle est obscure,
et souvent d'une telle confusion, qu'on peut à peine y distinguer quel-
ques traits.
Les nuages drapent les rochers de mille manières. J'ai vu au-dessus
de Servez un piton chauve et ridé qu'une nue îraversoit obliquement
comme une toge; on l'auroit pris pour la statue colossale d'un vieil-
lard romain. Dans un autre endroit, on apercevoit la pente défrichée
de la montagne ; une barrière de nuages arrêtoit la vue à la naissance
de cette pente, et au-dessus de cette barrière s'élevoient de noires
ramifications de rochers imitant des gueules de Chimère, des corps de
Sphinx, des têtes d'Anubis, diverses formes des monstres et des dieux
de l'Egypte.
Quand les nues sont chassées par le vent, les monts semblent fuir
derrière ce rideau mobile : ils se cachent et se découvrent tour à tour;
tantôt un bouquet de verdure se montre subitement à l'ouverture d'un
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VOYAGE AU MONT-BLANC. 343
nuage, comme une île suspendue dans le ciel; tantôt un rocher se
dévoile avec lenteur, et perce peu à peu la vapeur profonde comme un
fantôme. Le voyageur attristé n'entend que le bourdonnement du vent
dans les pins, le bruit des torrents qui tombent dans les glaciers, par
Intervalle la chute de l'avalanche, et quelquefois le sifQement de la
aiarmotte effrayée qui a vu l'epervier dans la nue.
Lorsque le ciel est sans nuages, et que l'amphithéâtre des monts se
Jéploie tout entier à la vue, un seul accident mérite alors d'être
observé : les sommets des montagnes, dans la haute région où ils se
dressent, offrent une pureté de lignes, une netteté de plan et de profil
que n'ont point les objets de la plaine. Ces cimes anguleuses, sous le
dôme transparent du ciel, ressemblent à de superbes morceaux d'his-
toire naturelle, à de beaux arbres de coraux, à des girandoles de sta-
lactite, renfermés sous un globe du cristal le plus pur. Le montagnard
cherche dans ses découpures élégantes l'image des objets qui lui sont
familiers : de là ces roches nommées les Mulets, les Charmoz, ou les
Chamois; de là ces appellations empruntées de la religion, les sommets
des Croix, le rocher duReposoir, le glacier des Pèlerins; dénominations
naïves qui prouvent que si l'homme est sans cesse occupé de l'idée de
ses besoins , il aime à placer partout le souvenir de ses consolations.
Quant aux arbres des montagnes, je ne parlerai que du pin, du
sapin et du mélèze, parce qu'ils font, pour ainsi dire, l'unique déco-
ration des Alpes. ^
Le pin a quelque chose de monumental; ses branches ont le port
de la pyramide, et son tronc celui de la colonne. Il imite aussi la
forme des rochers où il vit : souvent je l'ai confondu sur les redans et
les corniches avancées des montagnes, avec des flèches et des aiguilles
élancées ou échevelées comme lui. Au revers du Col de Balme, à la
descente du glacier de Trient , on rencontre un bois de pins, de sapins
et de mélèzes : chaque arbre, dans cette famille de géants, compte
plusieurs siècles. Cette tribu alpine a un roi que les guides ont soin
de montrer aux voyageurs. C'est un sapin qui pourroit servir de mât
au plus grand vaisseau. Le monarque seul est sans blessure, tandis
que tout son peuple autour de lui est mutilé : un arbre a perdu sa tête,
un autre ses bras; celui-ci a le front sillonné par la foudre, celui-là
le pied noirci par le feu des pâtres. Je remarquai deux jumeaux sortis
du même tronc, qui s'élançoient ensemble dans le ciel : ils étoient égaux
en hauteur et en âge ; mais l'un étoit plein de vie et l'autre étoit desséché.
Daucia, Laride Thymberque, simillima proies,
Indiscreta suis, gratusque parentibus error,
At nunc dura dédit vobis discrimina Pallas.
Sfi/i VOYAGE AU MONT-BLANC.
« Fils jumeaux de Daucus, rejetons semblables, ô LarisetThymber!
vos parents mêmes ne pouvoient vous distinguer, et vous leur causiez
de douces méprises ! Mais la mort mit entre vous une cruelle différence. »
Ajoutons que le pin annonce la solitude et l'indigence de la mon-
tagne. Il est le compagnon du pauvre Savoyard, dont il partage la des-
tinée : comme lui, il croît et meurt inconnu sur des sommets inaccessi-
bles, où sa postérité se perpétue également ignorée. C'est sur le mélèze
que l'abeille cueille ce miel ferme et savoureux qui se marie si bien avec
la crème et les framboises du Montanvert. Les bruits du pin , quand
ils sont légers, ont été loués par les poètes bucoliques ; quand ils sont
violents, ils ressemblent au mugissement de la mer : vous croyez quel-
quefois entendre gronder l'Océan au milieu des Alpes. Enfin, l'odeur
du pin est aromatique et agréable; elle a surtout pour moi un charme
particulier, parce que je l'ai respirée à plus de vingt lieues en mer
sur les côtes de la Virginie : aussi réveille-t-elle toujours dans mon
esprit l'idée de ce Nouveau Monde qui me fut annoncé par un souffle
embaumé, de ce beau ciel, de ces mers brillantes où le parfum des
forêts m'étoit apporté par la brise du matin ; et comme tout s'enchaîno
dans nos souvenirs, elle rappelle aussi dans ma mémoire les senti-
ments de regrets et d'espérance qui ni'occupoient lorsque appuyé sur
le bord du vaisseau je revois à cette patrie que j'avois perdue, et à ces
déserts que j'allois trouver.
Mais, pour venir enfin à mon sentiment particulier sur les mon-
tagnes, je dirai que comme il n'y a pas de beaux paysages sans un
horizon de montagnes, il n'y a point aussi de lieux agréables à habiter
ni de satisfaisants pour les yeux et pour le cœur là où on manque
d'air et d'espace : or, c'est ce qui arrive dans l'intérieur des monts.
Ces lourdes masses ne sont point en harmonie avec les facultés de
l'homme et la foiblcsse de ses organes.
On attribue aux paysages des montagnes la sublimité : celle-ci tient
sans doute à la grandeur des objets. Mais si l'on prouve que cette
grandeur, très-réelle en effet, n'est cependant pas sensible au regard,
que devient la sublimité?
Il en est des monuments de la nature comme de ceux de l'art : pour
jouir de leur beauté, il faut être au véritable point de perspective;
autrement, les formes, les couleurs, les proportions, tout disparoît.
Dans l'intérieur des montagnes, comme on touche à l'objet même, et
comme le champ de l'optique est trop resserré, les dimensions perdent
nécessairement leur grandeur : chose si vraie, que l'on est continuel-
lement trompé sur les hauteurs et sur les distances. J'en appelle aux
voyageurs : le Mont-Blanc leur a-t-il paru fort élevé du fond de la val-
VOYAGE AU MONT-BLANC. S/i5
lée de Chamouny? Souvent un lac immense dans les Alpes a l'air d'un
petit étang ; vous croyez arriver en quelques pas au haut d'une pente
que vous êtes trois heures à gravir; une journée entière vous suffit à
peine pour sortir de cette gorge, à l'extrémité de laquelle il vous sem-
Lloit que vous touchiez de la main. Ainsi cette grandeur des mon-
tagnes, dont on fait tant de bruit, n'est réelle que par la fatigue qu'elle
vous donne. Quant au paysage, il n'est guère plus grand à l'œil
qu'un paysage ordinaire.
Mais ces monts qui perdent leur grandeur apparente quand ils sont
trop rapprochés du spectateur sont toutefois si gigantesques qu'ils
écrasent ce qui pourroit leur servir d'ornement. Ainsi, par des lois
contraires, tout se rapetisse à la fois dans les défilés des Alpes, et
l'ensemble et les détails. Si la nature avoit fait les arbres cent fois
plus grands sur les montagnes que dans les plaines ; si les fleuves et
les cascades y versoient des eaux cent fois plus abondantes, ces grands
bois, ces grandes eaux pourroient produire des effets pleins de majesté
sur les flancs élargis de la terre. Il n'en est pas de la sorte ; le cadre
du tableau s'accroît démesurément, et les rivières, les forêts, les
villages, les troupeaux gardent les proportions ordinaires : alors il n'y
a plus de rapport entre le tout et la partie, entre le théâtre et la déco-
ration. Le plan des montagnes étant vertical devient une échelle tou-
jours dressée où l'œil rapporte et compare les objets qu'il embrasse;
et ces objets accusent tour à tour leur petitesse sur cette énorme
mesure. Les pins les plus altiers, par exemple, se distinguent à peine
dans l'escarpement des vallons, où ils paraissent collés comme des
flocons de suie. La trace des eaux pluviales est marquée dans ces
bois grêles et noirs par de petites rayures jaunes et parallèles ; et les
torrents les plus larges, les cataractes les plus élevées, ressemblent à
de maigres filets d'eau ou à des vapeurs bleuâtres.
Ceux qui ont aperçu des diamants, des topazes, des émeraudes dans
les glaciers, sont plus heureux que moi : mon imagination n'a jamais
pu découvrir ces trésors. Les neiges du bas Glacier des Bois, mêlées à
la poussière de granit, m'ont paru semblables à de la cendre; on pour-
roit prendre la Mer de Glace, dans plusieurs endroits, pour des car-
rières de chaux et de plâtre; ses crevasses seules offrent quelques
teintes du prisme, et quand les couches de glace sont appuyées sur le
roc, elles ressemblent à de gros verres de bouteille.
Ces draperies blanches des Alpes ont d'ailleurs i:n grand inconvé-
nient : elles noircissent tout ce qui les environne, et jusqu'au ciel, dont
elles rembrunissent l'azur. Et ne croyez pas que l'on soit dédommagé
de cet effet désagréable par les beaux accidents de la lumière sur les
3Z»6 VOYAGE AU MONT-BLANC.
neiges. La couleur dont se peignent les montagnes lointaines est nulle
pour le spectateur placé à leur pied, La pompe dont le soleil couchant
couvre la cime des Alpes de la Savoie n'a lieu que pour l'habitant de
Lausanne. Quant au voyageur de la vallée de Chamouny, c'est en vain
qu'il attend ce brillant spectacle. 11 voit, comme du fond d'un enton-
noir, au-dessus de sa tête, une petite portion d'un ciel bleu et dur,
sans couchant et sans aurore ; triste séjour où le soleil jette à peine
un regard à midi par-dessus une barrière glacée.
Qu'on me permette, pour me faire mieux entendre, d'énoncer une
vérité triviale. Il faut une toile pour peindre : dans la nature le ciel
est la toile des paysages ; s'il manque au fond du tableau, tout est
confus et sans effet. Or, les monts, quand on en est trop voisin,
obstruent la plus grande partie du ciel. Il n'y a pas assez d'air autour
de leurs cimes; ils se font ombre l'un à l'autre et se prêtent mutuelle-
ment les ténèbres qui résident dans quelque enfoncement de leurs
rochers. Pour savoir si les paysages des montagnes avoient une supé-
riorité si marquée, il suffisait de consulter les peintres : ils ont tou-
jours jeté les monts dans les lointains, en ouvrant à l'œil un paysage
sur les bois et sur les plaines.
Un seul accident laisse aux sites des montagnes leur majesté natu-
relle : c'est le clair de lune. Le propre de ce demi-jour sans reflets et
d'une seule teinte est d'agrandir les objets en isolant les masses et en
faisant disparoître cette gradation de couleurs qui lie ensemble les
parties d'un tableau. Alors plus les coupes des monuments sont fran-
ches et décidées, plus leur dessin a de longueur et de hardiesse, et
mieux la blancheur de la lumière profile les lignes de l'ombre. C'est
pourquoi la grande architecture romaine, comme les contours des
montagnes, est si belle à la clarté de la lune.
Le grandiose, et par conséquent l'espèce de sublime qu'il fait naître,
disparoît donc dans l'intérieur des montagnes : voyons si le gracieux
s'y trouve dans un degré plus éminent.
On s'extasie sur les vallées de la Suisse ; mais il faut bien observer
qu'on ne les trouve si agréables que par comparaison. Certes l'œil,
fatigué d'errer sur des plateaux stériles ou des promontoires couverts
d'un lichen rougeâtre, retombe avec grand plaisir sur un peu de ver-
dure et de végétation. Mais en quoi cette verdure consiste-t-elle? En
quelques saules chétifs, en quelques sillons d'orge et d'avoine qui
croissent péniblement et mûrissent tard, en quelques arbres sauva-
geons qui portent des fruits âpres et amers. Si une vigne végète péni-
blement dans un petit abri tourné au midi, et garantie avec soin des
vents du nord, on vous fait admirer celte fécondité extraordinaire.
VOYAGE AU MONT-BLANC. 347
Vous élevez-vous sur les rochers voisins , les grands traits des monts
font disparoître la miniature de la vallée. Les cabanes deviennent à
peine visibles, et les compartiments cultivés ressemblent à des échan-
tillons d'étoffes sur la carte d'un drapier.
On parle beaucoup des fleurs des montagnes, des violettes que l'on
cueille au bord des glaciers, des fraises qui rougissent dans la
neige, etc. Ce sont d'imperceptibles merveilles qui ne produisent
aucun effet : l'ornement est trop petit pour des colosses.
Enfin, je suis bien malheureux, car je n'ai pu voir dans ces fameux
chalets enchantés par l'imagination de J.-J. Rousseau que de méchantes
cabanes remplies du fumier des troupeaux, de l'odeur des fromages
et du lait fermenté ; je n'y ai trouvé pour habitants que de misérables
montagnards, qui se regardent comme en exil et aspirent à descendre
dans la vallée.
De petits oiseaux muets, voletant de glaçons en glaçons, des couples
assez rares de corbeaux et d'éperviers, animent à peine ces solitudes
de neige et de pierre, où la chute de la pluie est presque toujours le
seul mouvement qui frappe vos yeux. Heureux quand le pivert, annon-
çant l'orage, fait retentir sa voix cassée au fond d'un vieux bois de
sapins ! Et pourtant ce triste signe de vie rend plus sensible la mort
qui nous environne. Les chamois , les bouquetins, les lapins blancs
sont presque entièrement détruits ; les marmottes mêmes deviennent
rares, et le petit Savoyard est menacé de perdra son trésor. Les bêtes
sauvages ont été remplacées sur les sommets des Alpes par des trou-
peaux de vaches, qui regrettent la plaine aussi bien que leurs maîtres.
Couchés dans les herbages du pays de Gaux, ces troupeaux offriroient
une scène aussi belle, et ils auroient en outre le mérite de rappeler
les descriptions des poètes de l'antiquité.
Il ne reste plus qu'à parler du sentiment qu'on éprouve dans les
montagnes. Eh bien, ce sentiment, selon moi, est fort pénible. Je ne
puis être heureux là oij je vois partout les fatigues de l'homme et ses
travaux inouïs, qu'une terre ingrate refuse de payer. Le montagnard,
qui sent son mal, est plus sincère que les voyageurs : il appelle la
plaine le bon pays, et ne prétend pas que des rochers arrosés de ses
sueurs, sans en être plus fertiles, soient ce qu'il y a de meilleur dans
les distributions de la Providence. S'il est très-attaché à sa montagne,
cela tient aux relations merveilleuses que Dieu a établies entre nos
peines, l'objet qui les cause et les lieux où nous les avons éprouvées;
cela tient aux souvenirs de l'enfance , aux premiers sentiments du
cœur, aux douceurs et même aux rigueurs de la maison paternelle.
Plus solitaire que les autres hommes, plus sérieux par l'habitude de
3Zi8 VOYAGE AU MONT-BLANC.
souffrir, le montagnard appuie davantage sur tous les sentiments de
sa vie. Il ne faut pas attribuer aux charmes des lieux qu'il habite
l'amour extrême qu'il montre pour son pays : cet amour vient de la
concentration de ses pensées et du peu d'étendue de ses besoins.
-Mais les montagnes sont le séjour de la rêverie? J'en doute; je doute
qu'on puisse rêver lorsque la promenade est une fatigue , lorsque
l'attention que vous êtes obligé de donner à vos pas occupe entière-
ment votre esprit. L'amateur de la solitude qui bayerait aux chimères '
en gravissant le Montanvert pourroit bien tomber dans quelque puits,
comme l'astrologue qui prétendoit lire au-dessus de sa tête et ne
pouvait vair à ses pieds.
Je sais que les poètes ont désiré les vallées et les bois pour converser
avec les Muses. Mais écoutons Virgile :
Rura mihi et rigai placeant in vallibus amnes :
Flumina amem sylvasque inglorius.
D'abord il se plairoit aux champs, ru7^a mihi; il chercberoit les vallées
agréables, riantes, gracieuses, vallibus amnes; il aimeroit les fleuves,
flumina amem (non pas les torrents), et les forêts où il vivroit sans
gloire, sylvasque inglorius. Ces forêts sont de belles futaies de chênes,
d'ormeaux, de hêtres, et non de tristes bois de sapins; car il n'eût pas
dit :
...Et ingenii ramorum protegat umhra,
« Et d'un feuillage épais ombragera ma tête. »
Et où veut-il que cette vallée soit placée? Dans un lieu ou il y aura de
beaux souvenirs, des noms harmonieux, des traditions de la Fable et
de l'Histoire :
0 ubi campi,
Sporchiusque et virgiaibus bacchata lacocnis
Taygeta ! 0 qui me gelidis in vallibus Hœmi
Sistat!
Dieux! que ne suis-je assis au bord du Spercbius!
Quand pourrai-jo fouler les beaux vallons d'Hémua
Oh! qui me portera sur le riant Taygète!
Il se scroit fort peu soucié de la vallée de Chamouny, du glacier de
Taconay, de la petite et de la grande Jorasse, de l'aiguille du Dru et du
rocher de la Tête-Noire.
Enfin , si nous en croyons Rousseau et ceux qui ont recueilli ses
1. La Fomaixe
VOYAGE AU MOiNT-BLANG. 349
erreurs sans hériter de son éloquence, quand on arrive au sommet des
montagnes on se sent transformé en un autre homme. « Sur les hautes
montagnes, dit Jean-Jacques, les méditations prennent un caractère
grand, sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais
quelle volupté tranquille qui n'a rien d'acre et de sensuel. Il semble
qu'en s'élevant au-dessus du séjour des hommes, on y laisse tous les
sentiments bas et terrestres... Je doute qu'aucune agitation violente
pût tenir contre un pareil séjour prolongé, etc. »
Plût à Dieu qu'il en fût ainsi ! Qu'il seroit doux de pouvoir se déli-
\Ter de ses maux en s'élevant à quelques toises au-dessus de la plaine !
Malheureusement l'âme de l'homme est indépendante de l'air et des
sites ; un cœur chargé de sa peine n'est pas moins pesant sur les hauts
lieux que dans les vallées. L'antiquité, qu'il faut toujours citer quand
il s'agit de vérité de sentiments, ne pensoit pas comme Rousseau sur
les montagnes; elle les représente au contraire comme le séjour de la
désolation et de la douleur : si l'amant de Julie oublie ses chagrins
parmi les rochers du Valais , l'époux d'Eurydice nourrit ses douleurs
sur les monts de la Thrace. Malgré le talent du philosophe genevois,
je doute que la voix de Saint-Preux retentisse aussi longtemps dans
l'avenir que la lyre d'Orphée. Œdipe, ce parfait modèle des calamités
royales, cette image accomplie de tous les maux de l'humanité, cher-
che aussi les sommets déserts :
Il va,
du Cythéron remontant vers les deux.
Sur le malheur de l'homme interroger les dieux.
Enfin, une autre antiquité plus belle encore et plus sacrée nous offre
les mêmes exemples. L'Écriture , qui connoissoit mieux la nature de
l'homme que les faux sages du siècle, nous montre toujours les grands
infortunés, les prophètes, et Jésus-Christ même, se retirant au jour de
l'affliction sur les hauts lieux. La fille de Jephté, avant de mourir,
demande à son père la permission d'aller pleurer sa virginité sur les
montagnes de la Judée : Super montes assumam, dit Jérémie, flttum ac
lamentum. « Je m'élèverai sur les montagnes pour pleurer et gémir. »
Ce fut sur le mont des Oliviers que Jésus-Christ but le calice rempli de
toutes les douleurs et de toutes les larmes des hommes.
C'est une chose digne d'être observée que dans les pages les plus
raisonnables d'un écrivain qui s'étoit établi le défenseur de la morale,
on distingue encore des traces de l'esprit de son siècle. Ce changement
supposé de nos dispositions intérieures selon le séjour que nous habi-
tons tient secrètement au système de matérialisme que Rousseau
350 VOYAGE AU MONT-BLANC.
prétendoit combattre. On faisoit de l'âme une espèce de plante soumise
aux variations de l'air, et qui, comme un instrument, suivoit et
marquoit le repos ou l'agitation de l'atmosphère. Eh ! comment Jean-
Jacques lui-même auroit-il pu croire de bonne foi à cette influence
salutaire des hauts lieux? L'infortuné ne traîna-t-il pas sur les monta-
gnes de la Suisse ses passions et ses misères ?
Il n'y a qu'une seule circonstance où il soit vrai que les montagnes
inspirent l'oubli des troubles de la terre : c'est lorsqu'on se retire loin
du monde, pour se consacrer à la religion. Un anachorète qui se
dévoue au service de l'humanité, un saint qui veut méditer les gran-
deurs de Dieu en silence, peuvent trouver la paix et la joie sur des
roches désertes-, mais ce n'est point alors la tranquillité des lieux qui
passe dans l'âme de ces solitaires, c'est au contraire leur âme qui
répand sa sérénité dans la région des orages.
L'instinct des hommes a toujours été d'adorer l'Éiernel sur les lieux
élevés : plus près du ciel, il semble que la prière ait moins d'espace à
franchir pour arriver au trône de Dieu. Il étoit resté dans le christia-
nisme des traditions de ce culte antique; nos montagnes, et, à leur
défaut, nos collines étoient chargées de monastères et de vieilles
abbayes. Du milieu d'une ville corrompue, l'homme qui marchoit
peut-être à des crimes, ou du moins à des vanités, apercevoit, en levant
les yeux, des autels sur les coteaux voisins. La Croix, déployant au
loin l'étendard de la pauvreté aux yeux du luxe, rappeloit le riche à
des idées de souffrance et de commisération. Nos poètes connoissoient
bien peu leur art lorsqu'ils se moquoient do ces monts de Calvaire, de
ces missions, de ces retraites qui retraçoient parmi nous les sites de
l'Orient, les mœurs des solitaires de la Thébaïde, les miracles d'une
religion divine et le souvenir d'une antiquité qui n'est point effacé par
celui d'Homère.
Mais ceci rentre dans un autre ordre d'idées et de sentiments, et ne
tient plus à la question générale que nous venons d'examiner. Après
avoir fait la critique des montagnes, il est juste de finir par leur éloge.
J'ai déjà observé qu'elles étoient nécessaires à un beau paysage, et
qu'elles dévoient former la chaîne dans les derniers plans d'un tableau.
Leurs têtes chenues, leurs flancs décharnés, leurs membres gigantes-
ques, hideux quand on les contemple de trop près, sont admirables
lorsqu'au fond d'un horizon vaporeux ils s'arrondissent et se colorent
dans une lumière fluide et dorée. Ajoutons, si l'on veut, que les mon-
tagnes sont la source des fleuves, le dernier asile de la liberté dans les
temps d'esclavage, une barrière utile contre les invasions et les fléaux
de la guerre. Tout ce que je demande, c'est qu'on ne me force pas
VOYAGE AU MONT-BLANC. 351
d'admirer les longues arêtes de rochers, les fondrières, les crevasses,
les trous, les entortillements des vallées des Alpes. A cette condition,
je dirai qu'il y a des montagnes que je visiterois encore avec un plaisir
extrême : ce sont celles de la Grèce et de la Judée. J'aimerois à par-
courir les lieux dont mes nouvelles études me forcent de m'occuper
chaque jour; j'irois volontiers chercher sur le Tabor et le Taygète
d'autres couleurs et d'autres harmonies, après avoir peint les monts
sans renommée et les vallées inconnues du Nouveau Monde *.
i. Cette dernière phrase annonçoit mon voyage en Grèce et dans la Terre Sainte;
voyage que j'exécutai en efifet l'année suivante, 1806. Voyez Y Itinéraire,
JriN DU VOYAGE AU MONT-BLANC.
NOTICE
LES FOUILLES DE POMPÉI
Page 306 {Note). « Je donne, page 353 et suivantes, des notices
curieuses sur Pompéi, et qui compléteront ma courte description. »
On découvrit d'abord les deux théâtres, ensuite le temple d'Isis et celui
d'Esculape, la maison de campagne d'Arrius Diomédès, et plusieurs tom-
beaux. Durant le temps que Naples fut gouverné par un roi sorti des rangs
de l'armée françoise, les murailles de la ville, la rue des tombeaux, plusieurs
vues de l'intérieur de la ville, la basilique, Tamphithéâtre et le forum furent
découverts. Le roi de Naples a fait continuer les travaux; et comme les
fouilles sont conduites avec beaucoup de régularité et se font dans le louable
dessein de découvrir la ville plutôt que de chercher des trésors enfouis, cha-
que jour ajoute aux connoissances déjà acquises sur cet objet, si intéressant
et presque inépuisable.
La ville de Pompéi, située à peu près à quatorze milles au sud-est de
Naples, étoit bâtie en partie sur une éminence qui dcminoit une plaine fer-
tile, et qui s'est considérablement accrue par l'immense quantité de matières
volcaniques dont le Vésuve l'a recouverte. Les murailles de la ville et les
murs de ses édifices ont retenu dans leur enceinte toutes les matières que le
volcan y vomissoit, et empêché les pluies de les emporter; de sorte que
l'étendue de ces constructions est très-distinctement marquée par le monti-
cule qu'ont formé l'amas des pierres ponces et l'accumulation graduelle de
terre végétale qui le couvrent.
L'éminence sur laquelle Pompéi fut bâtie doit avoir été formée à une épo-
que très-reculée; elle est composée de produits volcaniques vomis par le
Vésuve.
VI. 23
35Z! NOTICE
On a conjecturé que la mer avoit autrefois baigné les murs de Pompéi, et
qu'elle venoit jusqu'à l'endroit où passe aujourd'hui le chemin de Salerne.
Strabon dit en effet que cette ville servoit d'arsenal maritime à plusieurs
villes de la Campanie, ajoutant qu'elle est près du Sarno, fleuve sur lequel
les marchandises peuvent descendre et remonter.
Plusieurs faits que l'on observe à Pompéi sembleroient incompréhensibles
si l'on ne se rappeloit pas que la destruction de cette ville a été l'ouvrage de
deux catastrophes distinctes : l'une en l'an 63 de J.-C, par un tremblement
de terre; l'autre, seize ans plus tard, par une éruption du Vésuve. Ses habi-
tants commençoient à réparer les dommages causés par la première, lorsque
les signes précurseurs de la seconde les forcèrent d'abandonner un liea qui
ne tarda pas à être enseveli sous un déluge de cendres et de matières volca-
niques.
Cependant des débris d'ouvrages en briques indiquoient sa position. Il
conserva, sans doute pendant longtemps, un reste de population dans son
voisinage, puisque Pompéi est indiqué dans VlUnéraire d'Antonin et sur la
carte de Peutinger. Au xiii« siècle, les comtes de Sarno firent creuser un
canal dérivé du Sarno; il passoit sous Pompéi, mais on ignoroit sa position;
enfin, en 1748, un laboureur ayant trouvé une statue en labourant son
champ, cette circonstance engagea le gouvernement napolitain à ordonner
des fouilles.
A l'époque des premiers travaux, on versoit dans la partie que l'on venoit
de déblayer les décombres que l'on retiroit de celle que l'on s'occupoit de
découvrir; et, après qu'on en avoit enlevé les peintures à fresque, les mosaï-
ques et autres objets curieux, on combloit de nouveau l'espace débarrassé :
aujourd'hui l'on suit un système différent.
Quoique les fouilles n'aient pas offert de grandes difficultés par le peu
d'efforts que le terrain exige pour être creusé, il n'y a pourtant qu'une sep-
tième partie de la ville de déterrée. Quelques rues sont de niveau avec le
grand chemin qui passe le long des murs, dont le circuit est d'environ seize
cents toises.
En arrivant par Herculanum, le premier objet qui frappe l'attention est la
maison de campagne d'Arrius Diomédès, située dans le faubourg. Elle est
d'une très-jolie construction, et si bien conservée, quoiqu'il y manque un
élage, qu'elle peut donner une idée exacte de la manière dont les anciens
distribuoient l'intérieur de leurs demeures. Il suffiroit d'y ajouter des portes
et des fenêtres pour la rendre habitable; plusieurs chambres sont très-petites,
le propriétaire étoit cependant un homme opulent. Dans d'autres maisons de
gens moins riches, les chambres sont encore plus petites. Le plancher do la
maison d'Arri-us Diomédès est en mosaïques ; tous les appartements n'ont
pas de fenêtres, plusieurs ne reçoivent du jour que par la porte. On ignore
quelle est la destination de beaucoup de petits passages et de recoins. Lea
amphores qui contenoicnt le vin sont encore dans la cave, le pied posé dans
le sable, et appuyées contre le mur.
La rue des tombeaux offre, à droite et à gauche, les sépultures des prin-
SUR LES FOUILLES DE POMPÉE 355
cipales familles de la ville ; la plupart sont de petite dimension, mais cons-
truites avec beaucoup de goût.
Les rues de Pompéi ne sont pas larges, n'ayant que quinze pieds d'un côté
à l'autre, et les trottoirs les rendent encore plus étroites ; elles sont pavées
en pierre de lave grise et de formes irrégulières, comme les anciennes voies
romaines : on y voit encore distinctement la trace des roues. Il ne reste aux
maisons qu'un rez-de-chaussée, mais les débris font voir que quelques-unes
avoient plus d'un étage; presque toutes ont une cour intérieure, au milieu
de laquelle est un impluvium ou réservoir pour l'eau de pluie, qui alloit
ensuite se rendre dans une citerne contiguë. La plupart des maisons étoient
ornées de pavés mosaïques, et de parois généralement peintes en rouge, en
bleu et en jaune. Sur ce fond, l'on avoit peint de jolies arabesques et des
tableaux de diverses grandeurs. Les maisons ont généralement une chambre
de bains, qui est très-commode; souvent les murs sont doubles, et l'espace
intermédiaire est vide : il servoit à préser\'er la chambre de l'humidité.
Les boutiques des marchands de denrées, liquides et solides, offrent des
massifs de pierre souvent revêtus de marbre, et dans lesquels les vaisseaux
qui contenoient les denrées étoient maçonnés.
On a pensé que le genre de commerce qui se faisoit dans quelques maisons
étoit désigné par des figures qui sont sculptées sur le mur extérieur ; mais
il paroît que ces emblèmes indiquoient plutôt le génie sous la protection
duquel la famille étoit placée.
Les fours et les machines à moudre le grain font connoître les boutiques
des boulangers. Ces machines consistent en une pierre à base ronde; son
extrémité supérieure est conique et s'adapte dans le creux d'une autre pierre
qui est de même creusée en entonnoir dans sa partie supérieure : on faisoit
tourner la pierre d'en haut par le moyen de deux anses latérales que traver-
soienl des barres de bois. Le grain, versé dans l'entonnoir supérieur, tomboit
par un trou entre l'entonnoir renversé et la pierre conique. Le mouvement
de rotation le réduisoit en farine.
Les édifices publics, tels que les temples et les théâtres, sont en général
les mieux conservés, et par conséquent ce qu'il y a jusqu'à présent de plus
intéressant dans Pompéi.
Le petit théâtre, qui, d'après des inscriptions, servoit aux représentations
comiques, est en bon état ; il peut contenir quinze cents spectateurs : il y a
dans le grand de la place pour plus de six mille personnes.
De tous les amphithéâtres anciens, celui de Pompéi est un des moins
dégradés. En enlevant les décombres, on y a trouvé, dans des corridors qui
font le tour de l'arène, des peintures qui brilloient des couleurs les plus
vives; mais à peine frappées du contact de l'air extérieur, elles se sont alté-
rées. On aperçoit encore des vestiges d'un lion, et un joueur de trompette
vêtu d'un costume bizarre. Les inscriptions qui avoient rapport aux différents
spectacles sont un monument très-curieux.
On peut suivre sur le plan les murailles de la ville; c'est le meilleur moyen
de se faire une idée de sa forme et de son étendue.
356 NOTICE
« Ces remparts, dit M. Mazois, étoient composés d'un terre-plein terrasse
et d'un contre-mur; ils avoient quatorze pieds de largeur, et l'on y montoit
par des escaliers assez spacieux pour laisser passage à deux soldats de front.
Us sont soutenus, du côté de la ville, ainsi que du côté de la campagne, par
un mur en pierre de taille. Le mur extérieur devoit avoir environ vingt-cinq
pieds d'élévation; celui de l'intérieur surpassoit le rempart en hauteur d'en-
viron huit pieds. L'un et l'autre sont construits de l'espèce de lave qu'on
appelle piperino, à l'exception de quatre ou cinq premières assises du mur
extérieur, qui sont en pierre de roche ou travertin grossier. Toutes les pierres
en sont parfaitement bien jointes : le mortier est en effet peu nécessaire
dans les constructions faites avec des matériaux d'un grand échantillon. Ce
mur extérieur est partout plus ou moins incliné vers le rempart; les pre-
mières assises sont, au contraire, en retraite l'une sur l'autre.
« Quelques-unes des pierres, surtout celles de ces premières asssises, sont
entaillées et encastrées l'une dans l'autre de manière à se maintenir mutuel-
lement. Comme cette façon de construire remonte à une haute antiquité, et
qu'elle semble avoir suivi les constructions pélasgiques ou cyclopéennes,
dont elle conserve quelques traces, on peut conjecturer que la partie des murs
de Pompéi bâtie ainsi , est un ouvrage des Osques, ou du moins des pre-
mières colonies grecques qui vinrent s'établir dans la Campanie.
« Les deux murs étoient crénelés de manière que vus du côté de la cam-
pagne ils présentoient l'apparence d'une double enceinte de remparts.
« Ces murailles sont dans un grand désordre, que l'on ne peut pas attri-
buer uniquement aux tremblements de terre qui précédèrent l'éruption de 79.
Je pense, ajoute M. Mazois, que Pompéi a dû être démantelé plusieurs fois,
comme le prouvent les brèches et les réparations qu'on y remarque. Il paroît
même que ces fortifications n'étoient plus regardées depuis longtemps comme
nécessaires, puisque du côté où étoit le port les habitations sont bâties sur
les murs, que l'on a en plusieurs endroits abattus à cet effet.
« Ces murs sont surmontés de tours, qui ne paroissentpas d' une si haute
antiquité : leur construction indique qu'elles sont du môme temps que les
réparations faites aux murailles; elles sont de l'orme quadrangulaire, servent
en même temps de poterne, et sont placées à des distances inégales les unes
des autres.
« Il paroît que la ville n'avoit pas de fossés, au moins du côté oià l'on a
fouillé; car les murs, en cet endroit, étoient assis sur un terrain escarpé. »
On voit que par leur genre de construction les remparts sont les monu-
ments qui résisteront le mieux à l'action du temps. Malgré l'attention
extrême avec laquelle on a cherché à conserver ceux qui ont été découverts,
l'exposition â l'air, dont ils ont été préservés depuis si longtemps, les a
endommagés. Les pluies d'hiver, extrêmement abondantes dans l'Europe mé-
ridionale, font pénétrer graduellement l'humidité entre les briques et leur
revêtement. Il y croît des mousses, puis des plantes qui déjoignenl les bri-
ques. Pour éviter la dégradation on a couvert les murs avec des tuiles, et
placé des toits au-dessus des édifices.
SUR LES FOUILLES DE POMPÉL 357
Le plan indique cinq portes, désignées chacune par un nom qui n'a été
donné que depuis la découverte de la ville, et qui n'est fondé sur aucun
monument. La porte de Nola, la plus petite de toutes, est la seule dont l'ar-
cade soit conservée. La porte la plus proche du forum, ou quartier des sol-
dats, est celle par laquelle on entre : elle a été construite d'après l'antique.
Quelques personnes avoient pensé qu'au lieu d'enlever de Pompéi les divers
objets que l'on y a trouvés, et d'en former un muséum à Portici, l'on auroit
mieux fait de les laisser à leur place, ce qui auroit représenté une ville
ancienne avec tout ce qu'elle contenoit. Cette idée est spécieuse, et ceux qui
Ja proposoient n'ont pas réfléchi que beaucoup de choses se seroient gâtées
par le contact de l'air, et qu'indépendamment de cet inconvénient on auroit
couru le risque de voir plusieurs objets dérobés par des voyageurs peu déli-
cats; c'est ce qui n'arrive que trop souvent. Il faudroit, pour songer même à
meubler quelques maisons, que l'enceinte de la ville fût entièrement déblayée,
de manière à être bien isolée, et à ne pas offrir la facilité d'y descendre de
dessus les terrains environnants; alors on fermeroit les portes, et Pompéi ne
seroitplus exposé à êtrepilie par des pirates terrestres.
L'on n'a eu dessein dans cette Notice que de donner une idéa succincte
de l'état des fouilles de Pompéi en 1817. Pour bien connoître ce lieu remar-
quable, il faut consulter le bel ouvrage de M. Mazois '. L'on trouve aussi des
renseignements précieux dans un livre que M. le comte deClarac, conserva-
teur des antiques, publia étant à Naples, Ce livre, intitulé Pompéi, n'a été tiré
qu'à un petit nombre d'exemplaires, et n"a pas été mis en vente. M. de Clarac
y rend un compte très-instructif de plusieurs fouilles qu'il a dirigées.
Il est d'autant plus nécessaire de ne consulter sur cet objet intéressant que
des ouvrages faits avec soin, que trop souvent des voyageurs, ou même des
écrivains qui n'ont jamais vu Pompéi, répètent avec confiante les contes
absurdes débités par les ciceroni. Quelques journaux quotidiens de Paris ont
dernièrement transcrit un article du Courrier àe Londres, dans lequel M.W....
abusoit étrangement du privilège de raconter des choses extraordinaires. II
étoit question, dans son récit, d'argent trouvé dans le tiroir d'un comp-
toir, d'une lance encore appuyée contre un mur, d'épi grammes tracées sur
les colonnes du quartier des soldats, de rues toutes bordées d'édifices
publics.
Cesniaiseries ontengagé M. M..., qui a suivi pendant douze ans les fouilles
de Pompéi, à communiquer au Journal des Débats, du 18 février 1821, des
observations extrêmement sensées.
« Il est sans doute permis, dit M. M..., à ceux qui visitent Pompéi d'écou-
ter tous les contes que font les ciceroni ignorants et intéressés, afin d'obtenir
des étrangers qu'ils conduisent quelques pièces de monnoie; il est même
très-permis d'y ajouter foi, mais il y a plus que de la simplicité à les rap-
porter naïvement comme des vérités et à les insérer dans les journaux les
plus répandus.
1. Ruines de Pompéi, in-foL
358 NOTICE SUR LES FOUILLES DE POMPEE
« La relation de M. W.... me rappelle que le chevalier Coghell, ayant vy
au Muséum de la reine de Naples des artoplas, ou tourtières pour faire cuire
le pain, les prit pour des chapeaux, et écrivit à Londres qu'on avoit trouvé à
Pompéi des chapeaux de bronze extrêmement légers.
« Les fouilles de Pompéi sont d'un intérêt trop général, les découvertes
qu'elles procurent sont trop précieuses sous le rapport de l'histoire de l'art
et de la vie privée des anciens, pour qu'on laisse publier des relations niaises
et erronées, sans avertir le public du peu de foi qu'elles méritent. »
FIN DE LA NOTICE.
LETTRE
DE M. TAYLOR A M. C. NODIER
SUR LES ViLLES
DE POMPÉI ET D'HERCULANUM.
a Herculanum et Porapéi sont des objets si importants pour l'histoire de
l'antiquité, que pour bien les étudier il faut y vivre, y demeurer.
« Pour suivre une fouille très-curieuse je me suis établi dans la maison de
Diomède; elle est à la porte de la ville, près de la voie des tombeaux, et si
commode, que je l'ai préférée aux palais qui sont près du forum. Je demeure
à côté de la maison de Salluste.
a On a beaucoup écrit sur Pompéi , et l'on s'est souvent égaré. Par
exemple, un savant, nommé Matorelli, fut employé pendant deux années à
faire un mémoire énorme pour prouver que les anciens n'avoient pas connu
le verre de vitre , et quinze jours après la publication de son in-folio on
découvrit une maison où il y avoit des vitres à toutes les fenêtres. Il est
cependant juste de dire que les anciens n'aimoient pas beaucoup les croisées;
le plus communément le jour venoit par la porte; mais enûn chez les patri-
ciens il y avoit de très-belles glaces aux fenêtres, aussi transparentes que
notre verre de Bohème, et les carreaux étoient joints avec des listels de
bronze de bien meilleur goût que nos traverses en bois.
« Un voyageur de beaucoup d'esprit et de talent, qui a publié des lettres
sur la Morée, et un grand nombre d'autres voyageurs, trouvent extraordi-
naire que les constructions modernes de l'Orient soient absolument sem-
blables à celles de Pompéi. Avec un peu de réflexion , cette ressemblance
paroîtroit toute naturelle. Tous les arts nous viennent de l'Orient; c'est ce
qu'on ne sauroit trop répéter aux hommes qui ont le désir d'étudier et de
s'éclairer.
« Les fouilles se continuent avec persévérance et avec beaucoup d'ordre
et de soin : on vient de découvrir un nouveau quartier et des thermes su-
3G0 LETTRE.
perbes. Dans une des salles, j'ai particulièrement remarqué trois sièges en
bronze, d'une forme tout à fait inconnue, et de la plus belle conservation.
Sur l'un d'eux étoit placé le squelette d'une femme, dont les bras étoient
couverts de bijoux , en outre des bracelets d'or, dont la forme étoit déjà
connue; j'ai détaché un collier qui est vraiment. d'un travail miraculeux. Je
vous assure que nos bijoutiers les plus experts ne pourroient rien faire de
plus précieux ni d'un meilleur goût.
« Il est difficile de peindre le charme que l'on éprouve à toucher ces objets
sur les lieux mêmes oîi ils ont reposé tant de siècles, et avant que le pres-
tige ne soit tout à fait détruit. Une des croisées étoit couverte de très-belles
vitres, que l'on vient de faire remettre au musée de Naples.
« Tous les bijoux ont été portés chez le roi. Sous peu de jours ils seront
l'objet d'une exposition publique.
« Pompéi a passé vingt siècles dans les entrailles de la terre; les nations
ont passé sur son sol; ses monuments sont restés debout, et tous ses orne-
ments intacts. Un contemporain d'Auguste, s'il revenoit, pourroit dire :
« Salut, ô ma patrie! ma demeure est la seule sur la terre qui ait conservé
sa forme, et jusqu'aux moindres objets de mes affections. Voici ma couche;
voici mes auteurs favoris. Mes peint'ires sont encore aussi fraîches qu'au
jour où un artiste ingénieux en orna ma demeure. Parcourons la ville, allons
au théâtre; je reconnois la place oij pour la première fois j'applaudis aux
belles scènes de Térence et d'Euripide.
« Rome n'est qu'un vaste musée; Pompéi est une antiquité vivante. »
FIN DE LA LETTRE.
xMÉLANGES
LITTÉRAIRES
PREFACE.
Lorsque je ren(rai en France, en ^800, après une émigration pénible, mon
ami M. de Fontanes rédigeoit le Mercure de, France; il m'invita à écrire
avec lui dans ce journal , pour le rétablissement des saines doctrines reli-
gieuses et monarchiques.
J'acceptai cette invitation : je donnai quelques articles au Mercure , avant
même d'avoir publié Aiala, avant d'être connu, car mon Essai historique étoit
resté enseveli en Angleterre. Ces combats n'étoient pas sans quelques périls :
on ne pouvoit alors arriver à la politique que par la littérature; la police de
Buonaparte entendoit à demi-mot; le donjon de Vincennes, les déserts de
la Guiane et la plaine de Grenelle, attendoient encore, si besoin étoit, les
écrivains royalistes. Mon premier article sur le Voyage en Espagne de M. de
Laborde faillit de me coûter cher : Buonaparte menaça de me faire sabrer sur
les marches de son palais ; ce furent ses expressions. Il ordonna la suppression
du Mercure et sa réunion à la Décade. Le Journal des Débats, qui avoit osé
répéter l'article, fut bientôt après ravi à ses propriétaires.
Au retour du roi , je réclamai auprès du gouvernement la propriété du
Mercure, que j'avois acheté de M. de Fontanes pour une somme de 20,000 fr.
Je m'étois imaginé que la cause qui avoit fait supprimer cet ouvrage feroit
un peu valoir mon bon droit; je me trompai. C'est ainsi qu'ayant eu à
répéter une part de mes appointements de ministre, je n'ai pu l'obtenir, par
la raison qu'ayant fait le voyage de Gand , je ne m'étois pas rendu à mon
poste à Stockholm ; c'est ainsi qu'en sortant du ministère, non-seulement oh
ne m'a pas alloué le traitement de retraite accoutumé, mais encore on m'a
%h PRÉFACE.
supprimé ma pension de ministre d'État. Je rappelle ceci, non pour me
plaindre, mais afin qu'on ne fasse pas à l'avenir porter sur d'autres que
moi ces misérables vengeances et ces ignobles économies, si peu d'accord
avec la générosité naturelle de nos monarques et la dignité de la couronne.
Un choix des articles du Mercure a été fait par moi : ces articles, réunis à
quelques autres articles littéraires tirés du Conservateur et du Journal des
Débats, forment la collection renfermée dans ce volume. Les lettres n'ont
jamais été si honorables que lorsque, dans le silence du monde subjugué,
elles proclamoient des vérités courageuses et faisoient entendre les accents
de la liberté au milieu des cris de la victoire.
Puisque le nom de M. de Fontanes est venu se placer naturellement sous
ma plume, qu'il me soit permis de payer ici un nouveau tribut de regret et
de douleur à la mémoire de l'excellent homme que la France littéraire pleu-
rera longtemps. Si la Providence me laisse encore quelques jours sur la
terre, j'écrirai la vie de mon illustre et généreux ami. Il annonça au monde
ce que , selon lui , je devois devenir; moi , je dirai ce qu'il a été : ses droits
auprès de la postérité seront plus sûrs que les miens.
MELANGES
LITTÉRAIRES
DE L^ANGLETERRE
ET DES AiNGLOIS.
Juin 1800.
Si un instinct sublime n'attachoit pas l'homme à sa patrie , la con-
dition la plus naturelle sur la terre seroit celle de voyageur. Une
certaine inquiétude le pousse sans cesse hors de lui ; il veut tout
voir, ,et puis il se plaint quand il a tout vu. J'ai parcouru quelques
régions du globe; mais j'avoue que j'ai mieux observé le désert que
les hommes, parmi lesquels, après tout, on trouve souvent la soli-
tude.
J'ai peu séjourné chez les Allemands, les Portugais et les Espagnols,
mais j'ai vécu assez longtemps avec les Anglois. Comme c'est aujour-
d'hui le seul peuple qui dispute l'empire aux François, les moindres
détails sur lui deviennent intéressants.
Érasme est le plus ancien des voyageurs que je connoisse qui nous
ait parlé des Anglois. Il n'a vu à Londres, sous Henri III, que des bar-
bares et des huttes enfumées. Longtemps après, Voltaire, qui avoit
besoin d'un parfait philosophe, le plaça parmi les quakers, sur les
bords de la Tamise. Les tavernes de la Grande-Bretagne devinrent le
séjour des esprits forts, de la vraie liberté, etc., etc., quoiqu'il soit
360 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
bien connu que le pays du monde où l'on parle le moins dé religion,
où on la respecte le plus, où l'on agite le moins de ces questions oiseuses
i]ui troublent les empires, soit l'Angleterre.
Il me semble qu'on doit chercher le secret des mœurs des Anglois
îans l'origine de ce peuple. Mélange du sang françois et du sang alle-
jnand, il forme la nuance entre ces deux nations. Leur politique, leur
religion, leur militaire, leur littérature, leurs arts, leur caractère natio-
nal, me paroissent placés dans ce milieu; ils semblent réunir
en partie à la simplicité, au calme, au bon sens, au mauvais goût
germanique, l'éclat, la grandeur, l'audace et la vivacité de l'esprit
françois.
Inférieurs à nous sous plusieurs rapports , ils nous sont supérieurs
en quelques autres, particulièrement en tout ce qui tient au commerce
et aux richesses. Ils nous surpassent encore en propreté; et c'est une
chose remarquable que ce peuple qui paroît si pesant a dans ses
meubles, ses vêtements, ses manufactures une élégance qui nous
manque. On diroit que l'Anglois met dans le travail des mains la déli-
catesse que nous mettons dans celui de l'esprit.
Le principal défaut de la nation angloise, c'est l'orgueil , et c'est le
défaut de tous les hommes. Il domine à Paris comme à Londres, mais
modifié par le caractère françois et transformé en amour-propre. L'or-
gueil pur appartient à l'homme solitaire , qui ne déguise rien et qui
n'est obligé à aucun sacrifice; mais l'homme qui vit beaucoup avec
ses semblables est forcé de dissimuler son orgueil et de le cacher sous
les formes plus douces et plus variées de l'amour-propre. En général ,
les passions sont plus dures et plus soudaines chez l'Anglois, plus
actives et plus raffinées chez le François. L'orgueil du permier veut
tout écraser de force en un instant; l'amour-propre du second mine
tout avec lenteur. En Angleterre on hait un homme pour un vice, pour
une offense; en France un pareil motif n'est pas nécessaire ; les avan-
tages de la figure ou de la fortune, un succès, un bon mot, suffisent.
Cette haine, qui se forme de mille détails honteux, n'est pas moins
implacable que la haine qui naît d'une plus noble cause. Il n'y a point
de si dangereuses passions que celles qui sont d'une basse origine, car
elles sentent cette bassesse, et cela les rend furieuses. Elles cherchent
à la couvrir sous des crimes , et à se donner par les effets une sorte
d'épouvantable grandeur qui leur manque par le principe : c'est ce
qu'a prouvé la révolution.
L'éducation commence de bonne heure en Angleterre : les filles
sont envoyées à l'école dès leur plus tendre jeunesse. Vous voyez quel-
quefois des groupes de ces petites Angloises, toutes en grands mante-
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 367
Icts blancs, un chapeau de paille noué sous le menton avec un ruban,
une corbeille passée au bras et dans laquelle sont des fruits et un
livre; toutes tenant les yeux baissés, toutes rougissant lorsqu'on les
regarde. Quand j'ai revu nos petites Françoises, coiffées à l'huile anti-
que, relevant la queue de leur robe, regardant avec effronterie, fre-
donnant des airs d'amour et prenant des leçons de déclamation, j'ai
regretté la gaucherie et la pudeur des petites Angloises : un enfant sans
innocence est une fleur sans parfum.
Les garçons passent aussi leur première jeunesse à l'école, où ils
apprennent le grec et le latin. Ceux qui se destinent à l'Église ou à la
carrière politique vont de là aux universités de Cambridge ou d'Ox-
ford. La première est particulièrement consacrée aux mathématiques,
en mémoire de Newton; mais, en général, les Anglois estiment peu
cette étude, qu'ils croient très-dangereuse aux bonnes mœurs, quand
elle est portée trop loin. Ils pensent que les sciences dessèchent le
cœur, désenchantent la vie, mènent les esprits foibles à l'athéisme, et
de l'athéisme à tous les crimes. Les belles-lettres, au contraire, disent-
ils, rendent nos jours merv^eilleux , attendrissent nos âmes, nous font
pleins de foi envers la Divinité, et conduisent ainsi, par la religion, à
la pratique de toutes les vertus * .
L'agriculture, le commerce, le militaire, la religion, la politique,
telles sont les carrières ouvertes à l'Anglois devenu homme. Est-on ce
qu'on appelle un gentleman farmer (un gentilhomme cultivateur) , on
vend son blé, on fait des expériences sur l'agriculture; on chasse le
renard ou la perdrix en automne; on mange l'oie grasse à Noël ; on
chante le roast beefofold England; on se plaint du présent, on vante le
passé, qui ne valoit pas mieux, et le tout en maudissant Pitt et la
guerre, qui augmente le prix du vin de Porto ; on se couche ivre, pour
recommencer le lendemain la même vie.
L'état militaire, quoique si brillant sous la reine Anne, étoit tombé
dans un discrédit dont la guerre actuelle l'a relevé. Les Anglois ont
été longtemps sans songer à retourner leurs forces vers la marine. Ils
ne vouloient se distinguer que comme puissance continentale; c'étoit
un reste de vieilles opinions qui tenoient le commerce à déshonneur.
Les Anglois ont toujours eu, comme nous, une physionomie historique
qui les distingue dans tous les siècles. Ainsi c'est la seule nation qui,
avec la françoise, mérite proprement ce nom en Europe. Quand nous
avions notre Charlemagne, ils avoient leur Alfred. Leurs archers balan-
çoient la renommée de notre infanterie gauloise ; leur prin^;e Noir le
1. Vid. GiBBOx, Lit., etc.
368 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
disputoit à notre Du Guesclin , et leur Marlborough à nos Turenne.
Leurs révolutions et les nôtres se suivent ; nous pouvons nous van-
jter de la même gloire et déplorer les mêmes crimes et les mêmes
malheurs.
Depuis que l'Angleterre est devenue puissance maritime, elle a
déployé son génie particulier dans cette nouvelle carrière ; ses marins
sont distingués de tous les marins du monde. La discipline de ses vais-
seaux est singulière : le matelot anglois est absolument esclave. Mis à
bord de force, obligé de servir malgré lui, cet homme, si indépendant
tandis qu'il est laboureur, semble perdre tous ses droits à la liberté
aussitôt qu'il devient matelot. Ses supérieurs appesantissent sur lui
le joug le plus dur et le plus humiliant. Comment des hommes si
orgueilleux et si maltraités se soumettent-ils à une pareille tyrannie?
C'est là le miracle d'un gouvernement libre ; c'est que le nom de
la loi est tout- puissant dans ce pays, et quand elle a parlé, nul ne
résiste.
Je ne crois pas que nous puissions, ni même que nous devions
jamais transporter la discipline angloise sur nos vaisseaux. Le Fran-
çois, spirituel, franc, généreux, veut approcher de son chef; il le
regarde comme son camarade encore plus que comme son capitaine.
D'ailleurs, une servitude aussi absolue que celle du matelot anglois
ne peut émaner que d'une autorité civile : or, il seroit à craindre
qu'elle ne fût méprisée de nos marins; car malheureusement le Fran-
çois obéit plutôt à l'homme qu'à la loi, et ses vertus sont plus des
vertus privées que des vertus publiques.
Nos officiers de mer étoient plus instruits que les officiers anglois.
Ceux-ci ne savent que leurs manœuvres ; ceux-là étoient des mathé-
maticiens et des hommes savants dans tous les genres. En général,
nous avons déployé dans notre marine notre véritable caractère : nous
y paroissons comme guerriers et comme artistes. Aussitôt que nous
aurons des vaisseaux, nous reprendrons notre droit d'amesse dans
l'Océan comme sur la terre. Nous pourrons faire aussi des observa-
tions astronomiques et des voyages autour du monde; mais pour
devenir jamais un peuple de marchands, je crois que nous pouvons y
renoncer d'avance. Nous faisons tout par génie et par inspiration ;
mais nous mettons peu de suite à nos projets. Un grand homme en
finance, un homme hardi en entreprises commerciales, s'élèvera peut-
être parmi nous ; mais son fils poursuivra-t-il la même carrière, et ne
pensera-t-il pas à jouir de la fortune de son père, au lieu de songer
à l'augmenter? Avec un tel esprit, une nation ne devient point mer-
cantile ; le commerce a toujours eu chez nous je ne sais quoi de poé-
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 3G9
tique et de fabuleux, comme le reste de nos mœurs. Nos manufactures
ont été créées par enchantement ; elles ont jeté un grand éclat, et puis
elles se sont éteintes. Tant que Rome fut prudente, elle se contenta
des Muses et de Jupiter, et laissa Neptune à Carthage. Ce Dieu n'avoit,
après tout, que le second empire; et Jupiter lançoit aussi la foudre
sur l'Océan,
Le clergé anglican est instruit, hospitalier et généreux ; il aime sa
patrie et sert puissamment au maintien des lois. Malgré les différences
d'opinion, il a reçu le clergé françois avec une charité vraiment chré-
tienne. L'université d'Oxford a fait imprimer à ses frais et distribuer
gratis aux pauvres curés un Nouveau-Testament latin, selon la version
romaine, avec ces mots : A l'usage du, clergé catholique, exilé pour la
religion. Rien n'est plus délicat et plus touchant. C'est sans doute un
beau spectacle pour la philosophie que de voir, à la fm du x\tii« siècle,
un clergé anglican donner l'hospitalité à des Tprèires papistes, souffrir
l'exercice public de leur culte, et même l'établissement de quelques
communautés. Étranges vicissitudes des opinions et des affaires
humaines 1 le cri un pape ! un pape ! a fait la révolution sous Charles I",
et Jacques II perdit sa couronne pour avoir protégé la religion catho-
lique!
Ceux qui s'effrayent au seul mot de religion ne connoissent guère
l'esprit humain ; ils voient toujours cette religion telle qu'elle étoit
dans les âges de fanatisme et de barbarie, sans songer qu'elle prend,
comme toute autre institution, le caractère des siècles où elle passe.
Toutefois le clergé anglois n'est pas sans défaut. Il néglige trop ses
devoirs, il aime trop le plaisir, il donne trop de bals, il se mêle trop
aux fêtes du monde. Rien n'est plus choquant pour un étranger que
devoir un jeune ministre promener lourdement une jolie femme entre
les deux files d'une contredanse angloise. Il faut qu'un prêtre soit un
personnage tout divin ; il faut qu'autour de lui régnent la vertu et le
mystère, qu'il vive retiré dans les ténèbres du temple, et que ses
apparitions soient rares parmi les hommes; qu'il ne se montre enfin
au milieu du siècle que pour faire du bien aux malheureux. C'est
à ce prix qu'on accorde aux prêtres le respect et la confiance : il
perdra bientôt l'un et l'autre s'il est assis au festin à nos côtés, si on
se familiarise avec lui, s'il a tous les vices du temps, et qu'on
puisse un moment le soupçonner foible et fragile comme les autres
hommes.
Les Anglois déploient une grande pompe dans leurs fêtes religieuses;
ils commencent même à orner leurs temples de tableaux. Ils ont à la
fin senti qu'une religion sans culte n'est qu'un songe d'un froid
VI. 2i
370 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
enthousiasme, et que l'imagination de l'homme est une faculté qu'il
faut nourrir comme la raison.
L'émigration du clergé françois a beaucoup servi à répandre ces
idées. On peut remarquer que, par un rçtour naturel vers les ins-
titutions de leurs pères, les Anglois se plaisoient depuis longtemps
à mettre en scène, sur leur théâtre et dans leurs livres, la religion
romaine.
Dans ces derniers temps, le catholicisme, apporté à Londres par le?
prêtres exilés de France, se montre aux Anglois précisément comm(
dans leurs romans, à travers le charme des ruines et la puissance des
souvenirs. Tout le monde a voulu entendre l'oraison funèbre d'une
fille de France, prononcée à Londres par un évêque émigré, dans une
écurie.
L'Église anglicane a surtout conservé pour les morts la plus grande
partie des honneurs que leur rend l'Église romaine.
Dans toutes les grandes villes d'Angleterre, il y a des hommes, appe-
lés undertakers (entrepreneurs), qui se chargent des pompes funèbres.
On lit souvent sur leurs boutiques : King's coffinmaker, Faiseur de cer-
cueils du roi ; ou bien : Funerals performed hère ; mot à mot , Ici on
représente des funérailles. Il y a longtemps qu'on ne voit plus parmi
nous que des représentations de la douleur, et il faut bien acheter des
larmes quand personne n'en donne à nos cendres. Les derniers devoirs
qu'on rend aux hommes seroient bien tristes s'ils étoient dépouillés
des signes do la religion. La religion a pris naissance aux tom-
beaux, et les tombeaux ne peuvent se passer d'elle. Il est beau que
le cri de l'espérance s'élève du fond d'un cercueil ; il est beau que
le prêtre du Dieu vivant escorte la cendre de l'homme à son dernier
asile ; c'est en quelque sorte l'immortalité qui marche à la tête de la
mort.
La vie politique d'un Anglois est bien connue en France ; mais ce
qu'on ignore assez généralement, ce sont les partis qui divisent le
parlement aujourd'hui.
Outre le parti de l'opposition et le parti du ministère, il y en a un
troisième, qu'on peut appeler des anglicans, et à la tête duquel se trouve
M. Wilberforce. C'est une centaine de membres qui tiennent fortement
aux mœurs antiques, et surtout à la religion. Leurs femmes sont
vêtues comme des quakeresses ; ils affectent eux-mêmes une rigou-
reuse simplicité, et donnent une grande partie de leur revenu aux
pauvres : M. Pitt est de leur secte. Ce sont eux qui l'avoient porté et
qui l'ont soutenu au ministère; car en se jetant d'un côté ou de
l'autre ils sont à peu près sûrs de déterminer la majorité. Dans la
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 371
dernière affaire d'Irlande, ils ont été alarmés des promesses qoe
M. Pitt avoit faites aux catholiques : ils l'ont menacé de passer à l'op-
position. Alors le ministre a donné habilement sa retraite, pour con-
server ses amis, dont l'opinion est intérieurement la sienne, et pour
se retirer du pas difficile où les circonstances l'avoient engagé. Si le
bill passe en faveur des catholiques, il n'en aura pas l'odieux vis-à-
vis des anglicans; si, au contraire, il est rejeté, les catholiques irlan-
dois ne. pourront l'accuser de manquer à sa parole... On a demandé
en France si M. Pitt avoit perdu son crédit en perdant sa place-, un
seul fait auroit dû répondre à cette question : M. Pitt est encore mem-
bre de la chambre des communes. Quand on le verra devenir pair et
passer à la chambre haute, sa carrière sera finie.
C'est à tort que l'on croit ici quelque influence à la pure opposi-
tion : elle est absolument tombée dans l'opinion publique ; elle n'a
ni grands talents ni véritable patriotisme. M. Fox lui-même ne peut
plus rien pour elle; il a perdu presque toute son éloquence : l'âge et
les excès de table la lui ont enlevée. On sait que c'est son amour-
propre blessé, plus encore qu'aucune autre raison, qui l'a tenu si
longtemps éloigné du parlement.
Le bill qui exclut de la chambre des communes tout membre engagé
dans les ordres sacrés a été aussi mal interprété à Paris. On ne savoit
pas que ce bill n'a d'autre but que d'éloigner M. Horn Tooke, homme
d'esprit, violent ennemi du gouvernement, jadis dans les ordres,
ensuite réfractaire , autrefois ami de la puissance jusqu'au point
d'avoir été attaqué dans les lettres de Junius, ensuite devenu l'apôtre
de la liberté comme tant d'autres.
Le parlement a perdu dans M. Burke un de ses membres les plus
distingués. Il détestoit la révolution; mais il faut lui rendre cette jus-
tice, qu'aucun Anglois n'a plus aimé les François en particulier et
plus applaudi à leur valeur et à leur génie. Quoiqu'il fût peu riche, il
avoit fondé une école pour les petits François expatriés, et il y passoit
des journées entières à admirer l'esprit et la vivacité de ces enfants.
Il racontoit souvent à ce sujet une anecdote : Ayant mené le fils d'un
lord à cette école, les pauvres orphelins lui proposèrent de jouer avec
eux. Le lord ne voulut pas : « Je n'aime pas les François, moi, » répé-
toit-il avec humeur. Un petit garçon, n'en pouvant tirer que cette
réponse, lui dit : a Cela n'est pas possible; vous avez un trop bon
cœur pour nous haïr. Votre seigneurie ne prendroit-elle point sa
crainte pour sa haine? »
Il faudroit maintenant parler de la littérature et des gens de lettres;
mais cela nous mèneroit trop loin, et demande un article à part. Je
372 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
me contenterai de rapporter quelques jugements littéraires qui m'ont
fort étonné, parce qu'ils sont en contradiction directe avec nos opi-
nions reçues.
Richardson est peu lu ; on lui reproche d'insupportables longueurs
et de la bassesse de style. Hume et Gibbon ont, dit-on, perdu le génie
"Je la langue angloise, en remplissant leurs écrits d'une foule de gal-
icismes; on accuse le premier d'être lourd et immoral. Pope ne passe
5ue pour un versificateur exact et élégant ; Johnson prétend que son
Essai sur V Homme n'est qu'un recueil de lieux communs mis en beaux
vers. C'est à Dryden et à Milton qu'on donne exclusivement le titre
de poètes. Le Spectateur est presque oublié. On entend rarement
parler de Locke , qui est regardé comme un assez foible idéologue.
Il n'y a que les savants de profession qui lisent Bacon. Shakespeare
seul conserve son empire. On en sentira aisément la raison parle trait
suivant :
J'étois au théâtre de Covent-Garden, qui tire son nom, comme on
sait, du jardin d'un ancien couvent où il est bâti. Un homme fort bien
mis étoit assis auprès de moi ; il me demande « quelle est la salle où il
se trouve. » Je le regarde avec étonnement, et je lui réponds : « Mais
vous êtes à Covent-Garden. » — « Pretty gardcn, indeedî Joli jardin,
en vérité! » s'écria-t-il en éclatant de rire et me présentant une
bouteille de rhum. C'étoit un matelot de la Cité, qui, passant par
hasard dans la rue à l'heure du spectacle, et voyant la foule se pres-
ser à une porte, étoit entré là pour son argent, sans savoir de quoi il
s'agissoit.
Comment les Anglois auroient-ils un théâtre supportable quand
leurs parterres sont composés de juges arrivant du Bengale ou de la
côte de Guinée, qui ne savent seulement pas où il sont? Shakespeare
doit régner éternellement chez un pareil peuple. On croit tout justifier
en disant que les folies du tragique anglois sont dans la nature.
Quand cela seroit vrai, ce ne sent pas toujours les choses naturelles
qui touchent. Il est naturel de craindre la mort, et cependant une
victime qui se lamente sèche les pleurs qu'on versoit pour elle. Le
cœur humain veut plus qu'il ne peut ; il veut surtout admirer : il a en
soi un élan vers je ne sais quelle beauté inconnue, pour laquelle il
fut peut-être créé dans son origine.
Il y a même quelque chose de plus grave. Un peuple qui a toujours
été à peu près barbare dans les arts peut continuer à admirer des pro-
ductions barbares, sans que cela tire à conséquence; mais je ne sais
jusqif'à quel point une nation qui a des chefs-d'œuvre en tous genres
peut revenir à l'amour des monstres sans exposer ses mœurs. C'est en
Mi^LVNGES LITTERAIRES. 373
cola que le penchant pour Shakespeare est bien plus dangereux en
France qu'en Angleterre. Chez les Anglois il n'y a qu'ignorance; chez
nous il y a dépravation. Dans un siècle de lumières, les bonnes mœurs
d'un peuple très-poli tiennent plus au bon goût qu'on ne pense. Le
mauvais goût alors, qui a tant de moyens de se redresser, ne peut
dépendre que d'une fausseté ou d'un biais naturel dans les idées : or,
comme l'esprit agit incessamment sur le cœur, il est difficile que
les voies du cœur soient droites quand celles de l'esprit sont tor-
tueuses. Celui qui aime la laideur n'est pas fort loin d'aimer le vice;
quiconque est insensible à la beauté peut bien méconnoître la vertu.
Le mauvais goût et le vice marchent presque toujours ensemble : le
premier n'est que l'expression du second, comme la parole rend la
pensée.
Je terminerai cette notice par quelques mots sur le sol, le ciel et
les monuments de l'Angleterre.
Les campagnes de cette île sont presque sans oiseaux, les rivières
petites ; cependant leurs bords ont quelque chose d'agréable par leur
solitude. La verdure est très-animée ; il y a peu ou point de bois-»
mais chaque propriété étant fermée d'un fossé planté, quand vous
regardez du haut d'une éminence, vous croyez être au milieu d'une
forêt. L'Angleterre ressemble assez, au premier coup d'œil, à la Bre-
tagne : des bruyères et des champs entourés d'arbres.
Le ciel de ce pays est moins élevé que le nôtre, son azur est plus
vif, mais moins transparent. Les accidents de lumière y sont beaux, à
cause de la multitude des nuages. En été, quand le soleil se couche à
Londres, par delà les bois de Kensington , on jouit quelquefois d'un
spectacle très-pittoresque. L'immense colonne de fumée de charbon
qui flotte sur la Cité représente ces gros rochers, enluminés de
pourpre , qu'on voit dans nos décorations du Tartare, tandis que les
vieilles tours de Westminster, couronnées de nuages et rougiesparles
derniers feux du soleil, s'élèvent au-dessus de la ville, du palais et du
parc de Saint-James, comme un grand monument de la mort, qui
semble dominer tous les monuments des hommes.
Saint-Paul est le plus bel édifice moderne, et Westminster le plus
bel édifice gothique de l'Angleterre. Je parlerai peut-être un jour de
ce dernier. Souvent, en revenant de mes courses autour de Londres,
j'ai passé derrière White-Hall , dans l'endroit où Charles fut déca-
pité. Ce n'est plus qu'une cour abandonnée, où l'herbe croît entre les
pierres. Je m'y suis quelquefois arrêté pour entendre le vent gémir
autour de la statue de Charles II, qui montre du doigt la place où périt
son père. Je n'ai jamais vu dans ces lieux que des ouvriers qui tail-
37/t MÉLANGES LITTÉRAIRES.
bient des pierres en sifflant. Leur ayant demandé un jour ce que
signifioit cette statue, les uns purent à peine me le dire, et les autres
n'en savoient pas un mot. Rien ne m'a plus donné la juste mesure des
événements de la vie humaine et du peu que nous sommes. Que sont
devenus ces personnages qui firent tant de bruit? Le temps a fait un
pas, et la face de la terre a été renouvelée. A ces générations divisées
par des haines politiques ont succédé des générations indifférentes au
passé, mais qui remplissent le présent de nouvelles inimitiés, qu'ou-
blieront encore les générations qui doivent suivre.
ESSAI
LA LITTÉRATURE ANGLOISE
YOUNG.
' Mars 1801.
Lorsqu'un écrivain a formé une école nouvelle, et qu'après un demi-
siècle de critique on le trouve encore en possession d'une grande
renommée , il importe aux lettres de rechercher la cause de ce succès,
surtout quand il n'est dû ni à la grandeur du génie ni à la perfection
du goût et de l'art.
Quelques situations tragiques, quelques mots sortis des entrailles
de l'homme, je ne sais quoi de vague et de fantastique dans les scènes,
des bois, des bruyères, des vents, des spectres, des tempêtes, expli-
quent la célébrité de Shakespeare.
Young, qui n'a rien de tout cela, doit peut-être une grande partie de
sa réputation au beau tableau que présente l'ouverture de ses Nuits ou
Complaintes. Un ministre du Tout-Puissant, un vieux père, qui a perdu
sa fille unique, s'éveille au milieu des nuits pour gémir sur des tom-
beaux ; il associe à la mort , au temps et à l'éternité, la seule chose
que l'homme ait de grand en soi-même, je veux dire la douleur. Ce
tableau frappe d'abord, et l'impression en est durable.
Mais avancez un peu dans ces Xuits, quand l'imagination, éveillée
par le début du poëte, a déjà créé tout un monde de pleurs et de rêve-
ries, vous ne trouverez plus rien de ce que l'on vous a promis. Vous
voyez un homme qui tourmente son esprit dans tous les sens pour
enfanter des idées tendres et tristes, qui n'arrive qu'à une philosophie
morose. Young, que le fantôme du monde poursuivoit jusqu'au milieu
des tombeaux, ne décèle dans toutes ses déclamations sur la mort
qu'une ambition trompée; il a pris son humeur pour de la mélan-
376 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
colie. Point de naturel dans sa sensibilité; point d'idéal dans sa dou-
leur. C'est toujours une main pesante qui se traîne sur la lyre.
Young a surtout cherché à donner à ses méditations le caractère de
la tristesse. Or, ce caractère se tire de trois sources : les scènes de la
nature, le vague des souvenirs, et les pensées de la religion.
Quant aux scènes de la nature, Young a voulu les faire servir à ses
plaintes, mais je ne sais s'il a réussi. 11 apostrophe la lune, il parle à
la nuit et aux étoiles, et l'on ne se sent point ému. Je ne pourrois dire
où gît cette tristesse, qu'un poète fait sortir des tableaux de la nature ;
mais il est certain qu'il la retrouve à chaque pas. Il unit son âme au
bruit des vents, qui lui rappelle des idées de solitude : une onde qui
fuit, c'est la vie; une feuille qui tombe, c'est l'homme. Cette tristesse
est cachée pour le poète dans tous les déserts ; c'est l'Écho de la Fable,
desséchée par la douleur, et habitante invisible de la montagne.
La réflexion dans le chagrin doit toujours prendre la forme du sen-
timent et de l'image; et dans Young, au contraire, le sentiment se
change en réflexion et en raisonnement. Si j'ouvre la première com-
plainte, je lis :
From short (as usual) and disturb'd repose
I wake : how happy they who wake no more!
Yet that were vain, if dreams infest tlie grave.
I wake, emerging from a sea of dreams
Tumultuous ; where my wreck'd desponding tliouglit
From wave to wave of fancy'd misery
At random drove, her lielm of reason lost.
Tlie day too sliort for my disti-ess ; and night
Ev'n in the zenitli of lier dark domain
Is sunsliine to the colour of my fate.
« D'un repos court et troublé je m'éveille. 0 heureux ceux qui ne se réveillent
plus ! encore cela môme est-il vain, si les rêves habitent au tombeau ! Je sors d'une
mer troublée de songes, où ma pensée triste et submergée, privée du gouvernail de la
raison, flotte au gré des vagues d'une misère imaginaire... Le jour est trop court pour
ma tristesse; et la nuit, même au zénith de son noir domaine, est un soleil auprès
de la couleur de mon sort. »
Est-ce là le langage de la douleur? Je sais que la traduction mot à
mot ne rend ni la nuance de l'expression ni l'harmonie du style; mais
une traduction littérale n'est jamais ridicule quand le texte ne l'est pas.
Qu'est-ce que c'est qn'une pensée sans gouvernail, flottant de vague en
vague sur unemer de malheur imaginaire? Qu'est-ce qu'une nuit qui est
un soleil auprès de la couleur d'un sort? Le seul trait remarquable de
ce morceau, c'est le sommeil du tombeau, peut-être aussi troublé par
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 377
des songes. Mais cela rappelle trop le mot d'Hamlet: To sleep! — îo
dream ! Dormir ! — rêver !
Ossian se lève aussi au milieu de la nuit pour pleurer; mais Ossian
pleure :
Lead, son of Alpin, lead the aged to his woods. The winds begin to rise.
The dark wave of the Iake resounds. Bends there not a tree from Mora, with
its branches bare? It beats, son of Alpin, in the rustling blast. My harp hangs
on a blasted branch. The sound of its strings is mournful. Does the wind
touch thee, o harp ! or is it some passing ghost? It is the hand of Malvina!
But bring me the harp, son of Alpin; another song shall arise. My soûl shall
départ, in the sound; my fathers shall hear il in their airy hall. Their
dira faces shall hang, with joy, from their cloud ; and their hands receive
their son.
a Conduis-moi, fils d'Alpin, conduis le vieillard à ses bois. Les vents se
lèvent, les flots noircis du lac murmurent. Ne vois-tu pas sur le sommet de
Mora un arbre qui s'incline avec toutes ses branches dépouillées? Il s'incline,
ô fils d'Alpin, sous le bruyant tourbillon. Ma harpe est suspendue à l'une de
ses branches desséchées. Le son de ses cordes est triste. 0 harpe, le vent t'a-
t-il touchée, ou bien est-ce un léger fantôme? C'est la main de Malvina!
Donne-moi la harpe, fils d'Alpin. II faut qu'un autre chant s'élève. Mon âme
s'envolera au milieu des sons. Mes pères entendront ces soupirs dans leur
salle aérienne. Du fond de leurs nuages ils pencheront avec joie leurs visages
obscurs, et leurs bras recevront leurs fils. »
Voilà des images tristes, voilà de la rêverie.
Les Anglois conviennent que la prose d'Ossian est aussi poétique
que les vers, et qu'elle en a toutes les inversions. Or, on voit que la
traduction littérale est ici très-supportable. Ce qui est beau , simple
et naturel, l'est dans toutes les langues.
On croit généralement que ces images mélancoliques, empruntées
des vents, de la lune, des nuages, ont été inconnues des anciens; il y
en a pourtant quelques exemples dans Homère, et surtout un char-
mant dans Virgile. Énée aperçoit l'ombre de Didon dans l'épaisseur
d'une forêt, comme on voit, ou comme on croit voir la lune nouvelle se
lever au milieu des nuages :
. . . Qualem primo qui surgere mense
Aut videt aut vidisse putat per nubila lunam.
Remarquez toutes les circonstances. C'est la lune qu'o?i voit ou qu'on
croit voir se lever à travers les nuages ; l'ombre de Didon est déjà
réduite à bien peu de chose. Mais cette lune est dans sa première
phase. Qu'est-ce donc que cet astre lui-même? L'ombre de Didon ne
378 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
semble-t-elle pas s'évanouir? On retrouve ici Ossian dans Virgile; mais
c'est Ossian sous le ciel de Naples, sous un ciel où la lumière est plus
pure et les vapeurs plus transparentes.
Young a donc premièrement ignoré, ou plutôt mal exprimé cette
tristesse qui se nourrit du spectacle de la nature, et qui, douce ou
majestueuse, suit le cours naturel des sentiments. Combien Milton
est supérieur au chantre des Nuits dans la noblesse de la douleur!
Rien n'est beau comme ces quatre vers qui terminent le Paradis
perdu :
The world was ail before them, where to choose
Their place of rest, and Providence their guide :
ïhey, hand in hand, with wand' ring steps and slow,
Through Eden took their solitary way.
« Le monde entier s'ouvroit devant eux. Ils pouvoient y choisir un lieu de repos ;
la Providence étoit leur seul guide : Eve et Adam, se tenant par la main, et mar-
chant à pas lents et indécis, prirent à travers Éden leur chemin solitaire. »
On voit toutes les solitudes du monde ouvertes devant notre pre-
mier père, toutes ces mers qui baignent des côtes inconnues, toutes
ces forêts qui se balancent sur un globe habité, et l'homme laissé seul
avec son péché au milieu des déserts de la création.
Hervey, dans ses 3Iéditations (quoique d'un génie moins élevé que
l'auteur des A^m7s), a quelquefois montré une sensibilité plus vraie.
On connoît ces vers sur l'enfant qui goûte à la coupe de la vie:
Mais sentant sa liqueur d'amertume suivie,
Il détourna la tête, et, regardant les cieux.
Pour jamais au soleil il referma les yeux.
Le docteur Beattie, poëte écossois, qui vit encore ', a répandu dans
son Minstrel la rêverie la plus aimable. C'est la peinture des premiers
effets de la Muse sur un jeune barde de la montagne, qui ignore encore
le génie dont il est tourmenté. Tantôt le poëte futur va s'asseoir au
bord des mers pendant une tempête; tantôt il quitte les jeux du vil-
lage pour aller entendre à l'écart et dans le lointain le son des musettes.
Young étoit peut-être appelé par la nature à traiter de plus hauts
sujets ; mais alors ce n'étoit pas le poëte complet. Milton, qui a chanté
les douleurs du premier homme, a aussi soupiré le Penseroso.
Ceux de nos bons écrivains qui ont connu le charme de la rêverie
ont prodigieusement surpassé le docteur anglois. Chaulicu a mêlé,
comme Horace, les pensées de la mort aux illusions de la vie. Ces vers
1. Voyez la note, p. 405.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 379
si connus valent pour la mélancolie toutes les exagérations du poëte
d'Albion :
Grotte, d'où sort ce clair ruisseau,
De mousse et de fleur tapissée.
N'entretiens jamais ma pensée
Que du murmure de ton eau.
Fontenay, lieu délicieux,
Où je vis d'abord la lumière,
Bientôt au bout de ma carrière,
Chez toi je joindrai mes aïeux,
Muses qui dans ce lieu champêtre
Avec soin me fîtes nourrir ;
Beaux arbres qui m'avez vu naître,
Bientôt vous me verrez mourir.
Et l'inimitable La Fontaine, comme il sait rêver aussi I
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie !
La Parque à filets d'or n'ourdira point ma vie.
Je ne dormirai point sous de riches lambris :
Mais voit-on que le somme en perde de son prix?
En est-il moins profond et moins plein de délices?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices !
C'est un grand poëte que celui-là qui a fait de pareils vers.
La page la plus rêveuse d'Young ne peut être comparée à ce passage
de J.-J. Rousseau :
« Quand le soir approchoit, je descendois des cimes de l'île, et j'allois
volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché;
là le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens, et chassant de
mon âme toute autre agitation, la plongeoient dans une rêverie délicieuse où
la nuit me surprenoit souvent, sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et le
reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant
sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléoient aux mouvements internes
que la rêverie éteignoit en moi, et sufSsoient pour me faire sentir avec plaisir
mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissoit
quelque foible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde,
dont la surface des eaux m'offroit l'image : mais bientôt ces impressions
légères s'eS'açoient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçoil;,
et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissoit pas de m'atfacher,
au point, qu'appelé par l'heure et le signal convenu, je ne pouvois m'arra-
cher de là sans efforts. »
Ce passage de Rousseau me rappelle qu'une nuit, étant couché dans
une cabane, en Amérique, j'entendis un murmure extraordinaire qui
380 MÉLANGES LITTERAIRES.
venoit d'un lac voisin. Prenant ce murmure pour l'avant-coureur d'un
orage, je sortis de la hutte pour regarder le ciel. Jamais je n'ai vu de
nuit plus belle et plus pure. Le lac s'étendoit tranquille, et répétoit la
lumière de la lune, qui brilloît sur les pointes des montagnes et sur
les forêts du désert. Un canot indien traversoit les flots en silence. Le
ûTuit que j'avois entendu provenoit du flux du lac, qui commençoit à
s'élever, et qui imitoit une sorte de gémissement sous les rochers du
rivage. J'étois sorti de la hutte avec l'idée d'une tempête : qu'on
juge de l'impression que fit sur moi le calme et la sérénité de ce
tableau ; ce fut comme un enchantement.
Young a mal profité , ce me semble , des rêveries qu'inspirent de
pareilles scènes, parce que son génie manquoit éminemment de ten-
dresse. Par la même raison , il a échoué dans cette seconde sorte de
tristesse que j'ai appelée tristesse des souvenirs.
Jamais le chantre des tombeaux n'a de ces retours attendrissants
vers le premier âge de la vie, alors que tout est innocence et bonheur.
Il ignore les souvenirs de la famille et du toit paternel ; il ne connoît
point les regrets pour les plaisirs et les jeux de l'enfance; il ne s'écrie
point, comme le chantre des Saisons :
Welcome , kindred glooms !
Congenial horrors, liait ! with fréquent foot,
Pleas'd liave I, in my chearful morn of life,
Wlien nurs'd by careless solitude I liv'd,
And sung of Nature with unceasing joy,
Pleas'd hâve I wander'd thro' your rough domain ;
Trod the pure virgin-snows, myself pure, etc.
« Ombres propices des hivers, agréables horreurs, je vous salue. Combien de fois,
au matin de ma vie, lorsque, rempli d'insouciance et nourri par la solitude, je chan-
tois la nature dans une extase sans fin, combien de fois n'ai-je point erré avec ravis-
sement dans les régions des tempêtes, foulant les neiges virginales, moi-même aussi
pur qu'elles! »
Gray, dans son ode sur une vue lointaine du collège d'Eton, a
répandu cette même douceur des souvenirs :
Ah ! happy hills, ah ! pleasing shade,
Ah ! fields belov'd in vain,
Where once my careless childhood stra\''d
A strangcr yet to pain !
I fecl the gales that from you blow.
My weary soûl thcy scem to sooth,
Ant rcdolent of joy and youth
To breath a second spring.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 381
« 0 heureuse colline! 0 doux ombrage! 0 champs aimés en vain, champs où se
joua ma tranquille enfance, encore étrangère aux douleurs ! Je sens les vents qui
soufflent de vos bocages... Ils semblent ranimer mon àme fatiguée, et, parfumés de
joie et de jeunesse, m'apporter un second printemps. »
Quant aux souvenirs du malheur, ils sont nombreux dans le poëte
anglois. Mais pourquoi semblent-ils encore manquer de vérité comme
tout le reste? Pourquoi le lecteur ne peut-il s'intéresser aux larmes du
chantre des Nuits? Gilbert expirant à la fleur de son âge dans un
hôpital, et se rappelant l'abandon où ses amis l'ont laissé, attendrit
tous les cœurs :
Au banquet de la vie, infortuné convive.
J'apparus un jour, et je meurs!
Je meurs, et sur ma tombe, où lentement j'arrive,
Nul ne viendra verser des pleurs.
Adieu, champs fortunés, adieu, douce verdure,
Adieu, riant exil des bois ;
Ciel, pavillon de l'homme, admirable nature,
Adieu, pour la dernière fois !
Ah! puissent voir longtemps votre beauté sacrée
Tant d'amis sourds à mes adieux!
Qu'ils meurent pleins de jours, que leur mort soit pleurée,
Qu'un ami leur ferme les yeux !
Voyez, dans Virgile, les femmes troyennes assises au bord de la
mer, et qui regardent en pleurant l'immensité des flots :
Cunctœque profundum
Pontum adspectabant flentes.
Quelle beauté d'harmonie ! comme elle peint les vastes solitudes de
l'Océan ! Quel souvenir de la patrie perdue ! Que de douleurs dans ce
seul regard jeté sur la face des mers, et que le flentes, qui en est
l'effet, est triste !
M. de Parny a su faire entrer dans une autre espèce de sentiment le
charme attendrissant des souvenirs. Sa complainte sur le tombeau
d'Emma est pleine de cette douce mélancolie qui caractérise les écrits
du seul poëte élégiaque de la France :
L'Amitié même, oui, l'Amitié volage
A rappelé le folâtre enjoûment,
D'Emma mourante elle a chassé l'image.
Son deuil trompeur n'a duré qu'un moment.
Charmante Emma, jeune et constante amie.
Ton souvenir ne vit plus dans ces lieux,
De ce tombeau l'on détourne les yeux.
Ton nom s'efface, et le monde l'oublie !
382 MÉLANGES LITTERAIRES.
La Muse du chantre d'Éléonore nourrîssoit ses rêveries sur les
mêmes rochers où Paul, la tête appuyée sur sa main, regardoit fuir le
vaisseau qui emportoit Virginie. Héloïse, dans les cloîtres du Paraclet, |
ranimoit toutes ses douleurs et tout son amour à la seule pensée '
d'Abeilard. Les souvenirs sont comme les échos des passions ; et les
sons qu'ils répètent prennent par l'éloignement quelque chose de
vague et de mélancolique, qui les rend plus séduisants que l'accent
des passions mêmes.
Il me reste à parler de la tristesse religieuse.
En exceptant Gray et Hervey, je ne connois parmi les écrivains
protestants que M. Necker qui ait répandu quelque tendresse sur les
sentiments tirés de la religion. On sait que Pope étoit catholique, que
Dryden le fut par intervalles, et l'on croit que Shakespeare appartenoit
aussi à l'Église romaine. Un père enterrant furtivement sa fille dans
une terre étrangère, quel beau texte pour un ministre chrétien! Et
cependant, si vous ôtez la comparaison touchante du rossignol (com-
paraison prodigieusement embellie par le traducteur, comme on va le
voir à l'instant) , il reste à peine quelques traits touchants dans la
nuit intitulée Narcisse. Young verse moins de larmes sur la tombe de
sa fille unique que Bossuet sur le cercueil de madame Henriette.
Sweet Harmonist! and beautifui as sweet !
And young as beautiful ! and soft as young !
And gay as soft ! and innocent as gay !
And happy (if ouglit happy liere ) as good.
For fortune fond had built her nest on high.
Like birds quite exquisite of note and plume
Transfix'd by fate (who loves a lofty mark)
How from the summit of the grove she fell,
And left it unharmonious! Ail its charm
Extinguish'd in the wonders of her song !
Her song still vibrâtes in my ravish'd ear
Still melting there, and with voluptuous pain
(O to forget her ! ) thrilling thro' my heart.
« Fille de l'harmonie! tu étois belle autant qu'aimable, jeune autant que belle,
douce autant que jeune. Ta gaieté égaloit ta douceur, et ton innocence ta gaieté.
Pour ton bonheur (s'il est quelque bonheur ici-bas), il étoit égal à ta bonté, car la
fortune avoit bâti ton nid sur des lieux élevés. Comme des oiseaux éclatants par le
chant et le plumage sont frappés par le sort (qui aime un but élevé), tu es tombée du
haut du bccage, et tu l'as laissé sans harmonie ! Tous ses charmes ont disparu avec la
merveille de tes concerts ! Ta voix résonne encore à mon oreille ravie ( oh ! comment
pourrois-jc l'oublier ! ) ; elle attendrit encore mon âme, elle fait encore frémir mon
tœur d'une douceur voluptueuse. »
Ce morceau, sauf erreur, me semble tout à fait intolérable; et
c'est cependant un des plus beaux dans la traduction de M. Le Tour-
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 383
neur. Si j'avois suivi un rigoureux mot à mot, ce seroit bien pis
encore. Est-ce là le langage d'un père? Une fille de Vharmonie (sweet
harmonist, douce musicienne), qui est belle autant qu'aimable, jeune
autant que belle, douce autant que jeune, gaie autant que douce, inno-
cente autant que gaie. Est-ce ainsi que la mère d'Euryale déplore la
perte de son fils, ou que Priam gémit sur les restes d'Hector?
M. Le Tourneur a montré beaucoup de goût en transformant en un
rossignol atteint par le plomb du chasseur ces oiseaux frappés par le
sort, qui aime un but élevé. Il faut toujours proportionner le moyen à
la chose, et ne pas prendre un levier pour soulever une paille. Le sort
peut disposer d'un empire, changer un monde, élever ou précipiter un
grand homme, mais il ne doit point frapper un oiseau. C'est le durus
arator, c'est la fiche empennée, qui doit faire gémir les rossignols et
les colombes.
Ce n'est pas de ce ton que Bossuet parle de madame Henriette.
« Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l'herbe des
champs. Le matin elle fleurissoit : avec quelles grâces, vous le savez; le soir
nous la vîmes séchée, et ces fortes expressions par lesquelles rÉcriture
sainte exagère rinconstance des choses humaines dévoient être pour cette
princesse si précises et si littérales. Hélas ! nous composions son histoire de
tout ce qu'on peut imaginer de plus glorieux. Le passé et le présent nous
garantissoient l'avenir... Telle étoit l'agréable histoire que nous faisions; et
pour achever ces nobles projets, il n'y avoit que la durée de sa vie dont nous
ne croyions pas devoir être en peine. Car qui eût pu seulement penser que
les années eussent dû manquer à une jeunesse qui sembloit si vive? Toute-
fois, c'est par cet endroit que tout se dissipe en un moment... La voilà, mal-
gré ce grand cœur, cette princesse si admirée et si chérie, la voilà telle que
la mort nous l'a faite! encore ce reste, telle quel, va-t-il disparoître, etc. »
Je désirerois pouvoir citer de l'auteur des Nuits quelques pages
d'une beauté soutenue. On les trouve, ces pages, dans le traducteur,
mais non dans l'original. Les Nuits de M. Le Tourneur, et l'imitation
de M. Colardeau, sont des ouvrages tout à fait différents de l'ouvrage
anglois. Ce dernier n'offre que des traits épars; il fournit rarement de
suite dix vers irréprochables. On retrouve quelquefois dans Young
Sénèque et Lucain, mais jamais Job ni Pascal. Il n'est point l'homme
de la douleur; il ne plaît point aux cœurs véritablement malheureux.
Dans plusieurs endroits, Young déclame contre la solitude : l'habi-
tude de son cœur n'étoit donc pas la rêverie. Les saints nourrissent
leurs méditations au désert, et le Parnasse des poètes est aussi une
montagne solitaire. Bourdaloue supplioit le chef de son ordre de lui
38i M-ÉLANGES LITTÉRAIRES.
permettre de se retirer du monde. « Je sens que mon corps s'alîoiblit
et tend vers sa fin , écrivoit-il. J'ai achevé ma course ; et plût à Dieu
que je puisse ajouter, j'ai été fidèle!... Qu'il me soit permis d'em-
ployer uniquement pour Dieu et pour moi-même ce qui me reste de
vie... Là, oubliant les choses du monde, je passerai devant Dieu toutes
les années de ma vie dans l'amertume de mon âme. « Si Bossuet, vivant
au milieu des pompes de Versailles, a su pourtant répandre dans ses
écrits une sainte et majestueuse tristesse, c'est qu'il avoit trouvé dans
la religion toute une solitude ; c'est que son corps étoit dans le monde,
et son esprit dans le désert ; c'est qu'il avoit mis son cœur à l'abri,
sous les voiles secrets du tabernacle ; c'est, comme il l'a dit lui-même
de Marie-Thérèse d'Autriche, « qu'on le voyoit courir aux autels, pour
y goûter avec David un humble repos, et s'enfoncer dans son oratoire,
où, malgré le tumulte de la cour, il trouvoit le Carmel d'Élie, le désert
de Jean et la montagne si souvent témoin des gémissements de
Jésus. ))
Le docteur Johnson , après avoir sévèrement critiqué Les Nuits
d'Young, finit par les comparer à un jardin chinois. Pour moi, tout ce
que j'ai voulu dire , c'est que si nous jugeons avec impartialité les
ouvrages étrangers et les nôtres , nous trouverons toujours une
immense supériorité du côté de la littérature françoise; au moins
égaux par la force de la pensée, nous l'emportons toujours par le
goût. On ne doit jamais perdre de vue que si le génie enfante, c'est
le goût qui conserve. Le goût est Ig bon sens du génie ; sans le goût,
le génie n'est qu'une sublime folie. Mais c'est une chose étrange que
ce toucher sûr, par qui une chose ne rend jamais que le son qu'elle
doit rendre, soit encore plus rare que la faculté qui crée. L'esprit et
le génie sont répandus en portions assez égales dans les siècles ; mais
il n'y a dans ces siècles que de certaines nations, et chez une nation
qu'un certain moment où le goût se montre dans toute sa pureté :
avant ce moment, après ce moment, tout pèche par défaut ou par
excès. Voilà pourquoi les ouvrages parfaits sont si rares ; car il faut
qu'ils soient produits dans ces heureux jours de l'union du goût et du
génie. Or cette grande rencontre, comme celle de certains astres,
semble n'arriver qu'après la révolution de plusieurs siècles et ne
durer qu'un moment.
SHAKESPERE OU SHAKESPEARE.
Avril 1801.
Après avoir parlé d'Young dans notre premier extrait , je \iens à
un homme qui a fait schisme en littérature, à un homme divinisé par
le pays qui l'a vu naître, admiré dans tout le nord de l'Europe, et mis
par quelques François au-dessus de Corneille et de Racine.
C'est Voltaire qui a fait connoître Shakespeare à la France. Le juge-
ment qu'il porta d'abord du tragique anglois fut , comme la plupart
de ses premiers jugements, plein de mesure, de goût et d'impartialité.
Il écrivoit à mylord Bolingbroke, vers 1730 :
« Avec quel plaisir n'ai-je pas vu à Londres votre tragédie de Jules César,
qui depuis cent cinquante années fait les délices de votre nation I «
Il dit ailleurs :
« Shakespeare créa le théâtre anglois. Il avoit un génie plein de force et de
fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre étincelle de bon goût et
sans la moindre connoissance des règles. Je vais vous dire une chose hasardée,
mais vraie : c'est que le mérite de cet auteur a perdu le théâtre anglois. Il y
a de si belles scènes, des morceaux si grands et si terribles répandus dans
ses farces monstrueuses qu'on appelle tragédies, que ces pièces ont toujours
été jouées avec un grand succès. »
Telles furent les premières opinions de Voltaire sur Shakespeare.
Mais lorsqu'on eut voulu faire passer ce grand génie pour un modèle
de perfection, lorsqu'on ne rougit point d'abaisser devant lui les chefs-
d'œuvre de la scène grecque et françoise, alors l'auteur de Mérope
sentit le danger. II vit qu'en relevant les beautés des barbares, il avoit
séduit des hommes qui, comme lui, ne sauroient pas séparer l'alliage
de l'or. Il voulut revenir sur ses pas : il attaqua l'idole qu'il avoit
encensée; mais il étoit déjà trop tard, et en vain il se repentit d'avoir
ouvert la porte à la médiocrité, d'avoir aidé, comme il disoit lui-même,
386 MÉLANGES LITTERAIRES.
à placer le monstre sur l'autel. Voltaire avoit fait de l'Angleterre, alors
assez peu connue, une espèce de pays merveilleux, où il plaçoit les
héros, les opinions et les idées dont il pouvoit avoir besoin. Sur la fin
de sa vie il se reprochoit ses fausses admirations, dont il ne s'étoit
servi que pour appuyer ses systèmes. Il commençoit à en découvrir
les funestes conséquences ; malheureusement il pouvoit se dire : et
quorum pars magna fui.
Un excellent critique, M. de La Harpe, en analysant La Tempête dans
Ja traduction de Le Tourneur, présenta dans tout leur jour les gros-
sières irrégularités de Shakespeare, et vengea la scène françoise. Deux
auteurs modernes, M°»« de Staël et M. de Rivarol, ont ainsi jugé le tra-
gique anglois. Mais il me semble que , malgré tout ce qu'on a écrit
sur ce sujet, on peut encore faire quelques remarques intéressantes.
Quant aux critiques anglois, ils ont rarement dit la vérité sur leur
poète favori. Ben-Johnson, qui fut le disciple et ensuite le rival de
Shakespeare, partagea d'abord les suffrages. On vantoit le savoir du
premier pour ravaler le génie du second, et on élevoit au ciel le génie
du second pour déprécier le savoir du premier. Ben-Johnson n'est plus
connu aujourd'hui que par sa comédie du Fox et par celle de L'Alchi-
miste.
Pope montra plus d'impartialité dans sa critique :
Of ail English poels, dit-il, Shakespeare must be confessed to be the fairest and
foulest subject for criticism, and to afford the most numerous instances both of
beauties and fauUs of ail sorts.
« Il faut avouer que de tous les poètes anglois Shakespeare présente à la
critique le sujet le plus agréable et le plus dégoûtant, et qu'il fournit d'in-
nombrables exemples de beautés et de défauts de toutes espèces. »
Si Pope s'en étoit tenu à ce jugement, il faudroit louer sa modéra-
tion. Mais bientôt, emporté par les préjuges de son pays, il place
Shakespeare au-dessus de tous les génies antiques et modernes. Il va
jusqu'à excuser la bassesse de quelques-uns des caractères du tragique
anglois par cette ingénieuse comparaison :
« Dans ces cas-là, dit-il, son génie est comme un héros de roman déguisé
sous l'hubil d'un berger : une certaine grandeur perce de temps en temps, et
révèle une plus haute extraction et de plus puissantes destinées. »
MM. Theobald et Ilanmer viennent ensuite. Leur admiration est
sans bornes. Ils attaquent Pope, qui s'étoit permis de corriger quel-
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 387
ques trivialités du grand homme. Le célèbre docteur Warburton, pre-
nant la défense de son ami, nous apprend que M. Theobald étoit un
pauvre homme et M, Hanmer un pauvre critique; qu'au premier il
donna de l'argent et au second des notes.
Le bon sens et l'esprit du docteur Johnson semblent l'abandonner à
son tour quand il parle de Shakp=peare. 11 reproche à Rymer et à Vol-
taire d'avoir dit que le tragique anglois ne conserve pas assez la vrai-
semblance des mœurs.
a Ce sont là, dit-il, les petites chicanes des petits esprits : un poëte néglige
la distinction accidentelle du pays et de la condition, comme un peintre,
satisfait de la Ggure, s'occupe peu de la draperie. »
Il est inutile de relever le mauvais ton et la fausseté de cette critique.
La vraisemblance des mœurs, loin d'être la draperie, est le fond même
du tableau. Tous ces critiques qui s'appuient sans cesse sur la nature,
et qui regardent comme des préjng..'s de l'art la distinction accidentelle
du pays et de la condition, sont comme ces politiques qui replongent
les États dans la barbarie en voulant anéantir les distinctions sociales.
Je ne citerai point les opinions de MM. Rowe, Steevens, Gildon,
Dennis, Peck, Garrick, etc. M"*' de Montague les a tous surpassés en
enthousiasme. Hume et le docteur Blair ont seuls gardé quelque
mesure. Sherlock a osé dire (et c'est avoir du courage pour un Anglois),
il a osé dire : Qu'il n'y a rien de médiocre dans Shakespeare, que tout ce
qu'il a écrit est excellent ou détestable; que jamais il ne suivit ni même
ne conçut un plan, excepté peut-être celui des Merry wives of Windsor,
mais qu'il fait souvent fort bien une scène. Cela approche beaucoup de
la vérité. M. Mason, dans son Elfrida et son Caractacus, a essayé, mais
sans succès, de donner la tragédie grecque à l'Angleterre. On ne joue
presque plus le Caton d'Addison. On ne se délasse au théâtre anglois
des monstruosités de Shakespeare que par les horreurs d'Otway.
Si l'on se contente de parler vaguement de Shakespeare, sans poser
les bases de la question et sans réduire toute la critique à quelques
points principaux, on ne parviendra jamais à s'entendre, parce que,
confondant le siècle, le génie et l'art, chacun peut louer et blâmer à
volonté le père du théâtre anglois. 11 nous semble donc que Shakespeare
doit être considéré sous trois rapports :
1® Par rapport à son siècle ;
2° Par rapport à ses talents naturels ou à son génie ;
3® Par rapport à l'art dramatique.
Sous le premier point de vue, on ne peut j amais trop admirer Shakes-
388 MELANGES LITTERAIRES.
peare. Peut-être supérieur à Lopez de Vega , son contemporain , on ne
le peut comparer en aucune manière aux Garnier et aux Hardy, qui
balbutioient alors parmi nous les premiers accents de la Melpomène
françoise. Il est vrai que le prélat Trissino, dans sa Sophonisbe, avoit
déjà fait renaître en Italie la tragédie régulière. On a recherché curieu-
sement les traductions des auteurs anciens qui pouvoient exister du
temps de Shakespeare. Je ne remarque, comme pièces dramatiques,
dans le catalogue, qu'une Jocaste, tirée des Phéniciennes d'Euripide,
VAndria et L'Eunuque de Térence, Les Mènechmes de Plaute et les tra-
gédies de Sénèque. Il est douteux que Shakespeare ait eu connoissance
de ces traductions ; car il n'a pas emprunté le fond de ses pièces d'in-
vention des originaux mêmes traduits en anglois, mais de quelques
imitations angloises de ces originaux. C'est ce qu'on voit par Roméo et
Juliette, dont il n'a pris l'histoire ni dans Girolamo délia Carte ni
dans la nouvelle de Bandello, mais dans un petit poëme anglois inti-
tulé La Tragique histoire de Roméo et Juliette. Il en est ainsi du sujet
d'Hamlet, qu'il n'a pu tirer immédiatement de Saxo Grammaticus, puis-
qu'il ne savoit pas le latin '. En général, on sait que Shakespeare fut
un homme sans éducation et sans lettres. Obligé de fuir de sa pro-
vince pour avoir chassé sur les terres du seigneur, avant d'être acteur
à Londres il gardoit pour quelque argent les chevaux des gentlemen
à la porte du spectacle. C'est une chose mémorable que Shakespeare
et Molière aient été comédiens. Ces rares génies se sont vus forcés de
monter sur des tréteaux pour gagner leur vie. L'un a retrouvé l'art dra-
matique, l'autre l'a porté à sa perfection : semblables à deux philo-
sophes anciens, ils s'étoient partagé l'empire des ris et des larmes, et
tous les deux se consoloient peut-être des injustices de la fortune, l'un
en peignant les travers, et l'autre les douleurs des hommes.
Sous le second rapport, c'est-à-dire sous le rapport des talents natu-
rels ou du grand écrivain, Shakespeare n'est point moins prodigieux. Je
ne sais si jamais homme a jeté des regards plus profonds sur la nature
humaine. Soit qu'il traite des passions, soit qu'il parle de morale ou
de politique, soit qu'il déplore ou qu'il prévoie les malheurs des États,
il a mille sentiments à citer, mille pensées à recueillir, mille sentences
à appliquer dans toutes les circonstances de la vie. C'est sous le rap-
port du génie qu'il faut considérer les belles scènes isolées dans Shakes-
peare, et non sous le rapport de l'art dramatique. Et c'est ici que se
i. Voyez Saxo Guammaticus, depuis la page 48 jusqu'à la page 59. « Anilctluis, ne
prudentius agondo patruo suspectas reddcrctur, stoliditatis simulationcm amplexus,
extremum mentis vitium fiiixit. «(Saxo Gkammaïicls, Ilist. Dan., in-fol., edit.
Steph., 15 ii.)
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 389
trouve la principale erreur des admirateurs du poëte anglois; car ?i
l'on considère ces scènes relativement à Vart, il faudra savoir si elles
sont nécessaires, si elles sont bien liées au sujet, bien motivées, si elles
forment partie du tout et conservent les unités. Or le non erat hic
locus se présente à toutes les pages de Shakespeare.
Mais, à ne parler que du grand écrivain, combien elle est belle,
cette troisième scène du quatrième acte de Macbeth!
MACDUFF.
Qui s'avance ici?
51ALC0LM.
C'est un Écossois, et cependant je ne le connois pas.
MACDVFF.
Cousin, soyez le bienvenu I
MALCOLM.
Je le reconnois à présent. Grand Dieu ! renverse les obstacles qui nous
rendent étrangers les uns aux autres 1
ROSSE.
Puisse votre souhait s'accomplir!
MACDUFF.
L'Ecosse est-elle toujours aussi malheureuse ?
ROSSE.
Hélas! déplorable patrie I elle est presque effrayée de connoître ses propres
maux. Ne l'appelons plus notre mère, mais notre tombe. On n'y voit plus
sourire personne, hors l'enfant qui ignore ses malheurs. Les soupirs, les
gémissements, les cris frappent les airs et ne sont point remarqués. Le plus
violent chagrin semble un mal ordinaire; quand la cloche de la mort sonne,
on demande à peine pour qui.
MACDUFF.
0 récit trop véritable !
MALCOLM.
Quel est le dernier malheur?
ROSSE, à Macduff.
Votre château est surpris, votre femme et vos enfants sont inhu-
mainement massacrés...
MACDUFF.
Mes enfants aussi ?
ROSSE.
Femme, enfants, serviteurs, tout ce qu'on a trouvé!
MACDUFF.
Et ma femme aussi?
590 MELANGES LITTERAIRES.
ROSSE.
Je vous l'ai dit,
MALCOLM.
Prenez courage; la vengeance offre un remède à vos maux. Courons,
punissons le tyran !
MACDLFF.
Il n'a point d'enfants 1
Quelle vérité et quelle énergie dans la description des malheurs de
l'Ecosse! Ce sourire qui n'est plus que sur la bouche des enfants, ces
cris qu'on n'ose pas remarquer, ces trépas si fréquents qu'on ne daigne
plus demander pour qui sonne la cloche funèbre, ne croit-on pas voir
la France sous Robespierre? Xénophon a fait à peu près la même pein-
ture d'Athènes sous le règne des trente tyrans :
« Athènes, dit-il, n'étoit qu'un vaste tombeau, habité par la terreur et le
silence; le geste, le coup d'oeil, la pensée même, devenoient funestes aux
malheureux citoyens. On éludioit le front de la victime, et les scélérats y
cherchoient la candeur et la vertu , comme un juge tâche d'y découvrir le
crime caché du coupable '. »
Le dialogue de Rosse et de M acduff rappelle celui de Flavian et de
Curiace dans Corneille, lorsque Flavian vient annoncer à l'amant de
Camille qu'il a été choisi pour combattre les Horaces :
CURIACE.
Albe de trois guerriers a-t-elle fait le choix ?
FLAVIAN.
Je viens pour vous l'apprendre.
CURIACE.
Eh bien ! qui sont les trois?
FLAVIAN.
Vos doux frères et vous.
CURIACE.
Qui?
FLAVIAN.
Vous et vos deux frères.
Les interrogations de Macduff et de Curiace sont des beautés du
môme ordre. Mes enfants aussi? — Femmes, enfants. — Et ma femme
aussi? — Je vous l'ai dit. — Eu biejn ! qui sojnt les trois? Vos deux
1. Xenoi'u., Uist. Grœc, lib. u.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 391
FRÈRES ET VOUS. — Qui? — Vous ET VOS DEUX FRÈRES. Mais le iHOt de Sha-
kespeare : il n'a point d'enfants! reste sans parallèle.
Le même homme qui a tracé ce tableau a écrit la scène charmante
des adieux de Roméo et de Juliette. Roméo, condamné à l'exil, est sur-
pris par le jour naissant chez Juliette, à laquelle il est marié secrè-
tement.
Wilt thou be gone? It is not yet near day :
It was the nightingale, and not the lark
That pierced the fearful hollow of thine ear, etc.
JULIETTE.
Veux-tu déjà partir? Le jour ne paroît point encore. C'étoit le rossignol ,
et non l'alouette, dont la voix a frappé ton oreille alarmée: il chante
toute la nuit sur cet oranger lointain. Crois-moi, mon jeune époux, c'étoit lo
rossignol.
ROM no.
C'étoit l'alouette qui annonce l'aurore, ce n'étoit pas le rossignol. Regarde,
ô mon amour! regarde les traits de lumière qui pénètrent les nuages dans
l'orient. Les flambeaux de la nuit s'éteignent, et le jour se lève sur le
sommet vaporeux des montagnes. Il faut ou partir et vivre, ou rester et
mourir.
JULIETTE.
La lumière que tu vois là-bas n'est pas celle du jour. C'est quelque
météore qui te servira de flambeau et t'éclairera sur la route de Mantoue.
Reste encore : il n'est pas encore nécessaire que tu me quittes.
ROMÉO.
Eh bien! que je sois arrêté, que je sois conduit à la mort, si tu le désires,
je suis satisfait. Je dirai : « Cette blancheur lointaine n'est pas celle du
matin; ce n'est que le pâle reflet de la lune; ce n'est pas l'alouette, dont les
chants retentissent si haut au-dessus de nos têtes, dans la voûte du ciel. »
Ah ! je crains moins de rester que de partir. Viens, ô mort! viens, je te reçois
avec joie! J'obéis à Juliette... Mais que regardes-tu, ma bien-aimée? Par-
lons, parlons encore ensemble, il n'est pas encore jour 1
JULIETTE.
Il est jour! il est jourl Fuis, pars, éloigne-toi! C'est l'alouette qui chante;
je reconnois sa voix aiguë. Ah! dérobe-toi à la mort : la lumière croît de
plus en plus.
Qu'il est touchant ce contraste des charmes du matin et des derniers
plaisirs de deux jeunes époux avec la catastrophe horrible qui va
suivre! C'est encore plus naïf que les Grecs et moins pastoral que
VAminle et le Pastor fido. Je ne connois qu'une scène d'un drame
392 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
indien^ en langue sanskrit, qui ait quelque rapport avec les adieux de
Roméo et Juliette ; encore n'est-ce que par la fraîcheur des images, et
point du tout par l'intérêt de la situation. Sacontala, prête à quitter le
séjour paternel, se sent arrêtée par son voile.
SACONTALA.
Qui saisit ainsi les plis de mon voile?
UN VIEILLARD.
C'est le chevreau que tu as tant de fois nourri des graines de synmaJca. Il
ne veut pas quitter les pas de sa bienfaitrice.
SACONTALA.
Pourquoi pleures-tu, tendre chevreau ? Je suis forcée d'abandonner notre
commune demeure. Lorsque tu perdis ta mère, peu de temps après ta nais-
sance, je te pris sous ma garde. Retourne à ta crèche, pauvre jeune che-
vreau ; il faut à présent nous séparer I
La scène des adieux de Roméo et Juliette n'est point indiquée dans
Bandello, et elle appartient tout entière à Shakespeare. Les cinquante-
deux commentateurs de Shakespeare, au lieu de nous apprendre beau-
coup de choses inutiles, auroient dû s'attacher à découvrir les beautés
qui appartiennent à cet homme extraordinaire, et celles qu'il n'a fait
qu'emprunter. Bandello raconte en peu de mots la séparation des deux
amants :
A la fine, comînciando Vaurora a voler uscire , si baciarono , estreUamente s'ab-
bracciarono gli amanti, e, pieni di lagrime e di sospiri, si dissero addio '.
« Enfin, l'aurore commençant à paroître, les deux amants se baisèrent,
s'embrassèrent étroitement, et, pleins de larmes et de soupirs, ils se dirent
adieu. »
On peut remarquer en général que Shakespeare fait un grand usage
des contrastes. 11 aime à placer la gaieté auprès de la tristesse, à mêler
les divertissements et les cris de joie à des pompes funèbres et à des cris
de douleur. Que des musiciens appelés aux noces de Juliette arrivent
précisément pour accompagner son cercueil ; qu'indifférents au deuil
de la maison, ils se livrent à d'indécentes plaisanteries et s'entretien-
nent des choses les plus étrangères à la catastrophe; qui ne reconnoît
là toute la vie? qui ne sent toute l'amertume de ce tableau? qui n'a
pas été témoin de pareilles scènes? Ces effets ne furent point inconnus
1. Novelle del Bandello. Sec. parte, p. 52. Luc, édit. in-4% tôji.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 303
des Grecs, et l'on retrouve dans Euripide plusieurs traces de ces naï-
vetés que Shakespeare mêle au plus haut ton tragique. Phèdre vient
d'expirer; le chœur ne sait s'il doit entrer dans l'appartement de la
princesse :
PREMIER DEMI-CHœUR.
A'j^aî t' i'i7.GGy:i s; è-iTvacïTcôv Ppcy^tiiv;
SECOND DEMI-CHOEUR.
T( ^' tÙ ■KÔ.iV.al 7T5C77c'Xcl 'llTl'.%>. ;
PREMIER DEMI-CHOEUR.
Compagnes, que ferons-nous? Devons-nous entrer dans le palais pour
aider à dégager la reine de ses liens étroits?
SECOND DEMI-CHCEUR.
Ce soin appartient à ses esclaves. Pourquoi ne sont-ils pas présents?
Quand on se mêle de beaucoup d'affaires, il n'y a pas de sûreté dans la vie'.
Dans Alceste, La Mort et Apollon se font des plaisanteries. La Mort veut
saisir Alceste tandis qu'elle est jeune, parce qu'elle ne se soucie pas
d'une vieille proie, et, comme traduit le pèreBrumoy, d'une proie ridée.
Il ne faut pas rejeter entièrement ces contrastes, qui touchent de près
au terrible, mais qu'une seule nuance ou trop forte ou trop foible dans
l'expression rend à l'instant ou bas ou ridicules.
Shakespeare, comme tous les poètes tragiques, a trouvé quelquefois
le véritable comique, tandis que les poètes comiques n'ont jamais pu
s'élever à la bonne tragédie ; ce qui prouve qu'il y a peut-être quelque
chose de plus vaste dans le génie de Melpomène que dans celui de
Thalie. Quiconque peint savamment le côté douloureux de l'homme
peut aussi représenter le côté ridicule, parce que celui qui saisit le plus
peut à la rigueur saisir le moins. Mais l'esprit qui s'attache particuliè-
rement aux détails plaisants laisse échapper les rapports sévères, parce
que la faculté de distinguer les objets infiniment petits suppose pres-
que toujours l'impossibilité d'embrasser les objets inûniment grands i
i . Brumoy traduit ainsi, en tronquant un couplet et paraphrasant l'autre.
UNE 7EUME DU CHŒUR.
Qu'eu pensez -VOUS, mes compagnes? est-il à propos que nous entrions?
USE ACTES FEMME.
0(1 sont donc ses officiers? C'est à eux de lui prêter du secours. On est souvent dupe de son
trop d'emp'/essement dans les afifuires d'autiul.
39/1 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
d'oii il faudroit conclure que le sérieux est le véritable génie de
l'homme. Homo matas de muliere, brevi vivens tempore, mullis repletur
miseriis. Un seul poëte comique marche l'égal des Sophocle et des Cor-
neille : c'est Molière. Mais il est remarquable que le comique du Tar-
tufe et du Misanthrope, par son extrême profondeur, et, si j'osois le dire,
par sa tristesse, se rapproche beaucoup de la gravité tragique.
Les Anglois ont en grande estime le caractère comique de Falstaff
dans les Merry Wives of Windsor. En effet, ce caractère est bien des-
siné, quoiqu'il soit souvent d'un comique peu naturel, bas et outré. Il
y a deux manières de faire rire des défauts des hommes; l'une est de
présenter d'abord les ridicules, et d'offrir ensuite les qualités : c'est la
manière de l'Anglois, c'est le comique de Sterne et de Fielding, qui
finit quelquefois par faire verser des larmes ; l'autre consiste à donner
d'abord quelques louanges et à ajouter successivement tant de ridi-
cules, qu'on oublie les meilleures qualités, et qu'on perd enfin toute
estime pour les plus nobles talents et les plus hautes vertus : c'est la
manière du François, c'est le comique de Voltaire, c'est le nihUmirari
qui flétrit tout parmi nous. Mais les partisans du génie tragique et
comique du poëte anglois me semblent beaucoup se tromper lorsqu'ils
vantent le naturel de son style. Shakespeare est naturel dans les senti-
ments et dans la pensée, jamais dans l'expression, excepté dans les
belles scènes oîi son génie s'élève à sa plus grande hauteur; encore,
dans ces scènes mêmes, son langage est-il souvent affecté. Il a tous
les défauts des écrivains italiens de son siècle; il manque éminem-
ment de simplicité. Ses descriptions sont enflées, contournées ; on y
sent souvent l'homme de mauvaise éducation, qui, ne connoissant ni
les genres, ni les tons, ni les sujets, ni la valeur exacte des mots, va
plaçant au hasard des expressions poétiques au milieu des choses les
plus triviales. Comment, par exemple, ne pas gémir de voir une nation
éclairée, et qui compte parmi ses critiques les Pope et les Addison, de
la voir s'extasier sur le portrait de V apothicaire dans Roméo et Juliette?
C'est le burlesque le plus hideux et le plus dégoûtant. Il est vrai qu'un
éclair y brille comme dans toutes les ombres de Shakespeare. Roméo
fait une réflexion sur ce malheureux qui tient si fortement à la vie,
bien qu'il soit accablé de toutes les misères. C'est le sentiment
qu'Homère met avec tant de naïveté dans la bouche d'Achille aux
enfers :
a J'iiimorois mieux ôtro sur la terre l'esclave d'un Liboureur iiidiizont,
ou la vie seroil peu abondante, que de régner en souverain dans l'empire
des mimes. »
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 395
Il reste à considérer Shakespeare sous le rapport de l'art dramatique.
Après avoir fait la part de l'éloge , on me permettra de faire la part
de la critique.
Tout ce qu'on a dit à la louange de Shakespeare, comme auteur dra-
matique, se trouve dans ce passage du docteur Johnson :
Shakespeare has no heroes, etc. a Shakespeare n'a point de héros. Sa
scène est seulement occupée par des hommes qui agissent et parlent
comme le spectateur eût agi et parlé lui-même dans la même occa-
sion. Les drames de Shakespeare ne sont point (dans le sens d'une
critique rigoureuse) des comédies ou des tragédies, mais des compo-
sitions particulières, qui peignent l'état réel de ce monde sublunaire.
Elles offrent sous des formes innombrables le bien et le mal, la joie
et la douleur, combinés dans une variété sans fin; elles représentent
le train du monde, où la perte de l'un est le gain de l'autre; où le
voluptueux s'abandonne à la débauche, au moment même où l'affligé
ensevelit son ami; où la méchanceté de celui-ci est quelquefois
déjouée par la légèreté de celui-là, et où mille biens et mille maux
arrivent ou sont prévenus sans dessein. »
Voilà le grand paradoxe littéraire des partisans de Shakespeare.
Tout ce raisonnement tend à prouver qu'il n'y a point de règles dra-
matiques, ou que Vart n'est pas un art.
Lorsque Voltaire s'est reproché d'avoir ouvert la porte à la médio-
crité en louant trop Shakespeare, il a voulu dire sans doute qu'en ban-
nissant toute règle, et retournant à la pure nature, rien n'étoit plus
aisé que d'égaler les chefs-d'œuvre du théâtre anglois. Si pour attein-
dre à la hauteur de l'art tragique il suffit d'entasser des scènes dispa-
rates, sans suite et sans liaison, de mêler le bas et le noble, le bur-
lesque et le pathétique, de placer le porteur d'eau auprès du monarque,
et la marchande d'herbes auprès de la reine, qui ne peut raisonnable-
ment se flatter d'être le rival de Sophocle et de Racine? Quiconque se
trouve placé dans la société de manière à voir beaucoup d'hommes
et beaucoup de choses, s'il veut seulement se donner la peine de
retracer tous les accidents d'une de ses journées, ses conversations
avec l'artisan ou le ministre, avec le soldat ou le prince; s'il veut rap-
peler les objets qui ont passé sous ses yeux, le bal ou le convoi funè-
bre, le festin du riche et la misère du pauvre, celui-là, dis-jc, aura
fait un drame à la manière du poëte anglois. Les scènes de génie
pourront y manquer; mais si l'on n'y trouve pas Shakespeare écrivain,
on y trouvera Shakespeare dramatiste.
11 faut donc se persuader d'abord qu'écrire est un art; que cet art
a nécessairement d?s genres , et que chaque genre a des règles. Et
396 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
qu'on ne dise pas que les règles et les genres sont arbitraires : ils sont
'nés de la nature même; l'art a seulement séparé ce que la nature
•3 confondu; il a choisi les plus beaux traits, sans s'écarter de la
•essemblance du grand modèle. La perfection ne détruit point la
vérité ; et l'on peut dire que Racine, dans toute l'excellence de son
art, est plus naturel que Shakespeare, comme YApollon, dans toute
sa divinité, a plus les formes humaines qu'une statue grossière de
l'Egypte.
Mais si Shakespeare a, dit-on, péché contre toutes les règles, mêlé
tous les genres, blessé toutes les vraisemblances, il a du moins mis
plus de mouvement sur la scène et porté plus loin la terreur que les
tragiques françois.
Je n'examinerai point jusqu'à quel degré cette assertion est véri-
table; si la liberté que l'on se donne de tout dire et de tout repré-
senter ne mène pas naturellement à ce fracas de scène, à cette multi-
tude de personnages qui en imposent ; je n'examinerai pas si dans les
pièces de Shakespeare tout marche rapidement à la catastrophe; si
l'intrigue se noue et se dénoue avec art en prolongeant et précipitant
sans cesse l'intérêt pour le spectateur : je dirai seulement que s'il est
vrai que nos tragiques manquent de mouvement (ce que je suis fort
loin d'accorder), il est bon qu'ils en mettent davantage dans leurs
sujets. Mais cela ne prouve pas qu'on doive introduire sur notre
théâtre les monstruosités de cet homme que Voltaire appeloit un sau-
vage ivre. Une beauté dans Shakespeare n'excuse pas ses innombrables
défauts : un monument gothique peut plaire par son obscurité et par
la difformité même de ses proportions, mais personne ne songe à bâtir
un palais sur son modèle.
On prétend surtout que Shakespeare est un grand maître dans l'art
de faire verser des larmes. Je ne sais s'il est vrai que le premier des
arts soit celui de faire pleurer , dans le sens où l'on entend ce mot
aujourd'hui. Les vraies larmes sont celles que fait couler une belle
poésie; il faut qu'il s'y mêle autant d'admiration que de douleur. Si
Sophocle me présente OEdipe tout sanglant, mon cœur est prêt à se
briser; mais mon oreille est frappée d'une douce mélodie, mes yeux
sont enchantés par un spectacle souverainement beau; j'éprouve à la
fois du plaisir et de la peine; j'ai devant moi une affreuse vérité, et
cependant je sens que ce n'est qu'une ingénieuse imitation d'une
action qui n'est plus, qui peut-être n'a jamais été : alors mes larmes
coulent avec délices; je pleure, mais c'est au son de la lyre d'Orphée;
je pleure, mais c'est aux accents des Muses ; ces filles célestes pleurent
aussi, mais elles ne défigurent point leurs traits divins par des grima-
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 397
ces. Les anciens donnoient aux Furies même un beau visage, appa-
remment parce qu'il y a une beauté morale dans les remords.
Et puisque nous sommes sur ce sujet important, on me permettra
de dire un mot de la querelle qui divise aujourd'hui le monde litté-
raire. Une partie de nos gens de lettres n'admire plus que les ouvrages
étrangers, tandis que l'autre lient fortement à notre ancienne école.
Selon les premiers, les écrivains du siècle de Louis le Grand n'ont eu
ni assez de mouvement dans le style, ni surtout assez de pensées;
selon les seconds, tout ce prétendu mouvement, tous les efforts du
jour vers les pensées nouvelles, ne sont que décadence et corruption :
ceux-là rejettent toutes règles ; ceux-ci les rappellent toutes.
On pourroit dire aux premiers qu'on se perd sans retour aussitôt
que l'on abandonne les grands modèles , qui peuvent seuls nous
retenir dans les bornes délicates du goût; qu'on se trompe lorsqu'on
prend pour de véritables mouvements une manière qui procède sans
fin par exclamations et par interrogations. Le second siècle de la litté-
rature latine eut les mêmes prétentions que notre siècle. Il est certain
que Tacite, Sénèque et Lucain ont plus d'agitation dans le style et
plus de variété dans les couleurs que Tite-Live, Cicéron et Virgile. Ils
affectent cette concision d'idées et ces effets brillants d'expression que
nous recherchons à présent; ils chargent leurs descriptions, se plaisent
à faire des tableaux, à prononcer des sentences : car c'est toujours
dans les temps de corruption qu'on parle le plus de morale. Cepen-
dant les siècles sont venus; et, sans s'embarrasser des penseurs de
l'âge de Trajan, ils ont donné la palme à l'âge de l'imagination et des
arts, à l'âge d'Auguste.
Si les exemples instruisoient, je pourrois ajouter qu'une autre cause
de la chute des lettres latines fut la confusion des dialectes dans l'em-
pire romain. Lorsqu'on vit des Gaulois dans le sénat, lorsque Rome,
devenue la capitale du monde, entendit ses murs retentir de tous les
jargons, depuis le Goth jusqu'au Parthe, on put juger que c'en étoit
fait du goût d'Horace et de la langue de Cicéron. La ressemblance est
frappante : pour peu que l'on continue en France à étudier les
idiomes étrangers et à nous inonder de traductions, notre langue
perdra bientôt cette fleur native et ces gallicismes qui faisoient son
génie et sa grâce.
Une des sources de l'erreur où sont tombés les gens de lettres qui
cherchent des routes inconnues vient de l'incertitude qu'ils ont cru
remarquer dans les principes du goût. On est grand homme dans un
journal, et misérable écrivain dans un autre; ici un génie brillant, là
un pur déclamateur. Les nations entières varient : tous les étransers
398 MÉLANGES LITTERAIRES.
refusent du génie à Racine et de l'harmonie à nos vers ; nous, nous
jugeons des auteurs anglois tout différemment que les Anglois eux-
mêmes ; on seroit étonné de savoir quels sont les grands hommes de
France en Allemagne , et quels sont les auteurs françois qu'on
méprise dans ce pays.
Mais tout cela ne sauroit jeter l'esprit dans l'incertitude et faire
abandonner les principes, sous prétexte qu'on ne sait pas ce que c'est
que le goût. Il y a une base sûre où l'on peut se reposer : c'est la lit-
térature ancienne : elle est là pour modèle invariable.
C'est donc autour de ceux qui nous rappellent à ces grands exemples
qu'il faut nous hâter de nous rallier, si nous voulons échapper à la
barbarie. Quand les partisans de l'ancienne école iroient un peu trop
loin dans leur haine des littératures étrangères, on devroit encore leur
en savoir gré : c'est ainsi que Boileau s'éleva contre le Tasse, par la
raison, comme il le dit lui-même, que son siècle avoit trop de pen-
chant à tomber dans les défauts de cet auteur.
Cependant, en accordant quelque chose à un adversaire, ne le ramè-
neroit-on pas plus aisément aux bons modèles? Est-ce qu'on ne pour-
roit pas convenir que les arts d'imagination ont peut-être un peu trop
dominé dans le siècle de Louis XIY? que ce qu'on appelle aujourd'hui
peindre la nature étoit alors une chose presque inconnue? Pourquoi
n'admcttroit-on pas que le style du jour connoît réellement plus de
formes ; (jue la liberté que l'on a de traiter tous les sujets a mis en
circulation un plus grand nombre de vérités; que les sciences ont
donné plus de fermeté aux esprits et de précision aux idées? Je sais
qu'il y a des dangers à convenir de tout cela, et que si l'on cède sur
un point, on ne saura bientôt plus où s'arrêter; mais enfin ne seroit-
il pas possible qu'un homme marchant avec précaution entre les deux
lignes, et se tenant toutefois beaucoup plus près de l'antique que du
moderne, parvînt à marier les deux écoles et à en faire sortir le génie
d'un nouveau siècle? Quoi qu'il en soit, tout effort pour obtenir cette
grande révolution sera inutile si nous demeurons irréligieux. L'ima-
gination et le sentiment tiennent essentiellement à la religion : or,
une littérature d'où les enchantements et la tendresse sont bannis ne
peut jamais être que sèche, froide et médiocre.
BEATTIE.
Juin 1801.
Le génie écossois a soutenu avec honneur dans ce dernier siècle
une littérature que les Pope, les Addison, les Steele, les Rowe, avoient
élevée à un haut degré de gloire. L'Angleterre ne compte point d'histo-
riens supérieurs à Hume et à Roherston, ni de poètes plus riches et plus
aimables que Tomson et Beattie. Celui-ci, qui n'est jamais descendu
de son désert, simple ministre et professeur de philosophie dans une
petite ville du nord de l'Ecosse, a fait entendre des chansons d'un
caractère tout nouveau, et touché une lyre qui rappelle un peu la
harpe du barde. Son principal, et pour ainsi dire son seul ouvrage,
est un petit poëme intitulé Le Minstrel, ou les progrès du génie. Beattie
a voulu peindre les effets de la muse sur un jeune berger de la mon-
tagne, et retracer des inspirations qu'il avoit sans doute éprouvées lui-
même. L'idée primitive du Minstrel est charmante, et la plupart des
détails en sont très-agréables. Le poëme est écrit en stances rimées
comme les vieilles ballades écossoisses, ce qui ajoute encore à sa
singularité. On y trouve à la vérité, comme dans tous les auteurs
étrangers, des longueurs et des traits de mauvais goût. Le docteur
Beattie aime à s'étendre sur des lieux communs de morale qu'il n'a
pas toujours l'art de rajeunir. En général, les hommes d'une imagina-
tion brillante et tendre ont peu de profondeur dans la pensée ou de
force dans le raisonnement. 11 faut des passions brûlantes ou un grand
génie pour enfanter de grandes idées. II y a un certain calme du cœur
et une certaine douceur d'esprit qui semblent exclure le sublime.
Un ouvrage intitulé le Minstrel n'est pas susceptible d'analyse. Pour
le faire connoître, il faut le traduire. Je donnerai donc ici le premier
chant de cette aimable production, en en retranchant toutefois ce que
la délicatessse françoise ne pourroit supporter. Je préfère m'atiacher
à montrer les beautés plutôt qu'à compter curieusement les défauts
d'un livre. J'aime mieux agrandir l'homme devant l'homme que de le
rapetisser à ses yeux. D'ailleurs, on s'instruit mieux par l'admiration
/,00 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
que par le de'goût : l'une vous révèle la présence du génie, l'autre se
borne à vous découvrir des taches que tous les regards peuvent aper-
cevoir ; c'est dans la belle ordonnance des cieux que l'on sent la Divi-
nité, et non pas dans quelques irrégularités de la nature.
LE MINSTREL,
LES PROGRÈS DU GENIE.
Ah! qui peut dire combien il est difBcile de gravir le sommet oîi brille au
loin le temple de la Gloire? qui peut dire combien de génies sublimes ont
senti l'influence d'un astre funeste? Repoussés par les outrages de l'orgueil et
par les dédains de l'envie, arrêtés par l'insurmontable barrière de l'indigence,
ils ont langui quelque temps dans les obscurs sentiers de la vie, puis ils ont
disparu dans la tombe, inconnus et sans être pleures.
Et cependant les langueurs d'une vie sans gloire ne sont pas également
accablantes pour tous! Celui qui ne prêta jamais l'oreille à la voix de la
louange ne se plaindra point du silence de l'oubli. Il en est qui, sourds aux
cris de l'ambition, frémiroient d'entendre la trompette de la Renommée. Heu-
reux de n'avoir en partage que la santé, l'aisance et la paix, ii ne portoit pas
plus haut ses désirs, celui dont la simple histoire est retracée dans des vers
sans art.
Si je voulois invoquer une Muse savante, mes doctes accords diroicnt ici
quelle fut la destinée du barde, dans les jours du vieux temps; je le pein-
drois portant un cœur content sous de simples habits : on verroit ses che-
veux flottants et sa barbe blanchie; sa harpe modeste, seule compagne de son
chemin, répondant aux soupirs des brises, seroit suspendue à ses épaules
voûtées; le vieillard, en marchant, chaiiteroit à demi-voix quelque refrain
joyeux.
Mais un pauvre minslrel inspire aujourd'hui mes vers. Ne vous étonnez
point, mortels superbes, si je lui consacre mes accents. Les Muses méprisent
le sourire insultant de la fortune et ne fléchissent point le genou devant
l'idole des grandeurs
Si les montagnes du Potose brillent de l'éclat du diamant et de l'or, si les
montagnes de l'Ecosse s'élèvent froides et stériles, dans le sein des premières
germent la cupidité et la corruption; paisibles sont les vallées des secondes
et purs les cieux qui les éclairent.
Dans les siècles gothiques (comme les vieilles ballades le racontent) vivoit
autrefois un berger. Ses ancêtres avoient peut-être habité une terre aimée des
Muse,?, les grottes de la Sicile ou les vallées de l'Arcadie; mais, lui, il étoit
MELANGES LITTÉRAIRES. ZiOl
né dans les contrées du Nord, chez une nation fameuse par ses chansons et
par la beauté de ses vierges; nation fière quoique modeste, innocente quoi-
que libre, patiente dans le travail, ferme dans les périls, inébranlable dans
sa foi, invincible sous les armes.
Ce berger paissoit son petit troupeau sur les montagnes d'Ecosse; jamais
il ne mania la faux ou ne guida la charrue. Un cœur honnête étoit tout son
trésor. 11 buvoit l'eau du rocher ; ses brebis fournissoient le lait à ses repas
et lui prétcient leurs molles toi^on3 pour le défendre des injures de l'hiver;
il suivoit leurs pas errants partout oîi elles vouloient s'égarer.
Du travail naît la santé ; de la santé la paix, source de toute joie. Il n'en-
vioit point les rois, il ne pensoit point à eux; il n'étoit point troublé par ces
désirs que trompe la fortune, qu'éteint la jouissance. Un père vertueux, une
mère pudique, sulDsoient au besoin de son cœur : il n'airaoit qu'eux, et il les
aimoit depuis son enfance.
11 étoit toute la postérité de ce couple innocent. Aucun oracle ne l'avoit
annoncé au monde, aucun prodige n'éclata sur son berceau. Yous devinez
toutes les circonstances de la naissance d'Edwin : les transports du père et
les soins maternels; les prières offertes par la matrone, pour le bonheur,
l'esprit et la vertu de l'enfant, et tout un long jour d'été passé dans le repos
et la joiel
Edwin n'étoit pas un enfant vulgaire. Son œil sembloit souvent chargé
d'une grave pensée; il dédaignoit les hochets de son âge, hors un petit cha-
lumeau grossièrement façonné; il étoit sensible, quoique sauvage, et gardoil
le silence quand il étoit content; il se montroit tour à tour plfin de joie on
d3 tristesse, sans qu'on en devinât la cause. Les voisins tressailloient et sou-
piroient à sa vue, et cependant le bénissoient. Aux uns il sembloit d'un?
intelligence merveilleuse ; aux autres il paroissoit insensé.
Mais pourquoi dirois-je les jeux de son enfance? Il ne se mêloit point à la
foule bruyante de ses jeunes compagnons; il aimoit à s'enfoncer dans la forêt
ou à s'égarer sur le sommet solitaire de la montagne. Souvent les déiours
d'un ruisseau sauvage conduisoient ses pas à des bocages ignorés. Tantôt il
descend au fond des précipices, du sommet desquels se penchent de vieux
pins; tantôt il gravit des cimes escarpées, où le torrent brille de rocher en
rocher; où les eaux, les forêts, les vents forment un concert immense que
l'écho grossit et porte jusqu'aux cieux.
Quand l'aube commence à blanchir les airs, Edwin, assis au sommet de la
colline, contemple au loin les nuages de pourpre, l'océan d'azur, les mon-
tagnes grisâtres, le lac qui brille foiblemenl parmi les bruyères vaporeuses
et la longue vallée étendue vers l'occident où le jour lutte encore avec les
ombres.
Quelquefois, pendant les brouillards de l'automne, vous le verriez escalader
le sommet des monts. 0 plaisir effrayant! deboul sur la pointe d'un roc,
comme un matelot sauvé du naufrage sur une côte déserte, il aime à voir les
vapeurs se rouler en vagues énormes, s'allonger sur les horizons; là se creuser
en golfe, ici s'arrondir autour des montagnes. Du fond du gouffre, au-dessous
VI. 20
;,02 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
de lui, la voix de la bergère et le bêlement des troupeaux remontent jusqu'à
son oreille à travers la brume épaissie.
Cet étrange enfant aimoit d'un amour égal les scènes agréables et les
scènes terribles. Il trouvoit autant de délices ynsles ombres et les tempêtes
que dans le rayon du midi, lorsqu'il brille sur l'Océan calmé. Ce penchant à
la tristesse l'intéressoit aux malheurs des hommes. Si quelquefois un soupir
s'échappoit de son cœur, si une larme de pitié couloit le long de ses joues,
il ne cherchoit point à retenir un soupir tendre, une larme si douce.
« Bois sauvages, qu'est devenue votre verdure? (C'est ainsi que la Muse
interprète ses jeunes pensées. ) Vallons, oîi sont allés vos fleurs et vos par-
fums, naguère si délicieux aux heures brûlantes du jour? Pourquoi les
oiseaux qui apportoicnt l'harmonie à vos bocages ont-ils abandonné leurs
demeures? Le vent siffle tristement dans les herbes jaunies, et chasse devant
lui les feuilles séchces
« Tout passe ainsi sur la terre I Ainsi fleurit et se fane l'homme majestueux.
Portés sur l'aile rapide et silencieuse du temps, la vieillesse et l'hiver ont
bientôt flétri les fleurs de nos jeunes années.
« Eh bien , déplorez vos destinées, vous dont les grossières espérances ram-
pent dans cet obscur séjour 1 Mais l'âme sublime qui porte ses regards au
delà du tombeau sourit aux misères humaines et s'étonne de vos larmes. Le
printemps ne viendra-t-il plus ranimer ces scènes décolorées! le soleil a-t-il
trouvé une couche éternelle dans la vague de l'occident! Non; bientôt l'oriont
s'enflammera de nouveaux feux; bientôt le printemps rendra la verdure et
l'harmonie aux bocages.
« Et je resterois abandonné dans la poussière, quand une Providence bien-
faisante fera revivre les fleurs! Quoi! la voix de la nature, à l'homme seul
injuste, le condamneroit à périr, lorsqu'elle lui commande d'espérer! Loin
de moi ces pensées! Il viendra, l'immortel printemps des cieux! la mâle
beauté de l'homme fleurira de nouveau. »
C'étoit de son père religieux qu'Edwin avoit appris ces vérités sublimes...
Mais voilà le romanesque enfant qui sort de l'asile où il s'étoit mis à couvert
des tièdes ondées du midi. Elle est passée, la pluie de l'orage; maintenant
l'air est frais et parfumé. Dans l'orient obscur, déployant un arc immense,
l'iris brille au soleil couchant. Jeune insensé, qui crois pouvoir saisir le glo-
rieux météore! combien vaine est la course que ton ardeur a commencée!
La brillante apparition s'éloigne à mesure que tu la poursuis. Ah! puisses-tu
savoir qu'il en est ainsi dans la jeunes?p, lorsque nous poursuivons les chi-
mères de la vie! Que cet emblème duie espérance trompée serve un jour à
modérer les passions et à le consoler quand tes vœux seront déçus. Mais
pourquoi une triste prévoyance alarmeroit-elle ton cœur? Périsse celte vaine
sagesse qui étouffe les jeunes désirs! Poursuis, aimable enfant, poursuis ton
radieux fantôme; livre-toi aux illusions et à l'espérance; trop tôt, hélas! l'es-
pérance et les illusions s'évanouiront elles-mêmes.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. Zj03
Quand la cloche du soir, balancée dans les airs, cbargeoit de ses gémis-
sements la brise solitaire, le jeune Edwin, marchant avec lenteur, et prêtant
une oreille attentive, se plongeoit dans le fond des vallées; tout autour de
lui il croyoit voir errer des convois funèbres, de pâles ombres, des fantômes
traînant des chaînes ou de longs voiles : mais bientôt ces bruits de la mort
se perdoient dans le cri lugubre du hibou, ou dans les murmures du vent
des nuits, qui ébranloit par intervalles les vieux dômes d'une église.
Si la lune rougeàtie se penchoit à son couchant sur la mer mélancolique
et sombre , Edwin alloit chercher les bords de ces sources inconnues où
s'assembloient sur des bruyères les magiciennes des temps passés. Là sou-
vent le sommeil venoit le surprendre, et lui apportoit ses visions. D"abord
une brise sauvage commençoit à siffler à son oreille, puis des lampes allu-
mées tout à coup par une flamme magique illuminoient la voûte de la nuit.
Soudain, dans son rôve, s'élève devant lui un château dont le portique est
chargé de blasons. La trompette sonne, le pont-levis s'abaisse; bientôt sortent
du manoir gothique des guerriers aux casques verts , tenant à la main des
boucliers d'or et des lances de diamant. Leur regard est affable , leur
démarche hardie; au milieu d'eux, de vénérables troubadours, vêtus de
longues robes, animent d'un souffle harmonieux le chalumeau guerrier.
Au bruit des chansons et des timbales, une troupe de belles dames
s'avancent du fond d'un bocage de myrtes. Les guerriers déposent la lance
et le bouclier, et les danses commencent au son d'une musique vive et
joyeuse. On se mêle, on se quitte ; on fuit, on revient ; on confond les détours
du dédale mobile; les forêts resplendissent au loin de l'éclat des flambeaux,
de l'or et des pierreries.
Le songe a fui... Edwin, réveillé avec l'aurore, ouvre ses yeux enchantés
sur les scènes du matin; chaque zéphyr lui apporte mille sons délicieux; on
entend le bêlement du troupeau, le tintement de la cloche de la brebis, le
bourdonnement de l'abeille ; la cornemuse fait retentir les rochers et se mêle
au bruit sourd de l'Océan lointain qui bat ses rivages
Le chien delà cabane aboie en voyant passer le pèlerin matinal; la laitière,
couronnée de son vase, chante en descendant la colline ; le laboureur traverse
les guérets en sifflant; le lourd chariot crie en gravissant le sentier de la
montagne; le lièvre, étonné, sort des épis vacillants; la perdrix s'élève sur
son aile bruyante; le ramier gémit dans son arbre solitaire, et l'alouette
gazouille au haut des airs.
0 naturel que tes beautés sont ravissantes! tu donnes à tes amants des
plaisirs toujours nouveaux. Que n'ai-je la voix et l'ardeur du séraphin pour
chanter la gloire avec un amour religieux!
Salut, savants maîtres de la lyre! poètes, enfants de la nature, amis de.
l'homme et de la vérité! Salut, vous dont les vers, pleins d'une douceur
sublime, charmèrent n\on enfance et instruisirent ma jeunesse!
Hélas! caché dans des retraites ignorées, le pauvre Edwin n'a jamais
ZiOZ» MÉLANGES LITTERAIRES.
connu votre art. Quand les pluies de l'hiver et les neiges entassées ont fermé
la porte de la cabane , seulement alors il entend quelques troubadours
voyageurs chanter les faits de la chevalerie... ou redire cette ballade tou-
chante des deux enfants abandonnés dans le^ bois. En versnnt des pleurs sur
l'attendrissante histoire, Edwin admire les prodiges de la Muse.
Quand la tempête a cessé de rugir, il parcourt l'uniforme désert des neiges;
il contemple les nuages qui se balancent comme de gros vaisseaux sur les
vagues de l'Océan, et cinglent vers l'horizon bleuâtre. Parmi ces décorations
changeantes et toujours nouvelles, Edwin découvre des fleuves, des gouffres,
des géants, des rochers entassés sur des rochers, et des tours penchées sur
des tours. Alors descendant au rivage, l'enthousiaste solitaire marche le long
des grèves, en écoutant avec un plaisir mêlé de terreur le mugissement des
vagues roulantes. C'est encore ainsi que pendant l'été, lorsque les nuages de
l'orage allongent leur colonne ténébreuse sur le sommet des collines, Edwin
se hâte de quitter la demeure de l'homme ; c'est encore ainsi qu'il s'enfonce
dans la noire solitude, pour jouir des premiers feux de l'éclair et des pre-
miers bruits du tonnerre, sous la voûte retentissante des cicux.
Quand la jeunesse du village danse au son du chalumeau, Edwin, assis à
l'écart, se plaît à rêver au bruit de la musique. Oh! comme alors tous les
jeux bruyants semblent vains et tumultueux à son âmel Céleste mélancolie ,
que sont près de toi les profanes plaisirs du vulgaire 1
Est-il un cœur que la musique ne peut toucher? Ah! que ce cœur doit
être insensible et farouche! Est-il un cœur qui ne sentit jamais ces transports
mystérieux, enfants de la solitude et de la rêverie? Qu'il ne s'adresse point
aux Muses; les Muses repoussent ses vœux... Tel ne fut point Edwin. Le
chant fut son premier amour, souvent la harpe de la montagne soupira sous
sa main aventureuse, et la flûte plaintive gémit suspendue à son soufile. Sa
Muse, encore enfant, ignoroit l'art du poëte, fruit du travail et du temps.
Edwin atteignit pourtant cette perfection si rare, ainsi que mes vers le diront
queJque jour.
On voit par ce dernier vers que Beattie se proposoit de continuer
son poëme. En effet, on trouve un second chant, écrit quelque temps
après; mais il est bien inférieur au premier. Edwin, en errant dans le
désert, entend un jour une voix grave qui s'élève du fond d'une vallée:
c'est celle d'un vieux solitaire, qui, après avoir connu les illusions du
monde, s'est enseveli dans cette retraite, pour y recueillir son âme et
chanter les merveilles du Créateur. Cet ermite instruit le jeune
minslrel et lui révèle le secret de son propre génie. On voit combien
cette idée étoit heureuse , mais l'exécution n'a pas répondu au pre-
mier dessein de l'auteur : le solitaire parle trop longtemps, et dit des
choses trop communes sur les grandeurs et les misères de la vie. Tou-
tefois on trouve encore dans ce second chant quelques passages qui
MÉLANGES LITTÉRAIRES. ^05
rappellent le charme et le talent du premier. Les dernières strophes
en sont consacrées au souvenir d'un ami que le poëte venoit de perdre.
Il paroît que Beattie étoit destiné à verser souvent des pleurs. La mort
de son fils unique l'a profondément affecté, et l'a enlevé totalement
aux Muses. Il vit sur les rochers de Morven : mais ces rochers n'inspi-
rent plus ses chants : comme Ossian qui a perdu son Oscar, il a sus-
pendu sa harpe aux branches d'un chêne. On dit que son fils annon-
çoit un grand talent pour la poésie; peut-être étoit-il ce jeune minstrel
qu'un père sensible avoit peint , et dont il ne voit plus les pas sur le
sommet de la montagne'.
i. Le poëte Beattie n'a pas survécu longtemps à la perte de son fils. Il traîna quel-
que temps sa douleur dans les montagnes d'Ecosse, et mourut le 18 août 1803, à l'âge
de soixante-huit ans. Beattie a publié, en outre de son poëme du Minstrel, d'autres
poésies très-remarquables par le sentiment mélancolique dont elles sont empreintes.
(Note de l'Éditeur.)
ALEXANDRE MACKENZIE.
Juillet 1801.
Il faut peut-être chercher dans l'inconstance et les dégoûts du cœur
humain le motif de l'intérêt général qu'inspire la lecture des Voyages.
Fatigués de la société où nous vivons et des chagrins qui nous envi-
ronnent, nous aimons à nous égarer en pensée dans des pays lointains
et chez des peuples inconnus. Si les hommes que l'on nous peint sont
plus heureux que nous, leur bonheur nous délasse ; s'ils sont plus
infortunés, leurs maux nous consolent.
Mais l'intérêt attaché au récit des voyages diminue chaque jour, à
mesure que le nombre des voyageurs augmente ; l'esprit philosophique
a fait cesser les merveilles du désert :
Les bois désenchantés ont perdu leurs miracles *.
Quand les premiers François qui descendirent sur les rivages du
Canada parlent de lacs semblables à des mers, de cataractes qui tom-
bent du ciel , de forêts dont on ne peut sonder la profondeur, l'esprit
est bien plus fortement ému que lorsqu'un marchand anglois, ou un
savant moderne, vous apprend qu'il a pénétré jusqu'à l'océan Paci-
fique, et que la chute du Niagara n'a que cent quarante-quatre pieds
de hauteur.
Ce que nous gagnons en connoissances, nous le perdons en senti-
ment. Les vérités géométriques ont tué certaines vérités de l'imagina-
tion, bien plus importantes à la morale qu'on ne pense. Quels éloient
les premiers voyageurs dans la belle antiquité? G'étoient les législa-
teurs, les poètes et les héros; c'étoient Jacob, Lycurgue, Pythagorc,
Homère, Hercule, Alexandre* dies peregrinationis- 1 Alors tout éioit
prodige, sans cesser d'être réalité , et les espérances de ces grandes
âmes aimoient à dire : « Là-bas la terre inconnue! la terre immense ! »
Terra ignota! terra immensa! Nous avons naturellement la haine des
1. ToNTANES. 2. Genèse.
MELANGES LITTERAIRES. /i07
bornes; je dirois presque que le globe est trop petit pour l'homme,
depuis qu'il en a fait le tour. Si la nuit est plus favorable que le jour à
l'inspiration et aux vastes pensées, c'est qu'en cachant toutes les
limites, elle prend l'air de l'immensité.
Les voyageurs françois et les voyageurs anglois semblent, comme
les guerriers de ces deux nations, s'être partagé l'empire de la ten-e
et de l'onde. Les derniers n'ont rien à opposer aux Tavernier, aux
Chardin, aux Parennin, aux Charlevoix; ils n'ont point de monument
tel que les Lettres édifiantes; mais les premiers, à leur tour, n'ont point
d'Anson , de Byron , de Cook, de Vancouver. Les voyageurs françois
ont plus fait pour la connoissance des mœurs et des coutumes des
peuples : vdov Ipo), mores cognovit; les voyageurs anglois ont été plus
utiles aux progrès de la géographie universelle : èv tvo'vtu nâôcv, in mari
passus est\ Ils partagent avec les Espagnols et les Portugais la gloire
d'avoir ajouté de nouvelles mers et de nouveaux continents au globe
et d'avoir fixé les limites de la terre.
Les prodiges de la navigation sont peut-être ce qui donne une plus
haute idée du génie de l'homme. On frissonne et on admire lorsqu'on
voit Colomb s'enfonçant dans les solitudes d'un océan inconnu, Vasco
de Gama doublant le cap des Tempêtes, Magellan sortant d'une vaste
mer pour entrer dans une mer plus vaste encore, Cook volant d'un
pôle à l'autre, et, resserré de toutes parts par les rivages du globe, ne
trouvant plus de mers pour ses vaisseaux !
Quel beau spectacle n'offre point cet illustre navigateur, cherchant
de nouvelles terres, non pour en opprimer les habitants, mais pour
les secourir et les éclairer, portant à de pauvres sauvages les nécessités
de la vie, jurant concorde et amitié, sur leurs rives charmantes, à ces
simples enfants de la nature, semant parmi les glaces australes les
fruits d'un plus doux climat, en imitant ainsi la Providence, qui pré-
voit les naufrages et les besoins des hommes !
La mort n'ayant pas permis au capitaine Cook d'achever ses impor-
tantes découvertes, le capitaine Vancouver fut chargé, par le gouver-
nement anglois, de visiter toute la côte américaine, depuis la Califor-
nie jusqu'à la rivière de Cook, et de lever les doutes qui pouvoient
rester encore sur un passage au nord-ouest du Nouveau-Monde. Tandis
que cet habile marin remplissoit sa mission avec autant d'intelligence
que de courage, un autre voyageur anglois, parti du haut Canada,
s'avançoit à travers les déserts et les forêts jusqu'à la mer boréale et
l'océan Pacifique.
i. Odyss,
m MÉLANGES LITTÉRAIRES.
M. Mackenzie, dont je vais faire connoître les travaux , ne prétend
ni à la gloire du savant ni à celle de l'écrivain. Simple trafiquant de
pelleteries parmi les Indiens, il ne donne modestement son voyage
que pour le journal de sa route.
Le 15, le vent soufjloit de l'ouest : nous fîmes quatre milles au sud,
deux milles au sud-ouest, etc. Le fleuve étoit rapide : nous eûmes un
portage, nous vîmes des huttes abandonnées : le pays ètoit fertile ou
aride; nous traversâmes des plaines ou des montagnes; il tomba de la
neige; mes gens étoient fatigués; ils voulurent me quitter; je fis une
observation astronomique, etc., etc.
Tel est à peu près le style de M. Mackenzie. Quelquefois cependant
il interrompt son journal pour décrire une scène de la nature ou les
mœurs des sauvages ; mais il n'a pas toujours l'art de faire valoir ces
petites circonstances si intéressantes dans les récits de nos mission-
naires. On connaît à peine les compagnons de ses fatigues ; point de
transports en découvrant la mer, but si désiré de l'entreprise; point
de scènes attendrissantes lors du retour. En un mot, le lecteur n'est
point embarqué dans le canot d'écorce avec un voyageur, et ne partage
point avec lui ses craintes, ses espérances et ses périls.
Un plus grand défaut encore se fait sentir dans l'ouvrage : il est
malheureux qu'un simple journal de voyage manque de méthode et de
clarté. M. Mackenzie expose confusément son sujet. Il n'apprend point
au lecteur quel est ce fort Chipiouyan d'où il part ; où en étoient les
découvertes lorsqu'il a commencé les siennes ; si l'endroit où il s'ar-
rête à l'entrée de la mer Glaciale étoit une baie ou simplement une
expansion du fleuve, comme on est tenté de le soupçonner; comment
le voyageur est certain que cette grande rivière de l'ouest, qu'il
appelle Tacoutché - Tessé , est la rivière de Colombia, puisqu'il ne l'a
pas descendue jusqu'à son embouchure ; comment il se fait que la
partie du cours de ce fleuve qu'il n'a pas visitée soit cependant mar-
quée sur sa carte, etc., etc.
Malgré ces nombreux défauts, le mérite du journal de M. Mackenzie
est fort grand ; mais il a besoin de commentaires , soit pour donner
une idée des déserts que le voyageur traverse et colorer un peu la
maigreur et la sécheresse de son récit , soit pour éclaircir quelques
points de géographie. Je vais essayer de remplir cette tâche auprès du
lecteur.
L'f.spagne, l'Angleterre et la France doivent leurs possessions amé-
ricaines à trois Italiens, Colomb, Cabot et Verazani. Le génie de l'Italie,
enseveli sous des ruines, comme les géants sous les monts qu'ils
avoient entassés, semble se réveiller quelquefois pour étonner le
MÉLANGES LITTÉRAIRES. ^09
monde. Ce fut vers l'an 1523 que François I" donna ordre à Jean
Verazani d'aller découvrir de nouvelles terres. Ce navigateur reconnut
plus de six cents lieues de cotes le long de l'Amérique septentrionale ;
Tiais il ne fonda point de colonie.
Jacques Cartier, son successeur, visita tout le pays appelé Kannata
par les sauvages, c'est-à-dire amas de cabanes*. Il remonta le grand
fleuve qui reçut de lui le nom de Saint-Laurent, et s'avança jusqu'à
l'île de Montréal, qu'on nommoit alors Hochèlaga.
M. de Roberval obtint, en 15/iO, la vice-royauté du Canada. Il y
transporta plusieurs familles avec son frère, que François I®"" avoit
surnommé le gendarme d'Annibal , à cause de sa bravoure ; mais
ayant fait naufrage en 15/jO, « avec eux tombèrent, dit Charlevoix,
toutes les espérances qu'on avoit conçues de faire un établissement en
Amérique, personne n'osant se flatter d'être plus habile ou plus heu-
reux que ces deux braves hommes, »
Les troubles qui peu de temps après éclatèrent en France, et qui
durèrent cinquante années, empêchèrent le gouvernement de porter
ses regards au dehors. Le génie d'Henri IV ayant étouffé les discordes
civiles, on reprit avec ardeur le projet d'un établissement au Canada.
Le marquis de La Roche s'embarqua en 1598, pour tenter de nouveau
la fortune; mais son expédition eut une fin désastreuse. M. Chauvin
succéda à ses projets et à ses malheurs; enfin, le commandeur de
Chatte, s'étant chargé, vers l'an 1603, de la même entreprise, en
donna la direction à Samuel de Champelain, dont le nom rappelle le
fondateur de Québec et le père des colonies françoises dans l'Amérique
septentrionale.
Depuis ce moment les jésuites furent chargés du soin de continuer
les découvertes dans l'intérieur des forêts canadiennes. Alors com-
mencèrent ces fameuses missions qui étendirent l'empire françois des
bords de l'Atlantique et des glaces de la baie d'Hudson aux rivages du
golfe Mexicain. Le père Biart et le père Enemond- Masse parcoururent
toute l'Acadie; le père Joseph s'avança jusqu'au lac >Jipissing, dans le /
nord du Canada; les pères de Brébeuf et Daniel visitèrent les magni-'
fiques déserts des Hurons, entre le lac de ce nom, le lac Michighan et
le lac Érié; le père de Lamberville fit connoître le lac Ontario et les
cinq cantons iroquois. Attirés par l'espoir du martyre et par le récit
des souffrances qu'enduroient leurs compagnons ., d'autres ouvriers
évangéliques arrivèrent de toutes parts et se répandirent dans toutes
1. Les Espagnols avoient certainement découvert le Canada avant Jacques Cartier
et Verazani, et quelques auteurs prétendent que le mot Ca-\.u)a vient des deux mots
espagnols Aca, Nada.
ZilO MÉLANGES LITTÉRAIRES.
les solitudes. « On les envoyoit, dit l'iiistorien de la Nouvelle-France,
et ils alloient avec joie... ; ils accomplissoient la promesse du Sauveur
du monde, de faire annoncer son Évangile par toute la terre. »
La découverte de VOhio et du Meschucehè à l'occident, du lac Supé-
rieur et du lac des Bois au nord-ouest, du fleuve Bourbon et de la côte
intérieure de la baie de James au nord, fut le résultat de ces courses
apostoliques. Les missionnaires eurent même connoissance de ces
montagnes Rocheuses*, que M. Mackenzie a franchies pour se rendre
à l'océan Pacifique, et du grand fleuve qui devoit couler à l'ouest;
c'est le fleuve Colombia. Il suffit de jeter les yeux sur les anciennes
cartes des jésuites pour se convaincre que je n'avance ici que la
vérité.
Toutes les grandes découvertes étoient donc faites ou indiquées
dans l'intérieur de l'Amérique septentrionale lorsque les Anglois sont
devenus les maîtres du Canada. En imposant de nouveaux noms aux
lacs, aux montagnes, aux fleuves et aux rivières, ou en corrompant les
anciens noms françois, ils n'ont fait que jeter du désordre dans la géo-
graphie. Il n'est pas même bien prouvé que les latitudes et les longi-
tudes qu'ils ont données à certains lieux soient plus exactes que les
latitudes et les longitudes fixées par nos savants missionnaires 2. Pour
se faire ime idée nette du point de départ et des voyages de M. Mac-
kenzie, voici donc peut-être ce qu'il est essentiel d'observer.
Les missionnaires françois et les coureurs canadiens avoient poussé
les découvertes jusqu'au lac Ouinipic ou Ouinipigon^, à l'ouest, et jus-
qu'au lac des Assiniboïls ou Crislinaux, au nord. Le premier semble
être le lac de l'Esclave de M. Mackenzie.
La société anglo-canadienne , qui fait le commerce des pelleteries ,
a établi une factorerie au Chipiouyan\ sur un lac appelé le lac des
Montagnes, et qui communique au lac de l'Esclave par une rivière.
Du lac de l'Esclave sort un fleuve qui coule au nord, et que M. Mac-
kenzie a nommé de son nom. Le fleuve Mackenzie se jette dans la mer
du pôle par les 69° 14' de latitude septentrionale et les 135° de lon-
1. Ils les appellent les montagnes des Pierres brillantes.
2. M. Arrowsmith est à présent le géographe le plus célèbre en AngloteiTe : si l'on
prend sa grande carte des États-Unis, et qu'on la compare aux dernières cartes
d'imley, on y trouvera une prodigieuse difl"érence, surtout dans la partie qui s'étend
entre les lacs du Canada et l'Ohio ; les cartes des missionnaires, au contraire, se rap-
prochent beaucoup des cartes d'Imlcy.
3. Les cartes françoiscs le placent au 50° degré de latitude nord, et les cartes
angloises au 53".
4. 50« iO' latitude nord, et lUo 31)' longitude ouest, mér. de Grccuwich.
MELANGES LITTERAIRES. ^11
gitude ouest, méridien de Greenwich. La découverte de ce fleuve et sa
navigation jusqu'à l'océan boréal sont l'objet du premier voyage de
^L Mackenzie. Parti du fort Chipiouyan le 3 de juin 1789, il est de retout
à ce fort le 12 de septembre de la môme année.
Le 10 d'octobre 1792, il part une seconde fois du fort Chipiouyan
pour faire un nouveau voyage. Dirigeant sa course à l'ouest , il tra-
verse le lac des Montagnes et remonte une rivière appelée Oungîgah,
ou la rivière de la Paix. Cette rivière prend sa source dans les mon-
tagnes Rocheuses. Un grand fleuve, descendant du revers de ces mon-
tagnes, coule à l'ouest, et va se perdre dans l'océan Pacifique. Ce fleuve
s'appelle Tacoutché-Tessè, ou la rivière de Colombia.
La connoissance du passage de la rivière de la Paix dans celle de
Colombia, la facilité de la navigation de cette dernière, du moins jus-
qu'à l'endroit oij M. Mackenzie abandonna son canot pour se rendre
par terre à l'océan Pacifique : telles sont les découvertes qui résultent
de la seconde expédition du voyageur. Après une absence de onze
mois, il revint au lieu de son départ.
Il faut observer que la rivière de la Paix, sortant des montagnes
Rocheuses pour se jeter dans un bras du lac des Montagnes, que le
lac des Montagnes communiquant au lac de l'Esclave par une rivière
qui porte ce dernier nom, que le lac de l'Esclave, à son tour, versant
ses eaux dans l'océan boréal par le fleuve Mackenzie, il en résulte que
la rivière de la Paix, la rivière de l'Esclave et le fleuve Mackenzie, ne
sont réellement qu'un seul fleuve qui sort des montagnes Rocheuses
à l'ouest, et se précipite au nord dans la mer du pôle. Partons mainte-
nant avec le voyageur, et descendons avec lui le fleuve Mackenzie
jusqu'à cette mer hyperborée.
« Le mercredi 3 juin 1789, à neuf heures du matin, je partis du fort Chi-
piouyan, situé sur la côte méridionale du lac des Montagnes. J'étois embarqué
dans un canot d'écorce de bouleau, et j'avois pour conducteurs un Alle-
mand et quatre Canadiens, dont deux étoient accompagnés de leurs femmes.
« Un Indien, qui portoit le titre de chef anglois, me suivoit dans un petit
canot, avec ses deux femmes; et deux autres jeunes Indiens, ses compa-
gnons, étoient dans un autre petit canot. Les sauvages s'étoient engagés à
me servir d'interprètes et de chasseurs. Le premier avoit autrefois accom-
pagné le chef qui conduisit M. Hearne à la rivière des Mines de cuivre. »
M. Mackenzie traverse le lac des Montagnes, entre dans la rivière
de l'Esclave, qui le conduit au lac du même nom, côtoie le rivage
septentrional de ce lac, et découvre enfin le fleuve Mackenzie.
« Le cours du fleuve prend une direction à l'ouest, et dans un espace do
hi2 MÉLANGES LITTERAIRES.
vingt- quatre milles son lit se rétrécit graduellement, et finit par n'avoir
qu'un demi-mille de large.
« Depuis le lac jusque là, les terres du côté du nord sont basses et cou-
vertes d'arbres; le côté du sud est plus élevé, mais il y a aussi beaucoup de
bois... Nous y vîmes beaucoup d'arbres renversés et noircis par le feu, au
milieu desquels s'élevoient de jeunes peupliers qui avoient poussé depuis
l'incendie. Une chose très-digne de remarque, c'est que lorsque le feu dévore
une forêt de sapins et de bouleaux, il y croît des peupliers, quoique aupa-
ravant il n'y eût dans le même endroit aucun arbre de cette espèce. »
Les naturalistes pourront contester l'exactitude de cette observation
à M. Mackenzie, car en Europe tout ce qui dérange nos systèmes est
traité d'ignorance ou de rêve de l'imagination ; mais ce que les savants
ne peuvent nier, et ce que tout l'art ne sauroit peindre, c'est la beauté
du cours des eaux dans les solitudes du Nouveau Monde. Qu'on se
représente un fleuve immense, coulant au travers des plus épaisses
forêts; qu'on se figure lous les accidents des arbres qui accompagnent
ces rives : des chênes-saules, tombés de vieillesse , baignent dans les
flots leur tête chenue; des planes d'occident se mirent dans l'onde
avec les écureuils noirs et les hermines blanches qui grimpent sur
leurs troncs ou se jouent dans leurs lianes ; des sycomores du Canada
se réunissent en groupe; des peupliers de la Virginie croissent soli-
taires ou s'allongent en mobile avenue. Tantôt une rivière, accourant
du fond du désert, vient former avec le fleuve, au carrefour d'une
pompeuse futaie, un confluent magnifique; tantôt une cataracte
bruyante tapisse le flanc des monts de ses voiles d'azur. Les rivages
fuient, serpentent, s'élargissent, se resserrent ; ici ce sont des rochers
qui surplombent, là de jeunes ombrages dont la cime est nivelée,
comme la plaine qui les nourrit. De toutes parts régnent des mur-
mures indéfinissables : il y a des grenouilles qui mugissent comme
des taureaux ' , il y en a d'autres qui vivent dans le tronc des vieux
saules^, et dont le cri répété ressemble tour à tour au tintement de
la sonnette d'une brebis et à l'aboiement d'un chien'; le voyageur,
agréablement trompé dans ces lieux sauvages, croit approcher de la
chaumière d'un laboureur et entendre les murmures et la marche d'un
troupeau. Enfin, de vastes harmonies, élevées tout à coup par les vents,
remplissent la profondeur des bois, comme le choeur universel des
hamadryades; mais bientôt ces concerts s'affoiblissent, et meurent
1. Bull-Frog. 2. Trce-Frog.
3. « Elles font leurs petits dans les souches d'arbres à moitié pourris... ; elles ne
coassent pas comme celles d'Europe, mais pendant la nuit elles aboient comme des
chiens. » (Le père du ÏEnrnE, IJist. nat. des Antilles, i. III.)
MELANGES LITTÉRAIRES. ^13
graduellement dans la cime de tous les cèdres et de tous les roseaux;
de sorte que vous ne sauriez dire le moment même oij les bruits se
perdent dans le silence, s'ils durent encore ou s'ils ne sont plus que
dans votre imagination.
M. Mackenzie, continuant à descendre le fleuve, rencontre bientôt
des sauvages de la tribu des Indiens-Esclaves. Ceux-ci lui apprennent
qu'il trouvera plus bas, sur le cours des eaux, d'autres Indiens appelés
Indiens-Lièvres, et enfin plus bas encore, en approchant de la mer, la
nation des Esquimaux.
« Pendant le peu de temps que nous restâmes avec cette petite peuplade,
les naturels cherchèrent à nous amuser en dansant au son de leur voix... Ils
sautoient et prenoieut diverses postures... Les femmes laissoient pendre
leurs bras, comme si elles n'avoient pas eu la force de les remuer. »
Les chants et les danses des sauvages ont toujours quelque chose
de mélancolique ou de voluptueux.
« Les uns jouent de la flûte, dit le père du Tertre, les autres chan-
tent et forment une espèce de musique qui a bien de la douceur à leur
goût. » Selon Lucrèce, on cherchoit à rendre avec la voix le gazouille-
ment des oiseaux, longtemps avant que de doux vers, accompagnés de
la lyre, charmassent l'oreille des hommes.
Atque avium liquidas voces imitarier ore
Ante fuit multo quam Isevia carmina cantu
Concelebrare homines possent auresque juvare.
Quelquefois vous voyez une pauvre Indienne, dont le corps est tout
courbé par l'excès du travail et de la fatigue, et un chasseur qui ne
-respire que la gaieté. S'ils viennent à danser ensemble, vous êtes
frappé d'un contraste étonnant : la première se redresse et se balance
avec une mollesse inattendue; le second fait entendre les sons les plus
tristes. La jeune femme semble vouloir imiter les ondulations gra-
cieuses des bouleaux de son désert, et le jeune homme les murmures
plaintifs qui s'échappent de leurs cimes.
Lorsque les danses sont exécutées au bord d'un fleuve, dans la pro-
fondeur des bois, que des échos inconnus répètent pour la première
fois les soupirs d'une voix humaine, que l'ours des déserts regarde du
haut de son rocher ces jeux de l'homme sauvage, on ne peut s'empê-
cher de trouver quelque chose de grand dans la rudesse même du
tableau, de s'attendrir sur la destinée de cet enfant de la nature, qui
naît inconnu du monde, danse un moment dans des vallées où il ne
klk MÉLANGES LITTÉRAIRES.
repassera jamais, et bientôt cache sa tombe sous la mousse de ces
déserts, qui n'a pas même gardé l'empreinte de ses pas : Fuissem quasi
non essem ' !
En passant sous des montagnes stériles, le voyageur aborde au
rivage, et gravit des roches escarpées avec un de ses chasseurs indiens.
« Mais, dit-il, nous n'étions pas à moitié chemin du sommet, que nous
fûmes assaillis par une si grande quantité de maringouins, que nous ne
pûmes pas aller plus loin. Je remarquai que la chaîne deis monts se terminoit
en cet endroit. »
Quatre chaînes de montagnes forment les quatre grandes divisions
de l'Amérique septentrionale.
La première , partant du Mexique, et n'étant que le prolongement
de la chaîne des Andes, qui traverse l'isthme de Panama, s'étend du
midi au nord, le long de la grande mer du Sud, en s'abaissant toujours
jusqu'à la rivière de Gook. M. Mackenzie l'a franchie , sous le nom de
montagnes Rocheuses, entre la source de la rivière de la Paix et de la
rivière Colombia, en se rendant à l'océan Pacifique.
La seconde chaîne commence aux Apalaches, sur le bord oriental
du Meschacebé, se prolonge, au nord-est, sous les divers noms dUAlle-
ghamjs, de montagnes Bleues, de montagnes des Lauriers, derrière les
Florides, la Virginie, la Nouvelle-Angleterre, et va, par l'intérieur de
l'Acadie, aboutir au golfe Saint-Laurent. Elle divise les eaux qui tom-
bent dans l'Atlantique de celles qui grossissent le Meschacebé , l'Ohio
et les lacs du Canada inférieur.
Il est à croire que cette chaîne bordoit autrefois l'Atlantique et lui
servoit de barrière , comme la première chaîne borde encore l'océan
Indien. Vraisemblablement l'ancien continent de l'Amérique ne cpm-
mençoit que derrière ces montagnes. Du moins les trois différents
niveaux de terrains, marqués si régulièrement depuis les plaines de
la Pensylvanie jusqu'aux savanes des Florides, semblent indiquer que
ce sol fut à différentes époques couvert et puis abandonné par les
eaux.
Vis-à-vis le rivage du golfe Saint-Laurent (oi!i, comme je l'ai dit, cette
seconde chaîne vient se terminer) s'élève sur la côte du Labrador une
troisième chaîne, presque aussi longue que les deux premières. Elle
court d'abord au sud-ouest jusqu'à l'Outaouas, en formant la double
source des fleuves qui se précipitent dans la baie d'IIudson et de ceux
qui portent le tribut de leurs ondes au golfe Saint-Laurent. De là, tour-
1. Job.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. Z»15
nant au nord-ouest et longeant la côte septentrionale du lac Supé-
rieur, elle arrive au lac Sainte-Anne, où elle forme une fourche sud-
ouest et nord-ouest.
Son bras méridional passe au sud du grand lac Ouinipic, entre les
marais qui fournissent la rivière d'Albanie à la baie de James et les
fontaines d'où sort le Meschacebé pour se rendre au golfe Mexicain.
Son bras septentrional rasant le lac du Cygne, la factorerie d'Onas-
burgk, et traversant la rivière de Severn , atteint le fleuve du port
Nelson, en passant au nord du lac Ouinipic, et vient se nouer enfin à
la quatrième chaîne des montagnes.
Celle-ci, moins étendue que toutes les autres, prend naissance vers
les bords de la rivière Susfçatchiouayne, se déploie au nord-est, entre
la rivière de l'Élan et la rivière Churchill, s'allonge au nord jusque
vers le 57^ degré de latitude, se partage en deux branches, dont l'une,
continuant à remonter au septentrion, atteint les côtes de la mer Gla-
ciale, tandis que l'autre, courant à l'ouest, rencontre le fleuve Mac-
kenzie. Les neiges éternelles dont ces montagnes sont couronnées
nourrissent d'un côté les rivières qui descendent dans le nord de la
baie d'Hudson, et de l'autre celles qui s'engloutissent dans l'océan
boréal.
Ce fut une des cimes de cette dernière chaîne que M. Mackcnzie
voulut gravir avec son chasseur. Ceux qui n'ont vu que les Alpes et les
Pyrénées ne peuvent se former une idée de l'aspect de ces solitudes
hyperboréennes, de ces régions désolées, où l'on voit, comme après le
déluge, « de rares animaux errer sur des montagnes inconnues, »
Rara per ignotos errant animalia montes.
Des nuages, ou plutôt des brouillards humides, fument sans cesse
autour des sommets de ces monts déserts. Quelques rochers , battus
par des pluies éternelles, percent de leurs flancs noircis ces vapeurs
blanchâtres, et ressemblent par leurs formes et leur immobilité à des
fantômes qui se regardent dans un affreux silence.
Entre les gorges de ces montagnes, on aperçoit de profondes vallées
de granit, revêtues de mousse, où coule quelque torrent. Des pins
rachitiques, de l'espèce appelée spruce par les Anglois, et de petits
étangs d'eau saumâtre, loin de varier la monotonie du tableau, en
augmentent l'uniformité et la tristesse. Ces lieux ne retentissent que
du cri extraordinaire de l'oiseau des terres boréales. De beaux cygnes
qui nagent sur ces eaux sauvages, des bouquets de framboisiers qui
croissent à l'abri d'un roc, sont là comme pour consoler le voyageur
Zil6 MÉLANGES LITTERAIRES.
et l'empêcher d'oublier cette Providence qui sait répandre des grâces
et des parfums jusque sur ces affreuses contrées.
Mais la scène ne se montre dans toute son horreur qu'au bord même
de l'Océan. D'un côté s'étendent de vastes champs de glaces contre
lesquels se brise une mer décolorée où jamais n'apparut une voile;
de l'autre s'élève une terre bordée de mornes stériles. Le long des
grèves on ne voit qu'une triste succession de baies dévastées et de
promontoires orageux. Le soir le voyageur se réfugie dans quelque
trou de rocher, dont il chasse l'aigle marin, qui s'envole avec de
grands cris. Toute la nuit il écoute avec effroi le bruit des vents que
répètent les échos de sa caverne, et le gémissement des glaces qui se
fendent sur la rive.
M. Mackenzie arriva au bord de l'océan boréal le 12 juillet 1789,
ou plutôt dans une baie glacée, où il aperçut des baleines et où le
flux et le reflux se faisoient sentir. Il débarqua sur une île, dont il
détermina la latitude au 69° Ih' nord; ce fut le terme de son premier
voyage. Les glaces, le manque de vivres et le découragement de ses
gens ne lui permirent pas de descendre jusqu'à la mer, dont il étoit
sans doute peu éloigné. Depuis longtemps le soleil ne se couchoit plus
pour le voyageur, et il voyoit cet astre pâle et élargi tourner triste-
ment autour d'un ciel glacé.
Misérable they
Who, hère entangled in the gath'ring ice,
Take thuir last look of the descending sun !
While, full of death, and fierce with tenfold frost,
The long, long night, incumbent o'er their head.
Faits horrible '.
« Malheureux celui qui, embarrassé dans les glaces croissantes, suit
de ses derniers regards le soleil qui s'enfonce sous l'horizon , tandis
que, pleine de frimas et pleine de mort, la longue, longue nuit, qui
pendoit sur sa tête, descend horrible! »
En quittant la baie pour remonter le fleuve et retourner au fort
Chipiouyan, M. Mackensie dépasse quatre établissements indiens, qui
sernbloient avoir été récemment habités.
« Nous abordâmes, dit le voyageur, une petite île ronde, très-rapprochce
de la rive orientale, et qui sans doute avoit quelque chose de sacré pour les
Indiens, puL-^que l'endroit le plus élevé contenoit un grand nombre de tom-
beaux. Nous y vîmes un petit canot, des gamelles, des bar;uets et d'autres
1. TiiOMS., Wititer.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. hil
ustensiles qui avoient ap[)artenu à ceux qui ne pouvoient plus s'en servir;
car dans ces contrées ce sont les oirrandes accoutumées que reçoivent les
morts. »
M. Mackenzie parle souvent de la religion de ces peuples et' de leur
vénération pour les tombeaux. Donc un malheureux sauvage bénit
Dieu sur les glaces du pôle, et tire de sa propre misère des espérances
d'une autre vie, tandis que l'homme civilisé renie son âme et son
Créateur sous un ciel clément et au milieu de tous les dons de la
Providence.
Ainsi nous avons vu les habitants de ces contrées dansera la source
du fleuve dont le voyageur nous a tracé le cours, et nous trouvons
maintenant leurs tombeaux près de la mer, à l'embouchure de ce
même fleuve, emblème frappant du cours de nos années, depuis ces
fontaines de joie où se plonge notre enfance jusqu'à cet océan de
l'éternité qui nous engloutit. Ces cimetières indiens, répandus dans
les forêts américaines, sont des espèces de clairières ou de petits enclos
dépouillés de leurs bois. Le sol en est tout hérissé de monticules de
forme conique, et des carcasses de buflles et d'orignaux, ensevelies
sous l'herbe, s'y mêlent çà et là à des squelettes humains. J'ai quel-
quefois vu dans ces lieux un pélican solitaire perché sur un ossement
blanchi et à moitié rongé de mousse, semblable, par son silence et son
attitude pensive, à un vieux sauvage pleurant et méditant sur ces
débris. Les coureurs de bois qui font le commerce de pelleteries pro-
fitent de ces terrains à demi défrichés par la mort pour y semer en
passant différentes sortes de graines. Le voyageur rencontre tout à
coup ces colonies de végétaux européens, avec leur port, leur costume
étranger, leurs mœurs domestiques, au milieu des plantes natives et
sauvages de ce climat lointain. Elles émigrent souvent le long des col-
lines, et se répandent à travers les bois, selon les habitudes et les
amours qu'elles ont apportées de leur sol natal ; c'est ainsi que des
familles exilées choisissent de préférence dans le désert des sites qui
leur rappellent la patrie.
Le 12 de septembre 1789, après une absence de cent deux jours,
M. Mackenzie se retrouve enfin au fort Chipiouyan. Je vais mainte-
nant rendre compte de son voyage à l'océan Pacifique, montrer ce que
les sciences et le commerce ont gagné aux découvertes de ce coura-
geux voyageur, et ce qui reste à faire pour compléter la géographie
de l'Amérique septentrionale.
J'ai déjà fait observer que la rivière de la Paix, la rivière de l'Esclave
et le fleuve Mackenzie ne sont qu'un seul et même fleuve, qui prend sa
VI. 27
Z,18 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
source dans les montagnes Rocheuses, à l'ouest, et se jette, au nord,
dans les mers du pôle. C'est en descendant ce fleuve que M. Mackenzie
a découvert l'océan boréal, et c'est en le remontant qu'il est arrivé à
l'océan Pacifique.
Le 10 d'octobre 1792, trois ans après son premier voyage, M. Mac-
kenzie part une seconde fois du port Chipiouyan , traverse le lac des
Montagnes, et gagne la rivière de la Paix. Il en refoule les eaux pen-
dant vingt journées, et arrive le 1" de novembre dans un endroit où
il se propose de bâtir une maison et de passer l'hiver. Il emploie toute
la saison des glaces à faire le commerce avec les Indiens et à prendre
des renseignements sur son voyage.
« Parmi les sauvages qui vinrent me visiter étoient deux Indiens des mon-
tagnes Rocheuses... Ils prétendirent qu'ils étoient les vrais et seuls indigènes
du pays qu'ils habitoient, ajoutant que celui qui s'étendoit de là jusqu'aux
montagnes offroit partout, ainsi que le haut de la rivière de la Paix, le même
aspect que les environs de ma résidence; que le pays étoit rempli d'ani-
maux, mais que la navigation de la rivière étoit interrompue près des mon-
tagnes et dans les montagnes mêmes par des écueils multipliés et de grandes
cascades.
« Ces Indiens m'apprirent aussi qu'on trouvoit du côté du midi une autre
grande rivière, qui couroit vers le sud, et sur les bords de laquelle on pou-
voit se rendre en peu de temps, en traversant les montagnes.
« Le 20 d'avril ( 1793) la rivière étoit encore couverte de glaces. Sur l'autre
rive, on voyoit des plaines charmantes. Les arbres bourgeonnoient, et plu-
sieurs plantes commençoient à fleurir. »
Ce qu'on appelle le grand dégel, dans l'Amérique septentrionale,
offre aux yeux d'un Européen un spectacle non moins pompeux qu'ex-
traordinaire. Dans les premiers quinze jours du mois d'avril, les nuages,
qui jusque là venoient rapidement du nord-ouest, s'arrêtent peu à
peu dans lescieux, et flottent quelque temps incertains de leur course.
Le colon sort de sa cabane, et va sur ses défrichements examiner le
désert. Bientôt on entend un cri : Voilà la brise du sud-est. A l'ins-
tant un vent tiède tombe sur vos mains et sur votre visage, et les
nuages commencent à refluer lentement vers le septentrion. Alors tout
change dans les bois et dans les vallées. Les angles moussus des
rochers se montrent les premiers sous l'uniforme blancheur des fri-
mas ; les flèches rougeâtrcs des sapins apparoissent ensuite, et de pré-
coces arbrisseaux remplacent par des festons de fleurs les cristaux
glacés qui pendent à leur cime.
La nature, aux approches du soleil, entr'ouvre par degrés son voile de
MÉLANGES LITTÉRAIRES. ^19
neige. Les poètes américains pourront un jour la comparer à une
épouse nouvelle, qui dépouille timidement, et comme à regret, sa
robe virginale, décelant en partie et essayant encore de cacher ses
charmes à son époux.
C'est alors que les sauvages, dont M. Mackenzie alloit visiter les
déserts, sortent avec joie de leurs cavernes. Comme les oiseaux de
leurs climats, l'hiver les rassemble en troupe et le printemps les dis-
perse : chaque couple retourne à son bois solitaire, pour bâtir son
nouveau nid et chanter ses nouvelles amours.
Cette saison, qui met tout en mouvement dans les forêts améri-
caines, donne le signal du départ à notre voyageur. Le jeudi 9 mai 1793
M. Mackenzie s'embarque dans un canot d'écorce avec sept Canadiens
et deux chasseurs sauvages. Si des bords de la ri\ière de la Paix il
avoit pu voir alors ce qui se passoit en Europe, chez une grande nation
civilisée, la hutte de l'Esquimau lui eût semblé préférable au palais
des rois, et la solitude au commerce des hommes.
Le traducteur du voyage de M. Mackenzie observe que les compa-
gnons du marchand anglois, un seul excepté, étoient tous d'origine
françoise. Les François s'habituent facilement à la vie sauvage, et
sont fort aimés des Indiens. Lorsqu'en 1729 le Canada tomba entre
les mains des Anglois, les naturels s'aperçurent bientôt du change-
ment de leurs hôtes.
a Les Anglois, dit le pare Gharlevoix, dans le peu de temps qu'ils furent
maîtres du pays, ne surent pas gagner l'affection des sauvages : les Hurons
ne parurent point à Québec ; les autres, plus voisins de cette capitale, et
dont plusieurs, pour des mécontentements particuliers, s' étoient ouvertement
déclarés contre nous à l'approche de l'escadre angloise, s'y montrèrent même
assez rarement. Tous s'éloient trouvés un peu déconcertés, lorsque ayant voulu
prendre avec ces nouveaux venus les mêmes libertés que les François ne fai-
soient aucune diËBculté de leur permettre, ils s'aperçurent que ces manières
ne leur plaisoient pas.
a Ce fut bien pis encore, au bout de quelque temps, lorsqu'ils se virent
chassés à coups de bâton des maisons où jusque là ils étoient entrés aussi
librement que dans leurs cabanes. Ils prirent donc le parti de s'éloigner, et
rien ne les a dans la suite attachés plus fortement à nos intérêts que cette
différence de manières et de caractère des deux peuples qu'ils ont vus s'éta-
blir dans leur voisinage. Les missionnaires, qui furent bientôt instruits de
l'impression qu'elle avoit déjà faite sur eux, surent bien en profiter pour les
gagner à Jésus-Christ et pour les affectionner à la nation françoise. »
Les François ne cherchent point à civiliser les sauvages : cela coûte
trop de soins; ils aiment mieux se faire sauvages eux-mêmes. Les
Z,20 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
forêts n'ont point de chasseurs plus adroits, de guerriers plus intré-
pides. On lésa vus supporter les tourments du bûcher avec une cons-
tance qui étonnoit jusqu'aux Iroquois, et malheureusement devenir
quelquefois aussi barbares que leurs bourreaux. Seroit-ce que les
extrémités du cercle se rapprochent, et que le dernier degré de la
civilisation, comme la perfection de l'art, touche de près la nature?
ou plutôt est-ce une sorte de talent universel ou de mobilité de mœurs
qui rend le François propre à tous les climats et à tous les genres de
vie? Quoi qu'il en soit, le François et le sauvage ont la même bravoure,
la même indifférence pour la vie, la même imprévoyance du lende-
main, la même haine du travail, la même facilité à se dégoûter des
biens qu'ils possèdent, la même constance en amitié, la même légèreté
en amour, le même goût pour la danse et pour la guerre , pour les
fatigues de la chasse et les loisirs du festin. Ces rapports d'humeur
entre le François et le sauvage leur donnent un grand penchant l'un
pour l'autre, et font aisément de l'habitant de Paris un coureur de bois
canadien.
M. Mackenzie remonte la rivière de la Paix avec ses François-sau-
vages, et décrit la beauté de la nature autour de lui :
« De l'endroit d'où nous étions partis le matin jusque là, la rive occiden-
tale présente le plus beau paysage que j'aie vu. Le terrain s'élève par gradins
à une hauteur considérable, et s'étend à une très-grande distance. A chaque
gradin on voit de petits espaces doucement inclinés, et ces espaces sont entre-
coupés de rochers perpendiculaires qui s'élèvent jusqu'au dernier sommet, ou
du moins aussi loin que l'œil peut les distinguer. Ce spectacle magnifique est
décoré de toutes les espèces d'arbres et peuplé de tous les genres d'ani-
maux que puisse produire le pays. Des bouquets de peupliers varient la
scène, et dans les intervalles paissent de nombreux troupeaux de buffles et
d'élans. Ces derniers cherchent toujours les hauteurs et les sites escarpés,
tandis que les autres préfèrent les plaines.
« Lorsque je traversai ce canton, les femelles de buffles étoient suivies par
leurs petits, qui bondissoient autour d'elles, et les femelles d'élans ne dévoient
pas tarder h avoir des faons. Toute la jcampagne se paroit de la plus riche
verdure; les arbres qui fleurissoient étoient prêts à s'épanouir, et le velouté
de leurs branches, réfléchissant le soir et le matin les rayons obliques de
l'astre du jour, ajoutoit à ce spectacle une magnificence que nos expressions
ne peuvent rendre. »
Ces paysages en amphithéâtre sont assez communs en Amérique.
Aux environs d'Apalachucla, dans les Floridés, le terrain, à partir du
fleuve Chata-Uche, s'élève graduellement, et monte dans les airs en se
retirant à l'horizon : mais ce n'est pas par une inclinaison ordinaire,
MÉLANGES LITTÉRAIRES. /i21
comme celle d'une valle'e; c'est par des terrasses posées régulière-
ment les unes au-dessus des autres, comme les jardins artificiels de
quelque puissant potentat. Ces terrasses sont plantées d'arbres divers
et arrosées d'une multitude de fontaines, dont les eaux, exposées au
soleil levant, brillent parmi les gazons ou ruissellent en filets d'or le
long des roches moussues. Des blocs de granit surmontent cette vaste
structure et sont eux-mêmes dominés par de grands sapins. Lorsque
du bord de la rivière vous découvrez cette superbe échelle et la cime
de rochers qui la couronnent au-dessus des nuages, vous croiriez voir
le sommet des colonnes du temple de la nature et le magnifique per-
ron qui y conduit.
Le voyageur arrive au pied des montagnes Rocheuses , et s'engage
dans leurs détours. Les obstacles et les périls se multiplient : là, on
est obligé de porter les bagages par terre , pour éviter des cataractes
et des rapides; ici on refoule l'impétuosité du courant, en halant péni-
blement le canot avec une cordelle.
11 faut entendre M. Mackenzie lui-même :
« Quand le canot fut recliargé, moi et ceux de mes gens qui n'avoient
pas besoin d'y rester, nous suivîmes le bord de la rivière... J'étois si élevé
au-dessus de l'eau que les homm.es qui conduisoient le canot et doubloient
une pointe ne purent pas m'entend re lorsque je leur criai de toute ma force
de mettre à terre une partie de la cargaison, pour alléger le canot.
« Je ne pus alors m'empêcher d'éprouver beaucoup d'anxiété en voyant
combien mon entreprise étoit hasardeuse. La rupture de la cordelle ou un
faux pas de ceux qui la tiroient auroit fait perdre le canot et tout ce qui étcit
dedans. Il franchit l'écueil sans accident; mais il fut bientôt exposé à do
nouveaux périls. Des pierres, les unes grosses, les autres petites, rouloient
sans cesse du haut des rochers, de sorte que ceux qui haloient le canot au-
dessous couroient le plus grand risque d'être écrasés; en outre, la pente du
terrain les exposoit à tomber dans l'eau à chaque pas. En les voyanî, je
tremblois, et quand je les perdois de vue, mon inquiétude ne me quit-
toit pas. »
Tout le passage de M. Mackenzie à travers les montagnes Rocheuses
est d'un grand intérêt. Tantôt, pour se frayer un chemin , il est forcé
d'abattre des forêts et de tailler des marches dans les hautes falaises ;
tantôt il saute de rocher en rocher, au péril de ses jours, et reçoit
l'un après l'autre ses compagnons sur ses épaules. La cordelle se
rompt, le canot heurte les écueils; les Canadiens se découragent, et
refusent d'aller plus loin. En vain M. Mackenzie s'égare dans le désert
pour découvrir le passage du fleuve de l'ouest; quelques coups de
fusil qu'il entend avec effroi retentir dans ces lieux solitaires lui font
/,22 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
supposer l'approche des sauvages ennemis. Il monte sur un grand
. arbre; mais il n'aperçoit que des monts couronnés de neige, au milieu
de laquelle on distingue quelques bouleaux flétris, et au-dessous, des
bois qui se prolongent sans fin.
Rien n'est triste comme l'aspect de ces bois , vus du sommet des
montagnes, dans le Nouveau Monde. Les vallées que vous avez tra-
versées, et que vous dominez de toutes parts, apparoissent au-dessous
de vous, régulièrement ondées, comme les houles de la mer après une
tempête. Elles semblent diminuer de largeur à mesure qu'elles s'éloi-
gnent. Les plus voisines de votre œil sont d'un vert rougeâtre; celles
qui suivent prennent une légère teinte d'azur, et les dernières forment
des zones parallèles d'un bleu céleste.
M. Mackenzie descend de son arbre, et cherche à rejoindre ses com-
pagnons. Il ne voit point le canot au bord de la rivière : il tire des
coups de fusil, mais on ne répond point à son signal. Il va, revient,
monte et descend le long du fleuve. Il retrouve enfin ses amis; mais
ce n'est qu'après vingt- quatre heures d'angoisses et de mortelles
inquiétudes. Il ne tarda pas à rencontrer quelques sauvages. Interrogés
par le voyageur, ils feignent d'abord d'ignorer l'existence du fleuve de
l'ouest; mais un vieillard, bientôt gagné par les caresses et les pré-
sents de M. Mackenzie, lui dit, en montrant de la main le haut de la
rivière de la Paix :
« Il ne faut traverser que trois petits lacs et autant de portages pour
atteindre à une petite rivière qui se jette dans la grande. »
Qu'on juge des transports du voyageur à cette heureuse nouvelle.
Il se hâte de se rembarquer avec un Indien, qui consent à lui servir
de guide jusqu'au fleuve inconnu. Bientôt il quitte la rivière de la
Paix, entre dans une autre petite rivière, qui sort d'un lac voisin,
traverse ce lac, et de lac en lac, de rivière en rivière, après un nau-
frage et divers accidents, il se trouve enfin, le 18 de juin 1793, sur le
Tacoutché-Tessé , ou le fleuve Colombia , qui porte ses eaux à l'océan
Pacifique,
Entre deux chaînes de montagnes s'étend une superbe vallée qu'om-
bragent des forêts de peupliers, de cèdres et de bouleaux. Au-dessus
de ces forêts montent des colonnes de fumée qui décèlent au voyageur
les invisibles habitants de ces déserts. Des argiles rouges et blanches,
placées dans l'escarpement des montagnes, imitent çà et là des ruines
d'anciens châteaux. Le fleuve Colombia serpente au milieu de ces
belles retraites, et sur les îles nombreuses qui divisent son cours, on
voit de grandes cabanes à moitié cachées dans des bocages de pins, où
les naturels viennent passer les jours de l'été.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. /t23
Quelques sauvages s'éiant montrés sur la rive, le voyageur s'en
approcha, et parvint à tirer d'eux quelques renseignements utiles.
« La rivière, dont le cours est très-étendu, lui dirent les indigènes, va vers
le soleil du midi; et selon ce que nous avons appris, des hommes blancs
bâtissent des maisons à son embouchure. Les eaux coulent avec une force
toujours égale; mais il y a trois endroits où des cascades et des courants
extrêmement rapides en interceptent la navigation. Dans les trois endroits,
les eaux se précipitent par-dessus des rochers perpendiculaires, beaucoup
plus hauts et plus escarpés que dans le haut de la rivière ; mais, indépen-
damment des difficultés et des dangers de la navigation, il faut combattre les
divers habitants de ces contrées, qui sont très-nombreux. »
Ces détails jetèrent M. Mackenzie dans une grande perplexité et
découragèrent de nouveau ses compagnons. Il cacha le mieux qu'il put
son inquiétude, et suivit encore pendant quelque temps le cours des
eaux. Il rencontra d'autres indigènes, qui lui confirmèrent le récit des
premiers, mais qui lui dirent que s'il vouloit quitter le fleuve et mar-
cher droit au couchant, à travers les bois, il arriveroit en peu de jours
à la mer par un chemin fort aisé et fort connu des sauvages.
M. Mackenzie se détermine à prendre aussitôt cette nouvelle route.
Il remonte le fleuve, jusqu'à l'embouchure d'une petite rivière qu'on
lui avoit indiquée, et laissant là son canot, il s'enfonce dans les bois,
sur la foi d'un sauvage qui lui servoit de guide ,. et qui , au moindre
caprice, pouvoit le livrer à des hordes ennemies ou l'abandonner au
milieu des déserts.
Chaque Canadien portoit sur ses épaules une charge de quatre-vingt-
dix livres, indépendamment de son fusil , d'un peu de poudre et de
quelques balles. M. Mackenzie, outre ses armes et son télescope, por-
toit lui-même un fardeau de vivres et de quincailleries, du poids de
soixante-dix livres.
La nécessité, la fatigue, et je ne sais quelle confiance qu'on acquiert
par l'accoutumance des périls , ôtèrent bientôt à nos voyageurs toute
inquiétude. Après de longues journées de marche au travers des buis-
sons et des halliers, tantôt exposés à un soleil briilant, tantôt inondés
par de grandes pluies, le soir ils s'endormoient paisiblement au chant
des Indiens.
(( Il consistoit, dit M. Mackenzie, en sons doux, mélancoliques, d'une
mélodie assez agréable, et ayant quelque rapport avec le chant de
l'Église. » Lorsqu'un voyageur se réveille sous un arbre, au milieu de
la nuit, dans les déserts de l'Amérique , qu'il entend le concert loin-
tain de quelques sauvages, entrecoupé par de longs silences et par le
/i24 MÉLANGES LITTERAIRES.
murmure des vents dans la forêt, rien ne lui donne plus l'idée de cette
musique aérienne dont parle Ossian et que les bardes décédés font
entendre, aux rayons de la lune, sur les sommets du Slimora.
Bientôt nos voyageurs arrivèrent chez des tribus indiennes, dont
M. Mackenzie cite des traits de mœurs fort touchants. Il vit une femme
presque aveugle, et accablée de vieillesse, que ses parents portoient
tour à tour parce que l'âge l'empêchoit de marcher. Dans un autre
endroit, une jeune femme, avec son enfant, lui présenta un vase plein
d'eau, au passage d'une rivière, comme Rébecca pencha son vase pour
le serviteur d'Abraham au puits de Nâchor, et lui dit : Bibe, quin et
camelis tuis dabo potum; « Buvez, je donnerai ensuite à boire à vos
chameaux. »
J'ai passé nuoi-rnême chez une peuplade indienne qui se prenoit à
pleurer à la vue d'un voyageur, parce qu'il lui rappeloit des amis
partis pour la Contrée des Ames, et depuis longtemps en voyage,
« Nos guides, dit M. Mackenzie, ayant aperçu des Indiens... hâtèrent le
pas pour les rejoindre. A leur approche, l'un des étrangers s'avança avec une
hache à la main. C'étoit le seul homme de la troupe. II avoit avec lui deux
femmes et deux enfants. Quand nous les joignîmes, la plus âgée des femmes,
qui probablement étoit la mère de l'homme, s'occupoit à arracher les mau-
vaises herbes dans un espace circulaire d'environ cinq pieds de diamètre, et
notre présence n'interrompit point ce travail prescrit par le respect dû aux
morts. C'est dans ce lieu, objet des tendres soins de cette femme, qu'étoient
les restes d'un époux et d'un fils; et toutes les fois qu'elle y passoit elle s'ar-
rêtoit pour leur payer ce pieux tribut. »
Tout est important pour le voyageur des déserts. La trace des pas
d'un homme nouvellement imprimée dans un lieu sauvage est plus
intéressante pour lui que les vestiges de l'antiquité dans les champs
de la Grèce. Conduit par les indices d'une peuplade voisine, M. Mac-
kenzie traverse le village d'une nation hospitalière, où chaque cabane
est accompagnée d'un tombeau. De là, après avoir franchi des mon-
tagnes, il atteint les bords de la rivière du Saumon, qui seiklécharge
dans l'océan Pacifique. Un peuple nombreux, plus propre, mieux vêtu
et mieux logé que les autres sauvages, le reçoit avec cordialité. Un
vieillard perce la foule, et vient le presser dans ses bras : on lui sert
un grand festin; on lui fournit des vivres en abondance. Un jeune
homme détache un beau manteau de ses épaules pour le suspendre
aux siennes. C'est presque une scène d'Homère.
M. Mackenzie passa plusieurs jours chez cette nation. Il examina le
cimetière, qui n'étoit qu'un grand bois de cèdres, où l'on brùloit les
MÉLANGES LITTÉRAIRES. h25
morts, et le temple où l'on célébroit deux fêtes chaque année, l'une
au printemps, l'autre en automne. Tandis qu'il parcouroit le village,
on lui amena des malades pour les guérir; naïveté touchante d'un
peuple chez qui l'homme est encore cher à l'homme, et qui ne voit
qu'un avantage dans la supériorité des lumières, celui de soulager des
malheureux.
Enfin le chef de la nation donne au voyageur son propre fils pour
l'accompagner, et un canot de cèdre pour le conduire à la mer. Ce
chef raconta à M. Mackenzie que dix hivers auparavant, s'étant embar-
qué dans le même canot, avec quarante Indiens, il avoit rencontré sur
la côte deux vaisseaux remplis d'hommes blancs; c'étoit le bon
Toolec\ dont le souvenir sera longtemps cher aux peuples qui habi-
tent les bords de l'océan Pacifique.
Le samedi 20 de juillet 1793, à huit heures du matin, M. Mackenzie
sortit de la rivière du Saumon, pour entrer dans le bras de mer où
cette rivière se jette par plusieurs embouchures. Il seroit inutile de le
suivre dans la navigation de cette baie, où il trouva partout des traces
du capitaine Vancouver. Il observa la latitude à 52" 21' 33", et il
écrivit avec du vermillon sur un rocher: Alexandre Mackenzie est venu
du Canada ici par terre, le 20 juillet 1793.
Les découvertes de ce voyageur offrent deux résultats très-impor-
tants , l'un pour le commerce, l'autre pour la géographie. Quant au
premier, M. Mackenzie s'en explique lui-même.
« En ouvrant cette communication entre les deux océans, et en formant
des établissements réguliers dans l'intérieur du pays, et aux deux extrémités
de la route, ainsi que tout le long des côtes et des îles voisines, on seroit
entièrement maître de tout le commerce des pelleteries de l'Amérique sep-
tentrionale, depuis le quarante-huitième degré de latitude jusqu'au pôle,
excepté la partie de la côte qui appartient aux Russes, dans l'ccéan Paci-
fique.
a On peut ajouter à cet avantage celui de la pêche dans les deux mers, et
la facilité d'aller vendre des pelleteries dans les quatre parties du globe. Tel
est le champ ouvert à une entreprise commerciale. Les produits de cette
entreprise seroient incalculables si elle étoit soutenue par une partie du
crédit et des capitaux dont la Grande-Bretagne possède une si grande accu-
mulation. »
Ainsi l'Angleterre voit par les découvertes de ses voyageurs s'ouvrir
("levant elle une nouvelle source de trésors et une nouvelle route à ses
comptoirs des Indes et de la Chine.
1. Le capitaine Cook,
426 MÉLANGES LITTERAIRES.
Quant aux progrès de la géographie, qui en dernier résultat tournent
également au profit du commerce, le voyage de M. Mackenzie à l'ouest
est sous ce point de vue moins important que son voyage au nord.
Le capitaine Vancouver avoit suffisamment prouvé qu'il n'y a point de
passage sur la côte occidentale de l'Amérique, depuis Nootka-Sund
jusqu'à la rivière de Cook. Grâce aux travaux de M. Mackenzie, ce qui
reste maintenant à faire au nord est très-peu de chose.
Le fond de la baie du Refus se trouve à peu près par les 68° de lati-
tude nord et les 85" de longitude occidentale, méridien de Greenwich.
En 1771, Hearne, parti de la baie d'Hudson, vit la mer à l'embou-
chure de la rivière des Mines de Cuivre, à peu près par les 69° de
latitude, et par les 110° et quelques minutes de longitude.
Il n'y a donc que cinq ou six degrés de longitude entre la mer vue
par Hearne et la mer du fond de la baie d'Hudson.
A une latitude si élevée, les degrés de longitude sont fort petits.
Supposez-les de douze lieues, vous n'aurez guère plus de soixante-
douze lieues à découvrir entre les deux points indiqués.
A cinq degrés de longitude, à l'ouest de l'embouchure de la rivière
des Mines de Cuivre, M. Mackenzie vient de découvrir la mer par
les 69° l' nord.
En suivant notre premier calcul , nous n'aurons que soixante lieues
de côtes inconnues, entre la mer de Hearne et celle de M. Mackenzie'.
Continuant de toucher à l'occident, nous trouvons enfin le détroit
de Behring, Le capitaine Cook s'est avancé au delà de ce détroit
jusqu'au 69^ ou 70® degré de latitude nord, et au 275*= de longitude
occidentale. Soixante-douze lieues, ou tout au plus six degrés de lon-
gitude, séparent l'océan boréal de Cook de l'océan boréal de M. Mac-
kenzie.
Voilà donc une chaîne de points connus, où l'on a vu la mer autour
du pôle, sur le côté septentrional de l'Amérique, depuis le fond du
détroit de Behring jusqu'au fond de la baie d'Hudson. Il ne s'agit plus
que de franchir par terre les trois intervalles qui divisent ces points
(et qui ne peuvent pas composer entre eux plus de 250 lieues d'éten-
due), pour s'assurer que le continent de l'Amérique est borné de
toutes parts par l'Océan, et qu'il règne à son extrémité septentrionale
une mer peut-être accessible aux vaisseaux.
Me permettra-t-on une réflexion? M. Mackenzie a fait au profit de
\. Tous CCS calculs ne sont pas exacts, et les découvertes du capitaine Franklin et
du capitaine Parry ont répandu une grande clarté sur la géographie de ces régions
polaires.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. h^l
l'Angleterre des découvertes que j'avois entreprises et proposées jadis
au gouvernement pour l'avantage de la France. Du moins le projet de
ce voyage, qui vient d'être achevé par un étranger, ne paroîtra plus
chimérique. Comme d'autres sollicitent la fortune et le repos, j'avois
sollicité l'honneur de porter, au péril de mes jours, des noms françois
à des mers inconnues, de donner à mon pays une colonie sur l'océan
Pacifique, d'enlever les trésors d'un riche commerce à une puissance
rivale , et de l'empêcher de s'ouvrir de nouveaux chemins aux Indes.
En rendant compte des travaux de M. Mackenzie, j'ai donc pu mêler
mes observations aux siennes, puisque nous nous sommes rencontrés
dans les mêmes desseins, et qu'au moment où il exécutoit son premier
voyage je parcourois aussi les déserts de l'Amérique ; mais il a été
secondé dans son entreprise ; il avoit derrière lui des amis heureux et
une patrie tranquille : je n'ai pas eu le même bonheur.
SUR
LA LÉGISLATION PRIMITIVE
DE M. LE VICOMTE DE DONALD.
Novembre 1802,
Peu d'hommes naissent avec une disposition particulière et déterminée à un seul
objet, qu'on appelle talent : bienfait de la nature, si des circonstances favorables en
secondent le développement, en permettent l'emploi; malheur réel, tourment de
l'homme si elles le contrarient.
Ce passage est tiré du livre même que nous annonçons aujourd'hui
au public. Rien n'est plus touchant et en même temps plus triste que
les plaintes involontaires qui échappent quelquefois au véritable talent.
L'auteur de la Législation primitive, comme tant d'écrivains célèbres ,
semble n'avoir reçu les dons de la nature que pour en sentir les
dégoûts. Comme Épictète , il a pu réduire la philosophie à ces deux
maximes : « souffrir et s'abstenir, » i-nym xal à-Klyoïj. C'est dans l'obs-
cure chaumière d'un paysan d'Allemagne, au fond d'une terre étran-
gère, qu'il a composé sa Tliéorie du Pouvoir politique et religieux';
c'est au milieu de toutes les privations de la vie , et encore sous la
menace d'une loi de proscription, qu'il a publié ses observations sur
le divorce, traité admirable, dont les dernières pages surtout sont un
modèle de cette éloquence de pensées, bien supérieure à l'éloquence
de mots, et qui soumet tout, comme le dit Pascal, par droit de puis-
sance; enfin c'est, au moment oii il va abandonner Paris, les lettres, et
pour ainsi dire son génie , qu'il nous donne sa Législation primitive :
Platon couronna ses ouvrages par ses Lois, et Lycurgue s'exila de
Lacédémone après avoir établi les siennes. Malheureusement nous
n'avons pas, comme les Spartiates, juré d'observer les sam^es lois de
i. Cet ouvrage, qui parut en 1796, fut supprimé par le Directoire, et n'a pas été
réimprimé.
MELANGES LITTERAIRES. 429
notre nouveau législateur. Mais que M. de Bonald se rassure : quand on
joint comme lui l'autorité des bonnes mœurs à l'autorité du génie,
quand on n'a aucune de ces foiblesses qui prêtent des armes à la
calomnie et consolent la médiocrité , les obstacles tôt ou tard s'éva-
nouissent, et l'on arrive à cette position oii le talent n'est plus un
malheur, mais un bienfait.
Les jugements que l'on porte sur notre littérature moderne nous
semblent un peu exagérés. Les uns prennent notre jargon scientiflque
et nos phrases ampoulées pour les progrès des lumières et du génie ;
selon eux la langue et la raison ont fait un pas depuis Bossuet et
Racine : quel pas! Les autres, au contraire, ne trouvent plus rien de
passable; et si on veut les en croire, nous n'avons pas un seul bon
écrivain. Cependant, n'est-il pas à peu près certain qu'il y a eu des
époques en France où les lettres ont été au-dessus de ce qu'elles sont
aujourd'hui? Sommes-nous juges compétents dans cette cause, et
pouvons-nous bien apprécier les écrivains qui vivent avec nous? Tel
auteur contemporain dont nous sentons à peine la valeur sera peut-
être un jour la gloire de notre siècle. Combien y a-t-il d'années que
les grands hommes du siècle de Louis XIV sont mis à leur véritable
place? Racine et La Bruyère furent presque méconnus de leur vivant.
Nous voyons Rollin , cet homme plein de goût et de savoir, balancer
le mérite de Fléchier et de Bossuet, et faire assez comprendre qu'on
donnoit généralement la préférence au premier. La manie de tous les
âges a été de se plaindre de la rareté des bons écrivains et des bons
livres. Que n'a-t-on point écrit contre le Télémaque, contre les Carac-
tères de La Bruyère, contre les chefs-d'œuvre de Racine! Qui ne con-
noît l'épigramme sur Athalie? D'un autre côté, qu'on lise les journaux
du dernier siècle ; il y a plus : qu'on lise ce que La Bruyère et Voltaire
ont dit eux-mêmes de la littérature de leur temps : pourroit-on croire
qu'ils parlent de ces temps où vécurent Fénelon , Bossuet , Pascal,
Boileau, Racine , Molière, La Fontaine, J.-J. Rousseau, Buffon et Mon-
tesquieu?
La littérature françoise va changer de face ; avec la révolution vont
naître d'autres pensées, d'autres vues des choses et des hommes. Il est
aisé de prévoir que les écrivains se diviseront. Les uns s'efforceront
de sortir des anciennes routes; les autres tâcheront de suivre les
antiques modèles, mais toutefois en les présentant sous un jour nou-
veau. Il est assez probable que les derniers finiront par l'emporter
sur leurs adversaires , parce qu'en s'appuyant sur les grandes tradi-
tions et sur les grands hommes, ils auront des guides bien plus sûrs
et des documents bien plus féconds.
430 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
M. de Ronald ne contribuera pas peu à cette victoire : déjà ces idées
commencent à se répandre ; on les retrouve par lambeaux dans la
plupart des journaux et des livres du jour. Il y a de certains sentiments
et de certains styles qui sont pour ainsi dire contagieux, et qui (si l'on
nous pardonne l'expression) teignent de leurs couleurs tous les esprits.
C'est à la fois un bien et un mal : un mal , en ce que cela dégoûte
l'écrivain dont on fane la fraîcheur , et dont on rend l'originalité vul-
gaire ; un bien quand cela sert à répandre des vérités utiles.
Le nouvel ouvrage de M. de Ronald est divisé en quatre parties. La
première (comprise dans le discours préliminaire) traite du rapport
des êtres et des principes fondamentaux de la législation.
La seconde considère l'état ancien du ministère public en France.
La troisième regarde Véducation publique, et la quatrième examine
l'état de l'Europe chrétienne et mahométane.
Si, dans l'extrait que l'on va donner de la Législation primitive, on
se permet quelquefois de n'être pas de l'opinion de l'auteur, il voudra
bien le pardonner. Combattre un homme tel que lui, c'est lui préparer
de nouveaux triomphes.
Pour remonter aux principes de la législation, M. de Ronald com-
mence par remonter aux principes des êtres, afin de trouver la loi
primitive, exemplaire 'éternel des lois humaines, qui ne sont bonnes
ou mauvaises qu'autant qu'elles se rapprochent ou s'éloignent de cette
loi qui n'est qu'un écoulement de la sagesse divine... i^ea;... rerum
omnium principem expressa naturam, ad quam leges }iominu7n diri-
guntur, quae supplicio improbos afficiunt, et defendunt et tuentur bonos*.
M. de Ronald trace rapidement l'histoire de la philosophie, qui, selon
lui, vouloit dire chez les anciens amour de la sagesse, et parmi nous
recherche de la vérité. Ainsi les Grecs faisoient consister la sagesse
dans la pratique des mœurs, et nous dans la théorie. « Notre philoso-
phie, dit l'auteur, est vaine dans ses pensées, superbe dans ses dis-
cours. Elle a pris des stoïciens l'orgueil et des épicuriens la licence.
Elle a ses sceptiques, ses pyrrhoniens, ses éclectiques ; et la seule doc-
trine qu'elle n'ait pas embrassée est celle des privations. »
Sur la cause de nos erreurs, M. de Ronald fait cette observation
profonde :
(c On peut préjuger en physique des erreurs particulières ; on doit
préjuger en morale des vérités générales; et c'est pour avoir fait le
contraire, pour avoir préjugé la vérité en physique, que le genre
humain a cru si longtemps aux absurdités de la physique ancienne ,
1. Cic, de Leg., lib. ii.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 431
comme c'est pour avoir préjugé l'erreur dans la morale générale des
nations que plusieurs ont, de nos jours, fait naufrage.»
L'auteur est bientôt conduit à l'examen du problème des idées
innées. Sans embrasser l'opinion qui les rejette ni se ranger au parti
qui les adopte, il croit que Dieu a donné aux hommes en général, et
Inon à l'homme en particulier, une certaine quantité de principes et
'de sentiments innés (tels que la révélation de l'Être-Suprême , de
l'immortalité de l'âme , des premières notions sur la morale, etc.)
absolument nécessaires à l'établissement de l'ordre social : d'où il
arrive qu'on peut trouver, à la rigueur, un homme isolé qui n'ait
aucune connoissance de ces principes, mais qu'on n'a jamais rencon-
tré une société d'hommes qui les ait totalement ignorés. Si ce n'est
pas là la vérité, convenons du moins qu'un esprit qui sait produire de
pareilles raisons n'est pas un esprit ordinaire.
De là M. de Ronald passe à l'examen d'un autre principe, sur lequel
il a élevé toute sa législation, savoir : que la parole a été enseignée a
l'homme et qu'il n'a pu l'inventer lui-même.
Il reconnoît trois sortes de paroles : le geste, la parole et l'écriture.
Il fonde son opinion sur des raisons qui paroissent d'un très-grand
poids :
1° Parce qu'il est nécessaire de penser sa parole avant de parler sa
pensée ;
1° Parce que le sourd de naissance qui n'entend, pas la parole est
muet, preuve que la parole est chose apprise et non inventée ;
3° Parce que si la parole est d'invention humaine, il n'y a plus de
vérités nécessaires.
M. de Ronald revient souvent à cette idée, d'où dépend, selon lui,
toute la controverse des théistes et des athées, des chrétiens et des
philosophes. On peut dire en effet que s'il étoit prouvé que la parole
est révélée et non inventée, on auroit une preuve physique de l'exis-
tence de Dieu, et Dieu n'auroit pu donner le verbe à l'homme sans lui
donner aussi des règles et des lois. Tout deviendroit positif dans la
société, et c'étoit déjà, ce nous semble, l'opinion de Platon et du phi-
losophe romain : Legem neque hominum ingeniis excogitatam, neque
scitum aliquodesse populorum, sed œternura quiddam, etc.
Il devenoit nécessaire à M. de Ronald de développer son idée, et
c'est ce qu'il a fait dans une excellente dissertation qui se trouve au
second volume de son ouvrage. On y remarque cette comparaison,
que l'on croiroit traduite du Phédon ou de la République :
Cette correspondance naturelle et nécessaire des pensées et des mots qui
les expriment, et cette nécessité de la parole pour rendre présentes à l'esprit
Û32 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
ses propres pensées et les pensées des autres, peuvent être rendues sensibles
par une comparaison... dont l'extrême exactitude prouveroit toute seule une
analogie parfaite entre les lois de notre être intelligent et celles de notre être
physique.
Si je suis dans un lieu obscur, je n'ai pas la vision oculaire, ou la connois-
sance par la vue de l'existence des corps qui sont près de moi, pas même
de mon propre corps; et sous ce rapport ces êtres sont à mon égard comme
s'ils n'étoieut pas. Mais si la lumière vient tout à coup à paroître, tous les
objets en reçoivent une couleur relative, pour chacun, à la contexture parti-
culière de sa surface ; chaque corps se produit à mes yeux, je les vois tous;
et je juge les rapports de forme, d'étendue, de distance, que ces corps ont
entre eux et avec le mien.
Notre entendement est ce lieu obscur où nous n'apercevons aucune idée,
pas même celle de notre propre intelligence, jusqu'à ce que la parole, péné-
trant par le sens de l'ouïe ou de la vue, porte la lumière dans les ténèbres
et appelle, pour ainsi dire, chaque idée, qui répond comme les étoiles dans
Job : Me voilà. Alors seulement nos idées sont exprimées, nous avons la cons-
cience ou la connoissance de nos pensées, et nous pouvons la donner aux
autres; alors seulement nous nous idéons nous-mêmes, nous idéons les autres
êtres et les rapports qu'ils ont entre eux et avec nous; et de même que l'œil
distingue chaque corps à sa couleur, l'esprit distingue chaque idée à son
expression.
Trouve-t-on souvent une aussi puissante métaphysique unie à une
si vive expression ? Chaque idée, qui répond à la parole comme les
étoiles dans Job : ME VOILA, n'est-ce pas là un ordre de pensées bien
élevé, un caractère de style bien rare? J'en appelle à des hommes plus
habiles que moi : Qantum eloquentia valeat, pluribus credere potest.
Cependant, nous oserons proposer quelques doutes à l'auteur et
soumettre nos observations à ses lumières. Nous reconnoissons,
comme lui, le principe de la transmission ou de l'enseignement de la
parole. Mais ne pose-t-il pas trop rigoureusement le principe? En en
faisant la seule preuve positive de l'existence de Dieu et des lois fon-
damentales de la société, ne met-il pas en péril les plus grandes véri-
tés, si l'on vient à lui contester sa preuve unique? La raison qu'il tire
des sourds-muets en faveur de l'enseignement de la parole n'est peut-
être pas assez convaincante; car on peut lui dire : Vous prenez un
exemple dans une exception, et vous allez chercher une preuve dans
une imperfection de la nature. Supposons un homme sauvage, ayant
tous ses sens, mais point encore la parole. Cet homme, pressé par la
faim, rencontre dans les forêts un objet propre à la satisfaire ; il pousse
un cri de joie en le voyant ou en le portant à sa bouche. N'est-il pas
possible qu'ayant cnlenda le cri, le son tel quel, il le retienne et le
MELA?sGES LITTÉRAIRES. /i33
répète ensuite toutes les fois qu'il apercevra le même objet, ou sera
pressé du même besoin? Le cri deviendra le premier mot de son voca-
bulaire, et ainsi de suite, jusqu'à l'expression des idées purement
ntellectuelles.
Il est certain que l'idée ne peut sortir de l'entendement sans la
parole; maison pourroit peut-être admettre que l'homme, avec la per-
mission de Dieu, allume lui-même ce flambeau du verbe, qui doit éclai-
rer son âme; que le sentiment ou l'idée fait naître d'abord l'expres-
sion, et que l'expression à son tour rentre dans l'intelligence, pour y
porter la lumière. Si l'auteur disoit que pour former une langue de
cette sorte il faudroit des millions d'années, et que J.-J. l'ousseau
lui-même a cru que la parole est bien nécessaire pour inventer la parole,
nous convenons aussi de la difficulté : mais M. de Ronald ne doit pas
oublier qu'il a affaire à des hommes qui nient toutes les traditions et
qui disposent à leur gré de Véternité du monde.
Il y a, d'ailleurs, une objection plus sérieuse. Si la parole est néces-
saire à la manifestation de l'idée, et que la parole entre par les sens,
l'âme dans une autre vie, dépouillée des organes du corps, n'a donc
pas la conscience de ses pensées ? Il n'y auroit plus qu'une ressource,
qui seroit de dire que Dieu l'éclairé alors de son propre verbe, et
qu'elle voit ses idées dans la Divinité : c'est retomber dans le système
de Malebranche.
Les esprits profonds aimeront à voir comment M. de Ronald déroule
le vaste tableau de l'ordre social ; comment il suit et définit l'adminis-
tration civile, politique et religieuse. Il prouve évidemment que la
religion chrétienne a achevé l'homme, comme le suprême législateur
le dit lui-même en expirant :
Tout est consommé.
M. de Ronald donne une singulière élévation et une profondeur im-
mense au christianisme; il suit les rapports mystiques du Yerbe et du
Fils, et montre que le véritable Dieu ne pouvoit être connu que par la
révélation ou V Incarnation de son Yerbe, comme la pensée de l'homme
n'a été manifestée que par la parole ou Vincarnation de la pensée.
Hobbes, dans sa CHè chrétienne, avoit expliqué le verbe comme l'au-
teur de la législation : in Testamento Xovo grxce scripto, Verbum Dei
ssepe poniturnon pro eo quod loquutus estDeus, i>edpro eo quod de Deo et
de regno ejus... In hoc autcm sensu idem significant Xo-jc; ©ccî;.
M. de Ronald distingue essentiellement la constitution de la société
domestique, ou l'ordre de famille, de la constitution politique ; rap-
VI. 28
U?>h MÉLANGES LITTÉRAIRES.
ports qu'on a trop confondus dans ces derniers temps. Dans l'examen
de l'ancien ministère public en France, il montre une connoissance
approfondie de notre histoire. Il examine le principe de la souveraineté
du peuple, que Bossuet avoit attaqué dans son cinquième avertissement _^
en réponse à M. Jurieu. « Où tout est indépendant, dit l'évêque de
Meaux, il n'y a rien de souverain. » Axiome foudroyant, manière d'ar-
gumenter précisément telle que l'exigeoient les ministres protestants,
qui se piquoient surtout de raison et de logique. Ils s'étoient plaints
d'être écrasés par l'éloquence de Bossuet; l'orateur s'étoit aussitôt
dépouillé de son éloquence, comme ces guerriers chrétiens qui, s'aper-
cevant au milieu d'un combat que leurs adversaires étoient désar-
més, jetoient à l'écart leurs armes, pour ne pas remporter une victoire
trop aisée. Bossuet, passant ensuite aux preuves historiques, et mon-
trant que le prétendu^^ac/e social n'a jamais existé, fait voir, ainsi qu'il
le dit lui-même, qu'il y a là autant d'ignorance que de mots; que si le
peuple est souverain, il a le droit incontestable de changer tous les
jours sa constitution, etc. Ce grand homme (que M. de Bonald, digne
d'être son admirateur, cite avec tant de complaisance) établit aussi
l'excellence de la succession au pouvoir suprême. « C'est un bien pour
le peuple, dit-il dans le même avertissement, que le gouvernement
devienne aisé ; qu'il se perpétue par les mêmes lois qui perpétuent le
genre humain, et qu'il aille pour ainsi dire avec la nature. »
M. de Bonald nous reproduit cette forme de bon sens, et quelque-
fois cette simple grandeur de style. C'est un sujet d'étonnement dont
on a peine à revenir, que l'ignorance ou la mauvaise foi dans laquelle
est tombé notre siècle relativement au siècle de Louis XIV. On croit
que ces écrivains ont méconnu les principes de l'ordre social, et cepen-
dant il n'y a pas de question politique dont Bossuet n'ait parlé, soit
dans son Histoire universelle, soit dans sa Politique tirée de l'Écriture,
soit surtout dans ses controverses avec les protestants.
Au reste, si l'on peut faire quelques objections à M. de Bonald sur
les deux premiers volumes de son ouvrage, il n'en est pas ainsi du
troisième. L'auteur y parle de Yéducation avec une supériorité de
lumière, une force de raisonnement, une netteté de vue, dignes des
plus grands éloges. C'est véritablement dans les questions particulières
de morale ou de politique que M. de Bonald excelle. Il y répand par-
tout une modération féconde, pour employer la belle expression de
d'Aguesseau. Je ne doute point que son Traité d'Éducation n'attire les
yeux des hommes d'État, comme sa question du divorce fixa l'atten-
tion des meilleurs esprits de la France. On reviendra incessamment
sur ce troisième voluma, qui mérite seul un extrait.
MELANGES LITTÉRAIRES. /,35
Le style de M. de Bonald pourroit être quelquefois plus harmonieux
et moins négligé. Sa pensée est toujours éclatante et d'un heureux
choix; mais je ne sais si son expression n'est pas quelquefois un peu
terne et commune, légers défauts que le travail fera disparoître. On
pourroit aussi désirer plus d'ordre dans les matières et plus de clarté
dans les idées. Les génies forts et élevés ne compatissent pas assez à
la foiblesse de leurs lecteurs ; c'est un abus naturel de la puissance.
Quelquefois encore, les distinctions de l'auteur paroisscnt trop ingé-
nieuses, trop subtiles. Comme ^Montesquieu, il aime à appuyer une
grande vérité sur une petite raison. La définition d'un mot, l'explica-
tion d'une étymologie, sont des choses trop curieuses et trop arbi-
traires pour qu'on puisse les avancer au soutien d'un principe impor-
tant.
Au reste, on a voulu seulement, par ce peu de mots, sacrifier à la
triste coutume qui veut qu'on joigne toujours la critique à l'éloge. A
Dieu ne plaise que nous observions misérablement quelque tache dans
les écrits d'un homme aussi supérieur que M. de Bonald! Comme nous
ne sommes point une autorité, nous avons permission d'admirer avec
le vulgaire, et nous en profitons amplement pour l'auteur de la Lcgis-
lation primitive.
Heureux les États qui possèdent encore des citoyens comme M', de
Bonald ; hommes que les injustices de la fortune ne peuvent découra-
ger, qui combattent pour le seul amour du bien, lors même qu'ils
n'ont pas l'espérance de vaincre!
L'auteur de cet article ne peut se refuser une image qui lui est
fournie par la position dans laquelle il se trouve. Au moment même
où il écrit ces derniers mots, il descend un des plus grands fleuves de
la France; sur deux montagnes opposées s'élèvent deux tours en
ruines; au haut de ces tours sont attachées de petites cloches que les
montagnards sonnent à notre passage. Ce fleuve, ces montagnes, ces
sons, ces monuments gothiques, amusent un moment les yeux des
spectateurs ; mais personne ne s'arrête pour aller où la cloche l'invite :
ainsi les hommes qui prêchent aujourd'hui morale et religion don-
nent en vain le signal du haut de leurs ruines à ceux que le torrent
du siècle entraîne ; le voyageur s'étonne de la grandeur des débris,
de la douceur des bruits qui en sortent, de la majesté des souvenirs
qui s'en élèvent, mais il n'interrompt point sa course, et au premier
détour du fleuve tout est oublié.
SUR
LA LÉGISLATION PRIMITIVE.
Décembre 1802.
On peut remarquer dans l'histoire que la plupart des révolutions
des peuples civilisés ont été précédées des mêmes opinions, et annon-
cées par les mêmes écrits : Quid est quod fuit? ipsum quod futurum
est. Quintilien et Élien nous parlent de cet Archiloque qui osa le pre-
mier publier l'histoire honteuse de sa conscience à la face de l'univers,
et qui florisspit en Grèce avant la réforme de Solon. Au rapport d'Es-
chine, Dracon avoit fait un traité de l'éducation, où prenant l'homme
à son berceau il le conduisoit pas à pas jusqu'à sa tombe. Gela rap-
pelle l'éloquent sophiste dont M. de La Harpe a fait un portrait admi-
rable.
La Cyropédie de Xénophon, une partie de la République de Platon,
et les premiers livres de ses Lois, peuvent être aussi regardés comme
de beaux traités, plus ou moins propres à former le cœur de la jeunesse.
Sénèque et surtout le judicieux Quintilien, placés sur un autre théâ-
tre, plus rapprochés de nos temps, ont laissé d'excellentes leçons aux
maîtres et aux disciples. Malheureusement, de tant de bons écrits sur
l'éducation nous n'avons emprunté que la partie systématique, et pré-
cisément celle qui, tenant aux mœurs des anciens, ne peut s'appliquer
à nos mœurs. Cette fatale imitation, que nous avons poussée en tout
à l'excès, a causé bien des mulheurs : en naturalisant chez nous les
dévastations et les assassinats de Sparte et d'Athènes, sans atteindre
à la grandeur de ces fameuses cités, nous avcas imité ces tyrans qui
pour embelh'r leur patrie y faisoient transporter les ruines et les tom-
beaux de la Grèce.
Si la fureur de tout détruire n'avoit pas été le caractère dominant
de ce siècle, qu'avions-nous besoin, cependant, d'aller chercher des
systèmes d'éducation dans les débris de l'antiquité? N'avions-nous
pas les institutions du christianisme ? Cette reli^non si calomniée (et à
MÉLANGES LITTÉRAIRES. &37
qui nous devons toutefois jusqu'à l'art qui nous nourrit), cette reli-
gion arracha nos pères aux ténèbres de la barbarie. D'une main, les
bénédictins guidoient les premières charrues dans les Gaules; de
l'autre, ils transcrivoicnt les poèmes d'Homère; et tandis que les
clercs de la vie commune s'occupoient de la collation des anciens
manuscrits , les pauvres frères des écoles "pieuses enseignoient gratis
aux enfants du peuple les premiers rudiments des lettres ; ils obéis-
soient à ce commandement du livre où tout se trouve : Non des illi
potestalem in juventute, el ne despicias cogitatus illius.
Bientôt parut cette société fameuse qui donna le Tasse à l'Italie et
Voltaire à la France, et dont, pour ainsi dire, chaque membre fut un
homme de lettres distingué. Le jésuite, mathématicien à la Chine,
législateur au Paraguay, antiquaire en Egypte, martyr au Canada,
étoit en Europe un maître savant et poli, dont l'urbanité ôtoit à la
science ce pédantisme qui dégoûte la jeunesse. Voltaire consultoit sur
ses tragédies les pères Porrée et Brumoy : « On a lu Jules César devant
dix jésuites, écrit-il à M. de Cideville; ils en pensent comme vous. »
La rivalité qui s'établit un moment entre Port-Royal et la Société força
cette dernière à veiller plus scrupuleusement sur sa morale, et les
Lettres provinciales achevèrent de la corriger. Les jésuites étoient des
hommes tolérants et doux, qui cherchoient à rendre la religion aimable,
par indulgence pour notre foiblesse, et qui s'égarèrent d'abord dans
ce charitable dessein : Port-Royal étoit inflexible et sévère, et, comme
le roi-prophète, il sembloit vouloir égaler la rigueur de sa pénitence à
la hauteur de son génie. Si le poète le plus tendre fut élevé à l'école
des Solitaires, le prédicateur le plus austère sortit du sein de la Société.
Bossuet et Boileau penchoient pour les premiers : Fénelon et La Fon-
taine pour la seconde.
« Anacréon se tait devant les jansénistes, »
Port-Royal, sublime à sa naissance, changea et s'altéra tout à coup,
comme ces emblèmes antiques qui n'ont que la tête d'aigle; les
jésuites, au contraire, se soutinrent et se perfectionnèrent jusqu'à leur
dernier moment. La destruction de cet ordre a fait un mal irréparabi
à l'éducation et aux lettres; on en convient aujourd'hui. Mais, selon
la réflexion touchante d'un historien : Quis beneficorum serval memo-
riam? aut quis ullam calamitosis deberi putat gratiam? aut quando
fortwia non mutât fidem?
Ce fut donc sous le siècle de Louis XIV (siècle qui enfanta toutes les
grandeurs de la France) que le système de l'éducation pour les deux
/j38 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
sexes parvint à son plus haut point de perfection. On se rappelle
avec admiration ces temps où l'on vit sortir des écoles chrétiennes
Pacine, Molière, Montfaucon, Sévigné, La Fayette, Dacier; ces temps
'Kl le chantre d'Antiope donnoit des leçons aux épouses des hommes,
Kl les pères Hardouin et Jouvency expliquoient la belle antiquité,
tandis que les génies de Port-Royal écrivoient pour des écoliers de
sixième, et que le grand Bossuet se chargeoit du catéchisme des petits
enfants.
Rollin parut bientôt à la tête de l'université; ce savant homme, que
l'on prend aujourd'hui pour un pédant de collège plein de ridicules et
de préjugés, est pourtant un des premiers écrivains françoîs qui aient
parlé d'un philosophe anglois avec éloge : « Je ferai grand usage de
deux auteurs modernes (dit-il dans son Traité, des Études) ; ces auteurs
sont M. de Fénelon, archevêque de Cambrai, et M. Locke, Anglois,
dont les écrits sur cette matière sont fort estimés, et avec raison. Le
dernier a quelques sentiments particuliers que je ne voudrois pas tou-
jours adopter. Je ne sais, d'ailleurs, s'il étoit bien versé dans la con-
noissance de la langue grecque et dans l'étude des belles-lettres; il ne
paroît pas au moins en faire assez de cas. »
C'est en effet à l'ouvrage de Locke sur l'éducation qu'on peut faire
remonter la date de ces opinions systématiques qui tendent à faire de
tous les enfants des héros de roman ou de philosophie. L'Emile, où
ces opinions sont malheureusement consacrées par un grand talent et
quelquefois par une haute éloquence, VÉmile est jugé maintenant
comme livre pratique; sous ce rapport il n'y a pas de livre élémen-
taire pour l'enfance qui ne lui soit bien préférable : on s'en est enfin
bien aperçu, et une femme célèbre a publié de nos jours sur l'éduca-
tion des préceptes beaucoup plus sains et plus utiles. Un homme dont
le génie a été mûri par les orages de la révolution achève maintenant
de renverser les principes d'une fausse philosophie et de rasseoir
l'éducation sur ses bases morales et religieuses. Le troisième volume
de la Législation primitive est consacré à cet important sujet : nous
avons promis de le faire connoître à nos lecteurs.
M. de Bonald commence par poser en principe que l'homme naît
ignorant et foible, mais capable d'apprendre; a bien différent de la
brute, l'homme naît, dit-il, perfectible, et l'animal nsili parfait».
Que faut-il enseigner à l'homme? Tout ce qui est bon, c'est-à-dire
tout ce qui est nécessaire à la conservation des êtres.
Et quel est le moyen général de cette conservation? La société.
Comment la société exprime-t-elle ses rapports? Elle les exprime par
des volontés qui s'appellent lois.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. /t39
Les lois sont donc des volontés, d'où résultent pour les membres
de la société des actions appelées devoirs.
Donc l'éducation proprement dite est Y enseignement des lois et des
devoirs de la société.
L'homme sous le rapport religieux et politique appartient à une
société domestique et à une société publique. Il y a donc deux systèmes
d'éducation, savoir :
L'éducation domestique, qui suit l'enfant dans la maison paternelle;
elle a pour but de former l'homme pour la famille et de l'instruire
des éléments de la religion.
L'éducation publique, qui est celle que les enfants reçoivent de l'État
dans des établissements publics; son but est de former l'homme pour
la société publique et les devoirs religieux et politiques qu'elle com-
mande.
L'éducation, dans son principe, doit être essentiellement religieuse.
Ici M. de Bonald combat fortement l'auteur d'Emile. Dire qu'on ne
doit donner à l'enfance aucun principe religieux, c'est une des erreurs
les plus funestes que jamais ait avancées la philosophie. L'auteur de
la Législation primitive cite l'exemple effrayant de soixante-quinze
enfants au-dessous de seize ans, jugés à la police correctionnelle, dans
l'espace de cinq mois, pour larcins, vols et atteintes aux mœurs. M. Sci-
pion Bexon, vice-président du tribunal de première instance du dépar-
tement de la Seine, à qui l'on doit la connoissance de ce fait, ajoute,
dans son rapport, que plus de la moitié des vols qui ont lieu dans Paris
sont commis par des enfants.
a Que des établissements publics, dit M. Necker dans son Cours de morale
religieuse, assurent à tous les enfants des instructions élémentaires de morale
et de religion. Votre indifférence vous rendroit un jour responsables des
égarements que vous seriez forcés de punir; votre conscience au moins
soroit effrayée du reproche que pourroit vous adresser un jeune homme
traduit devant un tribunal criminel, un jeune homme prêt à subir une con-
damnation rigoureuse. Que pourriez-vous répondre en effet s'il disoit : « Je
« n'ai jamais été formé à la vertu par aucune leçon ; j'ai été dévoué à des
« travaux mercenaires; j'ai été lancé dans le monde avant qu'on eût gravé
« dans mon cœur ou dans mon souvenir un seul principe de conduite. On
« m'a parlé de liberté, d'égalité, jamais de mes devoirs envers les autres,
« jamais de l'autorité religieuse qui m'auroit soumis à ces devoirs; on m'a
« laissé l'enfant de la nature, et l'on veut me juger par des lois que le génie
« social a composées : ce n'étoit pas avec une sentence de mort qu'il falloit
« m'enseigner les obligations de la viel » Tel est le langage terrible que
pourroit tenir un jeune homme en entendant sa condamnation. »
/,40 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
En parlant d'abord de l'éducation domestique, M. de Bonald veut
qu'on rejette toutes ces pratiques angloises, américaines, philoso-
phiques, inventées par l'esprit de système et soutenues par la mode.
a Des vêtements légers, dit-il, la tête découverte, un lit dur, sobriété et
exercices, des privations plutôt que des jouissances, en un mot, presque
toujours ce qui coûte le moins, est en tout ce qui convient le mieux, et la
nature n'emploie ni tant de frais ni tant de soins pour élever ce frêle édifice
qui ne doit durer qu'un instant, et qu'un souffle peut renverser. »
Il conseille ensuite le rétablissement des corporations,
« que le gouvernement doit, dit-il , regarder comme l'éducation domes-
tique des enfants du peuple. Ces corporations, où la religion fortifioit par ses
pratiques les règlements de l'autorité civile, avoient, entre autres avantages,
celui de contenir par le devoir un peu dur des maîtres une jeunesse gros-
sière , que le besoin de vivre soustrait de bonne heure au pouvoir paternel
et que son obscurité dérobe au pouvoir politique. »
C'est voir les choses de bien haut et considérer en véritable législa-
teur ce que tant d'écrivains n'ont aperçu qu'en économistes.
L'auteur, passant à l'éducation publique, prouve d'abord, comme
Quintilien, l'insuffisance d'une éducation privée, et la nécessité d'une
éducation commune. Après avoir parlé des lieux où l'on doit établir les
collèges, et fixé le nombre des élèves que chaque collège doit à pfeu
près contenir, il examine la grande question sur les maîtres ; laissons-
le parler lui-même :
« Il faut une éducation perpétuelle, universelle, uniforme, et par consé-
quent un instituteur perpétuel, universel, uniforme : il faut donc un corps,
car hors d'un corps il ne peut y avoir ni perpétuité, ni généralité, ni uni-
formité.
« Ce corps (car il n'en faut qu'un), chargé de l'éducation publique, ne
peut pas être un corps purement séculier, car oij seroit le lien qui en assu-
reroit la perpétuité, et par conséquent l'uniformité? Seroit-ce l'intérêt per-
sonnel? Mais des séculiers auront ou pourront avoir une famille. Ils appar-
tiendront donc plus à leur famille qu'à l'État, à leurs enfants plus qu'aux
enfants des autres, à leur intérêt personnel plus qu'à l'intérêt public; car
l'amour de soi, dont on veut faire le lien universel, est et sera toujours le
mortel ennemi de l'amour des autres
« Si les instituteurs publics sont célibataires, quoique séculiers, ils ne
pourront faire corps entre eux, leur agrégation fortuite ne sera qu'unesucces-
MÉLANGES LITTËRAIRES. hk^
si&n continuelle d'individus entrés pour vivre, et sortis pour s'établir; et
quel père de famille osera confier ses enfants à des célibataires dont une
discipline religieuse ne garantira pas les mœurs? S'ils sont mariés, com-
ment l'État pourroit-il assurer à des hommes chargés de famille, animés
d'une juste ambition de fortune, et plus capables que d'autres de s'y livrer
avec succès, comment pourroit-il leur assurer un établissement qui puisse
les détourner d'une spéculation plus lucrative? Si , par des vues d'économie,
on les réunit sous le même toit avec leurs femmes et leurs enfants, la con-
corde est impossible; si on leur permet de vivre séparément, les frais sont
incalculables. Des hommes instruits ne voudront pas soumettre leur espri.t
à des règlements devenus routiniers, à des méthodes d'enseignement qui
leur paroîtront défectueuses; des hommes avides et accablés de besoins
voudront s'enrichir; des pères de famille oublieront les soins publics pour
les affections domestiques. L'État peut être assuré de ne conserver dans les
établissements d'éducation que les hommes qui ne seront propres à aucune
autre profession, des mauvais sujets; et l'on peut s'en convaincre aisément
en se rappelant que les instruments les plus actifs de nos désordres ont été
à Paris cette classe d'instituteurs laïques atlachés aux collèges, qui, dans
leurs idées classiques , ont vu le forum de Rome à l'assemblée de leurs
sections, se sont crus des orateurs chargés des destinées de la république,
lorsqu'ils n'étoient que des brouillons bouffis d'orgueil et impatients de sortir
de leur état. Il faut donc un corps qui ne puisse se dissoudre ; un corps où
des hommes fassent à une règle commune le sacrifice de leurs opinions
personnelles, à une richesse commune le sacrifice de leur cupidité person-
nelle, à la famille commune de l'État le sacrifice de leurs familles person-
nelles. Mais quelle autre force que celle de la religion, quels autres engage-
ments que ceux qu'elle consacre, peuvent lier des hommes à des devoirs
aussi austères et leur commander des sacrifices aussi pénibles! »
La vigoureuse dialectique de ce morceau sera remarquée de tous
les lecteurs. M. de Bonald presse l'argument de manière à ne laisser
aucun refuge à ses adversaires. On pourroit seulement lui objecter les
universités protestantes ; mais il pourrait répondre que les professeurs
de ces universités, bien qu'ils soient mariés, sont cependant des mi-
nistres ou des prêtres; que ces universités sont d'ailleurs des fonda-
tions chrétiennes, dont les revenus et les fonds sont indépendants du
gouvernement; qu'après tout, les désordres sont tels dans ces univer-
sités que des parents sages craignent souvent d'y envoyer leurs
enfants. Tout cela change absolument l'état de la question, et sert
même, en -dernière analyse, à conOrmer le raisonnement de l'auteur.
M. de Bonald, ne s'occupant qu'à poser les principes, néglige de don-
ner des avis particuliers aux maîtres. On les trouve d'ailleurs, ces avis,
dans les écrits du bon Rollin. Le seul titre de ces chapitres fait aimer
hh2 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
cet excellent homme : prendre de l' autorité sur les enfants; se faire
aimer et craindre; inconvénients et dangers des châtiments; parler raison
aux enfants, les piquer d'honneur ; faire usage des louanges, des récom-
penses, des caresses; rendre l'étude aimable ; accorder du repos et de la
récréation aux enfants; piété, religion, zèle pour le salut des enfants ;
c'est sous ce dernier titre qu'on lit ces mots, qui font presque verser
des larmes d'attendrissement :
« Qu'est-ce qu'un maître chrétien, chargé de l'éducation de jeunes gens?
C'est un homme entre les mains de qui Jésus-Christ a remis un certain
nombre d'enfants, qu'il a rachetés de son sang et pour lesquels il a donné
sa vie; en qui il habite comme dans sa maison et dans son temple; qu'il
regarde comme ses membres, comme ses frères et ses cohéritiers, dont il
veut faire autant de rois et de prêtres qui régneront et serviront Dieu avec
lui et par lui pendant toute l'éternité; et il les leur a confiés pour conserver
en eux le précieux et l'inestimable dépôt de l'innocence. Or, quelle gran-
deur, quelle noblesse une commission si honorable n'ajoute-t-elle point à
toutes les fonctions des maîtres?
Un bon maître doit s'appliquer
ces paroles, que Dieu faisoit continuellement retentir aux oreilles de Moïse,
le conducteur de son peuple : Poriez-les dans votre sein comme une nour-
rice a accoutumé de porter son petit enfant; Porta eos in sinu tuo, sicutportare
solet infantulum. »
Des maîtres M. de Donald passe aux élèves. Il veut qu'on les occupe
principalement de l'étude des langues anciennes, qui ouvrent aux
enfants les trésors du passé et promènent leur esprit et leur cœur sur
de beaux souvenirs et de grands exemples. Il s'élève contre cette édu-
cation philosophique «qui encombre, dit-il, la mémoire des enfants de
vaincs nomenclatures de minéraux, de plantes, qui rétrécissent leur
intelligence, etc. »
On doit aimer à se rencontrer dans les mêmes sentiments et les
mêmes opinions avec un homme tel que M. de Bonald. Nous avons eu
le bonheur d'attaquer un des premiers cette dangereuse manie de notre
siècle'. Personne peut-être ne sent plus que nous le charme de Vhis-
toire naturelle; mais quel abus n'en fait-on pas aujourd'hui, et dans
la manière dont on l'étudié, et dans les conséquences qu'on veut en
tirer! L'histoire naturelle proprement dite ne peut être, ne doit être
qu'une suite de tableaux, comme dans la nature. Buffon avoit un sou-
verain mépris pour les classifications, qu'il appeloit des échafaudages
t. Dans le Génie du Christianisme.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. U3
pour arriver à la science, et non pas la science elle-même '. Indépen-
damment des autres dangers qu'entraîne l'étude exclusive des sciences,
comme elles ont un rapport immédiat avec le vice originel de l'homme,
elles nourrissent beaucoup pkis l'orgueil que les lettres. « Descartes
croyoit, dit le savant auteur de sa vie, qu'il étoit dangereux de s'ap-
pliquer trop sérieusement à ces démonstrations superficielles, que
l'industrie et l'expérience fournissent moins souvent que le hasard.
Sa maxime éîoit - que cette application nous désaccoutume insensible-
ment de l'usage de notre raison et nous expose à perdre la route que
la lumière nous trace ^. » Et l'on peut ajouter ces paroles de Locke :
« Entêtés de cette folle pensée, que rien n'est au - dessus de notre com-
préhension ^. »
Voulez-vous apprendre l'histoire naturelle aux enfants sans dessé-
cher leur cœur et sans flétrir leur innocence, mettez entre leurs mains
le commentaire de la Genèse, par M. de Luc, ou l'ouvrage cité par
Rollin, dans le livre de ses Études, intitulé de la Philosophie. Quelle
philosophie, et combien peu elle ressemble à la nôtre! Citons un mor-
ceau au hasard :
« Quel architecte a enseigné aux oiseaux à choisir un lieu ferme et à bâtir
sur un fondement solide? Quelle mère tendre leur a conseillé d'en couvrir le
fond de matières molles et délicates, telles que le duvet et le coton? Et
lorsque ces matières manquent, qui leur a suggéré cette ingénieuse charité,
qui les porte à s'arracher avec le bec autant de plumes de l'estomac qu'il en
faut pour préparer un berceau commode à leurs petits?
a Est-ce pour les oiseaux , Seigneur, que vous avez uni ensemble tant de
miracles qu'ils ne connoissent point? Est-ce pour les hommes qui n'y pen-
sent pas ? Est-ce pour des curieux, qui se contentent de les admirer sans
remonter jusqu'à vous? Et n'est-il pas visible que votre dessein a été de nous
rappeler à vous par un tel spectacle , de nous rendre sensibles votre provi-
dence et votre sagesse infinie , et de nous remplir de conBance en votre
bonté, si attentive et si tendre pour des oiseaux, dont une couple ne vaut
qu'une obole * ? »
Il n'y a que les Études de la Nature de M. Bernardin de Saint-Pierre
qui offrent des peintures aussi religieuses et aussi touchantes. La plus
belle page de Buffon n'égale peut-être pas la tendre éloquence de ce
mouvement chrétien : Est-ce pour les oiseaux. Seigneur, etc.
i. Hist. nat., t. I, prem. Disc, p. 79, édit. 17.
2. Lettre de 1G39, p. 412. Descartes, lib. de Direct, ingen. régula, n" 5.
3. Œuvres deDesc., 1. 1, p. 112.
4. Entend, hum., liv. i, chap. m, art. i, trad. de M. Cotte.
5. Matth., 10, 20.
likk MÉLANGES LITTÉRAIRES.
Un étranger se trouvoit il y a quelque temps dans une société où
l'on parloit du fils de la maison, enfant de sept ou huit ans, comme
d'un prodige. Bientôt on entend un grand bruit, les portes s'ouvrent,
ei l'on voit paroître le petit docteur, les bras nus, la poitrine décou-
verte, et habillé comme un singe qu'on va montrer à la foire. Il arri-
voit se roulant d'une jambe sur l'autre, d'un air assuré, regardant
avec effronterie, importunant tout le monde de ses questions, et
tutoyant également les femmes et les hommes âgés. 0» le place sur
une table, au milieu de l'assemblée en extase ; on l'interroge : « Qu'est-
ce que l'homme? lui demande gravement un instituteur. — C'est un
animal mammifère, qui a quatre extrémités, dont deux se terminent
en mains. — Y a-t-il d'autres animaux de sa classe? — Oui : les
chauves-souris et les singes. » L'assemblée poussa des cris d'admira-
tion. L'étranger, se tournant vers nous, nous dit brusquement : « Si
j'avois un enfant qui sût de pareilles choses, en dépit des larmes de sa
mère, je lui donnerois le fouet jusqu'à ce qu'il les eût oubliées. Je
me souviens des paroles de votre Henri IV : M' amie, disoit-il à sa
femme, fows ■pleurez quand je donne le fouet a notre fils; mais c'est
pour son bien, et la peine que je vous fais à présent vous épargnera un
jour bien des peines. )>
Ces petits naturalistes, qui ne savent pas un mot de leur religion et
de leurs devoirs, sont à quinze ans des personnages insupportables.
Déjà hommes, sans être hommes, vous les voyez traîner leur figure
pâle et leur corps énervé dans les cercles de Paris, décidant de tout en
maîtres, ayant une opinion en morale et en politique, prononçant sur
ce qui est bon ou mauvais, jugeant de la beauté des femmes, de la
bonté des livres, du jeu des acteurs, de la danse des danseurs, et
se regardant danser eux-mêmes avec admiration, se piquant d'être
déjà blasés sur leurs succès, et, pour comble de ridicule et d'horreur,
ayant quelquefois recours au suicide.
Ah! ce ne sont pas là ces enfants d'autrefois, que leurs parents
envoyoient chercher tous les jeudis au collège. Ils arrivoient avec des
habits simples et modestement fermés. Ils s'avançoient timidement
au milieu du cercle de la famille, rougissant quand on leur parloit,
baissant les yeux, saluant d'un air gauche et embarrassé, mais emprun-
tant des grâces de leur simplicité môme et de leur innocence; et
cependant le cœur de ces pauvres enfants bondissoit de joie. Quelles
délices pour eux qu'une journée passée ainsi sous le toit paternel, au
milieu des complaisances des domestiques, des embrassomenis des
sœurs et des dons secrets de la mère! Si on les interrogeoit sur leurs
études, ils ne répondoient pas que l'homme est un animal mammilcrc,
MELANGES LITTÉRAIRES. 4^5
placé entre les chauves-souris et les singes, car ils ignoroîent cas
importantes vérités; mais ils répétoient ce qu'ils avoient appris dans
Bossuet ou dans Fénelon, que Dieu a créé l'homme pour l'aimer et le
servir; qu'il a une âme immortelle; qu'il sera puni ou récompensé
dans une autre vie, selon ses mauvaises ou bonnes actions; que les
enfants doivent être respectueux envers leurs père et mère ; enfin
^toutes ces vérités du catéchisme qui font pitié à la philosophie. Ils
appuyoient cette histoire naturelle de l'homme de quelques passages
fameux, en vers grecs ou latins, empruntés d'Homère ou de Virgile ;
et ces belles citations du génie de l'antiquité se mai'ioient assez bien
aux génies non moins antiques de l'auteur de Télémaque et de celui
de y Histoire universelle.
Mais il est temps de passer au résumé général de la Législation pri-
mitive ; tels sont les principes que M. de Bonald a posés :
Il y a un Être-Suprême ou une cause générale. ^
Cet Être- Suprême est Dieu. Son existence est surtout prouvée par la
parole, que l'homme n'a pas pu trouver, et qui lui a été enseignée.
La cause générale , ou Dieu , a produit un effet également général dans le
monde : c'est l'homme.
Ces deux termes, cause et effet. Dieu et l'homme, ont un terme moyen
nécessaire, sans quoi il n'y auroit point de rapports entre eux.
Ce terme moyen nécessaire doit se proportionner à la perfection de la
cause et à l'imperfection de l'effet.
Quel est ce terme moyen? où étoit-il? a C'étoit là, dit l'auteur, la grande
énigme de l'univers. »
Il étoit annoncé à un peuple ; il devoit être connu d'un autre.
Il est venu au terme marqué. Avant lui les véritables rapports de l'homme
avec Dieu n'étoient point connus, parce que les êtres ne sont point connus
par eux-mêmes , qu'ils ne le sont que par leurs rapports , et que tout terme
moyen ou tout rapport manquoit entre l'homme et Dieu.
Ainsi il y aura véritable connoissance de Dieu et de l'homme partout où
le médiateur sera connu, et ignorance de Dieu et de l'homme partout où le
médiateur sera inconnu.
Là où il y a connoissance de Dieu et de l'homme, et de leur rapport
naturel, il y a nécessairement de bonnes lois, puisque les lois sont l'expres-
sion des rapports naturels : donc la civilisation suivra la connoissance du
médiateur, et la barbarie l'ignorance du médiateur.
Donc il y a eu civilisation commencée chez les Juifs et civilisation con-
sommée chez les chrétiens. Les peuples païens ont été des barbares.
11 faut entendre le mot barbare dans le sens de l'auteur. Les arts
pour lui ne constituent pas un peuple civilisé, mais un peuple policé.
/(/tÔ MÉLANGES LITTÉRAIRES.
Il n'attache le mot de civilisation qu'aux lois morales et politiques;
on sent que tout ceci, bien que supérieurement enchaîné, est sujet à
de grandes objections. On aura toujours un peu de peine à admettre
qu'un Turc d'aujourd'hui est plus civilisé qu'un Athénien d'autrefois,'
parce qu'il a une connaissance confuse du médiateur. Les systèmes-^
exclusifs qui mènent à de grandes choses et à de grandes découvertes,
ont inévitablement des dangers et des parties foibles.
Les trois termes primitifs étant établis, M. de Bonald les applique
au mode social ou moral, parce que ces trois termes renferment en
effet l'ordre de l'univers. La cause, le moyen et Veffet deviennent alors
pour la société \q pouvoir, le ministre et le sujet.
La société est religieuse ou politique, domestique ou publique.
L'état purement domestique de la société religieuse s'appelle religion
naturelle.
L'état purement doAestique de la société politique s'appelle famille.
L'accomplissement de la société religieuse a été de faire passer le genre
humain au déisme ou à la religion nationale des Juifs, et de là à la religion
générale des chrétiens.
Le perfectionnement de la société politique en Europe a été de faire passer
les hommes de l'état domestique à l'état public et fixe des peuples civilisés
qui composent la chrétienté.
Le lecteur doit s'apercevoir ici qu'il a quitté la partie systématique
de l'ouvrage de M. de Bonald, et qu'il entre dans une série de prin-
cipes les plus féconds et les plus nouveaux.
Dans tous les modes particuliers de la société, le pouvoir veut la société,
c'est-a-dire sa conservation: le ministre agit, en exécution de la volonté du
pouvoir. Le sujet est l'objet de la volonté du pouvoir et le terme de l'action des
ministres.
Le pouvoir veut; il doit être un : les ministres agissent, ils doivent être
plusieurs.
Ainsi M. de Bonald arrive à la base fondamentale de son système
politique; base qu'il a été chercher, comme on le voit, jusque dans
le sein de Dieu. La monarchie, selon lui, ou l'unité du pouvoir, est le
seul gouvernement qui dérive de l'essence des choses et de la souve-
raineté du Tout-Puissant sur la nature. Toute forme politique qui s'en
éloigne ramène plus ou moins l'homme à l'enfance des peuples, ou la
barbarie de la société.
Dans ]c livre second de son ouvrage, M. de Bonald montre l'appli-
cation aux états particuliers de la société. 11 établit pour la famille, ou
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 44?
la société domestique , les divers rapports entre les maîtres et les
domestiques, entre les pères et les enfants. Dans la société publique,
il déclare que le pouvoir public doit être, comme le pouvoir domes-
tique, commis à Dieu seul et indépendant des hommes, c'est-à-dire qu'il
doit être un, masculin, propriétaire, perpétuel; car, sans unité, sans
masculinité, sans propriété, sans perpétuité, il n'y a pas de véritable
indépendance. Les attributions du pouvoir, l'état de paix et de guerre,
le code des lois, sont examinés par l'auteur. D'accord avec son titre,
il se renferme pour tout cela dans les éléments de la législation. Il a
senti la nécessité de rappeler les notions les plus simples, lorsque tous
les principes ont été bouleversés dans la société.
Dans le traité du ministère public, qui suit les deux livres de prin-
cipes, l'auteur cherche à prouver par l'histoire des temps modernes,
et surtout par celle de France, la vérité des principes qu'il a avancés.
La religion chrétienne, en paroissant au monde, dit-il, appela à son ber-
ceau des bergers et des rois; et leurs hommages, les premiers qu'elle ait
reçus, annonrèrent à l'univers qu'elle venoit régler les familles elles États,
l'homme privé et Ihomme public.
Le combat s'engage entre l'idolâtrie et le christianisme; il fut sanglant. La
religion perd ses plus généreux athlètes, mais elle triomphe. Jusque alors
renfermée dans la famille ou la société domestique, elle passe dans l'État;
elle devient propriétaire. Aux petites églises d'Éphèse et de Thessalonique
succèdent les grandes églises des Gaules et de la Germanie. L'état politique
se forme avec l'état religieux, ou plutôt est constitué naturellement par lui.
Les grandes monarchies de l'Europe se forment avec les grandes églises :
l'Église a son chef, ses ministres, ses fidèles; l'État, son chef, ses ministres,
ses féaux ou sujets. Division de juridiction, hiérarchie dans les fonctions,
nature des propriétés, tout, jusqu'aux dénominations, devient peu à peu
semblable dans le ministère religieux et le ministère politique. L'Église est
divisée en métropoles, diocèses, etc., l'État, en gouvernements ou duchés,
districts ou comtés, etc. L'Église a ses ordres religieux, chargés de l'éducation
et du dépôt des sciences; l'État a ses ordres militaires, voués à la défense de
la religion : partout l'État s'élève avec l'Église, le donjon à côté du clocher,
le seigneur ou le magistrat à côté du prêtre; le noble ou le défenseur de
l'État vit à la campagne; le religieux habite les déserts. Bientôt le premier
ordre s'altère, et s'altère à la fois dans l'ordre pohtique et religieux. Le
noble vient habiter les villes, qui s'agrandissent; le prêtre quitte en même
temps la solitude. 1-^-= propriétés se dénaturent; les invasions des Normands,
les changements des i;'.ces régnantes, les croisades, les guerres des rois
contre les vassaux font passer dans les mains du clergé un grand nombre
de fiefs, propriété naturelle et exclusive de l'ordre politique; et dans les
mains des nobles, des dunes ecclésiastiques, propriété naturelle et exclusive
f,/i8 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
de l'ordre clérical : les devoirs suivirent naturellement les propriétés aux-
quelles ils étoient attachés. Le noble nomma des bénétices et quelquefois les
rendit héréditaires dans sa famille. Le prêtre institua des juges et leva des
soldats, ou môme jugea et combattit lui-même, et l'esprit de chaque ordre fut
altéré en même temps que les propriétés furent confondues.
EnDn l'époque de la grande révolution religieuse arrive : elle est d'abord
préparée dans l'Église par l'imprudente institution des ordres mendiants,
que la cour de Rome crut devoir opposer au clergé riche et corrompu ; mais
ces corps deviennent bientôt en France, chez une nation élégante et spiri-
tuelle, l'objet des sarcasmes des savants '. En même temps que Rome avoit
établi ses milices, l'État avoit fondé les siennes. Les Croisades , les usurpa-
tions de la couronne ayant appauvri l'ordre des nobles, il fallut avoir
recours pour la défense de l'État aux troupes soldées. La force militaire, sous
Charles VII, passe au peuple armé ou aux troupes soldées; la force judiciaire,
sous François l''', passe au peuple lettré, par la vénalité des offices judiciaires.
La réformation dans l'Église vient concourir avec los innovations dans l'État.
Les simples citoyens avoient pris la place des magistrats, constitués dans les
fonctions politiques; les simples fidèles usurpèrent sur les prêtres les fonc-
tions religieuses. Luther attenta au sacerdoce public. Calvin le remplaça dans
la famille. Le popularisme entra dans l'État, et le presbytérianisme dans
l'Église. Le ministère public passa au peuple, en attendant qu'il s'arrogeât le
souverain pouvoir, et alors furent proclamés les deux dogmes parallèles et
correspondants de la démocratie religieuse et de la démocratie politique :
l'un, que l'autorité religieuse est dans le corps des fidèles, l'autre que la sou-
veraineté politique est dans l'assemblée des citoyens.
Avec le changement dans les principes vient le changement dans les
mœurs. Les nobles abandonnent les belles fonctions de juges, pour embrasser
uniquement le métier des armes. La licence militaire vient relâcher les nœuds
de la morale; les femmes influent sur le ministère public; le luxe s'introduit
à la cour et dans les villes; un peuple de citadins remplace une nation agri-
cole; au défaut de considération on veut obtenir des titres; la noblesse est
vendue en même temps que les biens de l'Église sont mis a l'encan; les
grands noms s'éteignent; les premières familles de l'État tombent dans la
pauvreté; le clergé perd son autorité et sa considération; enQn, le philoso-
phisme , sortant du fond de ce chaos religieux et politique , achève de ren-
verser la monarchie ébranlée.
1. Lorsque les ordres mendiants furent établis dans l'Église, peut-on dire que les
François fussent alors une nation élégante? D'ailleurs l'auteur n'oublie-t-il pas les
services innombrables que ces ordres ont rendus à l'iiuuiaiiité? Les premiers savants
qui parurent à la renaissance des lettres étoient bien loin de tourner les ordres men-
diants en ridicule, puisqu'un grand nombre de ces savants étoient eux-mêmes des
religieux. 11 nous semble donc que l'auteur confond ici les époques ; mais on peut lui
accorder qu'il eût été bon de diminuer insensiblement les ordres mendiants, à mesure
que l'élégance des mœurs françoises s'est déveloji) ée.
MELANGES LITTÉPwMRES. hh^
Ce morceau, très-remarquable, est tiré de la Théorie du Pouvoir poli-
tique et religieux, ouvrage supprimé par le Directoire, et dont il n'est
échappé qu'un très-petit nombre d'exemplaires. Il seroit à désirer
qu'on donnât un résumé de ce livre important, supérieur même à la
Législation priniitive, et dont celui-ci n'est, pour ainsi dire, qu'un
extrait. On sauroit alors d'où sortent toutes ces idées si neuves en
politique, et que des écrivains mettent aujourdhui en avant, sans
indiquer la source où ils les ont puisées.
Au reste, nous avons trouvé partout (et nous nous en faisons gloire),
dans l'ouvrage de M. de Bonald la confirmation des principes litté-
raires et religieux que nous avons énoncés dans le Génie du Christia-
nisme. Il va même plus loin que nous à quelques égards; car nous ne
nous sentons pas assez d'autorité pour oser dire, comme lui, qu'il faut
prendre aujourd'hui les plus grandes précautions pour n'étrepas ridicule
en parlant de la mythologie. Nous croyons qu'un heureux génie peut
encore tirer bien des trésors de cette mine féconde ; mais nous pen-
sons aussi, et nous avons peut-être été le premier à l'avancer, qu'il y
a plus de ressource pour la poésie dramatique dans la religion chré-
tienne que dans la religion des anciens; que les merveilles sans nom-
bre qui résultent nécessairement pour le poëte de la lutte des passions
et d'une religion chaste et inflexible peuvent compenser amplement
la perte des beautés mythologiques. Quand nous n'aurions fait naître
qu'un doute sur cette importante question littéraire, sur cette ques-
tion, décidée en faveur de la fable par les plus grandes autorités, ne
seroit-ce pas avoir obtenu une espèce de victoire ' ?
M. de Bonald s'élève aussi contre ces esprits timides qui par
respect pour la religion laisseroient volontiers la religion périr. Il
s'exprime presque dans les mêmes termes que nous :
Lorsqu'on méconnoît d'uu bout de l'Europe à l'autre ces vérités nécessaires
à l'ordre social... seroit-il besoin de se justifier devant des esprits timides
et des âmes timorées d'oser soulever un coin du voile qui dérobe ces vérités
1. Mnie de Staël elle-même, dans la préface d'un roman, veut bien nous accor-
der quelque chose, et convenir que les idées religieuses sont favorables au dévelop-
pement du génie; cependant, elle semble avoir écrit son livre pour combattre ces
mêmes idées et pour prouver qu'il n'y a rien de plus sec que le christianisme et de
plus tendre que la philosophie. A-t-elle atteint ou manqué son but? C'est au public
à prononcer. Mais du moins elle a donné de nouvelles preuves d'un esprit distingué
et d'une imagination brillante ; et quoiqu'elle essaye de faire valoir des opinions qui
glacent et dessèchent le cœur, on sent percer dans tout son ouvrage cette bonté que
les systèmes philosophiques n'ont pu altérer et cette générosité que les malheureux
n'ont jamais réclamée en vain.
VI. 20
Zi50 MELANGES LITTERAIRES.
aux regards inattentifs ? et y auroit-il des chrétiens d'une foi assez foible
pour penser qu'elles seront moins respectées à mesure qu'elles seront plus
connues ?
Au milieu des violentes critiques qui nous ont assailli dès nos
premiers pas dans la littérature, nous avouerons qu'il est extrême-
ment flatteur et consolant pour nous de voir aujourd'hui notre foible
travail sanctionné par une opinion aussi grave que celle de M. de
Donald. Cependant, nous prendrons la liberté de lui dire que dans
l'ingénieuse comparaison qu'il fait de son ouvrage au nôtre il prouve
qu'il sait se servir mieux que nous des armes de l'imagination , et
que s'il ne les emploie pas plus souvent, c'est qu'il les dédaigne. Il
est, quoi qu'il en puisse dire, le savant architecte du temple dont
nous ne sommes que l'inhabile décorateur.
On doit beaucoup regretter que M. de Bonald n'ait pas eu le temps
ni la fortune nécessaire pour ne faire qu'un seul ouvrage de sa Théorie
du Pouvoir, de son Divorce *, de sa Législation primitive, et de ses
divers traités de politique. Mais la Providence, qui dispose de nous, a
marqué d'autres devoirs à M. de Bonald : elle a demandé à son cœur
le sacrifice de son génie. Cet homme rare et modeste consacre aujour-
d'hui ses moments à une famille malheureuse, et les soucis paternels
lui font oublier les soins de la gloire. On fera de lui l'éloge que l'Écri-
ture fait des patriarches : Homines divites in virtute, pulchritudinis
stadium habentes, pacificantes in domibus suis.
Le génie de M. de Bonald nous semble encore plus profond qu'il
n'est haut; il creuse plus qu'il ne s'élève. Son esprit nous paroît à la
fois solide et fin; son imagination n'est pas toujours, comme les ima-
ginations éminemment poétiques, portée par un sentiment vif ou une
grande image, mais aussi elle est spirituelle, ingénieuse, ce qui fait
qu'elle a plus de calme que de mouvement, plus de lumière que de
chaleur. Quant aux sentiments de M. de Bonald, ils respirent partout
cet honneur françois, cette probité, qui font le caractère dominant des
écrivains du siècle de Louis XIV. On sent que ces écrivains ont
découvert la vérité, moins encore par la force de leur esprit que par
la droiture de leur cœur.
On a si rarement de pareils hommes et de pareils ouvrages à
annoncer au public, qu'on nous pardonnera la longueur de mt extrait.
Quand les clartés qui brillent encore sur notre horizon littéraire se
1. M. de Fontanes, dans un extrait de cet excellent ouvrage, a placé le premier
M. de Bonald au rang qu'il doit occuper dans les lettres.
MÉLANGES LITTERAIRES. /i51
cachent ou s'éteignent par degrés, on arrête complaisamment ses
regards sur une nouvelle lumière qui se lève. Tous ces hommes vieillis
glorieusement dans les lettres, ces écrivains depuis longtemps connus,
auxquels nous succéderons, mais que nous ne remplacerons pas, ont
vu des jours plus heureux. Ils ont vécu avec Buffon, Montesquieu et
Voltaire ; Voltaire avoit connu Boileau ; Boileau avoit vu mourir le
vieux Corneille ; et Corneille enfant avoit peut-être entendu les der-
niers accents de Malherbe. Cette belle chaîne du génie françois s'est
brisée. La révolution a creusé un abîme qui a séparé à jamais l'avenir
et le passé. Une génération moyenne ne s'est point formée entre les
écrivains qui finissent et les écrivains qui commencent. Un seul
homme pourtant tient encore le fil de l'antique tradition, et s'élève
dans cet intervalle désert. On reconnoîtra sans peine celui que l'amitié
n'ose nommer, mais que l'auteur célèbre, oracle du goût et de la cri-
tique, a déjà désigné pour son successeur. Toutefois, si les écrivains
de l'âge nouveau, dispersés par la tempête, n'ont pu s'instruire auprès
des anciennes autorités, s'ils ont été obligés de tirer tout d'eux-mêmes,
la solitude et l'adversité ne sont-elles pas aussi de grandes écoles?
Compagnons des mêmes infortunes, amis avant d'être auteurs, puis-
sent-ils ne voir jamais renaître parmi eux ces honteuses jalousies qui
ont trop souvent déshonoré un art noble et consolateur! Ils ont encore
besoin d'union et de courage : les lettres seroiït longtemps orageuses.
Elles ont produit la révolution, et elles seront le dernier asile des
haines révolutionnaires. Un demi-siècle sufiira à peine pour calmer
tant de vanités compromises, tant d'amours-propres blessés. Qui peut
donc espérer de voir des jours plus sereins pour les Muses? La vie est
trop courte ; elle ressemble à ces carrières où l'on célébroit les jeux
funèbres chez les anciens, et au bout desquelles apparoissoit un
tombeau.
ÈnKz^ù'^o') au'jv ôoov , etc.
« De ce côté, dit Nestor à Antiloque, s'élève de terre le tronc dé-
pouillé d'un chêne; deux pierres le soutiennent dans un chemin
étroit ; c'est une tombe antique et la borne marquée à votre course. >
SUR
LE PRINTEMPS D'UN PROSCRIT,
PAR M. J. MICHAUD.
Janvier 1803.
Voltaire a dît : « Ou chantez vos plaisirs, ou laissez vos chansons. »
Ne pourroit-on pas dire avec autant de vérité : « Ou chantez vos mal-
heurs, ou laissez vos chansons? »
Condamné à mort pendant les jours de la terreur, obligé de fuir
une seconde fois après le 18 fructidor, l'auteur du Prinlemps d'un
Proscrit est reçu par des cœurs hospitaliers dans les montagnes du
Jura, et trouve dans le tableau de la nature à la fois de quoi consoler
et nourrir ses regrets.
Lorsque la main de la Providence nous éloigne du commerce des
hommes, nos yeux moins distraits se fixent sur le spectacle de la
création, et nous y découvrons des merveilles que nous n'aurions
jamais soupçonnées. Du fond de la solitude on contemple les tempêtes
du monde, comme un homme jeté sur une île déserte se plaît, par une
secrète mélancolie, à voir les flots se briser sur les côtes où il fit nau-
frage. Après la perte de nos amis, si nous ne succombons pas à la
douleur, notre cœur se replie sur lui-même ; il forme le projet de se
détacher de tout autre sentiment et de vivre uniquement avec ses
souvenirs. Nous sommes alors moins propres à la société, mais notre
sensibilité se développe aussi davantage. Que celui qui est abattu par
le chagrin s'enfonce dans l'épaisseur des forêts; qu'il erre sous leur
voûte mobile; qu'il gravisse la montagne d'où l'on découvre des pays
immenses ou le soleil se levant sur les mcrs; sa douleur ne tiendra
point contre un tel spectacle, non qu'il oublie ceux qu'il aima (car
alors qui ne craindroit d'être consolé?), mais le souvenir de ses amis
MÉLANGES LITTÉRAIRES. ^53
se confondra avec le calme des bois et des cieux; il gardera sa dou-
ceur, et ne perdra que son amertume : heureux ceux qui aiment la
nature; ils la trouveront, et ne trouveront qu'elle, au jour de l'ad-
versité ' !
Ces réflexions nous ont été fournies par l'ouvrage aimable que nous
annonçons. Ce n'est point un poëte qui cherche seulement la pompe
et la perfection de l'art; c'est un infortuné qui s'entretient avec lui-
même, et. qui touche la lyre pour rendre l'expression de sa douleur
plus harmonieuse ; c'est un proscrit qui dit à son livre, comme Ovide
au sien :
« Mon livre, vous irez à Rome, et vous irez à Rome sans moi!...
Hélas ! que n'est-il permis à votre maître d'y aller lui-même ! Partez,
mais sans appareil, comme il convient au livre d'un poëte exilé. »
L'ouvrage, divisé en trois chants, s'ouvre par une description des
premiers beaux jours de l'année. L'auteur compare la tranquillité des
campagnes à la terreur qui régnoit alors dans les villes; il peint le
laboureur donnant asile à des proscrits :
Dans cet âge de fer, ami des malheureux,
II pleure sur leurs maux, console leur misère.
Et comme à ses eufants leur ouvre sa chaumière.
Les bois qu'il a plantés, sous leurs rameaux discrets,
Dérobent aux méchants les heureux qu'il a: faits.
Le pâle fugitif y cache ses alarmes,
Et loin des factions, loin du fracas des armes,
Pleure en paix sur les maux de l'Etat ébranlé.
La religion , persécutée dans les villes , trouve à son tour un asile
dans les forêts, bien qu'elle y ait aussi perdu ses autels et ses temples.
Quelquefois le hameau, que rassemble un saint zèle,
Au Dieu dont il chérit la bonté paternelle
Vient, au milieu des nuits, offrir, au lieu d'encens.
Les vœux de l'innocence et les fleurs du printemps.
L'écho redit aux bois leur timide prière.
Hélas! qu'est devenu l'antique presbytère.
Cette croix, ce clocher élancé dans les cieux.
Et du temple sacré l'airain religieux,
Et le saint du hameau dont le vitrau gothique
Montroit l'éclat pieux et l'image rustique?
Ces murs, où de Dieu même on proclamoit les lois.
D'un pasteur révéré n'entendent plus la voix.
1. Ce paragraphe est emprunté de VEssai historique.
kbh MÉLANGES LITTÉRAIRES.
Ces vers sont naturels et faciles. Quant aux sentiments du poëte, ils
sont doux et pieux, et se mêlent bien aux objets dont il compose le
fond de son tableau. Nos églises donnent à nos hameaux et à nos villes
un caractère singulièrement moral. Leg yeux du voyageur viennent
d'abord s'attacher sur la flèche religieuse de nos clochers, dont l'aspect
réveille dans son sein une foule de sentiments et de souvenirs. C'est
la pyramide funèbre autour de laquelle dorment les aïeux ; mais c'est
aussi le monument de joie où la cloche annonce la vie du fidèle. C'est
là que les époux s'unissent; c'est là que les chrétiens se prosternent
au pied des autels : le foible pour prier le Dieu de force, le coupable
pour implorer le Dieu de miséricorde, l'innocent pour chanter le Dieu
de bonté. Un paysage paroît-il nu, triste et désert, placez-y un clocher
champêtre, à l'instant tout va s'animer, les douces idées de pasteur et
de troupeau, d'asile pour le voyageur, d'aumône pour le pèlerin,
d'hospitalité et de fraternité chrétienne, vont naître de toutes parts.
Un curé de campagne frappé d'une loi de mort, ne voulant pas
abandonner son troupeau, et allant la nuit consoler le laboureur,
étoit un tableau qui devoit naturellement s'offrir à un poëte proscrit :
H erre au sein des bois : ô nuit silencieuse!
Prête ton ombre amie à sa course pieuse. .
S'il doit souffrir encore, ô Dieu ! sois son appui ;
C'est la voix du hameau qui t'implore pour lui.
Et vous, qu'anime encore une rage cruelle.
Pardonnez aux vertus dont il est le modèle.
Au cachot échappé, vingt fois chargé de fers,
Il prêche le pardon des maux qu'il a soufferts;
Et chez l'infortuné, qui se plaît à l'entendre,
Il va sécher les pleurs que vous faites répandre.
En fuyant à travers ces fertiles vallons.
Pauvre et sans espérance, il bénit les sillons;
Seul au courroux céleste il s'offre pour victime,
Et dans ce siècle impie, où règne en paix le crime,
Lorsqu'un destin cruel nous condamne à soufTrir,
Il nous apprend à vivre et nous aide à mourir.
Il nous semble que ces vers sont pleins de simplicité et d'onction.
Nous sommes-nous donc beaucoup trompé lorsque nous avons sou-
tenu que la religion est favorable à la poésie, et qu'en la repoussant
on se prive d'un des plus grands moyens de remuer les cœurs?
L'auteur, caché dans son désert, se rappelle les amis qu'il ne verra
plus :
Oh ! que ne puis-je voir dans mon humble retraite
Du poëte romain l'immortel interprète I
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 455
C'est lui qui m'inspira le goût si pur des champs,
Aux spectacles que j'aime il consacra ses chants;
Mariant son gi5nie à celui de Virgile,
Il s'éleva semblable à la vigne fertile
Qui s'unit à l'ormeau devenu son appui,
Suit les mêmes penchants et s'élève avec lui.
Il n'est plus avec nous, et sa muse exilée
Erre sur d'autres bords, plaintive et désolée *.
O chantre du malheur, je ne t'entendrai plus !
Et vous dont j'admirois les talents, les vertus,
Près de vous, aux leçons de l'austère sagesse.
Je perds l'espoir heureux de former ma jeunesse :
Fontanes, dont la voix consola les tombeaux ;
Saint-Lambert, qui chantas les vertus des hameaux,
IMorellet, dont la plume, éloquente et hardie,
Plaida pour le malheur devant la tyrannie;
Suard, qui réunis, émule d'Addison,
Le savoir à l'esprit, la grâce à la raison ;
La Harpe, qui du goût proclamas les oracles ;
Sicard, dont les travaux sont presque des miracles;
Jussieu, Laplace, et toi, vertueux Daubenton,
Qui m'appris des secrets inconnus à Buffon;
Je ne vous verrai plus!
Ces regrets sont touchants, et les éloges que l'auteur donne ici à ses
amis ont le mérite bien rare d'être d'accord avec l'opinion publiqi^e :
d'ailleurs, tout cela nous semble dans le goût de l'antiquité. N'est-ce
pas ainsi que le poëte latin que nous avons déjà cité s'adresse aux
amis qu'il a laisses à Rome? « Il y a, dit Ovide, dans le pays natal je
ne sais quoi de doux qui nous appelle, qui nous charme et ne nous
permet pas de l'oublier... Vous espérez, cher RuGn, que les chagrins
qui me tuent céderont aux consolations que vous m'envoyez dans mon
exil : commencez donc, ô mes amis ! à être moins aimables, afin qu'on
puisse vivre sans vous avec moins de peine. »
Hélas ! en lisant le nom de M. de La Harpe dans les vers de
M. Michaud, qui ne se sentiroit attendri ! A peine avons-nous retrouvé
les personnes qui nous sont chères, qu'il faut encore, et pour toujours,
nous séparer d'elles! Nul ne comprend mieux que nous toute l'étendue
du malheur qui menace en ce moment les lettres et la religion. Nous
avons vu M. de La Harpe abattu, comme Ézéchias, sous la main de
Dieu ; il n'y a qu'une foi vive et une sainte espérance qui puissent
donner une résignation aussi parfaite, un courage aussi grand, des
i. 51. Delille étoit alors en Angleterre.
Zi56 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
pensées aussi hautes et aussi touchantes, au milieu des douleurs d'une
lente agonie et des épreuves de la mort.
Les poètes aiment à peindre les malheurs de l'exil , si féconds en
sentiments tendres et tristes. Ils ont chanté Patrocle réfugié aux
foyers d'Achille, Cadmus abandonnant les murs de Sidon, Tydée retiré
chez Adraste, et Teucer trouvant un abri dans l'île de Vénus. Le chœur
dans Iphîgénie en Tauride voudroit pouvoir traverser les airs : « J'ar-
rêterois mon vol sur la maison paternelle ; je reverrois ces lieux, si
chers à mon souvenir, où, sous les yeux d'une mère, je célébrois un
innocent hymen. « Eh ! qui ne connoît le dulces moriens reminiscitur
Argos? Qui ne se rappelle Ulysse errant loin de sa patrie, et désirant
pour tout bonheur d'apercevoir seulement la fumée de son palais?
Mercure le trouve assis tristement sur le rivage de l'île de Calypso : il
regardoit, en versant des 'pleurs, cette mer éternellement agitée (irre-
quietum),
ndvTov £7ï' àrpij'j'eTOv S'epxîajcSTO Jascpua Xetêwv.
Vers admirable, que Virgile a traduit en l'appliquant aux Troyennes
exilées.
Cunctaeque profundum
Pontum adspectabant fientes.
Ce fientes rejeté à la fin de la phrase est bien beau. Ossian a peint
avec des couleurs différentes, mais qui ont aussi beaucoup de char-
mes, une jeune femme morte loin de son pays, dans une terre étran-
gère.
« There lovely Moïna is often seen when the sunbeam darts on the rock ,
and ail around is dark. There she is seen, Malvina, but not like the daugh-
ters of the hill. Her robes are from the stranger's land; and she is still
alone. »
« Quand un rayon du soleil frappe le rocher, et que tout est obscur
alentour, c'est là (au tombeau de Carthon et de Clessamor) qu'on
voit souvent l'ombre de la charmante Moïna; on l'y voit souvent,
ô Malvina I mais non telle que les filles de la colline. Ses vêtements
sont du pays de l'étranger, et elle est encore solitaire. »
On devine, par la douceur des plaintes de l'auteur du poëme du
Printemps, qu'il avoit ce mal du pays, ce mal qui attaque surtout les
François loin de leur patrie. Monime, au milieu des barbares, ne pou-
voit oublier le doux sein de la Grèce. Les médecins ont appelé cette
tristesse de l'âme nostalgie, de deux mots grecs voaTc;, retour, et àx-^c;,
MÉLANGES LITTÉRAIRES. h'ol
douleur, parce qu'on ne peut la guérir qu'en retournant aux foyers
paternels. Eh! comment M. Michaud, qui sait faire soupirer sa lyre,
n'eût-il pas mis de la sensibilité dans un sujet que Gresset lui-même
n'a pu chanter sans s'attendrir ! Dans son ode sur V Amour de la Patrie
on trouve cette strophe touchante :
Ah ! dans sa course déplorée.
S'il succombe au dernier sommeil,
Sans revoir la douce contrée
Où brilla son premier soleil,
Là son dernier soupir s'adresse,
Là son expirante tendresse
Veut que ses os soient ramenés :
D'une région étrangère
La terre seroit moins légère
A ses mânes abandonnés!
Au milieu des douces consolations que la retraite fournit à notre
poëte exilé, il s'écrie :
0 beaux jours du printemps ! ô vallons enchantés !
Quel chef-d'œuvre des arts égale vos beautés?
Tout Voltaire vaut-il un rayon de l'aurore
Ou la moindre des fleurs que Zéphyr fait éclore?
Mais Voltaire (dont nous détestons d'ailleurs les impiétés tout autant
que M. Michaud) n'exprime-t-il pas quelquefois des sentiments aima-
bles'? N'a-t-il pas connu jusqu'à ces doux regrets de la patrie? « Je
vous écris à côté d'un poêle, dit-il à M""^ Denis, la tête pesante et
le cœur triste en jetant les yeux sur la rivière de la Sprée, parce que
la Sprée tombe dans l'Elbe, l'Elbe dans la mer, et que la mer reçoit la
Seine, et que notre maison de Paris est assez près de cette rivière. »
On dit qu'un François obligé de fuir pendant la terreur avoit
acheté de quelques deniers une barque sur le Rhin. Il s'y étoit logé
avec sa femme et ses deux enfants, ^i'ayant point d'argent, il n'y avoit
point pour lui d'hospitalité. Quand on le chassoit d'un rivage, il pas-
soit sans se plaindre à l'autre bord ; souvent , poursuivi sur les deux
rives, il étoit obligé de jeter l'ancre au milieu du fleuve. Il pêchoit
pour nourrir sa famille , mais les hommes lui disputoient encore les
secours de la Providence et lui envioient quelques petits poissons
qu'avoient mangés ses enfants. La nuit il cueilloit des herbes sèches
pour faire un peu de feu , et sa femme demeuroit dans de mortelles
1. M. Michaud a depuis corrigé ce passage.
h5S MÉLANGES LITTÉRAIRES.
angoisses jusqu'à son retour. Cette famille, à qui l'on ne pouvoît
reprocher que ses malheurs , n'avoit pas sur le vaste globe un seul
coin de terre où elle osât reposer sa tête. Obligée de se faire sauvage
entre quatre grandes nations civilisées, toute sa consolation étoit
qu'en errant dans le voisinage de la France, elle pouvoit quelquefois
respirer un air qui avoit passé sur son pays ' .
M. Michaud erroit ainsi sur les montagnes d'où il pouvoit du moins
découvrir la cime des arbres de la patrie. Mais comment passer le temps
sur un sol étranger? comment occuper ses journées? N'est-il pas tout
naturel alors d'alter visiter ces tombeaux champêtres où, pleines de
joie, des âmes chrétiennes ont terminé leur exil? C'est ce que fait
l'auteur du poëme du Piintemps; et, grâce à la saison qu'il a choisie,
l'asile de la mort est un beau champ couvert de fleurs.
Sous ces débris couverts d'une mousse légère.
Sous cet antique ormeau dont l'abri solitaire
Répand sur l'horizon un deuil religieux,
Reposent du hameau les rustiques aïeux.
Bravant les vains mépris de la foule insensée,
Jamais l'ambition ne troubla leur pensée.
Peut-être en ce cercueil, d'humbles fleurs entouré,
Dort un fils d'Apollon, d'Apollon ignoré,
Un héros dont le bras eût fixé la victoire,
Qui n'a point su combattre et qui mourut sans gloire;
Un Cromwell, un Sylla, du hameau dédaigné,
Qui respecta les lois et qui n'a point régné.
Ainsi la fleur qui naît sur les monts solitaires
Ne montre qu'au désert ses couleurs passagères ;
Et l'or, roi des métaux, cache en des souterrains
Son éclat trop funeste au repos des humains.
Peut-être l'auteur eût-il mieux fait de se rapprocher davantage du
poëte anglois qu'il imite. Il a substitué l'image de l'or enfoui dans les
entrailles de la terre à celle de la perle cachée dans le sein des mers; la
fleur qui ne montre qu'au désert ses couleurs passagères n'est peut-être
pas exactement la fleur qui est née pour rougir sans être vue (is bor
to blush unseen ^).
Full many a gem of purest ray screne,
The dark unfathom'd caves of océan bcar;
Full many a flower is born to blush unseen,
And waste its sweetness in the désert air.
1. Ce morceau est emprunté du Génie du Christianisme.
2. M. Michaud a depuis rectifié ces deux vers de la manière suivante :
« Ainsi, vain ornement d'une rive inconnue,
fc La rose du désert rougit sans être vue, etc. n
MÉLANGES LITTÉRAIRES. /j59
Nous avions essayé autrefois de rendre ainsi ces quatre vers, qu'on
doit juger avec indulgence, car nous Ee sommes pas poëte :
Ainsi brille la perle au fond des vastes mers ;
Ainsi passent aux champs des roses solitaires
Qu'on ne vcit point rougir, et qui, loin des bergères,
D'inutiles parfums embaument les déserts.
La vue de ces paisibles tombeaux rappelle au poëte ces S(^pultures
troublées où dormoient nos princes anéantis \ Leurs monuments ne
dévoient s'ouvrir qu'à la consommation des siècles ; mais un jugement
particulier de la Providence a voulu les briser avant la fin des temps.
Une effroyable résurrection a dépeuplé les caveaux funèbres de Saint-
Denis; les fantômes des rois sont sortis de l'ombre éternelle; mais,
comme s'ils avoient été épouvantés de reparoître seuls à la lumière
et de ne pas se retrouver dans le monde avec tous les morts, comme
parle le prophète, ils se sont replongés dans le sépulcre :
Et ces rois exhumés par la main des bourreaux
Sont descendus deux fois dans la nuit des tombeaux.
On voit par ces beaux vers que M. Michaud sait prendre tous les
tons.
C'est sans doute une chose bien remarquable que quelques-uns de
ces spectres, noircis parle cercueiF, eussent conservé une telle res-
semblance avec la vie, qu'on les a facilement reconnus. On a pu dis-
tinguer sur leur front jusqu'aux caractères des passions, jusqu'aux
nuances des idées qui les avoient jadis occupés. Qu'est-ce donc que
cette pensée de l'homme, qui laisse des traces si profondes jusque
dans la poudre du néant? Puisque nous parlons de poésie, qu'il nous
soit permis d'emprunter une comparaison d'un poëte : Milton nous dit
qu'après avoir achevé le monde, le Fils divin se rejoignit à son Prin-
cipe éternel , et que sa route à travers la matière créée fut marquée
longtemps après par un sillon de lumière : ainsi notre âme, en ren-
trant dans le sein de Dieu, laisse dans le corps mortel la trace glo-
rieuse de son passage.
On doit louer M. Michaud d'avoir fait usage de ces contrastes qui
réveillent l'imagination des lecteurs. Les anciens les employoient sou-
vent, même dans la tragédie. Un chœur de soldats veille à la garde du
camp des Troyens; la nuit fatale à Rhésus vient à peine de finir sa
1. BosscET. 2. Le visage de Louis XIV étoit d'un noir d'ébène.
ZiGO MÉLANGES LITTERAIRES.
course. Dans ce moment critique, croyez-vous que les gardes parlent
de combats, de surprises , qu'ils se retracent des images terribles?
Voici ce que dit le demi-chœur :
« Écoutez ! ces accents sont ceux de Philomèle, qui sur mille tons
variés déplore ses malheurs et sa propre vengeance. Les rives san-
glantes du Simoïs répètent ses accents plaintifs. J'entends le son de la
cornemuse; c'est l'heure où les bergers de l'Ida sortent pour paître
leurs troupeaux dans les riants vallons. Un nuage se répand sur mes
paupières appesanties ; une douce langueur s'empare de mes sens : le
sommeil versé par l'aurore est le plus délicieux. »
Avouons que nous n'avons pas assez de ces choses-là dans nos tra-
gédies modernes, toutes parfaites qu'elles puissent être, et soyons
assez justes pour convenir que Shakespeare a quelquefois trouvé ce
naturel de sentiment et cette naïveté d'images. Ce chœur d'Euripide
rappellera facilement au lecteur le dialogue de Roméo et de Juliette :
Est-ce l'alouette qui chante, etc. ?
Mais si nous avons banni de la scène tragique ces peintures pasto-
rales, qui en adoucissant la terreur augmentoient la '^itié, parce
qu'elles foisoient sourire sur un fond d'agonie, comme s'exprime Féne-
lon, nous les avons transportées, ces peintures (et avec beaucoup de
succès), dans des ouvrages d'un autre genre. Les modernes ont étendu
et enrichi le domaine de la poésie descriptive. M. Michaud lui-même
en fournit de beaux exemples :
De la cime des monts, tout prêt à disparoître,
Le jour sourit encore aux fleurs qu'il a fait naître.
Sur ces toits élevés, d'un ciel tranquille et pur
L'ardoise fait au loin étinceler l'azur,
Et le vitrau qui brille à la rive lointaine.
D'un vaste embrasement allumé dans la plaine
Montre aux regards trompés les feux éblouissants
Et ranime du jour les rayons pâlissants.
Le chantre du printemps, à ces vallons fidèle,
Charme l'écho du soir de sa plainte nouvelle ;
Et caché dans les bois, dans les bosquets touffus.
Il chante des malheurs aux Muses inconnus.
Tandis que la forêt, à sa voix attentive.
Redit ses doux accents et sa chanson plaintive
Au buisson épineux, au tronc des vieux ormeaux,
La muette Arachné suspend ses longs réseaux.
Un reste de clarté perce encor le feuillage.
Glisse sur l'eau du fleuve et meurt sur le rivage.
L'insecte qu'un soleil voit naître et voit périr,
Aux derniers feux du jour vient briller et mourir.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. /j61
La caille, comme moi sur ces bords étrangère,
Fait retentir les champs de sa voix printanière.
Sorti de son terrier, le lapin imprudent
Vient tomber sous les coups du chasseur qui l'attend :
Et par l'ombre du soir la perdrix rassurée
Redemande aux échos sa compagne égarée.
C'est ici le lieu de parler d'un reproche que M. Micliaud nous a fait
dans sa dissertation préliminaire ; il combat avec autant de goût que
de politesse notre opinion touchant la poésie descriptive. « L'auteur du
Génie du Christianisme, dit-il, attribue Vorigine de la poésie descrip-
tive à la religion chrétienne..., qui, en détruisant le charme attaché
aux fables mythologiques , a réduit les poètes à chercher la source de
l'intérêt dans la vérité et l'exactitude de leurs tableaux, etc. »
L'auteur du poëme du Printemps pense que nous nous sommes
trompé.
D'abord nous n'avons point attribué Voiigine de la poésie descrip-
tive au christianisme; nous lui avons seulement attribué son dévelop-
pement, ce qui nous semble une chose fort différente. De plus nous
n'avons eu garde de dire que le christianisme détruit le charme des
fables mythologiques ; nous avons cherché à prouver au contraire que
tout ce qu'il y a de beau dans la mythologie, tel, par exemple, que les
allégories morales, peut être encore employé par un poëte chrétien, et
que la véritable religion n'a privé les Muses que des fictions médiocres
ou dégoûtantes du paganisme. La perte des allégories physiques est-elle
donc si regrettable ! qu'importe que Jupiter soit l'éther, que Junon
soir l'air, etc.? Mais puisqu'un critique' dont les jugements sont des
lois a cru devoir aussi combattre notre opinion sur l'emploi de la
mythologie, qu'on nous permette de rappeler le chapitre qui fait
l'objet de la discussion.
Après avoir montré que les anciens n'ont presque pas connu la
poésie descriptice dans le sens que nous attachons à ce mot ; après
avoir fait voir que ni leurs poètes, ni leurs philosophes, ni leurs natu-
ralistes, ni leurs historiens n'ont fait de description de la nature,
nous ajoutons :
On ne peut guère soupçonner que des hommes aussi sensibles que l'étoient
les anciens aient manqué d'yeux pour voir la nature et de talent pour la
peindre. 11 fdut donc qu'une cause puissante les ait aveuglés. Or, cette cause
étoit la mythologie, qui, peuplant l'univers d'élégants fantômes, ôtoit à la
création sa gravité, sa grandeur, sa solitude et sa mélancolie. Il a fallu que le
i. M. DE Fo^TA^ES.
462 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
christianisme vînt chasser tout ce peuple de faunes, de satyres et de nym-
phes, pour rendre aux grottes leur silence et aux bois leur rêverie. Les
déserts ont pris sous notre culte un caractère plus triste, plus vague, plus'
sublime; le dôme des forêts s'est exhaussé, les fleuves ont brisé leurs petites
urnes, pour ne plus verser que les eaux de l'abîme, du sommet des mon-
tagnes. Le vrai Dieu, en rentrant dans ses œuvres, a donné son immensité à
ia nature
Des sylvains et des naïades peuvent frapper agréablement l'imagination,
pourvu toutefois qu'ils ne soient pas sans cesse reproduits. Nous ne voulons
point
...Chasser les Tritons de l'empire des eaux,
Oter à Pan sa flûte, aux Parques leurs ciseaux.
Mais, enfin, qu'est-ce que tout cela laisse au fond de l'âme ? qu'en résulte-
t-il pour le coeur? quel fruit peut en tirer la pensée? Oh! que le poëte chré-
tien est bien plus favorisé dans la solitude où Dieu se promène avec lui !
Libres de ce troupeau de dieux ridicules, qui les bornoient de toutes parts,
les bois se sont remplis d'une Divinité immense. Le don de prophétie et de
sagesse, le mystère et la religion, semblent résider éternellement dans leurs
profondeurs sacrées. Pénétrez dans ces forêts américaines aussi vieilles que
le monde, etc., etc.
Le principe étant ainsi posé, il nous semble qu'il est au moins inat-
taquable par le fond, mais on peut disputer sur quelques détails. On
demandera peut-être si nous ne trouvons rien de beau dans les allé-
gories antiques. Nous avons répondu à cette question dans le chapitre
où nous distinguons deux sortes d'allégories, l'allégorie morale et
l'allégorie physique. M. de Fontanes nous a objecté que les anciens
connoissoient aussi cette divinité solitaire et formidable qui habite
dans les bois. Mais n'en étions-nous pas convenu nous-même? n'avions-
nous pas dit : « Quant à ces dieux vagues que les anciens plaçoient
dans les bois déserts et sur les sites agrestes, ils étoient d'un bel
effet sans doute, mais ils ne tenoient plus au système mythologique :
l'esprit humain retomboit ici dans la religion naturelle. Ce que le
voyageur tremblant adoroit en passant ^ans les solitudes étoit quelque
chose ûHgnoré, quelque chose dont il ne savoit point le nom, et qu'il
appeloit la divinité du lieu. Quelquefois il lui donnoit le nom de Pan,
et Pan étoit le dieu universel. Les grandes émotions qu'inspire la
natuî'e sauvage n'ont point cessé d'exister, et les bois conservent
encore pour nous leur formidable divinité '. »
L'excellent critique que nous avons déjà cité soutient encore qu'il y
1. Génie du Cliristianisme, 2» partie, livre w, chap, n.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. Zj63
a des peuples païens qui ont connu la poésie descriptive. Sans doute,
et nous avions fait valoir cette circonstance même en faveur de notre
opinion, puisque les nations qui n'ont point connu les dieux de la
Grèce ont entrevu cette belle et simple nature que masquoit le système
mythologique.
On dit que les modernes ont abusé de la poésie descriptive. Avons-
nous avancé le contraire? Telles sont encore nos propres paroles :
« Peut-être objectera-t-on que les anciens avoient raison de regar-
der la poésie descriptive comme l'objet accessoire, et non comme
y objet principal du tableau ; je le pense aussi, et l'on fait de nos jours
un grand abus du genre descriptif; mais il n'en est pas moins vrai
que c'est un moyen de plus entre nos mains, et qu'il a étendu la
sphère des images poétiques sans nous priver de la peinture des
mœurs et des passions, telle que cette peinture existoit pour les
anciens ' . »
Enfin M. Michaud pense que le genre de poésie descriptive, tel qu'il
est aujourd'hui fixé, n'a commencé à être un genre à part que dans le
siècle dernier. Mais est-ce bien là le fond de la question ? Cela prouve-
roit-il que la poésie descriptive n'est pas due à la religion chrétienne?
Est-il bien certain d'ailleurs que cette poésie ne remonte qu'au siècle
dernier? Dans notre chapitre intitulé Partie historique de la poésie
descriptiiie chez les modernes, nous avons suivi les progrès de cette
poésie; nous l'avons vue commencer dans les écrits des Pères du
désert; de là se répandre jusque dans l'histoire, passer chez les
romanciers et les poètes du Bas-Empire ; bientôt se mêler au génie des
Maures, et atteindre sous le pinceau de l'Arioste et du Tasse un genre
de perfection trop éloigné de la vérité. Nos grands écrivains du siècle
de Louis XIV rejetèrent cette poésie descriptive italienne, qui ne par-
loit que de roses, de claires fontaines et de bois touffus. Les Anglois,
en l'adoptant, lui firent perdre son afféterie; mais ils la jetèrent dans
un autre excès, en la surchargeant de détails. Enfin, elle revint en
France dans le siècle dernier, se perfectionna sous la muse de
MM. Delille, Saint-Lambert et Fontanes, et acquit dans la prose de
Buffon et de Bernardin de Saint-Pierre une beauté qu'elle n'avoit point
encore connue.
Nous n'en jugerons pas par notre propre sentiment, car il est trop peu
de chose, et nous n'avons pas même, comme Chauiieu, pour le lende-
main.
Un peu de savoir-faire et beaucoup d'espérance;
1. Génie du Christianisme, note XV2.
4G4 MÉLANGES LITTERAIRES.
mais nous en appellerons à M. Michaud lui-même. Eût-il rempli ses
vers de tant d'agréables descriptions de la nature si le christianisme
n'avoit pris soin de débarrasser les bois des vieilles Dryades et des
éternels Zéphyrs? L'auteur du poëme du Printemps n'auroit-il point
été séduit par ses propres succès ? Il a fait un usage charmant de la
fable dans ses lettres sur le sentiment de la pitié, et l'on sait que Pygma-
lion adora sa statue. « Psyché, dit M. Michaud, voulut voir l'Amour;
elle approcha la lampe fatale, et l'Amour disparut pour toujours. Psyché
signifie âme dans la langue grecque. L'antiquité a voulu prouver, par
cette allégorie, que l'âme voyoit s'évanouir ses plus doux sentiments
à mesure qu'elle cherchoit à en pénétrer l'objet. » Cette explication
est ingénieuse ; mais l'antiquité a-t-elle vu cela dans la fable de
Psyché? Nous avons essayé de prouver que le charme du mystère,
dans les sentiments de la vie, est un des bienfaits que nous devons à
la délicatesse de notre religion. Si l'antiquité païenne a conçu la fable
de Psyché, il nous semble que c'est un chrétien qui l'interprète
aujourd'hui.
Il y a plus : le christianisme, en bannissant les fables de la nature,
a non-seulement rendu la grandeur aux déserts, mais il a même intro-
duit pour le poëte une autre espèce de mythologie pleine de charmes,
nous voulons dire la personnification des plantes. Lorsque l'héliotrope
étoit toujours Clytie, le mûrier toujours Thisbé, etc., l'imagination
du poëte étoit nécessairement bornée ; il n'auroit pu animer la nature
par des fictions autres que les fictions consacrées, sans commettre une
impiété. Mais la muse moderne transforme à son gré toutes les
plantes en nymphes, sans préjudice des anges et des esprits célestes
qu'elle peut répandre sur les montagnes, le long des fleuves et dans
les forêts. Sans doute il est possible d'abuser encore de la personni-
fication, et M. Michaud se moque avec raison du poëte Darwin, qui
dans ses Amours des Plantes représente le genista, le genêt, se pro-
menant tranquillement à l'ombre des bosquets de myrte. Mais si l'auteur
anglois est un de ces poètes dont parle Horace, qui sont condamnés à
faire des vers pour avoir déshonoré (minxerit) les cendres de leurs pères,
cela ne prouve rien quant au fond de la chose. Qu'un autre poëte,
avec plus de goût et de jugement, décrive Les Amours des Plantes, elles
lui offriront d'agréables tableaux. Lorsque, dans les chapitres que
M. Michaud attaque, nous avons dit :
«Voyez dans un profond calme, au lever de l'aurore, toutes les fleurs
de cette vallée : immobiles sur leurs tiges, elles se penchent en mille
attitudes diverses, et semblent regarder tous les points de l'horizon.
Dans ce moment même, où vous croyez que tout est tranquille, un
MELANGES LITTERAIRES. /tG5
grand mystère s'accomplit; la nature conçoit, et ces plantes sont
autant de jeunes mères tournées vers la région mystérieuse d'où leur
doit venir la fécondité. Les sylphes ont des sympathies moins aériennes,
des communications moins invisibles. Le narcisse livre aux ruisseaux,
sa race virginale; la violette confie aux zéphyrs sa modeste posté-
rité; une abeille cueille du miel de fleur en fleur, et sans le savoir
féconde toute une prairie; un papillon porte un peuple entier sur son
aile; un monde descend dans une goutte de rosée. Cependant toutes
les amours des plantes ne sont pas également tranquilles; il y en a
d'orageuses, comme celles des hommes. Il faut des tempêtes pour
marier, sur des hauteurs inaccessibles, le cèdre du Liban au cèdre du
Sinaï, tandis qu'au bas de la montagne le plus doux vent suffît pour
établir entre les fleurs un commerce de volupté. N'est-ce pas ainsi que
le soufile des passions agite les rois de la terre sur leurs trônes, tan-
dis que les bergers vivent heureux à leurs pieds? »
Cela est bien imparfait sans doute, mais du moins on entrevoit par
cette faible ébauche ce qu'un poëte habile pourroit tirer d'un pareil
sujet.
Ce sont vraisemblablement ces rapports des choses inanimées aux
choses animées qui ont été une des premières sources de la mytholo-
gie. Lorsque l'homme sauvage, errant au milieu des bois, eut satis-
fait aux premiers besoins de la vie, il sentit un autre besoin dans son
cœur, celui d'une puissance surnaturelle pour appuyer sa foiblesse.
La chute d'une onde, le murmure du vent solitaire, tous les bruits qui
s'élèvent de la nature, tous les mouvements qui animent les déserts,
lui parurent tenir à cette cause cachée. Le hasard lia ces effets locaux
à quelques circonstances heureuses ou malheureuses de ses chasses.
Une couleur particulière, un objet singulier ou nouveau le frappa peut-
être en même temps: de là le manitou du Canadien et le fétiche du
Nègre, la première de toutes les mythologies.
Cet élément des fausses croyances une fois développé, on vit s'ou-
vrir la vaste carrière des superstitions humaines. Les affections du
cœur se changèrent bientôt en divinités d'autant plus dangereuses,
qu'elles étoient plus aimables. Le sauvage qui avoit élevé le mont du
tombeau à son ami, la mère qui avoit rendu à la terre son petit enfant,
vinrent chaque année, à la chute des feuilles, le premier répandre des
larmes , la seconde épancher son lait sur le gazon sacré ; tous les
deux crurent que ces absents si regrettés, et toujours vivants dans
leurs pensées, ne pouvoient avoir cessé d'être. Ce fut sans doute l'ami-
tié en pleurs sur un monument qui retrouva le dogme de l'immortalité
de l'âme, et proclama la religion des tombeaux.
II. 30
466 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
Cependant l'homme sorti des forêts s'étoit associé à ses semblables.
Bientôt la reconnoissance ou la frayeur des peuples plaça des législa-
teurs, des héros et des rois au rang des divinités. En même temps
quelques génies aimés du ciel, un Orphée, un Homère, augmentèrent
les habitants de l'Olympe ; sous leurs pinceaux créateurs les accidents
de la nature se transformèrent en esprits célestes. Ces nouveaux dieux
régnèrent longtemps sur l'imagination enchantée des hommes : Anaxa-
gore, Démocrite, Épicure, essayèrent toutefois de lever l'étendard
contre la religion de leur pays. Mais (triste enchaînement des erreurs
humaines!) Jupiter étoit sans doute un dieu abominable, et pourtant
des atomes mouvants, une matière éternelle, valoient-ils mieux que
ce Jupiter armé de la foudre, et vengeur du crime?
C'étoit à la religion chrétienne qu'il étoit réservé de renverser les
autels des faux dieux, sans plonger les peuples dans l'athéisme et
sans détruire les charmes de la nature. Car, fùt-il certain, comme il
est douteux, que le christianisme ne puisse fournir aux poètes un
merveilleux aussi riche que celui de la fable, encore est-il vrai (et
M. Michaud en conviendra) qu'il a une certaine poésie de l'âme, nous
dirions presque une imagination du cœur dont on ne retrouve
aucune trace dans la mythologie. Les beautés touchantes qui émanent
de cette source feroient seules une ample compensation pour les ingé-
nieux mensonges de l'antiquité. Tout est machine et ressort, tout est
extérieur, tout est fait pour les yeux dans les tableaux du paganisme ;
tout est sentiment et pensée, tout est intérieur, tout est créé pour
l'âme dans les peintures de la religion chrétienne. Quel charme de
méditation ! quelle profondeur de rêverie ! Il y a plus d'enchantements
dans une de ces larmes divines que le christianisme fait répandre que
dans toutes les riantes erreurs de la mythologie. Avec une Notre-
Dame des Douleurs, une Mère de Pitié, quelque saint obscur , patron
de l'aveugle, de l'orphelin, du misérable, un auteur peut écrire une
page plus attendrissante qu'avec tous les dieux du Panthéon. C'est
bien là aussi de la poésie ! c'est bien là du merveilleux ! Mais voulez-
vous du merveilleux plus sublime, contemplez la vie et les douleurs
du Christ, et souvenez-vous que votre Dieu s'est appelé le Fils de
l'homme. Nous oserons le prédire, un temps viendra que l'on sera tout
étonné d'avoir pu méconnoître les beautés admirables qui existent
dans les seuls noms, dans les seules expressions du christianisme, et
l'on aura de la peine à comprendre comment on a pu se moquer de
cette religion céleste de la raison et du malheur.
SUR L'HISTOIRE
LA VIE DE JÉSUS-CHRIST
DU PERE DE LIGNY,
DE LA COMPAGNIE DE JESUS.
Juin 1802.
L'histoire de la vie de Jésus-Christ est un des derniers ouvrages que
nous devons à cette société célèbre dont presque tous les membres
étoient des hommes de lettres distingués. Le père de Ligny, né à
Amiens en 1710, survécut à la destruction de son ordre et prolongea
jusqu'en 1788 une carrière commencée au temps des malheurs de
Louis XIV et finie à l'époque des désastres de Louis XVL Si vous ren-
contriez dans le monde un ecclésiastique âgé, plein de savoir, d'esprit,
d'aménité, ayant le ton de la bonne compagnie et les manières d'un
homme bien élevé, vous étiez disposé à croire que cet ancien prêtre
étoit un jésuite. L'abbé Lenfant avoit aussi appartenu à cet ordre,
qui a tant donné de martyrs à l'Église. Il avoit été l'ami du père de
Ligny, et c'est lui qui le détermina à publier son Histoire de la Vie de
Jésus-Christ.
Cette histoire n'est qu'un commentaire de l'Évangile, et c'est ce qui
fait son mérite à nos yeux. Le père de Ligny cite le texte du Nouveau
Testament et paraphrase chaque verset de deux manières : l'une en
expliquant moralement et historiquement ce qu'on vient de lire;
l'autre en répondant aux objections que l'on a pu faire contre le pas-
sage cité. Lç premier commentaire court dans la page avec le texte,
comme dans la Bible du père de Carrières; le second est rejeté en note
au bas de la page. Ainsi l'auteur, offrant de suite et par ordre les
divers chapitres des évangiles; faisant observer leurs rapports, ou
fiSS MÉLANGES LITTÉRAIRES.
conciliant leurs apparentes contradictions, développe la vie entière du
Rédempteur du monde.
L'ouvrage du père de Ligny étoit devenu rare et la Société Typo-
graphique a rendu un véritable service à la religion en réimprimant
ce livre utile. On connoît dans les lettres françoises plusieurs Vies de
Jèsus-Clirist ; mais aucune ne réunit comme celle du père de Ligny
les deux avantages d'être à la fois une explication de l'Écriture et une
réfutation des sophismes du jour. La Vie de Jésus-Chrisl par Saint-
Réal manque d'onction et de simplicité : il est plus aisé d'imiter
Salluste et le cardinal de Retz ' que d'atteindre au ton de l'Évangile.
Le père de Montreuil, dans sa Vie de Jésus-Christ , retouchée par le
pèreBrignon, a conservé au contraire bien du charme du Nouveau
Testament. Son style, un peu vieilli, contribue peut-être à ce charme:
l'ancienne langue françoise, et surtout celle qu'on parloit sous
Louis XIII, étoit très-propre à rendre l'énergie et la naïveté de l'Écri-
ture. Il seroit bien à désirer qu'on en eût fait une bonne traduction à
cette époque : Sacy est venu trop tard. Les deux plus belles versions
modernes de la Bible sont les versions espagnole et angloise. La der-
nière, qui a souvent la force de l'hébreu, est du règne de Jacques I";
la langue dans laquelle elle est écrite est devenue pour les trois
royaumes une espèce de langue sacrée, comme le texte samaritain
pour les Juifs : la vénération que les Anglois ont pour l'Écriture en
paroît augmentée, et l'ancienneté de l'idiome semble encore ajouter à
l'antiquité du livre.
Au reste, il ne faut pas se dissimuler que toutes les histoires de
Jésus-Christ qui ne sont pas, comme celle du père de Ligny, un simple
commentaire du Nouveau Testament sont en général de mauvais et
même de dangereux ouvrages. Cette manière de défigurer l'Évangile
nous est venue des protestants, et nous n'avons pas observé qu'elle en
a conduit un grand nombre au socinianisme. Jésus-Christ n'est point
un homme; on ne doit point écrire sa vie comme celle d'un simple
législateur. Vous aurez beau raconter ses œuvres de la manière la plus
touchante, vous ne peindrez jamais que son humanité; sa divinité
vous échappera. Les vertus de l'homme ont quelque chose de corporel,
si nous osons parler ainsi, que l'écrivain peut saisir; mais il y a dans
les vertus du Christ un intellectuel, une spiritualité qui se dérobe à la
1. La Conjuration du comte de Fiesque, par le cardinal de Retz, semble avoir
servi de modèle à la Conjuration de Venise, par Saint-Réal : il y a entre ces doux
ouvrages la difrûreiice qui existe toujours entre l'original et la copie, entre celui qui
écrit de verve et do génie, et celui qui à force de travail parvient à imiter cette
verve et ce génie avec plus ou moins de ressemblance et de bonheur.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. ^60
matérialité de nos expressions. C'est cette vérité dont parle Pascal, si
fine et si déliée, que nos instruments grossiers ne peuvent la toucher
sans en ècacher la pointe*. La divinité du Christ n'est donc et ne peut
être que dans l'Évangile, où elle brille parmi les sacrements inef-
fables institués par le Sauveur et au milieu des miracles qu'il a faits.
Les apôtres seuls ont pu la rendre, parce qu'ils écrivoient sons l'inspi-
ration de l'Esprit-Saint, Ils avoient été témoins des merveilles opérées
par le Fils de l'homme; ils avoient vécu avec lui : quelque chose de
sa divinité est demeuré empreint dans leur parole sacrée , comme les
traits de ce céleste Messie restèrent, dit-on, imprimés dans le voile
mystérieux qui servit à essuyer ses sueurs.
Sous le simple rapport du goi^it et des lettres, il y a d'ailleurs quel-
que danger à transformer ainsi l'Évangile en une histoire de Jésus-
Christ. En donnant aux faits je ne sais quoi d'humain et de rigoureu-
sement historique ; en en appelant sans cesse à une prétendue raison,
qui n'est souvent qu'une déplorable folie ; en ne voulant prêcher que
la morale entièrement dépouillée du dogm.e, les protestants ont vu
périr chez eux la haute éloquence. Ce ne sont en effet ni les Tillot-
son, ni les Wilkins, ni les Goldsraith, ni les Blair, malgré leur mérite,
que l'on peut regarder comme de grands orateurs, et surtout si on les
compare aux Basile, aux Chr^'sostome, aux Ambroise, aux Bourdaloue
et aux Massillon. Toute religion qui se fait un devoir d'éloigner le
dogme et de bannir la pompe du culte se condamne à la sécheresse.
Il ne faut pas croire que le cœur de l'homme privé du secours de
l'imagination soit assez abondant de lui-même pour nourrir les flots
de l'éloquence. Le sentiment meurt en naissant s'il ne trouve autour
de lui rien qui puisse le soutenir, ni images qui prolongent sa durée,
ni spectacles qui le fortifient, ni dogmes qui, l'emportant dans la
région des mystères, préviennent ainsi son désenchantement. Le pro-
testantisme se vante d'avoir banni la tristesse de la religion chrétienne;
mais, dans le culte catholique. Job et ses saintes mélancolies, l'ombre
des cloîtres, les pleurs du pénitent sur le rocher, la voix d'un Bossuet
autour d'un cercueil, feront plus d'hommes de génie que toutes les
maximes d'une morale sans éloquence et aussi nue que le temple oii
elle est prêchée.
Le père de Ligny avoit donc sagement considéré son sujet lorsqu'il
s'est borné dans sa Vie de Jésus-Christ à une simple concordance des
évangiles. Et qui pourroit se flatter d'ailleurs d'égaler la beauté du
Nouveau Testament? Un auteur qui auroit une pareille prétention ne
1. Pensées de Pascal.
/i70 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
seroit-il pas déjà jugé? Chaque évangéliste a un caractère particulier,
excepté saint Marc, dont l'évangile ne semble être que l'abrégé de
celui de saint Mathieu. Saint Marc toutefois étoit disciple de saint
Pierre, et plusieurs ont pensé qu'il a écrit sous la dictée de ce prince
des apôtres. Il est digne de remarque qu'il a raconté aussi la faute
de son maître. Cela nous semble un mystère sublime et touchant, que
Jésus-Christ ait choisi pour chef de son Église précisément le seul de
ses disciples qui l'eût renié. Tout l'esprit du christianisme est là : saint
Pierre est l'Adam de la nouvelle loi ; il est le père coupable et repen-
tant des nouveaux Israélites ; sa chute nous enseigne en outre que la
religion chrétienne est une religion de miséricorde , et que Jésus-
Christ a établi sa loi parmi les hommes sujets à l'erreur, moins encore
pour l'innocence que pour le repentir.
L'évangile de saint Mathieu est surtout précieux pour la morale.
C'est un apôtre qui nous a transmis le plus grand nombre de ces
préceptes en sentiments, qui sortoient aveo tant d'abondance des
entrailles de Jésus-Christ.
Saint Jean a quelque chose de plus doux et de plus tendre. On
reconnoît en lui le disciple que Jésus aimoit, le disciple qu'il voulut
avoir auprès de lui au jardin des Oliviers, pendant son agonie. Sublime
distinction sans doute ! car il n'y a que l'ami de notre âme qui soit
digne d'entrer dans le mystère de nos douleurs. Jean fut encore le
seul des apôtres qui accompagna le Fils de l'homme jusqu'à la croix.
Ce fut là que le Sauveur lui légua sa mère : 3Iater, ecce filius tuus;
'discipulus, ecce mater tua. Mot céleste! parole ineffable! le disciple
bien aimé qui avoit dormi sur le sein de son maître avait gardé de
lui une image ineffaçable : aussi le reconnut-il le premier après sa
résurrection. Le cœur de Jean ne put se méprendre aux traits de son
divin ami, et la foi lui vint de la charité.
Au reste, l'esp-rit de tout l'évangile de saint Jean est renfermé dans
cette maxime qu'il alloit répétant dans sa vieillesse : cet apôtre,
rempli de jours et de bonnes œuvres, ne pouvant plus faire de longs
discours au nouveau peuple qu'il avoit enfanté à Jésus-Christ, se
contcntoit de lui dire : Mes petits enfants, aimez- vous les uns les
autres.
Saint Jérôme prétend que saint Luc étoit médecin , profession si
noble et si belle dans l'antiquité, et que son évangile est la médecine
de l'àmo. Le langage de cet apôlre est pur et élevé : on voit que c'étoit
un homme versé dans les lettres, et qui connoissoit les affaires et les
hommes de son temps. Il entre dans son récit à la manière des anciens
historiens ; vous croyez entendre Hérodote :
MÉLANGES LITTÉRAIRES. hll
«1. Comme plusieurs ont entrepris d'écrire l'iiistoire des choses
qui se sont accomplies parmi nous;
« 2. Suivant le rapport que nous en ont fait ceux qui d<'S le com-
mencement les ont vues de leurs propres yeux et qui ont été les
ministres de la parole,
« 3. J'ai cru que je devois aussi, très-excellent Théophile, après avoir
été exactement informé de toutes ces choses, depuis leur commence-
ment, vous en écrire par ordre toute l'histoire. »
Notre ignorance est telle aujourd'hui qu'il y a peut-être des gens de
lettres qui seront étonnés d'apprendre que saint Luc est un très-grand
écrivain, dont l'évangile respire le génie de l'antiquité grecque et
hébraïque. Qu'y a-t-il de plus beau que tout le morceau qui précède
la naissance de Jésus-Christ?
«Au temps d'Hérode, roi de Judée, il y avoit un prêtre nommé
Zacharie, du sang d'Abia : sa femme étoit aussi de la race d'Aaron, et
s'appeloit Elisabeth.
« Ils étoient tous deux justes devant Dieu... Ils n'avoient point d'en-
fants, parce qu'Elisabeth étoit stérile et qu'ils étoient tous deux avancés
en âge. »
Zacharaie offre un sacrifice ; un ange lui apparoU debout à côté de
l'autel des parfums. Il lui prédit qu'il aura un fils , que ce fils s'appel-
lera Jean, qu'il sera le précurseur du Messie, et qu'il réunira le cœur
des pères et des enfants. Le même ange va trouver ensuite une vierge
qui demeurait en Israël, et lui dit : « Je vous salue, ô pleine de grâce,
le Seigneur est avec vous. » Marie s'en va dans les montagnes de la
Judée; elle rencontre Elisabeth, et l'enfant que celle-ci portoit dans
son sein tressaille à la voix de la Vierge qui devoit mettre au jour le
Sauveur du monde. Elisabeth, remplie tout à coup de l'Esprit-Saint,
élève la voix, et s'écrie : « Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et
le fruit de votre sein sera béni.
« D'où me vient le bonheur que la mère de mon Sauveur vienne
vers moi ?
« Car lorsque vous m'avez saluée, votre voix n'a pas plus tôt frappé
mon oreille, que mon enfant a tressailli de joie dans mon sein. »
Marie entonne alors le magnifique cantique : « 0 mon âme, glorifie'
le Seigneur. »
L'histoire de la crèche et des bergers vient ensuite. Une troupe nom^
breuse de l'armée céleste chante pendant la nuit : Gloire à Dieu dans le
ciel et paix aux hommes sur la terre ! mot digne des anges, et qui est
comme l'abrégé de la religion chrétienne.
Nous croyons connoître un peu l'antiquité, et nous osons assurer
hl2 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
qu'on chercheroit longtemps chez les beaux génies de Rome et de la
Grèce avant d'y trouver rien qui soit à la fois aussi simple et aussi
merveilleux.
Quiconque lira l'Évangile avec un peu d'attention y découvrira à
tous moments des choses admirables, qui échappent d'abord, à cause
de leur extrême simplicité. Saint Luc , par exemple , en donnant la
généalogie du Christ, remonte jusqu'à la naissance du monde. Arrivé
aux premières générations, et continuant à nommer les races, il dit :
Cainan qui fuit Henos, qui fuit Selh, qui fuit Adam, qui fuit Dei; le
simple mot, qui fuit dei, jeté là, sans commentaire et sans réflexion,
pour raconter la création, l'origine, la nature, les fins et le mystère de
l'homme, nous semble de la plus grande sublimité.
Il faut louer le père de Ligny, qui a senti qu'on ne devoît rien
changer à cette chose, et qu'il n'y avoit qu'un goût égaré et un chris-
tianisme mal entendu qui pouvoient ne pas se contenter de pareils
traits. Son Histoire de Jésus -Christ offre une nouvelle preuve de cette
vérité que nous avons avancée ailleurs, savoir que les beaux -arts
chez les modernes doivent au culte catholique la majeure partie de
leurs succès. Soixante gravures, d'après les maîtres des écoles ita-
lienne, françoise et flamande, enrichissent le bel ouvrage que nous
annonçons : chose bien remarquable! qu'en voulant ajouter quelques
tableaux à une Vie de Jésus-Christ, on s'est trouvé avoir renfermé dans
ce cadre tous les chefs-d'œuvre de la peinture moderne ' !
On ne sauroit trop donner d'éloges à la Société Typographique , qui
dans si peu do temps nous a donné avec un goût et un discernement
parfait des ouvrages si généralement utiles : les Sermons choisis de
Bossuet et de Fénelon, les Lettres de saint François de Sales, et plu-
sieurs autres excellents livres, sont tous sortis des mêmes presses, et
ne laissent rien à désirer pour l'exécution.
L'ouvrage du père de Ligny, embelli par la peinture, doit recevoir
encore un autre ornement non moins précieux ; M. de Ronald s'est
chargé d'en écrire la préface : ce nom seul promet le talent et les
lumières, et commande le respect et l'estime. Eh ! qui pourroit mieux
parler des lois et des préceptes de Jésus-Christ que l'auteur du Divorce,
de la Législation primitive et de la Théorie du pouvoir politique et reli-
gieux?
N'en doutons point, ce culte insensé, cette folie de la croix, dont une
superbe sagesse nous annonçoit la chute prochaine, va renaître avec
i. Raphad, Michel -Ange, le Dominicain, le Carraclic, Paul Véronèsc, le Titien,
Léonard de Vinci, le Gucichin, Lanfrauc, le Poussin, Le Sueur, Rubens, etc.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. /i73
une nouvelle force ; la palme de la religion croît toujours à l'égal des
pleurs que répandent les chrétiens, comme l'herbe des champs reverdit
dans une terre nouvellement arrosée. C'étoit une insigne erreur de
croire que l'Évangile étoit détruit, parce qu'il n'étoit plus défendu par
les heureux du monde. La puissance du christianisme est dans la
cabane du pauvre, et sa base est aussi durable que la misère de
l'homme sur laquelle elle est appuyée. « L'Église, » dit Bossuet (dans
un passage qu'on croiroit échappé à la tendresse de Fénelon, s'il n'avoit
un tour plus original et plus élevé), « l'Église est fille du Tout-Puis-
sant; mais son père, qui la soutient au dedans, l'abandonne souvent
aux persécuteurs, et, à l'exemple de Jésus-Christ, elle est obligée de
crier, dans son agonie : 3Ion Dieu! mon Dieu! pourquoi m' avez-vous
délaissée' 7 Son Époux est le plus puissant, comme le plus beau et le
plus parfait de tous les enfants des hommes-; mais elle n'a entendu
sa voix agréable, elle n'a joui de sa douce et désirable présence qu'un
moment^. Tout d'un coup il a pris la fuite avec une course rapide : et
plus vile qu'un faon de biche, il s'est élevé au-dessus des plus hautes
montagnes*. Semblable à une épouse désolée, l'Église ne fait que
gémir; et le chant de la tourterelle délaissée^ est dans sa bouche.
Enfin, elle est étrangère et comme errante sur la terre, où elle vient
recueillir les enfants de Dieu sous ses ailes; et le monde, qui s'efforce
de les lui ravir, ne cesse de traverser son pèlerinage ®. »
Il peut le traverser, ce pèlerinage, mais non pas l'empêcher de s'ac-
complir. Si l'auteur de cet article n'en eût pas été persuadé d'avance,
il en seroit maintenant convaincu par la scène qui se passe sous ses
yeux ^. Quelle est cette puissance extraordinaire qui promène ces cent
mille chrétiens sur ces ruines? Par quel prodige la croix reparoît-elle
en triomphe dans cette même cité ou naguère une dérision horrible la
traînoit dans la fange ou le sang? D'oij renaît cette solennité proscrite?
Quel chant de miséricorde a remplacé si soudainement le bruit du
canon et les cris des chrétiens foudroyés? Sont-ce les pères, les mères,
les frères , les sœurs , les enfants de ces victimes qui prient pour les
1 . Deus meus ! Deus meus ! ut quid dereliquisti me?
2. Speciosus forma prae filiis hominum. (Psal. xliv, 3.)
3. Amicus sponsi, qui stat et audit eum, gaudio gaudet propter vocom sponsi.
(JOANM., 111,29.)
4. Fuge, dilecte mi, et assimilare capreae hinnuloque cervorum super moutea
aromatum. [Cant.,\m^ H.)
5. Vox turturis audita est in terra nostra. ( Cant., ii, 12.)
0. Oraison funèbre de M. Le Tellier.
1. L'auteur écrivit ceci à Lyon, le jour de la Fête-Dieu.
hlU MÉLANGES LITTERAIRES.
ennemis de la foi, et que vous voyez à genoux de toutes parts, aux
fenêtres de ces maisons délabrées et sur les monceaux de pierres où
le sang des martyrs fume encore? Les collines chargées de monas-
tères, non moins religieux, parce qu'ils sont déserts; ces deux fleuves
où la cendre des confesseurs de Jésus-Christ a si souvent été jetée,
tous les lieux consacrés par les premiers pas du christianisme dans les
Gaules; cette grotte de saint Pothin, les catacombes d'Irénée, n'ont
point vu de plus grands miracles que celui qui s'opère aujourd'hui. Si
en 1793, au moment des mitraillades de Lyon, lorsque l'on démolis-
soit les temples et que l'on massacroit les prêtres ; lorsqu'on prome-
noit dans les rues un âne chargé des ornements sacrés, et que le bour-
reau, armé de sa hache, accompagnoit cette digne pompe de la Raison ,
si un homme eût dit alors : « Avant que dix ans se soient écoulés, un
prince de l'Église , un archevêque de Lyon , portera publiquement le
saint-sacrement dans les mêmes lieux ; il sera accompagné d'un nom-
breux clergé; de jeunes filles vêtues de blanc, des hommes de tout
âge et de toute profession, suivront, précéderont la pompe, avec des
fleurs et des flambeaux ; ces soldats trompés que l'on a armés contre
la religion paroîtront dans cette fête pour la protéger; » si un homme,
disons-nous, eût tenu un pareil langage, il eût passé pour un vision-
naire; et pourtant cet homme n'eût pas dit encore toute la vérité. La
veille même de cette pompe , plus de dix mille chrétiens ont voulu
recevoir le sceau de la foi : le digne prélat de cette grande commune
a paru, comme saint Paul, au milieu d'une foule immense, qui lui
demandoit un sacrement si précieux dans les temps d'épreuve, puis-
qu'il donne la force de confesser l'Évangile. Et ce n'est pas tout encore :
des diacres ont été ordonnés, des prêtres ont été sacrés. Dira-t-on que
les nouveaux pasteurs cherchent la gloire et la fortune? Où sont les
bénéfices qui les attendent, les honneurs qui peuvent les dédommager
des travaux qu'exige leur ministère? Une chétive pension alimentaire,
quelque presbytère à moitié ruiné, ou un réduit obscur , fruit de la
charité des fidèles : voilà tout ce qui leur est promis. 11 faut encore
qu'ils comptent sur les calomnies, sur les dénonciations, sur les
dégoûts de toutes espèces : disons plus, si un homme tout-puissant reti-
roit sa main aujourd'hui, demain le philosophisme feroit tomber les
prêtres sous le glaive de la tolérance, ou rouvriroit pour eux les phi-
lanthropiques déserts de la Guyane. Ah! lorsque ces enfants d'Aaron
sont tombés la face contre terre; lorsque l'archevêque, debout devant
l'autel, étendant les mains sur les lévites prosternés, a prononcé ces
paroles : Accipe jugum Domini, la force de ces mots a pénétré tous les
cœurs et rempli tous les yeux de larmes; ils l'ont accepté, le joug du
MÉLANGES LITTÉRAIRES. /i75
Seigneur , ils le trouveront d'autant plus léger, omis ejiis levé, que les
hommes cherchent à l'appesantir. Ainsi, malgré les prédictions des
oracles du siècle, malgré les progrès de l'esprit humain, l'Église croît
et se perpétue, selon l'oracle bien plus certain de celui qui l'a fondée :
et quels que soient les orages qui peuvent encore l'assiégor, elle triom-
phera des lumières des sophistes, comme elle a triomphé des ténèbres
des barbares.
SUR UNE NOUVELLE ÉDITION
ŒUVRES COMPLÈTES DE ROLLIN.
Février 1803.
Les amis des lettres observent depuîs quelque temps avec un plaisir
extrême que l'on commence à revenir de toutes parts à ces principes
du goût et de la raison dont on n'auroit jamais dû s'écarter. On aban-
donne peu à peu les systèmes qui nous ont fait tant de mal ; on ose
examiner et combattre les jugements incroyables prononcés par la
littérature du dix-huitième siècle. La philosophie, jadis trop féconde ,
semble à présent menacée de stérilité, tandis que la religion fait éclore
chaque jour de nouveaux talents et voit se multiplier ses disciples.
Un symptôme non moins équivoque du retour des esprits aux idées
saines, c'est la réimpression des livres classiques que l'ignorance et le
dédain ridicule des philosophes avoient rejetés. Rollin , par exemple,
tout chargé qu'il est des trésors de l'antiquité, ne paroissoit plus digne
de servir de guide aux écoliers d'un siècle de lumière, qui auroit eu
grand besoin lui-même d'être renvoyé à l'école'.
Des hommes qui avoient passé quarante ans de leur vie à faire en
conscience quelques excellents volumes pour l'instruction de la jeu-
nesse; des hommes qui, dans le silence de leur cabinet, vivoient fami-
lièrement avec Homère, Démosthène, Cicéron, Virgile; des hommes
qui étoient si simplement et si naturellement vertueux, qu'on ne son-
geoitpas même à louer leurs vertus; des hommes de cette sorte se
voyoient préférer une mécliante espèce de charlatans sans science, sans
gravité, sans mœurs. Les poétiques d'Aristote, d'Horace, de Boileau,
étoient remplacées par des poétiques pleines d'ignorance, de mauvais
1. On sent qu'il s'agit ici du siècle on général, et non de quelques hommes dont
les talents feront toujours la gloire de la France.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. i77
goût, de principes erronés et de faux jugements. On répétoit d'après
le maître :
Boilcau, correct auteur de quelques bons écrits,
Zoïle de Quinault
On répétoit d'après l'écolier :
Sans feu, sans verve et sans fécondité,
Boileau copie
Quand le respect pour les modèles est perdu à un tel degré , il ne
faut plus s'étonner de voir une nation retourner à la barbarie.
Heureusement l'opinion du siècle qui commence cherche à prendre
un autre cours. Dans un moment oîi l'on s'empresse de revenir aux
anciennes méthodes d'enseignement, on apprendra sans doute avec
plaisir que l'on prépare une édition des œuvres complètes de Rollin...
Cette belle entreprise est dirigée par un homme qui conserve le dépôt
sacré des traditions et de l'autorité des siècles , et qui méritera dans
la postérité le titre de restaurateur de l'école de Boileau et de Racine.
La vie de Rollin qui doit précéder l'édition de ses Œuvres est déjà
imprimée, et nous l'avons sous les yeux : elle est également remar-
quable par la simplicité et la douce chaleur du style, et par la mesure
des opinions, et par la jeunesse des idées. Nous n'aurons qu'un regret
en faisant connoître aux lecteurs quelques fragments de cette vie,
c'est de ne pouvoir nommer l'auteur, jeune et modeste, à qui nous en
sommes redevables.
Après avoir parlé de la naissance de Rollin et de son entrée comme
boursier au collège des Dix-huit, l'écrivain de sa vie ajoute :
(( Le jeune Rollin ne connut point ces mouvements de fierté qui
accompagnent des connoissances nouvellement acquises, et qui cèdent
par la suite à une instruction plus étendue. Son bon naturel se déve-
loppoit avec son intelligence, et on le trouvoit plus aimable à mesure
qu'il devenoit plus savant. Il faut dire que ses progrès rapides, dont
on ne parloit dans le monde qu'avec une sorte d'étonnement, redou-
bloient encore la tendresse de son heureuse mère. Et sans doute elle
n'étoit pas moins flattée de voir chez elle les personnes les plus con-
sidérables par leur rang et leur naissance, qui venoient la féliciter, en
îui demandant, comme une faveur, que le jeune étudiant passât les
jours de congé avec leurs enfants qui étoient au même collège, et fût
associé à leurs plaisirs comme à leurs exercices...
« Les deux fils de M. Le Pelletier, alors ministre, qui étoient de la
même classe que Rollin, avoient trouvé un redoutable concurrent dans
Zi78 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
ce nouveau venu. M. Le Pelletier, qui connoissoit tous les avantages
de l'émulation, cherchoit tous les moyens de l'entretenir. Quand le
jeune boursier étoit empereur, ce qui lui arrivoit souvent, il lui en-
voyoit la gratification qu'il avoit coutume.de donner à ses fils; et
ceux-ci aimoient tendrement leur rival. Les jours de congé, ils l'ame-
noient chez eux dans leur carrosse, le conduisoient chez sa mère s'il
le désiroit, et l'attendoient avec complaisance tout le temps qu'il vou-
loit y rester.
« Un jour elle remarqua que son fils, en montant en voiture, pre-
noit sans façon la première place. Elle commençoit à lui en faire une
réprimande sévère, comme d'un manque de bienséance et de poli-
tesse ; mais le précepteur qui étoit là l'interrompit avec douceur, et
lui représenta que M. Le Pelletier avoit réglé qu'on se rangerait tou-
jours dans le carrosse suivant l'ordre de la classe. Rollin conserva
toute sa vie pour le protecteur de sa jeunesse un respect tendre et
une reconnoissance qu'il ne croyoit jamais pouvoir acquitter. Il fut
l'ami constant de ses fils, surveilla l'éducation des fils de ses compa-
gnons d'étude, et s'attacha de plus en plus à cette respectable famille,
par ce sentiment aimable qui se nourrit des souvenirs de l'enfance et
s'étend à tout le reste de la vie. Tel étoit le fruit de cette éducation
vraiment sociale. Les jeunes gens, au sortir des études, se disper-
soient dans le monde, suivant leurs différentes conditions : mais on y
rencontroit un ami de collège avec la joie que l'on éprouve au retour
d'un voyageur chéri et longtemps attendu. On se rappeloit la foi jurée,
les plaisirs de l'enfance, et souvent ces douces amitiés de collège sont
devenues un patronage honorable auquel la France a dû la plupart de
ses grands hommes. »
'1 nous semble que ce passage est bien touchant : on y entend l'ac-
cent d'un cœur françois ; on y trouve quelque chose de grave et de
tendre, comme les vieux magistrats, et les jeunes amis de collège dont
l'auteur rappelle le souvenir. Il est remarquable que ce n'étoit qu'en
France, dans ce pays célèbre par la frivolité de ses habitants, que l'on
voyoit ces augustes familles distinguées par la sévérité de leurs mœurs.
Les Harlay, les de Thou, les Lamoignon, les d'Aguesseau, formoient
un contraste singulier avec le caractère général de la nation. Leurs
halMtudes sérieuses, leurs vertus intègres, leurs opinions incorrup-
tibles, étoient comme une expiation qu'ils offroient sans cesse pour
l'inconstance et la légèreté du peuple. Ils rendoient à l'État des ser-
vices de plus d'un sorte : ce Mathieu Mole, qui fit entreprendre à
Duchesne la collection des historiens de France, exposa plusieurs fois
sa vie dans les troubles de la Fronde, comme son père, Edouard MoIé,
MÉLAiNGLS LITÏÉKAIRES. /j79
avoit bravé les fureurs de la Ligue pour assurer la couronne à Henri IV.
C'étoit ce même Mathieu, fjlus brave que Gustave et M. le Prince ', qui
répondoit, lorsqu'on vouloit l'empêcher de s'exposer à la rage du
peuple : Six pieds de terre feront toujours raison au plus grand homme
du monde. C'est agir comme le vieux Gaton, et parler comme le vieux
Corneille.
Rollin étoit un homme rare, qui avoit presque du génie à force de
science, de candeur et de bonté. Ce n'est que parmi les titres obscurs
des services rendus à l'enfance que l'on peut trouver les documents
de sa gloire. C'est là que l'auteur de sa vie a cherché les traits dont il
a composé un tableau plein de naïveté et de douceur : il se plaît à
nous montrer Rollin chargé de l'éducation de la jeunesse. Le tendre
respect que le nouveau recteur conservoit pour ses anciens maîtres,
son amour et ses sollicitudes pour les enfants qui lui étoient confiés,
tout cela est peint avec beaucoup de charme, et toujours avec le ton
convenable au sujet. Quand l'auteur parle ensuite des ouvrages de
Rollin, et qu'il entre dans des discussions importantes, il montre un
esprit nourri de bonnes doctrines, et une tête capable de concevoir des
idées fortes et sérieuses. Mous en citerons un exemple.
Dans un passage où il s'agit des principes de l'éducation et des
reproches qu'on a faits à l'ancienne manière d'enseigner, l'auteur dit :
« On a trouvé des inconvénients plus graves dans l'enseignement
de l'université, qui, ramenant sans cesse, a-t-on dit, sous les regards
du jeune homme les héros et les vertus des républiques anciennes,
l'entretient dans des maximes et des pensées contraires à l'ordre
social. Quelques-uns même ont vu sortir des collèges les doctrines
d'anarchie et de révolution. Assurément, tout est mortel à ceux qui
sont déjà malades, et cette remarque accuse le temps où elle a été
faite. Cependant, quoiqu'on puisse la justifier par des exemples parti-
culiers, elle ne peut être une objection contre l'enseignement de l'uni-
versité que lorsqu'on séparera les objets qu'elle y réunissoit toujours :
je veux dire les exemples d'héroïsme et les maximes propres à exciter
l'enthousiasme de la religion, qui les épure et les conforme à l'ordre.
Aussi Rollin ne les sépare-t-il point. Si quelquefois il abandonne son
disciple à une admiration toute naturelle pour des actions éclatantes,
il est prompt à le retenir dans les bornes légitimes. Il revient sur ses
pas : il examine ce héros païen à la clarté d'une lumière plus sûre et
plus pénétrante, et il montre tout ce qui lui a manqué, et par l'excès
et par l'imperfection de ses vertus.
1. Mémoires du cardinal de Retz. ^
/,80 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
« C'est donc toujours avec ce divin tempérament que l'on doit pro-
poser au jeune homme des vertus sans convenance et des maximes
enivrantes et trop fortes pour sa raison ; mais aussi l'on ne craint plus
d'échauffer son cœur lorsqu'on est sûr de la règle qui doit le diriger.
Alors l'admiration des héros de l'antiquité, aussi favorable à la vertu
que les chefs-d'œuvre où ils sont célébrés, est féconde pour le talent,
et toute l'éducation s'accomplit. Cette instruction classique contribue
à l'ornement de toute la vie, par une multitude de maximes et de
comparaisons qui se mêlent aux diverses situations de l'homme public
et répandent sur les actions les plus communes une sorte de dignité
qui prépare l'élégance des mœurs. J'aime à croire qu'au milieu de
l'étude et des travaux champêtres qui remplissoient leurs loisirs, nos
illustres magistrats de la France trouvoient un charme secret dans le
souvenir des Fabricius et des Caton, qui avoient été l'objet de l'en-
thousiasme de leur jeunesse. En un mot, ces instincts vertueux qui
défendirent les républiques anciennes contre le vice des institutions
et des lois sont comme une excellente nature que la religion achève.
Non-seulement elle en réprime l'énergie dangereuse et les ennoblit
par des motifs plus purs, mais elle les élève, par la règle même qu'elle
leur impose, à une hauteur encore plus héroïque, qui assure la pré-
éminence des caractères que nous admirons dans nos histoires
modernes. »
On peut appliquer ici pour jugement à l'auteur la comparaison qui
suit immédiatement ce morceau, aussi bien pensé que bien écrit :
« C'est ainsi que dans les ouvrages immortels auxquels nous sommes
toujours ramenés par un attrait inépuisable on reconnoît l'expression
d'une belle imagination soumise à une raison forte et sévère, mais
enrichie de ses privations mêmes, et qui, venant à se déclarer par
intervalles, atteste toute la grandeur de la conquête. »
Le reste de la vie de Rollin est rempli par ces petits détails qui
plaisoient tant à Plutarque, et qui lui faisoient dire :
« Comme les peintres qui font des portraits cherchent surtout la
ressemblance dans les traits du visage, et particulièrement dans les
yeux, oîi éclatent les signes les plus sensibles des mœurs et du naturel,
il faut qu'on me permette de rechercher dans l'âme les principaux
traits, afin qu'en les rassemblant je fasse de la vie des grands hommes
un portrait vivant et animé '. »
On nous saura gré de citer en entier le mouvement oratoire par
lequel l'auteur termine son ouvrage :
i. In vita Alex,
MELANGES LITTÉRAIRES. /)81
u Louis XVI, frappé d'une renommée si touchante, a acquitté ce
que nous devions à la mémoire de Rollin : il a élevé son nom jus-
qu'aux noms les plus fameux, en ordonnant qu'on lui dressât une
;tatue au milieu des Bossuet et des Turenne. Le vénérable j asteur de
a jeunesse s'avance vers la postérité au milieu des grands hommes
ïui ont illustré le beau siècle de la France. S'il ne les a point égalés,
A nous apprend à les admirer. Comme eux, il eut dans ses écrits le
naturel des anciens , dans sa conduite les vertus qui conservent les
forces de l'esprit et deviennent même de véritables talents ; comme
eux, il grandira toujours, et la reconnoissance publique ajoutera sans
cesse à sa gloire.
(i En racontant les travaux et les simples événements qui rempli-
rent la vie de Rollin, nous nous sommes quelquefois reporté à une
époque qui s'éloigne de nous tous les jours, et une réflexion doulou-
reuse s'est mêlée à nos récits. JNous avons parlé des études françoises,
et il n'y a pas longtemps qu'elles étoient interrompues. Nous avons
retracé le gouvernement et la discipline des collèges où s'élevoit une
jeunesse heureuse loin des séductions de la société, et la plupart sont
encore déserts!... Nous avons rappelé les services de cette université
célèbre et vénérable par ses souvenirs, ses antiques honneurs, et cet
esprit de corps qui perpétuoit la tradition des bonnes études et les
maîtres qui dévoient la répandre..., et elle n'est plus, et elle a péri
comme tout ce qui étoit grand et utile I Les quartiers même où floris-
soit l'université de Paris témoignent le deuil de cette destruction :
leur célébrité n'y attire plus sans cesse de nouveaux habitants, et la
population s'est écoulée vers d'autres lieux, pour y donner le spectacle
d'autres mœurs. Où sont les éducations sévères qui préparoient des
âmes fortes et tendres? Où sont les jeunes gens modestes et savants
qui unissoient l'ingénuité de l'enfance aux qualités solides qui annon-
cent l'homme? Où est la jeunesse de la France?... Une génération
nouvelle lui a succédé...
(c Qui pourroit redire les plaintes et les reproches qui s'élèvent tous
les jours contre ces nouveaux venus? Hélas! ils croissoient presque à
l'insu des pères, au milieu des discordes civiles, et ils sont absous par
les malheurs publics, car tout leur a manqué, l'instruction, les remon-
trances, les bons exemples, et ces douceurs de la maison paternelle
qui disposent les enfants aux sentiments vertueux et leur mettent sur
les lèvres un sourire qui ne s'efface plus... Cependant, ils n'en témoi-
gnent aucun regret, ils ne rejettent point en arrière un regard de
tristesse. On les voit errer dans les places publiques et remplir les
théâtres comme s'ils n'avoient qu'à se reposer des travaux d'une lon-
yt. 31
/i82 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
gue vie. Les ruines les environnent, et ils passent devant elles sans
éprouver seulement la curiosité ordinaire à un voyageur : ils ont déjà
oublié ces temps d'une éternelle mémoire!...
« Génération vraiment nouvelle, et qui sera toujours distincte et
marquée d'un caractère singulier, qui la sépare des temps anciens et
des temps à venir, elle ne transmettra point ces traditions qui sont
l'honneur des familles, ni ces bienséances qui défendent les mœurs
publiques, ni ces usages qui sont les liens de la société. Elle marche
vers un terme inconnu, entraînant avec elle nos souvenirs, nos
bienséances, nos mœurs, nos usages : les vieillards ont gémi de se
trouver plus étrangers à mesure que leurs enfants se multiplient sur
la terre...
« Maintenant le jeune homme, jeté comme par un naufrage à l'en-
trée de sa carrière, en contemple vainement l'étendue. Il n'enfante
que des désirs mourants et des projets sans consistance. Il est
privé de souvenirs, et il n'a plus le courage de former des espérances.
Il se croit désabusé, et il n'a point d'expérience. Son cœur est flétri,
et il n'a point eu de passions. Comme il n'a pas rempli les différentes
époques de sa vie, il ressent toujours au dedans de lui-même quel-
que chose d'imparfait qui ne s'achèvera pas. Ses goûts et ses pen-
sées, par un contraste affligeant, appartiennent à la fois à tous les
âges , mais sans rappeler le charme de la jeunesse ni la gravité de
l'âge mûr. Sa vie entière se présente comme une de ces années ora-
geuses et frappées de stérilité où l'on diroit que le cours des saisons
et l'ordre de la nature sont intervertis. Dans cette confusion, les
facultés les plus heureuses se sont tournées contre elles-mêmes. La
jeunesse a été en proie à des tristesses extraordinaires, aux fausses
douceurs d'une imagination bizarre et emportée, au mépris superbe
de la vie, à l'indifférence qui naît du désespoir; une grande maladie
s'est manifestée sous mille formes diverses. Ceux même qui ont été
assez heureux pour échapper à cette contagion des esprits ont attesté
toute la violence qu'ils ont soufferte. Ils ont franchi brusquement
toutes les époques du premier âge, et se sont assis parmi les anciens,
qu'ils ont étonnés par une maturité précoce , mais sans y trouver ce
qui avoit manqué à leur jeunesse.
« Peut-être en est-il de ces derniers qui visitent quelquefois ces
asiles de la science dont ils ont été exilés. Alors voyant ces vastes
enceintes qui retentissent de nouveau du bruit des jeux et des triom-
phes classiques, ces hautes murailles oi!i on lit toujours les noms à
demi effacés de quelques grands hommes de la France, ils sentent
revivre en eux des regrets amers et des désirs plus douloureux que les
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 483
regrets. Ils demandent encore cette éducation qui porte des fruits
pour toute la vie, et qui ne se remplace point. Ils demandent tant de
plaisirs innocents qu'ils n'ont pas connus; ils demandent jusqu'à ces
peines et ces chagrins de l'enfance qui laissent des souvenirs si ten-
dres et si sensibles. Mais c'est inutilement : voilà qu'après avoir con-
sumé bientôt quinze années, cette grande portion de la vie humaine,
dans le silence et pourtant au milieu des révolutions des empires, ils
n'ont survécu aux compagnons de leur âge, et pour ainsi dire à eux-
mêmes, que pour toucher à ce terme où l'on ne fait plus que des
pertes sans retour. Ainsi donc, ils seront toujours livrés à un gémisse-
ment secret et inconsolable, et désormais ils resteront exposés aux
regards d'une autre génération qui les presse, comme des sentinelles
qui lui crieront de se détourner des routes funestes oîi ils se sont
égarés.
a Leur voix sera entendue, etc., etc.. »
Ce morceau suffiroit seul pour justifier les éloges que nous avons
donnés à cette Vie de Rollin. On peut y remarquer des beautés du
premier ordre, exprimées avec éloquence, et quelques-unes de ces
pensées que l'on ne trouve que chez les grands écrivains. Kous ne
saurions trop encourager l'auteur à s'abandonner à son génie. Jusqu'à
présent une timidité naturelle au vrai talent lui a fait rechercher les
sujets les moins élevés ; mais il devroit peut-être essayer de sortir du
genre tempéré qui retient son imagination dans des bornes trop
étroites. On s'aperçoit aisément dans la Vie de Rollin qu'il a sacrifié
partout des richesses. En parlant du bon recteur de l'université, il
s'est prescrit la modération et la réserve; il a craint de blesser des
vertus modestes en répandant sur elles une trop vive lumière : on
diroit qu'il s'est souvenu de cette loi des anciens, qui ne permettoit
de chanter les dieux que sur le mode le plus grave et le plus doux de
la lyre.
SUR
LES ESSAIS DE MORALE
ET DE POLITIQUE.
Décembre 1805.
On peut trouver plusieurs causes du succès prodigieux des romans
pendant ces dernières années : il y en a une principale, indépendante
du goût et des mœurs. Fatigué des déclamations de la philosophie,
on s'est jeté par besoin de repos dans les lectures frivoles ; on s'est
délassé des erreurs de l'esprit par celles du cœur : les dernières
n'ont du moins ni la sécheresse ni l'orgueil des premières; et, à tout
considérer, s'il falloit faire un choix dans le mal , la corruption des
sentiments seroit peut-être préférable à la corruption des idées : un
cœur vicieux peut revenir à la vertu ; un esprit pervers ne se corrige
jamais.
Mais l'esprit humain tourne sans cesse dans le même cercle, et les
romans nous ramèneront aux ouvrages sérieux , comme les ouvrages
sérieux nous ont conduits aux romans. En effet, ceux-ci commencent
à passer de mode; les auteurs cherchent des sujets plus propres à
satisfaire la raison ; les livres sérieux reparoissent. Nous avons déjà
eu le plaisir d'annoncer la Législation j^rimitive de M. de Bonald :
entre les jeunes gens distingués par le tour grave de leur esprit, nous
avons fait remarquer l'auteur de la Vie de Rollin : aujourd'hui les
Essais de Morale et de Politique sont une nouvelle preuve de notre
retour aux études solides.
Cet ouvrage a pour but de montrer qu'une seule forme de gouver-
nement convient à la nature de l'homme. De là deux parties ou deux
divisions dans l'ouvrage : dans la première on pose les faits ; dans la
seconde on conclut : c'est-à-dire que dans l'une on traite de la nature
de l'homme, et que dans l'autre on fait voir quel est le gouvernement
le plus conforme à cette nature.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. ^85
Les facultés dont se compose notre esprit, les causes des égarements
de notre esprit, la force de notre volonté, l'ascendant de nos passions,
l'amour du beau et du bon , ou notre penchant pour la vertu , sont
donc l'objet de la première partie.
Que l'homme doit vivre en société; qu'il y a une sorte de nécessité
venant de Dieu ; qu'il y a des gouvernements factices et un gouverne-
ment naturel; que les mœurs sont des habitudes que nous ont
données ou nous ont laissés prendre les lois : telles sont à peu près les
questions qu'on examine dans la seconde partie.
C'est toucher, comme on le voit, à ce qui fit dans tous les temps
l'objet des recherches des plus grands génies. L'auteur a su prouver
qu'il n'y a point de matière épuisée pour un homme de talent, et que
des principes aussi féconds seront éternellement la source de vérités
nouvelles.
Une gravité naturelle et soutenue, un ton ferme sans jactance,
noble sans enflure, des vues fines et quelquefois profondes, enfin
cette mesure dans les opinions, cette décence de la bonne compagnie,
d'autant plus précieuses qu'elles deviennent tous les jours plus rares :
telles sont les qualités qui nous paroissent recommander cet ouvrage
au public.
Nous choisirons quelques morceaux propres à donner aux lecteurs
une idée du style des Essais, et de la manière dont l'auteur a traité
des sujets si graves. Dans le chapitre intitulé, Rapports des deux
natures de l'homme, voici comme il parle de l'union de l'âme avec le
corps : « Son âme et son corps sont tellement unis, qu'ils sont obligés,
pour ainsi dire, d'assister réciproquement à leurs jouissances et d'en
modifier la nature, pour qu'ils puissent y participer également. Dans
les plaisirs du corps on retrouve ceux de l'âme, et dans les plai-
sirs de l'âme on retrouve ceux du corps. Le corps exige dans les
objets de ses penchants quelques traces de ce beau ou de ce bon ,
sujet de l'éternel amour de l'âme. Il veut qu'elle lui vante le bonheur
dont il jouit, et qu'elle lui applaudisse en le partageant. L'âme, et
c'est sa misère , ne peut saisir ce qu'elle aime que sous des formes et
par des moyens qui lui sont fournis par le corps... Les deux natures
de l'homme confondent ainsi leurs désirs, unissent leurs forces, et se
concertent ensemble pour arriver à leurs desseins... L'âme découvre
pour le corps une foule de plaisirs qu'il ignoreroit toujours; elle lui
conserve la mémoire de ceux qu'il a goûtés, et dans les temps de
disette elle le nourrit de l'image des objets qu'elle a chéris... »
Tout cela me semble ingénieux, agréable, bien dit, délicatement
observé. On lira avec le même plaisir le chapitre sur les Causes et les
/,86 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
Suites des Égarements de l'esprit. Si l'on troiivoit ce portrait de l'er-
reur dans les Caractères de La Bruyère, on le remarqueroit peut-être.
« Vainement on calomnie les passions. Elles ne sont que la cause
ies maux dont l'erreur est le principe. Les passions s'usent; il faut
Men qu'elles se reposent : l'erreur est éternelle et ne se fatigue
jamais. Les passions entraînent ceux qu'elles tourmentent, les aveu-
glent , et souvent les abîment. L'erreur conduit avec méthode , con-
seille avec prudence; elle n'ôtepas la connoissance, et laisse éviter le
danger; elle est austère et même inexorable* et le mal qu'elle fait
commettre, on l'exécute avec la rigueur du devoir; elle éclaire le
crime, elle s'entend avec l'orgueil, et tous les crimes qu'elle fait com-
mettre, l'orgueil les récompense. »
Qui ne reconnoît ici la philosophie du dernier siècle ? Pour faire un
portrait aussi fidèle, il ne suffisoit pas d'avoir le modèle sous les yeux;
il falloit encore posséder, dans un degré éminent, le talent du peintre.
Jusque ici nous n'avons cité que la première partie des Essais. Dans
la seconde , consacrée à l'examen des gouvernements , on remarquera
surtout deux chapitres sur l'Angleterre. L'auteur, cherchant à prouver
que la monarchie absolue est le seul gouvernement naturel ou con-
forme à la nature de l'homme, fait la peinture de la monarchie
angloise, dont le gouvernement, selon lui , n'est pas naturel. Par une
idée ingénieuse il attribue aux anciennes mœurs des Anglois, c'est-à-
dire aux mœurs qui ont précédé leur constitution de 1688, ce qu'il y
a de bon parmi eux, tandis qu'il soutient que les vices du peuple et
du gouvernement de la Grande-Bretagne naissent pour la plupart de
la constitution actuelle de ce pays.
Ce système a l'avantage d'expliquer les contradictions que l'on
remarque dans le caractère de la nation britannique. Il est vrai que
l'auteur est alors obligé de prouver que les Anglois du temps
d'Henri VIII étoient plus heureux et valoient mieux que les Anglois
d'aujourd'hui , ce qui pourroit souffrir quelques difficultés ; il est
encore vrai que l'auteur a contre lui V Esprit des Lois. Montesquieu
parle aussi de l'inquiétude des Anglois, de leur orgueil, de leurs
changements de partis , des orages de leur liberté ; mais il voit tout
cela comme des conséquences nécessaires et non funestes d'une mo-
narchie mixte ou tempérée. On lit dans Tacite ce passage singulier :
Nam cunctas nationes et urbes populus, autprîmores, aut singuli
regunt : dilecta ex his et conslituta reip. forma laudari facilius quam
evenire; vel si evenit, haud diulurna esse potest. D'où il résulte que
Tacite avoit conçu l'idée d'un gouvernement à peu près semblable à
celui de l'Angleterre, et qu'en le regardant comme le meilleur en
MÉLAISGES LITTÉRAIRES. /f87
théorie, il le jugeoit presque impossible en pratique. Aristote et Cicé-
ron semblent avoir partagé l'opinion de Tacite, ou plutôt Tacite avoit
puisé cette opinion dans les écrits du philosophe et de l'orateur. Ces
autorités sont de quelque poids, sans doute; mais l'auteur des Essais
répondroit avec raison que nous avons aujourd'hui de nouvelles
lumières qui nous empêchent de penser comme Aristote, Cicéron,
Tacite et Montesquieu. Quoi qu'il en soit, les juges sont maintenant
nombreux dans cette cause : plusieurs milliers de François ayant vécu,
pendant leur exil, en Angleterre, peuvent avoir appris à connoître le
fort et le foible des lois de ce pays.
Le dernier chapitre des Essais renferme des considérations sur le
génie des peuples, et sur le but de la société, qui est le bonheur.
L'auteur pense que l'ordre et le repos sont les deux plus sûrs moyens
d'arriver à ce but. Son tableau de l'Égj^pte nous a rappelé quelque
chose des belles pages de Platon sur les Perses et le ton calme, élevé,
moral, du philosophe de l'Académie.
Au reste, il y a dans cet ouvrage un assez grand nombre d'opinions
que nous ne partageons pas avec l'auteur. II soutient, par exemple,
quil existe un degré de civilisation qui exclut le despotisme et le rend
impossible ; qu'il y aurait trop de lumières à éteindre ; qu'il n'y a point
de despotisme oii l'on crie au despote, etc.
C'est contredire , il nous semble , le témoignage de l'histoire. Nous
seroit-il permis de faire observer à l'auteur que la corruption des
mœurs marche de front avec la civilisation des peuples, et que si la
dernière présente des moyens de liberté, la première est une source
inépuisable d'esclavage?
Il n'y a point de despotisme oii l'on crie au despote. Sans doute quand
le cri est public, général, violent, quand c'est toute une nation qui
parle sans contrainte. Mais dans quel cas cela peut-il avoir lieu?
Quand le despote est foible, ou quand, à force de maux, il a poussé à
bout ses esclaves. Mais si le despote est fort, que lui importeront les
gémissements secrets de la foule ou l'indignation impuissante de quel-
que honnête homme? 11 ne faut pas croire d'ailleurs que le plus rude
despotisme produise un silence absolu , excepté chez les nations bar-
bares. A Rome, sous les Néron même et sous les Tibère, on faisoit dea
satires, et l'on alloit à la mort : morituri te saiutant.
Dans un autre endroit, l'auteur suppose que la société primitive
étant devenue trop nombreuse, on s' assembla et l'on convint. C'est donc
admettre un contrat social, et retomber dans toutes les chimères phi-
losophiques que les Essais combattent avec tant de succès !
Quelques points de métaphysique demanderoient aussi plus de déve-
Zi88 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
loppement. On lit page 8/j : Toutes les âmes sont égales; leurs rféue-
loppements ne peuvent dépendre que de la conformation des organes.
Page 21 : L'esprit est une faculté; une faculté estune puissance... Il n'y
a point d'idées fausses, mais des appellations fausses, etc.
11 y a là-dessus vingt bonnes querelleS' à faire à l'auteur, et si l'on
pressoit un peu ses raisonnements, on les mèneroit à des conséquences
dont il seroit lui-même effrayé. Mais nous ne voulons point élever de
question intempestive , et quelques propositions douteuses ne gâtent
rien à un ouvrage d'ailleurs rempli de principes excellents.
Nous ne nous permettrons plus de combattre qu'une seule défini-
tion. L'imagination se montre dans tous les instants, dit l'auteur. Quel
que soit l'objet qu'il examine, l'esprit doué de cette qualité est toujours
frappé des rapports les moins abstraits.
L'auteur semble n'avoir été frappé lui-même que d'une des facultés
de l'imagination , celle de peindre les objets matériels : il a pris la
partie pour le tout. Nous lui soumettons les observations suivantes :
Considérée en elle-même, l'imagination s'applique à tout et revêt
toutes les formes : elle a quelquefois l'air du génie , de l'esprit , de la
sensibilité, du talent; elle affecte tout, parle tous les langages; elle
sait emprunter, quand elle le veut, jusqu'au maintien austère de la
sagesse, mais elle ne peut être longtemps sérieuse ; elle sourit sous le
masque : patuit dea.
Prise séparément, l'imagination est donc peu de chose. Mais c'est
un don inestimable lorsqu'elle se joint aux autres facultés de l'esprit :
c'est elle alors qui donne la chaleur et la vie ; elle se combine de mille
manières avec le génie, l'esprit , la tendresse du cœur, le talent. Elle
achève, pour ainsi dire, les heureuses dispositions qu'on a reçues de
la nature, et qui sans l'imagination resteroient incomplètes et sté-
riles. Elle marche, ou plutôt elle vole, devant les facultés auxquelles
elle s'allie; elle les encourage à la suivre, les appelle sur sa trace,
leur découvre des routes nouvelles. Mariée au génie, elle a créé Homère
et Milton, Bossuet et Pascal, Cicéron et Démosthène, Tacite et Mon-
tesquieu ; unie au talent et à la tendresse de l'âme, elle a formé Virgile
et Racine, La Fontaine et Fénelon; de son mélange avec le talent et
l'esprit, on a vu naître Horace et Voltaire*.
L'auteur veut que l'imagination ne soit frappée que des ropporti
les moins abstraits. Jusque ici on lui avoit fait le reproche contraire; on
l'avoit accusée d'un trop grand penchant à la contemplation et à \e
1. 11 ne s'agit pas ici de jugements rigoureux. Racine avoit du génie, Bossuet de
l'esprit, etc. On n'indique à présent que les traits caractéristiques.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. /t89
mysticité. C'est sur ses ailes que les âmes ardentes s'élèvent à Dieu ;
c'est elle qui a conduit au désert et dans les cloîtres tant d'hommes
qui ne vouloient plus s'occuper des images de la terre. Bien plus, c'est
par la seule imagination que l'on peut concevoir la spiritualité de
l'âme et V immatérialité des esprits : tant elle est loin de ne saisir que
le côté matériel des choses !
Et les plus grands métaphysiciens ne sont-ils pas distingués surtout
par l'imagination? N'est-ce pas cette imagination qui a valu à Platon
le nom de rêveur, et à Descartes celui de songe-creux? Platon avec
ses harmonies. Descartes avec ses tourbillons, Gassendi avec ses
atomes, Leibnitz avec ses monades, n'étoient que des espèces de poètes
qui iinaginoient beaucoup de choses. Cependant c'étoient aussi de
grands géomètres ; car les grands géomètres sont encore des hommes
à grande imagination. Enfin , Malebranche, qui voyoit tout en Dieu ,
et qui passa sa vie à faire la guerre à l'imagination, en étoit lui-même
un prodige ; Sénèque, au milieu de ses trésors, écrivoit sur le mépris
des richesses.
Mais nous voulons que l'auteur des Essais nous serve de preuve
contre lui-même. Il s'occupe des sujets les plus sérieux, et cependant
son style est plein d'imagination. On lit page 95 ce morceau contre
l'égoïsme, qui semble être échappé à l'âme de Fénelon :
a 11 faut que l'homme unisse sa vie à quelque autre vie. Sa pensée
elle-même a besoin d'une douce union pour devenir féconde. L'égoïsme
est court dans ses vues; il reste sans lumière, solitaire et sans gloire.
Nos facultés ne se développent jamais d'une manière aussi heureuse
que lorsque le cœur est rempli des sentiments les plus doux. Belle
nature d'un être qui ne s'aime jamais tant que lorsqu'il s'oublie, et
qui peut trouver son bonheur dans un entier dévouement. »
Nous conseillons à l'auteur de maltraiter un peu moins cette ima-
gination, qui lui prête un si heureux langage. Il seroit trop long de
citer tous les morceaux de ce genre que l'on trouve dans les Essais.
Nous ne pouvons cependant nous refuser à transcrire cet autre pas-
sage , parce qu'il fait connoître l'auteur : « Le genre humain , dit-il ,
paroît blasé. Les générations qui naissent, désenchantées par l'expé-
rience des générations qui les ont précédées, considèrent froidement
leur carrière et spéculent sans jouir. Et moi, qu'on doit accuser ici
de présomption ou de confiance, j'appartiens à l'une de ces généra-
tions tardives, et je n'ai point échappé au malheur commun ; du moins
je déplore mes misères, et je n'ose en parler qu'en tremblant. Porté
naturellement à l'étude des choses qui font le sujet de cet ouvrage,
je fus entraîné à écrire par les goûts de mon esprit et la continuité de
490 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
mes loisirs : ce sont de simples réflexions que je publie. On y recon-
noîtra, j'espère, un amour pur du vrai. J'aimerois mieux les anéantir
jusqu'à la moindre trace que d'apprendre qu'elles renferment une
opinion qui puisse égarer. »
Rien n'est plus noble, plus touchant, plus aimable que ce mouve-
ment; rien ne fait tant de plaisir que de rencontrer de pareils traits
au milieu d'un sujet naturellement sévère. On peut appliquer ici à
l'auteur le mot du poète grec : « Il sied bien à un homme armé de
jouer de la lyre. »
On prétend aujourd'hui qu'il faut toujours, dans l'examen des
ouvrages, faire une part à la critique : nous l'avons donc faite. Cepen-
dant nous l'avouerons, si nous étions condamné à jouer souvent le
triste rôle de censeur, ce qu'à Dieu ne plaise, nous aimerions mieux
suivre l'exemple d'Aristote, qui, au lieu de blâmer les fautes d'Homère,
trouve douze raisons (àj^tâj;.» ^M^sxa) pour les excuser. Nous pourrions
encore reprocher à l'auteur des Essais quelques amphibologies dans
l'emploi des pronoms et quelque obscurité dans la construction des
phrases ; toutefois son livre, où l'on trouve différents genres de mérite,
est purgé de ces fautes de goût que tant d'autres laissent échapper
dans leurs premiers.ouvrages. Racine même ne fut pas exempt d'affec-
tation et de recherche dans sa jeunesse ; et le grand , le sublime, le
grave Bossuet fut un bel esprit de l'hôtel Rambouillet. Ses premiers
sermons sont pleins d'antithèses, de battologies et d'enflure de style.
Dans un endroit, il s'écrie tout à coup : a Vive l'Éternel ! » Il appelle
les enfants la recrue continuelle du genre humain ; il dit que Dieu nous
donne par la mort un apparter)ient dans son palais. Mais ce rare génie,
épuré par la raison qu'amènent naturellement les années , ne tarda
pas à paroître dans toute sa beauté : semblable à un fleuve qui, en
s'éloignant de sa source, dépose peu à peu le limon qui troubloit son
eau et devient aussi limpide, au milieu de son cours, que profond et
majestueux.
Par une modestie peu commune, l'auteur des Essais ' ne s'est point
nommé à la tête de son ouvrage ; mais on assure que c'est le dernier
descendant d'une de ces nobles familles de magistrats qui ont si long-
temps illustré la France. Dans ce cas, nous serions moins étonné de
l'amour du beau, de l'ordre et de la vertu, qui règne dans les Essais;
nous ne ferions plus un mérite à l'auteur de posséder un avantage
héréditaire, nous ne louerions que son talent.
1. L'auteur des Essais de morale et de politique est M. le comte Mole, aujour-
d'hui ministre d'Lltat, pair de France.
SUR
LES MEMOIRES DE LOUIS XIV.
Mars 180G.
Depuis quelque temps les journaux nous annonçoient les Œuvres
de Louis XIV. Ce titre avoit choqué les personnes qui attachent encore
quelque prix à la justesse des termes et à la décence du langage. Elles
observoient qu'un auteur peut seul appeler OEuvres ses propres tra-
vaux, lorsqu'il les livre lui-même au public ; qu'il faut en outre que
cet auteur soit pris dans les rangs ordinaires de la société, et qu'il ait
écrit non de simples Mémoires historiques, mais des ouvrages de
science ou de littérature ; que dans tous les cas un roi n'est point un
auteur de profession , et que par conséquent il ne publie jamais des
Œuvres.
11 est vrai que dans l'antiquité les premiers empereurs romains
cultivoient les lettres; mais ces empereurs avoient été de simples
citoyens avant de s'asseoir sur la pourpre. César n'étoit qu'un chef de
légion lorsqu'il écrivit l'histoire de la conquête des Gaules, et les Com-
mentaires du capitaine ont fait depuis la gloire de l'empereur. Si les
Maximes de Marc-Aurèle honorent encore aujourd'hui sa mémoire,
Claude et Néron s'attirèrent le mépris même du peuple romain pour
avoir recherché les triomphes du poëte et du littérateur.
Dans les monarchies chrétiennes , où la dignité royale a été mieux
connue, on a vu rarement le souverain descendre dans une lice où la
victoire même n'est presque jamais sans honte, parce que l'adversaire
est presque toujours sans noblesse. Quelques princes d'Allemagne, qui
ont mal gouverné, ou qui ont même perdu leur pays pour s'être livrés
k l'étude des sciences, excitent plutôt notre pitié que notre admira-
tion. Denys, maître d'école à Corinthe, étoit aussi un roi homme de
lettres. On voit encore à Vienne une Bible chargée de notes de la main
de Charlemagne ; mais ce monarque ne les avoit écrites que pour lui-
même, et pour satisfaire sa piété. Charles V, François I", Henri IV,
Charles IX, aimèrent les lettres sans avoir la prétention de devenir
Zi92 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
auteurs. Quelques reines de France ont laissé des vers, des Nouvelles,
des Mémoires : on a pardonné à leur dignité en faveur de leur sexe.
L'Angleterre, d'où nous sont venus de dangereux exemples, compte
seule plusieurs écrivains parmi ses monarques : Alfred, Henri VIII,
Jacques l^"", ont fait de véritables livres; mais le roi auteur par excel-
lence, dans les siècles modernes, c'est Frédéric. Ce prince a-t-il perdu,
a-t-il gagné en renommée à la publication de ses OEuvrcsl Question
que nous n'aurions pas de peine à résoudre si nous ne consultions
que notre sentiment.
Nous avons été d'abord un peu rassuré en ouvrant le Recueil que
nous annonçons. Premièrement, ce ne sont point des OEuvres, ce sont
de simples Mémoires faits par un père pour l'instruction de son fils.
Eh! qui doit veiller à l'éducation de ses enfants, si ce n'est un roi?
Peut-on jamais trop inspirer l'amour des devoirs et de la vertu aux
princes d'où dépend le bonheur de tant d'hommes? Plein d'un juste
respect pour la mémoire de Louis XIV, nous avons ensuite parcouru
avec inquiétude les écrits de ce grand monarque. Il eût été cruel de
perdre encore une admiration. C'est avec un plaisir extrême que nous
avons retrouvé le Louis XIV tel qu'il est parvenu à la postérité , tel
que l'a peint M""^ de Motteville : « Son grand sens et ses bonnes inten-
tions, dit-elle, firent connoître les semences d'une science universelle,
qui avoient été cachées à ceux qui ne le voyoient pas dans le particu-
lier; car il parut tout d'un coup politique dans les affaires de l'État,
théologien dans celles de l'Église , exact en celles de finance ; parlant
juste, prenant toujours le bon parti dans les conseils, sensible aux
intérêts des particuliers, mais ennemi de l'intrigue et de la flatterie,
et sévère envers les grands de son royaume qu'il soupçonnoit avoir
envie de le gouverner. Il étoit aimable de sa personne, honnête et de
facile accès à tout le monde, mais avec un air grand et sérieux, qui
imprimoit le respect et la crainte dans le public. »
Et telles sont précisément les qualités que l'on trouve et le carac-
tère que l'on sent dans le recueil des pensées de ce prince. Ce recueil
se compose :
1° De Mémoires adressés au grand dauphin : ils commencent en
1661, et finissent en 1665;
2" De Mémoires militaires sur les années 1673 et 1678 ;
3° De Réflexions sur le métier de roi;
/i* D'instructions à Philippe V;
5° De dix-huit lettres au même prince, et d'une lettre de M""** de
Maintcnon.
On connolssoit déjà de Louis XIV un recueil de lettres et une tra-
MÉLANGES LITTÉRAIRES. A03
ductîon des Commentaires de César '. On croit que Pellisson ou Racine'
ont revu les Mémoires que l'on vient de publier; mais il est certain ,
d'ailleurs, que le fond des choses est de Louis XIV. On reconnoît par-
tout ses principes religieux, moraux, politiques; et les notes ajoutées
de sa propre main aux marges des Mémoires ne sont inférieures au
texte ni pour le style ni pour les pensées.
Et puis c'est un fait attesté par tous les écrivains que Louis XIV
s'exprimoit avec une noblesse particulière : « Il parloit peu et bien,
dit M""^ de Motteville ; ses paroles avoient une grande force pour ins-
pirer dans les cœurs et l'amour et la crainte, selon qu'elles étoient
douces ou sévères. »
u II s'exprimoit toujours noblement et avec précision, » dit Voltaire.
Il auroit même excellé dans les grâces du langage s'il avoit voulu en
faire une étude. Monschenay raconte qu'il lisoit un jour l'épître de
Boileau sur le passage du Rhin, devant M""" de Thiange et de Mon-
tespan : « Il la lut avec des tons si enchanteurs, que M'"^ de Montespan
lui arracha l'épître des mains, en s'écriant qu'il y avoit là quelque
chose de surnaturel, et qu'elle n'avoit jamais rien entendu de si bien
prononcé. »
Cette netteté de pensée, cette noblesse d'élocution, cette finesse
d'une oreille sensible à la belle poésie, forment déjà un préjugé en
faveur du style des Mémoires, et prouveroient (si l'on avoit besoin de
preuves ) que Louis XIV peut fort bien les avoir écrits. En citant quel-
ques morceaux de ces Mémoires, nous les ferons mieux connoître aux
lecteurs.
Le roi, parlant des différentes mesures qu'il prit au commencement
de son règne , ajoute :
« Il faut que je vous avoue qu'encore que j'eusse auparavant sujet d'être
content de ma propre conduite, les éloges que cette nouveauté ra'attiroit me
donnoient une continuelle inquiétude, par la crainte que j'avois toujours de
ne les pas assez bien mériter.
« Car enQn je suis bien aise de vous avertir, mon fils, que c'est une chose
fort délicate que la louange; qu'il est bien malaisé de ne s'en pas laisser
1. Voltaire nie que cette traduction soit de Louis XIV.
2. S'il falloit en juger par le style, je croirois que Pellisson a eu la plus grande part
^ ce travail. Du moins il me semble qu'on peut quelquefois reconno;tre sa plirase
symétrique et arrangée avec art. Quoi qu'il en soit, les pensées de Louis XIV, mises
"în ordre par Racine ou Pellisson, sont un assez beau monument. Rose, marquis de
Ooye, homme de beaucoup d'esprit et secrétaire de Louis XIV, pourroit bien aussi
avoir revu les Mémoires.
m MÉLANGES LITTÉRAIRES.
éblouir, et qu'il faut beaucoup de lumières pour savoir discerner au vrai
ceux qui nous flattent d'avec ceux qui nous admirent.
« Mais, quelque obscures que puissent ôtre en cela les intentions de nos
courtisans, il y a pourtant un moyen assuré pour profiter de tout ce qu'ils
disent à notre avantage, et ce moyen n'est autre chose que de nous examiner
sévèrement nous-même sur chacune des louanges que les autres nous don-
nent. Car, lorsque nous en entendrons quelqu'une que nous ne mérilons pas
en effet, nous la coi sidérerons aussitôt ( suivant l'humeur de ceux qui nous
l'auront donnée), ou comme un reproche malin de quelque défaut dont nous
tâcherons de nous corriger, ou comme une secrète exhortation à la vertu que
nous ne sentons pas en nous. »
On n'a jamais rien dit sur le danger des flatteurs de plus délicat
et de mieux observé. Un homme qui connoissoit si bien la valeur des
louanges méritoit sans doute d'être beaucoup loué. Ce passage est
surtout remarquable par une certaine ressemblance avec quelques
préceptes du Télémaque. Dans ce grand siècle, la vertu et la raison
donnoient au prince et au sujet un même langage.
Le morceau suivant, écrit tout entier de la main de Louis XIV, n'est
pas un des moins beaux des Mémoires :
« Ce n'est pas seulement dans les importantes négociations que les princes
doivent prendre garde à ce qu'ils disent, c'est même dans les discours les
plus familiers et les plus ordinaires. C'est une contrainte sans doute fâcheuse,
mais absolument nécessaire à ceux de notre condition, de ne parler de rien
à la légère. Il se faut bien garder de penser qu'un souverain, parce qu'il a
l'autorité de tout faire, ait aussi la liberté de tout dire : au contraire, plus il
est grand et respecté, plus il doit être circonspect. Les choses qui ne seroient
rien dans la bouche d'un particulier deviennent souvent importantes dans
celle d'un prince. La moindre marque de mépris qu'il donne d'un particulier
fait au cœur de cet homme une plaie incurable. Ce qui peut consoler quel-
qu'un d'une raillerie piquante ou d'une parole de mépris que quelque autre
a dite de lui, c'est ou qu'il se promet de trouver bientôt occasion de rendre
la pareille, ou qu'il se persuade que ce qu'on a dit ne fera pas d'impression
sur l'esprit de ceux qui l'ont entendu. Mais celui de qui le souverain a parlé
sent son mal d'autant plus impatiemment, qu'il n'y voit aucune de ces con-
solations. Car enfin il peut bien dire du mal du prince qui en a dit de lui,
mais il ne sauroit le dire qu'en secret, et ne peut pas lui faire savoir ce qu'il
en dit, qui est la seule douceur de la vengeance. 11 ne peut pas non plus per-
suader que ce qui a été dit n'aura pas été approuvé ni écouté, parce qu'il
sait avec quels applaudissements sont reçus tous les sentiments de ceux qui
ont en main l'autorité. »
La générosité de ces sentiments est aussi touchante qu'admirable.
Un monarque qui donnoit de pareilles leçons à son fils avoit sans
MÉLANGES LITTERAIRES. Zi'JS
doute un véritable cœur do roi, et il étoit digne de commander à un
peuple dont le premier bien est l'honneur.
La pièce intitule'e Le Métier de Boi, dans le nouveau recueil, avoit
été citée dans le Siècle de Louis XIV. « Elle dépose à la postérité, dit
Voltaire, en faveur de la droiture et de la magnanimité de son âme. »
Nous sommes fâché que l'éditeur des Mémoires, quiparoît d'ailleurs
plein de candeur et de modestie, ait donné à ce morceau le litre de
Métier de Roi. Louis XIV s'est servi de ce mot dans le cours de ses
réflexions; mais il n'est pas vraisemblable qu'il l'ait employé comme
titre. Il y a plus : il est probable que ce prince eût corrigé cette expres-
sion s'il eût prévu que ses écrits seroient un jour publiés. La royauté
n'est point un métier, c'est un caractère; l'oint du Seigneur n'est
point un acteur qui joue un rôle, c'est un magistrat qui remplit une
fonction : on ne fait point le métier de roi comme on fait celui de char-
latan. Louis XIV, dans un moment de dégoût, ne songeant qu'aux fati-
gues de la royauté, a pu l'appeler un viétier, et un métier très-pénible ;
mais donnons-nous de garde de prendre ce mot dans un sens absolu.
Ce seroit apprendre aux hommes que tout est métier ici-bas ; que nous
sommes tous dans ce monde des espèces d'empiriques montés sur des
tréteaux pour vendre notre marchandise aux passants. Une pareille
vue de la société mèneroit à des conséquences funestes.
Voltaire avoit encore cité les Instructions à Philippe V, mais il en
avoit retranché les premiers articles. Il est malheureux de rencontrer
sans cesse cet homme célèbre dans l'histoire littéraire du dernier
siècle, et de l'y voir jouer si souvent un rôle peu digne d'un honnête
homme et d'un beau génie. On devinera aisément pourquoi l'historien
de Louis XIV avoit omis les premiers articles des Instructions ; les
voici :
1. Ne manquez à aucun de vos devoirs, surtout envers Dieu.
2. Conservez-vous dans la pureté de votre éducation.
3. Faites honorer Dieu partout où vous aurez du pouvoir; procurez
sa gloire ; donnez-en l'exemple : c'est un des plus grands biens que
les rois puissent faire.
h. Déclarez-vous en toute occasion pour la vertu contre le vice.
Saint Louis mourant, étendu sur un lit de cendre devant les ruines
de Carthage, donna à peu près les mêmes instructions à son fils.
<( Beau fils, la première chose que je t'enseigne et commande à gar-
der, si est que de tout ton cœur tu aimes Dieu et te gardes bien de
faire chose qui lui déplaise. Si Dieu t'envoie adversité, reçois-la béni-
gnement, et lui en rends grâces; s'il te donne prospérité, si l'en remer-
cie très-humblement : car on ne doit pas guerroyer Dieu des dons
496 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
qu'il nous fait. Aie le cœur doux et piteux aux pauvres ; ne boute pas
sus trop grans taille ni subsides à ton peuplé. Fuis la compagnie des
mauvais. »
On aime à voir deux de nos plus grands princes, à deux époques si
éloignées l'une de l'autre, donner à leurs fils des principes semblables
de religion et de justice. Si la langue de Joinville et celle de Racine ne
nous avertissoient que quatre cents ans d'intervalle séparent saint Louis
de Louis XIV, on pourroit croire que ces instructions sont du même
siècle. Tandis que tout change dans le monde, il est beau que des
âmes royales gardent incorruptible le dépôt sacré de la vérité et de la
vertu.
Louis XIV, et c'est une des choses les plus attachantes de ses
Mémoires, confesse souvent ses fautes et les offre pour leçon à son fils :
« On attaque le cœur d'un prince comme une place. Le premier soin est
de s'emparer de tous les postes par où on y peut approcher. Une femme
adroite s'attache d'abord à éloigner tout ce qui n'est pas dans ses intérêts,
elle donne du soupçon des uns et du dégoût des autres, afin qu'elle seule et
ses amis soient favorablement écoutés; et si nous ne sommes en garde contre
cet usage, il faut, pour la contenter elle seule, mécontenter tout le reste du
monde.
« Dès lors que vous donnez à une femme la liberté de vous parler de
choses importantes, il est impossible qu'elle ne vous fasse faillir.
« La tendresse que nous avons pour elle nous faisant goûter ses plus mau-
vaises raisons, nous fait tomber insensiblement du côté où elle penche, et la
foiblesse qu'elle a naturellement lui faisant souvent préférer des intérêts de
bagatelles aux plus solides considérations, lui font presque toujours prendre
le mauvais parti.
« Elles sont éloquentes dans leurs expressions, pressantes dans leurs
prières, opiniâtres dans leurs sentiments; et tout cela n'est souvent fondé
que sur une aversion qu'elles auront pour quelqu'un, sur le dessein d'en
avancer un autre, ou sur une promesse qu'elles auront faite légèrement. »
Cette page est écrite avec une singulière élégance ; et si la main de
Racine paroît quelque part, on pourroit peut-être la retrouver ici.
Mais l'oserions-nous dire? Une telle connoissance des femmes prouve
que le monarque, en se confessant, n'étoit peut-être pas bien guéri de
sa faiblesse. Les anciens disoient de certains prêtres des dieux :
« Beaucoup portent le thyrse, et peu sont inspirés. » 11 en est ainsi de
la passion qui subjuguoit Louis XIV : beaucoup l'affectent, et peu la
ressentent; mais aussi quand elle est réelle on ne peut guère se
méprendre à l'inspiration de son langage.
Au reste, Louis XIV avoit appris à connoître la .juste valeur de ces
MÉLA:\'Gi:S LITTÉRAIRES. /.O?
attachements que le plaisir forme et détruit. Il vit couler les larmes
de M"* de La Vallière, et il lui fallut supporter les cris et. les reproches
de Mo'^de Montespan. La sœur du fameux comte de Lautrec, aban-
donne'e de François P^ ne s'emporta point ainsi en plaintes inutiles.
Le roi lui ayant fait redemander les joyaux chargés de devises qu'il lui
avoit donnés dans les premiers temps de sa tendresse, elle les renvoya
fondus et convertis en lingots. « Portez cela au roi, dit-elle. Puisqu'il
lui a plu de me révoquer ce qu'il m'avoit donné si libéralement, je les
lui rends, et lui renvoie en lingots d'or. Quant aux devises, je les ai si
bien empreintes en ma pensée, et les y tiens si chères, que je n'ai pu
permettre que personne en disposât et jouît, et en eût de plaisir que
moi-même '. »
Si nous en croyons Voltaire, la mauvaise éducation de Louis XIV
auroit privé ce prince des leçons de l'histoire. Ce défaut de connois-
sance n'est point du tout sensible dans les Mémoires. Le roi paroît
au contraire avoir eu des idées assez étendues sur l'histoire moderne
et même sur celle des Grecs et des Romains. Il raisonne en politique
avec une sagacité surprenante ; il fait parfaitement sentir, à propos de
Charles II, roi d'Angleterre, le vice de ces États qui sont gouvernés
par des corps délibérants; il parle des désordres de l'anarchie comme
un prince qui en avoit été témoin dans sa jeunesse ; il savoit fort bien
ce qui manquoit à la France, ce qu'elle pouvoit obtenir; quel rang
elle devoit occuper parmi les nations : « Étant persuadé, dit-il, que
l'infanterie françoise n'avoit pas été jusqu'à présent fort bonne, je
voulus chercher les moyens de la rendre meilleure. » 11 ajoute ailleurs :
« Pourvu qu'un prince ait des sujets, il doit avoir des soldats ; et qui-
conque, ayant un État bien peuplé, manque d'avoir de bonnes troupes,
ne se doit plaindre que de sa paresse et de son peu d'application. »
On sait en effet que c'est Louis XIV qui a créé notre armée et envi-
ronné la France de cette ceinture de places fortes qui la rendent inex-
pugnable. On voit enfin qu'il regrettoit les temps où ses sujets étoient
maîtres du monde :
« Lorsque le titre d'empereur fat mis dans notre maison, dit-il,
elle possédoit à la fois la France, les Pays-Bas, l'Allemagne, l'Italie, et
la meilleure partie de l'Espagne, qu'elle avoit distribuée entre divers
particuliers, avec réserve de la souveraineté. Les sanglantes défaites
de plusieurs peuples venus du Nord et du Midi avoient porté si loin la
terreur de nos armes, que toute la terre trembloit au seul bruit de
nos François et de la grandeur impériale. »
i, Br.wtôjie.
VI. 32
/i98 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
Ces passages prouvent que Louis XIV connoissoit la France et qu'il
en avoit médité l'histoire. En portant ses regards encore plus haut, ce
prince eût vu que les Gaulois, nos premiers ancêtres, avoient pareille-
ment subjugué la terre, et que toutes les fois que nous sortons de nos
limites, nous ne faisons que rentrer dans notre héritage. L'épée de fer
d'un Gaulois a seule servi de contre-poids à l'empire du monde. « La
nouvelle arriva d'Occident en Orient, dit un historien, qu'une nation
hyperboréenne avoit pris en Italie une ville grecque appelée Rome. »
Le nom de Gaulois vouloit dire voyageur. A la première apparition de
cette race puissante, les Romains déclarèrent qu'elle étoit née pour la
ruine des villes et la destruction du genre humain.
Partout où il s'est remué quelque chose de grand, on retrouve nos
ancêtres. Les Gaulois seuls ne se turent point à la vue d'Alexandre
devant qui la terre se taisoit. « Ne craignez-vous point ma puissance? »
dit à leurs députés le vainqueur de l'Asie. « Nous ne craignons qu'une
chose, répondirent-ils, c'est que le ciel tombe sur notre tête. » César
ne put les vaincre qu'en les divisant, et il mit plus de temps à les
dompter qu'à soumettre Pompée et le reste du monde.
Tous les lieux célèbres dans l'univers ont été assujettis à nos pères.
Non-seulement ils ont pris Rome, mais ils ont ravagé la Grèce, occupé
Byzance, campé sur les ruines de Troie, possédé le royaume de Mithri-
date, et vaincu au delà du Taurus ces Scythes qui n'avoient été vain-
cus par personne. La valeur des Gaulois décidoit de toutes parts du
sort des empires. L'Asie leur payoit tribut ; les princes les plus renom-
més de cette partie de la terre, les Antiochus, les Antigonus, courti-
soient ces guerriers redoutables ; et les rois tombés du trône se reti-
roient à l'abri de leur épée. Ils firent la principale force de l'armée
d'Annibal ; dix mille d'entre eux défendirent seuls contre Paul-Emile
la couronne d'Alexandre, dans ie combat où Persée vit passer l'empire
des Grecs sous le joug des Latins. A la bataille d'Actium, les Gaulois
disposèrent encore du sceptre du monde, puisqu'ils décidèrent la
victoire en se rangeant sous les drapeaux d'Auguste.
C'est ainsi que le destin des royaumes paroît attaché dans chaque
siècle au sol de la Gaule, comme à une terre fatale et marquée d'un
sceau mystérieux. Tous les peuples semblent avoir ouï successivement
cette voix qui annonça l'arrivée de Brennus à Rome, et qui disoit à
Céditius au milieu de la nuit : « Céditius, va dire aux tribuns que les
Gaulois seront demain ici. »
Les Mémoires de Louis XIV augmenteront sa renommée : ils ne
dévoilent aucune bassesse, ils ne révèlent aucun de ces honteux secrets
que le cœur humain cache trop souvent dans ses abîmes. Vu de plus
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 499
près et dans l'intimité de la vie, Louis XIV ne cesse point d'être Louis
le Grand; on est charmé qu'un si beau buste n'ait point une tête vide,
et que lame réponde à la noblesse des dehors. « C'est un prince,
disoit Boileau, qui ne parle jamais sans avoir pensé. Il construit admi-
rablement tout ce qu'il dit ; ses moindres reparties sentent le souve-
rain ; et quand il est dans son domestique, il semble recevoir la loi
plutôt que de la donner. » Éloge que les Mémoires confirment de tous
points. On connoît cette foule de mots où brille la magnanimité de
Louis XIV. Le prince de Condé lui disoit un jour qu'on avoit trouvé
une image d'Henri IV attachée à un poteau et traversée d'un poignard
avec une inscription odieuse pour le prince régnant. « Je m'en console,
dit le monarque : on n'en a pas fait autant contre les rois fainéants, n
On prétend que dans les derniers temps de sa vie il trouva sous son
couvert, en se mettant à table, un billet à peu près conçu ainsi : « Le
roi est debout à la place des Victoires, à cheval à la place Vendôme :
quand sera-t-il couché à Saint-Denis? » Louis prit le billet, et le jetant
par-dessus sa tête, répondit à haute voix : « Quand il plaira à Dieu. »
Prêt à rendre le dernier soupir, il fit appeler les seigneurs de sa cour :
« Messieurs, dit-il, je vous demande pardon des mauvais exemples
que je vous ai donnés; je vous fais mes remercîments de l'amitié que
vous m'avez toujours marquée. Je vous demande pour mon petit-fils
la même fidélité... Je sens que je m'attendris et que je vous attendris
aussi. Adieu, messieurs, souvenez-vous quelquefois de moi. » Il dit à
son médecin qui pleuroit : « M'avez-vous cru immortel ? » M™^ de La
Fayette a écrit de ce prince qu'on le trouvera sans doute « un des plus
grands rois, et des plus honnêtes hommes de son royaume ». Cela
n'empêche pas qu'à ses funérailles le peuple ne chantât des Te Deum
et n'insultât au cercueil : numquid cognoscentur mirabilia tua, et jus-
titia tua in terra oblivionis?
Que nous reste-t-il à ajouter à la louange d'un prince qui a civilisé
l'Europe et jeté tant d'éclat sur la France? Rien que ce passage tiré
de ses Mémoires.
« Vous devez savoir avant toutes choses, mon HIs, que nous ne saurions
montrer trop de respect pour celui qui nous fait respecter de tant de milliers
d"hommes. La première partie de la politique est ce'.la qui nous enseigne à le
bien servir. La soumission que nous avons pour lui est la plus belle leron
que nous puissions donner de celle qui nous est due, et nous péchons contre
la prudence aussi bien que contre la justice, quand nous manquons de véné-
ration pour celui dont nous ne sommes que les lieutenants.
« Quand nous aurons armé tous nos sujets pour la défense de sa gloire,
quand nous aurons relevé ses autels abattus, quand nous aurons fait con-
500 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
noîire son nom aux climats les plus reculés de la terre, nous n'aurons fait
que l'une des parties de notre devoir, et sans doute nous n'aurons pas fait
celle qu'il désire le plus de nous, si nous ne sommes soumis nous-même au
joug de ses commandements. Les actions de bruit et d'éclat ne sont pas
toujours celles qui le touchent davantage, et ce qui se passe dans le secret de
notre cœur est souvent ce qu'il observe avec plus d'attention.
« Il est infiniment jaloux de sa gloire, mais il sait mieux que nous dis-
cerner en quoi elle consiste. II ne nous a peut-être faits si grands qu'afin que
nos respects l'honorassent davantage; et si nous manquons de remplir en
cela ses desseins , peut-être qu'il nous laissera tomber dans la poussière de
laquelle il nous a tirés.
« Plusieurs de mes ancêtres , qui ont voulu donner à leurs successeurs de
pareils enseignements, ont attendu pour cela l'extrémité de leur vie; mais
je ne suivrai pas en ce point leur exemple. Je vous en parle dès cette heure,
mon fils, et vous en parlerai toutes les fois que j'en trouverai l'occasion. Car,
outre que j'estime qu'on ne peut de trop bonne heure imprimer dans les
jeunes esprits des pensées de cette conséquence, je crois qu'il se peut faire
que ce qu'ont dit ces princes dans un état si pi^essant ait quelquefois été
attribué à la vue du péril oii ils se trouvoient; au lieu que, vous en parlant
maintenant, je suis assuré que la vigueur de mon âge, la liberté de mon
esprit, et l'état florissant de mes affaires, ne vous pourront jamais laisser
pour ce discours aucun soupçon de foiblesse ou de déguisement. »
C'étoit en 1661 que Louis XIV donnoit cette sublime leçon à son fils,
DES LETTRES
ET
DES GENS DE LETTRES.
RÉPONSE
•^ C.N ARTICLE IXSÉRÉ DANS LA GAZETTE DE FRANCE DC 27 AVRIL '.
Mai 1806.
La Défense du Génie du, Christianisme est jusqu'à présent la seule
réponse que j'aie faite à toutes les critiques dont on a bien voulu
m'honorer. J'ai le bonheur ou le malheur de rencontrer mon nom assez
souvent dans des ouvrages polémiques, des pamphlets, des satires.
Quand la critique est juste, je me corrige; quand le mot est plaisant,
je ris ; quand il est grossier, je l'oublie. Un nouvel ennemi vient de
descendre dans la lice. C'est un chevalier bèarnois. Chose assez singu-
lière, ce chevalier m'accuse de préjugés gothiques et de mépris pour
les lettres! J'avoue que je n'entends pas parler de sang-froid de che-
valerie ; et quand il est question de tournois, de défis, de castilles, de
pas d'armes, je me mettrois volontiers comme le seigneur don Qui-
chotte à courir les champs pour réparer les torts. Je me rends donc à
l'appel de mon adversaire. Cependant, je pourrois refuser de faire
avec lui le coup de lance , puisqu'il n'a pas déclaré son nom ni haussé
la visière de son casque après le premier assaut ; mais comme il a
observé reh'gieusement les autres lois de la joute, en évitant avec soin
de frapper à la tête et au cœur, je le tiens pour loyal chevalier, et je
relève le gant.
Cependant, quel est le sujet de notre querelle? Allons-nous nous
battre, comme c'est assez l'usage entre les preux, sans trop savoir
pourquoi? Je veux bien soutenir que la dame de mon cœur est incom-
1 . Cet article est de M. de Baure, auteur d'une Histoire du Béarn et beau-frùre
de M. le comte Daru.
502 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
parablement plus belle que celle de mon adversaire. Mais si par hasard
nous- servions tous deux la même dame? C'est en effet notre aventure.
Je suis au fond du même avis, ou plutôt du même amour que le che-
valier béarnois , et comme lui je déclare atteint de félonie quiconque
manque de respect pour les Muses.
Changeons de langage, et venons au fait. J'ose dire que le critique
qui m'attaque avec tant de goût, de savoir et de politesse, mais peut-
être avec un peu d'humeur, n'a pas bien compris ma pensée.
Quand je ne veux pas que les rois se mêlent des tracasseries du
Parnasse, ai-je donc infiniment tort? Un roi sans doute doit aimer les
lettres, les cultiver même, jusqu'à un certain degré, et les protéger
dans ses États; mais est-il bien nécessaire qu'il fasse des livres? Le
juge souverain peut-il sans inconvénients s'exposer à être jugé? Est-
il bon qu'un monarque donne, comme un homme ordinaire, la mesure
de son esprit, et réclame l'indulgence de ses sujets dans une préface?
Il me semble que les dieux ne doivent pas se montrer si clairement aux
hommes : Homère met une barrière de nuages aux portes de l'Olympe.
Quant à cette autre phrase : un auteur doit être pris dans les rangs
ordinaires de la société, j'en demande pardon à mon censeur, mais
cette phrase n'implique pas le sens qu'il y trouve. Dans l'endroit oi^i
elle est placée ', elle se rapporte aux rois, uniquement aux rois. Je ne
suis point assez absurde pour vouloir que les lettres soient aban-
données précisément à la partie non lettrée de la société. Elles sont du
ressort de tout ce qui pense ; elles n'appartiennent point à une classe
d'hommes particulière; elles ne sont point une attribution des rangs ,
mais une distinction des esprits. Je n'ignore pas que Montaigne,
Malherbe, Descartes, La Rochefoucauld, Fénelon, Bossuet, La Bruyère,
Boileau même, Montesquieu et Buffon , ont tenu plus ou moins à
l'ancien corps de la noblesse, ou par la robe, ou par l'épée ; je sais bien
qu'un beau génie ne peut déshonorer un nom illustre ; mais, puisque
mon critique me force à le dire, je pense qu'il y a toutefois moins de
pâril à cultiver les Muses dans un état obscur que dans une condition
éclatante. L'homme sur qui rien n'attire les regards expose peu de
chose au naufrage. S'il ne réussit pas dans les lettres, sa manie d'écrire
ne l'aura privé d'aucun avantage réel , et son rang d'auteur oublié
n'ajoutera rien à l'oubli naturel qui l'attendoit dans une autre carrière.
Il n'en est pas ainsi de l'homme qui tient une place distinguée dans
le monde, ou par sa fortune, ou par ses dignités, ou par les souvenirs
qui s'attachent à ses aïeux. Il faut qu'un tel homme balance longtemps
1. Voyez l'article sur les Mémoires de Louis XIV,
MELANGES LITTÉRAIRES. 503
avant de descendre dans une lice où les chutes sont cruelles. Un
moment de vanité peut lui enlever le bonheur de toute sa vie. Quand
on a beaucoup à perdre , on ne doit écrire que forcé pour ainsi dire
par son génie et dompté par la présence du dieu : fera corda domans.
Un grand talent est une grande raison , et l'on répond à tout avec de
la gloire. Mais si l'on ne sent pas en soi ce mens divinior, qu'on se
garde bien alors de ces démangeaisons qui nous prennent d'écrire.
Et n'allez point quitter, de quoi que l'on vous somme,
Le nom que dans la cour vous avez d'honnête homme»
Pour prendre de la main d'un avide imprimeur
Celui de ridicule et misérable auteur.
Si je voyois quelque Du Guesclin rimailler sans l'aveu d'Apollon un
méchant poëme, je luicrierois : « Sire Bertrand, changez votre plume
pour l'épée de fer du bon connétable. Quand vous serez sur la brèche,
souvenez -vous d'invoquer, comme votre ancêtre, Notre-Dame Du
Guesclin. Cette Muse n'est pas celle qui chante les villes prises, mais
c'est celle qui les fait prendre. »
Mais, au contraire, si le descendant d'une de ces familles qui figu-
rent dans notre histoire s'annonce au monde par un Essai plein de
force, de chaleur et de gravité , ne craignez pas que je le décourage.
Eût-il des opinions contraires aux miennes , son livre blessàt-il non-
seulement mon esprit, mais mon cœur, je ne verrai que le talent ; je
ne serai sensible qu'au mérite de l'ouvrage ; j'introduirai le jeune
écrivain dans la carrière. Ma vieille expérience lui en marquera les
écueils , et, en bon frère d'armes, je me réjouirai de ses succès.
J'espère que le chevalier qui m'attaque approuvera ces sentiments;
mais cela ne suffit pas : je ne veux lui laisser aucun doute sur ma
manière de penser à l'égard des lettres et de ceux qui les cultivent.
Ceci va m'entraîner dans une discussion de quelque étendue : que
l'intérêt du sujet m'en fasse pardonner la longueur.
Eh! comment pourrois-je calomnier les lettres? Je serois bien
ingrat, puisqu'elles ont fait le charme de mes jours. J'ai eu mes
malheurs comme tant d'autres ; car on peut dire du chagrin parmi les
hommes ce que Lucrèce dit du flambeau de la vie :
. . . Quasi cursores, vitaî lampada tradunt.
J'ai toujours trouvé dans l'étude quelque noble raison de supporter
patiemment mes peines. Souvent, assis sur la borne d'un chemin en
Allemagne, sans savoir ce que j'allois devenir, j'ai oublié mes maux
et les auteurs de mes maux en rêvant à quelque agréable chimère
504 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
que me présentoient les Muses compatissantes. Je portois pour tout
bien avec moi mon manuscrit sur les déserts du Nouveau Monde ; et
plus d'une fois les tableaux de la nature tracés sous les huttes des
Indiens m'ont consolé à la porte d'une chaumière de la Westphalie
dont on m'avoit refusé l'entrée.
Rien n'est plus propre que l'étude à dissiper les troubles du cœur,
à rétablir dans un concert parfait les harmonies de l'âme. Quand ,
fatigué des orages du monde , vous vous réfugiez au sanctuaire des
Muses, vous sentez que vous entrez dans un air tranquille, dont la
bénigne influence a bientôt calmé vos esprits. Cicéron avoit été témoin
des malheurs de sa patrie ; il avoit vu dans Rome le bourreau s'asseoir
auprès de la victime (par hasard échappée au glaive), et jouir de la
même considération que cette victime ; il avoit vu presser avec la
même cordialité et la main qui s'étoit baignée dans le sang des
citoyens et la main qui ne s'étoit levée que pour les défendre ; il avoit
vu la vertu devenir un objet de scandale dans un temps de crime ,
comme le crime est un objet d'horreur dans un temps de vertu ; il
avoit vu les Romains, dégénérés, pervertir la langue de Scipion pour
excuser leur bassesse, appeler la constance entêtement, la générosité
folie, le courage imprudence, et chercher un motif intéressé à des
actions honorables, pour n'avoir pas la douleur d'estimer quelque
chose; il avoit vu ses amis se refroidir peu à peu pour lui, leurs
cœurs se fermer aux épanchements de son cœur, leurs peines cesser
d'être communes avec ses peines, leurs opinions changer par degré :
ces hommes emportés et brisés tour à tour par la roue de la fortune
l'avoient laissé dans une profonde solitude. A ces peines, déjà si
grandes, se joignirent des chagrins domestiques. « Ma fille me restoit,
écrit-il à Sulpicius; c'étoit un soutien toujours présent, auquel je
pouvois avoir recours. Le charme de son entretien me faisoit oublier
mes peines; mais l'affreuse blessure que j'ai reçue en la perdant
rouvre dans mon cœur toutes celles que j'y croyois fermées... Je suis
chassé de ma maison et du Forum. »
Que fit Cicéron dans une position si triste? Il eut recours à l'étude.
« Je me suis réconcilié avec mes livres, dit-il à Varron; ils me rap-
pellent à leur ancien commerce ; ils me déclarent que vous avez été
plus sage que moi de ne pas l'abandonner. »
Les Muscs, qui nous permettent de choisir notre société , sont d'un
puissant secours dans les chagrins politiques. Quand vous êtes fatigués
de vivre au milieu des Tigellin et des Narcisse, elles vous transportent
dans la société dos Caton et des Fabricius. Pour ce qui est des i)eines
du cœur, l'étude, il est vrai, ne nous rend pas les amis que nous
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 505
pleurons , mais elle adoucit le chagrin que nous cause leur perte; car
elle mêle leur souvenir à tout ce qu'il y a de pur dans les sentiments
de la vie et de beau dans les images de la nature.
Examinons maintenant les reproches que l'on fait aux gens de
lettres. La plupart me paroissent sans fondement : la médiocrité se
console souvent par la calomnie.
On dit : u Les gens de lettres ne sont pas propres au maniement
des affaires. » Chose étrange , que le génie nécessaire pour enfanter
VEsprit des Lois ne fût pas sulBsant pour conduire le bureau d'un
ministre ! Quoi ! ceux qui sondent si habilement les profondeurs du
cœur humain ne pourroient démêler autour d'eux les intrigues des
passions! Mieux vous connoîtriez les hommes, moins vous seriez
capables de les gouverner!
C'est un sophisme démenti par l'expérience. Les deux plus grands
hommes d'État de l'antiquité , Démosthène , et surtout Cicéron, étoient
deux véritables hommes de lettres, dans toute la rigueur du mot. Il
n'y a peut-être jamais eu de plus beau génie littéraire que celui de
César, et il paroît que ce petit-fils d'Anchise et de Vénus entendoit assez
bien les affaires. On peut citer en Angleterre Thomas Morus , Claren-
don, Bacon, Bolingbroke ; en France, L'Hôpital, Lamoignon, d'Agues-
seau, M. de Malesherbes, et la plupart de nos premiers ministres tirés
de l'Église. Rien ne me pourroit persuader que Bossuet n'eût pas une
tête capable de conduire un royaume, et que le judicieux et sévère
Boileau n'eût pas fait un excellent administrateur.
Le jugement et le bon sens sont surtout les deux qualités néces-
saires à l'homme d'État; et remarquez qu'elles doivent aussi dominer
dans une tête littéraire sainement organisée. L'imagination et l'esprit
ne sont point, comme on le suppose, les bases du véritable talent;
c'est le bon sens, je le répète, le bon sens, avec l'expression heureuse.
Tout ouvrage, même un ouvrage d'imagination, ne peut vivre si les
idées y manquent d'une certaine logique qui les enchaîne et qui donne
au lecteur le plaisir de la raison, même au milieu de la folie. Voyez
les chefs-d'œuvre de notre littérature : après un mûr examen , vous
découvrirez que leur supériorité tient à un bon sens caché, à une
raison admirable, qui est comme la charpente de l'édifice. Ce qui est
faux finit par déplaire : l'homme a en lui-même un principe de droi-
ture que l'on ne choque pas impunément. De là vient que les ouvrages
des sophistes n'obtiennent qu'un succès passager : ils brillent tour à
tour d'un faux éclat, et tombent dans l'oubli.
On ne s'est formé cette idée de l'inaptitude des gens de lettres que
parce que l'on a confondu les auteurs vulgaires avec les écrivains de
500 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
mérite. Les premiers ne sont point incapables parce qu'ils sont
hommes de lettres, mais seulement parce qu'ils sont hommes médiocres.
et c'est l'excellente remarque de mon critique. Or, ce qui manque aux
ouvrages de ces hommes, c'est précisément le jugement et le bon
sens. Vous y trouverez peut-être des éclairs d'imagination, de l'esprit,
une connoissance plus ou moins grande du métier, une habitude plus
ou moins formée d'arranger les mots et de tourner la phrase, mais
jamais vous n'y rencontrerez le bon sens.
Ces écrivains n'ont pas la force de produire la pensée qu'ils ont un
moment conçue. Lorsque vous croyez qu'ils vont prendre une bonne
voie, tout à coup un méchant démon les égare : ils changent de direc-
tion, et passent auprès des plus grandes beautés sans les apercevoir ;
ils mêlent au hasard, sans économie et sans jugement, le grave, le
doux, le plaisant, le sévère ; on ne sait ce qu'ils veulent prouver, quel
est le but où ils marchent, quelles vérités ils prétendent enseigner.
Je conviendrai que de pareils esprits sont peu propres aux affaires
humaines ; mais j'en accuserai la nature et non pas les lettres, et je
me donnerai garde surtout de confondre ces auteurs infortunés avec
des hommes de génie.
Mais si les premiers talents littéraires peuvent remplir glorieuse-
ment les premières places de leur patrie, à Dieu ne plaise que je leur
conseille jamais d'envier ces places! La majorité des hommes bien
nés peut faire ce qu'ils feroient eux-mêmes dans un ministère public;
personne ne pourra remplacer les beaux ouvrages dont ils priveroient
la postérité , en se livrant à d'autres soins. Ne vaut-il pas mieux
aujourd'hui, et pour nous et pour lui-même, que Racine ait fait naître
sous sa main de pompeuses merveilles, que d'avoir occupé, même avec
distinction, la place de Louvois ou de Colbert? Je voudrois que les
hommes de talent connussent mieux leur haute destinée; qu'ils
sussent mieux apprécier les dons qu'ils ont reçus du ciel. On ne leur
fait point une grâce en les investissant des charges de l'État; ce sont
eux au contraire qui en acceptant ces charges font à leur pays une
véritable faveur et un très-grand sacrifice.
Que d'autres s'exposent aux tempêtes, je conseille aux amants de
l'élude de les contempler du rivage. « La côte de la mer deviendra
un lieu de repos pour les pasteurs, » dit l'Écriture : Erit funiculus
maris requies pastorum. Écoutons encore l'orateur romain : « J'estime
les jours que vous passez à Tusculum, mon cher Varron, autant que
l'espace entier de la vie, et je rcnonccrois de bon cœur à toutes les
richesses du monde pour obtenir la liberté de mener une vie si déli-
cieuse... Je l'imite du moins, autant qu'il m'est possible, et je cherche
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 507
avec beaucoup de satisfaction mon repos dans mes chères études...
Si de grands hommes ont jugé qu'en faveur de ces e'tudes on pouvoit
se dispenser des affaires publiques, pourquoi ne choisirois-je pas une
occupation si douce? »
Dans une carrière étrangère à leurs mœurs, les gens de lettres n'au-
roient que les maux de l'ambition sans en avoir les plaisirs. Plus déli-
cats que les autres hommes, combien ne seroient-ils pas blessés à
chaque heure de la journée ! Que d'horribles choses pour eux à dévorer!
Avec quels personnages ne seroient-ils pas obligés de vivre et même de
sourire ! En butte à la jalousie que font toujours naître les vrais talents,
ils seroient incessamment exposés aux calomnies et aux dénonciations
de toutes les espèces; ils trouveroient des écueils jusque dans la fran-
chise, la simplicité ou l'élévation de leur caractère; leurs vertus leur
feroient plus de mal que des vices, et leur génie même les précipite-
roit dans des pièges qu'éviteroit la médiocrité. Heureux s'ils trouvoient
quelque occasion favorable de rentrer dans la solitude avant que la
mort ou l'exil vînt les punir d'avoir sacrifié leurs talents à l'ingratitude
des cours!
. . . Poi ch' insieme con l'età fiorita
Mancô la speme, e la baldanza audace^
Piansi i reposi di quest' umil yita,
E sospirai la mia perduta pace.
Je ne sais si je dois relever à présent quelques plaisanteries que
l'on est dans l'usage de faire sur les gens de lettres, depuis le temps
d'Horace. Le chantre de Lalagé et de Lydie nous raconte qu'il jeta
son bouclier aux champs de Philippes; mais l'adroit courtisan se
vante, et l'on a pris ses vers trop à la lettre. Ce qu'il y a de certain,
c'est qu'il parle de la mort avec tant de charme et une si douce philo-
sophie, qu'on a bien de la peine à croire qu'il la craignît :
Eheu, fugaces, Posthume, Posthume,
Labuntur an ni !
Quoi qu'il en soit du voluptueux solitaire de Tibur, Xénophon et César,
génies éminemment littéraires, étoient de grands et intrépides capi-
taines ; Eschyle fit des prodiges de valeur à Salamine ; Socrate ne céda
le prix du courage qu'à Alcibiade ; Tibulle étoii distingué dans les
légions de Messala ; Pétrone et Sénèque sont célèbres par la fermeté
de leur mort. Dans des temps modernes, le Dante vécut au milieu des
combats, et le Tasse fut le plus brave des chevaliers^ Notre vieux
Malherbe vouloit à soixante-treize ans, se battre contre le meurtrier
508 MÉLAiNGES LITTÉRAIRES.
de son fils : tout vaincu du temps qu'il étoit, il alla exprès au siège de La
Rochelle pour obtenir de Louis XIII la permission d'appeler le cheva-
lier de Piles en champ clos. La Rochefoucauld avoit /aiî la guerre aux
rois. De temps immémorial, nos officiers du génie et d'artillerie, si
braves à la bouche du canon, ont cultivé les lettres, la plupart avec
fruit, quelques-uns avec gloire. On sait que le Breton Saint-Foix
entendoit fort mal la raillerie ; et cet autre Breton, surnommé de nos
jours le premier grenadier de nos armées, s'occupa de recherches
savantes toute sa vie. Enfin, les hommes de lettres que notre révolu-
tion a moissonnés ont tous déployé à la mort du sang-froid et du
courage. S'il faut en juger par soi-même, je dirai avec la franchise
naturelle aux descendants des vieux Celtes : Soldat, voyageur, proscrit,
naufragé, je ne me suis point aperçu que l'amour des lettres m'atta-
chât trop à la vie : pour obéir aux arrêts de la religion ou de l'hon-
neur, il suffit d'être chrétien et François.
Les gens de lettres, dit- on encore, ont toujours flatté la puis-
sance; et selon les vicissitudes de la fortune on les voit chanter et la
vertu et le crime, et l'oppresseur et l'opprimé. Lucain disoit à Néron,
en parlant des proscriptions et de la guerre civile :
Heureuse cruauté, fureur officieuse,
Dont le prix est illustre et la fin glorieuse !
Crimes trop bien payés, trop aimables hasards.
Puisque nous vous devons le plus grand des césars!
Que les dieux conjurés redoublent nos misères !
Que Leucas sous les flots abîme nos galères !
Que Pharsale revoie encor nos bataillons
Du plus beau sang de Rome inonder nos sillons !
Qu'on voie encore un coup Pérouse désolée!
Destins, Néron gouverne, et Rome est consolée ' !
A cela je n'ai point besoin de réponse pour les gens de lettres : je
baisse la tête d'horreur et de confusion, en disant, comme le Médecin
dans Macbeth : This disease is beyond my practice : « Ce mal est au-des-
sus de mon art. »
Cependant ne pourroit-on pas trouver à cette dégradation une
excuse bien triste sans doute, mais tirée de la nature même du cœur
humain? Montrez-moi dans les révolutions des empires, dans ces
temps malheureux où un peuple entier, comme un cadavre, ne donne
plus aucun signe de vie ; montrez-moi, dis-je, une classe d'hommes
1. Pharsale^ traduction de Brébeuf.
MÉLANGES LIÏTÉRAIUES. 509
toujours fidèle à son honneur, et qui n'ait cédé ni à la force des événe-
ments ni à la lassitude d('S souffrances : je passerai condamnation sur •
les gens de lettres. Mais si vous ne pouvez trouver cet ordre de
citoyens généreux, n'accusez plus en particulier les favoris des Muses :
gémissez sur l'humanité tout entière. La seule différence qui existe
alors entre l'écrivain et l'homme vulgaire, c'est que la turpitude du
premier est connue, et que la lâcheté du second est ignorée. Heureux
en effet dans ces jours d'esclavage l'homme médiocre qui peut être
vil en sûreté de î'avenïr, qui peut impunément se réjouir dans la
fange, certain que ses talents ne le livreront point à la postérité, et
que le cri de sa bassesse ne passera pas la borne de sa vie!
Il me reste à parler de la célébrité littéraire. Elle marche de pair
avec celle des grands rois et des héros : Homère et Alexandre, Virgile
et César occupent également les voix de la renommée. Disons de plus
que. la gloire des Muses est la seule où il n'entre rien d'étranger. On
peut toujours rejeter une partie du succès des armes sur les soldats
ou sur la fortune : Achille a vaincu les Troyens à l'aide des Grecs ; mais
Homère a fait seul Ylliade, et sans Homère nous ne connoîtrions pas
Achille. Au reste, je suis si loin d'avoir pour les lettres le mépris qu'on
me suppose, que je ne céderois pas facilement la foible portion de
renommée qu'elles semblent quelquefois promettre à mes efforts. Je
crois n'avoir jamais importuné personne de mes prétentions ; mais,
puisqu'il faut le dire une fois, je ne suis point insensible aux applau-
dissements de mes compatriotes, et je sentirois mal le juste orgueil
que doit m'inspirer mon pays si je comptois pour rien l'honneur
d'avoir fait connoître avec quelque estime un nom françois de plus
aux peuples étrangers.
Enfin, si nous en croyons quelques esprits chagrins, notre littéra-
ture est actuellement frappée de stérilité ; il ne paroît rien qui mérite
d'être lu : le faux, le trivial, le gigantesque, le mauvais goût, l'igno-
rance, régnent de toutes parts, et nous sommes menacés de retomber
dans la barbarie. Ce qui doit un peu nous rassurer, c'est que dans tous
les temps on a fait les mêmes plaintes. Les journaux du siècle de
Louis XIV sont remplis de déclamations sur la disette des talents. Les
Subligny et les Visé regrettoient le beau temps de Ronsard. L'esprit de
dénigrement est une maladie particulière à la France, parce que tout
le monde a des prétentions dans ce pays, et que notre amour-propre
est sans cesse tourmenté du succès de notre voisin.
Pour moi, qui n'ai pas le droit d'être difficile et qui me contente
d'admirer avec la foule, je ne suis point du tout frappé de cette pré-
tendue stérilité de notre littérature. J'ai le bonheur de croire qu'il
510 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
existe encore en France des écrivains de génie, remarquables par la
force de leurs pensées ou le charme de leur style ; des poètes du pre-
mier ordre, des savants distingués, des critiques pleins de goût,
dépositaires des saines doctrines, des bonnes traditions. Je nommerois
facilement plusieurs ouvrages qui, j'ose le dire, passeront à la posté-
rité. Nous pouvons affecter une humeur superbe à dédaigner les talents
qui nous restent; mais je ne doute point que l'avenir ne soit plus
juste envers nous, et qu'il n'admire ce que nous aurons peut-être
méprisé. Notre siècle ne démentira point l'expérience commune : les
arts et les lettres brillent toujours dans les temps de révolution, hélas!
comme ces fleurs qui croissent parmi les ruines : feret et rubus asper
amomum.
Je termine ici cette apologie des gens de lettres. J'espère que le
chevalier béarnois sera satisfait de mes sentiments : plût à Dieu qu'il le
fût de mon style ! car, entre nous, je le soupçonne de se connoîtrô en
littérature un peu mieux qu'il ne convient à un chevalier du vieux
temps. S'il faut dire tout ce que je pense, il pourroit bien, en m'atta-
quant, n'avoir défendu que sa cause. Son exemple prouveroit, en cas
de besoin, qu'un homme qui a joui d'une grande considération dans
l'ordre politique et dans la première classe de la société peut être un
savant distingué, un critique délicat, un écrivain plein d'aménité, et
même un poëte de talent. Ces chevaliers du Béarn ont toujours cour-
tisé les Muses ; et l'on se souvient d'un certain Henri qui se battoit
d'ailleurs assez bien , et qui se plaignoit en vers de sa départie, lors-
qu'il quittoit Gabrielle. Toutefois, puisque mon adversaire n'a pas
voulu se découvrir, j'éviterai de le nommer : je veux qu'il sache seu-
lement que je l'ai reconnu à ses couleurs.
Les gens de lettres que j'ai essayé de venger du mépris de l'igno-
rance me permettront-ils, en finissant, de leur adresser quelques con-
seils , dont je prendrai moi-même bonne part ? Veulent-ils forcer la
calomnie à se taire et s'attirer l'estime même de leurs ennemis, il faut
qu'ils se dépouillent d'abord de cette morgue et de ces prétentions
exagérées qui les ont rendus insupportables dans le dernier siècle.
Soyons modérés dans nos opinions, indulgents dans nos critiques, sin-
cères admirateurs de tout ce qui mérite d'être admiré. Pleins de res-
pect pour la noblesse de notre art, n'abaissons jamais notre caractère;
ne nous plaignons jamais de^otre destinée : qui se fait plaindre se
fait mépriser; que les Muses seules, et non le public, sachent si nous
sommes riches ou pauvres : le secret de notre indigence doit être le
plus délicat et le mieux gardé de nos secrets; que les malheureux
soient sûrs de trouver en nous un appui : nous sommes les défenseurs
MÉLANGES LITTERAIRES. 511
naturels des suppliants; notre plus beau droit est de sécher les larmes
de l'infortune, et d'en faire couler des yeux de la prospérité : Dolor
ipse diserlum feceral. Ne prostituons jamais notre talent à la puissance;
mais aussi n'ayons jamais d'humeur contre elle : celui qui blâme avec
aigreur admirera sans discernement : de l'esprit frondeur à l'adula-
tion il n'y a qu'un pas. EInfm, pour l'intérêt même de notre gloire et
la perfection de nos ouvrages, nous ne saurions trop nous attacher à
la vertu : c'est la beauté des sentiments qui fait la beauté du style.
Quand l'âme est élevée, les paroles tombent d'en haut, et l'expression
noble suit toujours la noble pensée. Horace et le Stagyrite n'appren-
nent pas tout l'art : il y a des délicatesses et des mystères de langage
qui ne peuvent être révélés à l'écrivain que par la probité de son
cœur, et que n'enseignent point les préceptes de la rhétorique.
suu
LE VOYAGE PITTORESQUE ET HISTORIQUE
DE L'ESPAGNE,
PAR M. ALEXANDRE DE LABORDE i.
Juillet 1807.
II y a des genres de littérature qui semblent appartenir à certaines
époques de la société : ainsi, la poésie convient plus particulièrement
à l'enfance des peuples, et l'histoire à leur vieillesse. La simplicité des
mœurs pastorales ou la grandeur des mœurs héroïques veulent être
chantées sur la lyre d'Homère ; la raison et la corruption des nations
civilisées demandent le pinceau de Thucydide. Cependant la Muse a
souvent retracé les crimes des hommes ; mais il y a quelque chose de
si beau dans le langage du poëte , que les crimes même en paroissent
embellis : l'historien seul peut les peindre sans en affoiblir l'horreur.
Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir
que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur; lorsque tout tremble
devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que
de mériter sa disgrâce, l'historien paroît chargé de la vengeance des
peuples. C'est en vain que Néron prospère. Tacite est déjà né dans
l'empire; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà
l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du
monde. Bientôt toutes les fausses vertus seront démasquées par l'au-
tour des Annales; bientôt il ne fera voir dans son tyran déifié que
l'histrion, l'incendiaire et le parricide : semblable à ces premiers
chrétiens d'Egypte qui au péril de leurs jours pénétroient dans les
i. Voici l'article qui fit supprimer le Mercure, et qui attira une persécution violente
à l'auteur. Comme ce morceau est devenu historique, on n'a pas voulu y toucher, et
l'on y a laissé les fragments de Yltinéraire qui s'y trouvent. A cette époque Vltiné-
raire n'étoil pas puhlié.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 513
temples de l'idolâtrie, saisissoient au fond d'un sanctuaire ténébreux
la divinité que le crime offroit à l'encens de la peur, et traînoient à la
lumière du soleil, au lieu d'un dieu, quelque monstre horrible.
Mais si le rôle de l'historien est beau, il est souvent dangereux. Il ne
suffît pas toujours, pour peindre les actions des hommes, de se sentir
une âme élevée, une imagination forte, un esprit fin et juste, un cœur
compatissant et sincère ; il faut encore trouver en soi un caractère
intrépide ; il faut être préparé à tous les malheurs, et avoir fait d'avance
le sacrifice de son repos et de sa vie.
Toutefois, il est des parties dans l'histoire qui ne demandent pas le
même courage dans l'historien. Les Voyages, par exemple, qui tien-
nent à la fois de la poésie et de l'histoire, comme celui que nous
annonçons, peuvent être écrits sans péril. Et néanmoins les ruines et
les tombeaux révèlent souvent des vérités qu'on n'apprendroit point
ailleurs; car la face des lieux ne change pas comme le visage des
hommes : Non ut hominum vultus ita locorum faciès mutantur.
L'antiquité ne nous a laissé qu'un modèle de ce genre d'histoire :
c'est le Voyage de Pausanias ; car le Journal de Xéarque et le Périple
d'Hannon sont des ouvrages d'un ordre différent. Si la gravure eût
été connue du temps de Pausanias, nous posséderions aujourd'hui un
trésor inestimable; nous verrions en entier, et comme debout, ces
temples dont nous allons encore admirer les débris. Les voyageurs
modernes n'ont songé qu'assez tard à fixer par l'art du dessin l'état
des lieux et des monuments qu'ils avoient visités. Chardin, Pococke
et Tournefort, sont peut-être les premiers qui aient eu cette heureuse
idée. Avant eux on trouve, il est vrai, plusieurs relations ornées de
planches; mais le travail de ces planches est aussi grossier qu'il est
incomplet. Le plus ancien ouvrage de cette espèce que nous nous
rappelions est celui de Monconys; et cependant depuis Benjamin de
Tudèle jusqu'à nos jours on peut comptera peu près cent trente-trois
voyages exécutés dans la seule Palestine.
C'est à M. l'abbé de Saint-Non et à M. de Choiseul-Gouffier qu'il
faut donc rapporter l'origine des voyages pittoresques proprement dits.
Il est bien à désirer pour les arts que M. de Choiseul achève son bel
ouvrage, et qu'il reprenne des travaux trop longtemps suspendus par
des malheurs : les amis de Cicéron cherchoient à le consoler des
peines de la vie, en lui remettant sous les yeux le tableau des ruines
de la Grèce.
L'Italie, la Sicile, l'Egypte, la Syrie, l'Asie Mineure, la Dalmatie, ont
eu des historiens de leurs chefs-d'œuvre; on compte une foule de
tours ou de voyages pittoresques d'Angleterre; les monuments de la
VI. 33
5ik MÉLANGES LITTÉRAIRES.
France sont gravés ; il ne restoit plus que l'Espagne à peindre, comme
le remarque M. de Laborde.
Dans une introduction écrite avec autant d'élégance que de clarté,
(l'auteur trace ainsi le plan de son voyage :
« L'Espagne est une des contrées les moins connues de l'Europe, et
celle qui renferme cependant le plus de variété dans ses monuments
et le plus d'intérêt dans son histoire.
« Riche de toutes les productions de la nature, elle est encore
embellie par l'industrie de plusieurs âges et le génie de plusieurs
peuples. La majesté des temples romains y forme un contraste sin-
gulier avec la délicatesse des monuments arabes, et l'architecture
gothique avec la beauté simple des édifices modernes.
(( Cette réunion de tant de souvenirs, cet héritage de tant de siècles,
nous forcent à entrer dans quelques détails sur l'histoire de l'Espagne,
pour indiquer la marche que l'on a adoptée dans la description du
pays. »
L'auteur, après avoir décrit les différentes époques, ajoute :
« Telle est l'esquisse des principaux événements qui firent passer
l'Espagne sous différentes dominations. Les révolutions, les guerres et
le temps n'ont pu détruire entièrement les monuments qui ornent
cette belle contrée et les arts de quatre peuples différents qui l'ont
tour à tour embellie.
« C'est aussi ce qui nous a engagé à diviser la description de l'Es-
pagne en quatre parties, contenant chacune les provinces dont les
monuments ont le plus d'analogie entre eux et se rapportent aux
quatre époques principales de son histoire.
a Ainsi, le premier volume comprendra la Catalogne, le royaume de
Valence, l'Estramadoure, où se trouvent Tarragone, Sagonte, Merida,
et la plupart des autres colonies romaines et carthaginoises. Il sera
précédé d'une notice historique-*ur les temps anciens de l'Espagne.
a Le second volume renfermera les antiquités de Grenade et de
Cordoue, et la description du reste de l'Andalousie, séjour principal
des Maures. Il sera précédé d'un abrégé de l'histoire de ces peuples,
tiré en partie des manuscrits arabes de l'Escurial.
« Le troisième, consacré principalement aux édifices gothiques, tels
que les cathédrales de Burgos, de Valladolid, de Léon, de Saint
Jacques de Composlelle, offrira aussi les contrées sauvages des Asiu-
ries, l'Ara gon, la Navarre, la Biscaye, et sera précédé de recherches^
sur les arts en Espagne avant le siècle de Ferdinand et d'Isabelle.
« Le quatrième volume, en retraçant les beautés de Madrid et des
environs, renfermera, de plus, tout ce qui peut servir à faire con-
MELANGES LITTERAIRES. 515
noître la nation espagnole telle qu'elle est aiijourdTiui : les fêtes, les
danses, les usages nationaux. Ce volume comprendra également l'his-
toire des arts, depuis leur renaissance, sous Ferdinand et Isabelle,
Charles I" et Philippe II, jusqu'à nos jours; il donnera une connois-
sance suffisante de la peinture espagnole et des chefs-d'œuvre qu'elle
a produits : on y ajoutera quelques détails sur les progrès des sciences
et de la littérature en Espagne. »
On voit par cet exposé que l'auteur a conçu son plan de la manière
la plus heureuse, et qu'il pourra présenter sans confusion une immense
galerie de tableaux. M. de Laborde a été favorisé dans ses études ; il a
examiné les monuments des arts chez un peuple noble et civilisé ; il
les a vus dans cette belle Espagne, où du moins la foi et l'honneur
sont restés lorsque la prospérité et la gloire ont disparu. Il n'a point
été obligé de s'enfoncer dans ces pays jadis célèbres, où le cœur du
voyageur est flétri à chaque pas, où les ruines vivantes détournent
votre attention des ruines de marbre et de pierre. C'est un enfant tout
nu, le corps exténué par la faim, le visage défiguré par la misère, qui
nous a montré, dans un désert, les portes tombées de Mycènes et le
tombeau d'Agamemnon'. En vain, dans le Péloponèse, on veut se
livrer aux illusions des Muses : la triste vérité vous poursuit. Des
loges de boue desséchée, plus propres à servir de retraite à des ani-
maux qu'à des hommes; des femmes et des enfants en haillons,
fuyant à l'approche de l'étranger et du janissaire; les chèvres même,
effrayées, se dispersant dans la montagne, et les chiens restant seuls
pour vous recevoir avec des hurlements : voilà le spectacle qui vous
arrache au charme des souvenirs. La Morée est déserte : depuis la
guerre des Russes , le joug des Turcs s'est appesanti sur les Moraïtes ;
les Albanois ont massacré une pai'tie de la^^opulation ; on ne voit de
toutes parts que des villages détruits par le fer et par le feu ; dans les
villes, comme à Misitra-, des faubourgs entiers sont abandonnés;
nous avons souvent fait quinze lieues dans les campagnes sans ren-
contrer une seule habitation. De criantes avanies, des outrages de
toutes les espèces, achèvent de détruire dans la patrie de Léonidas
l'agriculture et la vie. Chasser un paysan grec de sa cabane, s'em-
parer de sa femme et de ses enfants, le tuer sur le plus léger prétexte,
est un jeu pour le moindre aga du plus petit village. Le Moraïte, par-
i . Nous avons découvert un autre tombeau à Mjxènes, peut-être celui de Thyeste
ou de Clytemnestre. \Voyez Pacsamas.) Nous l'avons indiqué à M. Fauvel.
2. Misitra n'est point Sparte. Cette dernière ville se retrouve au village de Magoula,
à une lieue et demie de Misitra. Nous avons compté à Sparte dix-sept ruines hors de
terre, la plupart au midi de la citadelle, sur le chemin d'Amyclée.
516 MELANGES LITTERAIRES.
venu au dernier degré du malheur, s'arrache de son pays, et va cher-
cher en Asie un sort moins rigoureux; mais il ne peut fuir sa destinée :
il retrouve des cadis et des pachas jusque dans les sables du Jourdain
et dans les déserts de Palmyre.
Nous ne sommes point un de ces intrépides admirateurs de l'anti-
quité, qu'un vers d'Homère console de tout. Nous n'avons jamais su
comprendre le sentiment exprimé par Lucrèce
Suave mari magno, turbantibus aequnra ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.
Loin d'aimer à contempler du rivage le naufrage des autres , nous
souffrons quand nous voyons souffrir des hommes. Les Muses n'ont
alors sur nous aucun pouvoir, hors celle qui attire la pitié sur le mal-
heur. A Dieu ne plaise que nous tombions aujourd'hui dans ces décla-
mations sur la liberté et l'esclavage, qui ont fait tant de mal à la
patrie ! Mais si nous avions jamais pensé, avec des hommes dont nous
respectons d'ailleurs le caractère et les talents, que le gouvernement
absolu est le meilleur des gouvernements possibles, quelques mois de
séjour en Turquie nous auroient bien guéri de cette opinion.
Les monuments n'ont pas moins à souffrir que les hommes de la
barbarie ottomane. Un épais Tarlare habite aujourd'hui la citadelle
remplie des chefs-d'œuvre d'Ictinus et de Phidias, sans daigner deman-
der quel peuple a laissé ces débris, sans daigner sortir de la masure
qu'il s'est bâtie sous les ruines des monuments de Périclès. Quelque-
fois seulement le tyran automate se traîne à la porte de sa tanière :
assis les jambes croisées sur un sale tapis, tandis que la fumée de sa
pipe monte à travers les colonnes du temple de Minerve, il promène
stupidement ses regards sur les rives de Salamine et la mer d'Épi-
daure. Nous ne pourrions peindre les divers sentiments dont nous
fûmes agité lorsqu'au milieu de la première nuit que nous passâmes
à Athènes nous fûmes réveillé en sursaut par le tambourin et la
musette turque, dont les sons discordants partoient des combles des
Propylées : en même temps un prêtre musulman chantoit en arabe
l'heure passée à des Grecs chrétiens de la ville de Minerve. Ce der-
viche n'avoit pas besoin de nous marquer ainsi la fuite des ans, sa
voix seule dans ces lieux annonçoit assez que les siècles s'étoient
écoulés.
Cette mobilité des choses humaines est d'autant moins frappante
pour le voyageur, qu'elle est en contraste avec l'immobilité du reste
de la nature : comme pour insulter à l'instabilité des peuples, les
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 517
animaux mêmes n'éprouvent ni révolution dans leurs empires ni
changements dans leurs mœurs. Le lendemain de notre arrivée à
Athènes, on nous fit remarquer des cigognes qui montoient dans les
airs, se formoient en bataillon, et prenoient leur vol vers l'Afrique.
Depuis le règne de Cécrops jusqu'à nos jours, ces oiseaux ont fait
chaque année le même pèlerinage et sont revenus au même lieu.
Mais combien de fois ont -ils retrouvé dans les larmes l'hôte qu'ils
avoient quitté dans la joie! combien de fois ont-ils cherché vaine-
ment cet hôte, et le toit même où ils avoient accoutumé de bâtir leurs
nids I
Depuis Athènes jusqu'à Jérusalem, le tableau le plus affligeant s'offre
aux regards du voyageur-, tableau dont l'horreur toujours croissante
est à son comble en Égypie. C'est là que nous avons vu cinq partis
armés se disputer des déserts et des ruines' ; c'est là que nous avons
vu l'Albanois coucher en joue de malheureux enfants qui couroient se
cacher derrière les débris de leurs cabanes, comme accoutumés à ce
terrible jeu. Sur cent cinquante villages que l'on compte au bord du
Nil, en remontant de Rosette au Caire, il n'y en a pas un seul qui soit
entier. Une partie du Delta est en friche ; chose qui ne s'étoit peut-être
jamais rencontrée depuis le siècle oii Pharaon donna cette terre fer-
tile à la postérité de Jacob ! La plupart des fellahs ont été égorgés; le
reste a passé dans la Haute-Ég^'pte. Les paysans qui n'ont pu se résoudre
à quitter leurs champs ont renoncé à élever une.famille. L'homme qui
naît dans la décadence des empires et qui n'aperçoit dans les temps
futurs que des révolutions probables pourroit-il en effet trouver
quelque joie à voir croître les héritiers d'un aussi triste avenir? Il y a
des époques où il faut dire avec le prophète : « Bienheureux sont les
morts ! »
M. de Laborde ne sera point obligé, dans le cours de son bel
ouvrage , de tracer des tableaux aussi affligeants. Dès les premiers pas
il s'arrête à d'aimables , à de nobles souvenirs : ce sont les pommes
1. Ibrahîm-Bey, dans la Haute-Égj'ple, deux petits bej-s indépendants, le pacha
de la Porte au Caire, un parti d'Albanois insurgés, et El-fy-Bey dans la Basse-Egypte.
11 y a un esprit de révolte dans l'Orient qui rend les voj'ages difiQciles et dangeureux :
les Arabes tuent aujourd'hui les voyageurs, qu'ils se contentoient de dépouiller
autrefois. Entre la mer Morte et Jérusalem, dans un espace de quatorze lieues nous
avons été attaqués deux fois, et nous essuyâmes sur le Nil la fusillade de la ligne
d'El-fy-Bey. Nous étions dans cette dernière affaire avec M. Gaffe, négociant de
Rosette, qui, déjà sur l'âge et père de famille, n'en risqua pas moins sa vie pour
nous avec la générosité d'un François. Nous le nommons avec d'autant plus de plaisir
qu'il a rendu beaucoup de services à tous nos compatriotes qui ont eu besoin de ses
secours.
518 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
d'or des Hespérides ; c'est cette Bétique chantée par Homère et embellie
par Fénelon. « Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile et sous un
ciel doux, qui est toujours serein... Ce pays semble avoir conservé les
délices de l'âge d'or', etc..» Paroît ensuite cet Annibal, dont la
puissante haine franchit les Pyrénées et les Alpes, et ne fut point
assouvie dans le sang des milliers de Romains massacrés à Cannes et
là. Trasymène. Scipion commença en Espagne cette noble carrière dont
le terme et la récompense dévoient être l'exil et la mort dans l'exil.
Sertorius lutta dans les champs ibériens contre l'oppresseur du
monde et de sa patrie. Il vouloit marcher à Sylla, et
... Au bord du Tibre, une pique à la main,
Lui demander raison pour le peuple romain.
Il succomba dans son entreprise ; mais il est probable qu'il n'avoit
point compté sur le succès. Il ne consulta que son devoir et la sain-
teté de la cause qu'il restoit seul à défendre. Il y a des autels, comme
celui de l'honneur, qui bien qu'abandonnés réclament encore des
sacrifices ; le Dieu n'est point anéanti parce que le temple est désert.
Partout 011 il reste une chance à la fortune, il n'y a point d'héroïsme à
tenter. Les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est
le malheur et la mort. Après tout , qu'importent les revers si notre
nom, prononcé dans la postérité, va faire battre un cœur généreux
deux mille ans après notre vie? Nous ne doutons point que du temps
de Sertorius les âmes pusillanimes, qui prennent leur bassesse pour
de la raison, ne trouvassent ridicule qu'un citoyen obscur osât lutter
seul contre toute la puissance de Sylla. Heureusement la postérité juge
autrement les actions des hommes : ce n'est pas la lâcheté et le vice
qui prononcent en dernier ressort sur le courage et la vertu.
Cette terre d'Espagne produit si naturellement les grands cœurs,
que l'on vit le Cantabre belliqueux, beUîcosus Cantaber, défendre à son
tour sa montagne contre les légions d'Auguste ; et le pays qui devoit
enfanter un jour le Cid et les chevaliers sans peur donna à l'univers
romain Trajan, Adrien et Théodose.
Après la description des monuments de cette époque, M. de Laborde
passera aux dessins des monuments moresques : c'est la partie la plus
riche et la plus neuve de son sujet. Les palais de Grenade nous ont
intéressé et surpris, même après avoir vu les mosquées du Caire et les
temples d'Athènes. L'Alhambra semble être l'habitation des Génies :
c'est un de ces édifices des 31ill8 et une Nuits que l'on croit voir moins
1. Télc'maque,
MELANGES LITTÉRAIRES. 519
en réalité qu'en songe. On ne peut se faire une juste idée de ces plâ-
tres moulés et découpes à jour, de cette architecture de dentelles, de
ces bains, de ces fontaines, de ces jardins intérieurs, où des orangers
et des grenadiers sauvages se mêlent à des ruines légères. Rien n'égale
la finesse et la variété des arabesques de l'Alhambra. Les murs,
chargés de ces ornements, ressemblent à ces étoffes de l'Orient que
brodent, dans l'ennui du harem, des femmes esclaves. Quelque chose
de voluptueux, de religieux et de guerrier fait le caractère de ce sin-
gulier édifice, espèce de cloître de l'amour, où sont encore retracées
les aventures des Abencerages; retraites où le plaisir et la cruauté
habitoient ensemble, et où le roi maure faisoit souvent tomber dans
le bassin de marbre la tête charmante qu'il venoit de caresser. On doit
bien désirer qu'un talent délicat et heureux nous peigne quelque jour
ces lieux magiques.
La troisième époque du Voyage pittoresque d'Espagne renfermera les
monuments gothiques. Ils n'ont pas la pureté de style et les propor-
tions admirables de l'architecture grecque et toscane, mais leurs rap-
ports avec nos mœurs leur donnent un intérêt plus touchant. Mous
nous rappellerons toujours avec quel plaisir, en descendant dans l'île
de Rhodes , nous trouvâmes une petite France au milieu de la Grèce :
Procedo, et parvam Trojam simulataque magnis
Pergama, etc.
Nous parcourions avec un souvenir mêlé d'attendrissement une
longue rue appelée encore la rue des Chevaliers : elle est bordée de
palais gothiques , et les murs de ces palais sont parsemés des armoi-
ries des grandes familles de France et de devises en gaulois. Plus loin
est une petite chapelle desservie par deux pauvres religieux : elle est
dédiée à saint Louis, dont on retrouve l'image dans tout l'Orient, et
dont nous avons vu le lit de mort à Carthage. Les Turcs, qui ont
mutilé partout les monuments de la Grèce, ont épargné ceux de la
chevalerie : l'honneur chrétien a étonné la bravoure infidèle, et les
Saladin ont respecté les Couci.
Et quand on a été assez heureux pour recevoir le jour dans le pays
de Bayard et de Turenne, pourroit-on être indifférent à la moindre des
circonstances qui en rappellent le souvenir? Nous nous trouvions à
Bethléem, prêt à partir pour la mer Morte, lorsqu'on nous dit qu'il y
avoit un Père françois dans le couvent. Nous désirâmes le voir. On
nous présenta un homme d'environ quarante-cinq ans , d'une figure
tranquille et sérieuse. Ses premiers accents nous firent tressaillir; car
520 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
nous n'avons jamais entendu chez l'étranger le son d'une voix fran-
çoise sans une vive émotion ; nous sommes toujours prêt à nous écrier,
comme Philoctète :
fl cptXraTcv œwvr,{i.a tpsû tÔ xal Xapwv
Après un si long temps
Oh! que cette parole à mon oreille est chère!
Nous fîmes quelques questions à ce religieux. Il nous dit qu'il s'ap-
peloit le père Clément, qu'il étoit des environs de Mayenne ; que se
trouvant dans un monastère en Bretagne, il avoit été déporté en Es-
pagne avec une centaine de prêtres comme lui; qu'ayant reçu d'abord
l'hospitalité dans un couvent de son ordre, ses supérieurs l'avoient
ensuite envoyé missionnaire en Terre Sainte. Nous lui demandâmes
s'il n'avoit point d'envie de revoir sa patrie, et s'il vouloit écrire à sa
famille; il nous répondit avec un sourire amer : « Qui est-ce qui se
souvient en France d'un capucin ? Sais-je si j'ai encore des frères et des
sœurs? Monsieur, voici ma patrie. J'espère obtenir, par le mérite de
la crèche de mon Sauveur, la force de mourir ici sans importuner per-
sonne, et sans songer à un pays où je suis depuis longtemps oublié. »
L'attendrissement du père Clément devint si visible à ces mots, qu'il
fut obligé de se retirer. Il courut s'enfermer dans sa cellule, et ne
voulut jamais reparoître : notre présence avoit réveillé dans son cœur
des sentiments qu'il cherchoit à étouffer. En quel lieu du monde nos
tempêtes n'ont-elles pas jeté les enfants de saint Louis ? quel désert ne
les a point vus pleurant leur terre natale? Telles sont les destinées
humaines : un François gémit aujourd'hui sur la perte de son pays,
aux mêmes bords dont les souvenirs inspirèrent autrefois le plus beau
des cantiques sur l'amour de la patrie :
Super flumina Babylonis I
Hélas! ces fils d'Aaron qui suspendirent leur cinnor aux saules de
Babylone ne rentrèrent pas tous dans la cité de David; ces filles d •
Judée qui s'écrioient sur les bords de l'Euphrate :
0 rives du Jourdain ! ô champs aimés des ciouxl
Sacré mont! fertiles vallées
Par cent miracles signalées!
Du doux pays de nos aïeux i
Serons-nous toijours exilées?
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 521
ces compagnes d'Estlier ne revirent pas tontes Emmaùs et Béthel ;
plusieurs laissèrent leurs dépouillos aux champs de la captivité; et
c'est ainsi que nous rencontrâmes loin de la France le tombeau de
deux nouvelles Israélites :
LjTnessi domus alta, solo Laurente sepulclirum !
Il nous étoît réservé de retrouver au fond de la mer Adriatique le
tombeau de deux filles de rois dont nous avions entendu prononcer
l'oraison funèbre dans un grenier à Londres '. Ah! du moins la
tombé qui renferme ces nobles dames aura vu une fois interrompre
son silence ; le bruit des pas d'un François aura fait tressaillir deux
Françoises dans leur cercueil. Les respects d'un pauvre gentilhomme
à Versailles n'eussent été rien pour des princesses; la prière d'un
chrétien en terre étrangère aura peut-être été agréable à des saintes.
M. de Laborde nous pardonnera ces digressions. II est voyageur,
nous le sommes comme lui ; et que n'a-t-on pas à conter lorsqu'on
vient du pays des Arabes ! A en juger par l'introduction du Voyage
pittoresque, l'auteur nous paroît surtout éminemment fait pour peindre
les siècles des Pélasge et des Alphonse, et pour mettre dans ses des-
sins l'expression des temps et des mœurs. Les sentiments nobles lui
sont familiers; tout annonce en lui un écrivain qui a du sang dans le
cœur. On peut compter sur sa constance dans sçs travaux, puisqu'il
ne paroît point détourné des sentiers de l'étude par les soucis de l'am-
bition. II s'est souvenu des vers du poëte :
Lieto nido, esca dolce, aura cortese,
Bramano i cign', e non si vain Parnasso
Con le cure mordaci.
Il nous retracera donc dignement ces hauts faits d'armes qui inspi-
rèrent à nos troubadours la chanson de Roland, à nos sires de Joinville
leurs vieilles chroniques, à nos comtes de Champagne leurs ballades
gauloises, et au Tasse ce poëme plein d'honneur et de chevalerie qui
semble écrit sur un bouclier; il nous dira ces jours oii le courage, la
foi et la loyauté étoient tout ; où le déloyal et le lâche étoient obligés
de s'ensevelir au fond d'un cloître, et ne comptoient plus parmi les
vivants. « Il y a deux manières de sortir de la vie, dit Shakespeare : la
honte et la mort, shame and death. »
Enfin, dans la quatrième époque du Voyage, l'auteur donnera les
1. Mesdames Victoire et Adélaïde de France, tantes de Louis XVI.
522 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
vues des monuments modernes de l'Espagne ; un des plus remarqua-
bles sans doute est l'Escurial, bâti par Philippe II, sur les montagnes
désertes de la Vieille-Castille. La cour vient chaque année s'établir
dans ce monastère, comme pour donner à des solitaires morts au
monde le spectacle de toutes les passions, et recevoir d'eux ces leçons
dont les grands ne profitent jamais. C'est là que l'on voit encore la
chapelle funèbre où les rois d'Espagne sont ensevelis dans des tom-
beaux pareils, disposés en échelons les uns au-dessus des autres ; de
sorte que toute cette poussière est étiquetée et rangée en ordre comme
les richesses d'un muséum. Il y a des sépulcres vides pour les souve-
rains qui ne sont point encore descendus dans ces lieux ; et la reine
actuelle a écrit son nom sur celui qu'elle doit occuper!
Non-seulement l'auteur nous donnera les dessins de tant d'édifices ;
mais comme il paroît avoir des connoissances très-variées, il ne négli-
gera point la numismatique et les inscriptions. L'Espagne est très-
riche dans ce genre ; et quoique Ponce ait fait beaucoup de recherches
sur ce sujet, il est loin de l'avoir épuisé. On sait d'ailleurs qu'on peut
faire chaque jour, sur le monument le plus connu, des découvertes
toutes nouvelles. Ainsi, par exemple, l'institut d'Egypte n'a pu lire
sur la colonne de Pompée, à Alexandrie, l'inscription effacée que des
sous-lieutenants anglois ont relevée depuis avec du plâtre.
Pococke en avoit rapporté quelques lettres, sans prétendre les expli-
quer ; plusieurs autres voyageurs l'avoient aperçue, et nous ne con-
noissons que M. Sonnini qui n'ait pu rien découvrir sur la base où elle
est gravée. Pour nous, nous avons déchiffré distinctement à l'œil nu
plusieurs traits, et entre autres le commencement de ce mot Aiot, qui
est décisif. Comme cette inscription d'une colonne fameuse est peu ou
point connue en France, nous la rapporterons ici :
On lit :
TO.... nTÂ.TON Â.YTOKPATOPA.
TON nOAIOYXON AAEHANAPEIA2
AIOK. H. lANONTON.... TON
no.... EnAPX02 AirTnroT.
Il faut d'abord suppléer à la tête de l'inscription le mot npos; après
le premier point, n. 20<i>; après le second, A; après le troisième, T;
au quatrième, AïroT2; au cinquième, enfin, il faut ajouter Ain?î. On
voit qu'il n'y a ici d'arbitraire que le mot AïroïPON, qui est d'ail-
leurs peu important. Ainsi on peut lire :
TONZ0<I)nTAT0NAÏT0KPAT0PA
TOWnOAIOrXONAAEHANAPEIAS
MÉLANGES LITTÉRAIPES. 523
AIOKAHT[ANONTONA.ïrOÏ2TC)N
noAinN En APX02AirïnT0Y.
C'est-à-dire :
Au très-sage empereur, protecteur d'Alexandrie, Dioclétien Auguste,
Pollion, préfet d'Egypte. »
Ainsi, tous les doutes sur la colonne de Pompée sont éclaircis. Mais
l'histoire garde-t-elle le silence sur ce sujet? Il nous semble que dans
la Vie d'un des Pères du désert, écrite en grec par un contemporain,
on lit que pendant un tremblement de terre qui eut lieu à Alexan-
drie toutes les colonnes tombèrent, excepté celle de Dioclétien.
Nous nous sommes fait un vrai plaisir, malgré le besoin que nous
avons de repos, d'annoncer le magnifique ouvrage dont M. de Laborde
publie aujourd'hui les deux premières livraisons. On peut y avoir
toute confiance. Ce n'est point ici une spéculation de librairie : c'est
l'entreprise d'un amateur éclairé, qui apporte à son travail les lumières
suffisantes et les restes d'une grande fortune. Employer ainsi les
débris de ses richesses, c'est faire un reproche bien noble à cette
révolution qui en a tari les principales sources. Quand on se rappelle
que les deux frères de M. de Laborde ont péri dans le voyage de M. de
La Peyrouse, victimes de l'ardeur de s'instruire , pourroit-on n'être
pas touché de voir le dernier rejeton d'une famille amie des arts se
consacrer à un genre de fatigues et d'études déjà fatal à ses frères?
Sic fratres Helense. . . .
Ventorumque regat pater
Kavis
.... Finibus Atticis
Reddas incolumem, precor!
On se fait aujourd'hui une obligation de trouver des taches dans les
ouvrages les plus parfaits. Pour remplir ce triste devoir de la critique,
nous dirons que les planches de cette première livraison ont peut-être
un peu de sécheresse ; mais on doit observer que ce défaut tient à la
nature même des objets représentés. Il eût été facile à l'auteur de
commencer sa publication par les dessins de l'Alhambra ou de la
cathédrale de Cordoue. Au-dessus de cette petite charlatanerie , il a
suivi l'ordre des monuments ; et cet ordre l'a forcé à donner d'abord
des perspectives de ville : or, ces perspectives sont naturellement
froides de style et vagues d'expression. Barcelone, privée du mouve-
ment et du bruit, ne peut offrir qu'un amas immobile d'édifices.
52li MÉLANGES LITTÉRAIRES.
D'ailleurs, on peut faire le même reproche de sécheresse aux des-
sins de toutes les villes. Nous avons dans ce moment même sous les
yeux une vue de Jérusalem, tirée du Voyage pittoresque de Syrie : quel
que soit le mérite des artistes, nous ne reconnoissons point là le site
terrible et le caractère particulier de la ville sainte.
Vue de la montagne des Oliviers, de l'autre côté de la vallée de
Josaphat, Jérusalem présente un plan incliné sur un sol qui descend
du couchant au levant. Une muraille crénelée, fortifiée par des tours
et par un château gothique, enferme la ville dans son entier, laissant
toutefois au dehors une partie de la montagne de Sion , qu'elle
embrassoit autrefois.
Dans la région du couchant, et au centre de la ville, vers le Cal-
vaire, les maisons se serrent d'assez près ; mais au levant, le long de
la vallée de Cédron, on aperçoit des espaces vides, entre autres l'en-
ceinte qui règne autour de la mosquée bâtie sur les débris du temple,
et le terrain presque abandonné où s'élevoit le château Antonia et le
second palais d'Hérode,
Les maisons de Jérusalem sont de lourdes masses carrées fort
basses, sans cheminées et sans fenêtres ; elles se terminent en ter-
rasses aplaties ou en dômes, et elles ressemblent à des prisons ou à
des sépulcres. Tout seroit à l'œil d'un niveau égal si les clochers des
églises, les minarets des mosquées, les cimes de quelques cyprès, et
les buissons des aloès et des nopals, ne rompaient l'uniformité du
plan. A la vue de ces maisons de pierre, renfermées dans un paysage
de pierres, on se demande si ce ne sont pas là les monuments confus
d'un cimetière au milieu d'un désert.
Entrez dans la ville, rien ne vous consolera de la tristesse extérieure :
vous vous égarez dans de petites rues non pavées qui montent et des-
cendent sur un sol inégal, et vous marchez dans des flots de poussière
ou parmi des cailloux roulants; des toiles jetées d'une maison à l'autre
augmentent l'obscurité de ce labyrinthe; des bazars voûtés et infects
achèvent d'ôter la lumière à la ville désolée; quelques chétives bou-
tiques n'étalent aux yeux que la misère, et souvent ces boutiques
mêmes sont fermées, dans la crainte du passage d'un cadi ; personne
dans les rues, personne aux portes de la ville; quelquefois seulement
un paysan se glisse dans l'ombre, cachant sous ses habits les fruits
de son labeur, dans la crainte d'être dépouillé par le soldat; dans un
coin à l'écart, le boucher arabe égorge quelque bête suspendue par
les pieds à un mur en ruine; à l'air hagard et féroce de cet homme,
à ses bras ensanglantés, vous croiriez qu'il vient plutôt de tuer son
semblable que d'immoler un agneau. Pour tout bruit dans la cité déi-
MÉLANGES LITTERAIRES. 525
cide, on entend par intervalles le galop de la cavale du désert; c'est le
janissaire qui apporte la tète du bédouin, ou qui va piller le fellah.
Au milieu de cette désolation extraordinaire, il faut s'arrêter un
moment pour contempler des choses plus extraordinaires encore.
Parmi les ruines de Jérusalem , deux espèces de peuples indépendants
trouvent dans leur foi de quoi surmonter tant d'horreurs et de mi-
sères. Là vivent des religieux chrétiens que rien ne peut forcer à
abandonnei^ le tombeau de Jésus-Christ, ni spoliations, ni mauvais
traitements, ni menaces de la mort. Leurs cantiques retentissent nuit
et jour autour du Saint-Sépulcre. Dépouillés le matin par un gouver-
neur turc, le soir les retrouve au pied du Calvaire, priant au lieu où
Jésus-Christ souffrit pour le salut des hommes. Leur front est serein ,
leur bouche riante. Ils reçoivent l'étranger avec joie. Sans forces et
sans soldats, ils protègent des villages entiers contre l'iniquité.
Pressés par le bâton et par le sabre, les femmes, les enfants, les
troupeaux des campagnes se réfugient dans les cloîtres des solitaires.
Qui empéclie le méchant armé de poursuivre sa proie et de renverser
d'aussi foibles remparts ? La charité des moines : ils se privent des
dernières ressources de la vie pour racheter leurs suppliants. Turcs ,
Arabes, Grecs, chrétiens schismatiques , tous se jettent sous la pro-
tection de quelques pauvres religieux francs, qui ne peuvent se dé-
fendre eux-mêmes : c'est ici qu'il faut reconnoître, avec Bossuet,
« que des mains levées vers le ciel enfoncent plus de bataillons que
des mains armées de javelots ».
Tandis que la nouvelle Jérusalem sort ainsi du désert brillante de
clarté, jetez les yeux entre la montagne de Sion et le Temple; voyez
cet autre petit peuple, qui vit séparé du reste des habitants de la cité.
Objet particulier de tous les mépris, il baisse la tête sans se plaindre;
il souffre toutes les avanies sans demander justice; il se laisse acca-
bler de coups sans soupirer : on lui demande sa tête, il la présente
au cimeterre. Si quelque membre de cette société proscrite vient à
mourir, son compagnon ira pendant la nuit l'enterrer furtivement
dans la vallée de Josaphat, à l'ombre du temple de Salomon. Pénétrez
dans la demeure de ce peuple , vous le trouverez dans une affreuse
misère, faisant lire un livre mystérieux à des enfants, qui le feront
lire à leur tour à leurs enfants. Ce qu'il faisoit il y a cinq mille ans,
ce peuple le fait encore. Il a assisté six fois à la ruine de Jérusalem,
et rien ne peut le décourager, rien ne peut l'empêcher de tourner ses
regards vers Sion. Quand on voit les Juifs dispersés sur la terre, selon
la parole de Dieu , on est surpris sans doute ; mais pour être frappé
d'un étonnement surnaturel il faut les retrouver à Jérusalem ; il faut
526 MÉLANGES LITTÉRAIRES,
voir ces légitimes maîtres de la Judée esclaves et étrangers dans leur
propre pays; il faut les voir attendant, sous toutes les oppressions, un
roi qui doit les délivrer. Écrasés par la croix qui les condamne, et qui
est plantée sur leurs têtes, près du Temple, dont il ne reste pas pierre
sur pierre, ils demeurent dans leur déplorable aveuglement. Les
Perses, les Grecs, les Romains, ont disparu de la terre; et un petit
peuple, dont l'origine précéda celle de ces grands peuples, existe
encore sans mélange dans les décombres de sa patrie. Si quelque
chose parmi les nations porte le caractère du miracle, nous pensons
qu'on doit le trouver ici. Et qu'y a-t-il de plus merveilleux, même
aux yeux du philosophe, que cette rencontre de l'antique et de la
nouvelle Jérusalem au pied du Calvaire : la première s'aflligeant à
l'aspect du sépulcre de Jésus-Christ ressuscité , la seconde se consolant
auprès du seul tombeau qui n'aura rien à rendre à la fin des siècles ?
SUR
LES ANNALES LITTÉRAIRES,
on DE
LA LITTÉRATURE AVANT ET APRÈS LA RESTAURATION
OUVRAGE DE M. DUSSAULT.
Juin 1819.
Lorsque la France, fatiguée de l'anarchie, chercha le repos dans
le despotisme , il se forma une espèce de ligue des hommes de talent
pour nous ramener par les saines doctrines littéraires aux doctrines
conservatrices de la société. MM. de La Harpe, de Fontanes, de Ronald,
M. l'abbé de Vauxcelles, M. Guéneau de Mussy, écrivoient dans le
Mercure; MM. Dussault, Féletz, Fiévée, Saint- Victor , Roissonade,
Geoffroy, M. l'abbé de Roulogne, combattoient dans le Journal des
Débats. « On a vu , » dit M. Dussault en parlant de cette époque si
remarquable pour les lettres , « on a vu des talents du premier ordre
entrer dans cette lice des écrits périodiques, pour y combattre tous les
faux systèmes...
u Tout le système de l'opinion publique étoit, pour ainsi dire, à
recréer. Le mauvais sens et l'erreur avoient tout infecté en politique,
en morale, en littérature; les vrais principes en tous genres étoient
méprisés, proscrits , oubliés ; tout ce qui sert de garantie et de lien à
l'ordre social étoit brisé, et les règles du goût, plus unies qu'on ne
pense aux autres éléments conservateurs de la société , avoient subi
la destinée commune. »
La littérature révolutionnaire fut foudroyée, et le goiJt reparut dans
le style. ayec l'ordre dans l'État.
Buonaparte favorisoit cette expérience, quoiqu'il sût bien que près-
528 MELANGES LITTÉRAIRES.
que tons ceux qui la soutenoient étoient ennemis de son gouverne-
ment. Il disoit un jour à M. de Fontanes : u II y a deux littératures en
France, la petite et la grande; j'ai la petite, mais la grande n'est pas
pour moi. » Et pourtant il laissoit faire cette grande littérature, qui,
de son aveu, n'étoit pas pour lui, mais qui recomposoit les principes
de la monarchie en détruisant ceux de la révolution. Or, comme il
vouloit régner, peu lui importoit de quelle main il recevoit le pouvoir.
Aujourd'hui le gouvernement a aussi pour lui la petite littérature ; la
grande se tait.
Il y a un monument précieux de l'état de la littérature sous Buona-
parte : c'est le recueil que nous avons déjà cité plus haut. Si on écri-
voit aujourd'hui la plupart des articles qui composent les Annales lit-
téraires, non-seulement on crieroit au gothicisme, au fanatisme, à la
réaction ; mais il est probable que ces articles ne seroient pas admis
à la censure. Quel censeur, par exemple, seroit assez téméraire pour
laisser passer le morceau suivant?
« Sans doute nos prudents penseurs, dit l'auteur des Annales litté-
raires, ne doivent point prononcer, sans un secret effroi, le nom de
Boileau. Ils doivent craindre qu'il ne sortît de ses cendres pour les
démasquer. Quelle matière en effet le siècle dernier n'auroit-il pas
offerte à sa verve satirique I Combien n'auroit-il pas trouvé sous les
étendards de la philosophie de mauvais écrivains à railler, de char-
latans à dévoiler, de prétentions à confondre, d'injustes réputations à
renverser! De quel œil auroit-il vu, de quels traits de ridicule auroit-
il marqué un rhéteur boursouflé comme Thomas, un déclamateur fré-
nétique comme Diderot, un bel-esprit pincé comme d'Alembert, un
rêveur de systèmes ridicules comme Helvétius, et ces auteurs de tra-
gédies à la Shakespeare, et ces faiseurs de drames aussi ennuyeux que
lugubres, et ces marchands de comédies à la glace, et cette foule d'in-
trigants littéraires de toutes espèces, qui connoissoient aussi peu l'art
d'écrire qu'ils connoissoient bien l'art de se faire des réputations ;
cette foule de Cottins et de Pelletiers nouveaux, qui s'emparoient sub-
tilement de l'admiration d'un siècle dont ils ne méritoient que le
mépris? Mais puisque la nature ne prodigue pas les hommes tels que
Boileau, et puisqu'elle ne produit pas ordinairement deux talents de
cette force dans un espace de temps si borné, qu'on se figure seule-
ment Voltaire, avec le rare talent qu'il avoit pour se servir de l'arme
du ridicule, dont il a tant abusé, tournant cette même arme, si redou-
table entre ses mains, contre ceux dont il s'éloit déclaré l'appui et le
chef, et se moquant d'eux en public, comme il s'en moquoit quelque-
fois en secret. Croit-on que tout cet édifice de réputations factices,
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 529
bâties sur le sable et sur la boue, auroit pu résister aux traits qu'il
auroit su lancer? S'il avoit seulement dirigé contre la fausse et dan-
gereuse philosophie de son siècle la moitié de l'esprit qu'il a prodigué
contre les institutions les plus utiles et les plus sacrées, c'en étoit fait
de tant de beaux systèmes, de tant de brillantes renommées, de toute
cette sublime doctrine dont nous avons pu apprécier les effets, après
en avoir admiré si longtemps et si stupidement les théories. »
Nous le répétons, présentez aujourd'hui de pareils articles à la cen-
sure, et l'on y verra, avec une conspiration contre le roi, la destruction
de la charte, le rappel des moines et le retour à la féodalité.
Toutefois, à l'époque où l'on manifestoit ces pensées, elles sem-
bloient si naturelles à chacun, qu'elles trouvoient à peine des contra-
dicteurs. M. de Barante, dans un ouvrage remarquable sur la Liltéra-
ture française pendant le xvin* siècle, ne parle pas avec plus de respect
des écrivains de cette époque : « Ce sont, dit-il, des écrivains vivant
au milieu d'une société frivole, animés de son esprit, organes de ses
opinions, excitant et partageant un enthousiasme qui s'appliquoit à la
fois aux choses les plus futiles et aux objets les plus sérieux; jugeant
de tout avec facilité , conformément à des impressions rapides et
momentanées ; s'enquérant peu des questions qui avoient été autre-
fois débattues, dédaigneux du passé et de l'érudition , enclins à un
doute léger, qui n'étoit point l'indécision philosophique, mais bien
plutôt un parti pris d'avance de ne point croire; enfin, le nom de
philosophe ne fut jamais accordé à meilleur marché. »
Les philosophes qui avoient acquis leur nom à si bon marché méri-
toient bien d'être démasqués par ceux qui ont été les victimes de
leurs principes. En voyant la ligue qui s'étoit formée contre ces pre-
miers auteurs de nos maux, le critique à qui nous devons les Annales
se croit sûr du triomphe. « On est désabusé, dit-il, du charlatanisme
littéraire, de la forfanterie philosophique... Quel singulier spectacle
offroit la littérature françoise! On vit jusqu'à de misérables poètes,
qui n'avoient rien dans la tête que quelques hémistiches ; des faiseurs
de mauvaises tragédies pleins d'orgueil et vides d'idées; de petits
auteurs de vers galants, bouffis de suffisance, se croire des législa-
teurs... C'est un public, dit-on, qui manque à notre littérature... Oui,
sans doute, messieurs, il manque un public à votre littérature, et c(
public lui manquera longtemps, parce qu'on est aujourd'hui pleine
ment désabusé de toutes vos folles idées, de tous vos vains sys
tèmes. »
Que l'auteur n'a-t-il dit la vérité! Mais pouvoit-il prévoir que ces
doctrines, qui sembloient à jamais détruites, étoient si près de renaî-
VI. 3i
530 MELANGES LITTERAIRES.
tre? pouvoit-il deviner que ces filles illégitimes de nos malheurs
reparoîtroient avec la légitimité?
Veut-on faire un rapprochement curieux, qu'on lise les articles des
Annales littéraires, et qu'on les compare à. ceux oij l'on prêche ouver-
tement la démocratie dans nos journaux censurés. La censure impé-
riale, qui laissoit passer les articles monarchiques, arrêtoit les articles
démocratiques : c'étoit au moins du bon sens dans le despotisme.
En parcourant les Annales littéraires, on peut faire encore une autre
observation : on y voit partout annoncée la réimpression des auteurs
du siècle de Louis XIV ; maintenant ce sont les auteurs du siècle de
Louis XV qu'on réimprime : on voulait conserver ; voudroit-on détruire?
Aujourd'hui que les bonnes études s'en vont avec le reste, la publi-
cation des Annales est un véritable service rendu aux lettres. On trouve
partout dans ce recueil, avec la tradition des saines doctrines, un juge-
ment sûr, un goût formé à la meilleure école, un style clair, excellent
surtout dans le sérieux, une verve de critique et un talent qui
emprunte de la raison une naturelle éloquence. Il y a cependant dans
les Annales un principe que nous ne pourrions complètement adopter.
L'auteur pense que la critique n'étouffe que les mauvais écrivains,
qu'elle n'est redoutable qu'à la médiocrité. Nous ne sommes pas tout
à fait de cet avis.
Il étoit utile, sans doute, au sortir du siècle de la fausse philoso-
phie, de traiter rigoureusement des livres et des hommes qui nous
ont fait tant de mal, de réduire à leur juste valeur tant de réputations
usurpées, de faire descendre de leur piédestal tant d'idoles qui reçu-
rent notre encens en attendant nos pleurs. Mais ne seroit-il pas à
craindre que cette sévérité continuelle de nos jugements ne nous fît
contracter une habitude d'humeur dont il deviendroit malaisé de nous
dépouiller ensuite? Le seul moyen d'empêcher que cette humeur
prenne sur nous trop d'empire seroit peut-être d'abandonner la petite
et facile critique des défauts, pour la grande et difficile critique des
beautés. Les anciens, nos maîtres, nous offrent, en cela comme en
tout, leur exemple à suivre. Aristote a consacré le xxiv« chapitre de sa
Poétique à chercher comment on peut excuser certaines fautes d'Ho-
mère, et il trouve douze réponses, ni plus ni moins, à faire aux cen-
sures ; naïveté charmante dans un aussi grand homme. Horace, dont
le goût étoit si délicat, ne veut pas s'offenser de quelques taches :
Non ego paucis offendar maculis. Quintilien trouve à fouer jusque
dans les écrivains qu'il condamne; et s'il blâme dans Lucain l'art du
poète, il lui reconnoît le mérite de l'orateur : Alagis oratoribus qaarn
poetis enumcrandus.
MELANGES LITTÉRAIRES. 531
Une censure, fùt-clle excellente, manque son but si elle est trop
rude. En voulant corriger l'auteur, elle le révolte, et par cela même
elle le confirme clans ses défauts ou le décourage ; véritable malheur
si l'auteur a du talent.
Il semble donc que l'on doit applaudir avec franchise à ce qu'il y a
de bon dans un écrivain, et reprendre ce qu'il y a de mal avec ména-
gement et politesse. Racine, modèle de naturel et de simplicité dans
son âge mûr, n'étoit pas exempt d'affectation et de recherche dans sa
jeunesse. Boileau eùt-il ramené Racine aux principes du goût s'il
n'avoit fait que reprocher durement au jeune poëte les vices de son
style ? Mais en même temps qu'il gourmandoit l'auteur de La Thébaïde,
il adressoit ces vers à l'auteur de Phèdre :
Que peut contre tes vers une ignorance vaine?
Le Parnasse françois, ennobli par ta veine,
Contre tous ces complots saura te maintenir.
Et soulever pour toi l'équitable avenir.
Eh! qui, voyant un jour la douleur vertueuse
De Phèdre, malgré soi perfide, incestueuse,
D'un si noble travail justement étonné,
Ne bénira d'abord le siècle fortuné
Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles.
Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles /
Bossuet fut dans sa jeunesse, ainsi que nous l'avons déjà dit, un
des beaux esprits de l'hôtel de Rambouillet. Si la critique, trop choquée
de quelques phrases bizarres, eût harcelé un homme aussi ardent que
l'évêque de Meaux, croit-on qu'elle l'eiàt corrigé? Non, sans doute.
Mais ce génie impétueux, ne trouvant d'abord que bienveillance et
admiration, se soumit comme de lui-même à cette raison qu'amènent
les années. 11 s'épura par degrés et ne tarda pas à paroître dans toute
sa magnificence : semblable à un fleuve qui en s'éloignant de sa
source dépose peu à peu le limon qui troubloit son eau, et devient
aussi limpide vers le milieu de son cours quil est profond et majes-
tueux.
Ceci n'est point une simple figure de rhétorique, c'est un fait, puis-
que les endroits les plus vicieux des Sermons de Bossuet sont devenus
les morceaux les plus parfaits des Oraisons funèbres. Si Bossuet ne
nous étoit connu aujourd'hui que par les Semions, serions-nous assez
justes pour y remarquer les traits que nous admirons dans les Oraisons
(unebrcs? Le mal ne nous empêcheroit-il pas de voir le bien, et ne
confondrions-nous pas dans nos dégoûts les défauts et les beautés?
Une critique trop rigoureuse peut encore nuire d'une autre manière
532 MELANGES LITTÉRAIRES.
à un écrivain original. Il y a des défauts qui sont inhérents à des
beautés, et qui forment, pour ainsi dire, la nature et la constitution
de certains esprits. Vous obstinez-vous à faire disparoître les uns,
vous détruirez les autres. Otez à La Fontaine ses incorrections, il per-
dra une partie de sa naïveté; rendez le style de Corneille moins fami-
lier, il deviendra moins sublime. Cela ne veut pas dire qu'il faille être
incorrect et sans élégance; cela veut dire que dans les talents du
premier ordre l'incorrection, la familiarité, ou tout autre défaut,
peuvent tenir, par des combinaisons inexplicables, à des qualités émi-
nentes. « Quand je vois, dit Montaigne, ces braves formes de s'expli-
quer, si vives, si profondes, je ne dis pas que c'est bien dire, je dis
que c'est bien penser. » Rubens, pressé par la critique, voulut, dans
quelques-uns de ses tableaux, dessiner plus savamment : que lui
arriva-t-il ? Une chose remarquable : il n'atteignit pas la pureté du
dessin, et il perdit l'éclat de la couleur.
Ainsi donc, indulgence ou critique circonspecte pour les vrais
talents aussitôt qu'ils sont reconnus. Cette-indulgence est d'ailleurs un
foible dédommagement des chagrins semés dans la carrière des lettres.
Un auteur ne jouit pas plus tôt de celte renommée, objet de tous ses
désirs, qu'elle lui paroît aussi vide qu'elle l'est en effet pour le bon-
heur de la vie. Pourroit-elle le consoler du repos qu'elle lui enlève?
Parviendra -t-il même jamais à savoir si cette renommée tient à l'esprit
de parti, à des circonstances particulières, ou si c'est une véritable
gloire fondée sur des titres réels? Tant de méchants livres ont eu une
vogue si prodigieuse ! quel prix peut-on attacher à une célébrité que
l'on partage souvent avec une foule d'hommes médiocres ou déshono-
rés? Joignez à cela les peines secrètes dont les Muses se plaisent à
affliger ceux qui se vouent à leur culte, la perte des loisirs, le déran-
gement de la santé. Qui voudroit se charger de tant de maux pour les
avantages incertains d'une réputation qu'on n'est pas sûr d'obtenir,
qu'on vous contestera du moins pendant votre vie, et que la postérité
ne confirmera peut-être pas après votre mort? Car, quel que soit
l'éclat d'un succès, il ne peut jamais vous donner la certitude de votre
talent; il n'y a que la durée de ce succès qui vous révèle ce que vous
êtes. Mais, autre misère, le temps, qui fait vivre l'ouvrage, tue l'au-
teur, et l'on meurt avant de savoir qu'on est immortel.
Si l'on croyoit que nous voulons rabaisser, par ces réflexions, la
gloire des lettres, on se tromperoit : c'est la première de toutes les
gloires. Disposer de l'opinion publique, maîtriser les esprits, remuer
les âmes, étendre ce pouvoir à tous les lieux, à tous les temps, il n'y
a point d'empire comparable à celui-là. On peut braver, quand on le
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 533
possède, toutes les infortunes de la vie. c Épiciète, dit l'épitaphe
grecque, boiteux, esclave, pauvre comme Irus, étoit pourtant le favori
des dieux! » Mais combien compte-t-on de ces génies qui naissent
l'ois, et a. qui la puissance appartient par droit de nature? Sur un nom-
bre immense d'écrivains, si quelques-uns seulement sont favorisés du
ciel, faut-il que les autres poursuivent une carrière où, inutiles à la
société, ils ne rencontrent que misère, oubli, ridicule, une carrière où
l'amour-propre blessé peut les rendre les plus malheureux et quelque-
fois les plus méchants des hommes? La chance d'un bon billet sur
mille mauvais est trop désavantageuse pour la tenter :
Soyons plutôt maçons.
II nous est arrivé d'annoncer l'avenir politique de la France avec
assez de justesse; il nous est plus facile encore de prédire son avenir
littéraire. L'espèce d'impuissance dont nous sommes frappés aujour-
d'hui par le système stérile de notre administration est un acci-
dent qui passera avec ce système ; mais il restera toujours dans nos
lettres l'infirmité de la vieillesse et le dépérissement de la caducité.
Ce n'est donc pas inutilement pour sa renommée, mais inutilement
pour nous, que M. Dussault est venu dans ces derniers temps, avec
MM. de Fontanes et de La Harpe, éclairer notre littérature; il n'a pu
jeter de lumière que sur des ruines. Après le siècle d'Auguste, Quinti-
lien donna des leçons de goût à ceux qui ne pouvoient plus en pro-
fiter; on vit aussi sous Adrien les arts reproduire un moment les
plus beaux temps de la Grèce :
Quelquefois un peu de verdure
Rit sur la glace de nos champs :
Elle console la nature,
Mais elle sèche en peu de temps.
Nous irons nous enfonçant de plus en plus dans la barbarie. Tous
les genres sont épuisés : les vers, on ne les aime plus, les chefs-
d'œuvre de la scène nous ennuieront bientôt, et, comme tous les peu-
ples dégénérés, nous finirons par préférer des pantomimes et des
combats de bêtes aux spectacles immortalisés par le génie de Cor-
neille, de Racine et de Voltaire. Nous avons vu à Athènes la hutte d'un
santon sur le haut d'une corniche du temple de Jupiter-Olympien; à
Jérusalem, le toit d'un chevrier parmi les ruines du temple de Salo-
mon; à Alexandrie, la tente d'un bédouin au pied de la colonne de
Pompée; à Carthage, un cimetière des Maures dans les débris du
palais de Didon : ainsi finissent les empires.
52>k MÉLANGES LITTÉRAIRES.
Nous l'avouerons : nous nous sommes arrêté, avec un plaisir qui
n'étoit pas sans un mélange de quelque peine, aux Annales litlèraires,
nous nous sommes souvenu des temps où nous combattions nous-
même en faveur de la monarchie avec les seules armes qui nous
étoient alors permises, où nous cherchions à réveiller la religion dans
le cœur des François, pour leur faire jeter un regard sur le passé,
pour les disposer à s'attendrir sur les cendres de leurs pères, pour
leur rappeler qu'il existoit encore des rejetons de ces rois sous lesquels
la France avoit joui de tant de bonheur et de tant de gloire. L'auteur
des Annales annonça ces ouvrages, fruit du malheur plutôt que du
talent. En relisant ce qu'il vouloit bien dire de nous, en nous repor-
tant à ces jours de jeunesse, d'amitié et d'étude, nous nous surpre-
nons à les regretter; nous en étions alors à l'espérance.
SI n UN OUVRAGE
DE M. LE G"' DE BOISSY-D'ANGLAS,
INTITULE :
ESSAI SUR LÀ VIE, LES ÉCRITS ET LES OPlMO^^S
DE M. DE MALESnERDES.
Mars 1819.
L'esprit philosophique qui a dénaturé notre littérature a surtout
corrompu notre histoire : prenant les mœurs pour des préjugés, il a
substitué des maximes à des peintures, «ne raison absolue à cette
raison relative qui sort de la nature des choses et qui forme le génie
des siècles.
Ce même esprit, en examinant les hommes, ne les mesure que
d'après ses règles : il les juge moins d'après leurs actions que d'après
leurs opinions. Il y a tels personnages auxquels il ne pardonne leurs
vertus qu'en considération de leurs erreurs.
Ces réflexions ne sont point applicables à l'auteur de VEssai sur la
vie de M. de Malesherbes. M. le comte de Boissy-d'Anglas se connoît en
courage et en sentiments généreux. Il seroit pourtant à désirer qu'il
eût commencé son ouvrage par un morceau moins propre à réveiller
l'esprit de parti. Pourquoi tous ces détails sur les souffrances des pro-
testants? Si c'est une instruction paternelle que V auteur adresse à ses
enfants, elle est trop longue; si c'est un traité historique, il est trop
court. L'histoire veut surtout qu'on ne dissimule rien, et qu'une partie
du tableau ne soit pas plongée dans l'ombre, tandis que l'autre reçoit
exclusivement la lumière. M. le comte de Boissy-d'Anglas gémit sur
les proscriptions des calvinistes et les lois cruelles dont ils furent
frappés. 11 n'y a pas un honnête homme qui ne partage son indigna-
tion ; mais pourquoi ne dit-il pas que les protestants de Nîmes avoient
égorgé deux fois les catholiques, une première fois en 1567, et une
seconde fois en 1569, avant que les catholiques eussent, en 1572,
536 MELANGES LITTERAIRES.
massacré les protestants ' ? Il s'élève contre V Apologie de Louis XIV sur
la révocation de l'édit de Nantes; mais cette Apologie est pourtant un
excellent morceau de critique historique. Si l'abbé de Caveyrac sou-
tient que la journée de la Saint-Barthélémy fut moins sanglante qu'on
ne l'a cru , c'est qu'heureusement ce fait est prouvé. Lorsque la
Bibliothèque du Vatican étoit à Paris (trésor inappréciable auquel
presque personne ne songeoit), j'ai fait faire des recherches; j'ai
trouvé sur la journée de la Saint-Barthélémy les documents les plus
précieux. Si la vérité doit se rencontrer quelque part, c'est sans doute
dans des lettres écrites en chiffres aux souverains pontifes, et qui
étoîent condamnées à un secret éternel. Il résulte positivement de ces
lettres que la Saint-Barthélémy ne fut point préméditée; qu'elle ne fut
que la conséquence soudaine de la blessure de l'amiral, et qu'elle
n'enveloppa qu'un nombre de victimes, toujours beaucoup trop grand
sans doute, mais au-dessous des supputations de quelques historiens
passionnés. M. le comte de Boissy-d'Anglas montre partout une sin-
cère horreur pour les excès révolutionnaires : cependant, si son opi-
nion étoit que l'on a exagéré le nombre des personnes sacrifiées, ne
seroit-il pas souverainement injuste de dire qu'il fait l'apologie du
meurtre et du crime?
Quant aux lois qui pesoient sur les protestants en France, étoient-
elles plus rigoureuses que ces fameuses lois de découverte (laws of
discovery) qui frappent encore aujourd'hui les catholiques en Irlande?
Par ces lois, les catholiques sont entièrement désarmés. Ils sont inca-
pables d'acquérir des terres. Si un enfant abjure la religion catholique,
il hérite de tout le bien, quoiqu'il soit le plus jeune. Si le fils abjure
sa religion, le père n'a aucun pouvoir sur son propre bien, mais il
perçoit une pension sur ce bien, qui passe à son fils. Aucun catholique
ne peut faire un bail pour plus de trente-et-un ans. Les prêtres qui
célébreront la messe seront déportés, et s'ils reviennent, pendus. Si
un catholique possède un cheval valant plus de cinq livres sterling,
il sera confisqué au profit du dénonciateur.
Que conclure de ces déplorables exemples? Que partout on abuse
de la force ; que partout catholiques et protestants, lorsque les pas-
sions les animent, peuvent se servir des -motifs les plus sacrés pour
les actes les plus impies; qu'enfin la religion et la philosophie ne sont
pas toujours pratiquées par des saints et par des sages.
1. Les protestants de Nîmes avoient égorgi^ deux fois les catholiques, et, à la Saint-
Barthélémy les catholiques de la môme ville refusèrent de massacrer les protestants.
Je pourrois en dire davantage si je voulois parler du commencement de la révolution.
MÉLANGES LITTÉll AlUES. 537
Au reste, ne jugeons point les hommes sur ce qu'ils ont dit, mais
d'après ce qu'ils ont fait : voyons M. de Malesherbes sortir de sa
retraite à l'âge de soixante- douze ans pour venir offrir à l'ancien
maître dont il étoit presque oublié, l'autorité de ses cheveux blancs et
le vénérable appui de sa vieillesse. « Lorsque la pompe et la splendeur
de Versailles, dit éloquemment M. de Boissy-d'Anglas, étoient rem-
placées par l'obscurité de la tour du Temple, M. de Malesherbes put
devenir pour la troisième fois le conseil de celui qui étoit sans cou-
ronne et dans les fers, de celui qui ne pouvoit offrir à personne que la
gloire de finir ses jours sur le même échafaud que lui. »
M. de Malesherbes écrivit au président de la Convention pour lui
proposer de défendre le roi.
« Je ne vous demande point, lui dit-il dans sa lettre, de faire part
à la Convention de mon offre, car je suis bien éloigné de me croire
un personnage assez important pour qu'elle s'occupe de moi; mais
j'ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître dans
le temps où cette fonction étoit ambitionnée de tout le monde : je lui
dois le même service lorsque c'est une fonction que bien des gens
trouvent dangereuse. »
Plutarque ne nous a rien transmis d'un héroïsme plus simple. Dans
les âmes faites pour la vertu, la vertu est une action naturelle qui
s'accomplit sans effort, comme les autres mouvements de la vie.
Louis XVI parut à la barre de la Convention le 26 décembre.
^L Desèze termina son plaidoyer par ces mots, qui sont restés dans la
mémoire des hommes : « Louis vint au-devant des désirs du peuple
par des sacrifices personnels sans nombre, et cependant c'est au nom
de ce même peuple qu'on demande aujourd'hui... Citoyens, je n'achève
pas; je m'arrête devant l'histoire. »
Ils ne se sont pas arrêtés devant l'histoire ! Ils l'ont bravée ! Auroient-
ils pressenti qu'elle leur réservoit la miséricorde de Louis XVIII?
M. de Malesherbes vint à la Convention avec xMM. Desèze et Tron-
chet pour appuyer la demande d'un sursis, d'un appel au peuple, et
pour réclamer contre la manière dont les votes avoient été comptés.
Il ne put prononcer que quelques paroles entrecoupées de sanglots. Il
avoit sollicité le sacrifice; tout le poids du sacrifice retomba sur lui.
Il fut chargé d'annoncer au roi l'arrêt fatal. Écoutons-le lui-même
raconter cette scène dans la prison à M. Hue : « Je vois encore le roi
(c'est M. de Malesherbes qui parle); il avoit le dos tourné vers la
porte, les coudes appuyés sur la table, et le visage couvert de sa main.
Au bruit que je fis en entrant, il se leva : « Depuis deux heures, me
« dit-il, je recherche en ma mémoire si durant le cours de mon règne
538 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
« j'ai donné volontairement à mes sujets quelque juste sujet de plainte
« contre moi ; je vous le jure en toute sincérité, je ne mérite de la part
(( des François aucun reproche. »
M. de Malesherbes tomba aux pieds de son maître, et voulut lui
annoncer son sort. « Il étoit étouffé par ses sanglots, dit Cléry, et il fat
plusieurs moments sans pouvoir parler. Le roi le releva, et le serra
contre son sein avec affection. M. de Malesherbes lui apprit le décret
de condamnation à la mort : le roi ne fit aucun mouvement qui annon-
çât de la surprise ou de l'émotion ; il ne parut affecté que de la dou-
leur de ce respectable vieillard, et chercha même à le consoler. »
Les hommes vulgaires tombent et ne se relèvent plus sous le poids
du malheur; les grands hommes, tout chargés qu'ils sont d'adversités,
marchent encore : de forts soldats portent légèrement une pesante
armure. Après l'accomplissement du crime, le vénérable défenseur du
roi se retira à Malesherbes : les bourreaux vinrent bientôt l'y cher-
cher. 11 fut enfermé dan? la prison de Port-Royal avec presque tous
les siens'. Son vertueux gendre, M. de Rosambo, périt le premier.
Ensuite, le plus intègre des magistrats parut lui-même devant les plus
iniques des juges, avec sa fille, M"^ de Rosambo, sa petit-fille, M""^ de
Chateaubriand, femme de mon frère aîné, qui eut aussi les mêmes
juges et le même échafaud : qu'on me pardonne cette vanité de
famille. M. de Malesherbes est qualifié dans son interrogatoire de
défenseur officieux de celui qui a régné sous le nom de Louis XVI. On
lui demanda si quelqu'un s'étoit chargé de plaider sa cause ; il répon-
dit par un seul mot : Non. Le tribunal lui nomma d'office un défen-
seur appelé Duchâteau. Ainsi, celui qui avoit défendu volontairement
Louis XVI ne trouva point de défenseur volontaire. Dans ces temps,
où tout innocent étoit coupable, les avocats reculèrent devant cin-
quante années de vertus, comme, dans les jours de justice, ils refu-
sent quelquefois de prêter leur ministère à de trop grands crimes.
M. de Boissy-d'Anglas dit que l'épouvante avoit glacé tous les cœurs :
tous, sans doute, excepté ceux des victimes.
L'homme de bien reçut son arrêt avec le calme le plus profond :
on eût dit qu'il ne l'avoit pas entendu, tant il y parut insensible; mais
il s'attendrit sur ses enfants, que frappoit la même sentence. II sortit
de la prison pour aller à la mort, appuyé sur sa fille, M'"= de Rosambo,
qui étoit elle-même suivie de sa fille et de son gendre. Au moment où
ce lugubre cortège alloit franchir le guichet. M""* de Rosambo aperçut
\. M'"» dr! Rosambo et son fils, M. et M"" de Chateaubriand, M. et M""-' de Tocqiio-
ville, M. Le Peletier d'Aunay.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 539
M"« de Sombreuil, si fameuse par sa piété filiale, « Mademoiselle,
lui dit-elle, vous avez eu le bonheur de sauver la vie à votre père, je
vais avoir celui de mourir avec le mien. »
« M. de Malesherbes (je ne saurois mieux faire que de transcrire ici
\m passage de l'ouvrage de M. de Boissy-d'Anglas), M. de Malesherbes
avoit vécu comme Socrate, il devoit mourir comme lui. Mais sa mort
fut plus douloureuse, puisque, avant de cesser de vivre, il eut sous
les yeux l'affreux spectacle de la mort d'une partie do sa famille , et
qu'on différa son supplice pour en augmenter la cruauté. »
Ainsi finit de servir sa patrie en même temps qu'il cessa de vivre
l'un des hommes les plus dignes de l'estime et de la vénération de ses
contemporains et de l'avenir. On peut dire qu'il honora l'espèce
humaine par ses hautes et constantes vertus en même temps qu'il la
fit aimer par le charme de son caractère. »
L'éloge de M. de Malesherbes ne seroit pas complet si on n'y ajoutoit
les paroles du Testament de Louis XVI.
« Je prie MM. de Malesherbes, Tronchet et de Sèze de recevoir ici
tous mes remercîments et l'expression de ma sensibilité pour tous les
soins et les peines qu'ils se sont donnés pour moi. »
Pourquoi M. le comte de Boissy-d'Anglas, qui a loué si dignement
M. de Malesherbes, s'efforce-t-il de nier le changement qui s'étoit
opéré dans quelques-unes des opinions de cet homme illustre? Quelle
si grande importance met-il à prouver que l'ami et le protecteur de
Jean-Jacques Rousseau ne s'est jamais accusé d'avoir contribué par
ses idées aux malheurs de la révolution? Cet aveu rendoit-il à ses
yeux l'homme moins grand ou la révolution plus petite? Pourquoi
rejette-il les faits avancés par M. de Molleville et par M. Hue? Pour-
quoi veut-il balancer, par son opinion étrangère, des traditions de
famille? J'ai moi-même entendu M. de Malesherbes, déplorant ses
anciennes liaisons avec Condorcet, s'expliquer sur le compte de ce
philosophe avec une véhém3nce qui m'empêche de répéter ici ses
propres paroles. M. de Tocqueville, qui a épousé une autre petite-fiUe
de M. de Malesherbes, m'a raconté que cet homme admirable, la veille
de sa mort, lui dit : « Mon ami, si vous avez des enfants, élevez-les
pour en faire des chrétiens-, il n'y a que cela de bon. »
Ainsi, ce fidèle serviteur avoit profité de la leçon de son auguste
maître. Le roi captif, en le chargeant d'aller lui chercher un prêtre
non assermenté, lui avoit dit : «Mon ami, la religion console tout
autrement que la philosophie. »
M. de Malesherbes ne manqua pas de consolations religieuses à ses
derniers moments. II y avoit quelques prêtres, condamnés comme lui,
5!i0 MÉLANGES LITTERAIRES.
sur le tombereau qui le conduisit au lieu de l'exécution. La tolérance
philanthropique avoit trouvé ce moyen de donner des confesseurs aux
chrétiens qu'elle envoyoit au supplice.
Mettons d'accord les deux opinions : que la philosophie réclame la
première partie de la vie de M. de Malesherbes, la religion se conten-
tera de la dernière.
Quand M. le comte de Boissy-d'Anglas aflirme encore que M. de
Malesherbes eût approuvé la loi des élections, cela paroît un peu
extraordinaire : la loi des élections n'avoit que faire ici. M. de Males-
herbes est mort victime des opinions démocratiques : fouiller dans
son tombeau pour y découvrir un suffrage favorable à ces opinions, ce
n'est peut-être pas là qu'on pouvoit espérer le trouver. S'il n'étoit
oiseux de rechercher ce qu'eût été M. de Malesherbes en supposant
qu'il eût vécu jusqu'à la restauration, j'aurois sur ce point des idées
bien différentes de celles de M. de Boissy-d'Anglas. II y a deux modé-
rations : l'une est de l'impuissance, l'autre est de la force : avec la
première on ne peut marcher, avec la seconde on s'arrête quand on
veut; avec l'une tout fait peur, avec l'autre on est sans crainte. M. de
Malesherbes possédoit cette dernière et précieuse modération. Il n'au-
roit jamais été retenu par le cri éternel des médiocres et des pusilla-
nimes : « Vous allez trop loin. » Il eût donc été un ardent et un zélé
royaliste. Il eût voté comme son collègue M. Desèze contre la loi des
élections; les principes ministériels lui auroient paru funestes, et,
rangé par cette raison dans la classe des exclusifs, il eût grossi la liste
des destitués pour services rendus à la cause royale.
M. de Malesherbes fut un homme à part au milieu de son siècle.
Ce siècle, précédé des grandeurs de Louis XIY et suivi des crimes de
la révolution, disparoît comme écrasé entre ses pères et ses fils. Le
règne de Louis XV est l'époque la plus misérable de notre histoire;
quand on en cherche les personnages, on est réduit à fouiller les anti-
chambres de M. le duc de Choiseul , ou les salons de M"'' d'Épinay et
de M""* Geoffrin. La société entière se décomposoit : les hommes d'État
devenoient des gens de lettres, les gens de lettres des hommes d'État,
les grands seigneurs des banquiers et les fermiers généraux de grands
seigneurs. Les modes étoient aussi ridicules que les arts étoient de
mauvais goût, et l'on pcignoit des bergères en panier dans les salons
où les colonels brodoient au tambour. Et comme pourtant ce peuple
françois ne peut jamais être tout à fait obscur, il gagnoit encore la
bataille de Fontcnoy, pour empêcher la prescription contre la gloire,
et Montesquieu, Voltaire, Buffon et Rousseau écrivoient pour maintenir
nos droits au génie.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 5Zil
Notre célébrité se réfugia particulièrement dans les lettres ; mais il
en résulta un autre mal. Les auteurs pullulèrent; on devint fameux avec
un gros dictionnaire ou avec un quatrain dans VAlmanach des Muses;
Dorât et Diderot eurent leur culte. Les poêles chantoient le temps des
cinq maîtresses et détruisoient les mœurs ; les philosophes bâtissoient
V Encyclopédie et démolissoient la France.
Toutefois, des figures respectables se montroient dans les arrière-
plans du tableau. Elles appartenoicnt presque toutes à l'ancienne
magistrature. Quelques-unes de nos familles de robe retraçoient, par
la naïveté de leurs mœurs, ces temps où Henri III , venant visiter le
président de Thou, s'asseyoit, faute de chaise, sur un coffre. M. de
Malesherbes conservoit la science, la probité, la bonhomie et la bonne
humeur des anciens jours. On raconte mille traits de sa distraction et
de sa simplicité. Il rioit souvent : son visage étoit aussi gai que sa
conscience étoit sereine. Au premier abord , on auroit pu le prendre
pour un homme commun, mais on découvroit bientôt en lui une haute
distinction : la vertu porte écrite sur son front la noblesse de sa race.
Ce qui prouve le charme et la supériorité de M. de iMalesherbes, c'est
qu'il conserva ses amis dans les jours de ses succès. Or, le plus grand
effort de l'amitié n'est pas de partager nos infortunes , c'est de nous
pardonner nos prospérités. Si M. de Malesherbes ne fit que passer dans
les affaires, c'est qu'on ne parvient point au pouvoir avec une réputa-
tion faite, ou que du moins on n'y reste pas longtemps. Il n'y a que
la médiocrité ou le mérite inconnu qui puissent monter et rester aux
premières places.
Deux mots échappés à ]\L de Malesherbes peignent admirablement
sa magnanimité. Lorsque le roi fut conduit à la Convention, M. de
Malesherbes ne lui parloit qu'en l'appelant sire et votre majesté. Treil-
hard l'entendit, et s'écria, îurieux : « Qui vous rend si hardi de pro-
noncer ici des mots que la Convention a proscrits? » — « Mon mépris
pour vous et pour la vie, » répondit M. de Malesherbes.
Le roi demandoit un jour à son vieil ami comment il pouvoit récom-
penser MM. Desèze et Tronchet. « J'ai songé à leur faire un legs,
disoit l'infortuné monarque, mais le payeroit-on ?» — « Il est payé,
sire, répondit M. de Malesherbes : vous les avez choisis pour défen-
seurs. »
Dans ma jeunesse, j'avois formé le projet de découvrir par terre, au
nord de l'Amérique septentrionale, le passage qui établit la commu-
nication entre le détroit de Behring et les mers du Groenland. M. de
Malesherbes, confident de ce projet, l'adoptoit avec toute la chaleur
de son caractère. Je me souviens encore de nos longues dissertations
5/i2 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
géographiques. Que de choses il me recommandoit ! que de plantes
je devois kii rapporter pour son jardin de Malesherbes! Je n'ai pas eu
le bonheur de l'orner, ce jardin où l'on voyoit :
Un vieillard tout semblable au vieillard de Virgile,
Homme égalant les rois, homme approchant des dieux, ,
Et, comme ces derniers, satisfait et tranquille.
Mais les beaux cèdres que ce vieillard a plantés, et qui ont grandi
comme sa renommée, sont aujourd'hui religieusement cultivés par
mon neveu, son filleul et son arrière-petit-fils. C'est avec un plaisir
mêlé d'un juste orgueil que je trouve ainsi mon nom uni, dans la
retraite d'un sage, au nom de M. de Malesherbes. Si, comme ce nom
immortel , le mien ne représente pas la gloire , comme ce même nom
du moins il rappellera la fidélité.
PANORAMA DE JÉRUSALEM.
Avril 1819.
M. Prévôt a pris la vue de Jérusalem du haut du couvent de Saint-
Sauveur. On découvre de ce point la ville entière et le cercle presque
complet de l'horizon. Cet horizon embrasse, à l'orient et au midi, le
chemin de Bethléem, les montagnes d'Arabie, un coin de la mer
Morte et la montagne des Oliviers; au nord et à l'ouest, les mon-
tagnes de Sichem ou de Naplouse , le chemin de Damas et les mon-
tagnes de Judée sur la route de Jaffa.
Tous ces lieux , ainsi que les plus petits détails de Jérusalem , sont
décrits dans l'Itinéraire, et peuvent senir d'explication au Panorama.
Qu'il me soit permis seulement de rappeler le tableau général de la
ville, en priant le lecteur d'observer deux choses :
1° .Mon point de vue , pris de la montagne des Oliviers , est consé-
quemment tout juste à l'opposé du point de vue de M. Prévôt : dans
le Panorama , la montagne des Oliviers est en face ; dans ma descrip-
tion, c'est Jérusalem qu'on a devant soi.
2° Je me trouvois en Judée au mois d'octobre ; le soleil étoit ardent ;
les cieux étoient devenus d'airain; les montagnes étoient arides, sèches
et bridées. M. Prévôt a vu Jérusalem en hiver, par un temps pluvieux
et sombre, ce qui convient également à la tristesse du site et des sou-
venirs. A ces petites différences près, les deux tableaux ont l'air d'avoir
été calqués l'un sur l'autre. Voyez donc la description extraite de
VIlinèraire.
Telle est aujourd'hui Jérusalem, et telle la représente le Panorama.
Compagnon naturel de tous les voyageurs , m'associant en pensée à
leurs périls et à leurs travaux, j'admire trop les arts, j'aime trop les
Muses pour ne pas me faire un devoir de recommander à la France
les talents qui la peuvent honorer. Soyons reconnoissants envers
l'homme courageux qui a immolé à son art sa santé , son repos et sa
fortune. Ce n'est encore là que le moindre des sacrifices de M. Prévôt:
il a eu le malheur de perdre son neveu. Ce jeune peintre, de la plus
belle espérance, vrai martyr des arts, est mort à la vue de la Grèce,
b'ik MÉLANGES LITTERAIRES.
et son corps a été abandonné aux flots de cette mer qui baigne la
pairie d'Apelles. Ainsi toutes les peines sont pour les voyageurs , tous
les plaisirs pour nous, qui profitons du voyage : nous allons an bout
de la terre sans quitter notre patrie. Aprçs tout, c'est toujours là qu'il
en faut revenir; et quand on a vu toutes les villes du monde, on
trouve encore que celles de son pays sont les plus belles : c'ctoit
l'opinion de Montaigne.
(( Je responds , dit-il , ordinairement à ceux qui me demandent
raison de mes voyages : Je sais bien ce que je fuis, mais non p:is ce
que je cherche. Si on me dit que parmy les estrangers il y peut avoir
aussi peu de santé , et que leurs mœurs ne sont pas mieux nettes que
les nostres, je responds que c'est tousjours gain de changer un mau-
vais estât à un estât incertain , et que les maux d'autruy ne nous
doivent pas poindre comme les nostres. Je ne veux pas oublier cecy :
que je ne me mutine jamais tant contre la France que je ne regarde
Paris de bon œil : elle a mon cœur dès mon enfance , et m'en est
advenu comme des choses excellentes. Plus j'ay veu depuis d'autres
villes belles , plus la beauté de celte cy peut ei gaigne sur mon affec-
tion. Je l'ayme tendrement jusques à ses verrues et à ses taches. Je ne
suis François que par cette grande cité, grande en peuples, grande
en félicité de son assiette, mais surtout grande et incomparable en
variété et diversité de commodités, la gloire de la France et l'un
des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loin nos divi-
sions! »
STIR
LE VOYAGE AU LEVANT
DE M. LE COMTE DE FORBIN.
Mai 1819.
M. le comte de Forbin, dans son Voyage au Levant, réunit le double
mérite du peintre et de l'écrivain : Vut pictura poesis semble avoir
été dit pour lui. Nous pouvons affirmer que, dessinés ou écrits, ses
tableaux joignent la fidélité à l'élégance. Nous avons vu quelques
lieux qu'il n'a point visités, comme Sparte, Rhodes et Carthage ; mais
il a parcouru à son tour des ruines qui ont échappé à nos observa-
tions, telles que celles de Césarée, d'Ascalon et de Thèbes. A cela près,
notre course , quasi la même , a été accomplie dans le même espace
de temps. Plus heureux que nous seulement, M. le comte de Forbin
avoit un pinceau pour peindre ; et nous, nous n'avions qu'un crayon :
un roi légitime lui a donné de grands vaisseaux pour le transporter en
haute mer ; et nous, nous possédions à peine la petite barque d'Horace
pour raser la terre, biremis prsesidio scaphœ. Nous sommes forcé
d'envier au voyageur jusqu'au château dont il s'est défait pour sub-
venir aux frais de la route : quant à nous, on avoit eu soin de ne nous
laisser à vendre que nos coquilles de pèlerin.
M. le comte de Forbin s'embarqua à Toulon le 22 août 1817, sur la
division navale composée de la frégate la Cléopâtre, de la corvette
l'Espérance, des gabarres la Surveillante et l'Active. Il avoit pour
compagnons de voyage : M. l'abbé de Janson, missionnaire, M. Huyot,
architecte, M. Prévôt, auteur de beaux Panoramas, et l'infortuné
M. Cochereau, peintre et neveu de M. Prévôt. La flotte se trouva le
jour de la Saint-Louis à la vue de la côte de Tunis. « M. l'abbé de
Janson célébra la messe sur le gaillard d'arrière. Vingt-et-un coups de
canon et des cris de vive le roi ! saluèrent le rivage où saint Louis rendit
à Dieu sa grande âme. Ce noble souvenir frappa tout l'équipage. Quel
rapprochement en effet , quel spectacle aue celui de ce désert qui fut
VI. 35
546 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
jadis témoin du deuil des lis , et q'Jii conserve aujourd'hui les ruines
de Cartilage ' ! »
Otez la religion de ce beau tableau, querestera-t-il? Quelques ruines
muettes et la poussière d'un roi.
Le 30 août, près la côte de Gérigo, mourut le jeune Cochereau, qui
avoit enlrepris le voyage plein de joie et d'ardeur -. Dans les projets de
la vie on oublie trop facilement cet accident de la mort, qui abrège tous
les projets. C'est pourquoi les hommes ont raisonnablement fixé la
patrie au lieu de la naissance, et non pas à celui de la mort, toujours
incertain :
Lyrnessi domus alta, solo Laurente sepulchrum.
Les voyageurs débarquent à Milo, oii M. Huyot eut le malheur de se
casser la jambe. M. le comte de Forbin, demeuré seul avec M. Prévôt,
se hâta d'aller visiter Athènes.
Il faut lire la description d'Athènes dans le Voyage. M. le comte de
Forbin peint avec une expression heureuse ces ouvrages de Périclès ,
que nous avons nous-même tant admirés. « Chacun d'iceux , dit Plu-
tarque, dès lors qu'il fut parfait, sentoit déjà son antique quant à la
beauté; et néanmoins, quant à la grâce et vigueur, il semble jusques
aujourd'hui qu'il vienne tout fraîchement d'être fait et parfait, tant il
y a je ne sais quoi de florissante nouveauté, qui empêche que l'injure
du temps n'en empire la vue, comme si chacun desdits ouvrages avoit
au dedans un esprit toujours rajeunissant, et une âme non jamais
vieillissante, qui les entretînt en cette vigueur. »
Le voyageur rencontra à Athènes notre ancien hôte M. Fauvel , si
digne de faire les honneurs de la Grèce. Nous voyons aussi que l'ar-
chevêque d'Athènes alloit marier son neveu à la sœur de l'agent de
France de Zéa. Cet agent est apparemment le fils de ce pauvre M. Pen-
gali qui se mouroit de la pierre lorsque nous passâmes dans son île ,
et qui n'en marioit pas moins une des quatre demoiselles Pengali,
lesquelles chantoient en grec : Ah ! vous dirai-je, maman, pour nous
adoucir les regrets de la patrie. Le fils de M. Pengali nous a écrit
depuis la restauration; il nous avoit connu persécuté par Buonaparte
pour notre attachement à la famille des Bourbons, il se figuroit que
nous devions être tout-puissant sous le roi. Nous nous sommes bien
donné de garde de solliciter la faveur qu'il demandoit auprès des
ministres de Sa Majesté : nous aurions craint de faire destituer ce
1. Voyage dans le Levant, p. 5. 2. Idem, p. 0.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. ôkl
pauvre vice-consul, pour nous avoir jadis reçu, par la volonté des
dieux, dans la maison de Simonide.
M. le comte de Forbin nous apprend encore, au sujet d'Athènes, que
le docteur Avramiotti a écrit en grec une brochure contre nous. Est-ce
qu'il y a des ministériels à Athènes? S'ils sont pour Périclès, nous
passons de leur côté ; mais s'ils sont pour Ilyperbolus ou pour Critias,
nous restons dans l'Dpposition. Nous ignorons ce que nous avons fait
au docteur Avramiotti : nous le citons dans Vltinèraire avec toute sorte
de considération. Se seroit-il fâché parce que nous avons dit qu'il
sembloit un peu fatigué de notre visite? Gela pourtant étoit tout
simple : nous devions être très-ennuyeux. Nous sommes donc aujour-
d'hui la fable et la risée d'Argos ? Nous tâcherons de nous en consoler,
en songeant que depuis le temps de Glytemnestre on a tenu bien de
mauvais propos dans cette ville.
Le voyageur se rembarque et poursuit sa course vers le Bosphore. Il
voit en passant le cap Sunium, où nous nous arrêtâmes, prêt à quitter
la Grèce. Arrivé à Constantinople, il se rend chez l'ambassadeur de
France. « Les nobles qualités de M. de Rivière m'étoient connues,
dit-il; mais je découvris en lui chaque jour de plus hautes vertus sous
les formes les plus franches et les plus aimables. » Nous n'eûmes
point le bonheur de rencontrer M. de Rivière à Constantinople; mais
nous y fûmes reçu par M. le général Sebastiani avec une hospitalité
que nous nous sommes plu à reconnoître et que le changement des
temps ne peut ni ne doit nous faire oublier.
Nous avons beaucoup de descriptions de Constantinople : il y en a
peu qu'on puisse comparer, pour l'originalité et la parfaite ressem
blance , à celle que l'on trouve dans le Nouveau Voyage du Levant;
nous ne pouvons résister au plaisir de la transcrire :
« J'ai vu dans cette ville singulière, dit le voyageur, des palais
d'une admirable élégance, des fontaines enchantées, des rues sales et
étroites, des baraques hideuses et des arbres superbes. J'ai visité San-
dalbezestan , Culchilarbezestan , où se vendent les fourrures. Partout
le Turc me coudoyoit, le Juif se prosternoit devant moi, le Grec me
sourioit, l'Arménien vouloit me tromper, les chiens me poursuivoient,
et les tourterelles venoient avec confiance se poser sur mon épaule ;
partout enfin on dansoit et on mouroit autour de nous. J'ai entrevu les
mosquées les plus célèbres, leurs parvis, leurs portiques de marbre
soutenus par des forêts de colonnes, et rafraîchis par des eaux jaillis-
santes. Quelques monuments mystérieux, restes de la ville de Cons-
tantin, noircis, rougis par les incendies, sont cachés dans des maisons
peintes, bariolées et souvent à demi brûlées. Les figures, les costumes.
5^8 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
les usages, offrent partout le spectacle le plus pittoresque, le plus
varié. C'est Tyr, c'est Bagdad , c'est le grand marché de l'Orient ^ »
De Constantinople, M. le comte de Forbin descend à Smyrne , où il
retrouve M. Hiiyot chez les Pères de la Mission, « à qui, dit le voya-
geur, cet artiste doit incontestablement la vie. » On passe de Smyrne
aux ruines d'Éphèse, dont la description est un des plus beaux mor-
ceaux du Voyage.
(( Je parvins, dit M. de Forbin , avec assez de difîiculté , par une
journée brûlante, jusqu'à la vaste enceinte du temple de Diane. L'en-
semble paroît être de la grandeur du Louvre et des Tuileries , en y
comprenant le jardin
A la vue de ces constructions gigantesques, il est aisé de concevoir les
dépenses qu'elles coûtèrent à tous les peuples de la Grèce et de l'Asie.
On rencontre derrière le temple de Diane un monument circulaire
orné de colonnes ; un autre, de forme carrée, et au milieu un empla-
cement dont le pavé étoit de marbre. Un édifice assis sur des souter-
rains est entièrement tombé. Ces ruines composent un grand monti-
cule entouré de plusieurs autres , tous formés des débris portant la
merveilleuse empreinte du goût exquis des Grecs , à l'époque bril-
lante de leur puissance , de leurs succès dans tous les genres.
(( Quel sujet d'émotions plus profondes que celui de cette grande
destruction ! Quelle terrible et singulière leçon que cette promenade
d'une lieue où l'on marche sans cesse sur les décombres, où des maté-
riaux d'une admirable richesse couvrent des plaines, des montagnes,
des vallées, n'offrant d'asile qu'aux loups et à de nombreux sangliers!
La porte de la Persécution est un monument en marbre, construit des
arrachements et des restes d'édifices postérieurs, elle me rappela les
monuments romains
Le dernier tremblement de terre a renversé cette porte , qui étoit si
bien conservée lorsque je la dessinai. On marche pendant un quart de
lieue sur un terrain couvert d'un épouvantable chaos de pierres et de
marbres amoncelés, empilés : frises, frontons, architraves, métopes,
statues, tout ce qui charmoit autrefois las yeux par sa régularité et sa
perfection, les effraye aujourd'hui par la confusion de ses débris.
« Je suivis un aqueduc qui réunit dans les montagnes les eaux des
sources les plus abondantes : il les amène encore ; mais personne ne va
s'y désaltérer. Cette rivière, portée sur des murs élevés, rencontre enfin
une brèche chargée de vignes sauvages : elle tombe alors en cascade, et
sa nappe limpide se brise sur les dômes des ruines et des bains turcs.
1. Voyage dans le Levant, p. 44.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 5^0
« Les siècles les plus reculés et les âges de barbarie ont écrit leurs
annales dans ce lieu des regrets, des hautes réflexions, où tout parle
si noblement de la mort
« L'aspect général d'Éi)lîèse me rappeloit celui des marais Pontins.
A l'heure où le soleil descendoit dans la mer, l'harmonie des lignes,
la vapeur chaude des lointains, le voile de cette heure mystérieuse,
formoient un ensemble touchant et mélancolique, supérieur aux plus
beaux paysages de Claude Lorrain. Peut-être un jour, me disois-je, un
homme des Florides viendra-t-il visiter ainsi les ruines de ma patrie,
et, comme dans Éphèse, quelques noms seuls demeureront debout au
milieu de la poussière des marbres et de la cendre du cèdre et de
l'airain. Je me rappellerai longtemps l'impression douce et triste de
cette soirée : les échos, cachés dans des conduits profonds, répétoient
alors les moindres bruits ; le frémissement du vent dans les bruyères
ressembloit à des clameurs souterraines; l'imagination croyoit entendre
les derniers sons de l'hymne des prêtres de Diane, ou les chants des
premiers chrétiens autour de l'apôtre d'Éphèse'. »
D'Éphèse on arrive à Saint- Jean -d'Acre; on suit le voyageur à
Césarée, à Jaffa, à Jérusalem, à la mer Morte, au Jourdain ; on revient
avec lui à Jaffa; on l'accompagne avec le plus vif intérêt à Ascalon et
dans le désert qu'il traverse pour se rendre à Damiette ; on remonte
le Nil avec lui jusqu'au Caire, de là jusqu'à Thèbes, où se termine sa
course, comme arrêtée par des monceaux de ruines. L'Ég^-pte res-
semble à ses colosses; renversée dans le sable, l'œil du voyageur qui
n'auroit pu l'embrasser tandis qu'elle étoit debout en mesure avec
étonnement les proportions gigantesques et les énormes débris. On
remarque un contraste singulier dans les monuments égyptiens :
immenses en dehors, en dedans leurs dimensions sont resserrées.
Dans ce vaste tombeau qui semble écraser la terre, dans cette haute
pyramide qu'on aperçoit à quinze lieues de distance, on ne peut entrer
qu'en se courbant. Tandis que sa masse indestructible annonce exté-
rieurement la grandeur et l'immortalité du génie, sa capacité inté-
rieure offre à peine la place d'un petit cerceuil : ainsi ce tombeau semble^
faire le partage exact des deux natures de l'homme.
C'est avec un charme particulier qu'en parcourant les tableau^ de
M. le comte deTorbin, nous reconnoissons dans ces personnages nos
anciens hôtes, ces vertueux Pères de Terre Sainte, encore plus mal-
heureux aujourd'hui qu'ils ne l'étoient lorsqu'ils nous reçurent dans
1. Voyage dans le Levant, p. GO et suiv.
550 MÉLANGES LITTÉRAIRES. '
toute la charité évangélique. Nous avons revu, non sans attendrisse-
ment, le nom du père Clément Ferez et celui du bon père Munoz au
cœur limpide e bianco; nous nous sommes réjoui en apercevant que
M. Drovetti occupe une place auprès du pacha d'Egypte ; mais puis-
qu'il devoit adopter une patrie étrangère, nous aurions mieux aimiî
f]ue celle qu'il a si honorablement servie l'eût reconnu pour son enfant.
Homère étoit bien heureux : lui donnoit-on l'hospitalité, il mettoit le
nom de son hôte dans ses ouvrages, et voilà son hôte immortel : nous
autres, obscurs voyageurs, nous ne pouvons payer les soins qu'on a
pris de nous que par une stérile reconnoissance.
Nous sommes obligé d'abréger les citations de l'ouvrage de M. le
comte de Forbin, parce qu'il faudroit trop citer; mais nous recomman-
dons particulièrement aux lecteurs les descriptions d'Ascalon et de
Césarée, de ces deux villes encore debout, mais sans habitants, telles
que le prophète nous représente Jérusalem assise dans la solitude, ou
le port de Tyr battu par une mer sans vaisseaux. On verra avec plaisir
la touchante histoire d'Ismaïl et de Mariam. Parmi les dessins, il
faut remarquer celui de la mosquée d'El-Haram, et une vue de Jéru-
salem prise de la vallée de Josaphat. En véritable peintre, M. le comte
de Forbin a saisi le moment d'un orage, et c'est à la lueur de la foudre
qu'il nous montre la cité des miracles. Il nous pardonnera de rap-
peler quelques lignes de Vltiiùraire, qui nous serviront à décrire son
tableau : « L'aspect de la vallée de Josaphat est désolé : le côté occi-
dental est une falaise de craie qui soutient les murs gothiques de la
ville, au-dessus desquels on aperçoit Jérusalem ; le côté oriental est
formé par la montagne des Oliviers et par la montagne du Scandale.
. . , Les pierres du cimetière
des Juifs se montrent comme un amas de débris au pied de la mon-
tagne A la tristesse de Jérusalem,
dont il ne s'élève aucune fumée, dont il ne sort aucun bruit ; à la soli-
tude des montagnes, où l'on n'aperçoit pas un être vivant ; au désordre
de toutes ces tombes fracassées, brisées, demi-ouvertes, on diroit que
la trompette du jugement s'est déjà fait entendre, et que les morts
vont se lever dans la vallée de Josaphat. »
On ne sauroit trop louer le voyageur d'avoir porté dans la Terre
Sainte des sentiments graves : avec un esprit de doute et de moquerie
il n'auroit rien vu, et il auroit tout défiguré. Nous admirons le grand
Voyage d'Egypte; nous rendons hommage aux gens de lettres et aux
artistes qui l'ont exécuté; mais nous souffrons quand nous voyons
commenter les livres de Moïse avec une assurance qui fait de la peine,
pour peu qu'on ait quelque connoissance des langues originales.
MÉLAîSGES LITTÉRAIRES. 551
Expliquer la colonne de nuée et de feu qui conduisoit les Hébreux
dans le désert, joar un réchaud cylindrique dans lequel on entretient un
feu vif et brillant, en y brûlant des morceaux très-secs de sapin, n'est-
ce pas une imagination un peu trop philosophique? L'auteur a-t-il
trouvé l'histoire de ce réchaud dans quelque antique manuscrit arra-
ché au tombeau d'Osymandué? >;on : il s'appuie de l'autorité du XXI V<=
numéro d'un journal intitulé Ze Courrier de l'Egypte, imprimé au
Caire, oîi Buonaparte avoit établi la liberté de la presse pour les Arabes.
On nous permettra de nous en tenir à la version du Pentateuque. Le
texte ne dit point du tout un réchaud, mais une nuée; nous ne vou-
lons pas citer de l'hébreu. Les Septante et la Vulgate traduisent exac-
tement.
Heureusement il s'en faut beaucoup que tous les Mémoires du magni-
fique Voyage d'Egypte soient écrits dans le même esprit, témoin ce
passage où M. de Rozière, ingénieur en chef au corps royal des mines,
parle de l'expédition de saint Louis : «Alors, dit-il, la religion sincère,
la foi chrétienne touchante et sublime dans les grandes âmes, la bril-
lante chevalerie ignorante et naïve, craignant le blâme plus que la
mort, pleine de nobles sentiments et d'illusions magnanimes, gui-
doient, loin de leur pays, les enfants de la France. » Voilà qui est
beau, très-beau. Quand on aspire à l'immortalité, c'est une grande
avance que d'être chrétien.
L'ouvrage de M. le comte de Forbin achèvera de prouver qu'on peut
faire aujourd'hui promptement et facilement ce qui demandoit autre-
fois beaucoup de temps et de fatigues. Un voyageur qui noliseroit un
vaisseau à Marseille, et qui partiroit par les grands vents de l'équi-
noxe du printemps, pourroit jeter l'ancre à JafTa le vingtième jour
après son départ, et peut-être même plus tôt ; le vingt-et-unième il
seroit à Jérusalem ; mettons huit jours pour voir les lieux saints, le
Jourdain et la mer Morte, six semaines ou deux mois pour le retour :
ce voyageur seroit donc revenu dans sa famille avant qu'on eût eu le
temps de s'apercevoir de son absence. Qui n'a trois mois à sa disposi-
tion? II ne seroit pas plus long de se rendre chaque année à Athènes,
à Thèbes, à Jérusalem, que d'aller passer l'été de château en château
aux environs de Paris : on se délasseroit des jardins anglois dans le
potager d'Alcinoiis.
Les François peuvent tirer un autre profit de leurs voyages; ils
peuvent se convaincre, en parcourant le monde, qu'il n'y a rien de
plus beau et de plus illustre que leur patrie. Ils ne sauroient faire un
pas dans l'Orient sans retrouver partout les immortels souvenirs de
leur race, depuis ces chevaliers qui régnèrent à Constantinople, à
552 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
Sparte, à Antioche, à Ptolémaïs, qui combattirent à Ascalon et à Car-
tilage, jusqu'à ces quarante mille voyageurs armés qui vainquirent
aux Pyramides et battirent des mains aux ruines de Thèbes. Celte
armée, dont l'Arabe du désert raconte encore les hauts faits, vengea
les chevaliers de la Massoure ; mais elle ne releva point à Jérusalem
les deux sentinelles françoises qui gardoient si fidèlement le Saint-
Sépulcre : Godefroy de Bouillon et Baudoin son frère.
M. le comte de Forbin se montre partout bon François, et il doit
quelques-unes de ses plus belles pages aux inspirations puisées dans
l'amour de son pays. Le poëte de Smyrne promet des succès à ceux
qui combattoient reept uocTpri;, pour la patrie.
DE QUELQUES OUVRAGES
HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES.
Octobre 1819.
L'excellent ouvrage de critique de M. Dussault {Annales littéraires)
nous fournit l'année dernière l'occasion de rappeler une partie de la
gloire de la France, trop oubliée de nos jours. Du milieu des agita-
tions politiques, nous allons encore cette année jeter un regard sur le
paisible monde des Muses, que nous regrettons de ne plus habiter.
Cependant, pour goûter le repos des lettres, deux choses sont néces-
saires : se compter pour rien et les autres pour tout, être sans préten-
tion et sans envie. Alors on jouit de son propre travail comme d'une
occupation qui remplit la vie sans la troubler : l'admiration que l'on
n'a pas pour soi, on la garde entière pour les autres ; on s'enchante
d'un beau livre dont on n'est pas l'auteur; on a le plaisir du succès
sans en avoir eu la peine. Y a-t-il une jouissance plus pure que d'en-
vironner les talents des hommages qu'ils méritent, que de les signaler,
de les faire sortir de la foule, et de forcer l'opinion publique à leur
rendre la justice qu'elle leur refuse peut-être?
Examinons quelques-uns des ouvrages nouvellement publiés, et
que l'amour des lettres nous console un moment des haines poli-
tiques.
Les premières annales des peuples ont été écrites en vers. Les
Muses se chargent de raconter les mœurs des nations, tant que ces
mœurs sont héroïques et innocentes; mais lorsque les vices et la poli-
tique surviennent, ces filles du ciel abandonnent le récit de nos erreurs
au langage des hommes. Les ouvrages historiques se multiplient de
nos jours, et force nous est de les produire, car l'histoire se plaît dans
les révolutions : il lui faut des malheurs pour juger sainement les
choses ; quand les empires sont debout, sa vue ne peut atteindre leur
hauteur; elle n'apprécie l'étendue du monument que lorsqu'elle en
peut mesurer les ruines.
V Histoire du Béarn mérite de fixer l'attention des lecteurs; elle
55Zi MÉLANGES LITTÉRAIRES.
renferme dans un excellent volume tout ce que Froissart, Clément,
de Marca, Auger-Gaillard, Chappuis, de Vie et dom Vaissette nous
ont appris sur les devanciers et sur la patrie d'Henri IV. Ce petit
modèle de goût et de clarté n'a pas la majesté historique, mais il a
tout le charme des Mémoires : c'est un ouvrage posthume de M. de
Baure. L'historien dont les travaux sont destinés à ne paroître qu'après
sa mort doit inspirer de la confiance. Quel intérêt auroit-il à se porter
en faux témoin au tribunal de la postérité? Voué en secret à l'histoire
comme à un sacerdoce redoutable, il n'attend de son vivant aucune
récompense. Retranché, pour ainsi dire, derrière sa tombe, il s'y
défend contre les passions des hommes, et déjà semble habiter ces
régions incorruptibles où tout est vérité en présence de l'éternelle
vérité.
L'ouvrage solide et important connu sous le nom d'Histoire de
Venise fait grand honneur au beau-frère de M. de Baure. En voyant
les monuments et les mœurs de l'Italie, on est tenté de croire que
des peuples dont le passé est si sérieux et le présent si riant ont été
formés par la philosophie d'Horace. D'une part silence et ruines, de
l'autre chants et fêtes. Cela ne rappelle-t-il pas ces passages du poëte
de Tibur : « Hâtons-nous de jouir... Le temps fuit... Il faudra quitter
cette terre... » Carpe diem... Fugaces labuntur anni... Linquenda
tellus... et toutes ces maximes qui cherchent à donner au plaisir la
gravité de la vertu?
VHistoire de Venise n'est peut-être pas sans quelques défauts, mais
ces défauts tiennent plus à l'esprit du siècle qu'au bon esprit de l'au-
teur. On s'imagine aujourd'hui que l'impartialité historique consiste
dans l'absence de toute doctrine, que l'historien doit rester impas-
sible entre le vice et la vertu, le juste et l'injuste, la raison et l'erreur,
le droit et le fait : c'est remonter à l'enfance de l'art et réduire l'his-
toire à une table chronologique.
L'esprit moderne croit encore que certains faits religieux sont au--
dessous delà dignité de l'histoire; et pourtant l'histoire sans religion
ne peut avoir aucune dignité. Il ne s'agit pas de savoir si réellement
Attila fut éloigné de Rome par l'intervention divine, mais si les chro-
niques du temps ont attesté le miracle. Le bras du Tout-Puissant arrê-
tant le ravageur du monde au pied de ce Capitole que ne défendent
plus les Manlius et les Camille; le Fléau de Dieu reculant devant le
prêtre de Dieu n'est point un tableau qui déroge à la dignité de l'his-
toire. Ce sont là les mœurs; il les faut peindre : et si vous ne les
peignez pas, vous êtes infidèle. Toute l'antiquité a publié qu'une puis-
sance surnaturelle dispersa les Gaulois aux portes du temple de Del-
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 555
plies. Thucydide, Xénophon, Tite-Livc, Tacite, n'ont jamais manqué
de raconter les prodiges que les dieux font pour la vertu, ou dont ils
épouvantent le crime : l'histoire a cru, comme la conscience de Néron,
qu'un bruit de trompettes sortoit du tombeau d'Agrippine.
Nous hasardons ces réflexions plutôt comme des doutes que comme
des critiques. Nous cherchons à nous éclairer : nous ne saurions
mieux nous adresser, pour obtenir les lumières qui nous manquent,
qu'à l'auteur dont l'ouvrage nous occupe dans ce moment. Quelques
autres observations nous resteroient à faire ; nous les supprimons,
dans la crainte d'être soupçonné par M. le comte Daru de n'avoir point
oublié V Examen du Génie du Christianisme. Nous ne nous en souvenons
néanmoins que pour remercier l'aristarque de la justesse de ses cri-
tiques, et de l'indulgence de ses éloges.
Plus heureux ou plus malheureux que M. Daru, M. Royou a consa-
cré ses études à sa patrie. Quand il raconte l'honneur, la fidélité, le
dévouement de nos aïeux pour leurs souverains légitimes, on voit
qu'il a trouvé dans son cœur les antiques documents de sou histoire'.
Cette loyauté de l'auteur répand un grand intérêt sur l'ouvrage, et il
tire de son amour pour nos rois l'énergie que Tacite puisoit dans sa
haine pour les tyrans. Au reste, s'il fut jamais moment propre à écrire
notre histoire, c'est celui où nous vivons. Placés entre deux empires,
dont l'un finit et dont l'autre commence, nous pouvons avec un fruit
égal porter nos yeux dans le passé et dans l'avenir. Il reste encore
assez de monuments de la monarchie qui tombe pour la bien con-
noître, tandis que les monuments de la monarchie qui s'élève nous
offrent, au milieu des ruines, le spectacle d'un nouvel univers. Plus
tard, les traditions seront effacées; un peuple récent foulera, sans les
connoître, les tombes des vieux François, les témoins des anciennes
mœurs auront disparu, et les débris même de l'empire de saint Louis,
emportés par les flots du temps, ne serviront plus à remarquer le lieu
du naufrage.
M. Petitot s'est chargé de recueillir une partie de ces débris précieux.
Il veut nous donner la collection complète des Mémoires relatifs à
l'Histoire de France,, depuis le siècle de Philippe-Auguste jusqu'au
commencement du xvn^ siècle. Cette collection avoit déjà été entre-
prise. Commencée sur un mauvais plan, conduite avec peu de
savoir, de critique et de soin , elle est en tout très-inférieure à celle
que iM. Petitot publie aujourd'hui. Les deux derniers volumes de cette
1. Histoire de France, depuis Pharamond jusqu'à la vingt-cinquième année du
règne de Louis XI V,
556 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
première collection parurent sous le règne de Buonaparte , et sont
dédiés au prince Murât.
Toutefois, il eût été désirable que le nouvel éditeur eût travaillé
sur un plan plus vaste. Pourquoi ne se seroit-il pas attaché à conti-
nuer, avec les autres savants qui s'en occupent, le Recueil des Histo-
riens de dom Bouquet? Les Mémoires, et surtout les très-anciens
Mémoires, ne s'éloignent guère des histoires générales du même
temps. Nous avouons que nous sentons peu la différence qui existe
entre les Chroniques de Saint-Denis, celles de Flandre et de Normandie,
entre les Chroniques de Froissart et de Monstrelet, et les Mémoires de
Villehardouin et de Joinville. Il nous semble donc qu'au lieu de faire
deux classes des Histoires et des Mémoires, on devroit les réunir; c'est
le même plan que l'on a suivi jusqu'ici pour les trois races, dans le
grand recueil de dom Bouquet. En effet, l'Histoire de Grégoire de
Tours n'est pas autre chose que des Mémoires, puisqu'on y trouve
mêlés les propres aventures de l'auteur et une foule d'anecdotes étran-
gères à l'histoire générale. Les Gestes de Dagobert, la Vie de Charle-
magne par Éginhard, celle de Louis le Débonnaire par l'anonyme dit
l'Astronome, la Vie de Robert par Helgaud, de Conrad II par Vippon,
de Philippe-Auguste par Riggord, sont autant de Mémoires particu-
liers. A commencer à l'époque des Mémoires françois , c'est-à-dire à
l'époque où Villehardouin écrivuit, on auroit pu donner tour à tour un
volume des chroniqueurs latins, des Mémoires françois en prose, des
Vies ou Chroniques en carmes ou vers. C'eût été encore rentrer dans
le plan de dom Bouquet. Son recueil contient des extraits des grandes
et petites Chroniques de Saint-Denis, des fragments des Chroniques
de Normandie, des vers en latin du moyen âge et en vieil allemand,
tout aussi barbares que nos poèmes françois historiques. Ces poèmes
sont, il est vrai, difficiles à dévorer; mais on y trouve bien des choses,
et ils servent à éclairer des points obscurs de notre histoire. Par exem-
ple, sans un poème sur le combat des Trente, conservé à la Bibliothè-
que du Roi, nous ignorerions si les champions de ce fameux combat
étoient tous à cheval, ou si les chevaliers bretons ne durent la victoire
qu'à l'avantage qu'obtint Montauban , en combattant seul monté sur
un coursier. Cela n'étoit guère probable : quand il s'agit d'honneur,
on peut s'en fier aux Bretons. Mais enfin le fait étoit resté sans preuve.
Un vers du poème lève toutes les difficultés :
Et d'un c6t(5 et d'autre tous à cheval seront *.
i. Nous possédons une copie de ce poëme. M. de Pcnhouct doit l'avoir public dana
un ouvrage sur les antiquités de la Bretagne.
MÊLAiNGES LITTÉRAIRES. 557
La Bretagne vient d'ériger un monamont à la mémoire de ses
Trente Héros. On peut toujours dire des Bretons modernes combattant
pour leur roi ce qu'on disoit de leurs ancêtres : On n'a pas fait plus
vaillamment depuis le combat des Trente.
M. Petitot auroit été plus capable qu'un autre d'enrichir un grand
travail de savantes préfaces à la manière des Baluze et des Bignon sur
les lois des Francs et sur les Capitulaires ; des Pithou, des Duchesne,
des dom Bouquet, des Valois, des Mabillon sur nos historiens ; des de
Laurière, des Secousse, des Vilevaut, des Brequigny et des Pastoret
sur les ordonnances de nos rois.
Les nouveaux volumes publiés par M. Petitot achèvent l'histoire de
Du Guesclin et contiennent les charmants Mémoires de Boucicaut.
Christine de Pisan, qui avoit précédé ces derniers Mémoires, est à la
fois sèche et diffuse. L'éditeur a préféré les Anciens Mémoires de Du
Guesclin, écrits par Le Febvre, à tous les autres. Il a peut-être eu
raison en ce sens qu'ils sont les plus complets; mais ils sont pour ainsi
dire modernes, et ils n'ont pas la naï\reté de VHistoire de Messire Ber-
trand Du Guesclin, escrile en prose à la requeste de Jean d'Estour ville,
et mise en lumière par Claude Mesnard. C'est là qu'on voit, dit Mesnard,
une âme forte, nourrie dans le fer et pétrie sous des palmes.
Cette histoire de Du Guesclin nous fait souvenir qu'en bon Breton
nous avons plusieurs fois été tenté d'écrire la vie du bon connétable.
Notre dessein de travailler sur l'Histoire générale de France nous a
fait abandonner cette idée. Ensuite l'histoire vivante est venue nous
arracher à l'histoire morte. Comment s'occuper du passé quand on n'a
pas de présent?
Décembre 1819.
Après avoir traité de l'histoire, il conviendroit de parler des scien-
ces; mais nous manquons de ce courage, si commun aujourd'hui, de
raisonner sur des choses que nous n'entendons pas. Dans la crainte
de prendre le Pirée pour un homme, nous nous abstiendrons. Néan-
moins nous ne pouvons résister à l'envie de dire un mot d'un ouvrage
de science que nous avons sous les yeux. 11 est intitulé : De l'Auscul-
tation médiate. Au moyen d'un tube appliqué aux parties extérieures
du corps, notre savant compatriote breton le docteur Laënnec est
parvenu à reconnoître, par la nature du bruit de la respiration, la
nature des affections du cœur et de la poitrine. Cette belle et grande
découverte fera époque dans l'histoire de l'art. Si l'on pouvoit inventer
une machine pour entendre ce qui se passe dans la conscience des
hommes, cela seroit bien utile dans le temps où nous vivons. « C'est
558 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
dans son génie que le médecin doit trouver des remèdes, » a dit un
autre médecin dans ses ingénieuses Maximes; et l'ouvrage du docteur
Laënnec prouve la justesse de cette observation. Nous pensons aussi,
comme V Ecclésiastique, « que toute médecine vient de Dieu, et qu'un
bon ami est la médecine du cœur ». Mais retournons aux choses de
notre compétence.
M. de Ronald et M. l'abbé de La Mennais nous ont donné, dans le
cours de cette année, le premier, des Mélanges philosophiques, politi-
ques et littéraires ; le second, des Réflexions sur l'état de l'Église de
France. Nommer ces deux hommes supérieurs, c'est en faire l'éloge.
Les royalistes, qui les comptent avec orgueil dans leurs rangs, les pré-
sentent à leurs amis et à leurs ennemis. Ils prouvent l'un et l'autre
que les vrais talents sont presque toujours du côté de la vertu, et que
la probité est une partie essentielle du génie.
On publie dans ce moment une édition complète des Œuvres de
M""^ de Staël. Le temps o\i l'auteur de Corinne sera jugé avec impar-
tialité n'est pas encore venu. Pour nous, que le talent séduit et qui ne
faisons point la guerre aux tombeaux, nous nous plaisons à reconnoî-
tre dans M™^ de Staël une femme d'un esprit rare; malgré les défauts
de sa manière, elle ajoutera un nom de plus à la liste de ces noms
qui ne doivent point mourir. Quand on a connu la fdle de M, Necker
et toutes les agitations dont elle remplissoit sa vie, combien on est
frappé de la vanité des choses humaines ! Que de mouvement pour
tomber dans un repos sans fin ! que de bruit pour arriver à l'éternel
silence! M™® de Staël rechercha peut-être un peu trop des succès
qu'elle étoit faite pour obtenir sans se donner tant de peines. Fi de la
célébrité, s'il faut courir après elle ! Le bonhomme La Fontaine traita
la gloire comme il conseille de traiter la fortune, il l'attendit en dor-
mant, et la trouva le matin assise à sa porte.
Pour rendre M""^ de Staël plus heureuse, et ses ouvrages plus par-
faits, il eût suffi de lui ôter un talent. Moins brillante dans la conver-
sation, elle eût moins aimé le monde, qui fait payer cher les plaisirs
qu'il donne, et elle eût ignoré les petites passions de ce monde. Ses
écrits n'auroient point été entachés de cette politique de parti qui rend
cruel le caractère le plus généreux, faux le jugement le plus sain,
aveugle l'esprit le plus clairvoyant ; de cette politique qui donne de
l'aigreur aux sentiments et de l'amertume au style, qui dénature le
talent, substitue l'irritation de l'amour-propre à la chaleur de l'âme
et remplace les inspirations du génie par les boutades de l'humeur.
Ce n'est pas sans un sentiment pénible que nous retrouvons cette
politique dans un dernier ouvrage de M. Ballanche. Cet ouvrage, qui
MELANGES LITTERAIRES. 559
n'est qu'un simple dialogue entre un vieillard et un jeune homme, a
quelque chose, dans le style et dans les idées, de calme, de doux et de
triste. Le début rappelle celui de la République, ou plutôt des Lois de
Platon. Que l'auteur d'infigone s'abandonne désormais à ses penchants
naturels; qu'il apprécie mieux les trésors qu'il possède, et qu'il
répande dans ses écrits la sérénité, la candeur, la tranquillité de
l'âme : 0 fortunatos... sua si bona norint ! Qu'il nous laisse à nous,
tristes enfants des orages, le soin d'agiter ces questions d'où sortent
à peine quelques vérités arides; vérités qui souvent ne valent pas les
agréables mensonges de ces romans dont nous allons parler.
ROMANS.
Les peuples commencent par la poésie, et finissent par les romans :
la fiction marque l'enfance et la vieillesse de la société. De tous les
habitants de l'Europe, les François, par leur esprit et leur caractère,
:;e prêtent le moins aux peintures fantastiques. Nos mœurs, qui con-
viennent aux scènes de la comédie, sont peu propres aux intrigues du
roman, tandis que les mœurs angloises, qui se plient à l'art du
roman, sont rebelles au génie de la comédie : la France a produit
Molière, l'Angleterre Richardson. Faut-il nous plaindre ou nous félici-
ter de ne pouvoir offrir des personnages au romancier et des modèles
à l'artiste? Trop naturels pour jes premiers, nous le sommes trop peu
pour les seconds. Il n'y a guère que la mauvaise société dont on ait
pu supporter le tableau dans les romans françois : Manon Lescot en
est la preuve. M'"^ de La Fayette, Le Sage, J.-J. Rousseau, Bernardin
de Saint-Pierre, ont été obligés, pour réussir, d'établir leurs théâtres
et de prendre leurs personnages hors de leur temps et de leur pays.
11 est possible que l'influence de la révolution change quelque chose
à ces vérités générales. Nous remarquons en effet que la société
nouvelle, à mesure qu'elle présente moins de sujets à la comédie,
fournit plus de matériaux au roman : ainsi la Grèce passa des jeux de
Ménandre aux fictions d'Héliodore.
Ces changements s'expliquent : lorsque la société bien organisée a
atteint le dernier degré du goût et le plus haut point de la civilisation,
les vices, obligés de se cacher, forment avec les convenances du monde
un contraste dont la comédie saisit le côté risible ; mais lorsque la
société se déprave, que de grands malheurs la font rétrograder vers la
barbarie, les vices qui se montrent à découvert cessent d'être ridicules
en devenant affreux : la comédie, qui ne peut plus les couvrir de son
masque, les abandonne au roman pour les exposer dans leur nudité ;
car, chose singulière ! les romans se plaisent aux peintures tragiques :
tant l'homme est sérieux, même dans ses fictions I
Les romans du jour sont donc en général d'un intérêt supérieur à
celui de nos anciens romans. Des aventures qui ont cessé d'être rcn-
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 561
fermées dans les boudoirs, des personnages que ne défigurent point
les modes du siècle de Louis XV, captivent l'esprit par l'illusion de la
vraisemblance. Les passions aussi sont devenues plus vraies à mesure
que les mœurs, quoique moins bonnes, sont devenues plus naturelles :
c'est ce que l'on sentira à la lecture du Jean Sbogar de M. Ch. ÎSodier,
ou de l'épisode du beau Voyage de M. de Forbin, ou des Mémoires d'un
Espagnol, ou du Pétrarque de M'»^ de Genlis.
Nous avons eu occasion d'examiner autrefois quelle a été l'influence
du christianisme dans les lettres, et comment il a modifié nos pen-
sées et nos sentiments. Presque toutes les fictions des auteurs
modernes ont pour base une passion née des combats de la religion
contre un penchant irrésistible. Dans Lionel, par exemple, cette espèce
d'amour, inconnu à l'antiquité païenne, vient remplir la solitude où
l'honneur a placé un François fidèle à son roi. Cet ouvrage, qui se
fait remarquer par les qualités et les défauts d'un jeune homme, pro-
met un écrivain de talent. Nous louerions davantage le modeste ano-
nyme , si des critiques n'avoient cru devoir avancer qu'il s'est formé
à ce qu'ils veulent bien appeler notre école. Nous ne pensons pas que
la chose soit vraie; mais, en tous cas, nous inviterions l'auteur de
Lionel à choisir un meilleur modèle ; nous sommes en tout un mau-
vais guide; et quand on veut parvenir, il faut éviter la route que
nous avons suivie.
Ti. 36
VOYAGES.
Enfin nous entrons dans notre élément ; nous arrivons aux voyages :
parlons-en tout à notre aise ! Ce n'est pas sans un sentiment de regret
et presque d'envie que nous avons lu le récit de la dernière expédi-
tion des Angbis au pôle arctique. Nous avions voulu jadis découvrir
nous-même, au nord de l'Amérique, les mers vues par Heyne, et
depuis par Mackenzie. La narration du capitaine Ross nous a donc rap-
pelé les rêves et les projets de notre jeunesse. Si nous avions été libre,
nous aurions sollicité une place sur les vaisseaux qui ont recommencé
le voyage cette année ; nous hivernerions maintenant dans une terre
inconnue, ou bien quelque baleine auroit fait justice de nos prophéties
et de nos courses. Sommes-nous plus en sûreté ici? Qu'importe d'être
écrasé sous les débris d'une montagne de glace ou sous les ruines de
la monarchie?
Une chose touchante dans le journal du dernier voyage à la baie de
Baffin est la précaution prise de rappeler les chasseurs anglois quand
les Esquimaux de la tribu nouvellement découverte venoient visiter
les vaisseaux. Ces sauvages, isolés du reste du monde, ignoroient la
guerre, et le capitaine Ross ne vouloit pas leur donner la première
idée du meurtre et de la destruction. Au reste, ce sont de grands pen-
seurs que ces Esquimaux; ils tiennent pour certain que nos esprits
s'en vont dans la lune; c'est aussi l'opinion du chantre de Roland. A
voir ce qui se passe aujourd'hui en France, le philosophe Otouniah et
le sage Arioste pourroient bien avoir raison.
Laissons ces régions désolées pour suivre notre illustre ami M. le
baron de Humboldt dans les belles forêts de la Nouvelle- Grenade.
Le Voyage aux régions équînoxiales du nouveau continent, fait en 1799-
I8O/4, est un des plus importants ouvrages qui aient paru depuis
longues années. Le savoir de M. le baron de Humboldt est prodigieux;
mais ce qu'il y a peut-être de plus étonnant encore , c'est le talent
avec lequel l'auteur écrit dans une langue qui n'est pas sa langue
maternelle. Il peint avec une vérité frappante les scènes de la nature
américaine. On croit voguer avec lui sur les fleuves, se perdre avec
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 563
lui dans la profondeur de ces bois qui n'ont d'autres limites que les
rivages de l'Océan et la chaîne des Cordill'jres ; il vous fait voir les
grands déserts dans tous les accidents de la lumière et de l'ombre, et
toujours ses descriptions , se rattachant à un ordre de choses plus
élevé, ramènent quelque souvenir de l'homme ou des réflexions sur
Ja vie ; c'est le secret de Virgile :
Optima quseque dies miserîs mort^ibus aevi
Prima fugit.
Pour louer dignement ce Voyage, le meilleur moyen scroit d'en trans-
crire les passages ; mais l'ouvrage est si célèbre, la réputation de l'au-
teur est si universelle, que toute citation devient inutile. M. le baron
de Humboldt, bien que protestant de religion, et professant en poli-
tique ces sentiments d'une liberté sage que tout homme généreux
trouve au fond de son cœur, M. de Humboldt, disons-nous, n'en rend
pas moins hommage aux missionnaires qui se consacrent à l'instruc-
tion des sauvages. Il juge avec la même équité les mœurs de ces
mêmes sauvages; il les représente telles qu'elles sont, sans dissimuler
ce qu'elles peuvent avoir d'innocent et d'heureux, mais sans faire aussi
de la hutte d'un Indien la demeure préférée de la vertu et du bonheur.
A l'exemple de Tacite, de Montaigne et de Jean -Jacques Rousseau, il
ne loue point les barbares pour saliriser l'état social. Le discours de
Jean-Jacques Rousseau sur l'Origine de l'Inégalité des Conditions n'est
que la paraphrase éloquente du chapitre de Montaigne sur les Canni-
bales. « Trois d'entre eux, dit-il (trois Iroquois), ignorant combien
coustera un jour à leur repos et à leur bonheur la connoissance des
corruptions de deçà, et que de ce commerce naistra leur ruine, . .
. . . furent à Rouen , du temps que le roy Charles neuviesme y
estoit : le roy parla à eux long-temps-, on leur ût voir nostre façon,
nostre pompe, la forme d'une belle ville : aprez cela quelqu'un en
demanda leur advis, et voulut sçavoir d'eulx ce qu'ils y avoient trouvé
de plus admirable : ils respondirent trois choses, dont j'ay perdu la
troisiesme, et suis bien marry ; mais j'en ay encores deux en mémoire.
Ils dirent qu'ils avoient aperceu qu'il y avoit
parmy nous des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commo-
ditez, et que leurs moitiez estoient mandiants à leurs portes, deschar-
nez de faim et de pauvreté , et trouvoient estrange comme ces moi-
tiez ici nécessiteuses pouvoient souffrir une telle injustice , qu'ils ne
prinssent les aultres à la gorge , ou missent le feu à leurs maisons. Je
parlay à l'un d'eulx fort long-temps Sur ce
bùk MÉLANGES LITTÉRAIRES.
que je lui demanday quel fruict il recevoit de la supériorité qu'il avoit
parmi les siens, car c'estoit un capitaine, et nos matelots le nommoient
roy, il me dict que c'estoit marcher le premier à la guerre; de com-
bien d'hommes il estoit suivi , il me montra une espace de lieu, pour
signifier que c'estoit autant qu'il en pourroit en une telle espace, ce
pouvoit estre quatre ou cinq mille hommes; si hors la guerre toute
son auctorité estoit expirée, il dict qu'il lui en restoitcela, que quand
il visitoit les villages qui despendoient de luy, on luy dressoit des
sentiers au travers des hayes de leurs bois , par où il peust passer
bien à l'ayse. Tout cela ne va pas trop mal : mais quoy ! ils ne portent
point de hault de chausses. »
Voilà bien Montaigne et ses tours imprévus, imités depuis par La
Bruyère. Ce qui choquoit donc le malin seigneur gascon et l'éloquent
sophiste de Genève, étoit ce mélange odieux de rangs et de fortunes,
de jouissances extraordinaires et de privations excessives, qui forme
en Europe ce qu'on appelle la société.
Mais s'il arrive un temps où les hommes, trop multipliés, ne peuvent
plus vivre de leur chasse, il faut alors avoir recours à la culture. La
culture entraîne des lois, les lois des abus. Seroit-il raisonnable de
dire qu'il ne faut point de lois, parce qu'il y a des abus? Seroit-il
sensé de supposer que Dieu a rendu l'état social le pire de tous, lors-
que cet état paroît être l'état le plus commun chez les hommes?
Que si ces lois qui nous courbent vers la terre, qui obligent l'un à
sacrifier à l'autre, qui font des pauvres et des riches, qui donnent
tout à celui-ci, ravissent tout à celui-là; que si ces lois semblent
dégrader l'homme en lui enlevant l'indépendance naturelle, c'est par
cela même que nous l'emportons sur les sauvages. Les maux, dans la
société, sont la source des vertus. Parmi nous la générosité, la pitié
céleste, l'amour véritable, le courage dans l'adversité, toutes ces choses
divines sont nées de nos misères. Pouvez-vous ne pas admirer le fils
qui nourrit de son travail sa mère indigente et infirme? Le prêtre cha-
ritable qui va chercher, pour la secourir, l'humanité souffrante, dans
les lieux où elle se cache, est-il un objet de mépris? L'homme qui
pendant de longues années a lutté noblement contre le malheur est-il
moins magnanime que le prisonnier sauvage dont tout le courage con-
siste à supporter des souffrances de quelques heures? Si les vertus sont
des émanations du Tout-Puissant, si elks sont nécessairement plus
nombreuses dans l'ordre social que dans l'ordre naturel, l'état de
société, qui nous rapproche le plus de la Divinité, est donc un état
plus sublime que celui de nature.
M. de Humboldt a été guidé par le sentiment de ces vérités lorsqu'il
I
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 565
a parlé des peuples sauvages : la sage économie de ses jugements et
la pompe de ses descriptions décèlent un maître qui domine égale-
ment toutes les parties de son sujet et de son style.
Ici nous terminerons cet article : nous avons payé notre tribut
annuel aux Muses. Aux époques les plus orageuses de la révolution ,
les lettres étoient moins abandonnées qu'elles ne le sont aujourd'hui.
Sous l'oppression du Directoire, et même pendant le règne de la
terreur, le goût des beaux-arts se montra avec une vivacité singulière.
C'est que l'espérance renaissoit de l'excès des maux : notre présent
étoit sans joie , mais nous comptions sur un meilleur avenir ; nous
nous disions que notre vieillesse ne seroit pas privée de la lyre :
Nec turpem senectam
Degere me cithara carentem.
Derrière la révolution , on voyoit alors la monarchie légitime ; der-
rière la monarchie légitime on voit aujourd'hui la révolution. Nous
allions vers le bien, nous marchons vers le mal. Et quel moyen de
s'occuper de ce qui peut embellir l'existence, au milieu d'une société
qui se dissout? Chacun se prépare aux événements; chacun songe à
sauver du naufrage sa fortune et sa vie ; chacun examine les titres
qu'il peut avoir à la proscription , en raison de son plus ou moins de
fidélité à la cause royale. Dans cette position , la, littérature semble
puérilité : on demande de la politique, parce qu'on cherche à con-
noître ses destinées; on court entendre non un professeur expliquant
en chaire Horace et Virgile, mais M. de Labourdonnaye défendant à
la tribune les intérêts publics , faisant de chacun de ses discours un
combat contre l'ennemi , et marquant son éloquence de la virilité de
son caractère.
SUR
L'HISTOIRE DES DUCS DE BOURGOGNE
DE m. DE BARANTE.
Décembre 1824.
L'histoire de France est aujourd'iiiii l'objet de tous les travaux
littéraires. Nous avons dernièrement encore parlé de la Collection des
Mémoires relatifs à l'histoire de France, depuis l'origine de la monar-
chie françoise jusqu'au xiii® siècle , siècle oii commence la collection
de M, Petitot. L'infatigable président Cousin avoit entrepris pour les
historiens de l'empire de l'Occident ce qu'il avoit fait pour les prin-
cipaux auteurs de l'histoire Byzantine. Sa traduction (dont les deux
premiers volumes imprimés contiennent Éginhard, Thégan l'astro-
nome, Nitard, Luitprand, Witikind, et les Annales de Saint-Bertin)
étoit à peu près complète : ses manuscrits existent; ils pourroient
être d'un grand secours et épargner beaucoup de travail à M. Guizot.
Les grandes Chroniques de Saint-Denis, publiées successivement dans
le recueil de dom Bouquet , ne sont aussi , pour les premiers siècles
de la monarchie, que des traductions des auteurs latins antérieurs à
l'établissement de ses Chroniques.
D'un autre côté, M. Buchon a commencé une Collection des Chro-
niques écrites en langue vulgaire du xni^ au xvi^ siècle; ouvrage dif-
férent de celui de M. Petitot , qui ne publie que les Mémoires. Il a
débuté par une édition de Froissart , aidé dans ses propres recherches
par les recherches de M. Dacier : c'est de tous points un important et
consciencieux travail.
Enfin, la grande collection de dom Bouquet se continue : on re-
marque pourtant avec peine qu'elle a marché moins rapidement
depuis la restauration que sous Buonaparte. Quelques savants Béné-
dictins pendant l'usurpation ne paroissoient survivre à leur société
et à la monarchie que pour rendre les derniers honneurs à l'une en
achevant d'exhumer l'autre. Quand ces hommes de Clovis et de Char-
lemagne, que les siècles passés semblent avoir oubliés sur la terre f
MÉLANGES LITTERAIRES. 567
auront rejoint leurs générations contemporaines, qui parlera la double
langue du traité de Stras])ourg?
Il nous arrive ce qui est arrivé à tous les peuples : nous nous por-
tons avec un sentiment de regret et de curiosité religieuse à l'étude
de nos institutions primitives , par la raison même qu'elles n'existent
plus. Il y a dans les ruines quelque chose qui charme notre foil)lcsse
et désarme, en la satisfaisant, la malignité du cœur humain. Aujour-
d'hui nous connoissons mieux qu'autrefois la vieille monarchie :
lorsqu'elle étoit debout , notre œil embrassoit mal ses vastes dimen-
sions; les grands hommes et les grands empires sont comme les
colosses de l'Egypte, on ne les mesure bien que lorsqu'ils sont tombés.
Parmi les ouvrages historiques du moment, il faut surtout distin-
guer celui de M. de Barante.
Rien d'abord de plus heureusement choisi que le sujet.
Toute histoire qui embrasse un trop grand espace de temps manque
d'unité et épuise les forces de l'historien. V Histoire des ducs de Bour-
gogne de la maison de Valois n'a pas ce défaut capital : elle est res-
serrée tout entière entre deux batailles célèbres , la bataille de
Poitiers, oij combattit et fut blessé , auprès du roi son père, Philippe
le Hardi, premier duc de Bourgogne de la maison de Valois, et la
bataille de Nancy, où fut tué Charles le Téméraire , dernier duc de
cette race. A la fois biographie et histoire générale, elle auroit pu être
écrite par Plutarque et par Tacite. Elle commence et elle finit comme
un poëme épique, s'égarant, sans se perdre, dans une multitude
d'aventures qui tiennent du merveilleux. Elle embrasse nos guerres
civiles et étrangères depuis le roi Jean jusqu'à Louis XI ; elle amène
tour à tour sur la scène Charles V et Du Guesclin , Edouard III et le
Prince Noir ; Charles VI et Isabeau de Bavière, Henri V et ses frères,
Charles VII, Agnès Sorel, la Pucelle d'Orléans, Richement, Talbot, La
Hire, Xintrailles et Dunois ; elle passe à travers les ravages des Com-
pagnies et les horreurs de la Jacquerie , à travers les insurrections
populaires , les massacres et les assassinats produits par les rivalités
des maisons de Bourgogne et d'Orléans. Et tout à coup cette terrible
histoire de quelques cadets de la Maison de France vient expirer aux
pieds de ce personnage unique dans nos annales, de ce Louis XI qui
faisoit décapiter le connétable et empoisonner les pies et les geais
instruits à dire, par les bourgeois de Paris : Larron, va dehors; va,
Pérctte ', tyran justicier, méprisé et aimé du peuple pour ses mœurs
1. Moquerie de la sortie de Louis XI de Paris et du traité de Péronne. Voilà comme
nous aurions été pour les ministres s'ils étoient parvenus à nous oter la liberté de la
presse : nous aurions eu la ressource des perroquets.
^68 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
basses et sa haine des nobles; opérant de grandes choses avec de
petites gens ; transformant ses valets en hérauts d'armes, ses barbiers
en ministres, le grand-prévôt en compère, et deux bourreaux, dont
l'un étoit gai et l'autre ' triste , en compagnons; regagnant par son
esprit ce qu'il perdoit par son caractère ; réparant comme roi les fautes
qui lui échappoient comme homme ; brave chevalier à vingt ans et
pusillanime vieillard; mourant entouré de gibets, de cages de fer, de
chausse-trappes, de broches, de chaînes appelées les fillettes du roi ,
d'ermites, d'empiriques, d'astrologues, après avoir créé l'adminis-
tration françoise, rendu permanents les offices de judicature, agrandi
le royaume par sa politique et ses armes, et vu descendre au tombeau
ses rivaux et ses ennemis, Edouard d'Angleterre, Galéas de Milan,
Jean d'Aragon, le duc de Bourgogne, et jusqu'à la jeune héritière de
ce duc : tant il y avoit quelque chose de fatal attaché à la personne
d'un prince qui , par gentille industrie, dit Brantôme, empoisonna son
frère, le duc de Guyenne, lorsqu'il]] pensoit le moins, priant la Vierge,
sa bonne dame, sa petite maîtresse^ sa grande amie, de lui obtenir son
pardon !
Quand Charles le Téméraire et Louis XI disparaissent, l'Europe
féodale tombe avec eux : Constantinople est pris ; les lettres renaissent
dans l'Occident; l'imprimerie est inventée; l'Amérique découverte;
la grandeur de la maison d'Autriche commence par le mariage de
l'héritière du duc de Bourgogne avec Maximilien; Léon X, François I«^
Charles-Quint sont à peu de distance; Luther, avec la réformation
religieuse et politique, est à la porte; et l'histoire des ducs de Bour-
gogne, en finissant, vous laisse au bord d'un nouvel univers.
Par un égal bonheur, les sources d'où découle l'histoire des ducs de
Bourgogne sont abondantes. Nous avons pour les cinq règnes, compris
entre la mort de Philippe de Valois et l'avènement de Charles VIII à la
couronne, à peu près cent quatre-vingts manuscrits et cent quarante-
trois mémoires et chroniques imprimés. Il faut ajouter à cela la col-
lection des auteurs bourguignons et celle des auteurs anglois depuis
Edouard III jusqu'à Edouard V, sans parler des documents du Trésor
des Chartes et des Actes de Rymer. Au commencement et à la fin de
ces histoires, on trouve Froissart et Philippe de Comines, l'Hérodote et
le Thucydide de nos âges gothiques.
Les vignettes des manuscrits donnent l'idée la plus nette des usages
du temps. On y voit des batailles, des cérémonies publiques, des pres-
tations de foi et hommage, des intérieurs de maison et de palais, des
vaisseaux, des chevaux, des armures, des vêtements de toutes formes
et de toutes les classes de la société.
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 5G0
M. de Barante s'est servi de ces matériaux en architecte habile. Il a
ramené le goût pur de l'histoire et la simplicité de la bonne école.
Point de déclamations, point de prétentions à la sentence; rien de
plus attachant et à la fois de plus grave que son récit. Il peint les
mœurs sans avertir qu'il les peint ou qu'il va les peindre.
Lorsqu'on a vu naître parmi nous l'histoire prétendue philosophique,
les auteurs nous ont dit : « Jusqu'à présent, on n'a fait que l'histoire
des rois, nous allons tracer celle des peuples. Nous nous attacherons
surtout à faire connaître les mœurs, etc. »
Et puis, ils ont cru s'élever au-dessus de leurs devanciers en termi-
nant leurs périodes par quelques lieux communs contre les crimes et
les tyrans, et en nous disant, à la fin de chaque règne, comment en
ce temps-là les habits étoient faits, quelle étoit la coiffure des femmes
et la chaussure des hommes, comment on allait à la chasse, ce que
l'on servoit dans les repas, etc.
Les mœurs et les usages ne se mettent point à part dans le coin
d'une histoire, comme on expose des robes et des ornements dans un
vestiaire, ou de vieilles armures dans les cabinets des curieux; ils doi-
vent se montrer avec les personnages, et donner la couleur du siècle
au tableau, Hérodote nous apprend les détails de la vie privée des
peuples de sa patrie, digne aujourd'hui de son antique gloire, lorsqu'il
nous représente les trois cents Spartiates, avant le combat des Ther-
mopyles, se livrant aux exercices gymniques et peignant leurs cheveux,
ou les Grecs assistant aux jeux olympiques après le même combat, et
recevant, pour prix de course, une couronne de cet olivier que l'on
appeloit l'olivier aux belles couronnes : è/.aîa xaù^XiaTs-javc;.
Nous connoissons toute la vie d'un vieux Romain lorsque les députés
du sénat, allant annoncer la dictature à Cincinnatus, le trouvent dans
son champ de quatre arpents, conduisant la charrue ou creusant un
fossé. Ils le saluent, offrent aux dieux des vœux pour sa prospérité et
pour celle de la république, et le prient de prendre sa toge pour
entendre ce que lui demande le sénat. Cincinnatus, étonné, s'enquiert
s'il est arrivé quelque malheur, essuie la poussière et la sueur de son
front, et envoie sa femme Racilia chercher sa toge dans sa cabane :
Togam propere e tugurio proferre uxorem Raciliamjubet, dit Tite-Live.
Nous revoyons dans Tacite les dictateurs, mais les dictateurs perpé-
tuels. Ils n'habitent plus le tugurium, mais \epalaiium; et quand ils
descendent jusqu'à la villa, c'est pour s'y livrer à la débauche ou
pour y méditer des forfaits. Le sénat ne leur donne plus le pouvoir
suprême pour prix de leurs vertus, mais pour récompense de leurs
crimes : Cuncta scelerum suorum pro egregiis accipi videt.
570
MÉLANGES LITTERAIRES.
Avec nos vieux chroniqueurs on voit tout, on est présent à tout :
Froissart nous fait assister aux festins d'Edouard III , aux combats de
ses guerriers. La veille de l'affaire du pont de Lussac, où le fameux
Jean Chandos fut tué, il s'étoit arrêté sur le chemin dans une hôtel-
lerie : (( Il étoit, dit Froissart, dans une grande cuisine près du foyer,
et se chauffoit du feu de paille que son héraut lui faisoit, et causoit
familièrement à ses gens, et ses gens à lui, qui volontiers l'eussent
ôté à sa mélancolie. » Le lendemain, Chandos partit, et rencontra les
François, conduits par messire Louis de Saint-Julien et Kerlouet le
Breton. (( Les Anglois se placèrent sur un tertre, peut-être trois bouviers
de terre en sus du pont. » On voit que Froissart compte à la manière
d'Homère. Le bouvier est l'espace que deux bœufs peuvent labourer
en un jour. Chandos parle ensuite comme les héros de VIliade; il raille
les ennemis : « Entre nous, François, s'écrie-t-il, vous êtes trop male-
ment bonnes gens d'armes; vous chevauchez partout à tête armée; il
semble que le pays soit tout vôtre, et pardieu non est! » Il fut tué en
combattant à pied, parce qu'il s'embarrassa « dans un grand vestement
qui lui battoit jusqu'à terre, armoyé de son armoirie d'un blanc satin. »
« Si commencèrent les Anglois à regretter et à doulorer moult, en
disant : « Gentil chevalier, fleur de tout honneur 1 messire Jean Chandos !
à mal fut le glaive forgé dont vous êtes navré et mis en péril de mort!»
De ses amis et amies fut plaint et regretté monseigneur Jean Chandos;
et le roi de France et les seigneurs de France l'eurent tantost pleuré. »
Cet art de nous transporter au milieu des objets se fait remarquer
chez nos vieux écrivains jusque dans la satire historique. Thomas
Arthus nous représente Henri III couché dans un lit large et spacieux,
se plaignant qu'on le réveille trop tôt à midi , ayant un linge et un
masque sur le visage, des gants dans les mains, prenant un bouillon
et se replongeant dans son lit. Dans une chambre voisine, Caylus,
Saint-Mégrin et Maugiron se font friser et achèvent la toilette la plus
correcte : on leur arrache le poil des sourcils, on leur met des dents ,
on leur peint le visage , on passe un temps énorme à les habiller et à
les parfumer. Ils partent pour se rendre dans la chambre de Henri III,
« branlant tellement le corps, la tête et les jambes, que je croyois à
tout propos qu'ils dussent tomber de leur long Ils trou-
voient cette façon-là de marcher plus belle que pas une autre. »
U. de Barante s'est pénétré de cette importante idée, qu'il faut faire
passer les usages et les mœurs dans la narration. Il décrit les batailles
avec feu : on y assiste. Il faut lire dans le livre second la fameuse
aventure du connétable de Clisson et du duc de Bretagne. Y a-t-il rien
de plus animé que la peinture de ce qui advint après la signature du
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 571
traité entre le Dauphin et Jean sans Peur, au mois de juillet l/il9?
« La paix des princes, dit l'historien, leur avoit causé (aux Parisiens)
une grande joie; cependant ils ne voyoient pas qu'on s'occupât beau-
coup à faire cesser les désordres Mais les esprits furent
encore bien plus tristement émus lorsque, le 29 juillet, vers le milieu
de la journée, on vit arriver à la porte Saint-Denis une troupe de
pauvres fugitifs en désordre et troublés d'épouvante. Les uns étoient
blessés et sanglants ; les autres tomboient de faim , de soif et de fati-
gue. On les arrêta à la porte, leur demandant qui ils éloient, et d'où
venoit leur désespoir : Nous sommes de Pontoise, répondirent-ils en
pleurant; les Anglais ont pris la ville ce matin : ils ont tué ou blessé
tout ce qui s'est trouvé devant eux. Bienheureux qui a pu se sauver de
leurs mains; jamais les Sarrasins n'ont été si cruels aux chrétiens
qu'ils le sont. Pendant qu'ils parloient, arrivoient à chaque instant,
vers la porte Saint-Denis et la porte Saint-Lazare , des malheureux à
demi nus , de pauvres femmes portant leurs enfants sur les bras et
dans une hotte, les unes sans chaperon, les autres avec un corset à
demi attaché ; des prêtres en surplis et la tête découverte. Tous se
lamentoient : 0 mon Dieu ! disoient-ils, préservez-nous du désespoir
par votre miséricorde ; ce matin nous étions encore dans nos maisons,
heureux et tranquilles; à midi, nous voilà, comme gens exilés, cher-
chant notre pain. — Les uns s'évanouissoient de fatigue ; les autres
s'asseyoient par terre, ne sachant que devenir; puis ils parloient de
ceux qu'ils avoient laissés derrière eux. »
Voilà la vraie manière de l'histoire : c'est excellent.
L'Histoire des ducs de Bourgogne est écrite sans esprit de parti, mais
non pas avec cette impartialité contraire au génie de l'histoire, qui
reste indifférente au vice et à la vertu. On a oublié dans l'école
moderne que l'histoire est un tableau, et que si le jugement le com-
pose, c'est l'imagination qui le colore. La véritable impartialité histo-
rique consiste à rapporter les événements avec une scrupuleuse exac-
titude, à respecter la chronologie, à ne pas dénaturer les faits , à ne
pas donner à un personnage ce qui appartient à l'autre : le reste est
laissé au sentiment libre de l'historien.
C'est ainsi que M. de Barante écrit nécessairement dans les idée^
qui dominent son système politique. Quand il expose les crimes des
classes secondaires de la société , avec autant de sincérité que d'hor-
reur, on sent qu'il y trouve une sorte d'excuse dans l'oppression des
peuples et des communes; quand il raconte les vertus des chevaliers,
on entrevoit qu'il seroit plus satisfait si ces vertus appartenoient à une
aiitre race d'hommes; mais cela n'ôte rien à l'intégrité de son juge-
572 MELANGES LITTERAIRES.
ment ni à la fidélité de son pinceau. Chaque historien a son affection :
Xénophon, Athénien, est Spartiate dans son histoire; Tite-Live est
Pompéien et républicain sous Auguste ; Tacite, n'ayant plus que des
tyrans à maudire, se compose des modèles ,de vertus dans quelques
'hommes privilégiés ou dans les sauvages de la Germanie. En Angle-
jterre, tous les auteurs sont whigs ou tories. Bossuet, parmi nous,
dédaigne de prendre des renseignements sur la terre ; c'est dans le
ciel qu'il va chercher ses chartes. Que lui fait cet empire du monde ,
présent de nul prix, comme il le dit lui-même? S'il est partial, c'est
pour le monde éternel : en écrivant l'histoire au pied de la Croix, il
écrase les peuples sous le signe de notre salut, comme il asservit les
événements à la domination de son génie.
M. de Barante a déjà publié quatre volumes de son histoire, qui
font vivement désirer le reste. Il poursuit son ouvrage avec cette
patience laborieuse sans laquelle le talent ne jette que des lueurs pas-
sagères et ne laisse que des travaux incomplets. L'histoire est la
retraite aussi nol)Ie que naturelle de l'homme de talent qui est sorli
des affaires publiques. Là encore il y a des justices à faire. Nous
savons bien que ces justices n'effrayent guère dans ce siècle ceux qui
se sont accoutumés au mépris public; il y a des hommes qui ne font
pas plus de cas de leur mémoire que de leur cadavre : peu importe
qu'on la foule aux pieds, ils ne le sentiront pas; mais ce n'étoit
pas pour punir les morts, c'étoit pour épouvanter les vivants que l'on
traînoit autrefois sur la claie les corps de certains criminels.
Mai 1823.
Nous avons rendu compte des premiers volumes de cet important et
bel ouvrage. Deux autres volumes ont paru depuis cette époque et
deux nouveaux volumes sont au moment de paroître. Remettons rapi-
dement sous les yeux du lecteur ce tableau si dramatique et si varié.
Le roi Jean est prisonnier en Angleterre ; Philippe de Rouvre, dernier
duc de la première maison de Bourgogne, meurt : Jean recueille son
héritage, comme si la Providence vouloit rendre au monarque captif
autant de puissance et de provinces qu'il alloit en céder à Edouard III
pour sa rançon. Mais Jean donna à son fils bien aimé, le jeune Phi-
lippe de France, qui avoit combattu et avoit été blessé auprès de lui à
la bataille de Poitiers, le duché de Bourgogne; c'est Philippe le Hardi,
premier duc de Bourgogne de la maison de Valois.
Sous ce premier duc s'écoule tout le règne de Charles V, ce règne si
sage, si fertile en événements et en grands hommes, mais qui devoit
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 57S
se terminer par le règne de Charles VI, où renaissent toutes les cala*
mités de la France.
Philippe le Hardi vit encore commencer la maladie de Charles VI,
et cette tutelle orageuse que se disputèrent des oncles ambitieux et
une mère dénaturée. Les querelles des Maisons d'Orléans et de Bour-
gogne éclatèrent. Il y a quelque chose de plus grand dans la Maison
de Bourgogne, mais quelque chose de plus attachant dans celle d'Or-
léans. On se range malgré soi de son parti ; on lui pardonne la foi-
blesse de ses mœurs, en faveur de son goût pour les arts et de son
héroïsme : par sa branche illégitime, on passe de Dunois aux Longue-
ville; par la branche légitime, on arrive de Valentine de Milan à
Louis XII et à François I".
Le premier crime vient de la maison de Bourgogne : Jean sans Peur,
qui avoit succédé à son père Philippe le Hardi, fait assassiner le duc
d'Orléans le 23 novembre 1/|07. Il semble d'abord nier son crime, et
s'en vante ensuite hautement, dernière ressource des hommes qui
peuvent être convaincus, mais qui sont trop puissants pour être punis.
Le duc de Bourgogne devient populaire à Paris. La reine fuit, emme-
nant à Tours le roi malade. Valentine de Milan succombe à sa douleur,
sans avoir pu obtenir justice,
« Sa vie n'avoit pas été heureuse, dit M. de Barante ; sa beauté, sa
grâce, le charme de son esprit et de sa personne n'avoient réussi qu'à
exciter la jalousie de la reine et de la duchesse de Bourgogne. Les
tendres soins qu'elle avoit pris du roi avoient accrédité encore plus la
réputation de magie et de sortilège qu'elle avoit parmi le vulgaire. Elle
avoit aimé son mari, et il lui avoit sans cesse et publiquement préféré
d'autres femmes. Un horrible assassinat le lui avoit enlevé, et toute
justice lui étoit refusée; son bon droit et sa douleur étoient repoussés
par la violence. Sauf la première indignation que le crime avoit pro-
duite, elle ne trouvoit partout que des cœurs intéressés, des senti-
ments froids, ou une opinion malveillante. Dans les derniers temps de
sa vie elle avoit pris pour devise : Rieii ne m'est plus, plus ne m'est
rien. C'étoit grande pitié que d'entendre au moment de sa mort ses
plaintes et son désespoir. Elle mourut entourée de ses trois fils et de
sa fille. Elle vit aussi venir près d'elle Jean, fils bâtard de son mari et
de la dame de Cauny. Elle aimoit cet enfant à l'égal des siens, et le
faisoit élever avec le plus grand soin. Parfois, le voyant plein d'âme
et d'ardeur, elle disoil qu'il lui avoit été dérobé, et qu'ar.cun de ses
enfants à elle n'étoit si bien taillé à venger la mort de son père. Cet
enfant fut le comte de Dunois. «
Ce portrait est plein d'intérêt et de charme : le talent de l'auteur se
51h MÉLANGES LITTÉRAIRES.
montre surtout dans les détails où la séve'rité de l'histoire permet un
moment d'abaisser le ton et d'adoucir les couleurs. Les sortilèges de
Valentine de Milan étoient ses grâces : cette étrangère, cette Italienne,
apportant dans notre rude climat, dans la France à demi barbare, des
mœurs civilisées et le goût des arts, dut paroître une magicienne : on
l'auroit brûlée pour sa beauté, comme on brûla Jeanne d'Arc pour sa
gloire.
Le traité de Chartres donna tout pouvoir au duc de Bourgogne ; on
trancha la tête au sire de Montaigu, administrateur des finances, ce
qui ne remédia à rien; on convoqua une assemblée pour réformer
l'État, et l'État n'en alla que plus mal. Les princes mécontents prirent
les armes contre le duc de Bourgogne. Le duc d'Orléans, fils du duc
assassiné, avoit épousé en secondes noces Bonne d'Armagnac, fille du
comte Bernard d'Armagnac, d'où le parti du duc d'Orléans, conduit
par le comte Bernard, prit le nom d'Armagnac. On traite inutilement
à Bicêtre ; on se prépare de nouveau à la guerre. Les Armagnacs
assiègent Paris ; le duc de Bourgogne arrive avec une armée, et en fait
lever le siège. A travers tous ces maux, l'ancienne guerre des Anglois
continue, et un roi en démence ne reprend par intervalles sa raison
que pour pleurer sur les malheurs de ses peuples.
Une sédition éclate dans Paris : les palais du roi et du dauphin sont
forcés; la faction des bouchers prend le chaperon blanc; le duc de
Bourgogne perd son pouvoir, et se retire. On négocie à Arras.
Le roi d'Angleterre descend en France. La bataille d'Azincourt per-
due renouvelle tous les malheurs de celles de Crécy et de Poitiers.
Paris est livré aux Bourguignons après avoir été gouverné par les
Armagnacs ; les prisons sont forcées, et les prisonniers massacrés. Les
Anglais s'emparent de Rouen, et Henri V prend le titre de roi de
France,
Un traité de paix est conclu à Ponceau entre le duc de Bourgogne
et le dauphin (1419). Vaine espérance! les inimitiés étoient trop
vives : Jean sans Peur est assassiné sur le pont de Montereau.
Le nouveau duc de Bourgogne, Philippe le Bon, s'allie avec les
Anglois pour venger son père^ Henri V épouse Catherine de France, et
Charles VI le reconnoît pour son héritier au préjudice du dauphin.
Deux ans après la signature du traité de Troyes, Charles VI mourut à
Paris; il avoit été précédé dans la tombe par Henri V. Écoutons l'his-
torien :
« Déjà, depuis longtemps, Charles VI n'avoit plus ni raison ni
mémoire; cependant il étoit toujours demeuré chéri et respecté du
pauvre peuple; jamais on ne lui avoit imputé aucun des malheurs qui
MSLAInGES LIirEKAlKES. 573
avoient désolé le royaume pendant les quarante-trois années de son
règne. On se souvenoit que dans sa jeunesse il avoit su plaire à tous
par sa douceur, sa courtoisie, ses manières aimables ; que de grandes
espérances de bonheur avoient été mises en lui, et qu'il avoit été
surnommé le Bien-Aimé. On s'étoit toujours dit que les maux publics,
les discordes des princes, les rapines des grands seigneurs, le défaut
de bon ordre et de discipline, provenoient de l'état de maladie où étoit
tombé ce malheureux prince. La bonté qu'il laissoit voir dans les inter-
valles de santé avoit augmenté cette idée, et avoit fait de ce roi insensé
un objet de vénération, de regret et de pitié ; le peuple sembloit l'ai-
mer de la haine qu'il avoit eue pour tous ceux qui avoient gourverné en
son nom. Quelques semaines encore avant sa mort, quand il étoit entré
à Paris, les habitants, au milieu de leurs souffrances et sous le dur
gouvernement des Anglois, avoient vu avec allégresse leur pauvre roi
revenir parmi eux, et l'avoient accueilli par mille cris de No'él. C'étoit
un sujet de douleur et d'amertume que de le voir ainsi mourir seul,
sans qu'aucun prince de France, sans qu'aucun seigneur du royaume
lui rendît les derniers soins. En attendant le retour du régent anglois
qui suivoit alors le convoi du roi Henri, le roi de France fut laissé à
l'hôtel Saint-Paul, où chacun put, durant trois jours, le venir voir à
visage découvert et prier pour lui. »
Quoi de plus touchant et de plus philosophique à la fois que ce
récit ! Le duc de Bedfort revenant des funérailles de Henri V, roi d'An-
gleterre, pour ordonner celle de Charles VI, roi de France ; cette course
entre deux cercueils , du cercueil du plus glorieux comme du plus
heureux des monarques au cercueil du plus obscur comme du plus
infortuné des souverains : voilà ce que l'historien vous met sous les
yeux sans réflexions, sans un vain étalage de moralité. Grande et
sérieuse manière d'écrire l'histoire ! La leçon est dans le tableau , et
le tableau est digne de la leçon.
On sait que l'infortuné monarque, lorsqu'il reprenoit sa raison, ne
cessoit de gémir sur les maux de la France, et lorsqu'il éprouvoit une
rechute, poursuivi par l'idée que sa folie le rendoit une sorte de fléau
pour ses sujets, il soutenoit qu'il n'étoit pas roi, et effaçoit avec fureur
son nom et ses armes partout où il les rencontroit.
Le dauphin se trouvoit à Mehun-sur-Yèvres, en Berry, lorsqu'il
apprit la mort de son père. « La bannière de France fut levée, dit
encore excellemment M. de Barante ; et ce fut dans une pauvre cha-
pelle, dans une bourgade presque inconnue, que pour la première fois
Charles Vil fut salué du cri de vive le roi!... Les Anglois, par dérision,
le nommèrent le roi de Bourges ; mais on pouvoit voir dès lors combien
575 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
il seroit difficile de vaincre son bon droit et d'établir d'une façon
durable le pouvoir des anciens ennemis du royaume. »
Richemont, Dunois, Xainlrailles, La Hire, soutiennent d'abord l'bon-
neur françois sans pouvoir arracher la France aux étrangers; mais
Jeanne d'Arc paroît, et la patrie est sauvée.
Quelque chose de miraculeux, dans le malheur comme dans la pros-
périté, se mêle à l'histoire de ces temps ; une vision extraordinaire
avoit ôté la raison à Charles VI ; des révélations mystérieuses arment
le bras de la Pucelle; le royaume de France est enlevé à la race de
saint Louis par une cause surnaturelle ; il lui est rendu par un pro-
dige.
Il faut lire, dans l'ouvrage de M. de Barante, le morceau entier sur
la Pucelle d'Orléans. Il a su conserver dans le caractère de Jeanne
d'Arc la naïveté de la paysanne, la foiblesse de la femme, l'inspi-
ration de la sainte et le courage de l'héroïne. On voit la bergère
de Domremy planter une échelle contre les retranchements des
Anglois devant Orléans, entrer la première dans la bastille attaquée ;
on la voit blessée, précipitée dans un fossé, pleurer et s'effrayer, mais
revenir bientôt à la charge, emporter d'assaut les tourelles, en criant
au capitaine anglois qui les défendoit : « Rends-toi au roi des cieux. »
Confiante dans ce succès, sans en être enorgueillie, elle déclare
qu'elle va conduire le roi à Reims pour le faire sacrer. « Je ne durerai
qu'un an, ou guère plus, répétoit-elle : il me faut donc bien l'em-
ployer. » Elle annonçoit qu'après le sacre la puissance des ennemis
iroît toujours décroissant. On obéit à la voix de cette femme extra-
ordinaire. Jargeau est escaladé; le fameux Talbot est vaincu et fait
prisonnier à Patoi. Cependant, manquant de vivres, et découragée
par son petit nombre, l'armée du roi, arrêtée devant Troyes, veut
retourner sur la Loire. La Pucelle prédit que Troyes va se soumettre:
et Troyes ouvre en effet ses portes. Châlons se rend. Charles VII entre
à Reims le 15 juillet l/;29 : il est sacré à ces fontaines baptismales de
Clovis où, après d'aussi grandes infortunes. Dieu ramène aujourd'hui
Charles X.
« Pendant la cérémonie, Jeanne la Pucelle se tint près de l'autel,
portant son étendard ; et lorsque après le sacre elle se jeta à genoux
devant le roi, qu'elle lui baisa les pieds en pleurant, personne ne pou-
voit retenir ses larmes en écoutant les paroles qu'elle disoit : « Gen-
til roi, ores est exécuté le plaisir de Dieu, qui vouloit que vous vins-
siez à Reims recevoir votre digne sacre, pour montrer que vous êlos
vrai roi, et celui auquel doit appartenir le royaume. »
Cependant Jeanne annonçoit que son pouvoir alloit expirer. « Savez-
MÉLA^.GES LITTÉRAIRES. 577
vous quand vous mourrez, et en quel lieu? » lui disoit le bâtard
d'Orléans.
« Je ne sais, répliqua-t-elle ; c'est à la volonté de Dieu : j'ai accom-
pli ce que messire m'a commandé, qui étoit de lever le siège d'Orléans
et de faire sacrer le gentil roi. Je voudrois bien qu'il voulût me faire
ramener auprès de mes père et mère, qui auroient tant de joie à me
revoir. Je garderois leurs brebis et bétail, et ferois ce que j'avois cou-
tume de faire. »
Le roi, entré dans l'Ile-de-France, vient attaquer Paris. Jeanne avoit
passé le premier fossé; elle sondoit le second avec une lance, lors-
qu'elle fut atteinte à la jambe d'un coup de flèche. L'armée reçoit
l'ordre de faire retraite. «Jeanne, qui vouloit quitter le service, sus-
pendit son armure blanche au tombeau de saint Denis, avec une épée
qu'elle avoit conquise sur les Anglois dans l'assaut de Paris. » Elle se
battit pourtant encore quelque temps : son avis étoit qu'on ne pou-
voit trouver la paix qu'à la pointe de la lance. « La terreur que répan-
doit son nom devint telle, dit l'historien, que les archers et les gens
d'armes qu'on enrôloit en Angleterre prenoient la fuite et se cachoient
plutôt que de venir en France combattre contre la Pucelle. » Jeanne
alloit retourner à Dieu, dont elle étoit venue.
Dans une sortie vigoureuse qu'elle fit de Compiègne sur les Bour-
guignons qui assiégeoient cette ville, elle tomba aux mains de ses
cruels ennemis. Le jour même où elle fut prise, elle avoit dit : «Je
suis trahie, et bientôt je serai livrée à la mort. Je ne pourrai plus
servir mon roi ni le noble royaume de France. » Les Anglois, en appre-
nant la prise de Jeanne, poussèrent des cris de joie; ils crurent que
toute la France étoit à eux. Le duc de Bedfort fit chanter un TeDeum.
Sur la demande d'un inquisiteur et de Tévêque de Beauvais, la
Pucelle fut livrée aux Anglois par les Bourguignons, ou plutôt vendue
pour la somme de dix mille francs. On fit faire une cage de fer où on
l'enferma, après lui avoir mis les fers aux pieds : elle fut déposée,
ainsi traitée pour la France, dans la grosse tour de Rouen. «Les
archers anglois qui gardoient cette pauwe fille l'insultoient grossière-
ment, et parfois essayèrent de lui faire violence. » Elle fut exposée aux
outrages même des seigneurs anglois.
Son procès commença. Environnée de pièges , enlacée dans des
mensonges par lesquels on vouloit surprendre sa foi, Jeanne fut trahie
même par le premier confesseur qu'on lui envoya. L'évêque de Beau-
vais et un chanoine de Beauvais conduisoient toute la procédure.
« Jeanne commença par subir six interrogatoires de suite devant ce
nombreux conseil. Elle y parut peut-être plus courageuse que lors-
«ï. 37
578 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
qu'elle combattoit les ennemis du royaume. Cette pauvre fille si sim-
ple, que tout au plus savoit-elle son Pater et son Ave, ne se troubla
pas un seul instant. Les violences ne lui causoient ni frayeur ni colère.
On n'avoit voulu lui donner ni avocat ni conseil ; mais sa bonne foi
et son bon sens déjouoient toutes les ruses qu'on employoit pour la
faire répondre d'une manière qui auroit donné lieu à la soupçonner
d'hérésie ou de magie. Elle faisoit souvent de si belles réponses, que
les docteurs en demeuroient tout stupéfaits. »
Une fois on l'interrogeoit touchant son étendard.
«Je le portois au lieu de lance, dit-elle, pour éviter de tuer quel-
qu'un : je n'ai jamais tué personne. »
On voulut savoir quelle vertu elle attribuoit à cette bannière.
« Je disois : Entrez hardiment parmi les Anglois, et j'y entrois moi-
même. ))
On lui demanda pourquoi au sacre de Reims elle avoit tenu son
étendard près de l'autel ; elle répondit :
«Il avoit été à la peine, c'étoit bien raison qu'il fût à l'honneur. »
On voulut avoir d'elle, avant son supplice, une sorte d'aveu public
de la justice de sa condamnation. Un prédicateur ayant parlé contre
le roi de France, Jeanne l'interrompit en lai disant : « Parlez de moi,
mais non pas du roi : j'ose bien dire et jurer, sous peine de la vie, que
c'est le plus noble d'entre les chrétiens. »
Elle alloit échappera ses bourreaux, en réclamant la juridiction
ecclésiastique ; elle avoit repris les vêtements de son sexe et promis
de les garder : pour lui faire violer cette promesse, on lui enleva ses
vêtements pendant son sommeil , et on ne lui laissa qu'un habit
d'homme. Obligée par pudeur de s'en revêtir, elle fut jugée relaps,
comme telle abandonnée au bras séculier, et condamnée à être brûlée
vive.
La sentence fut exécutée. Son second confesseur, qui rachetoit par
ses vertus l'infâme trahison du premier, «Frère Martin l'Advenu, étoit
monté sur le bûcher avec elle ; il y étoit encore que le bourreau
alluma le feu. «Jésus!» s'écria Jeanne, et elle fit descendre le bon
prêtre. « Tenez-vous en bas , dit-elle ; levez la croix devant moi , et
dites-moi de pieuses paroles jusqu'à la fin...» Protestant de son inno-
cence et se recommandant au ciel, on l'entendit encore prier à travers
la flamme. Le dernier mot qu'on put distinguer fut Jésus.
Tel fut le premier trophée élevé par les armes angloises au jeune
Henri VI, qui se trouvoit alors à Rouen ! Telle fut la femme qui sauva
la France, et l'héroïne qu'un grand poëte a outragée. Ce crime du
génie n'a pas même l'excuse du crime de la puissance : l'Angleterre
MÉLANGES LITTERAIRES. 579
avoit été vaincue par le bras d'une villageoise; ce bras lui avcit ravi
sa proie; le siècle étoit grossier et superstitieux; et, enfin, ce furent
des étrangers qui immolèrent Jeanne d'Arc. Mais au xviii® siècle! mais
un François! mais un Voltaire!... Honneur à l'historien qui venge
aujourd'hui d'une manière pathétique tant de vertus et de malheurs I
Disons-le aussi à la louange des temps où nous vivons; une telle
débauche du talent ne seroit plus possible. Avant l'établissement de
nos nouvelles institutions, nous n'avions que des mœurs privées,
aujourd'hui nous avons des mœurs publiques, et partout où celles-ci
existent, les grandes insultes à la patrie ne peuvent avoir lieu ; la
liberté est la sauvegarde de ces renommées nationales qui appar-
tiennent à tous les citoyens.
Henri VI quitta Rouen, et vint à Paris; il fut couronné dans cette
cathédrale où devoit être consacrée une autre usurpation : il n'y resta
qu'un mois. Le traité d'Arras réconcilia le roi de France et le duc de
Bourgogne. Paris ouvrit ses portes au maréchal de l'Ile-Adam (l/i36),
et le roi, un an après, y fit son entrée solennelle. « Le sire Jean Dau-
lon, qui avoit été écuyer de la Pucelle, tenoit le cheval du roi par la
bride ; Xaintrailles portoit devant lui le casque royal, orné d'une cou-
ronne de fleurs de lis, et le bâtard d'Orléans, le fameux Danois, cou-
vert d'une armure éclatante d'or et d'argent, menoit l'armée du roi. »
Nous avons été bien malheureux; nos pères l'ont-ils été moins?
Après le règne de Charles VI et de Charles VII, M. de Barante nous pré-
sentera le tableau de la tyrannie de Louis XI. Les guerres de l'Italie et
la captivité de François P"" ne sont pas loin, et les fureurs de la ligue les
suivent. La France ne respire enfin qu'après les désordres de la Fronde ;
car si les guerres de Louis XIV l'épuisèrent, elles ne troublèrent pas
son repos. Cette paix continua sous Louis XV, et il faut remarquer que
c'est en avançant vers la civilisation que les peuples voient augmenter
la somme de leurs prospérités. L'immense orage de la révolution a
éclaté après un siècle et demi de tranquillité intérieure. Il a changé
les lois et les mœurs, mais il n'a pas arrêté la civilisation. Une autre
histoire va naître, quels en seront les personnages ? Souhaitons-leur
un historien qui, comme M. de Barante, parle des rois sans humeur,
des peuples sans flatterie, et qui ne méprise ni n'estime assez les
hommes pour altérer la vérité.
SDR
L'HISTOIRE DES CROISADES
PAR M. MICHALD,
DE L'ACADÉMIE FRANÇOISE.
Octobre 1825.
Des choses remarquables se passent sous nos yeux. Tandis qu'un
mouvement immense emporte les peuples vers d'autres destinées,
tandis qu'une politique en sommeil néglige d'attacher à ce qui reste
de croyances et d'institutions anciennes les intérêts d'une société nou-
velle, cette société se jette avec une égale ardeur sur le passé pour le
connoître, sur l'avenir pour en faire la conquête.
C'est en effet un trait particulier de notre époque que la grande
activité politique qui travaille les générations ne se perde plus, comme
aux premiers jours de nos expériences , dans le champ des théories :
on se résigne, courage bien singulier! au changement des doctrines
par l'étude des faits, se précautionnant, pour ne pas s'égarer dans la
route qu'on va suivre, de toutes les autorités de l'histoire.
A cette idée de prudence il se mêle aussi une idée de consolation.
Cette chaleur de travail et d'instruction historique, cette sorte d'inva-
sion dans les monuments des vieux âges, vient encore du besoin uni-
versel d'échapper au présent. Ce présent pèse en effet à toutes les âmes
fortes, tant il leur est étranger, tant elles sont peu contemporaines
des hommes qui s'agitent et des choses qui se traînent sous nos yeux!
Il semble que pour retrouver une France noble et belle, telle que
des hommes d'État dignes de ce nom pourroient la faire, il semble
qu'on soit obligé d'aller demander à l'histoire de quoi nourrir cet
orgueil de nous-mêmes, qui, malgré tout ce qu'on a fait pour le
flétrir, ne nous quittera pas. Il faut donc considérer comme une
généreuse conspiration de patriotisme cette notable passion de notre
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 581
époque pour l'élude des souvenirs, des traditions, des monuments
nationaux.
Une pensée fraternelle semble animer ceux qui lisent et ceux qui
écrivent. L'histoire des vieux temps, tracée par des hommes du nôtre,
resserre encore les liens de la parenté. Ceux qui ont des souvenirs,
ceux qui ont des espérances, se rapprochent dans ce commerce histo-
rique. Par une double rencontre, il devient l'occupation des hommes
mûrs qui ont passé par les affaires et des hommes jeunes encore qui
doivent y passer ; ils mettent en commun leurs nobles douleurs et leurs
ambitions généreuses. Chassés du présent par une politique étroite, ils
se retrouvent dans les jours qui ne sont plus.
Il est surtout quelques vieux François à qui la consolation d'écrire
sur l'histoire de la monarchie semble aujourd'hui plus particulière-
ment appartenir. Ce sont ces vétérans de l'exil , refoulés encore loin
de ce trône relevé par leur persévérance, chez qui l'habitude des pros-
criptions n'a fait qu'allumer l'ardeur de nouveaux services, et qui, en
s'éloignant du palais des rois , se sont donné rendez-vous sous l'ori-
flamme, afin d'en redire la gloire.
Retiré sous cette vieille bannière, c'est là que M. Michaud a écrit
VHistoire des Croisades. La conception et le succès d'une aussi vaste
entreprise témoignent honorablement en sa faveur : il a achevé son
ouvrage malgré les fatigues d'une vie mêlée à tous nos orages poli-
tiques. Si le public a accueilli cet ouvrage avec un grand sentiment de
justice, c'est que i'auteur possède cette fidélité de doctrines, toujours
estimable, par laquelle on tient à un parti , cette élévation de senti-
ments et cette bonne foi de la raison par laquelle on touche à l'opi-
nion de tous les hommes.
L'Histoire des Croisades, dont nous annonçons la quatrième édition,
est l'heureux fruit de cette heureuse alliance de qualités. Écrite dans
des temps différents, par intervalles, par parties détachées, elle forme
un tout régulier. C'est le même esprit qui domine tout cet ensemble
de récits divers et compliqués.
Nous avons déjà dit ce que nous pensons de cet ouvrage, qui a fait
naître une unanimité de suffrages dans des jours de divisions. Cette
dernière édition atteste la sollicitude infatigable de l'auteur, qui ajoute,
qui modifie, qui, plus pénétré de l'ensemble des faits généraux, redonne
à chacun des faits particuliers une physionomie plus marquée et plus
précise.
Ayant à peindre l'époque la plus pittoresque de l'histoire moderne,
des mœurs pleines de grandeur et de naïveté, de crimes et de vertus,
de croyances ardentes, M. Michaud a très-bien senti qu'un tableau si
582 MELANGES LITTERAIRES.
intéressant par les noms, par les souvenirs, par les résultats, n'avoit
besoin que de simplicité. Il a senti surtout l'avantage de pouvoir dis-
poser à son gré des chroniqueurs; de mêler quelquefois leur rude
expression à l'éclat des faits qu'ils racontent -, de faire dire, avec toute
la simplicité des ermites, des exploits agrandis par tout le courage des
chevaliers : c'est toujours un historien que l'on suit, quelquefois un
pèlerin qu'on écoute.
Il y avoit trois difficultés dans l'histoire complète des croisades :
c'étoit d'indiquer leur cause première ; de retrouver dans la poussière
de tant de milliers d'hommes la trace des premiers pas faits vers la
Terre Sainte , puis , une fois cette indication préliminaire établie , il
falloit mettre de l'ordre et de l'enchaînement dans cette suite de migra-
tions et d'entreprises, qui n'eurent pas toutes plus tard le mobile
qu'elles avoient eu d'abord.
Restoit ensuite la tâche du philosophe après celle de l'historien:
restoit à juger les résultats, après avoir raconté les événements ; à pro-
mener des regards tranquilles sur les conséquences terrestres des
guerres religieuses, sur l'action puissante de ces temps barbares
pour enfanter la civilisation au nom de laquelle on les a trop souvent
accusés.
Or, l'historien des croisades nous paroît en avoir bien surpris les
causes ; elles sont simples , mais il n'y a que beaucoup d'études histo-
riques qui pouvoient mettre sur la voie de ces causes. L'usage, ancien
déjà parmi les chrétiens, au moment des croisades, de faire des pèle-
rinages au tombeau de Jésus-Christ, voilà une bien tranquille origine
à cette fougue guerrière qui poussa les populations de l'Europe sur les
populations' de l'Asie. Mais cette origine est pourtant vraie, et elle est
démontrée jusqu'à l'évidence par la gradation que l'auteur introduit
dans la narration successive de ces saints voyages , commencés avec
le bourdon et continués avec l'épée. Entraîné par l'enchaînement du
récit, vous voyez grossir peu à peu la foule, et bientôt les croisades
ne nous paroissent plus que des pèlerinages de cinquante mille
hommes armés.
Quand , dans un sujet , on va au fond des choses , il est tout simple
que la forme, esclave fidèle, se moule sur le sujet choisi par l'écrivain.
Il n'y avoit qu'un écueil pour le style dans VHistoire des Croisades ,
c'étoit d'être entraîné par la poésie du sujet , et de se tromper de
Musc. M. Michaud a évité cet écueil ; mais en même temps il a su
conserver la vie et le mouvement à ses personnages. Dans les cir-
constances nécessaires, sa diction est éclatante sans cesser d'être
naturelle.
MÉLANTxES LITTÉRAIRES. 583
Malgré la sobriété des ornements que la gravité de l'historien com-
mandoit à l'inspiration du poëte, on voit souvent un heureux mélange
de l'esprit qui éclaire avec l'imagination qui colore. Nous choisirons
parmi plusieurs de ces tableaux celui du départ dos croisés après le
concile de Clermont. Il nous a fait éprouver ce sentiment d'enthou-
siasme qui n'appartient qu'à la jeunesse des individus comme à celle
des nations, et qui faisoit tout quitter aux croisés pour une visite
lointaine à un tombeau.
« Dès que le printemps parut , dit l'historien , rien ne put contenir
l'impatience des croisés; ils se mirent en marche pour se rendre dans
les lieux où ils dévoient se rassembler. Le plus grand nombre alloit à
pied; quelques cavaliers paroissoient au milieu de la multitude, plu-
sieurs voyageoient montés sur des chars traînés par des bœufs ferrés ;
d'autres côtoyoient la mer, descendoient les fleuves dans des barques;
ils étoient vêtus diversement, armés de lances, d'épées, de javelots,
de massues de fer, etc. La foule des croisés offroit un mélange
bizarre et confus de toutes les conditions et de tous les rangs : des
femmes paroissoient en armes au milieu des guerriers. On voyoit la
vieillesse à côté de l'enfance, l'opulence près de la misère; le casque
étoit confondu avec le froc, la mitre avec l'épée , le seigneur avec les
serfs, le maître avec le serviteur. Près des villes , près des forteresses,
dans les plaines, sur les montagnes, s'élevoient des tentes, des pavil-
lons pour les chevaliers , et des autels , dressés à la hâte , pour l'office
divin ; partout se déployoit un appareil de guerre et de fête solennelle.
D'un côté un chef militaire exerçoit ses soldats à la discipline, de
l'autre un prédicateur rappeloit à ses auditeurs les vérités de l'Évan-
gile ; ici on entendoit le bruit des clairons et des trompettes , plus
loin on chantoit des psaumes et des cantiques. Depuis le Tibre jus-
qu'à l'Océan, et depuis le Rhin jusqu'au delà des Pyrénées, on ne
rencontroit que des troupes d'hommes revêtus de la croix, jurant
d'exterminer les Sarrasins, et d'avance célébrant leurs conquêtes;
de toutes parts retentissoit le cri de guerre des croisés : Dieu le veut!
Dieu le veut!
« Les pères conduisoient eux-mêmes leurs enfants, et leur faisoien'
jurer de vaincre ou de mourir pour Jésus-Christ. Les guerriers s'arra<
choient des bras de leurs épouses et de leurs familles, et promettoient
de revenir victorieux. Les femmes , les vieillards , dont la foiblesse
restoitsans appui, accompagnoient leurs fils ou leurs époux dans la
ville la plus voisine, et, ne pouvant se séparer des objets de leur
affection, prenoient le [parti de les suivre jusqu'à Jérusalem. Ceux
qui restoient en Europe envioient le sort des croisés, et ne pouvoient
584 MÉLANGES LITTÉRAIRES.
retenir leurs larmes; ceux qui alloient chercher la mort en Asie
étoient pleins d'espérance et de joie.
« Parmi les pèlerins partis des côtes de la mer, on remarquoit une
foule d'hommes qui avoient quitté les îles, de l'Océan. Leurs vête-
ments et leurs armes, qu'on n'avoit jamais vus, excitoient la curiosité
et la surprise. Ils parloient une langue qu'on n'entendoit point ; et
pour montrer qu'ils étoient chrétiens , ils élevoient deux doigts de la
main l'un sur l'autre , en forme de croix. Entraînés par leur exemple
et par l'esprit d'enthousiasme répandu partout, des familles, des
villages entiers partoient pour la Palestine ; ils étoient suivis de
leurs humbles pénates; ils emportoient leurs provisions, leurs
ustensiles, leurs meubles. Les plus pauvres marchoient sans pré-
voyance, et ne pouvoient croire que celai qui nourrit les petits des
oiseaux laissât périr de misère des pèlerins revêtus de sa croix. Leur
ignorance ajoutoit à leur illusion , et prêtoit à tout ce qu'ils voyoient
un air d'enchantement et de prodige ; ils croyoient sans cesse toucher
au terme de leur pèlerinage. Les enfants des villageois, lorsqu'une
ville ou un château se présentoit à leurs yeux, demandoient si c'étoit
là Jérusalem. Beaucoup de grands seigneurs, qui avoient passé leur
vie dans leurs donjons rustiques, n'en savoient guère plus que leurs
vassaux; ils conduisoient avec eux leurs équipages de pêche et de
chasse, et marchoient précédés d'une meute, portant leur faucon sur
le poing. Ils espéroient atteindre Jérusalem en faisant bonne chère , et
montrer à l'Asie le luxe grossier de leurs châteaux.
« Au milieu du délire universel , personne ne s'étonnoit de ce qui
fait aujourd'hui notre surprise. Ces scènes si étranges, dans lesquelles
tout le monde étoit acteur, ne dévoient être un spectacle que pour la
postérité. »
Aujourd'hui même on retrouveroit quelque chose de ce sentiment
exalté pour une croisade nouvelle : la Grèce réveilleroit facilement le
double enthousiasme du chrétien et de l'admirateur de la gloire et
des arts. Mais les gouvernements n'ont plus le caractère des peuples ,
ils s'en séparent; et de cette division naîtront un jour des révolutions
inévitables. Pierre l'Ermite souleva le monde par le seul récit des
maux qu'enduroient les pèlerins voyageant en Terre Sainte : que des
vaisseaux sous pavillon chrétien portent au marché du musulman des
femmes chrétiennes et des enfants chrétiens dont les infidèles ont
égorgé les maris et les pères, on trouve ce commerce tout naturel;
mais la postérité ne le trouvera pas tel. Cette indifférence même d'une
politique rétrécie sera punie : la Grèce se sauvera seule, ou par
l'inllucnce d'un gouvernement qui saura bien enlever à l'Europe con-
MÉLANGES LITTÉRAIRES. 585
tinentale les fruits qu'elle auroit pu tirer d'un effort généreux en faveur
d'une nation opprimée.
En attendant, pour trouver des sentiments généreux, relisons
VHistoîre des Croisades. Les détails de cette histoire existoient , mais
dispersés dans des matériaux confus et indigestes. M. Michaud les a
rassemblés : c'est un tableau qui a trouva un peintre.
FIN DES .MELANGES LITTERAIRES.
TABLE
VOYAGE EN AMÉRIQUE.
Pages.
Avertissement de l'édition de 1 827 3
Préface 5
Introduction 43
ToTAGE EN Amérique 49
Les Onondagas 60
Lacs du Canada 70
Journal sans date 75
Description de quelques sites dans les Florides. . . . ., 91
Histoire naturelle 100
Castors 1 00
Ours 1 04
Cerf 1 04
Orignal lOo
Bison 1-^^
Fouine 1 06
Renards 1 06
Loups 107
Rat musqué 1 07
Carcajou 1 07
Oiseaux 108
Poissons 108
Serpents 108
Arbres et Plantes 109
Abeilles 110
MœuRS des sauvages 110
Mariages. Enfants, Funérailles 111
588 TABLE.
Pages.
Moissons, Fêtes, Récoltes du sucue d'érable ^ Pêche?, Danses
ET Jeux '120
Moissons 120
Fêtes 121
Récolte du sucre d'érable 1 2o
Pèches 127
Danses 128
Jeux 129
Année. Division et Règlement du temps. Calendrier naturel 133
Année. — Division du temps 1 33
Calendrier naturel 134
Médecine 135
Langues indiennes 139
Chasse 1 46
La Guerre 1 54
Religion 172
Gouvernement 1 76
Les Natchez 1 76
Les Muscogulges 183
Les Hurons et les Iroquois ' 189
État actuel des sauvages de l'Amérique septentrionale 194
Conclusion 205
États-Unis 205
Républiques espagnoles » 212
Fin du Voyage 221
MÉMOIRES SUR LES RUINES DE L'OHIO.
Premier mémoire 223
Monuments d'un peuple inconnu trouvés sur les bords de l'Ohio 235
Deuxiï:me mi':moire. — Description des monuments trouvés dans
l'État de l'Ohio et autres parties des États-Unis, par M. Calcb-Atvvatcr. 236
TABLE. 539
Pages.
I. Antiquités des Indiens de la race actuelle 237
IL Antiquités de peuples provenant d'origine européenne 238
III. Antiquités du peuple qui habitait jadis les parties occidentales
des États-Unis 240
Sur l'origine et l'époque des monuments anciens de TOhio , par
M. Malte-Brun 236
Conclusion 263
VOYAGE EN ITALIE.
Première lettre à M. Joubert 267
Deuxième lettre à M. Joubert 274
Troisième lettre à M. Joubert 276
Tivoli et la villa Adriana 277
Le Vatican 287
Musée Capitolin 289
Galerie Doria 290
Promenade dans Rome au clair de iune. ... 292
Voyage de Rvples 293
Pouzzoles et la Solfatara 296
Le Vésuve 297
Patria ou Literne 302
Baies 304
Herculanum, Portici, Pompéia 304
A M. de Fontanes 307
VOYAGE A CLERMONT.
Cinq jours à Clermont (Auvergne) 323
VOYAGE AU MONT-BLANC.
Paysages de montagnes 341
Notice sur les fouilles de Pompéi 333
Lettre de M. Taylor à M. C. Nodier sur les villes de Pompéi et d'Her-
culanum. ' - 339
590
TABLE.
MÉLANGES LITTERAIRES.
page»,
Préface ■ 3G3
De l'Angleterre et des Anglois 305
Essai sur la littérature angloise 374
Young 374
Shakespeare 385
Bealtie , 399
Mackenzie (Voyage de ) 406
Sur la Législation primitive 428
Suite 430
Sur le Printemps d'un Proscrit 452
Sur l'Histoire de la Vie de Jésus-Christ 467
Sur les Œuvres de Rollin 476
Sur les Essais de morale et de politique 484
Sur les Mémoires de Louis XIV . 491
Des Lettres et des Gens de Lettres 50'1
Sur le Voyage en Espagne, de M. de Laborde 512
Sur les Annales littéraires, de M. Dussauli 527
Sur la Vie de Malesherbes, par M. Boissy-d'Anglas 535
Panorama de Jérusalem 543
Sur le Voyage au Levant, de M. Forbin 545
Sur quelques ouvrages historiques et littéraires. 553
Sur quelques Romans 560
Sur un Voyage de M. de Humboldt 562
Sur l'Histoire des Ducs de Bourgogne o . . 566
Sur l'Histoire des Croisades, par M. Michaud = 580
FIN.
PARIS. - Impr. J. CLAYE. - A. Quantin et O', me St-Bsnoît,
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2205
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19—
t. 6
Chateaubriand, François Vugust"
Fiené
Oeuvres complètes
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