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Full text of "Oeuvres complètes. Nouv. éd. rev. avec soin sur les éditions originales, précédée d'une étude littéraire sur Chateaubriand par Saint-Beuve. Vignettes dessinées par G. Staal, Racinet, etc., et gravées par F. Delannoy [et al.]"

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ŒUVRES   COMPLETES 


CHATEAUBRIAND 


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ŒUVRES    COMPLÈTES 


CHATEAUBRIAND 

NOUVELLE    ÉDITION 

KF.YUE    AVEC    SOIN    SUR    I.RS    KDITIONS    <1RIG1NALES 
V  W  K  C.  P.  Il  K         1)  '  L  \  B 

ÉTUDE   LITTÉRAIRE   SUR   CHATEAUBRIAND 

PAR 

M.   SAINTE-BEUVE 

DE     I  ■  A  C  A  I)  K  M  1  E     FRANÇAISE 


Vignettes  dessinées  par  G.  Staal,  Racinet,   etc.,  et  gravées  par  F.  Delannoy, 
G.  Thibault,  Outhwaitte.  Massard,  etc. 


VOYAflES   EN    AMÉRIQUE,    EX    ITALIE,   AU    MONT    BLANC 
MÉLANGES    LITTÉRAIRES 


0('' 


PARIS 


GARNIER     FRÈRES,     ÉDITEURS 

0,      RIE      DES     SAI.MS-PKRES,     G 


ZXD. 

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■i.L 


VOYAGE 

EN  AMÉRIQUE 


AVERTISSEMENT 


DE  L'ÉDITION  DE  1827. 


Je  n'ai  rien  à  dire  de  particulier  sur  le  Voyage  en  Amérique  qu'on  va  lire  ; 
le  récit  en  est  tiré,  comme  le  sujet  des  Natchez,  du  manuscrit  original  des 
Natchez  mêmes  :  ce  Voyage  porte  en  soi  son  commentaire  et  son  histoire. 

Mes  différents  ouvrages  offrent  d'assez  fréquents  souvenirs  de  ma  course 
en  Amérique  :  j'avois  d'abord  songé  à  les  recueillir  et  à  les  placer  sous  leur 
date  dans  ma  narration;  mais  j'ai  renoncé  à  ce  parti,  pour  éviter  un  double 
emploi.  Je  me  suis  contenté  de  rappeler  ces  passages  ;  j'en  ai  pourtant  cité 
quelques-uns,  lorsqu'ils  m'ont  paru  nécessaires  à  l'intelligence  du  texte  et 
qu'ils  n'ont  pas  été  trop  longs. 

Je  donne  dans  l'Introduction  un  fragment  des  Mémoires  de  ma  vie,  afin  de 
familiariser  le  lecteur  avec  le  jeune  voyageur  qu'il  doit  suivre  outre-mer.  J'ai 
corrigé  avec  soin  la  partie  déjk  écrite  ;  la  partie  qui  relate  les  faits  postérieurs 
à  l'année  1791,  et  qui  nous  amène  jusqu'à  nos  jours,  est  entièrement  neuve. 

En  parlant  des  républiques  espagnoles,  j'ai  raconté  (  en  tout  ce  qu'il  m'étoit 
permis  de  raconter)  ce  que  j'aurois  désiré  faire  dans  l'intérêt  de  ces  États 
naissants,  lorsque  ma  position  politique  me  donnoit  quelque  influence  sur 
les  destinées  des  peuples. 

Je  n'ai  point  été  assez  téméraire  pour  toucher  à  ce  grand  sujet  avant  de 
m'être  entouré  des  lumières  dont  j'avois  besoin.  Beaucoup  de  volumes  impri- 
més et  de  mémoires  inédits  m'ont  servi  à  composer  une  douzaine  de  pages. 
J'ai  consulté  des  hommes  qui  ont  voyagé  et  résidé  dans  les  républiques  espa- 
gnoles :  je  dois  à  l'obligeance  de  M.  le  chevalier  d'Esménard  des  renseigne- 
ments précieux  sur  les  emprunts  américains. 

La  préface  qui  précède  le  Voyage  en  Amérique  est  une  espèce  d'histoire  des 


l^  AVERTISSEMENT. 

vovages  :  elle  présente  au  lecteur  le  tableau  général  de  la  science  géographi- 
que, et,  pour  ainsi  dire,  la  feuille  de  route  de  l'homme  sur  le  globe. 

Quant  à  mes  voyages  en  Italie,  il  n'y  a  de  connu  du  public  que  ma  lettre 
adressée  de  Rome  à  M.  de  Fontanes,  et  quelques  pages  sur  le  Vésuve  :  les 
lettres  et  les  notes  qu'on  trouvera  réunies  à  ces  opuscules  n'avoient  point 
encore  été  publiées. 

Les  Cinq  jours  en  Auvergne,  morceau  inédit,  s.:ivent,  dans  l'ordre  chrono- 
logique, les  Lettres  et  les  Notes  sur  l'Italie. 

Le  Voyage  au  Mont-Blanc  parut  en  4806,  peu  de  mois  avant  mon  départ 
pour  la  Grèce. 


PRÉFACE ^ 


Les  voyages  sont  une  des  sources  de  l'histoire  :  l'histoire  des  nations  étran- 
gères vient  se  placer,  par  la  narration  des  voyageurs,  auprès  de  l'histoire 
particulière  de  chaque  pays. 

Les  voyages  remontent  au  berceau  de  la  société  :  les  livres  de  Moïse  nous 
représentent  les  premières  migrations  des  hommes.  C'est  dans  ces  livres  que 
nous  voyons  le  patriarche  conduire  ses  troupeaux  aux  plaines  de  Chanaan, 
l'Arabe  errer  dans  ses  solitudes  de  sable,  et  le  Phénicien  explorer  les  mers. 

Moïse  fait  sortir  la  seconde  famille  des  hommes  des  montagnes  de  l'Armé- 
nie; ce  point  est  central  par  rapport  aux  trois  grandes  races,  jaune,  noire  et 
blanche  :  les  Indiens,  les  Nègres  et  les  Celtes  ou  autres  peuples  du  Nord. 

Les  peuples  pasteurs  se  retrouvent  dans  Sem,  les  peuples  commerçants 
dans  Cham,  les  peuples  militaires  dans  Japhet.  Moïse  peupla  l'Europe  des 
descendants  de  Japhet  :  les  Grecs  et  les  Romains  donnent  Japetus  pour  père 
à  l'espèce  humaine. 

Homère,  soit  qu'il  ait  existé  un  poëte  de  ce  nom,  soit  que  les  ouvrages 
qu'on  lui  attribue  n'offrent  qu'un  recueil  des  traditions  de  la  Grèce,  Homère 
nous  a  laissé  dans  l'Odyssée  le  récit  d'un  voyage;  il  nous  transmet  aussi  les 
idées  que  l'on  avoit  dans  cette  première  antiquité  sur  la  configuration  de  la 
terre  :  selon  ces  idées,  la  terre  représentoit  un  disque  environné  par  le  fleuve 
Océan.  Hésiode  a  la  même  cosmographie. 

\.  Obligé  de  resserrer  un  tableau  immense  dans  le  cadre  étroit  d'une  préface,  je 
crois  pourtant  n'avoir  omis  rien  d'essentiel.  Si  cependant  des  lecteurs,  curieux  de  ces 
sortes  de  recherches,  désiroient  en  savoir  davantage,  ils  peuvent  consulter  les  savants 
ouvrages  des  d'Anville,  des  Robertson,  des  Gosselin,  des  Multe-Brun,  des  Walkenaër, 
des  Pinkerton,  des  Rennel,  des  Cuvier,  des  Joniard,  etc. 


6  PREFACE. 

Hérodote,  le  père  de  l'histoire  comme  Homère  est  le  père  de  la  poésie, 
étoit  comme  Homère  un  voyageur.  Il  parcourut  le  monde  connu  de  son 
temps.  Avec  quel  charme  n'a-t-il  pas  décrit  les  mœurs  des  peuples!  On 
n'avoit  encore  que  quelques  cartes  côtières  des  navigateurs  phéniciens  et  la 
mappemonde  d'Anaximandre  corrigée  par  Hécatée  :  Strabon  cite  un  itiné- 
raire du  monde  de  ce  dernier, 

Hérodote  ne  distingue  bien  que  deux  parties  de  la  terre,  l'Europe  et  l'Asie; 
la  Libye  ou  l'Afrique  ne  sembleroit,  d'après  ses  récits,  qu'une  vaste  pénin- 
sule de  l'Asie.  Il  donne  les  routes  de  quelques  caravanes  dans  l'intérieur  de 
la  Libye,  et  la  relation  succincte  d'un  voyage  autour  de  l'Afrique.  Un  roi 
d'Egypte,  Nécos,  fit  partir  des  Phéniciens  du  golfe  Arabique  :  ces  Phéniciens 
revinrent  en  Egypte  par  les  colonnes  d'Hercule;  ils  mirent  trois  ans  à  accom- 
plir leur  navigation,  et  ils  racontèrent  qu'ils  avoient  vu  le  soleil  à  leur  droite. 
Tel  est  le  fait  rapporté  par  Hérodote. 

Les  anciens  eurent  donc,  comme  nous,  deux  espèces  de  voyageurs  :  les  uns 
parcouroient  la  terre,  les  autres  les  mers.  A  peu  près  à  l'époque  où  Héro- 
dote écrivoit,  le  Carthaginois  Ilannon  accomplissoit  son  Périple  '.  Il  nous 
reste  quelque  chose  du  recueil  fait  par  Scylax  des  excursions  maritimes  de 
son  temps. 

Platon  nous  a  laissé  le  roman  de  cette  Atlantide,  où  l'on  a  voulu  retrouver 
l'Amérique.  Eudoxe,  compagnon  de  voyage  du  philosophe,  composa  un 
itinéraire  universel,  dans  lequel  il  lia  la  géographie  à  des  observations  astro- 
nomiques. 

Ilippocrate  visita  les  peuples  de  la  Scythie  :  il  appliqua  les  résultats  de 
son  expérience  au  soulagement  de  l'espèce  humaine. 

Xénophon  tient  un  rang  illustre  parmi  ces  voyageurs  armés  qui  ont  con- 
tribué à  nous  fiurc  connoître  la  demeure  que  nous  habitons. 

Aristote,  qui  devançoit  la  marche  des  lumières,  tonoit  la  terre  pour  sphé- 
rique;  il  en  évaluoit  la  circonférence  à  quatre  cent  mille  stades;  il  croyoit, 
ainsi  que  Christophe  Colomb  le  crut,  que  les  côtes  de  l'IIespérie  étoient  en 
face  de  celles  do  l'Inde.  Il  avoit  une  idée  vague  de  l'Angleterre  et  de  l'Ir- 
lande, qu'il  nomme  Albion  et  Jerne  ;  les  Alpes  ne  lui  étoient  point  inconnues, 
mais  il  les  confondoit  avec  les  Pyrénées. 

Dicéarque,  un  de  ses  disciples,  fit  une  description  charmante  de  la  Grèce, 
dont  il  nous  reste  quelques  fragments,  tandis  qu'un  autre  disciple  d'Aris- 

1.  Je  l'ai  donné  tout  eiitior  dans  VEssai  historique. 


PREFACE.  7 

tote,  Alexandre  le  Grand,  alloit  porter  le  nom  de  cette  Grèce  jusque  sur  les 
rivages  de  l'Inde.  Les  conquêtes  d'Alexandre  opérèrent  une  révolution  dans 
les  sciences  comme  chez  les  peuples. 

Androstène,  Néarque  et  Onésicritus  reconnurent  les  côtes'  méridionales  de 
l'Asie.  Après  la  mort  du  fils  de  Philippe,  Séleucus  Nicanor  pénétra  jusqu'au 
Gange;  Patrocle,  un  de  ses  amiraux,  navigua  sur  l'océan  Indien.  Les  rois 
grecs  de  l'Egypte  ouvrirent  un  commerce  direct  avec  l'Inde  et  la  Taprobane; 
Plolémée  Philadelphe  envoya  dans  l'Inde  des  géographes  et  des  flottes; 
Timosthène  publia  une  description  de  tous  les  ports  connus,  et  Ératosthène 
donna  des  bases  mathématiques  à  un  système  complet  de  géographie.  Les 
caravanes  pénétroient  ainsi  dans  l'Inde  par  deux  routes  :  l'un  se  terminoit 
à  Palibothra  en  descendant  le  Gange;  l'autre  tournoit  les  monts  Imaiis. 

L'astronome  Hipparque  annonça  une  grande  terre  qui  devoit  joindre  l'Inde 
à  l'Afrique  :  on  y  verra  si  l'on  veut  l'univers  de  Colomb. 

La  rivalité  de  Rome  et  de  Carthage  rendit  Polybe  voyageur,  et  lui  fît 
visiter  les  côtes  de  l'Afrique  jusqu'au  mont  Atlas,  afin  de  mieux  connoître  le 
peuple  dont  il  vouloit  écrire  l'histoire.  Eudoxe  de  Cyzique  tenta,  sous  le 
règne  de  Ptolémée  Physcon  et  de  Ptolémée  Lathyre ,  de  faire  le  tour  de 
l'Afrique  par  l'ouest;  il  chercha  aussi  une  route  plus  directe  pour  passer  des 
ports  du  golfe  Arabique  aux  ports  de  l'Inde. 

Cependant  les  Romains,  en  étendant  leurs  conquêtes  vers  le  nord,  levèrent 
de  nouveaux  voiles  :  Pythéas  de  Marseille  avoit  déjà  touché  à  ces  rivages 
d'où  dévoient  venir  les  destructeurs  de  l'empire  des  Césars.  Pythéas  navigua 
jusque  dans  les  mers  de  la  Scandinavie,  fixa  la  position  du  cap  Sacré  et  du 
cap  Calbium  (Finistère)  en  Espagne,  reconnut  l'île  Uxisama  (Ouessant), 
celle  d'Albion,  une  des  Cas?itérides  des  Carthaginois,  et  surgit  à  cette 
fameuse  Thulé  dont  on  a  voulu  faire  l'Islande,  mais  qui,  selon  toute  appa- 
rence, est  la  côte  du  Jutland. 

Jules  César  éclaircit  la  géographie  des  Gaules,  commença  la  découverte  de 
la  Germanie  et  des  côtes  de  l'île  des  Bretons  :  Germanicus  porta  les  aigles 
romaines  aux  rives  de  l'Elbe. 

Strabon,  sous  le  règne  d'Auguste,  renferma  dans  un  corps  d'ouvrage  les 
connoissances  antérieures  des  vojageurs  et  celles  qu'il  avoit  lui-même 
acquises.  Mais  si  sa  géographie  enseigne  des  choses  nouvelles  sur  quelque 
partie  du  globe,  elle  fait  rétrograder  la  science  sur  quelques  points  :  Strabon 
distingue  les  îles  Cassitérides  de  la  Grande-Bretagne,  et  il  a  l'air  de  croire 
que  les  premières  (qui  ne  peuvent  être  dans  cette  hypothèse  que  les  Sorlin- 


8  PRÉFACE. 

gués)  produisoicnt  l'étain  :  or  l'étain  se  tiroit  des  mines  de  Cornouailles; 
et  lorsque  le  géographe  grec  écrivoit ,  il  y  avoit  déjà  longtemps  que  l'étain 
d'Albion  arrivoit  au  monde  romain  à  travers  les  Gaules. 

Dans  la  Gaule  ou  la  Celtique,  Strabon  supprime  à  peu  près  la  péninsule 
armoricaine;  il  ne  connoît  point  la  Baltique,  quoiqu'elle  passât  déjà  pour  un 
grand  lac  salé,  le  long  duquel  on  trouvoit  la  côte  de  l'Ambre  jaune,  la  Prusse 
d'aujourd'hui. 

A  l'époque  où  florissoit  Strabon,  Hippalus  fixa  la  navigation  de  l'Inde  par 
le  golfe  Arabique,  en  expérimentant  les  vents  réguliers  que  nous  appelons 
moussons  :  un  de  ces  vents,  le  vent  du  sud-ouest,  celui  qui  conduisoit  dans 
l'Inde,  prit  le  nom  d'Hippale.  Des  flottes  romaines  partoient  régulièrement 
du  port  de  Bérénice  vers  le  milieu  de  l'été,  arrivoient  en  trente  jours  au 
port  d'Océlis  ou  à  celui  de  Cane  dans  l'Arabie,  et  de  là  en  quarante  jours  à 
Muziris,  premier  entrepôt  de  l'Inde.  Le  retour,  en  hiver,  s'accomplissoit 
dans  le  même  espace  de  temps;  de  sorte  que  les  anciens  ne  mettoient  pas 
cinq  mois  pour  aller  aux  Indes  et  pour  en  revenir.  Pline  et  le  Périple 
de  la  mer  Érythréenne  (  dans  les  petits  géographes  )  fournissent  ces  détails 
curieux. 

Après  Strabon,  Denis  le  Périégète,  Pomponius  Mêla,  Isidore  de  Charax , 
Tacite  et  Pline,  ajoutent  aux  connoissances  déjà  acquises  sur  les  nations. 
Pline  surtout  est  précieux  par  le  nombre  des  voyages  et  des  relations  qu'il 
cite.  En  le  lisant  nous  voyons  que  nous  avons  perdu  une  description  complète 
de  l'empire  romain  faite  par  ordre  d'Agrippa,  gendre  d'Auguste;  que  nous 
a\ons  perdu  également  des  Commentaires  sur  l'Afrique  par  le  roi  Juba,  com- 
mentaires extraits  des  livres  carthaginois;  que  nous  avons  perdu  une  rela- 
tion des  îles  Fortunées  par  Statius  Sebosus,  des  Mémoires  sur  l'Inde  par 
Sénèque,  un  Périple  de  l'historien  Polybe,  trésors  à  jamais  regrettables. 
Pline  sait  quelque  chose  du  Thibet;  il  fixe  le  point  oriental  du  monde  à 
l'embouchure  du  Gange;  au  nord,  il  entrevoit  les  Orcades;  il  connoit  la 
Scandinavie  et  donne  le  nom  de  golfe  Codan  à  la  mer  Baltique. 

Les  anciens  avoient  à  la  fois  des  cartes  routières  et  des  espèces  de  livres 
de  poste  :  A'égèse  dislingue  les  premières  parle  nom  de  pkta,  et  les  seconds 
par  celui  d'annolala.  Trois  de  ces  itinéraires  nous  restent  :  Vltinéraire  d'An- 
tonin,  Vltinéraire  de  Bordeaux  à  Jérusalem  et  la  Table  de  Peutinger.  Le  haut  de 
celte  table,  qui  commcnçoit  à  l'ouest,  a  été  déchiré;  la  Péninsule  espagnole 
manque,  ainsi  que  l'Afrique  occidentale;  mais  la  table  s'étend  à  l'est  jusqu'à 
l'embouchure  du  Gange,  et  marque  des  routes  dans  l'intériour  do  l'Inde, 


PREFACE.  9 

Cette  carte  a  vingt-el-un  pieds  de  long  sur  un  pied  de  large  ;  c'est  une  zone 
ou  un  grand  chemin  du  monde  antique. 

Voilà  à  quoi  se  réduisoient  les  travaux  et  les  connoissances  des  voyageurs 
et  des  géographes  avant  l'apparition  de  l'ouvrage  de  Ptolémée.  Le  monde 
d'Homère  étoit  une  île  parfaitement  ronde,  entourée,  comme  nous  l'avons 
dit,  du  fleuve  Océan.  Hérodote  Gt  de  ce  monde  une  plaine  sans  limites  pré- 
cises, Eudoxe  de  Cnide  le  transforma  en  un  globe  d'à  peu  près  treize  mille 
stades  de  diamètre;  Hipparque  et  Strabon  lui  donnèrent  deux  cent  cin- 
quante-deux mille  stades  de  circonférence,  de  huit  cent  trente-trois  stades 
au  degré.  Sur  ce  globe  on  traçoit  un  carré,  dont  le  long  côté  couroit  d'occi- 
dent en  orient;  ce  carré  étoit  divisé  par  deux  lignes,  qui  se  coupoient  à 
angle  droit  :  l'une,  appelée  le  diaphragme,  marquoit  de  l'ouest  à  l'est  la  lon- 
gueur ou  la  longitude  de  la  terre;  elle  avoit  soixante-dix-sept  mille  huit  cents 
stades;  l'autre,  d'une  moitié  plus  courte,  indiquoit  du  nord  au  sud  la  lar- 
geur ou  la  latitude  de  cette  terre;  les  supputations  commencent  au  méridien 
d'Alexandrie.  Par  cette  géographie,  qui  faisoit  la  terre  beaucoup  plus  longue 
que  large,  on  voit  d'où  nous  sont  venues  ces  expressions  impropres  de  lon- 
gitude et  de  latitude. 

Dans  cette  carte  du  monde  habité  se  plaçoient  l'Europe,  l'Asie  et  l'Afrique  : 
l'Afrique  et  l'Asie  se  joignoient  aux  régions  australes,  ou  étoient  séparées  par 
une  mer  qui  raccourcissoit  extrêmement  l'Afrique.  Au  nord  les  continents  se 
terminoient  à  l'embouchure  de  l'Elbe,  au  sud  vers  les  bords  du  Niger,  à 
l'ouest  au  cap  Sacré  en  Espagne,  et  à  l'est  aux  bouches  du  Gange  ;  sous  l'équa- 
teur  une  zone  torride,  sous  les  pôles  une  zone  glacée,  étoient  réputées  inha- 
bitables. 

Il  est  curieux  de  remarquer  que  presque  tous  ces  peuples  appelés  barbares, 
qui  firent  la  conquête  de  l'empire  romain  et  d'où  sont  sorties  les  nations 
modernes,  habitoient  au  delà  des  limites  du  monde  connu  de  Pline  et  de 
Strabon,  dans  des  pays  dont  on  ne  soupçonnoit  pas  même  l'existence. 

Ptolémée,  qui  tomba  néanmoins  dans  de  graves  erreurs,  donna  des  bases 
mathématiques  à  la  position  des  lieux.  On  voit  paroître  dans  son  travail  un 
assez  grand  nombre  de  nations  sarmates.  Il  indique  bien  le  Volga,  et  redes- 
cend jusqu'à  la  Vistule. 

En  Afrique  il  confirme  l'existence  du  Niger,  et  peut-être  nomme-t-il  Tom- 
bouctou  dans  Tucabath;  il  cite  aussi  un  grand  fleuve  qu'il  appelle  Gyr. 

En  Asie,  son  pays  des  Sines  n'est  point  la  Chine,  mais  probablement  le 
royaume  de  Siam.  Ptolémée  suppose  que  la  terre  d'Asie,  se  prolongeant  vers 


10  PRÉFACE. 

le  midi,  ?e  joint  à  une  terre  inconnue,  laquelle  terre  se  réunit  par  l'ouest  à 
l'Afrique.  Dans  la  Sérique  de  ce  géographe  il  laulvoir  le  Thibet,  lequel  four- 
nit à  Rome  la  première  grosso  soie. 

Avec  Ptolémce  finit  l'histoire  des  voyages  des  anciens,  et  Pausanias  nous 
fait  voirie  dernier  cette  Grèce  antique,  dont  le  génie  s'est  noblement  réveillé 
de  nos  jours  à  la  voix  de  la  civilisation  nouvelle.  Les  nations  barbares  parois- 
sent,  l'empire  romain  s'écroule;  de  la  race  des  Goths,  des  Francs,  des  Huns, 
des  Slaves,  sortent  un  autre  monde  et  d'autres  voyageurs. 

Ces  peuples  étoient  eux-mêmes  de  grandes  caravanes  armées,  qui  des 
rochers  de  la  Scandinavie  et  des  frontières  de  la  Chine  marchoient  à  la 
découverte  de  l'empire  romain.  Ils  venoient  apprendre  à  ces  prétendus 
maîtres  du  monde  qu'il  y  avoit  d'autres  hommes  que  les  esclaves  soumis  au 
joug  des  Tibère  et  des  Néron  ;  ils  venoient  enseigner  leur  paj's  aux  géo- 
graphes du  Tibre  :  il  fallut  bien  placer  ces  nations  sur  la  carte  ;  il  fallut  bien 
croire  à  l'existence  des  Goths  et  des  Vandales  quand  Alaric  et  Genseric  eurent 
écrit  leurs  noms  sur  les  murs  du  Capitole.  Je  ne  prétends  point  raconter  ici 
les  migrations  et  les  établissements  des  barbares  ;  je  chercherai  seulement 
dans  les  débris  qu'ils  entassèrent  les  anneaux  de  la  chaîne  qui  lie  les  voya- 
geurs anciens  aux  voyageurs  modernes. 

Un  déplacement  notable  s'opéra  dans  les  investigations  géographiques  par 
le  déplacement  des  peuples.  Ce  que  les  anciens  nous  font  le  mieux  connoître, 
c'est  le  pays  qu'ils  habitoient;  au  delà  des  frontières  de  l'Empire  Romain  tout 
est  pour  eux  déserts  et  ténèbres.  Après  l'invasion  des  barbares  nous  ne  savons 
presque  plus  rien  de  la  Grèce  et  de  l'Italie,  mais  nous  commençons  à  péné- 
trer les  contrées  qui  enfantèrent  les  destructeurs  de  l'ancienne  civilisation. 

Trois  sources  reproduisirent  les  voyages  parmi  les  peuples  établis  sur  les 
ruines  du  monde  romain  :  le  zèle  de  la  religion,  l'ardeur  des  conquêtes, 
l'esprit  d'aventures  et  d'entreprises,  mêlé  à  l'avidité  du  commerce. 

Le  zèle  de  la  religion  conduisit  les  premiers  comme  les  derniers  mission- 
naires dans  les  pays  les  plus  lointains.  Avant  le  iv*  siècle,  et  pour  ainsi 
dire  du  temps  des  apôtres,  qui  furent  eux-mêmes  des  pèlerins,  les 
prêtres  du  vrai  Dieu  portoient  de  toutes  parts  le  flambeau  de  la  foi.  Tandis 
que  le  sang  des  martyrs  couloit  dans  les  amphithéâtres,  des  ministres  de  paix 
prêclioicnt  la  miséricorde  aux  vengeurs  du  sang  chrétien  :  les  conquérants 
étoient  déjà  en  partie  conquis  par  l'Évangile  lorsqu'ils  arrivèrent  sous  les 
murs  de  Rome. 

Les  ou\  rages  des  Pères  de  l'Église  mentionnent  une  foule  de  i)ieux  voya- 


PRÉFACE.  11 

geurs.  C'est  une  mine  que  l'on  n'a  pas  assez  fouillée,  et  qui  sous  le  seul  rap- 
port de  la  géographie  et  de  l'histoire  des  peuples  renferme  des  trésors. 

Un  moine  Égyptien,  dès  le  v^  siècle  de  notre  ère,  parcourut  l'Ethiopie  et 
composa  une  topographie  du  monde  chrétien;  un  Arménien,  du  nom  de 
Chorenenzis,  écrivit  un  ouvrage  géographique.  L'historien  des  Goths,  Jor- 
nandès,  évêque  de  Ravenne,  dans  son  histoire  et  dans  son  livre  de  Origine 
mundi,  consigne,  au  vi**  siècle,  des  faits  importants  sur  les  pays  du  nord  et 
de  l'est  de  l'Europe.  Le  diacre  Varnefrid  publia  une  histoire  des  Lom- 
bards; un  autre  Goth,  l'Anonyme  de  Ravenne,  donna  un  siècle  plus  tard 
la  description  générale  du  monde.  L'apôtre  de  l'Allemagne,  saint  Boniface, 
envoyoit  au  pape  des  espèces  de  mémoires  sur  les  peuples  de  l'Esclavonie. 
Les  Polonois  paroissent  pour  la  première  fois  sous  le  règne  d'Othon  II,  dans 
les  huit  livres  de  la  précieuse  Chronique  de  Ditmar.  Saint  Otton,  évoque  de 
Bemberg,  sur  l'invitation  d'un  ermite  espagnol  appelé  Bernard,  prêche  la  foi 
en  parcourant  la  Prusse.  Otton  vit  la  Baltique,  et  fut  étonné  de  la  grandeur 
de  cette  mer.  Nous  avons  malheureusement  perdu  le  journal  du  voyage  que 
fit,  sous  Louis  le  Débonnaire,  en  Suède  et  en  Danemark  Anscaire,  moine 
de  Corbie,  à  moins  toutefois  que  ce  journal,  qui  fut  envoyé  à  Rome  en  12G0, 
n'existe  dans  la  bibliothèque  du  Vatican.  Adam  de  Brème  a  puisé  dans  cet 
ouvrage  une  partie  de  sa  propre  relation  des  royaumes  du  Nord  ;  il  men- 
tionne de  plus  la  Russie,  dont  Kiow  étoit  la  capitale,  bien  que  dans  les 
Sagas  l'empire  russe  soit  nommé  Gardavike,  et  que  Holmgard,  aujourd'hui 
Novogorod,  soit  désigné  comme  la  principale  cité  de  cette  empire  naissant. 
Giraud  Bairy,  Dicuil  retracent  l'un  le  tableau  de  la  principauté  de  Galles 
et  de  l'Irlande  sous  le  règne  de  Henri  II  ;  l'autre  retourne  à  l'examen  des 
mesures  de  l'empire  romain  sous  Théodose. 

Nous  avons  des  cartes  du  moyen  âge  :  un  tableau  topographique  de  toutes 
les  provinces  du  Danemark,  vers  l'an  1231,  sept  cartes  du  royaume  d'Angle- 
terre et  des  îles  voisines,  dans  le  xii'=  siècle,  et  le  fameux  livre  connu  sous  le 
nom  de  Doomsdaijbook ,  entrepris  par  ordre  de  Guillaume  le  Conquérant.  On 
trouve  dans  cette  statistique  le  cadastre  des  terres  cultivées,  habitées  ou 
désertes  de  l'Angleterre,  le  nombre  des  habitants  libres  ou  serfs,  et  jusqu'à 
celui  des  troupeaux  et  des  ruches  d'abeilles.  Sur  ces  cartes  sont  grossière- 
ment dessinées  les  villes  et  les  abbayes  :  si  d'un  côté  ces  dessins  nuisent  aux 
détails  géographiques,  d'un  autre  côté  ils  donnent  une  idée  des  arts  de  ce 
temps. 
Les  pèlerinages  à  la  Terre  Sainte   forment  une  partie  considérable  des 


12  PRÉFACE. 

monuments  graphiques  du  moyen  âge.  Ils  eurent  lieu  dès  le  iv*  siècle,  puis- 
que saint  Jérôme  assure  qu'il  venoit  à  Jérusalem  des  pèlerins  de  l'Inde,  de 
l'Ethiopie,  de  la  Bretagne  et  de  l'IIibernie;  il  paroît  même  que  l'Itinéraire  de 
Bordeaux  à  Jérusalem  avoit  été  composé  vers  l'an  333,  pour  l'usage  des  pèle- 
rins des  Gaules. 

Les  premières  années  du  vi*  siècle  nous  fournissent  Yltinéraire  d'Anlonin 
(le  Plaisance.  Après  Antonin  vient,  dans  le  \'ii«  siècle,  saint  Arculfe,  dont 
Adamannus  écrivit  la  relation;  au  vm^  siècle  nous  avons  deux  voyages  à 
Jérusalem  de  saint  Guilbaud,  et  une  relation  des  lieux  saints  par  le  vénérable 
Bède;  au  ix'  siècle,  Bernard  Lemoine;  aux  x^  et  xi«  siècles,  Olderic,  évêque 
d'Orléans,  le  Grec  Eugisippe,  et  enfin  Pierre  l'Ermite. 

Alors  commencent  les  croisades  :  Jérusalem  demeure  entre  les  mains  des 
princes  françois  pendant  quatre-vingt-huit  ans.  Après  la  reprise  de  Jérusalem 
par  Saladin,  les  fidèles  continuèrent  à  visiter  la  Palestine,  et  depuis  Focas, 
dans  le  xiii^  siècle,  jusqu'à  Pococke,  danslexviu*,  les  pèlerinages  se  succèdent 
sans  interruption'. 

Avec  les  croisades  on  vit  renaître  ces  historiens  voyageurs  dont  l'antiquité 
avoit  offert  les  modèles.  Raymond  d'Agiles,  chanoine  de  la  cathédrale  du  Puy 
en  Velay,  accompagna  le  célèbre  évoque  Adhémar  à  la  première  croisade  : 
devenu  chapelain  du  comte  de  Toulouse,  il  écrivit  avec  Pons  de  Balazun, 
brave  chevalier,  tout  ce  dont  il  fut  témoin  sur  la  route  et  à  la  prise  de  Jéru- 
salem. Raoul  de  Caen,  loyal  serviieur  de  Tancrède,  nous  peint  la  vie  de  ce 
chevalier:  Robert  Lemoine  se  trouva  au  siège  de  Jérusalem. 

Soixante  ans  plus  tard,  Foulcher  de  Chartres  et  Odon  de  Deuil  allèrent  aussi 
en  Palestine  :  le  premier  avec  Baudouin,  roi  de  Jérusalem,  le  second  avec 
Louis  YII,  roi  de  France.  Jacques  de  Vitry  devint  évêque  de  Saint-Jean- 
d'Acre. 

Guillaume  de  Tyr,  qui  s'éleva  vers  la  fin  du  royaume  de  Jérusalem,  passa 
sa  vie  sur  les  chemins  de  l'Europe  et  de  l'Asie.  Plusieurs  hisloriens  de  nos 
vieilles  chroniques  furent  ou  des  moines  et  des  prélats  errants,  comme  Raoul, 
Glaber  et  Flodoard,  ou  des  guerriers,  tels  que  Nithard,  petit-fils  de  Charle- 
magne,  Guillaume  de  Poitiers,  Ville-Hardouin,  Joinville,  et  tant  d'autres  qui 
racontent  leurs  expéditions  lointaines.  Pierre  Devaulx-Cernay  étoit  une  espèce 
d'ormilc  dans  les  effroyables  camps  de  Simon  de  Montfort. 

Une  fois  arrivé  aux  chroniques  en  langue  vulgaire,  on  doit  surtout  remar- 

1.  Voyez  le  second  Mémoire  de  mon  Introduction  à  Yltinéraire. 


PRÉFACE.  13 

qiier  Froissart,  qui  n'écrivit,  à  proprement  parler,  que  ses  voyages  :  c'étoit 
en  chevauchant  qu'il  traçoit  son  histoire.  11  passoit  de  la  cour  du  roi  d'An- 
gleterre à  celle  du  roi  de  France,  et  de  celle-ci  à  la  petite  cour  chevaleresque 
des  comtes  de  Foix.  «  Quand  j'eus  séjourné  en  la  cité  de  Paumiers  trois  jours, 
me  vint  d'aventure  un  chevalier  du  comte  de  Foix  qui  revenoit  d'Avignon, 
lequel  on  appeloit  messire  E^paing  du  Lyon,  vaillant  homme  et  sage  et  beau 
chevalier,  et  pouvoit  alors  être  en  âge  de  cinquante  ans.  Je  me  mis  en  sa 
compagnie,  et  fûmes  six  jours  sur  le  chemin.  En  chevauchant,  ledit  chevalier 
(puisqu'il  avoit  dit  au  matin  ses  oraisons)  se  devisoit  le  plus  du  jour  à  moi, 
en  demandant  des  nouvelles  :  aussi,  quand  je  lui  en  demandois .  il  m'en 
respondoit,  etc.  »  On  voit  Froissart  arriver  dans  de  grands  hôtels,  dîner  à 
peu  près  aux  heures  où  nous  dînons,  aller  au  bain,  etc.  L'examen  des  voyages 
de  cette  époque  me  porte  à  croire  que  la  civilisation  domestique  du  xiv*  siè- 
cle étoit  infiniment  plus  avancée  que  nous  ne  nous  l'imaginons. 

En  retournant  sur  nos  pas,  au  moment  de  l'invasion  de  l'Europe  civilisée 
par  les  peuples  du  Nord ,  nous  trouvons  les  voyageurs  et  les  géographes 
arabes  qui  signalent  dans  les  mers  des  Indes  des  rivages  inconnus  des  anciens  : 
leurs  découvertes  furent  aussi  fort  importantes  en  Afrique  :  Massudi ,  Ibn- 
Ilaukal,  Al-Edrisi,  Ibn-Alouardi  Hamdoullah,  Abulféda,  El-Bakoui,  donnent 
des  descriptions  très-étendues  de  leur  propre  patrie  et  des  contrées  soumises 
aux  armes  des  Arabes.  Ils  voyoient  au  nord  de  l'Asie  un  pays  affreux,  qu'en- 
touroit  une  muraille  énorme,  et  un  château  deGog  et  deMagog.  Vers  l'an  7 13, 
sous  le  calife  Walid ,  les  Arabes  connurent  la  Chine ,  où  ils  envoyèrent 
par  terre  des  marchands  et  des  ambassadeurs  :  ils  y  pénétrèrent  aussi  par  mer 
dans  le  ix*  siècle  :  Wahab  et  Abuzaïd  abordèrent  à  Canton.  Dès  l'an  830  les 
A.rabes  avoient  un  agent  commercial  dans  la  province  de  ce  nom  ;  ils  cora- 
merçoient  avec  quelques  villes  de  l'intérieur,  et,  chose  singulière  I  ils  y  trou- 
vèrent des  communautés  chrétiennes. 

Les  Arabes  donnoient  à  la  Chine  plusieurs  noms  :  le  Cathai  comprenoit  les 
provinces  du  nord,  le  Tchin  ou  le  Sin  les  provinces  du  midi.  Introduits  dans 
l'Inde,  sous  la  protection  de  leurs  armes,  les  disciples  de  Mahomet  parlent 
dans  leurs  récits  des  belles  vallées  de  Cachemire  aussi  pertinemment  que  des 
voluptueuses  vallées  de  Grenade.  Ils  avoient  jeté  des  colonies  dans  plusieurs 
îles  de  la  mer  de  l'Inde,  telles  que  Madagascar  et  les  Moluques,  où  les  Por- 
tugais les  trouvèrent  après  avoir  doublé  le  cap  de  Bonne-Espérance. 

Tandis  que  les  marchands  militaires  de  l'Asie  faisoient,  à  l'orient  et  au 
midi,  des  découvertes  inconnues  à  l'Europe  subjugifée  par  les  barbares,  ceux 


\h  PRÉFACE. 

de  ces  barbares  restés  dans  leur  première  patrie,  les  Suédois,  les  Norvégiens, 
les  Danois,  commençoient  au  nord  et  à  l'ouest  d'autres  décou\  ertes,  également 
ignorées  de  l'Europe  franque  et  germanique.  Other  le  Norvégien  s'avançoit 
jusqu'à  la  mer  Blanche,  et  Wulfstan  le  Danois  décrivoit  la  mer  Baltique, 
qu'Éginhard  avoit  déjà  décrite,  et  que  les  Scandinaves  appeloient  le  Lac  salé  de 
l'Est.  Wulfstan  raconte  que  les  Estions,  ou  peuples  qui  habitoient  à  l'orient 
de  la  Vistule,  buvoientle  lait  de  leurs  juments  comme  les  Tartares,  et  qu'ils 
laissoient  leur  héritage  aux  meilleurs  cavaliers  de  leur  tribu. 

Le  roi  Alfred  nous  a  conservé  l'Abrégé  de  ces  relations.  C'est  lui  qui  lo 
premier  a  divisé  la  Scandinavie  en  provinces  ou  royaumes  tels  que  nous  les 
connoissons  aujourd'hui.  Dans  les  langues  gothiques,  la  Scandinavie  portoit 
le  nom  de  Mannaheim,  ce  qui  signifie  pays  des  hommes,  et  ce  que  le  latin  du 
VI*  siècle  a  traduit  énergiquement  par  l'équivalent  de  ces  mots  :  fabrique  du 
genre  humain. 

Les  pirates  normands  établirent  en  Irlande  les  colonies  de  Dublin,  d'Ulster 
et  de  Connaught  ;  ils  explorèrent  et  soumirent  les  îles  de  Shetland,  les  Orca- 
des  et  les  Hébrides;  ils  arrivèrent  aux  îles  Feroer,  à  l'Islande,  devenue  les 
archives  de  l'histoire  du  Nord;  au  Groenland,  qui  fut  habité  alors  et  habitable, 
et  enfin  peut-être  à  l'Amérique.  Nous  parlerons  plus  tard  de  cette  découverte 
ainsi  que  du  voyage  et  de  la  carte  des  deux  frères  Zeni. 

Mais  l'empire  des  califes  s'étoit  écroulé  ;  de  ses  débris  s'étoient  formées 
plusieurs  monarchies  :  le  royaume  des  Aglabites  et  ensuite  desFatirnites  en 
Egypte,  les  despotats  d'Alger,  de  Fez,  de  Tripoli,  de  Maroc,  sur  les  côtes 
d'Afrique.  Les  Turcomans,  convertis  à  l'islamisme,  soumirent  l'Asie  occi- 
dentale depuis  la  Syrie  jusqu'au  mont  Casbhar.  La  puissance  ottomane  passa 
en  Europe,  effaça  les  dernières  traces  du  nom  romain,  et  poussa  ses  con- 
quêtes jusqu'au  delà  du  Danube. 

Gengis-Kan  paroît,  l'Asie  est  bouleversée  et  subjuguée  de  nouveau.  Oktaï- 
Kan  détruit  le  royaume  des  Cumanes  et  des  Nioutchis;  Mangu  s'empare  du 
califat  de  Bagdad  ;  Kublaï-Kan  envahit  la  Chine  et  une  partie  de  l'Inde.  De 
cet  empire  Mongol,  qui  réunissoit  sous  un  même  joug  l'Asie  presque  entière, 
naissent  tous  les  kanats  que  les  Européens  rencontrèrent  dans  l'Inde. 

Les  princes  européens,  effrayés  de  ces  Tartares  qui  avoienl  étendu  leurs 
ravages  jusque  dans  la  Pologne,  la  Silésie  et  la  Hongrie,  cherchèrent  à  con- 
noîlrc  les  lieux  d'où  partoit  ce  prodigieux  mouvement  :  les  papes  et  les  rois 
envoyèrent  des  ambassadeurs  à  ces  nouveaux  fléaux  do  Dieu.  Ascelin, 
Carpin,  Uubruquis,  pénétrèrent  dans  le  pays  des  Mongols.  Rubruquis  trouva 


PRÉFACE.  15 

que  Caracorum,  ville  capitale  de  ce  kan  maître  de  l'Asie,  avoit  à  peu  près 
l'étendue  du  village  de  Saint-Denis  :  elle  étoit  environnée  d'un  mur  de  terre; 
on  y  voyoitdeux  mosquées  et  une  église  chrétienne. 

11  y  eut  des  itinéraires  de  la  Grande-Tartarie  à  l'usage  des  missionnaires  : 
André  Lusimel  prêcha  le  christianisme  aux  Mongols  ;  Ricold  de  Monte-Crucis 
pénétra  aussi  dans  la  Tartarie. 

Le  rabbin  Benjamin  de  Tudèle  a  laissé  une  relation  d3  ce  qu'il  a  vu  ou  de 
ce  qu'il  a- entendu  dire  sur  les  trois  parties  du  monde  (-1160). 

Enfin  Marc-Paul,  noble  Vénitien,  ne  cessa  de  parcourir  l'Asie  pendant  près 
de  vingt-six  années.  Il  fut  le  premier  Européen  qui  pénétra  dans  la  Chine, 
dans  l'Inde  au  delà  du  Gange,  et  dans  quelques  îles  de  l'océan  Indien 
(4  271-95).  Son  ouvrage  de\int  le  manuel  de  tous  les  marchands  en  Asie  et 
de  tous  les  géographes  en  Europe. 

Marc-Paul  cite  Pékin  et  Nankin  ;  il  nomme  encore  une  ville  de  Quinsaï,  la 
plus  grande  du  monde  :  on  comptoit  douze  mille  ponts  sur  les  canaux  dont 
elle  étoit  traversée;  on  y  consommoit  par  jour  quatre-vingt-quatorze  quin- 
taux de  poivre.  Le  voyageur  vénitien  fait  mention  dans  ses  récits  de  la  por- 
celaine; mais  il  ne  parle  point  du  thé  :  c'est  lui  qui  nous  a  fait  connoître  le 
Bengale,  le  Japon,  l'île  de  Bornéo,  et  la  mer  de  la  Chine,  où  il  compte  sept 
mille  quatre  cent  quarante  îles,  riches  en  épiceries. 

Ces  princes  tartares  ou  mongols,  qui  dominèrent  l'Asie  et  passèrent  dans 
quelques  provinces  de  l'Europe,  ne  furent  pas  des  princes  sans  mérite;  ils  ne 
sacrifioient  ni  ne  réduisoient  leurs  prisonniers  en  esclavage.  Leurs  camps  se 
remplirent  d'ouvriers  européens,  de  missionnaires,  de  voyageurs,  qui  occu- 
pèrent même  sous  leur  domination  des  emplois  considérables.  On  pénétroit 
avec  plus  de  facilité  dans  leur  empire  que  dans  ces  contrées  féodales  où  un 
abbé  de  Clugny  teeoit  les  environs  de  Paris  pour  une  contrée  si  lointaine  et 
si  peu  connue,  qu'il  n'osoit  s'y  rendre. 

Après  Marc-Paul,  vinrent  Pegoletti,  Oderic,  Mandeville,  Clavijo,  Josaphat, 
Barbare  :  ils  achevèrent  de  décrire  l'Asie.  Alors  on  alloit  souvent  par  terre  à 
Pékin  ;  les  frais  du  voyage  s'élevoient  de  300  à  350  ducats.  Il  y  avoit  un  papier 
monnoie  en  Chine;  on  lenommoit  babisci  ou  balis. 

Les  Génois  et  les  Vénitiens  firent  le  commerce  de  l'Inde  et  de  la  Chine  en 
caravanes  par  deux  routes  différentes  :  Pegoletti  marque  dans  le  plus  grand 
détail  les  stations  d'une  des  routes  (  1353).  En  1312  on  rencontre  à  Pékin 
un  évèque  appelé  Jean  de  Monte  Corvino. 

Cependant  le  temps  marchoit  :  la  civilisation  faisoit  des  progrès  rapides  : 


IG  PREFACE. 

des  découvertes  ducs  au  hasard  ou  au  génie  de  l'homme  séparoient  à  jamais 
les  siècles  modernes  des  siècles  antiques,  et  marquoient  d'un  sceau  nouveau 
les  générations  nouvelles.  La  boussole,  la  poudre  à  canon,  riinprimerie, 
étoient  trouvées  pour  guider  le  navigateur,  le  défendre  et  conserver  le  sou- 
venir de  ses  périlleuses  expéditions. 

Les  Grecs  et  les  Romains  avoient  été  nourris  aux  bords  de  cette  étendue 
d'eau  intérieure  qui  ressemble  plutôt  à  un  grand  lac  qu'à  un  océan  :  l'empire 
ayant  passé  aux  barbares,  le  centre  de  la  puissance  politique  se  trouva  placé 
principalement  en  Espagne,  en  France  et  en  Angleterre,  dans  le  voisinage  de 
cette  mer  Atlantique  qui  baignoit,  vers  l'occident,  des  rivages  inconnus.  Il 
fallut  donc  s'habituer  à  braver  les  longues  nuits  et  les  tempêtes,  à  compter 
pour  rien  les  saisons,  à  sortir  du  port  dans  les  jours  de  l'hiver  comme  dans 
les  jours  de  l'été,  à  bâtir  des  vaisseaux  dont  la  force  fût  en  proportion  de 
celle  du  nouveau  Neptune  contre  lequel  ils  avoient  à  lutter. 

Nous  avons  déjà  dit  un  mot  des  entreprises  hardies  de  ces  pirates  du  Nord 
qui,  selon  l'expression  d'un  panégyriste,  sembloient  avoir  vu  le  fond  de 
l'abîme  à  découvert;  d'une  autre  part  les  républiques  formées  en  Italie  des 
ruines  de  Rome,  du  débris  des  royaumes  des  Goths,  des  Vandales  et  des 
Lombards,  avoient  continué  et  perfectionné  l'ancienne  navigation  delà  Médi- 
terranée. Les  flottes  vénitiennes  et  génoises  avoient  porté  les  croisés  en 
Egypte,  en  Palestine,  à  Constantinople,  dans  la  Grèce;  elles  etoient  allées 
chercher  à  Alexandrie  et  dans  la  mer  Noire  les  riches  productions  de  l'Inde. 

Enfin,  les  Portugais  poursuivoient  en  Afrique  les  Maures,  déjà  chassés  des 
rives  du  Tage;  il  falloit  des  vaisseaux  pour  suivre  et  nourrir  le  long  des 
côtes  les  combattants.  Le  cap  Nunez  arrêta  longtemps  les  pilotes;  Jilianez  le 
doubla  en  1433;  l'île  de  Madère  fut  découverte  ou  plutôt  retrouvée;  les 
Açores  émergèrent  du  sein  des  flots;  et  comme  on  éloit  toujours  persuadé, 
d'après  Ptolémée,  que  l'Asie  s'approchoit  de  l'Afrique,  on  prit  les  Açores 
pour  les  îles  qui,  selon  Marc-Paul,  bordoient  l'Asie  dans  la  mer  des  Indes. 
On  a  prétendu  qu'une  statue  équestre,  montrant  l'occident  du  doigt,  s'éle- 
voit  sur  le  rivage  de  l'île  de  Corvo;  des  monnoies  phéniciennes  ont  été  aussi 
rnpi)orlées  de  cctto  île. 

Du  cap  Nunez  les  Portugais  surgirent  au  Sénégal;  ils  longèrent  successive- 
ment les  îles  du  Cap-Vert,  la  côte  de  Guinée,  le  cap  Mesurado  au  midi  de 
Sierra-Leone,  le  Bénin  et  le  Congo.  Barthélémy  Diaz  atteignit  en  i486  le 
fameux  cap  des  Tourmentes,  qu'on  appela  bientôt  d'un  nom  plus  propice. 

Ainsi  fut  reconnue  cette  extrémité  méridionale  de  l'Afrique  qui,  d'après 


PREFACE.  17 

les  géographes  grecs  et  romains,  devoit  se  réunir  à  l'Asie.  Là  s'ouvroient 
les  régions  mystérieuses  où  l'on  n'éloit  entré  jusque  alors  que  par  cette  mer 
des  prodiges  qui  vit  Dieu  et  s'enfuit  :  Mare  vidit  et  fwjit. 

«  Un  spectre  immense,  épouvantable,  s'élève  devant  nous  :  son  attitude 
est  menaçante,  son  air  farouche,  son  teint  pâle,  sa  barbe  épaisse  et  fangeuse; 
i;a  chevelure  est  chargée  de  terre  et  de  gravier,  ses  lèvres  sont  noires,  ses 
dents  livides;  sous  d'épais  sourcils,  ses  yeux  roulent  étincelants 

«  Il  parle  :  sa  voix  formidable  semble  sortir  des  gouffres  de  Neptune.  .     . 

cf  Je  suis  le  génie  des  tempêtes,  dit-il;  j'anime  ce  vaste  promontoire  que 
les  Ptolémée,  les  Strabon ,  les  Pline  et  les  Pomponius,  qu'aucun  de  vos 
savants  n'a  connu.  Je  termine  ici  la  terre  africaine,  à  cette  cime  qui  regarde  le 
pôle  antarctique ,  et  qui ,  jusqu'à  ce  jour,  voilée  aux  yeux  des  mortels ,  s'in- 
digne en  ce  moment  de  votre  audace 

«  De  ma  chair  desséchée ,  de  mes  os  convertis  en  rochers ,  les  dieux ,  les 
inflexibles  dieux  ont  formé  le  vaste  promontoire  qui  domine  ces  vastes 
ondes 

«  A  ces  mots,  il  laissa  tomber  un  torrent  de  larmes,  et  disparut.  Avec  lui 
s'évanouit  la  nuée  ténébreuse,  et  la  mer  sembla  pousser  un  long  gémisse- 
ment '.  » 

Vasco  de  Gama,  achevant  une  navigation  d'éternelle  mémoire,  aborda  en 
i498  à  Calicut,  sur  la  côte  de  Malabar. 

Tout  change  alors  sur  le  globe  ;  le  monde  des  anciens  est  détruit.  La  mer 
des  Indes  n'est  plus  une  mer  intérieure,  un  bassin  entouré  parles  côtes  de 
l'Asie  et  de  l'Afrique  ;  c'est  un  océan  qui  d'un  côté  se  joint  à  l'Atlantique , 
de  l'autre  aux  mers  de  la  Chine  et  à  une  mer  de  l'Est,  plus  vaste  encore. 
Cent  royaumes  civilisés,  arabes  ou  indiens,  mahométans  ou  idolâtres,  des 
îles  embaumées  d'aromates  précieux,  sont  révélés  aux  peuples  de  l'Occident. 
Une  nature  toute  nouvelle  apparoît  ;  le  rideau  qui  depuis  des  milliers  de 
siècles  cachoit  une  partie  du  monde  se  lève  :  on  découvre  la  patrie  du 
soleil,  le  lieu  d'où  il  sort  chaque  matin  pour  dispenser  la  lumière;  on  voit  à  nu 
ce  sage  et  brillant  Orient  dont  l'histoire  se  mêloit  pour  nous  aux  voyages  de 
Pythagore,  aux  conquêtes  d'Alexandre,  aux  souvenirs  des  croisades,  et  dont 
les  parfums  nous  arrivoient  à  travers  les  champs  de  l'Arabie  et  les  mers  de 
la  Grèce.  L'Europe  lui  envoya  un  poëte  pour  le  saluer,  le  chanter  et  le 
peindre;  noble  ambassadeur  de  qui  le  génie  et  la  fortune  sembloient  avoir 

1.  Les  Lusiades, 

VI.  2 


18  PREFACE. 

une  sympathie  secrète  avec  les  régions  et  les  destinées  des  peuples  de  l'Inde! 
Le  poëte  du  Tage  fit  entendre  sa  triste  et  belle  voix  sur  les  rivages  du  Gange; 
il  leur  emprunta  leur  éclat,  leur  renommée  et  leurs  malheurs  :  il  ne  leur 
laissa  que  leurs  richesses. 

Et  c'est  un  petit  peuple,  enfermé  dans  un  cercle  de  montagnes  à  l'extré- 
mité occidentale  de  l'Europe,  qui  se  fraya  le  chemin  à  la  partie  la  plus  pom- 
peuse de  la  demeure  de  l'homme 

Et  c'est  un  autre  peuple  de  cette  même  péninsule ,  un  peuple  non  encore 
arrivé  à  la  grandeur  dont  il  est  déchu;  c'est  un  pauvre  pilote  génois,  long- 
temps repoussé  de  toutes  les  cours,  qui  découvrit  un  nouvel  univers  aux  portes 
du  Couchant,  au  moment  où  les  Portugais  abordoient  les  champs  de  l'Aurore. 

Les  anciens  ont-ils  connu  l'Amérique? 

Homère  plaçoit  l'ÉIysée  dans  la  mer  occidentale,  au  delà  des  ténèbres 
Cimmériennes  :  étoit-ce  la  terre  de  Colomb  ? 

La  tradition  des  Hespérides  et  ensuite  des  lies  Fortunées  succéda  à  celle 
de  l'Elysée.  Les  Romains  virent  les  îles  Fortunées  dans  les  Canaries,  mais  ne 
détruisirent  point  la  croyance  populaire  de  l'existence  d'une  terre  plus 
reculée  à  l'occident. 

Tout  le  monde  a  entendu  parler  de  l'Atlantide  de  Platon  :  ce  devoit  être 
un  continent  plus  grand  que  l'Asie  et  l'Afrique  réunies,  lequel  étoit  situé 
dans  l'Océan  occidental  en  face  du  détroit  de  Gades;  position  juste  de  l'Amé- 
rique. Quant  aux  villes  florissantes ,  aux  dix  roj'aumes  gouvernés  par  des 
rois  fils  de  Neptune,  etc.,  l'imagination  de  Platon  a  pu  ajouter  ces  détails 
aux  traditions  égyptiennes.  L'Atlantide  fut,  dit-on,  engloutie  dans  un  jour 
et  une  nuit  au  fond  des  eaux.  C'étoit  se  débarrasser  à  la  fois  du  récit  des 
navigateurs  piiéniciens  et  des  romans  du  philosophe  grec. 

Aristote  parle  d'une  île  si  pleine  de  char.mes,  que  le  sénat  de  Carthage 
défendit  à  ses  marins  d'en  fréquenter  les  parages  sous  peine  de  mort.  Dio- 
dore  nous  fait  l'histoire  d'une  île  considérable  et  éloignée ,  où  les  Cartha- 
ginois étoient  résolus  de  transporter  le  siège  de  leur  empire  s'ils  éprou- 
voient  en  Afrique  quelque  malheur. 

Qu'est-ce  que  cette  Panchœa  d'Evhémèrc,  niée  par  Strabon  et  Plutarque  , 
décrite  par  Diodore  et  Pomponius  Mêla,  grande  île  située  dans  l'Océan 
au  sud  de  l'Arabie,  île  enchantée  où  le  phénix  bàlissoit  son  nid  sur  l'aulol 
du  soleil  ? 

Selon  Ptolémée,  les  extrémités  de  l'Asie  se  réunissoient  à  une  lerre  inconnue 
qui  joignoit  l'Afriiiue  par  l'occident. 


PREFACE.  19 

Presque  tous  les  monuments  géographiques  de  l'antiquité  indiquent  un 
continent  austral  :  je  ne  puis  être  de  l'avis  des  savants  qui  ne  voient  dans 
ce  continent  qu'un  contre -poids  systématique  imaginé  pour  balancer  les 
terres  boréales  :  ce  continent  étoit  sans  doute  fort  propre  à  remplir  sur  les 
cartes  des  espaces  vides  ;  mais  il  est  aussi  très-possible  qu'il  y  fut  dessiné 
comme  le  souvenir  d'une  tradition  confuse  :  son  gisement  au  sud  de  la  rose 
des  vents,  plutôt  qu'à  l'ouest,  neseroit  qu'une  erreur  insignifiante  parmi  les 
énormes  transpositions  des  géographies  de  l'antiquité. 

Restent  pour  derniers  indices  les  statues  et  les  médailles  phéniciennes  des 
Açores ,  si  toutefois  les  statues  ne  sont  pas  ces  ornements  de  gravure  appli- 
qués aux  anciens  postulants  de  cet  archipel. 

Depuis  la  chute  de  l'empire  romain  et  la  reconstruction  de  la  société  par 
les  barbares,  des  vaisseaux  ont-ils  touché  aux  côtes  de  l'Amérique  avant 
c-eax  de  Christophe  Colomb? 

Il  paroît  indubitable  que  les  rudes  explorateurs  des  ports  de  la  Norwège 
et  de  la  Baltique  rencontrèrent  l'Amérique  septentrionale  dans  la  première 
année  du  xi^  siècle.  Ils  avoient  découvert  les  îles  Feroer  vers  l'an  861  ,  l'Is- 
lande de  868  à  872,  le  Groenland  en  982,  et  peut-être  cinquante  ans  plus 
tôt.  En  1001,  un  Islandois  appelé  Biom,  passant  au  Groenland,  fut  chassé 
par  une  tempête  au  sud-ouesL,  et  tomba  sur  une  terre  basse  toute  couverte 
de  bois.  Revenu  au  Groenland,  il  raconte  son  aventure.  Leif,  fils  d'Éric 
Rauda,  fondateur  de  la  colonie  norwégienne  du  Groenland,  s'embarque  avec 
Biom;  ils  cherchent  et  retrouvent  la  côte  vue  par  celui-ci  :  ils  appellent 
Helleland  une  île  rocailleuse,  et  Marcland  un  rivage  sablonneux.  Entraînés  sur 
une  seconde  côte,  ils  remontent  une  rivière,  et  hivernent  sur  le  bord  d'un 
lac.  Dans  ce  lieu,  au  jour  le  plus  court  de  l'année,  le  soleil  reste  huit  heures 
sur  l'horizon.  Un  marinier  allemand ,  employé  par  les  deux  chefs ,  leur 
montre  quelques  vignes  §auvages  :  Biorn  et  Leif  laissent  en  partant  à  cette 
terre  le  nom  de  Vinland. 

Dès  lors  le  Vinland  est  fréquenté  des  Groënlandois  :  ils  y  font  le  commerce 
des  pelleteries  avec  les  sauvages.  L'évêque  Éric,  en  I'l2'l,  se  rend  du  Groen- 
land au  Vinland  pour  prêcher  l'Évangile  aux  naturels  du  pays. 

Il  n'est  guère  possible  de  méconnoître  à  ces  détails  quelque  terre  de  l'Amé- 
rique du  Nord  vers  les  49  degrés  de  latitude,  puisqu'au  jour  le  plus  court  de 
l'année,  noté  par  les  voyageurs,  le  soleil  resta  huit  heures  sur  l'horizon.  Au 
49*  degré  de  latitude  on  tomberoit  à  peu  près  à  l'embouchure  du  Saint-Lau- 
rent. Ce  49*  degré  vous  porte  aussi  sur  la  partie  septentrionale  de  l'île  de 


20  PREFACE. 

Terre-Neuve.  Là  coulent  de  petites  rivières  qui  communiquent  à  des  lacs 
fort  multipliés  dans  l'intérieur  de  l'île. 

On  ne  sait  pas  autre  chose  de  Leif,  de  Biorn  et  d'Éric.  La  plus  ancienne 
autorité  pour  les  faits  à  eux  relatifs  est  le  recueil  des  Annales  de  l'Islande  par 
Hauk,  qui  écrivoit  en  1300,  conséquemment  trois  cents  ans  après  la  décou- 
verte vraie  ou  supposée  du  Vinland. 

Les  frères  Zeni,  Vénitiens,  entrés  au  service  d'un  chef  des  îles  Feroer  e 
Shetland,  sont  censés  avoir  visité  de  nouveau,  vers  l'an  1380,  le  Vinland  des 
nciens  Groënlandois  :  il  existe  une  carte  et  un  récit  de  leur  voyage.  La  carte 
présente  au  midi  de  l'Islande  et  au  nord-est  de  l'Ecosse,  entre  le  61'  et  le 
G5*  degré  de  latitude  nord,  une  île  appelée  Frislands;  à  l'ouest  de  'cette  île 
et  au  sud  du  Groenland,  à  une  distance  d'à  peu  près  quatre  cents  lieues, 
cette  carte  indique  deux  côtes  sous  le  nom  d'Estotiland  et  de  Droceo.  Des 
pécheurs  de  Frislande  jetés,  dit  le  récit,  sur  l'Estotiland ,  y  trouvèrent  une 
ville  bien  bâtie  et  fort  peuplée  ;  il  y  avoit  dans  cette  ville  un  roi  et  un  inter- 
prète qui  parloit  latin. 

Les  Frislandois  naufragés  furent  envoyés  par  le  roi  d'Estotiland  vers  un 
pays  situé  au  midi,  lequel  pays  étoit  nommé  Droceo  :  des  anthropophages  les 
dévorèrent,  un  seul  excepté.  Celui-ci  revint  à  Estotiland  après  avoir  été  long- 
temps esclave  dans  le  Droceo,  contrée  qu'il  représente  comme  étant  d'une 
immense  étendue,  comme  un  nouveau  monde. 

11  faudroit  voir  dans  l'Estotiland  l'ancien  Vinland  des  Norwégiens  :  ce  Vin- 
land seroit  Terre-Neuve;  la  ville  d'Estotiland  offriroit  le  reste  de  la  colonie 
norwégienne,  et  la  contrée  de  Droceo  ou  Drogeo  deviendroit  la  Nouvelle- 
Angleterre, 

Il  est  certain  que  le  Groenland  a  été  découvert  vers  le  milieu  du  x=  siècle; 
il  est  certain  que  la  pointe  méridionale  du  Groenland  est  fort  rapprochée  de 
la  côte  du  Labrador;  il  est  certain  que  les  Esquimaux,  placés  entre  les  peuples 
de  l'Europe  et  ceux  de  l'Amérique,  paroissent  tenir  davantage  dos  premiers 
que  des  seconds;  il  est  certain  qu'ils  auroient  pu  montrer  aux  premiers  Nor- 
wégiens établis  au  Groenland  la  route  du  nouveau  continent;  mais  enfin 
trop  de  fables  et  d'incertitudes  se  mêlent  aux  aventures  des  Norwégiens  et 
des  frères  Zeni  pour  qu'on  puisse  ravir  à  Colomb  la  gloire  d'avoir  abordé  le 
premier  aux  terres  américaines. 

La  carte  de  navigation  des  deux  Zeni  et  la  relation  de  leur  voyage,  exécuté 
en  1380,  ne  furent  publiées  qu'en  liioS  par  un  descendant  do  Nicolo  Zeno  : 
or,  en  liioS  les  prodiges  de  Colomb  avoient  éclaté  :  des  jalousies  nationales 


PRKFACE.  21 

pouvoient  porter  quelques  hommes  à  revendiquer  un  honneur  qui  certes  étoit 
digne  d'envie;  les  Vénitiens  réclamoient  Estotiland  pour  Venise,  comme  les 
Norvégiens  Vinland  pour  Berghen. 

Plusieurs  cartes  du  xiv*  et  du  xv*  siècle  présentent  des  découvertes  faites 
ou  à  faire  dans  la  grande  mer,  au  sud-ouest  et  à  l'ouest  de  l'Europe.  Selon 
les  historiens  génois,  Doria  et  Vivaldi  mirent  à  la  voile  dans  le  dessein  de  se 
rendre  aux  Indes  par  l'occident,  et  ils  ne  revinrent  plus.  L'île  de  Madère  se 
rencontre  sur  un  portulan  espagnol  de  1384,  sous  le  nom  à'isola  di  Leguame. 
Les  îles  Açores  paroissent  aussi  dès  l'an  1380.  EnCn,  une  carte  tracée  en  1436 
par  André  Bianco,  Vénitien,  dessine  à  l'occident  des  îles  Canaries  une  terre 
d'Antilla ,  et  au  nord  de  ces  Antilles  une  autre  île  appelée  isola  de  la  Man 
Satanaxio. 

On  a  voulu  faire  de  ces  îles  les  Antilles  et  Terre-Neuve;  mais  l'on  sait  que 
Marc-Paul  prolongeoit  l'Asie  au  sud-est,  et  plaçoit  devant  elle  un  archipel 
qui,  s'approchant  de  notre  continent  par  l'ouest,  devoit  se  trouver  pour  nous 
à  peu  près  dans  la  position  de  l'Amérique.  C'est  en  cherchant  ces  Antillej 
indiennes,  ces  Indes  occidentales,  que  Colomb  découvrit  l'Amérique  :  una 
prodigieuse  erreur  enfanta  une  miraculeuse  vérité. 

Les  Arabes  ont  eu  quelque  prétention  à  la  découverte  de  l'Amérique  :  les 
frères  Almagurins,  de  Lisbonne,  pénétrèrent,  dit-on,  aux  terres  les  plus  recu- 
lées de  l'occident.  Un  manuscrit  arabe  raconte  une  tentative  infructueuse 
dans  ces  régions  où  tout  étoit  ciel  et  eau. 

Ne  disputons  point  à  un  grand  homme  l'œuvre  de  son  génie.  Qui  pour- 
roit  dire  ce  que  sentit  Christophe  Colomb,  lorsque,  ayant  franchi  l'Atlan- 
tique, lorsque,  au  milieu  d'un  équipage  révolté,  lorsque,  prêt  à  retourner  en 
Europe  sans  avoir  atteint  le  but  de  son  voyage,  il  aperçut  une  petite  lumière 
sur  une  terre  inconnue  que  la  nuit  lui  cachoit!  Le  vol  des  oiseaux  l'avoit 
guidé  vers  l'Amérique;  la  lueur  du  foyer  d'un  sauvage  lui  découvrit  un 
nouvel  univers.  Colomb  dut  éprouver  quelque  chose  de  ce  sentiment  que 
l'Écriture  donne  au  Créateur,  quand,  après  avoir  tiré  la  terre  du  néant,  il 
vit  que  son  ouvrage  étoit  bon  :  Vidit  Deus  quod  esset  bonum.  Colomb  créoit  uv 
monde.  On  sait  le  reste  :  l'immortel  Génois  ne  donna  point  son  nom  à  l'Amé- 
rique; il  fut  le  premier  Européen  qui  traversa  chargé  de  chaînes  cet  océan 
dont  il  avoit  le  premier  mesuré  les  flots.  Lorsque  la  gloire  est  de  cette  nature 
qui  sert  aux  hommes,  elle  est  presque  toujours  punie. 

Tandis  que  les  Portugais  côtoient  les  royaumes  du  Quitève,  de  Sédanda, 
de  Mozambique,  de  Mélinde,  qu'ils  imposent  des  tributs  à  des  rois  mores, 


22  PREFACE. 

qu'ils  pénètrent  dans  la  mer  Rouge,  qu'ils  achèvent  le  tour  de  l'Afrique,  qu'ils 
visitent  le  golfe  Persique  et  les  deux  presqu'îles  de  l'Inde,  qu'ils  sillonnent 
les  mers  de  la  Chine,  qu'ils  touchent  à  Canton,  reconnoissent  le  Japon,  les 
îles  des  Épiceries  et  jusqu'aux  rives  de  la  Nouvelle-Hollande,  une  foule  de 
navigateurs  suivent  le  chemin  tracé  par  les  voiles  de  Colomb,  Certes  ren- 
verse l'empire  du  Mexique  et  Pizarre  celui  du  Pérou.  Ces  conquérants  mar- 
choient  de  surprise  en  surprise,  et  n'étoient  pas  eux-mêmes  la  chose  la  moins 
étonnante  de  leurs  aventures.  Ils  croyoient  avoir  exploré  tous  les  abîmes, en 
atteignant  les  derniers  flots  de  l'Atlantique,  et  du  haut  des  montagnes  Panama, 
ils  aperçurent  un  second  océan  qui  couvroit  la  moitié  du  globe.  Nuguez 
Balboa  descendit  sur  la  grève,  entra  dans  les  vagues  jusqu'à  la  ceinture,  et, 
tirant  son  épée,  prit  possession  de  cette  mer  au  nom  du  roi  d'Espagne. 

Les  Portugais  exploitoient  alors  les  côtes  de  l'Inde  et  de  la  Chine  :  les 
compagnons  de  Yasco  de  Gama  et  de  Christophe  Colomb  se  saluoient  des 
deux  bords  de  la  mer  inconnue  qui  les  séparoit  :  les  uns  avoient  retrouvé 
un  ancien  monde,  les  autres  découvert  un  monde  nouveau  ;  des  rivages  de 
l'Amérique  aux  rivages  de  l'Asie,  les  chants  du  Camoëns  répondoient  aux 
chants  d'Ercylla,  à  travers  les  solitudes  de  l'océan  Pacifique. 

Jean  et  Sébastien  Cabot  donnèrent  à  l'Angleterre  l'Amérique  septentrionale; 
Corteréal  releva  la  Terre-Neuve,  donna  le  Labrador,  remarqua  l'entrée  de  la 
baie  d'IIudson,  qu'il  appela  le  Détroit  d'Anian,  et  par  lequel  on  espéra  trou- 
ver un  passage  aux  Indes  orientales.  Jacques  Cartier,  Yorazani,  Ponce  de 
Léon,  Walter  Raleigh,  Ferdinand  de  Soto,  examinèrent  et  colonisèrent  le 
Canada,  l'Acadie,  la  Yirginie,  les  Florides.  En  venant  atterrir  au  Spitzberg, 
les  Hollandois  dépassèrent  les  limites  fixées  à  la  problématique  Thulé;  Hud- 
son  et  Baffin  s'enfoncèrent  dans  les  baies  qui  portent  leurs  noms. 

Les  îles  du  golfe  Mexicain  furent  placées  dans  leurs  positions  mathémati- 
ques. Améric  Vespuce  avait  fait  la  délinéation  des  côtes  de  la  Guyane ,  de  la 
Terre-Ferme  et  du  Brésil;  Solis  trouva  Rio  de  la  Plata;  Magellan,  entrant 
dans  le  détroit  nommé  de  lui,  pénètre  dans  le  grand  Océan  :  il  est  tué  aux 
Philippines.  Son  vaisseau  arrive  aux  Indes  par  l'occident,  revient  en  Europe 
par  le  cap  de  Bonne-Espérance,  et  achève  ainsi  le  premier  tour  du  monde. 
Le  voyage  avoit  duré  onze  cent  quatre-vingt-quatre  jours;  on  peut  l'accom- 
plir aujourd'hui  dans  l'espace  de  huit  mois. 

On  croyoit  encore  que  le  détroit  de  Magellan  étoit  le  seul  déversoir  qui 
donnât  passage  à  l'océan  Pacifique,  et  qu'au  midi  de  ce  détroit  la  terre  amé- 
ricaine rejoignoit  un  continent  austral  :  Francis  Drake  d'abord,  et  ensuite 


PRÉFACE.  23 

Shouten  et  Lemaire,  doublèrent  la  pointe  méridionale  de  l'Amérique.  La 
géographie  du  globe  fut  alors  fixée  de  ce  côté  :  on  sut  que  l'Amérique  et 
l'Afrique,  se  terminant  aux  caps  de  llorn  et  de  Bonne-Espérance,  pendoient 
en  pointes  vers  le  pôle  antarctique,  sur  une  mer  australe  parsemée  de  quel- 
ques îles. 

Dans  le  grand  Océan,  la  Californie,  son  golfe  et  la  mer  Vermeille  avoient 
été  connus  de  Cortès;  Cabrillo  remonta  le  long  des  côtes  de  la  Nouvelle- 
Californie  jusqu'au  43*  degré  de  latitude  nord;  Galli  s'éleva  au  57»  degré. 
Au  milieu  de  tant  de  périples  réels,  Maldonado,  Juan  de  Fuca  et  l'amiral  de 
Fonte  placèrent  leurs  voyages  chimériques.  Ce  fut  Behring  qui  fixa  au  nord- 
ouest  les  limites  de  l'Amérique  septentrionale,  comme  Lemaire  avoit  fixé  au 
sud-est  les  bornes  de  l'Amérique  méridionale.  L'Amérique  barre  le  chemin 
de  l'Inde  comme  une  longue  digue  entre  deux  mers. 

Une  cinquième  partie  du  monde  vers  le  pôle  austral  avoit  été  aperçue  par 
les  premiers  navigateurs  portugais  :  cette  partie  du  monde  est  même  dessi- 
née assez  correctement  sur  une  carte  du  xvi*  siècle,  conservée  dans  le 
muséum  britannique  :  mais  cette  terre,  longée  de  nouveau  par  les  Hollandois, 
successeurs  des  Portugais  aux  Moluques,  fut  nommée  par  eux  terre  de  Diemen. 
Elle  reçut  enfin  le  nom  de  Nouvelle-Hollande^  lorsqu'on  1642  Abel  Tasman  en 
eut  achevé  le  tour  :  Tasman,  dans  ce  voyage,  eut  connoissance  de  la  Nou- 
velle-Zélande. 

Des  intérêts  de  commerce  et  des  guerres  politiques  ne  laissèrent  pas  long- 
temps les  Espagnols  et  les  Portugais  en  jouissance  paisible  de  leurs  conquêtes. 
En  vain  le  pape  avoit  tracé  la  fameuse  ligne  qui  partageoit  le  monde  entre 
les  héritiers  du  génie  de  Gama  et  de  Colomb.  Le  vaisseau  de  Magellan  avoit 
prouvé  physiquement  aux  plus  incrédules  que  la  terre  étoit  ronde  et  qu'il 
existoit  des  antipodes.  La  ligne  droite  du  souverain  pontife  ne  divisoit  donc 
plus  rien  sur  une  surface  circulaire,  et  se  perdoit  dans  le  ciel.  Les  préten- 
tions et  les  droits  furent  bientôt  mêlés  et  confondus. 

Les  Portugais  s'établirent  en  Amérique  et  les  Espagnols  aux  Indes;  les 
Anglois,  les  François,  les  Danois,  les  Hollandois  accoururent  au  partage  de 
la  proie.  On  descendoit  pêle-mêle  sur  tous  les  rivages  :  on  plantoit  un  poteau, 
on  arboroit  un  pavillon  :  on  prenoit  possession  d'une  mer,  d'une  île,  d'un 
continent  au  nom  d'un  souverain  de  l'Europe,  sans  se  demander  si  des 
peuples,  des  rois,  des  hommes  policés  ou  sauvages  n'étoient  point  les  maîtres 
légitimes  de  ces  lieux.  Les  missionnaires  pensoient  que  le  monde  apparte- 
Qoit  à  la  Croix ,  dans  ce  sens  que  le  Christ,   conquérant  pacifique,  devoit 


2Zi  PREFACE. 

soumettre  toutes  les  nations  à  l'Évangile  ;  mais  les  aventuriers  du  xv*  et 
du  xvie  siècle  prenoient  la  chose  dans  un  sens  plus  matériel;  ils  croyoionl 
sanctifier  leur  cupidité  en  déployant  l'étendard  du  salut  sur  une  terre  idolâtre  ; 
ce  signe  d'une  puissance  de  charité  et  de  paix  devenoit  celui  de  la  persécu- 
tion et  de  la  discorde. 

Les  Européens  s'attaquèrent  de  toutes  parts  :  une  poignée  d'étrangers 
répandus  sur  des  continents  immenses  sembloient  manquer  d'espace  pour  se 
placer.  Non-seulement  les  hommes  se  disputoient  ces  terres  et  ces  mers  où 
ils  espéroient  trouver  l'or,  les  diamants,  les  perles,  ces  contrées  qui  produi- 
sent l'ivoire,  l'encens,  l'aloès,  le  thé,  le  café,  la  soie,  les  riches  étoffes,  ces 
îles  oii  croissent  le  cannellier,  le  muscadier,  le  poivrier,  la  canne  à  sucre,  le 
palmier  au  sagou,  mais  ils  s'égorgeoient  encore  pour  un  rocher  stérile  sous 
les  glaces  des  deux  pôles,  ou  pour  un  chétif  établissement  dans  le  coin  d'un 
vaste  désert.  Ces  guerres,  qui  n'ensanglantoient  jadis  que  leur  berceau, 
s'étendirent  avec  les  colonies  européennes  à  toute  la  surface  du  globe,  enve- 
loppèrent des  peuples  qui  ignoroiont  jusqu'au  nom  des  pays  et  des  rois  aux- 
quels on  les  immoloit.  Un  coup  de  canon  tiré  en  Espagne,  en  Portugal,  en 
France,  en  Hollande,  en  Angleterre,  au  fond  de  la  Baltique,  faisoit  massacrer 
une  tribu  sauvage  au  Canada,  précipiloit  dans  les  fers  une  famille  nègre  de 
la  côte  de  Guinée,  ou  rcnversoit  un  royaume  dans  l'Indel  Selon  les  divers 
traités  de  paix,  des  Chinois,  des  Indous,  des  Africains,  des  Américains,  se 
trouvoient  François,  Anglois,  Portugais,  Espagnols,  Hollandois,  Danois: 
quelques  parties  de  l'Afrique,  de  l'Asie  et  de  l'Amérique  changeoient  do 
maîtres  selon  la  couleur  d'un  drapeau  arrivé  d'Europe.  Los  gouvernements 
de  notre  continent  ne  s'arrogeoient  pas  seuls  cette  suprématie  :  de  simples 
compagnies  de  marchands,  des  bandes  de  flibustiers  faisoient  la  guerre  h 
leur  profit,  gouvernoient  des  royaumes  tributaires,  des  îles  fécondes,  au 
moyen  d'un  comptoir,  d'un  agent  de  commerce  ou  d'un  capitaine  de  forbans. 

Les  premières  relations  de  tant  de  découvertes  sont  pour  la  plupart  d'une 
naïveté  charmante;  il  s'y  mêle  beaucoup  de  fables,  mais  ces  fables  n'obscur- 
cissent point  la  vérité.  Les  auteurs  de  ces  relations  sont  trop  crédules,  sans 
doute,  mais  ils  parlent  en  conscience;  chrétiens  peu  éclaires,  souvent  jias- 
sionnés,  mais  sincères,  s'ils  vous  trompent,  c'est  qu'ils  se  trompent  eux- 
mêmes.  Moines,  marins,  soldats,  employés  dans  ces  expéditions,  tous  vous 
disent  leurs  dangers  et  leurs  aventures  avec  une  piété  et  une  chiileiir  (|ui  so 
communiquenl.  Ces  espèces  de  nouveaux  croisés  qui  vont  en  quôlc  de  nou- 
veaux mondes  racontent  ce  (ju'ils  ont  \u  ou  appris  :  sans  s'en  douter,  ils 


PREFACE.  25 

excellent  à  peindre,  parce  qu'ils  réfléchissent  fidèlement  l'image  de  l'objet 
placé  sous  leurs  yeux.  On  sent  dans  leurs  récits  l'étonnoment  et  l'admiration 
qu'ils  éprouvent  à  la  vue  de  ces  mers  virginales,  de  ces  terres  primitives  qui 
ne  déploient  devant  eux,  de  cette  nature  qu'ombragent  des  arbres  gigan- 
tesques, qu'arrosent  des  fleuves  immenses,  que  peuplent  des  animaux  incon- 
nus, nature  que  Buffona  devinée  dans  sa  description  du  Kamitchi,  qu'il  a, 
pour  ainsi  dire,  chantée  en  parlant  de  ces  oiseaux  attachés  au  char  du  soleil  sous 
la  zone  brûlante  que  bornent  les  tropiques,  oiseaux  qui  volent  sans  cesse  sous  ce  ciel 
enflammé,  sans  s'écarter  des  deux  limites  extrêmes  de  la  route  du  grand  astre. 

Parmi  les  voyageurs  qui  écrivirent  le  journal  de  leurs  courses,  il  faut 
compter  quelques-uns  des  grands  hommes  de  ces  temps  de  prodiges.  Nous 
avons  les  quatre  Lettres  de  Cortcs  à  Charles  Quint;  nous  avons  une  Lettre  de 
Christophe  Colomb  à  Ferdinand  et  Isabelle,  datée  des  Indes  occidentales,  le 
7  juillet  '1503;  M.  de  Navarette  en  publie  une  autre  adressée  au  pape,  dans 
laquelle  le  pilote  génois  promet  au  souverain  pontife  de  lui  donner  le  détail 
de  ses  découvertes  et  de  laisser  des  commentaires  comme  César.  Quel  tré- 
sor si  ces  lettres  et  ces  commentaires  se  retrouvoient  dans  la  bibliothèque  du 
Vatican!  Colomb  étoit  poëte  aussi  comme  César;  il  nous  reste  de  lui  des 
vers  latins.  Que  cet  homme  fût  inspiré  du  ciel,  rien  de  plus  naturel  sans 
doute.  Aussi  Giustiniani,  publiant  un  Psautier  hébreu,  grec,  arabe  et  chal- 
déen,  plaça  en  note  la  vie  de  Colomb  sous  le  psaume  Cœli  enarrant  gloriam  Dei, 
comme  une  récente  merveille  qui  racontoit  la  gloire  de  Dieu. 

Il  est  probable  que  les  Portugais  en  Afrique  et  les  Espagnols  en  Amérique 
recueillirent  des  faits  cachés  alors  par  des  gouvernements  jaloux.  Le  nouvel 
état  politique  du  Portugal  et  l'émancipation  de  l'Amérique  espagnole  favori- 
seront des  recherches  intéressantes.  Déjà  le  jeune  et  infortuné  voyageur 
Bowdich  a  publié  la  relation  des  découvertes  des  Portugais  dans  l'intérieur 
de  l'Afrique,  entre  Angola  et  Mozambique,  tirée  des  manuscrits  originaux. 
On  a  maintenant  un  rapport  secret  et  extrêmement  curieux  sur  l'étal  du  Pérou 
pendant  le  voyage  de  La  Condamine.  M.  de  Navarette  donne  la  collection  des 
voyages  des  Espagnols  avec  d'autres  mémoires  inédits  concernant  l'histoire 
de  la  navigation. 

Enfin,  en  descendant  vers  notre  âge,  commencent  ces  vovages  modernes 
où  la  civiliscilion  laisse  briller  toutes  ses  ressources,  la  science  tous  ses 
moyens.  Par  terre,  les  Chardin,  les  Tavernier,  les  Bernier,  les  Tournefort,  les^ 
Niébuhr,  les  Pallas,  les  Norden,  les  Shaw,  les  Hornemann,  réunissent  leurs 
beaux  travaux  à  ceux  des  écrivains  des  Lettres  édifiantes.  La  Grèce  et  l'Egypte 


26  PRÉFACE. 

voient  des  explorateurs  qui  pour  découvrir  un  monde  passé  bravent  des 
périls  comme  les  marins  qui  cherchèrent  un  nouveau  monde  :  Buonaparte 
et  ses  quarante  mille  voyageurs  battent  des  mains  aux  ruines  de  Thèbes. 

Sur  la  mer,  Drake,  Sarmiento,  Candish,  Sebald  de  Weert,  Spilberg,  Noort, 
Woodrogers,  Dampier,  Gemelli-Carreri,  La  Barbinais,  Byron,  Wallis,  Anson, 
Bougainville,  Cook,  Carteret,  La  Pérouse,  Entrecasteaux,  Vancouver,  Frey- 
cinet,  Duperré,  ne  laissent  plus  un  écueil  inconnu i. 

L'océan  Pacifique  cessant  d'être  une  immense  solitude,  devient  un  riant 
archipel,  qui  rappelle  la  beauté  et  les  enchantements  de  la  Grèce. 

L'Inde,  si  mystérieuse,  n'a  plus  de  secrets;  ses  trois  langues  sacrées  sont 
divulguées,  ses  livres  les  plus  cachés  sont  traduits  :  on  s'est  initié  aux 
croyances  philosophiques  qui  partagèrent  les  opinions  de  cette  vieille  terre  ; 
la  succession  des  patriarches  de  Bouddhah  est  aussi  connue  que  la  généalogie 
de  nos  familles.  La  société  de  Calcutta  publie  régulièrement  les  nouvelles 
scientifiques  de  l'Inde;  on  lit  le  sanscrit,  on  parle  le  chinois,  le  javanois,  le 
tartare,  le  turc,  l'arabe,  le  persan,  à  Paris,  à  Bologne,  à  Rome,  à  Vienne,  à 
Berlin,  à  Pétersbourg,  à  Copenhague,  à  Stockholm,  à  Londres.  On  a  retrouvé 
jusqu'à  la  langue  des  morts,  jusqu'à  cette  langue  perdue  avec  la  race  qui 
l'avoit  inventée;  l'obélisque  du  désert  a  présenté  ses  caractères  mystérieux, 
et  on  les  a  déchiffrés;  les  momies  ont  déployé  leurs  passeports  de  la  tombe, 
et  on  les  a  lus.  La  parole  a  été  rendue  à  la  pensée  muette,  qu'aucun  homme 
vivant  ne  pouvoit  plus  exprimer. 

Les  sources  du  Gange  ont  été  recherchées  par  Webb,  Râper,  Hearsay  et 
Ilodgson  ;  Moorcroft  a  pénétré  dans  le  petit  Thibet  :  les  pics  d'Hymalaya  sont 
mesurés.  Citer  avec  le  major  Renell  mille  voyageurs  à  qui  la  science  est  à 
jamais  redevable,  c'est  chose  impossible. 

En  Afrique,  le  sacrifice  de  Mungo-Park  a  été  suivi  de  plusieurs  autres 
sacrifices  :  Bowdich,  Toolo,  Bclzoni,  Beaufort,  Pcddio,  Woodney,  on  péri: 
néanmoins  ce  continent  redoutable  finira  par  être  traversé. 

Dans  le  cinquième  continent,  les  montagnes  Bleues  sont  passées  :  on  pénètre 
peu  à  peu  cette  singulière  partie  du  monde  oiî  les  fleuves  semblent  couler 
à  contre-sens,  de  la  mer  à  l'intérieur,  où  les  animaux  ressemblent  peu  à  ceux 
qu'on  a  connus,  où  les  cygnes  sont  noirs,  où  le  kangourou  s'élance  comme 

i.  C'est  toujours  avec  un  sentiment  de  plaisir  et  d'orgueil  que  j'écris  des  noms 
françois  :  n'oublions  pas  dans  les  dernii>rs  temps  les  voyages  de  M.  Julien  dan? 
l'Afrique   occidentale,  de  M.  Caillaud  en  Egypte,  de  M.  Gau   en  Kubie,  de  M.  Dro 
vctli  aux  Oasis,  etc. 


PRÉFACE.  27 

une  sauterelle,  bù  la  nature,  ébauchée  ainsi  que  Lucrèce  l'a  décrite  au  bord 
du  Nil,  nourrit  une  espèce  de  monstre,  un  animal  qui  tient  de  l'oiseau,  du 
poisson  et  du  serpent,  qui  nage  sous  l'eau,  pond  un  œuf  et  frappe  d'un 
aiguillon  mortel. 

En  Amérique,  l'illustre  Humboldt  a  tout  peint  et  tout  dit. 

Le  résultat  de  tant  d'efforts,  les  connoissances  positives  acquises  sur  tant 
de  lieux,  le  mouvement  de  la  politique,  le  renouvellement  des  générations, 
le  progrès  de  la  civilisation,  ont  changé  le  tableau  primitif  du  globe. 

Les  villes  de  l'Inde  mêlent  à  présent  à  l'architecture  des  Brames  des  palais 
italiens  et  des  monuments  gothiques;  les  élégantes  voitures  de  Londres  se 
croisent  avec  les  palanquins  et  les  caravanes  sur  les  chemins  du  Tigre  et  de 
l'Éléphant.  De  grands  vaisseaux  remontent  le  Gange  et  l'Indus  :  Calcutta, 
Bombay,  Bénarès,  ont  des  spectacles,  des  soirées  savantes,  des  imprimeries. 
Le  pays  des  Mille  et  une  Nuits,  le  royaume  de  Cachemire,  l'empire  du  Mogol, 
les  mines  de  diamants  de  Golconde,  les  mers  qu'enrichissent  les  perles  orien- 
tales, cent  vingt  millions  d'hommes  que  Bacchus,  Sésostris,  Darius,  Alexan- 
dre, Tamerlan,  Gengis-Kan,  avoient  conquis,  ou  voulu  conquérir,  ont  pour 
propriétaires  et  pour  maîtres  une  douzaine  de  marchands  anglois  dont  on  ne 
sait  pas  le  nom,  et  qui  demeurent  à  quatre  milles  lieues  de  l'Indostan,  dans 
une  rue  obscure  de  la  cité  de  Londres.  Ces  marchands  s'embarrassent  très- 
peu  de  cette  vieille  Chine,  voisine  de  leurs  cent  vingt  millions  de  vassaux  : 
lord  Hastings  leur  a  proposé  d'en  faire  la  conquête  avec  vingt  mille  hommes. 
Mais  quoi  1  le  thé  baisseroit  de  prix  sur  les  bords  de  la  Tamise!  Voilà  ce  qui 
sauve  l'empire  de  Tobi,  fondé  deux  mille  six  cent  trente-sept  ans  avant  l'ère 
chrétienne^  de  ce  Tobi  contemporain  de  Réhu,  trisaïeul  d'Abraham. 

En  Afrique,  un  monde  européen  commence  au  cap  de  Bonne-Espérance. 
Le  révérend  Jonh  Campbell,  parti  de  ce  cap,  a  pénétré  dans  l'Afrique  aus- 
trale jusqu'à  la  distance  de  onze  mille  milles;  il  a  trouvé  des  cités  très-peu- 
plées (Machéou,  Kurréchane),  des  terres  bien  cultivées  et  des  fonderies  de 
fer.  Au  nord  de  l'Afrique,  le  royaume  de  Bornou  et  le  Soudan,  proprement 
dit,  ont  offert  à  MM.  Clapperton  et  Denham  trente-six  villes  plus  ou  moins 
considérables,  une  civilisation  avancée,  une  cavalerie  nègre,  armée  commo 
les  anciens  chevaliers. 

L'ancienne  capitale  d'un  royaume  nègre  mahométan  présentoit  des  ruines 
de  palais,  retraite  des  éléphants,  des  lions,  des  serpents  et  des  autruches. 

1.  Je  suis  la  chronologie  chinoise  ;  il  faut  en  rabattre  une  couple  de  mille  ans. 


28  PRÉFACE. 

On  peut  apprendre  à  tout  moment  que  le  major  Laing  est  entré  dans  ce  Tom- 
bouctou  si  connu  et  si  ignoré.  D'autres  Anglois,  attaquant  l'Afrique  par  la 
côte  de  Bénin,  vont  rejoindre  ou  ont  rejoint,  en  remontant  les  fleuves,  leurs 
courageux  compatriotes  arrivés  par  la  Méditerranée.  Le  Nil  et  le  Niger  nous 
auront  bientôt  découvert  leurs  sources  et  leurs  cours.  Dans  ces  régions  brû- 
lantes, le  lac  Stad  rafraîchit  l'air  ;  dans  ces  déserts  de  sable,  sous  cette  zone 
torride,  l'eau  gèle  au  fond  des  outres,  et  un  voyageur  célèbre,  ,1e  docteur 
Oudney,  est  mort  de  la  rigueur  du  froid. 

Au  pôle  antarctique,  le  capitaine  Smith  a  découvert  la  Nouvelle-Shetland  . 
c'est  tout  ce  qui  reste  de  la  fameuse  terre  australe  de  Ptolémée.  Les  baleines 
sont  innombrables  et  d'une  énorme  grosseur  dans  ces  parages;  une  d'entre 
elles  attaqua  le  navire  américain  VEssex  en  1820,  et  le  coula  à  fond. 

La  Grande  Océanique  n'est  plus  un  morne  désert;  des  malfaiteurs  anglois, 
mêlés  à  des  colons  volontaires,  ont  bâti  des  villes  dans  ce  monde  ouvert  le 
dernier  aux  hommes.  La  terre  a  été  creusée  ;  on  y  a  trouvé  le  fer,  la  houille, 
le  sel,  l'ardoise,  la  chaux,  la  plombagine,  l'argile  à  potier,  l'alun,  tout  ce  qui 
est  utile  à  l'établissement  d'une  société.  La  Nouvelle-Galles  du  Sud  a  pour 
capitale  Sidney,  dans  le  port  Jackson.  Paramatta  est  situé  au  fond  du  havre  ; 
la  ville  de  Windsor  prospère  au  confluent  du  South-Creek  et  du  Hawkes- 
bury.  Le  gros  village  de  Liverpool  a  rendu  féconds  les  bords  de  Georgos- 
River  qui  se  décharge  dans  la  baie  Botanique  (  Botany-Bay  ),  située  à  qua- 
torze milles  au  sud  du  port  Jackson. 

L'île  Van-Diemen  est  aussi  peuplée;  elle  a  des  ports  superbes,  des  mon- 
tagnes entières  de  fer;  sa  capitale  se  nomme  Hobart. 

Selon  la  nature  de  leurs  crimes,  les  déportés  à  la  Nouvelle-Hollande  sont 
ou  détenus  en  prison,  ou  occupés  à  des  travaux  publics,  ou  fixés  sur  des 
concessions  de  terre.  Ceux  dont  les  mœurs  se  réforment  deviennent  libres  ou 
restent  dans  la  colonie,  avec  des  billets  de  permission. 

La  colonie  a  déjà  des  revenus  :  les  taxes  montoient  en  1 81 9  à  21 ,1 79  livres 
sterling,  et  servoient  à  diminuer  d'un  quart  les  dépenses  du  gouvernement. 
La  Nouvelle-Hollande  a  des  imprimeries,  des  journaux  politiques  et  litté- 
raires, des  écoles  publiques,  des  théâtres,  des  courses  de  chevaux,  des 
grands  chemins,  des  ponts  de  pierre,  des  édifices  religieux  et  civils,  des 
machines  à  vapeur,  des  manufactures  de  drap,  de  chapeaux  et  de  faïence; 
on  y  construit  des  vaisseaux.  Les  fruits  de  tous  les  climats,  depuis  l'ananas 
juscpi'à  la  pomme,  depuis  l'olive  jusqu'au  raisin,  prospèrent  dans  cette  terre, 
qui  fut  de  malédiction.  Les  moutons,  croisés  de  moutons  anglois  et  de  mou- 


PriEFACE»  S9 

tons  du  cap  de  Bonne-Espérance,  les  purs  mérinos  surtout,  y  sont  devenus 
d'une  rare  beauté. 

L'Océanique  porte  ses  blés  aux  marchés  du  Cap,  ses  cuirs  aux  Indes,  ses 
viandes  salées  à  l'Ile-de-Frjnce.  Ce  pays,  qui  n'envoyoit  en  Europe  il  y  a 
une  vingtaine  d'années  que  des  kangourous  et  quelques  plantes,  expose 
aujourd'hui  ses  laines  de  mérinos  aux  marchés  de  Liverpool,  en  Angleterre; 
elles  s'y  sont  vendues  jusqu'à  onze  sous  six  deniers  la  livre,  ce  qui  surpas- 
soit  de  quatre  sous  le  prix  donné  pour  les  plus  fines  laines  d'Espagne  aux 
mêmes  marchés. 

Dans  la  mer  Pacifique,  même  révolution.  Les  îles  Sandwich  forment  un 
royaume  civilisé  par  Taméama.  Ce  royaume  a  une  marine  composée  d'une 
vingtaine  de  goélettes  et  de  quelques  frégates.  Des  matelots  anglois  déser- 
teurs sont  devenus  des  princes  :  ils  ont  élevé  des  citadelles,  que  défend  une 
bonne  artillerie;  ils  entretiennent  un  commerce  actif,  d'un  côté  avec  l'Amé- 
rique, de  l'autre  avec  l'Asie.  La  mort  de  Taméama  a  rendu  la  puissance 
aux  petits  seigneurs  féodaux  des  îles  Sandwich,  mais  n'a  point  détruit  les 
germes  de  la  civilisation.  On  a  vu  dernièrement  à  l'Opéra  de  Londres  un 
roi  et  une  reine  de  ces  insulaires  qui  avoient  mangé  le  capitaine  Cook,  tout 
en  adorant  ses  os  dans  le  temple  consacré  au  dieu  Rono.  Ce  roi  et  cette  reine 
ont  succombé  à  l'influence  du  climat  humide  de  l'Angleterre  ;  et  c'est  lord 
Byron,  héritier  de  la  pairie  du  grand  poëte,  mort  à  Missolonghi,  qui  a  été 
chargé  de  transporter  aux  îles  Sandwich  les  cercueils  -de  la  reine  et  du  roi 
décédés  :  voilà,  je  pense,  assez  de  contrastes  et  de  souvenirs. 

Otaïti  a  perdu  ses  danses,  ses  chœurs,  ses  mœurs  voluptueuses.  Les  belles 
habitantes  de  la  nouvelle  Cythère,  trop  vantées  peut-être  par  Bougainville, 
sont  aujourd'hui,  sous  leurs  arbres  à  pain  et  leurs  élégants  palmiers,  des 
puritaines  qui  vont  au  prêche,  lisent  l'Écriture  avec  des  missionnaires  métho- 
distes, controversent  du  matin  au  soir,  et  expient  dans  un  grand  ennui  la 
trop  grande  gaieté  de  leurs  mères.  On  imprime  à  Ota'iti  des  Bibles  et  des 
ouvrages  ascétiques. 

Un  roi  de  l'île,  le  roi  Pomario,  s'est  fait  législateur  :  il  a  publié  un  code 
de  lois  criminelles  en  dix-neuf  titres,  et  nommé  quatre  cents  juges  pour  faire 
exécuter  ces  lois  :  le  meurtre  seul  est  puni  de  mort.  La  calomnie  au  pre- 
mier degré  porte  sa  peine  :  le  calomniateur  est  obligé  de  construire  de  ses 
propres  mains  une  grande  route  de  deux  à  quatre  milles  de  long  et  de 
douze  pieds  de  large.  «  La  route  doit  être  bombée,  dit  l'ordonnance  royale, 
afin  que  les  eaux  de  pluie  s'écoulent   des  deux  côtés.  »    Si  une   pareille 


30  l'HÉFACE. 

loi  exisloit  en  France,  nous  aurions  les  plus  beaux  chomins  do  l'Europe. 

Les  sauvages  de  ces  îles  enchantées,  qu'admirèrent  Juan  Fernando?,  Anson, 
Dampier,  et  tant  d'autres  navigateurs,  so  sont  transformés  en  matelots  anglois. 
Un  a\is  de  la  Gazelle  de  Sidney ,  dans  la  Nouvelle-Galles,  annonce  qire  les 
insulaires  d'Otaïti  et  do  la  Nouvelle-Zélande,  Roni,  Paoutou,  Popoli,  Tiapoa, 
Moaï,  Topa,  Fieou,  Aiyong  et  Ilaouho,  vont  purlir  du  port  Jackson  dans  des 
navires  de  la  colonie. 

Enfin,  parmi  ces  glaces  de  notre  pôle,  d'où  sortirent  avec  tant  de  peine  et 
de  dangers  Gmelin,  Ellis,  Frédéric  Martens,  Philipp,  Davis,  Gilbert,  Iludson, 
Thomas  Button,  Baffin,  Fox,  James,  Munk,  Jacob  May,  0\Ain,  Koscheley, 
parmi  ces  glaces  où  d'infortunés  Ilollandois,  demi-morts  de  froid  et  de  faim, 
passèrent  l'hiver  au  fond  d'une  caverne  qu'assiégeoient  les  ours;  dans  ces 
mêmes  régions  polaires,  au  milieu  d'une  nuit  de  plusieurs  mois,  le  capitaine 
Parry,  ses  officiers  et  son  équipage,  pleins  de  santé,  chaudement  enfermés 
dans  leur  vaisseau,  ayant  des  vivres  en  abondance,  jouoient  la  comédie, 
exécutoient  des  danses  et  représentoient  des  mascarades  :  tant  la  civilisation 
perfectionnée  a  rendu  la  navigation  sûre,  a  diminué  les  périls  de  toutes 
espèces,  a  donné  à  l'homme  les  moyens  de  braver  l'intempérie  des  climats I 

Dans  le  voyage  môme  qui  vient  à  la  suite  de  cette  préface,  je  parlerai  des 
changements  arrivés  en  Amérique.  Je  remarquerai  seulement  ici  les  résul- 
tats dilTérents  qu'ont  eus  pour  le  monde  les  découvertes  de  Colomb  et  celles 
de  Gama. 

L'espèce  humaine  n'a  retiré  que  peu  de  bonheur  des  travaux  du  naviga- 
teur portugais.  Les  sciences,  sans  doute,  ont  gagné  à  ces  travaux;  des 
erreurs  de  géographie  et  do  physique  ont  été  détruites;  les  pensées  do 
l'homme  se  sont  agrandies  à  mesure  que  la  lerro  s'est  étendue  devant  lui  ;  il 
a  pu  comparer  davantage  en  visitant  plus  de  peuples;  il  a  pris  plus  de  con- 
sidération pour  lui-même  en  voyant  ce  qu'il  pouvoit  faire;  il  a  senti  que 
l'espèce  humaine  croissoit;  que  les  générations  passées  étoient  mortes 
enfants  :  ces  connoissances,  ces  pensées,  celte  expérience,  celle  estime  de 
soi,  sont  entrées  comme  éléments  généraux  dans  la  civilisation;  mais  aucune 
amélioration  polilique  no  s'est  opérée  dans  les  vastes  régions  où  Gama  vint 
plier  ses  voiles;  les  Indiens  n'ont  fait  que  changer  de  maîtres.  La  consoni- 
nialion  doi  denrées  do  leur  pays,  diminuée  en  Europe  par  l'inconslanc© 
dc8  goûts  et  des  modes,  n'est  plus  môme  un  objet  do  lucre  :  on  no  courroit 
pa«  maintenant  au  Iwut  du  monde  |)0ur  chercher  ou  pour  s'emparer  d'une 
llo  qui  porlcroil  lo  muscadier.  Les  productions  de  l'Inde  ont  été  d'ailleurs  ou 


PREFACE.  ;M 

imitées  ou  naturalisées  dans  d'autres  parties  du  globe.  En  tout,  les  décou- 
vertes de  Gama  sont  une  magnifique  aventure,  mais  elles  ne  sont  que  cela; 
elles  ont  eu  peut-être  l'inconvénient  d'augmenter  la  prépondérance  d'un 
peuple  de  manière  à  devenir  dangereuse  à  l'indépendance  des  autres 
peuples. 

Les  découvertes  de  Colomb,  par  leurs  conséquences,  qui  se  développent 
aujourd'hui,  ont  été  une  véritable  révolution,  autant  pour  le  monde  moral 
que  pour  le  monde  physique  :  c'est  ce  que  j'aurai  l'occasion  de  développer 
dans  la  conclusion  de  mon  Voyage.  N'oublions  pas  toutefois  que  le  continent 
retrouvé  par  Gama  n'a  pas  demandé  l'esclavage  d'une  autre  partie  de  la  terre, 
et  que  l'Afrique  doit  ses  chaînes  à  cette  Amérique  si  libre  aujourd'hui.  Nous 
pouvons  admirer  la  route  que  traça  Colomb  sur  le  gouffre  de  l'Océan;  mais 
pour  les  pauvres  nègres  c'est  le  chemin  qu'au  dire  de  Milton  la  Mort  et  le 
Mal  construisirent  sur  l'abîme. 

Il  ne  me  reste  plus  qu'à  mentionner  les  recherches  au  moyen  desquelles 
a  été  complétée  dernièrement  l'histoire  géographique  de  l'Amérique  septen- 
trionale. 

On  ignoroit  encore  si  ce  continent  s'étendoit  sous  le  pôle  en  rejoignant  le 
Groenland  ou  des  terres  arctiques,  ou  s'il  se  terminoit  à  quelque  terre  con- 
tiguë  à  la  baie  d'Hudson  et  au  détroit  de  Behring. 

En  1772  Hearn  avoit  découvert  la  mer  à  l'embouchure  de  la  rivière  de  la 
Mine  de  Cuivre;  Mackensie  l'avait  vue  en  1789  à  l'embouchure  du  fleuve 
qui  porte  son  nom.  Le  capitaine  Ross  et  ensuite  le  capitaine  Parry  furent 
envoyés,  l'un  en  1818,  l'autre  en  1819,  explorer  de  nouveau  ces  régions 
glacées.  Le  capitaine  Parry  pénétra  dans  le  détroit  de  Lancastre,  passa  vrai- 
semblablement sur  le  pôle  magnétique,  et  hiverna  au  mouillage  de  l'île  Mel- 
ville. 

En  1821  il  fit  la  reconnaissance  de  la  baie  d'Hudson,  et  retrouva  Repul- 
sebay.  Guidé  par  le  récit  des  Esquimaux,  il  se  présenta  au  goulet  d'un 
détroit  qu'obstruoient  les  glaces,  et  qu'il  appela  le  détroit  de  La  Funj  et  de 
L'HécJa.  du  nom  des  vaisseaux  qu'il  montoit  :  là  il  aperçut  le  dernier  cap  au 
nord-est  de  l'Amérique. 

Le  capitaine  Francklin,  dépêché  en  Amérique  pour  seconder  par  terre  les 
efforts  du  capitaine  Perry,  descendit  de  la  rivière  de  la  Mine  de  Cuivre,  entra 
dans  la  mer  polaire,  et  s'avança  à  l'est  jusqu'au  golfe  du  Couronnement  de 
Georges  IV,  à  peu  près  dans  la  direction  et  à  la  hauteur  de  Repulsebay. 

En  1823,  dans  une  seconde  expédition,  le  capitaine  Francklin  descendit  le 


32  TREFACE. 

Mackensie,  vit  la  mer  Arctique,  revint  hiverner  sur  le  lac  de  l'Ours,  et  re- 
descendit le  Mackensie  en  1826.  A  l'embouchure  de  ce  fleuve  l'expédition 
an^loise  se  partagea  :  une  moitié,  pourvue  de  deux  canots,  alla  retrouver  à 
l'est  la  rivière  de  la  Mine  de  Cuivre;  l'autre,  sous  les  ordres  de  Francklin 
lui-môme,  et  pareillement  munie  de  deux  canots,  se  dirigea  vers  l'ouest. 

Le  9  juillet,  le  capitaine  fut  arrêté  par  les  glaces  :  le  4  août  il  recommença 
à  naviguer.  Une  pouvoit  guère  avancer  plus  d'un  mille  par  jour;  la  côteétoit 
si  plate,  l'eau  si  peu  profonde,  qu'on  put  rarement  descendre  à  terre.  Des 
brumes  épaisses  et  des  coups  de  vent  mettoient  de  nouveaux  obstacles  aux 
progrès  de  l'expédition. 

Elle  arriva  cependant  le  18  août  au  150*  méridien  et  au  70*  degré 
30  minutes  nord.  Le  capitaine  Francklin  avoit  ainsi  parcouru  plus  de  la 
moitié  de  la  dislance  qui  sépare  l'embouchure  du  Mackenzie  du  cap  de 
Glace,  au-dessus  du  détroit  de  Behring  :  l'intrépide  voyageur  ne  manquoit 
point  de  vivres,  ses  canots  n'avoient  souffert  aucune  avarie  ;  les  matelots  jouis- 
soient  d'une  bonne  santé;  la  mer  était  ouverte;  mais  les  instructions  de 
l'amirauté  étoient  précises;  elles  défendoient  au  capitaine  de  prolonger  ses 
recherches  s'il  ne  pouvoit  atteindre  la  baie  de  Kotzebue  avant  le  commence- 
ment de  la  mauvaise  saison.  Il  fut  donc  obligé  de  revenir  à  la  rivière  de 
Mackensie,  et  le  21  septembre  il  rentra  dans  le  lac  de  l'Ours,  oii  il  retrouva 
l'autre  partie  de  l'expédition. 

Celle-ci  avoit  achevé  son  exploration  des  rivages,  depuis  l'embouchure  du 
Mackensie  jusqu'à  celle  de  la  rivière  de  la  Mine  de  Cuivre;  elle  avoit  même 
prolongé  sa  navigation  jusqu'au  golfe  du  Couronnement  de  Georges  IV,  et 
remonté  vers  l'est  jusqu'au  11 8«  méridien  :  partout  s'étoicnt  présentés  de  bons 
ports  et  une  côte  plus  abordable  que  la  côte  relevée  par  le  capitaine  Francklin. 

Le  cajjitaine  russe  Otto  Kotzebue  découvrit  en  1816,  au  nord-est  du 
détroit  de  Behring,  une  passe  ou  entrée  qui  porte  aujourd'hui  son  nom;  c'est 
dans  cette  passe  que  le  capitaine  anglois  Becchey  étoit  allé  sur  une  frégate 
attendre,  au  nord-est  de  l'Amérique,  le  capitaine  Francklin,  qui  venoit  vers 
lui  du  nord-ouest.  La  navigation  du  capitaine  Beechey  s'éloit  heureusement 
accomplie  :  arrivé  en  1826  au  lieu  et  au  temps  du  rendez-vous,  les  glaces 
n'avoient  arrêté  son  grand  vaisseau  qu'au  72«  degré  30  minutes  de  latitude 
nord.  Obligé  alors  d'ancrer  sous  une  côto,  il  renuuxiuoit  tous  les  jours  des 
baidars  (  nom  russe  des  embarcations  indiennes  dans  ces  parages  )  qui  pas- 
suieiit  et  repassoient  par  des  ouvertures  entre  la  glace  et  la  terre;  il  croyoit 
voir  à  chaque  instant  arriver  ainsi  le  capitaine  Francklin. 


PRÉFACE.  33 

Nous  avons  dit  que  celui-ci  avoit  atteint  dès  le  18  août  1826  le  150^  méri- 
dien de  Greenwich  et  le  70'  degré  30  minutes  de  latitude  nord  :  il  n'étoit 
donc  éloigné  du  cap  de  Glace  que  de  10  degrés  en  longitude;  degrés  qui 
dans  cette  latitude  élevée  ne  donnent  guère  plus  de  quatre-vingt-une  lieues. 
Le  cap  de  Glace  est  éloigné  d'une  soixantaine  de  lieues  de  la  passe  de  Kot- 
zebue  :  il  est  probable  que  le  capitaine  Francklin  n'auroit  pas  même  été 
obligé  de  doubler  ce  cap,  et  qu'il  eût  trouvé  quelque  chenal  en  communi- 
cation immédiate  avec  les  eaux  de  l'entrée  de  Kotzebue  :  dans  tous  les  cas, 
il  n'avoit  plus  que  cent  vingt-cinq  lieues  à  faire  pour  rencontrer  la  frégate 
du  capitaine  Beecheyl 

C'est  à  la  fin  du  mois  d'août,  et  pendant  le  mois  de  septembre,  que  les 
mers  polaires  sont  le  moins  encombrées  de  glaces.  Le  capitaine  Beechey  ne 
quitta  la  passe  de  Kotzebue  que  le  14  octobre  :  ainsi  le  capitaine  Francklin 
auroit  eu  près  de  deux  mois,  du  18  août  au  14  octobre,  pour  faire  cent  vingt- 
cinq  lieues,  dans  la  meilleure  saison  de  l'année.  On  ne  sauroit  trop  déplorer 
l'obstacle  que  des  instructions,  d'ailléwrs  fort  hum.aines,  ont  mis  à  la  marche 
du  capitaine  Francklin.  Quels  transports  de  joie  mêlée  d'un  juste  orgueil 
n'auroient  point  fait  éclater  les  marins  anglois  en  achevant  la  découverte  du 
passage  du  nord-ouest,  en  se  rencontrant  au  milieu  des  glaces,  en  s'embras- 
sant  dans  des  mers  non  encore  sillonnées  par  des  vaisseaux,  à  cette  extré- 
mité jusque  alors  inconnue  du  Nouveau  Monde!  Quoi  qu'il  en  soit,  on  peut 
regarder  le  problème  géographique  comme  résolu  ;  le  passage  du  nord-ouest 
existe,  la  configuration  extérieure  de  l'Amérique  est  tracée. 

Le  continent  de  l'Amérique  se  termine  au  nord-ouest,  dans  la  baie  d'Hud- 
son,  par  une  péninsule  appelée  Melville,  dont  la  dernière  pointe,  ou  le  der- 
nier cap,  se  place  au  69'  degré  48  minutes  de  latitude  nord,  et  au  82'  degré 
50  minutes  de  longitude  ouest  de  Greenwich.  Là  se  creuse  un  détroit  entre 
ce  cap  et  la  terre  de  Cockburn,  lequel  détroit,  nommé  le  détroit  de  La  Fury 
et  de  L'Héda,  ne  présenta  au  capitaine  Parry  qu'une  masse  solide  de 
glace. 

La  péninsule  nord-ouest  s'attache  au  continent  vers  la  baie  de  Repuise , 
îlle  ne  peut  pas  être  très-large  à  sa  racine,  puisque  le  golfe  du  Couronnement 
ie  Georges  IV,  découvert  par  le  capitaine  Francklin  dans  son  premier  voyage, 
aescend  au  sud  jusqu'au  66'  degré  et  demi,  et  que  son  extrémité  méridio- 
nale n'est  éloignée  que  de  soixante-sept  lieues  de  la  partie  la  plus  occiden- 
tale de  la  baie  Wager.  Le  capitaine  Lyon  fut  renvoyé  à  la  baie  de  Repuise, 
afin  de  passer  par  terre  du  fond  de  cette  baie  au  golfe  du  Couronnement  de 
VI.  3 


3/,  PRÉFACE. 

Georges  IV.  Les  glaces,  les  courants  et  les  tempêtes  arrêtèrent  le  vaisseau  de 
cet  aventureux  marin. 

Maintenant,  poursuivant  notre  investigation,  et  nous  plaçant  de  l'autre  côté 
de  la  péninsule  Melville,  dans  ce  golfe  du  Couronnement  de  Georges  IV,  nous 
trouvons  l'embouchure  de  la  rivière  de  la  Mine  de  Cuivre  à  67  degrés 
42  minutes  35  secondes  de  latitude  nord,  et  à  1 1 5  degrés  49  minutes  33  secon- 
des de  longitude  ouest  de  Greenwich.  Hearn  avoit  indiqué  cette  embouchure 
quatre  degrés  et  un  quart  plus  au  nord  en  latitude,  et  quatre  degrés  et  un 
quart  plus  à  l'ouest  en  longitude. 

De  l'embouchure  de  la  rivière  de  la  Mine  de  Cuivre,  naviguant  vers  l'em- 
bouchure du  Mackenzie,  on  remonte  le  long  de  la  côte  jusqu'au  70«'  degré 
37  minutes  de  latitude  nord,  on  double  un  cap,  et  l'on  redescend  à  l'embou- 
chure orientale  du  Mackenzie  par  les  69  degrés  29  minutes.  De  là,  la  côte  se 
porte  à  l'ouest  vers  le  détroit  de  Behring,  en  s' élevant  jusqu'au  70*  degré 
30  minutes  de  latitude  nord,  sous  le  150*  méridien  de  Greenwich,  point  oij 
le  capitaine  Francklin  s'est  arrêté  le  18  août  1826.  Il  n'étoit  plus  alors, 
comme  je  l'ai  dit,  qu'à  10  degrés  de  longitude  ouest  du  cap  de  Glace  :  ce 
cap  est  à  peu  près  par  les  71  degrés  de  latitude. 

En  relevant  maintenant  les  divers  points,  nous  trouvons  : 

Le  dernier  cap  nord-ouest  du  continent  de  l'Amérique  septentrionale  au 
69*  degré  48  minutes  de  latitude  nord,  et  au  82*  degré  50  minutes  de  longi- 
tude ouest  de  Greenwich;  le  cap  Turnagain,  dans  le  golfe  du  Couronnement 
de  Georges  IV,  au  68*  degré  30  minutes  de  latitude  nord  ;  l'embouchure  de  la 
rivière  de  la  Mine  de  Cuivre,  au  60*  degré  49  minutes  35  secondes  de  lati- 
tude nord,  et  au  115*  degré  49  minutes  33  secondes  de  longitude  ouest  de 
Greenwich  ;  un  cap  sur  la  côte  entre  la  rivière  de  la  Mine  de  Cuivre  et  le 
Mackenzie,  au  70*  degré  37  minutes  de  latitude  nord,  et  au  120*  degré 
52  minutes  de  longitude  ouest  de  Greenwich;  l'embouchure  de  Mackenzie, 
au  eg*"  degré  29  minutes  de  latitude,  et  au  133*  degré  24  minutes  de  longi- 
tude :  le  point  où  s'est  arrêté  le  capitaine  Francklin,  au  70*  degré  30  minutes 
de  latitude  nord  et  au  15*  méridien  à  l'ouest  de  Greenwich;  enfin  le  cap 
de  Glace,  10  degrés  de  longitude  plus  à  l'ouest,  au  71«  degré  de  latitude 
nord. 

Ainsi,  depuis  le  dernier  cap  nord-ouest  de  l'Amérique  septentrionale,  dans 
le  détroit  de  L'Ilécla  et  de  La  Furij,  jusqu'au  cap  de  Glace,  au-dessus  du  détroit 
do  Rolirin;^,  la  mer  foime  un  golfe  large,  mais  assez  peu  profond,  qui  se  ter- 
mine à  la  côte  nord-ouest  de  l'Amérique;  cette  côte  court  est  et  ouest,  offrant 


PREFACE.  35 

dans  le  golfe  général  trois  ou  quiitre  baies  principales,  dont  les  pointes  ou 
jjromontoires  approchent  de  la  latitude  où  sont  placés  le  dernier  cap  nord- 
ouest  de  l'Amérique,  au  détroit  de  La  Funj  et  de  L'IIéda,  et  le  cap  de  Glace,  au- 
dessus  du  détroit  de  Behring. 

Devant  ce  golfe  gisent,  entre  le  70°  et  le  75^  degrés  de  latitude,  toutes  les 
découvertes  résultantes  de  trois  \oyages  du  capitaine  Parry,  l'île  présumée 
de  Cockburn,  les  délinéations  du  détroit  du  Prince  régent,  les  îles  du  Prince 
Léopold,  de  Bathurst,  de  Melville,  la  terre  de  Banks.  Il  ne  s'agit  plus  que  de 
'trouver  entre  ces  sols  disjoints  un  passage  libre  à  la  mer  qui  baigne  la  côte 
nord-ouest  de  l'Amérique,  et  qui  seroit  peut-être  navigable  dans  la  saison 
opportune,  pour  des  vaisseaux  baleiniers. 

M.  Macleod  a  raconté  à  M.  Douglas,  aux  grandes  chutes  de  la  Colombia, 
qu'il  existe  un  fleuve  coulant  parallèlement  au  fleuve  Mackenzie,  et  se  jetant 
dans  la  mer  près  le  cap  de  Glace.  Au  nord  de  ce  cap  est  une  île  oii  des  vais- 
seaux russes  viennent  faire  des  échanges  avec  les  naturels  du  pays.  M.  Macleod 
a  visité  lui-même  la  mer  polaire,  et  passé,  dans  l'espace  de  onze  mois,  de 
l'océan  Pacifique  à  la  baie  d'Hudson.  Il  déclare  que  la  mer  est  libre  dans  la 
mer  polaire  après  le  mois  de  juillet. 

Tel  est  l'état  actuel  des  choses  à  l'extérieur  de  l'Amérique  septentrionale, 
relativement  à  ce  fameux  passage  que  je  m'étois  mis  en  tête  de  chercher,  et 
qui  fut  la  première  cause  de  mon  excursion  d'outre-mer.  Voyons  ce  qu'ont 
fait  les  derniers  voyageurs  dans  l'intérieur  de  cette  même  Amérique. 

Au  nord-ouest,  tout  est  découvert  dans  ces  déserts  glacés  et  sans  arbres 
qui  enveloppent  le  lac  de  l'Esclave  et  celui  de  l'Ours  '.  Mackensie  partît 
le  3  juin  1789  du  fort  Chipiouyan,  sur  le  lac  des  Montagnes,  qui  commu- 
nique à  celui  de  l'Esclave  par  un  courant  d'eau  :  le  lac  de  l'Esclave  voit 
naître  le  fleuve  qui  se  jette  dans  la  mer  du  pôle,  et  qu'on  appelle  maintenant 
le  fleuve  Mackenzie. 

Le  10  octobre  1792  Mackenzie  partit  une  seconde  fois  du  fort  Chipioujan  : 
dirigeant  sa  course  à  l'ouest,  il  traversa  le  lac  des  Montagnes,  et  remonta  la 
rivière  Oungigah,  ou  rivière  de  la  Paix,  qui  prend  sa  source  dans  les  mon- 
tagnes Rocheuses.  Les  missionnaires  françois  avoient  déjà  connu  ces  mon- 
tagnes sous  le  nom  de  montagnes  des  Pierres  brillantes.  Mackenzie  franchit 


1.  On  peut  voir,  dans  l'analyse  que  j'ai  donnée  des  Voyages  de  Mackenzie^  l'his- 
toire des  découvertes  qui  ont  précédé  celles  de  Mackenzie  dans  l'Amérique  septen- 
trionale. 


36  PREFACE. 

ces  montagnes,  rencontra  un  grand  fleuve,  le  Tacoutché-Tessé,  qu'il  prit 
mal  à  propos  pour  la  Colombia  :  il  n'en  suivit  point  le  cours,  et  se  rendit  à 
l'océan  Pacifique  par  un  autre  rivière,  qu'il  nomma  la  rivière  du  Saumon. 

Il  trouva  des  traces  multipliées  du  capitaine  Vancouver;  il  observa  la  lati- 
tude à  52  degrés  21  minutes  33  secondes,  et  il  écrivit  avec  du  vermillon  sur 
un  rocher  :  «  Alexandre  Mackenzie  est  venu  du  Canada  ici  par  terre,  le 
22  juillet  1793.  »  A  cette  époque  que  faisions-nous  en  Europe? 

Par  un  petit  mouvement  de  jalousie  nationale  dont  ils  ne  se  rendent  pas 
compte,  les  voyageurs  américains  parlent  peu  du  second  itinéraire  de  Mac- 
kenzie; itinéraire  qui  prouve  que  cet  Anglois  a  eu  l'honneur  de  traverser  le 
premier  le  continent  de  l'Amérique  septentrionale  depuis  la  mer  Atlantique 
jusqu'au  grand  Océnn. 

Le  7  mai  1792  le  capitaine  américain  Robert  Gray  aperçut  à  la  côte  nord- 
ouest  de  l'Amérique  septentrionale  l'embouchure  d'un  fleuve  sous  le  46*  degré 
49  minutes  de  latitude  nord  et  le  126®  degré  14  minutes  1 5  secondes  de  lon- 
gitude ouest,  méridien  de  Paris.  Robert  Gray  entra  dans  ce  fleuve  le  11  du 
même  mois,  et  il  l'appela  la  Colombia .  c'étoit  le  nom  du  vaisseau  qu'il  com- 
mandoit. 

Vancouver  arriva  au  même  lieu  le  19  octobre  de  la  même  année  :  Brough- 
ton,avec  la  conserve  de  Vancouver,  passa  la  barre  de  la  Colombia  et  remonta 
le  fleuve  quatre-vingt-quatre  milles  au-dessus  de  cette  barre. 

Les  capitaines  Lewis  et  Clarke,  arrivés  par  le  Missouri,  descendirent  des 
montagnes  Rocheuses,  et  bâtirent  en  1805,  à  l'entrée  de  la  Colombia,  un  fort, 
qui  fut  abandonné  à  leur  départ. 

En  1811  les  Américains  élevèrent  un  autre  fort,  sur  la  rive  gauche  du 
même  fleuve:  ce  fort  prit  le  nom  d'Asioria,  du  nom  de  M.  J.-J.  Astor,  négo- 
ciant de  New-York  et  directeur  de  la  compagnie  des  pelleteries  à  l'océan 
Pacifique. 

En  1810  une  troupe  d'associés  de  la  compagnie  se  réunit  à  Saint-Louis 
du  Mississipi,  et  Ot  une  nouvelle  course  à  la  Colombia,  à  travers  les  mon- 
tagnes Rocheuses  :  plus  tard,  en  1812,  quelques-uns  de  ces  associés,  conduits 
par  M.  R.  Stuart,  revinrent  de  la  Colombia  à  Saint-Louis.  Tout  est  donc 
connu  de  ce  côté.  Les  grands  affluents  du  Missouri,  la  rivière  des  Osages.  la 
rivière  de  la  Roche-Jaune,  aussi  puissante  que  l'Ohio,  ont  été  remontés  :  les 
étiiblisseineiits  américains  communiquent  par  ces  fleuves  au  nord-ouest  avec 
les  tribus  indiennes  les  plus  reculées,  au  sud-est  avec  les  habitants  du  Nou- 
veau-Mexique. 


PRÉFACE.  3/ 

En  1820  M.  Cass,  gouverneur  du  territoire  du  Michigan,  partit  de  la  ville 
du  Détroit,  bâtie  sur  le  canal  qui  joint  le  lac  Érié  au  lac  Saint-Clair,  suivit 
la  grande  chaîne  des  lacs,  et  rechercha  les  sources  du  Mississipi  ;  M.  School- 
craft  rédigea  le  journal  de  ce  voyage,  plein  de  faits  et  d'instruction.  L'expé- 
dition entra  dans  le  Mississipi  par  la  rivière  du  Lac-de-Sable  :  le  fleuve  en 
cet  endroit  étoit  large  de  deux  cents  pieds.  Les  voyageurs  le  remontèrent,  et 
franchirent  quarante-trois  rapides  :  le  Mississipi  alloit  toujours  se  rétrécis- 
sant, et  au  saut  de  Peckagoma  il  n'avoit  plus  que  quatre-vingts  pieds  de  lar- 
geur. «  L'aspect  du  pays  change,  dit  M.  Schoolcraft  :  la  forêt  qui  ombrageoit 
les  bords  du  fleuve  disparoît;  il  décrit  de  nombreuses  sinuosités  dans  une 
prairie  large  de  trois  milles,  où  s'élèvent  des  herbes  très-hautes,  de  la  folle- 
avoine  et  des  joncs,  et  bordée  de  collines  de  hauteur  médiocre  et  sablon- 
neuses, où  croissent  quelques  pins  jaunes.  Nous  avons  navigué  longtemps 
sans  avancer  beaucoup;  il  sembloit  que  nous  fussions  arrivés  au  niveau 
supérieur  des  eaux  :  le  courant  du  fleuve  n'étoit  que  d'un  mille  par  heure. 
Nous  n'apercevions  que  le  ciel  et  les  herbes  au  milieu  desquelles  nos  canots 
se  fravoient  un  passage;  elles  cachoient  tous  les  objets  éloignés.  Les  oiseaux 
aquatiques  étoient  extrêmement  nombreux ,  mais  il  n'y  avoit  pas  de  plu- 
viers. » 

L'expédition  traversa  le  petit  et  le  grand  lac  Ouinnipec  :  cinquante  milles 
plus  haut,  elle  s'arrêta  dans  le  lac  supérieur  du  Cèdre-Rouge,  auquel  elle 
impo-a  le  nom  de  Cassina,  en  l'honneur  de  M.  Cass. 

C'est  là  que  se  trou\e  la  principale  source  du  Mississipi  :  le  lac  a  dix-huit 
milles  de  long  sur  six  de  large.  Son  eau  est  transparente  et  ses  bords  sont 
ombragés  d'ormes,  d'érables  et  de  pins.  M.  Pike,  autre  voyageur  qui  place 
une  des  principales  sources  du  Mississipi  au  lac  de  la  Sangsue,  met  le  lac 
Cassina  au  47*  degré  42  minutes  40  secondes  de  latitude  nord. 

La  rivière  La  Biche  sort  du  lac  du  même  nom,  et  entre  dans  le  lac  Cassina. 
«  En  estimant  à  soixante  milles,  dit  M.  Schoolcraft,  la  distance  du  lac  Cassina 
au  lac  La  Biche,  source  du  Mississipi  la  plus  éloignée,  on  aura  pour  la  lon- 
gueur totale  du  cours  de  ce  fleuve  trois  mille  trente-huit  milles.  L'année  pré- 
cédente je  l'avois  descendu  (  le  Mississipi  )  depuis  Saint-Louis  dans  un  bateau 
à  vapeur,  et  le  10  juillet  j'avois  passé  son  embouchure  pour  aller  à  New- 
York.  Ainsi,  un  peu  plus  d'un  an  après,  je  me  trouvois  près  de  sa  source» 
assis  dans  un  canot  indien.  » 

M.  Schoolcraft  fait  observer  qu'à  peu  de  distance  du  lac  La  Biche  les  eaux 
coulent  au  nord  dans  la  rivière  Rouge,  qui  descend  à  la  baie  d'Hudson. 


38  PRÉFACE. 

Trois  ans  plus  tard  ,  en  1823,  M.  Beltrami  a  parcouru  les  mômes  régions. 
Il  porte  les  sources  septentrionales  du  Mississipi  à  cent  milles  au-dessus  du 
lac  Cassina  ou  du  Cèdre-Rouge.  M.  Beltrami  affirme  qu'avant  lui  aucun  voya- 
geur n'a  passé  au  delà  du  lac  du  Cèdre-Rouge.  11  décrit  ainsi  sa  découverte 
des  sources  du  Mississipi  : 

«  Nous  nous  trouvons  sur  les  plus  hautes  terres  de  l'Amérique  septentrio- 
nale... Cependant  tout  y  est  plaine,  et  la  colline  où  je  suis  n'est  pour  ainsi 
dire  qu'une  éminence  formée  au  milieu  pour  servir  d'observatoire. 

«  En  promenant  ses  regards  autour  de  soi ,  on  voit  les  eaux  couler  au  sud 
vers  le  golfe  du  Mexique;  au  nord,  vers  la  mer  Glaciale;  à  l'est,  vers  l'Atlan- 
tique, et  à  l'ouest  se  diriger  vers  la  mer  Pacifique. 

«  Un  grand  plateau  couronne  cette  suprême  élévation;  et,  ce  qui  étonno 
davantage,  un  lac  jaillit  au  milieu. 

«  Comment  s'est-il  formé,  ce  lac?  d'oià  viennent  ces  eaux?  C'est  au  grand 
architecte  de  l'univers  qu'il  faut  le  demander...  Ce  lac  n'a  aucune  issue,  et 
mon  œil,  qui  est  assez  perçant,  n'a  pu  découvrir,  dans  aucun  lointain  de 
l'horizon  le  plus  clair,  aucune  terre  qui  s'élève  au-dessus  de  son  niveau; 
toutes  sont  au  contraire  beaucoup  inférieures... 

v  Vous  avez  vu  les  sources  de  la  rivière  que  j'ai  remontée  jusqu'ici  (  la 
rivière  Rouge)  :  elles  sont  précisément  au  pied  de  la  colline,  et  filtrent  en 
ligne  directe  du  bord  septentrional  du  lac;  elles  sont  les  sources  de  la  rivière 
Rouge  ou  Sanglante.  De  l'autre  côté,  vers  le  sud,  d'autres  sources  for- 
ment un  joli  petit  bassin  d'environ  quatre-vingts  pas  de  circonférence; 
ces  eaux  filtrent  aussi  du  lac,  et  ces  sources...  ce  sont  les  sources  du  Mis- 
sissipi. 

«  Ce  lac  a  trois  milles  de  tour  environ  ;  il  est  fait  en  forme  de  cœur,  et  il 
parle  à  l'âme;  la  mienne  en  a  été  émue  :  il  étoit  juste  de  le  tirer  du  silence 
oîi  la  géographie,  après  tant  d'expéditions,  le  laissoit  encore,  et  de  le  faire 
connoître  au  monde  d'une  manière  distinguée.  Je  lui  ai  donné  le  nom  de 
cette  dame  respectable  dont  la  vie,  comme  il  a  été  dit  par  son  illustre  amie, 
madame  la  comtesse  d'Albani,  a  été  un  cours  de  morale  en  action,  la  mort, 
une  calamité  pour  tous  ceux  qui  avoient  le  bonheur  do  la  connoître...  J'ai 
appelé  ce  lac  le  lac  Julie;  et  les  sources  des  deux  fleuves,  les  sources  Juliennes 
de  la  rivière  Sanglante,  les  sources  Juliennes  du  Mississipi. 

«  J'ai  cru  voir  l'ombre  de  Colombo,  d'Amorico  Vespucci ,  des  Cabotfo,  de 
Verazani,  etc.,  assister  avec  joie  à  cette  grande  céromonic,  et  se  féliciter 
qu'un  de  leurs  compatriotes  vînt  réveiller  par  de  nouvelles  découvertes  le 


PREFACE.  39 

souvenir  des  services  qu'ils  ont  rendus  au  monde  entier  par  leurs  talents, 
leurs  exploits  et  leurs  vertus.  » 

C'est  un  étranger  qui  écrit  en  François  :  on  reconnoîtra  facilement  le  goût, 
les  traits,  le  caractère  et  le  juste  orgueil  du  génie  italien. 

La  vérité  est  que  le  plateau  où  le  Mississipi  prend  sa  source  est  une  terre 
unie,  mais  culminante,  dont  les  versants  envoient  les  eaux  au  nord,  à  l'est, 
au  midi  et  à  l'ouest;  que  sur  ce  plateau  sont  creusés  une  multitude  de  lacs; 
que  ces  lacs  répandent  des  rivières  qui  coulent  à  tous  les  rumbs  de  vent. 
Le  sol  de  ce  plateau  supérieur  est  mouvant  comme  s'il  flottoit  sur  des  abîmes. 
Dans  la  saison  des  pluies,  les  rivières  et  les  lacs  débordent  :  on  diroit  d'une 
mer,  si  cette  mer  ne  portoit  des  forêts  de  folle-avoine  de  vingt  et  trente 
pieds  de  hauteur.  Les  canots,  perdus  dans  ce  double  océan  d'eau  et  d'herbes, 
ne  se  peuvent  diriger  qu'à  l'aide  des  étoiles  ou  de  la  boussole.  Quand  des 
tempêtes  surviennent,  les  moissons  fluviales  plient,  se  renversent  sur  les 
embarcations,  et  des  millions  de  canards,  de  sarcelles,  de  morelles,  de 
hérons,  de  bécassines  s'envolent  en  formant  un  nuage  au-dessus  de  la  tète 
des  voyageurs. 

Les  eaux  débordées  restent  pendant  quelques  jours  incertaines  de  leur 
penchant;  peu  à  peu  elles  se  partagent.  Une  pirogue  est  doucement  entraînée 
vers  les  mers  polaires,  les  mers  du  midi,  les  grands  lacs  du  Canada,  les 
affluents  du  Missouri,  selon  le  point  de  la  circonférence  sur  lequel  elle  se 
trouve  lorsqu'elle  a  dépassé  le  milieu  de  l'inondation.  Rien  n'est  étonnant  et 
majestueux  comme  ce  mouvement  et  cette  distribution  des  eaux  centrales  de 
l'Amérique  du  Nord. 

Sur  le  Mississipi  inférieur,  le  major  Pike,  en  1806,  M.  Nuttal,  en  1819,  ont 
parcouru  le  territoire  d'Arkansa,  visité  les  Osages,  et  fourni  des  renseigne- 
ments aussi  utiles  à  l'histoire  naturelle  qu'à  la  topographie. 

Tel  est  ce  Mississipi,  dont  je  parlerai  dans  mon  Voyage;  fleuve  que 
les  François  descendirent  les  premiers  en  venant  du  Canada;  fleuve  qui 
coula  sous  leur  puissance,  et  dont  la  riche  vallée  regrette  encore  leur 
génie. 

Colomb  découvrit  l'Amérique  dans  la  nuit  du  1!  au  M  octobre  1492  :  le 
ca[)itaine  Francklin  a  complété  la  découverte  de  ce  monde  nouveau  le 
18  août  1826.  Que  de  générations  écoulées,  que  de  révolutions  accomplies, 
que  de  changements  arrivés  chez  les  peuples  dans  cet  espace  de  trois  cent 
trente-trois  ans  neuf  mois  et  vingt-quatre  jours! 

Le  monde  ne  ressemble  plus  au  monde  de  Colomb.  Sur  ces  mers  ignorées 


^0  PREFACE. 

au-dessus  desquelles  on  voyoit  s'élever  une  main  noire,  la  main  de  Satan  ', 
qui  saisissoit  les  vaisseaux  pendant  la  nuit  et  les  entraînoit  au  fond  de 
l'abîme-  dans  ces  régions  antarctiques,  séjour  de  la  nuit,  de  l'épouvante  et 
des  fables;  dans  ces  eaux  furieuses  du  cap  Horn  et  du  cap  des  Tempêtes, 
où  pâlissoient  les  pilotes;  dans  ce  double  océan  qui  bat  ses  doubles  rivages  ; 
dans  ces  parages  jadis  si  redoutés,  des  bateaux  de  poste  font  régulièrement 
des  trajets  pour  le  service  des  lettres  et  des  voyageurs.  On  s'invite  à  dîner 
d'une  ville  florissante  en  Amérique  à  une  ville  florissante  en  Europe,  et  l'on 
arrive  à  l'heure  marquée.  Au  lieu  de  ces  vaisseaux  grossiers,  malpropres, 
infects,  humides,  oii  l'on  ne  vivoit  que  de  viandes  salées,  où  le  scorbut  vous 
dévoroit,  d'élégants  navires  offrent  aux  passagers  des  chambres  lambrissées 
d'acajou,  ornées  de  tapis,  de  glaces,  de  fleurs,  de  bibliothèques,  d'instru- 
ments de  musique ,  et  toutes  les  délicatesses  de  la  bonne  chère.  Un  voyage 
qui  demandera  plusieurs  années  de  perquisitions  sous  les  latitudes  les  plus 
diverses  n'amènera  pas  la  mort  d'un  seul  matelot. 

Les  tempêtes?  On  en  rit.  Les  distances?  Elles  ont  disparu.  Un  simple  balei- 
nier fait  voile  au  pôle  austral  :  si  la  pêche  n'est  pas  bonne,  il  revient  au  pôle 
boréal  :  pour  prendre  un  poisson,  il  traverse  deux  fois  les  tropiques,  par- 
court deux  fois  un  diamètre  de  la  terre ,  et  touche  en  quelque  mois  aux 
deux  bouts  de  l'univers.  Aux  portes  des  tavernes  de  Londres  on  voit 
affichée  Tannonce  du  départ  du  paquebot  de  la  terre  de  Diemen  avec  toutes  les 
commodités  possibles  pour  les  passagers  aux  Antipodes,  et  cela  auprès  de 
l'annonce  du  départ  du  paquebot  de  Douvres  à  Calais.  On  a  des  Itinéraires  de 
poche,  des  Guides ,  des  Manuels  à  l'usage  des  personnes  qui  se  proposent  de 
faire  un  voyage  d'agrément  autour  du  monde.  Ce  voyage  dure  neuf  ou  dix 
mois,  quelquefois  moins.  On  part  l'hiver  en  sortant  de  l'opéra;  on  touche 
aux  îles  Canaries,  à  Rio-Janeiro,  aux  Philippines,  à  la  Chine,  aux  Indes,  au 
cap  de  Bonne-Espérance,  et  l'on  est  revenu  chez  soi  pour  l'ouverture  de  la 
chasse. 

Les  bateaux  à  vapeur  ne  connoissent  plus  de  vents  contraires  sur  l'Océan, 
de  courants  opposés  dans  les  fleuves  :  kiosques  ou  palais  flottants  à  deux  ou 
trois  étages,  du  haut  de  leurs  galeries  on  admire  les  plus  beaux  tableaux  de 
la  nature  dans  les  forêts  du  Nouveau  Monde.  Des  routes  commodes  franchis- 
sent le  sommet  des  montagnes,  ouvrent  des  désert  naguère  inaccessibles  : 
quarante  mille  voyageurs  viennent  de  se  rassembler  en  partie  de  plaisir  à  la 

i.  Voyez  les  vieilles  cartes  et  les  navigateurs  arabes. 


PRÉFACE.  -VI 

cataracte  de  Niagara.  Sur  des  chemins  de  fer  glissent  rapidement  les  lourds 
chariots  du  commerce;  et  s'il  plaisoit  à  la  France,  à  l'Allemagne  et  à  la 
Russie,  d'établir  une  ligne  télégraphique  jusqu'à  la  muraille  de  la  Chine, 
nous  pourrions  écrire  à  quelques  Chinois  de  nos  amis,  et  recevoir  la  réponse 
dans  l'espace  de  neuf  ou  dix  heures.  Un  homme  qui  commcnceroit  son 
pèlerinage  à  dix-huit  ans,  elle  ûniroit  à  soixante,  en  marchant  seulement 
quatre,  lieues  par  jour,  auroit  achevé  dans  sa  vie  près  de  sept  fois  le  tour 
de  notre  chétive  planète.  Le  génie  de  l'homme  est  véritablement  trop  grand 
pour  sa  petite  habitation  :  il  faut  en  conclure  qu'il  est  destiné  à  une  plus 
haute  demeure. 

Est-il  bon  que  les  communications  entre  les  hommes  soient  devenues 
aussi  faciles  ?  Les  nations  ne  conserveroient-elles  pas  mieux  leur  caractère 
en  s'ignorant  les  unes  les  autres,  en  gardant  une  fidélité  religieuse  aux  habi- 
tudes et  aux  traditions  de  leurs  pères?  J'ai  vu  dans  ma  jeunesse  de  vieux 
Bretons  murmurer  contre  les  chemins  que  l'on  vouloit  ouvrir  dans  leurs  bois, 
alors  même  que  ces  chemins  dévoient  élever  la  valeur  des  propriétés  riveraines. 

Je  sais  qu'on  peut  appuyer  ce  système  de  déclamations  fort  touchantes  : 
le  bon  vieux  temps  a  sans  doute  son  mérite;  mais  il  faut  se  souvenir  qu'un 
état  politique  n'en  est  pas  meilleur  parce  qu'il  est  caduc  et  routinier;  autre- 
ment il  faudroit  convenir  que  le  despotisme  de  la  Chine  et  de  l'Inde,  oii  rien 
n'a  changé  depuis  trois  mille  ans,  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  parfait  dans  ce 
monde.  Je  ne  vois  pourtant  pas  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  si  heureux  à  s'en- 
fermer pendant  une  quarantaine  de  siècles  avec  des  peuples  en  enfance  et 
des  tyrans  en  décrépitude. 

Le  goût  et  l'admiration  du  stationnaire  viennent  des  jugements  faux  que 
l'on  porte  sur  la  vérité  des  faits  et  sur  la  nature  de  l'homme  :  sur  la  vérité 
des  faits,  parce  qu'on  suppose  que  les  anciennes  mœurs  étoient  plus  pures 
que  les  mœurs  modernes,  complète  erreur;  sur  la  nature  de  Thomme,  parce 
qu'on  ne  veut  pas  voir  que  l'esprit  humain  est  perfectible. 

Les  gouvernements  qui  arrêtent  l'essor  du  génie  ressemblent  à  ces  oise- 
leurs qui  brisent  les  ailes  de  l'aigle  pour  l'empêcher  de  prendre  son  vol. 

Enfin,  on  ne  s'élève  contre  les  progrès  de  la  civilisation  que  par  l'obsession 
des  préjugés  :  on  continue  à  voir  les  peuples  comme  on  les  voyoit  autrefois, 
isolés,  n'ayant  rien  de  commun  dans  leurs  destinées.  Mais  si  l'on  considère 
l'espèce  humaine  comme  une  grande  famille  qui  s'avance  vers  le  même  but; 
si  l'on  ne  s'imagine  pas  que  tout  est  fait  ici-bas  pour  qu'une  petite  province, 
un  petit  royaume,  restent  éternellement  dans  leur  ignorance,  leur  pauvreté, 


f,2  PRÉFACE. 

leurs  institutions  politiques,  telles  que  la  barbarie,  le  temps  ef  le  hasard  les 
ont  produites,  alors  ce  développement  de  l'industrie,  des  sciences  et  des  arts 
semblera  ce  qu'il  est  en  effet,  une  chose  légitime  et  naturelle.  Dans  ce  mou- 
vement universel  on  reconnoîlra  celui  de  la  société,  qui,  finissant  son  histoire 
particulière,  commence  son  histoire  générale. 

Autrefois,  quand  on  avoit  quitté  ses  foyers  comme  Ulysse,  on  étoit  un 
objet  de  curiosité;  aujourd'hui,  excepté  une  demi-douzaine  de  personnages 
hors  de  ligne  par  leur  mérite  individuel ,  qui  peut  intéresser  au  récit  de  ses 
courses?  Je  viens  me  ranger  dans  la  foule  des  voyageurs  obscurs  qui  n'ont 
vu  que  ce  que  tout  le  monde  a  vu,  qui  n'ont  fait  faire  aucun  progrès  aux 
sciences,  qui  n'ont  rien  ajouté  au  trésor  des  connoissances  humaines;  mais 
je  me  présente  comme  le  dernier  historien  des  peuples  de  la  terre  de  Colomb, 
de  ces  peuples  dont  la  race  ne  tardera  pas  à  disparoître;  je  viens  dire  quel- 
ques mots  sur  les  destinées  futures  de  l'Amérique,  sur  ces  autres  peuples 
héritiers  des  infortunés  Indiens  :  je  n'ai  d'autre  prétention  que  d'exprimer 
aes  regrets  et  des  espérances. 


INTRODUCTION 


Dans  uoe  note  de  l'Essai  historique  ',  écrite  en  1794,  j'ai  raconté,  avec  des 
détails  assez  étendus,  quei  avoit  été  mon  dessein  en  passant,  en  Amérique  ; 
j'ai  plusieurs  fois  parié  de  ce  même  dessein  dans  mes  autres  ouvrages,  et 
particulièrement  dans  la  préface  dCAtala.  Je  ne  prétendois  à  rien  moins  qu'à 
découvrir  le  passage  au  nord-ouest  de  l'Amérique,  en  retrouvant  la  mer 
Polaire,  vue  par  Heame  en  1772,  aperçue  plus  à  l'ouest  en  1789  par  Mac- 
kenzie,  reconnue  par  le  capitaine  Parry,  qui  s'en  approcha  en  181 9.  à  travers 
le  détroit  de  Lancastre,  et  en  1821  à  l'extrémité  du  délroit  de  L'HécIa  et  de  La 
Fury*;  enSn  le  capitaine  Franklin,  après  avoir  descendu  successivement  la 
rivière  de  Hearne  en  1821,  et  celle  de  Mackenzie  en  1826,  vient  d'explorer 
les  bords  de  cet  océan,  qu'environne  une  ceinture  de  glaces,  et  qui  jusqu'à 
présent  a  repoussé  tous  les  vaisseaux. 

n  faut  remarquer  une  chose  particulière  à  la  France  :  la  plupart  de  ses 
voyageurs  ont  été  des  hommes  isolés,  abandonnés  à  leurs  propres  forces  et  à 
leur  propre  génie  :  rarement  le  gouvernement  ou  d«s  compagnies  particu- 
lières les  ont  employés  ou  secourus.  Il  est  arrivé  de  là  que  des  peuples  étran- 
gers, mieux  avisés,  ont  fait,  par  un  concours  de  volontés  nationales,  ce  que 
les  individus  françois  n'ont  pu  achever.  En  France  on  a  le  courage;  le  cou- 
rage mérite  le  succès,  mais  il  ne  suffit  pas  toujours  pour  l'obtenir 

1.  Essai  historique  sur  les  Révolutions,  n'  partie,  chap.  xxiii. 

2.  Cet  intrépide  marin  étoit  reparti  pour  le  Spitzberg  avec  l'intention  d'aller  jus- 
qu'au pôle  en  traîneau.  Il  est  resté  soixante  et  un  jours  sur  la  glace  sans  pouvoir 
dépasser  le  82«  degré  45  minutes  de  latitude  N. 


lifi  INTRODUCTION. 

Aujourd'hui,  que  j'approche  de  la  fin  de  ma  carrière,  jo  no  puis  m'cmpê- 
cher,  en  jetant  un  regard  sur  le  passé,  de  songer  combien  cette  carrière  eût 
été  changée  pour  moi  si  j'avois  rempli  le  but  de  mon  voyage.  Perdu  dans 
ces  mors  sauvages,  sur  ces  grèves  hyperboréennes  où  aucun  homme  n'a 
imprimé  ses  pas,  les  années  de  discorde  qui  ont  écrasé  tant  de  générations 
avec  tant  de  bruit  seroient  tombées  sur  ma  tête  en  silence  :  le  monde  auroit 
changé  moi  absent.  li  est  probable  que  je  n'aurois  jamais  eu  le  malheur 
d'écrire;  mon  nom  seroit  demeuré  inconnu,  ou  il  s'y  fût  attaché  une  de  ces 
renommées  paisibles  qui  ne  soulèvent  point  l'envie  et  qui  annoncent  moins 
de  gloire  que  de  bonheur.  Qui  sait  même  si  j'aurois  repassé  l'Atlantique,  si 
je  ne  me  serois  pas  fixé  dans  les  solitudes  par  moi  découvertes,  comme  un 
conquérant  au  milieu  de  ses  conquêtes?  II  est  vrai  que  je  n'aurois  pas  figuré 
au  congrès  de  Vérone,  et  qu'on  ne  m'eût  pas  appelé  monseigneur  dans  l'hô- 
tellerie des  affaires  étrangères,  rue  des  Capucines,  à  Paris. 

Tout  cola  est  fort  indifférent  au  terme  de  la  route  :  quelle  que  soit  la  diversité 
des  chemins,  les  voyageurs  arrivent  au  commun  rendez-vous;  ils  y  parvien- 
nent tous  également  fatigués,  car  ici-bas  depuis  le  commencement  jusqu'à 
la  fin  de  la  course  on  ne  s'assied  pas  une  seule  fois  pour  se  reposer  :  comme 
les  Juifs  au  festin  de  la  Pâque,  on  assiste  au  banquet  de  la  vie  à  la  hâte, 
debout,  les  reins  ceints  d'une  corde,  les  souliers  aux  pieds  et  le  bâton  à  la  main. 

II  est  donc  inutile  de  redire  quel  étoit  le  but  de  mon  entreprise,  puisque 
je  l'ai  dit  cent  fois  dans  mes  autres  écrits.  II  me  suffira  de  faire  observer  au 
lecteur  que  ce  premier  voyage  pouvoit  devenir  le  dernier  si  je  parvenois  à 
me  procurer  tout  d'abord  les  ressources  nécessaires  à  ma  grande  découverte; 
mais  dans  le  cas  où  je  serois  arrêté  par  des  obstacles  imprévus,  ce  premier 
voyage  ne  devoit  être  que  le  prélude  d'un  second,  qu'une  sorte  de  recon- 
noissance  dans  le  désert. 

Pour  s'expliquer  la  route  qu'on  me  verra  prendre,  il  faut  aussi  se  souvenir 
du  plan  que  je  m'étois  tracé  :  ce  plan  est  rapidement  esquissé  dans  la  note 
de  l'Essai  historique  ci-dessus  indiquée.  Le  lecteur  y  verra  qu'au  lieu  de 
remonter  au  septentrion,  je  vouloir  marchera  l'ouest,  de  manière  à  attaquer 
la  rivo  occidentale  de  l'Ainériquo,  un  peu  au-dessus  du  golfe  de  Californie. 
Do  là,  suivant  le  profil  du  continent,  et  toujours  en  vue  de  la  mer,  mon 
dessein  étoit  do  me  diriger  vers  le  nord  jusqu'au  détroit  de  Behring,  de  dou- 
bler le  dernier  cap  do  rAmériijue,  de  descendre  à  l'est  le  long  dos  rivages  do 
1,1  nier  Polaire,  et  do  rontror  dans  les  États-Unis  par  la  baie  dlludson,  lo 
Labrador  et  lo  Canada. 


INTRODUCTION.'  /|5 

Ce  qui  me  déterminoit  à  parcourir  une  si  longue  côte  de  l'océan  PaciGque 
étoit  le  peu  de  connoissance  que  l'on  avoit  de  cette  côte.  Il  restoit  des  doutes, 
même  après  les  travaux  de  Vancouver,  sur  l'existence  d'un  passage  entre 
le  40*  et  le  60*  degré  de  latitude  septentrionale  :  la  rivière  de  la  Colombie, 
les  gisements  du  Nouveau  Cornouailles,  le  détroit  de  Chelchoff ,  les  régions 
Aleutiennes,  le  golfe  de  Bristol  ou  de  Cook,  les  terres  des  Indiens  Tchouko- 
tches,  rien  de  tout  cela  n'avoit  encore  été  exploré  par  Kolzebue  et  les  autres 
navigateurs  russes  ou  américains.  Aujourd'hui  le  capitaine  Franklin,  évitant 
plusieurs  mille  lieues  de  circuit,  s'est  épargné  la  peine  de  chercher  à  l'occi- 
dent ce  qui  ne  se  pouvoit  trouver  qu'au  septentrion. 

Maintenant  je  prierai  encore  le  lecteur  de  rappeler  dans  sa  mémoire  divers 
passages  de  la  préface  générale  de  mes  OEuvres  complètes,  et  de  la  préface  de 
YEssai  historique,  où  j'ai  raconté  quelque  particularités  de  ma  vie.  Destiné 
par  mon  père  à  la  marine,  et  par  ma  mère  à  l'état  ecclésiastique,  ayant  choisi 
moi-même  le  service  de  terre,  j'avois  été  présenté  à  Louis  XYI  :  afin  de 
jouir  des  honneurs  de  la  cour  et  de  monter  dans  les  carrosses^  pour  parler  le 
langage  du  temps,  il  falloit  avoir  au  moins  le  rang  de  capitaine  de  cavalerie  : 
j'étois  ainsi  capitaine  de  cavalerie  de  droit  et  sous-lieutenant  d'infanterie  de 
fait,  dans  le  régiment  de  Navarre.  Les  soldats  de  ce  régiment,  dont  le  mar- 
quis de  Mortemart  éloit  colonel,  s'étant  insurgés  comme  les  autres,  je  me 
trouvai  dégagé  de  tout  lien  vers  la  fin  de  1790.  Quand  je  quittai  la  France, 
au  commencement  de  1791,  la  révolution  marchoit  à  grands  pas  :  les  prin- 
cipes sur  lesquels  elle  se  fondoit  étoient  les  miens,  mais  je  détestois  les 
violences  qui  l'avoient  déjà  déshonorée  :  c'étoit  avec  joie  que  j'allois  cher- 
cher une  indépendance  plus  conforme  à  mes  goûts,  plus  sympathique  à  mon 
caractère. 

A  cette  même  époque  le  mouvement  de  l'émigration  s'accroissoit;  mais 
comme  on  ne  se  battoit  pas,  aucun  sentiment  d'honneur  ne  me  forçoit,  contre 
le  penchant  de  ma  raison,  à  me  jeter  dans  la  folie  de  Coblentz.  Une  émigra- 
tion plus  raisonnable  se  dirigeoit  vers  les  rives  de  l'Ohio  ;  une  terre  de  liberté 
offroit  son  asile  à  ceux  qui  fuyoient  la  liberté  de  leur  patrie.  Rien  ne  prouve 
mieux  le  haut  prix  des  institutions  généreuses  que  cet  exil  volontaire  des  par- 
tisans du  pouvoir  absolu  dans  un  monde  républicain. 

Au  printemps  de  1791  je  dis  adieu  à  ma  respectable  et  digne  mère,  et  je 
m'embarquai  à  Saint-Malo;  je  portois  au  général  Washington  une  lettre  de 
recommandation  du  marquis  de  La  Rouairie.  Celui-ci  avoit  fait  la  guerre  de 
l'indépendance  en  Amérique;  il  ne  tarda  pas  à  devenir  célèbre  en  France  par 


46  INTRODUCTION. 

la  conspiration  royaliste  à  laquelle  il  donna  son  nom.  J'avois  pour  compa- 
gnons de  voyage  de  jeunes  séminaristes  de  Saint-Sulpice,  que  leur  supérieur, 
homme  de  mérite,  conduisoit  à  Baltimore.  Nous  mîmes  à  la  voile  :  au  bout 
de  quarante-huit  heures  nous  perdîmes  la  terre  de  vue,  et  nous  entrâmes  dans 
l'Atlantique. 

Il  est  difficile  aux  personnes  qui  n'ont  jamais  navigué  de  se  faire  une  idée 
des  sentiments  qu'on  éprouve  lorsque  du  bord  d'un  vaisseau  on  n'aperçoit 
plus  que  la  mer  et  le  ciel.  J'ai  essayé  de  retracer  ces  sentiments  dans  le  cha- 
pitre du  Génie  du  Christianisme  intitulé  Deux  Perspectives  de  la  nature,  et  dans 
Les  Natchez,  en  prêtant  mes  propres  émotions  à  Chactas.  L'Essai  historique  et 
Yltinéraire  sont  également  remplis  des  souvenirs  et  des  images  de  ce  qu'on 
peut  appeler  le  désert  de  l'Océan.  Me  trouver  au  milieu  de  la  mer,  c'étoit 
n'avoir  pas  quiUé  ma  patrie;  c'étoit,  pour  ainsi  dire,  être  porté  dans  mon 
premier  vpyage  par  ma  nourrice,  par  la  confidente  des  mes  premiers  plaisirs. 
Qu'il  me  soil  permis,  afin  de  mieux  faire  entrer  le  lecteur  dans  l'esprit  de  la 
relation  qu'il  va  lire,  de  citer  quelques  pages  de  mes  Mémoires  inédits  : 
presque  toujours  notre  manière  de  voir  et  de  sentir  tient  aux  réminiscences 
de  notre  jeunesse. 

C'est  à  moi  que  s'appliquent  les  vers  de  Lucrèce 

Tum  porro  puer  ut  sœvis  projectus  ab  uudis 
Navita 

Le  ciel  voulut  placer  dans  mon  berceau  une  image  de  mes  destinées. 

«  Élevé  comme  le  compagnon  des  vents  et  des  flots,  ces  flots,  ces  vents, 
cette  solitude,  qui  furent  mes  premiers  maîtres,  convenoient  peut-être  mieux 
à  la  nature  de  mon  esprit  et  à  l'indépendance  de  mon  caractère.  Peut-être 
dois-je  à  cette  éducation  sauvage  quelque  vertu  que  j'aurois  ignorée  :  la 
vérité  est  qu'aucun  système  d'éducation  n'est  en  soi  préférable  à  un  autre.  Dieu 
fait  bien  ce  qu'il  fait;  c'est  sa  providence  qui  nous  dirige,  lorsqu'elle  nous 
appelle  à  jouer  un  rôle  sur  la  scène  du  monde.  » 

Après  les  détails  de  l'enfance  viennent  ceux  de  mes  études.  Bientôt  échappé 
du  luit  iialernel,  je  dis  l'impression  que  fit  sur  moi  Paris,  la  cour,  le  monde; 
je  peins  la  société  d'alors,  les  hommes  que  je  rencontrai;  les  premiers  mou- 
vements de  la  révolution  :  la  suite  des  dates  m'amène  à  l'époque  de  mon 
départ  pour  les  ^^lats-Unis.  En  me  rendant  au  port  je  visitai  la  terre  où  s'éloil 
écoulée  une  |>artio  do  mon  enfance  :  je  laisse  parler  les  Mémoires. 

«  Je  n'ai  revu  Combourg  que  trois  fois  :  à  la  mort  de  mon  père  toute  la 


INTRODUCTION.  kl 

famille  se  trouva  réunie  au  château  pour  se  dire  adieu.  Deux  ans  plus  tard 
j 'accompagnai  ma  mère  à  Combourg  :  elle  vouloiL  meubler  le  vieux  manoir; 
m  on  frère  y  devoit  amener  ma  belle-sœur  :  mon  frère  ne  vint  point  en  Bre- 
a  gne,  et  bientôt  il  monta  sur  l'échafaud  avec  la  jeune  femme  '  pour  qui  ma 
;n  ère  avoit  préparé  le  lit  nuptial.  Enfin,  je  pris  le  chemin  de  Combourg  en 
Xi  e  rendant  au  port,  lorsque  je  me  décidai  à  passer  en  Amérique. 

«  Après  seize  années  d'absence,  prêt  à  quitter  de  nouveau  le  sol  natal  pour 
les  ruines  de  la  Grèce,  j'allai  embrasser  au  milieu  des  landes  de  ma  pauvre 
Bretagne  ce  qui  me  restoit  de  ma  famille  ;  mais  je  n'eus  pas  le  courage  d'en- 
treprendre le  pèlerinage  des  champs  paternels.  C'est  dans  les  bruyères  de 
Combourg  que  je  suis  devenu  le  peu  que  je  suis;  c'est  là  que  j'ai  vu  se 
réunir  et  se  disperser  ma  famille.  De  dix  enfants  que  nous  avons  été,  nous  ne 
restons  plus  que  trois.  Ma  mère  est  morte  de  douleur;  les  cendres  de  mon 
père  ont  été  jetées  au  vent. 

«  Si  mes  ouvrages  me  survivoient,  si  je  devois  laisser  un  nom,  peut-être 
un  jour,  guidé  par  ces  Mémoires,  le  voyageur  s'arrèteroit  un  moment  aux 
lieux  que  j'ai  décrits.  Il  pourroit  reconnoître  le  château,  mais  il  chercheroit 
en  vain  le  grand  mail  ou  le  grand  bois  :  il  a  été  abattu  ;  le  berceau  de  mes 
songes  a  disparu  comme  ces  songes.  Demeuré  seul  debout  sur  son  rocher, 
l'antique  donjon  semble  regretter  les  chênes  qui  l'environnoient  et  le  proté- 
geoient  contre  les  tempêtes.  Isolé  comme  lui,  j'ai  vu  comme  lui  tomber  autour 
de  moi  ma  famille,  qui  embellissoit  mes  jours  et  me  prêtoit  son  abri  :  grâce 
au  ciel ,  ma  vie  n'est  pas  bâtie  sur  terre  aussi  solidement  que  les  tours  où 
j'ai  passé  ma  jeunesse.  » 

Les  lecteurs  connoissent  à  présent  le  voyageur  auquel  ils  vont  avoir  affaire 
dans  le  récit  de  ses  premières  courses. 

1.  M"^  de  Rosambeau,  petite-fille  de  M.  de  Malesherbes,  exécutée  avec  son  mari  et 
sa  mère  le  même  jour  que  son  illustre  aïeul 


VOYAGE 

EN    AMÉPaQUE 


Je  m'embarquai  donc  à  Saint-Malo,  comme  je  l'ai  dit;  nous  prîmes 
la  haute  mer,  et  le  6  mai  1791,  vers  les  huit  heures  du  matin,  nous 
découvrîmes  le  pic  de  l'île  de  Fico,  l'une  des  Açores  :  quelques  heures 
après,  nous  jetâmes  l'ancre  dans  une  mauvaise  rade,  sur  un  fond  de 
roches,  devant  l'île  Graciosa.  On  en  peut  lire  la  description  dans  Y  Essai 
historique.  On  ignore  la  date  précise  de  la  découverte  de  cette  île. 

C'étoit  la  première  terre  étrangère  à  laquelle  j'abordois;  par  cette 
raison  même  il  m'en  est  reste  un  souvenir  qui  conserve  chez  moi  l'em- 
preinte et  la  vivacité  de  la  jeunesse.  Je  n'ai  pas  manqué  de  conduire 
Chactas  aux  Açores,  et  de  lui  faire  voir  la  fameuse  statue  que  les  pre- 
miers na\igateurs  prétendirent  avoir  trouvée  sur  ces  rivages. 

Des  Açores,  poussés  par  les  vents  sur  le  banc  de  Terre-Neuve,  nous 
fûmes  obligés  de  faire  une  seconde  relâche  à  l'île  Saint-Pierre.  «  T.  et 
moi,  dis-je  encore  dans  VEssai  historique,  nous  allions  courir  dans  les 
montagnes  de  cette  île  affreuse  ;  nous  nous  perdions  au  milieu  des 
brouillards  dont  elle  est  sans  cesse  couverte,  errant  au  milieu  des 
nuages  et  des  bouffées  de  vent,  entendant  les  mugissements  d'une  mer 
que  nous  ne  pouvions  découvrir,  égarés  sur  une  bruyère  laineuse  et 
morte,  au  bord  d'un  torrent  rougeâtre  qui  couloit  entre  des  rochers.  » 

Les  vallées  sont  semées,  dans  différentes  parties,  de  cette  espèce  de 
pin  dont  les  jeunes  pousses  servent  à  faire  une  bière  amère.  L'île  est 
environnée  de  plusieurs  écueils,  entre  lesquels  on  remarque  celui  du 
Colombier,  ainsi  nommé  parce  que  les  oiseaux  de  mer  y  font  leur  nid 
au  printemps.  J'en  ai  donné  la  description  dans  le  Génie  du  Christia- 
nisme. 

VI.  4 


50  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

L'île  Saint-Pierre  n'est  se'parée  de  celle  de  Terre-Neuve  que  par  un 
détroit  assez  dangereux  :  de  ses  côtes  désolées  on  découvre  les  rivages, 
encore  plus  désolés,  de  Terre-Neuve.  En  été,  les  grèves  de  ces  îles  sont 
couvertes  de  poissons  qui  sèchent  au  soleil ,  et  en  hiver,  d'ours  blancs 
qui  se  nourrissent  des  débris  oubliés  par  les  pêcheurs. 

Lorsque  j'abordai  à  Saint-Pierre,  la  capitale  de  l'île  consistoit,  autant 
qu'il  m'en  souvient,  dans  une  assez  longue  rue,  bâtie  le  long  de  la 
mer.  Les  habitants,  fort  hospitaliers,  s'empressèrent  de  nous  offrir 
leur  table  et  leur  maison.  Le  gouverneur  logeoit  à  l'extrémité  de  la 
ville.  Je  dînai  deux  ou  trois  fois  chez  lui.  Il  cultivoit  dans  un  des  fossés 
du  fort  quelques  légumes  d'Europe.  Je  me  souviens  qu'après  le  dîner 
il  me  montroit  son  jardin;  nous  allions  ensuite  nous  asseoir  au  pied 
du  mât  du  pavillon  planté  sur  la  forteresse.  Le  drapeau  françois  flottoit 
sur  notre  tête,  tandis  que  nous  regardions  une  mer  sauvage  et  les 
côtes  sombres  de  l'île  de  Terre-Neuve,  en  parlant  de  la  patrie. 

Après  une  relâche  de  quinze  jours,  nous  quittâmes  l'île  Saint- 
Pierre,  et  le  bâtiment,  faisant  route  au  midi,  atteignit  la  latitude  des 
côtes  du  Maryland  et  de  la  Virginie  :  les  calmes  nous  arrêtèrent.  Nous 
jouissions  du  plus  beau  ciel;  les  nuits,  les  couchers  et  les  levers  du 
soleil  étoient  admirables.  Dans  le  chapitre  du  Génie  du,  Christianisme 
déjà  cité,  intitulé  Deux  perspectives  de  la  nature,  j'ai  rappelé  une  de 
ces  pompes  nocturnes  et  une  de  ces  mignificences  du  couchant.  «  Le 
globe  du  soleil ,  prêt  à  se  plonger  dans  les  flots,  apparoissoit  entre  les 
cordages  du  navire,  au  milieu  des  espaces  sans  bornes,  etc.  » 

Il  ne  s'en  fallut  guère  qu'un  accident  ne  mît  un  terme  à  tous  mes 
projets. 

La  chaleur  nous  accabloit;  le  vaisseau,  dans  un  calme  plat,  sans 
voile,  et  trop  chargé  de  ses  mâts,  étoit  tourmenté  par  le  roulis.  Brûlé 
sur  le  pont  et  fatigué  du  mouvement,  je  voulus  me  baigner,  et  quoique 
nous  n'eussions  point  de  chaloupe  dehors,  je  me  jetai  du  mât  de 
beaupré  à  la  mer.  Tout  alla  d'abord  à  merveille,  et  plusieurs  passagers 
m'imitèrent.  Je  nageois  sans  regarder  le  vaisseau  ;  mais  quand  je  vins 
à  tourner  la  tête,  je  m'aperçus  que  le  courant  l'avoit  déjà  entraîné 
bien  loin.  L'équipage  étoit  accouru  sur  le  pont;  on  avoit  filé  un  grelin 
aux  autres  nageurs.  Des  requins  se  montroicnt  dans  les  eaux  du 
navire,  et  on  leur  tiroit  du  bord  des  coups  de  fusil  pour  les  écarter.  La 
houle  étoit  si  grosse  qu'elle  retardoit  mon  retour  et  épuisoit  mes 
forces.  J'uvois  un  abîme  au-dessous  de  moi,  et  les  requins  pouvoiont 
à  tout  moment  m'cmportcr  un  bras  ou  une  jambe.  Sur  le  bàliniciit, 
on  s'elforr.oit  de  mettre  un  canot  à  la  nier;  mais  il  falloit  établir  un 
palan,  et  cela  preiioit  un  temps  considérable. 


VOYAGE  EN    AMERIQUE.  51 

Par  le  plus  grand  bonheur,  une  brise  presque  insensible  se  leva  :  le 
vaisseau,  gouvernant  un  peu,  se  rapprocha  de  moi  ;  je  pus  m'emparer 
du  bout  de  la  corde;  mais  les  compagnons  de  ma  témérité  s'e'toient 
accrochés  à  cette  corde;  et  quand  on  nous  attira  au  fTanc  du  bâtiment, 
me  trouvant  à  l'extrémité  de  la  file,  ils  pesoient  sur  moi  de  tout  leur 
poids.  On  nous  repêcha  ainsi  un  à  un,  ce  qui  fut  long.  Les  roulis  con- 
tinuoient;  à  chacun  d'eux  nous  plongions  de  dix  ou  douze  pieds  dan? 
la  vague,  ou  nous  étions  suspendus  en  l'air  à  un  même  nombre  de 
pieds,  comme  des  poissons  au  bout  d'une  ligne.  A  la  dernière  immer- 
sion, je  me  sentis  prêt  à  m'évanouir;  un  roulis  de  plus,  et  c'en  étoit 
fait.  Enfin  on  me  hissa  sur  le  pont  à  demi  mort  :  si  je  m'étois  noyé, 
le  bon  débarras  pour  moi  et  pour  les  autres  I 

Quelques  jours  après  cet  accident ,  nous  aperçûmes  la  terre  :  elle 
étoit  dessinée  par  la  cime  de  quelques  arbres  qui  sembloient  sortir  du 
sein  de  l'eau  :  les  palmiers  de  l'embouchure  du  Nil  me  découvrirent 
depuis  le  rivage  de  l'Egypte  de  la  même  manière.  Un  pilote  vint  à 
notre  bord.  Nous  entrâmes  dans  la  baie  de  Chesapeake,  et  le  soir 
même  on  envoya  une  chaloupe  chercher  de  l'eau  et  des  vivres  frais.  Je 
me  joignis  au  parti  qui  alloit  à  terre ,  et  une  demi-heure  après  avoir 
quitté  le  vaisseau  je  foulai  le  sol  américain. 

Je  restai  quelque  temps  les  bras  croisés,  promenant  mes  regards 
autour  de  moi  dans  un  mélange  de  sentiments  et  d'idées  que  je  ne 
pouvois  débrouiller  alors,  et  que  je  ne  pourrôis  peindre  aujourd'hui. 
Ce  continent  ignoré  du  reste  du  monde  pendant  toute  la  durée  des 
temps  anciens  et  pendant-  un  grand  nombre  de  siècles  modernes  ;  les 
premières  destinées  sauvages  de  ce  continent,  et  ses  secondes  desti- 
nées depuis  l'arrivée  de  Christophe  Colomb  ;  la  domination  des  monar- 
chies de  l'Europe  ébranlée  dans  ce  Nouveau  Monde  ;  la  vieille  société 
finissant  dans  la  jeune  Amérique;  une  république  d'un  genre  inconnu 
jusque  alors,  annonçant  un  changement  dans  l'esprit  humain  et  dans 
l'ordre  politique  ;  la  part  que  ma  patrie  avoit  eue  à  ces  événements  ; 
ces  mers  et  ces  rivages  devant  en  partie  leur  indépendance  au  pavillon 
et  au  sang  françois;  un  grand  homme  sortant  à  la  fois  du  milieu  des 
discordes  et  des  déserts,  Washington  habitant  une  ville  florissante 
dans  le  même  lieu  où  un  siècle  auparavant  Guillaume  Penn  avoit 
acheté  un  morceau  de  terre  de  quelques  Indiens  ;  les  États-Unis  ren- 
voyant à  la  France,  à  travers  l'Océan,  la  révolution  et  la  liberté  que  la 
France  avoit  soutenues  de  ses  armes;  enfin,  mes  propres  desseins,  les 
découvertes  que  je  voulois  tenter  dans  ces  solitudes  natives,  qui  éten- 
doicnt  encore  leur  vaste  royaume  derrière  l'étroit  empire  d'une  civilisa- 
tion étrangère  :  voilà  les  choses  qui  occupoient  confusément  mon  esprit. 


52  VOYAGE   EN   AMERIQUE. 

Nous  nous  avançâmes  vers  une  habitation  assez  éloignée  pour  y 
acheter  ce  qu'on  voudroit  nous  vendre.  Nous  traversâmes  quelques 
petits  hois  de  baumiers  et  de  cèdres  de  la  Virginie  qui  parfumoient 
l'air.  Je  vis  voltiger  des  oiseaux  moqueurs  et  des  cardinaux,  dont  les 
chants  et  les  couleurs  m'annoncèrent  un  nouveau  climat.  Une  négresse 
de  quatorze  ou  quinze  ans,  d'une  beauté  extraordinaire,  vint  nous 
ouvrir  la  barrière  d'une  maison  qui  tenoit  à  la  fois  de  la  ferme  d'un 
Anglois  et  de  l'habitation  d'un  colon.  Des  troupeaux  de  vaches  pais- 
soient  dans  des  prairies  artificielles  entourées  de  palissades  dans  les- 
quelles se  jouoient  des  écureuils  gris,  noirs  et  rayés;  des  nègres 
scioient  des  pièces  de  bois,  et  d'autres  cultivoient  des  plantations  de 
tabac.  Nous  achetâmes  des  gâteaux  de  maïs,  des  poules,  des  œufs,  du 
lait,  et  nous  retournâmes  au  bâtiment  mouillé  dans  la  baie. 

On  leva  l'ancre  pour  gagner  la  rade,  et  ensuite  le  port  de  Baltimore. 
Le  trajet  fut  lent;  le  vent  manquoit.  En  approchant  de  Baltimore,  les 
eaux  se  rétrécirent  :  elles  étoient  d'un  calme  parfait  ;  nous  avions  l'air 
de  remonter  un  fleuve  bordé  de  longues  avenues  :  Baltimore  s'offrit  à 
nous  comme  au  fond  d'un  lac.  En  face  de  la  ville  s'élevoit  une  colline 
ombragée  d'arbres,  au  pied  de  laquelle  on  commençoit  à  bâtir  quel- 
ques maisons.  Nous  amarrâmes  au  quai  du  port.  Je  couchai  à  bord,  et 
ne  descendis  à  terre  que  le  lendemain.  J'allai  loger  à  l'auberge,  où  l'on 
porta  mes  bagages.  Les  séminaristes  se  retirèrent  avec  leur  supérieur 
à  l'établissement  préparé  pour  eux,  d'cù  ils  se  sont  dispersés  en  Amé- 
rique. 

Baltimore,  comme  toutes  les  autres  métropoles  des  États-Unis, 
n'avoit  pas  l'étendue  qu'elle  a  aujourd'hui  :  c'étoit  une  jolie  ville  fort 
propre  et  fort  animée.  Je  payai  mon  passage  au  capitaine,  et  lui  donnai 
un  dîner  d'adieu  dans  une  très-bonne  taverne  auprès  du  port.  J'arrêtai 
ma  place  au  stage,  qui  faisoit  trois  fois  la  semaine  le  voyage  de  Phi- 
ladelphie. A  quatre  heures  du  matin  je  montai  dans  ce  stage,  et  me 
voilà  roulant  sur  les  grands  chemins  du  Nouveau  Monde,  où  je  ne  con- 
noissois  personne,  où  je  n'étois  connu  de  qui  que  ce  soit  :  mes  com- 
pagnons de  voyage  ne  m'avoient  jamais  vu,  et  je  ne  devois  jamais  les 
revoir  après  notre  arrivée  à  la  capitale  de  la  Pensylvanie. 

La  route  que  nous  parcourûmes  étoit  plutôt  tracée  que  faite.  Le 
pays  étoit  assez  nu  et  assez  plat  :  peu  d'oiseaux,  peu  d'arbres,  quel- 
ques maisons  éparses,  point  de  villages,  voilà  ce  que  présentoit  la 
campagne  et  ce  qui  me  frappa  désagréablement. 

En  approchant  de  i'hiladelphie  nous  rencontrâmes  des  paysans 
allant  an  marché,  des  voitures  publiques  et  d'autres  voitures  fort  élé- 
gantes. I'hiladelphie  me  parut  une  belle  ville  :  les  rues  larges;  quel- 


VOYAGE   EN   AMERIQUE.  53 

qiies-unes,  plantées  d'arbres,  se  coupent  à  angle  droit  dans  un  ordre 
régLdier  du  nord  au  sud  et  de  Test  à  l'ouest.  La  Delaware  coule  paral- 
lèlement à  la  rue  qui  suit  son  bord  occidental  :  c'est  une  rivière  qui 
^c^oit  considi.'rable  en  Europe,  mais  dont  on  ne  parle  pas  en  Amérique, 
tes  rives  sont  basses  et  peu  pittoresques. 

Philadelphie  à  l'époque  de  mon  voyage  (1791)  ne  s'étendoit  point 
encore  jusqu'au  Schuylkill  ;  seulement  le  terrain  en  avançant  vers  cet 
afïluent  étoit  divisé  par  lots,  sur  lesquels  on  construisoit  quelques 
maisons  isolées. 

L'aspect  de  Philadelphie  est  froid  et  monotone.  En  général,  ce  qui 
manque  aux  cités  des  États-Unis,  ce  sont  les  monuments  et  surtout  les 
vieux  monuments.  Le  protestantisme,  qui  ne  sacrifie  point  à  l'imagi- 
nation, et  qui  est  lui-même  nouveau,  n'a  point  élevé  ces  tours  et  ces 
dômes  dont  l'antique  religion  catholique  a  couronné  l'Europe.  Presque 
rien  à  Philadelphie,  à  New-York,  à  Boston,  ne  s'élève  au-dessus  de  la 
masse  des  murs  et  des  toits.  L'œil  est  attristé  de  ce  niveau. 

Les  États-Unis  donnent  plutôt  l'idée  d'une  colonie  que  d'une  nation 
mère;  on  y  trouve  des  usages  plutôt  que  des  mœurs.  On  sent  que  les 
habitants  ne  sont  point  nés  du  sol  :  cette  société,  si  belle  dans  le  pré- 
sent, n'a  point  de  passé;  les  \illes  sont  neuves,  les  tombeaux  sont 
d'hier.  C'est  ce  qui  m'a  fait  dire  dans  Les  Xatchez  :  «  Les  Européens 
n'avoient  point  encore  de  tombeaux  en  Amérique,  qu'ils  y  avoient  déjà 
des  cachots.  C'étoient  les  seuls  monuments  du  passé  pour  cette  société 
sans  aïeux  et  sans  souvenirs.  » 

Il  n'y  a  de  vieux  en  Amérique  que  les  bois,  enfants  de  la  terre,  et  la 
liberté,  mère  de  toute  société  humaine  :  cela  vaut  bien  des  monuments 
et  des  aïeux. 

Un  homme  débarqué,  comme  moi,  aux  États-Unis  plein  d'enthou- 
siasme pour  les  anciens,  un  Caton  qui  cherchoit  partout  la  rigidité  des 
premières  mœurs  romaines,  dut  être  fort  scandalisé  de  trouver  par- 
tout l'élégance  des  vêtements,  le  luxe  des  équipages,  la  frivolité  des 
conversations,  l'inégalité  des  fortunes,  l'immoralité  des  maisons  de 
banque  et  de  jeu,  le  bruit  des  salles  de  bal  et  de  spectacle.  A  Phila- 
delphie, j'aurois  pu  me  croire  dans  une  ville  angloise  :  rien  n'annon- 
çoit  que  j'eusse  passé  d'une  monarchie  à  la  république. 

On  a  pu  voir  dans  l'Essai  historique  qu'à  cette  époque  de  ma  vie 
j'admirois  beaucoup  les  républiques  :  seulement  je  ne  les  croyois  pas 
possibles  à  l'âge  du  monde  oîi  nous  étions  parvenus,  parce  que  je  ne 
connoissois  que  la  liberté  à  la  manière  des  anciens,  la  liberté  fille  des 
mœurs  dans  une  société  naissante;  j'ignorois  qu'il  y  eiît  une  autre 
liberté  fille  des  lumières  et  d'une  vieille  civilisation  ;  liberté  dont  la 


5Z,  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

république  représentative  a  prouvé  la  réalité.  On  n'est  plus  aujourd'hui 
obligé  de  labourer  soi-même  son  petit  champ,  de  repousser  les  arts 
et  les  sciences,  d'avoir  les  ongles  crochus  et  la  barbe  sale  pour  être 
libre. 

Mon  désappointement  politique  me  donna  sans  doute  l'humeur  qui 
me  fit  écrire  la  note  satirique  contre  les  quakers,  et  même  un  peu 
contre  tous  les  Américains,  note  que  l'on  trouve  dans  V Essai  histo- 
rique. Au  reste,  l'apparence  du  peuple  dans  les  rues  de  la  capitale  de 
la  Pensylvanie  étoit  agréable  ;  les  hommes  se  montroient  proprement 
vêtus;  les  femmes,  surtout  les  quakeresses,  avec  leur  chapeau  uni- 
forme, paroissoient  extrêmement  jolies. 

Je  rencontrai  plusieurs  colons  de  Saint-Domingue  et  quelques  Fran- 
çois émigrés.  J'étois  impatient  de  commencer  mon  voyage  au  désert  : 
tout  le  monde  fut  d'avis  que  je  me  rendisse  à  Albany,  où,  plus  rap- 
proché des  défrichements  et  des  nations  indiennes,  je  serois  à  même 
de  trouver  des  guides  et  d'obtenir  des  renseignements. 

Lorsque  j'arrivai  à  Philadelphie,  le  grand  Washington  n'y  étoit  pas. 
Je  fus  ol)ligé  de  l'attendre  une  quinzaine  de  jours;  il  revint.  Je  le  vis 
passer  dans  une  voiture  qu'emportoient  avec  rapidité  quatre  chevaux 
fringants,  conduits  à  grandes  guides.  Washington,  d'après  mes  idées 
d'alors,  étoit  nécessairement  Cincinnatus;  Cincinnatus  en  carrosse 
do'rangeoit  un  peu  ma  république  de  l'an  de  Rome  296.  Le  dictateur 
Washington  pouvoit-il  être  autre  chose  qu'un  rustre  piquant  ses 
bœufs  de  l'aiguillon  et  tenant  le  manche  de  sa  charrue?  Mais  quand 
j'allai  porter  ma  lettre  de  recommandation  à  ce  grand  homme,  je 
retrouvai  la  simplicité  du  vieux  Romain. 

Une  petite  maison  dans  le  genre  anglois,  ressemblant  aux  maisons 
voisines,  étoit  le  palais  du  Président  des  États-Unis  :  point  de  gardes, 
pas  même  de  valets.  Je  frappai;  une  jeune  servante  ouvrit.  Je  lui 
demandai  si  le  général  étoit  chez  lui  ;  elle  me  répondit  qu'il  y  étoit. 
Je  répliquai  que  j'avois  une  lettre  à  lui  remettre.  La  servante  me 
demanda  mon  nom,  ditTicile  à  prononcer  en  anglois,  et  qu'elle  ne  put 
retenir.  Elle  me  dit  alors  doucement  :  Walk  in,  sir,  «  Entrez,  mon- 
sieur; »  et  elle  marcha  devant  moi  dans  un  de  ces  étroits  et  longs 
corridurs  qui  servent  de  vestibule  aux  maisons  angloises  :  elle  m'in- 
troduisit dans  un  parloir,  où  elle  me  pria  d'attendre  le  général. 

Je  n'étois  pas  ému.  La  grandeur  de  l'âme  ou  celle  de  la  fortune  ne 
m'imposent  point  :  j'admire  la  première  sans  en  être  écrasé;  la 
seconde;  m'insi)irc  plus  de  pitié  que  de  respect.  Visage  d'homme  ne 
me  troublera  jamais. 

Au  bout  de  quelques  minutes  le  général  entra.  C'éloit  un  honnne 


VOYAGE  EN    AMÉRIQUE.  55' 

d'une  grande  taille,  d'un  air  calme  et  froid  plutôt  que  noble  :  il  est 
ressemblant  dans  ses  gravures.  Je  lui  présentai  ma  lettre  en  silence; 
il  l'ouvrit,  courut  à  la  signature,  qu'il  lut  tout  haut  avec  exclamation  : 
«  Le  colonel  Armand!  »  C'étoit  ainsi  qu'il  appeloit  et  qu'avoit  signé  le 
marquis  de  La  Rouairie. 

Nous  nous  assîmes;  je  lui  expliquai,  tant  bien  que  mal,  le  motif  de 
mon  voyage.  Il  me  répondoit  par  monosyllabes  françois  ou  anglois,  et 
m'écoutoit  avec  une  sorte  d'étonnement.  Je  m'en  aperçus,  et  je  lui  dis 
avec  un  peu  de  vivacité  :  «  Mais  il  est  moins  difficile  de  découvrir  le 
passage  du  nord-ouest  que  de  créer  un  peuple  comme  vous  l'avez 
fait.  »  Well,  well,  young  manî  s'écria-t-il  en  me  tendant  la  main.  Il 
m'invita  à  dîner  pour  le  jour  suivant,  et  nous  nous  quittâmes.        « 

Je  fus  exact  au  rendez-vous  :  nous  n'étions  que  cinq  ou  six  convives. 
La  conversation  roula  presque  entièrement  sur  la  révolution  françoise. 
Le  général  nous  montra  une  clef  de  la  Bastille  :  ces  clefs  de  la  Bastille 
étoient  des  jouets  assez  niais  qu'on  se  distribuoit  alors  dans  les  deux 
Mondes.  Si  Washington  avoit  vu,  comme  moi,  dans  les  ruisseaux  de 
Paris,  les  vainqueurs  de  la  Bastille,  il  auroit  eu  moins  de  foi  dans  sa 
relique.  Le  sérieux  et  la  force  de  la  révolution  n'étoient  pas  dans  ces 
orgies  sanglantes.  Lors  de  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  en  1685, 
la  même  populace  du  faubourg  Saint-Antoine  démolit  le  temple  pro- 
testant à  Charenton  avec  autant  de  zèle  qu'elle  dévasta  l'église  de 
Saint-Denis  en  1793. 

Je  quittai  mon  hôte  à  dix  heures  du  soir,  et  je  ne  l'ai  jamais  revu  ; 
il  partit  le  lendemain  pour  la  campagne,  et  je  continuai  mon  voyage. 

Telle  fut  ma  rencontre  avec  cet  homme  qui  a  affranchi  tout  un 
monde.  Washington  est  descendu  dans  la  tombe  avant  qu'un  peu  de 
bruit  se  fût  attaché  à  mes  pas;  j'ai  passé  devant  lui  comme  l'être  le 
plus  inconnu;  il  étoit  dans  tout  son  éclat,  et  moi  dans  toute  mon 
obscurité.  Mon  nom  n'est  peut-être  pas  demeuré  un  jour  entier  dans 
sa  mémoire.  Heureux  pourtant  que  ses  regards  soient  tombés  sur  moi! 
je  m'en  suis  senti  échauffé  le  reste  de  ma  vie  :  il  y  a  une  vertu  dans 
les  regards  d'un  grand  homme. 

J'ai  vu  depuis  Buonaparte  :  ainsi  la  Providence  m'a  montré  les  deux 
personnages  qu'elle  s'étoit  plu  à  mettre  à  la  tête  des  destinées  de  leurs 
siècles. 
^  Si  l'on  compare  Washington  et  Buonaparte  homme  à  homme,  le 
génie  du  premier  semble  d'un  vol  moins  élevé  que  celui  du  second. 
Washington  n'appartient  pas,  comme  Buonaparte,  à  cette  race  des 
Alexandre  et  des  Cés:ir,  qui  dépasse  la  stature  de  l'espèce  humaine. 
Rien  d'étonnant  ne  s'attache  à  sa  personne;  il  n'est  point  placé  sur  un 


56  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

vaste  théâtre;  il  n'est  point  aux  prises  avec  les  capitaines  les  plus 
habiles  et  les  plus  puissants  monarques  du  temps;  il  ne  traverse 
point  les  mers;  il  ne  court  point  de  Memphis  à  Vienne  et  de  Cadix  à 
!\Ioscou  :  il  se  défend  avec  une  poignée  de  citoyens  sur  une  terre  sans 
souvenirs  et  sans  célébrité,  dans  le  cercle  étroit  des  foyers  domesti- 
ques. Il  ne  livre  point  de  ces  combats  qui  renouvellent  les  triomphes 
sanglants  d'Arbelles  et  de  Pharsale;  il  ne  renverse  point  les  trônes 
pour  en  recomposer  d'autres  avec  leurs  débris;  il  ne  viet  point  le  pied 
sur  le  cou  des  rois  ;  il  ne  leur  fait  point  dire,  sous  les  vestibules  de  son 
palais  : 

Qu'ils  se  font  trop  attendre,  et  qu'Attila  s'ennuie. 

Quelque  chose  de  silencieux  enveloppe  les  actions  de  Washington  ; 
il  agit  avec  lenteur  :  on  diroit  qu'il  se  sent  le  mandataire  de  la  liberté 
de  l'avenir,  et  qu'il  craint  de  la  compromettre.  Ce  ne  sont  pas  ses 
destinées  que  porte  ce  héros  d'une  nouvelle  espèce,  ce  sont  celles  de 
son  pays  ;  il  ne  se  permet  pas  de  jouer  ce  qui  ne  lui  appartient  pas. 
Mais  de  cette  profonde  obscurité  quelle  lumière  va  jaillir!  Cherchez 
les  bois  inconnus  où  brilla  l'épée  de  Washington,  qu'y  trouverez- 
vous?  Des  tombeaux?  Non,  un  monde!  Washington  a  laissé  les  États- 
Unis  pour  trophée  sur  son  champ  de  bataille. 

Buonaparte  n'a  aucun  trait  de  ce  grave  Américain  :  il  combat  sur 
une  veille  terre,  environnée  d'éclat  et  de  bruit  ;  il  ne  veut  créer  que 
sa  renommée;  il  ne  se  charge  que  de  son  propre  sort.  11  semble  savoir 
que  sa  mission  sera  courte,  que  le  torrent  qui  descend  de  si  haut 
s'écoulera  promptement  :  il  se  hâte  de  jouir  et  d'abuser  de  sa  gloire 
comme  d'une  jeunesse  fugitive.  A  l'instar  des  dieux  d'Homère,  il  veut 
arriver  en  quatre  pas  au  bout  du  monde;  il  paroît  sur  tous  les  rivages, 
il  inscrit  précipitamment  son  nom  dans  les  fastes  de  tous  les  peuples  ; 
il  jette  en  courant  des  couronnes  à  sa  famille  et  à  ses  soldats;  il  se 
dépêche  dans  ses  monuments,  dans  ses  lois,  dans  ses  victoires.  Penché 
sur  le  monde,  d'une  main  il  terrasse  les  rois,  de  l'autre  il  abat  le 
géant  révolutionnaire  ;  mais  en  écrasant  l'anarchie  il  étouffe  la  liberté, 
et  fmit  par  perdre  la  sienne  sur  son  dernier  champ  de  bataille. 

Chacun  est  récompensé  selon  ses  œuvres  :  Washington  élève  une 
nation  à  l'indépendance  :  magistrat  retiré,  il  s'endort  paisiblement 
sous  son  toit  paternel,  au  milieu  des  regrets  de  ses  compatriotes  et  de 
la  véuération  de  tous  les  peuples. 

Biionaparlo  ravit  à  une  nation  son  indépendance  :  empereur  déchu, 
il  est  précipité  dans  l'exil,  où  la  frayeur  de  la  terre  ne  le  croit  pas 
encore  assez  emprisonné  sous  la  garde  de  l'Océan.  Tant  qu'il  se  débat 


VOYAGE  EN  AMÉRIQUE.  57 

contre  la  mort,  foible  et  enchaîné  sur  un  rocher,  l'Europe  n'ose  dépo- 
ser 1er  armes.  Il  expire  :  cette  nouvelle,  publiée  à  la  porte  du  palais 
devant  laquelle  le  conquérant  avoit  fait  proclamer  tant  de  funérailles, 
n'arrête  ni  n'étonne  le  passant  :  qu'avoient  à  pleurer  les  citoyens? 

La  république  de  Washington  subsiste;  l'empire  de  Buonaparte  est 
détruit  :  il  s'est  écoulé  entre  le  premier  et  le  second  voyage  d'un  Fran- 
çois qui  a  trouvé  une  nation  reconnoissante  là  où  il  avoit  combattu 
pour  quelques  colons  opprimés. 

Washington  et  Buonaparte  sortirent  du  sein  d'une  république  :  nés 
tous  deux  de  la  liberté,  le  premier  lui  a  été  fidèle,  le  second  l'a  trahie, 
Leur  sort,  d'après  leur  choix,  sera  différent  dans  l'avenir. 

Le  nom  de  Washington  se  répandra  avec  la  liberté  d'âge  en  âge  ;  il 
marquera  le  commencement  d'une  nouvelle  ère  pour  le  genre  humain. 

Le  nom  de  Buonaparte  sera  redit  aussi  par  les  générations  futures  ; 
mais  il  ne  se  rattachera  à  aucune  bénédiction,  et  servira  souvent  d'au- 
torité aux  oppresseurs,  grands  ou  petits. 

Washington  a  été  tout  entier  le  représentant  des  besoins,  des  idées, 
des  lumières,  des  opinions  de  son  époque  ;  il  a  secondé ,  au  lieu  de 
contrarier,  le  mouvement  des  esprits  ;  il  a  voulu  ce  qu'il  devoit  vouloir, 
la  chose  même  à  laquelle  il  étoit  appelé  :  de  là  la  cohérence  et  la  per- 
pétuité de  son  ouvrage.  Cet  homme,  qui  frappe  peu,  parce  qu'il  est 
naturel  et  dans  des  proportions  justes,  a  confondu  son  existence  avec 
celle  de  son  pays  ;  sa  gloire  est  le  patrimoine  commun  de  la  civilisa- 
tion croissante  ;  sa  renommée  s'élève  comme  un  de  ces  sanctuaires  où 
coule  une  source  intarissable  pour  le  peuple./ 

Buonaparte  pouvoit  enrichir  également  le  domaine  public  :  il 
agissoit  sur  la  nation  la  plus  civilisée,  la  plus  intelligente,  la  plus 
brave,  la  plus  brillante  de  la  terre.  Quel  seroit  aujourd'hui  le  rang 
occupé  par  lui  dans  l'univers  s'il  eût  joint  la  magnanimité  à  ce  qu'il 
avoit  d'héroïque,  si,  Washington  et  Buonaparte  à  la  fois,  il  eût  nommé 
la  liberté  héritière  de  sa  gloire  ! 

Mais  ce  géant  démesuré  ne  lioit  point  complètement  ses  destinées  à 
celles  de  ses  contemporains  :  son  génie  appartenoit  à  l'âge  moderne, 
son  ambition  étoit  des  vieux  jours  ;  il  ne  s'aperçut  pas  que  les  miracles 
de  sa  vie  dépassoient  de  beaucoup  la  valeur  d'un  diadème,  et  que  cet 
ornement  gothique  lui  siéroit  mal.  Tantôt  il  faisoit  un  pas  avec  le 
siècle,  tantôt  il  reculoit  vers  le  passé  ;  et,  soit  qu'il  remontât  ou  sui\1t 
le  cours  du  temps,  par  sa  force  prodigieuse  il  entraînoit  ou  repoussoit 
les  flots.  Les  hommes  ne  furent  à  ses  yeux  qu'un  moyen  de  puissance  ; 
aucune  sympathie  ne  s"éta])lit  entre  leur  bonheur  et  le  sien.  Il  avoit 
promis  de  les  délivrer,  et  il  les  enchaîna  ;  il  s'isola  d'eux,  ils  s'éloi- 


58  VOYAGE  EN  AMÉRIQUE. 

gnèrent  de  lui.  Les  rois  d'Egypte  plaçoient  leurs  pyramides  funè])res 
non  parmi  des  campagnes  florissantes ,  mais  au  milieu  des  sables 
stériles:  ces  grands  tombeaux  s'élèvent  comme  l'éternité  dans  la  soli- 
tude :  Buonaparte  a  bâti,  à  leur  image,  le  monument  de  sa  renommée. 

Ceux  qui,  ainsi  que  moi,  ont  vu  le  conquérant  de  l'Europe  et  le 
législateur  de  l'Amérique,  détournent  aujourd'hui  les  yeux  de  la  scène 
du  monde  :  quelques  histrions,  qui  font  pleurer  ou  rire,  ne  valent  pas 
la  peine  d'être  regardés. 

Un  stage  semblable  à  celui  qui  m'avoit  amené  de  Baltimore  à  Phila- 
delphie me  conduisit  de  Philadelphie  à  New-York,  ville  gaie,  peuplée 
et  commerçante,  qui  pourtant  étoit  bien  loin  d'être  ce  qu'elle  est 
aujourd'hui.  J'allai  en  pèlerinage  à  Boston  pour  saluer  le  premier 
champ  de  bataille  de  la  liberté  am  'ricainc.  «  J'ai  vu  les  champs  de 
Lexington  ;  je  m'y  suis  arrêté  en  silence,  comme  le  voyageur  aux  Ther- 
mopyles,  à  contempler  la  tombe  de  ces  guerriers  des  deux  jMondes, 
qui  moururent  les  premiers  pour  obéir  aux  lois  de  la  patrie.  En  fou- 
lant cette  terre  philosophique  qui  me  disoit,  dans  sa  muette  éloquence, 
comment  les  empires  se  perdent  et  s'élèvent,  j'ai  confessé  mon 
néant  devant  les  lois  de  la  Providence  et  baissé  mon  front  dans  la 
poussière'.  » 

Revenu  à  New -York,  je  m'embarquai  sur  le  paquebot  qui  faisoit 
voile  pour  Albany,  en  remontant  la  rivière  d'Hudson,  autrement  appe- 
lée la  rivière  du  Nord. 

Dans  une  note  de  VEssai  hislorique,  j'ai  décrit  une  partie  de  ma 
navigation  sur  cette  rivière,  au  bord  de  laquelle  disparoît  aujourd'hui, 
parmi  les  républicains  de  Washington,  un  des  rois  de  Buonaparte,  et 
quelque  chose  de  plus,  un  do -ses  frères.  Dans  cette  même  note  j'ai 
parlé  du  major  André,  de  cet  infortuné  jeune  homme  sur  le  sort 
duquel  un  ami,  dont  je  ne  cesse  de  déplorer  la  perte,  a  laissé  tomber 
de  touchantes  et  courageuses  paroles  lorsque  Buonaparte  étoit  près  de 
monter  au  trône  où  s'étoit  assise  Marie-Antoinette-. 

Arrivé  à  Albany,  j'allai  chercher  un  M.  Swift,  pour  lequel  on  m'avoit 
donné  une  lettre  à  Philadeliihie.  Cet  Américain  faisoit  la  traite  des 
pelleteries  avec  les  tribus  indiennes  enclavées  dans  le  territoire  cédé 
par  l'Angleterre  aux  États-Unis  ;  car  les  puissances  civilisées  se  par- 
tagent sans  façon,  en  Amérique,  des  terres  qui  ne  leur  appartiennent 
pas.  Après  m'avoir  entendu,  M.  Swift  me  fit  des  objections  très-rai- 
sonnables :  il  mo  dit  (|uc  je  ne  pouvois  pas  entreprendre  de  pi'iuie 

1.  ^M«'/<Av/o)vVyKp,  l'opaiiic,  cliap.  \\\uu 

2.  .M.  DE  r<j\T\\Es,ii7'////.'(/c'  Wasliinylon. 


VOYAGE   EN    AMÉRIQUE.  59 

abord,  seul,  sans  secours,  sans  appui,  sans  recommandation  pour  les 
postes  anglois,  américains,  espagnols,  où  je  serois  forcé  de  passer,  un 
voyage  de  cette  importance;  que,  quand  j'aurois  le  bonheur  de  tra- 
verser sans  accident  tant  de  solitudes,  j'arriverois  à  des  régions  gla- 
cées où  je  périrois  de  froid  ou  de  faim.  Il  me  conseilla  de  commencer 
à  m'acclimater  en  faisant  une  première  course  dans  l'intérieur  de 
l'Amérique,  d'apprendre  le  sioux,  l'iroquois  et  l'esquimau,  de  vivre 
quelque  temps  parmi  les  coureurs  de  bois  canadiens  et  les  agents  de 
la  compagnie  de  la  baie  d'Hudson.  Ces  expériences  préliminaires 
faites,  je  pourrois  alors,  avec  l'assistance  du  gouvernement  françois, 
poursuivre  ma  hasardeuse  entreprise. 

Ces  conseils,  dont  je  ne  pouvois  m'empêcher  de  reconnoître  la 
justesse,  me  contrarioient  ;  si  je  m'en  étois  cru,  je  serois  parti  pour 
aller  tout  droit  au  pôle,  comme  on  va  de  Paris  à  Saint-Cloud.  Je  cachai 
cependant  à  M.  Swift  mon  déplaisir.  Je  le  priai  de  me  procurer  un 
guide  et  des  chevaux,  aQn  que  je  me  rendisse  à  la  cataracte  de  Niagara, 
et  de  là  à  Pittsbourg,  d'où  je  pourrois  descendre  l'Ohio.  J'avois  tou- 
jours dans  la  tête  le  premier  plan  de  route  que  je  m'étois  tracé. 

M.  Swift  engagea  à  mon  service  un  Hollandois  qui  parloit  plusieurs 
dialectes  indiens.  J'achetai  deux  chevaux,  et  je  me  hâtai  de  quitter 
Albany. 

Tout  le  pays  qui  s'étend  aujourd'hui  entre  le  territoire  de  cette  ville 
et  celui  de  Niagara  est  habité,  cultivé  et  traversé  par  le  fameux  canal 
de  New- York  ;  mais  alors  une  grande  partie  de  ce  pays  étoit  déserte. 

Lorsque  après  avoir  passé  le  Mohawk,  je  me  trouvai  dans  des  bois 
qui  n'avoient  jamais  été  abattus,  je  tombai  dans  une  sorte  d'i\Tesse 
que  j'ai  encore  rappelée  dans  VEssai  historique  :  «  J'allois  d'arbre  en 
arbre,  à  droite  et  à  gauche  indifféremment,  me  disant  en  moi-même  : 
Ici  plus  de  chemin  à  sui\Te,  plus  de  villes,  plus  d'étroites  maisons, 
plus  de  présidents  de  républiques,  de  rois...  Et  pour  essayer  si  j'étois 
enfin  rétabli  dans  mes  droits  originels,  je  me  livrois  à  mille  actes  de 
volonté  qui  faisoient  enrager  le  grand  Hollandois  qui  me  ser\"oit  de 
guide,  et  qui  dans  son  âme  me  croyoit  fou  *.  » 

Nous  entrions  dans  les  anciens  cantons  des  six  nations  iroquoises. 
Le  premier  sauvage  que  nous  rencontrâmes  étoit  un  jeune  homme  qui 
marchoit  devant  un  cheval  sur  lequel  étoit  assise  une  Indienne  parée 
à  la  manière  de  sa  tribu.  Mon  guide  leur  souhaita  le  bonjour  en  pas- 
sant. 

On  sait  déjà  que  j'eus  le  bonheur  d'être  reçu  par  un  de  mes  com- 

i.  Essai  historique,  ii^  partie,  chap.  lvii. 


60  VOYAGE   EN   AMERIQUE. 

patriotes  sur  la  frontière  de  la  solitude,  par  ce  M.  Violet,  maître  de 
danse  chez  les  sauvages.  On  lui  payoit  ses  leçons  en  peaux  de  castor 
ict  en  jambons  d'ours.  «  Au  milieu  d'une  forêt,  on  voyoit  une  espèce  de 
grange;  je  trouvai  dans  cette  grange  une  vingtaine  de  sauvages, 
hommes  et  femmes,  barbouillés  comme  des  sorciers,  le  corps  demi- 
nu,  les  oreilles  découpées,  des  plumes  de  corbeau  sur  la  tête  et  des 
anneaux  passés  dans  les  narines.  Un  petit  François,  poudré  et  frisé 
comme  autrefois,  habit  vert-pomme,  veste  de  droguet,  jabot  et  man-' 
chettes  de  mousseline,  racloit  un  violon  de  poche,  et  faisoit  danser 
Madelon  Friquet  à  ces  Iroquois.  M.  Violet,  en  me  parlant  des  Indiens, 
me  disoit  toujours  :  Ces  messieurs  sauvages  et  ces  dames  sauvagesses. 
Il  se  louoit  beaucoup  de  la  légèreté  de  ses  écoliers  :  en  effet,  je  n'ai 
jamais  vu  faire  de  telles  gambades.  M.  Violet,  tenant  son  petit  violon 
entre  son  menton  et  sa  poitrine,  accordoit  l'instrument  fatal  ;  il  crioit 
en  iroquois  :  A  vos  places  !  et  toute  la  troupe  sautoit  comme  une  bande 
de  démons'.  » 

C'étoit  une  chose  assez  étrange  pour  un  disciple  de  Rousseau  que 
cette  introduction  à  la  vie  sauvage  par  un  bal  que  donnoit  à  des  Iro- 
quois un  ancien  marmiton  du  général  Rochambeau.  Nous  continuâmes 
notre  route.  Je  laisse  maintenant  parler  le  manuscrit  :  je  le  donne  tel 
que  je  le  trouve,  tantôt  sous  la  forme  d'un  7xcU,  tantôt  sous  celle  d'un 
journal,  quelquefois  en  lettres  ou  en  simples  annotations. 


LES   ONONDAGAS. 

Nous  étions  arrivés  au  bord  du  lac  auquel  les  Onondagas,  peuplade 
iroquoise,  ont  donne  leur  nom.  Nos  chevaux  avoient  besoin  de  repos. 
Je  choisis  avec  mon  Hollandois  un  lieu  propre  à  élablir  notre  camp. 
Nous  en  trouvâmes  un  dans  une  gorge  de  vallée,  à  l'endroit  où  une 
rivière  sort  en  bouillonnant  du  lac.  Cette  rivière  n'a  pas  couru  cent 
toises  au  nord  en  directe  ligne  qu'elle  se  replie  à  l'est,  et  court  paral- 
lèlement au  rivage  du  lac,  en  dehors  des  rochers  qui  servent  de  cein- 
ture à  ce  dernier. 

Ce  fut  dans  la  courbe  de  la  rivière  que  nous  dressâmes  notre  appa- 
reil de  nuit  :  nous  fichâmes  deux  hauts  piquets  en  terre  ;  nous  pla- 
çâmes horizontalement  dans  la  fourche  de  ces  piquets  une  longue 
pc.'-che;  appu\ant  des  écorces  de  bouleau,  un  bout  sur  le  sol,  l'autre 
l)oul  sur  la  gaule  transversale,  nous  eûmes  un  toit  digne  de  notre 

1.  Iliiir'iuin\  t.  V. 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  ôl 

palais.  Le  bûcher  de  voyage  fut  allumé  pour  faire  cuire  notre  souper  et 
chasser  les  maringouins.  Nos  selles  nous  servoient  d'oreiller  sous 
Vajoupa,  et  nos  manteaux  de  couverture. 

Nous  attachâmes  une  sonnette  au  cou  de  nos  chevaux,  et  nous  les 
lâchâmes  dans  les  bois.  Par  un  instinct  admirable,  ces  animaux  ne 
s'écartent  jamais  assez  loin  pour  perdre  de  vue  le  feu  que  leurs 
maîtres  allument  la  nuit  afin  de  chasser  les  insectes  et  de  se  défendre 
des  serpents. 

Du  fond  de  notre  hutte  nous  jouissions  d'une  vue  pittoresque. 
Devant  nous  s'étendoit  le  lac,  assez  étroit  et  bordé  de  forêts  et  de 
rochers;  autour  de  nous  la  rivière,  enveloppant  notre  presqu'île  de 
ses  ondes  vertes  et  limpides,  balayoit  ses  rivages  avec  impétuosité. 

Il  n'étoit  guère  que  quatre  heures  après-midi  lorsque  notre  éta- 
blissement fut  achevé.  Je  pris  mon  fusil  et  j'allai  errer  dans  les  envi- 
rons. Je  suivis  d'abord  le  cours  de  la  rivière  ;  mes  recherches  bota- 
niques ne  furent  pas  heureuses  :  les  plantes  étoient  peu  variées.  Je 
remarquai  des  familles  nombreuses  de  plantago  virginica,  et  de 
quelques  autres  beautés  de  prairies,  toutes  assez  communes  ;  je  quittai 
les  bords  de  la  rivière  pour  les  côtes  du  lac,  et  je  ne  fus  pas  plus 
chanceux.  A  l'exception  d'une  espèce  de  rhododendrum,  je  ne  trouvai 
rien  qui  valût  la  peine  de  m'arrêter  :  les  fleurs  de  cet  arbuste,  d'un 
rose  vif,  faisoient  un  effet  charmant  avec  l'eau  bleue  du  lac  où  elles  se 
miroient,  et  le  flanc  brun  du  rocher  dans  lequel  elles  enfonçoient  leurs 
racines. 

Il  y  avoit  peu  d'oiseaux;  je  n'aperçus  qu'un  couple  solitaire  qui  vol- 
tigeoit  devant  moi,  et  qui  sembloit  se  plaire  à  répandre  le  mouvement 
et  l'amour  sur  l'immobilité  et  la  froideur  de  ces  sites.  La  couleur  du 
mâle  me  fît  reconnoître  l'oiseau  blanc,  ou  le  passer  nivalis  des  ornitho- 
logistes. J'entendis  aussi  la  voie  de  cette  espèce  d'orfraie  que  l'on  a 
fort  bien  caractérisée  par  cette  définition,  strix  exclamator.  Cet  oiseau 
est  inquiet  comme  tous  les  tvrans  :  je  me  fatiguai  vainement  à  sa 
poursuite. 

Le  vol  de  cette  orfraie  m'avoit  conduit  à  travers  les  bois  jusqu'à  un 
vallon  resserré  par  des  collines  nues  et  pierreuses.  Dans  ce  lieu  extrê- 
mement retiré  on  voyoit  une  méchante  cabane  de  sauvage  bâtie  à 
mi-côte  entre  les  rochers  :  une  vache  maigre  paissoit  dans  un  pré 
au-dessous. 

J'ai  toujours  aimé  ces  petits  abris  :  l'animal  blessé  se  tapit  dans  un 
coin  ;  l'infortuné  craint  d'étendre  au  dehors  avec  sa  vue  des  sentiments 
que  les  hommes  repoussent.  Fatigué  de  ma  course,  je  m'assis  au  haut 
du  coteau  que  je  parcourois,  ayant  en  face  la  hutte  indienne  sur  le 


62  VOYAGE  EN  AMÉRIQUE. 

coteau  opposé.  Je  couchai  mon  fusil  auprès  de  moi,  et  je  m'aban- 
donnai à  CCS  rêveries  dont  j'ai  souvent  goûté  le  charme, 

J'avois  à  peine  passé  ainsi  quelques  minutes,  que  j'entendis  des 
voix  au  fond  du  vallon.  J'aperçus  trois  hommes  qui  conduisoient  cinq 
ou  six  vaches  grasses.  Après  les  avoir  mises  paître  dans  les  prairies,  ils 
marchèrent  vers  la  vache  maigre,  qu'ils  éloignèrent  à  coups  de  bâton. 

L'apparition  de  ces  Européens  dans  un  lieu  si  désert  me  fut  extrê- 
mement désagréable  ;  leur  violence  me  les  rendit  encore  plus  impor- 
tuns. Ils  chassoient  la  pauvre  bête  parmi  les  roches  en  riant  aux  éclats, 
et  en  l'exposant  à  se  rompre  les  jambes.  Une  femme  sauvage ,  en 
apparence  aussi  misérable  que  sa  vache,  sortit  de  la  hutte  isolée, 
s'avança  vers  l'animal  effrayé,  l'appela  doucement  et  lui  offrit  quelque 
chose  à  manger.  La  vache  courut  à  elle  en  allongeant  le  cou  avec  un 
petit  mugissement  de  joie.  Les  colons  menacèrent  de  loin  l'Indienne, 
qui  revint  à  sa  cabane.  La  vache  la  suivit.  Elle  s'arrêta  à  la  porte,  où 
son  amie  la  flattoit  de  la  main,  tandis  que  l'animal  reconnoissant 
léchoit  cette  main  secourable.  Les  colons  s'étoient  retirés. 

Je  me  levai,  je  descendis  la  colline,  je  traversai  le  vallon,  et,  remon- 
tant la  colline  opposée,  j'arrivai  à  la  hutte,  résolu  de  réparer  autant 
qu'il  étoit  en  moi  la  brutalité  des  hommes  blancs.  La  vache  m'aperçut, 
et  fit  un  mouvement  pour  fuir;  je  m'avançai  avec  précaution,  et  je 
parvins,  sans  qu'elle  s'en  allât,  jusqu'à  l'habitation  de  sa  maîtresse. 

L'Indienne  étoit  rentrée  chez  elle.  Je  prononçai  le  salut  qu'on 
m'avoit  appris:  Siègoh!  Je  suis  venu!  L'Indienne,  au  lieu  de  me 
rendre  mon  salut  par  la  répétition  d'usage  :  Vous  êtes  venu!  ne 
répondit  rien.  Je  jugeai  que  la  visite  d'un  de  ses  tyrans  lui  étoit  impor- 
tune. Je  me  mis  alors  à  mon  tour  à  caresser  la  vache.  L'Indienne  parut 
étonnée  :  je  vis  sur  son  visage  jaune  et  attristé  des  signes  d'attendris- 
sement et  presque  de  gratitude.  Ces  mystérieuses  relations  de  l'infor- 
tune rem|)lircnt  mes  yeux  de  larmes  :  il  y  a  de  la  douceur  à  pleurer 
sur  des  maux  qui  n'ont  été  pleures  de  personne. 

Mon  hôtesse  me  regarda  encore  quelque  temps  avec  un  reste  de 
doute,  comme  si  elle  craignoit  que  je  ne  cherchasse  à  la  tromper  ;  elle 
fit  ensuite  (juclqucs  pas,  et  vint  elle-même  passer  sa  main  sur  le  front 
de  sa  compagne  de  misère  et  de  solitude. 

Encouragé  par  C(;lte  marque  de  confiance,  je  dis  en  anglois,  car 
j'avois  épuisé  mon  indien  :  a  Elle  est  bien  maigre!  »  L'Indienne  repartit 
aussitôt  t-n  mauvais  anglois  :  «  Elle  mange  fort  peu.  »  Shc  cals  nnj 
Utile.  «  On  l'a  chassée  rudement,  »  repris-je.  Et  la  fi'nune  me  répondit  : 
«Nous  sommes  accoutumées  à  cela  toutes  deux,  bulh.  »  Je  repris  :  «  Cette 
prairie  n'est  donc  pas  à  vous?»  Elle  répondit  :  «  Celle  prairie  était  à 


VOYAGE  EN  A.-\iERIQUE.  63 

mon  mari,  qui  est  mort.  Je  n'ai  point  d'enfants,  et  les  blancs  mènent 
leurs  vaches  dans  ma  prairie.  » 

Je  n'avois  rien  à  offrir  à  cette  indigente  créature  :  mon  dessein  eût 
été  de  réclamer  la  justice  en  sa  faveur;  mais  à  qui  m'adresser  dans 
un  pays  où  le  mélange  des  Européens  et  des  Indiens  rendoit  les  auto- 
rités confuses,  où  le  droit  de  la  force  enievoit  l'indépendance  au  sau- 
vage, et  où  l'homme  policé,  devenu  à  demi  sauvage,  avoit  secoué  le 
joug  dé  l'autorité  civile? 

Nous  nous  quittâmes,  moi  et  l'Indienne ,  après  nous  être  serré  la 
main.  Mon  hôtesse  me  dit  beaucoup  de  choses  que  je  ne  compris  point, 
et  qui  étoient  sans  doute  des  souhaits  de  prospérité  pour  l'étranger. 
S'ils  n'ont  pas  été  entendus  du  ciel,  ce  n'est  pas  la  faute  de  celle  qui 
prioit,  mais  la  faute  de  celui  pour  qui  la  prière  étoit  offerte  :  toutes  les 
âmes  n'ont  pas  une  égale  aptitude  au  bonheur,  comme  toutes  les 
terres  ne  portent  pas  également  des  moissons. 

Je  retournai  à  mon  ajoupa,  où  je  fis  un  assez  triste  souper.  La  soirée 
fut  magnifique  ;  le  lac ,  dans  un  repos  profond,  n'avoit  pas  une  ride 
sur  ses  flots;  la  rivière  baignoit  en  murmurant  notre  presqu'île,  que 
décoroient  de  faux  ébéniers  non  encore  défleuris;  l'oiseau  nommé 
coucou  des  Carolines  répétoit  son  chant  monotone  ;  nous  l'entendions 
tantôt  plus  près,  tantôt  plus  loin,  suivant  que  l'oiseau  changeoit  le  lieu 
de  ses  appels  amoureux. 

Le  lendemain  j'allai  avec  mon  guide  rendre  visite  au  premier  sachem 
des  Onondagas,  dont  le  village  n'étoit  pas  éloigné.  Nous  arrivâmes  à 
ce  village  à  dix  heures  du  matin.  Je  fus  environné  aussitôt  d'une  foule 
de  jeunes  sauvages,  qui  me  parloient  dans  leur  langue,  en  y  mêlant 
des  phrases  angloises  et  quelques  mots  françois  :  ils  faisoient  grand 
bruit  et  avoient  l'air  fort  joyeux.  Ces  tribus  indiennes,  enclavées  dans 
les  défrichements  des  blancs,  ont  pris  quelque  chose  de  nos  mœurs  : 
elles  ont  des  chevaux  et  des  troupeaux  ;  leurs  cabanes  sont  remplies 
de  meubles  et  d'ustensiles  achetés  d'un  côté  à  Québec,  à  Montréal,  à 
Niagara,  au  Détroit  ;  de  l'autre  dans  les  villes  des  États-Unis. 

Le  sachem  des  Onondagas  étoit  un  vieil  Iroquois  dans  toute  la 
rigueur  du  mot  :  sa  personne  gardoit  le  souvenir  des  anciens  usages 
et  des  anciens  temps  du  désert  :  grandes  oreilles  découpées,  perle 
;.endante  au  nez,  visage  bariolé  de  diverses  couleurs,  petite  touffe  de 
'jlieveux  sur  le  sommet  de  la  tête,  tunique  bleue,  manteau  de  peau, 
ceinture  de  cuir,  avec  le  couteau  de  scalpe  et  le  casse-tête,  bras  tatoués, 
mocassines  aux  pieds,  chapelet  ou  collier  de  porcelaine  à  la  main. 

Il  me  reçut  bien  et  me  fit  asseoir  sur  sa  natte.  Les  jeunes  gens 
s'emparèrent  de  mon  fusil  ;  ils  en  démontèrent  la  batterie  avec  une 


G^  VOYAGE  EN   AMl'RIOL'E. 

adresse  surprenante,  et  replacèrent  les  pièces  avec  la  même  dextérité*, 
c'étoit  un  simple  fusil  de  chasse  à  doux  coups. 

Le  sachom  parloit  anglois  et  entcndoit  le  françois  :  mon  interprète 
savoit  l'iroquois ,  de  sorte  que  la  conversation  fut  facile.  Entre  autre? 
choses  le  vieillard  me  dit  que,  quoique  sa  nation  eût  toujours  été  en 
guerre  avec  la  mienne,  elle  l'avoit  toujours  estimée.  11  m'assura  que 
les  sauvages  ne  cessoient  de  regretter  les  François;  il  se  plaignit  des 
Américains,  qui  bientôt  ne  laisseroicnt  pas  aux  peuples  dont  les 
ancêtres  les  avoient  reçus  assez  de  terre  pour  couvrir  leurs  os. 

Je  parlai  au  sachem  de  la  détresse  de  la  veuve  indienne  :  il  me  dit 
qu'en  effet  cette  femme  étoit  persécutée ,  qu'il  avoit  plusieurs  fois  sol- 
licité à  son  sujet  les  commissaires  américains,  mais  qu'il  n'en  avoit  pu 
obtenir  justice;  il  ajouta  qu'autrefois  les  Iroquois  se  la  seroient  faite. 

Les  femmes  indiennes  nous  servirent  un  repas.  L'hospitalité  est  la 
dernière  vertu  sauvage  qui  soit  restée  aux  Indiens  au  milieu  des  vices 
de  la  civilisation  européenne.  On  sait  quelle  étoit  autrefois  cette  hos- 
pitalité :  une  fois  reçu  dans  une  cabane  on  devenoit  inviolable  :  le 
foyer  avoit  la  puissance  de  l'autel  ;  il  vous  rendoit  sacré.  Le  maître 
de  ce  foyer  se  fût  fait  tuer  avant  qu'on  touchât  à  un  seul  cheveu  de 
votre  tête. 

Lorsqu'une  tribu  chassée  de  ses  bois,  ou  lorsqu'un  homme  venoit 
demander  l'hospitalité,  l'étranger  commençoit  ce  qu'on  appeloit  la 
danse  du  suppliant.  Cette  danse  s'exécutoit  ainsi  : 

Le  suppliant  avançoit  quelques  pas,  puis  s'arrêtoit  en  regardant  le 
supplié,  et  reculoit  ensuite  jusqu'à  sa  première  position.  Alors  les 
hôtes  entonnoient  le  chant  de  l'étranger  :  «  Voici  l'étranger,  voici 
l'envoyé  du  Grand-Esprit.  »  Après  le  chant,  un  enfant  alloit  prendre 
la  main  de  l'étranger  pour  le  conduire  à  la  cabane.  Lorsque  l'enfant 
touchoit  le  seuil  de  la  porte,  il  disoit  :  «  Voici  l'étranger!  »  et  le  chef 
de  la  cabane  répondoit  :  «  Enfant ,  introduis  l'homme  dans  ma 
ca!)anc.  »  L'étranger,  entrant  alors  sous  la  protection  de  l'enfant, 
alloit,  comme  chez  les  Grecs,  s'asseoir  sur  la  cendre  du  foyer.  On  lui 
présentoit  le  calumet  de  paix;  il  fumoit  trois  fois,  et  les  femmes 
disoient  le  cliant  de  la  consolation  :  ((  L'étranger  a  l'etrouvé  une  mère 
et  une  femme  :  le  soleil  se  lèvera  et  se  couchera  pour  lui  connue  aupa- 
ravant. » 

On  romplissoit  d'eau  d'éiahle  une  coupe  consacrée  :  c'étoit  une 
calci)ass(î  ou  un  vase  de  pierre  qui  reposoit  ordinairement  dans  le  coin 
de  la  cheminée,  et  sur  lequel  on  metloit  une  couronne  de  lleurs. 
L'étranRcr  biivoit  la  moitié  de  l'eau,  elpassoit  la  coupe  à  son  hôto  qui 
achevoil  de  la  vi(hr. 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  65 

Le  lendemain  de  ma  visite  au  chef  des  Onondagas  je  continuai 
mon  voyage.  Ce  vieux  chef  s'étoit  trouvé  à  la  prise  de  Québec  :  il 
avoit  assisté  à  la  mort  du  général  Wolf.  Et  moi ,  qui  sortois  de  la 
hutte  d'un  sauvage,  j'étois  nouvellement  échappé  du  palais  de  Ver- 
sailles, et  je  venois  de  m'asseoir  à  la  table  de  Washington. 

A  mesure  que  nous  avancions  vers  Niagara  ,  la  route,  plus  pénible, 
étoit  à  peine  tracée  par  des  abatis  d'arbres  :  les  troncs  de  ces  arbres 
servoient  de  ponts  sur  les  ruisseaux  ou  de  fascines  dans  les  fondrières. 
La  population  américaine  se  portoit  alors  vers  les  concessions  de 
Génésée.  Les  gouvernements  des  États-Unis  vendoient  ces  concessions 
plus  ou  moins  cher,  selon  la  bonté  du  sol ,  la  qualité  des  arbres ,  le 
cours  et  la  multitude  des  eaux. 

Les  défrichements  offroient  un  curieux  mélange  de  l'état  de  nature 
et  de  l'état  civilisé.  Dans  le  coin  d'un  bois  qui  n'avoit  jamais  retenti 
que  des  cris  du  sauvage  et  des  bruits  de  la  bête  fauve ,  on  rencontroit 
une  terre  labourée;  on  apercevoit  du  même  point  de  vue  la  cabane 
d'un  Indien  et  l'habitation  d'un  planteur.  Quelques-unes  de  ces 
habitations,  déjà  achevées,  rappeloient  la  propreté  des  fermes  an- 
gloises  et  hollandoises;  d'autres  n'étoient  qu'à  demi  terminées,  et 
n'avoient  pour  toit  que  le  dôme  d'une  futaie. 

J'étois  reçu  dans  ces  demeures  d'un  jour;  j'y  trouvois  souvent  une 
famille  charmante,  avec  tous  les  agréments  et  toutes  les  élégances  de 
l'Europe;  des  meubles  d'acajou,  un  piano,  des  tapis,  des  glaces;  tout 
cela  à  quatre  pas  de  la  hutte  d'un  Iroquois.  Le  soir,  lorsque  les  ser- 
viteurs étoient  revenus  des  bois  ou  des  champs ,  avec  la  cognée  ou  la 
charrue,  on  ouvroit  les  fenêtres;  les  jeunes  filles  de  mon  hôte  chan- 
toient,  en  s' accompagnant  sur  le  piano,  la  musique  de  Paësiello  et  de 
Cimarosa,  à  la  vue  du  désert,  et  quelquefois  au  murmure  d'une 
cataracte. 

Dans  les  terrains  les  meilleurs  s'établissoient  des  bourgades.  On  ne 
peut  se  faire  une  idée  du  sentiment  et  du  plaisir  qu'on  éprouve  en 
voyant  s'élancer  la  flèche  d'un  nouveau  clocher  du  sein  d'une  vieille 
forêt  américaine.  Comme  les  mœurs  angloises  suivent  partout  les 
Anglois ,  après  avoir  traversé  des  pays  où  il  n'y  avoit  pas  trace  d'ha- 
bitants, j'apercevois  l'enseigne  d'une  auberge  qui  pendoit  à  une 
branche  d'arbre  sur  le  bord  du  chemin ,  et  que  balançoit  le  vent  de  la 
f.olitude.  Des  chasseurs,  des  planteurs,  des  Indiens,  se  rencontroient 
à  ces  caravansérails  ;  mais  la  première  fois  que  je  m'y  reposai  je  jurai 
bien  que  ce  seroit  la  dernière. 

Un  soir,  en  entrant  dans  ces  singulières  hôtelleries ,  je  restai  stupé- 
fait à  l'aspect  d'un  lit  immense  bâti  en  rond  autour  d'un  poteau  : 

5 


66  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

chaque  voyageur  venoit  prendre  sa  place  dans  ce  lit,  les  pieds  au 
poteau  du  centre,  la  tête  à  la  circonférence  du  cercle,  de  manière  que 
les  dormeurs  étoient  rangés  symétriquement  comme  les  rayons  d'une 
roue  ou  les  bâtons  d'un  éventail.  Après  quelque  hésitation,  je  m'intro- 
duisis pourtant  dans  cette  machine,  parce  que  je  n'y  voyois  personne. 
Je  commençois  à  m'assoupir  lorsque  je  sentis  la  jambe  d'un  homme 
qui  se  glissott  le  long  de  la  mienne  :  c'étoit  celle  de  mon  grand  diable 
de  Hollandois  qui  s'étendoit  auprès  de  moi.  Je  n'ai  jamais  éprouvé 
une  plus  grande  horreur  de  ma  vie.  Je  sautai  dehors  de  ce  cabas 
hospitalier,  maudissant  cordialement  les  bons  usages  de  nos  bons 
aïeux.  J'allai  dormir  dans  mon  manteau  au  clair  de  la  lune  :  cette 
compagne  de  la  couche  du  voyageur  n'avoit  rien  du  moins  que 
d'agréable ,  de  frais  et  de  pur. 

Le  manuscrit  manque  ici,  ou  plutôt  ce  qu'il  contenoit  a  été  Inséré 
dans  mes  autres  ouvrages.  Après  plusieurs  jours  de  marche,  j'arrive 
à  la  rivière  Génésée;  je  vois  de  l'autre  côté  de  cette  rivière  la  mer- 
veille du  serpent  à  sonnettes  attiré  par  le  son  d'une  flûte  '  ;  plus  loin 
je  rencontre  une  famille  sauvage,  et  je  passe  la  nuit  avec  cette  famille 
à  quelque  distance  de  la  chute  du  Niagara.  On  retrouve  l'histoire  de 
cette  rencontre  et  la  description  de  cette  nuit  dans  VEssai  historique 
et  dans  le  Génie  du  Christianisme. 

Les  sauvages  du  saut  de  Niagara,  dans  la  dépendance  des  Anglois» 
étoient  chargés  de  la  garde  de  la  frontière  du  Haut-Canada  de  ce  côté. 
Ils  vinrent  au-devant  de  nous  armés  d'arcs  et  de  flèches,  et  nous 
empêchèrent  de  passer. 

Je  fus  obligé  d'envoyer  le  Hollandois  au  fort  Niagara  chercher  une 
permission  du  commandant  pour  entrer  sur  les  terres  de  la  domina- 
tion britannique  :  cela  me  serroit  un  peu  le  cœur,  car  je  songeois  que 
la  France  avoit  jadis  commandé  dans  ces  contrées.  Mon  guide  revint 
avec  la  permission  :  je  la  conserve  encore  ;  elle  est  signée  :  Le  capi- 
taine Gordon.  N'est-il  pas  singulier  que  j'aie  retrouvé  le  même  nom 
anglois  sur  la  porte  de  ma  cellule  à  Jérusalem  ^  ? 

Je  restai  deux  jours  dans  le  village  des  sauvages.  Le  manuscrit  offre 
en  cet  endroit  la  minute  d'une  lettre  que  j'écrivois  à  l'un  de  mes  amis 
en  France.  Voici  cette  lettre  : 

i.  Génie  du  C/tnstia7u.nne.  2.  Itinéraire 


VOYAGE    EN   AMERIQUE.  67 


LETTRE     ECRITE    UE    CHEZ    LES    SAUVAGES    DE    NIAGARA. 

11  faut  que  je  vous  raconte  ce  qui  s'est  passé  hier  matin  chez  mes 
hôtes.  L'herbe  étoit  encore  couverte  de  rosée  ;  le  vent  sortoit  des  forêts 
tout  parfumé,  les  feuilles  du  mûrier  sauvage  étoient  chargées  des 
cocons  d'une  espèce  de  ver  à  soie,  et  les  plantes  à  coton  du  pays,  ren- 
versant leurs  capsules  épanouies,  ressembloient  à  des  rosiers  blancs. 

Les  Indiennes  s'occupoient  de  divers  ouvrages,  réunies  ensemble 
au  pied  d'un  gros  hêtre  pourpre.  Leurs  plus  petits  enfants  étoient 
suspendus  dans  des  réseaux  aux  branches  de  l'arbre  :  la  brise  des 
bois  berçoit  ces  couches  aériennes  d'un  mouvement  presque  insen- 
sible. Les  mères  se  levoient  de  temps  en  temps  pour  voir  si  leurs 
enfants  dormoient  et  s'ils  n'avoient  point  été  réveillés  par  une  multi- 
tude d'oiseaux  qui  chantoient  et  voltigeoient  à  l'entour.  Cette  scène 
étoit  charmante. 

Nous  étions  assis  à  part ,  l'interprète  et  moi ,  avec  les  guerriers , 
au  nombre  de  sept;  nous  avions  tous  une  grande  pipe  à  la  bouche; 
deux  ou  trois  de  ces  Indiens  parloient  anglois. 

A  quelque  distance  de  jeunes  garçons  s'ébattoient  :  mais  au 
milieu  de  leurs  jeux,  en  sautant,  en  courant,  en  lançant  des  balles, 
ils  ne  prononçoient  pas  un  mot.  On  n'entendoit  point  l'étourdissante 
criaillerie  des  enfants  européens;  ces  jeunes  sauvages  bondissoient 
comme  des  chevreuils ,  et  ils  étoient  muets  comme  eux.  Un  grand 
garçon  de  sept  ou  huit  ans,  se  détachant  quelquefois  de  la  troupe, 
venoit  téter  sa  mère,  et  retournoit  jouer  avec  ses  camarades. 

L'enfant  n'est  jamais  sevré  de  force  ;  après  s'être  nourri  d'autres 
aliments,  il  épuise  le  sein  de  sa  mère  comme  la  coupe  que  l'on  vide  à 
la  fin  d'un  banquet.  Quand  la  nation  entière  meurt  de  faim ,  l'enfant 
trouve  encore  au  sein  maternel  une  source  de  vie.  Cette  coutume  est 
peut-être  une  des  causes  qui  empêchent  les  tribus  américaines  de 
s'accroître  autant  que  les  familles  européennes. 

Les  pères  ont  parlé  aux  enfants  et  les  enfants  ont  répondu  aux  pères. 
Je  me  suis  fait  rendre  compte  du  colloque  par  mon  Hollandois.  Voici 
ce  qui  s'est  passé  : 

Un  sauvage  d'une  trentaine  d'années  a  appelé  son  fils,  et  l'a  invité  à 
Çauter  moins  fort;  l'enfant  a  répondu  :  C'est  raisonnable.  Et,  sans  faire 
ce  que  le  père  lui  disoit,  il  est  retourné  au  jeu. 

Le  grand-père  de  l'enfant  l'a  appelé  à  son  tour,  et  lui  a  dit  :  Fais 
cela;  et  le  petit  garçon  s'est  soumis.  Ainsi  l'enfant  a  désobéi  à  son 


6B  VOYAGE   EN   AMERIQUE. 

père,  qui  le  priait,  et  a  obéi  à  son  aïeul,  qui  lui  commandoit.  Le  père 
n'est  presque  rien  pour  l'enfant. 

On  n'inflige  jamais  une  punition  à  celui-ci  ;  il  ne  reconnoît  que  l'au- 
torité de  l'âge  et  celle  de  sa  mère.  Un  crime  réputé  affreux  et  sans 
exemple  parmi  les  Indiens  est  celui  d'un  fils  rebelle  à  sa  mère.  Lors- 
qu'elle est  devenue  vieille,  il  la  nourrit. 

A  l'égard  du  père,  tant  qu'il  est  jeune,  l'enfant  le  compte  pour  rien  ; 
mais  lorsqu'il  avance  dans  la  vie,  son  fils  l'honore,  non  comme  père, 
mais  comme  vieillard,  c'est-à-dire  comme  un  homme  de  bons  conseils 
et  d'expérience. 

Cette  manière  d'élever  les  enfants  dans  toute  leur  indépendance 
devroit  les  rendre  sujets  à  l'humeur  et  aux  caprices;  cependant  les 
enfants  des  sauvages  n'ont  ni  caprices  ni  humeur,  parce  qu'ils  ne 
désirent  que  ce  qu'ils  savent  pouvoir  obtenir.  S'il  arrive  à  un  enfant 
de  pleurer  pour  quelque  chose  que  sa  mère  n'a  pas,  on  lui  dit  d'aller 
prendre  cette  chose  oi!i  il  l'a  vue  :  or,  comme  il  n'est  pas  le  plus  fort, 
et  qu'il  sent  sa  foiblesse,  il  oublie  l'objet  de  sa  convoitise.  Si  l'enfant 
sauvage  n'obéit  à  personne ,  personne  ne  lui  obéit  :  tout  le  secret  de 
sa  gaieté  ou  de  sa  raison  est  là. 

Les  enfants  indiens  ne  se  querellent  point,  ne  se  battent  point  :  ils 
ne  sont  ni  bruyants,  ni  tracassiers,  ni  hargneux;  ils  ont  dans  l'air  jo 
ne  sais  quoi  de  sérieux  comme  le  bonheur,  de  noble  comme  l'indé- 
pendance. 

Nous  ne  pourrions  pas  élever  ainsi  notre  jeunesse  ;  il  nous  faudroit 
commencer  par  nous  défaire  de  nos  vices  :  or  nous  trouvons  plus  aisé 
de  les  ensevelir  dans  le  cœur  de  nos  enfants ,  prenant  soin  seulement 
d'empêcher  ces  vices  de  paroître  au  dehors. 

Quand  le  jeune  Indien  sent  naître  en  lui  le  goût  de  la  pêche,  de  la 
chasse,  de  la  guerre,  de  la  politique,  il  étudie  et  imite  les  arts  qu'il 
voit  pratiquer  à  son  père  :  il  apprend  alors  à  coudre  un  canot,  à  tresser 
un  filet,  à  manier  l'arc,  le  fusil,  le  casse-tête,  la  hache,  à  couper  un 
arbre,  à  bâtir  une  hutte,  à  expliquer  les  colliers.  Ce  qui  est  un  amuse- 
ment pour  le  fils  devient  une  autorité  pour  le  père  :  le  droit  de  la 
force  et  de  l'intelligence  de  celui-ci  est  reconnu ,  et  ce  droit  le  conduit 
peu  à  peu  nu  pouvoir  du  sachem. 

Les  filles  jouissent  de  la  même  liberté  que  les  garerons  :  elles  font  à 
peu  près  ce  qu'elles  veulent,  mais  elles  restent  davantage  avec  leurs 
mères,  qui  leur  enseignent  les  travaux  du  ménage.  Lorsqu'une  jeune 
Indienne  a  mal  agi,  sa  mère  se  contente  de  lui  jeter  des  gouttes  d'eau 
an  visage  cl  il-  lui  dire  :  Ta  me  déshonores.  Ce  reproche  man(iuc  rarc- 
nK'iil  son  elTet. 


VOYAGE    EN   AMÉRIQUE.  09 

Nous  sommes  restés  jusqu'à  midi  à  la  porte  de  la  cabane  ;  le  soleil 
étoit  devenu  brûlant.  Un  de  nos  hôtes  s'est  avancé  vers  les  petits  gar- 
çons, et  leur  a  dit  :  Enfants,  le  soleil  vous  mangera  la  tête,  allez  dormir. 
Ils  se  sont  tous  écriés  :  C'est  juste.  Et  pour  toute  marque  d'obéissance 
ils  ont  continué  de  jouer,  après  être  convenus  que  le  soleil  leur  maii- 
geroit  la  tête. 

•  Mais  les  femmes  se  sont  levées,  l'une  montrant  de  la  sagamité  dans 
un  vase  de  bois,  l'autre  un  fruit  favori,  une  troisième  déroulant  une 
natte  pour  se  coucher  :  elles  ont  appelé  la  troupe  obstinée,  en  joignant 
à  chaque  nom  un  mot  de  tendresse.  A  l'instant  les  enfants  ont  volé 
vers  leurs  mères  comme  une  couvée  d'oiseaux.  Les  femmes  les  ont 
saisis  en  riant,  et  chacune  d'elles  a  emporté  avec  assez  de  peine  son 
fils,  qui  mangeoit  dans  les  bras  maternels  ce  qu'on  venoit  de  lui 
donner. 

Adieu,  je  ne  sais  si  cette  lettre  écrite  du  milieu  des  bois  vous  arri- 
vera jamais. 

Je  me  rendis  du  village  des  Indiens  à  la  cataracte  de  Niagara.  La 
description  de  cette  cataracte,  placée  à  la  fin  d'Atala,  est  trop  connue 
pour  la  reproduire  ;  d'ailleurs  elle  fait  encore  partie  d'une  note  sur 
VEssai  historique;  mais  il  y  a  dans  cette  même  note  quelques  détails 
si  intimement  liés  à  l'histoire  de  mon  voyage,  que  je  crois  devoir  les 
répéter  ici. 

A  la  cataracte  de  Niagara,  l'échelle  indienne  qui  s'y  trouvoit  jadis 
étant  rompue,  je  voulus,  en  dépit  des  représentations  de  mon  guide, 
me  rendre  au  bas  de  la  chute  par  un  rocher  à  pic  d'environ  deux  cents 
pieds  de  hauteur.  Je  m'aventurai  dans  la  descente.  Malgré  les  rugisse- 
ments de  la  cataracte  et  l'abîme  effrayant  qui  bouillonnoit  au-dessous 
de  moi,  je  conservai  ma  tête  et  parvins  à  une  quarantaine  de  pieds 
du  fond.  Mais  ici  le  rocher  lisse  et  vertical  n'offroit  plus  ni  racines  ni 
fentes  où  pouvoir  reposer  mes  pieds.  Je  demeurai  suspendu  par  la 
main  à  toute  ma  longueur,  ne  pouvant  ni  remonter  ni  descendre,  sen- 
tant mes  doigts  s'ouvrir  peu  à  peu  de  lassitude  sous  le  poids  de  mon 
corps  et  voyant  la  mort  inévitable.  Il  y  a  peu  d'hommes  qui  aient  passé 
dans  leur  vie  deux  minutes  comme  je  les  comptai  alors,  suspendu  sur 
le  gouffre  de  Niagara.  Enfin  mes  mains  s'ouvrirent  et  je  tombai.  Par 
le  bonheur  le  plus  inouï  je  me  trouvai  sur  le  roc  vif,  où  j'aurois  dû 
me  briser  cent  fois,  et  cependant  je  ne  me  sentois  pas  grand  mal; 
j'étois  à  un  demi-pouce  de  l'abîme,  et  je  n'y  avois  pas  roulé;  mais 
lorsque  le  froid  de  Veau  commença  à  me  pénétrer,  je  m'aperçus  que 


70  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

je  n'en  étois  pas  quitte  à  aussi  bon  marché  que  je  l'avois  cru  d'abord. 
Je  sentis  une  douleur  insupportable  au  bras  gauche;  je  l'avois  cassé 
au-dessous  du  coude.  Mon  guide,  qui  me  regardoit  d'en  haut,  et  auquel 
je  fis  signe,  courut  chercher  quelques  sauvages,  qui ,  avec  beaucoup 
de  peine,  me  remontèrent  avec  des  cordes  de  bouleau  et  me  transpor- 
tèrent chez  eux. 

Ce  ne  fut  pas  le  seul  risque  que  je  courus  à  Niagara.  En  arrivant^ 
je  m'étois  rendu  à  la  chute,  tenant  la  bride  de  mon  cheval  entortillée 
à  mon  bras  ;  tandis  que  je  me  penchois  pour  regarder  en  bas,  un  ser- 
pent à  sonnettes  remua  dans  les  buissons  voisins;  le  cheval  s'effraye, 
recule  en  se  cabrant  et  en  approchant  du  gouffre.  Je  ne  puis  dégager 
mon  bras  des  rênes,  et  le  cheval,  toujours  plus  effarouché,  m'entraîne 
après  lui.  Déjà  ses  pieds  de  devant  quittoient  la  terre,  et  accroupi  sur 
le  bord  de  l'abîme,  il  ne  s'y  tenoit  plus  que  par  force  de  reins.  C'en 
étoit  fait  de  moi,  lorsque  l'animal,  étonné  lui-même  du  nouveau 
péril,  fait  un  nouvel  effort,  s'abat  en  dedans  par  une  pirouette  et 
s'élance  à  dix  pieds  loin  du  bord  '. 

Je  n'avois  qu'une  fracture  simple  au  bras  :  deux  lattes ,  un  bandage 
et  une  écharpe  suffirent  à  ma  guérison.  Mon  HoUandois  ne  voulut  pas 
aller  plus  loin.  Je  le  payai,  et  il  retourna  chez  lui.  Je  fis  un  nouveau 
marché  avec  des  Canadiens  de  Niagara ,  qui  avoient  une  partie  de  leur 
famille  à  Saint-Louis  des  Illinois,  sur  le  Mississipi. 

Le  manuscrit  présente  maintenant  un  aperçu  général  des  lacs  du 
Canada. 

LACS   DU   CANADA. 

Le  trop-plein  des  eaux  du  lac  Érié  se  décharge  dans  le  lac  Ontario, 
après  avoir  formé  la  cataracte  de  Niagara.  Les  Indiens  trouvoient 
autour  du  lac  Ontario  le  baume  blanc  dans  le  baumier;  le  sucre  dans 
l'érable,  le  noyer  et  le  merisier;  la  teinture  rouge  dans  l'écorce  de  la 
pcroussc;  le  toit  de  leurs  chaumières  dans  l'écorce  du  bois  blanc  :  ils 
trouvoient  le  vinaigre  dans  les  grappes  rouges  du  vinaigrier,  le  miel 
ei  le  coton  dans  les  (leurs  de  l'asperge  sauvage;  l'huile  pour  les  che- 
veux dans  le  tournesol,  et  une  panacée  pour  les  blessures  dans  la 
plante  universelle.  Les  Européens  ont  remplacé  ces  bienfaits  de  la 
natun-  p.ir  les  productions  de  l'art  :  les  sauvages  ont  disparu. 

1.  t's^iii  /itilijriifue. 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  71 

Le  lac  Érié  a  plus  de  cent  lieues  de  circonférence.  Les  nations  qui 
peuploient  ses  bords  furent  exterminées  par  les  Iroquois  il  y  a  deux 
siècles  ;  quelques  hordes  errantes  infestèrent  ensuite  des  lieux  où  l'on 
n'osoit  s'arrêter. 

C'est  une  chose  effrayante  que  de  voir  les  Indiens  s'aventurer  dans 
des  nacelles  d'écorce  sur  ce  lac  où  les  tempêtes  sont  terribles.  Ils  sus- 
pendent leurs  manitous  à  la  poupe  des  canots,  et  s'élancent  au  milieu 
des  tourbillons  de  neige,  entre  les  vagues  soulevées.  Ces  vagues,  de 
niveau  avec  l'orifice  des  canots,  ou  les  surmontant,  semblent  les  aller 
engloutir.  Les  chiens  des  chasseurs,  les  pattes  appuyées  sur  le  bord, 
poussent  des  cris  lamentables,  tandis  que  leurs  maîtres,  gardant  un 
profond  silence,  frappent  les  flots  en  mesure  avec  leurs  pagayes.  Les 
canots  s'avancent  à  la  file  :  à  la  proue  du  premier  se  tient  debout  un 
chef,  qui  répète  le  monosyllabe  oah,  la  première  voyelle  sur  une  note 
élevée  et  courte,  la  seconde  sur  une  note  sourde  et  longue;  dans  le 
dernier  canot  est  encore  un  chef  debout,  manœuvrant  une  grande 
rame  en  forme  de  gouvernail.  Les  autres  guerriers  sont  assis,  les 
jambes  croisées,  au  fond  des  canots  :  à  travers  le  brouillard,  la  neige 
et  les  vagues,  on  n'aperçoit  que  les  plumes  dont  la  tête  de.  ces 
Indiens  est  ornée,  le  cou  allongé  des  dogues  hurlant,  et  les  épaules 
des  deux  sachems ,  pilote  et  augure ,  on  diroit  des  dieux  de  ces 
eaux. 

Le  lac  Érié  est  encore  fameux  par  ses  serpents.  A  l'ouest  de  ce  lac, 
depuis  les  îles  aux  Couleuvres  jusqu'aux  rivages  du  continent,  dans  un 
espace  de  plus  de  vingt  milles,  s'étendent  de  larges  nénuphars  :  en  été 
les  feuilles  de  ces  plantes  sont  couvertes  de  serpents  entrelacés  les  uns 
aux  autres.  Lorsque  les  reptiles  viennent  à  se  mouvoir  aux  rayons  du 
soleil ,  on  voit  rouler  leurs  anneaux  d'azur,  de  pourpre,  d'or  et  d'ébène; 
on  ne  distingue  dans  ces  horribles  nœuds,  doublement,  triplement 
formés,  que  des  yeuxétincelants,  des  langues  à  triple  dard,  des  gueules 
de  feu,  des  queues  armées  d'aiguillons  ou  de  sonnettes,  qui  s'agitent 
en  l'air  comme  des  fouets.  Un  sifflement  continuel,  un  bruit  semblable  ^ 
au  froissement  des  feuilles  mortes  dans  une  forêt,  sortent  de  cet  impur 
Cocyte. 

Le  détroit  qui  ouvre  le  passage  du  lac  Huron  au  lac  Érié  tire  sa 
renommée  de  ses  ombrages  et  de  ses  prairies.  Le  lac  Huron  abonde  en 
poisson  ;  on  y  pêche  l'artikamègue  et  des  truites  qui  pèsent  deux  cents 
livres.  L'île  de  Matimoulin  étoit  fameuse  ;  elle  renfermoit  le  reste  de 
la  nation  des  Ontawais,  que  les  Indiens  faisoient  descendre  du  grand 
Castor.  On  a  remarqué  que  l'eau  du  lac  Huron,  ainsi  que  celle  du  lac 
Michigan,  croît  pendant  sept  mois,  et  diminue  dans  la  même  propor- 


72  VOYAGE   EN    AMÉRIQUE. 

tion  pendant  sept  autres.  Tous  ces  lacs  ont  un  flux  et  reflux  plus  ou 
moins  sensibles. 

Le  lac  Supérieur  occupe  un  espace  de  plus  de  h  degrés  entre  le  ^6^  et 
le  50«  de  latitude  nord,  et  non  moins  de  8  degrés  entre  le  87^  et  le  95®  de 
longitude  ouest,  méridien  de  Paris;  c'est-à-dire  que  cette  mer  inté- 
rieure a  cent  lieues  de  large  et  environ  deux  cents  de  long,  donnant 
une  circonférence  d'à  peu  près  six  cents  lieues. 

Quarante  rivières  réunissent  leurs  eaux  dans  cet  immense  bassin  ; 
deux  d'entre  elles,  l'Allinipigon  et  le  Michipicroton ,  sont  deux  fleuves 
considérables  ;  le  dernier  prend  sa  source  dans  les  environs  de  la  baie 
d'Hudson. 

Des  îles  ornent  le  lac,  entre  autres  l'île  Maurepas,  sur  la  côte  sep- 
tentrionale, l'île  Pontchartrain,  sur  la  rive  orientale;  l'île  Minong  vers 
la  partie  méridionale,  et  l'île  du  Grand-Esprit,  ou  des  Ames,  à  l'occi- 
dent :  celle-ci  pourroit  former  le  territoire  d'un  État  en  Europe;  elle 
mesure  trente-cinq  lieues  de  long  et  vingt  de  large. 

Les  caps  remarquables  du  lac  sont  :  la  pointe  Kioucounan,  espèce 
d'isthme  s'allongeant  de  deux  lieues  dans  les  flots  ;  le  cap  Minabeau- 
jou,  semblable  à  un  phare;  le  cap  de  Tonnerre,  près  de  l'anse  du 
même  nom,  et  le  cap  Rochedebout,  qui  s'élève  perpendiculairement 
sur  les  grèves  comme  un  obélisque  brisé. 

Le  rivage  méridional  du  lac  Supérieur  est  bas,  sablonneux,  sans 
abri;  les  côtes  septentrionales  et  orientales  sont  au  contraire  monta- 
gneuses, et  présentent  une  succession  de  rochers  taillés  à  pic.  Le  lac 
lui-même  est  creusé  dans  le  roc.  A  travers  son  onde  verte  et  transpa- 
rente, l'œil  découvre  à  plus  de  trente  et  quarante  pieds  de  profondeur 
des  masses  de  granit  de  différentes  formes,  et  dont  quelques-unes 
paroissent  comme  nouvellement  sciées  par  la  main  de  l'ouvrier.  Lors- 
que le  voyageur,  laissant  dériver  son  canot,  regarde,  penché  sur  le 
bord,  la  crête  de  ces  montagnes  sous-marines,  il  ne  peut  jouir  long- 
temps de  ce  spectacle  ;  ses  yeux  se  troublent,  et  il  éprouve  des  vertiges. 

Frappée  de  l'étendue  de  ce  réservoir  des  eaux,  l'imagination  s'ac- 
croît avec  l'espace  :  selon  l'instinct  commun  de  tous  les  hommes,  les 
Indiens  ont  attribué  la  formation  de  cet  immense  bassin  à  la  même 
puissance  qui  arrondit  la  voûte  du  firmament;  ils  ont  ajouté  à  l'ad- 
miration qu'inspire  la  vue  du  lac  Supérieur  la  solennité  des  idées 
religieuses. 

Ces  sauvages  ont  été  entraînés  à  faire  de  ce  lac  l'objet  principal  de 
leur  culte,  par  l'air  de  mystère  que  la  nature  s'est  plu  à  attacher  à 
l'un  de  ses  plus  grands  ouvrages.  Le  lac  Supérieur  a  un  flux  et  un 
rellux  irréguliers  :  ses  eaux,  dans  les  plus  grandes  chaleurs  de  l'été, 


VOYAGK   EN   AMERIQUE.  73 

sont  froides  comme  la  neige  à  un  demi -pied  au-dessous  de  leur  sur- 
face ;  ces  mêmes  eaux  gèlent  rarement  dans  les  hivers  rigoureux  de 
ces  climats,  alors  même  que  la  mer  est  gelée. 

Les  productions  de  la  terre  autour  du  lac  varient  selon  les  différents 
sols  :  sur  la  côte  orientale  on  ne  voit  que  des  forêts  d'érables  rachi- 
tiques  et  déjetés,  qui  croissent  presque  horizontalement  dans  du 
sable  ;  au  nord,  partout  oh  le  roc  vif  laisse  à  la  végétation  quelque 
gorge,  quelques  revers  de  vallée,  on  aperçoit  des  buissons  de  groseil- 
liers sans  épines,  et  des  guirlandes  d'une  espèce  de  vigne  qui  porte  un 
fruit  semblable  à  la  framboise,  mais  d'un  rose  plus  pâle.  Çà  et  là 
s'élèvent  des  pins  isolés. 

Parmi  le  grand  nombre  de  sites  que  présentent  ces  solitudes,  deux 
se  font  particulièrement  remarquer. 

En  entrant  dans  le  lac  Supérieur  par  le  détroit  de  Sainte-Marie,  on 
f  oit  à  gauche  des  îles  qui  se  courbent  en  demi-cercle,  et  qui  toutes 
plantées  d'arbres  à  fleurs  ressemblent  à  des  bouquets  dont  le  pied 
trempe  dans  l'eau  ;  à  droite,  les  caps  du  continent  s'avancent  dans 
les  vagues  :  les  uns  sont  enveloppés  d'une  pelouse  qui  marie  sa 
verdure  au  double  azur  du  ciel  et  de  l'onde;  les  autres,  composés 
d'un  sable  rouge  et  blanc,  ressemblent,  sur  le  fond  du  lac  bleuâtre,  à 
des  rayons  d'ouvrages  de  marqueterie.  Entre  ces  caps  longs  et  nus 
s'entremêlent  de  gros  promontoires  revêtus  de  bois  qui  se  répètent 
invertis  dans  le  cristal  au-dessous.  Quelquefois  aussi  les  arbres  serrés 
forment  un  épais  rideau  sur  la  côte,  et  quelquefois  clair- semés  ils 
bordent  la  terre  comme  des  avenues;  alors  leurs  troncs  écartés  ouvrent 
des  points  d'optique  miraculeux.  Les  plantes,  les  rochers,  les  couleurs, 
diminuent  de  proportion  ou  changent  de  teinte  à  mesure  que  le  pay- 
sage s'éloigne  ou  se  rapproche  de  la  vue. 

Ces  îles  au  midi  et  ces  promontoires  à  l'orient,  s'inclinant  par  l'oc- 
cident les  uns  sur  les  autres,  forment  et  embrassent  une  vaste  rade, 
tranquille  quand  l'orage  bouleverse  les  autres  régions  du  lac.  Là  se 
jouent  des  milliers  de  poissons  et  d'oiseaux  aquatiques  ;  le  canard  noir 
du  Labrador  se  perche  sur  la  pointe  d'un  brisant  ;  les  vagues  environ- 
nent ce  solitaire  en  deuil  des  festons  de  leur  blanche  écume  ;  des  plon- 
geons disparoissent,  se  montrent  de  nouveau,  disparoissent  encore; 
l'oiseau  des  lacs  plane  à  la  surface  des  flots,  et  lemartin  pêcheur  agite 
rapidement  ses  ailes  d'azur  pour  fasciner  sa  proie. 

Par  delà  les  îles  et  les  promontoires  enfermant  cette  rade,  au  débou- 
ché du  détroit  de  Sainte-Marie,  l'œil  découvre  les  plaines  fluides  et 
sans  bornes  du  lac.  Les  surfaces  mobiles  de  ces  plaines  s'élèvent  et 
se  perdent  graduellement  dans  l'étendue  ;  du  vert  d'émeraude  elles 


']l^  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

passent  au  bleu  pâle,  puis  à  l'outremer,  puis  à  l'indigo.  Chaque  teinte 
se  fondant  l'une  dans  l'autre,  la  dernière  se  termine  à  l'horizon ,  où 
elle  se  joint  au  ciel  par  une  barre  d'un  sombre  azur. 

Ce  site,  sur  le  lac  même,  est  proprement  un  site  d'été  :  il  faut  en 
jouir  lorsque  la  nature  est  calme  et  riante,  le  second  paysage  est  au 
contraire  un  paysage  d'hiver  :  il  demande  une  saison  orageuse  et 
dépouillée. 

Près  de  la  rivière  Allinipigon  s'élève  une  roche  énorme  et  isolée,  qui 
domine  le  lac.  A  l'occident  se  déploie  une  chaîne  de  rochers,  les  uns 
couchés,  les  autres  plantés  dans  le  sol,  ceux-ci  perçant  l'air  de  leurs 
pics  arides,  ceux-là  de  leurs  sommets  arrondis;  leurs  flancs  verts, 
rouges  et  noirs,  retiennent  la  neige  dans  leurs  crevasses,  et  mêlent 
ainsi  l'albâtre  à  la  couleur  des  granits  et  des  porphyres. 

Là  croissent  quelques-uns  de  ces  arbres  de  forme  pyramidale  que  la 
nature  entremêle  à  ses  grandes  architectures  et  à  ses  grandes  ruines, 
comme  les  colonnes  de  ces  édifices  debout  ou  tombés  :  le  pin  se 
dresse  sur  les  plinthes  des  rochers,  et  des  herbes  hérissées  de  glaçons 
pendent  tristement  de  leurs  corniches  ;  on  croiroit  voir  les  débris  d'une 
cité  dans  les  déserts  de  l'Asie,  pompeux  monuments,  qui  avant  leur 
chute  dominoient  les  bois,  et  qui  portent  maintenant  des  forêts  sur 
leurs  combles  écroulés. 

Derrière  la  chaîne  de  rochers  que  je  viens  de  décrire  se  creuse 
comme  un  sillon  une  étroite  vallée  :  la  rivière  du  Tombeau  passe  au 
milieu.  Celte  vallée  n'offre  en  été  qu'une  mousse  flasque  et  jaune;  des 
rayons  de  fongus,  au  chapeau  de  diverses  couleurs ,  dessinent  les 
interstices  de  rochers.  En  hiver,  dans  cette  solitude  remplie  de  neige, 
le  chasseur  ne  peut  découvrir  les  oiseaux  et  les  quadrupèdes  peints  de 
la  blancheur  des  frimas  que  par  les  becs  colorés  des  premiers,  les 
museaux  noirs  et  les  yeux  sanglants  des  seconds.  Au  bout  de  la  vallée, 
et  loin  par  delà,  on  aperçoit  la  cime  des  montagnes  hyperboréenncs 
où  Dieu  a  placé  la  source  des  quatre  plus  grands  lleuvcs  de  l'Amérique 
septentrionale.  Nés  dans  le  même  berceau,  ils  vont,  après  un  cours  de 
douze  cents  lieues,  se  mêler,  aux  quatre  points  de  l'horizon,  à  qnaliv 
océans  :  le  Mississipi  se  perd,  au  midi,  d;uis  le  golfe  Mexicain;  le 
Saint-i.aurent  se  jette,  au  levant,  dans  l'Atlantique;  l'Ontawais  se 
précipilc,  au  nord,  dans  les  mers  du  pôle,  et  le  fleuve  de  l'Ouest  porte 
au  couchant  le  tribut  dt;  ses  ondes  à  l'océan  de  Nonlouka  ', 

Après  cet  aperçu  des  lacs  vient  un  commencement  de  joun::i]  (jiii 
iir-  porte  (jiie  lindicalion  des  heures. 

1.  C'cloil  la  G<}ot;rai)liio  urroiico  du  ti'iiips  :  clic  n'est  plus  la  niônic  aujourd'liui. 


VOYAGE   EN  AMÉRIQUE.  75 


JOURNAL   SANS    DATE. 

Le  ciel  est  pur  sur  ma  tête,  l'onde  limpide  sous  mon  canot,  qui  fuit 
devant  une  légère  brise.  A  ma  gauche  sont  des  collines  taillées  à  pic 
et  flanquées  de  rochers  d'oii  pendent  des  convolvulus  à  fleurs  blanches 
et  bleues,  des  festons  de  bignonias,  de  longues  graminées,  des  plantes 
saxatiles  de  toutes  les  couleurs  ;  à  ma  droite  régnent  de  vastes  prairies. 
A  mesure  que  le  canot  avance,  s'ouvrent  de  nouvelles  scènes  et  de 
nouveaux  points  de  vue  :  tantôt  ce  sont  des  vallées  solitaires  et  riantes, 
tantôt  des  collines  nues  ;  ici  c'est  une  forêt  de  cyprès,  dont  on  aperçoit 
les  portiques  sombres  ;  là  c'est  un  bois  léger  d'érables,  où  le  soleil  se 
joue  comme  à  travers  une  dentelle. 

Liberté  primitive,  jeté  retrouve  enfln!  Je  passe  comme  cet  oiseau 
qui  vole  devant  moi,  qui  se  dirige  au  hasard,  et  n'est  embarrassé  que 
du  choix  des  ombrages.  Me  voilà  tel  que  le  Tout-Puissant  m'a  créé, 
souverain  de  la  nature,  porté  triomphant  sur  les  eaux,  tandis  que  les 
habitants  des  fleuves  accompagnent  ma  course,  que  les  peuples  de 
l'air  me  chantent  leurs  hymnes,  que  les  bêtes  de  la  terre  me  saluent, 
que  les  forêts  courbent  leur  cime  sur  mon  passage.  Est-ce  sur  le  front 
de  l'homme  de  la  société ,  ou  sur  le  mien ,  qu'est  gravé  le  sceau 
immortel  de  notre  origine?  Courez  vous  enfermer  dans  vos  cités,  allez 
vous  soumettre  à  vos  petites  lois;  gagnez  votre  pain  à  la  sueur  de 
votre  front,  ou  dévorez  le  pain  du  pauvre  ;  égorgez-vous  pour  un  mot, 
pour  un  maître  ;  doutez  de  l'existence  de  Dieu ,  ou  adorez-le  sous  des 
formes  superstitieuses  :  moi  j'irai  errant  dans  mes  solitudes;  pas  un 
seul  battement  de  mon  cœur  ne  sera  comprimé,  pas  une  seule  de  mes 
pensées  ne  sera  enchaînée  ;  je  serai  libre  comme  la  nature;  je  ne 
reconnoîtrai  de  souverain  que  celui  qui  alluma  la  flamme  des  soleils 
et  qui  d'un  seul  coup  de  sa  main  fit  rouler  tous  les  mondes'. 

Sept  heures  du  soir. 

Nous  avons  traversé  la  fourche  de  la  rivière  et  suivi  la  branche  du 
sud-est.  Nous  cherchions  le  long  du  canal  une  anse  oîi  nous  pussions 
débarquer.  Nous  sommes  entrés  dans  une  crique  qui  s'enfonce  sous 
un  promontoire  chargé  d'un  bocage  de  tulipiers.  Ayant  tiré  notre  canot 
à  terre,  les  uns  ont  amassé  des  branches  sèches  pour  notre  feu,  les 
autres  ont  préparé  l'ajoupa.  J'ai  pris  mon  fusil,  et  je  me  suis  enfoncé 
dans  le  bois  voisin. 

1.  Je  laisse  toutes  ces  choses  de  la  jeunesse  :  on  voudra  bien  les  pardonner. 


76  VOYAGE   EN    AMÉRIQUE. 

Je  n'y  avois  pas  fait  cent  pas  que  j'ai  aperçu  un  troupeau  de  dindes 
occupées  à  manger  des  baies  de  fougères  et  des  fruits  d'aliziers.  Ces 
oiseaux  diffèrent  assez  de  ceux  de  leur  race  naturalisés  en  Europe  :  ils  sont 
l[>lus  gros  ;  leur  plumage  est  couleur  d'ardoise,  glacé  sur  le  cou,  sur  le 
dos,  et  à  l'extrémité  des  ailes  d'un  rouge  de  cuivre  ;  selon  les  reflets 
de  la  lumière,  ce  plumage  brille  comme  de  l'or  bruni.  Ces  dindes 
sauvages  s'assemblent  souvent  en  grandes  troupes.  Le  soir  elles  se 
perchent  sur  les  cimes  des  arbres  les  plus  élevés.  Le  matin  elles  font 
entendre  du  haut  de  ces  arbres  leur  cri  répété  ;  un  peu  après  le  lever 
du  soleil  leurs  clameurs  cessent,  et  elles  descendent  dans  les  forêts. 

Nous  nous  sommes  levés  de  grand  matin  pour  partir  à  la  fraîcheur; 
les  bagages  ont  été  rembarques;  nous  avons  déroulé  notre  voile.  Des 
deux  côtés  nous  avions  de  hautes  terres  chargées  de  forêts  :  le  feuil- 
lage offroit  toutes  les  nuances  imaginables  :  l'écarlate  fuyant  sur  le 
rouge,  le  jaune  foncé  sur  l'or  brillant,  le  brun  ardent  sur  le  brun 
léger,  le  vert,  le  blanc,  l'azur,  lavés  en  mille  teintes  plus  ou  moins 
foibles,  plus  ou  moins  éclatantes.  Près  de  nous  c'étoit  toute  la  variété 
du  prisme  ;  loin  de  nous,  dans  les  détours  de  la  vallée,  les  couleurs 
se  môloient  et  se  perdoient  dans  des  fonds  veloutés.  Les  arbres  har- 
monioient  ensemble  leurs  formes  :  les  uns  se  déployoient  en  éventail, 
d'autres  s'élevoient  en  cône ,  d'autres  s'arrondissoient  en  boule , 
d'autres  étoient  taillés  en  pyramide.  Mais  il  faut  se  contenter  de 
jouir  de  ce  spectacle  sans  chercher  à  le  décrire. 

Dix  heures  du  matin. 

Nous  avançons  lentement.  La  brise  a  cessé,  et  le  canal  commence  à 
devenir  étroit  :  le  temps  se  couvre  de  nuages. 

Midi. 

Il  est  impossible  de  remonter  plus  haut  en  canot;  il  faut  mainte- 
nant changer  notre  manière  de  voyager;  nous  allons  tirer  notre  canot 
à  terre,  prendre  nos  provisions,  nos  armes,  nos  fourrures  poin-  la  nuit, 
et  |)énétrer  dans  les  bois. 

Trois  licurcs. 

Oui  dira  le  sentiment  qu'on  éprouve  en  entrant  dans  ces  forêts  aussi 
viL'illes  que  le  monde,  et  qui  seules  donnent  une  idée  de  la  création 
telle  qu'elle  sortit  des  mains  de  Dieu?  Le  jour,  tombant  d'en  haut  à 
travers  un  voile  de  feuillage,  répand  dans  la  profomU-iu-  du  bois  une 


VOYAGE   EN   AMERIQUE.  77 

demi-lumière  changeante  et  mobile,  qui  donne  aux  objets  une  gran- 
deur fantastique.  Partout  il  faut  franchir  des  arbres  abattus,  sur  les- 
quels s'élèvent  d'autres  générations  d'arbres.  Je  cherche  en  vain  une 
issue  dans  ces  solitudes;  trompé  par  un  jour  plus  vif,  j'avance  à  tra- 
vers les  herbes,  les  orties,  les  mousses,  les  lianes  et  l'épais  humus 
composé  des  débris  des  végétaux;  mais  je  n'arrive  qu'à  une  clairière 
formée  par  quelques  pins  tombés.  Bientôt  la  forêt  redevient  plus 
sombre  ;  l'œil  n'aperçoit  que  des  troncs  de  chênes  et  de  noyers  qui  se 
succèdent  les  uns  les  autres,  et  qui  semblent  se  serrer  en  s'éloignant  : 
l'idée  de  l'infini  se  présente  à  moi. 

Six  heures. 

J'avois  entrevu  de  nouveau  une  clarté,  et  j'avois  marché  vers  elle. 
Me  voilà  au  point  de  lumière  :  triste  champ,  plus  mélancolique  que  les 
forêts  qui  l'environnent!  Ce  champ  est  un  ancien  cimetière  indien. 
Que  je  me  repose  un  instant  dans  cette  double  solitude  de  la  mort  et 
de  la  nature  :  est-il  un  asile  où  j'aimasse  mieux  dormir  pour  toujours? 

Sept  heures. 

Ne  pouvant  sortir  de  ces  bois,  nous  y  avons  campé.  La  réverbéra- 
tion de  notre  bûcher  s'étend  au  loin  :  éclairé  en  dessous  par  la  lueur 
scarlatine,  le  feuillage  paroît  ensanglanté;  les  troncs  des  arbres  les 
plus  proches  s'élèvent  comme  des  colonnes  de  granit  rouge,  mais  les 
plus  distants,  atteints  à  peine  de  la  lumière,  ressemblent,  dans  l'en- 
foncement du  bois,  à  de  pâles  fantômes  rangés  en  cercle  au  bord 
d'une  nuit  profonde. 

Minuit. 

Le  feu  commence  à  s'éteindre,  le  cercle  de  sa  lumière  se  rétrécit. 
J'écoute  :  un  calme  formidable  pèse  sur  ces  forêts  ;  on  diroit  que  des 
silences  succèdent  à  des  silences.  Je  cherche  vainement  à  entendre 
dans  un  tombeau  universel  quelque  bruit  qui  décèle  la  vie.  D'où  vient 
ce  soupir?  D'un  de  mes  compagnons  :  il  se  plaint,  bien  qu'il  som- 
meille. Tu  vis,  donc  tu  souffres  :  voilà  l'homme. 

Minuit  et  demi. 

Le  repos  continue;  mais  l'arbre  décrépit  se  rompt,  il  tombe.  Les 

forêts  mugissent  ;  mille  voix  s'élèvent.  Bientôt  les  bruits  s'affoiblis- 


78  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

sent;  ils  meurent  dans  des  lointains  presque  imaginaires  :  le  silence 
envahit  de  nouveau  le  désert. 

Une  heure  du  matin. 

Voici  le  vent;  il  court  sur  la  cime  des  arbres;  il  les  secoue  en  pas- 
sant sur  ma  tête.  Maintenant  c'est  comme  le  flot  de  la  mer  qui  se  brise 
tristement  sur  le  rivage. 

Les  bruits  ont  réveillé  les  bruits.  La  forêt  est  toute  harmonie.  Est- 
ce  les  sons  graves  de  l'orgue  que  j'entends,  tandis  que  des  sons  plus 
légers  errent  dans  les  voûtes  de  verdure?  Un  court  silence  succède  ;  la 
musique  aérienne  recommence  ;  partout  de  douces  plaintes,  des  mur- 
mures qui  renferment  en  eux-mêmes  d'autres  murmures;  chaque 
feuille  parle  un  différent  langage,  chaque  brin  d'herbe  rend  une  note 
particulière. 

Une  voix  extraordinaire  retentit  :  c'est  celle  de  cette  grenouille  qui 
imite  les  mugissements  du  taureau.  De  toutes  les  parties  de  la  forêt 
les  chauves-souris  accrochées  aux  feuilles  élèvent  leurs  chants  mono- 
tones :  on  croit  ouïr  des  glas  continus  ou  le  tintement  funèbre  d'une 
cloche.  Tout  nous  ramène  à  quelque  idée  de  la  mort,  parce  que  cette 
idée  est  au  fond  de  la  vie. 

Dix  heures  du  matin. 

Nous  avons  repris  notre  course  :  descendus  dans  un  vallon  inondé, 
des  branches  de  chêne-saule  étendues  d'une  racine  de  jonc  à  une 
autre  racine  nous  ont  servi  de  pont  pour  traverser  le  marais.  Nous 
préparons  notre  dîner  au  pied  d'une  colline  couverte  de  bois,  que 
nous  escaladerons  bientôt  pour  découvrir  la  rivière  que  nous  cher- 
chons. 

Une  heure. 

Nous  nous  sommes  remis  en  marche  ;  les  gelinottes  nous  promet- 
tent pour  ce  soir  un  bon  souper. 

Le  chemin  s'escarpe,  les  arbres  deviennent  rares;  une  bruyère  glis- 
sante couvre  le  flanc  de  la  montagne. 

Six  heures. 

Nous  voilà  au  sommet  :  au-dessous  de  nous  on  n'aperçoit  que  la 
cime  des  arbres.  Quelques  rochers  isolés  sortent  de  cette  mer  de  ver- 
dure, comme  des  écueils  élevés  au-dessus  de  la  surface  de  l'eau.  La 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  79 

carcasse  d'un  chien,  suspendue  à  une  branche  de  sapin,  annonce  le 
sacrifice  indien  offert  au  génie  de  ce  désert.  Un  torrent  se  précipite  à 
nos  pieds,  et  va  se  perdre  dans  une  petite  rivière. 

Quatre  heures  du  matin. 

La  nuit  a  été  paisible.  Nous  nous  sommes  décidés  à  retourner  à 
notre  bateau,  parce  que  nous  étions  sans  espérance  de  trouver  un 
chemin  dans  ces  bois. 

Neuf  heures. 

Nous  avons  déjeuné  sous  un  vieux  saule  tout  couvert  de  convol- 
vulus  et  rongé  par  de  larges  potirons.  Sans  les  maringouins,  ce  lieu 
seroit  fort  agréable  :  il  a  fallu  faire  une  grande  fumée  de  bois  vert 
pour  chasser  nos  ennemis.  Les  guides  ont  annoncé  la  visite  de  quelques 
voyageurs  qui  pouvoient  être  encore  à  deux  heures  de  marche  de  l'en- 
droit où  nous  étions.  Cette  finesse  de  l'ouïe  tient  du  prodige  :  il  y  a 
tel  Indien  qui  entend  les  pas  d'un  autre  Indien  à  quatre  et  cinq  heures 
de  distance,  en  mettant  l'oreille  à  terre.  Nous  avons  vu  arriver  en 
effet  au  bout  de  deux  heures  une  famille  sauvage  ;  elle  a  poussé  le  cri 
de  bienvenue  :  nous  y  avons  répondu  joyeusement. 

Midi. 

Nos  hôtes  nous  ont  appris  qu'ils  nous  entendoient  depuis  deux 
jours;  qu'ils  savoient  que  nous  étions  des  chairs  blanches,  le  bruit  que 
nous  faisions  en  marchant  étant  plus  considérable  que  le  bruit  fait 
par  les  chairs  rouges.  J'ai  demandé  la  cause  de  cette  différence  ;  on 
m'a  répondu  que  cela  tenoit  à  la  manière  de  rompre  les  branches  et 
de  se  frayer  un  chemin.  Le  blanc  révèle  aussi  sa  race  à  la  pesanteur 
de  son  pas;  le  bruit  qu'il  produit  n'augmente  pas  progressivement  : 
l'Européen  tourne  dans  les  bois  ;  l'Indien  marche  en  ligne  droite. 

La  famille  indienne  est  composée  de  deux  femmes,  d'un  enfant  et 
de  trois  hommes.  Revenus  ens.^mble  au  bateau,  nous  avons  fait  un 
grand  feu  au  bord  de  la  rivière.  Une  bienveillance  mutuelle  règne 
parmi  nous  :  les  femmes  ont  apprêté  notre  souper,  composé  de  truites 
saumonées  et  d'une  grosse  dinde.  Nous  autres  guerriers,  nous  fumons 
et  devisons  ensemble.  Demain  nos  hôtes  nous  aideront  à  porter  notre 
canot  à  un  fleuve  qui  n'est  qu'à  cinq  milles  du  lieu  où  nous  sommes. 

Le  journal  finit  ici.  Une  page  détachée  qui  se  trouve  à  la  suite  nous 
transporte  au  milieu  des  Apalaches.  Voici  cette  page  : 


80  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

Ces  montagnes  ne  sont  pas,  comme  les  Alpes  et  les  Pyrénées,  des 
monts  entassés  régulièrement  les  uns  sur  les  autres,  élevant  au-dessus 
des  nuages  leurs  sommets  couverts  de  neige.  A  l'ouest  et  au  nord,  elles 
ressemblent  à  des  murs  perpendiculaires  de  quelques  mille  pieds,  du 
haut  desquels  se  précipitent  les  fleuves  qui  tombent  dans  l'Ohio  et 
le  Mississipi.  Dans  cette  espèce  de  grande  fracture,  on  aperçoit  des 
sentiers  qui  serpentent  au  milieu  des  précipices  avec  les  torrents.  Ces 
sentiers  et  ces  torrents  sont  bordés  d'une  espèce  de  pin  dont  la 
cime  est  couleur  de  vert  de  mer,  et  dont  le  tronc  presque  lilas  est 
marqué  de  taches  obscures  produites  par  une  mousse  rase  et  noire. 

Mais  du  côté  du  sud  et  de  l'est,  les  Apalaches  ne  peuvent  presque 
plus  porter  le  nom  de  montagnes  :  leurs  sommets  s'abaissent  graduel- 
lement jusqu'au  sol  qui  borde  l'Atlantique;  elles  versent  sur  ce  sol 
d'autres  fleuves  qui  fécondent  des  forêts  de  chênes  verts,  d'érables, 
de  noyers,  de  mûriers,  de  marronniers,  de  pins,  de  sapins,  de  copal- 
mes,  de  magnolias  et  de  mille  espèces  d'arbustes  à  fleurs. 

Après  ce  court  fragment  vient  un  morceau  assez  étendu  sur  le  cours 
de  l'Ohio  et  du  Mississipi,  depuis  Pittsbourg  jusqu'aux  Natchez.  Le 
récit  s'ouvre  par  la  description  des  monuments  de  l'Ohio.  Le  Génie  du 
Christianisme  a  un  passage  et  une  note  sur  ces  monuments  ;  mais  ce 
que  j'ai  écrit  dans  ce  passage  et  dans  cette  note  diffère  en  beaucoup 
de  points  de  ce  que  je  dis  ici  '. 

Représentez-vous  des  restes  de  fortifications  ou  de  monuments, 
occupant  une  étendue  immense.  Quatre  espèces  d'ouvrages  s'y  font 
remarquer  :  des  bastions  carrés,  des  lunes,  des  demi-lunes  et  des 
tamuli.  Les  bastions,  les  lunes  et  demi-lunes  sont  réguliers,  les  fossés 

1.  Depuis  l'époque  où  j'écrivis  celte  Dissertation,  des  liommQs  savants  et  des 
Sociétés  archéologiques  américaines  ont  publié  des  Mémoires  sur  les  ruines  de  l'Ohio. 
Ils  sont  curieux  sous  deux  rapports  : 

1°  Ils  rappellent  les  traditions  des  tribus  indiennes;  ces  tribus  indiennes  disent 
toutes  qu'elles  sont  venues  de  l'ouest  aux  rivages  de  l'Atlantique,  un  siècle  ou  deux 
(autant  qu'on  en  peut  juger)  avant  la  découverte  de  l'Amérique  par  les  Européens; 
qu'elles  curent  dans  leurs  longues  marches  beaucoup  do  peuples  à  combattre,  parti- 
culièrement sur  les  rives  de  l'Ohio,  etc. 

2»  Les  Mémoires  des  savants  américains  mentionnent  la  découverte  de  quelques 
idoles  trouvées  dans  des  tombeaux,  lesquelles  idoles  ont  un  caractère  purement 
asiatique.  Il  est  très-certain  qu'un  peuple  beaucoup  plus  civilisé  que  les  sauvages 
actu<:ls  de  l'Amérique  a  llcun  dans  la  vallée  de  l'Ohio  et  du  Mississipi.  Quand  et 
comment  a-t-il  péri?  C'est  ce  qu'on  ne  saura  peut-être  jamais.  Ces  Mémoires  do-it  je 
parle  snnt  peu  connus,  et  méritent  de  l'être.  On  les  trouve  dans  le  jcurnal  intitulé 
Nouvelles  Annules  des  Voyages. 


VOYAGE  E?s'   AMÉRIQUE.  81 

larges  et  profonds,  les  retranchements  faits  de  terre  avec  des  para- 
pets à  pan  incliné;  mais  les  angles  des  glacis  correspondent  à  ceux 
des  fosses,  et  ne  s'inscrivent  pas  comme  le  parallélogramme  dans  le 
polygone. 

Les  tiuvuli  sont  des  tombeaux  de  forme  circulaire.  On  a  ouvert 
quelques-uns  de  ces  tombeaux  ;  on  a  trouvé  au  fond  un  cercueil  formé 
de  quatre  pierres,  dans  lequel  il  y  avoit  des  ossements  humains.  Ce 
cercueil  étoit  surmonté  d'un  autre  cercueil  contenant  un  autre  sque- 
lette, et  ainsi  de  suite  jusqu'au  haut  de  la  pyramide,  qui  peut  avoir  de 
vingt  à  trente  pieds  d'élévation. 

Ces  constructions  ne  peuvent  être  l'ouvrage  des  nations  actuelles  de 
l'Amérique;  les  peuples  qui  les  ont  élevées  dévoient  avoir  une  connois- 
sance  des  arts  supérieure  même  à  celle  des  Mexicains  et  des  Péruviens. 

Faut- il  attribuer  ces  ouvrages  aux  Européens  modernes?  Je  ne 
trouve  que  Ferdinand  de  Soto  qui  ait  pénétré  anciennement  dans  les 
Florides,  et  il  ne  s'est  jamais  avancé  au  delà  d'un  village  de  Chicassas, 
sur  une  des  branches  de  la  Mobile  :  d'ailleurs ,  avec  une  poignée 
d'Espagnols,  comment  auroit-il  remué  toute  cette  terre  et  à  quel 
dessein? 

Sont-ce  les  Carthaginois  ou  les  Phéniciens  qui  jadis,  dans  leur  com- 
merce autour  de  l'Afrique  et  aux  îles  Cassitérides,  ont  été  poussés  aux 
régions  américaines?  Mais  avant  de  pénétrer  plus  avant. dans  l'ouest, 
ils  ont  dû  s'établir  sur  les  côtes  de  l'Atlantique  :  pourquoi  alors  ne 
trouve-t-on  pas  la  moindre  trace  de  leur  passage  dans  la  Virginie,  les 
Géorgies  et  les  Florides?  Ni  les  Phéniciens  ni  les  Carthaginois  n'en- 
terroient  leurs  morts  comme  sont  enterrés  les  morts  des  fortifications 
de  l'Ohio.  Les  Égyptiens  faisoient  quelque  chose  de  semblable  ;  mais 
les  momies  étoient  embaumées,  et  celles  des  tombes  américaines  ne 
le  sont  pas  ;  on  ne  sauroit  dirs  que  les  ingrédients  manquoient  :  les 
gommes,  les  résines,  les  camphres,  les  sels,  sont  ici  de  toutes  parts. 

L'Atlantide  de  Platon  auroit-elle  existé?  L'Afrique,  dans  des  siècles 
inconnus,  tenoit-elle  à  l'Amérique?  Quoi  qu'il  en  soit,  une  nation 
ignorée ,  une  nation  supérieure  aux  générations  indiennes  de  ce  mo- 
ment, a  passé  dans  ces  déserts.  Quelle  étoit  cette  nation?  Quelle 
révolution  l'a  détruite?  Quand  cet  événement  est-il  arrivé!  Questions 
qui  nous  jettent  dans  cette  immensité  du  passé  où  les  siècles  s'abîment 
comme  des  songes. 

Les  ouvrages  dont  je  parie  se  trouvent  à  l'embouchure  du  grand  Mia- 
mis,  à  celle  du  Muskingum  à  la  Crique  du  Tombeau,  et  sur  une  des 
branches  du  Scioto  :  ceux  qui  bordent  cette  rivière  occupent  un  espace 
de  plus  de  deux  heures  de  marche  en  descendant  vers  l'Ohio.  Dans  le 

G 


82  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

Kentucky,  le  long  du  Tennessee,  chez  les  Siminoles,  vous  ne  pouvez  faire 
un  pas  sans  apercevoir  quelques  vestiges  de  ces  monuments. 

Les  Indiens  s'accordent  à  dire  que  quand  luurs  pères  vinrent  de 
l'ouest,  ils  trouvèrent  les  ouvrages  de  l'Ohio  tels  qu'on  les  voit  aujour- 
d'hui. Mais  la  date  de  cette  migration  des  Indiens  d'occident  en  orienl 
varie  selon  les  nations.  Les  Chicassas,  par  exemple,  arrivèrent  danj 
les  forts  qui  couvrent  les  fortifications  il  n'y  a  guère  plus  de  deui 
siècles  :  ils  mirent  sept  ans  à  accomplir  leur  voyage,  ne  marchan' 
qu'une  fois  chaque  année,  et  emmenant  des  chevaux  dérobés  aux 
Espagnols,  devant  lesquels  il  se  retiroient. 

Une  autre  tradition  veut  que  les  ouvrages  de  l'Ohio  aient  été  élevés 
par  les  Indiens  blancs.  Ces  Indiens  blancs,  selon  les  Indiens  rouges, 
dévoient  être  venus  de  l'orient  ;  et  lorsqu'ils  quittèrent  le  lac  sans  rivages 
(la  mer),  ils  étoient  vêtus  comme  les  Chairs-Blanches  d'aujourd'hui. 

Sur  cette  foible  tradition,  on  a  raconté  que,  vers  l'an  1170,  Ogan , 
priîice  du  pays  de  Galles,  ou  son  fils  Madoc,  s'embarqua  avec  un  grand 
nombre  de  ses  sujets',  et  qu'il  aborda  à  des  pays  inconnus,  vers  l'oc- 
cident. Mais  est-il  possible  d'imaginer  que  les  descendants  de  ces  Gal- 
lois aient  pu  construire  les  ouvrages  de  l'Ohio,  et  qu'en  même  temps, 
ayant  perdu  tous  les  arts,  ils  se  soient  trouvés  réduits  à  une  poignée 
de  guerriers  errants  dans  les  bois  comme  les  autres  Indiens? 

On  a  aussi  prétendu  qu'aux  sources  du  Missouri  des  peuples  nom- 
breux et  civilisés  vivent  dans  des  enceintes  militaires  pareilles  à  celles 
des  bords  de  l'Ohio  ;  que  ces  peuples  se  servent  de  chevaux  et  d'autres 
animaux  domestiques  ;  qu'ils  ont  des  villes,  des  chemins  publics,  qu'ils 
sont  gouvernés  par  des  rois^. 

La  tradition  religieuse  des  Indiens  sur  les  monuments  de  leurs 
déserts  n'est  pas  conforme  à  leur  tradition  historique.  Il  y  a,  disent- 
ils,  au  milieu  de  ces  ouvrages,  une  caverne;  cette  caverne  est  celle  du 
Grand-Esprit.  Le  Grand-Esprit  créa  les  Chicassas  dans  cette  caverne. 
Le  pays  étoit  alors  couvert  d'eau;  ce  que  voyant  lo  Grand-Esprit, 
il  bâtit  des  murs  de  terre  pour  mettre  sécher  dessus  les  Chicassas. 

1.  C'est  une  altération  des  traditions  islandoises  et  des  politiques  histoires  de! 
Sagas. 

2.  Aujourd'hui  les  sources  du  Missouri  sont  connues  :  on  n'a  rencontré  dans  ce;, 
régions  que  des  sauvages.  11  faut  pareillement  reléguer  parmi  les  fahlcs  cette  his- 
toire d'un  temple  où  on  auroit  trouvé  une  Bible,  laquelle  Bible  ne  pouvoit  être  lu( 
par  des  Indiens  hlancs,  possesseurs  du  temple,  et  qui  avoient  perdu  l'usage  de  l'écri- 
ture. Au  reste,  la  colonisation  des  Russes  au  nord-ouest  de  l'Américiue  auroit  bien 
pu  donner  naissance  à  ces  bruits  d'un  peuple  blanc  établi  vers  les  sources  du 
Missouri. 


VOYAGE  EN  AMÉRIQUE.  83 

Passons  à  la  description  du  cours  de  l'Ohio.  L'Ohio  est  formé  par  la 
réunion  de  la  Monongaliela  et  de  l'Allcgliany,  la  première  rivière  pre- 
nant sa  source  au  sud,  dans  les  montagnes  Bleues  ou  les  Apalaches; 
la  seconde,  dans  une  autre  chaîne  de  ces  montagnes  au  nord,  entre  le 
lac  Érié  et  le  lac  Ontario  :  au  moyen  d'un  court  partage,  l'AUeghany 
communique  avec  le  premier  lac.  Les  deux  rivières  se  joignent  au- 
dessous  du  fort  jadis  appelé  le  fort  Duquesne,  aujourd'hui  le  fort  Pitt, 
ou  Pittsbourg  :  leur  confluent  est  au  pied  d'une  haute  colline  de  char- 
bon de  terre  ;  en  mêlant  leurs  ondes,  elles  perdent  leurs  noms,  et  ne 
sont  plus  connues  que  sous  celui  de  l'Ohio  ,  qui  signifie  à  bon  droit 
belle  rivière. 

Plus  de  soixante  rivières  apportent  leurs  richesses  à  ce  fleuve;  celles 
dont  le  cours  vient  de  l'est  et  du  midi  sortent  des  hauteurs  qui  divisent 
es  eaux  tributaires  de  l'Atlantique  des  eaux  descendantes  à  l'Ohio  et 
au  Mississipi  ;  celles  qui  naissent  à  l'ouest  et  au  nord  découlent  des 
collines  dont  le  double  versant  nourrit  les  lacs  du  Canada  et  alimente 
le  Mississipi  et  l'Ohio. 

L'espace  où  roule  ce  dernier  fleuve  offre  dans  son  ensemble  un 
large  vallon  bordé  de  collines  d'égales  hauteurs  ;  mais,  dans  les  détails, 
à  mesure  que  l'on  voyage  avec  les  eaux,  ce  n'est  plus  cela. 

Rien  d'aussi  fécond  que  les  terres  arrosées  par  l'Ohio  :  elles  pro- 
duisent sur  les  coteaux  des  forêts  de  pins  rouges,  des  bois  de  lauriers 
de  myrtes,  d'érables  à  suc,  de  chênes  de  quatre  espèces  ;  les  vallées 
donnent  le  noyer,  l'alizier,  le  frêne,  le  tupelo  ;  les  marais  portent  le 
bouleau,  le  tremble,  le  peuplier  et  le  cyprès  chauve.  Les  Indiens  font 
des  étoffes  avec  l'écorce  du  peuplier  ;  ils  mangent  la  seconde  écorce  du 
bouleau;  ils  emploient  la  sève  de  la  bourgène  pour  guérir  la  fièvre  et 
pour  chasser  les  serpents  ;  le  chêne  leur  fournit  des  flèches,  le  frêne 
des  canots. 

Les  herbes  et  les  plantes  sont  très-variées;  mais  celles  qui  couvrent 
toutes  les  campagnes  sont  :  l'herbe  à  buffle,  de  sept  à  huit  pieds  de 
haut,  l'herbe  à  trois  feuilles,  la  folle-avoine,  ou  le  riz  sauvage,  et 
l'indigo. 

Sous  un  sol  partout  fertile,  à  cinq  ou  six  pieds  de  profondeur,  on  ' 
rencontre  généralement  un  lit  de  pierre  blanche,  base  d'un  excellent 
humus;  cependant,  en  approchant  du  Mississipi,  on  trouve  d'abord  à 
la  surface  du  sol  une  terre  forte  et  noire,  ensuite  une  couche  de  craie 
de  diverses  couleurs,  et  puis  des  bois  entiers  de  cyprès  chauves, 
engloutis  dans  la  vase. 

Sur  le  bord  du  Chanon,  à  deux  cents  pieds  au-dessous  de  l'eau,  on 
prétend  avoir  vu  des  caractères  tracés  aux  parois  d'un  précipice  :  on 


8i  VOYAGE  EN  AMÉRIQUE. 

en  a  conclu  que  l'eau  couloit  jadis  à  ce  niveau,  et  que  dos  nations 
inconnues  écrivirent  ces  lettres  mystérieuses  on  passant  sur  le  fleuve. 

Une  transition  subite  de  température  et  de  climat  se  fait  remarquer 
sur  rohio  :  aux  environs  du  Canaway,  le  cyprès  chauve  cesse  de 
croître,  et  les  sassafras  disparoissent;  les  forets  do  chênes  et  d'or- 
meaux se  multiplient.  Tout  prend  une  couleur  différente  :  les  verts 
sont  plus  foncés,  leurs  nuances  plus  sombres. 

Il  n'y  a,  pour  ainsi  dire,  que  deux  saisons  sur  le  fleuve  :  les  feuilles 
tombent  tout  à  coup  en  novembre;  les  neiges  les  suivent  de  près;  le 
vent  du  nord-ouest  commence,  et  l'hiver  règne.  Un  froid  sec  continue 
avec  un  ciel  pur  jusqu'au  mois  de  mars;  alors  le  vent  tourne  au  nord- 
est,  et  en  moins  de  quinze  jours,  les  arbres  chargés  de  givre  appa- 
roissent  couverts  de  fleurs.  L'été  se  confond  avec  le  printemps. 

La  chasse  est  abondante.  Les  canards  branchus,  les  linottes  bleues, 
les  cardinaux,  les  chardonnerets  pourpres,  brillent  dans  la  verdure 
des  arbres;  l'oiseau  wliet-shaw  imite  le  bruit  de  la  scie;  l'oiscau-chat 
miaule,  et  les  perroquets  qui  apprennent  quelques  mots  autour  des 
habitations  les  répètent  dans  les  bois.  Un  grand  nombre  de  ces 
oiseaux  vivent  d'insectes  :  la  chenille  verte  à  tabac,  le  ver  d'une  espèce 
de  mûrier  blanc,  les  mouches  luisantes,  l'araignée  d'eau,  leur  servent 
principalement  de  nourriture  ;  mais  les  perroquets  se  réunissent  en 
grandes  troupes  et  dévastent  les  champs  ensemencés.  On  accorde  une 
prime  pour  chaque  tête  de  ces  oiseaux  :  on  donne  la  même  prime  pour 
les  têtes  d'écureuil. 

L'Ohio  oH're  à  peu  près  les  mêmes  poissons  que  le  Mississipi.  Il  est 
assez  commun  d"y  prendre  des  truites  de  trente  à  trente-cinq  livres, 
et  une  espèce  d'esturgeon  dont  la  tête  est  faite  comme  la  pelle  d'une 
pagaye. 

En  descendant  le  cours  de  l'Ohio  on  passe  une  petite  rivière  appelée 
le  Lie  des  grands  Os.  On  appelle  lie  en  Amérique  des  bancs  d'une  terre 
blanche  un  peu  glaiseuse,  que  les  buflles  se  plaisent  à  lécher;  ils  y  creu- 
sent avec  leur  langue  des  sillons.  Les  excréments  de  ces  animaux  sont 
si  imprégnés  de  la  terre  du  lie ,  qu'ils  ressemblent  à  des  morceaux  de 
chaux.  Les  bullles  recherchent  les  lies  à  cause  des  sels  qu'ils  contien- 
nent :  ces  sels  guérissent  les  animaux  ruminants  des  tranchées  que 
hiir  cause  la  criuliié  des  herbes.  Cependant  les  terres  de  la  vallée  do 
r(Jlii()  ne  sont  point  salées  au  goût;  elles  sont  au  contraire  exirrino- 
ment  insipides. 

Le  lie  de  la  rivière  du  Lie  est  un  des  plus  grands  que  l'on  connoisse; 
les  vaslcîs  chemins  que  les  bullles  ont  tracés  à  travers  les  herbes  pour 
y  aborder  seroient  elTrayants  si  l'on  ne  sa\uii  (juc  ces  taureaux  sau- 


VOYAGE  EN   AMÉUIQUE.  85 

vaïres  sont  les  pins  paisibles  de  toutes  les  créatures.  On  a  découvert 
dans  ce  lie  une  partie  du  squelette  d'un  mammouth  :  l'os  de  la  cuisse 
pesoit  soixante-dix  livres,  les  côtes  comptoient  dans  leur  courbure 
sept  pieds ,  et  la  tête  trois  pieds  de  long  ;  les  dents  mâchelières  por- 
toient  cinq  pouces  de  largeur  et  huit  de  hauteur,  les  défenses  qua- 
torze pouces  de  la  racine  à  la  pointe. 

De  pareilles  dépouilles  ont  été  rencontrées  au  Chili  et  en  Russie. 
Les  Tartares  prétendent  que  le  mammouth  existe  encore  dans  leur  pays 
à  l'embouchure  des  rivières  :  on  assure  aussi  que  des  chasseurs  l'ont 
poursuivi  à  l'ouest  du  Mississipi.  Si  la  race  de  ces  animaux  a  péri , 
comme  il  est  à  croire,  quand  cette  destruction  dans  des  pays  si 
divers  et  dans  des  climats  si  différents  est-elle  arrivée?  Nous  ne  savons 
rien,  et  pourtant  nous  demandons  tous  les  jours  à  Dieu  compte  de  ses 
ouvrages  ! 

Le  Lie  des  grands  Os  est  à  environ  trente  milles  de  la  rivière  Ken- 
tucky,  et  à  cent  huit  milles  à  peu  près  des  rapides  de  TOhio.  Les  bords 
de  la  rivière  Kentucky  sont  taillés  à  pic  comme  des  murs.  On  remarque 
dans  ce  lieu  un  chemin  fait  par  les  buffles,  qui  descend  du  haut  d'une 
colline,  des  sources  de  bitume  qu'on  peut  brûler  en  guise  d'huile,  des 
grottes  qu'embellissent  des  colonnes  naturelles ,  et  un  lac  souterrain 
qui  s'étend  à  des  distances  inconnues. 

Au  confluent  du  Kentucky  et  de  l'Ohio  le  paysage  déploie  une  pompe 
extraordinaire  :  là,  ce  sont  des  troupeaux  de  chevreuils  qui  de  la 
pointe  du  rocher  vous  regardent  passer  sur  les  fleuves  ;  ici  des  bou- 
quets de  \ieux  pins  se  projettent  horizontalement  sur  les  flots  ;  des 
plaines  riantes  se  déroulent  à  perte  de  vue,  tandis  que  des  rideaux  de 
forêts  voilent  la  base  de  quelques  montagnes  dont  la  cime  apparo"t 
dans  le  lointain. 

Ce  pays  si  magnifique  s'appelle  pourtant  le  Kentucky,  du  nom  de  sa 
rivière,  qui  signifie  rivière  de  sang  :  il  doit  ce  nom  funeste  à  sa  beauté 
même  :  pendant  plus  de  deux  siècles  les  nations  du  parti  des  Chéro- 
quois  et  du  parti  des  nations  iroquoises  s'en  disputèrent  les  chasses. 
Sur  ce  champ  de  bataille  ,  aucune  tribu  indienne  n'osoit  se  fixer  :  les 
Sawanoes,  les  Miamis,  les  Piankiciawoes ,  les  Wayoes,  les  Kaskasias, 
les  Delawares,  les  Illinois,  venoient  tour  à  tour  y  combattre.  Ce  ne  fut 
que  vers  l'an  1752  que  les  Européens  commencèrent  à  savoir  quelque 
chose  de  positif  sur  les  vallées  situées  à  l'ouest  des  monts  Alleghany, 
appelés  d'abord  les  montagnes  EncUess  (sans  fin),  ou  Kittanniny,  ou 
montagnes  Bleues.  Cependant  Charlevoix,  en  1720,  avoit  parlé  du 
cours  de  l'Ohio;  et  le  fort  Duquesne,  aujourd'hui  fort  Pitt  (Pitts- 
Burgh),  avoit  été  tracé  par  les  François  à  la  jonction  des  deuc  rivières 


86  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

mères  de  l'Ohîo.  En  1752,  Louis  Evant  pul)lia  une  carte  du  pays  situ*^ 
sur  rOhio  et  le  Kentucky;  Jacques  Macbrive  fit  une  course  dans  ce 
^désert  en  175^;  Jones  Finley  y  pénétra  en  1757;  le  colonel  Boone  le 
découvrit  cnli'Tomont  en  1769,  et  s'y  établit  avec  sa  famille  en  1775. 
On  prétend  que  le  docteur  Wood  et  Simon  Kenton  furent  l^s  premiers 
Européens  qui  descendirent  l'Ohio  en  1773,  depuis  le  fort  Pitt  jusqu'au 
Mississipi.  L'orgueil  national  d<  s  Américains  les  porle  à  s'attribuer  le 
mérite  de  la  plupart  des  découvertes  à  l'occident  des  États-Unis;  mais 
il  ne  faut  pas  oublier  que  les  François  du  Canada  et  de  la  Louisiane , 
arrivant  par  le  nord  et  par  le  midi,  avoient  parcouru  ces  réj^ions  lon;;- 
temps  avant  les  Américains,  qui  venoient  du  côté  de  Uorient  et  que 
gênoient  dans  leur  route  la  confédération  des  Creeks  et  les  Espagnols 
des  Florides. 

Cette  terre  commence  (ilQi)  à  se  peupler  par  les  colonies  de  la 
Pensylvanie ,  de  la  Virginie  et  de  la  Caroline ,  et  par  quelques-uns  de 
mes  malbeureux  compatriotes  fuyant  devant  les  premiers  orages  de  la 
révolution 

Les  générations  européennes  seront-elles  plus  vertueuses  et  plus 
libres  sur  ces  bords  que  les  générations  américaines  qu'elles  auront 
exterminées?  Des  esclaves  ne  laboureront-ils  point  la  terre  sous  le 
fouet  de  leur  maître,  dans  ces  déseris  où  l'homme  promenoit  son 
indépendance?  Des  prisons  et  des  gibets  ne  remplaceront-ils  point  la 
cabane  ouverte  et  le  haut  chêne,  qui  ne  porte  que  le  nid  des  oiseaux? 
La  richesse  du  sol  ne  fera-t-clle  point  naître  de  nouvelles  guerres?  Le 
Kentucky  cessera-t-il  dTtre  la  terre  du  sanr),  et  les  édifices  des 
hommes  embelliront-ils  mieux  les  bords  de  l'Ohio  que  les  monuments 
ue  la  nature? 

Du  Kentucky  aux  rai)i(Us  de  l'Ohio  on  comple  à  i)eu  près  quatre- 
vingts  milles.  Ces  rapides  sont  formés  par  une  roche  qui  s'étend  sous 
l'eau  dans  le  lit  de  la  rivière  ;  la  descente  de  ces  rapides  n'est  ni 
dangereuse  ni  dillicile,  la  chute  moyenne  n'étant  guère  que  de  quatre 
à  cinq  pieds  dans  l'espace  d'un  tiers  de  lieue.  La  rivière  se  divise  en 
doux  canaux  par  des  îles  groupées  au  milieu  des  ra])ides.  Lorsqu'on 
s'abandonne  au  courant,  on  peut  passer  sans  alléger  les  bateaux,  mais 
il  est  impossible  de  les  remonter  sans  diminuci-  leur  charge. 

Le  fleuve,  à  l'endroit  des  rapides,  a  un  mille  de  large.  Glissant  sur 
le  magnilique  canal ,  la  vue  est  arrùlée  à  quehiue  distance  au-dessous 
dcsachuti'  |)ar  nue  îl(!  couverte  d'un  bois  d'ormes  enguirlandés  de 
lian<  s  ••!  de  vigut;  vicrgf. 

Au  nord  st;  dessinent  les  collines  do  la  Crique  d'Argent  :  la  première 
de  eus  collines  Irenipo  p<  rp 'ndiculairemonl  dans  l'Oliiu;  sa  falaise, 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  87 

taillée  à  grandes  facettes  rouges,  est  décorée  de  plantes;  d'autres 
collines  parallèles,  couronnées  de  forêts,  s'élèvent  derrière  la  pre- 
mière colline ,  fuient  en  montant  de  plus  en  plus  dans  le  ciel ,  jusqu'à 
ce  que  leur  sommet,  frappé  de  lumière,  devienne  de  la  couleur  du 
ciel  et  s'évanouisse. 

Au  midi  sont  des  savanes  parsemées  de  bocages  et  couvertes  de 
buffles ,  les  uns  couchés,  les  autres  errants,  ceux-ci  paissant  l'herbe, 
ceux-là  arrêtés  en  groupe,  et  opposant  les  uns  aux  autres  leurs  têtes 
baissées.  Au  milieu  de  ce  tableau  les  rapides,  selon  qu'ils  sont  frappés 
des  rayons  du  soleil,  rebroussés  par  le  vent,  ou  ombrés  par  les 
nuages,  s'élèvent  en  bouillons  d'or,  blanchissent  en  écume,  ou  roulent 
à  flots  brunis. 

Au  bas  des  rapides  est  un  îlot  oi^i  les  corps  se  pétrifient.  Cet  îlot  est 
couvert  d'eau  au  temps  des  débordements  ;  on  prétend  que  la  vertu 
pétrifiante  confinée  à  ce  petit  coin  de  terre  ne  s'étend  pas  au  rivage 
voisin. 

Des  rapides  à  l'embouchure  du  Wabash  on  compte  trois  cent  seize 
milles.  Cette  rivière  communique,  au  moyen  d'un  portage  de  neuf 
milles ,  avec  le  Miamis  du  lac  qui  se  décharge  dans  l'Érié.  Les  rivages 
du  Wabash  sont  élevés  ;  on  y  a  découvert  une  mine  d'argent. 

A  quatre-vingt-quatorze  milles  au-dessous  de  l'embouchure  du  Wa- 
bash commence  une  cyprière.  De  cette  cyprière  aux  bancs  Jaunes, 
toujours  en  descendant  l'Ohio,  il  y  a  cinquante-six  milles  :  on  laisse 
à  gauche  les  embouchures  de  deux  rivières  qui  ne  sont  qu'à  dix-huit 
milles  de  distance  l'une  de  l'autre. 

La  première  rivière  s'appelle  le  Chéroquois  ou  le  Tennessee;  elle  sort 
des  monts  qui  séparent  les  Carolines  et  les  Géorgies  de  ce  qu'on  appelle 
les  terres  de  l'Ouest  ;  elle  roule  d'abord  d'orient  en  occident  au  pied 
des  monts  :  dans  cette  première  partie  de  son  cours,  elle  est  rapide  et 
tumultueuse  ;  ensuite  elle  tourne  subitement  au  nord  ;  grossie  de  plu- 
sieurs affluents,  elle  épand  et  retient  ses  ondes,  comme  pour  se  délas- 
ser, après  une  fuite  précipitée  de  quatre  cents  lieues.  A  son  eiiibou- 
chure,  elle  a  six  cents  toises  de  large,  et  dans  un  endroit  nommé  le 
Grand-Détour  elle  présente  une  nappe  d'eau  d'une  lieue  d'étendue. 

La  seconde  rivière ,  le  Shanawon  ou  le  Cumberland,  est  la  compa- 
gne du  Chéroquois  ou  du  Tennessee.  Elle  passe  avec  lui  son  enfance 
dans  les  mêmes  montagnes,  et  descend  avec  lui  dans  les  plaines.  Vers 
le  milieu  de  sa  carrière,  obligée  de  quitter  le  Tennessee,  elle  se  hâte  de 
parcourir  des  lieux  déserts,  et  les  deux  jumeaux,  se  rapprochant  vers 
la  fin  de  leur  vie ,  expirent  à  quelque  distance  l'un  de  l'autre  dans 
l'Ohio,  qui  les  réunit. 


88  VOYAGE  E.N  AMÉRIQUE. 

Le  pays  que  ces  riviùrcs  arrosent  est  gônéralcmont  entrecoupé  de 
collines  et  de  vallées  rafraîchies  par  une  multitude  de  ruisseaux  : 
cependant,  il  y  a  quelques  plaines  de  cannes  sur  le  Cuml)erland  et 
plusieurs  grandes  cyprièrcs.  Le  bufile  et  le  chevreuil  abondent  dans 
ce  pays,  qu'habitent  encore  des  nations  sauvages,  particulièrement 
les  Chéroquois.  Les  cimetières  indiens  sont  fréquents,  triste  preuve  de 
l'ancienne  population  de  ces  déserts. 

De  la  grande  cyprière  sur  l'Ohio  aux  bancs  Jaunes  j'ai  dit  que  la 
route  estiniée  est  d'environ  cinquante-six  mille.  Les  bancs  Jaunes  sont 
ainsi  nommés  de  leur  couleur  :  placés  sur  la  rive  septentrionale  de 
rOhio,  on  les  rase  de  près,  parce  que  l'eau  est  profonde  de  ce  côté 
L'Ohio  a  presque  partout  un  double  rivage,  l'un  pour  la  saison  des 
débordements,  l'autre  pour  les  temps  de  sécheresse. 

Des  bancs  Jaunes  à  l'embouchure  de  l'Ohio  dans  le  Mississipi,  par 
les  36"  51'  de  latitude,  on  compte  à  peu  près  trente-cinq  milles. 

Pour  bien  juger  du  confluent  des  deux  fleuves,  il  faut  supposer  que 
l'on  part  d'une  petite  île  sous  la  rive  orientale  du  Mississipi,  et  que 
l'on  veut  cntrerdans  l'Ohio  :  à  gauche  vous  apercevez  le  Mississipi,  qui 
coule  dans  cet  endroit  presque  fcst  et  ouest,  et  qui  présente  une  grande 
eau  troublée  et  tumultueuse;  à  droite,  l'Ohio,  plus  transparent  que  le 
cristal,  plus  paisible  que  l'air,  vient  lentement  du  nord  au  sud,  décri- 
vant une  courbe  gracieuse  :  l'un  et  l'autre  dans  les  saisons  moyennes 
ont  à  peu  près  deux  milles  de  large  au  moment  de  leur  rencontre.  Le 
volume  de  leur  fluide  est  presque  le  même;  les  deux  fleuves,  s'oppo- 
sant  une  résistance  égale,  ralentissent  leur  cours,  etparoissent  dormir 
ensemble  pendant  quelques  lieues  dans  leur  lit  commun. 

La  pointe  où  ils  marient  leurs  flots  est  élevée  d'une  vingtaine  de 
pieds  au-dessus  d'eux  :  composé  de  limon  et  de  sable,  ce  cap  maréca- 
geux se  couvre  de  chanvre  sauvage,  de  viguc  qui  rampe  sur  le  sol  ou 
qui  grimpe  le  long  des  tuyaux  de  l'herbe  à  buiïle  ;  des  chênes-saules 
croissent  aussi  sur  cette  langue  de  terre  qui  disparoît  dans  les  grandes 
inondations.  Les  fleuves  débordés  et  réunis  ressemblent  alors  à  un 
vaste  lac. 

Le  confluent  du  Missouri  et  du  Mississipi  présente  peut-être  encore 
quelque  chose  du  plus  extraordinaire.  Le  Missouri  est  un  fleuve  fou- 
gueux, aux  eaux  blanches  et  limoneuses,  qui  se  précipite  dans  le  pur 
et  tranquille  Mississipi  avec  violence.  A",  printemps,  il  détache  de  ses 
rives  do  vastes  morceaux  de  terre  :  ces  îles  flottantes  descendant  le 
cours  du  Missouri  avec  leurs  arbres  couverts  de  feuilles  ou  de  fleurs, 
les  uns  encore  debout,  les  autres  à  moitié  tombés,  ollVent  un  spectacle 
merveilleux. 


VOYAGE  EN  AMÉRIQUE.  89 

Do  l'embouchure  de  l'Ohio  aux  mines  de  fer,  sur  la  côte  orientale  du 
Mississipi,  il  n'y  a  guère  plus  de  quinze  milles  ;  des  mines  de  fer  à 
l'embouchure  de  la  rivière  de  Chicassas  on  marque  soixante-sept 
milles.  Il  faut  faire  cent  quatre  milles  pour  arriver  aux  collines  de 
Margette,  qu'arrose  la  petite  rivière  de  ce  nom;  c'est  un  lieu  rempli 
de  gibier. 

Pourquoi  trouve-t-on  tant  de  charme  à  la  vie  sauvage?  Pourquoi 
l'homme  le  plus  accoutumé  à  exercer  sa  pensée  s'oublie-t-il  joyeuse- 
ment dans  le  tumulte  d'une  chasse?  Courir  dans  les  bois,  poursuivre 
des  bêtes  sauvages,  bâtir  sa  hutte,  allumer  son  feu,  apprêter  soi-même 
son  repas  auprès  d'une  source,  est  certainement  un  très-grand  plaisir. 
Mille  Européens  ont  connu  ce  plaisir,  et  n'en  ont  plus  voulu  d'autre, 
tandis  que  l'Indien  meurt  de  regret  si  on  l'enferme  dans  nos  cités. 
Cela  prouve  que  l'homme  est  plutôt  un  être  actif  qu'un  être  contem- 
platif; que  dans  sa  condition  naturelle  il  lui  faut  peu  de  chose,  et  que 
la  simplicité  de  l'âme  est  une  source  inépuisable  de  bonheur. 

De  la  rivière  Margette  à  celle  de  Saint-François  on  parcourt  soixante- 
dix  milles.  La  rivière  de  Saint-François  a  reçu  son  nom  des  François, 
et  elle  est  encore  pour  eux  un  rendez-vous  de  chasse. 

On  compte  cent  huit  milles  de  la  rivière  Saint-François  aux  Akansas 
ou  Arkansas.  Les  Akansas  nous  sont  encore  fort  attachés.  De  tous  les 
Européens,  mes  compatriotes  sont  les  plus  aimés  des  Indiens.  Cela  tient 
à  la  gaieté  des  François,  à  leur  valeur  brillante,  à  leur  goût  de  la 
chasse  et  même  de  la  vie  sauvage  ;  comme  si  la  plus  grande  civilisa- 
tion se  rapprochoit  de  l'état  de  nature  ! 

La  rivière  d' Akansas  est  navigable  en  canot  pendant  plus  de  quatre 
cent  cinquante  milles  :  elle  coule  à  travers  une  belle  contrée  ;  sa  source 
paroit  être  cachée  dans  les  montagnes  du  Nouveau-Mexique. 

De  la  rivière  des  Akansas  à  celle  des  Yazous,  cent  cinquante-huit 
milles.  Cette  dernière  rivière  a  cent  toises  de  largeur  à  son  embou- 
chure. Dans  la  saison  des  pluies,  les  grands  bateaux  peuvent  remonter 
le  Yazou  à  plus  de  quatre-vingts  milles  ;  une  petite  cataracte  oblige 
seulement  à  un  portage.  Les  Yazous,  les  Chactas  et  les  Chicassas  habi- 
toient  autrefois  les  diverses  branches  de  cette  rivière.  Les  Yazous  ne 
faisoient  qu'un  peuple  avec  les  Natchez. 

La  distance  des  Yazous  aux  Natchez  par  le  fleuve  se  divise  ainsi  : 
des  côtes  des  Yazous  au  Bayouk-Noir,  trente-neuf  milles  ;  du  Bayouk- 
Noir  à  la  rivière  des  Pierres,  trente  milles;  de  la  rivière  des  Pierres 
aux  Natchez,  dix  milles. 

Depuis  les  côtes  des  Yazous  jusqu'au  Bayouk-Noir,  le  Mississipi  est 
rempli  d'îles  et  fait  de  longs  détours;  sa  largeur  est  d'environ  deux 


90  VOYAGE   EM    AMÉRIQUE. 

milles,  sa  profondeur  de  huit  h  dix  brasses.  Il  scroit  facile  de  diminuer 
les  distances  en  coupant  des  pointes.  La  distance  de  la  Nouvelle- 
Orléans  à  l'embouchure  de  l'Ohio,  qui  n'est  que  de  quatre  cent  soixante 
milles  en  ligne  droite,  est  de  huit  cent  cinquante-six  sur  le  fleuve.  On 
pourroit  raccourcir  de  ce  trajet  deux  cent  cinquante  milles  au  moins. 

Du  Bayouk-Noir  à  la  rivière  des  Pierres,  on  remarque  des  carrières 
de  pierres.  Ce  sont  les  premières  que  l'on  rencontre  à  partir  de  l'em- 
bouchure du  Mississipi  jusqu'à  la  petite  rivière  qui  a  pris  le  nom  de 
ces  carrières. 

Le  Mississipi  est  sujet  à  deux  inondations  périodiques,  l'une  au  prin- 
temps, l'autre  en  automne  :  la  première  est  la  plus  considérable;  elle 
commence  en  mai  et  finit  en  juin.  Le  courant  du  fleuve  file  alors  cinq 
milles  à  l'heure,  et  l'ascension  des  contre-courants  est  à  peu  près  de 
la  même  vitesse  :  admirable  prévoyance  de  la  nature!  car,  sans  ces 
contre -courants,  les  embarcations  pourroient  à  peine  remonter  le 
fleuve '.  A  cette  époque,  l'eau  s'élève  à  une  grande  hauteur,  noie  ses 
rivages,  et  ne  retourne  point  au  fleuve  dont  elle  est  sortie,  comme  l'eau 
du  Nil  ;  elle  reste  sur  la  terre,  ou  filtre  à  travers  le  sol,  sur  lequel  elle 
dépose  un  sédiment  fertile. 

La  seconde  crue  a  lieu  aux  pluies  d'octobre;  elle  n'est  pas  aussi 
considérable  que  celle  du  printemps.  Pendant  ces  inondations,  le  Mis- 
sissipi charrie  des  trains  de  bois  énormes  et  pousse  des  mugisse- 
ments. La  vitesse  ordinaire  du  cours  du  fleuve  est  d'environ  deux 
milles  à  l'heure. 

Les  terres  un  peu  élevées  qui  bordent  le  Mississipi,  depuis  la  Nou- 
velle-Orléans jusqu'à  l'Ohio,  sont  presque  toutes  sur  la  rive  gauche; 
mais  ces  terres  s'éloignent  ou  se  rapprochent  plus  ou  moins  du  canal, 
laissant  quelquefois  entre  elles  et  le  fleuve  des  savanes  de  plusieurs 
milles  de  largeur.  Les  collines  ne  courent  pas  toujours  parallèlement 
au  rivage;  tantôt  elles  divergent  en  rayons  à  de  grandes  distances,  et 
présentent,  dans  les  perspectives  qu'elles  ouvrent,  des  vallées  plantées 
(le  Miille  sortes  d'arbres:  tantôt  elles  viennent  converger  au  fleuve,  et 
forment  une  multitude  de  caps  qui  se  mirent  dans  l'onde.  La  rive 
droite  du  Mississipi  est  rase,  marécageuse,  uniforme,  à  quelques 
exceptions  près  :  au  milieu  des  hautes  cannes  vertes  ou  dorées  qui  la 
décorent,  un  voit  bondir  des  buflles  ou  élinceler  les  eaux  d'une  imil- 
litude  d'étangs  remplis  d'oiseaux  atluatiques. 

Les  poissons  du  Mississipi  sont  la  perche,  le  brochet,  l'esturgeon  et 
les  colles;  on  y  pèche  aussi  dis  crabes  énonnt  s. 

1.  I>->  butc'utix  à  va|)ciir  oui  fait  disiuiroitre  la  dillkullc  do  lu  navigation  (raiiiout. 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  91 

Le  sol  autour  du  fleuve  fournit  la  rhubarbe,  le  coton,  l'indigo,  le 
safran,  l'arbre  ciré,  le  sassafras,  le  lin  sauvage;  un  ver  du  pays  file 
une  assez  forte  soie;  la  drague,  dans  quelques  ruisseaux,  amène  de 
grandes  huîtres  à  perles,  mais  dont  l'eau  n'est  pas  belle.  On  connoît 
une  mine  de  vif-argent,  une  autre  de  lapis-lazuli,  et  quelques  mines 
de  fer. 

La  suite  du  manuscrit  contient  la  description  du  pays  des  Natchez 
et  celle  du  cours  du  Mississipi  jusqu'à  la  Nouvelle-Orléans.  Ces  des- 
criptions sont  complètement  transportées  dans  Atala  et  dans  les 
Natchez. 

Immédiatement  après  la  description  de  la  Louisiane,  viennent  dans 
le  manuscrit  quelques  extraits  des  voyages  de  Bartram,  que  j'avois 
traduits  avec  assez  de  soin.  A  ces  extraits  sont  entremêlées  mes  recti- 
fications, mes  observations,  mes  réflexions,  mes  additions,  mes  pro- 
pres descriptions,  à  peu  près  comme  les  notes  de  M.  Ramond  à  sa  tra- 
duction du  Voyage  de  Coxe  en  Suisse.  Mais,  dans  mon  travail,  le  tout 
est  beaucoup  plus  enchevêtré,  de  sorte  qu'il  est  presque  impossible 
de  séparer  ce  qui  est  de  moi  de  ce  qui  est  de  Bartram,  ni  souvent 
même  de  le  reconnoître.  Je  laisse  donc  le  morceau  tel  qu'il  est  sous 
ce  titré  : 


DESCRIPTION    DE    QUELQUES    SITES    DANS    l'iNTÉRIEUB 
DES    FLORIDES. 

Nous  étions  poussés  par  un  vent  frais.  La  rivière  alloit  se  perdre 
dans  un  lac  qui  s'ouvroit  devant  nous,  et  qui  formoit  un  bassin  d'en- 
viron neuf  lieues  de  circonférence.  Trois  îles  s'élevoient  du  milieu  de 
ce  lac  ;  nous  fîmes  voile  vers  la  plus  grande,  oij  nous  arrivâmes  à  huit 
heures  du  matin. 

Nous  débarquâmes  à  l'orée  d'une  plaine  de  forme  circulaire;  nous 
mîmes  notre  canot  à  l'abri  sous  un  groupe  de  marronniers  qui  crois- 
soient  presque  dans  l'eau.  Nous  bâtîmes  notre  hutte  sur  une  petite 
éminence.  La  brise  de  l'est  souffloit,  et  rafraîchissoit  le  lac  et  les  forêts. 
Nous  déjeunâmes  avec  nos  galettes  de  maïs,, et  nous  nous  dispersâmes 
dans  l'île,  les  uns  pour  chasser,  les  autres  pour  pêcher  ou  pour  cueillir 
des  plantes. 

Nous  remarquâmes  une  espèce  d'hibiscus.  Cette  herbe  énorme,  qui 
croît  dans  les  lieux  bas  et  humides,  monte  à  plus  de  dix  ou  douze 
pieds,  et  se  termine  en  un  cône  extrêmement  aigu  :  les  feuilles,  lisses, 


92  VOYAGE  EN  AMÉRIQUE. 

légèrement  sillonnées,  sont  ravivées  par  de  belles  fleurs  cramoisies, 
que  l'on  aperçoit  à  une  grande  distance. 

L'agave  vivipare  s'ëlevoit  encore  plus  haut  dans  les  criques  salées, 
et  présentoit  une  forêt  d'herbes  de  trente  pieds  perpendiculaires.  La 
graine  mûre  de  cette  herbe  germe  quelquefois  sur  la  plante  même,  de 
sorte  que  le  jeune  plant  tombe  h  terre  tout  formé.  Comme  l'agave 
vivipare  croît  souvent  au  bord  des  eaux  courantes,  ses  graines  nues 
emportées  du  flot  étoient  exposées  à  périr  :  la  nature  les  a  développées 
pour  ces  cas  particuliers  sur  la  vieille  plante,  afin  qu'elles  pussent  se 
fixer  par  leurs  petites  racines  en  s'échappant  du  sein  maternel. 

Le  souchet  d'Amérique  étoit  commun  dans  l'île.  Le  tuyau  de  ce 
souchet  ressemble  à  celui  d'un  jonc  noueux,  et  sa  feuille  à  celle  du 
poireau.  Les  sauvages  l'appellent  apoya  matsi.  Les  filles  indiennes  de 
mauvaise  vie  broient  cette  plante  entre  deux  pierres,  et  s'en  frottent 
le  sein  et  les  bras. 

Nous  traversâmes  une  prairie  semée  de  jacobée  à  fleurs  jaunes, 
d'alcée  à  panaches  roses,  et  d'obélia,  dont  l'aigrette  est  pourpre.  Des 
vents  légers  se  jouant  sur  la  cime  de  ces  plantes  brisoient  leurs  flots 
d'or,  de  rose  et  de  pourpre,  ou  creusoient  dans  la  verdure  de  longs 
sillons. 

La  sénéka,  abondante  dans  les  terrains  marécageux,  ressembloit, 
par  la  forme  et  par  la  couleur,  à  des  scions  d'osier  rouge;  quelques 
branches  rampoient  à  terre,  d'autres  s'élevaient  dans  l'air  :  la  sénéka 
a  un  petit  goût  amer  et  aromatique.  Auprès  d'elle  croissoit  le  convol- 
vulus  des  Carolines,  dont  la  feuille  imite  la  pointe  d'une  flèche.  Ces 
deux  plantes  se  trouvent  partout  où  il  y  a  des  serpents  à  sonnettes  : 
la  première  guérit  de  leur  morsure;  la  seconde  est  si  puissante,  que 
les  sauvages,  après  s'en  être  frotté  les  mains,  manient  impunément 
ces  redoutables  reptiles.  Les  Indiens  racontent  que  le  Grand-Esprit  a 
eu  pitié  des  guerriers  de  la  chair  rouge  aux  jambes  nues,  et  qu'il  a 
semé  lui-même  ces  herbes  salutaires,  malgré  la  réclamation  des  âmes 
des  serpents. 

Nous  reconnûmes  la  serpentaire  sur  les  racines  des  grands  arbres; 
l'arlirc  pour  le  mal  de  dents,  dont  le  tronc  et  les  branches  épineuses 
sont  chaig.'s  de  protubérances  grosses  comme  des  œufs  de  pigeon  ; 
l'arctosta  ou  canneberge,  dont  la  cerise  rouge  croît  parmi  les  mousses 
et  guérit  du  flux  hépatique.  La  bourgène,  qui  a  la  propriété  de  chasser 
les  couleuvres,  poussoit  vigoureusement  dans  des  eaux  stagnantes 
couvertes  de  rouille. 

Un  spectacle  inattendu  frai)pa  nos  regards  :  nous  découvrîmes  une 
ruine  indienne;  elle  étoit  située  sur  un  monticule  au  bord  du  lac;  on 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  93 

rcmarquoit  sur  la  gauche  un  cône  de  terre  de  quarante  à  quarante- 
cinq  pieds  de  Iiaut  ;  de  ce  cône  partoit  un  ancien  chemin  tracé  à  tra- 
vers un  magnifique  bocage  de  magnoh'as  et  de  chênes  verts,  et  qui 
venoit  aboutir  à  une  savane.  Des  fragments  de  vases  et  d'ustensiles 
divers  étoient  dispersés  çà  et  là,  agglomérés  avec  des  fossiles,  des 
coquillages,  des  pétrifications  de  plantes  et  des  ossements  d'animaux. 

Le  contraste  de  ces  ruines  et  de  la  jeunesse  de  la  nature,  ces  monu- 
ments des  hommes  dans  un  désert  où  nous  croyions  avoir  pénétré  les 
premiers,  causoient  un  grand  saisissement  de  cœur  et  d'esprit.  Quel 
peuple  avoit  habité  cette  île?  Son  nom,  sa  race,  le  temps  de  son  exis- 
tence, tout  est  inconnu  ;  il  vivoit  peut-être  lorsque  le  monde  qui  le 
cachoit  dans  son  sein  étoit  encore  ignoré  des  trois  autres  parties  de 
la  terre.  Le  silence  de  ce  peuple  est  peut-être  contemporain  du  bruit 
que  faisoient  de  grandes  nations  européennes  tombées  à  leur  tour  dans 
le  silence,  et  qui  n'ont  laissé  elles-mêmes  que  des  débris. 

Nous  examinâmes  les  ruines  :  des  aufractuosités  sablonneuses  du 
tumulus  sortoit  une  espèce  de  pavot  à  fleur  rose,  pesant  au  bout  d'une 
tige  inclinée  d'un  vert  pâle.  Les  Indiens  tirent  de  la  racine  de  ce  pavot 
une  boisson  soporifique;  la  tige  et  la  fleur  ont  une  odeur  agréable,  qui 
reste  attachée  à  la  main  lorsqu'on  y  touche.  Cette  plante  étoit  faite 
pour  orner  le  tombeau  d'un  sauvage  :  ses  racines  procurent  le  som- 
meil, et  le  parfum  de  sa  fleur,  qui  survit  à  cette  fleur  même,  est  une 
assez  douce  image  du  souvenir  qu'une  vie  innocente  laisse  dans  la 
solitude. 

Continuant  notre  route  et  observant  les  mousses,  les  graminées  pen- 
dantes, les  arbustes  échevelés,  et  tout  ce  train  de  plantes  au  port 
mélancolique  qui  se  plaisent  à  décorer  les  ruines,  nous  observâmes 
une  espèce  d'œnothère  pyramidale,  haute  de  sept  à  huit  pieds,  à  feuilles 
oblongues,  dentelées  et  d'un  vert  noir;  sa  fleur  est  jaune.  Le  soir,  cette 
fleur  commence  à  s'entr'ouvrir  ;  elle  s'épanouit  pendant  la  nuit  ;  l'au- 
rore la  trouve  dans  tout  son  éclat;  vers  la  moitié  du  matin  elle  se 
fane  ;  elle  tombe  à  midi  :  elle  ne  vit  que  quelques  heures,  mais  elle 
passe  ces  heures  sous  un  ciel  serein.  Qu'importe  alors  la  brièveté  de 
sa  vie  ? 

A  quelojues  pas  de  là  s'étendoit  une  lisière  de  mimosa  ou  de  sensi- 
tive  ;  dans  les  chansons  des  sauvages,  l'âme  d'une  jeune  fille  est  sou- 
vent comparée  à  cette  plante'. 


1.  Tous  ces  divers  passages  sont  de  moi;  mais  je  dois  à  la  vérité  historique  de 
dire  que  si  je  voyois  aujourd'liui  ces  ruines  indiennes  de  l'Alabama,  je  rabattrois  de 
leur  antiquité. 


94  VOYAGE   EN    AMÉRIOUE. 

En  retournant  à  notre,  camp,  nous  traversâmes  un  ruisseau  tout 
bordé  de  dionées;  une  multitude  d'épliémères  bourdonnoient  à  l'en- 
toiir.  11  y  avoit  aussi  sur  ce  parterre  trois  espèces  de  papillons  :  l'un 
blanc  comme  l'albâtre,  l'autre  noir  comme  le  jais  avec  des  ailes  tra- 
versées de  bandes  jaunes,  le  troisième  portant  une  queue  fourchue, 
quatre  ailes  d'or  barrées  de  bleu  et  semées  d'yeux  de  pourpre.  Attirés 
par  les  dionées,  ces  insectes  se  posoient  sur  elles  ;  mais  ils  n'en  avoient 
pas  plus  tôt  touché  les  feuilles  qu'elles  se  refermoient  et  envcloppoient 
leur  proie. 

De  retour  à  notre  ajoupa,  nous  allâmes  à  la  pêche  pour  nous  con- 
soler du  peu  de  succès  de  la  chasse.  Embarqués  dans  le  canot,  avec 
les  fdets  et  les  lignes,  nous  côtoyâmes  la  partie  orientale  de  l'île,  au 
bord  des  algues  et  le  long  des  caps  ombragés  :  la  truite  étoit  si  vorace 
que  nous  la  prenions  à  des  hameçons  sans  amorce  ;  le  poisson  appelé 
le  poisson  d'or  étoit  en  abondance.  Il  est  impossible  de  voir  rien  de 
plus  beau  que  ce  petit  roi  des  ondes  :  il  a  environ  cinq  pouces  de  long; 
sa  tête  est  couleur  d'outremer;  ses  côtés  et  son  ventre  étincellent 
comme  le  feu  ;  une  barre  brune  longitudinale  traverse  ses  flancs  ; 
l'iris  de  ses  larges  yeux  brille  comme  de  l'or  bruni.  Ce  poisson  est 
Carnivore. 

A  quelque  distance  du  rivage,  à  l'ombre  d'un  cyprès  chauve,  nous 
remarquâmes  de  petites  pyramides  limoneuses  qui  s'élevoient  sous 
l'eau  et  montoient  jusqu'à  sa  surface.  Une  légion  de  poissons  d'or  fai- 
soit  en  silence  les  approches  de  ces  citadelles.  Tout  à  coup  l'eau  bouil- 
lonnoit;  les  poissons  d'or  fiiyoient.  Des  écrevisses  armées  de  ciseaux, 
sortant  de  la  place  insultée ,  culbutoient  leurs  brillants  ennemis.  Mais 
bientôt  les  bandes  éparses  revenoicnt  à  la  charge,  faisoient  plier  à 
leur  tour  les  assiégés,  et  la  brave  mais  lente  garnison  rentroit  à  recu- 
lons pour  se  réparer  dans  la  forteresse 

Le  crocodile,  flottant  comme  le  tronc  d'un  arbre,  la  truite,  le  bro- 
chet, la  perche,  le  cannelet,  la  basse,  la  brème,  le  poisson  tambour, 
le  poisson  d'or,  tous  ennemis  mortels  les  uns  des  autres,  nageoient 
pêle-mêle  dans  le  lac,  et  sembloient  avoir  fait  une  trêve  afin  de  jouir 
en  commun  de  la  beauté  de  la  soirée  :  le  fluide  azuré  se  peignoit  do 
leurs  couleurs  changeantes.  L'onde  étoit  si  pure,  que  l'on  eut  cru  pou- 
voir toucher  du  doigt  les  acteurs  de  cette  scène,  qui  se  jouoient  à 
vingt  pieds  de  profondeur  dans  leur  grotte  de  cristal. 

l'our  regagner  l'anse  oi!i  nous  avions  notre  établissement,  nous 
n'eûmes  qu'à  nous  laisser  déiiver  au  gré  de  l'eau  et  des  brises.  Le 
soleil  approchoit  de  son  couchant  :  sur  le  premier  plan  de  l'île  parois- 
soienl  des  chênes  verts,  dont  lus  branches  horizontales  formoient  le 


VOYAGE  EN   AMERIQUE.  9c 

parasol,  et  des  azaléas  qui  brilloient  comme  des  réseaux  de  corail. 

Derrière  ce  premier  plan  s'élevoient  les  plus  charmants  de  tous  les 
arbres,  les  papayas  :  leur  tronc  droit,  grisâtre  et  guilloché,  de  la  hau- 
teur de  vingt  à  vingt-cinq  pieds,  soutient  une  touffe  de  longues  feuilles 
à  côtes,  qui  se  dessinent  comme  YS  gracieuse  d'un  vase  antique.  Les 
fruits,  en  forme  de  poire,  sont  rangés  autour  de  la  tige  ;  on  les  pren- 
droit  pour  des  cristaux  de  verre  ;  l'arbre  entier  ressemble  à  une  colonne 
d'argent  ciselé,  surmontée  d'une  urne  corinthienne. 

Enfin,  au  troisième  plan,  montoient  graduellement  dans  l'air  les 
magnolias  et  les  liquidambars. 

Le  soleil  tomba  derrière  le  rideau  d'arbres  de  la  plaine  ;  à  mesure 
qu'il  descendoit,  les  mouvements  de  l'ombre  et  de  la  lumière  répan- 
doient  quelque  chose  de  magique  sur  le  tableau  :  là,  un  rayon  se  glis- 
soit  à  travers  le  dôme  d'une  futaie  et  brilloit  comme  une  escarboucle 
enchâssée  dans  le  feuillage  sombre;  ici,  la  lumière  divergeoit  entre 
les  troncs  et  les  branches,  et  projetoit  sur  les  gazons  des  colonnes 
croissantes  et  des  treillages  mobiles.  Dans  les  cieux,  c'étoient  des 
nuages  de  toutes  les  couleurs,  les  uns  fixes,  imitant  de  gros  promon- 
toires ou  de  vieilles  tours  près  d'un  torrent,  les  autres  flottant  en 
fumée  de  rose  ou  en  flocons  de  soie  blanche.  Un  moment  suiïisoit  pour 
changer  la  scène  aérienne  :  on  voyoit  alors  des  gueules  de  four  enflam- 
mées, de  grands  tas  de  braise,  des  rivières  de- laves,  des  paysages 
ardents.  Les  mêmes  teintes  se  répétoient  sans  se  confondre  ;  le  feu  se 
détaclioit  du  feu,  le  jaune  pâle  du  jaune  pâle,  le  violet  du  violet  :  tout 
étoit  éclatant,  tout  étoit  enveloppé,  pénétré,  saturé  de  lumière. 

Mais  la  nature  se  joue  du  pinceau  des  hommes  :  lorsqu'on  croit 
qu'elle  a  atteint  sa  plus  grande  beauté,  elle  sourit  et  s'embellit  encore. 

A  notre  droite  étoient  les  ruines  indiennes  ;  à  notre  gauche  notre 
camp  de  chasseurs;  l'île  dérouloit  devant  nous  ses  paysages  gravés 
ou  modelés  dans  les  ondes.  A  l'orient,  la  lune,  touchant  l'horizon, 
sembloit  reposer  immobile  sur  les  côtes  lointaines  ;  à  l'occident ,  la 
voûte  du  ciel  paroissoit  fondue  en  une  mer  de  diamants  et  de  saphirs, 
dans  laquelle  le  soleil,  à  demi  plongé,  avoit  l'air  de  se  dissoudre. 

Les  animaux  de  la  création  étoient,  comme  nous,  attentifs  à  ce 
grand  spectacle  :  le  crocodile ,  tourné  vers  l'astre  du  jour,  lançoit  par 
sa  gueule  béante  l'eau  du  lac  en  gerbes  colorées  ;  perché  sur  un  rameau 
desséché,  le  pélican  louoit  à  sa  manière  le  Maître  de  la  nature,  tandis 
que  la  cigogne  s'envoloit  pour  le  bénir  au-dessus  des  nuages! 

Nous  te  chanterons  aussi.  Dieu  de  l'univers,  toi  qui  prodigues  tant 
de  merveilles!  la  voix  d'un  homme  s'élèvera  avec  la  voix  du  désert  : 
tu  distingueras  les  accents  du  foible  fils  de  la  femme,  au  milieu  du 


'.0  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

bruit  des  sphères  que  la  main  fait  rouler,  du  mugissement  de  l'al^îmo 
dont  tu  as  scellé  les  portes. 

A  notre  retour  dans  l'île,  j'ai  fait  un  repas  excellent;  des  truites 
fraîches,  assaisonnées  avec  des  cimes  de  canneberge  étoient  un  mets 
digne  de  la  table  d'un  roi  :  aussi  étois-je  bien  plus  qu'un  roi.  Si  le 
sort  m'avoit  placé  sur  le  trône,  et  qu'une  révolution  m'en  eût  préci- 
pité, au  lieu  de  traîner  ma  misère  dans  l'Europe  comme  Charles  et 
Jacciucs,  j'aurois  dit  aux  amateurs  :  «  Ma  place  vous  fait  envie,  eh 
bien!  essayez  du  métier,  vous  verrez  qu'il  n'est  pas  si  bon.  Égorgez- 
vous  pour  mon  vieux  manteau  ;  je  vais  jouir  dans  les  forêts  de  l'Amé- 
rique de  la  liberté  que  vous  m'avez  rendue.  » 

Nous  avions  un  voisin  à  notre  souper  :  un  trou  semblable  à  la  tanière 
d'un  blaireau  éloit  la  demeure  d'une  tortue  :  la  solitaire  sortit  de  sa 
grotte,  et  se  mit  à  marcher  gravement  au  bord  de  l'eau.  Ces  tortues 
dilïôrent  peu  des  tortues  de  mer;  elles  ont  le  cou  plus  long.  On  ne 
tua  point  la  paisible  reine  de  l'île. 

Après  le  souper,  je  me  suis  assis  à  l'écart  sur  la  rive;  on  n'entendoit 
que  le  bruit  du  flux  et  du  reflux  du  lac,  prolongé  le  long  des  grèves; 
des  mouches  luisantes  brilloicnt  dans  l'ombre  et  s'éclipsoient  lors- 
qu'elles passoient  sous  les  rayons  de  la  lune.  Je  suis  tombé  dans  cette 
espèce  de  rêverie  connue  de  tous  les  voyageurs  :  nul  souvenir  distinct 
de  moi  ne  me  restoit;  je  me  sentois  vivre  comme  partie  du  grand 
tout  et  végéter  avec  les  arbres  et  les  fleurs.  C'est  peut-être  la  disposi- 
tion la  plus  douce  pour  l'homme,  car,  alors  même  qu'il  est  heureux, 
il  y  a  dans  ses  plaisirs  un  certain  fonds  d'amertume,  un  je  ne  sais 
quoi  qu'on  pourroit  appeler  la  tristi'sse  du  bonheur.  La  rêverie  du 
voyageur  est  une  sorte  de  plénitude  de  cœur  et  de  vide  de  tête  qui 
vous  laisse  jouir  en  repos  de  votre  existence  :  c'est  par  la  pensée  que 
nous  troublons  la  félicité  que  Dieu  nous  donne  :  l'âme  est  paisible, 
l'esprit  est  inquiet. 

Les  sauvages  de  la  Floride  racontent  qu'il  y  a  au  milieu  d'un  lac 
une  île  où  vivent  les  plus  belles  femmes  du  monde.  Les  Muscogulges 
ont  voulu  plusieurs  fois  tenter  la  conquête  de  l'île  magique;  mais  les 
retraites  él^séennes  fuyant  devant  leurs  canots  lînissoient  par  dispa- 
roître  :  naturelle  image  du  temps  que  nous  perdons  à  la  poursuite  de 
nos  cliiuK'res.  Dans  ce  pays  étoit  aussi  une  fontaine  de  Jouviiico  :  (pii 
voudroit  rajeunir? 

Le  lendemain,  .ivant  le  lever  du  soleil,  nous  avons  quitté  l'île,  tra- 
versé le  lac  et  rfutrédins  la  rivière  par  hiquellc  nous  y  étions  descendus. 
Celle  rivière  éloit  remplie;  de  caïmans.  Ces  animaux  ne  sont  dange- 
reux que  dans  l'eau,  surtout  au  inouieul  d'un  débarcpuinenl.  A  terre, 


VOYAGE  EX   AMÉRIQUE.  i)l 

un  enfant  peut  aisément  les  devancer  en  marchant  d'un  pas  ordinaire. 
Pour  éviter  leurs  embûches,  on  met  le  feu  aux  herbes  et  aux  roseaux  : 
c'est  alors  un  spectacle  curieux  que  de  voir  de  grands  espaces  d'eau 
surmontés  d'une  chevelure  de  flamme. 

Lorsque  le  crocodile  de  ces  régions  a  pris  toute  sa  croissance,  il  mesure 
environ  vingt  à  vingt-quatre  pieds  de  la  tête  à  la  queue.  Son  corps  est 
gros  comme  celui  d'un  cheval  :  ce  reptile  auroit  exactement  la  forme 
du  lézard  commun  si  sa  queue  n'étoit  comprimée  des  deux  côtés 
comme  celle  d'un  poisson.  Il  est  couvert  d'écaillés  à  l'épreuve  de  la 
balle,  excepté  auprès  de  la  tête  et  entre  les  pattes.  Sa  tête  a  environ 
trois  pieds  de  long  ;  les  naseaux  sont  larges  ;  la  mâchoire  supérieure  de 
l'animal  est  la  seule  qui  soit  mobile  ;  elle  s'ouvre  à  angle  droit  sur  la 
mâchoire  inférieure  :  au-dessous  de  la  première  sont  placées  deux 
grosses  dents  comme  les  défenses  d'un  sanglier,  ce  qui  donne  au 
monstre  un  air  terrible. 

La  femelle  du  caïman  pond  à  terre  des  œufs  blanchâtres,  qu'elle 
recouvre  d'herbes  et  de  vase.  Ces  œufs,  quelquefois  au  nombre  de  cent, 
forment  avec  le  limon  dont  ils  sont  recouverts  de  petites  meules  de 
quatre  pieds  de  haut  et  de  cinq  pieds  de  diamètre  à  leur  base  :  le  soleil 
et  la  fermentation  de  l'argile  font  éclore  ces  œufs.  Une  femelle  ne  dis- 
tingue point  ses  propres  œufs  des  œufs  d'une  autre  femelle  ;  elle  prend 
sous  sa  garde  toutes  les  couvées  du  soleil.  N'est-il  pas  singulier  de  trou- 
ver chez  des  crocodiles  les  enfants  communs  de  la  république  de 
Platon  ? 

La  chaleur  étoit  accablante;  nous  naviguions  au  milieu  des  marais; 
nos  canots  prenoient  l'eau  :  le  soleil  avait  fait  fondre  la  poix  du  bor- 
dage.  Il  nous  venoit  souvent  des  bouffées  brûlantes  du  nord;  nos  cou- 
reurs de  bois  prédisoient  un  orage,  parce  que  le  rat  des  savanes  mon- 
toit  et  descendoit  incessamment  le  long  des  branches  du  chêne  vert  ; 
les  maringouins  nous  tourmentoient  affreusement.  On  apercevoit  des 
feux  errants  sur  les  lieux  bas. 

Nous  avons  passé  la  nuit  fort  mal  à  l'aise,  sans  ajoupa,  sur  une  pres- 
qu'île formée  par  des  marais;  la  lune  et  tous  les  objets  étoient  noyés 
dans  un  brouillard  rouge.  Ce  matin  la  brise  a  manqué,  et  nous  nous 
sommes  rembarques  pour  tâcher  de  gagner  un  village  indien  à  quel- 
ques milles  de  dislance;  mais  il  nous  a  été  impossible  de  remonter 
longtemps  la  rivière,  et  nous  avons  été  obligés  de  débarquer  sur  la 
pointe  d'un  cap  couvert  d'arbres,  d'où  nous  commandons  une  vue 
immense.  Des  nuages  sortent  tour  à  tour  de  dessous  l'horizon  du 
nord-ouest,  et  montent  lentement  dans  le  ciel.  Nous  nous  faisons,  du 
mieux  que  nous  pouvons,  un  abri  avec  des  branches. 

VI.  7 


98  VOYAGE   EN   AMERIQUE. 

Le  soleil  se  couvre,  les  premiers  roulements  du  tonnerre  se  font 
entendre  ;  les  crocodiles  y  répondent  par  un  sourd  rugissement,  comme 
un  tonnerre  répond  à  un  autre  tonnerre.  Une  immense  colonne  de 
nuages  s'étend  au  nord-est  et  au  sud-est;  le  reste  du  ciel  est  d'un 
cuivre  sale,  demi-transparent  et  teint  de  la  foudre.  Le  désert  éclaire 
d'un  jour  faux,  l'orage  suspendu  sur  nos  têtes  et  près  d'éclater, 
0  ffrent  un  taljleau  plein  de  grandeur. 

Voilà  l'orage!  qu'on  se  figure  un  déluge  de  feu  sans  vent  et  Sans 
l'odeur  de  soufre  remplit  l'air;  la  nature  est  éclairée  comme  à  la  eau  ; 
lueur  d'un  embrasement. 

A  présent  les  cataractes  de  l'abîme  s'ouvrent  ;  les  grains  de  pluie  ne 
sont  point  séparés  :  un  voile  d'eau  unit  les  nuages  à  la  terre. 

Les  Indiens  disent  que  le  bruit  du  tonnerre  est  cansé  par  des 
oiseaux  immenses  qui  se  battent  dans  l'air  et  par  les  efforts  que  fait 
un  vieillard  pour  vomir  une  couleuvre  de  feu.  En  preuve  de  cette 
assertion,  ils  montrent  des  arbres  otj  la  foudre  a  tracé  l'image  d'un 
serpent.  Souvent  les  orages  mettent  le  feu  aux  forêts;  elles  continuent 
de  brûler  jusqu'à  ce  que  l'incendie  soit  arrêté  par  le  cours  de  quelque 
fleuve  :  ces  forêts  brfdées  se  cbangent  en  lacs  et  en  marais. 

Le  courlis,  dont  nous  entendons  la  voix  dans  le  ciel  au  milieu  de  la 
pluie  et  du  tonnerre,  nous  annonce  la  fm  de  l'ouragan.  Le  vent  déchire 
les  nuages  qui  volent  brisés  à  travers  le  ciel  ;  le  tonnerre  et  les  éclairs 
attachés  à  leurs  flancs  les  suivent  ;  l'air  devient  froid  et  sonore  :  il  ne 
reste  plus  de  ce  déluge  que  des  gouttes  d'eau  qui  tombent  en  perles 
du  feuillage  des  arbres.  ÎNos  filets  et  nos  provisions  de  voyage  flottent 
dans  les  canots  remplis  d'eau  jusqu'à  l'échancrure  des  avirons. 

Le  pays  habité  par  les  Creeks  (la  confédération  des  Muscogulges, 
des  Siminoles  et  des  Chéroquois)  est  enchanteur.  De  distance  en  dis- 
tance la  terre  est  percée  par  une  multitude  de  bassins  qu'on  appelle 
des  puits,  et  qui  sont  plus  ou  moins  larges,  plus  ou  moins  profonds  : 
ils  communiquent  par  des  routes  souterraines  aux  lacs,  aux  marais  et 
aux  rivières.  Tous  ces  puits  sont  placés  au  centre  d'un  monticule  planté 
des  plus  beaux  arbres,  et  dont  les  flancs  creusés  ressemblent  aux 
parois  d'un  vase  rempli  d'une  eau  pure.  De  brillants  poissons  nagent 
au  fond  de  cette  eau. 

Dans  la  saison  des  pluies,  les  savanes  deviennent  des  espèces  de  lacs 
au-dessus  desquels  s'élèvent,  comme  des  îles,  lés  monticules  dont 
nous  venons  de  parler. 

Cuscowilla,  village  siminole,  est  situé  sur  une  chaîne  de  collines 
graveleuses  à  quatre  cents  toises  d'un  lac;  des  sapins  écartés  les  uns 
des  autres,  et  se  touchant  seulement  par  la  cime,  séparent  la  ville  et 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  99 

le  lac  :  entre  leurs  troncs,  comme  entre  des  colonnes,  on  aperçoit  des 
cabanes,  le  lac  et  ses  rivages  attachés  d'un  côté  à  des  forêts,  de  l'autre 
à  des  prairies  :  c'est  à  peu  près  ainsi  que  la  mer,  la  plaine  et  les  ruines 
d'Athènes  se  montrent,  dit-on  ' ,  à  travers  les  colonnes  isolées  du  temple 
de  Jupiter  Olympien. 

Il  seroit  difficile  d'imaginer  rien  de  plus  beau  que  les  environs 
d'Apalachucla ,  la  ville  de  la  paix.  A  partir  du  fleuve  Chata-Uche ,  le 
terrain  s'élève  en  se  retirant  à  l'horizon  du  couchant  ;  ce  n'est  pas  par 
une  pente  uniforme,  mais  par  des  espèces  de  terrasses  posées  les  unes 
sur  les  autres. 

A  mesure  que  vous  gravissez  de  terrasse  en  terrasse,  les  arbres 
changent  selon  l'élévation  du  sol  :  au  bord  de  la  rivière  ce  sont  des 
chênes-saules,  des  lauriers  et  des  magnolias  ;  plus  haut  des  sassafras 
et  des  platanes,  plus  haut  encore  des  ormes  et  des  noyers;  enfin  la 
dernière  terrasse  est  plantée  d'une  forêt  de  chênes,  parmi  lesquels  on 
remarque  l'espèce  qui  traîne  de  longues  mousses  blanches.  Des  rochers 
nus  et  brisés  surmontent  cette  forêt. 

Des  ruisseaux  descendent  en  serpentant  de  ces  rochers,  coulent 
parmi  les  fleurs  et  la  verdure,  ou  tombent  en  nappes  de  cristal. 
Lorsque,  placé  de  l'autre  côté  de  la  rivière  Chata-Uche,  on  décou\Te 
ces  vastes  degrés  couronnés  par  l'architecture  des  montagnes,  on 
croiroit  voir  le  temple  de  la  nature  et  le  magnifique  perron  qui  conduit 
à  ce  monument. 

Au  pied  de  cet  amphithéâtre  est  une  plaine  où  paissent  des  trou- 
peaux de  taureaux  européens,  des  escadrons  de  chevaux  de  race  espa- 
gnole, des  hordes  de  daims  et  de  cerfs,  des  bataillons  de  grues  et  de 
dindes,  qui  marbrent  de  blanc  et  de  noir  le  fond  vert  de  la  savane. 
Cette  association  d'animaux  domestiques  et  sauvages,  les  huttes  simi- 
noies,  où  l'on  remarque  les  progrès  de  la  civilisation  à  travers  l'igno- 
rance indienne,  achèvent  de  donner  à  ce  tableau  un  caractère  que  l'on 
ne  retrouve  nulle  part. 

Ici  finit,  à  proprement  parler,  Vitinèraire  ou  le  mémoire  des  lieux 
parcourus  ;  mais  il  reste  dans  les  diverses  parties  du  manuscrit  une 
multitude  de  détails  sur  les  mœurs  et  les  usages  des  Indiens.  J'ai  réuni 
ces  détails  dans  des  chapitres  communs,  après  les  avoir  soigneusement 
revus  et  amené  ma  narration  jusqu'à  l'époque  actuelle.  Trente-six  ans 
écoulés  depuis  mon  voyage  ont  apporté  bien  des  lumières  et  changé 
bien  des  choses  dans  l'Ancien  et  dans  le  Nouveau  Monde;  ils  ont  dû 

1.  Jeles  ai  vues  depuis. 


100  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

modifier  les  idées  et  rectifier  les  jugements  de  l'écrivain.  Avant  de 
passer  aux  mœurs  des  sauvages,  je  mettrai  sous  les  yeux  des  lecteurs 
quelques  esquisses  de  r/iisfoire  naturelle  de  l'Amérique  septentrionale. 


HISTOIRE   NATURELLE. 


CASTORS. 


Quand  on  voit  pour  la  première  fois  les  ouvrages  des  castors,  on  ne 
peut  s'empêcher  d'admirer  celui  qui  enseigna  à  une  pauvre  petite  bête 
l'art  des  architectes  de  Babylone ,  et  qui  souvent  envoie  l'homme,  si 
lier  de  son  génie,  à  l'école  d'un  insecte 

Ces  étonnantes  créatures  ont-elles  rencontré  un  vallon  oij  coule  un 
ruisseau ,  elles  barrent  ce  ruisseau  par  une  chaussée  ;  l'eau  monte  et 
remplit  bientôt  l'intervalle  qui  se  trouve  entre  les  deux  collines  :  c'est 
dans  ce  réservoir  que  les  castors  bâtissent  leurs  habitations.  Détail- 
lons la  construction  de  la  chaussée. 

Des  deux  flancs  opposés  des  collines  qui  forment  la  vallée  com- 
mence un  rang  de  palissades  entrelacées  de  branches  et  revêtues  de 
mortier.  Ce  premier  rang  est  fortifié  d'un  second  rang  placé  à  quinze 
pieds  en  arrière  du  premier.  L'espace  entre  les  deux  palissades  est 
comblé  avec  de  la  terre. 

La  levée  continue  de  venir  ainsi  des  deux  côtés  de  la  vallée,  jusqu'à 
ce  qu'il  ne  reste  plus  qu'une  ouverture  d'une  vingtaine  de  pieds  au 
centre  ;  mais  à  ce  centre  l'action  du  courant  opérant  dans  toute  son 
énergie,  les  ingénieurs  changent  de  matériaux  :  ils  renforcent  le  milieu 
de  leurs  substructions  hydrauliques  de  troncs  d'arbres  entassés  les 
uns  sur  les  autres,  et  liés  ensemble  par  un  ciment  semblable  à  celui 
des  palissades.  Souvent  la  digue  entière  a  cent  pieds  de  long,  quinze  de 
haut  et  douze  de  large  à  la  base  ;  diminuant  d'épaisseur  dans  une  pro- 
portion mathématique  à  mesure  qu'elle  s'élève,  elle  n'a  plus  que  trois 
pieds  de  surface  au  plan  horizontal  qui  la  termine. 

Le  côté  de  la  chaussée  opposé  à  l'eau  se  retire  graduellement  en 
talus;  le  côté  extérieur  garde  un  parfait  aplomb. 

Tout  est  prévu  :  le  castor  sait  par  la  hauteur  de  la  levée  combien  il 
doit  hàiir  d'étages  à  sa  maison  future  ;  il  sait  qu'au  delà  d'un  certain 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  101 

nombre  de  pieds  il  n'a  plus  d'inondation  à  craindre,  parce  que  l'eau 
passeroit  alors  par-dessus  la  digue.  En  conséquence  une  chambre  qui 
surmonte  cette  digue  lui  fournit  une  retraite  dans  les  grandes  crues  ; 
quelquefois  il  pratique  une  écluse  de  sûreté  dans  la  chaussée,  écluse 
qu'il  ouvre  et  ferme  à  son  gré. 

La  manière  dont  les  castors  abattent  les  arbres  est  très-curieuse  :  ils 
les  choisissent  toujours  au  bord  d'une  rivière.  Un  nombre  de  travail- 
leurs proportionné  à  l'importance  de  la  besogne  ronge  incessamment 
les  racines  :  on  n'incise  point  l'arbre  du  côté  de  la  terre ,  mais  du 
côté  de  l'eau,  pour  qu'il  tombe  sur  le  courant.  Un  castor,  placé  à 
quelque  distance,  avertit  les  bûcherons  par  un  sifflement  quand  il  voit 
pencher  la  cime  de  l'arbre  attaqué,  afin  qu'ils  se  mettent  à  l'abri  de  la 
chute.  Les  ouvriers  trament  le  tronc  abattu  à  l'aide  du  flottage  jusqu'à 
leurs  villes,  comme  les  Égyptiens,  pour  embellir  leurs  métropoles, 
faisoient  descendre  sur  le  Ml  les  obélisques  taillés  dans  les  carrières 
d'Éléphantine. 

Les  palais  de  la  Venise  de  la  solitude,  construits  dans  le  lac  artifi- 
ciel, ont  deux,  trois,  quatre  et  cinq  étages,  selon  la  profondeur  du  lac. 
L'édifice,  bâti  sur  pilotis,  sort  des  deux  tiers  de  sa  hauteur  hors  de 
l'eau  :  les  pilotis  sont  au  nombre  de  six;  ils  supportent  le  premier 
plancher,  fait  de  brins  de  bouleau  croisés.  Sur  ce  plancher  s'élève  le 
vestibule  du  monument  :  les  murs  de  ce  vestibule  se  courbent  et  s'ar- 
rondissent en  voûte  recouverte  d'une  glaise  polie  comme  un  stuc. 
Dans  le  plancher  du  portique  est  ménagée  une  trappe  par  laquelle  les 
castors  descendent  au  bain  ou  vont  chercher  les  branches  de  tremble 
pour  leur  nouriiture  :  ces  branches  sont  entassées  sous  l'eau  dans  un 
magasin  commun,  entre  les  pilotis  des  diverses  habitations.  Le  pre- 
mier étage  du  palais  est  surmonté  de  trois  autres,  construits  de  la 
même  manière,  mais  divisés  en  autant  d'appartements  qu'il  y  a  de 
castors.  Ceux-ci  sont  ordinairement  au  nombre  de  dix  ou  douze,  par- 
tagés en  trois  familles  :  ces  familles  s'assemblent  dans  le  vestibule 
déjà  décrit  et  y  prennent  leur  repas  en  commun  :  la  plus  grande  pro- 
preté règne  de  toutes  parts.  Outre  le  passage  du  bain,  il  y  a  des  issues 
pour  les  divers  besoins  des  habitants  ;  chaque  chambre  est  tapissée  de 
jeunes  bx^anches  de  sapin,  et  l'on  n'y  souffre  pas  la  plus  petite  ordure. 
Lorsque  les  propriétaires  vont  à  leur  maison  des  champs,  bâtie  au  bord 
du  lac  et  construite  comme  celle  de  la  ville,  personne  ne  prend  leur 
place,  leur  appartement  demeure  vide  jusqu'à  leur  retour.  A  la  fonte 
des  neiges,  les  citoyens  se  retirent  dans  les  bois. 

Comme  il  y  a  une  écluse  pour  le  trop-plein  des  eaux,  il  y  a  une 
route  secrète  pour  l'évacuation  de  la  cité  :  dans  les  châteaux  gothi- 


102  VOYAGE   EN   AMÉlîIQLE. 

ques  un  souterrain  creusé  sous  les  tours  aboutissoit  dans  la  campagne^ 

Il  y  a  des  infirmeries  pour  les  malades.  Et  c'est  un  animal  foible  et 
informe  qui  achève  tous  ces  travaux,  qui  fait  tous  ces  calculs! 
I  Vers  le  mois  de  juillet,  les  castors  tiennent  un  conseil  général  :  ils 
examinent  s'il  est  expédient  de  réparer  l'ancienne  ville  et  l'ancienne 
chaussée,  ou  s'il  est  bon  de  construire  une  cité  nouvelle  et  une  nou- 
velle digue.  Les  vivres  manquent-ils  dans  cet  endroit,  les  eaux  et  les 
chasseurs  ont-ils  trop  endommagé  les  ouvrages,  on  se  décide  à  former 
un  autre  établissement.  Juge-t-on  au  contraire  que  le  premier  peut 
subsister,  on  remet  à  neuf  les  vieilles  demeures,  et  l'on  s'occupe  des 
provisions  d'hiver. 

Les  castors  ont  un  gouvernement  régulier  :  des  édiles  sont  choisis 
pour  veiller  à  la  police  de  la  république.  Pendant  le  travail  commun , 
des  sentinelles  préviennent  toute  surprise.  Si  quelque  citoyen  refuse 
de  porter  sa  part  des  charges  publiques,  on  l'exile  ;  il  est  obligé  de 
vivre  honteusement  seul  dans  un  trou.  Les  Indiens  disent  que  ce  pares- 
seux puni  est  maigre  et  qu'il  a  le  dos  pelé  en  signe  d'infamie.  Que 
sert  à  ces  sages  animaux  tant  d'intelligence?  L'homme  laisse  vivre  les 
bêtes  féroces  et  extermine  les  castors,  comme  il  souffre  les  tyrans  et 
persécute  l'innocence  et  le  génie. 

La  guerre  n'est  hialheureusement  point  inconnue  aux  castors  :  il 
s'élève  quelquefois  entre  eux  des  discordes  civiles ,  indépendamment 
des  contestations  étrangères  qu'ils  ont  avec  les  rats  musqués.  Les 
Indiens  racontent  que  si  un  castor  est  surpris  en  maraude  sur  le  ter- 
ritoire d'une  tribu  qui  n'est  pas  la  sienne ,  il  est  conduit  devant  le  chef 
de  cette  tribu,  et  puni  correctionnellement;  à  la  récidive,  on  lui  coupe 
cette  utile  queue  qui  est  à  la  fois  sa  charrette  et  sa  truelle  :  il  retourne 
ainsi  mutilé  chez  ses  amis,  qui  s'assemblent  pour  venger  son  injure. 
Quelquefois  le  différend  est  vidé  par  un  duel  entre  les  deux  chefs  des 
di'ux  troupes ,  ou  par  un  combat  singulier  de  trois  contre  trois,  de 
trente  contre  trente ,  comme  le  combat  des  Curiaces  et  des  Horaces,  ou 
des  trente  Bretons  contre  les  trente  Anglois.  Les  batailles  générales 
sont  sanglantes  :  les  sauvages  qui  surviennent  pour  dépouiller  les 
morts  en  ont  souvent  trouvé  plus  de  quinze  couchés  au  lit  d'honneur. 
Les  castors  vainqueurs  s'emparent  de  la  ville  des  castors  vaincus,  et, 
selon  les  circonstances,  ils  y  établissent  une  colonie  ou  y  entretien- 
nent une  garnison. 

La  femelle  du  castor  porte  deux,  trois,  et  jusqu'à  quatre  petits;  elle 
les  nourrit  et  les  instruit  pendant  une  année.  Quand  la  population 
devient  trop  nombreuse,  les  jeunes  castors  vont  former  un  nouvel 
établissement,  connue  un  essaim  d'abeilles  échappé  de  la  ruche.  Le 


VOYAGE   E.\   AMÉRIQUE.  103 

castor  vit  chastement  avec  une  seule  femelle;  il  est  jaloux,  et  tue  quel- 
quefois sa  femme  pour  cause  ou  soupçon  d'infidélité. 

La  longueur  moyenne  du  castor  est  de  deux  pieds  et  demi  à  trois 
pieds  ;  sa  largeur,  d'un  flanc  à  l'autre,  d'environ  quatorze  pouces;  il 
peut  peser  quarante-cinq  livres  ;  sa  tête  ressemble  à  celle  du  rat  ;  ses 
yeux  sont  petits,  ses  oreilles  courtes,  nues  en  dedans,  velues  en 
dehors;  ses  pattes  de  devant  n'ont  guère  que  trois  pouces  de  long,  et 
sont  armées  d'ongles  creux  et  aigus  ;  ses  pattes  de  derrière,  palmées 
comme  celles  du  cygne,  lui  servent  à  nager;  la  queue  est  plate,  épaisse 
d'un  pouce,  recouverte  d'écaillés  hexagones,  disposées  en  tuiles  comme 
celles  des  poissons  ;  il  use  de  cette  queue  en  guise  de  truelle  et  de 
traîneau.  Ses  mâchoires,  extrêmement  fortes,  se  croisent  ainsi  que  les 
branches  des  ciseaux  ;  chaque  mâchoire  est  garnie  de  dix  dents ,  dont 
deux  incisives  de  deux  pouces  de  longueur  :  c'est  l'instrument  avec 
lequel  le  castor  coupe  les  arbres,  équarrit  leurs  troncs,  arrache  leur 
écorce  et  broie  les  bois  tendres  dont  il  se  nourrit. 

L'animal  est  noir,  rarement  blanc  ou  brun  ;  il  a  deux  poils,  le  pre- 
mier long,  creux  et  luisant;  le  second,  espèce  de  duvet  qui  pousse 
sous  le  premier,  est  le  seul  employé  dans  le  feutre.  Le  castor  vit  vingt 
ans.  La  femelle  est  plus  grosse  que  le  mâle,  et  son  poil  est  plus  gri- 
sâtre sous  le  ventre.  Il  n'est  pas  vrai  que  le  castor  se  mutile  lorsqu'il 
tombe  vivant  entre  les  mains  des  chasseurs,  afin  de  soustraire  sa  pos- 
térité à  l'esclavage.  11  faut  chercher  une  autre  etymologie  à  son  nom. 

La  chair  des  castors  ne  vaut  rien,  de  quelque  manière  qu'on  l'ap- 
prête. Les  sauvages  la  conservent  cependant  après  l'avoir  fait  boucaner 
à  la  fumée  :  ils  la  mangent  lorsque  les  vivres  viennent  à  leur  manquer. 

La  peau  du  castor  est  fine  sans  être  chaude;  aussi  la  chasse  du 
castor  n'avoit  autrefois  aucun  renom  chez  les  Indiens  :  celle  de  l'ours, 
où  ils  trouvoient  avantage  et  péril,  étoit  la  plus  honorable.  On  se  con- 
tentoit  de  tuer  quelques  castors  p'3ur  en  porter  la  dépouille  comme 
parure,  mais  on  n'immoloit  pas  des  peuplades  entières.  Le  prix  que 
les  Européens  ont  mis  à  cette  dépouille  a  seul  amené  dans  le  Canada 
l'extermination  de  ces  quadrupèdes,  qui  tenoient  par  leur  instinct  le 
premier  rang  chez  les  animaux.  Il  faut  cheminer  très-loin  vers  la  baie 
d'Hudson  pour  trouver  maintenant  des  castors;  encore  ne  montrent- 
ils  plus  la  même  industrie,  parce  que  le  climat  est  trop  froid  :  dimi- 
nués en  nombre,  ils  ont  baissé  en  intelligence,  et  ne  développent  plus 
les  facultés  qui  naissent  de  l'association  '. 


1.  On  a  retrouvé  des  castors  entre  le  Missouri  et  le  Mississipi;  ils  sont  surtout 
extrèmemeut  nombreux  au  delà  des  montagnes  Rocheuses,  sur  les  branches  de  la 


IQk  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

Ces  républiques  comptoient  autrefois  cent  et  cent  cinquante  citoyens  ; 
quelques-unes  étoient  encore  plus  populeuses.  On  voyoit  auprès  de 
Québec  un  étang  formé  par  des  castors,  qui  suffisoit  à  l'usage  d'un 
moulin  à  scie.  Les  réservoirs  de  ces  amphibies  étoient  souvent  utiles, 
en  fournissant  de  l'eau  aux  pirogues  qui  remontoient  les  rivières  pen- 
dant l'été.  Des  castors  faisoient  ainsi  pour  des  sauvages,  dans  la  Nou- 
velle-France, ce  qu'un  esprit  ingénieux,  un  grand  roi  et  un  grand 
ministre  ont  fait  dans  l'ancienne  pour  des  hommes  policés. 


OURS. 

Les  ours  sont  de  trois  espèces  5n  Amérique  :  l'ours  brun  ou  jaune. 
Tours  noir  et  l'ours  blanc.  L'ours  brun  est  petit  et  frugivore  ;  il  grimpe 
aux  arbres. 

L'ours  noir  est  plus  grand  ;  il  se  nourrit  de  chair,  de  poisson  et  de 
fruits;  il  pêche  avec  une  singulière  adresse.  Assis  au  bord  d'une 
rivière,  de  sa  patte  droite  il  saisit  dans  l'eau  le  poisson  qu'il  voit  passer, 
et  le  jette  sur  le  bord.  Si,  après  avoir  assouvi  sa  faim,  il  lui  reste  quel- 
que chose  de  son  repas,  il  le  cache.  Il  dort  une  partie  de  l'hiver  dans 
les  tanières  ou  dans  les  arbres  creux  oi^i  il  se  retire.  Lorsqu'aux  pre- 
miers jours  de  mars  il  sort  de  son  engourdissement,  son  premier  soin 
est  de  se  purger  avec  des  simples. 

Il  vivoit  (le  régime  et  mangeoit  à  ses  heures. 

L'ours  blanc  ou  l'ours  marin  fréquente  les  côtes  de  l'Amérique  sep- 
tentrionale, depuis  les  parages  de  Terre-Neuve  jusqu'au  fond  de  la 
baie  de  Badin,  gardien  féroce  de  ces  déserts  glacés. 


ClilRF. 

Le  cerf  du  Canada  est  une  espèce  de  renne  que  l'on  peut  appri- 
voiser. Sa  femelle,  qui  n'a  point  de  bois,  est  charmante;  et  si  elle 
avoit  les  oreilles  plus  courtes,  elle  ressembleroit  assez  bien  à  une 
légère  jument  augloise. 

Colombie;  mais  les  Eiiropi'cns  ayant  péntMrd  dans  ces  régions,  les  castors  seront 
bientôt  exterminés.  Déjà  l'année  dernièrn  (l«'iO)  on  a  vendu  à  Saint-Louis,  sur  le 
Mis^ishipi,  cent  patiuet»  de  peaux  de  castor,  clia<iue  paquet  posant  cent  livros,  et  cha- 
que livre  de  ceUe  précieuse  murcliandise  vendue  au  prix  de  cimi  gourdes. 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  105 


ORIGNAL. 


L'orignal  a  le  muffle  du  chameau,  le  bois  plat  du  daim,  les  jambes 
du  cerf.  Son  poil  est  mêlé  de  gris,  de  blanc,  de  rouge  et  de  noir;  sa 
course  est  rapide. 

Selon  les  sauvages ,  les  orignaux  ont  un  roi  surnommé  le  gran  cl 
orignal;  ses  sujets  lui  rendent  toutes  sortes  de  devoirs.  Ce  grand 
orignal  a  les  jambes  si  hautes,  que  huit  pieds  de  neige  ne  l'embarras- 
sent point  du  tout.  Sa  peau  est  invulnérable  ;  il  a  un  bras  qui  lui  sort 
de  l'épaule,  et  dont  il  use  de  la  même  manière  que  les  hommes  se 
servent  de  leurs  bras. 

Les  jongleurs  prétendent  que  l'orignal  a  dans  le  cœur  un  petit  os 
qui,  réduit  en  poudre,  apaise  les  douleurs  de  l'enfantement  ;  ils  disent 
aussi  que  la  corne  du  pied  gauche  de  ce  quadrupède  appliquée  sur  le 
cœur  des  épileptiques  les  guérit  radicalement.  L'orignal,  ajoutent-ils, 
est  lui-même  sujet  à  l'épilepsie  ;  lorsqu'il  sent  approcher  l'attaque  il 
se  tire  du  sang  de  l'oreille  gauche  avec  la  corne  de  son  pied  gauche, 
et  se  trouve  soulagé. 

BISON. 

Le  bison  porte  basses  ses  cornes  noires  et  courtes  ;  il  a  une  longue 
barbe  de  crin  ;  un  toupet  pareil  pend  échevelé  entre  ses  deux  cornes 
jusque  sur  ses  yeux.  Son  poitrail  est  large,  sa  croupe  effilée,  sa  queue 
épaisse  et  courte;  ses  jambes  sont  grosses  et  tournées  en  dehors;  une 
bosse  d'un  poil  roussâtre  et  long  s'élève  sur  ses  épaules  comme  la 
première  bosse  du  dromadaire.  Le  reste  de  son  corps  est  couvert  d'une 
laine  noire,  que  les  Indiennes  filent  pour  en  faire  des  sacs  à  blé  et  des 
couvertures.  Cet  animal  a  l'air  féroce,  et  il  est  fort  doux. 

Il  y  a  des  variétés  dans  les  bisons,  ou,  si  l'on  veut,  dans  les  hujfa- 
loes,  mot  espagnol  anglicisé.  Les  plus  grands  sont  ceux  que  l'on  ren- 
contre entre  le  Missouri  et  le  Mississipi  ;  ils  approchent  de  la  taille 
d'un  moyen  éléphant.  Ils  tiennent  du  lion  par  la  crinière,  du  chameau 
par  la  bosse,  de  l'hippopotame  ou  du  rhinocéros  par  la  queue  et  la 
peau  de  l'arrière-train,  du  taureau  par  les  cornes  et  par  les  jambes. 

Dans  cette  espèce,  le  nombre  des  femelles  su.rpasse  de  beaucoup 
celui  des  mâles.  Le  taureau  fait  sa  cour  à  la  génisse  en  galopant  en 
rond  autour  d'elle.  Immobile  au  milieu  du  cercle,  elle  mugit  douce- 
ment. Les  sauvages  imitent  dans  leurs  jeux  propitiatoires  ce  manège, 
qu'ils  appellent  la  danse  du  bison. 

Le  bison  a  des  temps  irréguliers  de  migration  :  on  ne  sait  trop  où 


lOG  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

il  va  ;  mais  il  paroît  qu'il  remonte  beaucoup  au  nord  en  été,  puisqu'on 
le  retrouve  aux  bords  du  lac  de  l'Esclave,  et  qu'on  l'a  rencontré  jus- 
que dans  les  îles  de  la  mer  Polaire.  Peut-être  aussi  gagne-t-il  les  val- 
ées  des  montagnes  Rocheuses  à  l'ouest  et  les  plaines  du  Nouveau 
)Iexique  au  midi.  Les  bisons  sont  si  nombreux  dans  les  steppes 
Ferdoyants  du  Missouri,  que  quand  ils  émigrent  leur  troupe  met  quel- 
•juefois  plusieurs  jours  à  défiler  comme  une  immense  armée  :  on 
entend  leur  marche  à  plusieurs  milles  de  distance,  et  l'on  sent  trem- 
bler la  terre. 

Les  Indiens  tannent  supérieurement  la  peau  du  bison  avec  l'écorce 
du  bouleau  :  l'os  de  l'épaule  de  la  bête  tuée  leur  sert  de  grattoir. 

La  viande  du  bison,  coupée  en  tranches  larges  et  minces,  séchée  au 
soleil  ou  à  la  fumée,  est  très-savoureuse;  elle  se  conserve  plusieurs 
années,  comme  du  jambon  :  les  bosses  et  les  langues  des  vaches  sont 
les  parties  les  plus  friandes  à  manger  fraîches.  La  fiente  du  bison 
brûlée  donne  une  braise  ardente,  elle  est  d'une  grande  ressource  dans 
les  savanes,  où  l'on  manque  de  bois.  Cet  utile  animal  fournit  à  la  fois 
les  aliments  et  le  feu  du  festin.  Les  Sioux  trouvent  dans  sa  dépouille 
la  couche  et  le  vêtement.  Le  bison  et  le  sauvage,  placés  sur  le  même 
sol,  sont  le  taureau  et  l'homme  dans  l'état  de  nature  :  ils  ont  l'air  de 
n'attendre  tous  les  deux  qu'un  sillon,  l'un  pour  devenir  domestique, 
l'autre  pour  se  civiliser. 

FOUINE. 

La  fouine  américaine  porte  auprès  de  la  vessie  un  petit  sac  rempli 
d'une  liqueur  roussàtre  :  lorsque  la  bête  est  poursuivie,  elle  lâche  cette 
eau  en  s'enfuyant;  l'odeur  en  est  telle  que  les  chasseurs  et  les  chiens 
même  abandonnent  la  proie  :  elle  s'attache  aux  vêtements  et  fait 
peidre  la  vue.  Cette  odeur  est  une  sorte  de  musc  pénétrant  qui  donne 
des  vertiges  :  les  sauvages  prétendent  qu'elle  est  souveraine  pour  les 
maux  de  tête. 

ri:  \  A  RDS. 

Los  renards  du  Canada  sont  de  l'espèce  commune;  ilsontseult- 
mont  i'cxirémilé  du  poil  d'un  noir  lustré.  On  sait  la  manière  dont  il. 
prcniieiil  les  oiseaux  aquatifiiies  :  La  Fonlaine,  le  premier  des  natura- 
listes, ne  l'a  pas  oul)lié  dans  ses  immortels  tableaux. 

Le  renard  canadien  fait  donc  au  bord  d'un  lac  ou  d'un  lltuve  mille 
sauls  et  gambades.  Les  oies  et  les  canards,  charmés  qu'ils  sont,  s'aj)- 
prochenl  i)Our  le  mieux  considérer.  11  s'assied  al(MS  sur  sou  derrièiv» 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  107 

et  remue  doucement  la  queue.  Les  oiseaux,  de  plus  en  plus  satisfaits, 
abordent  au  rivage,  s'avancent  en  dandinant  vers  le  futé  quadrupède, 
qui  affecte  autant  de  bêtise  qu'ils  en  montrent.  Bientôt  la  sotte  vola- 
tile s'enhardit  au  point  de  venir  becqueter  la  queue  du  maître-passé, 
qui  s'élance  sur  sa  proie. 

LOUPS. 

Il  y  a  en  Amérique  diverses  sortes  de  loups  :  celui  qu'on  appelle 
cervier  vient  pendant  la  nuit  aboyer  autour  des  habitations.  Il  ne  hu'ile 
jamais  qu'une  fois  au  même  lieu  ;  sa  rapidité  est  si  grande,  qu'en 
moins  de  quelques  minutes  on  entend  sa  voix  à  une  distance  prodi- 
gieuse de  l'endroit  où  il  a  poussé  son  premier  cri. 


RAT  MUSQUE. 

Le  rat  musqué  vit  au  printemps  de  jeunes  pousses  d'arbrisseaux,  et 
en  été  de  fraises  et  de  framboises  ;  il  mange  des  baies  de  bruyères  en 
automne,  et  se  nourrit  en  hiver  de  racines  d'orties.  Il  bâtit  et  travaille 
comme  le  castor.  Quand  les  sauvages  ont  tué  un  rat  musqué,  ils 
paroissent  fort  tristes  :  ils  fument  autour  de  son  corps  et  ren\iron- 
nent  de  manitous,  en  déplorant  leur  parricide  :  on  sait  que  la  femelle 
du  rat  musqué  est  la  mère  du  genre  humain. 


GARGAJOU. 

Le  carcajou  est  une  espèce  de  tigre  ou  de  grand  chat.  La  manière 
dont  il  chasse  l'orignal  avec  ses  alliés  les  renards  est  célèbre.  Il  monte 
sur  un  arbre,  se  couche  à  plat  sur  une  branche  abaissée,  et  s'enveloppe 
d'une  queue  touffue  qui  fait  trois  fois  le  tour  de  son  corps.  Bientôt 
on  entend  des  glapissements  lointains,  et  l'on  voit  paroître  un  orignal 
rabattu  par  trois  renards,  qui  manœuvrent  de  manière  à  le  diriger 
vers  l'embuscade  du  carcajou.  Au  moment  où  la  bête  lancée  passe 
sous  l'arbre  fatal,  le  carcajou  tombe  sur  elle,  lui  serre  le  cou  avec  sa 
queue,  et  cherche  à  lui  couper  avec  les  dents  la  veine  jugulaire.  L'ori- 
gnal bondit,  frappe  l'air  de  son  bois,  brise  la  neige  sous  ses  pieds  : 
il  se  traîne  sur  ses  genoux,  fuit  en  ligne  directe,  recule,  s'accroupit, 
marche  par  sauts,  secoue  sa  tête.  Ses  forces  s'épuisent,  ses  flancs 
battent,  son  sang  ruisselle  le  long  de  son  cou,  ses  jarrets  tremblent, 
plient.  Les  trois  renards  arrivent  à  la  curée  :  tyran  équitable,  le  car- 
cajou divise  également  la  proie  entre  lui  et  ses  satellites.  Les  sauvages 


108  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

n'attaquent  jamais  le  carcajou  et  les  renards  dans  ce  moment  :  ils 
disent  qu'il  seroit  injuste  d'enlever  à  ces  autres  chasseurs  le  fruit  de 
leurs  travaux. 

OISl^lAUX. 

Les  oiseaux  sont  plus  variés  et  plus  nombreux  en  Amérique  qu'on 
ne  l'avoit  cru  d'abord  :  il  en  a  été  ainsi  pour  l'Afrique  et  pour  l'Asie. 
Les  premiers  voyageurs  n'avoicnt  été  frappés  en  arrivant  que  de  ces 
grands  et  brillants  volatiles  qui  sont  comme  des  fleurs  sur  les  arbres  ; 
mais  on  a  découvert  depuis  une  foule  de  petits  oiseaux  chanteurs, 
dont  le  ramage  est  aussi  doux  que  celui  de  nos  fauvettes. 

POISSONS. 

Les  poissons  dans  les  lacs  du  Canada,  et  surtout  dans  les  lacs  de  la 
Floride,  sont  d'une  beauté  et  d'un  éclat  admirables. 


SERPENTS. 

L'Amérique  est  comme  la  patrie  des  serpents.  Le  serpent  d'eau  res- 
semble au  serpent  à  sonnettes;  mais  il  n'en  a  ni  la  sonnette  ni  le 
venin.  On  le  trouve  partout. 

J'ai  parlé  plusieurs  fois  dans  mes  ouvrages  du  serpent  à  sonnettes  : 
on  sait  que  les  dents  dont  il  se  sert  pour  répandre  son  poison  ne  sont 
point  celles  avec  lesquelles  il  mange.  On  peut  lui  arracher  les  pre- 
mières, et  il  ne  reste  plus  alors  qu'un  assez  beau  serpent  plein  d'in- 
telligence et  qui  aime  passionnément  la  musique.  Aux  ardein's  du 
midi,  dans  le  plus  profond  silence  des  forêts,  il  fait  entendre  sa  son- 
nette pour  appeler  sa  femelle  :  ce  signal  d'amour  est  le  seul  bruii  ipii 
frappe  alors  l'oreille  du  voyageur. 

La  femelle  porte  quekiucfois  vingt  petits;  quand  ceux-ci  sont  pour- 
suivis, ils  se  retirent  dans  la  gueule  de  leur  mi''re,  comme  s'ils  ren- 
troient  dans  le  sein  maternel. 

Lf's  scrpcîius  en  général,  et  surtout  le  serpent  à  sonnettes,  sont  en 
grande  vénération  chez  les  indigènes  de  l'Amérique,  qui  leur  attri- 
buent un  esprit  divin  :  ils  les  apprivoisent  au  point  de  les  faire  venir 
roucher  l'hiver  dans  des  boîtes  placées  au  foyer  d'une  cabane.  Ces 
singuliers  pénales  sortent  de  leurs  hal)itacles  au  prinleuips,  pour 
retourner  dans  les  bois. 

Un  scr|)enl  noir,  (jui  porte  un  anneau  j  unie  au  cou,  est  assez  mal- 
faisanl  ;  un  autre  serpent  tout  noir,  sans  poi.son,  monte  sur  les  arbres, 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  109 

et  donne  la  chasse  aux  oiseaux  et  aux  écureuils.  Il  charme  l'oiseau  par 
ses  regards,  c'est-à-dire  qu'il  l'effraye.  Cet  effet  de  la  peur,  qu'on  a 
voulu  nier,  est  aujourd'hui  mis  hors  de  doute  :  la  peur  casse  les  jaiji- 
bes  à  l'homme  :  pourquoi  ne  briseroit-elle  pas  les  ailes  à  l'oiseau? 

Le  serpent  ruban,  le  serpent  vert,  le  serpent  piqué,  prennent  leurs 
noms  de  leurs  couleurs  et  des  dessins  de  leur  peau  ;  ils  sont  parfaite- 
ment innocents  et  d'une  beauté  remarquable. 

Le  plus  admirable  de  tous  est  le  serpent  appelé  de  verre,  à  cause  de 
la  fragilité  de  son  corps,  qui  se  brise  au  moindre  contact.  Ce  reptile 
est  presque  transparent,  et  reflète  les  couleurs  comme  un  prisme.  Il 
vit  d'insectes,  et  ne  fait  aucun  mal  :  sa  longueur  est  celle  d'une  petite 
couleuvre. 

Le  serpent  à  épines  est  court  et  gros.  Il  porte  à  la  queue  un  dard 
dont  la  blessure  est  mortelle. 

Le  serpent  à  deux  têtes  est  peu  commun  :  il  ressemble  assez  à  la 
vipère;  toutefois  ses  têtes  ne  sont  pas  comprimées. 

Le  serpent  siffleur  est  fort  multiplié  dans  la  Géorgie  et  dans  les  Flo- 
rides.  Il  a  dix-huit  pouces  de  long;  sa  peau  est  sablée  de  noir  sur  un 
fond  vert.  Lorsqu'on  approche  de  lui,  il  s'aplatit,  devient  de  différentes 
couleurs,  et  ouvre  la  gueule  en  sifflant.  Il  se  faut  bien  garder  d'entrer 
dans  l'atmosphère  qui  l'environne;  il  a  le  pouvoir  de  décomposer  l'air 
autour  de  lui.  Cet  air  imprudemment  respiré  fait  tomber  en  langueur. 
L'homme  attaqué  dépérit,  ses  poumons  se  vicient,  et  au  bout  de  quel- 
ques mois  il  meurt  de  consomption  :  c'est  le  dire  des  habitants  du 
pays. 

ARBRES   ET    PLANTES. 

Les  arbres,  les  arbrisseaux,  les  plantes,  les  fleurs,  transportés  dans 
nos  bois,  dans  nos  champs,  dans  nos  jardins,  annoncent  la  variété  et 
la  richesse  du  règne  végétal  en  Amérique.  Qui  ne  connoît  aujourd'hui 
le  laurier  couronné  de  roses  appelé  Magnolia,  le  marronnier  qui  porte 
une  véritable  hyacinthe,  le  catalpa  qui  reproduit  la  fleur  de  l'oranger, 
le  tulipier  qui  prend  le  nom  de  sa  fleur,  l'érable  à  sucre,  le  hêtre 
pourpre,  le  sassafras,  et  parmi  les  arbres  verts  et  résineux,  le  pin  du 
lord  Weymouth,  le  cèdre  de  la  Virgie,  le  baumier  de  Gilead,  et  ce 
cyprès  de  la  Louisiane,  aux  racines  noueuses,  au  tronc  énorme,  dont  la 
feuille  ressemble  à  une  dentelle  de  mousse?  les  lilas,  les  azaléas,  les 
pompadouras  ont  enrichi  nos  printemps;  les  aristoloches,  les  ustérias, 
les  bignonias,  les  décumarias,  lescélustris,  ont  mêlé  leurs  fleurs,  leurs 
fruits  et  leurs  parfums  à  la  verdure  de  nos  lierres. 

Les  plantes  à  fleurs  sont  sans  nombre  :  l'éphémère  de  Virginie, 


110  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

l'hi'lonias,  le  lis  du  Canada,  le  lis  appelé  superbe,  la  tigridie  panachée, 
l'achillée  rose,  le  dahlia,  l'hellénie  d'automne,  les  phlox  de  toutes  les 
espèces  se  coniondent  aujourd'hui  avec  nos  fleurs  natives. 

'Enfin,  nous  avons  exterminé  presque  partout  la  population  sauvage  ; 
et  l'Amérique  nous  a  donné  la  pomme  de  terre,  qui  prévient  à  jamais 
la  disette  parmi  les  peuples  destructeurs  des  Américains 

ABEILLES. 

Tous  ces  végétaux  nourrissent  de  brillants  insectes.  Ceux-ci  ont  reçu 
dans  leurs  tribus  notre  mouche  à  miel,  qui  est  venue  à  la  découverte 
de  ces  savanes  et  de  ces  forêts  embaumées  dont  on  racontoit  tant  de 
merveilles.  On  a  remarqué  que  les  colons  sont  souvent  précédés  dans 
les  bois  du  Kentucky  et  du  Tennessee  par  des  abeilles  :  avant-garde  des 
laboureurs,  elles  sont  le  symbole  de  l'industrie  et  de  la  civilisation, 
qu'elles  annoncent.  Étrangères  à  l'Amérique,  arrivées  à  la  suite  des 
voiles  de  Colomb,  ces  conquérantes  pacifiques  n'ont  ravi  à  un  nouveau 
monde  de  fleurs  que  des  trésors  dont  les  indigènes  ignoroient  l'usage; 
elles  ne  se  sont  servies  de  ces  trésors  que  pour  enrichir  le  sol  dont 
elles  les  avoient  tirés.  Qu'il  faudroit  se  féliciter,  si  toutes  les  invasions 
et  toutes  les  conquêtes  ressembloient  à  celles  de  ces  filles  du  ciel  ! 

Les  abeilles  ont  pourtant  eu  à  repousser  des  myriades  de  mous- 
tiques et  de  maringouins,  qui  attaquoient  leurs  essaims  dans  le  tronc 
des  arbres;  leur  génie  a  triomphé  de  ces  envieux,  méchants  et  laids 
ennemis.  Les  abeille^  ont  été  reconnues  reines  du  désert,  et  leur 
monarchie  administrative  s'est  établie  dans  les  bois  auprès  de  la 
république  de  Washington. 


MOEURS   DES  SAUVAGES. 

Il  y  a  doux  manières  également  fidèles  et  infidèles  de  peindre  les 
sauvages  de  l'Amérique  septentrionablc  :  l'une  est  de  ne  parler  que  de 
leurs  lois  et  de  leurs  mœurs,  sans  entrer  dans  le  détail  de  leurs  cou- 
tumes bizarres,  de  leurs  habitudes  souvent  dégoûtantes  pour  les 
hommes  civilisés.  Alors  on  ne  verra  que  des  Grecs  et  des  Romains; 
car  les  lois  des  Indiens  sont  graves  et  les  mœurs  souvent  charmantes. 


VOYAGE   EN    AMÉRIQUE.  111 

L'autre  manière  consiste  à  ne  représenter  que  les  habitudes  et  les 
coutumes  des  sauvages,  sans  mentionner  leurs  lois  et  leurs  mœurs  ; 
alors  on  n'aperçoit  plus  que  des  cabanes  enfumées  et  infectes  dans  les- 
quelles se  retirent  des  espèces  de  singes  à  parole  humaine.  Sidoine 
Apollinaire  se  plaignoit  d'être  obligé  d'entendre  le  rauque  lamjage  du 
Germain  et  de  fréquenter  le  Bourguignon,  qui  se  frottoit  les  cheveux 
avec  du  beurre. 

Je  ne  sais  si  la  chaumine  du  vieux  Caton,  dans  le  pays  des  Sabins, 
étoit  beaucoup  plus  propre  que  la  hutte  d'un  Iroquois.  Le  malin  Horace 
pourroit  sur  ce  point  nous  laisser  des  doutes. 

Si  Ton  donne  aussi  les  mêmes  traits  à  tous  les  sauvages  de  l'Amé- 
rique septentrionale,  on  altérera  la  ressemblance;  les  sauvages  de  la 
Louisiane  et  de  la  Floride  différoient  en  beaucoup  de  points  des  sau- 
vages du  Canada.  Sans  faire  l'histoire  particulière  de  chaque  tribu, 
j'ai  rassemblé  tout  ce  que  j'ai  su  des  Indiens  sous  ces  titres  : 

Mariages,  enfants,  funérailles;  Moissons,  fêtes,  danses  et  jeu;  Année, 
division  et  règlement  du  temps,  calendrier  naturel;  Médecine;  Langues 
indiennes;  Chasse;  Guerre;  Religion;  Gouvernement.  Une  conclusion 
générale  fait  voir  l'Amérique  telle  qu'elle  s'offre  aujourd'hui. 

MARIAGES,    ENFANTS,    FUNÉRAILLES. 

Il  y  a  deux  espèces  de  mariages  parmi  les  sauvages  :  le  premier  se 
fait  par  le  simple  accord  de  la  femme  et  de  l'homme;  l'engagement 
est  pour  un  temps  plus  ou  moins  long,  et  tel  qu'il  a  plu  au  couple 
qui  se  marie  de  le  fixer.  Le  terme  de  l'engagement  expiré,  les  deux 
époux  se  séparent  :  tel  étoit  à  peu  près  le  concubinage  légal  en  Europe, 
dans  le  vm<^  et  le  l\^  siècle. 

Le  second,  mariage  se  fait  pareillement  en  vertu  du  consentement 
de  l'homme  et  de  la  femme;  mais  les  parents  interviennent.  Quoique 
ce  mariage  ne  soit  point  limité,  comme  le  premier,  à  un  certain 
nombre  d'années,  il  peut  toujours  se  rompre.  On  a  remarqué  que 
chez  les  Indiens  le  second  mariage,  le  mariage  légitime,  étoit  préféré 
par  les  jeunes  filles  et  les  vieillards,  et  le  premier  par  les  vieilles 
femmes  et  les  jeunes  gens. 

Lorsqu'un  sauvage  s'est  résolu  au  mariage  légal,  il  va  avec  son  père 
faire  la  demande  aux  parents  de  la  femme.  Le  père  revêt  des  habits 
qui  n'ont  point  encore  été  portés  ;  il  orne  sa  tête  de  plumes  nouvelles, 
lave  l'ancienne  peinture  de  son  visage,  met  un  nouveau  fard,  et 
change  l'anneau  pendant  à  son  nez  ou  à  ses  oreilles  ;  il  prend  dans  sa 
main  droite  un  calumet  dont  le  fourneau  est  blanc,  le  tuyau  bleu,  et 


112  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

empenné  avec  des  queues  d'oiseaux;  dans  sa  main  gauche  il  tient  son 
arc  détendu  en  guise  de  bâton.  Son  fils  le  suit  chargé  de  peaux  d'ours, 
de  castors  et  d'orignaux;  il  porte  en  outre. deux  colliers  de  porcelaine 
à  quatre  branches  et  une  tourterelle  vivante  dans  une  cage. 

Les  prétendants  vont  d'abord  chez  le  plus  vieux  parent  de  la  jeune 
fille;  ils  entrent  dans  sa  cabane,  s'asseyent  devant  lui  sur  une  natte, 
et  le  père  du  jeune  guerrier,  prenant  la  parole,  dit  :  «  Voilà  des  peaux. 
Les  deux  colliers,  le  calumet  bleu  et  la  tourterelle  demandent  ta  fille 
en  mariage.  » 

Si  les  présents  sont  acceptés,  le  mariage  est  conclu,  car  le  consen- 
tement de  l'aïeul  ou  du  plus  ancien  sachem  de  la  famille  l'emporte 
sur  le  consentement  paternel.  L'âge  est  la  source  de  l'autorité  chez  les 
sauvages  :  plus  un  homme  est  vieux,  plus  il  a  d'empire.  Ces  peuples 
font  dériver  la  puissance  divine  de  l'éternité  du  Grand-Esprit. 

Quelquefois  le  vieux  parent,  tout  en  acceptant  les  présents,  met  à 
son  consentement  quelque  restriction.  On  est  averti  de  cette  restric- 
tion si,  après  avoir  aspiré  trois  fois  la  vapeur  du  calumet,  le  fumeur 
laisse  échapper  la  pre^iiière  bouffée  au  lieu  de  l'avaler,  comme  dans 
un  consentement  absolu. 

De  la  cabane  du  vieux  parent  on  se  rend  au  foyer  de  la  mère  et  de 
la  jeune  fille.  Quand  les  songes  de  celle-ci  ont  été  néfastes,  sa  frayeur 
est  grande.  Il  faut  que  les  songes,  pour  être  favorables,  n'aient  repré- 
senté ni  les  Esprits,  ni  les  aïeux,  ni  la  patrie,  mais  qu'ils  aient  montré 
des  berceaux,  des  oiseaux  et  des  biches  blanches.  Il  y  a  pourtant  un 
moyen  infaillible  de  conjurer  les  rêves  funestes,  c'est  de  suspendre  un 
collier  rouge  au  cou  d'un  marmouset  de  bois  de  chêne  :  chez  les 
hommes  civilisés  l'espérance  a  aussi  ses  colliers  rouges  et  ses  mar- 
mousets. 

Après  cette  première  demande,  tout  a  l'air  d'être  oublié  ;  un  temps 
considi'rable  s'écoule  avant  la  conclusion  du  mariage  :  la  vertu  de 
prédilection  du  sauvage  est  la  patience.  Dans  les  périls  les  plus  immi- 
nents, tout  se  doit  passer  comme  à  l'ordinaire  :  lorsque  l'ennemi  est 
aux  portes,  un  guerrier  qui  négligeroit  de  fumer  tranquillement  sa 
pipe,  assis  les  jambes  croisées  au  soleil,  passcroit  pour  une  vieille 
femme. 

Quelle  que  soit  donc  la  passion  du  jeune  homme,  il  est  obligé  d'af- 
fecter un  air  d'indifférence  et  d'attendre  les  ordres  de  la  ;amillc. 
Selon  la  coutume  ordinaire,  les  deux  époux  doivent  demeurer  d'abord 
dans  la  cabane  de  leur  plus  vieux  parent;  mais  souvent  des  arrange- 
ments particuliers  s'opposent  à  l'observation  de  cette  coutume.  Le 
futur  mari  bâtit  alors  sa  cabane  :  il  en  choisit  presque  toujours  l'em- 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  113 

placement  dans  quelque  vallon  solitaire,  auprès  d'un  ruisseau  ou  d'une 
fontaine,  et  sous  les  bois  qui  la  peuvent  cacher. 

Les  sauvages  sont  tous,  comme  les  héros  d'Homère,  des  médecins, 
des  cuisiniers  et  des  charpentiers.  Pour  construire  la  hutte  du  ma- 
riage, on  enfonce  dans  la  terre  quatre  poteaux,  ayant  un  pied  de  cir- 
conférence et  douze  pieds  de  haut  :  ils  sont  destinés  à  marquer  les 
quatre  angles  d'un  parallélogramme  de  vingt  pieds  de  long  sur  dix- 
huit  de  large.  Des  mortaises  creusées  dans  ces  poteaux  reçoivent  des 
traverses,  lesquelles  forment,  quand  leurs  intervalles  sont  remplis 
avec  de  la  terre,  les  quatre  murailles  de  la  cabane. 

Dans  les  deux  murailles  longitudinales  on  pratique  deux  ouver- 
tures :  l'une  sert  d'entrée  à  tout  l'édifice,  l'autre  conduit  dans  une 
seconde  chambre  semblable  à  la  première,  mais  plus  petite. 

On  laisse  le  prétendu  poser  seul  les  fondements  de  sa  demeure; 
mais  il  est  aidé  dans  la  suite  du  travail  par  ses  compagnons.  Ceux-ci 
arrivent  chantant  et  dansant  ;  ils  apportent  des  instruments  de  maçon- 
nerie faits  de  bois;  l'omoplate  de  quelque  grand  quadrupède  leur  sert 
de  truelle.  Ils  frappent  dans  la  main  de  leur  ami ,  sautent  sur  ses 
épaules ,  font  des  railleries  sur  son  mariage ,  et  achèvent  la  cabane. 
Montés  sur  les  poteaux  et  les  murs  commencés,  ils  élèvent  le  toit 
d'écorce  de  bouleau  ou  de  chaume  de  maïs  ;  mêlant  du  poil  de  bête 
fauve  et  de  la  paille  de  folle-avoine  hachée  dans  de  l'argile  rouge,  ils 
enduisent  de  ce  mastic  les  murailles  à  l'extérieur  et  à  l'intérieur.  Au 
centre  ou  à  l'une  des  extrémités  de  la  grande  salle,  les  ouvriers  plan- 
tent cinq  longues  perches,  qu'ils  entourent  d'herbe  sèche  et  de  mor- 
tier :  cette  espèce  de  cône  devient  la  cheminée,  et  laisse  échapper  la 
fumée  par  une  ouverture  ménagée  dans  le  toit.  Tout  ce  travail  se  fait 
au  milieu  des  brocards  et  des  chants  satiriques  :  la  plupart  de  ces 
chants  sont  grossiers;  quelques-uns  ne  manquent  pas  d'une  certaine 
grâce  : 

«  La  lune  cache  son  front  sous  un  nuage;  elle  est  honteuse,  elle 
rougit;  c'est  qu'elle  sort  du  lit  du  soleil.  Ainsi  se  cachera  et  rougira... 
le  lendemain  de  ses  noces ,  et  nous  lui  dirons  :  Laisse-nous  donc  voir 
tes  yeux.  » 

Les  coups  de  marteau,  le  bruit  des  truelles,  le  craquement  des 
branches  rompues,  les  ris,  les  cris,  les  chansons,  se  font  entendre  au 
loin ,  et  les  familles  sortent  de  leurs  villages  pour  prendre  part  à  ces 
ébattements. 

La  cabane  étant  terminée  en  dehors,  on  la  lambrisse  en  dedans  avec 
du  plâtre  quand  le  pays  en  fournit ,  avec  de  la  terre  glaise  au  défaut 
de  plâtre.  On  pèle  le  gazon  resté  dans  l'intérieur  de  l'édifice  :  les 
VI.  S 


Uk  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

ouvriers,  dansant  sur  le  sol  humide,  l'ont  bientôt  pétri  et  égalisé.  Des 
nattes  de  roseaux  tapissent  ensuite  cette  aire  ainsi  que  les  parois  du 
logis.  Dans  quelques  heures  est  achevée  une  hutte  qui  cache  souvent 
sous  un  toit  d'écorce  plus  de  bonheur  que  n'en  recouvrent  les  voûtes 
d'un  palais. 

Le  lendemain  on  remplit  la  nouvelle  habitation  de  tous  les  meubles 
et  comestibles  du  propriétaire  :  nattes,  escabelles,  vases  de  terre  et 
de  bois,  chaudières,  seaux,  jambons  d'ours  et  d'orignaux,  gâteaux 
secs ,  gerbes  de  mais ,  plantées  pour  nourriture  ou  pour  remèdes  :  ces 
divers  objets  s'accrochent  aux  murs  ou  s'étalent  sur  des  planches  ; 
dans  un  trou  garni  de  cannes  éclatées,  on  jette  le  maïs  et  la  folle- 
avoine.  Les  instruments  de  pêche ,  de  chasse ,  de  guerre  et  d'agricul- 
ture ,  la  crosse  du  labourage ,  les  pièges  ,  les  lilets  faits  avec  la  moelle 
intérieure  du  faux  palmier,  les  hameçons  de  dents  de  castor,  les  arcs, 
les  flèches ,  les  casse-têtes ,  les  haches ,  les  couteaux ,  les  armes  à  feu  » 
les  cornes  pour  porter  la  poudre,  les  chichikoués,  les  tambourins,  les 
fifres,  les  calumets,  le  (il  de  nerfs  de  chevreuil,  la  toile  de  mûrier  ou 
de  bouleau;  les  plumes,  les  perles,  les  colliers,  le  noir,  l'azur  et  le 
vermillon  pour  la  parure,  une  multitude  de  peaux,  les  unes  tannées, 
les  autres  avec  leurs  poils  :  tels  sont  les  trésors  dont  on  enrichit  la 
cabane. 

Huit  jours  avant  la  célé!)ration  du  mariage,  la  jeune  femme  se 
retire  à  la  cabane  des  purifications,  lieu  séparé  où  les  femmes  entrent 
et  restent  trois  ou  quatre  jours  par  mois ,  et  où  elles  vont  faire  leurs 
couches.  Pendant  les  huit  jours  de  retraite,  le  guerrier  engagé  chasse  : 
il  laisse  le  gibier  dans  l'endroit  où  il  le  tue;  les  femmes  le  ramassent 
et  le  portent  à  la  cabane  des  parents  pour  le  festin  de  noces.  Si  la 
chasse  a  été  bonne,  on  en  tire  un  augure  favorable. 

Enfin  le  grand  jour  arrive.  Les  jongleurs  et  les  principaux  sachems 
sont  invités  à  la  cérémonie.  Une  troupe  de  jeunes  guerriers  va  cher- 
cher le  marié  chez  lui;  une  troupe  de  jeunes  filles  va  pareillement 
chercher  la  mariée  à  sa  cabane.  Le  couple  promis  est  orné  de  ce  qu'il 
a  de  plus  beau  en  plumes,  en  colliers,  en  fourrures,  et  de  plus  écla- 
tant en  couleurs. 

Les  deux  troupes,  par  des  chemins  opposés,  surviennent  en  même 
temps  à  la  hutte  du  plus  vieux  parent.  On  pratique  une  seconde  pi)rte 
à  celle  hutte,  en  face  de  la  porte  oïdinaire  :  environné  de  ses  compa- 
gnons, l'i'poiix  se  présente  à  l'une  des  portes;  l'épouse,  entourée  de 
SCS  compagnes,  se  présente  à  l'autre.  Tous  les  sachems  de  la  fête  sont 
assis  dans  la  cabane,  le  calumet  à  la  bouche.  La  bru  et  le  gendre  vont 
se  placer  sur  des  rouleaux  de  peaux  à  l'une  des  extrémités  de  la  cabane. 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  115 

Alors  commence  en  dehors  la  danse  nuptiale  entre  les  deux  chœurs 
restés  à  la  porte.  Les  jeunes  filles,  armées  d'une  crosse  recourbée, 
imitent  les  divers  ouvrages  du  labour;  les  jeunes  guerriers  font  la 
garde  autour  d'elles,  l'arc  à  la  main.  Tout  à  coup  un  parti  ennemi 
portant  de  la  forêt  s'efforce  d'enlever  les  femmes,  celles-ci  jettent  leur 
hoyau  et  s'enfuient;  leurs  frères  volent  à  leur  secours.  Un  combat 
simulé  s'engage  ;  les  ravisseurs  sont  repoussés. 

A  cette  pantomime  succèdent  d'autres  tableaux  tracés  avec  une 
vivacité  naturelle  ;  c'est  la  peinture  de  la  vie  domestique,  le  soin  du 
ménage,  l'entretien  de  la  cabane ,  les  plaisirs  et  les  travaux  du  foyer; 
touchantes  occupations  d'une  mère  de  famille.  Ce  spectacle  se  termine 
par  une  ronde  où  les  jeunes  filles  tournent  à  rebours  du  cours  du 
soleil,  et  les  jeunes  guerriers  selon  le  mouvement  apparent  de  cet  astre. 

Le  repas  suit  :  il  est  composé  de  soupes ,  de  gibier,  de  gâteaux  de 
maïs,  de  canneberges,  espèce  de  légumes,  de  pommes  de  mai,  sorte 
de  fruit  porté  par  une  herbe,  de  poissons,  de  viandes  grillées  et 
d'oiseaux  rôtis.  On  boit  dans  les  grandes  calebasses  le  suc  de  l'érable 
ou  du  sumac ,  et  dans  de  petites  tasses  de  hêtre  une  préparation  de 
cassine ,  boisson  chaude  que  l'on  sert  comme  du  café.  La  beauté  du 
repas  consiste  dans  la  profusion  des  mets. 

Après  le  festin  la  foule  se  retire.  11  ne  reste  dans  la  cabane  du  plus 
vieux  parent  que  douze  personnes,  six  sachems  de  la  famille  du  mari, 
six  matrones  de  la  famille  de  la  femme.  Ces  douze  personnes,  assises 
à  terre,  forment  deux  cercles  concentriques;  les  hommes  décrivent  le 
cercle  extérieur.  Les  conjoints  se  placent  au  centre  des  deux  cercles  : 
ils  tiennent  horizontalement ,  chacun  par  un  bout,  un  roseau  de  six 
pieds  de  long.  L'époux  porte  dans  la  main  droite  un  pied  de  che- 
vreuil ;  l'épouse  élève  de  la  main  gauche  une  gerbe  de  maïs.  Le 
roseau  est  peint  de  différents  hiéroglyphes  qui  marquent  l'âge  du 
couple  uni  et  la  lune  où  se  fait  le  mariage.  On  dépose  aux  pieds  de  la 
femme  les  présents  du  mari  et  de  sa  famille,  savoir  :  une  parure  com- 
plète, le  jupon  d'écorce  de  mûrier,  le  corset  pareil,  la  mante  de 
plumes  d'oiseaux  ou  de  peau  de  martre ,  les  mocassines  brodées  en 
poil  de  porc-épic,  les  bracelets  de  coquillages,  les  anneaux  ou  les 
perles  pour  le  nez  et  pour  les  oreilles. 

A  ces  vêtements  sont  mêlés  un  berceau  de  jonc,  un  morceau 
d'agaric,  des  pierres  à  fusil  pour  allumer  le  feu,  la  chaudière  pour 
faire  bouillir  les  viandes,  le  collier  de  cuir  pour  porter  les  fardeaux,  et 
la  bûche  du  foyer.  Le  berceau  fait  palpiter  le  cœur  de  l'épouse ,  la 
chaudière  et  le  collier  ne  l'effrayent  point  :  elle  regarde  avec  soumis- 
sion ces  marques  de  l'esclavage  domestique. 


116  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

Le  mari  ne  demeure  pas  sans  leçons  :  un  casse-tête ,  un  arc ,  une 
pagaye,  lui  annoncent  ses  devoirs  :  combattre ,  chasser  et  naviguer. 
Chez  quelques  tribus,  un  lézard  vert,  de  cette  espèce  dont  les  mouve- 
ments sont  si  rapides  que  l'œil  peut  à  peine  les  saisir,  des  feuilles 
mortes  entassées  dans  une  corbeille ,  font  entendre  au  nouvel  époux 
que  le  temps  fuit  et  que  l'homme  tombe.  Ces  peuples  enseignent  par 
des  emblèmes  la  morale  de  la  vie,  et  rappellent  la  part  des  soins  que 
la  nature  a  distribués  à  chacun  de  ses  enfants. 

Les  deux  époux  enfermés  dans  le  double  cercle  des  douze  parents 
ayant  déclaré  qu'ils  veulent  s'unir,  le  plus  vieux  parent  prend  le 
roseau  de  six  pieds;  il  le  sépare  en  douze  morceaux,  lesquels  il 
distribue  aux  douze  témoins  :  chaque  témoin  est  obligé  de  représenter 
sa  portion  de  roseau  pour  être  réduite  en  cendre  si  les  époux  deman- 
dent un  jour  le  divorce. 

Les  jeunes  filles  qui  ont  amené  l'épouse  à  la  cabane  du  plus  vieux 
parent  l'accompagnent  avec  des  chants  à  la  hutte  nuptiale  ;  les  jeunes 
guerriers  y  conduisent  de  leur  côté  le  nouvel  époux.  Les  conviés  à  la 
fête  retournent  à  leurs  villages  :  ils  jettent  en  sacrifice  aux  Manitous 
des  morceaux  de  leurs  habits  dans  les  fleuves ,  et  brûlent  une  part  de 
leur  nourriture. 

En  Europe,  afin  d'échapper  aux  lois  militaires  on  se  marie  :  parmi 
les  sauvages  de  l'Amérique  septentrionale,  nul  ne  se  pouvoit  marier 
qu'après  avoir  combattu  pour  la  patrie.  Un  homme  n'étoit  jugé  digne 
d'être  père  que  quand  il  avoit  prouvé  qu'il  sauroit  défendre  ses  enfants. 
Par  une  conséquence  de  cette  mâle  coutume,  un  guerrier  ne  com- 
mençoit  à  jouir  de  la  considération  publique  que  du  jour  de  son 
mariage. 

La  pluralité  des  femmes  est  permise;  un  abus  contraire  livre  quel- 
quefois une  femme  à  plusieurs  maris  :  des  hordes  plus  grossières 
offrent  leurs  femmes  et  leurs  filles  aux  étrangers.  Ce  n'est  pas  une 
dépravation ,  mais  le  sentiment  pi'ofor.d  de  leur  misère  qui  pousse 
ces  Indiens  à  cette  sorte  d'infamie  ;  ils  pensent  rendre  leur  famille  plus 
heureuse  en  changeant  le  sang  paternel. 

Les  sauvages  du  nord-ouest  voulurent  avoir  de  la  race  du  premier 
nègre  qu'ils  aperçurent  :  ils  le  prirent  pour  un  mauvais  esprit  :  ils  espé- 
rèrent qu'en  le  naturalisant  chez  eux  ils  se  ménageroient  des  intelli- 
gences et  des  protecteurs  parmi  les  génies  noirs. 

L'adultère  dans  la  femme  étoit  autrefois  puni  chez  les  Hurons  par 
la  mutilation  du  nez  :  on  vouloit  que  la  faute  restât  gravée  sur  le 
visage. 

En  cas  de  divorce,  les  enfants  sont  adjugés  à  la  femme  :  chez  les 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  .  117 

animaux,  disent  les  sauvages,  c'est  la  femelle  qui  nourrit  les  petits. 

On  taxe  d'incontinence  une  femme  qui  devient  grosse  la  première 
année  de  son  mariage;  elle  prend  quelquefois  le  suc  d'une  espèce  de 
rue  pour  détruire  son  fruit  trop  hâtif:  cependant  (inconséquences 
naturelles  aux  hommes)  une  femme  n'est  estimée  qu'au  moment  où 
elle  devient  mère.  Comme  mère,  elle  est  appelée  aux  délibérations 
publiques;  plus  elle  a  d'enfants,  et  surtout  de  fils,  plus  on  la  res- 
pecte. 

Un  mari  qui  perd  sa  femme  épouse  la  sœur  de  sa  femme  quand  elle 
a  une  sœur,  de  même  qu'une  femme  qui  perd  son  mari  épouse  le 
frère  de  ce  mari  s'il  a  un  frère  :  c'étoit  à  peu  près  la  loi  athénienne. 
Une  veuve  chargée  de  beaucoup  d'enfants  est  fort  recherchée. 

Aussitôt  que  les  premiers  symptômes  de  la  grossesse  se  déclarent, 
tous  rapports  cessent  entre  les  époux.  Vers  la  fin  du  neuvième  mois, 
la  femme  se  retire  à  la  hutte  des  purifications,  où  elle  est  assistée  par 
les  matrones.  Les  hommes,  sans  en  excepter  le  mari,  ne  peuvent  entrer 
dans  cette  hutte.  La  femme  y  demeure  trente  ou  quarante  jours  après 
ses  couches,  selon  qu'elle  a  mis  au  monde  une  fille  ou  un  garçon. 

Lorsque  le  père  a  reçu  la  nouvelle  de  la  naissance  de  son  enfant ,  il 
prend  un  calumet  de  paix  dont  il  entoure  le  tuyau  avec  des  pampres 
de  vigne  vierge,  et  court  annoncer  l'heureuse  nouvelle  aux  divers 
membres  de  la  famille.  11  se  rend  d'abord  chez  les  parents  maternels, 
parce  que  l'enfant  appartient  exclusivement  à  la  mère.  S'approchant 
du  sachem  le  plus  âgé,  après  avoir  fumé  vers  les  quatre  points  cardi- 
naux, il  lui  présente  sa  pipe,  en  disant  :  «  Ma  femme  est  mère.  »  Le 
sachem  prend  la  pipe,  fume  à  son  tour,  et  dit  en  ôtant  le  calumet  de 
sa  bouche  :  «  Est-ce  un  guerrier?  » 

Si  la  réponse  est  affirmative,  le  sachem  fume  trois  fois  vers  le  soleil: 
si  la  réponse  est  négative,  le  sachem  ne  fume  qu'une  fois.  Le  père  est 
reconduit  en  cérémonie  plus  ou  moins  loin,  selon  le  sexe  de  l'enfant. 
Un  sauvage  devenu  père  prend  une  tout  autre  autorité  dans  la  nation; 
sa -dignité  d'homme  commence  avec  sa  paternité. 

Après  les  trente  ou  quarante  jours  de  purification,  l'accouchée  se 
dispose  à  revenir  à  sa  cabane  :  les  parents  s'y  rassemblent  pour  imposer 
un  nom  à  l'enfant  :  on  éteint  le  feu  ;  on  jette  au  vent  les  anciennes 
cendres  du  foyer;  on  prépare  un  bûcher  composé  de  bois  odorants  : 
le  prêtre  ou  jongleur,  une  mèche  à  la  main  ,  se  tient  prêt  à  allumer  le 
feu  nouveau  :  on  purifie  les  lieux  d'alentour  en  les  aspergeant  avec  de 
l'eau  de  fontaine. 

Bientôt  s'avance  la  jeune  mère  :  elle  vient  seule,  vêtue  d'une  robe 
nouvelle;  elle  ne  doit  rien  porter  de  ce  qui  lui  a  servi  autrefois.  Sa 


118  .  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

mamelle  gauche  est  découverte  ;  elle  y  suspend  son  enfant  complète- 
ment nu  ;  elle  pose  un  pied  sur  le  seuil  de  sa  porte. 

Le  prêtre  met  le  feu  au  bûcher  :  le  mari  s'avance,  et  reçoit  son  enfant 
des  mains  de  sa  femme.  Il  le  reconnoît  d'abord  et  l'avoue  à  haute 
voix.  Chez  quelques  tribus  les  parents  du  même  sexe  que  l'enfant 
assistent  seuls  aux  relevailles.  Après  avoir  baisé  les  lèvres  de  son 
enfant ,  le  père  le  remet  au  plus  vieux  sachem  ;  le  nouveau  né  passi' 
entre  les  bras  de  toute  sa  famille  :  il  reçoit  la  bt-nédiction  du  prêtre  et 
les  vœux  des  matrones. 

On  procède  ensuite  au  choix  d'un  nom  :  la  mère  reste  toujours  sur 
le  seuil  de  la  cabane.  Chaque  famille  a  ordinairement  trois  ou  quatre 
noms  qui  reviennent  tour  à  tour;  mais  il  n'est  jamais  question  que  de 
ceux  du  côté  maternel.  Selon  l'opinion  des  sauvages,  c'est  le  père  qui 
crée  l'âme  de  l'enfant,  la  mère  n'en  engendre  que  le  corps  '  :  on  trouve 
juste  que  le  corps  ait  un  nom  qui  vienne  de  la  mère. 

Quand  on  veut  faire  un  grand  honneur  à  l'enfant,  on  lui  confère  le 
nom  le  plus  ancien  dans  sa  famille  :  celui  de  son  aïeule,  par  exemple. 
Dès  ce  moment  l'enfant  occupe  la  place  de  la  femme  dont  il  a  recueilli 
le  nom  ;  on  lui  donne  en  lui  parlant  le  degré  de  parenté  que  son  nom 
fait  revivre  :  ainsi  un  oncle  peut  saluer  uo  neveu  du  titre  de  grand' - 
mère;  coutume  qui  prêteroit  au  rire  si  elle  n'étoit  infiniment  tou- 
chante. Elle  rend  pour  ainsi  dire  la  vie  aux  aïeux  ;  elle  reproduit  dans 
la  foiblesse  des  premiers  ans  la  foiblesse  du  vieil  âge-,  elle  lie  et  rap- 
proche les  deux  extrémités  de  la  vie,  le  commencement  et  la  fin  de  la 
famille;  elle  communique  une  espèce  d'immortalité  aux  ancêtres,  en 
les  supposant  présents  au  milieu  de  leur  postérité  ;  elle  augmente  les 
soins  que  la  mère  a  pour  l'enfance  par  le  souvenir  des  soins  qu'on 
prit  de  la  sienne  :  la  tendresse  filiale  redouble  l'amour  maternel. 

Après  l'imposition  du  nom,  la  mère  entre  dans  la  cabane;  on  lui 
rend  son  enfant,  qui  n'appartient  plus  qu'à  elle.  Elle  le  met  dans  un 
berceau.  Ce  berceau  est  une  petite  planche  du  bois  le  plus  léger,  qui 
porte  un  lit  de  mousse  ou  de  coton  sauvage  :  l'enfant  est  déposé  tout 
nu  sur  cette  couche  ;  deux  bandes  d'une  peau  moelleuse  l'y  retiennent 
et  préviennent  sa  chute,  sans  lui  ôter  le  mouvement.  Au-dessus  de 
la  tête  du  nouveau  né  est  un  cerceau  sur  lequel  on  étend  un  voile 
l)()ur  éloigner  les  insectes  et  pour  donner  de  la  fraîcheur  et  de  l'ombre 
à  la  petite  créature. 

J'ai  parlé  ailleurs*  de  la  mère  indienne;  j'ai  raconté  commeui  elle 

i.  Voyez  Les  Nutdmz. 

1.  Atu/tt,  le  Gt'iiic  (lu  Cltristiunistnc,  Les  Natc/wz,  etc. 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  119 

porte  ses  enfants  ;  comment  elle  les  suspend  aux  branches  des  arbres-, 
comment  elle  leur  chante  ;  comment  elle  les  pare,  les  endort  et  les 
réveille  ;  comment,  après  leur  mort,  elle  les  pleure  ;  comment  elle  va 
répandre  son  lait  sur  le  gazon  de  leur  tombe,  ou  recueillir  leur  âme 
sur  les  fleurs '. 

Après  le  mariage  et  la  naissance,  il  conviendroit  de  parler  de  la 
mort,  qui  termine  les  scènes  de  la  vie;  mais  j'ai  si  souvent  décrit  les 
funérailles  des  sauvages,  que  la  matière  est  presque  épuisée. 

Je  ne  répéterai  donc  point  ce  que  j'ai  dit  dsins  Atala  etdansles  Natchez 
relativement  à  la  manière  dont  on  habille  le  décédé,  dont  on  le  peint, 
dont  on  s'entretient  avec  lui,  etc.  J'ajouterai  seulement  que  parmi 
toutes  les  tribus  il  est  d'usage  de  se  ruiner  pour  les  morts  :  la  famille 
distribue  ce  qu'elle  possède  aux  convives  du  repas  funèbre  ;  il  faut 
manger  et  boire  tout  ce  qui  se  trouve  dans  la  cabane.  Au  lever  du 
soleil,  on  pousse  de  grands  hurlements  sur  le  cercueil  d'écorce  où  gît 
le  cadavre;  au  coucher  du  soleil,  les  hurlements  recommencent  :  cela 
dure  trois  jours,  au  bout  desquels  le  défunt  est  enterré.  On  le  recouvre 
du  mont  du  tombeau;  s'il  fut  guerrier  renommé,  un  poteau  peint  en 
rouge  marque  sa  sépulture. 

Chez  plusieurs  tribus  les  parents  du  mort  se  font  des  blessures  aux 
jambes  et  aux  bras.  Un  mois  de  suite,  on  continue  les  cris  de  dou- 
leur au  coucher  et  au  lever  du  soleil,  et  pendant  plusieurs  années 
on  accueille  par  des  mêmes  cris  l'anniversaire  de  la  perte  que  l'on 
a  faite. 

Quand  un  sauvage  meurt  l'hiver  à  la  chasse,  son  corps  est  conservé 
sur  les  branches  des  arbres;  on  ne  lui  rend  les  derniers  honneurs 
qu'après  le  retour  des  guerriers  au  village  de  sa  tribu.  Cela  se  prati- 
quoit  jadis  ainsi  chez  les  Moscovites. 

Non-seulement  les  Indiens  ont  des  prières,  des  cérémonies  diffé- 
rentes, selon  le  degré  de  parenté,  la  dignité,  l'âge  et  le  sexe  de  la  per- 
sonne décédée,  mais  ils  ont  encore  des  temps  d'exhumation  publique", 
de  commémoration  générale. 

Pourquoi  les  sauvages  de  l'Amérique  sont -ils  de  tous  les  peuples 
ceux  qui  ont  le  plus  de  vénération  pour  les  morts?  Dans  les  calamités 
nationales,  la  première  chose  à  laquelle  on  pense,  c'est  à  sauver  les 
trésors  de  la  tombe  :  on  ne  reconnoît  la  propriété  légale  que  là  où 
sont  ensevelis  les  ancêtres.  Quand  les  Indiens  ont  plaidé  leurs  droits 
de  possession,  ils  se  sont  toujours  servis  de  cet  argument,  qui  leur 


1.  Voj'ez,  pour  l'éducation  des  enfants,  la  lettre  ci-dessus,  p.  07. 

2.  Atala. 


120  VOYAGE  EN  AMÉRIQUE. 

paroissoit  sans  réplique  :  «  Dirons-nous  aux  os  de  nos  pères  :  Levez- 
vous,  el  suivez-nous  dans  une  terre  étrangère?  »  Cet  argument  n'étant 
point  écouté,  qu'ont-ils  fait?  ils  ont  emporté  les  ossements,  qui  ne  les 
pouvoient  suivre. 

Les  motifs  de  cet  attachement  extraordinaire  à  de  saintes  reliques 
se  trouvent  facilement.  Les  peuples  civilisés  ont  pour  conserver  les 
souvenirs  de  leur  patrie  les  monuments  des  lettres  et  des  arts;  ils  ont 
des  cités,  des  palais,  des  tours,  des  colonnes,  des  obélisques;  ils  ont 
la  trace  de  la  charrue  dans  les  champs  par  eux  cultivés;  leurs  noms 
sont  gravés  sur  l'airain  et  le  marbre  ;  leurs  actions  conservées  dans  les 
chroniques. 

Les  sauvages  n'ont  rien  de  tout  cela  :  leur  nom  n'est  point  écrit  sur 
les  arbres  de  leurs  forêts  ;  leur  hutte,  bâtie  dans  quelques  heures, 
périt  dans  quelques  instants:  la  simple  crosse  de  leur  labour,  qui  n'a 
fait  qu'effleurer  la  terre,  n'a  pu  même  élever  un  sillon  ;  leurs  chan- 
sons traditionnelles  s'évanouissent  avec  la  dernière  mémoire  qui  les 
retient,  avec  la  dernière  voix  qui  les  répète.  Il  n'y  a  donc  pour  les 
tribus  du  Nouveau-Monde  qu'un  seul  monument  :  la  tombe.  Enlevez  à 
des  sauvages  les  os  de  leurs  pères,  vous  leur  enlevez  leur  histoire, 
leur  loi  et  jusqu'à  leurs  dieux;  vous  ravissez  à  ces  hommes  dans  la 
postérité  la  preuve  de  leur  existence  comme  celle  de  leur  néant. 


MOISSONS,  FÊTES,  RÉCOLTE  DE  SUCRE  D'ÉRABLE, 
PÈCHES,   DANSES  ET  JEUX. 


MOISSONS 

On  a  cru  et  on  a  dit  que  les  sauvages  ne  tiroîent  pas  parti  de  la 
terre  :  c'est  une  erreur.  Ils  sont  principalement  chasseurs,  à  la  vérité, 
mais  tous  s'adonnent  à  quelque  genre  de  culture,  tous  savent  employer 
les  plantes  et  les  arbres  aux  besoins  de  la  vie.  Ceux  qui  occupoient  le 
beau  pays  qui  forme  aujourd'hui  les  États  de  la  Géorgie,  du  Tennessee, 
dcl'Alahama,  du  Mississipi,  étoient  sous  ce  rapport  plus  civilisés  que  les 
naturels  du  Canada. 

Chez  les  sauvages,  tous  les  travaux  publics  sont  des  fêtes  :  lorsque 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  121^ 

les  derniers  froids  étoient  passés,  les  femmes  siminoles,  chicassoises, 
natchez,  s'armoient  d'une  crosse  de  noyer,  mettoient  sur  leur  tête  des 
corbeilles  à  compartiments  remplies  de  semailles  de  maïs,  de  graine 
de  melon  d'eau,  de  féveroles  et  de  tournesols.  Elles  se  rendoient  au 
champ  commun,  ordinairement  placé  dans  une  position  facile  à  défen- 
dre, comme  sur  une  langue  de  terre  entre  deux  fleuves  ou  dans  un 
cercle  de  collines. 

A  Tune  des  extrémités  du  champ,  les  femmes  se  rangeoient  en  ligne 
et  commençoient  à  remuer  la  terre  avec  leur  crosse,  en  marchant  à 
reculons. 

Tandis  qu'elles  rafraîchissoient  ainsi  l'ancien  labourage  sans  former 
de  sillon,  d'autres  Indiennes  les  suivoient  ensemençant  l'espace  pré- 
paré par  leurs  compagnes.  Les  féveroles  et  le  grain  de  maïs  étoient 
jetés  ensemble  sur  leguérct,  les  quenouilles  du  maïs  étant  destinées  à 
servir  de  tuteurs  ou  de  rames  au  légume  grimpant. 

Des  jeunes  filles  s'occupoient  à  faire  des  couches  d'une  terre  noire 
et  lavée  :  elles  répandoient  sur  ces  couches  des  graines  de  courge  et  de 
tournesol;  on  allumoit  autour  de  ces  lits  de  terre  des  feux  de  bois  vert, 
pour  hâter  la  germination  au  moyen  de  la  fumée. 

Les  sachems  et  les  jongleurs  présidoient  au  travail;  les  jeunes 
hommes  rôdoient  autour  du  champ  commun  et  chassoient  les  oiseaux 
par  leurs  cris. 

FÊTES. 

La  fête  de  blé  vert  arrivoit  au  mois  de  juin  :  on  cueilloit  une  certaine 
quantité  de  maïs  tandis  que  le  grain  étoit  encore  en  lait.  De  ce  grain, 
alors  excellent,  on  pétrissoit  le  tossomanony,  espèce  de  gâteau  qui  sert 
de  provisions  de  guerre  ou  de  chasse. 

Les  quenouilles  de  maïs,  mises  bouillir  dans  de  l'eau  de  fontaine, 
sont  retirées  à  moitié  cuites  et  présentées  à  un  feu  sans  flamme.  Lors- 
qu'elles ont  acquis  une  couleur  roussâtre,  on  les  égrène  dans  un  pou- 
tagan  ou  mortier  de  bois.  On  pile  le  grain  en  l'humectant.  Cette  pâte, 
coupée  en  tranches  et  séchée  au  soleil,  se  conserve  un  temps  infini. 
^lorsqu'on  veut  en  user,  il  suffit  de  la  plonger  dans  de  l'eau,  du  lait  de 
noix  ou  du  jus  d'érable;  ainsi  détrempée,  elle  offre  une  nourriture 
saine  et  agréable. 

La  plus  grande  fête  des  Natchez  étoit  la  fête  du  feu  nouveau,  espèce 
de  jubilé  en  l'honneur  du  soleil,  à  l'époque  de  la  grande  moisson  :  le 
soleil  étoit  la  divinité  principale  de  tous  les  peuples  voisins  de  l'empire 
mexicain. 


122  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

Un  crieur  public  parcouroit  les  villages,  annonçant  la  cérémonie  au 
son  d'une  conque.  Il  faisoit  entendre  ces  paroles  : 

((  Que  chaque  famille  prépare  des  vases  vierges,  des  vêtements  qui 
n'ont  point  été  portés  ;  qu'on  lave  les  cabanes;  que  les  vieux  grains,  les 
vieux  habits,  les  vieux  ustensiles,  soient  jetés  et  brûlés  dans  un  feu 
commun  au  milieu  de  chaque  village;  que  les  malfaiteurs  reviennent  : 
les  sachems  oublient  leurs  crimes.  » 

Cette  amnistie  des  hommes  accordée  aux  hommes  au  moment  où 
la  terre  leur  prodigue  ses  trésors,  cet  appel  général  des  heureux  et  des 
infortunés,  des  innocents  et  des  coupables  au  grand  banquet  de  la 
nature  étoient  un  reste  touchant  de  la  simplicité  primitive  de  la  race 
humaine. 

Le  crieur  reparaissoit  le  second  jour,  prescrivoit  un  jeûne  de  soixante- 
douze  heures,  une  abstinence  rigoureuse  de  tout  plaisir,  et  ordonnoit 
en  même  temps  la  médecine  des  purifications.  Tous  les  Natchez  pre- 
noient  aussitôt  quelques  gouttes  d'une  racine  qu'ils  appeloient  la 
racine  du  sang.  Cette  racine  appartient  à  une  espèce  de  plantin  ;  elle 
distille  une  liqueur  rouge,  violent  émétique.  Pendant  les  trois  jours 
d'abstinence  et  de  prières,  on  gardoit  un  profond  silence;  on  s'effor- 
çoit  de  se  détacher  des  choses  terrestres  pour  s'occuper  uniquement 
de  Celui  qui  mûrit  le  fruit  sur  l'arbre  et  le  blé  dans  l'épi. 

A  la  fin  du  troisième  jour,  le  crieur  proclamoit  l'ouverture  de  la  fête, 
fixée  au  lendemain. 

A  peine  l'aube  avoit-eîle  blanchi  le  ciel,  qu'on  voyoit  s'avancer,  par 
les  chemins  brillants  de  rosée,  les  jeunes  filles,  les  jeunes  guerriers, 
les  matrones  et  les  sachems.  Le  temple  du  soleil,  grande  cabane  qui 
ne  recevoit  le  jour  que  par  deux  portes,  l'une  du  côté  de  l'occident  et 
l'autre  du  côté  de  l'orient,  étoit  le  lieu  du  rendez-vous  ;  on  ouvroit  la 
porte  orientale;  le  plancher  et  les  parois  intérieures  du  temple  étoient 
couverts  de  nattes  fines,  peintes  et  ornées  de  difierents  hiéroglyphes. 
Des  paniers  rangés  en  ordre  dans  le  sanctuaire  renfermoient  les  osse- 
ments des  plus  anciens  chefs  de  la  nation,  comme  les  tombeaux  dans 
nos  églises  gothiques. 

Sur  un  autel  placé  en  face  de  la  porte  orientale,  de  manière  à  rece- 
voir les  premiers  rayons  du  soleil  levant,  s'élevoit  une  idole  représen- 
tant un  chouchouncha.  Cet  animal,  de  la  grosseur  d'un  cochon  de  lait, 
a  lu  poil  du  blaireau,  la  queue  du  rat,  les  pattes  du  singe  ;  la  femelle 
porte  sous  le  ventre  une  poche  où  elle  nourrit  ses  petits.  A  droite  de 
l'image  du  cliouciiouacha  étoit  la  figure  d'un  serpent  à  sonnettes,  5 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  123 

gauche  un  marmouset  grossièrement  sculpté.  On  entretenoit  dans  un 
vase  de  pierre,  devant  les  symboles,  un  feu  d'écorce  de  chêne,  qu'on 
ne  laissoit  jamais  éteindre,  excepté  la  veille  de  la  fête  du  feu  nouveau 
ou  de  la  moisson  :  les  prémices  des  fruits  étoient  suspendues  autour  de 
l'autel,  les  assistants  ordonnés  ainsi  dans  le  temple  : 

Le  grand-chef  ou  le  soleil,  à  droite  de  l'autel  ;  à  gauche,  la  femme- 
chef,  qui,  seule  de  toutes  les  femmes,  avoit  le  droit  de  pénétrer  dans 
le  sanctuaire;  auprès  du  soleil  se  rangeoient  successivement  les  deux 
chefs  de  guerre,  les  deux  officiers  pour  les  traités,  et  les  principaux 
sachems  ;  à  côté  de  la  femme-chef  s'asseyoient  l'édile  ou  l'inspecteur 
des  travaux  publics,  les  quatre  hérauts  des  festins,  et  ensuite  les  jeunes 
guerriers.  A  terre,  devant  l'autel,  des  tronçons  de  cannes  séchées, 
couchés  obliquement  les  uns  sur  les  autres  jusqu'à  la  hauteur  de  dix- 
huit  pouces,  traçoient  des  cercles  concentriques  dont  les  différentes 
révolutions  embrassoient,  en  s'éloignant  du  centre,  un  diamètre  de 
douze  à  treize  pieds. 

Le  grand-prêtre  debout,  au  seuil  du  temple,  tenoit  les  yeux  attachés 
sur  l'orient.  Avant  de  présider  à  la  fête,  il  s'étoit  plongé  trois  fois  dans 
le  Mississipi.  Une  robe  blanche  d'écorce  de  bouleau  l'enveloppoit  et  se 
rattachoit  autour  de  ses  reins  par  une  peau  de  serpent.  L'ancien  hibou 
empaillé,  qu'il  portoit  sur  sa  tête,  avoit  fait  place  à  la  dépouille  d'un 
jeune  oiseau  de  cette  espèce.  Ce  prêtre  frottoit  lentement  l'un  contre 
l'autre  deux  morceaux  de  bois  sec,  et  prononçoit  à  voix  basse  des 
paroles  magiques,  h.  ses  côtés,  deux  acolytes  soulevoient  par  les  anses 
deux  coupes  remplies  d'une  espèce  de  sorbet  noir.  Toutes  les  femmes, 
le  dos  tourné  à  l'orient,  appuyées  d'une  main  sur  leur  crosse  de  labour, 
de  l'autre  tenant  leurs  petits  enfants,  décrivoient  en  dehors  un  grand 
cercle  à  la  porte  du  temple. 

Cette  cérémonie  avoit  quelque  chose  d'auguste  :  le  vrai  Dieu  se  fait 
sentir  jusque  dans  les  fausses  religions  ;  l'homme  qui  prie  est  respec- 
table ;  la  prière  qui  s'adresse  à  la  Divinité  est  si  sainte  de  sa  nature, 
qu'elle  donne  quelque  chose  de  sacré  à  celui-là  même  qui  la  prononce, 
innocent,  coupable  ou  malheureux.  C'étoit  un  touchant  spectacle  que 
celui  d'une  nation  assemblée  dans  un  désert  à  l'époque  de  la  mois- 
son pour  remercier  le  Tout-Puissant  de  ses  bienfaits,  pour  chanter  ce 
Créateur  qui  perpétue  le  souvenir  de  la  création  en  ordonnant  chaque 
matin  au  soleil  de  se  lever  sur  le  monde. 

Cependant  un  profond  silence  régnoit  dans  la  foule.  Le  grand-prêtre 
observoit  attentivement  les  variations  du  ciel.  Lorsque  les  couleurs  de 
l'aurore,  muées  du  rose  au  pourpre ,  commençoient  à  être  traversées 
des  rayons  d'un  feu  pur  et  devenoient  de  plus  en  plus  vives,  le  prêtre 


12/,  VOYAGE   EN  AMÉRIQUE. 

accéléroit  la  collision  de  deux  morceaux  de  bois  sec.  Une  mèche  sou- 
frée de  moelle  de  sureau  étoit  préparée  afin  de  recevoir  l'étincelle. 
Les  deux  maîtres  de  cérémonies  s'avançoient  à  pas  mesurés,  l'un  vers 
le  grand-chef,  l'autre  vers  la  femme-chef.  De  temps  en  temps  ils 
s'inclinoient  ;  et  s'arrêtant  enfin  devant  le  grand -chef  et  devant  la 
femme-chef,  ils  demeuroient  complètement  immobiles. 

Des  torrents  de  flamme  s'échappoient  de  l'orient,  et  la  portion  supé- 
rieure du  disque  du  soleil  se  montroit  au-dessus  de  l'horizon.  A  l'ins- 
tant le  grand-prêtre  pousse  l'oah  sacré,  le  feu  jaillit  du  bois  échauffé 
par  le  frottement,  la  mèche  soufrée  s'allume,  les  femmes,  en  dehors  du 
temple,  se  retournent  subitement  et  élèvent  toutes  à  la  fois  vers  l'astre 
du  jour  leurs  enfants  nouveau-nés  et  la  crosse  du  labourage. 

Le  grand-chef  et  la  femme -chef  boivent  le  sorbet  noir  que  leur 
présentent  les  maîtres  de  cérémonies;  le  jongleur  communique  le  feu 
aux  cercles  de  roseau  :  la  flamme  serpente  en  suivant  leur  spirale. 
Les  écorces  de  chêne  sont  allumées  sur  l'autel,  et  ce  feu  nouveau 
donne  ensuite  une  nouvelle  semence  aux  foyers  éteints  du  village.  Le 
grand-chef  entonne  l'hymne  au  soleil. 

Les  cercles  de  roseau  étant  consumés  et  le  cantique  achevé,  la 
femme-chef  sortoit  du  temple,  et  se  mettoit  à  la  tête  des  femmes,  qui, 
toutes  rangées  à  la  file,  se  rendoient  au  champ  commun  de  la  moisson. 
Il  n'étoit  pas  permis  aux  hommes  de  les  suivre.  Elles  alloient  cueillir 
les  premières  gerbes  de  maïs  pour  les  offrir  au  temple,  et  pétrir  avec 
le  surplus  les  pains  azymes  du  banquet  de  la  nuit. 

Arrivées  aux  cultures,  les  femmes  arrachoient  dans  le  carré  attribué 
à  leur  famille  un  certain  noml)re  des  plus  belles  gerbes  de  maïs,  plante 
superbe,  dont  les  roseaux  de  sept  pieds  de  hauteur,  environnés  de 
feuilles  vertes  et  surmontés  d'un  rouleau  de  grains  dores,  ressemblent 
à  ces  quenouilles  entourées  de  rubans  que  nos  paysannes  consacrent 
dans  les  églises  de  village.  Des  milliers  de  grives  bleues,  de  petites 
colombes  de  la  grosseur  d'un  merle,  des  oiseaux  de  rizière,  dont  le 
plumage  gris  est  mêlé  de  brun,  se  posent  sur  la  tige  des  gerbes,  et 
s'envolent  à  l'approche  des  moissonneuses  américaines,  entièrement 
cachées  dans  les  avenues  tles  grands  épis.  Les  renards  noirs  font 
quelquefois  des  ravages  considérables  dans  ces  champs. 

Les  femmes  revenoient  au  temple,  portant  les  prémices  en  faisceau 
sur  leur  têtc;  le  grand-prêtre  recevoit  l'offrande,  et  la  déposoit  sur 
l'autel.  On  fcrmoit  la  porte  orientale  du  sanctuaire,  et  l'on  ouvroit 
la  porte  occidentale. 

Rassemblée  à  cette  dernière  porte  lorsque  le  jour  alloit  clore,  la 
foule  dessinoit  un  croissant  dont  les  deux  pointes  ctoient  tournées  vers 


VOYAGE  EN  AMÉRIQUE.  125 

le  soleil;  les  assistants,  le  bras  droit  levé,  présentoîent  les  pains 
azymes  à  l'astre  de  la  lumière.  Le  jongleur  chantoit  l'hymne  du  soir; 
c'étoit  l'éloge  du  soleil  à  son  coucher  :  ses  rayons  naissants  avoienl 
fait  croître  le  maïs,  ses  rayons  mourants  avoient  sanctifié  les  gâteaux 
formés  du  grain  de  la  gerbe  moissonnée. 

La  nuit  venue,  on  allumoit  des  feux;  on  faisoit  rôtir  des  oursons, 
lesquels,  engraissés  de  raisins  sauvages,  ofîroient  à  cette  époque  de 
l'année  un  mets  excellent.  On  mettoit  griller  sur  des  charbons  des 
dindes  de  savanes,  des  perdrix  noires,  des  espèces  de  faisans  plus  gros 
que  ceux  d'Europe.  Ces  oiseaux  ainsi  préparés  s'appeloient  la  nourri- 
ture des  hommes  blancs.  Les  boissons  et  les  fruits  servis  à  ces  repas 
étoient  l'eau  de  smilax,  d'érable,  de  plane,  de  noyer  blanc,  les  pommes 
de  mai,  les  plankmines,  les  noix.  La  plaine  resplendissoit  de  la  flamme 
des  bûchers  ;  on  entendoit  de  toutes  parts  les  sons  du  chichikoué,  du 
tambourin  et  du  fifre,  mêlés  aux  voix  des  danseurs  et  aux  applaudis- 
sements de  la  foule. 

Dans  ces  fêtes,  si  quelque  infortuné  retiré  à  l'écart  promenoit  ses 
regards  sur  les  jeux  de  la  plaine,  un  sachem  l'alloit  chercher,  et  s'in- 
formoit  de  la  cause  de  sa  tristesse;  il  guérissoit  ses  maux  s'ils  n'étoient 
pas  sans  remède,  ou  le  soulageoit  du  moins  s'ils  étoient  de  nature  à 
ne  pouvoir  finir. 

La  moisson  du  maïs  se  fait  en  arrachant  les  gerbes  ou  en  les  cou- 
pant à  deux  pieds  de  hauteur  sur  leur  tige.  Le  grain  se  conserve  dans 
des  outres  ou  dans  des  fosses  garnies  de  roseaux.  On  garde  aussi  les 
gerbes  entières;  on  les  égrène  à  mesure  que  l'on  en  a  besoin.  Pour 
réduire  le  maïs  en  farine,  on  le  pile  dans  un  mortier  ou  on  l'écrase 
entre  deux  pierres.  Les  sauvages  usent  aussi  de  moulins  à  bras  ache- 
tés des  Européens. 

La  moisson  de  la  folle-avoine  ou  de  riz  sauvage  suit  immédiatement 
celle  du  maïs,  j'ai  parlé  ailleurs  de  cette  moisson  '. 


RÉCOLTE   DU   SUCRE   D'ERABLE. 

La  récolte  du  suc  d'érable  se  faisoit  et  se  fait  encore  parmi  les 
sauvages  deux  fois  l'année.  La  première  récolte  a  lieu  vers  la  fin  de 
février,  de  mars  ou  d'avril ,  selon  la  latitude  du  pays  oîi  croît  l'érable 
à  sucre.  L'eau  recueillie  après  les  légères  gelées  de  la  nuit  se  convertit 
en  sucre,  en  la  faisant  bouillir  sur  un  grand  feu.  La  quantité  de  sucre 
obtenue  par  ce  procédé  varie  selon  les  qualités  de  l'arbre.  Ce  sucre, 

1.  Dans  Les  Natchez. 


126  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE 

léger  de  digestion,  est  d'une  couleur  verdâtre,  d'un  goût  agréable  et 
un  peu  acide. 

La  seconde  récolte  a  lieu  quand  la  sève  de  l'arbre  n'a  pas  assez  de 
consistance  pour  se  changer  en  suc.  Cette  sève  se  condense  en  une 
espèce  de  mélasse  qui,  étendue  dans  de  l'eau  de  fontaine,  offre  une 
liqueur  fraîche  pendant  les  chaleurs  de  l'été. 

On  entretient  avec  grand  soin  le  bois  d'érable  de  l'espèce  rouge  et 
blanche.  Les  érables  les  plus  productifs  sont  ceux  dont  l'écorce  paroît 
noire  et  galeuse.  Les  sauvages  ont  cru  observer  que  ces  accidents  sont 
causés  par  le  pivert  noir  à  tête  rouge,  qui  perce  l'érable  dont  la  sève 
est  la  plus  abondante.  Ils  respectent  ce  pivert  comme  un  oiseau  intel- 
ligent et  un  bon  génie. 

A  quatre  pieds  de  terre  environ ,  on  ouvre  dans  le  tronc  d'érable 
deux  trous  de  trois  quarts  de  pouce  de  profondeur,  et  perforés  du  haut 
en  bas  pour  faciliter  l'écoulement  de  la  sève. 

Ces  deux  premières  incisions  sont  tournées  au  raidi  ;  on  en  pratique 
deux  autres  semblables  du  côté  du  nord.  Ces  quatre  taillades  sont 
ensuite  creusées,  à  mesure  que  l'arbre  donne  sa  sève,  jusqu'à  la  pro- 
fondeur de  deux  pouces  et  demi. 

Deux  auges  de  bois  sont  placées  aux  deux  faces  de  l'arbre  au  nord 
et  au  midi,  et  des  tuyaux  de  sureau  introduits  dans  les  fentes  servent 
à  diriger  la  sève  dans  ces  auges. 

Toutes  les  vingt-quatre  heures  on  enlève  le  suc  écoulé  ;  on  le  porte 
sous  des  hangars  couverts  d'écorce;  on  le  fait  bouillir  dans  un  bassin 
de  pierre  en  l'écumant.  Lorsqu'il  est  réduit  à  moitié  par  l'action  d'un 
feu  clair,  on  le  transvase  dans  un  autre  bassin,  où  l'on  continue  à  le 
faire  bouillir  jusqu'à  ce  qu'il  ait  pris  la  consistance  d'un  sirop.  Alors, 
retiré  du  feu,  il  repose  pendant  douze  heures.  Au  bout  de  ce  temps  on 
le  précipite  dans  un  troisième  bassin,  prenant  soin  de  ne  pas  remuer 
le  sédiment  tombé  au  fond  de  la  liqueur. 

Ce  troisième  bassin  est  à  son  tour  remis  sur  des  charbons  demi- 
brûlés  et  sans  flamme.  Un  peu  de  graisse  est  jetée  dans  le  sirop  pour 
l'empêcher  de  surmonter  les  bords  du  vase.  Lorsqu'il  commence  à 
filer,  il  faut  se  hâter  de  le  verser  dans  un  quatrième  et  dernier  bassin 
de  bois,  appelé  le  refroidisseur.  Une  femme  vigoureuse  le  remue  en 
rond,  sans  discontinuer,  avec  un  bâton  de  cèdre,  jusqu'à  ce  qu'il  ait 
pris  le  grain  du  sucre.  Alors  elle  le  coule  dans  des  moules  d'écorce 
qui  donnent  au  fluide  coagulé  la  forme  de  petits  pains  coniques  : 
l'opération  est  terminée. 

Quand  il  ne  s'agit  que  des  mélasses,  le  procédé  finit  au  second  feu. 

L'écoulement  des  érables  dure  quinze  jours,  et  ces  quinze  jours 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  127 

sont  une  fête  continuelle.  Chaque  matin  on  se  rend  au  bois  d'érables, 
ordinairement  arrosé  par  un  courant  d'eau.  Des  groupes  d'Indiens  et 
d'Indiennes  sont  dispersés  au  pied  des  arbres;  des  jeunes  gens  dan 
sent  et  jouent  à  différents  jeux  ;  des  enfants  se  baignent  sous  les  yeux 
des  sachems.  A  la  gaieté  de  ces  sauvages,  à  leur  demi-nudité,  à  la  viva 
cité  des  danses,  aux  luttes  non  moins  bruyantes  des  baigneurs,  à  la 
mobilité  et  à  la  fraîcheur  des  eaux,  à  la  vieillesse  des  ombrages,  on 
croirait  assister  à  l'une  de  ces  scènes  de  Faunes  et  de  Dryades  décrites 
par  les  poètes. 

Tum  vero  in  numerum  Faunosque  ferasque  videres 
Ludere. 

PÊCHES. 

Les  sauvages  sont  aussi  habiles  à  la  pêche  qu'adroits  à  la  chasse  : 
ils  prennent  le  poisson  avec  des  hameçons  et  des  filets;  ils  savent  aussi 
épuiser  les  viviers.  Mais  ils  ont  de  grandes  pêches  publiques.  La  plus 
célèbre  de  toutes  ces  pêches  étoit  celle  de  l'esturgeon,  qui  avoit  lieu 
sur  le  Mississipi  et  sur  ses  affluents. 

Elle  s'ouvroit  par  le  mariage  du  filet.  Six  guerriers  et  six  matrones 
portant  ce  filet  s'avançoient  au  milieu  des  spectateurs  sur  la  place 
publique,  et  demandoient  en  mariage  pour  leur  fils,  le  filet,  deux 
jeunes  filles  qu'ils  désignoient. 

Les  parents  des  jeunes  filles  donnoient  leur  consentement,  et  les 
jeunes  filles  et  le  filet  étoient  mariés  par  le  jongleur  avec  les  cérémo- 
nies d'usage  :  le  doge  de  Venise  épousoit  la  mer  1 

Des  danses  de  caractère  suivoient  le  mariage.  Après  les  noces  du 
filet  on  se  rendoit  au  fleuve,  au  bord  duquel  étoient  assemblés  les 
canots  et  les  pirogues.  Les  nouvelles  épouses,  enveloppées  dans  le  filet, 
étoient  portées  à  la  tête  du  cortège  :  on  s'embarquoit  après  s'être  muni 
de  flambeaux  de  pin  et  de  pierres  pour  battre  le  feu.  Le  filet,  ses 
femmes,  le  jongleur,  le  grand-chef,  quatre  sachems,  huit  guerriers 
pour  manier  les  rames,  montoient  une  grande  pirogue  qui  prenoit  le 
devant  de  la  flotte. 

La  flotte  cherchoit  quelque  baie  fréquentée  par  l'esturgeon.  Chemin 
faisant,  on  pêchoit  toutes  les  autres  sortes  de  poissons  ;  la  truite,  avec 
la  seine,  le  poisson-armé,  avec  l'hameçon.  On  frappe  l'esturgeon  d'un 
dard  attaché  à  une  corde,  laquelle  est  nouée  à  la  barre  intérieure  du 
canot.  Le  poisson  frappé  fuit  en  entraînant  le  canot;  mais  peu  à  peu 
sa  fuite  se  ralentit,  et  il  vient  expirer  à  la  surface  de  l'eau.  Les  diffé- 


128  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

rentes  attitudes  des  pêcheurs ,  le  jeu  des  rames,  le  mouvement  des 
voiles,  la  position  des  pirogues,  groupées  ou  dispersées,  montrant  le 
flanc,  la  poupe  ou  la  proue,  tout  cela  compose  un  spectacle  très-pitto- 
resque :  les  paysages  de  la  terre  forment  le  fond  immobile  de  ce 
mobile  tableau 

A  l'entrée  de  la  nuit,  on  allumoit  dans  les  pirogues  des  flambeaux 
dont  la  lueur  se  répétoit  à  la  surface  de  l'onde.  Les  canots,  pressés, 
jetoient  des  masses  d'ombres  sur  les  flots  rougis  ;  on  eût  pris  les 
pêcheurs  indiens  qui  s'agitoient  dans  ces  embarcations  pour  leurs 
Manitous,  pour  ces  êtres  fantastiques,  création  de  la  superstition  et 
des  rêves  du  sauvage. 

A  minuit  le  jongleur  donnoit  le  signal  de  la  retraite,  déclarant  que 
le  filet  vouloit  se  retirer  avec  ses  deux  épouses.  Les  pirogues  se  ran- 
goicnt  sur  deux  lignes.  Un  flambeau  étoit  symétriquement  et  horizon- 
talement placé  entre  chaque  rameur  sur  le  bord  des  pirogues  :  ces 
flambeaux,  parallèles  à  la  surface  du  fleuve,  paroissoient,  disparois- 
soient  à  la  vue  par  le  balancement  des  vagues,  et  ressembloient  à 
des  rames  enflammées  plongeant  dans  l'onde  pour  faire  voguer  les 
canots. 

On  chantoit  alors  l'épithalame  du  fdet  :  le  filet,  dans  toute  la  gloire 
d'un  nouvel  époux,  étoit  déclaré  vainqueur  de  l'esturgeon  qui  porte 
une  couronne  et  qui  a  douze  pieds  de  long.  On  pcignoit  la  déroute  de 
l'armée  entière  des  poissons  :  le  lencornet,  dont  les  barbes  servent  à 
entortiller  son  ennemi,  le  chaousaron,  pourvu  d'une  lance  dentelée, 
creuse  et  percée  par  le  bout,  l'artimègue  qui  déploie  un  pavillon  blanc, 
les  écrevisses  qui  précèdent  les  guerriers-poissons,  pour  leur  frayer  le 
chemin,  tout  cela  étoit  vaincu  par  le  filet. 

Venoicnt  des  strophes  qui  disoient  la  douleur  des  veuves  des  pois- 
sons. «  En  vain  ces  veuves  apprennent  à  nager,  elles  ne  reverront  plus 
ceux  avec  qui  elles  aimoient  à  errer  dans  les  forêts  sous  les  eaux  ;  elles 
ne  se  reposeront  plus  avec  eux  sur  des  couches  de  mousse  que  recou- 
vroit  une  voûte  transparente.  »  Le  filet  est  invité,  après  tant  d'exploit^, 
à  dormir  dans  les  bras  de  ses  deux  épouses. 

DANSES. 

La  danse  chez  les  sauvages,  comme  chez  les  anciens  Grecs  et  chez  la 
plupart  des  peuples  enfants,  se  môle  à  toutes  les  actions  de  la  vie.  On 
danse  pour  les  mariages,  et  les  femmes  font  partie  de  celle  danse;  on 
danse  pour  recevoir  un  hôte,  pour  fumer  un  calumet;  on  danse  puiu- 
les  moissons  ;  on  danse  pour  la  naissance  d'un  enfant  ;  on  danse  sur- 


VOYAGE   EN    AMÉRIQUE.  120 

tout  pour  les  morts.  Chaque  chasse  a  sa  danse,  laquelle  consiste  dans 
l'imitation  des  mouvements,  des  mœurs  et  des  cris  de  l'animal  dont 
la  poursuite  est  décidée  :  on  grimpe  comme  un  ours,  on  bâtit  comme 
un  castor,  on  galope  en  rond  comme  un  bison,  on  bondit  comme  un 
chevreuil,  on  hurle  comme  un  loup,  et  l'on  glapit  comme  un  renard. 

Dans  la  danse  des  braves  ou  de  la  guerre,  les  guerriers,  complète- 
ment armés,  se  rangent  sur  deux  lignes  ;  un  enfant  marche  devant 
eux,  un  chichikoué  à  la  main  ;  c'est  Venfant  des  songes,  l'enfant  qui  a 
rêvé  sous  l'inspiration  des  bons  ou  des  mauvais  manitous.  Derrière  les 
guerriers  vient  le  jongleur,  le  prophète  ou  l'augure  interprète  des 
songes  de  l'enfant. 

Les  danseurs  forment  bientôt  un  double  cercle  en  mugissant  sour- 
dement, tandis  que  l'enfant,  demeuré  au  centre  de  ce  cercle,  prononce, 
les  yeux  baissés,  quelques  mots  inintelligibles.  Quand  l'enfant  lève  la 
tête,  les  guerriers  sautent  et  mugissent  plus  fort  :  ils  se  vouent  à 
Athaensic,  manitou  de  la  haine  et  de  la  vengeance.  Une  espèce  de 
coryphée  marque  la  mesure  en  frappant  sur  un  tambourin.  Quelque- 
fois les  danseurs  attachent  à  leurs  pieds  de  petites  sonnettes  achetées 
des  Européens. 

Si  l'on  est  au  moment  de  partir  pour  une  expédition,  un  chef  prend 
la  place  de  l'enfant,  harangue  les  guerriers,  frappe  à  coups  de  massue 
l'image  d'un  homme  ou  celle  du  manitou  de  l'ennemi,  dessinées  gros- 
sièrement sur  la  terre.  Les  guerriers  recommençant  à  danser,  assaillent 
également  l'image,  imitent  les  attitudes  de  l'homme  qui  combat,  bran- 
dissent leurs  massues  ou  leurs  haches,  manient  leurs  mousquets  ou 
leurs  arcs,  agitent  leurs  couteaux  avec  des  convulsions  et  des  hurle- 
ments. 

Au  retour  de  l'expédition,  la  danse  de  la  guerre  est  encore  plus 
affreuse  :  des  têtes,  des  cœurs,  des  membres  mutilés,  des  crânes  avec 
leurs  chevelures  sanglantes  sont  suspendus  à  des  piquets  plantés  en 
terre.  On  danse  autour  de  ces  trophées,  et  les  prisonniers  qui  doivent 
être  brûlés  assistent  au  spectacle  de  ces  horribles  joies.  Je  parlerai  de 
quelques  autres  danses  de  cette  nature  à  l'article  de  la  guerre. 


JEUX. 

Le  jeu  est  une  action  commune  à  l'homme  ;  il  a  (rois  sources  :  la 
nature,  la  société,  les  passions.  De  là  trois  espèces  de  jeux  :  les  jeux 
de  l'enfance,  les  jeux  de  la  virilité,  les  jeux  de  l'oisiveté  ou  des  pas- 
sions. 

VI.  9 


130  VOYAGE  EN  AMÉRIQUE. 

Les  jeux  de  l'enfance,  inventés  par  les  enfants  eux-mêmes,  se  retrou- 
vent sur  toute  la  terre.  J'ai  vu  le  petit  sauvage,  le  petit  Bédouin,  le 
petit  nègre,  le  petit  François,  le  petit  Anglois,  le  petit  Allemand,  le 
petit  Italien,  le  petit  Espagnol,  le  petit  Grec  opprimé,  le  petit  Turc 
oppresseur,  lancer  la  balle  et  rouler  le  cerceau.  Qui  a  montré  à  ces 
enfants  si  divers  par  leurs  langues,  si  différents  par  leurs  races,  leurs 
mœurs  et  leurs  pays,  qui  leur  a  montré  ces  mêmes  jeux?  Le  Maître 
des  hommes,  le  Père  de  la  grande  et  même  famille  :  il  enseigna  à  l'inno- 
cence ces  amusements,  développement  des  forces,  besoin  de  la  nature. 

La  seconde  espèce  de  jeux  est  celle  qui,  servant  à  apprendre  un  art, 
est  un  besoin  de  la  société.  11  faut  ranger  dans  cette  espèce  les  jeux 
gymnastiques,  les  courses  de  char,  la  naumachie  chez  les  anciens,  les 
joutes,  les  castilles,  les  pas  d'armes,  les  tournois  dans  le  moyen  âge, 
la  paume,  l'escrime,  les  courses  de  chevaux  et  les  jeux  d'adresse  chez 
les  modernes.  Le  théâtre  avec  ses  pompes  est  une  chose  à  part,  et  le 
génie  le  réclame  comme  une  de  ses  récréations  :  il  en  est  de  même  de 
quelques  combinaisons  de  l'esprit,  comme  le  jeu  de  dames  et  des 
échecs. 

La  troisième  espèce  de  jeux,  les  jeux  de  hasard,  est  celle  où  l'homme 
expose  sa  fortune,  son  honneur,  quelquefois  sa  liberté  et  sa  vie  avec 
une  fureur  qui  tient  du  délire  ;  c'est  un  besoin  des  passions.  Les  dés 
chez  les  anciens,  les  cartes  chez  les  modernes,  les  osselets  chez  les 
sauvages  de  l'Amérique  septentrionale,  sont  au  nombre  de  ces  récréa- 
tions funestes. 

On  retrouve  les  trois  espèces  de  jeux  dont  je  viens  de  parler  chez 
les  Indiens. 

Les  jeux  de  leurs  enfants  sont  ceux  de  nos  enfants;  ils  ont  la  balle 
et  la  paume  ',  la  course ,  le  tir  de  l'arc  pour  la  jeunesse,  et  de  plus  le 
jeu  des  plumes,  qui  rappelle  un  ancien  jeu  de  chevalerie. 

Les  guerriers  et  les  jeunes  filles  dansent  autour  de  quatre  poteaux , 
sur  lesquels  sont  attachés  des  plumes  de  différentes  couleurs  :  de 
temps  en  temps  un  jeune  homme  sort  des  quadrilles  et  enlève  una 
plume  de  la  couleur  que  porte  sa  maîtresse  :  il  attache  cette  plume 
dans  ses  cheveux,  et  rentre  dans  les  chœurs  de  danse.  Par  la  disposi- 
tion de  la  plume  et  la  forme  des  pas,  l'Indienne  devine  le  lieu  que  son 
amant  lui  indique  pour  rendez-vous.  Il  y  a  des  guerriers  qui  prennent 
des  plumes  d'une  couleur  dont  aucune  danseuse  n'est  parée  :  cela  veut 
dire  que  ce  guerrier  n'aime  point  ou  n'est  point  aimé.  Les  femmes 
mariées  ne  sont  admises  que  comme  spectatrices  à  ce  jeu. 

1.  Voyez  f.es  Natchez, 


VOYAGE  EN  AMERIQUE.  131 

Parmi  les  jeux  de  la  troisième  espèce ,  les  jeux  de  l'oisiveté  ou  des 
passions,  je  ne  décrirai  que  celui  des  osselets. 

A  ce  jeu,  les  sauvages  pleigent  leurs  femmes,  leurs  enfants,  leur 
liberté;  et  lorsqu'ils  ont  joué  sur  promesse  et  qu'ils  ont  perdu,  ilsi 
tiennent  leur  promesse.  Chose  étrange!  l'homme,  qui  manque  sou- 
vent aux  serments  les  plus  sacrés,  qui  se  rit  des  lois ,  qui  trompe  sans 
scrupule  son  voisin  et  quelquefois  son  ami ,  qui  se  fait  un  mérite  de 
la  ruse  et  de  la  duplicité,  met  son  honneur  à  remplir  les  engage- 
ments de  ses  passions ,  à  tenir  sa  parole  au  crime ,  à  être  sincère 
envers  les  auteurs ,  souvent  coupables,  de  sa  ruine  et  les  complices  de 
sa  dépravation. 

Au  jeu  des  osselets,  appelé  aussi  \e  jeu  du  plat,  deux  joueurs  seuls 
tiennent  la  main;  le  reste  des  joueurs  parie  pour  ou  contre  :  les  deux 
adversaires  ont  chacun  leur  marqueur.  La  partie  se  joue  sur  une  table 
ou  simplement  sur  le  gazon. 

Les  deux  joueurs  qui  tiennent  la  main  sont  pourvus  de  six  ou  huit 
dés  ou  osselets,  ressemblant  à  des  noyaux  d'abricot  taillés  à  six  faces 
inégales  :  les  deux  plus  larges  faces  sont  peintes,  l'une  en  blanc, 
l'autre  en  noir. 

Les  osselets  se  mêlent  dans  un  plat  de  bois  un  peu  concave  ;  le 
joueur  fait  pirouetter  ce  plat  ;  puis ,  frappant  sur  la  table  ou"  sur  le 
gazon,  il  fait  sauter  en  l'air  les  osselets. 

Si  tous  les  osselets,  en  tombant,  présentent  la  même  couleur,  celui 
qui  a  joué  gagne  cinq  points  :  si  cinq  osselets,  sur  six  ou  huit,  amè- 
nent la  même  couleur,  le  joueur  ne  gagne  qu'un  point  pour  la  pre- 
mière fois  ;  mais  si  le  même  joueur  répète  le  même  coup  ,  il  fait  rafle 
de  tout,  et  gagne  la  partie,  qui  est  en  quarante. 

A  mesure  que  l'on  prend  des  points,  on  en  défalque  autant  sur  la 
partie  de  l'adversaire. 

Le  gagnant  continue  de  tenir  la  main  ;  le  perdant  cède  sa  place  à 
l'un  des  parieurs  de  son  côté,  appelé  à  volonté  par  le  marqueur  de  sa 
partie  :  les  marqueurs  sont  les  personnages  principaux  de  ce  jeu  :  on 
les  choisit  avec  de  grandes  précautions,  et  l'on  préfère  surtout  ceux 
à  qui  l'on  croit  le  manitou  le  plus  fort  et  le  plas  habile. 

La  désignation  des  marqueurs  amène  de  violents  débats  :  si  un 
parti  a  nommé  un  marqueur  dont  le  manitou,  c'est-à-dire  la  fortune, 
passe  pour  redoutable  ,  l'autre  parti  s'oppose  à  cette  nomination  :  on 
a  quelquefois  une  très-grande  idée  de  la  puissance  du  manitou  d'un 
homme  qu'on  déteste  ;  dans  ce  cas  l'intérêt  l'emporte  sur  la  passion,  et 
l'on  adopte  cet  homme  pour  marqueur,  malgré  la  haine  qu'on  lui  porte. 

Le  marqueur  tient  à  la  main  une  petite  planche  sur  laquelle  il  note 


132  VOYAGE  EN  AMERIQUE. 

les  coups  en  craie  rouge  :  les  sauvages  se  pressent  en  foule  autour  des 
joueurs  ;  tous  les  yeux  sont  attachés  sur  le  plat  et  sur  les  osselets  ; 
chacun  offre  des  vœux  et  fait  des  promesses  aux  bons  génies.  Quel- 
quefois les  valeurs  engagées  sur  le  coup  de  dés  sont  immenses  pour 
des  Indiens;  les  uns  y  ont  mis  leur  cabane;  les  autres  se  sont 
dépouillés  de  leurs  vêtements,  et  les  jouent  contre  les  vêtements  des 
parieurs  du  parti  opposé;  d'autres,  enfin,  qui  ont  déjà  perdu  tout  ce 
qu'ils  possèdent,  proposent  contre  un  foible  enjeu  leur  liberté;  ils 
offrent  de  servir  pendant  un  certain  nombre  de  mois  ou  d'années 
celui  qui  gagneroit  le  coup  contre  eux. 

Les  joueurs  se  préparent  à  leur  ruine  par  des  observances  reli- 
gieuses :  ils  jeûnent,  ils  veillent,  ils  prient;  les  garçons  s'éloignent 
de  leurs  maîtresses ,  les  hommes  mariés  de  leurs  femmes  ;  les  songes 
sont  observés  avec  soin.  Les  intéressés  se  munissent  d'un  sachet  où 
ils  mettent  toutes  les  choses  auxquelles  ils  ont  rêvé,  de  petits  mor- 
ceaux de  bois ,  des  feuilles  d'arbres ,  des  dents  de  poissons ,  et  cent 
autres  manitous  supposés  propices.  L'anxiété  est  peinte  sur  les  visages 
pendant  la  partie  ;  l'asseirblée  ne  seroit  pas  plus  émue  s'il  s'agissoit 
du  sort  de  la  nation.  On  se  presse  autour  du  marqueur;  on  cherche  à 
le  toucher,  à  se  mettre  sous  son  influence;  c'est  une  véritable  frénésie; 
chaque  coup  est  précédé  d'un  profond  silence  et  suivi  d'une  vive 
acclamation.  Les  applaudissements  de  ceux  qui  gagnent,  les  impré- 
cations de  ceux  qui  perdent,  sont  prodigués  aux  marqueurs,  et  des 
hommes  ordinairement  chastes  et  modérés  dans  leurs  propos  vomis- 
sent des  outrages  d'une  grossièreté  et  d'une  atrocité  incroyables. 

Quand  le  coup  doit  être  décisif,  il  est  souvent  arrêté  avant  d'être 
joué  :  des  parieurs  de  l'un  ou  l'autre  parti  déclarent  que  le  moment 
est  fatal ,  qu'il  ne  faut  pas  encore  faire  sauter  les  osselets.  Un  joueur, 
apostrophant  ces  osselets,  leur  reproche  leur  méchanceté  et  les  menace 
de  les  brûler  :  un  autre  ne  veut  pas  que  l'affaire  soit  décidée  avant 
qu'il  ait  jeté  un  morceau  de  petun  dans  le  fleuve  ;  plusieurs  deman- 
dent à  grands  cris  le  saut  des  osselets  ;  mais  il  suliit  qu'une  seule  voix 
s'y  oppose  pour  que  le  coup  soit  de  droit  suspendu.  Lorsqu'on  se  croit 
au  moment  d'en  finir,  un  assistant  s'écrie  :  «  Arrêtez  !  arrêtez  !  ce 
sont  les  meubles  de  ma  cabane  qui  me  portent  malheur!  »  11  court  à 
sa  cabane,  brise  et  jette  tous  les  meubles  à  la  porte,  et  revient  en 
disant  :  «  Jouez  !  jouez  !  » 

Souvent  un  parieur  se  figure  que  tel  homme  lui  porte  malheur;  il 
faut  que  cet  homme  s'éloigne  du  jeu  s'il  n'y  est  pas  mêlé,  ou  que  l'on 
trouve  un  autre  homme  dont  le  manitou,  au  jugement  du  parieur, 
puisse  vaincre  celui  de  l'homme  qui  porte  malheur.  11  est  arrivé  que 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 


133 


des  commandants  franrois  au  Canada,  témoins  de  ces  déplorables 
scènes,  se  sont  vus  forcés  de  se  retirer  pour  satisfaire  aux  caprices 
d'un  Indien.  Et  il  ne  s'agit  pas  de  traiter  légèrement  ces  caprices: 
toute  la  nation  prendroit  fait  et  cause  pour  le  joueur;  la  religion  se 
mêleroit  de  l'affaire,  et  le  sang  couleroit. 

Enfin ,  quand  le  coup  décisif  se  joue ,  peu  d'Indiens  ont  le  courage 
d'en  supporter  la  vue  ;  la  plupart  se  précipitent  à  terre,  ferment  les^ 
yeux ,  se  bouchent  les  oreilles ,  et  attendent  l'arrêt  de  la  fortune  ' 
comme  on  attendroit  une  sentence  de  vie  ou  de  mort. 


ANNÉE,  DIVISION  ET  RÈGLEMENT   DU  TEMPS, 
CALENDRIER   NATUREL.  * 


ANNEE. 


Les  sauvages  divisent  l'année  en  douze  lunes,  division  qui  frappe 
tous  les  hommes;  car  la  lune,  disparoissant  et  reparoissant  douze  fois, 
coupe  visiblement  l'année  en  douze  parties,  tandis  que  l'année  solaire, 
véritable  année,  n'est  point  indiquée  par  des  variations  dans  le  disque 
du  soleil. 

DIVISION  DU   TEMPS. 

Les  douze  lunes  tirent  leurs  noms  des  labeurs,  des  biens  et  des 
maux  des  sauvages ,  des  dons  et  des  accidents  de  la  nature  :  consé- 
quemment  ces  noms  varient  selon  le  pays  et  les  usages  des  diverses 
peuplades.  Charlevoix  en  cite  un  grand  nombre.  Un  voyageur  mo- 
derne '  donne  ainsi  les  mois  des  Sioux  et  les  mois  des  Cipawois  : 

MOIS   DES    SIOUX.  LANGIE    SIOISE. 

Mars,  la  lune  du  mal  des  yeux Wisthociasia-oni. 

Avril,  la  lune  du  gibier ^Nlograhoandi-oni. 

Mai,  la  lune  des  nids Mograhochandà-onî. 

Juin,  la  lune  des  fraises Wojusticiascià-oni. 

Juillet,  la  lune  des  cerises Champascià-om. 

Août,  la  lune  desbuffaloe: Tantankakiocu-onl, 

i.  Beltrami. 


m  .     VOYAGE  EN  AMERIQUE. 

MOIS   DES    SIOUX.  LA\GIE  SIOISE. 

Septembre,    la  lune  de  la  folle-avoiue Wasipi-oni. 

Octobre.         la  lune  de  la  fin  de  la  folle-avoinc.  .  .  Sciwostapi-on'i. 

Novembre,     la  lune  du  chevreuil ;  .  Takiouka-onî. 

Décembre,     la  lune  du  chevreuil  qui  jette  ses  cornes.  Ah  esciakiouska-oni. 

Janvier,  la  lune  de  valeur Ouwikari-oni. 

Février,  _la  lune  des  chats  sauvages Ovviciata-onî. 

MOIS   DES    CIPAWOIS.  LANGUE   ALGONQL'INE. 

Juin,  la  lune  des  fraises Hode  ï  min-qu\sls. 

Juillet,  la  lune  des  fruits  brûlés Mikin-quîsîs. 

Août,  la  lune  des  feuilles  jaunes Wathebaqui-quîsis. 

Septembre,    la  lune  des  feuilles  tombantes Inaqui-quisis. 

Octobre,         la  lune  du  gibier  qui  passe Bina-hamo-qulsis. 

Novembre,     la  lune  de  la  neige Kaskadino-quisis. 

Décembre,      la  lune  du  Petit-Esprit Manito-quisis. 

Janvier,  la  lune  du  Grand-Esprit Kitci-manito-quisis. 

Février,  la  lune  des  aigles  qui  arrivent Wamebinni-qulsls. 

Mars,  la  lune  de  la  neige  durcie Ouabanni-quîsîs. 

Avril,  la  lune  des  raquettes  aux  pieds Pokaodaquimi-quisîs. 

Mai,  la  lune  des  fleurs Wabigon-quisis. 

Les  années  se  comptent  par  neiges  ou  par  fleurs  :  le  vieillard  et  la 

jeune  fille  trouvent  ainsi  le  symbole  de  leurs  âges  dans  le  nom  de  leurs 
années. 

CALENDRIER  NATUREL. 


En  astronomie,  les  Indiens  ne  connoissent  guère  que  l'étoile  polaire; 
ils  l'appellent  V étoile  immobile;  elle  leur  sert  pour  se  guider  pendant 
la  nuit.  Les  Osages  ont  observé  et  nommé  quelques  constellations.  Le 
jour,  les  sauvages  n'ont  pas  besoin  de  boussole  ;  dans  les  savanes,  la 
pointe  de  l'herbe  qui  penche  du  côté  du  sud,  dans  les  forets,  la  mousse 
qui  s'attache  au  tronc  des  arbres  du  côté  du  nord,  leur  indiquent  le 
septentrion  et  le  midi.  Ils  savent  dessiner  sur  des  écorces  des  cartes 
géographiques  où  les  distances  sont  désignées  par  les  nuits  de  marche. 

Les  diverses  limites  de  leur  territoire  sont  des  fleuves,  des  monta- 
gnes, un  rocher  où  l'on  aura  conclu  un  traité,  un  tombeau  au  bord 
d'une  forêt,  une  grotte  du  Grand-Esprit  dans  une  vallée. 

Les  oiseaux,  les  quadrupèdes,  les  poissons,  servent  de  baromètre, 
de  thermomètre,  de  calendrier  aux  sauvages  :  ils  disent  que  le  castor 
leur  a  appris  à  bâtir  et  à  se  gouverner,  le  carcajou  à  chasser  avec  des 
chiens,  parce  qu'il  chasse  avec  des  loups,  l'épervier  d'eau  à  pêcher 
avec  une  huile  qui  attire  le  poisson. 

Les  pigeons,  dont  les  volées  sont  innombrables,  les  bécasses  amé- 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  135 

ricaînes,  dont  le  bec  est  d'ivoire,  annoncent  l'automne  aux  Indiens  ;  les 
perroquets  et  les  piverts  leur  prédisent  la  plaie  par  des  sifflements 
tremblotants. 

Quand  le  maukawis,  espèce  de  caille,  fait  entendre  son  chant  au 
mois  d'avril  depuis  le  lever  jusqu'au  coucher  du  soleil,  le  Siminole  se 
tient  assuré  que  les  froids  sont  passés  :  les  femmes  sèment  les  grains 
d'été;  mais  quand  le  maukawis  se  perche  la  nuit  sur  une  cabane, 
l'habitant  de  cette  cabane  se  prépare  à  mourir. 

Si  l'oiseau  blanc  se  joue  au  haut  des  airs,  il  annonce  un  orage  ;  s'il 
vole  le  soir  au-devant  du  voyageur,  en  se  jetant  d'une  aile  sur  l'autre, 
comme  effrayé,  il  prédit  des  dangers. 

Dans  les  grands  événements  de  la  patrie,  les  jongleurs  affirment  que 
Kit-chi-manitou  se  montre  au-dessus  des  nuages  porté  par  son  oiseau 
favori,  le  wakon,  espèce  d'oiseau  de  paradis  aux  ailes  brunes,  et  dont 
la  queue  est  ornée  de  quatre  longues  plumes  vertes  et  rouges. 

Les  moissons,  les  jeux,  les  chasses,  les  danses,  les  assemblées  des 
sachems,  les  cérémonies  du  mariage,  de  la  naissance  et  de  la  mort, 
tout  se  règle  par  quelques  observations  tirées  de  l'histoire  de  la 
nature.  On  sent  combien  ces  usages  doivent  répandre  de  grâce  et  de 
poésie  dans  le  langage  ordinaire  de  ces  peuples.  Les  nôtres  se  réjouis- 
sent à  la  Grenouillère,  grimpent  au  mât  de  cocagne,  moissonnent  à  la 
mi-août,  plantent  des  oignons  à  la  Saint-Fiacre,  et  se  marient  à  la 
Saint-Nicolas 


MÉDECINE. 


La  science  du  médecin  est  une  espèce  d'initiation  chez  les  sauvages  : 
elle  s'appelle  la  grande  médecine;  on  y  est  affilié  comme  à  une  franc- 
maçonnerie  ;  elle  a  ses  secrets,  ses  dogmes,  ses  rites. 

Si  les  Indiens  pouvoient  bannir  du  traitement  des  maladies  les  cou- 
tumes superstitieuses  et  les  jongleries  des  prêtres,  ils  connoitroient 
tout  ce  qu'il  y  a  d'essentiel  dans  l'art  de  guérir  ;  on  pourroit  même 
dire  que  cet  art  est  presque  aussi  avancé  chez  eux  que  chez  les  peu- 
ples civilisés. 

Ils  connoissent  une  multitude  de  simples  propres  à  fermer  les  bles- 
sures; ils  ont  l'usage  du  garent  oguen,  qu'ils  appellent  encore  aba- 


136  VOYAGE  EN  AMÉRIQUE. 

soutchenza,  à  cause  de  sa  forme  :  c'est  le  ginseng  des  Chinois.  Avec  la 
seconde  ccorce  de  sassafras,  ils  coupent  les  fièvres  intermittentes  :  les 
racines  du  lycnis  à  feuilles  de  lierre  leur  servent  pour  faire  passer  les 
enflures  du  ventre;  ils  emploient  le  bellis  du  Canada,  haut  de  six 
pieds,  dont  les  feuilles  sont  grasses  et  cannelées,  contre  la  gangrène  : 
il  nettoie  complètement  les  ulcères,  soit  qu'on  le  réduise  en  poudre, 
soit  qu'on  l'applique  cru  et  broyé. 

L'hédisaron  à  trois  feuilles,  dont  les  fleurs  rouges  sont  disposées  en 
épi,  a  la  même  vertu  que  le  bellis. 

Selon  les  Indiens,  la  forme  des  plantes  a  des  analogies  et  des  res- 
semblances avec  les  différentes  parties  du  corps  humain  que  ces 
plantes  sont  destinées  à  guérir,  ou  avec  les  animaux  malfaisants  dont 
elles  neutralisent  le  venin.  Cette  observation  mériteroit  d'être  suivie  : 
les  peuples  simples,  qui  dédaignent  moins  que  nous  les  indications  de 
la  Providence,  sont  moins  sujets  que  nous  à  s'y  tromper. 

Un  des  grands  moyens  employés  par  les  sauvages  dans  beaucoup  de 
maladies,  ce  sont  les  bains  de  vapeur.  Ils  bâtissent  à  cet  effet  une 
cabane  qu'ils  appellent  la  cabane  des  sueurs.  Elle  est  construite  avec 
des  branches  d'arbres  plantées  en  rond  et  attachées  ensemble  par  la 
cime ,  de  manière  à  former  un  cône  ;  on  les  garnit  en  dehors  de  peaux 
de  différents  animaux  :  on  y  ménage  une  très-petite  ouverture  prati- 
quée contre  terre,  et  par  laquelle  on  entre  en  se  traînant  sur  les 
genoux  et  sur  les  mains.  Au  milieu  de  cette  étuve  est  un  bassin  plein 
d'eau  que  l'on  fait  bouillir  en  y  jetant  des  cailloux  rougis  au  feu;  la 
vapeur  qui  s'élève  de  ce  bassin  est  brûlante,  et  en  moins  de  quelques 
minutes  le  malade  se  couvre  de  sueur. 

La  chirurgie  n'est  pas  à  beaucoup  près  aussi  avancée  que  la  méde- 
cine parmi  les  Indiens.  Cependant  ils  sont  parvenus  à  suppléer  à  nos 
instruments  par  des  inventions  ingénieuses.  Ils  entendent  très-bien 
les  bandages  applicables  aux  fractures  simples:  ils  ont  des  os  aussi 
pointus  que  des  lancettes  pour  saigner  et  pour  scarifier  les  membres 
rhumatisés;  ils  sucent  le  sang  à  l'aide  d'une  corne,  et  en  tirent  la 
quantité  prescrite.  Des  courges  pleines  de  matières  combustibles  aux- 
quelles ils  mettent  le  feu  leur  tiennent  lieu  de  ventouses.  Ils  ouvrent 
des  uslions  avec  des  nerfs  de  chevreuil ,  ils  font  des  siphons  avec  les 
vessies  des  divers  animaux. 

Les  principes  de  la  boîte  fumigatoire  employée  quelque  Icmiis  en 
Europe,  dans  le  traitement  des  noyés,  sont  connus  des  Indiens.  Ils  se 
servent  h  cet  effet  d'un  large  boyau  fermé  à  l'une  des  i\\( rémités, 
ouvert  à  l'autre  par  un  petit  tube  de  bois;  on  enfle  ce  boyau  avec  de 
la  fumée,  et  l'on  fait  entrer  cette  fumée  dans  les  intestins  du  noyé. 


VOYAGE  EN  AMÉRIQUE.  137 

Dans  chaque  famille  on  conserve  ce  qu'on  appelle  le  sac  de  méde- 
cine; c'est  un  sac  rempli  de  manitous  et  de  différents  simples  d'une 
grande  puissance.  On  porte  ce  sac  à  la  guerre  :  dans  les  camps  c'est 
un  palladium ,  dans  les  cabanes  un  dieu  Lare. 

Les  femmes  pendant  leurs  couches  se  retirent  à  la  cabane  de  puri- 
fication ;  elles  y  sont  assistées  par  des  matrones.  Celles-ci ,  dans  les 
accouchements  ordinaires,  ont  lesconnoissances  suffisantes,  mais  dans 
les  accouchements  difficiles,  elles  manquent  d'instruments.  Lorsque 
l'enfant  se  présente  mal  et  qu'elles  ne  le  peuvent  retourner,  elles  suffo- 
quent la  mère,  qui,  se  débattant  contre  la  mort,  délivre  son  fruit  par 
l'effort  d'une  dernière  convulsion.  On  avertit  toujours  la  femme  en 
travail  avant  de  recourir  à  ce  moyen;  elle  n'hésite  jamais  à  se  sacri- 
fier. Quelquefois  la  suffocation  n'est  pas  complète  ;  on  sauve  à  la  fois 
l'enfant  et  son  héroïque  mère. 

La  pratique  est  encore,  dans  ces  cas  désespérés,  de  causer  une 
grande  frayeur  à  la  femme  en  couches;  une  troupe  de' jeunes  gens 
s'approchent  en  silence  de  la  cabane  des  purifications,  et  poussent 
tout  à  coup  un  cri  de  guerre  :  ces  clameurs  échouent  auprès  des 
femmes  courageuses,  et  il  y  en  a  beaucoup. 

Quand  un  sauvage  tombe  malade,  tous  ses  parents  se  rendent  à  sa 
hutte.  On  ne  prononce  jamais  le  mot  de  mort  devant  un  ami  du 
malade  :  l'outrage  le  plus  sanglant  qu'on  puisse  faire  à  un  homme, 
c'est  de  lui  dire  :  a  Ton  père  est  mort.  » 

Nous  avons  vu  le  côté  sérieux  de  la  médecine  des  sauvages,  nous 
allons  en  voir  le  côté  plaisant,  le  côté  qu'auroit  peint  un  Molière  indien, 
si  ce  qui  rappelle  les  infirmités  morales  et  physiques  de  notre  nature 
n'avoit  quelque  chose  de  triste. 

Le  malade  a-t-il  des  évanouissements,  dans  les  intervalles  où  on 
peut  le  supposer  mort,  les  parents,  assis  selon  les  degrés  de  parenté 
autour  de  la  natte  du  moribond,  poussent  des  hurlements  qu'on  enten- 
droit  d'une  demi-lieue.  Quand  le  malade  reprend  ses  sens  les  hurle- 
ments cessent  pour  recommencer  à  la  première  crise. 

Cependant  le  jongleur  arrive  ;  le  malade  lui  demande  s'il  reviendra 
à  la  vie  :  le  jongleur  ne  manque  pas  de  répondre  qu'il  n'y  a  que  lui , 
jongleur,  qui  puisse  lui  rendre  la  santé.  Alors  le  malade  qui  se  croit 
près  d'expirer  harangue  ses  parents,  les  console.,  les  invite  à  bannir  la 
tristesse  et  à  bien  manger. 

On  couvre  le  patient  d'herbes,  de  racines  et  de  morceaux  d'écorce; 
on  souffle  avec  un  tuyau  de  pipe  sur  les  parties  de  son  corps  où  le  mal 
2St  censé  résider  ;  le  jongleur  lui  parle  dans  la  bouche  pour  conjurer, 
s'il  en  est  temps  encore,  l'esprit  infernal. 


138  VOYAGE  EN   AMERIQUE. 

Le  malade  ordonne  lui-même  le  repas  funèbre  :  tout  ce  qui  reste  de 
vivres  dans  la  cabane  se  doit  consommer.  On  commence  à  égorger  les 
chiens,  afin  qu'ils  aillent  avertir  le  Grand-Esprit  de  la  prochaine  arri- 
vée de  leur  maître,  A  travers  ces  puérilités,  la  simplicité  avec  laquelle 
un  sauvage  accomplit  le  dernier  acte  de  la  vie  a  pourtant  quelque* 
chose  de  grand. 

En  déclarant  que  le  malade  va  mourir,  le  jongleur  met  sa  science 
à  l'abri  des  événements  et  fait  admirer  son  art  si  le  malade  recouvre 
la  santé. 

Quand  il  s'aperçoit  que  le  danger  est  passé,  il  n'en  dit  rien,  et  com- 
mence ses  adjurations. 

Il  prononce  d'abord  des  mots  que  personne  ne  comprend  ;  puis  il 
s'écrie  :  «  Je  découvrirai  le  maléfice  ;  je  forcerai  Kitchi-Manitou  à  fuir 
devant  moi.  » 

Il  sort  de  la  hutte  ;  les  parents  le  suivent  -,  il  court  s'enfoncer  dans 
la  cabane  dès  sueurs  pour  recevoir  l'inspiration  divine.  Rangés  dans 
une  muette  terreur  autour  de  l'étuve,  les  parents  entendent  le  prêtre 
qui  hurle,  chante,  crie  en  s' accompagnant  d'un  chichikoué.  Bientôt  il 
sort  tout  nu  par  le  soupirail  de  la  hutte,  l'écume  aux  lèvres  et  les  yeux 
tors  :  il  se  plonge,  dégouttant  de  sueur,  dans  une  eau  glacée,  se  roule 
par  terre,  fait  le  mort,  ressuscite,  vole  à  sa  hutte  en  ordonnant  aux 
parents  d'aller  l'attendre  à  celle  du  malade. 

Bientôt  on  le  voit  revenir,  tenant  un  charbon  à  moitié  allumé  dans 
sa  bouche  et  un  serpent  dans  sa  main'. 

Après  de  nouvelles  contorsions  autour  du  malade,  il  laisse  tomber 
le  charbon  et  s'écrie  :  «  Réveille-toi,  je  te  promets  la  vie;  le  Grand- 
Esprit  m'a  fait  connoître  le  sort  qui  te  faisoit  mourir.  »  Le  forcené  se 
jette  sur  le  bras  de  sa  dupe,  le  déchire  avec  les  dents,  et  ôtant  de  sa 
bouche  un  petit  os  qu'il  y  tenoit  caché  :  «  Voilà,  s'écrie-t-il ,  le  malé- 
fice que  j'ai  arraché  de  ta  chair!  ))  Alors  le  prêtre  demande  un  che- 
vreuil et  des  truites  pour  en  faire  un  repas,  sans  quoi  le  malade  ne 
pourroit  guérir  :  les  parents  sont  obligés  d'aller  sur-le-champ  à  la 
chasse  et  à  la  pêche. 

Le  médecin  mange  le  dîner;  cela  ne  suffit  pas.  Le  malade  est  menacé 
d'une  rechute,  si  l'on  n'obtient,  dans  une  heure,  le  manteau  d'un  chef 
qui  réside  à  deux  ou  trois  journées  de  marche  du  lieu  de  la  scène.  Le 
jongleur  le  sait;  mais  comme  il  prescrit  à  la  fois  la  règle  et  donne 
les  dispenses,  moyennant  quatre  ou  cinq  manteaux  profanes  fournis 
par  les  parents,  il  les  tient  quittes  du  manteau  sacré  réclamé  par 
le  ciel. 

Les  fantaisies  du  malade,  qui  revient  tout  naturellement  à  la  vie» 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  130 

augmentent  la  bizarrerie  de  cette  cure  :  le  malade  s'échappe  de  son 
lit ,  se  traîne  sur  les  pieds  et  sur  les  mains  derrière  les  meubles  de  la 
cabane.  Vainement  on  l'interroge;  il  continue  sa  ronde  et  pousse  des 
cris  étranges.  On  le  saisit  :  on  le  remet  sur  sa  natte  ;  on  le  croit  en 
proie  à  une  attaque  de  son  mal  :  il  reste  tranquille  un  moment,  puis 
il  se  relève  à  l'improviste  et  va  se  plonger  dans  un  vivier;  on  l'en 
retire  avec  peine;  on  lui  présente  un  breuvage  :  «  Donne-le  à  cet  ori- 
ginal, »  dit-il  en  désignant  un  de  ses  parents. 

Le  médecin  cherche  à  pénétrer  la  cause  du  nouveau  délire  du 
malade,  u  Je  me  suis  endormi,  répond  gravement  celui-ci,  et  j'ai  rêvé 
que  j'avois  un  bison  dans  l'estomac.  »  La  famille  semble  consternée; 
mais  soudain  les  assistants  s'écrient  qu'ils  sont  aussi  possédés  d'un 
animal  :  l'un  imite  le  cri  d'un  carribou,  l'autre  l'aboiement  d'un 
chien,  un  troisième  le  hurlement  d'un  loup;  le  malade  contrefait  à 
son  tour  le  mugissement  de  son  bison  :  c'est  un  charivari  épouvan- 
table. On  fait  transpirer  le  songeur  sur  une  infusion  de  sauge  et  de 
branches  de  sapin  ;  son  imagination  est  guérie  par  la  complaisance  de 
ses  amis,  et  il  déclare  que  le  bison  lui  est  sorti  du  corps.  Ces  folies, 
mentionnées  par  Charlevoix,  se  renouvellent  tous  les  jours  chez  les 
Indiens. 

Comment  le  même  homme,  qui  s'élevoit  si  haut  lorsqu'il  se  croyoit 
au  moment  de  mourir,  tombe-t-il  si  bas  lorsqu'il  est  sûr  de  vivre? 
Comment  de  sages  vieillards,  des  jeunes  gens  raisonnables,  des  femmes 
sensées,  se  soumettent-ils  aux  caprices  d'un  esprit  déréglé?  Ce  sont  là 
les  mystères  de  l'homme,  la  double  preuve  de  sa  grandeur  et  de  sa 
misère. 


LANGUES  INDIENNES. 


Quatre  langues  principales  paroissent  se  partager  l'Amérique  sep- 
tentrionale :  l'algonquin  et  le  lîuron  au  nord  et  à  l'est,  le  sioux  à 
l'ouest,  et  le  chicassais  au  midi  ;  mais  les  dialectes  diffèrent  pour  ainsi 
dire  de  tribu  à  tribu.  Les  Creeks  actuels  parlent  le  chicassais  mêlé 
d'algonquin. 

L'ancien  natchez  n'étoit  qu'un  dialecte  plus  doux  du  chicassais. 

Le  natchez,  comme  le  huron  et  l'algonquin,  ne  connoissoit  que  deux 


140  VOYAGE   EN  AMÉRIQUE. 

genres,  le  masculin  et  le  féminin  ;  il  rejetoit  le  neutre.  Cela  est  naturel 
chez  des  peuples  qui  prêtent  des  sens  à  tout ,  qui  entendent  des  voix 
dans  tous  les  murmures,  qui  donnent  des  haines  et  des  amours  aux 
plantes,  des  désirs  à  l'onde,  des  esprits  immortels  aux  animaux,  des 
âmes  aux  rochers.  Les  noms  en  natchez  ne  se  déclinoient  point  ;  ils 
prenoient  seulement  au  pluriel  la  lettre  k  ou  le  monosyllabe  ki,  si  le 
nom  fmissoit  par  une  consonne. 

Les  verbes  se  distinguoient  par  la  caractéristique,  la  terminaison  et 
l'augment.  Ainsi  les  Natchez  disoient  :  T-ija,  je  marche;  ni  Tija-ban, 
je  marchois;  ni-ga  Tija,  je  marcherai;  ni-ki  Tija,  je  marcherai  ou  j'ai 
marché. 

11  y  avoit  autant  de  verbes  qu'il  y  avoit  de  substantifs  exposés  à  la 
même  action  ;  ainsi  manger  du  maïs  étoit  un  autre  verbe  que  manger 
du  chevreuil;  se  promener  dans  une  forêt  se  disoit  d'une  autre 
manière  que  se  promener  sur  une  colline;  aimer  son  ami  se  rendoit 
par  le  verbe  napitilima,  qui  signifie  j'estime  ;  aimer  sa  maUresse  s'ex- 
primoit  par  le  verbe  nisakia,  qu'on  peut  traduire  par  je  suis  heureux. 
Dans  les  langues  des  peuples  près  de  la  nature,  les  verbes  sont  ou  très- 
multipliés  ou  peu  nombreux,  mais  surchargés  d'une  multitude  de 
lettres  qui  en  varient  les  significations  :  le  père,  la  mère,  le  fils,  la 
femme,  le  mari,  pour  exprimer  leurs  divers  sentiments,  ont  cherché 
des  expressions  diverses  ;  ils  ont  modifié  d'après  les  passions  humaines 
la  parole  primitive  que  Dieu  a  donnée  à  l'homme  avec  l'existence.  Le 
verbe  étoit  un  et  renfermoit  tout  :  l'homme  en  a  tiré  les  langues  avec 
leurs  variations  et  leurs  richesses;  langues  où  l'on  trouve  pourtant 
quelques  mots  radicalement  les  mêmes,  restés  comme  type  ou  preuve 
d'une  commune  origine. 

Le  chicassais,  racine  du  natchez ,  est  privé  de  la  lettre  r,  excepté 
dans  les  mots  dérivés  de  l'algonquin,  comme  arrego,  je  fais  la  guerre, 
qui  se  prononce  avec  une  sorte  de  déchirement  de  son.  Le  cliicassais 
a  des  aspirations  fréquentes  pour  le  langage  des  passions  violentes, 
telles  que  la  haine,  la  colère,  la  jalousie;  dans  les  sentiments  tendres, 
dans  les  descriptions  de  la  nature,  ses  expressions  sont  pleines  de 
charme  et  de  pompe. 

Les  Sioux,  que  leur  tradition  fait  venir  du  Mexique  sur  le  haut  Mis- 
sissipi,  ont  étendu  l'empire  de  leur  langue  depuis  ce  fleuve  jusqu'aux 
montagnes  Rocheuses,  à  l'ouest,  et  jusqu'à  la  rivière  Rouge,  au  nord  : 
là  se  trouvent  les  Cypowois,  qui  parlent  un  dialecte  de  l'algonquin  et 
qui  sont  ennemis  des  Sioux. 

La  langue  siouse  siffle  d'une  manière  assez  désagréable  à  l'oreille  : 
c'est  elle  qui  a  noiuiné  presque  tous  les  fleuves  et  tous  les  lieux  à 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  1/tl 

l'ouest  du  Canada,  le  Mississipi,  le  Missouri,  l'Osage,  etc.  On  ne  sait 
rien  encore  ou  presque  rien  de  sa  grammaire. 

L'algonquin  et  le  huron  sont  des  langues  mères  de  tous  les  peuples 
de  la  partie  de  l'Amérique  septentrionale  comprise  entre  les  sources  du 
Mississipi,  la  baie  d'Hudson  et  l'Atlantique,  jusqu'à  la  côte  de  la  Caro- 
line, Un  voyageur  qui  sauroit  ces  deux  langues  pourroit  parcourir  plus 
de  dix-huit  cents  lieues  de  pays  sans  interprète,  et  se  faire  entendre 
de  plus  de  cent  peuples. 

La  langue  algonquine  commençoit  à  l'Acadie  et  au  golfe  Saint-Lau- 
rent; tournant  du  sud-est  par  le  nord  jusqu'au  sud-ouest,  elle  embras- 
soit  une  étendue  de  douze  cents  lieues.  Les  indigènes  de  la  Virginie  la 
parloient;  au  delà,  dans  les  Carolines,  au  midi,  dominoit  la  langue 
chicassaise.  L'idiome  algonquin,  au  nord,  venoit  finir  chez  les  Cypo- 
wois.  Plus  loin  encore,  au  septentrion,  paroît  la  langue  des  Esquimaux; 
à  l'ouest,  la  langue  algonquine  touchoit  la  rive  gauche  du  Mississipi  : 
sur  la  rive  droite  règne  la  langue  siouse. 

L'algonquin  a  moins  d'énergie  que  le  huron  ;  mais  il  est  plus  doux, 
plus  élégant  et  plus  clair  :  on  l'emploie  ordinairement  dans  les  traités  ; 
il  passe  pour  la  langue  polie  ou  la  langue  classique  du  désert. 

Le  huron  étoit  parlé  par  le  peuple  qui  lui  a  donné  son  nom,  et  par 
les  Iroquois,  colonie  de  ce  peuple. 

Le  huron  est  une  langue  complète  ayant  ses  verbes,  ses  noms,  ses 
pronoms  et  ses  adverbes.  Les  verbes  simples  ont  une  double  conju- 
gaison, l'une  absolue,  l'autre  réciproque;  les  troisièmes  personnes  ont 
les  deux  genres,  et  les  nombres  et  les  temps  suivent  le  mécanisme  de 
la  langue  grecque.  Les  verbes  actifs  se  multiplient  à  Tin  fini,  comme 
dans  la  langue  chicassaise. 

Le  huron  est  sans  labiales  ;  on  le  parle  du  gosier,  et  presque  toutes 
les  syllabes  sont  aspirées.  La  diphthongue  ou  forme  un  son  extraor- 
dinaire qui  s'exprime  sans  faire  aucun  mouvement  des  lèvres.  Les 
missionnaires,  ne  sachant  comment  l'indiquer,  l'ont  écrit  par  le 
chiffre  8. 

Le  génie  de  cette  noble  langue  consiste  surtout  à  personnifier  l'ac- 
tion, c'est-à-dire  à  tourner  le  passif  par  l'actif.  Ainsi,  l'exemple  est 
cité  par  le  père  Rasle  :  «  Si  vous  demandiez  à  un  Européen  pourquoi 
Dieu  l'a  créé,  il  vous  diroit  :  C'est  pour  le  connoître,  l'aimer,  le  servir 
et  par  ce  moyen  mériter  la  gloire  éternelle.  » 

Un  sauvage  vous  répondroit  dans  la  langue  huronne  :  «  Le  Grand- 
Esprit  a  pensé  de  nous  :  qu'ils  me  connoissent,  qu'ils  m'aiment, 
qu'ils  me  servent,  alors  je  les  ferai  entrer  dans  mon  illustre  félicité.  » 

La  langue  huronne  ou  iroquoise  a  cinq  principaux  dialectes. 


l/:,2  VOYAGE  EN  AMÉRIQUE. 

Cette  langue  n'a  que  quatre  voyelles,  a,  e,  i,  o,  et  la  diphthongue  8, 
qui  tient  un  peu  de  la  consonne  et  de  la  valeur  du  w  anglois  ;  elle  a 
six  consonnes,  h,  k,  n,  r,  s,  t. 

Dans  le  huron,  presque  tous  les  noms  sont  verbes.  Il  n'y  a  point 
d'infinitif;  la  racine  du  verbe  est  la  première  personne  du  présent  de 
l'indicatif. 

Il  y  a  trois  temps  primitifs  dont  se  forment  tous  les  autres  :  le 
présent  de  l'indicatif,  le  prétérit  indéfini,  et  le  futur  simple  affir- 
matif. 

11  n'y  a  presque  pas  de  substantifs  abstraits  ;  si  on  en  trouve  quel- 
ques-uns, ils  ont  été  évidemment  formés  après  coup  du  verbe  concret, 
en  modifiant  une  de  ses  personnes. 

Le  huron  a  un  duel  comme  le  grec,  et  deux  premières  personnes 
plurielles  et  duelles.  Point  d'auxiliaire  pour  conjuguer  les  verbes; 
point  de  participes;  point  de  verbes  passifs;  on  tourne  par  l'actif  :  Je 
suis  aimé,  dites  :  On  m'aime,  etc.  Point  de  pronoms  pour  exprimer  les 
relations  dans  les  verbes  :  elles  se  connoissent  seulement  par  l'initiale 
du  verbe,  que  l'on  modifie  autant  de  différentes  fois  et  d'autant  de  dif- 
férentes manières  qu'il  y  a  de  relations  possibles  entre  les  différentes 
personnes  des  trois  nombres,  ce  qui  est  énorme.  Aussi  ces  relations 
sont-elles  la  clef  de  la  langue.  Lorsqu'on  les  comprend  (elles  ont  des 
règles  fixes),  on  n'est  plus  arrêté. 

Une  singularité,  c'est  que,  dans  les  verbes,  les  impératifs  ont  une 
première  personne. 

Tous  les  mots  de  la  langue  huronne  peuvent  se  composer  entre  eux. 
Il  est  général,  à  quelques  exceptions  près,  que  l'objet  du  verbe,  lors- 
qu'il n'est  pas  un  nom  propre,  s'inclut  dans  le  verbe  même,  et  ne  fait 
plus  qu'un  seul  mot,  mais  alors  le  verbe  prend  la  conjugaison  du 
nom;  car  tous  les  noms  appartiennent  à  une  conjugaison.  11  y  en  a 
cinq. 

Cette  langue  a  un  grand  nombre  de  particules  explétives,  qui  seules 
ne  signifient  rien,  mais  qui  répandues  dans  le  discours  lui  donnent 
une  grande  force  et  une  grande  clarté.  Les  particules  ne  sont  pas  tou- 
jours les  mêmes  pour  les  hommes  et  pour  les  femmes.  Chaque  genre  a 
les  siennes  propres. 

Il  y  a  deux  genres,  le  genre  noble,  pour  les  hommes,  et  le  genre 
>non  noble,  pour  les  femmes  et  les  animaux  mâles  ou  femelles.  En 
disant  d'un  lâche  qu'il  est  une  femme,  on  masculinise  le  mot  femme; 
en  disant  d'une  femme  qu'elle  est  un  homme,  on  fémininise  le  mot 
homme. 

La  marque  du  genre  noble  et  du  genre  non  noble,  du  singulier,  du 


VOYAGE  EN   AMERIQUE.  U3 

duel  et  du  pluriel,  est  la  même  dans  les  noms  que  dans  les  verbes, 
lesquels  ont  tous,  à  chaque  temps  et  à  chaque  nombre,  deux  troisièmes 
personnes,  noble  et  non  noble. 

Chaque  conjugaison  est  absolue,  réfléchie,  récipro(H'e  et  relative. 
J'en  mettrai  ici  un  exemple. 

Conjugaison  absolue. 

SINGULIER    PRÉSENT   DE   l'LNDICATIF, 

IksSens.  —  Je  hais,  etc. 

DUEL. 

TenisSens.  —  Toi  et  moi,  etcl 

PLCRIEL. 

Te8as8ens.  —  Vous  et  nous,  etc. 
Conjugaison  réfléchie. 

SINGULIER. 

KatatsSens.  —  Je  me  hais,  etc. 

DUEL, 

TiatatsSens.  —  Nous  nous,  etc. 

PLURIEL. 

Te8atats8ens.  —  Vous  et  nous,  etc. 

Pour  la  conjugaison  réciproque  on  ajoute  te  à  la  conjugaison  réflé- 
chie, en  changeant  r  en  h  dans  les  troisièmes  personnes  du  singulier 
et  du  pluriel. 

On  aura  donc  : 

TekatatsSens.  —  Je  me  hais,  muwtub,  avec  quelqu'un. 
Conjugaison  relative  du  même  verbe,  du  même  temps, 

SINGULIER. 

Relation  de  la  première  personne  aux  autres, 
KonsSens.  —  Ego  te  odi,  etc. 

Relation  de  la  seconde  personne  aux  autres. 
TaksSens.  —  Tu  me. 

Relation  de  la  troisième  masculine  aux  autres, 
RaskSens.  —  llle  me. 


JkU  VOYAGE  EN    AMÉRIQUE. 

Relation  de  la  troisième  i)ersonne  féminine  aux  autres, 
8aks8ens.  —  Illa  me^  etc. 
Relation  de  la  troisième  personne  indéfinie  on. 
lonksSens.  —  On  me  hait. 


La  relation  du  duel  au  duel  et  au  pluriel  devient  plurielle.  On  ne 
mettra  donc  que  la  relation  du  duel  au  singulier. 

Relation  du  duel  aux  autres  personnes. 
KenisSens.  —  Nos  2  te,  etc. 

Les  troisièmes  personnes  duelles  aux  autres  sont  les  mêmes  que  les 
plurielles. 

tLURIEL. 

Relation  de  la  première  plurielle  aux  autres. 
K8as8ens.  —  Nos  te,  etc. 

Relation  de  la  seconde  plurielle  aux  autres. 
Tak8as8ens.  —  Vos  me. 

Belafion  de  la  troiv'ème  plurielle  masculine  aux  autres. 
RonksSens.  —  Illi  me. 

Relation  de  la  troisième  féminine  plurielle  aux  autres. 
lonsksSens.  —  Illœ  me. 

Conjugaison  d'un  nom 


Hieronke.  —  Mon  corps. 
Tsieronke.  —  Ton  corps. 
Raieronke.  —  Son  —  à  lui. 
Kaieronke.  —  Son  —  à  elle, 
leronke.  —  Le  corps  de  quelqu'un. 


Tenieronke.  —  Notre  {meum  et  tuum). 
Iakeniieronke.  —  Notre  (  meum  et  illum  ). 
Senileronke.  —  Votre  2. 
Kiieronke.  —  Leur  2  à  eux. 
Kaniieronke.  —  Leur  2  à  elles. 


TeSaieronke.  —  Notre  [nost.  et  vest.]. 
IakSaieronke.  —  Notre  (  nost.  et  illor.  ). 


VOYAGE  EX  AMERIQUE.  145 

Et  ainsi  de  tous  les  noms.  En  comparant  la  conjugaison  de  ce  nom 
avec  la  conjugaison  absolue  du  verbe  iksSens,  je  liais,  on  voit  que  ce 
sont  absolument  les  mêmes  modifications  aux  trois  nombres  :  k  pour 
la  première  personne,  s  pour  la  seconde  ;  r  pour  la  troisième  noble, 
ka  pour  la  troisième  non  noble;  ni  pour  le  duel.  Pour  le  pluriel,  on 
redouble  teSa,  seSa  rati,  konti,  changeant  k  en  te%a,  s  en  se8a,  ra  en 
rati,  ka  en  konti,  etc. 

La  relation  dans  la  parenté  est  toujours  du  plus  grand  au  plus  petit. 
Exemple  : 

lion  père,  rakenika,  celui  qui  m'a  pour  fils.  (Relation  de  la  troisième  personne  à 
la  première.  J 

Mon  fils,  rienha,  celui  que  j'ai  pour  fils.  (Relation  de  la  première  à  la  troisième 
personne.  ) 

Mon  oncle,  rakenchaa,  ruk...  (Relation  de  la  troisième  personne  à  la  première.) 

Mon  neveu,  rioniafenha,  ri...  (Relation  de  la  première  à  la  troisième  personne, 
comme  dans  le  verbe  précédent.) 

Le  verbe  vouloir  ne  se  peut  traduire  en  iroquois.  On  se  sert  de 
ikire,  penser;  ainsi  : 

Je  veux  aller  là. 
Ikere  etho  iake. 
Je  pense  aller  là. 

Les  verbes  qui  expriment  une  chose  qui  n'existe  plus  au  moment  où 
l'on  parle  n'ont  point  de  parfait,  mais  seulement  un  imparfait,  comme 
ronnhekSe,  imparfait,  il  a  vécu,  il  ne  vit  plus.  Par  analogie  à  cette 
règle  :  si  j'ai  aimé  quelqu'un  et  si  je  Vaime  encore,  je  me  servirai  du 
parfait  kenonSehon.  Si  je  ne  l'aime  plus,  je  me  servirai  de  l'imparfait 
kenonSeskSe  :  je  Vaimois,  mais  je  ne  l' aime  plus  :  voilà  pour  les  temps. 

Quant  aux  personnes,  les  verbes  qui  expriment  une  chose  que  l'on 
ne  fait  pas  volontairement  n'ont  pas  de  premières  personnes,  mais 
seulement  une  troisième  relative  aux  autres.  Ainsi,  j'éternue,  teBakit- 
sionkSa,  relation  de  la  troisième  à  la  première  :  cela  m'ètemue  ou  me 
fait  éternuer. 

Je  bâille,  teSakskaraSata,  même  relation  de  la  troisième  non  noble 
à  la  première  8ak,  cela  m'ouvre  la  bouche.  La  seconde  personne,  tu 
bâilles,  tu  étemues,  sera  la  relation  de  la  même  troisième  personne 
non  noble  à  la  seconde  tesatsionk%a,  tesaskaraSata,  etc. 

Pour  les  termes  des  verbes,  ou  régimes  indirects,  il  y  a  une  variété 
suffisante  de  modifications  aux  finales  qui  les  expriment  intelligible- 
ment; et  ces  modifications  sont  soumises  à  des  règles  fixes. 

VI.  10 


1/jG  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

Kninom^  j'achète.  Kehninonsc,  j'achète  pour  quelqu'un.  Kehninon, 
j'achète  de  quelqu'un.  —  Katennietha.  j'envoie.  Kehnieta,  j'envoie  par 
quelqu'un.  Keiatennietennis,  j'envoie  à  quelqu'un. 

Du  seul  examen  de  ces  langues,  il  résulte  que  des  peuples  sur- 
nommés par  nous  sauvages  étoient  fort  avancés  dans  cette  civilisation 
qui  tient  à  la  combinaison  des  idées.  Les  détails  de  leur  gouvernement 
confirmeront  de  plus  en  plus  cette  vérité  '. 


CHASSE. 


Quand  les  vieillards  ont  décidé  la  chasse  du  castor  ou  de  l'ours,  un 
guerrier  va  de  porte  en  porte  dans  les  villages,  disant  :  «  Les  chefs 
vont  partir  ;  que  ceux  qui  veulent  les  suivre  se  peignent  de  noir  et 
jeûnent,  pour  apprendre  à  l'Esprit  des  songes  où  les  ours  et  les  cas- 
tors se  tiennent  cette  année.  » 

A  cet  avertissement  tous  les  guerriers  se  barbouillent  de  noir  de 
fumée  détrempé  avec  de  l'huile  d'ours  ;  le  jeûne  de  huit  nuits  com- 
mence :  il  est  si  rigoureux  qu'on  ne  doit  pas  même  avaler  une  goutte 
d'eau ,  et  il  faut  chanter  incessamment ,  afin  d'avoir  d'heureux 
songes. 

Le  jeûne  accompli ,  les  guerriers  se  baignent  :  on  sert  un  grand 
fi'Stin.  Chaque  Indien  fait  le  récit  de  ses  songes  :  si  le  plus  grand 
nombre  de  ces  songes  désigne  un  même  lieu  pour  la  chasse,  c'est  là 
qu'on  se  résout  d'aller. 

On  offre  un  sacrifice  expiatoire  aux  âmes  des  ours  tués  dans  les 
chasses  précédentes,  et  on  les  conjure  d'être  favorables  aux  nouveaux 
chasseurs,  c'est-à-dire  qu'on  prie  les  ours  défunts  de  laisser  assommer 

1.  J'ai  puisé  la  plupart  des  renseignements  curieux  que  je  viens  de  donner  sur  lu 
langue  huronne  dans  une  petite  grammaire  iroquoisc  manuscrite  qu'a  bien  voulu 
m'envoyer  M.  Marcoux,  missionnaire  au  saut  Saiiit-Louis,  district  de  MontrL^al,  dans 
le  bas  Canada.  Au  reste,  les  jésuites  ont  laJssé  des  travaux  considérables  sur  les  lan- 
gues sauvages  du  Canada.  Le  P.  Cbaumont,  qui  avoit  passé  cinquante  ans  parmi  les 
Hurons,  a  composé  une  grammaire  de  leur  langue.  Nous  devons  au  P.  Raslc,  enfermé 
dix  ans  dans  un  village  d'Abénakis,  de  précieux  documents.  Un  dictionnaire  fran- 
çois-iro(piois  est  achevé  ;  nouveau  trésor  pour  les  philologues.  On  a  aussi  le  manu- 
scrit d'un  dictionnaire  iroquois  ot  anglois;  malheureusement  le  premier  volume, 
depuis  la  lettre  A  jusqu'il  la  lettre  L,  a  été  perdu. 


VOYAGE   EN  AMÉRIQUE.  l/i7 

les  ours  vivants.  Chaque  guerrier  chante  ses  anciens  exploits  contre  les 
bêtes  fauves. 

Les  chansons  finies,  on  part  complètement  armé.  Arrivés  au  bord 
d'un  fleuve,  les  guerriers,  tenant  une  pagaye  à  la  main,  s'asseyent  deux 
à  deux  dans  le  fond  des  canots.  Au  signal  donné  par  le  chef,  les  canots 
se  rangent  à  la  file  :  celui  qui  tient  la  tête  sert  à  rompre  l'effort  de  l'eau 
lorsqu'on  navigue  contre  le  cours  du  fleuve.  A  ces  expéditions,  on  mène 
des  meutes,  et  l'on  porte  des  lacets,  des  pièges,  des  raquettes  à  neige. 

Lorsqu'on  est  parvenu  au  rendez-vous,  les  canots  sont  tirés  à  terre  et 
environnés  d'une  palissade  revêtue  de  gazon.  Le  chef  divise  les  Indiens 
en  compagnies  composées  d'un  même  nombre  d'individus.  Après  le 
partage  des  chasseurs,  on  procède  au  partage  du  pays  de  chasse. 
Chaque  compagnie  bâtit  une  hutte  au  centre  du  lot  qui  lui  est  échu. 

Le  neige  est  déblayée,  des  piquets  sont  enfoncés  en  terre,  et  des 
écorces  de  bouleau  appuyées  contre  ces  piquets  :  sur  ces  écorces,  qui 
forment  les  murs  de  la  hutte,  s'élèvent  d'autres  écorces  inclinées  l'une 
vers  l'autre;  c'est  le  toit  de  l'édifice  :  un  trou  ménagé  dans  ce  toit 
laisse  échapper  la  fumée  du  foyer.  La  neige  bouche  en  dehors  les 
vides  de  la  bâtisse,  et  lui  sert  de  ravalement  ou  de  crépi.  Un  brasier 
est  allumé  au  milieu  de  la  cabane  ;  des  fourrures  couvrent  le  sol  ;  les 
chiens  dorment  sur  les  pieds  de  leurs  maîtres;  loin  de  souffrir  du 
froid,  on  étouffe.  La  fumée  remplit  tout  :  les  chasseurs,  assis  ou  cou- 
chés, tâchent  de  se  placer  au-dessous  de  cette  fumée. 

On  attend  que  les  neiges  soient  tombées,  que  le  vent  du  nord-est, 
en  rassérénant  le  ciel,  ait  amené  un  froid  sec,  pour  commencer  la 
chasse  du  castor.  Mais,  pendant  les  jours  qui  précèdent  cette  nuaison 
on  s'occupe  de  quelques  chasses  intermédiaires,  telles  que  celles  des 
outres,  des  renards  et  des  rats  musqués. 

Les  trappes  employées  contre  ces  animaux  sont  des  planches  plus 
ou  moins  épaisses,  plus  ou  moins  larges.  On  fait  un  trou  dans  la  neige  : 
une  des  extrémités  des  planches  est  posée  à  terre,  l'autre  extrémité  est 
élevée  sur  trois  morceaux  de  bois  agencés  dans  la  forme  du  chiffre  4. 
L'amorce  s'attache  à  l'un  des  jambages  de  ce  chiffre;  l'animal  qui  la 
veut  saisir  s'introduit  sous  la  planche,  tire  à  soi  l'appât,  abat  la  trappe, 
est  écrasé. 

Les  amorces  diffèrent  selon  les  animaux  auxquels  elles  sont  desti- 
nées :  au  castoron  présente  un  morceau  de  bois  de  tremble,  au  renard 
ft  au  loup  un  lambeau  de  chair,  au  rat  musqué  des  noix  et  divers 
fruits  secs. 

On  tend  les  trappes  pour  les  loups  à  l'entrée  des  passes,  au  débou- 
ché d'un  fourré;  pour  les  renards,  au  penchant  des  collines,  à  quel- 


l/,8  VOYAGE  EN  AMÉRIQUE. 

que  distance  des  garennes;  pour  le  rat  musqué,  dans  les  taillis  de 
frênes;  pour  les  loutres,  dans  les  fossés  des  prairies  et  dans  les  joncs 
des  étangs. 

On  visite  les  trappes  le  matin  :  on  part  de  la  hutle  deux  heures 
avant  le  jour. 

Les  chasseurs  marchent  sur  la  neige  avec  des  raquettes  :  ces 
raquettes  ont  dix-huit  pouces  de  long  sur  huit  de  large;  de  forme 
ovale  par  devant,  elles  se  terminent  en  pointe  par  derrière  ;  la  courbe 
de  l'ellipse  est  de  bois  de  bouleau,  plié  et  durci  au  feu.  Les  cordes 
transversales  et  longitudinales  sont  faites  de  lanières  de  cuir:  elles 
ont  six  lignes  en  tous  sens;  on  les  renforce  avec  des  scions  d'osier.  La 
raquette  est  assujettie  aux  pieds  au  moyen  de  trois  bandelettes.  Sans 
ces  machines  ingénieuses  il  seroit  impossible  de  faire  un  pas  l'hiver 
dans  ces  climats  ;  mais  elles  blessent  et  fatiguent  d'abord,  parce  qu'elles 
obligent  à  tourner  les  genoux  en  dedans  et  à  écarter  les  jambes. 

Lorsqu'on  procède  à  la  visite  et  à  la  levée  des  pièges ,  dans  les 
mois  de  novembre  et  de  décembre,  c'est  ordinairement  au  milieu  des 
tourbillons  de  neige,  de  grêle  et  de  vent  :  on  voit  à  peine  à  un  demi- 
pied  devant  soi.  Les  chasseurs  marchent  en  silence;  mais  les  chiens, 
qui  sentent  la  proie,  poussent  des  hurlements.  Il  faut  toute  la  sagacité 
du  sauvage  pour  retrouver  les  trappes  ensevelies ,  avec  les  sentiers, 
sous  les  frimas. 

A  un  jet  de  pierre  des  pièges,  le  chasseur  s'arrête ,  afin  d'attendre 
le  lever  du  jour  ;  il  demeure  debout,  immobile  au  milieu  de  la  tem- 
pête, le  dos  tourné  au  vent,  les  doigts  enfoncés  dans  la  bouche  :  à 
chaque  poil  des  peaux  dont  il  est  enveloppé  se  forme  une  aiguille  de 
givre,  et  la  touffe  de  cheveux  qui  couronne  sa  tête  devient  un  panache 
de  glace. 

A  la  première  lueur  du  jour,  lorsqu'on  aperçoit  les  trappes  tombées, 
on  court  aux  fins  de  la  bête.  Un  loup  ou  un  renard,  les  reins  à  moitié 
cassés,  montre  aux  chasseurs  ses  dents  blanches  et  sa  gueule  noire  : 
les  chiens  font  raison  du  blessé. 

On  balaye  la  nouvelle  neige,  on  relève  la  machine;  on  y  met  une 
pâture  fraîche,  observant  de  dresser  l'embûche  sous  le  vent.  Quelque- 
fois les  pièges  sont  détendus  sans  que  le  gibier  y  soit  resté  :  cet  acci- 
dent est  l'elTet  de  la  matoiserie  des  renards;  ils  attaquent  l'amorce  en 
avan(;ant  la  patte  par  le  côté  de  la  planche,  au  lieu  de  s'engager  sous 
la  trappe  ;  ils  emportent  sains  et  saufs  la  picorée. 

Si  la  prcmii're  levée  des  pièges  a  été  bonne,  les  chasseurs  retour- 
nent triompJKinls  à  la  hutte;  le  bruit  qu'ils  font  alors  est  incroyable  : 
ils  racontent  les  captures  de  la  matinée;  ils  invoquent  les  manitous; 


VOYVGE   EN   AMÉRIQUE.  I!i9 

ils  crient  sans  s'entendre  ;  ils  déraisonnent  de  joie,  et  les  chiens  ne 
sont  pas  muets.  De  ce  premier  succès  on  tire  ies  présages  les  plus 
heureux  pour  l'avenir. 

Lorsque  les  neiges  ont  cessé  de  tomber,  que  le  soleil  brille  sur  leur 
surface  durcie,  la  chasse  du  castor  est  proclamée.  On  fait  d'abord  au 
Grand-Castor  une  prière  solennelle,  et  on  lui  présente  une  offrande  de 
petun.  Chaque  Indien  s'arme  d'une  massue  pour  briser  la  glace,  d'un 
filet  pour  envelopper  la  proie.  Mais  quelle  que  soit  la  rigueur  de 
l'hiver,  certains  petits  étangs  ne  gèlent  jamais  dans  le  Haut-Canada  : 
ce  phénomène  tient  ou  à  l'abondance  de  quelques  sources  chaudes, 
ou  à  l'exposition  particulière  du  sol. 

Ces  réservoirs  d'eau  non  congélables  sont  souvent  formés  par 
les  castors  eux-mêmes,  comme  je  l'ai  dit  à  l'article  de  l'histoire 
naturelle.  Voici  comment  on  détruit  les  paisibles  créatures  de 
Dieu  : 

On  pratique  à  la  chaussée  de  l'étang  oh  vivent  les  castors  un  trou 
assez  large  pour  que  l'eau  se  perde  et  pour  que  la  ville  merveilleuse 
de/iieure  à  sec.  Debout  sur  la  chaussée,  un  assommoir  à  la  main,  leurs 
chiens  derrière  eux,  les  chasseurs  sont  attentifs  :  ils  voient  les  habita- 
tions se  découvrir  à  mesure  que  l'eau  baisse.  Alarmé  de  cet  écoule- 
ment rapide,  le  peuple  amphibie,  jugeant,  sins  en  connoître  la  cause, 
qu'une  brèche  s'est  faite  à  la  chaussée,  s'occupe  aussitôt  à  la  fermer. 
Tous  nagent  à  l'envi  :  les  uns  s'avancent  pour  examiner  la  nature  du 
dommage;  les  autres  abordent  au  rivage  pour  chercher  des  matériaux; 
d'autres  se  rendent  aux  maisons  de  campagne  pour  avertir  les  citoyens. 
Les  infortunés  sont  environnés  de  toutes  parts  :  à  la  chaussée  la  massue 
étend  roide  mort  l'ouvrier  qui  s'efîorçoit  de  réparer  l'avarie  ;  l'habi- 
tant réfugié  dans  sa  maison  champêtre  n'est  pas  plus  en  sûreté  :  le 
chasseur  lui  jette  une  poudre  qui  l'aveugle,  et  les  dogues  l'étranglent. 
Les  cris  des  vainqueurs  font  retentir  les  bois,  l'eau  s'épuise,  et  l'on 
marche  à  l'assaut  de  la  cité. 

La  manière  de  prendre  les  castors  dans  les  viviers  gelés  est  diffé- 
rente :  des  percées  sont  ménagées  dans  la  glace  ;  emprisonnés  sous  leur 
voûte  de  cristal,  les  castors  s'empressent  de  venir  respirer  à  ces  ouver- 
tures. Les  chasseurs  ont  soin  de  recouvrir  l'endroit  brisé  avec  de  la 
bourre  de  roseau  ;  sans  cette  précaution,  les  castors  découvriroient 
l'embuscade  que  leur  cache  la  moelle  du  jonc  répandue  sur  l'eau.  Ils 
approchent  donc  du  soupirail  ;  le  remole  qu'ils  font  en  nageant  les 
trahit  :  le  chasseur  plonge  son  bras  dans  l'issue,  saisit  l'animal  par  une 
patte,  le  jette  sur  la  glace,  où  il  esl  entouré  d'un  cercle  d'assassins, 
dogues  et  hommes.  Bientôt  attaché  à  un  arbre,  un  sauvage  l'écorche  à 


150  VOYAGE  EN  AMÉRIQUE. 

moitié  vivant,  afin  que  son  poil  aille  envelopper  au  delà  des  mers  la 
tête  d'un  habitant  de  Londres  ou  de  Paris, 

L'expédition  contre  les  castors  terminée,  on  revient  à  la  hutte  des 
chasses,  en  chantant  des  hymnes  au  Grand-Castor,  au  bruit  du  tam- 
bour et  du  chichikoué. 

L'écorchement  se  fait  en  commun.  On  plante  des  poteaux  :  deux 
chasseurs  se  placent  à  chaque  poteau,  qui  porte  deux  castors  suspen- 
dus par  les  jambes  de  derrière.  Au  commandement  du  chef,  on  ouvre 
le  ventre  des  animaux  tués  et  on  les  dépouille.  S'il  se  trouve  une 
femelle  parmi  les  victimes,  la  consternation  est  grande  ;  non-seule- 
ment c'est  un  crime  religieux  de  tuer  les  femelles  du  castor,  mais 
c'est  encore  un  délit  politique,  une  cause  de  guerre  entre  les  tribus. 
Cependant  l'amour  du  gain,  la  passion  des  liqueurs  fortes,  le  besoin 
d'armes  à  feu,  l'ont  emporté  sur  la  force  de  la  superstition  et  sur  le 
droit  établi  ;  des  femelles  en  grande  quantité  ont  été  traquées,  ce  qui 
produira  tôt  ou  tard  l'extinction  de  leur  race. 

La  chasse  finit  par  un  repas  composé  de  la  chair  des  castors.  Un 
orateur  prononce  l'éloge  des  défunts  comme  s'il  n'avoit  pas  contribué 
à  leur  mort  :  il  raconte  tout  ce  que  j'ai  rapporté  de  leurs  mœurs-,  il 
loue  leur  esprit  et  leur  sagesse  :  «  Vous  n'entendrez  plus,  dit-il,  la  voix 
des  chefs  qui  vous  commandoient  et  que  vous  aviez  choisis  entre  tous 
les  guerriers  castors  pour  vous  donner  des  lois.  Votre  langage,  que  les 
jongleurs  savent  parfaitement,  ne  sera  plus  parlé  au  fond  du  lac; 
vous  ne  livrerez  plus  de  batailles  aux  loutres,  vos  cruels  ennemis. 
Non,  castors I  mais  vos  peaux  serviront  à  acheter  des  armes,  nous 
porterons  vos  jambons  fumés  à  nos  enfants,  nous  empêcherons  nos 
chiens  de  briser  vos  os,  qui  sont  si  durs.  » 

Tous  les  discours,  toutes  les  chansons  dos  Indiens,  prouvent  qu'ils 
s'associent  aux  animaux,  qu'ils  leur  prêtent  un  caractère  et  un  langage, 
qu'ils  les  reg.irdont  comme  des  instituteurs,  comme  des  êtres  doués 
d'une  âme  intelligente.  L'Écriture  offre  souvent  l'instinct  des  animaux 
en  exemple  à  l'homme. 

La  chasse  de  l'ours  est  la  chasse  la  plus  renommée  chez  les  sau- 
vages. Kilo  commence  par  de  longs  jeûnes,  des  purgations  sacrées  et 
des  festins,  elle  a  lieu  en  hiver.  Les  chasseurs  suivent  des  chemins 
affreux,  le  long  des  lacs,  entre  des  montagnes  dont  les  précipices  sont 
cacliés  dans  la  neige.  Dans  les  défilés  dangereux,  ils  offrent  le  sacrifice 
n'-piiié  le  phis  puissant  auprès  du  génie  du  désert  :  ils  suspendent  un 
cliien  vivant  aux  l)ranches  d'un  arbre,  et  l'y  laissent  moin-ir  enragé. 
Des  huiles  élevées  chaque  soir  à  la  hâte  ne  donnent  qu'un  mauvais 
abri  :  on  y  est  glacé  d'un  côté  et  brûlé  de  l'autre;  pour  se  défendre 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  151 

contre  la  fumée,  on  n'a  d'autre  ressource  que  de  se  coucher  sur  le 
ventre,  le  visage  enseveli  dans  des  peaux.  Les  chiens  affamés  hurlent, 
passent  et  repassent  sur  le  corps  de  leurs  maîtres  :  lorsque  ceux-ci 
croient  aller  prendre  un  chétif  repas,  le  dogue,  plus  alerte,  l'engloutit. 

Après  des  fatigues  inouïes,  on  arrive  à  des  plaines  couvertes  de 
forêts  de  pins,  retraite  des  ours.  Les  fatigues  et  les  périls  sont  oubliés  ; 
l'action  commence. 

Les  chasseurs  se  divisent  et  embrassent,  en  se  plaçant  à  quelque 
distance  les  uns  des  autres,  un  grand  espace  circulaire.  Rendus  aux 
différents  points  du  cercle,  ils  marchent,  à  l'heure  fixée,  sur  un  rayon 
qui  tend  au  centre,  examinant  avec  soin  sur  ce  rayon  les  vieux  arbres 
qui  recèlent  les  ours  :  l'animal  se  trahit  par  la  marque  que  son  haleine 
laisse  dans  la  neige. 

Aussitôt  que  l'Indien  a  découvert  les  traces  qu'il  cherche,  il  appelle 
ses  compagnons,  grimpe  sur  le  pin,  et,  à  dix  ou  douze  pieds  de  terre, 
trouve  l'ouverture  par  laquelle  le  solitaire  s'est  retiré  dans  sa  cellule  : 
si  l'ours  est  endormi,  on  lui  fend  la  tête  ;  deux  autres  chasseurs,  mon- 
tant à  leur  tour  sur  l'arbre,  aident  le  premier  à  retirer  le  mort  de  sa 
niche  et  à  le  précipiter. 

Le  guerrier  explorateur  et  vainqueur  se  hâte  alors  de  descendre  : 
il  allume  sa  pipe,  la  met  dans  la  gueule  de  l'ours,  et  soufflant  dans  le 
fourneau  du  calumet,  remplit  de  fumée  le  gosier  du  quadrupède.  Il 
adresse  ensuite  des  paroles  à  l'âme  du  trépassé  ;  il  le  prie  de  lui  par- 
donner sa  mort,  de  ne  point  lui  être  contraire  dans  les  chasses  qu'il 
pourroit  entreprendre.  Après  cette  harangue,  il  coupe  le  filet  de  la 
langue  de  l'ours,  pour  le  brûler  au  village,  afin  de  découvrir,  par  la 
manière  dont  il  pétillera  dans  la  flamme,  si  l'esprit  de  l'ours  est  ou 
n'est  pas  apaisé. 

L'ours  n'est  pas  toujours  renfermé  dans  le  tronc  d'un  pin;  il  habite 
souvent  un  tanière  dont  il  a  bouché  l'entrée.  Cet  ermite  est  quelque- 
fois si  replet,  qu'il  peut  à  peine  marcher,  quoiqu'il  ait  vécu  une  partie 
de  l'hiver  sans  nourriture. 

Les  guerriers  partis  des  différents  points  du  cercle,  et  dirigés  vers  le 
centre,  s'y  rencontrent  enfin,  apportant,  traînant  ou  chassant  leur 
proie  :  on  voit  quelquefois  arriver  ainsi  de  jeunes  sauvages  qui  pous- 
sent devant  eux,  avec  une  baguette,  un  gros  ours  trottant  pesamment 
sur  la  neige.  Quand  ils  sont  las  de  ce  jeu,  ils  enfoncent  un  couteau 
dans  le  cœur  du  pauvre  animal. 

La  chasse  de  l'ours,  comme  toutes  les  autres  chasses,  finit  par  un 
repas  sacré.  L'usage  est  de  faire  rôtir  un  ours  tout  entier  et  de  le  ser- 
vir aux  oonvives,  assis  en  rond  sur  la  neige,  à  l'abri  des  pins,  dont  les 


132  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

branches  étagées  sont  aussi  coiivorles  de  neige.  La  tête  de  la  victime, 
peinte  de  rouge  et  de  bleu,  est  exposée  au  haut  d'un  poteau.  Des  ora- 
teurs lui  adressent  la  parole  ;  il  prodiguent  les  louanges  au  mort,  tandis 
qu'ils  dévorent  ses  membres,  «  Comme  tu  montois  au  haut  des  arbres! 
quelle  force  dans  tes  étreintes  !  quelle  constance  dans  tes  entreprises! 
quelle  sobriété  dans  tes  jeûnes!  Guerrier  à  l'épaisse  fourrure,  au  prin- 
temps les  jeunes  ourses  brûloient  d'amour  pour  toi.  Maintenant  tu  n'es 
plus  ;  mais  ta  dépouille  fait  encore  les  délices  de  ceux  qui  la  possè- 
dent. » 

On  voit  souvent  assis  pêle-mêle  avec  les  sauvages  à  ces  festins  des 
dogues,  des  ours  et  des  loutres  apprivoisés. 

Les  Indiens  prennent  pendant  cette  chasse  des  engagements  qu'ils 
ont  de  la  peine  à  remplir.  Ils  jurent,  par  exemple,  de  ne  point  manger 
avant  d'avoir  porté  la  patte  du  premier  ours  qu'ils  tueront  à  leur  mère 
ou  à  leur  femme,  et  quelquefois  leur  mère  et  leur  femme  sont  à  trois 
ou  quatre  cents  milles  de  la  forêt  où  ils  ont  assommé  la  bête.  Dans  ces 
cas  on  consulte  le  jongleur,  lequel,  au  moyen  d'un  présent,  accommode 
l'affaire.  Les  imprudents  faiseurs  de  vœux  en  sont  quittes  pour  brûler 
en  l'honneur  du  Grand-Lièvre  la  partie  de  l'animal  qu'ils  avoicnt 
dévouée  à  leurs  parents. 

La  chasse  de  l'ours  finit  vers  la  fin  de  février,  et  c'est  à  cette  époque 
que  commence  celle  do  l'orignal.  On  trouve  de  grandes  troupes  de  ces 
animaux  dans  les  jeunes  semis  de  sapins. 

Pour  les  prendre,  on  enferme  un  terrain  considérable  dans  deux 
triangles  de  grandeur  inégale,  et  formés  de  pieux  hauts  et  serrés.  Ces 
deux  triangles  se  communiquent  par  un  de  leurs  angles,  à  l'issue 
duquel  on  tend  des  lacets.  La  base  du  plus  grand  triangle  reste  ouverte, 
et  les  guerriers  s'y  rangent  sur  une  seule  ligne.  Bientôt  ils  s'avancent 
poussant  de  grands  cris,  frappant  sur  une  espèce  de  tambour.  Les 
orignaux  prennent  la  fuite  dans  renclos  cerné  par  les  pieux.  Ils  cher- 
chent en  vain  un  passage,  arrivent  au  détroit  fatal,  et  demeurent 
embarrassés  dans  les  filets.  Ceux  qui  les  franchissent  se  précipitent 
dans  le  petit  triangle,  où  ils  sont  aisément  percés  de  Oèches. 

La  chasse  du  bison  a  lieu  pendant  l'été,  dans  les  savanes  qui  bordent 
le  Missouri  ou  ses  affluents.  Les  Indiens,  battant  la  plaine,  poussent 
les  troupeaux  vers  le  courant  d'eau.  0"''^'iJ  i's  refusent  de  fuir,  on 
embrase  les  herbes,  et  les  bisons  se  trouvent  resserrés  entre  l'incendie 
et  le  fleuve.  Quelques  milliers  de  ces  pesants  animaux  mugissant  à 
la  fois,  traversant  la  naimnc  ou  l'onde,  tombant  atteints  par  la  balle 
ou  pcrcOs  par  ré|)icu,  offrent  un  spectacle  étonnant. 

Les  sauvages  emploient  cncûre  d'autres  moyens  d'atlaquc  contre  les 


VOYAGE  EN   AMERIQUE.  153 

bisons  :  tantôt  ils  se  déguisent  en  loups,  afin  de  les  approcher  ;  tantôt 
ils  attirent  les  vaches ,  en  imitant  le  mugissement  du  taureau.  Aux 
derniers  jours  de  l'automne,  lorsque  les  rivières  sont  à  peine  gelées, 
deux  ou  trois  tribus  réunies  dirigent  les  troupeaux  vers  ces  rivières. 
Un  Sioux,  revêtu  de  la  peau  d'un  bison,  franchit  le  fleuve  sur  la  glace 
mince;  les  bisons  trompés  le  suivent,  le  pont  fragile  se  rompt  sous 
le  lourd  bétail,  que  l'on  massacre  au  milieu  des  débris  flottants.  Dans 
ces  occasions  les  chasseurs  emploient  la  flèche  :  le  coup  muet  de  cette 
arme  n'épouvante  point  le  gibier,  et  le  trait  est  repris  par  l'archer 
quand  l'animal  est  abattu.  Le  mousquet  n'a  pas  cet  avantage  :  il  y  a 
perte  et  bruit  dans  l'usage  du  plomb  et  de  la  poudre. 

On  a  soin  de  prendre  les  bisons  sous  le  vent,  parce  qu'ils  .flairent 
l'homme  à  une  grande  distance.  Le  taureau  blessé  revient  sur  le  coup; 
il  défend  la  génisse,  et  meurt  souvent  pour  elle. 

Les  Sioux  errant  dans  les  savanes,  sur  la  rive  droite  du  Mississipi, 
depuis  les  sources  de  ce  fleuve  jusqu'au  saut  Saint-Antoine,  élèvent 
des  chevaux  de  race  espagnole,  avec  lesquels  ils  lancent  les  bisons. 

Ils  ont  quelquefois  de  singuliers  compagnons  dans  cette  chasse  :  ce 
sont  les  loups.  Ceux-ci  se  mettent  à  la  suite  des  Indiens  afin  de  profiter 
de  leurs  restes,  et  dans  la  mêlée  ils  emportent  les  veaux  égarés. 

Souvent  aussi  ces  loups  chassent  pour  leur  propre  compte.  Trois 
d'entre  eux  amusent  une  vache  par  leurs  folàtreries  :  tandis  que, 
naïvement  attentive,  elle  regarde  les  jeux  de  ces  traîtres,  un  loup  tapi 
dans  l'herbe  la  saisit  aux  mamelles  ;  elle  tourne  la  tête  pour  s'en 
débarrasser,  et  les  trois  complices  du  brigand  lui  sautent  à  la  gorge. 

Sur  le  théâtre  de  cette  chasse  s'exécute,  quelques  mois  après,  une 
chasse  non  moins  cruelle,  mais  plus  paisible,  celle  des  colombes  :  on 
les  prend  la  nuit  au  flambeau,  sur  les  arbres  isolés  où  elles  se  repo- 
sent pendant  leur  migration  du  nord  au  midi. 

Le  retour  des  guerriers  au  printemps,  quand  la  chasse  a  été  bonne, 
est  une  grande  fête.  On  revient  chercher  les  canots  ;  on  les  radoube 
avec  de  la  graisse  d'ours  et  de  la  résine  de  térébinthe  ;  les  pelleteries, 
les  viandes  fumées,  les  bagages  sont  embarqués,  et  l'on  s'abandonne 
au  cours  des  rivières,  dont  les  rapides  et  les  cataractes  ont  disparu 
sous  la  crue  des  eaux. 

En  approchant  des  villages,  un  Indien,  mis  à  terre,  court  avertir  la 
nation.  Les  femmes,  les  enfants,  les  vieillards,  les  guerriers  restés 
aux  cabanes,  se  rendent  au  fleuve.  Ils  saluent  la  flotte  par  un  cri, 
auquel  la  flotte  répond  par  un  autre  cri.  Les  pirogues  rompent  leur 
file,  se  rangent  bord  à  bord  et  présentent  la  proue.  Les  chasseurs  sau- 
tent sur  la  rive,  et  rentrent  aux  villages  dans  l'ordre  observé  au  départ. 


\ôk  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

Chaque  Indien  chante  sa  propre  louange  :  «  Il  faut  être  homme  pour 
attaquer  les  ours  comme  je  l'ai  fait  ;  il  faut  être  homme  pour  apporter 
de  telles  fourrures  et  des  vivres  en  si  grande  abondance.  »  Les  tribus 
applaudissent.  Les  femmes  suivent  portant  le  produit  de  la  chasse. 

On  partage  les  peaux  et  les  viandes  sur  la  place  publique;  on 
allume  le  feu  du  retour;  on  y  jette  les  filets  de  langues  d'ours  :  s'ils 
sont  charnus  et  pétillent  bien  ,  c'est  l'augure  le  plus  favorable;  s'ils 
sont  secs  et  brûlent  sans  bruit,  la  nation  est  menacée  de  quelque 
malheur. 

Après  la  danse  du  calumet,  on  sert  le  dernier  repas  de  la  chasse  :  il 
consiste  en  un  ours  amené  vivant  de  la  forêt  :  on  le  met  cuire  tout 
entier  ayec  la  peau  et  les  entrailles  dans  une  énorme  chaudière.  11  ne 
faut  rien  laisser  de  l'animal,  ne  point  briser  ses  os,  coutume  judaïque; 
il  faut  boire  jusqu'à  la  dernière  goutte  de  l'eau  dans  laquelle  il  a 
bouilli  :  le  sauvage  dont  l'estomac  repousse  l'aliment  appelle  à  son 
secours  ses  compagnons.  Ce  repas  dure  huit  ou  dix  heures  :  les  fes- 
toyants en  sortent  dans  un  état  affreux  ;  quelques-uns  payent  de  leur 
vie  l'horrible  plaisir  que  la  superstition  impose.  Un  sachem  clôt  la 
cérémonie  : 

u  Guerriers,  le  Grand-Lièvre  a  regardé  nos  flèches;  vous  avez 
montré  la  sagesse  du  castor,  la  prudence  de  l'ours,  la  force  du  bison, 
la  vitesse  de  l'orignal.  Retirez-vous,  et  passez  la  lune  de  feu  à  la  pêche 
et  aux  jeux.  »  Ce  discours  se  termine  par  un  oah!  cri  religieux,  trois 
fois  répété. 

Les  bêtes  qui  fournissent  la  pelleterie  aux  sauvages  sont  :  le  blai- 
reau, le  renard  gris,  jaune  et  rouge,  le  pécan,  le  gopher,  le  racoon  , 
le  lièvre  gris  et  blanc,  le  castor,  l'hermine,  la  martre,  le  rat  musqué, 
le  chat-tigre  ou  carcajou,  la  loutre,  le  loup-cervier,  la  bête  puante, 
l'écureuil  noir,  gris  et  rayé,  l'ours,  et  le  loup  de  plusieurs  espèces. 

Les  peaux  à  tanner  se  tirent  de  l'orignal ,  de  l'élan  ,  de  la  brebis  de 
montagne,  du  chevreuil,  du  daim,  du  cerf  et  du  bison. 


LA   GUERRE. 

Chez  les  sauvages  tout  porte  les  armes,  hommes,  femmes  et  enfants; 
mais  le  corps  des  combattants  se  compose  en  général  du  cinquième 
di-  la  iiihii. 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  155 

Quinze  ans  est  l'âge  légal  du  service  militaire.  La  guerre  est  la 
grande  affaire  des  sauvages  et  tout  le  fond  de  leur  politique;  elle  a 
quelque  chose  de  plus  légitime  que  la  guerre  chez  les  peuples  civi- 
lisés, parce  qu'elle  est  presque  toujours  déclarée  pour  l'existence 
même  du  peuple  qui  l'entreprend  :  il  s'agit  de  conserver  des  pays  de 
chasse  ou  des  terrains  propres  à  la  culture.  Mais,  par  la  raison  même 
que  l'Indien  ne  s'applique  que  pour  vivre  à  l'art  qui  lui  donne  la 
mort,  il  en  résulte  des  fureurs  implacables  entre  les  tribus  :  c'est  la 
nourriture  de  la  famille  qu'on  se  dispute.  Les  haines  deviennent  indi- 
viduelles :  comme  les  armées  sont  peu  nombreuses,  comme  chaque 
ennemi  connoît  le  nom  et  le  visaje  de  son  ennemi ,  on  se  bat  encore 
avec  acharnement  par  des  antipathies  de  caractère  et  par  des  res- 
sentiments particuliers  ;  ces  enfants  du  même  désert  portent  dans 
leurs  querelles  étrangères  quelque  chose  de  l'animosité  des  troubles 
civils. 

A  cette  première  et  générale  cause  de  guerre  parmi  les  sauvages 
viennent  se  mêler  d'autres  raisons  de  prises  d'armes ,  tirées  de  quel- 
que motif  superstitieux,  de  quelques  dissensions  domestiques,  de 
quelque  intérêt  né  du  commerce  des  Européens.  Ainsi ,  tuer  des 
femelles  de  castor  étoit  devenu  chez  les  hordes  du  nord  de  l'Amé- 
rique un  sujet  légitime  de  guerre. 

La  guerre  se  dénonce  d'une  manière  extraordinaire  et  terrible. 
Quatre  guerriers,  peints  en  noir  de  la  tête  aux  pieds,  se  glissent  dans 
les  plus  profondes  ténèbres  chez  le  peuple  menacé  :  parvenus  aux 
portes  des  cabanes,  ils  jettent  au  foyer  de  ces  cabanes  un  casse-tête 
peint  en  rouge,  sur  le  pied  duquel  sont  marqués,  par  des  signes 
connus  des  sachems,  les  motifs  des  hostilités  :  les  premiers  Romains 
lançoient  une  javeline  sur  le  territoire  ennemi.  Ces  hérauts  d'armes 
indiens  disparoissent  aussitôt  dans  la  nuit  comme  des  fantômes, 
en  poussant  le  fameux  cri  ou  woop  de  guerre.  On  le  forme  en 
appuyant  une  main  sur  la  bouche  et  frappant  les  lèvres,  de  manière  à 
ce  que  le  son  échappé  en  tremblotant,  tantôt  plus  sourd,  tantôt  plus 
aigu ,  se  termine  par  une  espèce  de  rugissement  dont  il  est  impossible 
de  se  faire  une  idée. 

La  guerre  dénoncée,  si  l'ennemi  est  trop  foible  pour  la  soutenir,  il 
fuit  ;  s'il  se  sent  fort,  il  l'accepte  :  commencent  aussitôt  les  préparatifs 
et  les  cérémonies  d'usage. 

Un  grand  feu  est  allumé  sur  la  place  publique,  et  la  chaudière  de 
la  guerre  placée  sur  le  bûcher  :  c'est  la  marmite  du  janissaire.  Chaque 
combattant  y  jette  quelque  chose  de  ce  qui  lui  appartient.  On  plante 
aussi  deux  poteaux  où  l'on  suspend  des  flèches,  des  casse-têtes  et  des 


156  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

plumes,  le  tout  peint  en  rouge.  Les  poteaux  sont  placés  au  septen- 
trion, à  l'orient,  au  midi  ou  à  l'occident  de  la  place  publique,  selon  le 
çoint  géographique  d'où  la  bataille  doit  venir. 

Cela  fait,  on  présente  aux  guerriers  la  médecine  de  la  guerre, 
•omitif  violent,  délayé  dans  deux  pintes  d'eau  qu'il  faut  avaler  d'un 
rait.  Les  jeunes  gens  se  dispersent  aux  environs,  mais  sans  trop 
{'écarter.  Le  chef  qui  doit  les  commander,  après  s'être  frotté  le  cou  et 
le  visage  de  graisse  d'ours  et  de  charbon  pilé,  se  retire  à  l'étuve,  où  il 
passe  deux  jours  entiers  à  suer,  à  jeûner  et  à  observer  ses  songes. 
Pendant  ces  deux  jours,  il  est  défendu  aux  femmes  d'approcher  des 
guerriers;  mais  elles  peuvent  parler  au  chef  de  l'expédition,  qu'elles 
visitent,  afin  d'obtenir  de  lui  une  part  du  butin  fait  sur  l'ennemi ,  car 
les  sauvages  ne  doutent  jamais  du  succès  de  leurs  entreprises. 

Ces  femmes  portent  différents  présents  qu'elles  déposent  aux  i)ieds 
du  chef.  Celui-ci  note  avec  des  graines  ou  des  coquillages  les  prières 
particulières  :  une  sœur  réclame  un  prisonnier  pour  lui  tenir  lieu 
d'un  frère  mort  dans  les  combats;  une  matrone  exige  des  chevelures 
pour  se  consoler  de  la  perte  de  ses  parents  ;  une  veuve  requiert  un 
captif  pour  mari,  ou  une  veuve  étrangère  pour  esclave;  une  mère 
demande  un  orphelin  pour  remplacer  l'enfant  qu'elle  a  perdu. 

Les  deux  jours  de  retraite  écoulés ,  les  jeunes  guerriers  se  rendent 
à  leur  tour  auprès  du  chef  de  guerre  :  ils  lui  déclarent  leur  dessein 
de  prendre  part  à  l'expédition  ;  car,  bien  que  le  conseil  ait  résolu  la 
guerre,  cette  résolution  ne  lie  personne,  l'engagement  est  purement 
volontaire. 

Tous  les  guerriers  se  barbouillent  de  noir  et  de  rouge  de  la  manière 
la  plus  capable,  selon  eux,  d'épouvanter  l'ennemi.  Ceux-ci  se  font  des 
barres  longitudinales  ou  transversales  sur  les  joues;  ceux-là,  des 
marques  rondes  ou  triangulaires  ;  d'autres  y  tracent  des  figures  de 
serpents.  La  poitrine  découverte  et  les  bras  nus  d'un  guerrier  offrent 
l'histoire  de  ses  exploits  :  des  chiffres  particuliers  expriment  le 
nombre  de  chevelures  qu'il  a  enlevées,  les  combats  où  il  s'est  trouvé, 
les  dangers  qu'il  a  courus.  Ces  hiéroglyphes ,  imprimés  dans  la  peau 
en  points  bleus,  restent  ineffaçables  :  ce  sont  des  piqûres  fines, 
brûlées  avec  de  la  gomme  de  pin. 

Les  combattants,  entièrement  nus  ou  vêtus  d'une  tunique  sans 
manches,  ornent  de  plumes  la  seule  touffe  de  cheveux  qu'ils  conser- 
vent sur  le  sommet  de  la  tête.  A  leur  ceinture  de  cuir  est  passé  le 
couteau  pour  découper  le  crâne  ;  le  casse-tête  pend  à  la  même  cein- 
ture: dans  la  main  droite  ils  tiennent  l'arc  ou  la  carabine;  sur  l'épaule 
gauche  ils  partent  le  carcjiiois  garni  dr.  Ilèclies,  ou  la  corne  roniplio 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  157 

de  poudre  et  de  balles.  Les  Cimbres ,  les  Teutons  et  les  Francs 
essayoient  ainsi  de  se  rendre  formidables  aux  yeux  des  Romains. 

Le  chef  de  guerre  sort  de  l'étuve ,  un  collier  de  porcelaine  rouge  à 
la  main ,  et  adresse  un  discours  à  ses  frères  d'armes  :  «  Le  Grand- 
Esprit  ouvre  ma  bouche.  Le  sang  de  nos  proches  tués  dans  la  dernière 
guerre  n'a  point  été  essuyé;  leurs  corps  n'ont  point  été  recouverts: 
il  faut  aller  les  garantir  des  mouches.  Je  suis  résolu  de  marcher  par 
le  sentier  de  la  guerre;  j'ai  vu  des  ours  dans  mes  songes;  les  bons 
manitous  m'ont  promis  de  m'assister,  et  les  mauvais  ne  me  seront  pas 
contraires  :  j'irai  donc  manger  les  ennemis,  boire  leur  sang,  faire  des 
prisonniers.  Si  je  péris,  ou  si  quelques-uns  de  ceux  qui  consentent  à 
me  suivre  perdent  la  vie ,  nos  âmes  seront  reçues  dans  la  contrée  des 
esprits;  nos  corps  ne  resteront  pas  couchés  dans  la  poussière  ou  dans 
la  boue,  car  ce  collier  rouge  appartiendra  à  celui  qui  couvrira  les 
morts.  » 

Le  chef  jette  le  collier  à  terre;  les  guerriers  les  plus  renommés  se 
précipitent  pour  le  ramasser  :  ceux  qui  n'ont  point  encore  combattu, 
ou  qui  n'ont  qu'une  gloire  commune ,  n'osent  disputer  le  collier.  Le 
guerrier  qui  le  relève  devient  le  lieutenant  général  du  chef;  il  le  rem- 
place dans  le  commandement  si  ce  chef  périt  dans  l'expédition. 

Le  guerrier  possesseur  du  collier  fait  un  discours.  On  apporte  de 
l'eau  chaude  dans  un  vase.  Les  jeunes  gens  lavent  le  chef  de  guerre 
et  lui  enlèvent  la  couleur  noire  dont  il  est  couvert;  ensuite  ils  lui 
peignent  les  joues,  le  front,  la  poitrine,  avec  des  craies  et  des  argiles 
de  différentes  teintes,  et  le  revêtent  de  sa  plus  belle  robe. 

Pendant  cette  ovation ,  le  chef  chante  à  demi-voix  cette  fameuse 
chanson  de  mort  que  l'on  entonne  lorsqu'on  va  subir  le  supplice 
du  feu  : 

«  Je  suis  brave,  je  suis  intrépide,  je  ne  crains  point  la  mort;  je 
me  ris  des  tourments;  qu'ils  sont  lâches  ceux  qui  les  redoutent! 
des  femmes ,  moins  que  des  femmes  !  Que  la  rage  suffoque  mes 
ennemis!  puissé-je  les  dévorer  et  boire  leur  sang  jusqu'à  la  dernière 
goutte!  » 

Quand  le  chef  a  achevé  la  chanson  de  mort,  son  lieutenant  général 
commence  la  chanson  de  guerre  : 

((  Je  combattrai  pour  la  patrie;  j'enlèverai  des  chevelures  ;  je  boirai 
dans  le  crâne  de  mes  ennemis,  etc.  » 

Chaque  guerrier,  selon  son  caractère,  ajoute  à  sa  chanson  des 
détails  plus  ou  moins  atroces.  Les  uns  disent  :  «  Je  couperai  les  doigts 
de  mes  ennemis  avec  les  dents  ;  je  leur  brûlerai  les  pieds  et  ensuite 
les  jambes.  »  Les  autres  disent  :  a  Je  laisserai  les  vers  se  mettre  dans 


158  VOYAGE   EN   AMERIQUE. 

leurs  plaies;  je  leur  enlèverai  la  peau  du  crâne;  je  leur  arracherai  le 
cœur,  et  je  le  leur  enfoncerai  dans  la  bouche.  » 

Ces  infernales  chansons  n'étoient  guère  hurlées  que  par  les  hordes 
septentrionales.  Les  tribus  du  midi  se  contentoient  d'étouffer  les  pri- 
sonniers dans  la  fumée. 

Le  guerrier,  ayant  répété  sa  chanson  de  guerre,  redit  sa  chanson  de 
famille  :  elle  consiste  dans  l'éloge  des  aïeux.  Les  jeunes  gens  qui  vont 
au  combat  pour  la  première  fois  gardent  le  silence. 

Ces  premières  cérémonies  achevées,  le  chef  se  rend  au  conseil  des 
sachems,  qui  sont  assis  en  rond,  une  pipe  rouge  à  la  bouche  :  il  leur 
demande  s'ils  persistent  à  vouloir  lever  la  hache.  La  délibération 
recommence,  et  presque  toujours  la  première  résolution  est  confirmée. 
Le  chef  de  guerre  revient  sur  la  place  publique,  annonce  aux  jeunes 
gens  la  décision  des  vieillards,  et  les  jeunes  gens  y  répondent  par 
un  cri. 

On  délie  le  chien  sacré  qui  étoit  attaché  à  un  poteau;  on  l'offre  à 
Areskoui,  dieu  de  la  guerre.  Chez  les  nations  canadiennes,  on  égorge 
ce  chien,  et,  après  l'avoir  fait  bouillir  dans  une  chaudière,  on  le  sert 
aux  hommes  rassemblés.  Aucune  femme  ne  peut  assister  à  ce  festin 
mystérieux.  A  la  fin  du  repas,  le  chef  déclare  qu'il  se  mettra  en  marche 
tel  jour,  au  lever  ou  au  coucher  du  soleil. 

L'indolence  naturelle  des  sauvages  est  tout  à  coup  remplacée  par 
une  activité  extraordinaire;  la  gaieté  et  l'ardeur  martiale  des  jeunes 
gens  se  communiquent  à  la  nation.  Il  s'établit  des  espèces  d'ateliers 
pour  la  fabrique  des  traîneaux  et  des  canots. 

Les  traîneaux  employés  au  transport  des  bagages,  des  malades  et 
des  blessés,  sont  faits  de  deux  planches  fort  minces,  d'un  pied  et  demi 
de  long  sur  sept  pouces  de  large,  relevés  sur  le  devant.  Ils  ont  des 
rebords  où  s'attachent  des  courroies  pour  fixer  les  fardeaux.  Les  sau- 
vages tirent  ce  char  sans  roues  à  l'aide  d'une  double  bande  de  cuir, 
appelée  mctump,  qu'ils  se  passent  sur  la  poitrine,  et  dont  les  bouts 
sont  liés  à  l'avant-train  du  traîneau. 

Les  canots  sont  de  deux  espèces,  les  uns  plus  grands,  les  autres  : 
plus  petits.  On  les  construit  de  la  manière  suivante  : 

Des  pièces  courbes  s'unissent  par  leur  extrémité,  de  façon  à  form  er 
une  ellipse  d'environ  huit  pieds  et  demi  dans  le  court  diamètre,  de 
vingt  dans  le  diamètre  long.  Sur  ces  maîtresses  pièces  on  attache  d  es 
côtes  minjccs  de  bois  de  cèdre  rouge  ;  ces  côtes  sont  renforcées  par  u  n 
treillage  d'osier.  On  recouvre  ce  squelette  du  canot  derécorce  enlevée 
pendant  l'hiver,  aux  ormes  et  aux  bouleaux,  en  jetant  de  l'eau  bouil- 
lante sur  le  tronc  de  ces  arbres.  On  assemble  ces  écorces  avec  des 


VOYAGE  E.N   AMÉRIQUE.  159 

racines  de  sapin  extrêmement  souples,  et  qui  sèchent  difficilement.  La 
couture  est  enduite  en  dedans  et  en  dehors  d'une  résine  dont  les  sau- 
vages gardent  le  secret.  Lorsque  le  canot  est  fini  et  qu'il  est  garni  de 
ses  pagayes  d'érable,  il  ressemble  assez  à  une  araignée  d'eau,  élégant 
et  léger  insecte  qui  marche  avec  rapidité  sur  la  surface  des  lacs  et  des 
fleuves. 

Un  combattant  doit  porter  avec  lui  dix  livi'es  de  maïs  ou  d'autres 
grains,  sa  natte,  son  manitou  et  son  sac  de  médecine. 

Le  jour  qui  précède  celui  du  départ,  et  qu'on  appelle  le  jour  des 
adieux,  est  consacré  à  une  cérémonie  touchante,  chez  les  nations  des 
langues  huronne  et  algonquine.  Les  guerriers,  qui  jusque  alors  ont 
campé  sur  la  place  publique  ou  sur  une  espèce  de  Champ  de  Mars,  se 
dispersent  dans  les  villages,  et  vont  faire  leurs  adieux  de  cabane  en 
cabane.  On  les  reçoit  avec  des  marques  du  plus  tendre  intérêt  ;  on  veut 
avoir  quelque  chose  qui  leur  ait  appartenu  ;  on  leur  ôle  leur  manteau 
pour  leur  en  donner  un  meilleur;  on  échange  avec  eux  un  calumet  : 
ils  sont  obligés  de  manger  ou  de  vider  une  coupe.  Chaque  hutte  a 
pour  eux  un  vœu  particulier,  et  il  faut  qu'ils  répondent  par  un  souhait 
semblable  à  leurs  hôtes. 

Lorsque  le  guerrier  fait  ses  adieux  à  sa  propre  cabane,  il  s'arrête, 
debout,  sur  le  seuil  de  la  porte.  S'il  a  une  mère,  cette  mère  s'avance 
la  première  :  il  lui  baise  les  yeux,  la  bouche  et  les  mamelles.  Ses 
sœurs  viennent  ensuite,  et  il  leur  touche  le  front  :  sa  femme  se  pros- 
terne devant  lui;  il  la  recommande  aux  bons  génies.  De  tous  ses 
enfants,  on  ne  lui  présente  que  ses  fils  ;  il  étend  sur  eux  sa  hache  ou 
son  casse-tête  sans  prononcer  un  mot.  Enfin,  son  père  paroît  le  der- 
nier. Le  sachem,  après  lui  avoir  frappé  l'épaule,  lui  fait  un  discours 
pour  l'inviter  à  honorer  ses  aïeux;  il  lui  dit  :  «Je  suis  derrière  toi 
comme  tu  es  derrière  ton  fils  :  si  on  vient  à  moi,  on  fera  du  bouillon 
de  ma  chair  en  insultant  ta  mémoire.  » 

Le  lendemain  du  jour  des  adieux  est  le  jour  même  du  départ.  A  la 
première  blancheur  de  l'aube,  le  chef  de  guerre  sort  de  sa  hutte  et 
pousse  le  cri  de  mort.  Si  le  moindre  nuage  a  obscurci  le  ciel,  si  un 
songe  funeste  est  survenu,  si  quelque  oiseau  ou  quelque  animal  de 
uiauvais  augure  a  été  vu,  le  jour  du  départ  est  différé.  Le  camp,  réveillé 
;)ar  le  cri  de  mort,  se  lève  et  s'arme. 

Les  chefs  des  tribus  haussent  les  étendards  formés  de  morceaux 
d'écorce  ronds,  attachés  au  bout  d'un  long  dard,  et  sur  lesquels  se 
voient,  grossièrement  dessinés,  des  manitous,  une  tortue,  un  ours,  un 
castor,  etc.  Les  chefs  des  tribus  sont  des  espètes  de  maréchaux  de  camp, 
sous  le  commandement  du  général  et  de  son  lieutenant.  11  y  a,  de  plus. 


100  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

des  capitaines  non  reconnus  par  le  gros  de  l'armée  :  ce  sont  des  parti- 
sans que  suivent  les  aventuriers. 

Le  recejisement  ou  le  dénombrement  de  l'armée  s'opère  :  chaque 
guerrier  donne  au  chef,  en  passant  devant  lui,  un  petit  morceau  de 
bois  marqué  d'un  sceau  particulier.  Jusqu'au  moment  de  la  remise  de 
leur  symbole,  les  guerriers  se  peuvent  retirer  de  l'expédition  ;  mais, 
après  cet  engagement,  quiconque  recule  est  déclaré  infâme. 

Bientôt  arrive  le  prêtre  suprême,  suivi  du  collège  des  jongleurs  ou 
médecins.  Ils  apportent  des  corbeilles  de  jonc  en  forme  d'entonnoir, 
des  sacs  de  peau  remplis  de  racines  et  de  plantes.  Les  guerriers  s'as- 
seyent à  terre,  les  jambes  croisées,  formant  un  cercle;  les  prêtres  se 
tiennent  debout  au  milieu. 

Le  grand  jongleur  appelle  les  combattants  par  leurs  noms  :  le  guer- 
rier appelé  se  lève  et  donne  son  manitou  au  jongleur,  qui  le  met  dans 
une  des  corbeilles  de  jonc,  en  chantant  ces  mots  algonquins  :  Ajouli- 
oyah-alluya  ! 

Les  manitous  varient  à  l'infini,  parce  qu'ils  représentent  les  caprices 
et  les  songes  des  sauvages  :  ce  sont  des  peaux  de  souris  rembourrées 
avec  du  foin  ou  du  coton,  de  petits  cailloux  blancs,  des  oiseaux  em- 
paillés ,  des  dents  de  quadrupèdes  ou  de  poissons ,  des  morceaux 
d'étoffe  rouge,  des  branches  d'arbre,  des  verroteries,  ou  quelques 
parures  européennes,  enfin  toutes  les  formes  que  les  bons  génies  sont 
censés  avoir  prises  pour  se  manifester  aux  possesseurs  de  ces  mani- 
tous :  heureux  du  moins  de  se  rassurer  à  si  peu  de  frais,  et  de  se 
croire  sous  un  fétu  à  l'abri  des  coups  de  la  fortune  !  Sous  le  régime 
féodal  on  prenait  acte  d'un  droit  acquis  par  le  don  d'une  baguette, 
d'une  paille,  d'un  anneau,  d'un  couteau,  etc. 

Les  manitous,  distribués  en  trois  corbeilles,  sont  confiés  à  la  garde 
du  chef  de  guerre  et  des  chefs  de  tribu. 

De  la  collection  des  manitous,  on  passe  à  la  bénédiction  des  plantes 
médicinales  et  des  instruments  de  la  chirurgie.  Le  grand  jongleur  les 
tire  tour  à  tour  du  fond  d'un  sac  de  cuir  ou  de  poil  de  bufllc;  il  les 
dépose  à  terre,  danse  alentour  avec  les  autres  jongleurs,  se  frappe  les 
cuisses,  se  démonte  le  visage,  hurle  et  prononce  des  mots  inconnus. 
11  finit  par  déclarer  qu'il  a  communiqué  aux  simples  une  vertu  surna- 
turelle, et  qu'il  a  la  puissance  de  rendre  à  la  vicies  guerriers  expires. 
11  s'ouvre  les  lèvres  avec  les  dents,  applique  une  poudre  sur  la  bles- 
sure dont  il  a  sucé  le  sang  avec  adresse,  et  paroît  subitement  guéri. 
QueUpiefuis  ou  lui  présente  un  chien  réputé  mort;  mais,  à  l'application 
d'un  instrument,  le  chien  se  relève  sur  ses  pattes,  l't  l'on  crie  au 
miracle.  Ce  sont  pourtant  des  hommes  intrépides  qm  se  laissent 


VOYAGE   E.N   AMÉRIQUE.  161 

enchanter  par  des  prestiges  aussi  grossiers.  Le  sauvage  n'aperçoit  dans 
les  jongleries  de  ses  prêtres  que  l'intervention  du  Grand-Esprit  ;  il  ne 
rougit  point  d'invoquer  à  son  aide  celui  qui  a  fait  la  plaie  et  qui 
peut  la  guérir. 

Cependant  les  femmes  ont  préparé  le  festin  du  départ;  ce  dernier 
repas  est  composé  de  chair  de  chien  comme  le  premier.  Avant  de  tou- 
cher an  mets  sacré,  le  chef  s'adresse  à  l'assemblée  : 

«MES    FRÈnES, 

«  Je  ne  suis  pas  encore  un  homme,  je  le  sais,  cependant  on  n'ignore 
pas  que  j'ai  vu  quelquefois  l'ennemi.  Nous  avons  été  tués  dans  la  der- 
nière guerre  ;  les  os  de  nos  compagnons  n'ont  point  été  garantis  des 
mouches  ;  il  les  faut  aller  couvrir.  Comment  avons-nous  pu  rester  si 
longtemps  sur  nos  nattes?  Le  manitou  de  mon  courage  m'ordonne  de 
venger  l'homme.  Jeunesse,  ayez  du  cœur.  » 

Le  chef  entonne  la  chanson  du  manitou  des  combats';  les  jeunes 
gens  en  répètent  le  refrain.  Après  le  cantique,  le  chef  se  retire  au  som- 
met d'une  éminence,  se  couche  sur  une  peau,  tenant  à  la  main  un 
calumet  rouge  dont  le  fourneau  est  tourné  du  côté  du  pays  ennemi. 
On  exécute  les  danses  et  les  pantomimes  de  la  guerre.  La  première 
s'appelle  la  danse  de  la  découverte. 

Un  Indien  s'avance  seul  et  à  pas  lents  au  milieu  des  spectateurs  ;  il 
représente  le  départ  des  guerriers  :  on  le  voit  marcher,  et  puis  camper 
au  déclin  du  jour.  L'ennemi  est  découvert;  on  se  traîne  sur  les  mains 
pour  arriver  jusqu'à  lui  :  attaque,  mêlée,  prise  de  l'un,  mort  de 
l'autre,  retraite  précipitée  ou  tranquille,  retour  douloureux  ou  triom- 
phant. 

Le  guerrier  qui  exécute  cette  pantomine  y  met  fin  par  un  chant  en 
son  honneur  et  à  la  gloire  do  sa  famille. 

«  Il  y  a  vingt  neiges  que  je  fis  douze  prisonniers  ;  il  y  a  dix  neiges 
que  je  sauvai  le  chef.  Mes  ancêtres  étoient  braves  et  fameux.  Mou 
grand-père  étoit  la  sagesse  de  la  tribu  et  le  rugissement  de  la  bataille; 
mon  père  étoit  un  pin  dans  sa  force.  Ma  trisaïeule  fut  mère  de  cinq 
guerriers  ;  ma  grand'mère  valoit  seule  un  conseil  de  sachems  ;  ma 
mère  fait  de  la  sagamité  excellente.  Moi  je  suis  plus  fort,  plus  sage 
que  tous  mes  aïeux.  »  C'est  la  chanson  de  Sparte  :  Nous  avons  été  jadis 
jeunes,  vaillants  et  hardis. 

Après  ce  guerrier,  les  autres  se  lèvent  et  chantent  pareillement 

t .  Voyez  Les  Natchez. 

VI.  îl 


162  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

leurs  hauts  faits  ;  plus  ils  se  vantent,  plus  on  les  félicite  :  rien  n'est 
noble,  rien  n'est  beau  comme  eux;  ils  ont  toutes  les  qualités  et  toutes 
les  vertus.  Celui  qui  se  disoit  au-dessus  de  tout  le  monde  applaudit  à 
celui  qui  déclare  le  surpasser  en  mérite.  Les  Spartiates  avoient  enco  re 
cette  coutume  :  ils  pensoient  que  l'homme  qui  se  donne  en  public  d  es 
louanges  prend  un  engagement  de  les  mériter. 

Peu  à  peu  tous  les  guerriers  quittent  leur  place  pour  se  mêler  aux 
danses;  on  exécute  des  marches  au  bruit  du  tambourin,  du  fifre  et  du 
chichikoué.  Le  mouvement  augmente;  on  imite  les  travaux  d'un  siège, 
l'attaque  d'une  palissade  :  les  uns  sautent  comme  pour  franchir  un 
fossé,  les  autres  semblent  se  jeter  à  la  nage  ;  d'autres  présentent  la 
main  à  leurs  compagnons  pour  les  aider  à  monter  à  l'assaut.  Les 
casse-têtes  retentissent  contre  les  casse-têtes  ;  le  chichikoué  précipite 
la  marche;  les  guerriers  tirent  leurs  poignards;  ils  commencent  à 
tourner  sur  eux-mêmes,  d'abord  lentement,  ensuite  plus  vite,  et  bientôt 
avec  une  telle  rapidité,  qu'ils  disparoissent  dans  le  cercle  qu'ils  décri- 
vent :  d'horribles  cris  percent  la  voûte  du  ciel.  Le  poignard  que  ces 
hommes  féroces  se  portent  à  la  gorge  avec  une  adresse  qui  fait  fré- 
mir, leur  visage  noir  ou  bariolé,  leurs  habits  fantastiques,  leurs 
longs  hurlements,  tout  ce  tableau  d'une  guerre  sauvage  inspire  la 
terreur. 

Épuisés,  haletants,  couverts  de  sueur,  les  acteurs  terminent  la 
danse,  et  l'on  passe  à  l'épreuve  des  jeunes  gens.  On  les  insulte,  on 
leur  fait  des  reproches  outrageants,  on  répand  des  cendres  brûlantes 
sur  leurs  cheveux,  on  les  frappe  avec  des  fouets,  on  leur  jette  des 
tisons  à  la  tête  ;  il  leur  faut  supporter  ces  traitements  avec  la  plus 
parfaite  insensibilité.  Celui  qui  laisseroit  échapper  le  moindre  signe 
d'impatience  seroit  déclaré  indigne  de  lever  la  hache. 

Le  troisième  et  dernier  banquet  du  chien  sacré  couronne  ces 
diverses  cérémonies  :  il  ne  doit  durer  qu'une  demi-heure.  Les  guer- 
riers mangent  en  silence;  le  chef  les  préside;  bientôt  il  quitte  le 
festin.  A  ce  signal  les  convives  courent  aux  bagages,  et  prennent  les 
armes.  Les  parents  et  les  amis  les  environnent  sans  prononcer  une 
parole  ;  la  mère  suit  des  regards  son  fils  occupé  à  charger  les  paquets 
sur  les  traîneaux;  on  voit  couler  des  larmes  muettes.  Des  familles 
sont  assises  à  terre;  quelques-unes  se  tiennent  debout;  toutes  sont 
attentives  aux  occupations  du  départ;  on  lit,  écrite  sur  tous  les  fronts, 
cette  même  question  faite  antérieurement  par  diverses  tendresses: 
«  Si  je  n'allois  plus  le  revoir!  » 

Enfiu  le  chef  de  guerre  sort,  complètement  armé,  de  sa  cabane.  La 
troupe  se  forme  dans  l'ordre  militaire  :  le  grand  jongleur,  portant  les 


VOYAGE  EN   AMERIQUE.  163 

manitous,  paroît  à  la  tête;  le  chef  de  guerre  marche  derrière  lui;  vient 
ensuite  le  porte-élendard  de  la  première  tribu ,  levant  en  l'air  son 
enseigne;  les  hommes  de  cette  tribu  suivent  leur  symbole.  Les  autres 
tribus  défilent  après  la  première,  et  tirent  les  traîneaux  chargés  des 
chaudières,  des  nattes  et  des  sacs  de  maïs  ;  des  guerriers  portent  sur 
leurs  épaules,  quatre  à  quatre  ou  huit  à  huit,  les  petits  et  les  grands 
canots  :  les  filles  peintes  ou  les  courtisanes,  avec  leurs  enfants,  accom- 
pagnent l'armée.  Elles  sont  aussi  attelées  aux  traîneaux  ;  mais  au  lieu 
d'avoir  le  metump  passé  par  la  poitrine,  elles  l'ont  appliqué  sur  le 
front.  Le  lieutenant  général  marche  seul  sur  le  flanc  de  la  colonne. 

Le  chef  de  guerre,  après  quelques  pas  faits  sur  la  route,  arrête  les 
guerriers  et  leur  dit  : 

«  Bannissons  la  tristesse  :  quand  on  va  mourir  on  doit  être  content. 
Soyez  dociles  à  mes  ordres.  Celui  qui  se  distinguera  recevra  beaucoup 
de  petun.  Je  donne  ma  natte  à  porter  à...,  puissant  guerrier.  Si  moi 
et  mon  lieutenant  nous  sommes  mis  dans  la  chaudière,  ce  sera...  qui 
vous  conduira.  Allons!  frappez-vous  les  cuisses  et  hurlez  trois  fois.  » 

Le  chef  remet  alors  son  sac  de  maïs  et  sa  natte  au  guerrier  qu'il  a 
désigné,  ce  qui  donne  à  celui-ci  le  droit  de  commander  la  troupe  si  le 
chef  et  son  lieutenant  périssent. 

La  marche  recommence  :  l'armée  est  ordinairement  accompagnée 
de  tous  les  habitants  des  villages  jusqu'au  fleuve  ou  au  lac  où  l'on 
doit  lancer  les  canots.  Alors  se  renouvelle  la  scène  des  adieux  :  les 
guerriers  se  dépouillent  et  partagent  leurs  vêtements  entre  les  membres 
de  leur  famille.  11  est  permis,  dans  ce  dernier  moment,  d'exprimer  ' 
tout  haut  sa  douleur  :  chaque  combattant  est  entouré  de  ses  parents 
qui  lui  prodiguent  des  caresses,  le  pressent  dans  leurs  bras,  l'appellent 
par  les  plus  doux  noms  qui  soient  entre  les  hommes.  Avant  de  se 
quitter,  peut-être  pour  jamais,  on  se  pardonne  les  torts  qu'on  a  pu 
avoir  réciproquement.  Ceux  qui  restent  prient  les  manitous  d'abréger 
la  longueur  de  l'absence,  ceux  qui  partent  invitent  la  rosée  à  descendre 
sur  la  hutte  natale;  ils  n'oublient  pas  même  dans  leurs  souhaits  de 
bonheur  les  animaux  domestiques  hôtes  du  foyer  paternel.  Les  canots 
sont  lancés  sur  le  fleuve;  on  s'y  embarque,  et  la  flotte  s'éloigne. 
Les  femmes ,  demeurées  au  rivage,  font  de  loin  les  derniers  signes 
de  l'amitié  à  leurs  époux,  à  leurs  pères  et  à  leurs  fils. 

Pour  se  rendre  au  pays  ennemi,  on  ne  suit  pas  toujours  la  route 
directe;  on  prend  quelquefois  le  chemin  le  plus  long,  comme  le  plus 
sûr.  La  marche  est  réglée  par  le  jongleur,  d'après  les  bons  ou  les 
mauvais  présages  :  s'il  a  observé  un  chat-huant,  on  s'arrête.  La  flotte 
entre  dans  une  crique;  on  descend  à  terre,  on  dresse  une  palissade; 


lu/i  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

après  quoi,  les  feux  étant  allumés,  on  fait  bouillir  les  chaudières.  Le 
souper  fini,  le  camp  est  mis  sous  la  garde  des  esprits.  Le  chef  recom- 
mande aux  guerriers  de  tenir  auprès  d'eux  leur  casse-tête  et  de  ne 
pas  ronfler  trop  fort.  On  suspend  aux  palissades  les  manitous,  c'est- 
à-dire  les  souris  empaillées,  les  petits  cailloux  blancs,  les  brins  de 
paille,  les  morceaux  d'étoffe  rouge,  et  le  jongleur  commence  la 
prière  : 

«  Manitous,  soyez  vigilants  :  ouvrez  les  yeux  et  les  oreilles.  Si  les 
guerriers  étoient  surpris,  cela  tourneroit  à  votre  déshonneur.  Com- 
ment! diroient  les  sachems,  les  manitous  de  notre  nation  se  sont  laissé 
battre  par  les  manitous  de  l'ennemi!  Vous  sentez  combien  cela  seroit 
honteux  ;  personne  ne  vous  donneroit  à  manger  ;  les  guerriers  rêve- 
roient  pour  obtenir  d'autres  esprits  plus  puissants  que  vous.  Il  est  de 
votre  intérêt  de  faire  bonne  garde;  si  on  enlevoit  notre  chevelure  pen- 
dant notre  sommeil,  ce  ne  seroit  pas  nous  qui  serions  blâmables,  mais 
vous  qui  auriez  tort.  » 

Après  cette  admonition  aux  manitous,  chacun  se  retire  dans  la  plus 
parfaite  sécurité,  convaincu  qu'il  n'a  pas  la  moindre  chose  à  craindre. 

Des  Européens  qui  ont  fait  la  guerre  avec  les  sauvages,  étonnés  de 
cette  étrange  confiance,  demandoient  à  leurs  compagnons  de  natte  s'ils 
n'étoient  jamais  surpris  dans  leurs  campements  :  «  Très-souvent,  » 
répondoient  ceux-ci.  a  Ne  feriez-vous  pas  mieux,  dans  ce  cas,  disoient 
les  étrangers,  de  poser  des  sentinelles?  »  —  «  Gela  seroit  fort  bien,  » 
répondoit  le  sauvage  en  se  tournant  pour  dormir.  L'Indien  se  fait  une 
vertu  de  son  imprévoyance  et  de  sa  paresse,  en  se  mettant  sous  la 
seule  protection  du  ciel. 

Il  n'a  point  d'heure  fixe  pour  le  repos  ou  pour  le  mouvement  :  que 
le  jongleur  s'écrie  à  minuit  qu'il  a  vu  une  araignée  sur  une  feuille  de 
saule,  il  faut  partir. 

Quand  on  se  trouve  dans  un  pays  abondant  en  gibier,  la  troupe  se 
disperse  ;  les  bagages  et  ceux  qui  les  portent  restent  à  la  merci  du 
premier  parti  hostile;  mais  deux  heures  avant  le  coucher  du  soleil 
tous  les  chasseurs  reviennent  au  camp  avec  une  justesse  et  une  préci- 
sion dont  les  Indiens  sont  seuls  capables. 

Si  l'on  toml)e  dans  le  sentier  blazed,  ou  le  sentier  du  commerce,  la 
dispersion  des  guerriers  est  encore  plus  grande  :  ce  sentier  est  mar- 
qué, dans  les  forets,  sur  le  tronc  des  arbres,  entaillés  à  la  môme  hau- 
teur. C'est  le  chemin  que  suivent  les  diverses  nations  rouges  pour 
trafiquer  les  unes  avec  les  autres,  ou  avec  les  nations  blanches.  Il  esi' 
de  droit  public  que  ce  chemin  demeure  neutre;  on  ne  trouble  poim 
ceux  qui  s'y  trouvent  engagés. 


VOYAGE  EN  AMEIUQIE.  105 

La  même  neutralité  est  observée  dans  te  sentier  du  sang;  ce  sentier 
est  tracé  par  le  feu  que  l'on  a  mis  aux  buissons.  Aucune  cabane  ne 
s'élève  sur  ce  chemin  consacré  au  passage  des  tribus  dans  leurs  expé- 
ditions lointaines.  Les  partis  même  ennemis  s'y  rencontrent,  maif. 
ne  s'y  attaquent  jamais.  Violer  le  sentier  du  commerce,  ou  celui  du 
sang,  est  une  cause  immédiate  de  guerre  contre  la  nation  coupable  du 
sacrilège. 

Si  une  troupe  trouve  endormie  une  autre  troupe  avec  laquelle  elle  a 
des  alliances,  elle  reste  debout,  en  dehors  des  palissades  du  camp, 
jusqu'au  réveil  des  guerriers.  Ceux-ci  étant  sortis  de  leur  sommeil, 
leur  chef  s'approche  de  la  troupe  voyageuse,  lui  présente  quelques 
chevelures  destinées  pour  ces  occasions,  et  lui  dit  :  «  Vous  avez  coup 
ici;  »  ce  qui  signifie  :  «  Vous  pouvez  passer,  vous  êtes  nos  frères,  votre 
honneur  est  à  couvert.  »  Les  alliés  répondent  :  «  Nous  avons  coup  ici  ;  » 
et  ils  poursuivent  leur  chemin.  Quiconque  prendroit  pour  ennemie 
une  tribue  amie,  et  la  réveilleroit,  s'exposeroit  à  un  reproche  d'igno- 
rance et  de  lâcheté. 

Si  l'on  doit  traverser  le  territoire  d'une  nation  neutre,  il  faut 
demander  le  passage.  Une  députation  se  rend,  avec  le  calumet,  au 
principal  village  de  cette  nation.  L'orateur  déclare  que  l'arbre  de  paix 
a  été  planté  par  les  aïeux  ;  que  son  ombrage  s'étend  sur  les  deux  peu- 
ples ;  que  la  hache  est  enterrée  au  pied  de  l'arbre;  qu'il  faut  éclaircir 
la  chaîne  d'amitié  et  fumer  la  pipe  sacrée.  Si  le  chef  de  la  nation 
neutre  reçoit  le  calumet  et  fume,  le  passage  est  accordé.  L'ambassa- 
deur s'en  retourne,  toujours  dansant,  vers  les  siens. 

Ainsi  l'on  avance  vers  la  contrée  où  l'on  porte  la  guerre,  sans  plan, 
sans  précaution,  comme  sans  crainte.  C'est  le  hasard  qui  donne  ordi- 
nairement les  premières  nouvelles  de  l'ennemi  :  un  chasseur  reviendra 
en  hâte  déclarer  qu'il  a  rencontré  des  traces  d'homme.  On  ordonne 
aussitôt  de  cesser  toute  espèce  de  travaux,  afin  qu'aucun  bruit  ne  se 
fasse  entendre.  Le  chef  part  avec  les  guerriers  les  plus  expérimentés 
pour  examiner  les  traces.  Les  sauvages,  qui  entendent  les  sons  à  des 
distances  infinies,  reconnoissent  les  empreintes  sur  d'arides  bruyères, 
sur  des  rochers  nus,  où  tout  autre  œil  que  le  leur  ne  verroit  rien» 
Non-seulement  ils  découvrent  ces  vestiges,  mais  ils  peuvent  dire  quelle 
tribu  indienne  les  a  laissés  et  de  quelle  date  ils  sont.  Si  la  disjonction 
des  deux  pieds  est  considérable,  ce  sont  des  Illinois  qui  ont  passé  là; 
si  la  marque  du  talon  est  profonde  et  l'impression  de  l'orteil  large, 
on  reconnoît  les  Outchipouois  ;  si  le  pied  a  porté  de  côté ,  on  est  sûr 
que  les  Pontonétamis  sont  en  course;  si  l'herbe  est  à  peine  foulée,  si 
son  pli  est  à  la  cime  de  la  plante  et  non  près  de  la  terre,  ce  sont  les 


IGG  VOYAGE  EN   AMERIQUE. 

traces  fugitives  des  Hnrons  ;  si  les  pas  sont  tournés  en  dehors,  s'ils 
tombent  à  trente-six  pouces  l'un  de  l'autre,  des  Européens  ont  mar- 
qué leur  route  ;  les  Indiens  marchent  la  pointe  du  pied  en  dedans  :  les 
deux  pieds  sur  la  même  ligne.  On  juge  de  l'âge  des  guerriers  par  la 
pesanteur  ou  la  légèreté,  le  raccourci  ou  l'allongement  du  pas. 

Quand  la  mousse  ou  l'herbe  n'est  plus  humide,  les  traces  sont  de 
la  veille  ;  ces  traces'comptent  quatre  ou  cinq  jours  quand  les  insectes 
courent  déjà  dans  l'herbe  ou  dans  la  mousse  foulée;  elles  ont  huit, 
dix  ou  douze  jours  lorsque  la  force  végétale  du  sol  a  reparu  et  que 
des  feuilles  nouvelles  ont  poussé  :  ainsi  quelques  insectes,  quelques 
brins  d'herbe  et  quelques  jours  effacent  les  pas  de  l'homme  et  de  sa 
gloire. 

Les  traces  ayant  été  bien  reconnues,  on  met  l'oreille  à  terre,  et  l'on 
/uge,  par  des  murmures  que  l'ouïe  européenne  ne  peut  saisir,  à  quelle 
distance  est  l'ennemi. 

Rentré  au  camp,  le  chef  fait  éteindre  les  feux:  il  défend  la  parole, 
il  interdit  la  chasse;  les  canots  sont  tirés  à  terre  et  cachés  dans  les 
buissons.  On  fait  un  grand  repas  en  silence,  après  quoi  on  se  couche. 

La  nuit  qui  suit  la  première  découverte  de  l'ennemi  s'appelle  la  nuit 
des  songes.  Tous  les  guerriers  sont  obligés  de  rêver  et  de  raconter  le 
lendemain  ce  qu'ils  ont  rêvé,  afin  que  l'on  puiss(!  juger  du  succès  de 
l'entreprise. 

Le  camp  offre  alors  un  singulier  spectacle  :  des  sauvages  se  lèvent 
et  marchent  dans  les  ténèbres,  en  murmurant  leur  chanson  de  mort, 
à  laquelle  ils  ajoutent  quelques  paroles  nouvelles,  comme  celles-ci  : 
«  J'avalerai  quatre  serpents  blancs,  et  j'arracherai  les  ailes  à  un  aigle 
roux.  »  C'est  le  rêve  que  le  guerrier  vient  de  faire  et  qu'il  entremêle  à 
sa  chanson.  Ses  compagnons  sont  tenus  de  deviner  ce  songe,  ou  le 
songeur  est  dégagé  du  service.  Ici  les  quatre  serpents  blancs  peuvent 
être  pris  pour  quatre  Européens  que  le  songeur  doit  tuer,  et  l'aigle 
roux  pour  un  Indien  auquel  il  enlèvera  la  chevelure. 

Un  guerrier,  dans  la  nuit  des  songes,  augmenta  sa  chanson  de  mort 
de  l'histoire  d'un  chien  qui  avoit  des  oreilles  de  feu  ;  il  ne  put  jamais 
obtenir  l'explication  de  son  rêve,  et  il  partit  pour  sa  cabane.  Ces 
usages,  qui  tiennent  du  caractère  de  l'enfance,  pourroient  favoriser  la 
lâcheté  chez  l'Européen  ;  mais  chez  le  sauvage  du  nord  de  l'Amérique 
ils  n'avoiont  point  cet  inconvénient  :  on  n'y  reconnoissoit  qu'un  acte 
de  cette  volonté  li])re  et  bizarre  dont  l'Indien  ne  se  départ  jamais, 
quel  que  soit  l'homme  auquel  il  se  soumet  un  moment  par  raison  ou 
par  caprice. 

Dans  la  nuit  des  songes,  les  jeunes  gens  craignent  beaucoup  que  le 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  167 

jongleur  n'ait  mal  rêvé,  c'est-à-dire  qu'il  n'ait  eu  peur;  car  le  jongleur, 
par  un  seul  songe,  peut  faire  rebrousser  chemin  à  l'armée,  eût-elle 
marché  deux  cents  lieues.  Si  quelque  guerrier  a  cru  voir  les  esprits , 
de  ses  pères,  ou  s'il  s'est  figuré  entendre  leur  voix,  il  oblige  aussi  le 
camp  à  la  retraite.  L'indépendance  absolue  et  la  religion  sans  lumière 
gouvernent  les  actions  des  sauvages. 

Aucun  rêve  n'ayant  dérangé  l'expédition,  elle  se  remet  en  route. 
Les  femmes  peintes  sont  laissées  derrière  avec  les  canots;  on  envoie  en 
avant  une  vingtaine  de  guerriers  choisis  entre  ceux  qui  ont  fait  le  ser- 
ment des  amis  '.  Le  plus  grand  ordre  et  le  plus  profond  silence  régnent 
dans  la  troupe;  les  guerriers  cheminent  à  la  file,  de  manière  que  celui 
qui  suit  pose  le  pied  dans  l'endroit  quitté  par  le  pied  de  celui  qui  pré- 
cède :  on  évite  ainsi  la  multiplicité  d^s  traces.  Pour  pins  de  précau- 
tion, le  guerrier  qui  ferme  la  marche  répand  des  feuilles  mortes  et  de 
la  poussière  derrière  lui.  Le  chef  est  à  la  tête  de  la  colonne.  Guidé 
par  les  vestiges  de  l'ennemi,  il  parcourt  leurs  sinuosités  à  travers  les 
buissons,  comme  un  limier  sagace.  De  temps  en  temps  on  fait  halte  et 
l'on  prête  une  oreille  attentive.  Si  la  chasse  est  l'image  de  la  guerre 
parmi  les  Européens,  chez  les  sauvages  la  guerre  est  l'image  de  la 
chasse  :  l'Indien  apprend,  en  poursuivant  les  hommes,  à  découvrir  les 
ours.  Le  plus  grand  général  dans  l'état  de  nature  est  le  plus  fort  et  le 
plus  vigoureux  chasseur;  les  qualités  intellectuelles,  les  combinaisons 
savantes,  l'usage  perfectionné  du  jugement,  font  dans  l'état  social 
les  grands  capitaines. 

Les  coureurs  envoyés  à  la  découverte  rapportent  quelquefois  des 
paquets  de  roseaux  nouvellement  coupés;  ce  sont  des  défis  ou  des 
cartels.  On  compte  les  roseaux  :  leur  nombre  indique  celui  des  enne- 
mis. Si  les  tribus  qui  portoient  autrefois  ces  défis  étoient  connues, 
comme  celle  des  Hurons,  pour  leur  franchise  militaire,  les  paquets 
de  jonc  disoient  exactement  la  vérité;  si,  au  contraire,  elles  étoient 
renommées,  comme  celle  des  Iroquois,  pour  leur  génie  politique,  les 
roseaux  augmentoient  ou  diminuoient  la  force  numérique  des  com- 
battants. 

L'emplacement  d'un  camp  que  l'ennemi  a  occupé  la  veille  vient-il 
à  s'offrir,  on  l'examine  avec  soin  :  selon  la  construction  des  huttes, 
les  chefs  reconnoissent  les  différentes  tribus  de  la  même  nation  et 
leurs  différents  alliés.  Les  huttes  qui  n'ont  qu'un  seul  poteau  à  l'entrée 
sont  celles  des  Illinois.  L'addition  d'une  seule  perche,  son  inclinaison 
plus  ou  moins  forte,  devient  un  indice.  Les  ajoupas  ronds  sont  ceux 

1.  Voj'ez  Les  Natchez. 


168  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

des  Outouois.  Une  hutle  dont  le  toit  est  plat  et  exhaussé  annonce  des 
chairs  blanches.  11  arrive  quelquefois  que  les  ennemis,  avant  d'être 
rencontrés  par  la  nation  qui  les  cherche,  ont  battu  un  parti  allié  de 
cette  nation  :  pour  intimider  ceux  qui  sont  à  leur  poursuite,  ils  laissent 
derrière  eux  un  monument  de  leur  vicloire.  On  trouva  un  jour  un 
large  bouleau  dépouillé  de  son  écorce.  Sur  l'obier  nu  et  blanc  étoit 
tracé  un  ovale  où  se  détachoient,  en  noir  et  en  rouge,  les  figures  sui- 
vantes :  un  ours,  une  feuille  de  bouleau  rongée  par  un  papillon,  dix 
cercles  et  quatre  nattes,  un  oiseau  volant,  une  lune  sur  des  gerbes  de 
maïs,  un  canot  et  trois  ajoupas,  un  pied  d'homme  et  vingt  huttes, 
un  hibou  et  un  soleil  à  son  couchant,  un  hibou,  trois  cercles  et  un 
homme  couché,  un  casse-tête  et  trente  têtes  rangées  sur  une  ligne 
droite,  deux  hommes  debout  sur  un  petit  cercle,  trois  têtes  dans  un 
arc  avec  trois  lignes. 

L'ovale  avec  des  hiéroglyphes  désignoit  un  chef  illinois  appelé  Ata- 
bou  ;  on  le  reconnoissoit  par  les  marques  particulières  qui  étoient 
celles  qu'il  avoit  au  visage;  l'ours  étoit  le  manitou  de  ce  chef  ;  la 
feuille  de  bouleau  rongée  par  un  papillon  représentoit  le  symbole 
national  des  Illinois  ;  les  dix  cercles  nombroient  mille  guerriers,  cha- 
que cercle  étant  posé  pour  cent  ;  les  quatre  nattes  proclamoient  quatre 
avantages  obtenus;  l'oiseau  volant  marquoit  le  départ  des  Illinois;  la 
lune  sur  des  gerbes  de  maïs  signifioit  que  ce  départ  avoit  eu  lieu 
dans  la  lune  du  blé  vert  ;  le  canot  et  les  trois  ajoupas  racontoicnt  que 
les  mille  guerriers  avoient  voyagé  trois  jours  par  eau  ;  le  pied  d'homme 
et  les  vingt  huttes  dénotoient  vingt  jours  de  marche  par  terre  ;  le 
hibou  étoit  le  symbole  des  Chicassas;  le  soleil  à  son  couchant  mon- 
troit  que  les  Illinois  étoient  arrivés  à  l'ouest  du  camp  des  Chicassas; 
le  hibou,  les  trois  cercles  et  l'homme  couché,  disoient  que  trois  cents 
Chicassas  avoient  été  surpris  pendant  la  nuit  ;  le  casse-tête  et  les 
trente  têtes  rangées  sur  une  ligne  droite  déclaroient  que  les  Illinois 
avoient  tué  trente  Chicassas.  Les  deux  hommes  debout  sur  un  petit 
cercle  annonçoient  qu'ils  emmenoient  vingt  prisonniers;  les  trois 
têtes  dans  l'arc  comptoient  trois  morts  du  côté  des  Illinois,  et  les  trois 
lignes  iudiquoient  trois  blessés. 

Un  chef  de  guerre  doit  savoir  expliquer  avec  rapidité  et  précision 
ces  em])lèmes  ;  et  par  les  connoissancos  qu'il  a  de  la  force  et  des 
alliances  de  l'ennemi,  il  doit  juger  du  plus  ou  moins  d'exactitude 
historique  de  ces  trophées.  S'il  prend  le  parti  d'avancer,  malgré  les 
victoires  vraies  ou  prétendues  de  l'ennemi,  il  se  prépare  au  comijat. 

De  nouveaux  investigateurs  sont  dé[)r(hés.  ils  s'avancent  en  se 
courbant  le  long  des  buissons,  et  quelquefois  en  se  traînant  sur  les 


VOYAGE  EN  AMÉRIQUE.  169 

mains.  Ils  montent  sur  les  plus  hauts  arbres;  quand  ils  ont  de'couvert 
les  huttes  hostiles,  ils  se  hâtent  de  revenir  au  camp,  et  de  rendre 
compte  au  chef  de  la  position  de  l'ennemi.  Si  cette  position  est  forte, 
on  examine  par  quel  stratagème  on  pourra  la  lui  faire  abandonner. 

Un  des  stratagèmes  les  plus  communs  est  de  contrefaire  le  cri  des 
bêtes  fauves.  Des  jeunes  gens  se  dispersent  dans  les  taillis,  imitant  le 
bramement  des  cerfs,  le  mugissement  des  buffles,  le  glapissement  des 
renards.  Les  sauvages  sont  accoutumés  à  cette  ruse  ;  mais  telle  est 
leur  passion  pour  la  chasse ,  et  telle  est  la  parfaite  imitation  de  la 
voix  des  animaux,  qu'ils  sont  continuellement  pris  à  ce  leurre.  Ils  sor- 
tent de  leur  camp ,  et  tombent  dans  des  embuscades.  Ils  se  rallient, 
s'ils  le  peuvent,  sur  un  terrain  défendu  par  des  obstacles  naturels, 
tels  qu'une  chaussée  dans  un  marais,  une  langue  de  terre  entre  deux 
lacs. 

Cernés  dans  ce  poste,  on  les  voit  alors,  au  lieu  de  chercher  à  se  faire 
jour,  s'occuper  paisiblement  de  différents  jeux,  comme  s'ils  étoient 
dans  leurs  villages.  Ce  n'est  jamais  qu'à  la  dernière  extrémité  que 
deux  troupes  d'Indiens  se  déterminent  à  une  attaque  de  vive  force  ; 
elles  aiment  mieux  lutter  de  patience  et  de  ruse;  et  comme  ni  l'une  ni 
l'autre  n'a  de  provisions,  ou  ceux  qui  bloquent  un  défilé  sont  contraints 
à  la  retraite,  ou  ceux  qui  y  sont  enfermés  sont  obligés  de  s'ouvrir  un 
passage. 

La  mêlée  est  épouvantable  ;  c'est  un  grand  duel  comme  dans  les 
combats  antiques  :  l'homme  voit  l'homme.  Il  y  a  dans  le  regard 
humain  animé  par  la  colère  quelque  chose  de  contagieux,  de  terrible 
qui  se  communique.  Les  cris  de  mort,  les  chansons  de  guerre,  les 
outrages  mutuels  font  retentir  le  champ  de  bataille;  les  guerriers 
s'insultent  comme  les  héros  d'Homère;  ils  se  connoissent  tous  par  leur 
nom  :  «  Ne  te  souvient-il  plus,  se  disent-ils,  du  jour  où  tu  désirois  que 
tes  pieds  eussent  la  vitesse  du  vent  pour  fuir  devant  ma  flèche!  Vieille 
femme  !  te  ferai-je  apporter  de  la  sagamité  nouvelle  et  de  la  cassine 
brûlante  dans  le  nœud  du  roseau?  —  Chef  babillard,  a  la  large  bou- 
che! répondent  les  autres,  on  voit  bien  que  tu  es  accoutumé  à  porter 
le  jupon  ;  ta  langue  est  comme  la  feuille  du  tremble ,  elle  remue  sans 
cesse.  » 

Les  combattants  se  reprochent  ainsi  leurs  imperfections  naturelles  : 
ils  se  donnent  le  nom  de  boiteux  ,  de  louche,  de  petit  ;  ces  blessures 
faites  à  l'amour-propre  augmentent  leur  rage.  L'affreuse  coutume  de 
scalper  l'ennemi  augmente  la  férocité  du  combat.  On  met  le  pied  sur 
le  cou  du  vaincu  :  de  la  main  gauche  on  saisit  le  toupet  de  cheveux 
que  les  Indiens  gardent  sur  le  sommet  de  la  tête  ;  de  la  main  droite 


170  VOYAGE  EN  AMÉRIQUE. 

on  trace,  à  l'aide  d'un  étroit  couteau,  un  cercle  dans  le  crâne,  autour 
de  la  chevelure  :  ce  trophée  est  souvent  enlevé  avec  tant  d'adresse, 
que  la  cervelle  reste  à  découvert  sans  avoir  été  entamée  par  la  pointe 
de  l'instrument. 

Lorsque  deux  partis  ennemis  se  présentent  en  rase  campagne, 
et  que  l'un  est  plus  foible  que  l'autre,  le  plus  foible  creuse  des 
trous  dans  la  terre,  il  y  descend  et  s'y  bat,  ainsi  que  dans  ces  villes  de 
guerre  dont  les  ouvrages,  presque  de  niveau  avec  le  sol,  présentent  peu 
de  surface  au  boulet.  Les  assiégeants  lancent  leurs  flèches  comme  des 
bombes,  avec  tant  de  justesse,  qu'elles  retombent  sur  la  tête  des 
assiégés. 

Des  honneurs  militaires  sont  décernés  à  ceux  qui  ont  abattu  le  plus 
d'ennemis  :  on  leur  permet  de  porter  des  plumes  de  killiou.  Pour  éviter 
les  injustices,  les  flèches  de  chaque  guerrier  portent  une  marque  par- 
ticulière :  en  les  retirant  du  corps  de  la  victime,  on  connoît  la  main 
qui  les  a  lancées. 

L'arme  à  feu  ne  peut  rendre  témoignage  de  la  gloire  de  son  maître. 
Lorsque  l'on  tue  avec  la  balle,  le  casse-tête  ou  la  hache,  c'est  par  le 
nombre  des  chevelures  enlevées  que  les  exploits  sont  comptés. 

Pendant  le  combat,  il  est  rare  que  l'on  obéisse  au  chef  de  guerre, 
qui  lui-même  ne  cherche  qu'à  se  distinguer  personnellement.  11  est 
rare  que  les  vainqueurs  poursuivent  les  vaincus  :  ils  restent  sur  le 
champ  de  bataille  à  dépouiller  les  moris,  à  lier  les  prisonniers,  à  célé- 
brer le  triomphe  par  des  danses  et  des  chants  :  on  pleure  les  amis 
que  l'on  a  perdus  :  leurs  corps  sont  cxposi's  avec  de  grandes  Inmenta- 
tions  sur  les  branches  des  arbres  :  les  corps  des  ennemis  demeurent 
étendus  dans  la  poussière. 

Un  guerrier  détaché  du  camp  porte  h  la  nation  la  nouvelle  de  la 
victoire  et  du  retour  de  l'armée  '  :  les  vieillards  s'assemblent;  le  chef 
de  guerre  fait  au  conseil  le  rapport  de  l'expédition  :  d'après  ce  rap- 
port on  se  détermine  à  continuer  la  guerre  ou  à  négocier  la  paix. 

Si  l'on  se  décide  à  la  paix,  les  prisonniers  sont  conservés  comme 
moyen  de  la  conclure  :  si  l'on  s'obstine  à  la  guerre,  les  prisonniers  sont 
livrés  au  supplice.  Qu'il  me  soit  permis  de  renvoyer  les  lecteurs  à 
l'épisode  d'Atala  et  aux  Natchez  pour  le  détail.  Les  femmes  se  mon- 
tront  ordinairement  cruelles  dans  ces  vengeances  :  elles  dt'cliircnt  les 
prisonniers  avec  leurs  ongles,  les  percent  avec  les  instruments  des 
travaux  domestiques,  et  apprêtent  le  repas  de  leur  chair.  Ces  chairs  se 
mangent  grilléfs  ou  bouillies,  et  les  cannibales  connoissent  les  parties 

1.  Oi  retour  est  décrit  dans  le  xi"  livre  des  AVj/cAcr. 


VOYAGE  EN   AMERIQUE.  171 

les  plus  succulentes  de  la  victime.  Ceux  qui  ne  dévorent  pas  leurs 
ennemis,  du  moins  boivent  leur  sang,  et  s'en  barbouillent  la  poitrine 
et  le  visage. 

Mais  les  femmes  ont  aussi  un  beau  privilège  :  elles  peuvent  sauver 
les  prisonniers  en  les  adoptant  pour  frères  ou  pour  maris,  surtout  si 
elles  ont  perdu  des  frères  ou  des  maris  dans  le  combat.  L'adoption 
confère  les  droits  de  la  nature  :  il  n'y  a  point  d'exemple  qu'un  prison- 
nier adopté  ait  trahi  la  famille  dont  il  est  devenu  membre,  et  il  ne 
montre  pas  moins  d'ardeur  que  ses  nouveaux  compatriotes  en  portant 
les  armes  contre  son  ancienne  nation  :  de  là  les  aventures  les  plus 
pathétiques.  Un  père  se  trouve  assez  souvent  en  face  d'un  fils ,  si  le 
fils  terrasse  le  père,  il  le  laisse  aller  une  première  fois ,  mais  il  lui  dit  : 
((  Tu  m'as  donné  la  vie,  je  te  la  rends  :  nous  voilà  quittes.  Ne  te  pré- 
sente plus  devant  moi,  car  je  t'enlèverois  la  chevelure.  » 

Toutefois  les  prisonniers  adoptés  ne  jouissent  pas  d'une  sûreté  com- 
plète. S'il  arrive  que  la  tribu  où  ils  servent  fasse  quelque  perte,  on 
les  massacre  :  telle  femme  qui  avoit  pris  soin  d'un  enfant  le  coupe  en 
deux  d'un  coup  de  hache. 

Les  Iroquois,  renommés  d'ailleurs  pour  leur  cruauté  envers  les  pri- 
sonniers de  guerre ,  avoient  un  usage  qu'on  auroit  xlit  emprunté  des 
Romains ,  et  qui  annonçoit  le  génie  d'un  grand  peuple  :  ils  incorpo- 
roient  la  nation  vaincue  dans  leur  nation  sans  la  rendre  esclave;  ils  né 
la  forçoient  même  pas  d'adopter  leurs  lois;  ils  ne  la  soumettoientqu'à 
leurs  mœurs. 

Toutes  les  tribus  ne  brûloient  pas  leurs  prisonniers  ;  quelques-unes 
se  contentoient  de  les  réduire  en  servitude.  Les  sachems,  rigides  par- 
tisans des  vieilles  coutumes,  déploroient  cette  humanité ,  dégénéra- 
tion, selon  eux,  de  l'ancienne  vertu.  Le  christianisme,  en  se  répan- 
dant chez  les  Indiens,  a vcit  contribué  à  adoucir  des  caractères  féroces. 
C'étoit  au  nom  d'un  Dieu  sacrifié  par  les  hommes  que  les  mission- 
naires obtenoient  l'abolition  des  sacrifices  humains  :  ils  plantoient  la 
croix  à  la  place  du  poteau  du  supplice,  et  le  sang  de  Jésus-Christ 
rachetoit  le  sang  du  prisonnier. 


172  VOYAGE  EN    AMÉRIQUE. 


RELIGION, 

Lorsque  les  Européens  abordèrent  en  Amérique,  ils  trouvèrent 
parmi  les  sauvages  des  croyances  religieuses  presque  effacées  aujour- 
d'hui. Les  peuples  de  la  Floride  et  de  la  Louisiane  adoroient  presque 
tous  le  soleil,  comme  les  Péruviens  et  les  Mexicains.  Ils  avoient  des 
temples,  des  prêtres  ou  jongleurs,  des  sacrifices;  ils  mcloient  seule- 
ment à  ce  culte  du  midi  le  culte  et  les  traditions  de  quelque  divinité 
du  nord. 

Les  sacrifices  publics  avoient  lieu  au  bord  des  fleuves  ;  ils  se  fai- 
soientaux  changements  de  saison,  ou  à  l'occasion  de  la  paix  ou  de  la 
guerre.  Les  sacrifices  particuliers  s'accomplissoient  dans  les  huttes. 
On  jetoit  au  vent  les  cendres  profanes,  et  l'on  allumoit  un  feu  nou- 
veau. L'offrande  aux  bons  et  aux  mauvais  génies  consistoit  en  peaux 
de  bêtes,  ustensiles  de  ménage,  armes,  colliers,  le  tout  de  peu  de 
valeur. 

Mais  une  superstition  commune  à  tous  les  Indiens,  et  pour  ainsi 
dire  la  seule  qu'ils  aient  conservée,  c'étoit  celle  des  manitous.  Chaque 
sauvage  a  son  manitou  ,  comme  chaque  nègre  a  son  fétiche  :  c'est  un 
oiseau,  un  poisson,  un  quadrupède,  un  r 'i)tile,  une  pierre,  un  mor- 
ceau de  bois,  un  lambeau  d'étoffe,  un  objet  coloré,  un  ornement  amé- 
ricain ou  européen.  Le  chasseur  prend  soin  de  ne  tuer  ni  blesser 
l'animal  qu'il  a  choisi  pour  manitou  :  quand  ce  malheur  lui  arrive,  il 
cherche  par  tous  les  moyens  possibles  à  apaiser  les  mânes  du  dieu 
mort;  mais  il  n'est  parfaitement  rassuré  que  quand  il  a  rcvc  un  autre 
manitou. 

Les  songes  jouent  un  grand  rôle  dans  la  religion  du  sauvage;  leur 
interprétation  est  une  science,  et  leurs  illusions  sont  tenues  pour  des 
réalités.  Chez  les  peuples  civilisés  c'est  souvent  le  contraire  :  les  réa- 
lités sont  des  illusions. 

Parmi  les  nations  indigènes  du  Nouveau-Monde  le  dogme  de  l'im- 
mortalité de  l'âme  n'est  pas  distinctement  exprimé,  mais  elles  en  ont 
toutes  une  idée  confuse,  comme  le  témoignent  leurs  usages,  leurs 
fables,  leurs  cérémonies  funèbres,  leur  piété  envers  les  morts.  Loin 
de  nior  l'immortalité  de  l'âme,  les  sauvages  la  multiplient  :  ils  sem- 
blent r.iccorder  aux  âmes  des  bCtes,  depuis  l'insecle,  le  reptile,  le 
poisson  etl'oisoau,  jusqu'au  plus  grand  quadrupède.  En  effet,  des 
peuples  qui  voient  et  qui  entendent  parloiit  des  esprits  doivent  natu- 
rellenieul  sujjposer  qu'ils  en  portent  lui  en  eux-mêmes,  et  que  les 


VOYAGE  EN   AMERIQUE.  173 

êtres  animés  compagnons  de  leur  solitude  ont  aussi  leurs  intelligences 
divines. 

Chez  les  nations  du  Canada,  il  existoit  un  système  complet  de 
fables  religieuses,  et  l'on  remarquoit,  non  sans  étonnement,  dans  ces 
fables  des  traces  des  fictions  grecques  et  des  vérités  bibliques. 

Le  Grand-Lièvre  assembla  un  jour  sur  les  eaux  sa  cour,  composée  de 
l'orignal^  du  chevreuil,  de  l'ours  et  des  autres  quadrupèdes.  Il  tira 
un  grain  de  sable  du  fond  du  grand  lac,  et  il  en  forma  la  terre.  Il 
créa  ensuite  les  hommes  des  corps  morts  des  divers  animaux. 

Une  autre  tradition  fait  d'Areskoui  ou  d'Agresgoué,  dieu  de  la 
guerre,  l'Être  suprême  ou  le  Grand-Esprit. 

Le  Grand-Lièvre  fut  traversé  dans  ses  desseins  :  le  d  eu  des  eaux, 
Michabou,  surnommé  le  Grand-Chat-ïigr(!,  s'opposa  à  l'entreprise  du 
Grand-Lièvre;  celui-ci  ayant  à  combattre  Michabou  ne  put  créer  que 
six  hommes  :  un  de  ces  hommes  monta  au  ciel;  il  eut  commerce  avec 
la  belle  Athaensic,  divinité  des  vengeances.  Le  Grand-Lièvre,  s'aperce- 
vant  qu'elle  étoit  enceinte,  la  précipita  d'un  coup  de  pied  sur  la  terre  : 
elle  tomba  sur  le  dos  d'une  tortue. 

Quelques  jongleurs  prétendent  qu'Athaensiceut  deux  fils,  dont  l'un 
tua  l'autre  ;  mais  on  croit  généralement  qu'elle  ne  mit  au  monde 
qu'une  fille,  laquelle  devint  mère  de  Tahouet-Saron  et  de  Jouskeka. 
Jouskeka  tua  Tahouet-Saron. 

Athaensic  est  quelquefois  prise  pour  la  lune,  et  Jouskeka  pour  le 
soleil.  Areskoui,  dieu  de  la  guerre,  devient  aussi  le  soleil.  Parmi  les 
Natchez,  Athaensic,  déesse  de  la  vengeance,  étoit  la  femme-cJief  des 
mauvais  manitous,  comme  Jouskeka  étoit  la  femme-chef  des  bons. 

A  la  troisième  génération,  la  race  de  Jouskeka  s'éteignit  presque 
tout  entière  :  le  Grand-Esprit  envoya  un  déluge.  Messou,  autrement 
Saketchak,  voyant  ce  débordement,  députa  un  corbeau  pour  s'enqué- 
rir de  l'état  des  choses,  mais  le  corbeau  s'acquitta  mal  de  sa  commis- 
sion ;  alors  Messou  fit  partir  le  rat  musqué,  qui  lui  apporta  un  peu  de 
limon.  Messou  rétablit  la  terre  dans  son  premier  état;  il  lança  des 
flèches  contre  le  tronc  des  arbres  qui  restoient  encore  debout,  et  ces 
flèches  devinrent  des  branches.  Il  épousa  ensuite,  par  reconnoissance, 
une  femelle  du  rat  musqué  :  de  ce  mariage  naquirent  tous  les  hommes 
qui  peuplent  aujourd'hui  le  monde. 

Il  y  a  des  variantes  à  ces  fables  :  selon  quelques  autorités ,  ce  ne 
fut  pas  Messou  qui  fit  cesser  l'inondation,  mais  la  tortue  sur  laquelle 
Athaensic  tomba  du  ciel  :  celte  tortue,  en  nageant,  écarta  les  eaux 
avec  ses  pattes,  et  découvrit  la  terre.  Ainsi  c'est  la  vengeance  qui  est 
la  mère  de  la  nouvelle  race  des  hommes. 


17/,  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

Le  Grand -Castor  est  après  le  Grand-Lièvre  le  plus  puissant  des 
manitous  :  c'est  lui  qui  a  formé  le  lac  Nipissingue  :  les  cataractes  que 
l'on  trouve  dans  la  rivière  des  Ontaouois,  qui  sortent  du  Nipissingue, 
sont  les  restes  des  chaussées  que  le  Grand-Castor  avoit  construites 
pour  former  ce  lac  ;  mais  il  mourut  au  milieu  de  son  entreprise.  11  est 
enterré  au  haut  d'une  montagne  à  laquelle  il  a  donné  sa  forme.  Aucune 
nation  ne  passe  au  pied  de  son  tombeau  sans  fumer  en  son  honneur. 
Michabou,  dieu  des  eaux,  est  né  à  Michilinakinac,  sur  le  détroit  qui 
joint  le  lac  Huron  au  lac  Michigan.  De  là  il  se  transporta  au  Détroit, 
jeta  une  digue  au  saut  Sainte-Marie,  et,  arrêtant  les  eaux  du  lac  Ali- 
mipigon ,  il  fit  le  lac  Supérieur  pour  prendre  des  castors.  Michabou 
apprit  de  l'araignée  à  tisser  des  filets,  et  il  enseigna  ensuite  le  même 
art  aux  hommes. 

11  y  a  des  lieux  où  les  génies  se  plaisent  particulièrement.  A  deux 
journées  au-dessous  du  saut  Antoine,  on  voit  la  grande  Wakon-Teebe 
(la  caverne  du  Grand-Esprit)  :  elle  renferme  un  lac  souterrain  d'une 
profondeur  inconnue  ;  lorsqu'on  jette  une  pierre  dans  ce  lac,  le  Grand- 
Lièvre  fait  entendre  une  voix  redoutable.  Des  caractères  sont  gravés 
par  les  esprits  sur  la  pierre  de  la  voûte. 

Au  soleil  couchant  du  lac  Supérieur  sont  des  montagnes  formées  de 
pierres  qui  brillent  comme  la  glace  des  cataractes  en  hiver.  Derrière 
ces  montagnes  s'étend  un  lac  bien  plus  grand  que  le  lac  Supérieur. 
Michabou  aime  particulièrement  ce  lac  et  ces  montagnes'.  Mais  c'est 
au  lac  Supérieur  que  le  Grand-Esprit  a  fixé  sa  résidence;  on  l'y  voit 
se  promener  au  clair  de  la  lune  :  il  se  plaît  aussi  à  cueillir  le  fruit 
d'un  groseillier  qui  couvre  la  rive  méridionale  du  lac.  Souvent,  assis 
sur  la  pointe  d'un  rocher,  il  déchaîne  les  teiii.'-iêtes.  Il  habite  dans  le 
lac  une  île  qui  porte  son  nom  :  c'est  là  que  les  âmes  des  guerriers 
tombés  sur  le  champ  de  bataille  se  rendent  pour  jouir  du  plaisir  de  la 
chasse. 

Autrefois  du  milieu  du  lac  Sacré  émergeoit  une  montagne  de  cuivre 
que  le  Grand-Esprit  a  enlevée  et  transportée  ailleurs  depuis  long- 
temps; mais  il  a  semé  sur  le  rivage  des  pierres  du  même  métal  qui 
oui  une  vertu  singulière  :  elles  rendent  invisibles  ceux  qui  les  portent. 
Le  Grand-Esprit  ne  veut  pas  qu'on  touche  à  ces  pierres.  Un  jour  des 
Algonquins  furent  assez  téméraires  pour  en  enlever  une  :  à  jieine 
étoieiii-ils  rentrés  dans  leurs  canots,  qu'un  manitou  de  plus  de  soixante 
coudées  de  hauteur,  sortant  du  fond  d'une  forêt,  les  poursuivit  :  les 

i.  CeUe  ancienne  tradition  d'une  ch:ilne  de  montagnes  et  d'un  lac  ininicnse  situé 
au  nord-ouest  du  lac  Supérieur  indique  assez  les' montagnes  Koclieuses  et  l'océan 
Pacilhiuo. 


VOYAGE  E.N   AMERIQUE.  175 

vagues  lui  alloient  à  peine  à  la  ceinture  ;  il  obligea  les  Algonquins  de 
jeter  dans  les  flots  le  trésor  qu'ils  avoient  ravi. 

Sur  les  bords  du  lac  Huron,  le  Grand-Esprit  a  fait  chanter  le  lièvre 
blanc  comme  un  oiseau,  et  donné  la  voix  d'un  chat  à  l'oiseau  bleu. 

Athaensic  a  planté  dans  les  îles  du  lac  Érié  l'herbe  à  la  puce  :  si  un 
guerrier  regarde  cette  herbe,  il  est  saisi  de  la  fièvre-,  s'il  la  touche,  un 
feu  subtil  court  sur  sa  peau.  Athaensic  planta  encore  au  bord  du  lac 
É  rié  le  cèdre  blanc  pour  détruire  la  race  des  hommes  :  la  vapeur  de 
l'arbre  fait  mourir  l'enfant  dans  le  sein  de  la  jeune  mère,  comme  la 
pluie  fait  couler  la  grappe  sur  la  vigne. 

Le  Grand-Lièvre  a  donné  la  sagesse  au  chat-huant  du  lac  Érié.  Cet 
oiseau  fait  la  chasse  aux  souris  pendant  l'été;  il  les  mutile  et  les 
emporte  toutes  vivantes  dans  sa  demeure,  où  il  prend  soin  de  les 
engraisser  pour  l'hiver.  Cela  ne  ressemble  pas  trop  mal  aux  maîtres 
des  peuples. 

A  la  cataracte  du  Niagara  habite  le  génie  redoutable  des  Iroquois. 

Auprès  du  lac  Ontario,  des  ramiers  mâles  se  précipitent  le  matin 
dans  la  rivière  Gennessé;  le  soir  ils  sont  suivis  d'un  pareil  nombre  de 
femelles  ;  ils  vont  chercher  la  belle  Endaé,  qui  fut  retirée  de  la  con- 
trée des  âmes  par  le  chant  de  son  époux. 

Le  petit  oiseau  du  lac  Ontario  fait  la  guerre  au  serpent  noir.  Voici 
ce  qui  a  donné  lieu  à  cette  guerre. 

Hondiounétoit  un  fameux  chef  des  Iroquois  constructeurs  de  cabanes. 
11  vit  la  jeune  Almilao,  et  il  fut  étonné.  Il  dansa  trois  fois  de  colère,  car 
Almilao  étoit  fille  de  la  nation  des  Hurons,  ennemis  des  Iroquois. 
Hondioun  retourna  à  sa  hutte  en  disant  :  «  C'est  égal  ;  »  mais  l'âme 
du  guerrier  ne  parloit  pas  ainsi. 

Il  demeura  couché  sur  la  natte  pendant  deux  soleils,  il  ne  put  dor- 
mir :  au  troisième  soleil  il  ferma  les  yeux,  et  vit  un  ours  dans  ses 
songes.  Il  se  prépara  à  la  mort. 

n  se  lève,  prend  ses  armes,  traverse  les  forêts,  et  arrive  à  la  hutte 
d'Almilao,  dans  le  pays  des  ennemis.  Il  faisoit  nuit. 

Almilao  entend  marcher  dans  sa  cabane;  elle  dit  :  «  Akouessan, 
assieds-toi  sur  ma  natte.  »  Handioun  s'assit  sans  parler  sur  la  natte. 
Athaensic  et  sa  rage  étoient  dans  son  cœur.  Almilao  jette  un  bras 
autour  du  guerrier  iroquois  sans  le  connoître,  et  cherche  ses  lèvres. 
Hondioun  l'aima  comme  la  lune. 

Akouessan  l'Abénakis  ,  allié  des  Hurons,  arrive;  il  s'approche  dans 
les  ténèbres  :  les  amants  dormoient.  Il  se  glisse  auprès  d'Almilao,  sans 
apercevoir  Hondioun  roulé  dans  les  peaux  de  la  couche.  Akouessan 
enchanta  le  sommeil  de  sa  maîtresse. 


176  VOYAGE  EN  AMÉRIQUE. 

Hondioun  s'éveille,  étend  la  main,  touche  la  chevelure  d'un  guer- 
rier. Le  cri  de  guerre  ébranle  la  cabane.  Les  sachems  des  Ilurons 
accourent.  Akouessan  l'Abénakis  n'étoit  plus. 

Hondioun,  le  chef  iroqnois,  est  attaché  au  poteau  des  prisonniers, 
et  chante  sa  chanson  de  mort;  il  appelle  Almilao  au  milieu  du  feu,  et 
invite  la  fille  huronne  à  lui  dévorer  le  cœur.  Celle-ci  pleuroit  et  sou- 
rioit  :  la  vie  et  la  mort  étoient  sur  ses  lèvres. 

Le  Grand-Lièvre  fit  entrer  l'âme  d'Hondioun  dans  le  serpent  noir, 
et  celle  d'Almilao  dans  le  petit  oiseau  du  lac  Ontario.  Le  petit  oiseau 
attaque  le  serpent  noir  et  l'étend  mort  d'un  coup  de  bec.  Akouessan 
fut  changé  en  homme  marin. 

Le  Grand-Lièvre  fit  une  grotte  de  marbre  noir  et  vert  dans  le  pays 
des  Abénakis;  il  planta  un  arbi'o  dans  le  lac  salé  (la  mer),  à  l'entrée 
de  la  grotte.  Tous  les  efforts  des  chairs  blanches  n'ont  jamais  pu  arra- 
cher cet  arbre.  Lorsque  la  tempête  souffle  sur  le  lac  sans  rivage,  le 
Grand-Lièvre  descend  du  rocher  bleu  et  vient  pleurer  sous  l'arbre 
Hondioun,  Almilao  et  Akouessan. 

C'est  ainsi  que  les  fables  des  sauvages  amènent  le  voyageur  du 
fond  des  lacs  du  Canada  aux  rivages  de  l'Atlantique.  Moïse,  Lucrèce 
et  Ovide  sembloient  avoir  légué  à  ces  peuples,  le  premier  sa  tradition, 
le  second  sa  mauvaise  physique,  le  troisième  ses  métamorphoses.  Il 
y  avoit  dans  tout  cela  assez  de  religion,  de  mensonge  et  de  poésie  pour 
s'instruire,  s'égarer  et  se  consoler. 


GOUVERNEMENT. 

LES   NATCIIEZ. 
Despotisme  dans  l'état  de  nature. 

Presque  toujours  on  a  confondu  l'état  de  nature  avec  l'état  sauvage  : 
de  cette  méprise  il  est  arrivé  qu'on  s'est  figuré  que  les  sauvages 
n'avoicnt  point  de  gouvernement,  que  chaque  famille  étoit  simple- 
ment conduite  par  son  chef  ou  par  son  père;  qu'une  chasse  ou  une 
guerre  jéiinissoil  occasionnellement  les  familles  dans  un  intérêt  com- 
mun; mais  que  cet  intérêt  satisfait,  les  familles  retournoient  à  leur 
isolement  et  à  leur  indépendance. 


VOYAGE  EN  AMÉRIQUE.  177 

Ce  sont  là  de  notables  erreurs.  On  retrouve  parmi  les  sauvages  le 
type  de  tous  les  gouvernements  connus  des  peuples  civilisés,  depuis 
le  despotisme  jusqu'à  la  république,  en  passant  par  la  monarchie 
limitée  ou  absolue,  élective  ou  héréditaire. 

Les  Indiens  de  l'Amérique  septentrionale  connoissent  les  monar- 
chies et  les  républiques  représentatives;  le  fédéralisme  étoit  une  des 
formes -politiques  les  plus  communes  employées  par  eux  :  l'étendue 
de  leur  désert  avoit  fait  pour  la  science  de  leurs  gouvernements  ce 
que  l'excès  de  la  population  a  produit  pour  les  nôtres. 

L'erreur  où  l'on  est  tombé  relativement  à  l'existence  poUtique  du 
gouvernement  sauvage  est  d'autant  plus  singulière,  que  l'on  auroit 
dû  être  éclairé  par  l'histoire  des  Grecs  et  des  Romains  :  à  la  naissance 
de  leur  empire  ils  avoient  des  institutions  très-compliquées. 

Les  lois  politiques  naissent  chez  les  hommes  avant  les  lois  civiles, 
qui  sembleroient  néanmoins  devoir  précéder  les  premières  ;  mais  il 
est  de  fait  que  le  pouvoir  s'est  réglé  avant  le  droit,  parce  que  les 
hommes  ont  besoin  de  se  défendre  contre  l'arbitraire  avant  de  fixer 
les  rapports  qu'ils  ont  entre  eux. 

Les  lois  politiques  naissent  spontanément  avec  l'homme,  et  s'éta- 
blissent sans  antécédents  ;  on  les  rencontre  chez  les  hordes  les  plus 
barbares 

Les  lois  civiles,  au  contraire,  se  forment  par  les  usages  :  ce  qui  étoit 
une  coutume  religieuse  pour  le  mariage  d'une  fille  et  d'un  garçon, 
pour  la  naissance  d'un  enfant,  pour  la  mort  d'un  chef  de  famille,  se 
transforme  en  loi  par  le  laps  de  temps.  La  propriété  particulière, 
inconnue  des  peuples  chasseurs,  est  encore  une  source  de  lois  civiles 
qui  manquent  à  l'état  de  nature.  Aussi  n'existoit-il  point  chez  les 
Indiens  de  l'Amérique  septentrionale  de  code  de  délits  et  de  peines. 
Les  crimes  contre  les  choses  et  les  personnes  étoient  punis  par  la 
famille,  non  par  la  loi.  La  vengeance  étoit  la  justice  :  le  droit  naturel 
poursuivoit  chez  l'homme  sauvage  ce  que  le  droit  public  atteint  chez 
Thomme  policé. 

Rassemblons  d'abord  les  traits  communs  à  tous  les  gouvernements 
des  sauvages,  puis  nous  entrerons  dans  le  détail  de  chacim  de  ces 
gouvernements 

Les  nations  indiennes  sont  divisées  en  tribus;  chaque  tribu  a  un 
chef  héréditaire  différent  du  chef  militaire,  qui  tire  son  droit  de 
l'élection,  comme  chez  les  anciens  Ç^rmains. 

Les  tribus  portent  un  nom  particulier  :  la  tribu  de  l'Aigle,  de  l'Ours, 
du  Castor,  etc.  Les  emblèmes  qui  servent  à  distinguer  les  tribus 
deviennent  des  enseignes  à  la  guerre,  des  sceaux  au  bas  des  traités. 

YI.  1-2 


178  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

Les  chefs  des  tribus  et  des  divisions  de  tribu  tirent  leur  nom  de 
quelque  qualité,  de  quelque  défaut  de  leur  esprit  ou  de  leur  per- 
sonne, de  quelque  circonstance  de  leur  vie.  Ainsi  l'un  s'appelle  le 
bison  blanc,  l'autre  la  jambe  cassée,  la  bouche  plaie,  le  jour  sombre,  le 
dardeur,  la  belle  voix,  le  tueur  de  castors,  le  cœur  de  fea,  etc. 

Il  en  fut  ainsi  dans  la  Grèce  :  à  Rome,  Codés  tira  son  nom  de  ses 
yeux  rapprochés,  ou  de  la  perte  de  son  œil,  et  Cicéron,  de  la  verrue 
ou  de  l'industrie  de  son  aïeul.  L'histoire  moderne  compte  ses  rois  et 
ses  guerriers.  Chauve,  Bègue,  Roux,  Boiteux,  Martel  ou  marteau, 
Capet  ou  grosse-téte,  etc. 

Les  conseils  des  nations  indiennes  se  composent  des  chefs  des  tri- 
bus, des  chefs  militaires,  des  matrones,  des  orateurs,  des  prophètes 
ou  jongleurs,  des  médecins  ;  mais  ces  conseils  varient  selon  la  consti- 
tution des  peuples. 

Le  spectacle  d'un  conseil  de  sauvages  est  très-pittoresque.  Quand  la 
cérémonie  du  calumet  est  achevée,  un  orateur  prend  la  parole.  Les 
membres  du  conseil  sont  assis  ou  couchés  à  terre  dans  diverses  atti- 
tudes :  les  uns,  tout  nus,  n'ont  pour  s'envelopper  qu'une  peau  de 
buflle  ;  les  autres,  tatoués  de  la  tête  aux  pieds,  ressemblent  à  des  sta- 
tues égyptiennes  ;  d'autres  entremêlent  à  des  ornements  sauvages,  à 
des  plumes,  à  des  becs  d'oiseau,  à  des  griffes  d'ours,  à  des  cornes  de 
buffle,  à  des  os  de  castor,  à  des  dents  de  poisson,  entremêlent,  dis-je, 
des  ornements  européens.  Les  visages  sont  bariolés  de  diverses  cou- 
leurs, ou  peinturés  de  blanc  ou  de  noir.  On  écoute  attentivement 
l'orateur;  chacune  de  ses  pauses  est  accueillie  par  le  cri  d'applaudis- 
sement oah!  oah! 

Des  nations  aussi  simples  ne  devroient  avoir  rien  à  débattre  en  poli- 
tique; cependant  il  est  vrai  qu'aucun  peuple  civilisé  ne  traite  plus  de 
choses  à  la  fois.  C'est  une  ambassade  à  envoyer  à  une  tribu  pour  la 
féliciter  de  ses  victoires,  un  pacte  d'alliance  à  conclure  ou  à  renou- 
veler, une  explication  à  demander  sur  la  violation  d'un  territoire,  une 
députation  à  faire  partir  pour  aller  pleurer  sur  la  mort  d'un  chef,  un 
suffrage  à  donner  dans  une  diète,  un  chef  à  élire,  un  compétiteur  à 
écarter,  une  médiation  à  offrir  ou  à  accepter  pour  faire  poser  les  armes 
à  deux  peuples,  une  balance  à  maintenir,  afin  que  telle  nation  ne 
devienne  pas  trop  forte  et  ne  menace  pas  la  liberté  des  autres. 
Toutes  CCS  affaires  sont  discutées  avec  ordre;  les  raisons  pour  et 
contre  sont  déduites  avec  clarté.  On  a  connu  des  sachems  qui  possé- 
doient  à  fond  toutes  ces  matières,  et  qui  parloient  avec  une  profondeur 
de  vue  et  de  jugement  dont  peu  d'hommes  d'État  en  Europe  seroient 
capables. 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  179 

Les  délibérations  du  conseil  sont  marquées  dans  des  colliers  de 
diverses  couleurs,  archives  de  l'État  qui  renferment  les  traités  de 
guerre,  de  paix  et  d'alliance,  avec  toutes  les  conditions  et  clauses  de 
ces  traités.  D'autres  colliers  contiennent  les  harangues  prononcées 
dans  les  divers  conseils.  J'ai  mentionné  ailleurs  la  mémoire  artificielle 
dont  usolent  les  Iroquois  pour  retenir  un  long  discours.  Le  travail  se 
partageoit  entre  des  guerriers  qui,  au  moyen  de  quelques  osselets, 
apprenoient  par  cœur,  ou  plutôt  écrivoient  dans  leur  mémoire  la  partie 
du  discours  qu'ils  étoient  chargés  de  reproduire  '. 

Les  arrêtés  des  sachems  sont  quelquefois  gravés  sur  des  arbres  en 
signes  énigmatiques.  Le  temps,  qui  ronge  nos  vieilles  chroniques, 
détruit  également  celles  des  sauvages,  mais  d'une  autre  manière;  il 
étend  une  nouvelle  écorce  sur  le  papyrus  qui  garde  l'histoire  de  l'In- 
dien :  au  bout  d'un  petit  nombre  d'années,  l'Indien  et  son  histoire  ont 
disparu  à  l'ombre  du  même  arbre. 

Passons  maintenant  à  l'histoire  des  institutions  particulières  des 
gouvernements  indiens,  en  commençant  par  le  despotisme. 

Il  faut  remarquer  d'abord  que  partout  où  le  despotisme  est  établi, 
règne  une  espèce  de  civilisation  physique,  telle  qu'on  la  trouve  chez 
la  plupart  des  peuples  de  l'Asie,  et  telle  qu'elle  existoit  au  Pérou  et  au 
Mexique.  L'homme  qui  ne  peut  plus  se  mêler  des  affaiies  publiques, 
et  qui  livre  sa  vie  à  un  maître  comme  une  brute  ou  comme  un  enfant, 
a  tout  le  temps  de  s'occuper  de  son  bien-être  matériel.  Le  système  de 
l'esclavage  soumettant  à  cet  homme  d'autres  bras  que  les  siens,  ces 
machines  labourent  son  champ,  embellissent  sa  demeure,  fabriquent 
ses  vêtements  et  préparent  son  repas.  Mais,  parvenue  à  un  certain 
degré,  cette  civilisation  du  despotisme  reste  stationnaire  ;  car  le  tyran 
supérieur,  qui  veut  bien  permettre  quelques  tyrannies  particulières, 
conserve  toujours  le  droit  de  vie  et  de  mort  sur  ses  sujets,  et  ceux-ci 
ont  soin  de  se  renfermer  dans  une  médiocrité  qui  n'excite  ni  la  cupi- 
dité ni  la  jalousie  du  pouvoir. 

Sous  l'empire  du  despotisme,  il  y  a  donc  commencement  de  luxe  et 
d'administration,  mais  dans  une  mesure  qui  ne  permet  pas  à  l'in- 
dustrie de  se  développer,  ni  au  génie  de  l'homme  d'arriver  à  la  liberté 
par  les  lumières. 

Ferdinand  de  Soto  trouva  des  peuples  de  cette  nature  dans  les  Flo- 
rides,  et  vint  mourir  au  bord  du  Mississipi.  Sur  ce  grand  fleuve  s'éten- 
doit  la  domination  des  Natchez.  Ceux-ci  étoient  originaires  du  Mexique, 

1.  On  peut  voir  dans  Les  Natchez  la  description  d'un  conseil  de  sauvages,  tenu 
sur  le  rocher  du  Lac  :  les  détails  en  sont  rigoureusement  historiques. 


180  VOYAGE   EN   AMERIQUE. 

qu'ils  ne  quittèrent  qu'après  la  chute  du  trône  de  Montezumc.  L'épo- 
que de  l'émigration  des  Natchez  concorde  avec  celle  des  Chicassais,  • 
qui  venoient  du  Pérou,  également  chassés  de' leur  terre  natale  par  l'in-  ! 
vasion  des  Espagnols.  ' 

Un  chef  surnommé  le  soleil  gouvernoit  les  Natchez  :  ce  chef  pré- 
tendoit  descendre  de  l'astre  du  jour.  La  succession  au  trône  avoit  lieu 
par  les  femmes  :  ce  n'étoit  pas  le  fils  même  du  soleil  qui  lui  succédoit, 
mais  le  fils  de  sa  sœur  ou  de  sa  plus  proche  parente.  Cette  femme- 
chef,  tel  étoit  son  nom,  avoit  avec  le  soleil  une  garde  de  jeunes  gens 
appelés  allouez. 

Les  dignitaires  au-dessous  du  soleil  étoient  les  deux  chefs  de  guerre, 
les  deux  prêtres,  les  deux  officiers  pour  les  traités,  l'inspecteur  des 
ouvrages  et  des  greniers  publics,  homme  puissant,  appelé  le  chef  de 
la  farine,  et  les  quatre  maîtres  des  cérémonies. 

La  récolte,  faite  en  commun  et  mise  sous  la  garde  du  soleil,  fut 
dans  l'origine  la  cause  principale  de  l'établissement  de  la  tyrannie. 
Seul  dépositaire  de  la  fortune  publique,  le  monarque  en  profita  pour 
se  faire  des  créatures  :  il  donnoit  aux  uns  aux  dépens  des  autres;  il 
inventa  cette  hiérarchie  de  places  qui  intéressent  une  foule  d'hommes 
au  pouvoir  par  la  complicité  dans  l'oppression.  Le  soleil  s'entoura  de 
satellites  prêts  à  exécuter  ses  ordres.  Au  bout  de  quelques  générations, 
des  classes  se  formèrent  dans  l'État  :  ceux  qui  descendoient  des  géné- 
raux ou  des  officiers  des  allouez  se  prétendirent  nobles;  on  les  crut. 
Alors  furent  inventées  une  multitude  de  lois  :  chaque  individu  se  vit 
obligé  de  porter  au  soleil  une  partie  de  sa  chasse  ou  de  sa  pêche.  Si 
celui-ci  comraandoit  tel  ou  tel  travail,  on  étoit  tenu  de  l'exécuter  sans 
en  recevoir  de  salaire.  En  imposant  la  corvée,  le  soleil  s'empara  du 
droit  de  juger.  «  Qu'on  me  défasse  de  ce  chien,  »  disoit-il,  et  ses 
gardes  obéissoient. 

Le  despotisme  du  soleil  enfanta  celui  de  la  femme-chef,  et  ensuite 
celui  des  nobles.  Quand  une  nation  devient  esclave,  il  se  forme  une 
chaîne  de  tyrans  depuis  la  première  classe  jusqu'à  la  dernière.  L'ar- 
bitraire du  pouvoir  de  la  femme-chef  prit  le  caractère  du  sexe  de  cette 
souveraine;  il  se  porta  du  côté  des  mœurs.  La  femme-chef  se  crut 
maîtresse  de  prendre  autant  de  maris  et  d'amants  (lu'ellc  le  voulut  ; 
elle  faisoit  ensuite  étrangler  les  objets  de  ses  caprices.  En  peu  de 
temps  il  fut  admis  que  le  jeune  soleil  en  parvenant  au  trône  pouvoit 
faire  étrangler  son  père,  lorsque  celui-ci  n'étoit  pas  noble. 

Celle  corruption  de  la  mère  de  l'héritier  du  trône  descendit  juix 
autres  femmes.  Les  nobles  pouvoient  abuser  des  vierges,  et  même  des 
jeunes  épouses,   dans  toute  la  nation.  Le  soleil  avoit  été  jusqu'à 


VOYAGE   EN  AMÉRIQUE.  181 

ordonner  une  prostitution  générale  des  femmes,  comme  cela  se  prati- 
quoit  à  certaines  initiations  babyloniennes. 

A  tous  ces  maux  il  n'en  manquoit  plus  qu'un,  la  superstition  :  les 
Natchez  en  furent  accablés.  Les  prêtres  s'étudièrent  à  fortifier  la 
tyrannie  par  la  dégradation  de  la  raison  du  peuple.  Ce  devint  un  hon- 
neur insigne,  une  action  méritoire  pour  le  ciel  que  de  se  tuer  sur  le 
tombeau  d'un  noble;  il-  y  avoit  des  chefs  dont  les  funérailles  entraî- 
noient  le  massacre  de  plus  de  cent  victimes.  Ces  oppresseurs  sem- 
bloient  n'abandonner  le  pouvoir  absolu  dans  la  vie  que  pour  hériter 
de  la  tyrannie  de  la  mort  :  on  obéissoit  encore  à  un  cadavre,  tant  on 
étoit  façonné  à  l'esclavage!  Bien  plus,  on  solliciloit  quelquefois  dix 
ans  d'avance  l'honneur  d'accompagner  le  soleil  au  pays  des  âmes.  Le 
ciel  permettoit  une  justice  :  ces  mêmes  allouez  par  qui  la  servitude 
avoit  été  fondée,  recueilloient  le  fruit  de  leurs  œuvres  :  l'opinion  les 
obligeoit  de  se  percer  de  leur  poignard  aux  obsèques  de  leur  maître; 
le  suicide  devenoit  le  digne  ornement  de  la  pompe  funèbre  du  despo- 
tisme. Mais  que  servoit  au  souverain  des  Natchez  d'emmener  sa  garde 
au  delà  de  la  vie?  Pouvoit-elle  le  défendre  contre  l'éternel  vengeur  des 
opprimés  ! 

Une  femme-chef  étant  morte,  son  mari,  qui  n'étoit  pas  noble,  fut 
étouffé.  La  fille  aînée  delà  femme-chef,  qui  lui  succédoit  en  dignité, 
ordonna  l'étranglement  de  douze  enfants  :  ces  douze  corps  furent 
rangés  autour  de  ceux  de  l'ancienne  femme-chef  et  de  son  mari. 
Ces  quatorze  cadavres  étoient  déposés  sur  un  brancard  pompeusement 
décoré. 

Quatorze  allouez  enlevèrent  le  lit  funèbre.  Le  convoi  se  mit  en 
marche  :  les  pères  et  mères  des  enfants  étranglés  ouvroient  la  marche, 
marchant  lentement  deux  à  deux,  et  portant  leurs  enfants  morts  dans 
leurs  bras.  Quatorze  victimes  qui  s'étoient  dévouées  à  la  mort  sui- 
voient  le  lit  funèbre,  tenant  dans  leurs  mains  le  cordon  fatal  qu'elles 
avoient  filé  elles-mêmes.  Les  plus  proches  parents  de  ces  victimes  les 
environnoient.  La  famille  de  la  femme-chef  fermoit  le  cortège. 

De  dix  pas  en  dix  pas ,  les  pères  et  les  mères  qui  précédoient  la 
théorie  laissoient  tomber  les  corps  de  leurs  enfants  ;  les  hommes  qui 
portoient  le  brancard  marchoient  sur  ces  corps ,  de  sorte  que  quand 
on  arriva  au  temple  les  chairs  de  ces  tendres  hosties  tomboient  en 
lambeaux. 

Le  convoi  s'arrêta  au  lieu  de  la  sépulture.  On  déshabilla  les  qua- 
torzes  personnes  dévouées;  elles  s'assirent  à  terre;  un  allouez  s'assit 
sur  les  genoux  de  chacune  d'elles ,  un  autre  leur  tint  les  mains  par 
derrière;  on  leur  fit  avaler  trois  morceaux  de  tabac  et  boire  un  peu 


182  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

d'eau  ;  on  leur  passa  le  lacet  au  cou  ,  et  les  parents  de  la  femme-clieî 
tirèrent,  en  chantant,  sur  les  deux  bouts  du  lacet. 

On  a  peine  à  comprendre  comment  un  peuple  chez  lequel  la  pro- 
priété individuelle  étoit  inconnue,  et  qui  ignoroit  la  plupart  des 
besoins  de  la  société,  avoit  pu  tomber  sous  un  pareil  joug.  D'un  côte 
des  hommes  nus,  la  liberté  de  la  nature;  de  l'autre  des  exactions 
sans  exemples,  un  despotisme  qui  passe  ce  qu'on  a  vu  de  plus  formi- 
dable au  milieu  des  peuples  civilisés;  l'innocence  et  les  vertus  primi- 
tives de  l'état  politique  à  son  berceau,  la  corruption  et  les  crimes  d'un 
gouvernement  décrépit  :  quel  monstrueux  assemblage  ! 

Une  révolution  simple,  naturelle,  presque  sans  effort,  délivra  en 
partie  les  Natchez  de  leurs  chaînes.  Accablés  du  joug  des  nobles  et  du 
soleil ,  ils  se  contentèrent  de  se  retirer  dans  les  bois  ;  la  solitude  leur 
rendit  la  liberté.  Le  soleil,  demeuré  au  grand  village,  n'ayant  plus  rien 
à  donner  aux  allouez,  puisqu'on  ne  cultivoit  plus  le  champ  commun, 
fut  abandonné  de  ces  mercenaires.  Ce  soleil  eut  pour  successeur  un 
prince  raisonnable.  Celui-ci  ne  rétablit  point  les  gardes  ;  il  abolit  les 
usages  tyranniques,  rappela  ses  sujets,  et  leur  fit  aimer  son  gouver- 
nement. Un  conseil  de  vieillards  formé  par  lui  détruisit  le  principe 
de  la  tyrannie,  en  réglant  d'une  manière  nouvelle  la  propriété  com- 
mune. 

Les  nations  sauvages,  sous  l'empire  des  idées  primitives,  ont  un 
invincible  éloignement  pour  la  propriété  particulière,  fondement  de 
l'ordre  social.  De  là  chez  quelques  Indiens  cette  propriété  commune, 
ce  champ  public  des  moissons,  ces  récoltes  déposées  dans  des  greniers 
où  chacun  vient  puiser  selon  ses  besoins;  mais  de  là  aussi  la  puis- 
sance des  chefs  qui  veillent  à  ces  trésors ,  et  qui  finissent  par  les  dis- 
tribuer au  profit  de  leur  ambition. 

Les  Natchez  régénérés  trouvèrent  un  moyen  de  se  mettre  à  l'abri 
de  la  propriété  particulière,  sans  tomber  dans  l'inconvénient  de  la 
propriété  commune.  Le  champ  public  fut  divisé  en  autant  de  lots 
qu'il  y  avoit  de  familles.  Chaque  famille  emportoit  chez  elle  la  mois- 
son contenue  dans  un  de  ces  lots.  Ainsi  le  grenier  public  fut  détruit, 
en  même  temps  que  le  champ  commun  resta,  et  comme  chaque 
famille  ne  rccueilloit  pas  précisément  le  produit  du  carré  qu'elle  avoit 
labouré  et  semé,  elle  ne  pouvoit  pas  dire  qu'elle  avoit  un  droit  parti- 
culier à  la  jouissance  de  ce  qu'elle  avoit  reçu.  Ce  ne  fut  plus  la  com- 
munauté do  la  terre,  mais  la  communauté  du  travail  qui  fit  la  pro- 
priété commune. 

Les  Natchez  conservèrent  l'extérieur  et  les  formes  de  leurs  an- 
ciennes institutions  :  ils  ne  cessèrent  point  d'avoir  une  monarchie 


VOYAGE  EN  AMÉRIQUE.  183 

absolue,  un  soleil,  une  femme-chef,  et  différents  ordres  ou  différentes 
classes  d'hommes;  mais  ce  n'étoit  plus  que  des  souvenirs  du  passé, 
souvenirs  utiles  aux  peuples,  chez  lesquels  il  n'est  jamais  bon  de 
détruire  l'autorité  des  aïeux.  On  entretint  toujours  le  feu  perpétuel 
dans  le  temple  ;  on  ne  toucha  pas  même  aux  cendres  des  anciens  chefs 
déposées  dans  cet  édifice,  parce  qu'il  y  a  crime  à  violer  l'asile  des 
morts,  et  qu'après  tout  la  poussière  des  tyrans  donne  d'aussi  grandes 
leçons  que  celle  des  autres  hommes. 


LES   MDSCOGULGES. 

Monarchie  limitée  dans  Tétat  de  nature. 

A  l'orient  du  pays  des  Natchez  accablés  par  le  despotisme,  les  Mus- 
cogulges  présentoient  dans  l'échelle  des  gouvernements  des  sauvages 
la  monarchie  constitutionnelle  ou  limitée. 

Les  Muscogulges  forment  avec  les  Siminoles,  dans  l'ancienne  Flo- 
ride, la  confédération  des  Creeks.  Ils  ont  un  chef  appelé  mico,  roi  ou 
magistrat. 

Le  mico,  reconnu  pour  le  premier  homme  de  la  nation,  reçoit 
toutes  sortes  de  marques  de  respect.  Lorsqu'il  préside  le  conseil ,  on 
lui  rend  des  hommages  presque  abjects  ;  lorsqu'il  est  absent,  son  siège 
reste  vide. 

Le  mico  convoque  le  conseil  pour  délibérer  sur  la  paix  et  sur  la 
guerre  ;  à  lui  s'adressent  les  ambassadeurs  et  les  étrangers  qui  arri- 
vent chez  la  nation. 

La  royauté  du  mico  est  élective  et  inamovible.  Les  vieillards  nom- 
ment le  mico;  le  corps  des  guerriers  confirme  la  nomination.  Il  faut 
avoir  versé  son  sang  dans  les  combats,  ou  s'être  distingué  par  sa 
raison,  son  génie,  son  éloquence,  pour  aspirer  à  la  place  de  mico.  Ce 
souverain ,  qui  ne  doit  sa  puissance  qu'à  son  mérite ,  s'élève  sur  la 
confédération  des  Creeks,  comme  le  soleil  pour  animer  et  féconder 
la  terre. 

Le  mico  ne  porte  aucune  marque  de  distinction  :  hors  du  conseil, 
c'est  un  simple  sachem  qui  se  mêle  à  la  foule,  cause,  fume,  boit  la 
coupe  avec  tous  les  guerriers  :  un  étranger  ne  pourroit  le  recon- 
noître.  Dans  le  conseil  même,  où  il  reçoit  tant  d'honneurs,  il  n'a  que 
sa  voix;  toute  son  infiuence  est  dans  sa  sagesse  :  son  avis  est  géné- 
ralement suivi,  parce  que  son  avis  est  presque  toujours  le  meilleur. 

La  vénération  des  Muscogulges  pour  le  mico  est  extrême.  Si  un 
jeune  homme  est  tenté  de  faire  une  chose  déshonnête,  son  compa- 


18i  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

f^non  lui  dit  :  «  Prends  garde,  le  mico  to  voit;  »  le  jeune  homme 
s'arrête  :  c'est  l'action  du  despotisme  invisible  de  la  vertu. 

Le  mico  jouit  cependant  d'une  prérogative  dangereuse.  Les  mois- 
sons chez  les  Muscogulges  se  font  en  commun.  Chaque  famille,  après 
avoir  reçu  son  lot,  est  obligée  d'en  porter  une  partie  dans  un  grenier 
public,  où  le  mico  puise  à  volonté.  L'abus  d'un  pareil  privilège 
produisit  la  tyrannie  des  soleils  des  Natchez,  comme  nous  venons  do 
le  voir. 

Après  le  mico,  la  plus  grande  autorité  de  l'État  réside  dans  le 
conseil  des  vieillards.  Ce  conseil  décide  de  la  paix  et  de  la  guerre,  et 
applique  les  ordres  du  mico  :  institution  politique  singulière.  Dans  la 
monarchie  des  peuples  civilisés,  le  roi  est  le  pouvoir  executif,  et  le 
conseil  ou  l'assemblée  nationale,  le  pouvoir  législatif;  ici,  c'est 
l'opposé  :  le  monarque  fait  les  lois,  et  le  conseil  les  exécute.  Ces  sau- 
vages ont  peut-être  pensé  qu'il  y  avoit  moins  de  péril  à  investir  un 
conseil  de  \ieillards  du  pouvoir  exécutif  qu'à  remettre  ce  pouvoir  aux 
mains  d'un  seul  homme.  D'un  autre  côté,  l'expérience  ayant  prouvé 
qu'un  seul  homme  d'un  âge  mûr,  d'un  esprit  réfléchi,  élabore  mieux 
des  lois  qu'un  corps  délibérant,  les  Muscogulges  ont  placé  le  pouvoir 
législatif  dans  le  roi. 

Mais  le  conseil  dos  Muscogulges  a  un  vice  capital  :  il  est  sous  la 
direction  immédiate  du  grand  jongleur,  qui  le  conduit  par  la  crainte 
des  sortilèges  et  par  la  divination  des  songes.  Les  prêtres  forment 
chez  cette  nation  un  collège  redoutable,  qui  menace  de  s'emparer  des 
divers  pouvoirs. 

Le  chef  de  guerre,  indépendant  du  mico,  exerce  une  puissance 
absolue  sur  la  jeunesse  année.  Néanmoins,  si  la  nation  est  dans  un 
péril  imminent,  le  mico  devient  pour  le  temps  limité  général  au 
dehors,  comme  il  est  magistrat  au  dedans. 

Tel  est,  ou  plutôt  tel  étoit  le  gouvernement  muscogulgc,  considéré 
en  lui-môme  et  à  part.  Il  a  d'autres  rapports  comme  gouvernement 
fédératif. 

Les  Muscogulges,  nation  fièrc  et  ambitieuse,  vinrent  de  l'ouest,  et 
s'emparèrent  de  la  Floride  après  avoir  extirpé  les  Yauiases,  ses  pre- 
miers habitants'.  Bientôt  après,  les  Siminoles,  arrivant  de  l'est,  firent 

1.  Cos  tnidiiions  des  migrations  indiennes  sont  obscures  et  contradictoires.  Qucl- 
f|iic»  hommes  instruits  repardent  les  trii)us  des  Floridcs  comme  un  dt4)ris  do  la 
(trando  nution  des  Allittiiewis,  (|ui  liul)itoicnt  les  vailles  du  Mississipi  et  de  l'Oliio,  et 
que  cliasKÙrent,  ver»  le»  xii*  et  xiir  sit-clos,  les  Lcniiilôniips  (les  Iroquois  et  les  sau- 
vage»  iJflawares),  horde  nomade  i-t  belliqueuse,  venue  du  nord  et  de  l'ouest,  c'esl- 
à-dirc  de»  c6lc»  voisine»  du  détroit  de  Uelirini^. 


VOYAGE  EN   AMERIQUE.  185 

alliance  avec  les  Muscogiilges.  Ceux-ci  étant  les  plus  forts  forcèrent 
ceux-là  d'entrer  dans  une  confédération,  en  vertu  de  laquelle  les  Simi- 
noles  envoient  des  députés  au  grand  village  des  Muscogulges,  et  se 
trouvent  ainsi  gouvernés  en  partie  par  le  mico  de  ces  derniers. 

Les  deux  nations  réunies  furent  appelées  par  les  Européens  la  nation 
des  Creeks,  et  divisées  par  eux  en  Creeks  supérieurs,  les  Muscogulges, 
et  en  Creeks  inférieurs,  les  Siminoles.  L'ambition  des  Muscogulges 
n'étant  pas  satisfaite,  ils  portèrent  la  guerre  chez  les  Chéroquois  et  chez 
les  Chîcassais,  et  les  obligèrent  d'entrer  dans  l'alliance  commune;  con- 
fédération aussi  célèbre  dans  le  midi  de  l'Amérique  septentrionale  que 
celle  des  Iroquois  dans  le  nord.  N'est-il  pas  singulier  de  voir  des  sau- 
vages tenter  la  réunion  des  Indiens  dans  une  république  fédérative, 
au  même  lieu  où  les  Européens  dévoient  établir  un  gouvernement  de 
cette  nature? 

Les  Muscogulges,  en  faisant  des  traités  avec  les  blancs,  ont  stipulé 
que  ceux-ci  ne  vendroient  point  d'eau-de-vie  aux  nations  alliées.  Dans 
les  villages  des  Creeks  on  ne  souffroit  qu'un  seul  marchand  européen  : 
il  y  résidoit  sous  la  sauvegarde  publique.  On  ne  violoit  jamais  à  son 
égard  les  lois  de  la  plus  exacte  probité  ;  il  alloit  et  venoit,  en  sûreté 
de  sa  fortune  comme  de  sa  vie. 

Les  Muscogulges  sont  enclins  à  l'oisiveté  et  aux  fêtes;  ils  cultivent 
la  terre;  ils  ont  des  troupeaux  et  des  chevaux  de  race  espagnole;  ils 
ont  aussi  des  esclaves.  Le  serf  travaille  aux  champs,  cultive  dans  le 
jardin  les  fruits  et  les  fleurs,  tient  la  cabane  propre  et  prépare  les 
repas.  Il  est  logé,  vêtu  et  nourri  comme  ses  maîtres.  S'iLse  marie,  ses 
enfants  sont  libres;  ils  rentrent  dans  leur  droit  naturel  parla  nais- 
sance. Le  malheur  du  père  et  de  la  mère  ne  passe  point  à  leur  posté- 
rité ;  les  Muscogulges  n'ont  point  voulu  que  la  servitude  fût  hérédi- 
taire :  belle  leçon  que  les  sauvages  ont  donnée  aux  hommes  civilisés  ! 

Tel  est  néanmoins  l'esclavage  :  quelle  que  soit  sa  douceur,  il  dégrade 
les  vertus.  Le  Muscogulge,  hardi,  bruyant,  impétueux,  supportant  à 
peine  la  moindre  contradiction,  est  servi  par  le  Yamase,  timide,  silen- 
cieux, patient,  abject.  Ce  Yamase,  ancien  maître  des  Florides,  est 
cependant  de  race  indienne  :  il  combattit  en  héros  pour  sauver  son 
pays  de  l'invasion  des  Muscogulges;  mais  la  fortune  le  trahit.  Qui  a 
mis  entre  le  Yamase  d'autrefois  et  le  Yamase  d'aujourd'hui ,  entre  ce 
Yamase  vaincu  et  ce  Muscogulge  vainqueur,  une  si  grande  différence? 
Deux  mots  :  liberté  et  servitude. 

Les  villages  muscogulges  sont  bâtis  d'une  manière  particulière  : 
chaque  famille  a  presque  toujours  quatre  maisons  ou  quatre  cabanes 
pareilles.  Ces  quatre  cabanes  se  font  face  les  unes  aux  autres,  et  for- 


186  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

mont  entre  elles  une  cour  carrée  d'environ  un  demi-arpent  :  on  entre 
dans  cette  cour  par  les  quatre  angles.  Les  cabanes,  construites  en 
planches,  sont  enduites  en  dehors  et  en  dedans  d'un  mortier  rouge,  qui 
ressemble  à  de  la  terre  de  brique.  Des  morceaux  d'écorce  de  cyprès , 
disposés  comme  des  écailles  de  tortue,  servent  de  toiture  aux  bâtiments. 

Au  centre  du  principal  village,  et  dans  l'endroit  le  plus  élevé,  est 
une  place  publique  environnée  de  quatre  longues  galeries.  L'une  de 
ces  galeries  est  la  salle  du  conseil ,  qui  se  tient  tous  les  jours  pour 
l'expédition  des  affaires.  Cette  salle  se  divise  en  deux  chambres  par 
une  cloison  longitudinale  :  l'appartement  du  fond  est  ainsi  privé  de 
lumière;  on  n'y  entre  que  par  une  ouverture  surbaissée,  pratiquée 
au  bas  de  la  cloison.  Dans  ce  sanctuaire  sont  déposés  les  trésors  de  la 
religion  et  de  la  politique  :  les  chapelets  de  cornes  de  cerf,  la  coupe  à 
médecine,  les  chichikoués,  le  calumet  de  paix,  l'étendard  national, 
fait  d'une  queue  d'aigle.  Il  n'y  a  que  le  mico,  le  chef  de  guerre  et  le 
grand-prêtre  qui  puissent  entrer  dans  ce  lieu  redoutable. 

La  chambre  extérieure  de  la  salle  du  conseil  est  coupée  en  trois 
parties  par  trois  petites  cloisons  transversales,  à  hauteur  d'appui. 
Dans  ces  trois  balcons  s'élèvent  trois  rangs  de  gradins  appuyés  contre 
les  parois  du  sanctuaire.  C'est  sur  ces  bancs  couverts  de  nattes  que 
s'asseyent  les  sachems  et  les  guerriers. 

Les  trois  autres  galeries,  qui  forment,  avec  la  galerie  du  conseil, 
l'enceinte  de  la  place  publique,  sont  pareillement  divisées  chacune  en 
trois  parties;  mais  elles  n'ont  point  de  cloison  longitudinale.  Ces  gale- 
ries se  nomment  galeries  du  banquet  :  on  y  trouve  toujours  une  foule 
bruyante  occupée  de  divers  jeux. 

Les  murs,  les  cloisons,  les  colonnes  de  bois  de  ces  galeries  sont 
chargés  d'ornements  hiéroglyphiques,  qui  renferment  les  secrets  sacer- 
dotaux et  politiques  de  la  nation.  Ces  peintures  représentent  des 
hommes  dans  diverses  attitudes,  des  oiseaux  et  des  quadrupèdes  à  têtes 
d'hommes,  des  hommes  à  têtes  d'animaux.  Le  dessin  de  ces  monu- 
ments est  tracé  avec  hardiesse  et  dans  les  proiwrlions  naturelles;  la 
couleur  en  est  vive,  mais  appliquée  sans  art.  L'ordre  d'architecture 
des  colonnes  varie  dans  les  villages  selon  la  tribu  qui  habile  ces  vil- 
lages :  à  Otasses  les  colonnes  sont  tournées  en  spirale,  parce  que  les 
Muscogulges  d'Otasses  sont  de  la  tribu  du  Serpent 

Il  y  a  chez  cette  nation  une  ville  de  paix  et  une  ville  de  sang.  La 
ville  (le  paix  est  la  capitale  môme  de  la  confédération  des  Creeks,  et  se 
nomme  Apalachuda.  Dans  celte  ville  on  ne  verse  jamais  le  sang;  et 
quand  il  s'agit  d'une  paix  générale,  les  députés  dos  Creeks  y  sont 
convociués. 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  187 

La  ville  de  sang  est  apjîelée  Cowcla;  elle  est  située  à  douze  milles 
d'Apalachucla  :  c'est  là  que  l'on  délibère  de  la  guerre. 

On  remarque  dans  la  confédération  des  Creeks  les  sauvages  qui 
habitent  le  beau  village  d'Uche,  composé  de  deux  mille  habitants,  et 
qui  peut  armer  cinq  cents  guerriers.  Ces  sauvages  parlent  la  langue 
savanna  ou  savantica,  langue  radicalement  différente  de  la  langue 
muscogulge.  Les  alliés  du  village  d'L'che  sont  ordinairement,  dans  le 
conseil,  d'un  avis  différent  des  autres  alliés,  qui  les  voient  avec  jalou- 
sie; mais  on  est  assez  sage  de  part  et  d'autre  pour  n'en  pas  venir  à  une 
rupture. 

Les  Siminoles,  moins  nombreux  que  les  Muscogulges,  n'ont  guère 
que  neuf  villages,  tous  situés  sur  la  rivière  Flint.  Vous  ne  pouvez 
faire  un  pas  dans  leur  pays  sans  découvrir  des  savanes,  des  lacs,  des 
fontaines,  des  rivières  de  la  plus  belle  eau. 

Le  Siminole  respire  la  gaieté,  le  contentement,  l'amour  ;  sa  démarche 
est  légère,  son  abord  ouvert  et  serein;  ses  gestes  décèlent  l'activité  de 
la  vie  :  il  parle  beaucoup  et  avec  volubilité;  son  langage  est  harmo_ 
nieux  et  facile.  Ce  caractère  aimable  et  volage  est  si  prononcé  chez  ce 
peuple,  qu'il  peut  à  peine  prendre  un  maintien  digne  dans  les  assem- 
blées politiques  de  la  confédération. 

Les  Siminoles  et  les  Muscogulges  sont  d'une  assez  grande  taille,  et, 
par  un  contraste  extraordinaire,  leurs  femmes  sont  la  plus  petite  race 
de  femmes  connue  en  Amérique  :  elles  atteignent  rarement  la  hauteur 
de  quatre  pieds  deux  ou  trois  pouces;  leurs  mains  et  leurs  pieds  res- 
semblent à  ceux  d'une  Européenne  de  neuf  ou  dix  ans.  Mais  la  nature 
les  a  dédommagées  de  cette  espèce  d'injustice  :  leur  taille  est  élégante 
et  gracieuse;  leurs  yeux  sont  noirs,  extrêmement  longs,  pleins  de  lan- 
gueur et  de  modestie.  Elles  baissent  leurs  paupières  avec  une  sorte  de 
pudeur  voluptueuse  :  si  on  ne  les  voyoit  pas,  lorsqu'elles  parlent,  on 
croiroit  entendre  des  enfants  qui  ne  prononcent  que  des  mots  à  moitié 
formés. 

Les  femmes  creeks  travaillent  moins  que  les  autres  femmes  indien- 
nes :  elles  s'occupent  de  broderies,  de  teinture  et  d'autres  petits 
juvrages.  Les  esclaves  leur  épargnent  le  soin  de  cultiver  la  terre;  mais 
slles  aident  pourtant,  ainsi  que  les  guerriers,  à  recueillir  la  moisson. 

Les  Muscogulges  sont  renommés  pour  la  poésie  et  pour  la  musique, 
î.a  troisième  nuit  de  la  fête  du  maïs  nouveau,  on  s'assemble  dans  la 
galerie  du  conseil  ;  on  se  dispute  le  prix  du  chant.  Ce  prix  est  décerné, 
à  la  pluralité  des  voix,  par  le  mico  :  c'est  une  branche  de  chêne  vert  : 
les  Hellènes  briguoient  une  branche  d'olivier.  Les  femmes  concourent, 
et  souvent  obtiennent  la  couronne  ;  une  de  leurs  odes  est  restée  célèbre  : 


188  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 


CHANSON  DE  LA  CHAIR  BLANCHE. 

«  La  chair  blanche  vient  de  la  Virginie.  Elle  étoit  riche;  elle  avoit 
des  étoffes  bleues,  de  la  poudre,  des  armes  et  du  poison  françois'. 
La  chair  blanche  vit  Tibéima  l'ikouessen  -. 

«  Je  t'aime,  dit-elle  à  la  fille  peinte  :  quand  je  m'approche  de  toi,  j(î 
sens  fondre  la  moelle  de  mes  os;  mes  yeux  se  troublent,  je  me  sens 
mourir. 

«  La  fille  peinte,  qui  vouloit  les  richesses  de  la  chair  blanche,  lui 
répondit:  Laisse-moi  graver  mon  nom  sur  tes  lèvres;  presse  mon 
sein  contre  ton  sein. 

«  Tibéima  et  la  chair  blanche  bâtirent  une  cabane.  L'ikouessen  dis- 
sipa les  grandes  richesses  de  l'étranger,  et  fut  infidèle.  La  chair 
blanche  le  sut,  mais  elle  ne  put  cesser  d'aimer.  Elle  alloit  de  porte  en 
porte  mendier  des  grains  de  maïs  pour  faire  vivre  Tibéima.  Lorsque 
la  chair  blanche  pouvoit  obtenir  un  peu  de  feu  liquide^,  elle  le  buvoit 
pour  oublier  sa  douleur. 

«  Toujours  aimant  Tibéima,  toujours  trompé  par  elle,  l'homme 
blanc  perdit  Tesprit,  et  se  mit  à  courir  dans  les  bois.  Le  père  de  la  fille 
peinte,  illustre  sachem,  lui  fit  des  réprimandes  :  le  cœur  d'une  femme 
qui  a  cessé  d'aimer  est  plus  dur  que  le  fruit  du  papaya. 

a  La  chair  blanche  revint  à  sa  cabane.  Elle  étoit  nue,  elle  portoit 
une  longue  barbe  hérissée  ;  ses  yeux  étoient  creux ,  ses  lèvres  pâles  : 
elle  s'assit  sur  une  natte  pour  demander  l'hospitalité  dans  sa  propre 
cabane.  L'homme  blanc  avoit  faim  :  comme  il  étoit  devenu  insensé, 
il  se  croyoit  un  enfant,  et  prenoit  Tibéima  pour  sa  mère. 

«  Tibéima,  qui  avoit  retrouvé  des  richesses  avec  un  autre  guerrier 
dans  l'ancienne  cabane  de  la  chair  blanche,  eut  horreur  de  celui 
qu'elle  avoit  aimé.  Elle  le  chassa.  La  chair  blanche  s'assit  sur  un  tas 
de  feuilles  à  la  porte,  et  mourut.  Tibéima  mourut  aussi.  Quand  le 
Siminole  demande  quelles  sont  les  ruines  de  cette  caliane  recouverte  de 
grandes  herbes,  on  ne  lui  répond  point.  » 

Les  Espagnols  avoient  placé  dans  les  beaux  déserts  de  la  Floride 
une  fontaine  de  Jouvence.  N'étois-je  donc  pas  autorisé  à  choisir  ces 
déserts  pour  le  pays  de  quelques  autres  illusions? 

On  verra  bientôt  ce  que  sont  devenus  les  Creeks  et  quel  sort  menace 
ce  peuple  qui  marchoit  à  grands  pas  vers  la  civilisation. 

1.  Eau-dc-vic.  v.  Courtisane.  3.  Eau-de-vic. 


VOYAGE  EN   AMERIQUE.  189 

LES    HURONS    ET    LES   IROQL'OIS. 

Républi<iue  dans  l'état  de  nature. 

Si  les  Natchez  offrent  le  type  du  despotisme  dans  l'état  de  nature, 
les  Creeks,  le  premier  trait  de  la  monarchie  limitée,  les  Hurons  et  les 
Iroquois  présentoient  dans  le  même  état  de  nature  la  forme  du  gou- 
vernement républicain.  Ils  avoient,  comme  les  Creeks,  outre  la  cons- 
titution de  la  nation  proprement  dite,  une  assemblée  générale  repré- 
sentative et  un  pacte  fédératif. 

Le  gouvernement  des  Hurons  différoit  un  peu  de  celui  des  Iroquois, 
Auprès  du  conseil  des  tribus  s'élevoit  un  chef  héréditaire,  dont  la  suc- 
cession se  continuoit  par  les  femmes,  ainsi  que  chez  les  Natchez.  Si 
la  ligne  de  ce  chef  venoit  à  manquer,  c'étoit  la  plus  noble  matrone  de 
la  tribu  qui  choisissoit  un  chef  nouveau.  L'influence  des  femmes 
devoit  être  considérable  chez  une  nation  dont  la  politique  et  la  nature 
leur  donnoient  tant  de  droits.  Les  historiens  attribuent  à  cette 
influence  une  partie  des  bonnes  et  des  mauvaises  qualités  du  Huron. 

Chez  les  nations  de  l'Asie,  les  femmes  sont  esclaves  et  n'ont  aucune 
part  au  gouvernement;  mais,  chargées  des  soins  domestiques,  elles 
sont  soustraites,  en  général,  aux  plus  rudes  travaux  de  la  terre. 

Chez  les  nations  d'origine  germanique,  les  femmes  étoient  libres, 
mais  elles  restoient  étrangères  aux  actes  de  la  politique,  sinon  à  ceux 
du  courage  et  de  l'honneur. 

Chez  les  tribus  du  nord  de  l'Amérique,  les  femmes  participoient  aux 
affaires  de  l'État,  mais  elles  étoient  employées  à  ces  pénibles  ouvra- 
ges qui  sont  dévolus  aux  hommes  dans  l'Europe  civilisée.  Esclaves  et 
bêtes  de  somme  dans  les  champs  et  à  la  chasse,  elles  devenoient  libres 
et  reines  dans  les  assemblées  de  la  famille  et  dans  les  conseils  de  la 
nation.  Il  faut  remonter  aux  Gaulois  pour  retrouver  quelque  chose  de 
cette  condition  des  femmes  chez  un  peuple. 

Les  Iroquois  ou  les  Cinq  nations  ' ,  appelés  dans  la  langue  algon- 
quine  les  Agannonsioni ,  étoient  une  colonie  des  Hurons.  Ils  se  sépa- 
rèrent de  ces  derniers  à  une  époque  ignorée  ;  ils  abandonnèrent  les 
bords  du  lac  Huron,  et  se  fixèrent  sur  la  rive  méridionale  du  fleuve 
Hochelaga  (le  Saint-Laurent),  non  loin  du  lac  Champlain.  Dans  la 
suite,  ils  remontèrent  jusqu'au  lac  Ontario,  et  occupèrent  le  pays  situé 
entre  le  lac  Érié  et  les  sources  de  la  rivière  d'Albany. 

Les  Iroquois  offrent  un  grand  exemple  du  changement  que  l'oppres- 

1.  Six,  selon  la  division  des  Anglois. 


190  VOYAGE  EN    AMÉRIQUE. 

sion  et  l'indépendance  peuvent  opérer  dans  le  caractère  des  hommes. 
Après  avoir  quitté  les  Hurons,  ils  se  livrèrent  à  la  culture  des  terres, 
devinrent  une  nation  agricole  et  paisible,  d'où  ils  tirèrent  leur  nom 
d'Agannonsioni. 

Leurs  voisins,  les  Adirondacs,  dont  nous  avons  fait  les  Algonquins, 
peuple  guerrier  et  chasseur  qui  étendoit  sa  domination  sur  un  pays 
immense,  méprisèrent  les  Hurons  émigrants,  dont  ils  achetoient  les 
récoltes.  Il  arriva  que  les  Algonquins  invitèrent  quelques  jeunes 
Iroquois  à  une  chasse  ;  ceux-ci  s'y  distinguèrent  de  telle  sorte  que  les 
Algonquins,  jaloux,  les  massacrèrent. 

Les  Iroquois  coururent  aux  armes  pour  la  première  fois  :  battus 
d'abord,  ils  résolurent  de  périr  jusqu'au  dernier,  ou  d'être  libres.  Un 
génie  guerrier,  dont  ils  ne  s'étoient  point  doutés,  se  déploya  tout  à 
coup  en  eux.  Ils  défirent  à  leur  tour  les  Algonquins,  qui  s'allièrent  avec 
les  Hurons,  dont  les  Iroquois  tiroient  leur  origine.  Ce  fut  au  moment 
le  plus  chaud  de  cette  querelle  que  Jacques  Cartier  et  ensuite  Cham- 
plain  abordèrent  au  Canada.  Les  Algonquins  s'unirent  aux  étrangers, 
et  les  Iroquois  eurent  à  lutter  contre  les  François,  les  Algonquins  et 
les  Hurons. 

Bientôt  les  Hollandois  arrivèrent  à  Manhatte  (New-York).  Les 
Iroquois  recherchèrent  l'amitié  de  ces  nouveaux  Européens,  se  procu- 
rèrent des  armes  à  feu  et  devinrent  en  peu  de  temps  plus  habiles  au 
maniement  de  ces  armes  que  les  blancs  eux-mêmes.  Il  n'y  a  point  chez 
les  peuples  civilisés  d'exemple  d'une  guerre  aussi  longue  et  aussi 
implacable  que  celle  que  firent  les  Iroquois  aux  Algonquins  et  aux 
Hurons.  Elle  dura  plus  de  trois  siècles.  Les  Algonquins  furent  exter- 
minés et  les  Hurons  réduits  à  une  tribu  réfugiée  sous  la  protection 
du  canon  de  Québec.  La  colonie  françoise  du  Canada,  au  moment  de 
succomber  elle-même  aux  attaques  des  Iroquois,  ne  fut  sauvée  que 
par  un  calcul  de  la  politique  de  ces  sauvages  extraordinaires  '. 

Il  est  probable  que  les  Indiens  du  nord  de  l'Amérique  furent  gou- 
vernés d'abord  par  des  rois,  comme  les  habitants  de  Rome  et  d'Athènes, 
et  que  ces  monarchies  se  changèrent  ensuite  en  républiques  aristo- 
cratiques :  on  retrouvoit  dans  les  principales  bourgades  huronnes  et 
iroquoises  des  familles  nobles,  ordinairement  au  nombre  de  trois. 

1.  D'autres  traditions,  comme  on  l'a  vu,  font  des  Iroquois  une  colonne  de  cette 
jrando  nii^ralion  des  Lennilénaps,  venus  des  bords  de  l'océan  Pacilique.  Cette 
colonne  des  Irotiuois  et  des  Hurons  auroit  chassé  les  peuplades  du  nord  du  Canada, 
parmi  les(iuclles  se  trouvoient  les  Algonquins,  tandis  que  les  Indiens  Delawares,  plus 
au  midi,  auroientdescen  lu  jusqu'à  l'Atlantique,  eu  dispersant  les  peuples  primitifs 
établis  à  l'est  et  à  l'ouest  des  AUcghanys. 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  191 

Ces  familles  étoient  la  souche  des  trois  tribus  principales  :  l'une  de 
ces  tribus  jouissoit  d'une  sorte  de  prééminence  ;  les  membres  de  cette 
première  tribu  se  traitoient  de  frères,  et  les  membres  des  deux  autres 
tribus  de  cousins. 

Ces  trois  tribus  portoient  le  nom  des  tribus  huronnes  :  la  tribu  du 
Chevreuil,  celle  du  Loup,  celle  de  la  Tortue.  La  dernière  se  partageoit 
Bn  deux  branches,  la  grande  et  la  petite  Tortue. 

Le  gouvernement,  extrêmement  compliqué,  se  composoit  de  trois  con- 
seils :  le  conseil  des  assistants,  le  conseil  des  vieillards,  leccnseil  des 
guerriers  en  état  de  porter  les  armes,  c'est-à-dire  du  corps  de  h  nation. 

Chaque  famille  fournissoit  un  député  au  conseil  des  assistants;  ce 
député  étoit  nommé  par  les  femmes,  qui  choisissoient  souvent  une 
femme  pour  les  représenter.  Le  conseil  des  assistants  étoit  le  conseil 
suprême  :  ainsi  la  première  puissance  appartenoit  aux  femmes  dont 
les  hommes  ne  se  disoient  que  les  lieutenants  ;  mais  le  conseil  des 
vieillards  prononçoit  en  dernier  ressort,  et  devant  lui  étoient  portées 
en  appel  les  délibérations  du  conseil  des  assistants. 

Les  Iroquois  avoient  pensé  qu'on  ne  se  devoit  pas  priver  de  l'assis- 
tance d'un  sexe  dont  l'esprit,  délié  et  ingénieux,  est  fécond  en  ressour- 
ces et  sait  agir  sur  le  cœur  humain  ;  mais  ils  avoient  aussi  pensé  que 
les  arrêts  d'un  conseil  de  femmes  pourroient  être  passionnés  :  ils 
avoient  voulu  que  ces  arrêts  fussent  tempérés  et  comme  refroidis  par 
le  jugement  des  vieillards.  On  rétro uvoit  ce  conseil  des  femmes  chez 
nos  pères  les  Gaulois. 

Le  second  conseil,  ou  le  conseil  des  vieillards,  étoit  le  modérateur 
entre  le  conseil  des  assistants  et  le  conseil  composé  du  corps  des  jeu- 
nes guerriers. 

Tous  les  membres  de  ces  trois  conseils  n'avoient  pas  le  droit  de 
prendre  la  parole  :  des  orateurs  choisis  par  chaque  tribu  traitoient 
devant  les  conseils  des  affaires  de  l'État  :  ces  orateurs  faisoient  une 
étude  particulière  de  la  politique  et  de  l'éloquence. 

Cette  coutume,  qui  seroit  un  obstacle  à  la  liberté  chez  les  peuples 
civilisés  de  l'Europe,  n'étoit  qu'une  mesure  d'ordre  chez  les  Iroquois. 
Parmi  ces  peuples,  on  ne  sacrifioit  rien  de  la  liberté  particulière  à  la 
liberté  générale.  Aucun  membre  des  trois  conseils  ne  se  regardoit  lié 
individuellement  parla  délibération  des  conseils.  Toutefois  il  étoit  sans 
exemple  qu'un  guerrier  eût  refusé  de  s'y  soumettre. 

La  nation  iroquoise  se  divisoit  en  cinq  cantons  :  ces  cantons  n'étoient 
point  dépendants  les  uns  des  autres  ;  ils  pouvoient  faire  la  paix  et  la 
guerre  séparément.  Les  cantons  neutres  leur  olïroient  dans  ces  cas 
leurs  bons  offices. 


192  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

Les  cinq  cantons  nommoient  de  temps  en  temps  des  députés  qui 
renouveloient  l'alliance  générale.  Dans  cette  diète,  tenue  au  milieu 
des  bois,  on  traitoit  de  qaelques  grandes  entreprises  pour  l'honneur 
et  la  sûreté  de  toute  la  nation.  Chaque  député  faisoit  un  rapport  relatif 
au  canton  qu'il  représentoit,  et  l'on  délîbéroit  sur  des  moyens  de 
prospérité  commune. 

Les  Iroquois  étoient  aussi  fameux  par  leur  politique  que  par  leurs 
armes.  Placés  entre  les  Anglois  et  les  François,  ils  s'aperçurent  bientôt 
de  la  rivalité  de  ces  deux  peuples.  Ils  comprirent  qu'ils  seroient  recher- 
chés par  l'un  et  par  l'autre  :  ils  firent  alliance  avec  les  Anglois,  qu'ils 
n'aimoient  pas,  contre  les  François,  qu'ils  estimoient,  mais  qui  s'étoient 
unis  aux  Algonquins  et  aux  Hurons.  Cependant,  ils  ne  vouloient  pas  le 
triomphe  complet  d'un  des  deux  partis  étrangers  :  ainsi  les  Iroquois 
étoient  prêts  à  disperser  la  colonie  françoise  du  Canada,  lorsqu'un 
ordre  du  conseil  des  sachems  arrêta  l'armée  et  la  força  de  revenir  ; 
ainsi  les  François  se  voyoient  au  moment  de  conquérir  la  Nouvelle- 
lersey,  et  d'en  chasser  les  Anglois,  lorsque  les  Iroquois  firent  marcher 
leurs  cinq  nations  au  secours  des  Anglois,  et  les  sauvèrent. 

L'Iroquois  ne  conservoit  de  commun  avec  le  Huron  que  le  langage  : 
le  Huron,  gai,  spirituel,  volage,  d'une  valeur  brillante  et  téméraire, 
d'une  taille  haute  et  élégante,  avoit  l'air  d'être  né  pour  être  l'allié  des 
François. 

L'Iroquois  étoit  au  contraire  d'une  forte  stature  :  poitrine  large, 
jambes  musculaires,  bras  nerveux.  Les  grands  yeux  ronds  de  l'Iro- 
quois  étinceloient  d'indépendance;  tout  son  air  étoit  celui  d'un  héros  ; 
on  voyoit  reluire  sur  son  front  les  hautes  combinaisons  de  la  pensée 
et  les  sentiments  élevés  de  l'àme.  Cet  homme  intrépide  ne  fut  point 
étonné  des  armes  à  feu  lorsque  pour  la  première  fois  on  en  usa 
contre  lui  ;  il  tint  ferme  au  sifflement  des  balles  et  au  bruit  du  canon, 
comme  s'il  les  eût  entendus  toute  sa  vie;  il  n'eut  pas  l'air  d'y  faire 
plus  d'attention  qu'à  un  orage.  Aussitôt  qu'il  se  put  procurer  un  mous- 
quet, il  s'en  servit  mieux  qu'un  Européen.  Il  n'abandonna  pas  pour 
cela  le  casse-tête,  le  couteau,  l'arc  et  la  flèche;  mais  il  y  ajouta  la 
carabine,  le  pistolet,  le  poignard  et  la  hache;  il  scmbloit  n'avoir  jamais 
assez  d'armes  pour  sa  valeur.  Doublement  paré  des  instruments 
meurtriers  de  l'Europe  et  de  l'Amérique,  avec  sa  tête  ornée  de  pana- 
ches, ses  oreilles  découpées,  son  visage  barbouillé  de  noir,  ses  bras 
teints  de  sang,  ce  noble  champion  du  Nouveau  Monde  devint  aussi 
redoutable  à  voir  qu'à  combattre,  sur  le  rivage  qu'il  défendit  pied  à 
pied  contre  l'étranger. 

C'éluit  dans  l'éducaiion  que  les  Iroquois  plaçoient  la  source  de  leur 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  193 

vertu.  Un  jeune  homme  ne  s'asseyoit  jamais  devant  un  vieillard  :  le 
respect  pour  l'âge  étoit  pareil  à  celui  que  Lycurgue  avoit  fait  naître  à 
Lacédémone.  On  accoutumoit  la  jeunesse  à  supporter  les  plus  grandes 
privations  ainsi  qu'à  braver  les  plus  grands  périls.  De  longs  jeûnes 
commandés  parla  politique  au  nom  de  la  religion,  des  chasses  dange- 
reuses, l'exercice  continuel  des  armes,  des  jeux  mâles  et  virils,  avoient 
donné  au  caractère  de  l'Iroquois  quelque  chose  d'indomptable.  Souvent 
de  petits  garçons  s'attachoient  les  bras  ensemble,  mettoient  un  char- 
bon ardent  sur  leurs  bras  liés,  et  luttoient  à  qui  soutiendroit  plus 
longtemps  la  douleur.  Si  une  jeune  fille  commettoit  une  faute,  et  que 
sa  mère  lui  jetât  de  l'eau  au  visage,  cette  seule  réprimande  portoit 
quelquefois  la  jeune  fille  à  s'étrangler, 

L'Iroquois  méprisoit  la  douleur  comme  la  vie  :  un  sachem  de  cent 
années  affrontoit  les  flammes  du  bûcher;  il  excitoit  les  ennemis  à 
redoubler  de  cruauté;  il  les  défioitde  lui  arracher  un  soupir.  Cette  ma- 
gnanimité de  la  vieillesse  n'avoit  pour  but  que  de  donner  un  exemple 
aux  jeunes  guerriers  et  de  leur  apprendre  à  devenir  dignes  de  leurs 
pères. 

Tout  se  ressentoit  de  cette  grandeur  chez  ce  peuple  :  sa  langue, 
presque  tout  aspirée,  étonnoit  l'oreille.  Quand  un  Iroquois  parloit,  on 
eût  cru  ouïr  un  homme  qui,  s'exprimant  avec  effort,  passoit  successi- 
vement des  intonations  les  plus  sourdes  aux  intonations  les  plus 
élevées. 

Tel  étoit  l'Iroquois  avant  que  l'ombre  et  la  destruction  de  la  civili- 
sation européenne  se  fussent  étendues  sur  lui. 

Bien  que  j'aie  dit  que  le  droit  civil  et  le  droit  criminel  sont  à  peu 
près  inconnus  des  Indiens,  l'usage  en  quelques  lieux  a  suppléé  à 
la  loi. 

Le  meurtre,  qui  chez  les  Francs  se  rachetoit  par  une  composition 
pécuniaire  en  rapport  avec  l'état  des  personnes,  ne  se  compense  chez 
les  sauvages  que  par  la  mort  du  meurtrier.  Dans  l'Italie  du  moyen 
âge,  les  familles  respectives  prenoient  fait  et  cause  pour  tout  ce  qui 
concernoit  leurs  membres  :  de  là  ces  vengeances  héréditaires  qui  divi- 
soient  la  nation  lorsque  les  familles  ennemis  étoient  puissantes. 

Chez  les  peuplades  du  nord  de  l'Amérique,  la  famille  de  l'homicide 
ne  vient  pas  à  son  secours,  mais  les  parents  de  l'homicide  se  font  i.n 
devoir  de  le  venger.  Le  criminel  que  la  loi  ne  menace  pas,  que  ne 
défend  pas  la  nature,  ne  rencontrant  d'asile  ni  dans  les  bois,  où  les 
alliés  du  mort  le  poursuivent,  ni  chez  les  tribus  étrangères,  qui  le  livre 
roient,  ni  à  son  foyer  domestique,  qui  ne  le  sauveroit  pas,  devient  sr 
misérable,  qu'un  tribunal  vengeur  lui  seroit  un  bien.  Là  au  moins  il  j 
VI.  13 


1%  VOYAGE  EN  AMÉRIQUE. 

auroit  une  forme,  une  manière  de  le  condamner  ou  de  l'acquitter  : 
car,  si  la  loi  frappe,  elle  conserve,  comme  le  temps,  qui  sème  et  mois- 
sonne. Le  meurtrier  indien,  las  d'une  vie  errante,  ne  trouvant  pas  de 
famille  publique  pour  le  punir,  se  remet  entrp  les  mains  d'une  famille 
particulière  qui  l'immole  :  à  défaut  de  la  force  armée,  le  crime  conduit 
le  criminel  aux  pieds  du  juge  et  du  bourreau. 

Le  meurtre  involontaire  s'expioit  quelquefois  par  des  présents.  Chez 
les  Abénakis  la  loi  prononçoit  :  on  exposoit  le  corps  de  l'homme  assas- 
siné sur  une  espèce  de  claie  en  l'air  ;  l'assassin,  attaché  à  un  poteau, 
étoit  condamné  à  prendre  sa  nourriture  et  à  passer  plusieurs  jours  à 
ce  pilori  de  la  mort. 


ÉTAT    ACTUEL 


SAUVAGES   DE   L'AMERIQUE   SEPTENTRIONALE. 

Si  je  présentois  au  lecteur  ce  tableau  de  l'Amérique  sauvage  comme 
l'image  fidèle  de  ce  qui  existe  aujourd'hui,  je  tromperois  le  lecteur  : 
j'ai  peint  ce  qui  fut  beaucoup  plus  que  ce  qui  est.  On  retrouve  sans 
doute  encore  plusieurs  traits  du  caractère  indien  dans  les  tribus 
errantes  du  Nouveau  Monde;  mais  l'ensemble  des  mœurs,  l'originalité 
des  coutumes,  la  forme  primitive  des  gouvernements,  enfin  le  génie 
américain  a  disparu.  Après  avoir  raconté  le  passé,  îl  me  reste  à  com- 
pléter mon  travail  en  retraçant  le  présent. 

Quand  on  aura  retranché  du  récit  des  premiers  navigateurs  et  des 
])remiers  colons  qui  reconnurent  et  défrichèrent  la  Louisiane,  la  Flo- 
ride, la  Géorgie,  les  deux  Carolines,  la  Virginie,  le  Maryland,  la  Dela- 
ware,  la  Pensylvanie,  le  New-Jersey,  le  New-York,  et  tout  ce  qu'on 
appela  la  Nouvelle-Angleterre,  l'Acadie  et  le  Canada,  on  ne  pourra 
guère  évaluer  la  population  sauvage  comprise  entre  le  Mississipi  et  le 
fleuve  Saint-Laurent,  au  moment  de  la  découverte  de  ces  contrées,  au- 
dessous  de  trois  millions  d'hommes. 

Aujourd'hui  la  population  indienne  de  toute  l'Amérique  scptenlrio- 
nale,  en  n'y  comprenant  ni  les  Mexicains,  ni  les  Esquimaux,  s'élève  à 


•VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  195 

peine  à  quatre  cent  mille  âmes.  Le  recensement  des  peuples  indigènes 
de  cette  partie  du  Nouveau  Monde  n'a  pas  été  fait;  je  vais  le  faire. 
Beaucoup  d'homm.es,  beaucoup  de  tribus  manqueront  à  l'appel  :  der- 
nier historien  de  ces  peuples,  c'est  leur  registre  mortuaire  que  je  vais 
ouvrir. 

En  1534,  à  l'arrivée  de  Jacques  Cartier  au  Canada,  et  à  l'époque  de 
la  fondation  de  Québec  par  Champlain,  en  1608,  les  Algonquins,  les 
Iroquois,  les  Hurons,  avec  leurs  tribus  alliées  ou  sujettes,  savoir  :  les 
Etchemins,  les  Souriquois,  les  Bersiamites,  les  Papinaclets,  les  Monta- 
gnes, les  Attikamègues,  les  Nipissings,  les  Temiscamins,  les  Amikouès, 
les  Cristinaux,  les  Assiniboïls,  les  Pouteouatamis,  les  Nokais,  les  Otcha- 
gras,  les  Miamis,  armoient  à  peu  près  cinquante  mille  guerriers  ;  ce 
qui  suppose  chez  les  sauvages  une  population  d'à  peu  près  deux  cent 
cinquante  mille  âmes.  Au  dire  de  Laboutan,  chacun  des  cinq  grands 
villages  iroquois  renfermoit  quatorze  mille  habitants.  Aujourd'hui  ou 
ne  rencontre,  dans  le  bas  Canada,  que  six  hameaux  de  sauvages  deve- 
nus chrétiens  :  les  Hurons  de  Corette ,  les  Abénakis  de  Saint-François, 
les  Algonquins,  les  Nipissings ,  les  Iroquois  du  lac  des  deux-Montagnes 
et  les  Osouékatchies;  foibles  échantillons  de  plusieurs  races  qui  ne 
sont  plus,  et  qui,  recueillis  par  la  religion,  offrent  la  double  preuve  de 
sa  puissance  à  conserver  et  de  celle  des  hommes  à  détruire. 

Le  reste  des  cinq  nations  iroquoises  est  enclavé  dans  les  possessions 
angloises  et  américaines,  et  le  nombre  de  tous  les  sauvages  que  je 
viens  de  nommer  est  tout  au  plus  de  deux  mille  cinq  cents  à  trois  mille 
âmes. 

Les  Abénakis,   qui  en  1587  occupoient  l'Acadie  (aujourd'hui  le 
Nouveau-Brunswick  et  la  Nouvelle-Ecosse),  les  sauvages  du  Maine,  qui 
détruisirent  tous  les  établissements  des  blancs  en  1675,  et  qui  conti- 
nuèrent leurs  ravages  jusqu'en  1748;  les  mêmes  hordes  qui  firent 
subir  le  même  sort  au  New-Hampshire,  les  Wampanoags,  lesNipmucks, 
qui  livrèrent  des  espèces  de  batailles  rangées  aux  Anglois,  assiégèrent 
Hadley  et  donnèrent  l'assaut  à  Brookfield,  dans  le  Massachusetts  ;  les 
Indiens  qui  dans  les  mêmes  années  1673  et  1675   combattirent  les 
Européens  ;  les  Pequots  du  Connecticut  ;  les  Indiens  qui  négocièrent  la 
cession  d'une  partie  de  leurs  terres  avec  les  États  de  New-York,  de] 
New-Jersey,  de  la  Pensylvanie,  delà  Delaware;  les  Pyscataways  du  î 
Marjland;  les  tribus  qui  obéissoient  à  Powhatan,  dans  la  Virginie;! 
les  Paraoustis,  dans  les  Carolines,  tous  ces  peuples  ont  disparu'. 

1.  La  plupart  de  ces  peuples  appartenoient  à  la  grande  nation  des  Lennilénaps, 
dont  les  deux  branches  principales  étoient  les  Iroquois  et  les  Hurons  au  nord,  et 
les  Indiens  Delawares  au  midi. 


lOG  VOYAGE  EN   AMÉUIQUE. 

Des  nations  nombreuses  que  Ferdinand  de  Soto  rencontra  dans  les 
Florides  (et  il  faut  comprendre  sous  ce  nom  tout  ce  qui  forme  aujour- 
d'hui les  États  de  la  Géorgie,  de  l'Alabama,  du  Mississipi  et  du  Ten- 
nessee), il  ne  leste  plus  que  les  Crecks,  les  Çhéroquois  et  les  Chicas- 
sais'. 

Les  Creeks,  dont  j'ai  peint  les  anciennes  mœurs,  ne  pourroicnt 
mettre  sur  pied  dans  ce  moment  deux  mille  guerriers.  Des  vastes 
pays  qui  leur  appartenoient,  ils  ne  possèdent  plus  qu'environ  huit 
milles  carrés  dans  l'État  de  Géorgie,  et  un  territoire  à  peu  près  égal 
dans  l'Alabama.  Les  Çhéroquois  et  les  Chicassais ,  réduits  à  une  poi- 
gnée d'hommes,  vivent  dans  un  coin  des  États  de  Géorgie  et  de  Ten- 
nessee ;  les  derniers,  sur  les  deux  rives  du  fleuve  Hiwassée. 

Tout  foibles  qu'ils  sont ,  les  Creeks  ont  combattu  vaillamment  les 
Américains  dans  les  années  1813  et  181/|.  Les  généraux  Jackson, 
White,  Clayborne,  Floyd,  leur  firent  éprouver  de  grandes  pertes  à 
Talladega,  Hillabes,  Autossécs,  Bécanachaca,  et  surtout  à  Entonopeka. 
Ces  sauvages  avoicnt  fait  des  progrès  sensibles  dans  la  civilisation,  et 
surtout  dans  l'art  de  la  guerre,  employant  et  dirigeant  très-bien  l'ar- 
tillerie. Il  y  a  quelques  années  qu'ils  jugèrent  et  mirent  à  mort  un  de 
leurs  micos,  ou  rois ,  pour  avoir  vendu  des  terres  aux  blancs  sans  la 
participation  du  conseil  national. 

Les  Américains,  qui  convoitent  le  riche  territoire  où  vivent  encore 
les  Moscogulges  et  les  Siminoles,  ont  voulu  les  forcer  à  le  leur  céder 
pour  une  somme  d'argent ,  leur  proposant  de  les  transporter  ensuite 
à  l'occident  du  Missouri.  L'État  de  Géorgie  a  prétendu  qu'il  avoit 
acheté  ce  territoire  ;  le  congrès  américain  a  mis  quelque  obstacle  à 
cette  prétention;  mais  tôt  ou  tard  les  Crecks,  les  Çhéroquois  et  les 
Chicassais,  serrés  entre  la  population  blanche  du  Mississipi ,  du  Ten- 
nessee, de  l'Alabama  et  de  la  Géorgie,  seront  obligés  de  subir  l'exil  ou 
l'extermination. 

En  remontant  le  Mis:,issipi,  depuis  son  embouchure  jusqu'au  con- 
fluent de  rOhio,  tous  les  sauvages  qui  habitoient  ces  deux  bords,  les 
Biloxis,  les  Torimas,  les  Kappas,  les  Sotouïs,  les  Bayagoulas,  les  Cola- 
pissas,  les  Tansas,  les  Natchez  et  les  Yazous  ne  sont  plus. 

Dans  la  vallée  de  l'Ohio,  les  nations  qui  erroient  encore  le  long  de 
cette  rivière  et  de  ses  affluents  se  soulevèrent  en  1810  contre  les  Amé- 

\.  On  pont  consulter  avec  fruit,  pour  la  Floride,  un  ouvrage  intitulé  :  Vue  de  la 
Floride  occidentale,  conlenant  sa  geograpltie,  sa  topoijvuphic,  etc.,  suivie  d'un 
appendice  sur  ses  untiipulés,  les  tili-es  de  concession  des  terres  et  des  canaux,  et 
accompagnée  (F une  carte  de  lu  côte,  des  plans  de  Pensacolaet  de  l'entn'c  du  port; 
Philadelpliii;,  1X17. 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  197 

ricains.  Elles  mirent  à  leur  tête  un  jongleur  ou  prophète  qui  annoiiroit 
la  victoire,  tandis  que  son  frère,  le  fameux  Thécumseh,  combattoit  : 
trois  mille  sauvages  se  trouvèrent  réunis  pour  recouvrer  leur  indépen- 
dance. Le  général  américain  Harrison  marcha  contre  eux  avec  un 
corps  de  troupes;  il  les  rencontra  le  6  novembre  1811,  au  confluent 
du  Tippacanoé  et  du  Wabash.  Les  Indiens  montrèrent  le  plus  grand 
courage,  et  leur  chef  Thécumseh  déploya  une  habileté  extraordinaire  : 
il  fut  pourtant  vaincu. 

La  guerre  de  1812  entre  les  Américains  et  les  Anglois  renouvela 
les  hostilités  sur  les  frontières  du  désert;  les  sauvages  se  rangèrent 
presque  tous  du  parti  des  Anglois  ;  Thécumseh  étoit  passé  à  leur  ser- 
vice :  le  colonel  Procter,  Anglois,  dirigeoit  les  opérations.  Des  scènes 
de  barbarie  eurent  lieu  à  Cikago  et  aux  forts  ^leigs  et  Milden  :  le  cœur 
du  capitaine  Wells  fut  dévoré  dans  un  repas  de  chair  humaine.  Le 
général  Harrison  accourut  encore,  et  battit  les  sauvages  à  l'affaire  du 
Thames.  Thécumseh  y  fut  tué  :  le  colonel  Procter  dut  son  salut  à  la 
vitesse  de  son  cheval. 

La  paix  ayant  été  conclue  entre  les  États-Unis  et  l'Angleterre 
en  181/;,  les  limites  des  deux  empires  furent  définitivement  réglées. 
Les  Américains  ont  assuré  par  une  chaîne  de  postes  militaires  leur 
domination  sur  les  sauvages. 

Depuis  l'embouchure  de  l'Ohio  jusqu'au  saut  de  Saint-Antoine,  sur 
le  Mississipi,  on  trouve  sur  la  rive  occidentale  de  ce  dernier  fleuve  les 
Saukis,  dont  la  population  s'élève  à  quatre  mille  huit  cents  âmes;  les 
Renards,  à  mille  six  cents  âmes  ;  les  Winebegos,  à  mille  six  cents,  et 
les  Ménomènes,  à  mille  deux  cents.  Les  Illinois  sont  la  souche  de  ces 
tribus. 

Viennent  ensuite  les  Sioux,  de  race  mexicaine,  divisés  en  six  nations  : 
la  première  habite  en  partie  le  haut  Mississipi  ;  la  seconde,  la  troi- 
sième, la  quatrième  et  la  cinquième,  tiennent  les  rivages  de  la  rivière 
Saint-Pierre;  la  sixième  s'étend  vers  le  Missouri.  On  évalue  ces  six 
nations  siouses  à  environ  quarante-cinq  mille  âmes. 

Derrière  les  Sioux,  en  s'approchant  du  Nouveau-Mexique,  se  trouvent 
quelques  débris  des  Osages,  des  Gansas,  des  Octotatas,  des  Macto- 
tatas,  des  Ajouès  et  des  Panis. 

Les  Assiboins  errent,  sous  divers  noms,  depuis  les  sources  septen- 
trionales du  Missouri  jusqu'à  la  grande  rivière  Rouge,  qui  se  jette 
dans  la  baie  dTIudson  :  leur  population  est  de  vingt-cinq  mille  âmes. 

Les  Gypowois,  de  race  algonquine,  et  ennemis  des  Sioux,  chassent, 
au  nombre  de  trois  ou  quatre  mille  guerriers,  dans  les  déserts  qui 
séparent  les  grands  lacs  du  Canada  du  lac  Winnepic. 


198  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

Voilà  tout  ce  que  l'on  sait  de  plus  positif  sur  la  population  des 
sauvages  de  l'Amérique  septentrionale.  Si  l'on  joint  à  ces  tribus  con- 
nues les  tribus  moins  fréquentées  qui  vivent  au  delà  des  montagnes 
Rocheuses,  on  aura  bien  de  la  peine  à  trouver  les  quatre  cent  mille 
individus  mentionnés  au  commencement  de. ce  dénombrement.  Il  y 
a  des  voyageurs  qui  ne  portent  pas  à  plus  de  cent  mille  âmes  la 
population  indienne  en  deçà  des  montagnes  Rocheuses,  et  à  plus  de 
cinquante  mille  au  delà  de  ces  montagnes,  y  compris  les  sauvages  de 
la  Californie. 

Poussées  par  les  populations  européennes  vers  le  nord -ouest  de 
l'Amérique  septentrionale,  les  populations  sauvages  viennent,  par  une 
singulière  destinée,  expirer  au  rivage  même  sur  lequel  elles  débar- 
quèrent, dans  des  siècles  inconnus,  pour  prendre  possession  de  l'Amé- 
rique. Dans  la  langue  iroquoise,  les  Indiens  se  donnoient  le  nom 
d'hommes  de  toujours,  ongoue-onoue.  Ceshommes  de  toujours  ont  passé, 
et  l'étranger  ne  laissera  bientôt  aux  héritiers  légitimes  de  tout  un 
monde  que  la  terre  de  leur  tombeau. 

Les  raisons  de  cette  dépopulation  sont  connues  :  l'usage  des  liqueurs 
fortes,  les  vices,  les  maladies,  les  guerres,  que  nou's  avons  multipliées 
chez  les  Indiens,  ont  précipité  la  destruction  de  ces  peuples;  mais  il 
n'est  pas  tout  à  fait  vrai  que  l'état  social,  en  venant  se  placer  dans  les 
forêts,  ait  été  une  cause  efficiente  de  cette  destruction. 

L'Indien  n'étoit  pas  sauvage;  la  civilisation  européenne  n'a  point 
agi  sûr  le  pur  état  de  nature;  elle  a  agi  sur  la  civilisation  américaine 
commençante  ;  si  elle  n'eût  rien  rencontré,  elle  eût  créé  quelque  chose; 
mais  elle  a  trouvé  des  mœurs,  et  les  a  détruites,  parce  qu'elle  étoit  plus 
forte  et  qu'elle  n'a  pas  cru  se  devoir  mêler  à  ces  mœurs. 

Demander  ce  que  seroient  devenus  les  habitants  de  l'Amérique  si 
l'Amérique  eût  échappé  aux  voiles  de  nos  navigateurs,  seroit  sans 
doute  une  question  inutile,  mais  pourtant  curieuse  à  examiner. 
Auroient-ils  péri  en  silence,  comme  ces  nations,  plus  avancées  dans  les 
arts,  qui  selon  toutes  les  probabilités  fleurirent  autrefois  dans  les 
contrées  qu'arrosent  l'Ohio,  le  Muskingum,  le  Tennessee,  le  Mississipi 
inférieur  et  le  Tumbec-bee  ? 

Ecartant  un  moment  les  grands  principes  du  christianisme,  mettant 
à  part  les  intérêts  de  l'Europe,  un  esprit  philosophique  auroit  pu 
désirer  que  les  peuples  du  Nouveau  Monde  eussent  eu  le  temps  de  se 
développer  hors  du  cercle  de  nos  institutions. 

Nous  en  sommes  réduits  partout  aux  formes  usées  d'une  civilisation 
vieillie  (je  ne  parle  pas  des  populations  do  l'Asie,  arrêtées  depuis 
quatre  mille  ans  dans  un  d(îspolisme  qui  tient  de  l'enfance).  On  a 


VOYAGE  EN  AMÉRIQUE.  199 

trouvé  chez  les  sauvages  du  Canada,  de  la  Nouvelle-Angleterre  et  des 
Florides,  des  commencements  de  toutes  les  coutumes  et  de  toutes  les 
lois  des  Grecs,  des  Romains  et  des  Hébreux.  Une  civilisation  d'une 
nature  différente  de  la  nôtre  auroit  pu  reproduire  les  hommes  de  l'an- 
tiquité ou  faire  jaillir  des  lumières  inconnues  d'une  source  encore 
ignorée.  Qui  sait  si  nous  n'eussions  pas  vu  aborder  un  jour  à  nos 
rivages  quelque  Colomb  américain  venant  découvrir  l'Ancien  Monde? 
j  La  dégradation  des  mœurs  indiennes  a  marché  de  pair  avec  la  dépo- 
pulation des  tribus.  Les  traditions  religieuses  sont  devenues  beau- 
coup plus  confuses;  l'instruction,  répandue  d'abord  par  les  mission- 
naires du  Canada,  a  mêlé  des  idées  étrangères  aux  idées  natives  des 
indigènes.  On  aperçoit  aujourd'hui ,  au  travers  des  fables  grossières, 
les  croyances  chrétiennes  défigurées.  La  plupart  des  sauvages  portent 
des  croix  pour  ornements,  et  les  traiteurs  protestants  leur  vendent  ce 
que  leur  donnoient  les  missionnaires  catholiques.  Disons,  à  l'honneur 
de  notre  patrie  et  à  la  gloire  de  notre  religion,  que  les  Indiens  s'étoient 
fortement  attachés  aux  François;  qu'ils  ne  cessent  de  les  regretter,  et 
qu'une  robe  noire  (un  missionnaire)  est  encore  en  vénération  dans  les 
forêts  américaines.  Si  les  Anglois,  dans  leurs  guerres  avec  les  États- 
Unis,  ont  vu  presque  tous  les  sauvages  s'enrôler  sous  la  bannière  bri- 
tannique, c'est  que  les  Anglois  de  Québec  ont  encore  parmi  eux  des 
descendants  des  François,  et  qu'ils  occupent  le  pays  qn'Ono^nhio  '  a 
gouverné.  Le  sauvage  continue  de  nous  aimer  dans  le  sol  que  nous 
avons  foulé,  dans  la  terre  où  nous  fûmes  ses  premiers  hôtes,  et  oii 
nous  avons  laissé  les  tombeaux  :  en  servant  les  nouveaux  possesseurs 
du  Canada,  il  reste  fidèle  à  la  France  dans  les  ennemis  des  François. 

Voici  ce  qu'on  ht  dans  un  Voyage  récent  fait  aux  sources  du  Missis- 
sipi.  L'autorité  de  ce  passage  est  d'autant  plus  grande,  que  l'auteur, 
dans  un  autre  endroit  de  son  Voyage,  s'arrête  pour  argumenter  contre 
les  jésuites  de  nos  jours  : 

«Pour  rendre  justice  à  la  vérité,  les  missionnaires  françois  en 
général  se  sont  toujours  distingués  partout  par  une  vie  exemplaire  et 
conforme  à  leur  état.  Leur  bonne  foi  religieuse,  leur  charité  aposto- 
lique, leur  douceur  insinuante,  leur  patience  héroïque,  et  leur  éloigne- 
ment  du  fanatisme  et  du  rigorisme,  fixent  dans  ces  contrées  des  épo- 
ques édifiantes  dans  les  fastes  du  christianisme  ;  et  pendant  que  la 
mémoire  des  del  Vilde,  des  Vodilla,  etc.,  sera  toujours  en  exécration 
dans  tous  les  cœurs  vraiment  chrétiens,  celle  des  Daniel,  des  Rré- 
beuf,  etc.,  ne  perdra  jamais  de  la  vénération  que  l'histoire  des  décou- 

i.  La  grande  Montagne.  Nom  sauvage  des  gouverneurs  françois  du  Canada, 


200  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

vertes  et  des  missions  leur  consacre  à  juste  titre.  De  là  cette  prc'dilec- 
tion  que  les  sauvages  témoignent  pour  les  François,  prédilection  qu'ils 
trouvent  naturellement  dans  le  fond  de  leur  âme,  nourrie  par  les 
traditions  que  leurs  pères  ont  laissées  en  faveur  des  premiers  apôtres 
du  Canada,  alors  la  Nouvelle-France'.  » 

Cela  confirme  ce  que  j'ai  écrit  autrefois  sur  les  missions  du  Canada. 
Le  caractère  brillant  de  la  valeur  françoise,  notre  désintéressement, 
notre  gaieté,  notre  esprit  aventureux,  sympathisoient  avec  le  génie  des 
Indiens  ;  mais  il  faut  convenir  aussi  que  la  religion  catholique  est  plus 
propre  à  l'éducation  du  sauvage  que  le  culte  protestant. 

Quand  le  christianisme  commença  au  milieu  d'un  monde  civilisé  et 
des  spectacles  du  paganisme,  il  fut  simple  dans  son  extérieur,  sévère 
dans  sa  morale,  métaphysique  dans  ses  arguments,  parce  qu'il  s'agis- 
soit  d'arracher  à  l'erreur  des  peuples  séduits  par  les  sens  ou  égarés 
par  des  systèmes  de  philosophie.  Quand  le  christianisme  passa  des 
délices  de  Rome  et  des  écoles  d'Athènes  aux  forêts  de  la  Germanie,  il 
s'environna  de  pompes  et  d'images,  afin  d'enchanter  la  simplicité  du 
barbare.  Les  gouvernements  protestants  de  l'Amérique  se  sont  peu 
occupés  de  la  civilisation  des  sauvages  :  ils  n'ont  songé  qu'à  trafiquer 
avec  eux  :  or,  le  commerce,  qui  accroît  la  civilisation  parmi  les  peuples 
déjà  civilisés,  et  chez  lesquels  l'intelligence  a  prévalu  sur  les  mœurs, 
ne  produit  que  la  corruption  chez  les  peuples  où  les  mœurs  sont  supé- 
rieures à  l'intelligence.  La  religion  est  évidemment  la  loi  primitive  : 
les  pères  Jogues,  Lallemant  et  Brébeuf,  étoient  des  législateurs  d'une 
tout  autre  espèce  que  les  traiteurs  anglois  et  américains. 

De  même  que  les  notions  religieuses  des  sauvages  se  sont  brouillées, 
les  institutions  politiques  de  ces  peuples  ont  été  altérées  par  l'irruption 
des  Européens.  Les  ressorts  du  gouvernement  indien  étoient  subtils 
et  délicats;  le  temps  ne  les  avoit  point  consolidés;  la  politique  étran- 
gère ,  en  les  touchant ,  les  a  facilement  brisés.  Ces  divers  conseils 
balançant  leurs  autorités  respectives,  ces  contre-poids  formés  par  les 
assistants,  les  sachems,  les  matrones,  les  jeunes  guerriers,  toute  cette 
machine  a  été  dérangée  :  nos  présents ,  nos  vices,  nos  armes,  ont 
acheté,  corrompu  ou  tué  les  personnages  dont  se  composoient  ces 
pouvoirs  divers. 

Aujourd'liui  les  tribus  indiennes  sont  conduites  tout  simplement 
par  un  chef  :  celles  qui  se  sont  confédérées  se  réunissent  quelquefois 
dans  des  diètes  générales;  mais  aucune  loi  ne  réglant  ces  assemblées, 
elles  se  séparent  presque  toujours  sans  avoir  rien  arrêté  :  elles  ont  le 

1.   Voijftijc  du  liellmuii,  18'23. 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  201 

sentiment  de  leur  nullité  et  le  découragement  qui  accompagne  la 
foiblesse. 

Une  autre  cause  a  contribué  à  dégrader  le  gouvernement  des  sau- 
vages :  l'établissement  des  postes  militaires  américains  et  anglois  au 
milieu  des  bois.  Là,  un  commandant  se  constitue  le  protecteur  des 
Indiens  dans  le  désert;  à  l'aide  de  quelques  présents,  il  fait  compa- 
roître  les  tribus  devant  lui  ;  il  se  déclare  leur  pijre  et  l'envoyé  d'un 
des  trois  mondes  blancs  :  les  sauvages  désignent  ainsi  les  Espagnols, 
les  François  et  les  Anglois.  Le  commandant  apprend  à  ses  enfants 
rouges  qu'il  va  fixer  telles  limites,  défricher  tel  terrain,  etc.  Le  sau- 
vage finit  par  croire  qu'il  n'est  pas  le  véritable  possesseur  de  la  terre 
dont  on  dispose  sans  son  aveu  ;  il  s'accoutume  à  se  regarder  comme 
d'une  espèce  inférieure  au  blanc;  il  consent  à  recevoir  des  ordres,  à 
chasser,  à  combattre  pour  des  maîtres.  Qu'a-t-on  besoin  de  se  gouver- 
ner quand  on  n'a  plus  qu'à  obéir? 

Il  est  naturel  que  les  mœurs  et  les  coutumes  se  soient  détériorées 
avec  la  religion  et  la  politique,  que  tout  ait  été  emporté  à  la  fois. 

Lorsque  les  Européens  pénétrèrent  en  Amérique,  les  sauvages 
vivoient  et  se  vêtissoient  du  produit  de  leurs  chasses,  et  n'en  faisoient 
entre  eux  aucun  négoce.  Bientôt  les  étrangers  leur  apprirent  à  le  tro- 
quer pour  des  armes,  des  liqueurs  fortes,  et  divers  ustensiles  de  mé- 
nage, des  draps  grossiers  et  des  parures.  Quelques  François,  qu'on 
appela  coureurs  de  bois,  accompagnèrent  d'abord  les  Indiens  dans 
leurs  excursions.  Peu  à  peu  il  se  forma  des  compagnies  de  commer- 
çants qui  poussèrent  des  postes  avancés  et  placèrent  des  factoreries 
au  milieu  des  déserts.  Poursuivis  par  l'avidité  européenne  et  par  la 
corruption  des  peuples  civilisés  jusqu'au  fond  de  leurs  bois,  les'Indiens 
échangent,  dans  ces  magasins,  de  riches  pelleteries  contre  des  objets 
de  peu  de  valeur,  mais  qui  sont  devenus  pour  eux  des  objets  de  pre- 
mière nécessité.  Non-seulement  ils  trafiquent  de  la  chasse  faite,  mais 
ils  disposent  de  la  chasse  à  venir,  comme  on  vend  une  récolte  sur 
pied. 

Ces  avances  accordées  par  les  traiteurs  plongent  les  Indiens  dans  un 
abîme  de  dettes  :  ils  ont  alors  toutes  les  calamités  de  l'homme  du 
peuple  de  nos  cités  et  toutes  les  détresses  du  sauvage.  Leurs  chasses, 
dont  ils  cherchent  à  exagérer  les  résultats,  se  transforment  en  une 
effroyable  fatigue  :  ils  y  mènent  leurs  femmes  ;  ces  malheureuses, 
employées  à  tous  les  services  du  camp,  tirent  les  traîneaux,  vont  cher- 
cher les  bêtes  tuées,  tannent  les  peaux,  font  dessécher  les  viandes.  On 
les  voit,  chargées  des  fardeaux  les  plus  lourds,  porter  encore  leurs 
petits  enfants  à  leurs  mamelles  ou  sur  leurs  épaules.  Sont -elles 


202  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

enceintes  et  près  d'accoucher,  pour  hâter  leur  délivrance  et  retourner 
plus  vite  à  l'ouvrage,  elles  s'appliquent  le  ventre  sur  une  barre  de  bois 
élevée  à  quelques  pieds  de  terre  ;  laissant  pendre  en  bas  leurs  jambes 
et  leur  tête,  elles  donnent  ainsi  le  jour  à  une  misérable  créature, 
dans  toute  la  rigueur  de  la  malédiction  :  In  dolore  paries  fdios! 

Ainsi  la  civilisation,  en  entrant  par  le  commerce  chez  les  tribus 
américaines,  au  lieu  de  développer  leur  intelligence,  les  a  abruties. 
L'Indien  est  devenu  perfide,  intéressé,  menteur,  dissolu  :  sa  cabane 
est  un  réceptacle  d'immondices  et  d'ordure.  Quand  il  étoit  nu  ou  cou- 
vert de  peaux  de  bêtes,  il  avoit  quelque  chose  de  fier  et  de  grand  ; 
aujourd'hui  des  haillons  européens,  sans  couvrir  sa  nudité,  attestent 
seulement  sa  misère  :  c'est  un  mendiant  à  la  porte  d'un  comptoir  ;  ce 
n'est  plus  un  sauvage  dans  ses  forêts. 

Enfin ,  il  s'est  formé  une  espèce  de  peuple  métis,  né  du  commerce 
des  aventuriers  européens  et  des  femmes  sauvages.  Ces  hommes,  que 
l'on  appelle  Bois  brûlés,  à  cause  de  la  couleur  de  leur  peau,  sont  les 
gens  d'affaires  ou  les  courtiers  de  change  entre  les  peuples  dont  ils 
tirent  leur  double  origine  :  parlant  à  la  fois  la  langue  de  leurs  pères 
et  de  leurs  mères,  interprètes  des  traiteurs  auprès  des  Indiens,  et  des 
Indiens  auprès  des  traiteurs,  ils  ont  les  vices  des  deux  races.  Ces 
bâtards  de  la  nature  civilisée  et  de  la  nature  sauvage  se  vendent  tantôt 
aux  Américains,  tantôt  aux  Anglois,  pour  leur  livrer  le  monopole  des 
pelleteries;  ils  entretiennent  les  rivalités  des  compagnies  angloises  de 
la  baie  d'Hudson,  du  Nord-Ouest,  et  des  compagnies  américaines;  Fur 
Colombian  Avierican  Company ,  Missouri' s  fur  Company,  et  autres  : 
ils  font  eux-mêmes  des  chasses  au  compte  des  traiteurs  et  avec  des 
chasseurs  soldés  par  les  compagnies. 

Le  spectacle  est  alors  tout  différent  des  chasses  indiennes  :  les 
hommes  sont  à  cheval  ;  il  y  a  des  fourgons  qui  transportent  les  viandes 
sèches  et  les  fourrures;  les  femmes  et  les  enfants  sont  traînés  sur  de 
petits  chariots  par  des  chiens.  Ces  chiens,  si  utiles  dans  les  contrées 
septentrionales,  sont  encore  une  charge  pour  leurs  maîtres;  car  ceux- 
ci,  ne  pouvant  les  nourrir  pendant  l'été,  les  mettent  en  pension  à 
crédit  chez  les  gardiens,  et  contractent  ainsi  de  nouvelles  dettes.  Les 
dogues  affamés  sortent  quelquefois  de  leur  chenil  ;  ne  pouvant  aller  à 
la  chasse ,  ils  vont  à  la  pêche  :  on  les  voit  se  plonger  dans  les  rivières 
et  .saisir  le  poisson  jusqu'au  fond  de  l'eau. 

On  ne  connoît  en  Europe  que  cette  grande  guerre  de  l'Amérique 
qui  a  donné  au  monde  un  peuple  libre.  On  ignore  que  le  sang  a  coulé 
pour  les  (liéiifs  intérêts  de  queUjues  marchands  fourreurs.  La  Com- 
pagnie de  la  baie  d'Ilndson  vendit,  en  1811  ,  à  lord  Sulkirk  un  grand 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  203 

terrain  sur  le  bord  de  la  rivière  Rouge;  l'établissement  se  fit  en  1812. 
La  Compagnie  du  Nord-Ouest,  ou  du  Canada,  en  prit  ombrage  :  les 
deux  compagnies,  alliées  à  diverses  tribus  indiennes,  et  secondées  des 
Bois  brûlés,  en  vinrent  aux  mains.  Cette  petite  guerre  domestique,  qui 
fut  horrible,  avoit  lieu  dans  les  déserts  glacés  de  la  baie  d'Hudson  :  la 
colonie  de  lord  Selkirk  fut  détruite  au  mois  de  juin  1815,  précisément 
au  moment  où  se  donnoit  la  bataille  de  Waterloo.  Sur  ces  deux 
théâtres,  si  différents  par  l'éclat  et  par  l'obscurité,  les  malheurs  de 
l'espèce  humaine  étoient  les  mêmes.  Les  deux  compagnies,  épuisées  , 
ont  senti  qu'il  valoit  mieux  s'unir  que  se  déchirer  :  elles  poussent 
aujourd'hui  de  concert  leurs  opérations,  à  l'ouest  jusqu'à  Colombia, 
au  nord  jusque  sur  les  fleuves  qui  se  jettent  dans  la  mer  Polaire. 

En  résumé,  les  plus  fières  nations  de  l'Amérique  septentrionale 
n'ont  conservé  de  leur  race  que  la  langue  et  le  vêtement;  encore 
celui-ci  est-il  altéré  :  elles  ont  un  peu  appris  à  cultiver  la  terre  et  à 
élever  des  troupeaux.  De  guerrier  fameux  qu'il  étoit,  le  sauvage  du 
Canada  est  devenu  berger  obscur  ;  espèce  de  pâtre  extraordinaire,  con- 
duisant ses  cavales  avec  un  casse-tête  et  ses  moutons  avec  des  flèches, 
Philippe,  successeur  d'Alexandre,  mourut  greffier  à  Rome  ;  un  Iroquois 
chante  et  danse  pour  quelques  pièces  de  monnoie  à  Paris  :  il  ne  faut 
pas  voir  le  lendemain  de  la  gloire. 

En  traçant  ce  tableau  d'un  monde  sauvage,  en  parlant  sans  cesse 
du  Canada  et  de  la  Louisiane,  en  regardant  sur  les  vieilles  cartes 
l'étendue  des  anciennes  colonies  françoises  dans  l'Amérique,  j'étois 
poursuivi  d'une  idée  pénible  :  je  me  demandois  comment  le  gouverne- 
ment de  mon  paNS  avoit  pu  laisser  périr  ces  colonies,  qui  seroient 
aujourd'hui  pour  nous  une  source  inépuisable  de  prospérité. 

De  l'Acadie  et  du  Canada  à  la  Louisiane,  de  l'embouchure  du  Saint- 
Laurent  à  celle  du  Mississipi,  le  territoire  de  la  Nouvelle-France  entou- 
roit  ce  qui  forma  dans  l'origine  la  confédération  des  treize  premiers 
États-Unis.  Les  onze  autres  États,  le  district  de  la  Colombie,  les  terri- 
toires du  Michigan,  du  Nord-Ouest,  du  Missouri,  de  l'Orégon  et  d'Ap- 
kansa,  nous  appartenoient  ou  nous  appartiendroient  comme  ils  appar- 
tiennent aujourd'hui  aux  États-Unis,  par  la  cession  des  Anglois  et  des 
Espagnols,  nos  premiers  héritiers  dans  le  Canada  et  dans  la  Louisiane. 

Prenez  votre  point  de  départ  entre  le  43^  et  le  hk^  degré  de  latitude 
nord,  sur  l'Atlantique,  au  cap  Sable  de  la  Nouvelle-Ecosse,  autrefois 
l'Acadie  ;  de  ce  point  conduisez  une  ligne  qui  passe  derrière  les  pre- 
miers États-Unis,  le  Maine,  Vernon,  New-York,  la  Pensylvanie,  la  Vir- 
ginie, la  Caroline  et  la  Géorgie  ;  que  cette  ligne  vienne  par  le  Ten- 
nessee chercher  le  Mississipi  et  la  Nouvelle-Orléans,  qu'elle  remonte 


204  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

ensuilfi  du  29«  dcc^ré  (latitude  des  bouches  du  Mississipi),  qu'elle 
remonte  par  le  territoire  d'Arkansa  à  celui  de  l'Orégon;  qu'elle  tra- 
verse les  montagnes  Rocheuses  et  se  termine  à  la  pointe  Saint- 
Georges,  sur  la  côte  de  l'océan  Pacifique,  vers  le  /i2e  degré  de  latitude 
lord  :  l'immense  pays  compris  entre  cette  ligne,  la  mer  Atlantique 
au  nord-est,  la  mer  Polaire  au  nord,  l'océan  Pacifique  et  les  posses- 
sions russes  au  nord-ouest,  le  golfe  Mexicain  au  midi,  c'est-à-dire  plus 
des  deux  tiers  de  l'Amérique  septentrionale,  reconnoîtroient  les  lois  de 
la  France. 

Que  scroit-il  arrivé  si  de  telles  colonies  eussent  été  encore  entre 
nos  mains  au  moment  de  l'émancipation  des  États-Unis?  Cette  éman- 
cipation auroit-elle  eu  lieu?  notre  ])résence  sur  le  sol  américain  l'au- 
roit-elle  hâtée  ou  retardée?  La  NouvelJe-France  elle-même  seroit-ello 
devenue  libre  ?  Pourquoi  non  ?  Quel  malheur  y  auroit-il  pour  la  mère- 
patrie  à  voir  fleurir  un  immense  empire  sorti  de  son  sein,  un  empire 
qui  répandroit  la  gloire  de  notre  nom  et  de  notre  langue  dans  un 
autre  hémisphère? 

Nous  possédions  au  delà  des  mers  de  vastes  contrées  qui  pouvoient 
offrir  un  asile  à  l'excédant  de  notre  population ,  un  marché  considé- 
rable à  notre  commerce,  un  aliment  à  notre  marine;  aujourd'hui  nous 
nous  trouvons  forcés  d'ensevelir  dans  nos  prisons  des  coupables  con- 
damnés par  les  tribunaux,  faute  d'un  coin  de  terre  pour  y  déposer  ces 
malheureux.  Nous  sommes  exclus  du  nouvel  univers,  où  le  genre 
humain  recommence.  Les  langues  angloise  et  espagnole  servent  en 
Afrique ,  en  Asie,  dans  les  îles  de  la  mer  du  Sud,  sur  le  continent  des 
deux  Amériques,  à  l'interprétation  de  la  pensée  de  plusieurs  millions 
d'hommes;  et  nous,  déshérités  des  conquêtes  de  notre  courage  et  de 
notre  génie,  à  peine  entendons-nous  parler  dans  quelques  bourgades 
de  la  Louisiane  et  du  Canada,  sous  une  domination  étrangère,  la 
langue  de  Racine,  de  Colbert  et  de  Louis  XIV;  elle  n'y  reste  que  comme 
un  témoin  des  revers  de  notre  fortune  et  des  fautes  de  notre  politique. 

Ainsi  donc  la  France  a  disparu  de  l'Amérique  septentrionale,  couune 
ces  tribus  indiennes  avec  lesquelles  elle  sympalhisoit,  et  dont  j'ai 
aperçu  quelques  débris.  Qu'est-il  arrivé  dans  cette  Amérique  du  Nord 
depuis  l'époque  où  j'y  voyageois?  C'est  maintenant  ce  qu'il  faut  dire. 
Pour  consoler  les  lecteurs,  je  vais,  dans  la  conclusion  de  cet  ouviagc, 
arrêter  leurs  regards  sur  un  tableau  miraculeux  :  ils  apprendront  ce 
que  peut  la  liberté  pour  le  bonheur  et  la  dignité  de  l'homme,  lors- 
qu'elle ne  se  sépare  point  des  idées  religieuses,  qu'elle  est  à  la  fois 
intelligente  et  sainte. 


VOYAGE  EN  AMERIQUE.  205 

CONCLUSION. 

ÉTATS-U^IS 

Si  je  revoyois  aujourd'hui  les  États-Unis,  je  ne  les  reconnoîtrois 
plus  :  là  où  j'ai  laissé  des  forêts,  je  trouverois  des  champs  cultivés;  là 
où  je  me  suis  frayé  un  chemin  à  travers  les  halliers,  je  voyagerois  sur  de 
grandes  routes.  Le  Mississipi,  le  Missouri,  l'Ohio,  ne  coulent  plus  dans 
la  solitude  ;  de  gros  vaisseaux  à  trois  mâts  les  remontent,  plus  de  deux 
cents  bateaux  à  vapeur  en  vivifient  les  rivages.  Aux  Natchez,  au  lieu 
de  la  hutte  de  Céluta,  s'élève  une  ville  charmante  d'environ  cinq  mille 
habitants.  Chactas  pourroit  être  aujourd'hui  député  au  congrès  et  se 
rendre  chez  Atala  par  deux  routes,  dont  l'une  mène  à  Saint-Étienne, 
sur  le  Tum])ec-bee,  et  l'autre  aux  Natchitochès  :  un  livre  de  poste  lui 
indiqueroit  les  relais  au  nombre  de  onze  :  Washington,  Franklin, 
Homochitt,  etc. 

L'Alabama  et  le  Tennessee  sont  divisés ,  le  premier  en  trente-trois 
comtés,  et  il  contient  vingt-et-une  villes;  le  second  en  cinquante-et-un 
comtés,  et  il  renferme  quarante-huit  villes.  Quelques-unes  de  ces 
villes,  telles  que  Cahawba,  capitale  de  l'Alabama,  conservent  leur 
dénomination  sauvage,  mais  elles  sont  environnées  d'autres  villes 
différemment  désignées  :  il  y  a  chez  les  Muscogulges,  les  Siminoles , 
lesChéroquois  et  les  Ghicassais,  une  cité  d'Athènes,  une  autre  de  Mara- 
thon, une  autre  de  Garthage,  une  autre  de  Memphis,  une  autre  de 
Sparte,  une  autre  de  Florence ,  une  autre  d'Hampden,  des  comtés  de 
Colombie  et  de  Marengo  :  la  gloire  de  tous  les  pays  a  placé  un  nom  dans 
ces  mêmes  déserts  où  j'ai  rencontré  le  père  Aubry  et  l'obscure  Atala. 

Le  Kentucky  montre  un  Versailles;  un  comté  appelé 5ou7'6o7i a  pour 
capitale  Paris.  Tous  les  exilés,  tous  les  opprimés  qui  se  sont  retirés  en 
Amérique ,  y  ont  porté  la  mémoire  de  leur  patrie. 

....    Falsi  Simoentis  ad  undam 
Libabat  citieri  Andromache. 

Les  États-Unis  offrent  donc  dans  leur  sein ,  sous  la  protection  de  la 
liberté,  une  image  et  un  souvenir  de  la  plupart  des  heux  célèbres  de 
l'ancienne  et  de  la  moderne  Europe,  semblables  à  ce  jardin  de  la  cam- 
pagne de  Rome  où  Adrien  avoit  fait  répéter  les  divers  monuments  de 
son  empire. 

Remarquons  qu'il  n'y  a  presque  point  de  comtés  qui  ne  renferment 


206  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

une  ville,  un  village  ou  un  hameau  de  Washington,  touchante  unani- 
mité de  la  reconnoissance  d'un  peuple. 

L'Oliio  arrose  maintenant  quatre  États  :  le  Kentucky,  l'Ohio  propre- 
ment dit,  rindiana  et  l'illinois.  Trente  députés  et  huit  sénateurs  sont 
envoyés  au  congrès  par  ces  quatre  États,  La  Virginie  et  le  Tennessee 
touchent  l'Ohio  sur  deux  points;  il  compte  sur  ses  bords  cent  quatre- 
vingt-onze  comtés  et  deux  cent  huit  villes.  Un  canal  que  l'on  creuse 
au  partage  de  ses  rapides,  et  qui  sera  fini  dans  trois  ans,  rendra  le 
fleuve  navigable  pour  de  gros  vaisseaux  jusqu'à  Pittsbourg. 

Trente-trois  grandes  routes  sortent  de  Washington ,  comme  autre- 
fois les  voies  romaines  partoient  do  Rome ,  et  aboutissent ,  en  se  par- 
tageant, à  la  circonférence  des  États-Unis.  Ainsi  on  va  de  Washington 
à  Dover,  dans  la  Delaware  ;  de  Washington  à  la  Providence ,  dans  le 
Rhode-lsland  ;  de  Washington  à  Robbinstown ,  dans  le  district  du 
Maine,  frontière  des  États  britanniques  au  nord;  de  Washington  à 
Concorde;  de  Washington  à  Montpellier,  dans  le  Connccticut;  de 
Washington  à  Albany,  et  de  là  à  Montréal  et  à  Québec;  de  Wasliington 
au  Havre  de  Sackets ,  sur  le  lac  Ontario  ;  de  Washington  à  la  chute  et 
au  fort  de  Niagara;  de  Washington ,  par  Pittsbourg,  au  détroit  et  à 
Michilimakinac,  sur  le  lac  Érié;  de  Washington,  par  Saint-Louis  sur 
le  Mississipi ,  à  Councile-Bluffs  du  Missouri  ;  de  Washington  à  la  Nou- 
velle-Orléans et  à  l'embouchure  du  Mississipi  ;  de  Washington  aux 
Natchez  ;  de  Washington  à  Charlestovvn ,  à  Savannah  et  à  Saint- 
Augustin,  le  tout  formant  une  circulation  intérieure  de  routes  de 
vingt-cinq  mille  sept  cent  quarante-sept  milles. 

On  voit,  par  les  points  où  se  lient  ces  routes,  qu'elles  parcourent  des 
lieux  naguère  sauvages,  aujourd'hui  cultivés  et  habités.  Sur  un  grand 
nombre  de  ces  routes,  les  postes  sont  montées  :  des  voitures  publiques 
vous  conduisent  d'un  lieu  à  l'autre  à  des  prix  modérés.  On  prend  la 
diligence  pour  l'Ohio  ou  pour  la  chute  de  Niagara',  comme,  de  mon 
temps,  on  prenoit  un  guide  ou  un  interprète  indien.  Des  chemins  de 
communication  s'embranchent  aux  voies  principales,  et  sont  égale- 
ment pourvus  de  moyens  de  transport.  Ces  moyens  sont  presque  tou- 
j(jurs  doubles  ;  car  des  lacs  et  des  rivières  se  trouvant  partout,  on  peut 
voyager  en  bateaux  à  rames  et  à  voiles,  ou  sur  des  bateaux  à  vapeur. 

Des  embarcations  de  cette  dernière  espèce  font  des  passages  régu- 
liers de  lloston  et  de  New-York  à  la  Nouvelle-Orléans;  elles  sont  pareil- 
lement établies  sur  le  lac  du  Canada,  l'Ontario,  l'Érié,  le  Michigan,  le 
Chaniplain,  sur  ces  lacs  où  l'on  voyoit  à  peine  il  y  a  trente  ans 
qu<'l(|U('S  pirogues  de  sauvages,  et  où  des  vaisseaux  de  ligne  se  livrent 
maintenant  des  combats. 


VOYAGE  EN  AMÉRIQUE.  207 

Les  bateaux  à  vapeur  aux  Étais-Unis  servent  non -seulement  au 
besoin  du  commerce  et  des  voyageurs ,  mais  on  les  emploie  encore  à 
la  défense  du  pays  :  quelques-uns  d'entre  eux,  d'une  immense  dimen- 
jsion,  placés  à  l'embouchure  des  fleuves,  armés  de  canons  et  d'eau 
bouillante,  ressemblent  à  la  fois  à  des  ci ladelles  modernes  et  à  des 
forteresses  du  moyen  âge. 

Aux  vingt-cinq  mille  sept  cent  quarante-sept  milles  de  routes  géné- 
rales ,  il  faut  ajouter  l'étendue  de  quatre  cent  dix-neuf  routes  can- 
tonales, et  celle  de  cinquante-huit  mille  cent  trente-sept  milles  de 
routes  d'eau.  Les  canaux  augmentent  le  nombre  de  ces  dernières 
routes  :  le  canal  de  Middlesex  joint  le  port  de  Boston  avec  la  rivière 
Merrimack  ;  le  canal  Champlain  fait  communiquer  ce  lac  avec  les  mers 
canadiennes  ;  le  fameux  canal  Érié,  ou  de  New-York,  unit  maintenant 
le  lac  Érié  à  l'Atlantique  ;  les  canaux  Sautée,  Chesapeake  et  Albemarne 
sont  dus  aux  États  de  la  Caroline  et  de  la  Virginie  ;  et  comme  de 
larges  rivières,  coulant  en  diverses  directions,  se  rapprochent  par 
leurs  sources,  rien  de  plus  facile  que  de  les  lier  entre  elles.  Cinq 
chemins  sont  déjà  connus  pour  aller  à  l'océan  Pacifique;  un  seul  de 
ces  chemins  passe  à  travers  le  territoire  espagnol. 

Une  loi  du  congrès  de  la  session  de  1824  à  1825  ordonne  l'établis- 
sement d'un  poste  militaire  à  l'Orégon.  Les  Américains,  qui  ont  un 
établissement  sur  la  Colombia,  pénètrent  ainsi  jusqu'au  grand  Océan, 
entre  les  Amériques  angloise,  russe  et  espagnole,  par  une  zone  de 
terre  d'à  peu  près  six  degrés  de  large. 

Il  y  a  cependant  une  borne  naturelle  à  la  colonisation.  La  frontière 
des  bois  s'arrête  à  l'ouest  et  au  nord  du  Missouri,  à  des  steppes 
immenses  qui  n'offrent  pas  un  seul  arbre ,  et  qui  semblent  se  refuser 
à  la  culture ,  bien  que  l'herbe  y  croisse  abondamment.  Cette  Arabie 
verte  sert  de  passage  aux  colons  qui  se  rendent  en  caravanes  aux 
montagnes  Rocheuses  et  au  Nouveau-Mexique;  elle  sépare  les  États- 
Unis  de  l'Atlantique  des  États-Unis  de  la  mer  du  Sud ,  comme  ces 
déserts  qui,  dans  l'Ancien  Monde,  disjoignent  des  régions  fertiles.  Un 
Américain  a  proposé  d'ouvrir  à  ses  frais  un  grand  chemin  ferré, 
depuis  Saint- Louis  sur  le  Mississipi  jusqu'à  l'embouchure  de  la 
Colombia ,  pour  une  concession  de  dix  milles  en  profondeur  qui  lui 
seroit  faite  par  le  congrès,  des  deux  côtés  du  chemin  :  ce  gigantesque 
marché  n'a  pas  été  accepté. 

Dans  l'année  1789  il  y  avoit  seulement  soixante-quinze  bureaux  de 
poste  aux  États-Unis  :  il  y  en  a  maintenant  plus  de  cinq  mille. 

De  1790  à  1795  ces  bureaux  furent  portés  de  soixante-quinze  à 
quatre  cent  cinquante-trois;  en  1800  ils  étoient  au  nombre  de  neuf 


208  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

cent  trois;  en  1805  ils  s'élevoient  à  quinze  cent  cinquante-huit  ;  en 
1810,  à  deux  mille  trois  cents;  en  1815,  à  trois  mille;  en  1817,  à 
trois  mille  quatre  cent  cinquante-neuf;  en  1820,  à  quatre  mille  trente; 
en  1825,  à  près  de  cinq  mille  cinq  cents. 

Les  lettres  et  dépêches  sont  transportées  par  des  malles-poste ,  qui 
font  environ  cent  cinquante  milles  par  jour,  et  par  des  courriers  à 
cheval  et  à  pied. 

Une  grande  ligne  de  malles-poste  s'étend  depuis  Anson ,  dans  l'État 
du  Maine,  par  Washington ,  à  Nash  ville ,  dans  l'État  du  Tennessee  : 
distance,'  quatorze  cent  quarante-huit  milles.  Une  autre  ligne  joint 
Ilighgate,  dans  l'État  deVermont,  à  Sainte-Marie  en  Géorgie  :  dis- 
tance, treize  cent  soixante-neuf  milles.  Des  relais  de  malles-poste  sont 
montés  de  Washington  à  Pitts])Ourg  ;  distance,  deux  cent  vingt-six 
milles  :  ils  seront  bientôt  établis  jusqu'à  Saint-Louis  du  Mississipi,  par 
Vincennes ,  et  jusqu'à  Nashville ,  par  Lexington ,  Kentucky.  Les 
auberges  sont  bonnes  et  propres,  et  quelquefois  excellentes. 

Des  bureaux  pour  la  vente  des  terres  publiques  sont  ouverts  dans 
les  États  de  l'Ohio  et  d'Indiana,  dans  le  territoire  du  Michigan,  du 
Missouri  et  des  Arkansas,  dans  les  États  de  la  Louisiane,  du  Missis- 
sipi et  de  l'Alabama.  On  croit  qu'il  reste  plus  de  cent  cinquante  mil- 
lions d'acres  de  terre  propre  à  la  culture ,  sans  compter  le  sol  des 
grandes  forêts.  On  évalue  ces  cinquante  millions  d'acres  à  environ  un 
milliard  cinq  cents  millions  de  dollars,  estimant  les  acres  l'un  dans 
l'autre  à  10  dollars,  et  n'évaluant  le  dollar  qu'à  3  fr.  ;  calcul  extrême- 
ment foil)le  sous  tous  les  rapports. 

On  trouve  dans  les  États  du  nord  vingt-cinq  postes  militaires,  et 
vingt-deux  dans  les  États  du  midi. 

En  1790,  la  population  des  États-Unis  étoit  de  trois  millions  neuf 
cent  vingt-neuf  mille  trois  cent  vingt-six  habitants;  en  1800  elle  étoit 
de  cinq  millions  trois  cent  cinq  mille  six  cent  soixante-six;  en  1810, 
de  sept  millions  deux  cent  trente-neuf  mille  neuf  cent  trois  ;  en  1820, 
de  neuf  millions  six  cent  neuf  mille  huit  cent  vingt-sept.  Sur  cette 
population  il  faut  compter  un  million  cinq  cent  trente-un  mille  quatre 
cent  trente-six  esclaves. 

En  1790,  rohio,  l'Indiana,  l'Illinois,  l'Alabama,  le  Mississipi,  le 
Missouri ,  n'avoient  pas  assez  de  colons  pour  qu'on  les  pût  recenser. 
Le  Kentucky  seul  en  1800  en  présentoit  soixante-treize  mille  six  cent 
soixante-dix-sept,  et  le  Tennessee  trente-cinq  mille  six  cent  quatre- 
vingt-onze.  L'Ohio,  sans  habitants  en  1790 ,  en  comptoit  quarante- 
cinq  mille  trois  cent  soixante-cinq  en  1800;  deux  cent  trente  mille 
sept  cent  soixante  en  1810,  et  cinq  cent  quatre-vingt-un  mille  quatre 


VOYAGE  EN  AMERIQUE.  209 

cent  trente-quatre  en  1820;  l'Alabama  de  1810  à  1820  est  monté  de 
dix  mille  habitants  à  cent  vingt-sept  mille  neuf  cent  un. 

Ainsi ,  la  population  des  États-Unis  s'est  accrue  de  dix  ans  en  dix 
ans,  depuis  1790  juscfu'à  1820 ,  dans  la  proportion  de  trente-cinq 
individus  sur  cent.  Six  années  sont  déjà  écoulées  des  dix  années  qui 
se  compléteront  en  1830,  époque  à  laquelle  on  présume  que  la  popu- 
lation des  États-Unis  sera  à  peu  près  de  douze  millions  huit  cent 
soixante-quinze  mille  âmes;  la  part  de  l'Ohio  sera  de  huit  cent  cin- 
quante mille  habitants ,  et  celle  du  Kentucky  de  sept  cent  cinquante 
mille. 

Si  la  population  continuoit  à  doubler  tous  les  vingt-cinq  ans ,  en 
1855  les  États-Unis  auroient  une  population  de  vingt-cinq  millions 
sept  cent  cinquante  mille  âmes  :  et  vingt-cinq  ans  plus  tard,  c'est-à-dire 
en  1880,  cette  population  s'élèveroit  au-dessus  de  cinquante  millions. 

En  1821 ,  le  produit  des  exportations  des  productions  indigènes  et 
étrangères  des  États-Unis  a  monté  à  la  somme  de  6Zi, 974,382  dollars  ; 
le  revenu  public  dans  la  même  année  s'est  élevé  à  14,26/t,000  dol- 
lars ;  l'excédant  de  la  recette  sur  la  dépense  a  été  de  3, 334, 826  dol- 
lars. Dans  la  même  année  encore,  la  dette  nationale  étoit  réduite  à 
89,204,236  dollars. 

L'armée  a  été  quelquefois  portée  à  cent  mille  hommes  :  onze  vais- 
seaux de  ligne  ,  neuf  frégates,  cinquante  bâtiments  de  guerre  de  dif- 
férentes grandeurs,  composent  la  marine  des  États-Unis. 

Il  est  inutile  de  parler  des  constitutions  des  divers  États  ;  il  suffit 
de  savoir  qu'elles  sont  toutes  libres. 

Il  n'y  a  point  de  religion  dominante  ;  mais  chaque  citoyen  est  tenu 
de  pratiquer  un  culte  chrétien  :  la  religion  catholique  fait  des  progrès 
considérables  dans  les  États  de  l'ouest. 

En  supposant,  ce  que  je  crois  la  vérité,  que  les  résumés  statistiques 
publiés  aux  États-Unis  soient  exagérés  par  l'orgueil  national,  ce  qui 
resteroit  de  prospérité  dans  l'ensemble  des  choses  seroit  encore  digne 
de  toute  notre  admiration. 

Pour  achever  ce  tableau  surprenant,  il  faut  se  représenter  les  villes 
comme  Boston,  New- York,  Philadelphie,  Baltimore,  Savannah,  le 
Nouvelle-Orléans,  éclairées  la  nuit,  remplies  de  chevaux  et  de  voitures, 
offrant  toutes  les  jouissances  du  luxe  qu'introduisent  dans  leurs  ports 
des  milliers  de  vaisseaux;  il  faut  se  représenter  ces  lacs  du  Canada, 
naguère  si  solitaires,  maintenant  couverts  de  frégates,  de  corvettes, 
de  cutters,  débarques,  de  bateaux  à  vapeur,  qui  se  croisent  avec  les 
pirogues  et  les  canots  des  Indiens,  comme  les  gros  navires  et  les  galères 
avec  les  pinques,  les  chaloupes  et  les  caïques  dans  les  eaux  du  Bos- 


210  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

phore.  Des  temples  et  des  maisons  embellis  de  colonnes  d'architec- 
ture grecque  s'élèvent  au  milieu  de  ces  bois,  sur  le  bord  de  ces  fleuves 
antiques  ornements  du  désert.  Ajoutez  à  cela  de  vastes  collèges ,  des 
observatoires  élevés  pour  la  science  dans  le  séjour  de  l'ignorance 
sauvage,  toutes  les  religions,  toutes  les  opinions  vivant  en  paix,  tra- 
vaillant de  concert  à  rendre  meilleure  l'espèce  humaine  et  à  dévelop- 
per son  intelligence  :  tels  sont  les  prodiges  de  la  liberté. 

L'abbé  Raynal  avoit  proposé  un  prix  pour  la  solution  de  cette  ques- 
tion :  «  Quelle  sera  l'influence  de  la  découverte  du  Nouveau  Monde  sur 
l'Ancien  Monde?  » 

Les  écrivains  se  perdirent  dans  des  calculs  relatifs  à  l'exportation  et 
l'importation  des  métaux,  à  la  dépopulation  de  l'Espagne,  à  l'accrois- 
sement du  commerce,  au  perfectionnement  de  la  marine  :  personne, 
que  je  sache,  ne  chercha  l'influence  de  la  découverte  de  l'Amérique 
sur  l'Europe  dans  l'établissement  des  républiques  américaines.  On 
ne  voyoit  toujours  que  les  anciennes  monarchies  à  peu  près  telles 
qu'elles  étoient,  la  société  stationnaire,  l'esprit  humain  n'avançant  ni 
ne  reculant;  on  n'avoit  pas  la  moindre  idée  de  la  révolution  qui  dans 
l'espace  de  quarante  années  s'est  opérée  dans  les  esprits. 

Le  plus  précieux  des  trésors  que  l'Amérique  renfermoit  dans  son 
sein,  c'étoit  la  liberté;  chaque  peuple  est  appelé  à  puiser  dans  cette 
m'ine  inépuisable.  La  découverte  de  la  république  représentative  aux 
États-Unis  est  un  des  plus  grands  événements  politiques  du  monde. 
Cet  événement  a  prouvé,  comme  je  l'ai  dit  ailleurs,  qu'il  y  a  deux 
espèces  de  liberté  praticables  :  l'une  appartient  à  l'enfance  des  peuples  ; 
elle  est  fille  des  mœurs  et  de  la  vertu  :  c'étoit  celle  des  premiers 
Grecs  et  des  premiers  Romains,  c'étoit  celle  des  sauvages  de  l'Amé- 
rique ;  l'autre  naît  de  la  veillesse  des  peuples  ;  elle  est  fille  des  lumières 
et  de  la  raison  :  c'est  cette  liberté  des  États-Unis,  qui  remplace  la 
liberté  de  l'Indien.  Terre  heureuse ,  qui,  dans  l'espace  de  moins  de 
trois  siècles  a  passé  de  l'une  à  l'autre  liberté  presque  sans  effort,  et 
par  une  lutte  qui  n'a  pas  duré  plus  de  huit  années! 

L'Amérique  conserve ra-t-el le  sa  dernière  espèce  de  liberté?  Les 
États-Unis  ne  se  diviseront-ils  pas?  IN 'aperçoit-on  pas  déjà  les  germes 
de  ces  divisions?  Un  représentant  de  la  Virginie  n'a-t-il  pas  déjà  sou- 
tenu la  thèse  de  l'ancienne  liberté  grecque  et  romaine  avec  le  système 
d'esclavage,  contre  un  député  du  Massachusetts  qui  défendoit  la  cause 
de  la  liberté  moderne  sans  esclaves,  telle  que  le  christianisme  l'a  faite? 

Les  Etais  de  l'ouest,  en  s'étendant  de  plus  en  plus,  trop  éloignés 
des  États  de  l'Atlantique,  ne  voudront-ils  pas  avoir  un  gouvernement 
à  part? 


VOYAGE   EN  AMÉRIQUE.  211 

Enfin,  les  Américains  sont-ils  des  hommes  parfaits?  n'ont-ils  pas 
leurs  vices  comme  les  autres  hommes  ?  sont-ils  moralement  supérieurs 
aux  Anglois,  dont  ils  tirent  leur  origine?  Cette  émigration  étrangère, 
qui  coule  sans  cesse  dans  leur  population  de  toutes  les  parties  de 
l'Europe,  ne  détruira-t-elle  pas  à  la  longue  l'homogénéité  de  leur 
race?  L'esprit  mercantile  ne  les  dominera-t-il  pas?  L'intérêt  ne  com- 
mence-t-il  pas  à  devenir  chez  eux  le  défaut  national  dominant  ? 

Il  faut  encore  le  dire  avec  douleur  :  l'établissement  des  républiques 
du  Mexique,  de  la  Colombie,  du  Pérou,  du  Chili,  de  Buenos-Ayres, 
est  un  danger  pour  les  États-Unis.  Lorsque  ceux-ci  n'avoient  auprès 
d'eux  que  les  colonies  d'un  royaume  transatlantique,  aucune  guerre 
n'étoit  probable.  Maintenant  des  rivalités  ne  naîtront-elles  point  entre 
les  anciennes  républiques  de  l'Amérique  septentrionale  et  les  nou- 
velles républiques  de  l'Amérique  espagnole?  Celles-ci  ne  s'interdiront- 
elles  pas  des  alliances  avec  des  puissances  européennes?  Si  de  part  et 
d'autre  on  couroit  aux  armes;  si  l'esprit  militaire  s'emparoit  des  États- 
Unis,  un  grand  capitaine  pourroit  s'élever  :  la  gloire  aime  les  cou- 
ronnes ;  les  soldats  ne  sont  que  de  brillants  fabricants  de  chaînes,  et 
la  liberté  n'est  pas  sûre  de  conserver  son  patrimoine  sous  la  tutelle  de 
la  victoire. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'avenir,  la  liberté  ne  disparoîtra  jamais  tout 
entière  de  l'Amérique  ;  et  c'est  ici  qu'il  faut  signaler  un  des  grands 
avantages  de  la  liberté  fille  des  lumières  sur  1^  liberté  fille  des  mœurs. 

La  liberté  fille  des  mœurs  périt  quand  son  principe  s'altère,  et  il 
est  de  la  nature  des  mœurs  de  se  détériorer  avec  le  temps. 

La  liberté  fille  des  mœurs  commence  avant  le  despotisme  aux  jours 
d'obscurité  et  de  pauvreté  ;  elle  vient  se  perdre  dans  le  despotisme  et 
dans  les  siècles  d'éclat  et  de  luxe. 

La  liberté  fille  des  lumières  brille  après  les  âges  d'oppression  et  de 
corruption  ;  elle  marche  avec  le  principe  qui  la  conserve  et  la  renou- 
velle ;  les  lumières  dont  elle  est  l'effet,  loin  de  s'affaiblir  avec  le  temps, 
comme  les  mœurs  qui  enfantent  la  première  liberté,  les  lumières, 
dis-je,  se  fortifient  au  contraire  avec  le  temps  :  ainsi  elles  n'abandon- 
nent point  la  liberté  qu'elles  ont  produite  ;  toujours  auprès  de  cette 
liberté,  elles  en  sont  à  la  fois  la  vertu  générative  et  la  source  intaris- 
sable. 

Enfin,  les  États-Unis  ont  une  sauvegarde  de  plus  :  leur  population 
n'occupe  pas  un  dix-huitième  de  leur  territoire.  L'Amérique  habite 
encore  la  solitude  ;  longtemps  encore  ses  déserts  seront  ses  mœurs,  et 
ses  lumières  sa  liberté. 

Je  voudrois  pouvoir  en  dire  autant  des  républiques  espagnoles  de 


212  VOYAGE   EN  AMÉRIQUE. 

l'Amérique.  Elles  jouissent  de  l'indépendance  ;  elles  sont  séparées  de 
l'Europe  :  c'est  un  fait  accompli,  un  fait  immense  sans  doute  dans  ses 
résultats ,  mais  d'où  ne  dérive  pas  immédiatement  et  nécessairement 
la  liberté. 


RÉPUBLIQUES   ESPAGNOLES. 

Lorsque  l'Amérique  anglaise  se  souleva  contre  la  Grande-Bretagne, 
sa  position  étoit  bien  différente  de  la  position  où  se  trouve  l'Amérique 
espagnole.  Les  colonies  qui  ont  formé  les  États-Unis  avoient  été  peu- 
plées à  différentes  époques  par  des  Anglois  mécontents  de  leur  pays 
natal,  et  qui  s'en  éloignoient  afin  de  jouir  de  la  liberté  civile  et  reli- 
gieuse. Ceux  qui  s'établirent  principalement  dans  la  Nouvelle-Angle- 
terre appartenoient  à  cette  secte  républicaine  fameuse  sous  le  second 
des  Stuarts. 

La  haine  de  la  monarchie  se  conserva  dans  le  climat  rigoureux  du 
Massachusetts,  du  New-Hampshire  et  du  Maine.  Quand  la  révolution 
éclata  à  Boston ,  on  peut  dire  que  ce  n'étoit  pas  une  révolution  nou- 
velle, mais  la  révolution  de  1649  qui  reparoissoit  après  un  ajourne- 
ment d'un  peu  plus  d'un  siècle  et  qu'alloient  exécuter  les  descendants 
des  puritains  de  Cromwell.  Si  Cromwcll  lui-même,  qui  s'étoit  embar- 
qué pour  la  Nouvelle-Angleterre,  et  qu'un  ordre  de  Charles  F""  contrai- 
gnit de  débarquer;  si  Cromwell  avoit  passé  en  Amérique,  il  fût 
demeuré  obscur,  mais  ses  fils  auroicnt  joui  de  cette  liberté  républi- 
caine qu'il  chercha  dans  un  crime  et  qui  ne  lui  donna  qu'un  trône. 

Des  soldats  royalistes  faits  prisonniers  sur  le  champ  de  bataille, 
vendus  comme  esclaves  par  la  faction  parlementaire,  et  que  ne  rappela 
point  Charles  11,  laissèrent  aussi  dans  l'Amérique  septentrionale  des 
enfants  indifférents  à  la  cause  des  rois. 

Comme  Anglois,  les  colons  des  États-Unis  étoient  déjà  accoutumés 
à  une  discussion  publique  des  intérêts  du  peuple,  aux  droits  du  citoyen, 
au  langage  et  à  la  forme  du  gouvernement  constitutionnel.  Ils  étoient 
instruits  dans  les  arts,  les  lettres  et  les  sciences  ;  ils  partagcoicnl 
toutes  les  lumières  de  leur  mère-patrie.  Ils  jouissoient  de  l'institution 
du  jury  ;  ils  avoient  de  plus,  dans  chacun  de  leurs  établissements,  des 
chartes  en  vertu  desquelles  ils  s'administroient  et  se  gouvcrnoicnt. 
Ces  chartes  étoient  fondées  sur  des  principes  si  généreux,  qu'elles 


VOYAGE   EN    AMEIllQUE.  213 

ser\'ent  encore  aujourd'hui  de  constitutions  particulières  aux  différents 
États-Unis.  Il  résulte  de  ces  faits  que  les  États-Unis  ne  changèrent 
pour  ainsi  dire  pas  d'existence  au  moment  de  leur  révolution  ;  un 
congrès  américain  fut  substitué  à  un  parlement  anglois ,  un  président 
à  un  roi  ;  la  chaîne  du  feudataire  fut  remplacée  par  le  lien  du  fédéra- 
liste, et  il  se  trouva  par  hasard  un  grand  homme  pour  serrer  ce  lien. 

Les  héritiers  de  Pizarre  et  de  Fernand  Cortez  ressemblent-ils  aux 
enfants  des  frères  de  Penn  et  aux  fils  des  indépendants?  Ont-ils  été 
dans  les  vieilles  Espagnes  élevés  à  l'école  de  la  liberté?  Ont-ils  trouvé 
dans  leur  ancien  pays  les  institutions,  les  enseignements,  les  exem- 
ples, les  lumières  qui  forment  un  peuple  au  gouvernement  constitu- 
tionnel? Avoient-ils  des  chartes  dans  ces  colonies  soumises  à  l'autorité 
militaire,  où  la  misère  en  haillons  étoit  assise  sur  des  mines  d'or? 
L'Espagne  n'a-t-elle  pas  porté  dans  le  Nouveau  Monde  sa  religion,  ses 
mœurs,  ses  coutumes,  ses  idées,  ses  principes  et  jusqu'à  ses  préju- 
gés? Une  population  catholique  soumise- à  un  clergé  nombreux,  riche 
et  puissant;  une  population  mêlée  de  deux  millions  neuf  cent  trente- 
sept  mille  blancs,  de  cinq  millions  cinq  cent  dix-huit  mille  nègres 
et  mulâtres  libres  ou  esclaves,  de  sept  millions  cinq  cent  trente  mille 
Indiens;  une  population  divisée  en  classes  noble  et  roturière,  une 
population  disséminée  dans  d'immenses  forêts,  dans  une  variété  infinie 
de  climats,  sur  deux  Amériques  et  le  long  des  côtes  de  deux  océans  ; 
une  population  presque  sans  rappoi-ts  nationaux,  et  sans  intérêts 
communs,  est-elle  aussi  propre  aux  institutions  démocratiques  que  la 
population  homogène,  sans  distinction  de  rangs  et  aux  trois  quarts  et 
demi  protestante,  des  dix  millions  de  citoyens  des  États-Unis?  Aux 
États-Unis  l'instruction  est  générale;  dans  les  républiques  espagnoles 
la  presque  totalité  de  la  population  ne  sait  pas  même  lire;  le  curé  est 
le  savant  des  villages  ;  ces  villages  sont  rares,  et  pour  aller  de  telle 
ville  à  telle  autre,  on  ne  met  pas  moins  de  trois  ou  quatre  mois.  Villes 
et  villages  ont  été  dévastés  par  la  guerre;  point  de  chemins,  point  de 
canaux  ;  les  fleuves  immenses  qui  porteront  un  jour  la  civilisation 
dans  les  parties  les  plus  secrètes  de  ces  contrées  n'arrosent  encore  que 
des  déserts. 

De  ces  Nègres,  de  ces  Indiens,  de  ces  Européens,  est  sortie  une 
population  mixte,  engourdie  dans  cet  esclavage  fort  doux  que  les 
mœurs  espagnoles  établissent  partout  où  elles  régnent.  Dans  la  Colom- 
bie il  existe  une  race  née  de  l'Africain  et  de  l'Indien,  qui  n'a  d'autre 
instinct  que  de  vivre  et  de  servir.  On  a  proclamé  le  principe  de  la 
liberté  des  esclaves,  et  tous  les  esclaves  ont  voulu  rester  chez  leurs 
maîtres.  Dans  quelques-unes  de  ces  colonies,  oubliées  même  de  l'Es- 


214  VOYAGE   EN   AMÉRIQUE. 

pagne,  et  qu'opprimoient  de  petits  despotes  appelés  gouverneurs,  une 
grande  corruption  de  mœurs  s'étoit  introduite;  rien  n'étoit  plus 
commun  que  de  rencontrer  des  ecclésiastiques  entourés  d'une  famille 
dont  ils  ne  caclioient  pas  l'origine.  On  a  connu  un  habitant  qui  faisoit 
une  spéculation  de  son  commerce  avec  des  négresses,  et  qui  s'enri- 
clîissoit  en  vendant  les  enfants  qu'il  avoit  de  ces  esclaves. 

Les  formes  démocratiques  étoient  si  ignorées,  le  nom  même  d'une 
république  étoit  si  étranger  dans  ces  pays,  que  sans  un  volume  de 
l'Histoire  de  Rollin  on  n'auroit  pas  su  au  Paraguay  ce  que  c'étoit 
qu'un  dictateur,  des  consuls  et  un  sénat.  A  Guatimala ,  ce  sont  deux 
ou  trois  jeunes  étrangers  qui  ont  fait  la  constitution.  Des  nations  chez 
lesquelles  l'éducation  politique  est  si  peu  avancée  laissent  toujours 
des  craintes  pour  la  liberté. 

Les  classes  supérieures  au  Mexique  sont  instruites  et  distinguées; 
mais  comme  le  Mexique  manque  de  ports,  la  population  générale  n'a 
pas  été  en  contact  avec  les  lumières  de  l'Europe. 

La  Colombie  au  contraire  a,  par  l'excellente  disposition  de  ses 
rivages,  plus  de  communications  avec  l'étranger,  et  un  homme  remar- 
quable s'est  élevé  dans  son  sein.  Mais  est-il  certain  qu'un  soldat  géné- 
reux puisse  parvenir  à  imposer  la  liberté  aussi  facilement  qu'il  pour- 
roit  établir  l'esclavage?  La  force  ne  remplace  point  le  temps  :  quand 
la  première  éducation  politique  manque  à  un  peuple,  cette  éducation 
ne  peut  être  que  l'ouvrage  des  années.  Ainsi  la  liberté  s'élèveroit  mal 
à  l'abri  de  la  dictature,  et  il  seroit  toujours  à  craindre  qu'une  dicta- 
ture prolongée  ne  donnât  à  celui  qui  en  seroit  revêtu  le  goût  de  l'ar- 
bitraire perpétuel.  On  tourne  ici  dans  un  cercle  vicieux.  Une  guerre 
civile  existe  dans  la  république  de  l'Amérique  centrale. 

La  république  Bolivienne  et  celle  du  Chili  ont  été  tourmentées  de 
révolutions  :  placées  sur  l'océan  Pacifique,  elles  semblent  exclues  de 
la  partie  du  monde  la  plus  civilisée  '. 

Buenos-Ayres  a  les  inconvénients  de  sa  latitude  :  il  est  trop  vrai  que 
la  température  de  toile  ou  telle  région  peut  être  un  obstacle  au  jeu  et 
à  la  marche  du  gouvernement  populaire.  Un  pays  oi!i  les  forces  phy- 
siques de  l'homme  sont  abattues  par  l'ardeur  du  soleil ,  où  il  faut  se 
cacher  pendant  le  jour  et  rester  étendu  presque  sans  moiivemont  sur 
une  natte,  un  pays  de  cette  nature  ne  favorise  pas  les  délibérations  du 
forum.  Il  ne  faut  sans  doute  exagérer  en  rien  l'influence  des  climats; 
on  a  vu  tour  à  tour  au  même  lieu,  dons  les  zones  tempérées,  des 

i.  Au  moment  où  j'écris,  les  papiers  publics  de  toutes  les  opinions  annoncent  los 
troubles,  les  divisions,  les  banfiucroutcs  de  ces  diverses  r(5publiqucs. 


VOYAGE   EN   AMERIQUE.  215 

peuples  libres  et  des  peuples  esclaves;  mais  sous  le  cercle  polaire  et 
sous  la  ligne  il  y  a  des  exigences  de  climat  incontestables  et  qui 
doivent  produire  des  effets  permanents.  Les  nègres  par  cette  nécessité 
seule  seront  toujours  puissants,  s'ils  ne  deviennent  pas  maîtres  dans 
l'Amérique  méridionale. 

Les  États-Unis  se  soulevèrent  d'eux-mêmes,  par  lassitude  du  joug 
et  amour  de  l'indépendance;  quand  ils  eurent  brisé  leurs  entraves, 
ils  trouvèrent  en  eux  les  lumières  sufïisantçs  pour  se  conduire.  Une 
civilisation  très-avancée,  une  éducation  politique  de  vieille  date,  une 
industrie  développée,  les  portèrent  à  ce  degré  de  prospérité  où  nous 
les  voyons  aujourd'hui,  sans  qu'ils  fussent  obligés  de  recourir  à  l'ar- 
gent et  à  l'intelligence  de  l'étranger. 

Dans  les  républiques  espagnoles  les  faits  sont  d'une  tout  autre 
nature. 

Quoique  misérablement  administrées  par  la  mère-patrie,  le  premier 
mouvement  de  ces  colonies  fut  plutôt  l'effet  d'une  impulsion  étran- 
gère que  l'instinct  de  la  liberté.  La  guerre  de  la  révolution  françoise 
le  produisit.  Les  Anglois,  qui  depuis  le  règne  de  la  reine  Elisabeth 
n'avoient  cessé  de  tourner  leurs  regards  vers  les  Amériques  espa- 
gnoles, dirigèrent  en  180^  une  expédition  sur  Buenos-Ayres  ;  expé- 
dition que  fit  échouer  la  bravoure  d'un  seul  François ,  le  capitaine 
Liniers. 

La  question  pour  les  colonies  espagnoles  étoit  alors  de  savoir  si 
elles  suivroient  la  politique  du  cabinet  espagnol ,  alors  allié  à  Buona- 
parte,  ou  si,  regardant  cette  alliance  comme  forcée  et  contre  nature, 
elles  se  détacheroient  du  gouvernement  espagnol  pour  se  conserv^er  au 
roi  d'Espagne. 

Dès  l'année  1790  Miranda  avoit  commencé  à  négocier  avec  l'Angle- 
terre l'affaire  de  l'émancipation.  Cette  négociation  fut  reprise  en  1797, 
1801,  180ii  et  1807,  époque  à  laquelle  une  grande  expédition  se  pré- 
paroit  à  Corck  pour  la  Terre-Ferme.  Enfin,  Miranda  fut  jeté,  en  1809, 
dans  les  colonies  espagnoles  ;  l'expédition  ne  fut  pas  heureuse  pour 
lui  mais  l'insurrection  de  Venezuela  prit  de  la  consistance,  Bolivar 
rétendit. 

La  question  avoit  changé  pour  les  colonies  et  pour  l'Angleterre; 
l'Espagne  s'étoit  soulevée  contre  Buonaparte  ;  le  régime  constitutionnel 
avoit  commencé  à  Cadix,  sous  la  direction  des  certes  ;  ces  idées  de  la 
liberté  étoient  nécessairement  reportées  en  Amérique  par  l'autorité 
Jes  certes  mêmes. 

L'Angleterre,  de  son  côté,  ne  pouvoit  plus  attaquer  ostensiblement 
les  colonies  espagnoles,  puisque  le  roi  d'Espagne,  prisonnier  en  France, 


216  VOYAGE  EN  AMÉRIQUE. 

étoit  devenu  son  allié  :  aussi  publia-t-ellc  des  bills  afin  de  défendre 
aux  sujets  de  S.  M.  B.  de  porter  des  secours  aux  Américains;  mais  eu 
même  temps  six  ou  sept  mille  hommes,  enrôles  malgré  ces  bills  diplo- 
matiques, alloient  soutenir  l'insurrection  de  la  Colombie. 

Revenue  à  l'ancien  gouvernement,  après  la  restauration  de  Ferdi- 
nand, l'Espagne  fit  de  grandes  fautes  :  le  gouvernement  constitution- 
nel,  rétabli  par  l'insurrection  des  troupes  de  l'île  de  Léon,  ne  se 
montra  pas  plus  habile;  les  cortùs  furent  encore  moins  favorables  à 
l'émancipation  des  colonies  espagnoles  que  ne  l'avoit  été  le  gouverne- 
ment absolu.  Bolivar,  par  son  activité  et  ses  victoires,  acheva  de  briser 
des  liens  qu'on  n'avoit  pas  cherché  d'abord  à  rompre.  Les  Anglois, 
qui  étoient  partout,  au  Mexique,  à  la  Colombie,  au  Pérou,  au  Chili 
avec  lord  Cochrane,  finirent  par  reconnoître  publiquement  ce  qui  étoit 
2n  grande  partie  leur  ouvrage  secret. 

On  voit  donc  que  les  colonies  espagnoles  n'ont  point  été,  comme 
les  États-Unis,  poussées  à  l'émancipation  par  un  principe  puissant  de 
liberté;  que  ce  principe  n'a  pas  eu  à  l'origine  des  troubles  cette 
vitalité,  cette  force  qui  annonce  la  ferme  volonté  des  nations.  Une 
impulsion  venue  du  dehors,  des  intérêts  politiques  et  des  événements 
extrêmement  compliqués,  voilà  ce  qu'on  aperçoit  au  premier  coup 
d'oeil.  Les  colonies  se  détachoient  de  l'Espagne,  parce  que  l'Espagne 
étoit  envahie  ;  ensuite  elles  se  donnoient  des  constitutions,  comme  les 
cortès  en  donnoient  à  la  mère-patrie;  enfin,  on  ne  leur  pmposoit  rien 
de  raisonnable,  et  elles  ne  voulurent  pas  reprendre  le  joug.  Ce  n'est 
pas  tout  :  l'argent  et  les  spéculations  de  l'étranger  tendoient  encore 
à  leur  enlever  ce  qui  pouvoit  rester  de  natif  et  de  national  à  leur 
liberté. 

De  1822  à  1826  dix  emprunts  ont  été  faits  en  Angleterre  pour  les 
colonies  espagnoles,  montant  à  la  somme  de  20,978,000  liv.  sierl. 
Ces  emprunts,  l'un  portant  l'autre,  ont  été  contractés  à  75  c.  Puis  on 
a  défalqué  sur  ces  emprunts  deux  années  d'intérêt  à  6  pour  100; 
ensuite  on  a  retenu  pour  7,000,000  de  liv.  stcrl.  de  fournitures.  De 
compte  fait,  l'Angleterre  a  déboursé  une  somme  réelle  de  7,000,000 
de  liv.  sterl.,  ou  175,000,000  de  francs;  mais  les  républiques  espa- 
gnoles n'en  restent  pas  moins  grevées  d'une  dette  de  20,978,000  liv. 
sterl. 

A  ces  emprunts,  déjà  excessifs,  vinrent  se  joindre  cette  multitude 
d'associations  ou  de  compagnies  destinées  à  ex|)loitcr  les  nn'nes,  pêclicr 
des  perles,  creuser  les  canaux,  ouvrir  1rs  (licmins,  défricher  les  terre? 
de  ce  nouveau  monde  qui  scmbloil  di'couvert  pour  la  première  fois. 
Ces  compagnies  s'élevèrent  au  nombre  de  vingt-neuf,  et  le  capital  nouii- 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  217 

nal  des  sommes  employées  par  elles  fut  de  l/i,767,500  liv.  steii.  Les 
souscripteurs  ne  fournirent  qu'environ  un  quart  de  cette  somme; 
c'est  donc  3,000,000  sterl.  (ou  75,000,000  de  francs)  qu'il  faut  ajouter 
aux  7,000,000  sterl.  (ou  175,000,000  de  francs)  des  emprunts  :  en  tout 
250,000,000  de  francs  avancés  par  l'Angleterre  aux  colonies  espagnoles 
et  pour  lesquelles  elle  répète  une  somme  nominale  de  35,7^5,500  liv. 
sterl.,  tant  sur  les  gouvernements  que  sur  les  particuliers. 

L'Angleterre  a  des  vice-consuls  dans  les  plus  petites  baies,  des 
consuls  dans  les  ports  de  quelque  importance,  des  consuls  généraux, 
des  ministres  plénipotentiaires  à  la  Colombie  et  au  Mexique.  Tout  le 
pays  est  couvert  de  maisons  de  commerce  angloises,  de  commis-voya- 
geurs angloJs,  agents  de  compagnies  angloises  pour  l'exploitation  des 
mines,  de  minéralogistes  anglois,  de  militaires  anglois,  de  fournis- 
seurs anglois,  de  colons  anglois  à  qui  l'on  a  vendu  3  schellings  l'acre 
de  terre  qui  revenoit  à  12  sous  et  demi  à  l'actionnaire.  Le  pavillon 
anglois  flotte  sur  toutes  les  côtes  de  l'Atlantique  et  de  la  mer  du  Sud; 
des  barques  remontent  et  descendent  toutes  les  rivières  navigables, 
chargées  des  produits  des  manufactures  angloises  ou  de  l'échange  de 
ces  produits  ;  des  paquebots  fournis  par  l'amirauté  partent  régulière- 
ment chaque  mois  de  la  Grande-Bretagne  pour  les  différents  points 
des  colonies  espagnoles. 

De  nombreuses  faillites  ont  été  la  suite  de  ces  entreprises  immodé- 
rées ;  le  peuple  en  plusieurs  endroits  a  brisé  les  machines  pour  l'ex- 
ploitation des  mines;  les  mines  vendues  ne  se  sont  point  trouvées; 
des  procès  ont  commencé  entre  les  négociants  améTicains-espagnols 
et  les  négociants  anglois,  et  des  discussions  se  sont  élevées  entre  les 
gouvernements  relativement  aux  emprunts. 

Il  résulte  de  ces  faits  que  les  anciennes  colonies  de  l'Espagne,  au 
moment  de  leur  émancipation,  sont  devenues  des  espèces  de  colonies 
angloises.  Les  nouveaux  maîtres  ne  sont  point  aimés,  car  on  n'aime 
point  les  maîtres  ;  en  général  l'orgueil  britannique  humilie  ceux  même 
qu'il  protège;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  cette  espèce  de 
suprématie  étrangère  comprime  dans  les  républiques  espagnoles  l'élan 
du  génie  national. 

L'indépendance  des  États-Unis  ne  se  combina  point  avec  tant  d'in- 
térêts divers  :  l'Angleterre  n'avoit  point  éprouvé,  comme  l'Espagne, 
une  invasion  et  une  révolution  politique  tandis  que  ses  colonies  se 
détachoient  d'elle.  Les  États-Unis  furent  secourus  militairement  par  la 
France,  qui  les  traita  en  alliés;  ils  ne  devinrent  pas,  par  une  foule 
d'emprunts ,  de  spéculations  et  d'intrigues,  les  débiteurs  et  le  marché 
de  l'étranger. 


218  VOYAGE  EN  AMÉRIQUE. 

Enfin,  l'indépendance  des  colonies  espagnoles  n'est  pas  encore  recon- 
nue par  la  mère-patrie.  Cette  résistance  passive  du  cabinet  de  Madrid 
a  beaucoup  plus  de  force  et  d'inconvénient  qu'on  ne  se  l'imagine;  le 
droit  est  une  puissance  qui  balance  longtemps  le  fait,  alors  même  que 
les  événements  ne  sont  pas  en  faveur  du  droit  :  notre  restauration  l'a 
prouvé.  Si  l'Angleterre,  sans  faire  la  guerre  aux  États-Unis,  s'étoit 
contentée  de  ne  pas  reconnoître  leur  indépendance,  les  États-Unis 
seroient-ils  ce  qu'ils  sont  aujourd'hui? 

Plus  les  républiques  espagnoles  ont  rencontré  et  rencontreront 
encore  d'obstacles  dans  la  nouvelle  carrière  où  elles  s'avancent,  plus 
elles  auront  de  mérite  à  les  surmonter.  Elles  renferment  dans  leurs 
vastes  limites  tous  les  éléments  de  prospérité  :  variété  de  climat  et  de 
sol,  forêts  pour  la  marine,  ports  pour  les  vaisseaux,  double  océan  qui 
leur  ouvre  le  commerce  du  monde.  La  nature  a  tout  prodigué  à  ces 
républiques;  tout  est  riche  en  dehors  et  en  dedans  de  la  terre  qui  les 
porte;  les  fleuves  fécondent  la  surface  de  cette  terre,  et  l'or  en  ferti- 
lise le  sein.  L'Amérique  espagnole  a  donc  devant  elle  un  propice 
avenir;  mais  lui  dire  qu'elle  peut  y  atteindre  sans  efforts,  ce  seroit  la 
décevoir,  l'endormir  dans  une  sécurité  trompeuse  :  les  flatteurs  des 
peuples  sont  aussi  dangereux  que  les  flatteurs  des  rois.  Quand  on  se 
crée  une  utopie,  on  ne  tient  compte  ni  du  passé,  ni  de  l'iiistoire,  ni 
des  faits,  ni  des  mœurs,  ni  du  caractère,  ni  des  préjugés,  ni  des  pas- 
sions :  enchanté  de  ses  propres  rêves,  on  ne  se  prémunit  point  contre 
les  événements,  et  l'on  gâte  les  plus  belles  destinées. 

J'ai  exposé  avec  franchise  les  difficultés  qui  peuvent  entraver  la 
liberté  des  républiques  espagnoles,  je  dois  indiquer  également  les 
garanties  de  leur  indépendance. 

D'abord  l'influence  du  climat,  le  défaut  de  chemins  et  de  culture 
rendroient  infructueux  les  efforts  que  l'on  tentcroit  pour  conquérir  ces 
républiques.  On  pourroit  occuoer  un  moment  le  littoral,  mais  il  seroit 
impossible  de  s'avancer  dans  l'intérieur. 

La  Colombie  n'a  plus  sur  son  territoire  d'Espagnols  propremen 
dits;  on  les  appeloit  les  Golhs:  ils  ont  péri  ou  ils  ont  été  expulsés.  Au 
Mexique ,  on  vient  de  prendre  des  mesures  contre  les  natifs  de  l'an- 
cienne mère-patrie. 

Tout  le  clergé  dans  la  Colombie  est  américain  ;  lieaucoiip  de  prêtres, 
par  une  infraction  coupable  à  la  discipline  de  l'Église,  sont  pères  de 
lamille  comme  les  autres  citoyens  ;  ils  ne  portent  même  pas  l'habit  de 
leur  ordre.  Les  mœurs  souffrent  sans  doute  de  cet  état  de  choses;  mais 
il  en  résulte  aussi  que  le  clergé,  tout  catholique  qu'il  est,  craignant  des 
relations  plus  intimes  avec  la  cour  de  Home,  est  favorable  à  l'éman- 


VOYAGE   EN   xVMÉRIQUE.  210 

cipation.  Les  moines  ont  été  dans  les  troubles  plutôt  des  soldats  que 
des  religieux.  Vingt  années  de  révolution  ont  créé  des  droits ,  des  pro- 
priétés, des  places  qu'on  ne  détruiroit  pas  facilement;  et  la  génération 
nouvelle,  née  dans  le  cours  de  la  révolution  des  colonies,  est  pleine 
d'ardeur  pour  l'indépendance.  L'Espagne  se  vantoit  jadis  que  le  soleil 
ne  se  couchoit  pas  sur  ses  États  :  espérons  que  la  liberté  ne  cessera 
plus  d'éclairer  les  hommes. 

Mais  pouvoit-on  établir  cette  liberté  dans  l'Amérique  espagnole  par 
un  moyen  plus  facile  et  plus  sûr  que  celui  dont  on  s'est  servi  :  moyen 
qui,  appliqué  en  temps  utile  lorsque  les  événements  n'avoient  encore 
rien  décidé,  auroit  fait  disparoître  une  foule  d'obstacles?  Je  le  pense. 

Selon  moi,  les  colonies  espagnoles  auroient  beaucoup  gagné  à  se 
former  en  monarchies  constitutionnelles.  La  monarchie  représentative 
est  à  mon  avis  un  gouvernement  fort  supérieur  au  gouvernement 
républicain,  parce  qu'il  détruit  les  prétentions  individuelles  au  pou- 
voir exécutif,  et  qu'il  réunit  l'ordre  et  la  liberté. 

Il  me  semble  encore  que  la  monarchie  représentative  eût  été  mieux 
appropriée  au  génie  espagnol,  à  l'état  des  personnes  et  des  choses, 
dans  un  pays  oij  la  grande  propriété  territoriale  domine,  où  le  nombre 
des  Européens  est  petit,  celui  des  nègres  et  des  Indiens  considérable, 
où  l'esclavage  est  d'usage  public,  où  la  religion  de  l'État  est  la  reli- 
gion catholique,  où  l'instruction  surtout  manque  totalement  dans  les 
classes  populaires. 

Les  colonies  espagnoles  indépendantes  de  la  mère-patrie  formées  en 
grandes  monarchies  représentatives  auroient  achevé  leur  éducation 
politique  à  l'abri  des  orages  qui  peuvent  encore  bouleverser  les  répu- 
bliques naissantes.  Un  peuple  qui  sort  tout  à  coup  de  l'esclavage  en 
se  précipitant  dans  la  liberté  peut  tomber  dans  l'anarchie,  et  l'anar- 
chie enfante  presque  toujours  le  despotisme. 

Mais  s'il  existoit  un  système  propre  à  prévenir  ces  divisions,  on  me 
dira  sans  doute  :  «  Vous  avez  passé  au  pouvoir  :  vous  êtes-vous  con- 
tenté de  désirer  la  paix,  le  bonheur,  la  liberté  de  l'Amérique  espa- 
gnole? Vous  êtes-vous  borné  à  de  stériles  vœux?  » 

Ici  j'anticiperai  sur  mes  Mémoires,  et  je  ferai  une  confession. 

Lorsque  Ferdinand  fut  délivré  à  Cadix,  et  que  Louis  XVIII  eut  écrit 
au  monarque  espagnol  pour  l'engager  à  donner  un  gouvernement 
libre  à  ses  peuples,  ma  mission  me  sembla  finie.  J'eus  l'idée  de 
remettre  au  roi  le  portefeuille  des  affaires  étrangères,  en  suppliant  Sa 
Majesté  de  le  rendre  au  vertueux  duc  de  Montmorency.  Que  de  soucis 
je  me  serois  épargnés  !  que  de  divisions  j'aurois  peut-être  épargnées  à 
l'opinion  publique  !  L'amitié  et  le  pouvoir  n'auroient  pas  donné  un 


220  VOYAGE  EN   AMÉRIQUE. 

triste  exemple.  Couronné  de  succès,  je  serois  sorti  de  la  manière  la 
plus  brillante  du  ministère,  pour  livrer  au  repos  le  reste  de  ma  vie. 

Ce  sont  les  intérêts  de  ces  colonies  espagnoles,  desquelles  mon 
sujet  m'a  conduit  à  parler,  qui  ont  produit  le  dernier  bond  de  ma 
quinteuse  fortune.  Je  puis  dire  que  je  me  suis  sacrifié  à  l'espoir  d'as- 
surer le  repcs  et  l'indépendance  d'un  grand  peuple. 

Quand  je  songeai  à  la  retraite,  des  négociations  importantes  avoient 
été  poussées  très-loin;  j'en  avois  établi  et  j'en  tenois  les  fils;  je 
m'étois  formé  un  plan  que  je  croyois  utile  aux  deux  Mondes;  je  me 
flattois  d'avoir  posé  une  base  où  trouveroient  place  à  la  fois  et 
les  droits  des  nations,  l'intérêt  de  ma  patrie  et  celui  des  autres 
pays.  Je  ne  puis  expliquer  les  détails  de  ce  plan,  on  sent  assez  pour- 
quoi. 

En  diplomatie,  un  projet  conçu  n'est  pas  un  projet  exécuté  :  les 
gouvernements  ont  leur  routine  et  leur  allure;  il  faut  de  la  patience  : 
on  n'emporte  pas  d'assaut  des  cabinets  étrangers  comme  M.  le  Dau- 
phin prenoit  des  villes;  la  politique  ne  marche  pas  aussi  vite  que  la 
gloire  à  la  tête  de  nos  soldats.  R('sistant  par  malheur  à  ma  première 
inspiration,  je  restai  afin  d'accomplir  mon  ouvrage.  Je  me  figurai  que 
l'ayant  préparé  je  le  connoîtrois  mieux  que  mon  successeur  ;  je  craignis 
aussi  que  le  portefeuille  ne  fût  pas  rendu  à  M.  de  Montmorency  et 
qu'un  autre  ministre  n'adoptât  quelque  système  suranné  pour  les  pos- 
sessions espagnoles.  Je  me  laissai  séduire  à  l'idée  d'attacher  mon  nom 
à  la  liberté  de  la  seconde  Amérique,  sans  compromettre  cette  lil)erté 
dans  les  colonies  émancipées  et  sans  exposer  le  principe  monarchique 
des  États  européens. 

Assuré  de  la  bienveillance  des  divers  cabinets  du  continent,  un  seul 
excepté,  je  ne  désespérois  pas  de  vaincre  la  résistance  que  m'opposoit 
en  Angleterre  l'homme  d'État  qui  vient  de  mourir;  n-sistance  qui 
lenoit  moins  à  lui  qu'à  la  mercantile  fort  mal  entendue  de  sa  nation. 
L'avenir  connoîtra  peut-être  la  correspondance  particulière  qui  eut 
lieu  sur  ce  grand  sujet  entre  moi  et  mon  illustre  ami.  Comme  tout  s'en- 
chaîne dans  les  destinées  d'im  hounne,  il  est  possible  que  M.  Canm'ng, 
en  s'associant  à  des  projets  d'ailleurs  peu  différents  des  siens,  eût 
trouvé  plus  de  repos,  et  qu'il  eût  évité  les  inquiétudes  politiques 
qui  ont  fatigué  ses  derniers  jours.  Les  talents  se  hâtent  de  dispa- 
roître;  il  s'arrange  une  toute  petite  Europe  à  la  guise  de  la  nv-dio- 
crilé;  pour  arriver  aux  générations  nouvelles,  il  faudra  traverser  un 
désert. 

Quoi  (ju'il  en  soit,  je  pensois  que  l'adiuinistration  dont  j't'iois 
membre  me  laisseruit  achever  un  édifice  qui  ne  jjouvuit  que  lui  faire 


VOYAGE   EN   AMÉRIQUE.  221 

lionneur  ;  j'avois  la  naïveté  de  croire  que  les  affaires  de  mon  ministère, 
en  me  portant  au  dehors,  ne  me  jetoient  sur  le  chemin  de  personne  ; 
comme  l'astrologue,  je  regardois  le  ciel,  et  je  tombai  dans  un  puits. 
L'Angleterre  applaudit  à  ma  chute  :  il  est  vrai  que  nous  avions  gar- 
nison dans  Cadix  sous  le  drapeau  blanc,  et  que  l'émancipation  monar- 
chique des  colonies  espagnoles,  par  la  généreuse  influence  du  fils  aîné 
des  Bourbons,  auroit  élevé  la  France  au  plus  haut  degré  de  prospérité 
et  de  gloire. 

Tel  a  été  le  dernier  songe  de  mon  âge  mûr  :  je  me  croyois  en  Amé- 
rique, et  je  me  réveillai  en  Europe.  Il  me  reste  à  dire  comment  je 
revins  autrefois  de  cette  même  Amérique,  après  avoir  vu  s'évanouir 
également  le  premier  songe  de  ma  jeunesse. 


FIN  DU  VOYAGE. 


En  errant  de  forêts  en  forêts,  je  m'étois  rapproché  des  défriche- 
ments américains.  Un  soir  j'avisai  au  bord  d'un  ruisseau  une  ferme 
bâtie  de  troncs  d'arbres.  Je  demandai  l'hospitalité;  elle  me  fut 
accordée. 

La  nuit  vint  :  l'habitation  n'étoit  éclairée  que  par  la  flamme  du 
foyer  :  je  m'assis  dans  un  coin  de  la  cheminée.  Tandis  que  mon 
hôtesse  préparoit  le  souper,  je  m'amusai  à  lire  à  la  lueur  du  feu,  en 
baissant  la  tête,  un  journal  anglois  tombé  à  terre.  J'aperçus,  écrits  en 
grosses  lettres,  ces  mots  :  flight  of  tue  king,  fuite  du  roi.  G'étoit  le 
récit  de  l'évasion  de  Louis  XVI  et  de  l'arrestation  de  l'infortuné  monar- 
que à  Varennes.  Le  journal  racontoit  aussi  les  progrès  de  l'émigra- 
tion, et  la  réunion  de  presque  tous  les  ofFiciers  de  l'armée  sous  le  dra- 
peau des  princes  françois.  Je  crus  entendre  la  voix  de  l'honneur,  et 
j'abandonnai  mes  projets. 

Revenu  à  Philadelphie,  je  m'y  embarquai.  Une  tempête  me  poussa 
en  dix-huit  jours  sur  la  côte  de  France,  où  je  fis  un  demi-naufrage 
entre  les  îles  de  Guernesey  et  d'Origny.  Je  pris  terre  au  Havre.  Au 
mois  de  juillet  1792,  j'émigrai  avec  mon  frère.  L'armée  des  princes 
étoit  déjà  en  campagne ,  et  sans  l'intercession  de  mon  malheureux 
cousin,  Armand  de  Chateaubriand,  je  n'aurois  pas  été  reçu.  J'avois 


222  VOYAGE  EN   AMÉUIQUE. 

beau  dire  que  j'arrivois  tout  exprès  de  la  cataracte  de  Niagara,  on  ne 
vouloit  rien  entendre,  et  je  fus  au  moment  de  me  battre  pour  obtenir 
l'honneur  de  porter  un  havresac.  Mes  camarades,  les  ofliciers  du  régi- 
ment de  Navarre,  formoient  une  compagnie  au  camp  des  princes, 
mais  j'entrai  dans  une  des  compagnies  bretonnes.  On  peut  voir  ce  que 
je  devins,  dans  la  nouvelle  préface  de  mon  Essai  historique. 

Ainsi  ce  qui  me  sembla  un  devoir  renversa  les  premiers  desseins; 
que  j'avois  conçus,  et  amena  la  première  de  ces  péripéties  qui  ont 
marqué  ma  carrière.  Les  Bourbons  n'avoient  pas  besoin  sans  doute 
qu'un  cadet  de  Bretagne  revînt  d'outrc-mer  pour  leur  offrir  son  obscur 
dévouement ,  pas  plus  qu'ils  n'ont  eu  besoin  de  ses  services  lors- 
qu'il est  sorti  de  son  obscurité  :  si,  continuant  mon  voyage,  j'eusse 
allumé  la  lampe  de  mon  hôtesse  avec  le  journal  qui  a  changé  ma 
vie ,  personne  ne  se  fût  aperçu  de  mon  absence ,  car  personne  ne 
savoit  que  j'existois.  Un  simple  démêlé  entre  moi  et  ma  conscience 
me  ramena  sur  le  théâtre  du  monde  :  j'aurois  pu  faire  ce  que 
j'aurois  voulu,  puisque  j'étois  le  seul  témoin  du  débat;  mais  de 
tous  les  témoins  c'est  celui  aux  yeux  duquel  je  craindrois  le  plus 
de  rougir. 

Pourquoi  les  solitudes  de  l'Érié  et  de  l'Ontario  se  présenient-ellcs 
aujourd'hui  avec  plus  de  charme  à  ma  pensée  que  le  brillant  spectacle 
du  Bosphore? 

C'est  qu'à  l'époque  de  mon  voyage  aux  États-Unis  j'étois  plein  d'il- 
lusions ;  les  troubles  de  la  France  commençoient  en  même  temps  que 
commençoit  ma  vie;  rien  n'étoit  achevé  en  moi  ni  dans  mon  pays.  Ces 
jours  me  sont  doux  à  rappeler,  parce  qu'ils  ne  reproduisent  dans  ma 
mémoire  que  l'innocence  des  sentiments  inspirés  par  la  famille  et  par 
les  plaisirs  de  la  jeunesse. 

Quinze  ou  seize  ans  plus  tard,  après  mon  second  voyage,  la  révolu- 
tion s'étoit  déjà  écoulée  :  je  ne  me  berçois  plus  de  chimères  ;  mes  sou- 
venirs, qui  prenoient  alors  leur  source  dans  la  société,  avoicnt  perdu 
leur  candeur.  Trompé  dans  mes  deux  pèlerinages,  je  n'avois  point 
découvert  le  passage  du  nord-ouest;  je  n'avois  point  enlevé  la  gloire 
du  milieu  des  bois  où  j'étois  allé  la  chercher,  et  je  l'avois  laisJsée  assise 
sur  les  ruines  d'Athènes. 

Parti  pour  être  voyageur  en  Amérique,  revenu  pour  être  soldat  en 
Europe,  je  ne  fournis  jusqu'au  bout  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  car- 
rières :  un  mauvais  génie  m'arraclia  le  bâton  et  l'épée,  et  me  mit  la 
plume  à  la  main.  A  Sparte,  en  contemplant  le  ciel  pendant  la  nuit  je 
me  souvenois  des  pays  qui  avoient  déjà  vu  mon  sommeil  paisible  ou 
troublé  :   j'avois  salué   sur  les  chemins  de  l'AUeaKigue,   dans  les 


VOYAGE  EN   AMÉRIQUE.  223 

bruyères  de  l'Angleterre,  dans  les  champs  de  l'Italie,  au  milieu  des 
mers,  dans  les  forêts  canadiennes,  les  mêmes  étoiles  que  je  voyois 
briller  sur  la  patrie  d'Hélène  et  de  Ménélas.  Mais  que  me  servoit  de 
me  plaindre  aux  astres,  immobiles  témoins  de  mes  destinées  vaga- 
bondes? Un  jour  leur  regard  ne  se  fatiguera  plus  à  me  poursuivre  ;  il 
se  fixera  sur  mon  tombeau.  Maintenant,  indifférent  moi-même  à  mon 
sort,  je  ne  demanderai  pas  à  ces  astres  malins  de  l'incliner  par  une 
plus  douce  influence,  ni  de  me  rendre  ce  que  le  voyageur  laisse  de  sa 
vie  dans  les  lieux  où  il  passe 


FIN    DU    VOYAGE    E>'    AMERIQUE. 


MEMOIRES 


LES    RUINES    DE    L'OHIO' 


PREMIER  MÉMOIRE, 

Bacon,  en  parlant  des  antiquités,  des  histoires  défigurées,  des 
fragments  historiques  qui  ont  par  hasard  échappé  aux  ravages  du 
temps ,  les  compare  à  des  planches  qui  surnagent  après  le  naufrage , 
lorsque  des  hommes  instruits  et  actifs  parviennent ,  par  leurs  recher- 
ches soigneuses  et  par  un  examen  exact  et  scrupuleux  des  monuments, 
des  noms,  des  mots,  des  proverbes,  des  traditions,  des  documents  et 
des  témoignages  particuliers,  des  fragments  d'histoire,  des  passages 
de  livres  non  historiques ,  à  sauver  et  à  recouvrer  quelque  chose  du 
déluge  du  temps. 

Les  antiquités  de  notre  patrie  m'ont  toujours  paru  plus  importantes 
et  plus  dignes  d'attention  qu'on  ne  leur  en  a  accordé  jusqu'à  présent. 
Nous  n'avons ,  il  est  vrai ,  d'autres  autorités  écrites  ou  d'autres  ren- 
seignements que  les  ouvrages  des  vieux  auteurs  françois  et  hollandois; 
et  l'on  sait  bien  que  leur  intention  étoit  presque  uniquement  absorbée 
par  la  poursuite  de  la  richesse  ou  le  soin  de  propager  la  religion,  et 
que  leurs  opinions  étoient  modifiées  par  les  préjugés  régnants,  fixées 
par  des  théories  formées  d'avance ,  contrôlées  par  la  politique  de 
leurs  souverains  et  obscurcies  par  les  ténèbres  qui  alors  couvroient 
encore  le  monde. 

S'en  rapporter  entièrement  aux  traditions  des  Aborigènes  pour  des 
informations  exactes  et  étendues ,  c'est  s'appuyer  sur  un  roseau  bien 

1.  Ces  Mémoires  forment  une  Introduction  aux  Voyages  en  Ame'rique ,  et  ce  titre 
leur  a  même  été  donné  dans  quelques  éditions. 

VJ.  IS 


226  MEMOIRES 

frêle.  Quiconque  les  a  interrogés  sait  qu'ils  sont  généralement  aussi 
ignorants  que  celui  qui  leur  adresse  des  questions,  et  que  ce  qu'ils 
disent  est  inventé  à  l'instant  même,  ou  tellement  lié  à  des  fables  évi- 
dentes, que  l'on  ne  peut  guère  lui  donner  le  moindre  crédit.  Dépourvus 
du  secours  de  l'écriture  pour  soulager  leur  mémoire,  les  faits  qu'ils 
connoissoient  se  sont,  par  la  suite  des  temps,  effacés  de  leur  souvenir, 
ou  bien  s'y  sont  confondus  avec  de  nouvelles  impressions  et  de  nou- 
veaux faits  qui  les  ont  défigurés.  Si  dans  le  court  espace  de  trente 
ans  les  boucaniers  de  Saint-Domingue  perdirent  presque  toute  trace 
du  christianisme,  quelle  confiance  pouvons-nous  avoir  dans  des  tra- 
ditions orales  qui  nous  sont  racontées  par  des  sauvages  dépourvus 
de  l'usage  des  lettres ,  et  contmuellement  occupés  de  guerre  ou  de 
chasse? 

Le  champ  des  recherches  a  donc  des  limites  extrêmement  resser- 
rées mais  il  ne  nous  est  pas  entièrement  fermé.  Les  monuments  qui 
restent  offrent  une  ample  matière  aux  investigations.  On  peut  avoir 
recours  au  langage ,  à  la  personne ,  aux  usages  de  l'homme  rouge, 
pour  éclaircir  son  origine  et  son  histoire;  et  la  géologie  du  pays  peut 
même  dans  quelques  cas  s'employer  avec  succès  pour  répandre  la 
lumière  sur  les  objets  que  l'on  examine. 

Ayant  eu  quelques  occasions  d'observer  par  moi-même  et  de  faire 
d'assez  fréquentes  recherches,  je  suis  porté  à  croire  que  la  partie  occi- 
dentale des  États-Unis ,  avant  d'avoir  été  découverte  et  occupée  par 
les  Européens,  a  été  habitée  par  une  nation  nombreuse  ayant  des 
demeures  fixes ,  et  beaucoup  plus  avancée  dans  la  civilisation  que  les 
tribus  indiennes  actuelles.  Peut-être  ne  se  hasarderoit-on  pas  trop  en 
disant  que  son  état  ne  différoit  pas  beaucoup  de  celui  des  Mexicains 
et  des  Péruviens  quand  les  Espagnols  les  visitèrent  pour  la  première 
fois.  En  cherchant  à  éclaircir  ce  sujet,  je  me  bornerai  à  cet  état; 
quelquefois  je  porterai  mes  regards  au  delà,  et  j'éviterai  autant  que 
je  le  pourrai  de  traiter  les  points  qui  ont  déjà  été  discutés. 

Le  Township  de  Pompey,  dans  le  comté  d'Onondaga,  est  sur  le 
terrain  le  plus  élevé  de  cette  contrée;  car  il  sépare  les  eaux  qui 
coulent  dans  la  baie  de  Chesapeake  de  celles  qui  vont  se  rendre  dans 
le  golfe  Saint-Laurent.  Les  parties  les  plus  hautes  de  ce  Township 
offrent  des  restes  d'anciens  établissements,  et  l'on  reconnoît  dans 
différents  endroits  des  vestiges  d'une  population  nombreuse.  Environ 
à  deux  milles  au  sud  de  Manlieu- Ignare,  j'ai  examiné  dans  le 
Township  de  Pompey  les  restes  d'une  ancienne  cité;  ils  sont  indiqués 
d'une  manière  visible  par  de  grands  espaces  de  terreau  noir  disposés 
par  intervalles  réguliers  à  peu  de  distance  les  uns  des  autres,  où  j'ai 


SUR   LES   RUINES   DE   L'OHIO.  227 

observé  des  ossements  d'animaux,  des  cendres,  des  haricots,  ou  des 
grains  de  maïs  carbonisés,  objets  qui  dénotent  tous  la  demeure  de 
créatures  humaines.  Cette  ville  a  dû  avoir  une  étendue  au  moins  d'un 
demi-mille  de  l'est  à  l'ouest,  et  de  trois  quarts  de  mille  du  nord  au 
sud;  j'ai  pu  la  déterminer  avec  assez  d'exactitude,  d'après  mon 
examen  ;  mais  quelqu'un  d'une  véracité  reconnue  m'a  assuré  que 
la  longueur  est  d'un  mille  de  l'est  à  l'ouest.  Or,  une  ville  qui  couvroit 
plus  de  cinq  cents  acres  doit  avoir  contenu  une  population  qui  sur- 
passeroit  toutes  nos  idées  de  crédibilité. 

A  un  mille  à  l'est  de  l'établissement  se  trouve  un  cimetière  de 
trois  à  quatre  acres  de  superficie,  et  il  y  en  a  un  autre  contigu  à 
l'extrémité  occidentale.  Cette  ville  étoit  située  sur  un  terrain  élevé ,  à 
douze  milles  à  peu  près  des  sources  salées  de  l'Onondaga,  et  bien 
choisi  pour  la  défense. 

Du  côté  oriental  un  escarpement  perpendiculaire  de  cent  pieds  de 
hauteur  aboutit  à  une  profonde  ravine  où  coule  un  ruisseau  ;  le  côté 
septentrional  en  a  un  semblable.  Trois  forts,  éloignés  de  huit  milles 
l'un  de  l'autre,  forment  un  triangle  qui  environne  la  \dl!e  ;  l'un  est  à 
un  mille  au  sud  du  village  actuel  de  Jamesville,  et  l'autre  au  nord-est 
et  au  sud-est  dans  Pompey  :  ils  avoient  probablement  été  élevés  pour 
couvrir  la  cité  et  pour  protéger  ses  habitants  contre  les  attaques  d'un 
ennemi.  Tous  ces  forts  sont  de  forme  circulaire  ou  elliptique  ;  des 
ossements  sont  épars  sur  leur  emplacement  :  on  coupa  un  frêne  qui 
s'y  trouvoit  ;  le  nombre  de  ses  couches  concentriques  fit  connoître 
qu'il  étoit  âgé  de  quatre-vingt-treize  ans.  Sur  un  tas  de  cendres  con- 
sommées, qui  formoit  l'emplacement  d'une  grande  maison,  je  vis  un 
pin  blanc  qui  avoit  huit  pieds  et  demi  de  circonférence ,  et  dont  l'âge 
étoit  au  moins  de  cent  trente  ans. 

La  ville  avoit  probablement  été  emportée  d'assaut  par  le  côté  du 
nord.  Il  y  a,  à  droite  et  à  gauche,  des  tombeaux  tout  près  du  préci- 
pice; cinq  ou  six  corps  ont  quelquefois  été  jetés  pêle-mêle  dans  la 
même  fosse.  Si  les  assaillants  avoient  été  repoussés,  les  habitants 
auroient  enterré  leurs  morts  à  l'endroit  accoutumé  ;  mais  ces  tom- 
beaux, qui  se  trouvent  près  de  la  ravine  et  dans  l'enceinte  du  village ,' 
me  donnent  lieu  de  croire  que  la  ville  fut  prise.  Sur  le  flanc  méri- 
dional de  cette  ravine  on  a  découvert  un  canon  de  fusil ,  des  balles, 
un  morceau  de  plomb  et  un  crâne  percé  d'une  balle.  Au  reste,  on 
trouve  des  canons  de  fusil ,  des  haches ,  des  houes  et  des  épées  dans 
tout  le  voisinage.  Je  me  suis  procuré  les  objets  suivants,  que  je  fais 
passer  à  la  Société ,  pour  qu'elle  les  dépose  dans  sa  collection  :  deux 
canons  de  fusil  mutilés,  deux  haches,  une  houe,  une  cloche  sans 


228  MÉMOIRES 

battant,  un  morceau  d'une  grande  cloche,  un  anneau,  une  lame 
*d'épée,  une  pipe,  un  loquet  de  porte,  des  grains  de  verroterie  et  plu- 
' sieurs  autres  petits  objets.  Toutes  ces  choses  prouvent  des  communi- 
cations avec  l'Europe;  et  d'après  les  efforts  visibles  qui  ont  été  faits 
pour  rendre  les  canons  de  fusil  inutiles  en  les  limant ,  on  ne  peut 
guère  douter  que  les  Européens  qui  s'étoient  établis  dans  ce  lieu 
n'aient  été  défaits  et  chassés  du  pays  par  les  Indiens. 

Près  des  restes  de  cette  ville,  j'ai  observé  une  grande  foi  et  qui 
précédemment  étoit  un  terrain  nu  et  cultivé.  Voici  les  circonstances 
qui  me  firent  tirer  cette  conséquence  :  il  ne  s'y  trouvoit  ni  tertres, 
ni  buttes,  qui  sont  toujours  produits  par  les  arbres  déracinés  ou 
tombant  de  vétusté,  point  de  souches,  point  de  sous-bois  ;  les  arbres 
étoient  âgés  en  général  de  cinquante  à  soixante  ans.  Or,  il  faut  qu'un 
très-grand  nombre  d'années  s'écoule  avant  qu'un  pays  se  couvre  de 
bois  ;  ce  n'est  que  lentement  que  les  vents  et  les  oiseaux  apportent 
des  graines.  Le  Township  de  Pompey  abonde  en  forêts  qui  sont  d'une 
nature  semblable  à  celle  dont  je  viens  de  parler  :  quelques-unes  ont 
quatre  milles  de  long  et  deux  de  large.  Elle  renferme  un  grand 
nombre  de  lieux  de  sépulture  :  je  l'ai  entendu  estimer  à  quatre-vingts. 
Si  la  population  blanche  de  ce  pays  étoit  emportée  tout  entière, 
peut-être  dans  la  suite  des  siècles  offriroit-il  des  particularités  ana- 
logues à  celles  que  je  décris. 

Il  me  paroît  qu'il  y  a  deux  ères  distinctes  dans  nos  antiquités  :  l'une 
comprend  les  restes  d'anciennes  fortifications  et  d'établissements  qui 
existoient  antérieurement  à  l'arrivée  des  Européens;  l'autre  se  rap- 
porte aux  établissements  et  aux  opérations  des  Européens  ;  et  comme 
les  blancs,  de  même  que  les  Indiens,  dévoient  fréquemment  avoir 
recours  à  ces  vieilles  fortifications,  pour  y  trouver  un  asile,  y  demeurer 
ou  y  chasser,  elles  doivent  nécessairement  renfermer  plusieurs  objets 
de  manufactures  d'Europe  ;  c'est  ce  qui  a  donné  lieu  à  beaucoup  de 
confusion,  parce  qu'on  a  mêlé  ensemble  des  périodes  extrêmement 
éloignées  l'une  de  l'autre. 

Les  François  avoient  vraisemblablement  des  établissements  consi- 
dérables sur  le  territoire  des  six  nations.  Le  Père  du  Creux ,  jésuite, 
raconte,  dans  son  Histoire  du  Canada,  qu'en  1655  les  François  établi- 
rent une  colonie  dans  le  territoire  d'Onondaga  ;  et  voici  comme  il 
décrit  ce  pays  singulièrement  fertile  et  intéressant  :  «  Deux  jours  après, 
le  Père  Chaumont  fut  mené  par  une  troupe  nombreuse  à  l'endroit 
destiné  à  l'établissement  et  à  la  demeure  des  François  :  c'éloit  à  quatre 
lieues  du  village  où  il  s'étoit  d'abord  arrêté.  Il  est  difficile  de  voir 
quelque  chose  de  mieux  soigné  par  la  nature,  et  si  l'art  y  eût,  comme 


SUR   LES   RUINES   DE   L'OHIO.  229 

en  France  et  dans  le  reste  de  l'Europe,  ajouté  son  secours,  ce  lieu 
pourroit  le  disputer  à  Baies.  Une  prairie  immense  est  ceinte  de  tous 
côtés  d'une  forêt  peu  élevée,  et  se  prolonge  jusqu'aux  bords  du  lac 
Ganneta,  où  les  quatre  nations  principales  des  Iroquois  peuvent  faci- 
lement arriver  avec  leurs  pirogues,  comme  au  centre  du  pays,  et  d'oi!i 
elles  peuvent  de  même  aller  sans  difficulté  les  unes  chez  les  autres, 
par  des  rivières  et  des  lacs  qui  entourent  ce  canton.  L'abondance  du 
gibier  y  égale  celle  du  poisson  ;  et,  pour  qu'il  n'y  manque  rien,  les 
tourterelles  y  arrivent  en  si  grande  quantité  au  retour  du  printemps 
qu'on  les  prend  avec  des  filets.  Le  poisson  y  est  si  commun  que  des 
pêcheurs  y  prennent,  dit-on,  mille  anguilles  à  l'hameçon  dans  l'espace 
d'une  nuit.  Deux  sources  d'eau  vive,  éloignées  l'une  de  l'autre  d'une 
centaine  de  pas.  coupent  cette  prairie  ;  l'eau  salée  fournit  en  aljon- 
dancedu  sel  excellent;  l'eau  de  l'autre  est  douce  et  bonne  à  boire,  et, 
ce  qui  est  admirable,  toutes  deux  sortent  de  la  même  colline'.  »  Char- 
levoix  nous  apprend  qu'en  1654  des  missionnaires  furent  envoyés  à 
Onontagué  (Onondaga)  ;  qu'ils  y  construisirent  une  chapelle  et  y  firent 
un  établissement;  qu'une  colonie  françoise  y  fut  fondée  en  1658,  et 
que  les  missionnaires  abandonnèrent  le  pays  en  1668.  Quand  Lasalle 
partit  du  Canada,  pour  descendre  le  Mississipi,  en  1679,  il  découvrit, 
entre  le  lac  Huron  et  le  lac  Illinois,  une  grande  prairie,  dans  laquelle 
se  trouvoit  un  bel  établissement  appartenant  aux  jésuites. 

Les  traditions  des  Indiens  s'accordent  jusqu'à  un  certain  point  avec 
les  relations  des  François.  Ils  racontent  que  leurs  ancêtres  soutinrent 
plusieurs  combats  sanglants  contre  les  François,  et  finirent  par  les 
obliger  de  quitter  le  pays  :  ceux-ci,  poussés  dans  leur  dernier  fort, 
capitulèrent  et  consentirent  à  s'en  aller,  pourvu  qu'on  leur  fournît  des 
vivres  ;  les  Indiens  remplirent  leurs  sacs  de  cendres,  qu'ils  couvrirent 
de  maïs,  et  les  François  périrent  la  plupart  de  faim  dans  un  endroit 
nommé  dans  leur  langue  i;!se  de  Famine,  et  dans  la  nôtre  Hwigry-Bay, 
qui  est  sur  le  lac  Ontario.  Un  monticule  dansPompey  porte  le  nom  de 
Bloochj-Hill  (colline  du  Sang)  ;  les  Indiens  qui  le  lui  ont  donné  ne  veu- 
lent jamais  le  visiter.  Il  est  surprenant  que  l'on  ne  trouve  jamais  dans 
ce  pays  des  armes  d'Indiens,  telles  que  des  couteaux,  des  haches  et 
des  pointes  de  flèche  en  pierre.  Il  paroît  que  tous  ces  objets  furent 
remplacés  par  d'autres  en  fer  venant  des  François, 

Les  vieilles  fortifications  ont  été  élevées  avant  que  le  pays  eût  des 
relations  avec  les  Européens.  Les  Indiens  ignorent  à  qui  elles  doivent 


1.  Histot'Jœ  Canadensis,  seu  Novœ  Franciœ,  Libri  decem;  auctore  P.  Francisco 
Creuxio.  Parisiis,  10G4,  1  vol.  in-4»,  p.  7G0. 


230  MÉMOIRES 

leur  origine.  Il  est  probable  que  dans  les  guerres  qui  ravagèrent  ce 
pays  elles  servirent  de  forteresse,  et  il  ne  l'est  pas  moins  qu'il  peut 
s'y  trouver  aussi  des  ruines  d'ouvrages  européens  de  construction 
différente,  tout  comme  on  voit  dans  la  Grande-Bretagne  des  ruines  de 
fortifications  romaines  et  bretonnes  à  côté  les  unes  des  autres.  Pen- 
nant,  dans  son  Voyage  en  Ecosse,  dit  :  «Sur  une  colline,  près  d'un 
certain  endroit,  il  y  a  un  retranchement  de  Bretons ,  de  forme  circu- 
laire ;  l'on  me  parla  de  quelques  autres  de  forme  carrée  qui  se  trou- 
vent à  quelques  milles  de  distance,  et  que  je  crois  romains.  »  Dans  son 
voyage  du  pays  de  Galles,  il  décrit  un  poste  breton  fortifié,  situé  sur 
le  sommet  d'une  colline;  il  est  de  forme  circulaire,  entouré  d'un 
grand  fossé  et  d'une  levée.  Au  milieu  de  l'enceinte  se  trouve  un  mon- 
ticule artificiel.  Cette  description  convient  exactement  à  nos  vieux 
forts.  Les  Danois,  ainsi  que  les  nations  qui  élevèrent  nos  fortifications, 
étoient,  suivant  toute  probabilité,  d'origine  scythe.  Suivant  Pline,  le 
nom  de  Scythe  étoit  commun  à  toutes  les  nations  qui  vivoient  dans  le 
nord  de  l'Europe  et  de  l'Asie. 

Dans  le  Township  de  Camillus,  situé  aussi  dans  le  comté  d'Onon- 
daga,  à  quatre  milles  de  la  rivière  Seneca,  à  trente  milles  du  lac  Onta- 
rio et  à  dix-huit  de  Salina ,  il  y  a  deux  anciens  forts,  sur  la  propriété 
du  juge  Manro,  établi  en  ce  lieu  depuis  dix-neuf  ans.  Un  de  ces  forts 
est  sur  une  colline  très-haute;  son  emplacement  couvre  environ  trois 
acres.  Il  a  une  porte  à  l'est,  et  une  autre  ouverture  à  l'ouest  pour 
communiquer  avec  une  source  éloignée  d'une  dizaine  de  rods  (160  pieds) 
du  fort,  dont  la  forme  est  elliptique.  Le  fossé  étoit  profond,  le  mur 
oriental  avoit  dix  pieds  de  haut.  Il  y  avoit  dans  le  centre  une  grande 
pierre  calcaire  de  figure  irrégulière,  qui  ne  pouvoit  être  soulevée  que 
par, deux  hommes;  la  base  étoit  plate  et  longue  de  trois  pieds.  Sa  sur- 
face présentoit,  suivant  l'opinion  de  M.  Manro,  des  caractères  incon- 
nus distinctement  tracés  dans  un  espace  de  dix-huit  pouces  de  long 
sur  trois  pouces  de  large.  Quand  je  visitai  ce  lieu,  la  pierre  ne  s'y 
trouvoit  plus.  Toutes  mes  recherches  pour  la  découvrir  furent  inutiles. 
Je  vis  sur  le  rempart  une  souche  de  chêne  noir,  âgée  de  cent  ans.  Il  y 
a  dix-neuf  ans  on  voyoit  des  indices  de  deux  arbres  plus  anciens. 

Le  second  fort  est  presque  à  un  demi-mille  de  distance ,  sur  un 
terrain  plus  bas  ;  sa  construction  ressemble  à  celle  de  l'autre  ;  il  est  de 
moitié  plus  grand.  On  distingue  près  du  grand  fort  les  vestiges  d'un 
ancien  chemin,  aujourd'hui  couvert  par  des  arbres.  J'ai  vu  aussi  dans 
différents  endroits  de  cette  ville,  sur  des  terrains  élevés,  une  chanie 
de  rcnfiements  considérables  qui  s'étendoient  du  sommet  des  collines 
à  leur  pied,  et  que  séparoicnt  des  rigoles  de  peu  de  largeur.  Ce  phé- 


SUR    LES   RL'INES   DE   L'OHIO.  231 

nomène  se  présente  dans  les  établissements  très-anciens  où  le  sol  est 
argileux  et  les  collines  escarpées;  il  est  occasionné  par  des  crevasses 
que  produisent  et  qu'élargissent  les  torrents.  Cet  effet  ne  peut  avoir 
lieu  quand  le  sol  est  couvert  de  forêts;  ce  qui  prouve  que  ces  terrains 
otoient  anciennement  découverts.  Quand  nous  nous  y  sommes  établis, 
ils  présentoient  la  même  apparence  qu'à  présent,  excepté  qu'ils  étoient 
couverts  de  bois  ;  et  comme  on  aperçoit  maintenant  des  troncs  d'ar- 
bres dans  les  rigoles,  il  est  évident  que  ces  élévations  et  les  petites 
ravines  qui  les  séparent  n'ont  pas  pu  être  faites  depuis  la  dernière 
.époque  oii  le  terrain  a  été  éclairci.  Les  premiers  colons  observèrent 
de  grands  amas  de  coquillages  accumulés  dans  différents  endroits,  et 
de  nombreux  fragments  de  poterie.  M.  Manro,  en  creusant  la  cave  de 
sa  maison,  rencontra  des  morceaux  de  brique.  Il  y  avoit  çà  et  là  de 
grands  espaces  de  terreau  noir  et  profond,  l'existence  d'anciens  bâti- 
ments et  de  constructions  de  différents  genres.  M.  Manro,  apercevant 
quelque  chose  qui  ressembloit  à  un  puits,  c'est-à-dire  un  trou  profond 
de  dix  pieds ,  où  la  terre  avoit  été  extrêmement  creusée,  y  fit  fouiller, 
à  trois  pieds  de  profondeur,  et  arriva  à  un  amas  de  cailloux,  au-dessous 
desquels  il  trouva  une  grande  quantité  d'ossements  humains,  qui 
exposés  à  l'air  tombèrent  en  poudre.  Cette  dernière  circonstance 
fournit  un  témoignage  bien  fort  de  la  destruction  d'un  ancien  établis- 
se nent.  La  manière  dont  les  morts  étoient  enterrés  prou  voit  qu'ils 
l'avoient  été  par  un  ennemi  qui  avait  fait  une  invasion. 

Suivant  la  tradition,  une  bataille  sanglante  s'est  livrée  sur  le  Bough- 
ton's-Hill,  dans  le  comté  d'Ontario.  Or,  j'ai  observé  sur  cette  colline 
des  espaces  de  terreau  noir,  à  des  intervalles  irréguliers,  séparés  par 
de  l'argile  jaune.  La  fortification  la  plus  orientale  que  l'on  a  jusqu'à 
présent  découverte  dans  cette  contrée  est  à  peu  près  à  dix-huit  milles 
de  Manlius-Square,  excepté  cependant  celle  d'Oxford,  dans  le  comté 
de  Chenango,  dont  je  parlerai  plus  bas.  Dans  le  nord,  on  en  a  rencon- 
tré jusqu'à  Sandy-Creek,  à  quatorze  milles  de  Saket-Harbour.  Près 
de  cet  endroit,  il  y  en  a  une  dont  l'emplacement  couvre  cinquante 
acres;  cette  montagne  contient  de  nombreux  fragments  de  poterie. 
A  l'ouest,  on  voit  beaucoup  de  ces  fortiûcations  ;  il  y  en  a  une  dans 
le  Township  d'Onondaga,  une  dans  Scipio,  deux  près  d'Auburn,  trois 
près  de  Ganandaïga,  et  plusieurs  entre  les  lacs  Seneca  et  Cayaga,  où 
l'on  en  compte  trois  à  un  petit  nombre  de  milles  l'une  de  l'autre. 

Le  fort  qui  se  trouve  dans  Oxford  est  sur  la  rive  orientale  du  Che- 
nango, au  centre  du  village  actuel,  qui  est  situé  des  deux  côtés  de  cette 
rivière.  Une  pièce  de  terre  de  deux  à  trois  acres  est  plus  haute  de 
trente  pieds  que  le  pays  plat  qui  l'entoure.  Ce  terrain  élevé  se  pro- 


232  MÉMOIRES 

longe  sur  la  rive  du  fleuve,  dans  une  étendue  d'une  cinquantaine  de 
rods.  Le  fort  étoit  situé  à  son  extrémité  sud-ouest  ;  il  comprenoit  une 
surface  de  trois  rods;  la  ligne  étoit  presque  droite  du  côté  de  la  rivière, 
et  la  rive  presque  perpendiculaire. 

A  chacune  des  extrémités  nord  et  sud,  qui  étoient  près  de  la  rivière, 
se  trouvoit  un  espace  de  dix  pieds  carrés  où  le  sol  n'avoit  pas  été 
remué  ;  c'éloient  sans  doute  des  entrées  ou  des  portes  par  lesquelles 
les  habitants  du  fort  sortoient  et  entroient,  surtout  pour  aller  chercher 
de  l'eau.  L'enceinte  est  fermée,  excepté  aux  endroits  oii  sont  les  portes, 
par  un  fossé  creusé  avec  régularité  ;  et  quoique  le  terrain  sur  lequel 
le  fort  est  situé  fût,  quand  les  blancs  commencèrent  à  s'y  établir, 
autant  couvert  de  bois  que  les  autres  parties  de  la  forêt,  cependant  on 
pouvoit  suivre  distinctement  les  lignes  des  ouvrages  à  travers  les  arbres, 
et  la  distance  depuis  le  fond  du  fossé  jusqu'au  sommet  de  la  levée, 
qui  est  en  général  de  quatre  pieds.  Voici  un  fait  qui  prouve  évidem- 
ment l'ancienneté  de  cette  fortification.  On  y  trouva  un  grand  pin,  ou 
plutôt  un  tronc  mort,  qui  avoit  une  soixantaine  de  pieds  de  hauteur  ; 
quand  il  fut  coupé,  on  distingua  très- facilement  dans  le  bois  cent 
quatre-vingt-quinze  couches  concentriques,  et  on  ne  put  pas  en  comp- 
ter davantage,  parce  qu'une  grande  partie  de  l'aubier  n'existoit  plus. 
Cet  arbre  étoit  probablement  âgé  de  trois  à  quatre  cents  ans  ;  il  en 
avoit  certainement  plus  de  deux  cents.  Il  avoit  pu  rester  sur  pied  cent 
ans,  et  même  plus,  après  avoir  acquis  tout  son  accroissement.  On  ne 
peut  donc  dire  avec  certitude  quel  temps  s'étoit  écoulé  depuis  que  le 
fossé  avoit  été  creusé  jusqu'au  moment  où  cet  arbre  avoit  commencé 
à  pousser.  11  est  sûr,  du  moins,  qu'il  ne  se  trouvoit  pas  dans  cet 
endroit  quand  la  terre  fut  jetée  hors  du  trou  ;  car  il  étoit  placé  sur  le 
sommet  de  la  banquette  du  fossé,  et  ses  racines  en  avoient  suivi  la 
direction  en  se  prolongeant  par-dessous  le  fond,  puis  se  relevant  de 
l'autre  côté,  près  de  la  surface  de  la  terre,  et  s'étendant  ensuite  en 
ligne  horizontale.  Ces  ouvrages  étoient  probablement  soutenus  par 
des  piquets;  mais  l'on  n'y  a  découvert  aucun  reste  de  travail  en  bois. 
La  situation  en  étoit  excellente,  car  elle  étoit  très-saine  ;  on  y  jouis- 
soit  de  la  vue  de  la  rivière  au-dessus  et  au-dessous  du  fort,  et  les 
environs  n'offrent  aucun  terrain  élevé  assez  proche  pour  que  la 
garnison  pût  être  inquiétée.  L'on  n'a  pas  rencontré  de  vestiges  d'ou- 
tils ni  d'ustensiles  d'aucune  espèce,  excepté  quelques  morceaux  de 
poterie  grossière  qui  ressemble  à  la  plus  commune  dont  nous  fas- 
sions usage,  et  qui  offrent  des  ornements  exécutés  avec  rudesse.  Les 
Indiens  ont  une  tradition  que  la  famille  des  Antoines,  que  l'on  sup- 
pose faire  paitic  de  la  nation  Tuscarora,  descend  des  habilants  de  ce 


SUR   LES   RUINES   DE  L'OIIIO.  233 

fort,  à  la  septième  génération  ;  mais  ils  ne  savent  rien  de  son  origine. 

On  voit  aussi  à  Norwich,  dans  le  même  comté,  un  lieu  situé  sur  une 
élévation  au  bord  de  la  rivière.  On  le  nomme  le  Château  :  les  Indiens 
y  demeuroient  à  l'époque  oîi  nous  nous  sommes  établis  dans  le  pays; 
l'on  y  distingue  quelques  traces  de  fortifications,  mais  suivant  toutes 
les  apparences  elles  sont  beaucoup  plus  modernes  que  celles  d'Oxford. 

L'on  a  découvert  à  Ridgeway,  dans  le  comté  de  Genessée,  plusieurs 
anciennes  fortifications  et  des  sépultures.  A  peu  près  à  six  milles  de 
la  route  de  Ridge,  et  au  sud  du  grand  coteau,  on  a  depuis  deux  à  trois 
mois  trouvé  un  cimetière  dans  lequel  sont  déposés  des  ossements 
d'une  longueur  et  d'une  grosseur  extraordinaires.  Sur  ce  terrain  étoit 
couché  le  tronc  d'un  châtaignier,  qui  paroissoit  avoir  quatre  pieds  de 
diamètre  à  sa  partie  supérieure.  La  cime  et  les  branches  de  cet  arbre 
avoient  péri  de  vétusté.  Les  ossements  étoient  posés  confusément  les 
uns  sur  les  autres  :  cette  circonstance  et  les  restes  d'un  fort  dans  le 
voisinage  donnent  lieu  de  supposer  qu'ils  y  avoient  été  déposés  par  les 
vainqueurs;  et  le  fort  étant  situé  dans  un  marais,  on  croit  qu'il  fut  le 
dernier  refuge  des  vaincus,  et  probablement  le  marais  étoit  sous  l'eau  à 
cette  époque. 

Les  terrains  réservés  aux  Indiens  à  Buffaldo  offrent  des  clairières 
immenses,  dont  les  Senecasne  peuvent  donner  raison.  Leurs  principaux 
établissements  étoient  à  une  grande  distance  à  l'est,  jusqu'à  la  vente  de 
la  majeure  partie  de  leur  pays,  après  la  fin  de  la  guerre  de  la  révolution. 

Au  sud  du  lac  Érié  on  voit  une  suite  d'anciennes  fortifications  qui 
s'étendent  depuis  la  crique  de  Cattaragus  jusqu'à  la  ligne  de  démar- 
cation de  Pens^'lvanie,  sur  une  longueur  de  cinquante  milles  :  quel- 
ques-unes sont  à  deux,  trois  et  quatre  milles  l'une  de  l'autre  ;  d'autres 
à  moins  d'un  demi-mille;  quelques-unes  occupent  un  espace  de  cinq 
acres.  Les  remparts  ou  retranchements  sont  placés  sur  des  terrains 
où  il  paroît  que  des  criques  se  déchargeoient  autrefois  dans  des  lacs, 
ou  bien  dans  les  endroits  où  il  y  avoit  des  baies;  de  sorte  que  l'on  en 
conclut  que  ces  ouvrages  étoient  jadis  sur  les  bords  du  lac  Érié,  qui 
en  est  aujourd'hui  à  deux  et  à  cinq  milles  au  nord.  On  dit  que  plus  au 
sud  il  y  a  ure  autre  chaîne  de  forts,  qui  court  parallèlement  à  la  pre- 
mière, et  F  .a  même  distance  de  celle-ci  que  celle-ci  l'est  du  lac.  Dan? 
cet  endroit  le  sol  offre  deux  différents  plateaux  ou  partages  du  sol. 
qui  est  une  vallée  intermédiaire  ou  d'alluvion  ;  l'un,  le  plus  voisin  du 
lac,  est  le  plus  bas,  et,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  le  plateau  secon- 
daire; le  plus  élevé,  ou  plateau  primaire,  est  borné  au  sud  par  des 
collines  et  des  vallées,  où  la  nature  offre  son  aspect  ordinaire.  Le  ter- 
rain d'alluvion  primaire  a  été  formé  par  la  première  retraite  du  lac, 


234  MÉMOIRES 

et  l'on  suppose  que  la  première  ligne  de  fortifications  fut  élevée  alors. 
Dans  la  suile  des  temps,  le  lac  se  retira  plus  au  nord,  laissant  à  sec  une 
autre  portion  de  plateau  sur  lequel  fut  placée  l'autre  ligne  d'ouvrages. 
Les  sols  des  deux  plateaux  diffèrent  beaucoup  l'un  de  l'autre  :  l'infé- 
rieur est  employé  en  pâturages,  le  second  est  consacré  à  la  culture  des 
grains;  les  espèces  d'arbres  varient  dans  le  même  rapport.  La  rive 
méridionale  du  lac  Ontario  présente  aussi  deux  formations  d'allu- 
vion;  la  plus  ancienne  est  au  nord  de  la  route  des  collines;  on  n'y 
a  pas  découvert  de  forts.  J'ignore  si  on  en  a  rencontré  sur  le  pla- 
teau primaire;  on  en  a  observé  plusieurs  au  sud  de  la  chaîne  de 
collines. 

Il  est  important  pour  la  géologie  de  notre  patrie  d'observer  que  les 
deux  formations  d'alluvion  citées  plus  haut  sont,  généralement  par- 
lant, le  type  caractéristique  de  toutes  les  terres  qui  bornent  les  eaux 
occidentales.  Le  bord  des  eaux  orientales  n'offre ,  au  contraire,  à  peu 
d'exceptions  près,  qu'un  seul  terrain  d'alluvion.  Cette  circonstance 
peut  s'attribuer  à  la  distance  où  le  fleuve  Saint-Laurent  et  le  Mississipi 
sont  de  l'Océan;  ils  ont,  à  deux  périodes  différentes,  aplani  les  obsta- 
cles et  les  barrières  qu'ils  rencontroient  ;  et  en  abaissant  ainsi  le  lit 
dans  lequel  ils  couloient,  ils  ont  produit  un  épuisement  partiel  des  eaux 
plus  éloignées.  Ces  deux  formations  distinctes  peuvent  être  considé- 
rées comme  de  grandes  bornes  chronologiques.  L'absence  de  forts  sur 
les  formations  secondaires  ou  primaires  d'alluvion  du  lac  Ontario  est 
une  circonstance  bien  forte  en  faveur  de  la  haute  antiquité  de  ceux 
des  plateaux  au  sud  ;  car  s'ils  avoient  été  élevés  après  la  première  ou  la 
seconde  retraite  du  lac,  ils  auroient  probablement  été  placés  sur  les 
terrains  laissés  alors  à  sec,  comme  plus  convenables  et  mieux  adaptés 
pour  s'y  établir,  y  demeurer  et  s'y  défendre. 

Les  Iroquois,  suivant  leurs  traditions,  demeuroient  jadis  au  nord  des 
lacs.  Quand  ils  arrivèrent  dans  le  pays  qu'ils  occupent  aujourd'hui , 
ils  en  extirpèrent  le  peuple  qui  l'habitoit.  Après  l'établissement  des 
Européens  en  Amérique,  les  confédérés  détruisirent  *  les  Ériés,  ou 
Indiens  du  Chat,  qui  vivoient  au  sud  du  lac  Érié.  Mais  les  nations  qui 
possédoient  nos  provinces  occidentales,  avant  les  Iroquois,  avoient- 
elles  élevé  ces  fortifications  pour  les  proléger  contre  les  ennemis  qu 
venoient  les  attaquer,  ou  bien ,  des  peuples  plus  anciens  les  ont-ils 
construites?  Ce  sont  des  mystères  que  la  sagacité  humaine  ne  peut 
pénétrer.  Je  ne  prétends  pas  décider  non  plus  si  les  Ériés,  ou  leurs  pré- 
décesseurs, ont  dressé  ces  ouvrages  pour  la  défense  de  leur  territoire: 

1.  Vers  l»j."j."). 


SUR  LES   RUINES   DE  L'OHIO.  235 

toutefois,  je  crois  en  avoir  assez  dit  pour  démontrer  l'existence  d'une 
population  nombreuse,  établie  dans  des  villes,  défendue  par  des  forts, 
exerçant  l'agriculture,  et  plus  avancée  dans  la  civilisation  que  les 
peuples  qui  ont  habité  ce  pays  depuis  sa  découverte  par  les  Euro- 
péens. 

Albany,  7  octobre  1817. 


MONUMENTS  D'UN  PEUPLE  INCONNU 


SUR   LES   BORDS   DE   L'OHIO. 

VArchœologia  americana,  ouvrage  qui  porte  aussi  le  titre  de  Trans- 
actions de  la  Société  d'Antiquaires  américains  (imprimé  à  Worcester, 
dans  le  Massachusets,  1820;  1  vol.  in-S"),  contient  des  notices  très- 
étendues  sur  les  monuments  laissés  sur  les  bords  de  l'Ohio  par  un 
peuple  qui  avoit  occupé  cette  contrée  avant  l'arrivée  des  Indiens 
Delawares  ou  Leni-Lelaps,  et  des  Iroquois  Mingoné ,  qui  les  en  chassè- 
rent un  ou  deux  siècles  avant  Christophe  Colomb.  Parmi  ces  monu- 
ments, on  s'étoit  jusqu'à  présent  occupé  des  débris  d'édifices,  de  camps 
fortifiés ,  et  d'autres  objets  qui  n'olTroient  pas  un  caractère  particulier. 
Mais  voici  deux  figures  de  di\inités  qui  au  premier  aspect  rappellent 
la  mythologie  de  l'Asie. 

L'une  est  une  idole  à  trois  têtes,  semblable  (sauf  les  six  mains  qui 
manquent)  aux  figures  de  la  Trimurti  ou  Trinité  indienne,  telles  qu'on 
en  trouve  dans  toutes  les  collections  des  monuments  de  l'Inde  ;  elle 
rappelle  aussi  l'image  de  Triglaff  chez  les  Vendes.  Il  y  a  sur  deux  faces 
quelques  traces  d'un  tatouage  ou  peinture  par  incision  dans  la  peau, 
semijlable  à  ce  qu'on  voit  dans  l'Océanie  et  sur  la  côte  nord-ouest  de 
l'Amérique. 

L'autre  figure,  à  cela  près  qu'elle  est  nue,  ressemble,  par  les  traits 
et  l'attitude,  auximages  de?,  Burkhans,  ou  esprits  célestes,  telles  qu'on 
en  trouve  chez  les  Bouriètes,  les  Kalmouks  et  d'autres  tribus  mongoles, 
et  dont  Pallas  a  donné  la  gravure.  Les  deux  traits  parallèles  sur  la  poi- 
trine pourroient  bien  être  les  restes  d'un  caractère  tibétain. 


236  MÉMOIRES 

Je  serois  peut-être  autorisé  à  m'écrier  :  Voici  deux  monuments  qui 
prouvent  l'invasion  des  peuples  asiatiques  dans  l'Amérique  septentrio- 
nale, invasion  que  j'ai  conclue  de  l'identité  d'un  certain  nombre  de 
mots  principaux,  communs  à  quelques  langues  d'Asie  et  d'Amérique. 
Mais  je  ne  conclus  encore  rien,  me  réservant  à  discuter  à  loisir  toute 
cette  question. 


DEUXIÈME   MÉMOIRE. 


DESCRIPTION    DES   MONUMENTS 


DANS    L  ETAT    DE    L  OHIO    ET    AUTRES    PARTIES    DES    ÉTATS-UNIS 

PAR   M.    CALEB-ATWATER,  etc. 

Traduit  de  l'angloisi. 

Un  grand  nombre  de  voyageurs  ont  signalé  nos  antiquités  :  il  en  est 
peu  qui  les  aient  vues  ;  ou,  marcbant  à  la  bâte,  ils  n'ont  eu  ni  les  occa- 
sions favorables  ni  les  connoissances  nécessaires  pour  en  juger.  Ils 
ont  entendu  les  contes  que  leur  en  faisoient  des  gens  ignorants;  ils  ont 
publié  des  relations  si  imparfaites,  si  superficielles,  que  les  personnes 
sensées  qui  sont  sur  les  lieux  mêmes  auroient  de  la  peine  à  deviner 
ce  qu'ils  ont  voulu  décrire. 

Il  est  arrivé  parfois  qu'un  voyageur  a  vu  quelques  res'es  d'un 
monument  qu'un  propriétaire  n'avoit  fait  conserver  que  pour  son  amu- 
sement; il  a  conclu  que  c'étoit  le  seul  qu'on  trouvât  dons  le  pays.  Un 
autre  voit  un  retranchement  avec  un  pavé  mi-circulaire  à  l'est  :  il 
décide  avec  assurance  que  tous  nos  anciens  monuments  étoient  des 
lieux  de  dévotion  consacrés  au  culte  du  soleil.  Un  autre  tombe  sur  les 
restes  de  quelques  fortifications  et  en  infère,  avec  la  même  assurance, 
que  tous  nos  anciens  monuments  ont  été  construits  dans  un  butpure- 

1 .  Archœologîa  amerkana,  ou  Transactions  fie  la  Société  des  Antiquaires  vnéri- 
cains.  Vol.  I,  p.  109.  Worccstcr,  en  Mussacliusets,  1820. 


SUR   LES   RUINES   DE   L'OHIO.  237 

meni  militaire.  Mais  en  voilà  un  qui,  trouvant  quelque  inscription, 
.  n'hésite  pas  à  décider  qu'il  y  a  eu  là  une  colonie  de  Welches  ;  d'autres 
'■  encore,  trouvant  de  ces  monuments,  ou  près  de  là  des  objets  appar- 
i  tenant  évidemment  à  des  Indiens,  les  attribuent  à  la  race  des  Scythes  : 
ils  trouvent  même  parfois  des  objets  dispersés  ou  réunis,  qui  appar- 
tiennent non-seulement  à  des  nations,  mais  à  des  époques  différentes, 
très-éloignées  les  unes  des  autres ,  et  les  voilà  se  perdant  dans  un 
dédale  de  conjectures.  Si  les  habitants  des  pays  occidentaux  disparois- 
soient  tout  à  coup  de  la  surface  du  monde,  avec  tous  les  documents 
qui  attestent  leur  existence,  les  difficultés  des  antiquaires  futurs 
seroient  sans  doute  plus  grandes,  mais  néanmoins  de  la  même  espèce 
que  celles  qui  embarrassent  si  fort  nos  superficiels  observateurs.  Nos 
antiquités  n'appartiennent  pas  seulement  à  différentes  époques,  mais  à 
différentes  nations  ;  et  celles  qui  appartiennent  à  une  même  ère,  à  une 
même  nation,  servoient  sans  doute  à  des  usages  très-différents. 

Nous  diviserons  ces  antiquités  en  trois  classes  :  celles  qui  appar- 
tiennent 1°  aux  Indiens,  2"  aux  peuples  d'origine  européenne,  3"  au 
peuple  qui  construisit  nos  anciens  forts  et  nos  tombeaux. 


I.  —  ANTIQUITÉS  DES  INDIENS  DE  LA  RAGE  ACTUELLE. 

Ces  antiquités,  qui  n'appartiennent  proprement  qu'aux  Indiens  de 
l'Amérique  septentrionale,  sont  en  petit  nombre  et  peu  intéressantes  : 
ce  sont  des  haches  et  des  couteaux  de  pierre,  ou  des  pilons  servant  à 
réduire  le  maïs,  ou  des  pointes  de  flèche  et  quelques  autres  objets 
exactement  semblables  à  ceux  que  l'on  trouve  dans  les  États  Atlanti- 
ques, et  dont  il  est  inutile  de  faire  la  description.  Celui  qui  cherche 
des  établissements  indiens  en  trouvera  de  plus  nombreux  et  de  plus 
intéressants  sur  les  bords  de  l'océan  Atlantique  ou  des  grands  fleuves 
qui  s'y  jettent  à  l'orient  des  AUeghanys.  La  mer  offre  au  sauvage  un 
spectacle  toujours  solennel.  Dédaignant  les  arts  et  les  bienfaits  de  la 
civilisation,  il  n'estime  que  la  guerre  et  la  chasse.  Quand  les  sauvages 
trouvent  l'Océan,  ils  se  fixent  sur  ses  bords,  et  ne  les  abandonnent 
que  par  excès  de  population  ou  contraints  par  un  ennemi  victorieux  ; 
alors  ils  suivent  le  cours  des  grands  fleuves,  où  le  poisson  ne  peut 
leur  manquer;  et  tandis  que  le  chevreuil,  l'ours,  l'élan,  le  renne  ou 
le  bufile,  qui  passent  sur  les  collines,  s'offrent  à  leurs  coups,  ils  pren- 
nent tout  ce  que  la  terre  et  l'eau  produisent  spontanément,  et  ils  sont 
satisfaits.  Notre  histoire  prouve  que  nos  Indiens  doivent  être  venus 
par  le  détroit  de  Behring,  et  qu'ils  ont  naturellement  suivi  la  grande 


238  MÉMOIRES 

chaîne  nord-ouest  de  nos  lacs  et  leurs  bords  jusqu'à  la  mer.  C'est 
pourquoi  les  Indiens  que  nos  ancêtres  trouvèrent  offroient  une  popu- 
lation beaucoup  plus  considérable  au  nord  qu'au  midi,  à  l'orient  qu'à 
l'occident  des  États-Unis  d'aujourd'hui  :  de  là  ces  vastes  cimetièjies, 
ces  piles  immenses  d'écaillés  d'huîtres,  ces  amas  de  pointes  de  flèche 
et  autres  objets  que  l'on  trouve  dans  la  partie  orientale  des  États- 
Unis,  tandis  que  la  partie  occidentale  en  renferme  très-peu  :  là,  nous 
voyons  que  les  Indiens  y  habitoient  depuis  les  temps  les  plus  reculés  ; 
ici,  tout  annonce  une  race  nouvelle;  on  reconnoît  aisément  la  fosse 
d'un  Indien  :  on  les  enterroit  ordinairement  assis  ou  debout.  Partout 
où  l'on  voit  des  trous  irréguliers  d'un  à  deux  pieds  de  diamètre,  si 
l'on  creuse  à  quelques  pieds  de  profondeur,  on  est  sûr  de  tomber  sur 
les  restes  d'un  Indien.  Ces  fosses  sont  très-communes  sur  les  rives 
méridionales  du  lac  Érié,  jadis  habitées  par  les  Indiens  nommés  Cat, 
ou  Olloioay.  Ils  mettent  ordinairement  dans  la  tombe  quelque  objet 
cher  au  défunt  :  le  guerrier  emporte  sa  hache  d'armes  ;  le  chasseur, 
son  arc  et  ses  flèches  et  l'espèce  de  gibier  qu'il  préféroit.  C'est  ainsi 
que  l'on  trouve  dans  ces  fosses  tantôt  les  dents  d'une  loutre,  tantôt 
celles  d'un  ours,  d'un  castor,  tantôt  le  squelette  d'un  canard  sauvage, 
et  tantôt  des  coquilles  ou  des  arêtes  de  poisson. 

II.  —   ANTIQUITÉS     DE    PEUPLES    PROVENANT    d' 0  R  I  G  I  N  E 
EUROPÉENNE. 

Au  titre  de  cette  division,  l'on  sourira  peut-être  en  se  rappelant  qu'à 
peine  trois  siècles  se  sont  écoulés  depuis  que  les  Européens  ont  pénétré 
dans  ces  contrées  :  cependant  on  me  permettra  de  le  conserver,  parce 
qu'on  trouve  quelquefois  des  objets  provenant  des  relations  établies 
depuis  plus  de  cent  cinquante  années  entre  les  indigènes  et  diverses 
nations  européennes,  et  que  ces  sujets  sont  souvent  confondus  avec 
d'autres  qui  sont  réellement  très-anciens.  Les  François  sont  les  pre- 
miers Européens  qui  aient  parcouru  le  pays  que  comprend  aujourd'hui 
l'État  d'Ohio.  Je  n'ai  pu  m'assurer  exactement  de  l'époque,  mais  nous 
savons  par  des  documents  authentiques,  publiés  à  Paris  dans  le 
XVII*  siècle  ',  qu'ils  avoient,  en  1655,  de  vastes  établissements  dans  le 
territoire  Onondaga,  appartenant  aux  six  nations. 

Charlevoix,  dans  son  Histoire  de  la  Nouvelle-France,  nous  apprend 
que  l'on  envoya,  en  165/(,  à  Onondaga,  des  missionnaires  qui  y  bâti- 

i .  Illsloriœ  Canadensis,  sive  Novœ  Fraiiclœ,  Libri  decem,  ad  annum  icst/ue  Christi 
IGOl;  par  le  jésuite  François  Creuxius. 


SUR   LES   RUINES   DE  L'OIIIO.  239 

rent  une  chapelle;  qu'une  colonie  françoise  s'y  établit  en  1656,  sous 
les  auspices  de  M.  Dupuys,  et  se  retira  en  1658.  Quand  Lasalle  partit 
du  Canada  et  redescendit  le  Mississipi,  en  1679,  il  découvrit  une  vaste 
plaine,  entre  le  lac  des  Hurons  et  des  Illinois,  où  il  trouva  un  bel  éta- 
blissement appartenant  aux  jésuites. 

Dès  lors  les  François  ont  parcouru  tous  les  bords  du  lac  Erié,  du 
fleuve  Ohio  et  des  grandes  rivières  qui  s'y  jettent;  et,  suivant  l'usage 
des  Européens  d'alors,  ils  prenoient  possession  du  pays  au  nom  de 
leur  souverain,  et  souvent  après  un  Te  Deum,  ils  consacroient  le  sou- 
venir de  l'événement  par  quelque  acte  solennel,  comme  de  sus- 
pendre les  armes  de  France  ou  déposer  des  médailles  ou  des  monnoies 
dans  les  anciennes  ruines,  ou  de  les  jeter  à  l'embouchure  des  grandes 
rivières. 

Il  y  a  quelques  années  que  M.  Grégory  a  trouvé  une  de  ces  médailles 
à  l'embouchure  de  la  rivière  de  jMuskingum.  C'est  une  plaque  de  plomb 
de  quelques  pouces  de  diamètre,  portant  d'un  côté  le  nom  françois 
Petite-BeUe-Rivière,  et  de  l'autre,  celui  de  Louis  XIV. 

Près  de  Portsmouth,  à  l'embouchure  du  Scioto,  on  a  trouvé  dans 
une  terre  d'alluvion  une  médaille  franc- maçonnique  représentant 
d'un  côté  un  cœur  d'oii  sort  une  branche  de  casse,  et  de  l'autre  un 
temple  dont  la  coupole  est  surmontée  d'une  aiguille  portant  un  crois- 
sant. 

A  TrumbuU  on  a  trouvé  des  monnoies  de  Georges  II ,  et  dans  le 
comté  d'Harrison  des  pièces  de  Charles. 

On  m'a  dit  que  l'on  a  trouvé  il  y  a  quelques  années,  à  l'embouchure 
du  Darby-creek,  non  loin  de  Cheleville,  une  médaille  espagnole  bien 
conservée  ;  elle  avoit  été  donnée  par  un  amiral  espagnol  à  une  per- 
sonne qui  étoit  sous  les  ordres  de  Desoto,  qui  débarqua  dans  la  Flo- 
ride en  1538.  Je  ne  vois  pas  qu'il  soit  bien  difficile  d'expliquer  com- 
ment cette  médaille  s'est  trouvée  près  d'une  rivière  qui  se  jette  dans 
le  golfe  du  Mexique,  quelle  que  soit  sa  distance  de  la  Floride,  si  l'on 
se  rappelle  qu'un  détachement  de  troupes  que  Desoto  envoya  pour 
reconnoitre  le  pays  ne  revint  plus  auprès  de  lui,  et  qu'on  n'en 
entendit  plus  parler.  Ainsi  cette  médaille  peut  avoir  été  apportée  et 
perdue  dans  le  lieu  même  où  on  l'a  trouvée  par  la  personne  à  qui  elle 
avoit  et  '  donnée  ou  par  quelque  Indien. 

On  trouve  souvent  sur  les  rives  de  l'Ohio  des  épées,  des  canons  de 
fusil,  des  haches  d'armes,  qui  sans  doute  ont  appartenu  à  des  Fran- 
çois, dans  le  temps  où  ils  avoient  des  forts  à  Pittsbourg,  Ligonier, 
Saint-Vincent,  etc. 

Un  dit  qu'il  y  a  dans  le  Kentucky,  à  quelques  milles  sud- est  de 


240  MÉMOIRES 

Portsmouth,  une  fournaise  de  cinquante  chaudières  ;  je  ne  doute  pas 
qu'elle  ne  remonte  à  la  même  époque  et  à  la  même  origine. 

On  dit  que  l'on  a  trouvé,  près  de  Nashville,  dans  la  province  de  Ten- 
nessee, plusieurs  monnoies  romaines,  frappées  peu  de  siècles  après 
l'ère  chrétienne,  et  qui  ont  beaucoup  occupé  les  antiquaires  :  ou  elles 
peuvent  avoir  été  déposées  à  dessein  par  celui  qui  les  a  découvertes, 
comme  il  est  arrivé  bien  souvent,  ou  elles  ont  appartenu  à  quelque 
François. 

En  un  mot,  je  ne  crains  pas  d'avancer  qu'il  n'est  dans  toute  l'Asie, 
dans  toute  l'Amérique  septentrionale,  médaille  ou  monnoie  portant 
une  ou  plusieurs  lettres  d'un  alphabet  quelconque,  qui  n'ait  été 
apportée  ou  frappée  par  des  Européens  ou  leurs  descendants. 


IIÎ.  —   À^•TIQUITÉS    DU    PEUPLE    QUI    HABITOIT    JADIS 
LES    PARTIES    OCCIDENTALES    DES    ÉTATS-UNIS. 

Cette  classe,  sans  contredit  la  plus  intéressante  pour  l'antiquaire  et 
le  philosophe,  comprend  tous  les  anciens  forts,  des  tombeaux,  quel- 
quefois très-vastes,  élevés  en  terre  ou  en  pierre,  des  cimetières,  des 
temples,  des  autels,  des  camps,  des  villes,  des  villages,  des  arènes  et 
des  tours,  des  remparts  entourés  de  fossés,  enfin  des  ouvrages  qui 
annoncent  un  peuple  beaucoup  plus  civilisé  que  ne  le  sont  les  Indiens 
d'aujourd'hui,  et  cependant  bien  inférieurs  sous  ce  rapport  aux 
Européens.  En  considérant  la  vaste  étendue  de  pays  couverte  par  ces 
monuments ,  les  travaux  qu'ils  ont  coûtés,  la  connoissance  qu'ils  sup- 
posent des  arts  mécaniques,  la  privation  où  nous  sommes  de  toute 
notion  historique  et  même  de  toute  tradition,  l'intérêt  que  les  savants 
y  ont  pris,  les  opinions  fausses  que  l'on  a  débitées,  enfin  la  dissolution 
complète  de  ce  peuple,  j'ai  cru  devoir  employer  mon  temps  et  porter 
mon  attention  à  rechercher  particulièrement  cette  classe  de  nos  anti- 
quités dont  on  a  tant  parlé  et  que  l'on  a  si  peu  comprise. 

Ces  anciens  ouvrages  sont  répandus  en  Europe,  dans  le  nord  de 
l'Asie;  on  pourroit  en  commencer  le  tracé  dans  le  pays  de  Galles  ;  de 
là  traversant  l'Irlande,  la  Normandie,  la  France,  la  Suède,  une  partie 
de  la  Russie  jusqu'à  notre  continent.  En  Afrique,  les  pyramides  ont 
la  môme  origine  ;  on  en  voit  en  Judée,  dans  la  Palestine  et  dans  les 
steppes  (plaines  désertes)  de  la  Turquie. 

C'est  au  sud  du  lac  Ontario,  non  loin  de  la  rivière  Noire  (Rlack 
river),  que  l'on  trouve  le  plus  reculé  de  ces  monuments  dans  la  direc- 
tion nord -est  ;  un  autre,  sur  la  rivière  de  Chenango,  vers  Oxford,  est 


SUR   LES   RUINES   DE   L'OHIO.  2M 

1g  plus  méridional,  à  l'est  des  Alleghanys.  Ces  deux  ouvrages  sont  petits, 
très-anciens,  et  semblent  indiquer  dans  cette  direction  les  bornes  des 
établissements  du  peuple  qui  les  érigea.  Ces  peuplades  venant  de  l'Asie, 
trouvant  nos  grands  lacs  et  suivant  leurs  bords,  ont-elles  été  repous- 
sées par  nos  Indiens,  et  les  petits  forts  dont  nous  avons  parlé  ont-ils 
été  construits  dans  la  vue  de  les  protéger  contre  les  indigènes  qui 
s'étoient  établis  sur  les  côtes  de  l'océan  Atlantique?  En  suivant  la 
direction  occidentale  du  lac  Érié,  à  l'ouest  de  ces  ouvrages,  on  en 
trouve  çà  et  là,  surtout  dans  le  pays  de  Génessée,  mais  en  petit  nombre 
et  peu  étendus,  jusqu'à  ce  qu'on  arrive  à  l'embouchure  du  Cataragus- 
creek,  qui  sort  du  lac  Érié,  dans  le  pays  de  New-York.  C'est  là  que 
commence,  suivant  M.  Clinton,  une  ligne  de  forts  qui  s'étend  au  sud 
à  plus  de  cinquante  milles  sur  quatre  milles  de  largeur.  On  dit  qu'il 
y  a  une  autre  ligne  parallèle  à  celle-là,  mais  qui  n'est  que  de  quelques 
arpents,  et  dont  les  remparts  n'ont  que  quelques  pieds  de  hauteur.  Le 
Mémoire  de  iM,  Clinton  renfermant  une  description  exacte  des  anti- 
quités des  parties  occidentales  de  New-York,  nous  ne  répéterons  point 
ici  ce  qu'il  a  si  bien  dit. 

Si  en  effet  ces  ouvrages  sont  des  forts,  ils  doivent  avoir  été  cons- 
truits par  un  peuple  peu  nombreux  et  ignorant  complètement  les  arts 
mécaniques.  En  avançant  au  sud-ouest,  on  trouve  encore  plusieurs 
de  ces  forts  ;  mais  lorsque  l'on  arrive  vers  le  fleuve  Licking ,  près  de 
Newark,  on  en  voit  de  très-vastes  et  de  très-intéressants,  ainsi  qu'en 
s'avançant  vers  Circleville.  Il  y  en  avoit  quelques-uns  à  Chillicothe, 
mais  ils  ont  été  détruits.  Ceux  que  l'on  trouve  sur  les  bords  du  Point- 
creek  surpassent  à  quelques  égards  tous  les  autres,  et  paroissent  avoir 
renfermé  une  grande  ville;  il  y  en  a  aussi  de  très-vastes  à  l'embou- 
chure du  Scioto  et  du  Muskingum;  enfin,  ces  monuments  sont  très- 
répandus  dans  la  vaste  plaine  qui  s'étend  du  lac  Érié  au  golfe  du 
Mexique,  et  offrent  de  plus  grandes  dimensions  à  mesure  que  l'on  avance 
vers  le  sud,  dans  le  voisinage  des  grands  fleuves,  et  toujours  dans  des 
contrées  fertiles.  On  n'en  trouve  point  dans  les  prairies  de  l'Ohio, 
rarement  dans  des  terrains  stériles;  et  si  l'on  en  voit,  ils  sont  peu 
étendus  et  situés  à  la  lisière  dans  un  terrain  sec.  A  Salem,  dans  le 
comté  d'Ashtabula,  près  de  la  rivière  de  Connaught,  à  trois  milles 
environ  du  lac  Érié,  on  en  voit  un  de  forme  circulaire,  entouré  de 
deux  remparts  parallèles  séparés  par  un  fossé.  Ces  remparts  sont  cou- 
pés par  des  ouvertures  et  une  route  dans  le  genre  de  nos  grandes 
routes  modernes,  qui  descend  la  colline  et  va  jusqu'au  fleuve  par  une 
pente  douce,  et  telle  qu'une  voiture  attelée  pourroit  facilement  la  par- 
courir, et  ce  n'est  que  par  là  que  l'on  peut  entrer  sans  difilculté  dans 
VI.  lu 


2/,2  MEMOIRES 

ces  ouvrages.  La  végétation  prouve  que  dans  rintérienr  le  sol  étoit 
beaucoup  meilleur  qu'à  l'extérieur. 

On  trouve  dans  l'intérieur  des  cailloux  arrondis,  tels  qu'on  en  voit 
sur  les  bords  du  lac,  mais  ils  semblent  avoir  subi  l'action  d'un  feu 
ardent;  des  fragments  de  poterie,  d'une  structure  grossière  et  sans 
vernis.  Mon  correspondant  me  dit  que  l'on  y  a  trouvé  parfois  des  sque- 
lettes d'hommes  d'une  petite  taille;  ce  qui  prouveroit  que  ces  ouvrages 
ont  été  construits  par  le  même  peuple  qui  a  érigé  nos  tombeaux.  La 
terre  végétale  qui  forme  la  surface  de  ces  ouvrages  a  au  moins  dix 
pouces  de  profondeur;  on  y  a  trouvé  des  objets  évidemment  confec- 
tionnés par  les  Indiens,  ainsi  que  d'autres  qui  décèlent  leurs  relations 
avec  les  Européens.  Je  rapporte  ce  fait  ici  pour  éviter  de  le  répéter 
quand  je  décrirai  en  détail  ces  monuments,  surtout  ceux  que  l'on  voit 
sur  les  bords  du  lac  Érié  et  sur  les  rivages  des  grandes  rivières.  On 
trouve  toujours  des  antiquités  indiennes  à  la  surface  ou  enterrées  dans 
quelque  tombe,  tandis  que  les  objets  qui  ont  appartenu  au  peuple  qui 
a  érigé  ces  monuments  sont  à  quelques  pieds  de  profondeur  ou  dans 
le  lit  des  rivières. 

En  continuant  d'aller  au  sud-ouest,  on  trouve  encore  ces  ouvrages  ; 
mais  leurs  remparts,  qui  ne  sont  élevés  que  de  quelques  pieds,  leurs 
fossés  peu  profonds  et  leur  dimension  décèlent  un  peuple  peu  nom- 
breux. 

On  m'a  dit  que  dans  la  partie  septentrionale  du  comté  de  Médina 
(Ohio),  on  a  trouvé  près,  de  l'un  de  ces  monuments  une  plaque  de 
marbre  polie.  C'est  sans  doute  une  composition  de  terre  glaise  et  de 
sulfate  de  chaux,  ou  de  plâtre  de  Paris,  comme  j'en  ai  vu  souvent  en 
longeant  l'Ohio.  Un  observateur  ordinaire  a  dû  s'y  méprendre 

Anciens  ouvrages  près  de  Newark. 

En  arrivant  vers  le  sud,  ces  ouvrages,  qui  se  trouvent  en  plus  grand 
nombre,  plus  compliqués  et  plus  vastes,  annoncent  une  population 
plus  considérable  et  un  progrès  de  connoissances.  Ceux  qui  sont  sur 
les  deux  rives  du  Licking,  près  de  Newark,  sont  les  plus  remarquables. 
On  y  reconnoît  : 

I"  Un  fort  qui  peut  avoir  quarante  acres,  compris  dans  ses  rem- 
parts, qui  ont  généralement  environ  dix  pieds  de  hauteur.  On  voit 
dans  ce  fort  huit  ouvertures  (ou  portes),  d'environ  quinze  pieds  de 
largeur,  vis-à-vis  desquelles  est  une  petite  élévation  de  terre,  de  même 
hauteur  et  épaisseur  que  le  rempart  extérieur.  Cette  élévation  dépasse 


SUR    LES   RUINES   DE   L'OHIO.  243 

de  quatre  pieds  les  portes,  que  probablement  elle  étoit  destinée  à 
défendre.  Ces  remparts,  presque  perpendiculaires,  ont  été  élevés  si 
habilement  que  l'on  peut  voir  d'où  la  terre  a  été  enlevée; 

2°  Un  fort  circulaire,  contenant  environ  trente  acres,  et  communi- 
quant au  premier  par  deux  remparts  semblables; 

3»  Un  observatoire  construit  partie  en  terre,  partie  en  pierre,  qui 
dominoit  une  partie  considérable  de  la  plaine,  sinon  toute  la  plaine, 
comme  on  pourroit  s'en  convaincre  en  ab  ittant  les  arbres  qui  s'y  sont 
élevés  depuis.  Il  y  avoit  sous  cet  observatoire  un  passage,  secret  peut- 
être,  qui  conduisoit  à  la  rivière,  qui  depuis  s'est  creusé  un  autre  lit  ; 

k°  Autre  fort  circulaire,  contenant  environ  vingt-six  acres,  entouré 
d'un  rempart  qui  s'élevoit,  et  d'un  profond  intérieur.  Ce  rempart  a 
encore  trente-cinq  à  quarante  pieds  de  hauteur,  et  quand  j'y  étois  le 
fossé  étoit  encore  à  moitié  rempli  d'eau  ,  surtout  du  côté  de  l'étang  '. 
11  y  a  des  remparts  parallèles  qui  ont  cinq  à  six  perches  de  largeur 
et  quatre  ou  cinq  pieds  de  hauteur; 

5°  Un  fort  carré,  contenant  une  vingtaine  d'acres,  et  dont  les  rem- 
parts sont  semblables  à  ceux  du  premier  ; 

6°  Un  intervalle  formé  par  le  Racoon  et  le  bras  méridional  du 
Licking.  Nous  avons  lieu  de  présumer  que  dans  le  temps  où  ces  ou- 
vrages étoient  occupés  ces  deux  eaux  baignoient  le  pied  de  la  colline  ; 
et  ce  qui  le  prouve,  ce  sont  les  passages  qui  y  conduisent  ; 

7°  L'ancien  bord  des  rivières  qui  se  sont  fait  un  lit  plus  profond 
qu'il  ne  l'étoit  quand  les  eaux  baignoient  le  pied  de  la  colline  :  ces 
ouvages  étoient  dans  une  grande  plaine  élevée  de  quarante  ou  cin- 
quante pieds  au-dessus  de  l'intervalle,  qui  est  maintenant  tout  unie  et 
des  plus  fertiles.  Les  tours  d'observation  étoient  à  l'extrémité  des 
remparts  parallèles,  sur  le  terrain  le  plus  élevé  de  toute  la  plaine  ; 
elles  étoient  entourées  de  remparts  circulaires,  qui  n'ont  aujourd'hui 
que  quatre  ou  cinq  pieds  de  hauteur  ; 

8°  Deux  murs  parallèles  qui  conduisent  probablement  à  d'autres 
ouvrages. 

Le  plateau  près  Newargk ,  semble  avoir  été  le  lieu,  et  c'est  le  seul 
que  j'ai  vu,  où  les  habitants  de  ces  ouvrages  enterroient  leurs  morts. 
Quoique  l'on  en  trouve  d'autres  dans  les  environs,  je  présumerois 
qu'ils  n'étoient  pas  très-nombreux  et  qu'ils  ne  résidèrent  pas  long- 
temps dans  ces  lieux.  Je  ne  m'étonne  pas  que  ces  murs  parallèles 

1.  Cet  étang  couvre  cent  cinquante  à  deux  cents  acres  ;  il  étoit  à  sec  il  y  a  quelques 
années,  en  sorte  que  l'on  fit  une  récolte  de  blé  là  où  l'on  voit  aujourd'hui  dix  pieds 
d'eau;  quelquefois  cet  étang  baigne  les  remparts  du  fort  :  il  attenoit  les  remparts 
parallèles. 


2kh  MÉMOIRES 

s'étendent  d'un  point  de  défense  à  l'autre  à  un  espace  de  trente  milles 
traversant  toute  la  route,  jusqu'au  Hockboking.  et  dans  quelques 
points  à  quelques  milles  au  nord  de  Lancastre.  On  a  découvert  en 
divers  lieux  de  semblables  murs ,  qui  selon  toute  apparence  en  fai- 
soient  partie,  et  qui  s'étendoient  à  dix  ou  douze  milles;  ce  qui  me 
porte  à  croire  que  les  monuments  de  Licking  ont  été  érigés  par  un 
peuple  qui  avoit  des  relations  avec  celui  qui  habitoitles  rives  du  fleuve 
Hockboking,  et  que  leur  route  passoit  au  travers  de  ces  murs  paral- 
lèles. 

S'il  m'étoit  permis  de  hasarder  une  conjecture  sur  la  destination 
primitive  de  ces  monuments,  je  dirois  que  les  plus  vastes  étoient  en 
effet  des  fortifications  ;  que  le  peuple  habitoit  dans  l'enceinte,  et  que  les 
murs  parallèles  servoient  au  double  but  de  protéger  en  temps  de 
danger  ceux  qui  passoient  de  l'un  de  ces  ouvrages  dans  l'autre  et  de 
clore  leurs  champs. 

On  n'a  point  trouvé  d'àtres,  de  charbons,  de  braises,  de  bois,  de 
cendres,  etc.,  objets  que  l'on  a  trouvés  ordinairement  dans  de  sem- 
blables lieux,  cultivés  aujourd'hui.  Cette  plaine  étoit  probablement 
couverte  de  forêts  ;  je  n'y  ai  trouvé  que  quelques  pointes  de  flèche. 

Toutes  ces  ruines  attestent  la  sollicitude  qu'ont  mise  leurs  habitants 
à  se  garantir  des  attaques  d'un  ennemi  du  dehors  ;  la  hauteur  des  sites, 
les  mesures  prises  pour  s'assurer  la  communication  de  l'eau,  ou  pour 
défendre  ceux  d'entre  eux  qui  alloient  en  chercher;  la  fertilité  du  sol, 
qui  me  paroît  avoir  été  cultivé;  enfin,  toutes  ces  circonstances,  qu'il 
ne  faut  pas  perdre  de  vue,  font  foi  de  la  sagacité  de  ce  peuple. 

A  quelques  milles  au-dessus  de  Newark,  sur  la  rive  méridionale  de 
a  Licking,  on  trouve  des  trous  profonds  que  l'on  appelle  vulgairement 
des  puits,  mais  qui  n'ont  point  été  creusés  dans  le  dessein  de  se  pro- 
curer de  l'eau  fraîche  ou  salée. 

Il  y  a  au  moins  un  millier  de  ces  trous,  dont  quelques-uns  ont 
encore  aujourd'hui  une  trentaine  de  pieds  de  profondeur.  Ils  ont  excité 
vivement  la  curiosité  de  plusieurs  personnes  :  l'une  d'elles  s'est  ruinée 
dans  l'espoir  d'y  trouver  des  métaux  précieux.  M'étant  procuré  des 
échantillons  de  tous  les  minéraux  qui  se  trouvent  dans  ces  trous  et 
aux  environs,  j'ai  vu  qu'ils  se  bornoient  à  quelques  beaux  cristaux  de 
roche,  à  une  espèce  de  pierre  (arrow-stone)  propre  à  faire  des  pointes 
de  flèche  et  de  lance,  à  un  peu  de  plomb,  de  soufre  et  de  fer,  et  je 
suis  d'avis  qu'en  efl^ct  les  habitants  en  creusant  ces  trous  n'avoient 
aucun  but  que  de  se  procurer  ces  objets,  sans  contredit  très-précieux 
pour  eux.  Je  présume  que  si  l'on  ne  trouve  pas  dans  ces  rivières  des 
objets  faits  en  plomb,  c'est  que  ce  '^létal  s'oxyde  facilement. 


SUR  LES   RUINES   DE  L'OIIIO.  245 

Monuments  du  comte  de  Perry  [Ohio). 

Au  sud  de  ces  monuments,  à  quatre  ou  cinq  milles  au  nord-ouest  de 
Somerset,  on  trouve  un  ancien  ouvrage  construit  en  pierres. 

C'est  une  élévation  en  forme  de  pain  de  sucre,  qui  peut  avoir  douze 
à  quinze  pieds  de  hauteur  ;  il  y  a  un  petit  tombeau  en  pierres  dans  le 
mur  de  clôture. 

Un  rocher  est  en  face  de  l'ouverture  du  mur  extérieur.  Cette  ouver- 
ture offre  un  passage  entre  deux  rochers  qui  sont  dans  le  mur,  et  qui 
ont  de  sept  à  dix  pieds  d'épaisseur.  Ces  rocs  présentent  à  l'extérieur 
une  surface  perpendiculaire  de  dix  pieds  de  hauteur;  mais  après  s'être 
étendus  à  une  cinquantaine  d'acres  dans  l'intérieur,  ils  sont  de  niveau 
avec  le  terrain. 

On  y  voit  aussi  un  petit  ouvrage  dont  l'aire  est  d'un  demi-acre.  Ses 
remparts  sont  en  terre,  et  hauts  de  quelques  pieds  seulement.  Le  grand 
ouvrage  en  pierres  renferme  dans  ses  murs  plus  de  quarante  acres  de 
terrain  ;  les  murs  sont  construits  de  grossiers  fragments  de  rocher,  et 
l'on  n'y  trouve  point  de  ferrure.  Ces  pierres,  qui  sont  entassées  dans 
le  plus  grand  désordre,  formeroient,  irrégulièrement  placées,  un  mur 
de  sept  à  huit  pieds  de  hauteur,  et  de  quatre  à  six  d'épaisseur.  Je  ne 
pense  pas  que  cet  ouvrage  ait  été  élevé  dans  un  but  militaire  ;  mais, 
dans  le  cas  de  l'affirmative,  ce  ne  peut  avoir  été  qu'un  camp  provisoire. 
Des  tombeaux  de  pierres,  tels  qu'on  les  érigeoit  anciennement,  ainsi 
que  des  autels  ou  des  monuments  qui  servoient  à  transmettre  le  sou- 
venir de  quelque  événement  mémorable,  me  font  présumer  que  c'étoit 
une  enceinte  sacrée,  où  le  peuple  célébroit  à  certaines  époques  quelque 
fête  solennelle.  Le  sol  élevé  et  le  manque  d'eau  rendoient  ce  lieu  peu 
propre  à  être  longtemps  habité. 

Monuments  que  l'on  trouve  aMarietta  {Ohio). 

En  descendant  la  rivière  de  Maskingum ,  à  son  embouchure  à 
Marietta,  on  voit  plusieurs  ouvrages  très-curieux,  qui  ont  été  bien 
décrits  par  divers  auteurs.  Je  vais  rassembler  ici  tous  les  renseigne- 
ments que  j'ai  pu  en  recueillir,  en  y  ajoutant  mes  propres  observa- 
tions. 

Ces  ouvrages  occupent  une  plaine  élevée  au-dessus  du  rivage  actuel 
du  Muskingum,  à  l'orient  et  à  un  demi-mille  de  sa  jonction  avec 
l'Ohio;  ils  consistent  en  murs  et  en  remparts  alignés,  et  de  forme  cir- 
culaire et  carrée. 

Le  grcind  fort  carré,  appelé  par  quelques  auteurs  la  ville^  renferme 


24(5  MÉMOIRES 

quarante  acres  entourés  d'un  rempart  de  cinq  à  dix  pieds  de  hauteur 
et  de  vingt-cinq  à  trente  pieds  de  largeur;  douze  ouvertures  pratiquées 
à  distances  égales  semblent  avoir  été  des  portes.  Celle  du  milieu,  du 
côté  de  la  rivière,  est  la  plus  grande  ;  de  là,  à  l'extérieur,  est  un  chemin 
couvert  formé  par  deux  remparts  intérieurs,  de  vingt-un  pieds  de  hau- 
teur et  de  quarante-deux  pieds  de  largeur  à  la  base  ;  mais  à  l'exté- 
rieur ils  n'ont  que  cinq  pieds  de  hauteur.  Cette  partie  forme  un  pas- 
sage d'environ  trois  cent  soixante  pieds  de  longueur,  qui,  par  une 
pente  graduelle,  s'étend  dans  la  plaine  et  atteignoit  sans  doute  jadis 
les  bords  de  la  rivière.  Ses  remparts  commencent  à  soixante  pieds  des 
remparts  du  fort,  et  s'élèvent  à  mesure  que  le  chemin  descend  du  côté 
de  la  rivière,  et  le  sommet  est  couronné  par  un  grand  chemin  bien 
construit. 

Dans  les  murs  du  fort,  au  nord-ouest,  s'élève  un  rectangle  long  de 
cent  quatre-vingt-huit,  large  de  cent  trente-deux  et  haut  de  neuf 
pieds,  uni  au  sommet  et  presque  perpendiculaire  aux  côtés.  Au  centre 
de  chacun  des  côtés  on  voit  des  degrés,  régulièrement  disposés,  de 
six  pieds  de  largeur,  qui  conduisent  au  sommet.  Près  du  rempart  mé- 
ridional s'élève  un  autre  carré,  de  cent  cinquante  pieds  sur  cent  vingt, 
et  de  huit  pieds  de  hauteur,  semblable  au  premier,  à  la  réserve  qu'au 
lieu  de  monter  au  côté  il  descend  par  un  chemin  creux  large  de  dix  à 
vingt  pieds  du  centre,  d'où  il  s'élève  ensuite,  par  des  degrés,  jusqu'au 
sommet.  Au  sud-est  on  voit  s'élever  encore  un  carré  de  cent  huit  sur 
quatre-vingt  quatorze  pieds,  avec  des  degrés  à  ses  côtés,  mais  qui  ne 
sont  ni  aussi  élevés  ni  aussi  bien  construits  que  les  précédents;  au 
sud-ouest  du  centre  du  fort  est  une  élévation  circulaire,  d'environ 
trente  pieds  de  diamètre  et  de  cinq  pieds  de  hauteur,  près  de  laquelle 
on  voit  quatre  petites  excavations  à  distances  égales  et  opposées  l'une 
à  l'autre.  A  l'angle  au  sud-ouest  du  fort  est  un  parapet  circulaire,  avec 
une  élévation  qui  défend  l'ouverture  du  mur.  Vers  le  sud-est  est  un 
autre  fort,  plus  petit,  contenant  vingt  acres,  avec  une  porte  au  centre 
de  chaque  côté  et  de  chaque  angle.  Cette  porte  est  défendue  par  d'au- 
tres élévations  circulaires. 

A  l'extérieur  du  plus  petit  fort  est  une  élévation  en  forme  de  pain 
de  sucre  d'une  grandeur  et  d'une  hauteur  étonnantes;  sa  base  est  un 
cercle  régulier  de  cent  quinze  pieds  de  diamètre,  sa  hauteur  perpen- 
diculaire est  de  trente  pieds;  elle  est  entourée  d'un  fossé  de  quatre 
pieds  de  profondeur  sur  quinze  pieds  de  largeur,  défendu  par  un 
parapet  de  quatre  pieds  de  hauteur,  coupé  du  côté  du  fort  par  une 
porte  large  de  vingt  pieds.  Il  y  a  encore  d'autres  murs,  des  élévations 
et  des  excavations  moins  bien  conservées. 


SUR   LES   RUINES   DE  L'OHIO.  2kl 

La  principale  excavation,  ou  le  puits  de  soixante  pieds  de  diamètre, 
doit  avoir  eu  ,  dans  le  temps  de  sa  construction,  vingt  pieds  de  pro- 
fondeur au  moins  ;  elle  n'est  aujourd'hui  que  de  douze  à  quatorze 
l>ieds,  par  suite  des  éboulemcnts  causés  par  les  pluies.  Cette  exacava- 
L  on  a  la  forme  ancienne;  on  y  descendoit  par  des  marches,  pour 
i:ouvoir  puiser  l'eau  à  la  main. 

Le  réservoir  que  l'on  voit  près  de  l'angle  septentrional  du  grand 
fort  avoit  vingt-cinq  pieds  de  diamètre ,  et  ses  côtés  s'élevoient  au- 
dessuB  de  la  surface  par  un  parapet  de  trois  à  quatre  pieds  de  hau- 
teur. 11  étoit  rempli  d'eau  dans  toutes  les  saisons  ;  mais  aujourd'hui 
il  est  presque  comblé,  parce  qu'en  nettoyant  la  place  on  y  a  jeté  des 
décombres  et  des  feuilles  mortes.  Cependant  l'eau  monte  à  la  source 
et  offre  l'aspect  d'un  étang  stagnant.  L'hiver  dernier  le  propriétaire 
de  ce  réservoir  a  entrepris  de  le  dessécher,  en  ouvrant  un  fossé  dans 
le  petit  chemin  couvert  :  il  est  arrivé  à  douze  pieds  de  profondeur,  et 
ayant  laissé  couler  l'eau,  il  a  trouvé  que  les  parois  du  réservoir 
n'étoient  point  perpendiculaires,  mais  inclinées  vers  le  centre  en 
forme  de  cône  renversé,  et  enduites  d'une  croûte  d'argile  fine  et  colo- 
rée, de  huit  à  dix  pouces  d'épaisseur.  Il  est  probable  qu'il  y  trouvera 
des  objets  curieux  qui  ont  appartenu  aux  anciens  habitants  de  ces  lieux. 

J'ai  trouvé,  hors  du  parapet  et  près  du  carré  long,  un  grand 
nombre  de  fragments  d'ancienne  poterie  :  ils  étoient  ornés  de  figures 
curieuses  et  faits  d'argile  ;  quelques-uns  étoient  vernis  intérieurement; 
leur  cassure  étoit  noire  et  parsemée  de  parcelles  brillantes;  la  matière 
en  est  généralement  plus  dure  que  celle  des  fragments  que  j'ai  trouvés 
près  des  rivières.  On  a  trouvé  à  différentes  époques  plusieurs  objets 
de  cuivre,  entre  autres  une  coupe. 

M.  Duna  a  trouvé  dernièrement  à  Waterford ,  à  peu  de  distance  de 
Muskingum,  un  amas  de  lances  et  de  pointes  de  flèche  :  elles  occu- 
poient  un  espace  de  huit  pouces  de  longueur  sur  dix-huit  de  largeur, 
à  deux  pieds  de  profondeur  d'un  côté  et  à  dix-huit  pouces  de  l'autre; 
il  paroît  qu'elles  avoient  été  mises  dans  une  caisse,  dont  un  côté  s'est 
affaissé  :  elles  paroissent  n'avoir  point  servi.  Elles  ont  de  deux  à  six 
pouces  de  longueur;  elles  n'ont  point  de  bâton,  et  sont  de  figure 
presque  triangulaire. 

Il  est  remarquable  que  les  terres  des  remparts  et  les  élévations 
ti'ont  point  été  tirées  des  fossés ,  mais  apportées  d'assez  loin  ou  enle- 
vées uniformément  de  la  plaine ,  comme  dans  les  ouvrages  de  Lic- 
king,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut.  On  a  trouvé  surprenant  que 
l'on  n'ait  découvert  aucun  des  instruments  qui  doivent  avoir  servi  à 
ces  constructions;  mais  des  pelles  de  bois  suffisent. 


2/i8  MÉMOIRES 


Monuments  trouvés  à  Cirdeville  {Ohîo). 

A  vingt  milles  au  sud  de  Columbus,  et  près  du  point  où  il  se  jette 
dans  la  baie  de  Hangus,  on  trouve  deux  forts,  l'un  circulaire  et  l'autre 
c;arré;  le  premier  est  entouré  de  deux  murs  séparés  par  un  fossé  pro- 
fond; le  dernier  n'a  qu'un  mur  et  point  de  fossé  :  le  premier  avoit 
soixante-neuf  pieds  de  diamètre;  le  dernier,  cinquante-cinq  perches. 
Les  remparts  du  fort  circulaire  avoient  au  moins  vingt  pieds  de  hauteur 
avant  qu'on  eût  construit  la  ville  de  Cirdeville.  Le  mur  intérieur  étoit 
d'une  argile  que  l'on  avoit,  selon  toute  apparence,  prise  au  nord  du 
fort ,  où  l'on  voit  encore  que  le  terrain  est  le  plus  bas  ;  le  rempart 
extérieur  est  formé  de  la  terre  d'ail uvion  enlevée  du  fossé ,  qui  a  plus 
de  cinquante  pieds  de  profondeur.  Aujourd'hui  la  partie  extérieure 
du  rempart  a  cinq  à  six  pieds  de  hauteur,  et  le  fossé  de  la  partie  inté- 
rieure a  encore  plus  de  quinze  pieds.  Ces  monuments  perdent  tous 
les  jours,  et  seront  bientôt  entièrement  détruits.  Les  remparts  du  fort 
carré  ont  encore  plus  de  dix  pieds  de  hauteur  :  ce  fort  avoit  huit 
portes  ;  le  fort  circulaire  n'en  avoit  qu'une.  On  voit  aussi  en  face 
de  chacune  de  ces  portes  une  élévation  qui  servoit  à  les  défendre. 

Comme  ce  fort  étoit  un  carré  parfait,  ses  portes  étoient  à  distances 
égales  ;  ses  élévations  étoient  en  ligne  droite. 

Il  devoit  y  avoir  une  élévation  remarqual)le  avec  un  pavé  mi-circu- 
laire dans  sa  partie  orientale,  en  face  de  l'unique  porte  ;  le  contour  du 
pavé  se  voit  encore  en  quelques  endroits  que  le  temps  et  la. main  des 
hommes  ont  respectés. 

Le  fort  carré  joignoit  au  fort  circulaire  dont  nous  avons  parlé.  Le 
mur  qui  environne  cet  ouvrage  a  encore  dix  pieds  de  hauteur  ;  sept 
portes  conduisent  dans  ce  fort,  outre  celle  qui  communique  avec  le 
fort  carré  ;  devant  chacune  de  ces  portes  étoit  une  élévation  en  terre , 
de  quatre  à  cinq  pieds,  pour  les  défendre. 

Les  auteurs  de  ces  ouvrages  ont  mis  beaucoup  plus  de  soin  à  for- 
tifier le  fort  circulaire  que  le  fort  carré  ;  le  premier  est  protégé  par 
deux  remparts ,  le  second  par  un  seul  ;  le  premier  est  entouré  d'un 
fossé  profond,  le  dernier  n'en  a  point  ;  le  premier  n'est  accessible  que 
par  une  porte,  le  dernier  en  avoit  huit,  et  qui  avoient  plus  de  vingt 
pieds  de  largeur.  Les  rues  de  Cirdeville  couvrent  aujourd'hui  tout  le 
fort  rond  et  plus  de  la  moitié  du  fort  carré.  La  partie  de  ces  forti- 
fications qui  renfermoit  l'ancienne  ville  ne  tardera  pas  à  disparoîlre. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable  dans  ces  ouvrages,  ce  sont  la 
précision  et  l'exactitude  de  leurs  dimensions  ,  qui  prouvent  que  leurs 


SUR   LES  RL1I^'ES  DE   L'OHIO.  2!i9 

fondateurs  avoient  des  connoissances  bien  supérieures  à  celles  de  la 
race  actuelle  de  nos  Indiens;  et  leur  position,  qui  coïncidoit  avec  la 
déclinaison  de  la  boussole,  a  fait  présumer  à  plusieurs  auteurs  qu'ils 
dévoient  avoir  cultivé  l'astronomie. 


Monuments  sur  les  bords  du  Poivt-Creek  (Ohio.) 

Les  premiers  que  l'on  rencontre  sont  à  onze  et  les  autres  à  quinze 
milles  à  l'ouest  de  la  ville  de  Chillicothe. 

L'un  de  ces  ouvrages  a  beaucoup  de  portes  ;  elles  ont  de  huit  à 
vingt  pieds  de  largeur;  leurs  remparts  ont  encore  dix  pieds  de  hau- 
teur, à  partir  des  portes;  ils  ont  été  construits  de  la  terre  enlevée  au 
lieu  même.  La  partie  de  l'ouvrage  carré  a  huit  portes;  les  côtés  du 
carré  ont  soixante-six  pieds  de  longueur,  et  renferment  une  aire  de 
vingt-sept  acres  et  j^.  Cette  partie  communique  par  trois  portes  au 
plus  grand  ouvrage  ;  l'une  est  entourée  de  deux  remparts  parallèles 
de  quatre  pieds  de  hauteur.  Un  petit  ruisseau  qui  coule  au  sud-ouest 
traverse  la  plus  grande  partie  de  cet  ouvrage,  en  passant  par  le 
rempart.  Quelques  personnes  présument  que  cette  cascade  étoit,  dans 
l'origine  ,  un  ouvrage  de  l'art  ;  elle  a  quinze  pieds  de  profondeur  et 
trente-neuf  de  surface;  il  y  a  deux  monticules,  l'un  est  intérieur, 
l'autre  extérieur  ;  ce  dernier  a  environ  vingt  pieds  de  hauteur. 

D'autres  fortifications  sont  contiguës  à  celle-là  ;  l'ouvrage  carré  est 
exactement  sem])lable  à  celui  que  nous  venons  de  décrire. 

11  n'y  a  point  d'élévation  dans  l'intérieur  des  remparts  ;  mais  on 
en  trouve  une  de  dix  pieds  de  hauteur  à  une  centaine  de  perches  à 
l'ouest.  La  grande  partie  irrégulière  du  grand  ouvrage  renferme 
soixante-dix-sept  acres  ;  ses  remparts  ont  huit  portes,  outre  celle  que 
nous  venons  de  décrire  ;  ces  portes,  très-différentes  entre  elles,  ont 
d'une  à  six  perches  de  largeur.  Au  nord-ouest,  on  voit  une  autre  élé- 
vation, qui  est  jointe  par  une  porte  au  grand  ouvrage,  et  qui  a  soixante 
perches  de  diamètre.  A  son  centre  est  un  autre  cercle  de  six  perches 
de  diamètre,  et  dont  les  remparts  ont  encore  quatre  pieds  de  hauteur. 
On  y  remarque  trois  anciens  puits,  l'un  dans  l'intérieur,  les  autres 
hors  du  rempart.  Dans  le  grand  ou^Tage  de  forme  irréguh'ère  on 
trouve  des  élévations  elliptiques;  la  plus  considérable,  qui  est  près  du 
centre,  a  vingt-cinq  pieds  de  hauteur;  son  grand  axe  est  de  vingt,  son 
petit  de  dix  perches  ;  son  aire  est  de  cent  cinquante-neuf  perches  car- 
rées. Cet  ouvrage  est  presque  entièrement  construit  en  pierres,  qui 
doivent  y  avoir  été  transportées  de  la  colline  voisine  ou  du  lit  de  la 
baie;  il  est  rempli  d'ossements  humains;  il  y  a. des  personnes  qui 


250  MEMOIRES 

n'ont  pns  hésité  à  y  voir  les  restes  des  victimes  qui  ont  été  sacrifiées 
dans  ce  lieu. 

L'autre  ouvrage  elliptique  a  deux  rangs  ;  l'un  a  huit,  l'autre  a 
quinze  pieds  de  hauteur;  la  surface  des  deux  est  unie.  Ces  ouvrages 
ne  sont  pas  aussi  communs  ici  qu'au  Mississipi  et  plus  au  sud. 

Il  y  a  un  ouvrage  en  forme  de  demi-lune  dont  les  bords  sont  cons- 
truits en  pierres,  que  l'on  aura  sans  doute  prises  à  un  mille  de  là. 
Près  de  cet  ouvrage  il  y  a  une  élévation,  haute  de  cinq  pieds,  et  de 
trente  pieds  de  diamètre,  et  tout  entière  formée  d'une  ocre  rouge  que 
l'on  trouve  à  peu  de  distance  de  là. 

Les  puits  dont  nous  avons  parlé  plus  haut  sont  très-larges;  l'un  a 
six  et  l'autre  dix  perches  de  contour;  le  premier  a  encore  quinze, 
l'autre  dix  pieds  de  profondeur  ;  on  y  trouve  de  l'eau  ;  on  voit  encore 
quelques  autres  de  ces  puits  sur  la  route. 

Un  troisième  ouvrage ,  encore  plus  remarquable,  est  situé  sur  une 
colline  haute,  à  ce  qu'on  dit,  de  plus  de  trois  cents  pieds,  et  presque 
perpendiculaire  en  plusieurs  points.  Ses  remparts  sont  des  pierres 
dans  leur  état  naturel ,  qui  ont  été  portées  sur  le  sommet  que  ce 
rempart  couronne.  Cet  ouvrage  avoit  dans  le  principe  deux  portes, 
qui  se  trouvoient  aux  seuls  points  accessibles.  A  la  porte  du  nord  on 
voit  encore  un  amas  de  pierres  qui  auroit  suffi  à  construire  deux 
grandes  tours.  De  là  à  la  baie  on  voit  un  chemin,  qui  peut-être  a  été 
construit  jadis,  dont  les  pierres  sont  parsemées  sans  ordre,  et  dont  la 
quantité  auroit  suffi  pour  en  élever  un  mur  de  quatre  pieds  d'épais- 
seur sur  dix  de  hauteur.  Dans  l'intérieur  du  rempart  on  voit  un  endroit 
qui  semble  avoir  été  occupé  par  des  fours  ou  des  forges  ;  on  y  trouve 
des  cendres  à  plusieurs  pieds  de  profondeur.  Ce  rempart  renferme 
une  aire  de  cent  trente  acres.  C'étoit  une  des  places  les  plus  fortes. 

Les  chemins  du  rempart  répondent  à  ceux  du  sommet  de  la  colline, 
et  l'on  trouve  la  plus  grande  quantité  de  pierres  à  chaque  porte,  et  à 
chaque  détour  du  rempart,  comme  si  elles  avoient  été  entassées  dans 
la  vue  d'en  construire  des  tours  et  des  créneaux.  Si  c'est  là  que  furent, 
les  enceintes  sacrées,  elles  étoient  en  effet  défendues  par  les  plus  forts 
ouvrages;  nul  militaire  ne  pourroit  choisir  une  meilleure  position 
pour  protéger  ses  compatriotes,  ses  autels  et  ses  dieux. 

Dans  le  lit  de  la  Pint,  qui  biigne  le  pied  de  la  colline,  on  trouve 
quatre  puits  remarquables  ;  ils  ont  été  creusés  dans  un  roc  pyriteux, 
où  l'on  trouve  l)eaucoup  de  fer.  Lorsqu'ils  furent  découverts,  par  une 
personne  qui  passoit  en  canot,  ils  éloient  couverts  de  pierres  sem- 
blables à  nos  meules,  percées  au  centre  ;  le  trou  avoit  quatre  pouces 
de  diamètre,  et  scpible  avoir  servi  à  y  passer  une  anse  pour  pouvoir 


SUR   LES   RUINES   DE   L'OHIO.  251 

les  ôter  à  volonté.  Ces  puits  avoient  plus  de  trois  pieds  de  diamètre 
et  avoient  été  construits  en  pierres  bien  jointes. 

L'eau  étant  très-large,  je  pus  bien  examiner  ces  puits;  leurs  cou- 
vercles sont  cassés  en  morceaux,  et  les  puits  mômes  sont  comblés  de 
pierres.  II  n'est  pas  douteux  qu'ils  n'aient  été  construits  de  main 
d'homme  ;  mais  on  s'est  demandé  quel  peut  avoir  été  le  but  de  leur 
construction,  puisqu'ils  sont  dans  le  fleuve  même?  On  pourroit 
répondre  que  probablement  l'eau  ne  s'étendoit  pas  alors  jusqu'à  cet 
endroit.  Quoi  qu'il  en  soit,  ces  puits  ressemblent  à  ceux  que  l'on  a 
décrits  en  parlant  des  patriarches  :  ne  remonteroient-ils  pas  à  cette 
époque  ? 

On  reconnoît  aussi  un  ouvrage  circulaire,  d'environ  sept  à  huit  acres 
d'étendue,  dont  les  remparts  n'ont  aujourd'hui  que  dix  pieds  de  hau- 
teur et  sont  entourés  d'un  fossé,  excepté  en  une  partie  large  de  deux 
perches,  où  l'on  voit  une  ouverture  semblable  à  celles  des  barrières  de 
nos  grandes  routes  ',  qui  conduit  dans  un  embranchement  de  la  baie. 
A  l'extrémité  du  fossé  qui  rejoint  le  rempart  de  chaque  côté  de  cette 
route,  on  trouve  une  source  d'une  eau  excellente  ;  et  en  descendant 
vers  le  plus  considérable  on  découvre  la  trace  d'un  ancien  chemin. 
Ces  sources,  ou  plutôt  le  terrain  où  elles  se  trouvent,  a  été  creusé  à 
une  grande  profondeur  par  la  main  des  hommes. 

La  maison  du  général  William-Vance  occupe  aujourd'hui  cette  porte, 
et  son  verger  Venceinte  sacrée. 

Monuments  de  Portsmouth  {Ohio), 

A  l'embouchure  du  Scioto,  on  voit  encore  un  ancien  ouvrage  de 
fortification  qui  s'étend  sur  la  côte  de  Kentucky,  près  de  la  ville 
d'Alexandrie.  Le  peuple  qui  habitoit  ce  pays  paroît  avoir  apprécié  l'im- 
portance de  cette  position. 

Du  côté  de  Kentucky  sur  l'Ohio,  vis-à-vis  l'embouchure  du  Scioto 
est  un  vaste  fort,  avec  une  grande  élévation  en  terre  près  de  l'angle 
extérieur  du  sud -ouest,  et  des  remparts  parallèles.  Les  remparts 
parallèles  orientaux  ont  une  porte  qui  conduit  à  la  rivière  par  une 
pente  très-rapide  de  plus  de  dix  perches  :  ils  ont  encore  de  quatre  à 
six  pieds  de  hauteur,  et  communiquent  avec  le  fort  par  une  porte. 
Deux  petits  ruisseaux  se  sont  creusé  autour  de  ces  remparts,  depuis 
qu'ils  sont  abandonnés,  des  lits  de  dix  à  vingt  pieds  de  profondeur  ; 
ce  qui  peut  faire  juger  de  l'antiquité  de  ces  ouvrages, 

1.  TurnjMke-road. 


252  MÉMOIRES 

Le  fort,  presque  carré,  a  cinq  portes;  ses  remparts,  en  terre,  ont 
encore  de  quatorze  à  vingt  pieds  de  hauteur. 

De  la  porte  à  l'angle  nord-ouest  du  fort  s'étendent  presque  jusqu'à 
rOhio  deux  remparts  parallèles  en  terre,  qui  vont  se  perdre  dans 
quelques  bas-fonds  près  du  bord.  La'  rivière  paroît  avoir  un  peu 
changé  son  cours  depuis  que  ces  remparts  ont  été  élevés.  On  voit  un 
monticule  à  l'angle  extérieur  sud-ouest  du  fort.  II  ne  semble  pas  qu'il 
ait  été  destiné  à  servir  de  lieu  de  sépulture  :  il  est  trop  vaste.  C'est  un 
grand  ouvrage  qui  s'élève  à  plus  de  vingt  pieds,  et  dont  la  surface, 
très-unie,  peut  avoir  un  demi-acre  ;  il  me  paroît  avoir  été  destiné  au 
même  usage  que  les  carrés  de  Marietta.  Entre  cet  ouvrage  et  l'Ohio 
on  voit  une  belle  pièce  de  terre.  On  a  trouvé  dans  les  remparts  de  ce 
fort  une  grande  quantité  de  haches,  d'armes,  de  pelles,  de  canons  de 
fusil,  qui  ont  évidemment  été  enfouis  par  les  François,  lorsqu'ils 
fuyoient  devant  les  Anglois  et  Américains  victorieux,  à  l'époque  de  la 
prise  du  fort  Duquesne,  nommé  plus  tard  fort  Pitt.  On  aperçoit  dans 
ces  remparts  et  aux  environs  les  traces  des  fouilles  que  l'on  a  faites 
pour  chercher  ces  objets. 

Plusieurs  tombeaux  ont  été  ouverts;  on  y  a  trouvé  des  objets  qui  ne 
laissent,  à  mon  avis,  aucun  doute  sur  leurs  auteurs  et  sur  l'époque  où 
ils  ont  été  déposés. 

Il  y  a  sur  la  rive  septentrionale  de  la  rivière  des  ouvrages  plus 
vastes  encore  et  plus  imposants  que  ceux  que  nous  venons  de  citer. 

En  commençant  par  le  bas- fond  près  de  la  rive  actuelle  du  Scioto, 
qui  semble  avoir  changé  un  peu  son  cours  depuis  que  ces  fortifications 
ont  été  élevées,  on  voit  deux  remparts  parallèles  en  terre,  semblables 
à  ceux  qui  se  trouvent  de  l'autre  côté  de  l'Ohio,  que  nous  avons 
décrits.  De  la  rive  du  Scioto  ils  s'étendent  vers  l'orient,  à  huit  ou  dix 
perches,  puis  s'élargissent  peu  à  peu,  de  distance  en  distance,  de  la 
maison  de  M.  John  Brown,  et  s'élèvent  à  vingt  perches.  Cette  colline 
est  très-escarpée,  et  peut  avoir  quarante  à  cinquante  pieds  de  hau- 
teur; le  plateau  offre  un  terrain  uni,  fertile,  et  formé  par  les  allu- 
vions  de  l'Ohio.  On  y  voit  un  puits  qui  peut  avoir  aujourd'hui  vingt- 
cinq  pieds  de  profondeur  ;  mais  l'immense  quantité  de  cailloux  et  de 
sable  que  l'on  trouve  après  la  couche  de  terreau  peut  faire  juger  que 
l'eau  de  ce  puits  étoit  jadis  de  niveau  avec  la  rivière,  même  dans  le 
temps  où  ses  eaux  étoient  basses. 

Il  reste  quelques  traces  de  trois  tombeaux  circulaires  élevés  de  six 

pieds  au-dessus  de  la  plaine,  et  renfermant  chacun  près  d'un  acre. 

Non  loin  de  là  est  un  ouvrage  semblable,  mais  beaucoup  plus  élevé, 

.  qui  peut  avoir  encore  vingt  pieds  de  hauteur  perpendiculaire  et  con- 


SUR   LES  RUINES   DE  L'OHIO.  253 

tenir  un  acre  de  terrain.  11  est  circulaire,  et  l'on  y  voit  des  remparts 
qui  conduisent  jusqu'au  sommet  ;  mais  ce  n'étoit  point  un  cimetière. 

Cependant  il  y  en  a  un  près  de  là,  de  forme  conique,  dont  le  som- 
met a  au  moins  vingt-cinq  pieds  de  hauteur,  et  qui  est  rempli  des 
cendres  du  peuple  qui  construisit  ces  fortifications;  on  en  trouve  un 
semblable  au  nord-ouest,  qui  est  entouré  d'un  fossé  d'environ  six 
pieds  de  profondeur,  avec  un  trou  au  milieu.  Deux  autres  puits  qui 
ont  encore  dix  ou  douze  pieds  de  profondeur  me  paroissent  avoir  été 
creusés  pour  servir  de  réservoir  d'eau,  et  ressemblent  à  ceux  que  j'ai 
décrits  plus  haut.  Près  de  là  on  voit  un  rempart  d'un  accès  facile, 
mais  élevé  si  haut ,  qu'un  spectateur  placé  à  son  sommet  verroit 
tout  ce  qui  se  passe. 

Deux  remparts  parallèles,  longs  de  deux  milles,  et  hauts  de  six  à  dix 
pieds,  conduisent  de  ces  ouvrages  élevés  au  bord  de  l'Ohio;  ils  se 
perdent  sur  les  bas-fonds  près  de  la  rivière ,  qui  semble  s'en  être  éloi- 
gnée depuis  l'époque  de  leur  construction.  Entre  ces  remparts  et  le 
fleuve  il  y  a  des  terres  aussi  fertiles  que  toutes  celles  que  l'on  trouve 
dans  la  belle  vallée  de  l'Ohio,  et  qui  cultivées  ont  pu  suffire  aux 
besoins  d'une  nombreuse  population.  La  surface  de  la  terre  entre  tous 
ces  remparts  parallèles  est  unie,  et  semble  même  avoir  été  aplanie 
par  l'art.  C'étoit  la  route  pour  aller  aux  hautes  places  ;  les  remparts 
auront  servi  à  défendre  et  clore  les  terres  cultivées. 

Je  n'ai  vu  dans  le  pays  bas  qu'un  de  ces  cimetières ,  peu  large ,  et 
qui  paroît  avoir  été  celui  du  peuple  qui  habitoit  la  plaine, 

Monuments  qu'on  voit  sur  les  bords  du  Petit-Miami. 

Ces  fortifications,  dont  plusieurs  voyageurs  ont  parlé,  sont  dans 
une  plaine  presque  horizontale,  à  deux  cent  trente-six  piedf  au-dessus 
du  niveau  de  la  rivière,  entre  deux  rives  très-escarpées,  -es  portes, 
ou,  pour  mieux  dire,  des  embrasures,  conduisent  dans  les  remparts. 
La  plaine  s'étend  à  un  demi-mille  à  l'est  de  la  route.  Toutes  ces  for- 
tifications, excepté  celles  de  l'est  et  de  l'ouest,  où  passe  la  route,  sont 
entourées  de  précipices.  La  hauteur  du  rempart  dans  rintér-eûr  varie 
suivant  la  forme  du  terrain  extérieur,  étant  en  général  de  huit  à  dix 
pieds;  mais  dans  la  plaine  elle  est  de  dix-neuf  pieds  et  demi,  et  la 
base  de  quatre  perches  et  demie.  Dans  quelques  endroits  les  terres 
semblent  avoir  été  entraînées  par  les  eaux  qui  filtrent  de  l'intérieur. 

A  une  vingtaine  de  perches  à  l'est  de  la  porte  par  laquelle  la  route 
passe,  on  voit,  à  droite  et  à  gauche,  deux  tertres  d'environ  onze  pieds 
de  hauteur,  d'où  descendent  des  gouttières  qui  paroissent  avoir  été 


254  MÉMOIRES 

faites  à  dessein  pour  communiquer  avec  les  branches  de  la  rivière, 
de  chaque  côté.  Au  nord-est  de  ces  élévations,  et  dans  la  plaine,  on 
voit  deux  chemins ,  larges  d'une  perche  et  hauts  de  trois  pieds,  qui, 
parcourant  presque  parallèlement  un  espace  d'un  quart  de  mille,  vont 
former  un  demi-cercle  irrégulier  autour  d'une  petite  élévation.  A  l'ex- 
trémité sud-ouest  de  l'ouvrage  fortifié  on  trouve  trois  routes  circu- 
laires, de  trente  et  quarante  perches  de  longueur,  taillées  dans  le 
précipice  entre  le  rempart  et  la  rivière.  Le  rempart  est  en  terre.  On  a 
fait  beaucoup  de  conjectures  sur  le  but  que  s'étoient  proposé  les  cons- 
tructeurs de  cet  ouvrage,  qui  n'a  pas  moins  de  cinquante-huit  portes  ; 
il  est  possible  que  plusieurs  de  ces  ouvertures  soient  l'effet  de  l'eau 
qui,  rassemblée  dans  l'intérieur,  s'est  frayé  un  passage.  Dans  d'autres 
parties  le  rempart  peut  n'avoir  point  été  achevé. 

Quelques  voyageurs  ont  supposé  que  cet  ouvrage  n'avoit  eu  d'autre 
but  que  l'amusement.  J'ai  toujours  douté  qu'un  peuple  sensé  ait  pris 
tant  de  peine  pour  un  but  si  frivole.  Il  est  probable  que  ces 
ouvertures  n'étoient  point  des  portes,  qu'elles  n'ont  pu  même  être 
produites  par  l'action  des  eaux,  mais  que  l'ouvrage,  pour  d'autres 
causes,  n'a  pas  été  terminé. 

Les  trois  chemins  creusés  avec  de  grands  efforts  dans  le  roc,  et  le 
sol  pierreux,  parallèlement  au  Petit-Miami,  paroissent  avoir  été  des- 
tinés à  servir  de  portes  pour  inquiéter  ceux  qui  passeroient  La  rivière. 
J'ai  appris  que  dans  toutes  leurs  guerres  les  Indiens  font  usage  de 
semblables  chemins.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  ne  déciderai  pas  si  (comme 
on  le  croit  assez  généralement)  toutes  ces  fortifications  sont  l'ouvrage 
d'un  même  peuple  et  d'une  même  époque. 

Quant  aux  routes,  assez  semblables  à  nos  grandes  routes,  si  elles 
étoient  destinées  à  la  course,  il  est  probable  que  les  tertres  servoient 
de  point  de  départ  et  d'arrivée,  et  que  les  athlètes  en  faisoient  le  tour. 
Le  terrain  que  les  remparts  embrassent,  aplani  par  l'art,  peut  avoir 
été  l'arène  ou  le  lieu  où  l'on  célébroit  les  jeux.  Nous  ne  l'affirmerons 
pas,  mais  Rome  et  l'ancienne  Grèce  offrent  de  semblables  ouvrages. 

Le  docteur  Daniel  Drake  dit,  dans  la  Description  de  Cincinnati  :  «  II 
n'y  a  qu'une  seule  excavation  ;  elle  a  douze  pieds  de  profondeur,  son 
diamètre  en  a  cinquante  ;  elle  ressemble  à  un  puits  à  demi  rempli,  » 

On  a  trouvé  quatre  pyramides  ou  monticules  dans  la  plaine  ;  la  plus 
considérable  est  à  l'ouest  de  l'enclos,  à  la  distance  de  cinq  cents  yards 
(aunes);  elle  a  aujourd'hui  trente-sept  pieds  de  hauteur;  c'est  une 
ellipse  dont  les  axes  sont  dans  la  proportion  de  1  à  2  ;  sa  base  a  cent 
cinquante  pieds  de  circonférence;  la  terre  qui  l'entoure  étant  de  trente 
eu  quarante  aunes  de  distance  plus  basse  que  la  plaine,  il  est  pro- 


SUR   LES  RUINES  DE  L'OHIO.  255 

bable  qu'elle  a  été  enlevée  pour  sa  construction  ;  ce  qui  d'ailleurs  est 
confirmé  par  sa  structure  intérieure.  On  a  pénétré  presque  jusqu'au 
centre,  composé  de  marne  et  de  bois  pourri  ;  on  n'y  a  trouvé  que  quel- 
ques ossements  d'hommes,  une  partie  d'un  bois  de  cerf  et  un  pot  de 
terre  renfermant  des  coquilles.  A  cinq  cents  pieds  de  cette  pyramide, 
au  nord-ouest,  il  y  en  a  une  autre,  d'environ  neuf  pieds  de  hauteur,  de 
forme  circulaire,  et  presque  aplatie  au  sommet  :  on  n'y  a  trouvé  que 
quelques  ossements  et  une  poignée  de  grains  de  cuivre  qui  avoient  été 
enfilés.  Le  monticule  qui  se  voit  à  l'intersection  des  deux  rues  dites 
Thiri  et  Main  est  le  seul  qui  coïncide  avec  les  lignes  fortifiées  que  nous 
avons  décrites  ;  il  a  huit  pieds  de  hauteur,  cent  vingt  de  longueur  et 
soixante  de  largeur;  sa  figure  est  ovale,  et  ses  axes  répondent  aux 
quatre  points  cardinaux.  Sa  construction  est  bien  connue,  et  tout  ce 
qu'on  y  a  trouvé  a  été  soigneusement  recueilli.  Sa  première  couche 
étoit  de  gravier  élevé  au  milieu;  la  couche  suivante,  formée  de  gros 
cailloux,  étoit  convexe  et  d'une  épaisseur  uniforme;  sa  dernière 
couche  consistoit  en  marne  et  en  terre.  Ces  couches  étoient  entières, 
et  doivent  avoir  été  construites  après  que  l'on  eut  déposé  dans  ce 
tombeau  les  objets  que  l'on  y  a  trouvés.  Voici  le  catalogue  des  plus 
remai^quables  : 

1"  Des  morceaux  de  jaspe,  de  cristal  de  roche,  de  granit,  cylindri- 
ques aux  extrémités,  et  rebombés  au  milieu,  terminés  par  un  creux, 
en  forme  d'anneaux  ; 

2°  Un  morceau  de  charbon  rond ,  percé  au  centre  comme  pour  y 
introduire  un  manche,  avec  plusieurs  trous  régulièrement  disposés 
sur  quatre  lignes  ; 

3°  Un  autre  d'argile,  de  la  même  forme,  ayant  huit  rangs  de  trous, 
et  bien  poli  ; 

k°  Un  os  orné  de  plusieurs  figures,  que  l'on  présume  des  hiéroglyphes; 

5°  Une  figure  sculptée,  représentant  la  tête  et  le  bec  d'un  oiseau  de 
proie  (qui  est  peut-être  un  aigle}  ; 

6°  Un  morceau  de  mine  de  plomb  {galena),  comme  on  eu  a  trouvé 
dans  d'autres  tombeaux; 

1°  Du  talc  {mica  membranacea)  ; 

8°  Un  morceau  ovale  de  cuivre  avec  deux  trous  ; 

9°  Un  plus  grand  morceau  du  même  métal  avec  des  creux  et  des 
rainures. 

Ces  objets  ont  été  décrits  dans  les  quatrième  et  cinquième  volumes 
des  Transactions  philosophiques  américaines...  Le  professeur  Barton 
nrésume  qu'ils  ont  servi  d'ornements,  ou  qu'on  les  employoit  dans  les 
cérémonies  superstitieuses. 


256  MEMOIRES 

M.  Drake  a  découvert  depuis  dans  ce  monument  : 

10°  Une  quantité  de  grains  ou  de  fragments  de  petits  cylindres 
creux,  qui  paroissent  faits  d'os  ou  d'écaillés  ; 

11<>  Une  dent  d'un  animal  Carnivore,  qui  paroît  être  celle  d'un  ours  ; 

12"  Plusieurs  coquilles,  qui  semblent  du  genre  buccinum,  et  taillées 
de  manière  à  servir  aux  usages  ordinaires  de  la  vie,  et  presque  calci- 
nées ; 

13"  Plusieurs  objets  en  cuivre,  composés  de  deux  plaques  circulaires 
concaves-convexes,  réunies  par  un  axe  creux,  autour  duquel  il  a  trouvé 
le  fil  ;  le  tout  est  tenu  par  les  os  d'une  main  d'homme.  On  en  a  trouvé 
de  semblables  dans  plusieurs  endroits  de  la  ville.  La  matière  dont  ils 
sont  faits  est  du  cuivre  pur  et  de  la  rosette  ;  ils  sont  couverts  de  vert- 
de-gris.  Après  avoir  enlevé  ce  carbonate,  on  a  trouvé  que  leur  gravité 
spécifique  étoit  de  7,5/i5  et  de  7,857.  Ils  sont  plus  durs  que  les  feuilles 
de  cuivre  ordinaire  ;  mais  on  n'y  voit  aucune  figure,  aucun  ornement; 

ik°  Des  ossements  humains.  On  n'a  pas  découvert  plus  de  vingt  ou 
trente  squelettes  dans  tous  ces  monuments  ;  quelques-uns  étoient  ren- 
fermés dans  de  grossiers  cercueils  de  pierre,  et  généralement  entourés 
de  cendres  et  de  chaux. 

Ces  ouvrages  ne  me  paroissent  pas  avoir  été  des  fortifications  cons- 
truites dans  un  but  militaire  ;  leur  site  n'est  point  une  raison  suffi- 
sante :  on  sait  que  la  plupart  des  lieux  destinés  au  culte  religieux  en 
Grèce,  à  Rome,  en  Judée,  étoient  situés  sur  les  hauteurs.  M.  Drake 
croit  que  les  anciens  ouvrages  que  l'on  trouve  dans  le  pays  de  Miami 
sont  les  vestiges  des  villes  qu'habitoient  ces  peuples  dont  nous  ne 
retrouvons  plus  d'autre  trace,  et  son  opinion  me  paroît  très-probable. 


SUR  L'ORIGINE  ET  L'EPOQUE 
DES  MONUMENTS  ANCIENS   DE   L'OIIIO, 

PAR   M.  MALTE-BRL'N. 

Nous  n'entreprenons  pas  d'établir  une  hypothèse  affirmative  sur  le 
peuple  qui  a  pu  construire  les  soi-disant  fortifications  disséminées  sur 
rOhio,  ni  sur  l'époque  à  laquelle  ces  monuments  remontent;  noirs) 


SUR  LES  RUI.NES   DE  L'OllIO.  257 

but  est  plutôt  négatif,  et  nous  chercherons  à  réduire  à  leur  juste 
valeur  les  notions  exagérées  que  les  Américains  se  sont  formées  de  ces 
restes  d'une  civilisation  antérieure  à  l'arrivée  des  colonies  euro- 
péennes. Le  déluge,  l'Atlantide  avec  ses  empires,  les  Celtes,  les  Phé- 
niciens, les  dix  tribus  d'Israël ,  les  Scandinaves,  même  la  migration 
des  peuples  aztèques,  lorsqu'ils  fondèrent  le  royaume  d'Anahuac,  ne 
nous  paroissent  pas  présenter  des  rapports  nécessaires  avec  ces  monu- 
ments d'une  nature  simple  et  rustique,  mais  surtout  locale.  Considé- 
rons de  sang-froid  tous  les  caractères  de  ces  monuments  et  des  objets 
qu'on  a  trouvés  dans  leur  enceinte;  le  lecteur  judicieux  formera 
ensuite  lui-même  son  opinion. 


Forme  et  situation  des  enceintes. 

Rien  dans  l'élévation  des  remparts  ni  dans  le  choix  des  positions 
n'indique  chez  le  peuple  auteur  de  ces  enceintes  un  caractère  plus 
belliqueux  ni  un  degré  de  puissance  supérieur  à  ce  qu'on  verroit 
encore  chez  les  tribus  iroquoises,  chipperaies  ou  autres,  si  elles  jouis- 
soient  de  leur  liberté  entière,  loin  de  la  suprématie  des  Anglo-Améri- 
cains. Ces  enceintes  ne  sont  nullement  comparables  aux  Théocallis  du 
Mexique  ni  pour  l'élévation  ni  pour  la  masse.  Le  seul  trait  de  régu- 
larité, c'est  la  réunion  d'une  enceinte  carrée  avec  une  autre  circulaire, 
surtout  Point-Creek  et  Marietta,  près  Newark,  et  cette  circonstance  a 
probablement  fait  naître  l'idée  d'une  destination  religieuse.  Nous 
trouvons  bien  plus  naturel  de  considérer  dans  les  trois  cas  indiqués  le 
fort  rond  comme  la  demeure  du  cacique  et  de  sa  famille,  tandis  que 
l'enceinte  carrée  paroît  avoir  enfermé  les  huttes  de  la  peuplade.  C'est 
ainsi  que  dans  le  Siam,  dans  le  Japon  et  dans  les  îles  océaniques 
nous  trouvons  la  famille  régnante  logée  dans  des  enceintes  séparées, 
et  pourtant  attenantes  aux  villes  ou  villages.  Les  fortifications  sur  le 
Petit-Miami  offrent  des  entrées  extrêmement  étroites,  et  disposées  de 
manière  qu'un  ennemi  ne  puisse  pas  facilement  les  reconnoître.  Si  on 
suppose  l'ensemble  de  l'enceinte  entourée  de  broussailles,  ce  sont  les 
clôtures  des  villages  décrites  par  Gili,  dans  sa  description  de  la 
Guyane.  Enfin,  tous  ces  forts  sont  placés  de  manière  à  avoir  deux  sor- 
ties, l'une  sur  l'eau,  l'autre  sur  les  champs,  ce  qui  achève  de  leur 
donner  le  caractère  de  villages  fortifiés.  Si  c'étoient  des  temples,  ils 
seroient  en  moindre  nombre  et  dans  des  positions  plus  saillantes. 

Mais  nous  ne  prétendons  pas  adopter  exclusivement  cette  explica- 
tion. Le  fort  rond  de  Cirdeville,  étant  égal  en  superficie  à  l'enceinte 
VI.  17 


258  MÉMOIRES 

carrée,  peut  avec  raison  faire  naître  l'idée  d'un  sanctuaire  précédé 
d'une  enceinte  où  le  peuple  étoit  admis.  Les  élévations  centrales,  avec 
des  parements,  présentent  l'apparence,  soit  d'un  autel,  soit  d'un  siège 
de  juge  ;  mais  ces  relations  manquent  dans  les  autres  ronds. 

Dans  les  trois  élévations  rondes  réunies  au  temple ,  près  Ports- 
mouth,  au  confluent  du  Scioto  et  de  l'Ohio,  nous  sommes  d'autant 
plus  tentés  de  voir  des  places  de  sacrifices ,  que  rien  dans  ce  lieu  n'in- 
dique une  enceinte  d'habitation. 

Deux  collines  rondes,  renfermées  dans  le  milieu  d'une  grande 
enceinte,  près  Chillicoche  [Archxologia  Americana) ,  réunissent  peut- 
être  les  deux  destinations;  l'une  a  pu  servir  de  base  à  quelque  autel 
ou  à  quelque  autre  construction  religieuse;  l'autre,  enfermer  une 
demeure  de  cacique.  Il  nous  semble  que  ces  distinctions  méritent 
quelque  attention  de  la  part  des  antiquaires  américains,  et  qu'en 
observant  ces  monuments  ils  devroient,  autant  que  possible,  faire 
creuser  le  sol,  pour  vérifier  s'il  ne  reste  pas  quelque  trace  de  la  desJ? 
nation  spéciale  de  chacun. 

Rapports  entre  les  tumuli  et  les  fortifications. 

Les  antiquaires  américains  ont  quelquefois  voulu  distinguer  le 
peuple  auteur  des  tumuli  ou  colonnes  artificielles  coniques,  d'avec 
les  fondateurs  des  forts  circulaires  ou  anguleux  ;  mais  les  faits  qu'ils 
citent  ne  sont  pas  très-concluants. 

D'abord  il  est  certain  que  des  collines  sépulcrales  de  forme  conique 
couvrent  toute  la  Russie  et  une  partie  de  la  Sibérie,  sans  que  les  doctes 
travaux  de  Pallas,  de  Kappen  et  d'autres  aient  pu  établir  aucune 
distinction  bien  nette  entre  les  diverses  nations  dont  ces  simples  et 
imposants  monuments  recouvrent  les  cendres.  On  assure  que  ces  tumuli 
se  retrouvent  depuis  les  monts  Rocky,  dans  l'ouest,  jusqu'aux  monts 
Alleghanys,  dans  l'est  *. 

Ceux  sur  la  rivière  Muskingum  ont  une  base  formée  de  briques  bien 
cuites,  sur  lesquelles  on  trouve  des  ossements  humains  calcinés  entre- 
mêlés de  charbons.  Ainsi  les  peuples  qui  les  ont  élevés  brûloient 
d'abord  les  corps  de  leurs  morts,  et  les  recouvroient  ensuite  de 
terre. 

Près  Circleville,  un  tumulus  avoit  près  de  trente  pieds  de  haut, 
et  renfermoit  divers  objets  dont  nous  parlerons  dans  la  suite. 

En  descendant  l'Ohio,  les  tumuli  augmentent  en  nombre.  Il  y  en  a 

1.  Archœolofjia. 


SUR   LES   RUINES   DE   L'OHIO  259 

quelques-uns  en  pierre,  mais  ils  paroissent  appartenir  à  la  race  d'In- 
diens actuellement  subsistante. 

Nous  parlerons  des  squelettes  trouvés  dans  ces  tumuli;  mais  en 
nous  bornant  à  considérer  la  position  relative  des  lumuli  et  des  forts, 
nous  ne  pouvons  guère  douter  de  l'identité  du  peuple  qui  a  élevé  les 
uns  et  les  autres. 

Ni  les  uns  ni  les  autres  ne  supposent  une  population  nombreuse, 
puissante,  civilisée;  ils  ne  supposent  qu'une  possession  tranquille  du 
pays,  telle  que,  selon  les  traditions  indigènes  rapportées  par  Heckwel- 
der,  les  AlliyJicwis  ou  Alleghanys  en  avoient  avant  l'invasion  des 
Lennilénaps  et  des  Iroquois. 

Le  rapprochement  de  ces  collines  funéraires,  de  ces  villages  forti- 
fiés, de  ces  enceintes  privilégiées  de  caciques,  de  ces  autels  ou  places 
de  sacrifices,  nous  paroît  indiquer  le  séjour  prolongé  d'un  seul  et 
même  peuple  sur  les  bords  de  l'Ohio. 

Squelettes  trouvés  dans  les  tumuli 

Les  squelettes  trouvés  dans  les  tumuli,  nous  dit  M.  Atwater ',  ne 
sauroient  appartenir  à  la  race  actuelle  des  Indiens.  Ceux-ci  ont  la  taille 
élevée,  un  peu  mince,  et  les  membres  droits  et  longs  ;  les  squelettes 
appartiennent  à  des  hommes  petits,  mais  carrés.  Ils  n'avoient  que 
cinq  pieds  en  général,  et  très-rarement  six.  Leur  front  étoit  abaissé 
(avec  une  saillie  au-dessus  des  yeux),  les  os  des  pommettes  étoient 
saillants,  la  face  courte,  mais  large  par  le  bas,  les  yeux  grands,  le 
menton  proéminent  -. 

Ce  signalement  ne  convient  pas  à  la  race  iroquoise,  algonquîne, 
nadowessienne,  à  cette  race  qui  domine  dans  la  partie  septentrionale 
des  bassins  du  Mississipi  et  du  Missouri  ;  mais  elle  répond  sur  beau- 
coup de  points  à  la  configuration  des  indigènes  de  la  Floride  et  du 
Brésil. 

Un  crâne  humain  très-grand,  figuré  dans  V Archéologie,  présente 
beaucoup  de  caractères  de  la  race  nègre  africaine. 

Coi^ps  trouvés  dans  les  cavernes  du  Kentucky, 

Les  rochers  calcaires  du  Kentucky  renferment  de  nombreuses  et 
de  grand-  s  cavernes,  où  abonde  le  nitre  et  où  règne  d'ailleurs  une 
grande  sécheresse.  On  y  découvre  beaucoup  de  corps  humains  de  tout 

i.  Archœolc'iiu.  2.  llid. 


260  MEMOIRES 

âge  el  des  deux  sexes,  quelquefois  légèrement  enterrés  au-dessus  de 
la  surface  du  sol ,  mais  couverts  avec  soin  de  plusieurs  enveloppes. 
Un  de  ces  corps  en  avoit  quatre;  la  première,  d'une  peau  de  cerf 
séchée  et  rendue  lisse  par  le  frottement  ;  la  seconde  étoit  également 
de  peau,  mais  on  n'avoit  fait  qu'en  enlever  les  poils  avec  un  instrument 
tranchant;  la  troisième  couverture  étoit  d'une  toile  grossière,  et  la 
quatrième  étoit  de  la  même  matière,  mais  ornée  d'un  plumage  artifi- 
ciellement arrangé ,  de  manière  à  mettre  le  porteur  à  l'abri  du  froid 
et  de  l'humidité;  enfin,  c'étoit  un  habit  de  plumes,  tel  qu'on  en  fait 
encore  sur  la  côte  nord-ouest'.  Le  corps  étoit  conservé  dans  un  état 
de  sécheresse  qui  le  fait  ressembler  à  une  momie  ;  mais  nulle  part  on 
n'y  trouva  des  substances  aromatiques  ni  bitumineuses  ;  il  n'y  avoit 
point  d'incision  au  ventre  par  où  les  entrailles  auroient  pu  être 
extraites.  Point  de  bandages  ;  la  peau  étoit  entière  et  d'une  teinte 
noirâtre  ou  brune  {clusky).  Le  corps  étoit  dans  la  position  d'un  homme 
huche  sur  les  pieds  et  le  derrière,  ayant  un  bras  autour  de  la  cuisse 
et  l'autre  sous  le  siège-. 

Le  savant  Américain  qui  nous  a  fourni  ce  fait  pense  avoir  observé 
dans  les  formes  de  ce  squelette,  et  surtout  de  l'angle  facial,  une 
grande  similitude  ((  avec  la  race  des  3Ialais  qui  peuple  les  îles  du 
grand  océan  Pacifique  ». 

De  semblables  momies  (comme  on  les  appelle  en  Amérique)  ont  éié 
trouvées  dans  le  Tennessee  oriental  ^.  La  couverture  en  plumes  n'y 
manquoit  pas,  mais  la  toile  étoit  une  espèce  de  papier  fait  de  feuilles 
de  plantes.  On  avoit  placé  beaucoup  de  ces  corps  dans  de  petites 
chambres  carrées ,  formées  de  dalles  de  pierre.  Dans  un  de  ces  rap- 
ports, on  dit  que  leurs  mains  paroissent  avoir  été  de  petite  dimension, 
chose  qui  ne  convient  pas  aux  Malais. 

La  position  des  corps  et  les  chambres  de  pierres  planes  rappellent 
bien  le  monument  de  Kiwik,  en  Scanie,  dont  nous  avons  donné  la  des- 
cription dans  les  anciennes  Annales  des  Voyages  ;  mais  ces  deux  traits 
peuvent  être  communs  à  beaucoup  de  peuples  :  d'ailleurs ,  les  corps 
de  Kiwik  étoient  sans  couvertures,  et  leur  position  étoit  bien  plus 
courbée;  la  chambre  étoit  bien  plus  grande  et  au-dessus  de  la  surface 
du  sol.  ' 

Si  les  squelettes  présentent  l'ingle  facial  des  Malais  et  les  petites 
mains  des  Hindous,  il  est  impossible  de  trouver  rien  de  plus  opposé 
au  caractère  physique  des  Scandinaves,  des  Germains,  des  Goths  e» 
des  Celtes. 

1.  Nous  reviendrons  sur  cette  circonstance. 

2.  Lettre  de  JI.  Milddll,  Archœulutjia,  p.  318.  3.  likm,  p.  302. 


SUR   LES   RUINES   DE   L'OHIO.  2G1 

Idoles  et  objets  sacres. 

Nous  avons  donné  '  une  figure  d'une  idole  ou  vase  sacré  à  trois 
têtes ,  trouvée  sur  la  branche  Cany  de  la  rivière  de  Cumberland  ;  nous 
sommes  d'accord  avec  les  antiquaires  américains,  qui  y  voient  une 
trace  de  cette  idée  de  trinité  divine  si  généralement  répandue  en 
Asie,  spécialement  dans  l'Inde.  Mais  nous  devons  leur  rappeler  que 
chez  un  peuple  malais,  les  Otaïtiens,  il  existe  aussi  la  doctrine  d'une 
sorte  de  trinité,  composée  d'Oromatta,  Mèiclia  et  Aroa-te-Mani.  Il 
seroit  important  d'en  rechercher  les  traces  chez  les  habitants  des  îles 
Carolines,  des  îles  Sandwich  et  de  la  côte  nord-ouest. 

Cette  idole  trinitaire,  au  surplus,  n'a  rien  dans  la  physionomie  qui 
soit  précisément  mongol  ou  tartare,  quoi  qu'en  dise  VArchœologia.  Le 
caractère  est  plutôt  indien  ou  malais. 

Il  en  est  de  même  à  l'égard  de  l'idole  trouvée  à  Lexington  (Ken- 
tucky),  et  figurée  dans  VArchseologîa,  p.  211.  Il  est  vrai  que  la 
manière  d'arranger  les  cheveux  et  l'espèce  de  placenta  placé  sur  la 
tête  rappelle  une  figure  trouvée  dans  la  Russie  méridionale,  et  des- 
sinée dans  Pallas;  mais  la  physionomie  diffère  de  celles  de  toutes  les 
races  tartares. 

Nous  devons  signaler,  par  exception,  l'idole  figurée  dans  les  Nou- 
velles Annales  des  Voyages,  et  qui  selon  notre  conjecture,  approuvée 
par  le  savant  M.  de  Humboldt,  représente  un  Biu^-khan ,  ou  esprit 
céleste.  Elle  a  une  physionomie  mongole  très-marquée  ^. 

Un  trait  important  distingue  des  idoles  mongoles,  chinoises  et 
malaises,  les  figures  considérées  comme  idoles  des  peuples  anciens 
sur  rOhio  :  les  premières  ont  l'air  furieux ,  le  visage  en  contorsion 
et  les  traits  difformes;  les  secondes  ont  la  physionomie  douce  et 
tranquille. 

Il  est  bien  à  déplorer  que  plusieurs  de  ces  monuments,  aussitôt 
trouvés,  sont  détruits  par  l'ignorance  et  par  une  avidité  mal  éclairée. 
Un  des  plus  curieux  de  ceux  qu'on  a  trouvés  dans  le  Tennessee  a  subi 
ce  sort  :  c'étoit  le  buste  d'un  homme  en  marbre,  tenant  devant  lui  un 
vase  en  forme  hémisphérique  {boni),  où  ii  y  avoit  un  poisson  ^.  Il  est 
des  idoles  chinoises  et  indiennes  qui  portent  également  un  poisson. 

On  ne  cite  aucune  idole  armée  et  cuirassée,  comme  l'étoient  celles 
des  Scandinaves. 


1.  Nouvelles  Annales  des  Voyages,  t.  XIX,  p.  248;  Archœologm,  p.  238,  239. 

2.  Nouvelles  Annales  des  Voyages.  Le;  Ârchœologia,  p.  215 

3.  Lettre  de  M.  Fiske ,  dans  VArchœolorjia,  p.  307. 


262  MÉMOIRES 

Ouvrages  de  Vart. 

VArchœologia  donne  le  dessin  de  plusieurs  haches,  pointes  de 
javelot,  et  d'autres  instruments  de  guerre  en  granit  et  autres  rochers, 
ainsi  que  des  cristaux  qui  ont  servi  d'ornements  ;  elle  parle  aussi  des 
miroirs  en  mica  lamellaire,  et  de  divers  ornements  en  or,  argent  et 
cuivre ,  mais  elle  n'en  donne  pas  la  figure.  L'art  le  plus  répandu  et  le 
plus  perfectionné  chez  ces  anciens  peuples  a  dû  être  celui  du  potier. 
VArchseologia  a  figuré  quelques  pots  et  autres  vases  en  terre  argileuse 
assez  bien  formés,  et  qui  ont  été  cuits  dans  le  feu  '.  Les  urnes  parois- 
sent  faites  d'une  composition  semblable  à  celle  dont  nous  faisons  nos 
creusets. 

On  a  trouvé  des  vases  artistement  taillés  dans  une  espèce  de  talc 
graphique,  semblable  à  celui  dont  sont  faites  les  idoles  chinoises; 
cette  roche  n'est  pas  connue  à  l'ouest  des  monts  Alleghanys,  et  ces 
vases  ont  dû  venir  de  loin. 

Ils  faisoient  de  bonnes  briques  ;  du  moins ,  on  en  trouve  d'excel- 
lentes dans  les  tumuli;  mais  elles  manquent  dans  les  enceintes  forti- 
fiées, dont  les  remparts,  après  examen,  n'ont  présenté  que  des  couches 
de  terre,  de  pierre  et  de  bois.  Peut-être  les  briques  n'étoient-elles  pas 
assez  abondantes  pour  être  employées  à  ces  constructions  ;  peut-être 
l'invention  de  l'art  de  les  cuire  est-elle  postérieure  à  l'époque  des 
fortifications.  On  est  fondé  à  croire  qu'ils  ne  bâtissoient  pas  de 
maisons  en  briques,  puisqu'on  n'en  a  pas  trouvé  de  restes.  Les 
emplacements  des  maisons ,  ou  plutôt  des  cabanes ,  ne  sont  recon- 
noissables  que  par  des  espèces  de  parvis  en  terre  battue,  qui  ont  dû 
servir  de  parquet.  Ces  cabanes  paroissent  avoir  été  rangées  en  lignes 
parallèles  -. 

Mais  de  fout  les  détails  relatifs  aux  arts  de  cet  ancien  peuple  voici 
le  trait  le  plus  positif  :  les  tissus  couverts  de  plumes  dans  lesquels 
les  corps  morts  desséchés  se  trouvent  enveloppés  ressemblent  par- 
faitement aux  tissus  du  môme  genre  rapportés,  par  les  navigateurs 
américains,  des  îles  Sandwich,  des  îles  Fidgi  et  de  Wastash  ou  de 
Noutka-Sound  ■■'.  Même  adresse  à  rattacher  chaque  plume  à  un  fil 
sortant  du  tissu;  môme  effet  à  l'égard  de  l'eau  qui  passe  par-dessus 
sans  le  mouiller,  comme  par-dessus  le  dos  d'un  canard.  La  guerre 
qui  eut  lieu  dans  l'île  de  Toconraba,  une  des  Fidgi,  fut  décidée  par 
l'inlervention  de  quelques  Américains  qui  rapportèrent  à  New-York 

\.  Archœologia.  p.  223  et  suiv.  2.  Archœolo(jia,\\.  226,  311,  etc. 

3.  Mitchill,  dans  VArchœologia,  p.  319. 


SUR   LES  RLMNES   DE   L'OHIO.  263 

nn  certain  nombre  d'objets  manufacturés,  soit  aux  îles  Fidgi,  soit  dans 
d'autres  îles  de  la  mer  du  Sud.  Non-seulement  les  tissus ,  mais  aussi 
divers  échantillons  de  sculpture  en  bois ,  furent  confrontés  avec  des 
objets  semblables,  trouvés  dans  les  cavernes  du  Kentucky  et  les  tumuli 
dOhio'. 

Cette  donnée  seroit  plus  précieuse  encore  si  les  antiquaires  améri- 
cains avoient  eu  soin  de  faire  dessiner  et  graver  ces  objets,  empreints 
d'un  caractère  plus  spécial  que  les  haches,  les  pots  et  d'autres  objets 
bien  moins  caractérisés. 


CONCLUSION. 

Nous  avons  réuni  tout  ce  qui  dans  les  divers  rapports  sur  les  anti- 
quités de  rOhio,  du  Kentucky  et  du  Tennessee,  nous  a  paru  propre  à 
donner  à  ces  divers  restes  d'anciens  habitants  un  caractère  historique 
spécial.  Nous  pensons  que  nos  lecteurs  seront  d'accord  avec  nous  sur 
la  difTiculté  extrême  de  trouver  dans  le  caractère  vague  de  ces  monu- 
ments simples  et  rustiques  aucun  indice  certain  sur  leur  origine  et 
leur  époque. 

Les  objets  qu'on  a  cru  devoir  rapporter  à  un  culte  religieux  quel- 
conque nous  ont  offert  un  caractère  asiatique. 

Les  objets  d'art  les  mieux  caractérisés  nous  ont  présenté  un  carac- 
tère polynésien  ou  malais.  Ces  deux  indices  peuvent  se  ramener  à  un 
seul  point  de  vue.  Les  peuples  de  l'Océanie  ont  vécu  en  commun  avec 
ceux  de  l'Asie  orientale  et  avec  ceux  de  la  côte  nord -ouest  de  l'Amé- 
rique. 

Tout  détail  ultérieur  sur  la  migration  de  ce  peuple  pour  arriver  sur 
les  bords  de  l'Ohio  seroit  entièrement  hasardé  et  inutile  dans  l'état 
actuel  des  connoissances. 

La  réunion  de  ce  peuple  en  villages  considérables,  placés  près  les 
fleuves,  dans  des  positions  agréables,  sur  un  sol  fertile,  semble  indi- 
quer  une  nation  agricole  et  qui  avoit,  du  moins  en  grande  partie, 
abandonné  la  vie  du  chasseur.  Il  ne  paroît  pas  même  que  dans  les 
objets  trouvés  dans  les  tumuli,  ni  dans  les  cavernes,  rien  rappelle  les 
instruments  de  la  chasse.  Pourtant  il  paroît  qu'ils  ne  possédoient 
aucune  espèce  de  bestiaux;  on  n'en  retrouve  ni  cornes  ni  cuirs. 

Les  vases  sculptés  en  talc  graphique  semblent  indiquer  un  com- 
merce avec  la  Chine,  et  par  conséquent  un  état  de  paix  et  de  tranquil- 

i.  Médical  Reposifonj  (de  New-York;,  vol.  XVIII,  p.  187, 


264         MÉMOIRES  SUR  LES   RUINES   DE   L'OHIO. 

lité.  Mais  qui  sait  si  on  ne  découvrira  pas  clans  un  pays  plus  voisin 
cette  espèce  de  pierre? 

L'époque  de  la  construction  de  ce  qu'on  doit  appeler  les  enceintes 
de  villages  ne  peut  guère  remonter  à  plus  de  huit  ou  neuf  cents  ans  ; 
car  en  Europe  les  vestiges  de  remparts  en  terre  ne  sont  guère  visibles 
après  ce  laps  de  temps.  La  tradition  des  Lennilénaps,  qui  place  entre 
l'an  11  ou  1200  l'expulsion  des  Altighewis  par  les  hordes  nomades  et 
belliqueuses  venues  du  nord,  mérite  donc  beaucoup  de  confiance;  elle 
mérite  au  moins  infiniment  plus  d'attention  que  les  vaines  hypothèses 
des  antiquaires  américains  sur  les  dix  tribus  d'Israël,  les  Tartares,  les 
Scandinaves  et  les  Mexicains. 

Les  raisonnements  de  quelques  observateurs  américains  sur  l'âge 
des  arbres  croissant  sur  ou  dans  les  enceintes  tendent  à  limiter  à  un 
millier  d'années  l'époque  de  leur  construction  ;  mais  c'est  un  indice 
équivoque ,  car  peut-on  décider  si  ces  arbres  ne  croissoient  pas  aupa- 
ravant sur  l'emplacement? 

La  retraite  des  Allighewis  vers  le  sud,  après  la  destruction  de  leurs 
villages,  retraite  signalée  par  la  tradition  des  Lennilénaps,  ne  suppose 
pas  nécessairement  qu'ils  se  soient  sauvés  jusque  dans  le  Mexique,  ni 
même  dans  ce  qu'on  appelle  à  présent  la  Floride.  Il  seroit  impossible 
que  le  lieu  de  leur  retraite  fût  dans  les  deux  Carolines,  où  les  pre- 
miers colons  rencontrèrent  de  nombreuses  tribus  indigènes. 

L'absence  des  inscriptions  quelconques ,  quoique  le  pays  soit  riche 
en  ardoises,  prouve  que  les  Allighewis  ne  connoissoient  pas  l'écriture. 
S'ils  eussent  été  Scandinaves,  non -seulement  ils  se  seroient  sauvés 
vers  le  nord,  du  côté  de  la  Nouvelle -Angleterre,  mais  ils  auroient 
connu  l'usage  des  runes,  et  on  trouveroit  sur  l'Ohio  des  pierres  runi- 
ques,  comme  on  en  a  trouvé  dans  le  Groenland, 

Telles  sont  les  conclusions  très-limitées  que  nous  croyons  qu'une 
saine  critique  puisse  tirer  de  ces  monuments,  trop  pompeusement 
annoncés  dans  quelques  écrits  américains. 


FIN    DES    MEMOIRES. 


VOYAGE 


EN    ITALIE 


VOYAGE 

EN  ITALIE 


PREMIÈRE  LETTRE  A  M.   JOUBERT'. 

Turin,  ce  17  juin  1803. 

Je  n'ai  pu  vous  écrire  de  Lyon,  mon  cher  ami,  comme  je  vous 
l'avois  promis.  Vous  savez  combien  j'aime  cette  excellente  ville,  où  j'ai 
été  si  bien  accueilli  l'année  dernière,  et  encore  mieux  cette  année.  J'ai 
revu  les  vieilles  murailles  des  Romains,  défendues  par  les  braves 
Lyonnois  de  nos  jours,  lorsque  les  bombes  des  conventionnels  obli- 
geoient  notre  ami  Fontanes  à  changer  de  place  le  berceau  de  sa  fille  ; 
j'ai  revu  l'abbaye  des  Deux-Amants  et  la  fontaine  de  J.-J.  Rousseau. 
Les  coteaux  de  la  Saône  sont  plus  riants  et  plus  pittoresques  que 
jamais;  les  barques  qui  traversent  cette  douce  rivière,  mitis  Arar, 
couvertes  d'une  toile,  éclairées  d'une  lumière  pendant  la  nuit,  et 
conduites  par  de  jeunes  femmes ,  amusent  agréablement  les  yeux. 
Vous  aimez  les  cloches  :  venez  à  Lyon;  tous  ces  couvents  épars  sur 
les  collines  semblent  avoir  retrouvé  leurs  solitaires. 

Vous  savez  déjà  que  l'Académie  de  Lyon  m'a  fait  l'honneur  de  m'ad- 
mettre  au  nombre  de  ses  membres.  Voici  un  aveu  :  si  le  malin  esprit 

1.  M.  Joubert  (frère  aîné  de  l'avocat  général  à  la  cour  de  cassation),  homme  d'un 
esprit  rare,  d'une  âme  supérieure  et  bienveillante,  d'un  commerce  sûr  et  charmant, 
d'un  talent  qui  lui  auroit  donné  une  réputation  méritée,  s'il  n'avoit  voulu  cacher  sa 
vie  ;  homme  ravi  trop  tôt  à  sa  famille,  à  la  société  choisie  dont  il  étoit  le  lien  ; 
homme  de  qui  la  mort  a  laissé  dans  mon  existence  un  de  ces  vides  que  font  les 
années  et  qu'elles  ne  réparent  point. 

Voyez,  au  reste,  sur  ce  Voyage  en  Italie,  l'Avertissement  en  tète  du  Voyage  en 
Amérique. 


268  VOYAGE   EN    ITALIE. 

y  est  pour  quelque  chose ,  ne  cherchez  dans  mon  orgueil  que  ce  qu'il 
y  a  de  bon ,  vous  savez  que  vous  voulez  voir  l'enfer  du  beau  côté.  Le 
plaisir  le  plus  vif  que  j'aie  éprouvé  dans  ma  vie,  c'est  d'avoir  été 
honoré ,  en  France  et  chez  l'étranger,  des  marques  d'un  intérêt  inat- 
tendu. Il  m'est  arrivé  quelquefois,  tandis  que  je  me  reposois  dans  une 
méchante  auberge  de  village,  de  voir  entrer  un  père  et  une  mère  avec 
leur  fils  :  ils  m'amenoient,  me  disoient-ils,  leur  enfant  pour  me  remer- 
cier. Étoit-ce  l'amour-propre  qui  me  donnoit  alors  ce  plaisir  vif  dont  je 
parle?  Qu'importoit  à  ma  vanité  que  ces  obscurs  et  honnêtes  gens  me 
témoignassent  leur  satisfaction  sur  un  grand  chemin,  dans  un  lieu  oîi 
personne  ne  lesentendoit?  Ce  qui  me  touchoit,  c'étoit,  du  moins  j'ose 
le  croire,  c'étoit  d'avoir  produit  un  peu  de  bien,  d'avoir  consolé  quel- 
ques cœurs  affligés,  d'avoir  fait  renaître  au  fond  des  entrailles  d'une 
mère  l'espérance  d'élever  un  fils  chrétien ,  c'est-à-dire  un  fils  soumis, 
respectueux,  attaché  à  ses  parents.  Je  ne  sais  ce  que  vaut  mon 
ouvrage  '  ;  mais  aurois-je  goûté  cette  joie  pure  si  j'eusse  écrit  avec 
tout  le  talent  imaginable  un  livre  qui  auroit  blessé  les  mœurs  et  la 
religion? 

Dites  à  notre  petits  société,  mon  cher  ami,  combien  je  la  regrette  : 
elle  a  un  charme  inexprimable,  parce  qu'on  sent  que  ces  personnes  qui 
causent  si  naturellement  de  matières  communes  peuvent  traiter  les 
plus  hauts  sujets,  et  que  cette  simplicité  de  discours  ne  vient  pas  d'in- 
digence ,  mais  de  choix. 

Je  quittai  Lyon  le...  à  cinq  heures  du  matin.  Je  ne  vous  ferai  pas 
l'éloge  de  cette  ville  ;  ses  ruines  sont  là  ;  elles  parleront  à  la  postérité  : 
tandis  que  le  courage,  la  loyauté  et  la  religion  seront  en  honneur 
parmi  les  hommes,  Lyon  ne  sera  pas  oublié-. 

Nos  amis  m'ont  fait  promettre  de  leur  écrire  de  la  roule.  J'ai  marché 
trop  vite  et  le  temps  m'a  manqué  pour  tenir  parole.  J'ai  seulement 
barbouillé  au  crayon,  sur  un  portefeuille,  le  petit  journal  que  je  vous 
envoie.  Vous  pourriez  trouver  dans  le  livre  de  postes  les  noms  des 
pays  inconnus  que  j'ai  découverts,  comme,  par  exemple,  Pont-de- 
Beauvoisin  et  Chambéry;  mais  vous  m'avez  tant  répété  qu'il  falloitdes 
notes,  et  toujours  des  notes,  que  nos  amis  ne  pourront  se  plaindre  si 
je  vous  prends  au  mot. 

1 .  Le  Génie  du  Christianisme. 

2.  II  m'est  très-doux  de  retrouver,  à  vingt-quatre  ans  de  distance  dans  un  manus- 
crit inconnu  l'expression  des  sentiments  que  je  profrsse  plus  que  jamais  pour  les 
habitants  de  Lyon  ;  il  m'est  encore  plus  doux  d'avoir  reçu  dernièrement  de  ces  Iiabi- 
tants  les  mêmes  marques  d'estime  dont  ils  m'honorèrent  il  y  a  bientôt  un  quart  di> 
siècle. 


VOYAGE  EN   ITALIE. 


JOURNAL. 


269 


La  route  est  assez  triste  en  sortant  de  Lyon.  Depuis  la  Tour-du-Pni 
jusqu'à  Pont-de-Beauvoisin  le  pays  est  frais  etbocager.  On  découvre 
en  approchant  de  la  Savoie  trois  rangs  de  montagnes  à  peu  près 
parallèles,  et  s'élevant  les  unes  au-dessus  des  autres.  La  plaine  au 
pied  de  ces  montagnes  est  arrosée  par  la  petite  rivière  le  Gue.  Cette 
plaine  vue  de  loin  paroît  unie-,  quand  on  y  entre  on  s'aperçoit  qu'elle 
est  semée  de  collines  irrégulières  :  on  y  trouve  quelques  futaies,  des 
champs  de  blé  et  des  vignes.  Les  montagnes  qui  forment  le  fond  du 
paysage  sont  ou  verdoyantes  et  moussues,  ou  terminées  par  des  roches 
en  forme  de  cristaux.  Le  Gué  coule  dans  un  encaissement  si  profond , 
qu'on  peut  appeler  son  lit  une  vallée.  En  effet,  les  bords  intérieurs  en 
sont  ombragés  d'arbres.  Je  n'avois  remarqué  cela  que  dans  certaines 
rivières  de  l'Amérique,  particulièrement  à  Niagara. 

Dans  un  endroit  on  côtoie  le  Gué  d'assez  près  ;  le  rivage  opposé  du 
torrent  est  formé  de  pierres  qui  ressemblent  à  de  hautes  murailles 
romaines,  d'une  architecture  pareille  à  celle  des  arènes  de  Nîmes  '. 

Quand  vous  êtes  arrivé  aux  Échelles,  le  pays  devient  plus  sauvage. 
Vous  suivez,  pour  trouver  une  issue,  des  gorges  tortueuses  dans  des 
rochers  plus  ou  moins  horizontaux,  inclinés  ou  perpendiculaires.  Sur 
ces  rochers  fumoient  des  nuages  blancs ,  comme  les  brouillards  du 
matin  qui  sortent  de  la  terre  dans  les  lieux  bas.  Ces  nuages  s'élevoient 
au-dessus  ou  s'abaissoient  au-dessous  des  masses  de  granit,  de  manière 
à  laisser  voir  la  cime  des  monts  ou  à  remplir  l'intervalle  qui  se  trou- 
voit  entre  cette  cime  et  le  ciel.  Le  tout  formoit  un  chaos  dont  les 
limites  indéûnies  sembloient  n'appartenir  à  aucun  élément  détermine. 
Le  plus  haut  sommet  de  ces  montagnes  est  occupé  par. la  Grande- 
Chartreuse,  et  au  pied  de  ces  montagnes  se  trouve  le  chemin  d'Em- 
manuel :  la  religion  a  placé  ses  bienfaits  près  de  celui  qui  est  dans  les 
deux;  le  prince  a  rapproché  les  siens  de  la  demeure  des  hommes. 

Il  y  avoit  autrefois  dans  ce  lieu  une  inscription  annonçant  qu'Em- 
manuel, pour  le  bien  public,  avoit  fait  percer  la  montagne.  Sous  le 
règne  révolutionnaire ,  l'inscription  fut  effacée  ;  Buonaparte  l'a  fait 
rétablir  :  on  y  doit  seulement  ajouter  son  nom  :  que  n'agit-on  toujours 
avec  autant  de  noblesse  ! 

On  passoit  anciennement  d-ans  l'intérieur  même  du  rocher  par  une 
galerie  souterraine.  Cette  galerie  est  abandonnée.  Je  n'ai  vu  dans  ce 

1.  Je  ii'avoi.i  pas  eacore  vu  le  Colisée. 


270  VOYAGE  Ei\   i  TA  LIE. 

lieu  que  de  petits  oiseaux  de  montagne  qui  voltigeoîent  en  silence  à 
l'ouverture  de  la  caverne,  comme  ces  songes  placés  à  l'entrée  de  l'enfer 
de  Virgile  : 

Foliisque  sub  omnibus  hœreat. 

Chambéry  est  situé  dans  un  bassin  dont  les  bords,  rehaussés,  sont 
assez  nus  ;  mais  on  y  arrive  par  un  défilé  charmant,  et  on  en  sort  par 
une  belle  vallée.  Les  montagnes  qui  resserrent  cette  vallée  étoient  en 
partie  revêtues  de  neige  ;  elles  se  cachoient  et  se  découvroient  sans 
cesse  sous  un  ciel  mobile,  formé  de  vapeurs  et  de  nuages. 

C'est  à  Chambéry  qu'un  homme  fut  accueilli  par  une  femme,  et 
que  pour  prix  de  l'hospitalité  qu'il  en  reçut,  de  l'amitié  qu'elle  lui 
porta,  il  se  crut  philosophiquement  obligé  de  la  déshonorer.  Ou  Jean- 
Jacques  Rousseau  a  pensé  que  la  conduite  de  M""^  de  Warens  étoit 
une  chose  ordinaire,  et  alors  que  deviennent  les  prétentions  du  citoyen 
de  Genève  à  la  vertu?  ou  il  a  été  d'opinion  que  cette  conduite  étoit 
répréhensible,  et  alors  il  a  sacrifié  la  mémoire  de  sa  bienfaitrice  à  la 
vanité  d'écrire  quelques  pages  éloquentes;  ou,  enfin,  Rousseau  s'est 
persuadé  que  ses  éloges  et  le  charme  de  son  style  feroient  passer  par- 
dessus les  torts  qu'il  impute  à  M""^  de  Warens,  et  alors  c'est  le  plus 
odieux  des  amours-propres.  Tel  est  le  danger  des  lettres  :  le  désir  de 
faire  du  bruit  l'emporte  quelquefois  sur  des  sentiments  nobles  et 
généreux.  Si  Rousseau  ne  fût  jamais  devenu  un  homme  célèbre,  il 
auroit  enseveli  dans  les  vallées  de  la  Savoie  les  foiblesses  de  la  femme 
qui  l'avoit  nourri  ;  il  se  seroit  sacrifié  aux  défauts  même  de  son  amie  ; 
il  l'auroit  soulagée  dans  ses  vieux  ans,  au  lieu  de  se  contenter  de  lui 
donner  une  tabatière  d'or  et  de  s'enfuir.  Maintenant  que  tout  est  fini 
pour  Rousseau,  qu'importe  à  l'auteur  des  Confessions  que  sa  poussière 
soit  ignorée  ou  fameuse?  Ah!  que  la  voix  de  l'amitié  trahie  ne  s'élève 
jamais  contre  mon  tombeau! 

Les  souvenirs  historiques  entrent  pour  beaucoup  dans  le  plaisir  ou 
dans  le  déplaisir  du  voyageur.  Les  princes  de  la  maison  de  Savoie, 
aventureux  et  chevaleresques,  marient  bien  leur  mémoire  aux  monta- 
gnes qui  couvrent  leur  petit  empire. 

Après  avoir  passé  Chambéry,  le  cours  de  l'Isère  mérite  d'être  remar- 
qué au  pont  de  Montmélian.  Les  Savoyards  sont  agiles,  assez  bien 
faits,  d'une  complexion  pâle,  d'une  figure  régulière;  ils  tiennent  de 
l'Italien  et  du  François  :  ils  ont  l'air  pauvre  sans  indigence,  comme 
leurs  vallées.  On  rencontre  partout  dans  leur  pays  des  croix  sur  les 
chemins  et  des  madones  dans  le  tronc  des  pins  et  des  noyers  ;  annonce 
du  caractère  religieux  de  ces  peuples.  Leurs  petites  églises,  environ- 


VOYAGE  E.N   ITALIE.  271 

nées  d'arbres,  font  un  contraste  touchant  avec  leurs  grandes  mon- 
tagnes. Quand  les  tourbillons  de  l'hiver  descendent  de  ces  sommets 
chargés  de  glaces  éternelles,  le  Savoyard  vient  se  mettre  à  l'abri  dans 
son  temple  champêtre,  et  prier  sous  un  toit  de  chaume  celui  qui 
commande  aux  éléments. 

Les  vallées  oîi  l'on  entre  au-dessus  de  Montmélian  sont  bordées  par 
des  monts  de  diverses  formes,  tantôt  demi-nus,  tantôt  revêtus  de 
forêts.  Le  fond  de  ces  vallées  représente  assez  pour  la  culture  les 
mouvements  du  terrain  et  les  anfractuosités  de  Marly,  en  y  mêlant  de 
plus  des  eaux  abondantes  et  un  fleuve.  Le  chemin  a  moins  l'air  d'une 
route  publique  que  de  l'allée  d'un  parc.  Les  noyers  dont  cette  allée 
est  ombragée  m'ont  rappelé  ceux  que  nous  admirions  dans  nos  pro- 
menades de  Savigny.  Ces  arbres  nous  rassembleront-ils  encore  sous 
leur  ombre  '  ?  Le  poëte  s'est  écrié  dans  un  mouvement  de  mélan- 
colie : 

Beaux  arbres  qui  m'avez  vu  naître, 
Bientôt  vous  me  verrez  mourir  ! 

Ceux  qui  meurent  à  l'ombre  des  arbres  qui  les  ont  vus  naître  sont- 
ils  donc  si  à  plaindre! 

Les  vallées  dont  je  vous  parle  se  terminent  au  village  qui  porte  le 
joli  nom  d'Aigue-Belle.  Lorsque  je  passai  dans  ce  village,  la  hauteur 
qui  le  domine  étoit  couronnée  de  neige  :  cette  neige,  fondant  au  soleil, 
avoit  descendu  en  longs  rayons  tortueux  dans  les  concavités  noires  et 
vertes  du  rocher  :  vous  eussiez  dit  d'une  gerbe  de  fusées,  ou  d'un 
e?saim  de  beaux  serpents  blancs  qui  s'élançoient  de  la  cime  des  monts 
dans  la  vallée. 

Aigue-Belle  semble  clore  les  Alpes;  mais  bientôt  en  tournant  un 
gros  rocher  isolé,  tombé  dans  le  chemin,  vous  apercevez  de  nouvelles 
vallées  qui  s'enfoncent  dans  la  chaîne  des  monts  attachés  au  cours 
de  l'Arche.  Ces  vallées  prennent  un  caractère  plus  sévère  et  plus 
sauvage. 

Les  monts  des  deux  côtés  se  dressent  ;  leurs  flancs  deviennent  per- 
pendiculaires ;  leurs  sommets,  stériles,  commencent  à  présenter  quel- 
ques glaciers:  des  torrents,  se  précipitant  de  toutes  parts,  vont  grossir 
l'Arche,  qui  court  follement.  Au  milieu  de  ce  tumulte  des  eaux  j'ai 
remarqué  une  cascade  légère  et  silencieuse,  qui  tombe  avec  une  grâce 
infinie  sous  un  rideau  de  saules.  Cette  draperie  humide,  agitée  par  le 
vent,  auroit  pu  représenter  aux  poètes  la  robe  ondoyante  de  la  Naïade, 

1.  Ils  ne  nous  ont  point  rassemblés. 


272  VOYAGE  EN   ITALIE. 

assise  sur  une  roche  élevée.  Les  anciens  n'auroient  pas  manqué  de  con- 
sacrer un  autel  aux  Nymphes  dans  ce  lieu. 

Bientôt  le  paysage  atteint  toute  sa  grandeur  :  les  forêts  de  pins, 
jusque  alors  assez  jeunes,  vieillissent;  le  chemin  s'escarpe,  se  plie  et 
se  replie  sur  des  abîmes  ;  des  ponts  de  bois  servent  à  traverser  des 
gouffres  où  vous  voyez  bouillonner  l'onde,  où  vous  l'entendez  mugir. 

Ayant  passé  Saint-Jean-de-Maurienne,  et  étant  arrivé  vers  le  coucher 
du  soleil  à  Saint-André,  je  ne  trouvai  pas  de  chevaux,  et  fus  obligé  de 
m'arrêter.  J'allai  me  promener  hors  du  village.  L'air  devint  transpa- 
rent à  la  crête  des  monts;  leurs  dentelures  se  traçoient  avec  une 
pureté  extraordinaire  sur  le  ciel,  tandis  qu'une  grande  nuit  sortoit 
peu  à  peu  du  pied  de  ces  monts,  et  s'élevoit  vers  leur  cime. 

J'entendois  la  voix  du  rossignol  et  le  cri  de  l'aigle;  je  voyois  les 
aliziers  fleuris  dans  la  vallée  et  les  neiges  sur  la  montagne  :  un  châ- 
teau, ouvrage  des  Carthaginois,  selon  lai  tradition  populaire,  montroit 
ses  débris  sur  la  pointe  d'un  roc.  Tout  ce  qui  vient  de  l'homme  dans 
ces  lieux  est  chétif  et  fragile  ;  des  parcs  de  brebis  formés  de  joncs 
entrelacés,  des  maisons  de  terre  bâties  en  deux  jours  :  comme  si  le 
chevrier  de  la  Savoie,  à  l'aspect  des  masses  éternelles  qui  l'environ- 
nent, n'avoit  pas  cru  devoir  se  fatiguer  pour  les  besoins  passagers  de 
sa  courte  vie!  comme  si  la  tour  d'Annibal  en  ruine  l'eût  averti  du  peu 
de  durée  et  de  la  vanité  des  monuments  ! 

Je  ne  pouvois  cependant  m'empécher,  en  considérant  ce  désert, 
d'admirer  avec  effroi  la  haine  d'un  homme,  plus  puissante  que  tous 
les  obstacles,  d'un  homme  qui  du  détroit  de  Cadix  s'étoit  frayé  une 
route  à  travers  les  Pyrénées  et  les  Alpes  pour  venir  chercher  les 
Romains.  Que  les  récits  de  l'antiquité  ne  nous  indiquent  pas  l'endroit 
précis  du  passage  d'Annibal,  peu  importe;  il  est  certain  que  ce  grand 
capitaine  a  franchi  ces  monts  alors  sans  chemins,  plus  sauvages 
encore  par  leurs  habitants  que  par  leurs  torrents,  leurs  rochers  et 
leurs  forêts.  On  dit  que  je  comprendrai  mieux  à  Rome  cette  haine 
terrible  que  ne  purent  assouvir  les  batailles  de  la  Trébie,  de  Trasi- 
mène  et  de  Cannes  :  on  m'assure  qu'aux  bains  de  Caracalla,  les  murs, 
jusqu'à  hauteur  d'homme,  sont  percés  de  coups  de  pique.  Est-ce  le 
Germain,  le  Gaulois,  le  Cantabre,  le  Goth,  le  Vandale,  le  Lombard, 
qui  s'est  acharné  contre  ces  murs?  La  vengeance  de  l'espèce  humaine 
devoit  peser  sur  ce  peuple  libre  qui  ne  pouvoit  bâtir  sa  grandeur 
qu'avec  l'esclavage  et  le  sang  du  reste  du  monde. 

Je  partis  à  la  pointe  du  jour  de  Saint-André,  et  j'arrivai  vers  les 
deux  heures  après  midi  à  Lans-le-Bourg,  au  pied  du  mont  Cenis.  i:n 
entrant  dans  le  village,  je  vis  un  paysan  qui  tenoit  un  aiglon  par  les 


VOYAGE  EN   ITALIE.  275 

pieds,  tandis  qu'une  troupe  impitoyable  frappoit  le  jeune  roi,  insultoit 
à  la  foiblesse  de  l'âge  et  à  la  majesté  tombée  :  le  père  et  la  mère  du 
noble  orphelin  avoient  été  tués.  On  me  proposa  de  me  le  vendre,  mais 
il  mourut  des  mauvais  traitements  qu'on  lui  avoit  fait  subir  avant  que 
je  le  pusse  délivrer.  N'est-ce  pas  là  le  petit  Louis  XVII,  son  père  et  sa 
mère? 

Ici  on  commence  à  gravir  le  mont  Cenis  *,  et  l'on  quitte  la  petite 
rivière  d'Arche  qui  vous  a  conduit  au  pied  de  la  montagne  :  de  l'autre 
côté  du  mont  Cenis,  la  Doria  vous  ouvre  l'entrée  de  l'Italie.  J'ai 
eu  souvent  occasion  d'observer  cette  utilité  des  fleuves  dans  mes 
voyages.  Non-seulement  ils  sont  eux-mêmes  des  grands  chemins  qui 
marchent,  comme  les  appelle  Pascal,  mais  ils  tracent  encore  le  chemin 
aux  hommes  et  leur  facilitent  le  passage  des  montagnes.  C'est  en 
côtoyant  leurs  rives  que  les  nations  se  sont  trouvées;  les  premiers  habi- 
tants de  la  terre  pénétrèrent,  à  l'aidé  de  leur  cours,  dans  les  solitudes 
du  monde.  Les  Grecs  et  les  Romains  offroient  des  sacrifices  aux  fleuves  ; 
la  Fable  faisoit  les  fleuves  enfants  de  Neptune,  parce  qu'ils  sont  for- 
més des  vapeurs  de  l'Océan  et  qu'ils  mènent  à  la  découverte  des  lacs 
et  des  mers  ;  fils  voyageurs,  ils  retournent  au  sein  et  au  tombeau 
paternels. 

Le  mont  Cenis  du  côté  de  la  France  n'a  rien  de  remarquable.  Le 
lac  du  plateau  ne  m'a  paru  qu'un  petit  étang.  Je  fus  désagréablement 
frappé  au  commencement  de  la  descente  vers  la  Novalaise;  je  ra'at- 
tendois,  je  ne  sais  pourquoi,  à  découvrir  les  plaines  de  l'Italie  :  je  ne 
vis  qu'un  gouffre  noir  et  profond,  qu'un  chaos  de  torrents  et  de  pré- 
cipices. 

En  général  les  Alpes,  quoique  plus  élevées  que  les  montagnes  de 
l'Amérique  septentrionale,  ne  m'ont  pas  paru  avoir  ce  caractère  ori- 
ginal, cette  virginité  de  site  que  l'on  remarque  dans  les  Apalaches, 
ou  même  dans  les  hautes  terres  du  Canada  :  la  hutte  d'un  Siminole 
sous  un  magnolia,  ou  d'un  Chipowois  sous  un  pin,  a  tout  un  autre 
caractère  que  la  cabane  d'un  Savoyard  sous  un  noyer. 


1.  Ou  travailloit  à  la  route;  elle  n'étoit  pas  achevée,  et  l'on  se  faisoit  encore 
Ta.'hasscrl 


18 


274  VOYAGE  EN   ITALIE. 


LETTRE  DEUXIEME  A  M.  JOUBERT. 

Milan,  lundi  matin,  21  juin  1803. 

levais  toujours  commencer  ma  lettre,  mon  cher  ami,  sans  savoir 
quand  j'aurai  le  temps  de  la  finir. 

Réparation  complète  à  l'Italie.  Vous  aurez  vu,  par  mon  petit  jour- 
nal daté  de  Turin,  que  je  n'avois  pas  été  très-flatté  de  Isl  première  vue. 
L'effet  des  environs  de  Turin  est  beau,  mais  ils  sentent  encore  la 
Gaule  :  on  peut  se  croire  en  Normandie,  aux  montagnes  près.  Turm 
est  une  ville  nouvelle,  propre,  régulière,  fort  ornée  de  palais,  mais 
d'un  aspect  un  peu  triste. 

Mes  jugements  se  sont  rectifiés  en  traversant  la  Lombardie  :  l'effet 
ne  se  produit  pourtant  sur  le  voyageur  qu'à  la  longue.  Vous  voyez 
d'abord  un  pays  fort  riche  dans  l'ensemble,  et  vous  dites  :  «  C'est 
bien;  »  mais  quand  vous  venez  à  détailler  les  objets,  l'enchantement 
arrive.  Des  prairies  dont  la  verdure  surpasse  la  fraîcheur  et  la  finesse 
des  gazons  anglois  se  mêlent  à  des  champs  de  maïs,  de  riz  et  de  fro- 
ment; ceux-ci  sont  surmontés  de  vignes  qui  passent  d'un  échalas  à 
l'autre,  formant  des  guirlandes  au-dessus  des  moissons  ;  le  tout  est 
semé  de  mûriers,  de  noyers,  d'ormeaux,  de  saules,  de  peupliers,  et 
arrosé  de  rivières  et  de  canaux.  Dispersés  sur  ces  terrains,  des  paysans 
et  des  paysannes,  les  pieds  nus,  un  grand  chapeau  de  paille  sur  la 
tête,  fauchent  les  prairies,  coupent  les  céréales,  chantent,  conduisent 
des  attelages  de  bœufs,  ou  font  remonter  et  descendre  des  barques 
sur  les  courants  d'eau.  Cette  scène  se  prolonge  pendant  quarante  lieues, 
en  augmentant  toujours  de  richesse  jusqu'à  Milan,  centre  du  tableau. 
A  droite  on  aperçoit  l'Apennin,  à  gauche  les  Alpes. 

On  voyage  très-vite  :  les  chemins  sont  excellents  ;  les  auberges, 
supérieures  à  celles  de  France,  valent  presque  celles  de  l'Angleterre. 
Je  commence  à  croire  que  cette  France  si  policée  est  un  peu  barbare  '. 

1.  Il  faut  se  reporter  à  l'époque  où  cette  lettre  a  été  écrite  (1803).  S'il  étoit  si 
commode  de  voyager  alors  dans  l'Italie,  qui  n'étoit  qu'un  camp  de  la  France,  co  m- 
bien  aujourd'hui,  dans  la  plus  profonde  paix,  lorsqu'une  multitude  de  nouvea  ux 
chemins  ont  été  ouverts,  n'est-il  pas  plus  facile  encore  de  parcourir  ce  beau  pay  s  ! 
Nous  y  sommes  appelés  par  tous  les  vœux.  Le  François  est  un  singulier  ennemi  :  on 
le  trouve  d'abord  un  peu  insolent,  un  peu  trop  gai,  un  peu  trop  actif,  trop  remua  Ht  ; 
il  n'est  pas  plus  tôt  parti  qu'on  le  regrette.  Le  soldat  franrois  se  môle  aux  travaux  de 
l'hôte  chez  lequel  il  est  logé  ;  sa  bonne  humeur  donne  la  vie  et  le  mouvement  à  tout  ,• 
on  s'accoutume  à  le  regarder  comme  un  conscrit  de  la  famille.  Quant  aux  chemins 


VOYAGE  EN   ITALIE.  275 

Je  ne  m'étonne  plus  du  dédain  que  les  Italiens  ont  conson'é  pour 
nous  autres  Transalpins ,  Visigoths,  Gaulois,  Germains,  Scandinaves, 
Slaves,  Anglo-Normands  :  notre  ciel  de  plomb,  nos  villes  enfumées, 
nos  villages  boueux,  doivent  leur  faire  horreur.  Les  villes  et  villages 
ont  ici  une  tout  autre  apparence  :  les  maisons  sont  grandes  et  d'une 
blancheur  éclatante  au  dehors;  les  rues  sont  larges  et  souvent  traver- 
sées de  ruisseaux  d'eau  vive  oîi  les  femmes  lavent  leur  linge  et  baignent 
leurs  enfants.  Turin  et  Milan  ont  la  régularité,  la  propreté,  les  trot- 
toirs de  Londres  et  l'architecture  des  plus  beaux  quartiers  de  Paris  :il 
y  a  même  des  raffinements  particuliers;  au  milieu  des  rues,  afin  que 
le  mouvement  de  la  voiture  soit  plus  doux,  on  a  placé  deux  rangs  de 
pierres  plates  sur  lesquelles  roulent  les  deux  roues  :  on  évite  ainsi  les 
inégalités  du  pavé. 

La  température  est  charmante;  encore  me  dit-on  que  je  ne  trouve- 
rai le  ciel  de  l'Italie  qu'au  delà  de  l'Apennin  :  la  grandeur  et  l'éléva- 
tion des  appartements  empêche  de  souffrir  de  la  chaleur. 

23  juin. 

J'ai  vu  le  général  Murât  :  il  m'a  reçu  avec  empressement  et  obli- 
geance; je  lui  ai  remis  la  lettre  de  l'excellente  M™^  Bacciochi  '.  J'ai 
passé  ma  journée  avec  des  aides  de  camp  et  de  jeunes  militaires;  on 
ne  peut  être  plus  courtois  :  l'armée  françoise  est  toujours  la  même  ; 
l'honneur  est  là  tout  entier. 

J'ai  dîné  en  grand  gala  chez  M.  de  Melzi  :  il  s'agissoit  d'une  fête 
donnée  à  l'occasion  du  baptême  de  l'enfant  du  général  Murât.  M.  de 
Melzi  a  connu  mon  malheureux  frère  :  nous  en  avons  parlé  longtemps. 
Le  vice-président  a  des  manières  fort  nobles;  sa  maison  est  celle  d'un 
prince,  et  d'un  prince  qui  l'auroit  toujours  été.  Il  m'a  traité  poliment 
et  froidement,  et  m'a  tout  juste  trouvé  dans  des  dispositions  pareilles 
aux  siennes. 

Je  ne  vous  parle  point,  mon  cher  ami,  des  monuments  de  Milan,  et 
surtout  de  la  cathédrale,  qu'on  achève;  le  gothique,  même  le  marbre, 
me  semble  jurer  avec  le  soleil  et  les  mœurs  de  l'Italie.  Je  pars  à  l'ins- 
tant; je  vous  écrirai  de  Florence  ^  et  de  Rome. 

et  aux  auberges  de  France,  c'est  bien  pis  aujourd'liui  cpi'en  1803.  Nous  sommes 
sous  ce  rapport,  l'Espagne  exceptée,  au-dessous  de  tous  les  peuples  de  l'Europe. 

1.  Depuis  princesse  de  Lucques,  sœur  aînée  de  Buonaparte,  qui  à  cette  époque 
n'étoit  encore  que  premier  consul. 

2.  Les  lettres  écrites  de  Florence  ne  se  sont  pas  retrouvées. 


276  VOYAGE  EN   ITALIE. 


LETTRE  TROISIÈME  A  M.   JOUBERT. 

Rome,  27  juin  au  soir,  en  arrivant,  1803. 

M'y  voilà  enfin  !  toute  ma  fro-ideur  s'est  évanouie.  Je  suis  accablé, 
persécuté  par  ce  que  j'ai  vu  ;  j'ai  vu,  je  croîs,  ce  que  personne  n'a  vu, 
ce  qu'aucun  voyageur  n'a  peint  :  les  sots  !  les  âmes  glacées  !  les  bar- 
bares! Quand  ils  viennent  ici,  n'ont-ils  pas  traversé  la  Toscane,  jardin 
anglois  au  milieu  duquel  il  y  a  un  temple,  c'est-à-dire  Florence?  n'ont- 
ils  pas  passé  en  caravane,  avec  les  aigles  et  les  sangliers,  les  solitudes 
de  cette  seconde  Italie  appelée  VÉtat  romain?  Pourquoi  ces  créatures 
voyagent-elles?  Arrivé  comme  le  soleil  se  couchoit,  j'ai  trouvé  toute 
la  population  allant  se  promener  dans  l'Arabie  déserte  à  la  porte  de 
Rome  :  quelle  ville!  quels  souvenirs! 

28  juin,  onze  heures  du  soir. 

J'ai  couru  tout  ce  jour,  veille  de  la  fête  de  saint  Pierre.  J'ai  déjà  vu 
le  Colisée,  le  Panthéon,  la  colonne  Trajane,  le  château  Saint-Ange, 
Saint-Pierre  ;  que  sais-je!  j'ai  vu  l'illumination  et  le  feu  d'artifice  qui 
annoncent  pour  demain  la  grande  cérémonie  consacrée  au  prince  des 
apôtres  :  tandis  qu'on  prétendoit  me  faire  admirer  un  feu  placé  au 
haut  du  Vatican,  je  regardois  l'effet  de  la  lune  sur  le  Tibre;  sur  ces 
maisons  romaines,  sur  ces  ruines  qui  pendent  ici  de  toutes  parts. 

29  juin. 

Je  sors  de  l'office  à  Saint-Pierre.  Le  pape  a  une  figure  admirable  : 
pâle,  triste,  religieux,  toutes  les  tribulations  de  l'Église  sont  sur  son 
front.  La  cérémonie  étoit  superbe  ;  dans  quelques  moments  surtout 
elle  étoit  étonnante;  mais  chant  médiocre,  église  déserte;  point  de 
peuple. 

3  juillet  1803. 

Je  ne  sais  si  tous  ces  bouts  de  ligne  finiront  par  faire  une  lettre.  Je 
serois  honteux,  mon  cher  ami ,  de  vous  dire  si  peu  de  chose,  si  je  ne 
voulois,  avant  d'essayer  de  peindre  les  objets,  y  voir  un  peu  plus  clair. 
Malheureusement  j'entrevois  déjà  que  la  seconde  Rome  tombe  à  son 
tour  :  tout  finit. 

Sa  Sainteté  m'a  reçu  hier  ;  elle  m'a  fait  asseoir  auprès  d'elle  de  la 
manière  la  plus  affectueuse.  Elle  m'a  montré  obligeamment  qu'elle 


VOYAGE  EN   ITALIE.  277 

lisoit  le  Génie  du  Christianisme,  dont  elle  avoit  un  volume  ouvert  sur 
sa  table.  On  ne  peut  voir  un  meilleur  homme,  un  plus  digne  prélat 
et  un  prince  plus  simple  ;  ne  me  prenez  pas  pour  M"^  de  Sévigné.  Ee 
secrétaire  d'État,  le  cardinal  Gonsalvi,  est  un  homme  d'un  esprit  fin 
et  d'un  caractère  modéré.  Adieu  !  Il  faut  pourtant  mettre  tous  ces  petits 
papiers  à  la  poste. 


TIVOLI  ET  LA  YILLA  ADRIÂNÂ. 

10  décembre  1803. 

Je  suis  peut-être  le  premier  étranger  qui  ait  fait  la  course  de  Tivoli 
dans  une  disposition  d'âme  qu'on  ne  porte  guère  en  voyage.  Me  voilà 
seul  arrivé  à  sept  heures  du  soir,  le  10  décembre,  à  l'auberge  du 
Temple  de  la  Sibylle.  J'occupe  une  petite  chambre  à  l'extrémité  de 
l'auberge,  en  face  de  la  cascade,  que  j'entends  mugir.  J'ai  essayé  d'y 
jeter  un  regard  :  je  n'ai  découvert  dans  la  profondeur  de  l'obscurité 
que  quelques  lueurs  blanches  produites  par  le  mouvement  des  eaux. 
Il  m'a  semblé  apercevoir  au  loin  une  enceinte  formée  d'arbres  et  de 
maisons,  et  autour  de  cette  enceinte  un  cercle  de  montagnes.  Je  ne 
sais  ce  que  le  jour  changera  demain  à  ce  paysage  de  nuit. 

Le  lieu  est  propre  à  la  réflexion  et  à  la  rêverie  :  je  remonte  dans  ma 
vie  passée  ;  je  sens  le  poids  du  présent,  et  je  cherche  à  pénétrer  mon 
avenir.  Où  serai-je,  que  ferai-je,  et  que  serai-je  dans  vingt  ans  d'ici  ? 
Toutes  les  fois  que  l'on  descend  en  soi-même,  à  tous  les  vagues  projets 
que  l'on  forme,  on  trouve  un  obstacle  invincible,  une  incertitude 
causée  par  une  certitude  :  cet  obstacle,  cette  certitude  est  la  mort, 
cette  terrible  mort  qui  arrête  tout,  qui  vous  frappe  vous  ou  les  autres. 

Est-ce  un  ami  que  vous  avez  perdu  ?  En  vain  avez-vous  mille  choses 
à  lui  dire  :  malheureux,  isolé,  errant  sur  la  terre,  ne  pouvant  confier 
vos  peines  ou  vos  plaisirs  à  personne,  vous  appelez  votre  ami,  et  il  ne 
viendra  plus  soulager  vos  maux,  partager  vos  joies;  il  ne  vous  dira 
plus  :  «  Vous  avez  eu  tort,  vous  avez  eu  raison  d'agir  ainsi.  »  Mainte- 
nant il  vous  faut  marcher  seul.  Devenez  riche,  puissant,  célèbre  ,  que 
ferez-vous  de  ces  prospérités  sans  votre  ami?  Une  chose  a  tout  détruit, 
la  mort.  Flots  qui  vous  précipitez  dans  cette  nuit  profonde  où  je  vous 
entends  gronder,  disparoissez-vous  plus  vite  que  les  jours  de  l'homme, 


278  VOYAGE  EN   ITALIE. 

ou  pouvez-vous  me  dire  ce  que  c'est  que  l'homme,  vous  qui  avez  vu 
passer  tant  de  générations  sur  ces  bords? 

Ce  H  décembre. 

Aussitôt  que  le  jour  a  paru,  j'ai  ouvert  mes  fenêtres.  Ma  première 
vue  de  Tivoli  dans  les  ténèbres  étoit  assez  exacte;  mais  la  cascade 
m'a  paru  petite,  et  les  arljres  que  j'avois  cru  apercevoir  n'existoient 
point.  Un  amas  de  vilaines  maisons  s'élevoit  de  l'autre  côté  de  la 
rivière;  le  tout  étoit  enclos  de  montagnes  dépouillées.  Une  vive  aurore 
derrière  ces  montagnes,  le  temple  de  Vesta,  à  quatre  pas  de  moi,  domi- 
nant la  grotte  de  Neptune ,  m'ont  consolé.  Immédiatement  au-dessus 
de  la  chute ,  un  troupeau  de  bœufs,  d'ânes  et  de  chevaux  s'est  rangé 
le  long  d'un  banc  de  sable  :  toutes  ces  bêtes  se  sont  avancées  d'un  pas 
dans  le  Teverone,  ont  baissé  le  cou  et  ont  bu  lentement  au  courant  de 
l'eau  qui  passoit  comme  un  éclair  devant  elles,  pour  se  précipiter.  Un 
paysan  sabin,  vêtu  d'une  peau  de  chèvre  et  portant  une  espèce  de 
chlamyde  roulée  au  bras  gauche,  s'est  appuyé  sur  un  bâton  et  a 
regardé  boire  son  troupeau,  scène  qui  contrastoit  par  son  immobilité 
et  son  silence  avec  le  mouvement  et  le  bruit  des  flots. 

Mon  déjeûner  fini ,  on  m'a  amené  un  guide ,  et  je  suis  allé  me  placer 
avec  lui  sur  le  pont  de  la  cascade  :  j'avois  vu  la  cataracte  du  Niagara. 
Du  pont  de  la  cascade  nous  sommes  descendus  à  la  grotte  de  Neptune, 
ainsi  nommée,  je  crois,  par  Vernet.  L'Anio,  après  sa  première  chute 
sous  le  pont,  s'engouffre  parmi  des  roches  et  reparoît  dans  cette 
grotte  de  Neptune,  pour  aller  faire  une  seconde  chute  à  la  grotte  des 
Sirènes. 

Le  bassin  de  la  grotte  de  Neptune  a  la  forme  d'une  coupe  :  j'y  ai  vu 
boire  des  colombes.  Un  colombier  creusé  dans  le  roc,  et  ressemblant 
à  l'aire  d'un  aigle  plutôt  qu'à  l'abri  d'un  pigeon,  présente  à  ces  pauvres 
oiseaux  une  hospitalité  trompeuse;  ils  se  croient  en  sûreté  dans  ce 
lieu  en  apparence  inaccessible  ;  ils  y  font  leur  nid  ;  mais  une  route 
secrète  y  mène  :  pendant  les  ténèbres,  un  ravisseur  enlève  les  petits 
qui  dormoient  sans  crainte  au  bruit  des  eaux  sous  l'aile  de  leur  mère  : 
Observans  nido  implumes  detraxit. 

De  la  grotte  de  Neptune  remontant  à  Tivoli,  et  sortant  par  la  porte 
Angclo  ou  de  l'Abruzze,  mon  cicérone  m'a  conduit  dans  le  pays  des 
Sabins,  puhcmque  sabellum.  J'ai  marché  à  l'aval  de  l'Anio  jusqu'à  un 
champ  d'oliviers,  où  s'ouvre  une  vue  pittoresque  sur  cette  célèbre 
solitude.  On  aperçoit  à  la  fois  le  temple  de  Vesta ,  les  grottes  de  Nep- 
tune et  des  Sirènes,  et  les  cascatelles  qui  sortent  d'un  dus  portiques 


VOYAGE  EN   ITALIE.  279 

de  la  villa  de  Mécène.  Une  vapeur  bleuâtre  répandue  à  travers  le 
paysage  en  adoucissoit  les  plans. 

On  a  une  grande  idée  de  l'architecture  romaine  lorsqu'on  songe  que 
tes  masses  bâties  depuis  tant  de  siècles  ont  passé  du  service  des 
hommes  à  celui  des  éléments,  qu'elles  soutiennent  aujourd'hui  le 
poids  et  le  mouvement  des  eaux,  et  sont  devenues  les  inébranlables 
rochers  de  ces  tumultueuses  cascades. 

Ma  promenade  a  duré  six  heures.  Je  suis  entré,  en  revenant  à  mon 
auberge,  dans  une  cour  délabrée,  aux  murs  de  laquelle  sont  appli- 
quées des  pierres  sépulcrales  chargées  d'inscriptions  mutilées.  J'ai 
copié  quelques-unes  de  ces  inscriptions  : 

DIS.    MAN. 

ULI^    PAULIN. 

VIXIT  ANN.   X. 

UENSIBUS   DIEB.    3, 

SEI.    DEUS. 
SEI.    DEA. 

D.    M. 

VICTORÏM. 

FILI.E   QU^ 

VIXIT  ANN,    XV 

PEREGRINA, 

MATER.    B.  M.  F. 

D.    M. 

LICINIA 

ASELERIO 

TE.MS. 

Que  peut-il  y  avoir  de  plus  vain  que  tout  ceci?  Je  lis  sur  une  pierre 
les  regrets  qu'un  vivant  donnoit  à  un  mort;  ce  vivant  est  mort  à  son 
tour,  et  après  deux  mille  ans  je  viens,  moi  barbare  des  Gaules, 
parmi  les  ruines  de  Rome,  étudier  ces  épitaphes  dans  une  retraits 
abandonnée,  moi  indifférent  à  celui  qui  pleura  comme  à  celui  qui 
fut  pleuré,  moi  qui  demain  m'éloignerai  pour  jamais  de  ces  lieux,  et 
qui  disparoîtrai  bientôt  de  la  terre. 

Tous  ces  poètes  de  Rome  qui  passèrent  à  Tibur  se  plurent  à  retracer 
la  rapidité  de  nos  jours  :  Carpe  diem,  disoit  Horace;  Te  spectem 
suprema  mihi  cum  venerit  hora,  disoit  Tibulle:  Virgile  peignoit  cette 
dernière  heure  :  Invalidasque  tibi  tendens,  heu  !  non  tua,  palmas.  Qui 


280  VOYAGE  EN   ITALIE. 

n'a  perdu  quelque  objet  de  son  affection  ?  Qui  n'a  vu  se  lever  vers  lui 
des  bras  défaillants?  Un  ami  mourant  a  souvent  voulu  que  son  ami 
lui  prît  la  main  pour  le  retenir  dans  la  vie,  tandis  qu'il  se  sentoit 
entraîné  par  la  mort.  Heu  !  non  tua  !  Ce  vers  de  Virgile  est  admirable 
de  tendresse  et  de  douleur.  Malheur  à  qui  n'aime  pas  les  poëtcs  !  je 
dirois  presque  d'eux  ce  que  dit  Shakespeare  des  hommes  insensibles  à 
l'harmonie. 

Je  retrouvai  en  rentrant  chez  moi  la  solitude  que  j'avois  laissée  au 
dehors.  La  petite  terrasse  de  l'auberge  conduit  au  temple  de  Vesta.  Les 
peintres  connoissent  cette  couleur  des  siècles  que  le  temps  applique 
aux  vieux  monuments,  et  qui  varie  selon  les  climats  :  elle  se  retrouve 
au  temple  de  Vesta.  On  fait  le  tour  du  petit  édifice  entre  le  péristyle 
et  la  cella  en  une  soixantaine  de  pas.  Le  véritable  temple  de  la  Sibylle 
contraste  avec  celui-ci  par  la  forme  carrée  et  le  style  sévère  de  son 
ordre  d'architecture.  Lorsque  la  chute  de  l'Anio  étoit  placée  un  peu 
plus  à  droite,  comme  on  le  suppose,  le  temple  devoit  être  immédiate- 
ment suspendu  sur  la  cascade  :  le  lieu  étoit  propre  à  l'inspiration  de 
la  prêtresse  et  à  l'émotion  religieuse  de  la  foule. 

J'ai  jeté  un  dernier  regard  sur  les  montagnes  du  nord  que  les 
brouillards  du  soir  couvroient  d'un  rideau  blanc,  sur  la  vallée  du 
midi,  sur  l'ensemble  du  paysage,  et  je  suis  retourné  à  ma  chambre 
solitaire.  A  une  heure  du  matin,  le  vent  soufflant  avec  violence,  je  me 
suis  levé,  et  j'ai  passé  le  reste  de  la  nuit  sur  la  terrasse.  Le  ciel  étoit 
chargé  de  nuages,  la  tempête  mêloit  ses  gémissements,  dans  les 
colonnes  du  temple,  au  bruit  de  la  cascade  :  oneût  cru  entendre  des 
voix  tristes  sortir  des  soupiraux  de  l'antre  de  la  Sibylle.  La  vapeur  de 
la  chute  de  l'eau  remontoit  vers  moi  du  fond  du  gouffre  comme  une 
ombre  blanche  :  c'étoit  une  véritable  apparition.  Je  me  croyois  trans- 
porté au  bord  des  grèves  ou  dans  les  bruyères  de  mon  Armorique,  au 
milieu  d'une  nuit  d'automne  ;  les  souvenirs  du  toit  paternel  effaçoiont 
pour  m-oi  ceux  des  foyers  de  César  :  chaque  homme  porte  en  lui  un 
monde  composé  de  tout  ce  qu'il  a  vu  et  aimé,  et  où  il  rentre  sans 
cesse,  alors  même  qu'il  parcourt  et  semble  habiter  un  monde  étranger. 

Dans  quelques  heures  je  vais  aller  visiter  la  villa  Adîiana. 

12  décembre. 

La  grande  entrée  de  la  villa  Adriana  étoit  à  l'Hippodrome,  sur  l'an- 
cienne voie  Tiburtine,  à  très-peu  de  distance  du  tombeau  des  Plautius. 
Il  ne  reste  aucun  vestige  d'antiquités  dans  l'Hippodrome,  converti  en 
champs  de  vignes. 


VOYAGE  EN   ITALIE.  281 

En  sortant  d'un  chemin  de  traverse  fort  étroit,  une  allée  de  cyprès, 
coupée  par  la  cime,  m'a  conduit  à  une  méchante  ferme,  dont  l'esca- 
lier croulant  étoit  rempli  de  morceaux  de  porphyre,  de  vert  antique, 
de  granit,  de  rosaces  de  marbre  blanc  et  de  divers  ornements  d'archi- 
tecture. Derrière  cette  ferme  se  trouve  le  théâtre  romain,  assez  bien 
conservé  :  c'est  un  demi-cercle  composé  de  trois  rangs  de  sièges.  Ce 
demi -cercle  est  fermé  par  un  mur  en  ligne  droite  qui  lui  sert 
comme  de  diamètre;  l'orchestre  et  le  théâtre  faisoient  face  à  la  loge  de 
l'empereur. 

Le  flls  de  la  fermière,  petit  garçon  presque  tout  nu,  âgé  d'environ 
douze  ans,  m'a  montré  sa  loge  et  les  chambres  des  acteurs.  Sous  les 
gradins  destinés  aux  spectateurs,  dans  un  endroit  où  l'on  dépose  les 
instruments  de  labourage,  j'ai  vu  le  torse  d'un  Hercule  colossal, 
parmi  des  socs,  des  herses  et  des  râteaux  :  les  empires  naissent  de  la 
charrue  et  disparoissent  sous  la  charrue. 

L'intérieur  du  théâtre  sert  de  basse-cour  et  de  jardin  à  la  ferme  :  il 
est  planté  de  pruniers  et  de  poiriers.  Le  puits  que  l'on  a  creusé  au 
milieu  est  accompagné  de  deux  piliers  qui  portent  les  seaux  ;  un  de 
ces  piliers  est  composé  de  boue  séchée  et  de  pierres  entassées  au 
hasard,  l'autre  est  fait  d'un  beau  tronçon  de  colonne  cannelée  ;  mais 
pour  dérober  la  magniûcence  de  ce  second  pilier,  et  le  rapprocher  de 
la  rusticité  du  premier,  la  nature  a  jeté  dessus  un  manteau  de  lierre. 
Un  troupeau  de  porcs  noirs  fouilloit  et  bouleversojt  le  gazon  qui  recou- 
vre les  gradins  du  théâtre  :  pour  ébranler  les  sièges  des  maîtres  de 
la  terre,  la  Providence  n'avoit  eu  besoin  que  de  faire  croître  quel- 
ques racines  de  fenouil  entre  les  jointures  de  ces  sièges  et  de  livrer 
l'ancienne  enceinte  de  l'élégance  romaine  aux  immondes  animaux  du 
fidèle  Eumée. 

Du  théâtre,  en  montant  par  l'escalier  de  la  ferme,  je  suis  arrivé  à 
la  Paleslrine,  semée  de  plusieurs  débris.  La  voûte  d'une  salle  conserve 
des  ornements  d'un  dessin  exquis. 

Là  commence  le  vallon  appelé  par  Adrien  la  Vallée  de  Tempe  : 

Est  nemus  ^moniœ,  praerupta  quod  undique  claudit 
Sylva. 

J'ai  VU  à  Stowe,  en  Angleterre,  la  répétition  de  cette  fantaisie  impé- 
riale; mais  Adrien  avoit  taillé  son  jardin  anglais  en  homme  qui  pos- 
sédoit  le  monde. 

Au  bout  d'un  petit  bois  d'ormes  et  de  chênes  verts,  on  aperçoit  des 
ruines  qui  se  prolongent  le  long  de  la  vallée  de  Tempe  ;  doubles  et  triples 


282  VOYAGE  EN   ITALIE. 

portiques,  qui  servoieni  à  soutenir  les  terrasses  des  fabriques  d'Adrien. 
La  vallée  continue  à  s'élendre  à  perte  de  vue  vers  le  midi  ;  le  fond  en 
est  planté  de  roseaux,  d'oliviers  et  de  cyprès.  La  colline  occidentale 
du  vallon,  figurant  la  chaîne  de  l'Olympe,  est  décorée  par  la  masse  du 
Palais,  de  la  Bibliothèque,  des  Hospices,  des  temples  d'Hercule  et  de 
Jupiter,  et  par  les  longues  arcades  festonnées  de  lierre  qui  portoient 
ces  édifices.  Une  colline  parallèle,  mais  moins  haute,  borde  la  vallée 
à  l'orient;  derrière  cette  colline  s'élèvent  en  amphithéâtre  les  mon- 
tagnes de  Tivoli,  qui  dévoient  représenter  VOssa. 

Dans  un  champ  d'oliviers,  un  coin  du  mur  de  la  villa  de  Brutus  fait 
le  pendant  des  débris  de  la  villa  de  César.  La  liberté  dort  en  paix  avec 
le  despotisme  :  le  poignard  de  l'une  et  la  hache  de  l'autre  ne  sont  plus 
que  des  fers  rouilles  ensevelis  sous  les  mêmes  décombres. 

De  l'immense  bâtiment  qui,  selon  la  tradition,  étoit  consacré  à 
recevoir  les  étrangers,  on  parvient,  en  traversant  des  salles  ouvertes 
de  toutes  parts,  à  l'emplacement  de  la  Bibliothèque.  Là  commence  un 
dédale  de  ruines  entrecoupées  de  jeunes  taillis,  de  bouquets  de  pins, 
de  champs  d'oliviers,  de  plantations  diverses  qui  charment  les  yeux  et 
attristent  le  cœur. 

Un  fragment  détaché  tout  à  coup  de  la  voûte  de  la  Bibliothèque  a 
roulé  à  mes  pieds,  comme  je  passois  :  un  peu  de  poussière  s'est  élevée, 
quelques  plantes  ont  été  déchirées  et  entraînées  dans  sa  chute.  Les 
plantes  renaîtront  demain  ;  le  bruit  et  la  poussière  se  sont  dissipés  à 
Tintant  :  voilà  ce  nouveau  débris  couché  pour  des  siècles  auprès  de 
ceux  qui  paroissoient  l'attendre.  Les  empires  se  plongent  de  la  sorte 
dans  l'éternité,  où  ils  gisent  silencieux.  Les  hommes  ne  ressemblent 
pas  mal  aussi  à  ces  ruines  qui  viennent  tour  à  tour  joncher  la  terre  : 
la  seule  différence  qu'il  y  ait  entre  eux,  comme  entre  ces  ruines,  c'est 
que  les  uns  se  précipitent  devant  quelques  spectateurs,  et  que  les 
autres  tombent  sans  témoins. 

J'ai  passé  de  la  Bibliothèque  au  cirque  du  Lycée  :  on  venoit  d'y  cou- 
per des  broussailles  pour  faire  du  feu.  Ce  cirque  est  appuyé  contre  le 
temple  des  Stoïciens.  Dans  le  passage  qui  mène  à  ce  temple,  en  jetant 
les  yeux  derrière  moi,  j'ai  aperçu  les  hauts  murs  lézardés  de  la  Biblio- 
thi'que,  lesquels  dominoient  les  murs  moins  élevés  du  Cirque.  Les 
premiers,  à  demi  cachés  dans  des  cimes  d'oliviers  sauvages,  étoient 
eux-mêmes  dominés  d'un  énorme  pin  à  parasol,  et  au-dessus  de  ce 
pin  s'élevoit  le  dernier  pic  du  mont  Calva,  coiffé  d'un  nuage.  Jamais  le 
ciel  et  la  terre,  les  ouvrages  de  la  nature  et  ceux  des  honmies  ne  se 
sont  mieux  mariés  dans  un  tableau. 

Le  temple  des  Stoïciens  est  peu  éloigné  de  la  place  d'Armes.  Par 


VOYAGE  EN   ITALIE.  283 

l'ouverture  d'un  portique,  on  découvre,  comme  dans  un  optique,  au 
bout  d'une  avenue  d'oliviers  et  de  cyprès,  la  montagne  de  P.alomba, 
couronnée  du  premier  village  de  la  Sabine.  A  gauche  du  Pœcile,  et 
sous  le  Pœcile  même,  on  descend  dans  les  Cento-Cellss  des  gardes  pré- 
toriennes :  ce  sont  des  loges  voûtées  de  huit  pieds  à  peu  près  en  carré, 
à  deux,  trois  et  quatre  étages,  n'ayant  aucune  communication  entre 
elles,  et  recevant  le  jour  par  la  porte.  Un  fossé  règne  le  long  de  ces 
cellules  militaires,  où  il  est  probable  qu'on  entroit  au  moyen  d'un 
pont  mobile.  Lorsque  les  cent  ponts  étoient  abaissés,  que  les  préto- 
riens passoient  et  repassoient  sur  ces  ponts,  cela  devoit  offrir  un  spec- 
tacle singulier,  au  milieu  des  jardins  de  l'empereur  philosophe  qui  mit 
un  dieu  de  plus  dans  l'olympe.  Le  laboureur  du  patrimoine  de  saint 
Pierre  fait  aujourd'hui  sécher  sa  moisson  dans  la  caserne  du  légion- 
naire romain.  Quand  le  peuple-roi  et  ses  maîtres  élevoient  tant  de 
monuments  fastueux,  ils  ne  se  doutoient  guère  qu'ils  bâtisçoient  les 
caves  et  les  greniers  d'un  chevrier  de  la  Sabine  et  d'un  fermier 
d'Albano. 

Après  avoir  parcouru  une  partie  des  Cento-Cellœ,  j'ai  mis  un  assez 
long  temps  à  me  rendre  dans  la  partie  du  jardin  dépendante  des  Ther- 
mes des  femmes  :  là,  j'ai  été  surpris  par  la  pluie*. 

Je  me  suis  souvent  fait  deux  questions  au  milieu  des  ruines  romai- 
nes :  les  maisons  des  particuliers  étoient  composées  d'une  multitude 
de  portiques,  de  chambres  voûtées,  de  chapelles,  de  salles,  de  galeries 
souterraines,  de  passages  obscurs  et  secrets  :  à  quoi  pouvoit  servir  tant 
de  logement  pour  un  seul  maître?  Les  offices  des  esclaves,  des  hôtes, 
des  clients,  étoient  presque  toujours  construites  à  part. 

Pour  résoudre  cette  première  question,  je  me  figure  le  citoyen 
romain  dans  sa  maison  comme  une  espèce  de  religieux  qui  s'étoit  bâti 
des  cloîtres.  Cette  vie  intérieure,  indiquée  par  la  seule  forma  des  habi- 
tations, ne  seroit-elle  point  une  des  causes  de  ce  calme  qu'on  remarque 
dans  les  écrits  des  anciens?  Cicéron  retrouvoit  dans  les  longues  gale- 
ries de  ses  habitations,  dans  les  temples  domestiques  qui  y  étoient 
cachés,  la  paix  qu'il  avoit  perdue  au  commerce  des  hommes.  Le  jour 
même  que  l'on  recevoit  dans  ces  demeures  sembloit  porter  à  la  quié- 
tude. Il  descendoit  presque  toujours  de  la  voûte  ou  des  fenêtres  per- 
cées très-haut;  cette  lumière  perpendiculaire,  si  égale  et  si  tranquille, 
avec  laquelle  nous  éclairons  nos  salons  de  peinture,  servoit,  si  j'ose 
m'expri mer  ainsi,  servoit  au  Romain  à  contempler  le  tableau  de  sa  vie. 
Nous,  il  nous  faut  des  fenêtres  sur  des  rues,  sur  des  marchés  et  des 

1.  Voyez  ci-après  la  Lettre  sur  Rome  à  M,  de  Fontanes. 


284  VOYAGE  EN   ITALIE. 

carrefours.  Tout  ce  qui  s'agite  et  fait  du  bruit  nous  plaît;  le  recueille- 
ment, la  gravité,  le  silence,  nous  ennuient. 

La  seconde  question  que  je  me  fais  est  celle-ci  :  Pouiquoi  tant  de 
monuments  consacrés  aux  mêmes  usages?  on  voit  incessamment  des 
salles  pour  des  bibliothèques,  et  il  y  àvoit  peu  de  livres  chez  les 
anciens.  On  rencontre  à  chaque  pas  des  thermes  :  les  thermes  de 
Néron,  de  Titus,  de  Caracalla,  de  Dioclétien,  etc.  Quand  Rome  eût  été 
trois  fois  plus  peuplée  qu'elle  ne  l'a  jamais  été,  la  dixième  partie  de 
ces  bains  auroit  suffi  aux  besoins  publics. 

Je  me  réponds  qu'il  est  probable  que  ces  monuments  furent  dès 
l'époque  de  leur  érection  de  véritables  ruines  et  des  lieux  délaissés. 
Un  empereur  renversoit  ou  dépouilloit  les  ouvrages  de  son  devancier, 
afin  d'entreprendre  lui-même  d'autres  édifices,  que  son  successeur  se 
hâtoit  à  son  tour  d'abandonner.  Le  sang  et  les  sueurs  des  peuples 
furent  employés  aux  inutiles  travaux  de  la  vanité  d'un  homme,  jus- 
qu'au jour  où  les  vengeurs  du  monde,  sortis  du  fond  de  leurs  forêts, 
vinrent  planter  l'humble  étendard  de  la  croix  sur  ces  monuments  de 
l'orgueil. 

La  pluie  passée,  j'ai  visité  le  Stade,  pris  connoissance  du  temple  de 
Diane,  en  face  duquel  s'élevoit  celui  de  Vénus,  et  j'ai  pénétré  dans  les 
décombres  du  palais  de  l'empereur.  Ce  qu'il  y  a  de  mieux  conservé 
dans  cette  destruction  informe  est  une  espèce  de  souterrain  ou  de  ci- 
terne formant  un  carré,  sous  la  cour  même  du  palais.  Les  murs  de  ce 
souterrain  étoient  doubles  :  chacun  des  deux  murs  a  deux  pieds  et 
demi  d'épaisseur,  et  l'intervalle  qui  les  sépare  est  de  deux  pouces. 

Sorti  du  palais,  je  l'ai  laissé  sur  la  gauche  derrière  moi,  en  m'avan- 
çant  à  droite  vers  la  campagne  romaine.  A  travers  un  champ  de  blé, 
semé  sur  des  caveaux,  j'ai  abordé  les  thermes,  connus  encore  sous  le 
nom  de  chambres  des  philosophes  ou  de  salles  prétoriennes  :  c'est  une  des 
ruines  les  plus  imposantes  de  toute  la  villa.  La  beauté,  la  hauteur,  la 
hardiesse  et  la  légèreté  des  voûtes,  les  divers  enlacements  des  portiques 
qui  se  croisent,  se  coupent  ou  se  suivent  parallèlement,  le  paysage  qui 
joue  derrière  ce  grand  morceau  d'architecture,  produisent  un  effet  sur- 
prenant. La  villa  Adriana  a  fourni  quelques  restes  précieux  de  pein- 
ture. Le  peu  d'arabesques  que  j'y  ai  vues  est  d'une  grande  sagesse  de 
composition  et  d'un  dessin  aussi  délicat  que  pur. 

LaNaumachie  se  trouve  derrière  les  thermes,  bassin  creusé  de  main 
d'homme,  où  d'énormes  tuyaux,  qu'on  voit  encore,  amenoient  des 
fleuves.  Ce  bassin,  maintenant  à  sec,  étoit  rempli  d'eau,  et  l'on  y  figuroit 
des  bat;iiiles  navales.  On  sait  que  dans  ces  fêtes  un  ou  deux  milliers 
d'hommes  s'égorgeoient  quelquefois  pour  divertir  la  populace  romaine. 


VOYAGE  EN   ITALIE.  285 

Autour  delà  Naumachie  s'élevoicnt  des  teriasses  destine'es  aux  spec- 
tateurs :  ces  terrasses  étoient  appuyées  par  des  portiques  qui  servoient 
de  chantiers  ou  d'abris  aux  galères. 

Un  temple  imité  de  celui  de  Sérapis  en  Egypte  ornoit  cette  scène. 
La  moitié  du  grand  dôme  de  ce  temple  est  tombée.  A  la  vue  de  ces 
piliers  sombres,  de  ces  cintres  concentriques,  de  ces  espèces  d'enton- 
noirs où  mugissoit  l'oracle,  on  sent  qu'on  n'habite  plus  l'Italie  et  la 
Grèce,  que  le  génie  d'im  autre  peuple  a  présidé  à  ce  monument.  Un 
vieux  sanctuaire  offre  sur  ses  murs  verdâtres  et  humides  quelques 
traces  du  pinceau.  Je  ne  sais  quelle  plainte  erroit  dans  l'édifice  aban- 
donné. 

J'ai  gagné  de  là  le  temple  de  Pluton  et  de  Proserpine,  vulgairement 
appelé  l'Entrée  de  l'Enfer.  Ce  temple  est  maintenant  la  demeure  d'un 
vigneron  :  je  n'ai  pu  y  pénétrer  :  le  maître  comme  le  dieu  n'y  étoit  pas. 
Au-dessous  de  l'Entrée  de  l'Enfer  s'étend  un  vallon  appelé  le  Vallon  du 
Palais  :  on  pourroit  le  prendre  pour  l'Elysée.  En  avançant  vers  le  midi, 
et  suivant  un  mur  qui  soutenoit  les  terrasses  attenantes  au  temple  de 
Pluton,  j'ai  aperçu  les  dernières  ruines  de  la  villa,  situées  à  plus  d'une 
lieue  de  distance. 

Revenu  sur  mes  pas,  j'ai  voulu  voir  l'académie,  formée  d'un  jardin, 
d'un  temple  d'Apollon  et  de  divers  bâtiments  destinés  aux  philosophes. 
Un  paysan  m'a  ouvert  une  porte  pour  passer  dans  le  champ  d'un  autre 
propriétaire,  et  je  me  suis  trouvé  à  l'Odéon  et  au  théâtre  grec  :  celui- 
ci  est  assez  bien  conservé  quant  à  la  forme.  Quelque  génie  mélodieux 
étoit  sans  doute  resté  dans  ce  lieu  consacré  à  l'harmonie,  car  j'y  ai 
entendu  siffler  le  merle  le  12  décembre  :  une  troupe  d'enfants  occupés 
à  cueillir  les  olives  faisoit  retentir  de  ses  chants  des  échos  qui  peut- 
être  avoient  répété  les  vers  de  Sophocle  et  la  musique  de  Timothée. 

Là  s'est  achevée  ma  course,  beaucoup  plus  longue  qu'on  ne  la  fait 
ordinairement  :  je  devois  cet  hommage  à  un  prince  voyageur.  On 
trouve  plus  loin  le  grand  portique,  dont  il  reste  peu  de  chose;  plus 
loin  encore,  les  débris  de  quelques  bâtiments  inconnus  ;  enfin ,  les 
Colle  ai  San  Stefano,  oii  se  termine  la  villa,  portent  les  ruines  du 
Prj'tanée. 

Depuis  l'Hippodrome  jusqu'au  Prytanée,  la  villa  Adriana  occupoît 
les  sites  connus  à  présent  sous  le  nom  de  Rocca  Bruna,  Palazza,  Aqua 
Fera  et  les  Colle  di  San  Stefano. 

Adrien  fut  un  prince  remarquable,  mais  non  un  des  plus  grands 
empereurs  romains  ;  c'est  pourtant  un  de  ceux  dont  on  se  souvient  le 
plus  aujourd'hui.  Il  a  laissé  partout  ses  traces  :  une  muraille  célèbre 
dans  la  Grande-Bretagne,  peut-être  l'arène  de  JNîmes  et  le  pont  du 


286  VOYAGE   EN   ITALIE. 

Gard  dans  les  Gaules,  des  temples  en  Egypte,  des  aqueducs  à  Troie, 
une  nouvelle  ville  à  Jérusalem  et  à  Athènes,  un  pont  où  l'on  passe 
encore,  et  une  foule  d'autres  monuments  à  Rome,  attestent  le  goût, 
l'activité  et  la  puissance  d'Adrien.  Il  étoit  lui-même  poëte,  peintre  et 
architecte.  Son  siècle  est  celui  de  la  restauration  des  arts. 

La  destinée  du  3Iole  Adriani  est  singulière  :  les  ornements  de  ce 
sépulcre  servirent  d'armes  contre  les  Goths.  La  civilisation  jeta  des 
colonnes  et  des  statues  à  la  tête  de  la  barbarie,  ce  qui  n'empêcha  pas 
celle-ci  d'entrer.  Le  mausolée  est  devenu  la  forteresse  des  papes  ;  il 
s'est  aussi  converti  en  une  prison  ;  ce  n'est  pas  mentir  à  sa  destination 
primitive.  Ces  vastes  édifices  élevés  sur  les  cendres  des  hommes 
n'agrandissent  point  les  proportions  du  cercueil  :  les  morts  sont  dans 
leur  loge  sépulcrale  comme  cette  statue  assise  dans  un  temple  trop 
petit  d'Adrien  ;  s'ils  vouloient  se  lever,  ils  se  casseroient  la  tête  contre 
la  voûte. . 

Adrien,  en  arrivant  au  trône,  dit  tout  haut  à  l'un  de  ses  ennemis  : 
«  Vous  voilà  sauvé.  »  Le  mot  est  magnanime.  Mais  on  ne  pardonne  pas 
au  génie  comme  on  pardonne  à  la  politique  :  le  jaloux  Adrien,  en 
voyant  les  chefs-d'œuvre  d'Apollodore,  se  dit  tout  bas  :  «  Le  voilà 
perdu;  ))  et  l'artiste  fut  tué. 

Je  n'ai  pas  quitté  la  villa  Adrlana  sans  remplir  d'abord  mes  poches 
de  petits  fragments  de  porphyre,  d'albâtre,  de  vert  antique,  de  mor- 
ceaux de  stuc  peint  et  de  mosaïque  ;  ensuite  j'ai  tout  jeté. 

Elles  ne  sont  déjà  plus  pour  moi,  ces  ruines,  puisqu'il  est  probable 
que  rien  ne  m'y  ramènera.  On  meurt  à  chaque  moment  pour  un 
temps,  une  chose,  une  personne  qu'on  ne  reverra  jamais  :  la  vie  est 
une  mort  successive.  Beaucoup  de  voyageurs ,  mes  devanciers,  ont 
écrit  leur  nom  sur  les  marbres  de  la  villa  Adriana;  ils  ont  espéré 
prolonger  leur  existence  en  attachant  à  des  lieux  célèbres  un  souvenir 
de  leur  passage  ;  ils  se  sont  trompés.  Tandis  que  je  m'efforçois  de  lire 
un  de  ces  noms,  nouvellement  crayonné  et  que  je  croyois  reconnoître, 
un  oiseau  s'est  envolé  d'une  touffe  de  lierre  ;  il  a  fait  tomber  quelques 
gouttes  de  la  pluie  passée  ;  le  nom  a  disparu. 

A  demain  la  villa  d'Est'. 

1.  Voyez  ci-après  la  Lettre  sur  Home. 


VOYAGE  EN   ITALIE.  287 


LE    VATICAN. 

22  décembre  1S02. 

J'aî  visité  le  Vatican  à  une  heure.  Beau  jour,  soleil  brillant,  air 
extrêmement  doux. 

Solitude  de  ces  grands  escaliers,  ou  plutôt  de  ces  rampes  où  l'on 
peut  monter  avec  des  mulets  ;  solitude  de  ces  galeries  ornées  des 
chefs-d'œuvre  du  génie,  où  les  papes  d'autrefois  passoient  avec  toutes 
leurs  pompes;  solitude  de  ces  Loges  que  tant  d'artistes  célèbres  ont 
étudiées,  que  tant  d'hommes  illustres  ont  admirées  :  le  Tasse,  Arioste, 
Montaigne,  Milton,  Montesquieu,  des  reines,  des  rois  ou  puissants 
tombés,  et  tous  ces  pèlerins  de  toutes  les  parties  du  monde. 

Dieu  débrouillant  le  chaos. 

J'ai  remarqué  l'ange  qui  suit  Loth  et  sa  femme. 

Belle  vue  de  Frascati  par-dessus  Rome,  au  coin  ou  au  coude  de  la 
galerie. 

Entrée  dans  les  Chambres.  —  Bataille  de  Constantin  :  le  tyran  et  son 
cheval  se  noyant. 

Saint  Léon  arrêtant  Attila.  Pourquoi  Raphaël  a-t-il  donné  un  air  fier 
et  non  religieux  au  groupe  chrétier  ?  pour  exprimer  le  sentiment  de 
l'assistance  divine. 

Le  Saint-Sacrement,  premier  ouvrage  de  Raphaël  :  froid,  nulle  piété, 
mais  disposition  et  figures  admirables. 

Apollon,  les  Muses  et  les  Poètes.  —  Caractère  des  poètes  bien 
exprimé.  Singulier  mélange. 

Héliodore  chassé  du  temple.  —  Un  ange  remarquable,  une  figure 
de  femme  céleste,  imitée  par  Girodet  dans  son  Ossian. 

L'incendie  du  bourg.  —  La  femme  qui  porte  un  vase  :  copiée  sans 
cesse.  Contraste  de  Thomme  suspendu  et  de  l'homme  qui  veut  atteindre 
l'enfant  ;  l'art  trop  visible.  Toujours  la  femme  et  l'enfant  rendus  mille 
fois  par  Raphaël,  et  toujours  excellemment. 

L'École  d'Athènes  :  j'aime  autant  le  carton.  ' 

Saint  Pierre  délivré.  —  Effet  des  trois  lumières,  cité  partout. 

Bibliothèque  :  porte  de  fer,  hérissée  de  pointes  ;  c'est  bien  la  por^  e 
de  la  science.  Armes  d'un  nape  :  trois  abeilles  ;  symbole  heureux. 

Magnifique  vaisseau  :  livras  invisibles.  Si  on  les  communiquoit,  on 
pourroit  refaire  ici  l'histoire  moderne  tout  entière. 


288  VOYAGE   EN   ITALIE. 

Musée  chrétien.  —  Instruments  de  martyre  :  griffes  de  fer  pour 
déchirer  la  peau,  grattoir  pour  l'enlever,  martinets  de  fer,  petites 
tenailles  :  belles  antiquités  chrétiennes  I  Comment  souffroit-on  autre- 
fois? comme  aujourd'hui,  témoin  ces  instruments.  En  fait  de  douleurs, 
l'espèce  humaine  est  stationnaire. 

Lampes  trouvées  dans  les  catacombes.  —  Le  chçistianisme  com- 
mence à  un  tombeau;  c'est  à  la  lampe  d'un  mort  qu'on  a  pris  cette 
lumière  qui  a  éclairé  le  monde.  —  Anciens  calices,  anciennes  croix, 
anciennes  cuillères  pour  administrer  la  communion.  —  Tableaux 
apportés  de  Grèce  pour  les  sauver  des  iconoclastes. 

Ancienne  figure  de  Jésus-Christ,  reproduite  depuis  par  les  peintres  ; 
elle  ne  peut  guère  remonter  au  delà  du  viii^  siècle.  Jésus-Christ  étoit-il 
le  plus  beau  des  hommes,  ou  étoit-il  laid  ?  Les  Pères  grecs  et  les  Pères 
latins  se  sont  partagés  d'opinion  :  je  tiens  pour  la  beauté. 

Donation  à  l'Église  sur  papyrus  :  le  monde  recommence  ici. 

3Iusée  antique.  —  Chevelure  d'une  femme  trouvée  dans  un  tombeau. 
Est-ce  celle  de  la  mère  des  Gracques?  est-ce  celle  de  Délie,  de  Cinthie, 
de  Lalagé  ou  de  Lycinie ,  dont  Mécène,  si  nous  en  croyons  Horace, 
n'auroit  pas  voulu  changer  un  seul  cheveu  contre  toute  l'opulence 
d'un  roi  de  Phrygie  : 

Aut  pinguis  Plirjfgiœ  mygdonias  opes 
Permutare  velis  crine  Lycinite? 

Si  quelque  chose  emporte  l'idée  de  la  fragilité,  ce  sont  les  cheveux 
d'une  jeune  femme,  qui  furent  peut-être  l'objet  de  l'idolâtrie  de  la 
plus  volage  des  passions,  et  pourtant  ils  ont  survécu  à  l'empire 
romain.  La  mort,  qui  brise  toutes  les  chaînes,  n'a  pu  rompre  ce  léger 
roseau. 

Belle  colonne  torse  d'albâtre.  Suaire  d'amiante  retiré  d'un  sarco- 
phage :  la  mort  n'en  a  pas  moins  consumé  sa  proie. 

Vase  étrusque.  Qui  a  bu  à  cette  coupe?  un  mort.  Toutes  les  choses 
dans  ce  musée  sont  trésor  du  sépulcre,  soit  qu'elles  aient  servi  aux 
rites  des  funérailles  ou  qu'elles  aient  appartenu  aux  fonctions  de  la 
vie. 


VOYAGE  EN   ITALIE.  2Z^ 


MUSÉE   CAPITOLIN. 

23  décembre  1803. 

La  Colonne  Milliaîre.  Dans  la  cour  les  pieds  et  la  tête  d'un  colosse  : 
l'a-t-on  fait  exprès  ? 

Dans  le  Sénat  :  noms  des  sénateurs  modernes  ;  Louve  frappée  de  la 
foudre  ;  Oies  du  Capitole  : 

Tous  les  siècles  y  sont,  on  y  voit  tous  les  temps; 
Là  sont  les  devanciers  avec  leurs  descendants. 

Mesures  antiques  de  blé,  d'huile  et  de  vin,  en  forme  d'autel,  avec 
des  têtes  de  lion. 

Peintures  représentant  les  premiers  événements  de  la  république 
romaine. 

Statue  de  Virgile  :  contenance  rustique  et  mélancolique,  front  grave, 
yeux  inspirés,  rides  circulaires  partant  des  narines  et  venant  se  ter- 
miner au  menton,  en  embrassant  la  joue. 

Cicéron  :  une  certaine  régularité  avec  une  expression  de  légèreté  ; 
moins  de  force  de  caractère  que  de  philosophie,  autant  d'esprit  que 
d'éloquence. 

L'Alcibiade  ne  m'a  point  frappé  par  sa  beauté  ;  il  a  du  sot  et  du 
niais. 

Un  jeune  Mithridate  ressemblant  à  un  Alexandre. 

Fastes  consulaires  antiques  et  modernes. 

Sarcophage  d'Alexandre  Sévère  et  de  sa  mère. 

Bas-relief  de  Jupiter  enfant  dans  l'île  de  Crète  :  admirable. 

Colonne  d'albâtre  oriental,  la  plus  belle  connue. 

Plan  antique  de  Rome  sur  un  marbre  :  perpétuité  de  la  ville  Éter- 
nelle. 

Buste  d'Aristote  :  quelque  chose  d'intelligent  et  de  fort. 

Buste  de  Caracalla  :  œil  contracté;  nez  et  bouche  pointus;  l'air 
féroce  et  fou. 

Buste  de  Domitien  :  lèvres  serrées. 

Buste  de  Néron  :  visage  gros  et  rond ,  enfoncé  vers  les  yeux ,  de 
manière  que  le  front  et  le  menton  avancent:  l'air  d'un  esclave  grec 
débauché. 

Bustes  d'Agrippine  et  de  Germanicus  :  la  seconde  figure  longue  et 
maigre  ;  la  première,  sérieuse. 

VI.  19 


290  VOYAGE  EN   ITALIE. 

Buste  de  Julien  :  front  petit  et  étroit. 

Buste  de  Marc-Aurèle  :  grand  front,  œil  élevé  vers  le  ciel  ainsi  que 
le  sourcil. 

Buste  de  Vitellius  :  gros  nez  ,  lèvres  minpes,  joues  bouffies,  petits 
yeux,  tête  un  peu  abaissée  comme  le  porc. 

Buste  de  César  :  figure  maigre,  toutes  les  rides  profondes,  l'air  pro- 
digieusement spirituel ,  le  front  proéminent  entre  les  yeux ,  comme  si 
Ja  peau  étoit  amoncelée  et  coupée  d'une  ride  perpendiculaire,  sourcils 
surbaissés  et  touchant  l'œil,  la  bouche  grande  et  singulièrement 
expressive;  on  croit  qu'elle  va  parler,  elle  sourit  presque;  le  nez 
saillant,  mais  pas  aussi  aquilin  qu'on  le  trace  ordinairement;  les 
tempes  aplaties  comme  chez  Buonaparte;  presque  point  d'occiput; 
le  menton  rond  et  double  ;  les  narines  un  peu  fermées  :  figure  d'ima- 
gination et  de  génie. 

Un  bas-relief  :  Endymion  dormant  assis  sur  un  rocher  ;  sa  tête  est 
penchée  dans  sa  poitrine ,  et  un  peu  appuyée  sur  le  bois  de  sa  lance , 
qui  repose  sur  son  épaule  gauche  ;  la  main  gauche,  jetée  négligem- 
ment sur  cette  lance,  tient  à  peine  la  laisse  d'un  chien  qui,  planté  sur 
ses  pattes  de  derrière ,  cherche  à  regarder  au-dessus  du  rocher.  C'est 
un  des  plus  beaux  bas-reliefs  connus  '. 

Des  fenêtres  du  Capitole  on  découvre  tout  le  Forum,  les  temples  de 
la  Fortune  et  de  la  Concorde,  les  deux  colonnes  du  temple  de  Jupiter 
Stator,  les  Rostres,  le  temple  de  Faustine,  le  temple  du  Soleil,  le 
temple  de  la  Paix,  les  ruines  du  palais  doré  de  Néron,  celles  du 
Colisée ,  les  arcs  de  triomphe  de  Titus ,  de  Septime  Sévère ,  de  Cons- 
tantin ;  vaste  cimetière  des  siècles ,  avec  leurs  monuments  funèbres , 
portant  la  date  de  leur  décès. 


GALERIE   DORIA. 

24  décembre  1803. 

Gaspard  Poussin  :  grand  paysage.  Vues  de  Naples.  Frontispice  d'un 
temple  en  ruine  dans  une  campagne. 
Cascade  de  Tivoli  et  temple  de  la  Sibylle. 
Paysage  de  Claude  Lorrain.  Une  fuite  en  Egypte  du  môme  :  la 

i.  J'ai  fuit  usage  de  cetto  pose  dans  Les  Martyrs. 


VOYAGE   EN   ITALIE.  201 

Vierge,  arrêtée  au  bord  d'un  bois,  tient  l'Enfant  sur  ses  genoux;  un 
ange  présente  des  mets  à  l'Enfant,  et  saint  Joseph  ôte  le  bât  de  l'âne; 
un  pont  dans  le  lointain  ,  sur  lequel  passent  des  chameaux  et  leurs 
conducteurs  ;  un  horizon  où  se  dessinent  à  peine  les  édifices  d'une 
grande  ville  :  le  calme  de  la  lumière  est  merveilleux. 

Deux  autres  petits  paysages  de  Claude  Lorrain,  dont  l'un  représente 
une  espèce  de  mariage  patriarcal  dans  un  bois  :  c'est  peut-être  l'ou- 
vrage le  plus  fini  de  ce  grand  peintre. 

Une  fuite  en  Ég^'pte ,  de  Nicolas  Poussin  :  la  Vierge  et  l'Enfant , 
portés  sur  un  âne  que  conduit  un  ange,  descendent  d'une  colline  dans 
un  bois  ;  saint  Joseph  suit  :  le  mouvement  du  vent  est  marqué  sur  les 
vêtements  et  sur  les  arbres. 

Plusieurs  paysages  du  Dominiquin  :  couleur  vive  et  brillante  ;  les 
sujets  riants;  mais  en  général  un  ton  de  verdure  cru  et  une  lumière 
peu  vaporeuse,  peu  idéale  :  chose  singulière  !  ce  sont  des  yeux  françois 
qui  ont  mieux  vu  la  lumière  de  l'Italie. 

Paysage  d'Annibal  Garrache  :  grande  vérité,  mais  point  d'élévation 
de  style. 

Diane  et  Endymion ,  de  Rubens  :  l'idée  est  heureuse.  Endymion  est 
à  peu  près  endormi  dans  la  position  du  beau  bas-relief  du  Gapitoîe  ; 
Diane  suspendue  dans  l'air  appuie  légèrement  une  main  sur  l'épaule 
du  chasseur,  pour  donner  à  celui-ci  un  baiser  sans  l'éveiller;  la  main 
de  la  déesse  de  la  nuit  est  d'une  blancheur  de  lune,  et  sa  tète  se  dis- 
tingue à  peine  de  l'azur  du  firmament.  Le  tout  est  bien  dessiné;  mais 
quand  Rubens  dessine  bien ,  il  peint  mal  :  le  grand  coloriste  perdoit 
sa  palette  quand  il  retrouvoit  son  crayon. 

Deux  têtes,  par  Raphaël.  Les  quatre  Avares,  par  Albert  Durer,  Le 
Temps  arrachant  les  plumes  de  l'Amour,  du  Titien  ou  de  l'Albane  : 
maniéré  et  froid  ;  une  chair  toute  vivante. 

Noces  Aldobrandines,  copie  de  Nicolas  Poussin  :  dix  figures  sur  un 
même  plan,  formant  trois  groupes  de  trois,  quatre,  et  trois  figures. 
Le  fond  est  une  espèce  de  paravent  gris  à  hauteur  d'appui  ;  les  poses 
et  le  dessin  tiennent  de  la  simplicité  de  la  sculpture  ;  on  diroit  d'un 
bas-relief.  Point  de  richesse  de  fond,  point  de  détails,  de  draperies, 
de  meubles,  d'arbres,  point  d'accaesoire  quelconque,  rien  que  les 
personnages  naturellement  groupés. 


202  VOYAGE  EN   ITALIE. 

PROMENADE  DANS  ROME 

AU  CLAIR  DE  LUNE. 

Du  haut  de  la  Trinité  du  Mont ,  les  clochers  et  les  édifices  lointains 
paraissent  comme  les  ébauches  effacées  d'un  peintre ,  ou  comme  des 
côtes  inégales  vues  de  la  mer,  du  bord  d'un  vaisseau  à  l'ancre. 

Ombre  de  l'obélisque  :  combien  d'hommes  ont  regardé  cette  ombre 
en  Ég^'pte  et  à  Rome  ? . 

Trinité  du  Mont  déserte  :  un  chien  aboyant  dans  cette  retraite  des 
François.  Une  petite  lumière  dans  la  chambre  élevée  de  la  villa 
Médicis. 

Le  Cours  :  calme  et  blancheur  des  bâtiments,  profondeur  des 
ombres  transversales.  Place  Colonne  :  Colonne  Antonine  à  moitié 
éclairée. 

Panthéon  :  sa  beauté  au  clair  de  la  lune. 

Colisée  :  sa  grandeur  et  son  silence  à  cette  même  clarté. 

Saint-Pierre  :  effet  de  la  lune  sur  son  dôme ,  sur  le  Vatican ,  sur 
l'obélisque,  sur  les  deux  fontaines ,  sur  la  colonnade  circulaire. 

Une  jeune  femme  me  demande  l'aumône  :  sa  tête  est  enveloppée 
dans  son  jupon  relevé  ;  la  poverina  ressemble  à  une  madone  :  elle  a 
bien  choisi  le  temps  et  le  lieu.  Si  j'étois  Raphaël,  je  ferois  un  tableau. 
Le  Romain  demande  parce  qu'il  meurt  de  faim  ;  il  n'importune  pas  si 
on  le  refuse  ;  comme  ses  ancêtres ,  il  ne  fait  rien  pour  vivre  :  il  faut 
que  son  sénat  ou  son  prince  le  nourrisse. 

Rome  sommeille  au  milieu  de  ces  ruines.  Cet  astre  de  la  nuit,  ce 
globe  que  l'on  suppose  un  monde  fini  et  dépeuplé ,  promène  ses  pâles 
solitudes  au-dessus  des  solitudes  de  Rome  ;  il  éclaire  des  rues  sans 
habitants,  des  enclos,  des  places,  des  jardins  où  il  ne  passe  personne, 
des  monastères  où  l'on  n'entend  plus  la  voix  des  cénobites,  des 
cloîtres  qui  sont  aussi  déserts  que  les  portiques  du  Colisée. 

Que  se  passoit-il  il  y  a  dix-huit  siècles  à  pareille  heure  et  aux 
mêmes  lieux?  Non-seulement  l'ancienne  Italie  n'est  plus,  mais  l'Italie 
du  moyen  âge  a  disparu.  Toutefois  la  trace  de  ces  deux  Italies  est  encore 
bien  marquée  à  Rome  :  si  la  Rome  moderne  montre  son  Saint-Pierre 
et  tous  ses  chefs-d'œuvre ,  la  Rome  ancienne  lui  oppose  son  Panthéon 
et  tous  ses  débris;  si  l'une  fait  descendre  du  Capitole  ses  consuls  et 
ses  emporonrs,  l'autre  amène  du  Vatican  la  longue  suite  de  ses  pon- 
tifes. Le  Tibre  sépare  les  deux  gloires  :  assises  dans  la  môme  poiis- 


VOYAGE   EN   ITALIE.  293 

sière ,  Rome  païenne  s'enfonce  de  plus  en  plus  dans  ses  tombeaux,  et 
Rome  chrétienne  redescend  peu  à  peu  dans  les  catacombes  d'où  elle 
est  sortie. 

J'ai  dans  la  tête  le  sujet  d'une  vingtaine  de  lettres  sur  l'Italie ,  qui 
peut-être  se  feroient  lire,  si  je  parvenois  à  rendre  mes  idées  telles  que 
je  les  conçois  :  mais  les  jours  s'en  vont,  et  le  repos  me  manque.  Je 
me  sens  comme  un  voyageur  qui  forcé  de  partir  demain  a  envoyé 
devant  lui  ses  bagages.  Les  bagages  de  l'homme  sont  ses  illusions  et 
ses  années;  il  en  remet  à  chaque  minute  une  partie  à  celui  que 
l'Écriture  appelle  un  courrier  rapide  :  le  Temps  '. 


VOYAGE  DE  NAPLES. 


Terracine,  31  décembre. 

Voici  les  personnages,  les  équipages,  les  choses  et  les  objets  que 
l'on  rencontre  pêle-mêle  sur  les  routes  de  l'Italie  :  des  Anglois  et  des 
Russes,  qui  voyagent  à  grands  frais  dans  de  bonnes  berlines,  avec  tous 
les  usages  et  les  préjugés  de  leurs  pays;  des  familles  italiennes  qui 
passent  dans  de  vieilles  calèches  pour  se  rendre  économiquement  aux 
vendanges;  des  moines  à  pied,  tirant  par  la  bride  une  mule  rétive 
chargée  de  reliques;  des  laboureurs  conduisant  des  charrettes  que 
traînent  de  grands  bœufs,  et  qui  portent  une  petite  image  de  la  Vierge 
élevée  sur  le  timon  au  bout  d'un  bâton  ;  des  paysannes  voilées  ou  les 
cheveux  bizarrement  tressés,  jupon  court  de  couleur  tranchante,  cor- 
sets ouverts  aux  mamelles,  et  entrelacés  avec  des  rubans,  colliers  et 
bracelets  de  coquillages  ;  des  fourgons  attelés  de  mulets  ornés  de  son- 
nettes, de  plumes  et  d'étoffe  rouge  ;  des  bacs,  des  ponts  et  des  mou- 

i.  De  cette  vingtaine  ae  lettres  que  j'avois  dans  la  tête,  je  n'en  ai  écrit  qu'une 
seule,  la  Lettre  sur  Rome  à  M.  de  Fontanes.  Les  divers  fragments  qu'on  vient 
de  lire  ot  qu'on  va  lire  dévoient  former  le  texte  des  autres  lettres;  mais  j'ai  achevé 
de  décrire  Rome  et  Naples  dans  le  quatrième  et  dans  le  cinquième  livre  des  Mar- 
tyrs. II  ne  manque  donc  à  tout  ce  que  je  voulois  dire  sur  l'Italie  que  la  partio 
historique  et  politique. 


29/i  VOYAGE  EN   ITALIE. 

lins  ;  des  troupeaux  d'ânes ,  de  chèvres,  de  moutons;  des  voiturins,  des 
courriers,  la  tête  enveloppée  d'un  réseau  comme  les  Espagnols;  des 
enfants  tout  nus  ;  des  pèlerins,  des  mendiants,  des  pénitents  blancs  ou 
noirs  ;  des  militaires  cahotés  dans  de  méchantes  carrioles  ;  des  escoua- 
des de  gendarmerie  ;  des  vieillards  mêlés  à  des  femmes.  L'air  de  bien- 
veillance est  grand,  mais  grand  est  aussi  l'air  de  curiosité  ;  on  se  suit 
des  yeux  tant  qu'on  peut  se  voir,  comme  si  on  vouloit  se  parler,  et 
l'on  ne  se  dit  mot. 

Dix  heures  du  soir. 

J'ai  ouvert  ma  fenêtre  :  les  flots  venoient  expirer  au  pied  des  murs 
de  l'auberge.  Je  ne  revois  jamais  la  mer  sans  un  mouvement  de  joie 
et  presque  de  tendresse. 

Gaète,  1"  janvier  1804. 

Encore  une  année  écoulée  1 

En  sortant  de  Fondi  j'ai  salué  le  premier  verger  d'orangers  :  ces 
beaux  arbres  étoient  aussi  chargés  de  fruits  mûrs  que  pourroient  l'être 
les  pommiers  les  plus  féconds  de  la  Normandie.  Je  trace  ce  peu  de 
mots  à  Gaète,  sur  un  balcon,  à  quatre  heures  du  soir,  par  un  soleil 
superbe  ,  ayant  en  vue  la  pleine  mer.  Ici  mourut  Cicéron ,  dans  cette 
patrie,  comme  il  le  dit  lui-même,  qu'il  avoit  sauvée  :  3Ioriarinpatria 
sœpe  servata.  Cicéron  fut  tué  par  un  homme  qu'il  avoit  jadis  défendu  ; 
ingratitude  dont  l'histoire  fourmille.  Antoine  reçut  au  Forum  la  tête 
et  les  mains  de  Cicéron  ;  il  donna  une  couronne  d'or  et  une  somme  de 
200,000  livres  à  l'assassin;  ce  n'étoit  pas  le  prix  de  la  chose  :  la  tête 
fut  clouée  à  la  tribune  publique  entre  les  deux  mains  de  l'orateur. 
Sous  Néron  on  louoit  beaucoup  Cicéron  ;  on  n'en  parla  pas  sous 
Auguste.  Du  temps  de  Néron  le  crime  s'étoit  perfectionné;  les  vieux 
assassinats  du  divin  Auguste  étoient  des  vétilles,  des  essais,  presque 
de  l'innocence  au  milieu  des  forfaits  nouveaux.  D'ailleurs  on  étoit  déjà 
loin  de  la  liberté  ;  on  ne  savoit  plus  ce  que  c'étoit  :  les  esclaves  qui 
assistoient  aux  jeux  du  cirque  alloicnt-ils  prendre  feu  pour  les  rêveries 
des  Caton  et  des  Brutus?  Les  rhéteurs  pouvoient  donc,  en  toute  sûreté 
de  servitude,  louer  le  paysan  d'Arpinum.  Néron  lui-même  auroit  été 
homme  à  débiter  des  harangues  sur  l'excellence  de  la  liberté  ;  et  si  le 
peuple  romain  se  fût  endormi  pendant  ces  harangues,  comme  il  est  à 
croire,  son  maître,  selon  la  coutume,  l'eût  fait  réveiller  à  coups  de 
bâton  pour  le  forcer  d'applaudir. 


VOYAGE  EN   ITALIE.  295 


Naples,  2  janvier. 


Le  duc  d'Anjou ,  roi  de  Naples,  frère  de  saint  Louis,  fît  mettre  à 
mort  Conradin ,  légitime  héritier  de  la  couronne  de  Sicile.  Conradin 
sur  l'échafaud  jeta  son  gant  dans  la  foule  :  qui  le  releva?  Louis  XVI , 
descendant  de  saint  Louis. 

Le  royaume  des  Deux-Siciles  est  quelque  chose  d'à  part  en  Italie  : 
grec  sous  les  anciens  Romains,  il  a  été  sarrasin,  normand,  allemand, 
françoîs,  espagnol,  au  temps  des  Romains  nouveaux. 

L'Italie  du  moyen  âge  étoit  l'Italie  des  deux  grandes  factions  guelfe 
et  gibeline,  l'Italie  des  rivalités  répuLlicaines  et  des  petites  tyrannies; 
on  n'y  entendoit  parler  que  de  crimes  et  de  liberté;  tout  s'y  faisoit  à 
la  pointe  du  poignard.  Les  aventures  de  cette  Italie  tenoient  du 
roman  :  qui  ne  sait  Ugolin,  Françoise  de  Rimini,  Roméo  et  Juliette, 
Othello?  Les  doges  de  Gênes  et  de  Venise,  les  princes  de  Vérone,  de 
Ferrare  et  de  Milan ,  les  guerriers ,  les  navigateurs ,  les  écrivains ,  les 
artistes,  les  marchands  de  cette  Italie  étoient  des  hommes  de  génie  : 
Grimaldi,  Fregose,  Adorni,  Dandolo,  Marin  Zeno,  Morosini,  Gradenigo, 
Scaligieri,  Visconti,  Doria,  Trivulce,  Spinola,  Zeno,  Pisani,  Christophe 
Colomb  ,  Améric  Vespuce ,  Gabato ,  le  Dante ,  Pétrarque ,  Boccace , 
Arioste,  Machiavel,  Cardan,  Pomponace,  Achellini,  Érasme,  Politien, 
Michel-Ange,  Pérugin,  Raphaël,  Jules  Romain ,  Dominiquin ,  Titien , 
Caragio,  les  Médicis;  mais,  dans  tout  cela,  pas  un  chevalier,  rien  de 
l'Europe  transalpine. 

A  Naples ,  au  contraire ,  la  chevalerie  se  mêle  au  caractère  italien , 
et  les  prouesses  aux  émeutes  populaires;  Tancrède  et  le  Tasse,  Jeanne 
de  Naples  et  le  bon  roi  René,  qui  ne  régna  point,  les  Vêpres  Sici- 
liennes, Mazaniel  et  le  dernier  duc  de  Guise,  voilà  les  Deux-Siciles. 
Le  souffle  de  la  Grèce  vient  aussi  expirer  à  Naples  ;  Athènes  a  poussé 
ses  frontières  jusqu'à  Pœstum;  ses  temples  et  ses  tombeaux  forment 
une  ligne  au  dernier  horizon  d'un  ciel  enchanté. 

Je  n'ai  point  été  frappé  de  Naples  en  arrivant  :  depuis  Capoue  et 
ses  délices  jusque  ici  le  pays  est  fertile,  mais  peu  pittoresque.  On  entre 
dans  Naples  presque  sans  la  voir,  par  un  chemin  assez  creux  '. 

3  janvier  1804. 

Visité  le  Musée. 

Statue  d'Hercule  dont  il  y  a  des  copies  partout  :  Hercule  en  repos 

\.  On  peut,  si  l'on  veut,  ne  plus  suivre  l'ancienne  route.  Sous  la  dernière  domina- 
tion françoise  une  autre  entrée  a  été  ouverte,  et  l'on  a  tracé  un  beau  chemin  autour 
de  lu  colline  de  Pausilippe. 


296  VOYAGE  EN   ITALIE. 

appuyé  sur  un  tronc  d'arbre  ;  légèreté  de  la  massue.  Vénus  :  beauté 
des  formes  ;  draperies  mouillées.  Buste  de  Scipion  l'Africain. 

Pourquoi  la  sculpture  antique  est-elle  supérieure  '  à  la  sculpture 
moderne ,  tandis  que  la  peinture  moderne  est  vraisemblement  supé- 
rieure, ou  du  moins  égale  à  la  peinture  antique? 

Pour  la  sculpture ,  je  réponds  : 

Les  habitudes  et  les  mœurs  des  anciens  étoîent  plus  graves  que  les 
nôtres,  les  passions  moins  turbulentes.  Or,  la  sculpture,  qui  se  refuse 
à  rendre  les  petites  nuances  et  les  petits  mouvements,  s'accommodoit 
mieux  des  poses  tranquilles  et  de  la  physionomie  sérieuse  du  Grec  et 
du  Romain. 

De  plus,  les  draperies  antiques  laissoîent  voir  en  partie  le  nu  :  ce 
nu  étoit  toujours  ainsi  sous  les  yeux  des  artistes,  tandis  qu'il  n'est 
exposé  qu'occasionnellement  aux  regards  du  sculpteur  moderne  :  enfin 
les  formes  humaines  étoient  plus  belles. 

Pour  la  peinture,  je  dis  : 

La  peinture  admet  beaucoup  de  mouvement  dans  les  attitudes  : 
conséquemment  la  matière,  quand  malheureusement  elle  est  sensible, 
nuit  moins  aux  grands  effets  du  pinceau. 

Les  règles  de  la  perspective ,  qui  n'existent  presque  point  pour  la 
sculpture,  sont  mieux  entendues  des  modernes  qu'elles  ne  l'étoient 
des  anciens.  On  connoît  aujourd'hui  un  plus  grand  nombre  de  cou- 
leurs ;  reste  seulement  à  savoir  si  elles  sont  plus  vives  et  plus  pures. 

Dans  ma  revue  du  Musée,  j'ai  admiré  la  mère  de  Raphaël,  peinte 
par  son  fils  :  belle  et  simple,  elle  ressemble  un  peu  à  Raphaël  lui- 
même,  comme  les  Vierges  de  ce  génie  divin  ressemblent  à  des  anges. 

Michel-Ange  peint  par  lui-même. 

Armide  et  Renaud  :  scène  du  miroir  magique. 


POUZZOLES  ET  LA  SOLFATARA. 

4  janvier. 

A  Pouzzoles ,  j'ai  examiné  le  temple  des  Nymphes ,  la  maison  de 
Cicéron,  celle  qu'il  appeloit  la  Pulcolanc,  d'où  il  écrivit  souvent  à 

i.  GeUe  assertion,  généralement  vraie,  admet  pourtant  d'assez  nombreuses  excep- 
tions. La  statuaire  antique  n'a  rien  qui  surpasse  les  cariatides  du  Louvre,  de  Jean 


VOYAGE   EN   ITALIE.  207 

Atlicus,  et  où  il  composa  peut-être  sa  seconde  Philippique.  Cette  villa 
étoit  bâtie  sur  le  plan  de  l'Académie  d'Athènes  :  embellie  depuis  par 
Velus,  elle  devint  un  palais  sous  l'empereur  Adrien,  qui  y  mourut  en 
disant  adieu  à  son  âme. 

Animula  vagula,  blandula, 
Hospes  comesque  corporis,  etc. 

Il  voulut  qu'on  mît  sur  sa  tombe  qu'il  avoit  été  tué  par  les 
médecins  : 

Turba  medicorum  regem  interfecit. 

La  science  a  fait  des  progrès. 

A  cette  époque,  tous  les  hommes  de  mérite  étoient  philosophes, 
quand  ils  n'étoient  pas  chrétiens. 

Belle  vue  dont  on  jouissoit  du  Portique  :  un  petit  verger  occupe  au- 
jourd'hui la  maison  de  Cicéron. 

Temple  de  Neptune  et  tombeaux. 

.  La  Solfatare,  champ  de  soufre.  Bruit  des  fontaines  d'eau  bouillante; 
bruit  du  Tartare  pour  les  poètes. 

Vue  du  golfe  de  tapies  en  revenant  :  cap  dessiné  par  la  lumière  du 
soleil  couchant  ;  reflet  de  cette  lumière  sur  le  Vésuve  et  l'Apennin  ; 
accord  ou  harmonie  de  ces  feux  et  du  ciel.  Vapeur  diaphane  à  fleur 
d'eau  et  à  mi-montagne.  Blancheur  des  voiles  des  barques  rentrant 
au  port.  L'île  de  Caprée  au  loin.  La  montagne  des  Camaldules  avec 
son  couvent  et  son  bouquet  d'arbres  au-dessus  de  Naples.  Contraste  de 
tout  cela  avec  la  Solfatare.  Un  François  habite  sur  l'île  où  se  retira 
Brutus.  Grotte  d'Esculape.  Tombeau  de  Virgile,  d'où  l'on  découvre  le 
berceau  du  Tasse. 


LE  YÉSUVE. 

5  janvier  1804. 

Aujourd'hui  5  janvier,  je  suis  parti  de  Naples  à  sept  heures  du 
matin;  me  voilà  à  Portici.  Le  soleil  est  dégagé  des  nuages  du  levant. 

Goujon,  Nous  avons  tous  les  jours  sous  les  yeux  ces  chefs-d'œuvre,  et  nous  ne 
les  regardons  pas.  L'Apollon  a  été  beaucoup  trop  vanté  :  les  métopes  du  Parthénon 
offrent  seuls  la  sculpture  grecque  dans  sa  perfection.  Ce  que  j'ai  dit  des  arts  dans  le 
Génie  du  Christianisme  est  étriqué  et  souvent  faux.  A  cette  époque  je  n'avois  vu  ni 
l'Italie,  ni  la  Grèce,  ni  l'Egypte. 


298  VOYAGE  EN   ITALIE. 

mais  la  tête  du  Vésuve  est  toujours  dans  le  brouillard.  Je  fais  marché 
avec  un  ciccrone  pour  me  conduire  au  cratère  du  volcan.  11  me  fournit 
deux  mules,  une  pour  lui,  une  pour  moi  :  nous  partons. 

Je  commence  à  monter  par  un  chemin  assez  large,  entre  deux 
champs  de  vignes  appuyées  sur  des  peupliers.  Je  m'avance  droit  au 
levant  d'hiver.  J'aperçois,  un  peu  au-dessus  des  vapeurs  descendues 
dans  la  moyenne  région  de  l'air,  la  cime  de  quelques  arbres  :  ce  sont 
les  ormeaux  de  l'ermitage.  De  pauvres  habitations  de  vignerons  se 
montrent  à  droite  et  à  gauche,  au  milieu  des  riches  ceps  du  Lacryma- 
Christl.  Au  reste,  partout  une  terre  bridée,  des  vignes  dépouillées 
entremêlées  de  pins  en  forme  de  parasol ,  quelques  aloès  dans  les 
haies,  d'innombrables  pierres  roulantes,  pas  un  oiseau. 

J'arrive  au  premier  plateau  de  la  montagne.  Une  plaine  nue  s'étend 
devant  moi.  J'entrevois  les  deux  têtes  du  Vésuve  ;  à  gauche  la  Somma, 
à  droite  la  bouche  actuelle  du  volcan  :  ces  deux  têtes  sont  enveloppées 
de  nuages  pâles.  Je  m'avance.  D'un  côté  la  Somma  s'abaisse  ;  de  l'autre 
je  commence  à  distinguer  les  ravines  tracées  dans  le  cône  du  volcan, 
que  je  vais  bientôt  gravir.  La  lave  de  1766  et  de  1769  couvre  la  plaine 
où  je  marche.  C'est  un  désert  enfumé  où  les  laves,  jetées  comme  des 
scories  de  forge,  présentent  sur  un  fond  noir  leur  écume  blanchâtre, 
tout  à  fait  semblable  à  des  mousses  desséchées. 

Suivant  le  chemin  à  gauche,  et  laissant  à  droite  le  cône  du  volcan, 
j'arrive  au  pied  d'un  coteau  ou  plutôt  d'un  mur  formé  de  la  lave  qui  a 
recouvert  Herculanum.  Cette  espèce  de  muraille  est  plantée  de  vignes 
sur  la  lisière  de  la  plaine,  et  son  revers  offre  une  vallée  profonde  occu- 
pée par  un  taillis.  Le  froid  devient  très-piquant. 

Je  gravis  cette  colline  pour  me  rendre  à  l'ermitage  que  l'on  aperçoit 
de  l'autre  côté.  Le  ciel  s'abaisse,  les  nuages  volent  sur  la  terre  comme 
une  fumée  grisâtre,  ou  comme  des  cendres  chassées  par  le  vent.  Je 
commence  à  entendre  le  murmure  des  ormeaux  de  l'ermitage. 

L'ermite  est  sorti  pour  me  recevoir.  11  a  pris  la  bride  de  la  mule,  et 
j'ai  mis  pied  à  terre.  Cet  ermite  est  un  grand  homme  de  bonne  mine 
et  d'une  physionomie  ouverte.  Il  m'a  fait  entrer  dans  sa  cellule  ;  il  a 
dressé  le  couvert,  et  m'a  servi  un  pain,  des  pommes  et  des  œufs.  Il 
s'est  assis  devant  moi,  les  deux  coudes  appuyés  sur  la  table,  et  a  causé 
tranquillement  tandis  que  je  déjeunois.  Les  nuages  s'éloient  fermés 
de  toutes  parts  autour  de  nous;  on  ne  pouvoit  distinguer  aucun  objet 
par  la  fenêtre  de  l'ermitage.  On  n'oyoit  dans  ce  gouffre  de  vapeurs  que 
le  sirricmcnt  du  vent  et  le  bruit  lointain  de  la  mer  sur  les  côtes  d'Hcr- 
culanum;  scène  paisible  de  l'hospitalité  chrétienne,  placée  dans  une 
petite  cellule  au  pied  d'un  volcan  et  au  milieu  d'une  tempête  1 


VOYAGE  EN   ITALIE.  299 

L'ermite  m'a  présenté  le  livre  où  les  étrangers  ont  coutume  de  noter 
quelque  chose.  Dans  ce  livre,  je  n'ai  pas  trouvé  une  pensée  qui  méritât 
d'être  retenue;  les  François,  avec  ce  bon  goût  naturel  à  leur  nation, 
se  sont  contentés  de  mettre  la  date  de  leur  passage,  ou  de  faire  l'éloge 
de  l'ermite.  Ce  volcan  n'a  donc  inspiré  rien  de  remarquable  aux  voya- 
geurs; cela  me  confirme  dans  une  idée  que  j'ai  depuis  longtemps  :  les 
très-grands  sujets,  comme  les  très-grands  objets,  sont  peu  propres  à 
faire  naître  les  grandes  pensées  ;  leur  grandeur  étant  pour  ainsi  dire 
en  évidence,  tout  ce  qu'on  ajoute  au  delà  du  fait  ne  sert  qu'à  le  rape- 
tisser. Le  nascitur  ridiculus  mus  est  vrai  de  toutes  les  montagnes. 

Je  pars  de  l'ermitage  à  deux  heures  et  demie;  je  remonte  sur  le 
coteau  de  lave  que  j'avois  déjà  franchi  :  à  ma  gauche  est  la  vallée  qui 
me  sépare  de  la  Somma,  à  ma  droite  la  plaine  du  cône.  Je  marche  en 
m'élevant  sur  l'arête  du  coteau.  Je  n'ai  trouvé  dans  cet  horrible  lieu, 
pour  toute  créature  vivante,  qu'une  pauvre  jeune  fille  maigre,  jaune, 
demi-nue,  et  succombant  sous  un  fardeau  de  bois  coupé  dans  la  mon- 
tagne. 

Les  nuages  ne  me  laissent  plus  rien  voir  ;  le  vent,  soufflant  de  bas 
en  haut,  les  chasse  du  plateau  noir  que  je  domine,  et  les  fait  passer 
sur  la  chaussée  de  lave  que  je  parcours  :  je  n'entends  que  le  bruit  des 
pas  de  ma  mule. 

Je  quitte  le  coteau,  je  tourne  à  droite  et  redescends  dans  cette 
plaine  de  lave  qui  aboutit  au  cône  du  volcan  et  que  j'ai  traversée  plus 
bas  en  montant  à  l'ermitage.  Même  en  présence  de  ces  débris  calcinés, 
l'imagination  se  représente  à  peine  ces  champs  de  feu  et  de  métaux 
fondus  au  moment  des  éruptions  du  Vésuve.  Le  Dante  les  avoit  peut- 
être  vus  lorsqu'il  a  peint  dans  son  Enfer  ces  sables  brûlants  où  des 
flammes  éternelles  descendent  lentement  et  en  silence,  corne  di  neve 
in  Âlpe  senza  vento  : 

Arrivammo  ad  una  landa, 

Che  dal  suo  letto  ogni  pianta  rimuove. 

Lo  spazzo  era  una  rena  arida  e  spessa,  » 

Sovra  tutto  '1  sabbion  d'  un  cader  lento 
Piovén  di  fuoco  dilatate  falde, 
Come  di  neve  in  Alpe  sanza  vento. 

Les  nuages  s'entr'ouvrent  maintenant  sur  quelques  points  ;  je  dé- 
couvre subitement,  et  par  intervalles,  Portici,  Caprée,  Ischia,  le  Pau- 
silippe,  la  mer  parsemée  des  voiles  blanches  des  pêcheurs  et  la  côte 
du  golfe  de  Naples,  bordée  d'orangers  :  c'est  le  paradis  vu  de  l'enfer. 


300  VOYAGE  EN   ITALIE. 

Je  touche  au  pied  du  cône  ;  nous  quittons  nos  mules  ;  mon  guide  me 
donne  un  long  bâton,  et  nous  commençons  à  gravir  l'énorme  monceau 
de  cendres.  Les  nuages  se  referment,  le  brouillard  s'épaissit,  et  l'obs- 
curité redouble. 

Me  voilà  au  haut  du  Vésuve,  écrivant  assis  à  la  bouche  du  volcan, 
et  prêt  à  descendre  au  fond  de  son  cratère.  Le  soleil  se  montre  de 
temps  en  temps  à  travers  le  voiîe  de  vapeurs  qui  enveloppe  toute  la 
montagne.  Cet  accident,  qui  me  cache  un  des  plus  beaux  paysages  de 
la  terre,  sert  à  redoubler  l'horreur  de  ce  lieu.  Le  Vésuve,  séparé  par 
les  nuages  des  pays  enchantés  qui  sont  à  sa  base,  a  l'air  d'être  ainsi 
placé  dans  le  plus  profond  des  déserts,  et  l'espèce  de  terreur  qu'il 
inspire  n'est  point  affoiblie  par  le  spectacle  d'une  ville  florissante  à  ses 
pieds. 

Je  propose  à  mon  guide  de  descendre  dans  le  cratère  ;  il  fait  quel- 
que difficulté,  pour  obtenir  un  peu  plus  d'argent.  Nous  convenons 
d'une  somme  qu'il  veut  avoir  sur-le-champ.  Je  la  lui  donne.  II  dépouille 
son  habit;  nous  marchons  quelque  temps  sur  les  bords  de  l'abîme, 
pour  trouver  une  ligne  moins  perpendiculaire  et  plus  facile  à  des- 
cendre. Le  guide  s'arrête  et  m'avertit  de  me  préparer.  Nous  allons 
nous  précipiter.  • 

Nous  voilà  au  fond  du  gouffre  '.  Je  désespère  de  pouvoir  peindre  ce 
chaos. 

Qu'on  se  figure  un  bassin  d'un  mille  de  tour  et  de  trois  cents  pieds 
d'élévation,  qui  va  s'élargissant  en  forme  d'entonnoir.  Ses  bords  ou 
ses  parois  intérieures  sont  sillonnées  par  le  fluide  de  feu  que  ce 
bassin  a  contenu,  et  qu'il  a  versé  au  dehors.  Les  parties  saillantes  de 
ces  sillons  ressemblent  aux  jambages  de  briques  dont  les  Romains 
appuyoient  leurs  énormes  maçonneries.  Des  rochers  sont  suspendus 
dans  quelques  parties  du  contour,  et  leurs  débris,  mêlés  à  une  pâte 
de  cendres,  recouvrent  l'abîme. 

Ce  fond  du  bassin  est  labouré  de  dilîérentcs  manières.  A  peu  près 
au  milieu  sont  creusés  trois  puits  ou  petites  bouches  nouvellement 
ouvertes,  et  qui  vomirent  des  flammes  pendant  le  séjour  des  François 
à  Naples  en  1798. 

Des  fumées  transpirent  à  travers  les  pores  du  gouffre,  surtout  du 
côté  de  la  Torre  del  Greco.  Dans  le  flanc  opposé,  vers  Caserte,  j'aperçois 
une  flamme.  Quand  vous  enfoncez  la  main  dans  les  cendres,  vous  les 
trouvez  brûlantes  à  quelques  pouces  de  profondeur  sous  la  surface. 

1.  Il  n'y  a  que  de  la  fatigue  et  peu  de  danger  à  descendre  dans  le  cratc^re  du 
Vésuve.  Il  faudroit  avoir  le  malheur  d'y  Ctre  surpris  par  une  éruption.  Les  dernières 
éruptions  ont  changé  la  forme  du  cône. 


VOYAGE  EN   ITALIE.  301 

La  couleur  générale  du  gouffre  est  celle  d'un  charbon  éteint.  Mais 
la  nature  sait  répandre  des  grâces  jusque  sur  les  objets  les  plus  hor- 
ribles :  la  lave  en  quelques  endroits  est  pleine  d'azur,  d'outremer, 
de  jaune  et  d'orangé.  Des  blocs  de  granit,  tourmentés  et  tordus  par 
l'action  du  feu,  se  sont  recourbés  à  leurs  extrémités,  comme  des 
palmes  et  des  feuilles  d'acanthe.  La  matière  volcanique,  refroidie  sur 
les  rocs  vifs  autour  desquels  elle  a  coulé,  forme  çà  et  là  des  rosaces,  des 
girandoles,  de  rubans  ;  elle  affecte  aussi  des  figures  de  plantes  et  d'ani- 
maux, et  imite  les  dessins  variés  que  l'on  découvre  dans  les  agates. 
J'ai  remarqué  sur  un  rocher  bleuâtre  un  cygne  de  lave  blanche  par- 
faitement modelé  ;  vous  eussiez  juré  voir  ce  bel  oiseau  dormant  sur 
une  eau  paisible,  la  tête  cachée  sous  son  aile,  et  son  long  cou  allongé 
sur  son  dos  comme  un  rouleau  de  soie  : 

Ad  vada  Meandri  concinit  albus  olor. 

Je  retrouve  ici  ce  silence  absolu  que  j'ai  observé  autrefois,  à  midi, 
dans  les  forêts  de  l'Amérique,  lorsque,  retenant  mon  haleine,  je  n'en- 
tendois  que  le  bruit  de  mes  artères  dans  mes  tempes  et  le  battement  de 
mon  cœur.  Quelquefois  seulement  des  bouffées  de  vent,  tombant  du 
haut  du  cône  au  fond  du  cratère,  mugissent  dans  mes  vêtements  ou 
sifQent  dans  mon  bâton;  j'entends  aussi  rouler  quelques  pierres  que 
mon  guide  fait  fuir  sous  ses  pas  en  gravissant  les  cendres.  Un  écho 
confus,  semblable  au  frémissement  du  métal  ou  du  verre,  prolonge  le 
bruit  de  la  chute,  et  puis  tout  se  tait.  Comparez  ce  silence  de  mort  aux 
détonations  épouvantables  qui  ébranloient  ces  mêmes  lieux  lorsque 
le  volcan  vomissoit  le  feu  de  ses  entrailles  et  couvroit  la  terre  de 
ténèbres. 

On  peut  faire  ici  des  réflexions  philosophiques  et  prendre  en  pitié 
les  choses  humaines.  Qu'est-ce  en  effet  que  ces  révolutions  si  fameuses 
des  empires  auprès  des  accidents  de  la  nature  qui  changent  la  face 
de  la  terre  et  des  mers  ?  Heureux  du  moins  si  les  hommes  n'employoient 
pas  à  se  tourmenter  mutuellement  le  peu  de  jours  qu'ils  ont  à  passer 
ensemble!  Le  Vésuve  n'a  pas  ouvert  une  seule  fois  ses  abîmes  pour 
dévorer  les  cités,  que  ses  fureurs  n'aient  surpris  les  peuples  au  milieu 
du  sang  et  des  larmes.  Quels  sont  les  premiers  signes  de  civilisation, 
ies  premières  marques  du  passage  des  hommes  que  l'on  a  retrouvés 
sous  les  cendres  éteintes  du  volcan?  Des  instruments  de  supplice,  des 
squelettes  enchaînés*. 

V.  A  Pompeîa. 


302  VOYAGE  EN    ITALIE. 

Les  temps  varient,  et  les  destinées  humaines  ont  la  même  incons- 
tance. La  vie,  dit  la  chanson  grecque,  fuit  comme  la  roue  d'un  char  : 

Pline  a  perdu  la  vie  pour  avoir  voulu  contempler  de  loin  le  volcan 
dans  le  cratère  duquel  je  suis  tranquillement  assis.  Je  regarde  fumer 
l'abîme  autour  de  moi.  Je  songe  qu'à  quelques  toises  de  profondeur 
j'ai  un  gouffre  de  feu  sous  mes  pieds-,  je  songe  que  le  volcan  pourroit 
s'ouvrir  et  me  lancer  en  l'air  avec  des  quartiers  de  marbre  fracassés. 

Quelle  providence  m'a  conduit  dans  ce  lieu?  Par  quel  hasard  les  tem- 
pêtes de  l'océan  américain  m'ont-elles  jeté  aux  champs  de  Lavinie  : 
Lavinaque  venit  littora?  Je  ne  puis  m'empêcher  de  faire  un  retour  sur 
les  agitations  de  cette  vie,  «  où  les  choses,  dit  saint  Augustin,  sont 
pleines  de  misères,  l'espérance  vide  de  bonheur  :  rem  plenam  mise- 
rise,  spcm  beatitudis  inanem.  »  Né  sur  les  rochers  de  l'Armorique, 
le  premier  bruit  qui  a  frappé  mon  oreille  en  venant  au  monde  est  celui 
de  la  mer;  et  sur  combien  de  rivages  n'ai-je  pas  vu  depuis  se  briser 
ces  mêmes  flots  que  je  retrouve  ici? 

Qui  m'eût  dit  il  y  a  quelques  années  que  j'entendrois  gémir  aux 
tombeaux  de  Scipion  et  de  Virgile  ces  vagues  qui  se  dérouloient  à  mes 
pieds,  sur  les  côtes  de  l'Angleterre,  ou  sur  les  grèves  du  Maryland? 
Mon  nom  est  dans  la  cabane  du  sauvage  de  la  Floride;  le  voilà  sur  le 
livre  de  l'ermite  du  Vésuve.  Quand  déposerai-je  à  la  porte  de  mes  pères 
le  bâton  et  le  manteau  du  voyageur? 


O  patrla  !  o  divum  donius  Ilium  ! 


PATRIA,   OU  LITERNE. 


6  janvier  1804. 


Sorti  de  Naples  par  la  grotte  du  Pausilippe,  j'ai  roulé  une  heure  en 
calèche  dans  la  campagne  ;  après  avoir  traversé  de  petits  chemins 
ombragés,  je  suis  descendu  de  voiture  pour  chercher  à  pied  Palria, 
l'ancienne  Literne.  Un  bocage  de  peupliers  s'est  d'abord  présenté  à 


VOYAGE  EN   ITALIE.  303 

moi,  ensuite  des  vignes  et  une  plaine  semée  de  blé.  La  nature  étoit 
belle,  mais  triste.  A  Naples,  comme  dans  l'État  romain,  les  cultiva- 
teurs ne  sont  guère  aux  champs  qu'au  temps  des  semailles  et  des 
moissons,  après  quoi  ils  se  retirent  dans  les  faubourgs  des  villes  ou 
dans  de  grands  villages.  Les  campagnes  manquent  ainsi  de  hameaux, 
de  troupeaux,  d'habitants,  et  n'ont  point  le  mouvement  rustique  de  la 
Toscane,  du  Milanois  et  des  contrées  transalpines.  J'ai  pourtant  ren- 
contré aux  environs  de  Patria  quelques  fermes  agréablement  bâties  : 
elles  avoient  dans  leur  cour  un  puils  orné  de  fleurs  et  accompagné  de 
deux  pilastres,  que  couronnoient  des  aloès  dans  des  paniers.  Il  y  a  dans 
ce  pays  un  goût  naturel  d'achitecture,  qui  annonce  l'ancienne  patrie 
de  la  civilisation  et  des  arts. 

Des  terrains  humides  semés  de  fougères,  attenant  à  des  fonds  boisés, 
m'ont  rappelé  les  aspects  de  la  Bretagne.  Qu'il  y  a  déjà  longtemps  que 
j'ai  quitté  mes  bruyères  natales!  On  vient  d'abattre  un  vieux  bois  de 
chênes  et  d'ormes  parmi  lesquels  j'ai  été  élevé  :  je  serois  tenté  de 
pousser  des  plaintes,  comme  ces  êtres  dont  la  vie  étoit  attachée  aux 
arbres  de  la  magique  forêt  du  Tasse. 

J'ai  aperçu  de  loin,  au  bord  de  la  mer,  la  tour  que  l'on  appelle  Tour 
de  Scipion.  A  l'extrémité  d'un  corps  de  logis  que  forment  une  chapelle 
et  une  espèce  d'auberge,  je  suis  entré  dans  un  camp  de  pêcheurs  :  ils 
étoient  occupés  à  raccommoder  leurs  filets  au  bord  d'une  pièce  d'eau. 
Deux  d'entre  eux  m'ont  amené  un  bateau  et  m'ont,  débarqué  près  d'un 
pont,  sur  le  terrain  de  la  tour.  J'ai  passé  des  dunes,  où  croissent  des 
lauriers,  des  myrtes  et  des  oliviers  nains.  Monté,  non  sans  peine,  au 
haut  de  la  tour,  qui  sert  de  point  de  reconnoissance  aux  vaisseaux, 
mes  regards  ont  erré  sur  cette  mer  que  Scipion  avoit  contemplée  tant 
de  fois.  Quelques  débris  des  voûtes  appelées  Grottes  de  Scipion  se  sont 
offerts  à  mes  recherches  religieuses;  je  foulois,  saisi  de  respect,  la 
terre  qui  couvroit  les  os  de  celui  dont  la  gloire  cherchoit  la  solitude. 
Je  n'aurai  de  commun  avec  ce  grand  citoyen  que  ce  dernier  exil  dont 
aucun  homme  n'est  rappelé. 


aOù  VOYAGE  EN   ITALIE. 


CAIES. 

9  janvier. 

Vue  du  haut  de  Monte-Nuovo  :  culture  au  fond  de  l'entonnoir  ;  myrtes 
et  élégantes  bruyères. 

Lac  Averne  :  il  est  de  forme  circulaire ,  et  enfoncé  dans  un  bassin 
de  montagnes;  ses  bords  sont  parés  de  vignes  à  haute  tige.  L'antre  de 
la  Sibylle  est  placé  vers  le  midi,  dans  le  flanc  des  falaises,  auprès  d'un 
bois.  J'ai  entendu  chanter  les  oiseaux,  et  je  les  ai  vus  voler  autour  de 
l'antre,  malgré  les  vers  de  Virgile: 

Quam  super  haud  ullas  poterant  impune  volantes 
Tendere  iter  pennis 

Quant  au  rameau  d'or,  toutes  les  colombes  du  monde  me  l'auroient 
montré,  que  je  n'aurois  su  le  cueillir. 

Le  lac  Averne  commun iquoit  au  lac  Lucrin  :  restes  de  ce  dernier  lac 
dans  la  mer-,  restes  du  pont  Julia. 

On  s'embarque,  et  l'on  suit  la  digue  jusqu'aux  bains  de  Néron.  J'ai 
fait  cuire  des  œufs  dans  le  Phlégéton.  Rembarqué  en  sortant  des  mains 
de  Néron  ;  tourné  le  promontoire  :  sur  une  côte  abandonnée  gisent, 
battues  par  les  flots,  les  ruines  d'une  multitude  de  bains  et  de  villa 
romaines.  Temples  de  Vénus,  de  Mercure,  de  Diane  ;  tombeaux  d'Agrip- 
pine,  etc.  Baies  fut  l'Elysée  de  Virgile  et  l'Enfer  de  Tacite. 


HERCULANUM,  PORTICI,  POMPEIA. 

11  janvier. 

La  lave  a  rempli  Herculanum,  comme  le  plomb  fondu  remplit  les 
concavités  d'un  moule. 

Portici  est  un  magasin  d'antiques. 

11  y  a  quatre  parties  di'couvertes  à  Pompcïa  :  1°  le  temple,  le  quar- 
tier des  soldats,  les  théâtres  ;  2»  une  maison  nouvellement  déblayée 


VOYAGE   EN   ITALIE.  305 

parles  François;  3°  un  quartier  de  la  ville;  /j^la  maison  hors  delà  ville. 

Le  tour  de  Pompeïa  est  d'environ  quatre  milles.  Quartier  des  sol- 
,dats,  espèce  de  cloître  autour  duquel  régnoient  quarante-deux  cham- 
jbres  ;  quelques  mots  latins  estropiés  et  mal  orthographiés  barbouillés 
sur  les  murs.  Près  de  là  étoient  des  squelettes  enchaînés  :  «  Ceux  qui 
étoient  autrefois  enchaînés  ensemble,  dit  Job,  ne  souffrent  plus,  et  ils 
n'entendent  plus  la  voix  de  l'exacteur.  » 

Un  petit  théâtre  :  vingt-et-un  gradins  en  demi-cercle,  les  corridors 
derrière.  Un  grand  théâtre  :  trois  portes  pour  sortir  de  la  scène  dans 
le  fond ,  et  communiquant  aux  chambres  des  acteurs.  Trois  rangs 
marqués  pour  les  gradins  ;  celui  du  bas  plus  large  et  en  marbre.  Les 
corridors  derrière,  larges  et  voûtés. 

On  entroit  par  le  corridor  au  haut  du  théâtre,  et  l'on  descendoit 
dans  la  salle  par  les  vomitoires.  Six  portes  s'ouvroient  dans  ce  corri- 
dor. Viennent,  non  loin  de  là,  un  portique  carré  de  soixante  colonnes, 
et  d'autres  colonnes  en  ligne  droite,  allant  du  midi  au  nord;  disposi- 
tions que  je  n'ai  pas  bien  comprises. 

On  trouve  deux  temples  :  l'un  de  ces  temples  offre  trois  autels  et  un 
sanctuaire  élevé. 

La  maison  découverte  par  les  François  est  curieuse  :  les  chambres 
à  coucher,  extrêmement  exiguës,  sont  peintes  en  bleu  ou  en  jaune, 
et  décorées  de  petits  tableaux  à  fresque.  On  voit  dans  ces  tableaux  un 
personnage  romain,  un  Apollon  jouant  de  la  lyre,  des  paysages,  des 
perspectives  de  jardins  et  de  villes.  Dans  la  plus  grande  cham.bre  de 
cette  maison ,  une  peinture  représente  Ulysse  fuyant  les  Sirènes  :  le 
fils  de  Laerte,  attaché  au  mât  de  son  vaisseau ,  écoute  trois  Sirènes 
placées  sur  les  rochers  ;  la  première  touche  la  lyre,  la  seconde  sonne 
une  espèce  de  trompette,  la  troisième  chante. 

On  entre  dans  la  partie  la  plus  anciennement  découverte  de  Pom- 
peïa par  une  rue  d'environ  quinze  pieds  de  large  ;  des  deux  côtés 
sont  des  trottoirs;  le  pavé  garde  la  trace  des  roues  en  divers  endroits. 
La  rue  est  bordée  de  boutiques  et  de  maisons  dont  le  premier  étage 
est  tombé.  Dans  deux  de  ces  maisons  se  voient  les  choses  suivantes  : 

Une  chambre  de  chirurgien  et  une  chambre  de  toilette  avec  des 
peintures  analogues. 

On  m'a  fait  remarquer  un  moulin  à  blé  et  les  marques  d'un  instru- 
ment tranchant  sur  la  pierre  de  la  boutique  d'un  charcutier  ou  d'un 
boulanger,  je  ne  sais  plus  lequel. 

La  rue  conduit  à  une  porte  de  la  cité  où  l'on  a  mis  à  nu  une  por- 
tion des  murs  d'enceinte.  A  cette  porte  commençoit  la  file  des  sé- 
pulcres qui  bordoient  le  chemin  public. 

VI.  20 


306  VOYAGE   EN    ITALIE. 

Après  avoir  passé  la  porte ,  on  rencontre  la  maison  de  campagne  si 
connue.  Le  portique  qui  entoure  le  jardin  de  cette  maison  est  com- 
posé de  piliers  carrés,  groupés  trois  par  trois.  Sous  ce  premier  por- 
tique, il  en  existe  un  second  :  c'est  là  que  fut  étouffée  la  jeune  femme 
dont  le  sein  s'est  imprimé  dans  le  morceau  de  terre  que  j'ai  vu  à 
Portici  :  la  mort,  comme  un  statuaire,  a  moulé  sa  victime. 

Pour  passer  d'une  partie  découverte  de  la  cité  à  une  autre  partie 
découverte ,  on  traverse  un  riche  sol  cultivé  ou  planté  de  vignes.  La 
chaleur  étoit  considérable,  la  terre  riante  de  verdure  et  émailk'e  de 
fleurs  ' . 

En  parcourant  cette  cité  des  morts,  une  idée  me  poursuîvoit.  A 
mesure  que  l'on  déchausse  quelque  édifice  à  Pompeïa,  on  enlève  ce 
que  donne  la  fouille ,  ustensiles  de  ménage ,  instruments  de  divers 
métiers,  meubles,  statues,  manuscrits,  etc.,  et  l'on  entasse  le  tout  au 
Musée  Portici.  Il  y  auroit  selon  moi  quelque  chose  de  mieux  à  faire  : 
ce  seroit  de  laisser  les  choses  dans  l'endroit  où  on  les  trouve  et  comme 
on  les  trouve,  de  remettre  des  toits,  des  plafonds,  des  planchers  et 
des  fenêtres,  pour  empêcher  la  dégradation  des  peintures  et  des 
murs  ;  de  relever  l'ancienne  enceinte  de  la  ville,  d'en  clore  les  portes  ; 
enfin  d'y  établir  une  garde  de  soldats  avec  quelques  savants  versés 
dans  les  arts.  Ne  seroit-ce  pas  là  le  plus  merveilleux  musée  de  la  terre? 
Une  ville  romaine  conservée  tout  entière,  comme  si  ses  habitants 
venoient  d'en  sortir  un  quart  d'heure  auparavant  ! 

On  apprendroit  mieux  l'histoire  domestique  du  peuple  romain,  l'état 
de  la  civilisation  romaine  dans  quelques  promenades  à  Pompeïa  res- 
taurée ,  que  par  la  lecture  de  tous  les  ouvrages  de  l'antiquité.  L'Eu- 
rope entière  accourroit  :  les  frais  qu'exigeroit  la  mise  en  œuvre  de  ce 
plan  seroient  amplement  compensés  par  l'affluence  des  étrangers  à 
Naples.  D'ailleurs  rien  n'obligeroit  d'exécuter  ce  travail  à  la  fois  ;  on 
continueroit  lentement,  mais  régulièrement  les  fouilles  ;  il  ne  faudroit 
qu'un  peu  de  brique,  d'ardoise,  de  plâtre,  de  pierre,  de  bois  de  char- 
pente et  de  menuiserie  pour  les  employer  en  proportion  du  déblai. 
Un  architecte  hal)ile  suivroit,  quant  aux  restaurations,  le  style  local 
dont  il  trouveroit  des  modèles  dans  les  paysages  peints  sur  les  murf 
mêmes  des  maisons  de  Pompeïa 

Ce  que  l'on  fait  aujourd'hui  me  semble  funeste  :  ravies  à  leurs 
places  naturelles ,  les  curiosités  les  plus  rares  s'ensevelissent  dans  des 
cabinets  où  elles  ne  sont  plus  en  rapport  avec  les  objets  environnants. 

1.  Je  donne  à  la  page  353  etsuivai)tcs  des  notices  curieuses  sur  Pompeïa,  et  qui 
complètent  ma  courte  description. 


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1.  «Deux  choses  te  vi*: 


308  VOYAGE  EN   ITALIE. 

l'air  de  grands  chemins  battus  et  fréquentés ,  et  elles  ne  sont  que  le 
lit  désert  d'une  onde  orageuse  qui  s'est  écoulée  comme  le  peuple 
romain.  A  peine  découvrez-vous  quelques  arbres,  mais  partout  s'élè- 
vent des  ruines  d'aqueducs  et  de  tombeaux;  ruines  qui  semblent  être 
les  forêts  et  les  plantes  indigènes  d'une  terre  composée  de  la  pous- 
sière des  morts  et  des  débris  des  empires.  Souvent  dans  une  grande 
plaine  j'ai  cru  voir  de  riches  moissons;  je  m'en  approchois  :  des 
herbes  flétries  avoient  trompé  mon  œil.  Parfois  sous  ces  moissons 
stériles  vous  distinguez  les  traces  d'une  ancienne  culture.  Point 
d'oiseaux,  point  de  laboureurs,  point  de  mouvements  champêtres , 
point  de  mugissements  de  troupeaux,  point  de  villages.  Un  petit 
nombre  de  fermes  délabrées  se  montrent  sur  la  nudité  des  champs; 
les  fenêtres  et  les  portes  en  sont  fermées  ;  il  n'en  sort  ni  fumée ,  ni 
bruit,  ni  habitants.  Une  espèce  de  sauvage,  presque  nu,  pâle  et  miné 
par  la  fièvre,  garde  ces  tristes  chaumières,  comme  les  spectres  qui, 
dans  nos  histoires  gothiques ,  défendent  l'entrée  des  châteaux  aban- 
donnés. Enfin,  l'on  diroit  qu'aucune  nation  n'a  osé  succéder  aux 
maîtres  du  monde  dans  leur  terre  natale,  et  que  ces  champs  sont  tels 
que  les  a  laissés  le  soc  de  Cincinnatus  ou  la  dernière  charrue  romaine. 

C'est  du  milieu  de  ce  terrain  inculte  que  domine  et  qu'attriste 
encore  un  monument  appelé  par  la  voix  populaire  le  Tombeau  de 
Néron  \  que  s  élève  la  grande  ombre  de  la  ville  éternelle.  Déchue  de 
sa  puissance  terrestre,  elle  semble,  dans  son  orgueil,  avoir  voulu  s'iso- 
ler :  elle  s'est  séparée  des  autres  cités  de  la  terre  ;  et,  comme  une  reine 
tombée  du  trône,  elle  a  noblement  caché  ses  malheurs  dans  la  solitude. 

Il  me  seroit  impossible  de  vous  dire  ce  qu'on  éprouve  lorsque  Rome 
vous  apparoît  tout  à  coup  au  milieu  de  ses  royaumes  vides ,  inania 
régna,  et  qu'elle  a  l'air  de  se  lever  pour  vous  de  la  tombe  où  elle 
étoit  couchée.  Tâchez  de  vous  figurer  ce  trouble  et  cet  étonnement 
qui  saisissoient  les  prophètes  lorsque  Dieu  leur  envoyoit  la  vision  de 
quelque  cité  à  laquelle  il  avoit  attaché  les  destinées  de  son  peuple  : 
Quasi  aspectus  splendoris-.  La  multitude  des  souvenirs,  l'abondance 
des  sentiments  vous  oppressent;  votre  âme  est  bouleversée  à  l'aspect 
de  cette  Rome  qui  a  recueilli  deux  fois  la  succession  du  monde, 
,  comme  héritière  de  Saturne  et  de  Jacob  ^. 

!  i.  Lo  véritable  tomheau  de  Néron  étoit  à  la  porte  du  Peuple,  dans  l'endroit  même- 
,  où  l'on  a  bâti  depuis  l'église  de  Santa  Maria  del  Popolo. 

2.  «  C'étoit  comme  une  vision  de  splendeur.  »  Ézi'xii. 

3.  Montaigne  décrit  ainsi  la  campagne  de  Rome,  telle  qu'elle  étoit  il  y  a  environ 
deux  cents  ans  : 

M  Nous  avions  loin,  sur  notre  main  gauche,  l'Apennin,  le  prospect  du  pays  mal 


VOYAGE    EN    ITALIE.  309 

Vous  croirez  peut-être,  mon  cher  ami,  d'aprùs  cette  description, 
qu'il  n'y  a  rien  de  plus  affreux  que  les  campagnes  romaines?  Vous  vous 
tromperiez  beaucoup;  elles  ont  une  inconcevable  grandeur  :  on  esf 
toujours  prêt,  en  les  regardant,  à  s'écrier  avec  Virgile  : 

Salve,  magna  parens  frugum,  Saturnia  tellus. 
Magna  virum  i  ! 

Si  vous  les  voyez  en  économiste ,  elles  vous  désoleront  ;  si  vous  les 
contemplez  en  artiste,  en  poëte,  et  même  en  philosophe,  vous  ne  vou- 
driez peut-être  pas  qu'elles  fussent  autrement.  L'aspect  d'un  champ 
de  blé  ou  d'un  coteau  de  vignes  ne  vous  donneroit  pas  d'aussi  fortes 
émotions  que  la  vue  de  cette  terre  dont  la  culture  moderne  n'a  pas 
rajeuni  le  sol,  et  qui  est  demeurée  antique  comme  les  ruines  qui  la 
couvrent. 

Rien  n'est  comparable  pour  la  beauté  aux  lignes  de  l'horizon 
romain,  à  la  douce  inclinaison  des  plans,  aux  contours  suaves  et 
fuyants  des  montagnes  qui  le  terminent.  Souvent  les  vallées  dans  la 
campagne  prennent  la  forme  d'une  arène,  d'un  cirque,  d'un  hippo- 
drome ;  les  coteaux  sont  taillés  en  terrasses,  comme  si  la  main  puis- 
sante des  Romains  avoit  remué  toute  cette  terre.  Une  vapeur  particu- 
lière, répandue  dans  les  lointains,  arrondit  les  objets  et  dissimule  ce 
qu'ils  pourroient  avoir  de  dur  ou  de  heurté  dans  leurs  formes.  Les 
ombres  ne  sont  jamais  lourdes  et  noires  ;  il  n'  y  a  pas  de  masses  si 
obscures  de  rochers  et  de  feuillages  dans  lesquelles  il  ne  s'insinue  tou- 
jours un  peu  de  lumière.  Une  teinte  singulièrement  harmonieuse  marie 
la  terre ,  le  ciel  et  les  eaux  :  toutes  les  surfaces,  au  moyen  d'une  gra- 
dation insensible  de  couleurs,  s'unissent  par  leurs  extrémités,  sans 
qu'on  puisse  déterminer  le  point  où  une  nuance  finit  et  où  l'autre  com- 
mence. Vous  avez  sans  doute  admiré  dans  les  paysages  de  Claude 
Lorrain  cette  lumière  qui  semble  idéale  et  plus  belle  que  nature?  Eh 
bien ,  c'est  la  lumière  de  Rome  ! 

Je  ne  me  lassois  point  de  voir  à  la  villa  Borghèse  le  soleil  se  coucher 
sur  les  cyprès  du  mont  Marins  et  sur  les  pins  de  la  villa  Pamphili, 
plantés  par  Le  Nôtre.  J'ai  souvent  aussi  remonté  le  Tibre  à  Ponte-Mole, 
pour  jouir  de  cette  grande  scène  de  la  fin  du  jour.  Les  sommets  des 

plaisant,  bossé,  plein  de  profondes  fendasses,  incapable  d'y  recevoir  nulle  conduicte 
de  gens  de  guerre  en  ordonnance;  le  terroir  nu,  sans  arbres,  une  bonne  partie  stérile, 
le  pays  fort  ouvert  tout  autour,  et  plus  de  dix  milles  à  la  ronde;  et  quasi  tout  de  cette 
sorte,  fort  peu  peuplé  de  maisons.  » 
1.  «  Salut,  terre  féconde,  terre  de  Saturne,  mère  des  grands  hommes  I  » 


310  VOYAGE  EN    ITALIE. 

montagnes  de  la  Sabine  apparaissent  alors  de  lapis-lazuli  et  d'opale, 
tandis  que  leurs  bases  et  leurs  flancs  sont  noyés  dans  une  vapeur  d'une 
teinte  violette  et  purpurine.  Quelquefois  de  beaux  nuages  comme  des 
ihars  légers,  portés  sur  le  vent  du  soir  avec  une  grâce  inimitable, 
font  comprendre  l'apparition  des  habitants'  de  l'Olympe  sous  ce  ciel 
mythologique  ;  quelquefois  l'antique  Rome  semble  avoir  étendu  dans 
l'occident  toute  la  pourpre  de  ses  consuls  et  de  ses  césars,  sous  les 
derniers  pas  du  dieu  du  jour.  Cette  riche  décoration  ne  se  retire  pas 
aussi  vite  que  dans  nos  climats  :  lorsque  vous  croyez  que  ses  teintes 
vont  s'effacer,  elle  se  ranime  sur  quelque  autre  point  de  l'horizon  ;  un 
crépuscule  succède  à  un  crépuscule,  et  la  magie  du  couchant  se  pro- 
longe. Il  est  vrai  qu'à  cette  heure  du  repos  des  campagnes  l'air  ne 
retentit  plus  de  chants  bucoliques;  les  bergers  n'y  sont  plus,  Dulcia 
linquimus  arva  !  mais  on  voit  encore  les  grandes  victimes  du  Clytumne, 
des  bœufs  blancs  ou  des  troupeaux  de  cavales  demi-sauvages  qui  des- 
cendent au  bord  du  Tibre  et  viennent  s'abreuver  dans  ses  eaux.  Vous 
vous  croiriez  transporté  au  temps  des  vieux  Sabins  ou  au  siècle  de 
l'Arcadien  Évandre,  wt-tf^-evs?  XaTwv  ' ,  alors  que  le  Tibre  s'appeloit  Albula  ^^ 
et  que  le  pieux  Énée  remonta  ses  ondes  inconnues. 

Je  conviendrai  toutefois  que  les  sites  de  Naples  sont  peut-être  plus 
éblouissants  que  ceux  de  Rome  :  lorsque  le  soleil  enflammé,  ou  que  la 
lune  large  et  rougie,  s'élève  au-dessus  du  Vésuve,  comme  un  globe 
lancé  par  le  volcan ,  la  baie  de  Naples  avec  ses  rivages  bordés  d'oran- 
gers, les  montagnes  de  la  Fouille,  l'île  de  Caprée,  la  côte  duPausi- 
lippe,  Baïes,  Misène,  Cumes,  l'Averne,  les  champs  Élysées,  et  toute 
cette  terre  virgilienne ,  présentent  un  spectacle  magique  ;  mais  il  n'a 
pas  selon  moi  le  grandiose  de  la  campagne  romaine.  Du  moins  est-il 
certain  que  l'on  s'attache  prodigieusement  à  ce  sol  fameux.  Il  y  a  deux 
raille  ans  que  Cicéron  se  croyoit  exilé  sous  le  ciel  de  l'Asie ,  et  qu'il 
écrivoit  à  ses  amis  :  Urbem,  mi  Rufi,  cole;  in  ista  luce  vive^.  Cet  attrait 
de  la  belle  Ausonie  est  encore  le  même.  On  cite  plusieurs  exemples  de 
voyageurs  qui ,  venus  à  Rome  dans  le  dessein  d'y  passer  quelques 
jours,  y  sont  demeurés  toute  leur  vie.  Il  fallut  que  le  Poussin  vînt 
mourir  sur  cette  terre  des  beaux  paysages  :  au  moment  même  oia  je 
vous  écris,  j'ai  le  bonheur  d'y  connoître  M.  d'Agincourt,  qui  y  vit  seul 

1.  «  Pasteurs  des  peuples.  »  IIomer. 

2.  Fîrf.  TiT.  Liv. 

3.  H  C'est  à  Rome  qu'il  faut  habiter,  mon  cher  Rufus,  c'est  à  cette  lumière  qu'il 
faut  vivre.  »  Je  crois  que  c'est  dans  le  premier  ou  dans  le  second  livre  des  Epities 
familières.  Comme  j'ai  cité  partout  de  mémoire,  on  voudra  bien  me  pardonner  s'il 
se  trouve  quelque  inexactitude  dans  les  citations. 


VOYAGE    EN    ITALIE.  SU 

depuis  vingt-cinq  ans,  et  qui  promet  à  la  France  d'avoir  aussi  son 
Winckelman. 

Quiconque  s'occupe  uniquement  de  l'étude  de  l'antiquité  et  des  arts, 
ou  quiconque  n'a  plus  de  liens  dans  la  vie,  doit  venir  demeurer  à 
Rome.  Là  il  trouvera  pour  société  une  terre  qui  nourrira  ses  réflexions 
et  qui  occupera  son  cœur,  des  promenades  qui  lui  diront  toujours 
quelque  chose.  La  pierre  qu'il  foulera  aux  pieds  lui  parlera,  la  pous- 
sière que  le  vent  élèvera  sous  ses  pas  renfermera  quelque  grandeur 
humaine.  S'il  est  malheureux,  s'il  a  mêlé  les  cendres  de  ceux  qu'il 
aima  à  tant  de  cendres  illustres,  avec  quel  charme  ne  passera-t-il  pas 
du  sépulcre  des  Scipions  au  dernier  asile  d'un  ami  vertueux,  du  char- 
mant tomheau  de  Cecilia  Metella  au  modeste  cercueil  d'une  femme 
infortunée!  Il  pourra  croire  que  ces  mânes  chéris  se  plaisent  à  errer 
autour  de  ces  monuments  avec  l'ombre  de  Cicéron,  pleurant  encore  sa 
chère  Tullie,  ou  d'Agrippine  encore  occupée  de  l'urne  de  Germanicus. 
S'il  est  chrétien ,  ah  !  comment  pourroit-il  alors  s'arracher  de  cette 
terre  qui  est  devenue  sa  patrie ,  de  cette  terre  qui  a  vu  naître  un 
second  empire ,  plus  saint  dans  son  berceau,  plus  grand  dans  sa  puis- 
sance que  celui  qui  l'a  précédé,  de  cette  terre  où  les  amis  que  nous 
avons  perdus,  dormant  avec  les  martyrs  aux  catacombes,  sous  l'œil  du 
Pèrj  des  fidèles,  paroissent  devoir  se  réveiller  les  premiers  dans  leur 
poussière  et  semblent  plus  voisins  des  cieux? 

Quoique  Rome,  vue  intérieurement,  offre  l'aspect  de  la  plupart  des 
villes  européennes,  toutefois  elle  conserve  encore  un  caractère  parti- 
culier :  aucune  autre  cité  ne  présente  un  pareil  mélange  d'architecture 
et  de  ruines,  depuis  le  Panthéon  d'Agrippa  jusqu'aux  murailles  de 
Bélisaire,  depuis  les  monuments  apportés  d'Alexandrie  jusqu'au  dôme 
élevé  par  Michel-Ange.  La  beauté  des  femmes  est  un  autre  trait  distinctif 
de  Rome  :  elles  rappellent  par  leur  port  et  leur  démarche  les  Clélie  et 
les  Cornélie;  on  croiroit  voir  des  statues  antiques  de  Junon  ou  de 
Pallas  descendues  de  leur  piédestal  et  se  promenant  autour  de  leurs 
temples.  D'une  autre  part,  on  retrouve  chez  les  Romains  ce  ton  des 
chairs  auquel  les  peintres  ont  donné  le  nom  de  couleur  historique,  et 
qu'ils  emploient  dans  leurs  tableaux.  Il  est  naturel  que  des  hommes 
do  :t  les  aïeux  ont  joué  un  si  grand  rôle  sur  la  terre  aient  servi  de 
modèle  ou  de  type  aux  Raphaël  et  aux  Dominiquin,  pour  représenter 
les  personnages  de  l'histoire. 

Une  autre  singularité  de  la  ville  de  Rome,  ce  sont  les  troupeaux  de 
chèvres,  et  surtout  ces  attelages  de  grands  bœufs  aux  cornes  énormes, 
couchés  au  pied  des  obélisques  égyptiens,  parmi  les  débris  du  Forum 
et  sous  les  arcs  où  ils  passoient  autrefois  pour  conduire  le  triompha- 


312  VOYAGE  EN  ITALIE. 

leur  romain  à  ce  Capitole  que  Cicéron  appelle  le  conseil  public  de 
l'univers  : 

Romanos  ad  templa  deum  duxere  triumphos. 

A  tous  les  bruits  ordinaires  des  grandes  cités  se  mêle  ici  le  bruit 
des  eaux  que  l'on  entend  de  toutes  parts,  comme  si  l'on  étoit  auprès 
des  fontaines  de  Blandusie  ou  d'Égôrie.  Du  haut  des  collines  renfer- 
mées dans  l'enceinte  de  Rome,  ou  à  l'extrémité  de  plusieurs  rues, 
vous  apercevez  la  campagne  en  perspective,  ce  qui  mêle  la  ville  et  les 
champs  d'une  manière  pittoresque.  En  hiver  les  toits  des  maisons  sont 
couverts  d'herbes,  comme  les  toits  de  chaume  de  nos  paysans.  Ces 
diverses  circonstances  contribuent  à  donner  à  Rome  je  ne  sais  quoi 
de  rustique,  qui  va  bien  à  son  histoire  :  ses  premiers  dictateurs  con- 
duisoient  la  charrue;  elle  dut  l'empire  du  monde  à  des  laboureurs, 
et  le  plus  grand  de  ses  poètes  ne  dédaigna  pas  d'enseigner  l'art  d'Hé- 
siode aux  enfants  de  Romulus  : 

AscriBumque  cano  romana  pcr  oppida  carmen. 

Quant  au  Tibre,  qui  baigne  cette  grande  cité  et  qui  en  partage  la 
gloire,  sa  destinée  est  tout  à  fait  bizarre.  Il  passe  dans  un  coin  de 
Rome  comme  s'il  n'y  étoit  pas  ;  on  n'y  daigne  pas  jeter  les  yeux,  on 
n'en  parle  jamais,  on  ne  boit  point  ses  eaux,  les  femmes  ne  s'en  ser- 
vent pas  pour  laver;  il  se  dérobe  entre  de  méchantes  maisons  qui 
le  cachent,  et  court  se  précipiter  dans  la  mer,  honteux  de  s'appeler  le 
Tevere. 

Il  faut  maintenant,  mon  cher  ami,  vous  dire  quelque  chose  de  ces 
ruines  dont  vous  m'avez  recommandé  de  vous  parler,  et  qui  font  une  si 
grande  partie  des  dehors  de  Rome  :  je  les  ai  vues  en  détail,  soit  à  Rome, 
soit  à  Naples,  excepté  pourtant  les  temples  de  Pœstum,  que  je  n'ai  pas 
eu  le  temps  de  visiter.  Vous  sentez  que  ces  ruines  doivent  prendre 
différents  caractères,  selon  les  souvenirs  qui  s'y  attachent. 

Dans  une  belle  soirée  du  mois  de  juillet  dernier,  j'étois  allé  m'as- 
seoir  au  Coliséc,  sur  la  marche  d'un  des  autels  consacrés  aux  douleurs 
de  la  Passion.  Le  soleil  qui  se  couchoit  versoit  des  fleuves  d'or  par 
toutes  ces  galeries  où  rouloit  jadis  le  torrent  des  peuples;  de  fortes 
ombres  sortoicnt  en  même  temps  de  l'enfoncement  des  loges  et  des 
corridors,  ou  tomboient  sur  la  terre  en  larges  bandes  noires.  Du  haut 
des  massifs  de  l'architecture,  j'apercevois,  entre  les  ruines  du  côté 
droit  de  l'édifice,  le  jardin  du  palais  des  césars,  avec  un  palmier  qui 
semble  être  placé  tout  exprès  sur  ces  débris  pour  les  peintres  et  les 


VOYAGE   EN    ITALIE.  313 

poètes.  Au  lieu  des  cris  de  joie  que  des  spectateurs  féroces  poussoient 
jadis  dans  cet  amphithéâtre,  en  voyant  déchirer  des  chrétiens  par  des 
lions,  on  n'entendoit  que  les  aboiements  des  chiens  de  l'ermite  qui 
garde  ces  ruines.  Mais  aussitôt  que  le  soleil  disparut  à  l'horizon,  la 
cloche  du  dôme  de  Saint-Pierre  retentit  sous  les  portiques  du  Colisée. 
Cette  correspondance  établie  par  des  sons  religieux  entre  les  deux  plus 
grands  monuments  de  Rome  païenne  et  de  Rome  chrétienne  me  causa 
une  vive  émotion  :  je  songeai  que  l'édifice  moderne  tomberait  comme 
l'édifice  antique;  je  songeai  que  les  monuments  se  succèdent  comme 
les  hommes  qui  les  ont  élevés  ;  je  rappelai  dans  m?,  mémoire  que  ces 
mêmes  Juifs  qui,  dans  leur  première  captivité,  travaillèrent  aux  pyra- 
mides de  l'Égi^pte  et  aux  murailles  de  Babylone,  avoient,  dans  leur 
dernière  dispersion,  bâti  cet  énorme  amphithéâtre.  Les  voûtes  qui 
répétoient  les  sons  de  la  cloche  chrétienne  étoient  l'ouvrage  d'un 
empereur  païen  marqué  dans  les  prophéties  pour  la  destruction  finale 
de  Jérusalem.  Sont-ce  là  d'assez  hauts  sujets  de  méditation,  et  croyez- 
vous  qu'une  ville  où  de  pareils  effets  se  reproduisent  à  chaque  pas  soit 
digne  d'être  vue? 

Je  suis  retourné  hier,  9  janvier,  au  Colisée,  pour  le  voir  dans  une 
autre  saison  et  sous  un  autre  aspect  :  j'ai  été  étonné,  en  arrivant,  de 
ne  point  entendre  l'aboiement  des  chiens  qui  se  montroient  ordinaire- 
ment dans  les  corridors  supérieurs  de  l'amphithéâtre,  parmi  les  herbes 
séchées.  J'ai  frappé  à  la  porte  de  l'ermitage  pratiqué  dans  le  cintre 
d'une  loge;  on  ne  m'a  point  répondu  :  l'ermite  est  mort.  L'inclémence 
de  la  saison,  l'absence  du  bon  solitaire,  des  chagrins  récents,  ont 
redoublé  pour  moi  la  tristesse  de  ce  lieu  ;  j'ai  cru  voir  les  décombres 
d'un  édifice  que  j'avois  admiré  quelques  jours  auparavant  dans  toute 
son  intégrité  et  toute  sa  fraîcheur.  C'est  ainsi,  mon  très-cher  ami,  que 
nous  sommes  avertis  à  chaque  pas  de  notre  néant  :  l'homme  cherche 
au  dehors  des  raisons  pour  s'en  convaincre;  il  va  méditer  sur  les 
ruines  des  empires,  il  oublie  qu'il  est  lui-même  une  ruine  encore  plus 
chancelante,  et  qu'il  sera  tombé  avant  ces  débris  '.  Ce  qui  achève  de 
rendre  notre  vie  le  songe  d'une  ombre  -,  c'est  que  nous  ne  pouvons  pas 
même  espérer  de  vivre  longtemps  dans  le  souvenir  de  nos  amis,  puis- 
que leur  cœur,  oij  s'est  gravée  notre  image,  est,  comme  l'objet  dont  il 
retient  les  traits,  une  argile  sujette  à  se  dissoudre.  On  m'a  montré  à 
Portici  un  morceau  de  cendres  du  Vésuve,  friable  au  toucher,  et  qui 
conserve  l'empreinte,  chaque  jour  plus  effacée,  du  sein  et  du  bras  d'une 


1.  L'homme  à  qui  cette  lettre  est  adressée  n'est  plus!  {Note  de  l'cdiiion  de  18'27.) 

2.  PlXDARE. 


314  VOYAGE   EN    ITALIE. 

jeune  femme  ensevelie  sous  les  ruines  de  Pompeïa;  c'est  une  image 
assez  juste,  bien  qu'elle  ne  soit  pas  encore  assez  vaine,  de  la  trace  que 
notre  mémoire  laisse  dans  le  cœur  des  hommes,  cendre  et  poussière  '. 

Avant  de  partir  pour  Naples,  j'étois  allé  passer  quelques  jours  seul 
à  Tivoli;  je  parcourus  les  ruines  des  environs,  et  surtout  celles  de  la 
villa  Adriana.  Surpris  par  la  pluie  au  milieu  de  ma  course,  je  me 
réfugiai  dans  les  salles  des  thermes  voisins  du  Pœcile  ^,  sous  un  figuier 
qui  avoit  renversé  le  pan  d'un  mur  en  croissant.  Dans  un  petit  salon 
octogone,  une  vigne  vierge  perçoit  la  voûte  de  l'édifice,  et  son  gros 
cep  lisse,  rouge  et  tortueux,  montoit  le  long  du  mur  comme  un  ser- 
pent. Tout  autour  de  moi,  à  travers  les  arcades  des  ruines,  s'ouvroient 
des  points  de  vue  sur  la  campagne  romaine.  Des  buissons  de  sureau 
remplissoient  les  salles  désertes  où  venoient  se  réfugier  quelques 
merles.  Les  fragments  de  maçonnerie  étoient  tapissés  de  feuilles  de 
scolopendre,  dont  la  verdure  satinée  se  dessinoit  comme  un  travail  en 
mosaïque  sur  la  blancheur  des  marbres.  Çà  et  là  de  hauts  cyprès  rem- 
plaçoient  les  colonnes  tombées  dans  ce  palais  de  la  mort;  l'acanthe 
sauvage  rampoit  à  leurs  pieds,  sur  des  débris,  comme  si  la  nature 
s'étoit  plu  à  reproduire  sur  les  chefs-d'œuvre  mutilés  de  l'architecture 
l'ornement  de  leur  beauté  passée.  Les  salles  diverses  et  les  sommités 
des  ruines  ressembloient  à  des  corbeilles  et  à  des  bouquets  de  ver- 
dure ;  le  vent  agitoit  les  guirlandes  humides,  et  toutes  les  plantes  s'in- 
clinoient  sous  la  pluie  du  ciel. 

Pendant  que  je  contemplois  ce  tableau,  mille  idées  confuses  se  pres- 
soient  dans  mon  esprit  :  tantôt  j'admirois,  tantôt  je  détestois  la  gran- 
deur romaine;  tantôt  je  pensois  aux  vertus,  tantôt  aux  vices  de  ce 
propriétaire  du  monde,  qui  avoit  voulu  rassembler  une  image  de  son 
empire  dans  son  jardin.  Je  rappelois  les  événements  qui  avoient  ren- 
versé cette  villa  superbe  ;  je  la  voyois  dépouillée  de  ses  plus  beaux 
ornements  par  le  successeur  d'Adrien  ;  je  voyois  les  barbares  y  passer 
comme  un  tourbillon,  s'y  cantonner  quelquefois,  et,  pour  se  défendre 
dans  ces  mêmes  monuments  qu'ils  avoient  à  moitié  détruits,  cou- 
ronner l'ordre  grec  et  toscan  du  créneau  gothique  ;  enfin,  des  religieux 
chrétiens,  ramenant  la  civilisation  dans  ces  lieux,  plantoient  la  vigne 
et  conduisoient  la  charrue  dans  le  temple  des  Stoïciens  et  les  salles  de 
l'Académie  ^.  Le  siècle  des  arts  renaissoit,  et  de  nouveaux  souverains 
achevoient  de  bouleverser  ce  qui  restoit  encore  des  ruines  de  ces 

1.  Job. 

2.  Monuments  de  la.  villa.  Voyez  plus  haut  la  description  de  Tivoli  et  d(!  la  villa 
Adriana,  p.  277  et  suivantes. 

3.  Monuments  de  la  villa.  Voyez  la  description  de  cette  villa,  p.  277. 


VOYAGE  EN    ITALIE.  315 

palais,  pour  y  trouver  quelques  chefs-d'œuvre  des  arts.  A  ces  diverses 
pensées  se  mêloit  une  voix  intérieure  qui  me  répétoit  ce  qu'on  a  cent 
fois  écrit  sur  la  vanité  des  choses  humaines.  Il  y  a  même  double 
vanité  dans  les  monuments  de  \di  villa  Acbiana;  ils  n'étoient,  comme 
on  sait,  que  les  imitations  d'autres  monuments  répandus  dans  les  pro- 
vinces de  l'empire  romain  :  le  véritable  temple  de  Sérapis  à  Alexan- 
drie, la  véritable  Académie  à  Athènes,  n'existent  plus  :  vous  ne  voyez 
donc  dans  les  copies  d'Adrien  que  des  ruines  de  ruines. 

Il  faiidroit  maintenant,  mon  cher  ami,  vous  décrire  le  temple  de  la 
Sibylle,  à  Tivoli,  et  l'élégant  temple  de  Vesta,  suspendu  sur  la  cas- 
cade ;  mais  le  loisir  me  manque.  Je  regrette  de  ne  pouvoir  vous  peindre 
cette  cascade  célébrée  par  Horace  :  j'étois  là  dans  vos  domaines,  vous 
l'héritier  de  l'itpsxîa.  des  Grecs,  ou  du  simplex  munditiis*  du  chantre 
de  l'Art  poétique;  mais  je  l'ai  vue  dans  une  saison  triste,  et  je  n'étois 
pas  moi-même  fort  gai-.  Je  vous  dirai  plus  :  j'ai  été  importuné  du 
bruit  des  eaux,  de  ce  bruit  qui  m'a  tant  de  fois  charmé  dans  les  forêts 
américaines.  Je  me  souviens  encore  du  plaisir  que  j'éprouvois  lorsque, 
la  nuit,  au  milieu  du  désert,  mon  bûcher  à  demi  éteint,  mon  guide 
dormant,  mes  chevaux  paissant  à  quelque  distance,  j'écoutoisla  mélo- 
die des  eaux  et  des  vents  dans  la  profondeur  des  bois.  Ces  murmures, 
tantôt  plus  forts,  tantôt  plus  foibles,  croissant  et  décroissant  à  chaque 
instant,  me  faisoient  tressaillir;  chaque  arbre  étoit  pour  moi  une 
espèce  de  lyre  harmonieuse  dont  les  vents  tiroient  d'ineffables  accords. 

Aujourd'hui  je  m'aperçois  que  je  suis  beaucoup  moins  sensible  à  ces 
charmes  de  la  nature  ;  je  doute  que  la  cataracte  de  Niagara  me  causât 
la  même  admiration  qu'autrefois.  Quand  on  est  très-jeune,  la  nature 
muette  parle  beaucoup;  il  y  a  surabondance  dans  l'homme;  tout  son 
avenir  est  devant  lui  (si  mon  Aristarque  veut  me  passer  cette  expres- 
sion) ;  il  espère  communiquer  ses  sensations  au  monde,  et  il  se  nour- 
rit de  mille  chimères.  Mais  dans  un  âge  avancé,  lorsque  la  perspective 
que  nous  avions  devant  nous  passe  derrière,  que  nous  sommes  détrom- 
pés sur  une  foule  d'illusions,  alors  la  nature  seule  devient  plus  froide 
et  moins  parlante,  les  jardins  parlent  peu^.  Pour  que  cette  nature  nous 
intéresse  encore,  il  faut  qu'il  s'y  attache  des  souvenirs  de  la  société; 
nous  nous  suffisons  moins  à  nous-mêmes  :  la  solitude  absolue  nous 
pèse,  et  nous  avons  besoin  de  ces  conversations  qui  se  font  le  soir  à 
voix  basse  entre  des  amis''. 

Je  n'ai  point  quitté  Tivoli  sans  visiter  la  maison  du  poëte  que  je 


1.  «  Elégante  simplicité.  »  IIor.  2.  Voj-ez  la  description  de  Tivoli,  p.  277. 

3.    L.V  FOMAEVE,  4.    IIOKACE. 


316  VOYAGE   EN    ITALIE. 

viens  de  citer  :  elle  étoit  en  face  de  la  villa  de  Mécène  ;  c'étoit  là  qu'il 
offrait  floribus  et  vino  genhim  memorem  Irevis  œvi*.  L'ermitage  ne 
pouvoit  pas  être  grand,  car  il  est  situé  sur  la  croupe  même  du  coteau  ; 
mais  on  sent  qu'on  devoit  être  bien  à  l'abri  dans  ce  lieu,  et  que  tout  y 
étoit  commode,  quoique  petit.  Du  verger  devant  la  maison  l'œil  embras- 
soit  un  pays  immense  :  vraie  retraite  du  poëte  à  qui  peu  sutlit,  et  qui 
jouit  de  tout  ce  qui  n'est  pas  à  lui,  spatio  brevi  spem  longam  reseces-. 
Après  tout,  il  est  fort  aisé  d'être  philosophe  comme  Horace.  Il  avoit 
une  maison  à  Rome,  deux  villa  à  la  campagne,  l'une  à  Utique,  l'aulre 
à  Tivoli.  Il  buvoit  d'un  certain  vin  du  consulat  de  Tullus  avec  ses  amis  : 
son  buffet  étoit  couvert  d'argenterie;  il  disoit  familièrement  au  premier 
ministre  du  maître  du  monde  :  a  Je  ne  sens  point  les  besoins  de  la  pau- 
vreté, et  si  je  voulais  quelque  chose  de  plus,  iMècène,  tu  ne  me  le  refuse- 
rois  pas.  »  Avec  cela  on  peut  chanter  Lalagé,  se  couronner  de  lis,  qui 
vivent  peu,  parler  de  la  mort  en  buvant  le  falerne,  et  livrer  au  vent 
les  chagrins. 

Je  remarque  qu'Horace,  Virgile,  Tibulle,  Tite-Live,  moururent  tous 
avant  Auguste,  qui  eut  en  cela  le  sort  de  Louis  XIV  :  notre  grand  prince 
survécut  un  peu  à  son  siècle ,  et  se  coucha  le  dernier  dans  la  tombe, 
comme  pour  s'assurer  qu'il  ne  restoit  rien  après  lui. 

11  vous  sera  sans  doute  fort  indifférent  de  savoir  que  la  maison  de 
Catulle  est  placée  à  Tivoli,  au-dessus  de  la  maison  d'Horace,  et  qu'elle 
sert  maintenant  de  demeure  à  quelques  religieux  chrétiens  ;  mais 
vous  trouverez  peut-être  assez  remarquable  que  l'Arioste  soit  venu 
composer  ses  fables  comiques^  au  même  lieu  où  Horace  s'est  joué  de 
toutes  les  choses  de  la  vie.  On  se  demande  avec  surprise  comment  il 
se  fait  que  le  chantre  de  Roland,  retiré  chez  le  cardinal  d'Esté,  à  Tivoli, 
ait  consacré  ses  divines  folies  à  la  France ,  et  à  la  France  demi-bar- 
bare, tandis  qu'il  avoit  sous  les  yeux  les  sévères  monuments  et  les 
graves  souvenirs  du  peuple  le  plus  sérieux  et  le  plus  civilisé  de  a 
terre.  Au  reste,  la  villa  d'Esté  est  la  seule  villa  moderne  qui  m'ait  inté- 
ressé au  milieu  des  débris  des  villa  de  tant  d'empereurs  et  de  consu- 
laires. Cetle  maison  de  Ferrare  a  eu  le  bonheur  peu  commun  d'avoir 
été  chantée  par  les  deux  plus  grands  poètes  de  son  tem.ps  et  les  deux 
plus  beaux  génies  de  l'Italie  moderne. 

Piacciavi,  generose  Ercolca  proie, 
Ornamcnto  e  splendor  dcl  sccol  nostro, 
I{)polito,  etc. 

1.  «  Des  fleurs  et  du  vin  au  génie  qui  nous  rappelle  la  brièveté  de  la  vie.  » 
".  a  Rcnfi;rmc  dans  un  espace  étroit  tos  longues  espérances.  »  Hou. 

3.    BOILEAI'. 


VOYAGE   EiN    ITALIE.  S17 

C'est  ici  le  cri  d  un  homme  heureux,  qui  rend  grâces  à  la  maison 
puissante  dont  il  recueille  les  faveurs  et  dont  il  fait  lui-même  les 
délices.  Le  Tasse,  plus  touchant,  fait  entendre  dans  son  invocation  les 
accents  de  la  reconnoissanced'un  grand  homme  infortuné  : 

Tu,  magnanimo  Alfonso,  il  quai  ritogli,  etc. 

C'est  faire  un  noble  usage  du  pouvoir  que  de  s'en  servir  pour  pro- 
téger les  talents  exilés  et  recueillir  le  mérite  fugitif.  Arioste  et  Hip- 
polyte  d'Esté  ont  laissé  dans  les  vallons  de  Tivoli  un  souvenir  qui  ne  le 
cède  pas  en  charme  à  celui  d'Horace  et  de  Mécène.  Mais  que  sont  deve- 
nus les  protecteurs  et  les  protégés?  Au  moment  même  où  j'écris,  la 
maison  d'Est  vient  de  s'éteindrs  ;  la  villa  du  cardinal  d'Esté  tombe  en 
ruine  comme  celle  du  ministre  d'Auguste  :  c'est  l'histoire  de  toutes  les 
choses  et  de  tous  les  hommes. 

Linquenda  tellus,  et  domus,  et  placens 
Uxor  '. 

Je  passai  presque  tout  un  jour  à  cette  superbe  villa;  je  ne  pouvois  me 
lasser  d'admirer  la  perspective  dont  on  jouit  du  haut  de  ses  terrasses  : 
au-dessous  de  vous  s'étendent  les  jardins  avec  leurs  plaianes  et  leurs 
cyprès;  après  les  jardins  viennent  les  restes  de  la  maison  de  Mécène, 
placée  au  bord  de  l'Anio  -;  de  l'autre  côté  de  la  rivière,  sur  la  colline 
en  face,  règne  un  bois  de  vieux  oliviers,  oii  l'on  trouve  les  débris  de 
la  villa  de  Varus  ^;  un  peu  plus  loin,  à  gauche,  dans  la  plaine,  s'élè- 
vent les  trois  monts  Monticelli,  San  Francesco  et  Sanl'  Angelo,  et  entre 
les  sommets  de  ces  trois  monts  voisins  apparoît  le  sommet  lointain  et 
azuré  de  l'antique  Soracte  ;  à  l'horizon  et  à  l'extrémité  des  campagnes 
romaines,  en  décrivant  un  cercle  par  le  couchant  et  le  midi,  on  décou- 
vre les  hauteurs  de  Monte-Fiascone,  Rome,  Civita-Vecchia,  Ostia,  la 
mer,  Frascati,  surmonté  des  pins  de  Tusculum;  enfin,  revenant 
chercher  Tivoli  vers  le  levant,  la  circonférence  entière  de  cette  immense 
perspective  se  termine  au  mont  Ripoli,  autrefois  occupé  par  les  mai- 
sons de  Brutus  et  d'Atticus,  et  au  pied  duquel  se  trouve  la  villa 
Adriana  avec  toutes  ses  ruines. 

On  peut  suivre  au  milieu  de  ce  tableau  le  cours  du  Teverone,  qui 
descend  vers  le  Tibre,  jusqu'au  pont  où  s'élève  le  mausolée  de  la 

1.  «  Il  faudra  quitter  la  terre,  une  maison,  une  épouse  chérie.  »  Hor. 

2.  Aujourd'hui  le  Teverone. 

3.  Le  Varus  qui  fut  massacré  avec  les  légions  en  Germanie.  Voyez  l'admirahle  mor- 
ceau de  Tacite, 


318  VOYAGE   EN    ITALIE. 

famille  Plautia,  bâti  en  forme  de  tour.  Le  grand  chemin  de  Rome  se 
iléroule  aussi  dans  la  campagne;  c'étoit  l'ancienne  voie  Tiburtine, 
autrefois  bordée  de  sépulcres,  et  le  long  de  laquelle  des  meules  de 
foin  élevées  en  pyramides  imitent  encore  des  tombeaux. 

Il  seroit  difficile  de  trouver  dans  le  reste  du  monde  une  vue  plus 
étonnante  et  plus  propre  à  faire  naître  de  puissantes  réflexions.  Je  ne 
parle  pas  de  Rome,  dont  on  aperçoit  les  dômes,  et  qui  seule  dit  tout  ; 
je  parle  seulement  des  lieux  et  des  monuments  renfermés  dans  cette 
vaste  étendue.  Voilà  la  maison  où  Mécène,  rassasié  des  biens  de  la 
terre,  mourut  d'une  maladie  de  langueur;  Varus  quitta  ce  coteau  pour 
aller  verser  son  sang  dans  les  marais  de  la  Germanie;  Gassius  et 
Brutus  abandonnèrent  ces  retraites  pour  bouleverser  leur  patrie.  Sous 
ces  hauts  pins  de  Frascati,  Cicéron  dictoit  ses  Tiisculanes ;  Adrien  fit 
couler  un  nouveau  Pénée  au  pied  de  cette  colline,  et  transporta  dans 
ces  lieux  les  noms,  les  charmes  et  les  souvenirs  du  vallon  de  Tempe. 
Vers  cette  source  de  la  Solfatare,  la  reine  captive  de  Palmyre  acheva 
ses  jours  dans  l'obscurité,  et  sa  ville  d'un  moment  disparut  dans  le 
désert.  G'est  ici  que  le  roi  Latinus  consultai  le  dieu  Faune  dans  la  forêt 
de  l'Albunée;  c'est  ici  qu'Hercule  avoit  son  temple,  et  que  la  sibylle 
tiburtine  dictoit  ses  oracles;  ce  sont  là  les  montagnes  des  vieux  Sabins, 
les  plaines  de  l'antique  Latium  ;  terre  de  Saturne  et  de  Rhée,  berceau 
de  l'âge  d'or,  chanté  par  tous  les  poètes  ;  riants  coteaux  de  Tibur  et  de 
Lucrétile,  dont  le  seul  génie  françois  a  pu  retracer  les  grâces,  et  qui 
attendoient  le  pinceau  du  Poussin  et  de  Claude  Lorrain. 

Je  descendis  de  la  villa  d'Esté  '  vers  les  trois  heures  après  midi  ;  je 
passai  le  Teverone  sur  le  pont  de  Lupus,  pour  rentrer  à  Tivoli  par  la 
porte  Sabine.  En  traversant  le  bois  des  vieux  oliviers,  dont  je  viens  de 
vous  parler,  j'aperçus  une  petite  chapelle  blanche,  dédiée  à  la  madone 
Quintilanea ,  et  bâtie  sur  les  ruines  de  la  villa  de  Varus.  C'étoit  un 
dimanche  :  la  porte  de  cette  chapelle  étoit  ouverte,  j'y  entrai.  Je  vis 
trois  petits  autels  disposés  en  forme  de  croix;  sur  celui  du  milieu 
s'élevoit  un  grand  crucifix  d'argent,  devant  lequel  brùloit  une  lampe 
suspendue  à  la  voûte.  Un  seul  homme,  qui  avoit  l'air  très-malheureux, 
étoit  prosterné  auprès  d'un  banc  ;  il  prioit  avec  tant  de  ferveur,  qu'il 
ne  leva  pas  même  les  yeux  sur  moi  au  bruit  de  mes  pas.  Je  sentis  ce 
que  j'ai  mille  fois  éprouvé  en  entrant  dans  une  église,  c'est-à-dire  un 
certain  apaisement  des  troubles  du  cœur  (pour  parler  comme  nos 

1.  On  a  vu  à.  la  fin  de  ma  description  de  \a.  villa  Adn'ana  que  j'annonçois  poul- 
ie lendemain  une  promenade  h  la  villa  d'Esté.  Je  n'ai  point  donné  le  détail  particu- 
lier de  cette  promenade,  parce  qu'il  se  trou  voit  déjà  dans  ma  Lettre  sur  I{o)ne,  à 
M.  de  Fontancs. 


VOYAGE   EN    ITALIE,  319 

vieilles  bibles),  et  je  ne  sais  quel  dégoût  de  la  terre.  Je  me  mis  à 
genoux  à  quelque  distance  de  cet  homme,  et,  inspiré  par  le  lieu,  je 
prononçai  cette  prière  :  «  Dieu  du  voyageur,  qui  avez  voulu  que  le 
pèlerin  vous  adorât  dans  cet  humble  asile  bâti  sur  les  ruines  du 
palais  d'un  grand  de  la  terre  !  Mère  de  douleur,  qui  avez  établi  votre 
culte  de  miséricorde  dans  l'héritage  de  ce  Romain  infortuné  mort 
loin  de  son  pays  dans  les  forêts  de  la  Germanie!  nous  ne  sommes  ici 
que  deux  fidèles  prosternés  au  pied  de  votre  autel  solitaire  :  accordez 
à  cet  inconnu,  si  profondément  humilié  devant  vos  grandeurs,  tout  ce 
qu'il  vous  demande  :  faites  que  les  prières  de  cet  homme  servent  à 
leur  tour  à  guérir  mes  infirmités,  afin  que  ces  deux  chrétiens  qui  sont 
étrangers  l'un  à  l'autre,  qui  ne  se  sont  rencontrés  qu'un  instant  dans 
la  vie,  et  qui  vont  se  quitter  pour  ne  plus  se  voir  ici-bas,  soient  tout 
étonnés,  en  se  retrouvant  au  pied  de  votre  trône,  de  se  devoir  mutuel- 
lement une  partie  de  leur  bonheur,  par  les  miracles  de  leur  charité  !  » 
Quand  je  viens  à  regarder,  moucher  ami,  toutes  les  feuilles  éparses 
sur  ma  table,  je  suis  épouvanté  de  mon  énorme  fatras,  et  j'hésite  à 
vous  l'envoyer.  Je  sens  pourtant  que  je  ne  vous  ai  rien  dit,  que  j'ai 
oublié  mille  choses  que  j'aurois  dû  vous  dire.  Comment,  par  exemple, 
ne  vous  ai-je  pas  parlé  de  Tusculum,  de  Cicéron,  qui,  selon  Sénèque, 
«  fut  le  seul  génie  que  le  peuple  romain  ait  eu  d'égal  à  son  empire  »  ? 
Illud  ingenium  quod  solum  populus  romanus  par  imperio  suo  habuit. 
Mon  voyage  à  Naples,  ma  descente  dans  le  cratère  du  Vésuve',  mes 
courses  à  Pompeïa,  à  Caserte^,  à  la  Solfatare,  au  lac  Averne,  à  la  grotte 
de  la  Sibylle,  auroient  pu  vous  intéresser,  etc.  Baïes,  où  se  sont  pas- 
sées tant  de  scènes  mémorables,  méritoit  seule  un  volume.  Il  me  semble 
que  je  vois  encore  la  tour  de  Bola,  où  étoit  placée  la  maison  d'Agrip- 
pine,  et  où  elle  dit  ce  mot  sublime  aux  assassins  envoyés  par  son  fils  : 
Yentrem  feri^.  L'île  Nisida,  qui  servit  de  retraite  à  Brutus,  après  le 
meurtre  de  César,  le  pont  de  Caligula,  la  Piscine  admirable,  tous  ces 
palais  bâtis  dans  la  mer,  dont  parle  Horace,  vaudroient  bien  la  peine 
qu'on  s'y  arrêtât  un  peu.  Virgile  a  placé  ou  trouvé  dans  ces  lieux  les 
belles  fictions  du  sixième  livre  de  son  Enéide  :  c'est  de  là  qu'il  écrivoit 
à  Auguste  ces  paroles  modestes  (elles  sont,  je  crois,  les  seules  lignes 

1.  Il  n'y  a  'comme  je  l'ai  déjà  dit  dans  une  autre  note)  que  de  la  fatigue  et  aucun 
danger  à  descendre  dans  le  cratère  du  Vésuve.  Il  faudroit  avoir  le  malheur  d'y  être 
surpris  par  une  éruption  ;  dans  ce  cas-là  même,  si  l'on  n'étoit  pas  emporté  par  l'ex- 
plosion, l'expérience  a  prouvé  qu'on  peut  encore  se  sauver  sur  la  lave  :  comme  elle 
coule  avec  une  extrême  lenteur,  sa  surface  se  refroidit  assez  vite  pour  qu'on  puisse 
y  passer  rapidement. 

2.  Je  n'ai  rien  retrouvé  sur  Caserte.  3.  Tacite. 


320  VOYAGE   EN   ITALIE. 

de  prose  que  nous  connoissions  de  ce  grand  homme)  :  Ego  vero  fré- 
quentes a  te  lUteras  accqno...  De  yEiiea  quidem  meo,  si  me  hercule 
jam  digmim  auribus  haberem  tuis,  libcnter  mitterem;  sedtanta  inchoata 
res  est,  ut  pêne  vitio  mentis  tanlum  opus  ingressus  mihi  videar;  cum 
prsesertim,  ut  scis,  alia  quoque  studia  ad  id  opus  multoque  potiora 
impertiar  '. 

Mon  pèlerinage  au  tombeau  de  Scipion  l'Africain  est  un  de  ceux  qui 
ont  le  plus  satisfait  mon  cœur,  bien  que  j'aie  manqué  le  but  de  mon 
voyage.  On  m'avoit  dit  que  le  mausolée  existoit  encore,  et  qu'on  y 
lisoit  même  le  mot  patria,  seul  reste  de  cette  inscription  qu'on  pré- 
tend y  avoir  été  gravée  :  Ingrate  patrie,  tu  n'auras  pas  mes  os!  Je  me 
suis  rendu  à  Patria,  l'ancienne  Li terne  :  je  n'ai  point  trouvé  le  tom- 
beau, mais  j'ai  erré  sur  les  ruines  de  la  maison  que  le  plus  grand  et 
le  plus  aimable  des  hommes  habitoit  dans  son  exil  :  il  me  sembloit 
voir  le  vainqueur  d'Annibal  se  promener  au  bord  de  la  mer  sur  la  côte 
opposée  à  celle  de  Carthage,  et  se  consolant  de  l'injustice  de  Rome 
par  les  charmes  de  l'amitié  et  le  souvenir  de  ses  vertus  ^. 

Quand  aux  Romains  modernes,  mon  cher  ami,  Duclos  me  semble 
avoir  de  l'humeur  lorsqu'il  les  appelle  les  Italiens  de  Rome;  je  crois 
qu'il  y  a  encore  chez  eux  le  fond  d'une  nation  peu  commune.  On  peut 
découvrir  parmi  ce  peuple,  trop  sévèrement  jugé,  un  grand  sens,  du 
courage,  de  la  patience,  du  génie,  des  traces  profondes  de  ses  ancien- 
nes mœurs,  je  ne  sais  quel  air  de  souverain  et  quels  nobles  usages 

1.  Ce  fragment  se  trouve  dans  Macrobe,  mais  je  ne  puis  indiquer  le  livre  :  je  crois 
pourtant  que  c'est  le  premier  des  Saturnales.  Voyez  Les  Martyrs,  sur  le  séjour  de 
Baïes. 

2.  Non-seulement  on  m'avoit  dit  que  ce  tombeau  existoit,  mais  j'avois  lu  les  cir- 
constances de  ce  que  je  rapporte  ici  dans  je  ne  sais  plus  quel  voyageur.  Cependant 
les  raisons  suivantes  me  font  douter  de  la  vérité  des  faits  : 

1°  Il  me  paroît  que  Scipion,  ma'.gré  les  justes  raisons  de  plainte  qu'il  avoit  contre 
Rome,  aimoit  trop  sa  patrie  pour  avoir  voulu  qu'on  gravât  cette  inscription  sur  sor 
tombeau  :  cela  semble  contraire  à  tout  ce  que  nous  connoissons  du  génie  des  anciens. 

2"  L'inscription  rapportée  est  conçue  presque  littéralement  dans  les  termes  de  l'im- 
précation que  Tite-Live  fait  prononcer  à  Scipion  en  sortant  de  Rome  :  ne  seroit-ce 
pas  là  la  source  de  l'erreur? 

3o  Plutarque  raconte  que  l'on  trouva  près  de  Gaète  une  urne  de  bronze  dans  un 
tombeau  de  marbre,  où  les  cendres  de  Scipion  dévoient  avoir  été  renfermées,  et  qui 
portoit  une  inscription  très-différente  de  celle  dont  il  s'agit. 

4°  L'ancienne  Literne  ayant  pris  le  nom  de  Patria,  cela  a  pu  donner  naissance  à, 
ce  qu'on  a  dit  du  mot  patria,  resté  seul  de  toute  l'inscription  du  tombeau.  Ne  seroit- 
ce  pas,  en  effet,  un  hasard  fort  singulier  que  le  lieu  se  nommîlt  Patria,  et  que  le 
mot  patria  se  trouvât  aussi  sur  le  monument  de  Scipion?  à  moins  que  l'on  no  sup- 
pose que  l'un  a  pris  son  nom  de  l'autre. 

11  se  i)CLit  faire  toutefois  que  de?  auteurs  que  j(;  ne  connois  pas  aient  parlé  de  cette 


VOYAGE  EN   ITALIE.  321 

qui  sentent  encore  la  royauté.  Avant  de  condamner  cette  opinion,  qui 
peut  vous  paroître  hasardée,  il  faudroit  entendre  mes  raisons,  et  je 
n'ai  pas  le  temps  de  vous  les  donner. 

Que  de  choses  me  resteroient  à  vous  dire  sur  la  littérature  italienne  ! 
Savez-vous  que  je  n'ai  vu  qu'une  seule  fois  le  comte  Alfieri  dans  ma 
vie,  et  devineriez-vous  comment?  Je  l'ai  vu  mettre  dans  la  bière!  On 
me  dit  qu'il  n'étoit  presque  pas  changé.  Sa  physionomie  me  parut 
noble  et  grave;  la  mort  y  ajoutoit  sans  doute  une  nouvelle  sévérité; 
le  cercueil  étant  un  peu  trop  court,  on  inclina  la  tête  du  défunt  sur 
sa  poitrine,  ce  qui  lui  fit  faire  un  mouvement  formidable.  Je  tiens 
de  la  bonté  d'une  personne  qui  lui  fut  bien  chère',  et  de  la  politesse 
d'un  ami  du  comte  Alfieri,  des  notes  curieuses  sur  les  ouvrages  pos- 
thumes, les  opinions  et  la  vie  de  cet  homme  célèbre.  La  plupart 
des  papiers  publics  en  France  ne  nous  ont  donné  sur  tout  cela  que 
des  renseignements  tronqués  et  incertains.  En  attendant  que  je 
puisse  vous  communiquer  mes  notes,  je  vous  envoie  l'épitaphe  que 
le  comte  Alfieri  avoit  faite,  en  même  temps  que  la  sienne,  pour  sa 
noble  amie  : 


inscription  de  manière  à  ne  laisser  aucun  doute  :  il  y  a  même  une  phrase  dans  Plu- 
tiirque  qui  semble  favorable  à  l'opinion  que  je  combats.  Un  homme  du  plus  grand 
mérite,  et  qui  m'est  d'autant  plus  cher  qu'il  est  fort  malheureux  *,  a  fait,  presque  en 
même  temps  que  moi,  le  voyage  de  Patria.  Nous  avons  souvent  causé  ensemble  de  ce 
lieu  célèbre;  je  ne  suis  pas  bien  sûr  qu'il  m'ait  dit  avoir  vu  lui-même  le  tombeau  et  le 
mot  (ce  qui  trancheroit  la  difficulté),  ou  s'il  m'a  seulement  raconté  la  tradition 
populaire.  Quant  à  moi,  je  n'ai  point  trouvé  le  monument,  et  je  n'ai  vu  que  les  ruines 
de  la  villa^  qui  sont  très-peu  de  chose.  (Voyez  ci-dessus,  p.  277,) 

Plutarqu?  parle  de  l'opinion  de  ceux  qui  plaçoient  le  tombeau  de  Scipion  auprès 
de  Rome  ;  mais  ils  confondoient  évidemment  le  tombeau  des  Scipions  et  le  tombeau 
de  Scipion.  Tite-Live  affirme  que  celui-ci  étoit  à  Literne,  qu'il  étoit  surmonté  d'une 
statue,  laquelle  fut  abattue  par  une  tempête,  et  que  lui,  Tite-Live,  avoit  vu  cette 
statue.  On  savoit  d'ailleurs  par  Sénèque,  Cicéron  et  Pline,  que  l'autre  tombeau, 
c'est-à-dire  celui  des  Scipions,  avoit  existé  en  effet  à  une  des  portes  de  Rome.  Il  a  été 
découvert  sous  Pie  VI;  on  en  a  transporté  les  inscriptions  au  musée  du  Vatican; 
parmi  les  noms  des  membres  de  la  famille  des  Scipions  trouvés  dans  le  monument, 
celui  de  l'Africain  manque. 

1.  La  personne  pour  laquelle  avoit  été  composée  d'avance  l'épitaphe  que  je  rap- 
portois  ici  n'a  pas  fait  mentir  longtemps  le  kic  sita  est  :  elle  est  allée  rejoindre  le 
comte  Alfieri.  Rien  n'est  triste  comme  de  relire,  vers  la  fin  de  ses  jours,  ce  que  l'on 
a  écrit  dans  sa  jeunesse;  tout  ce  qui  étoit  au  présent,  quand  on  tenoit  la  plume,  se 
trouve  au  passé  :  on  parloit  de  vivants,  et  il  n'y  a  plus  que  des  morts.  L'homme 
qui  vieillit  en  cheminant  dans  la  vie  se  retourne  pour  regarder  derrière  lui  ses  com- 
pagnons de  voyage,  et  ils  ont  disparu  I  II  est  resté  seul  sur  une  route  déserte. 

*  M.  Berlin  l'aine ,  que  je  puis  nommer  aujourd'hui.  Il  étoit  alors  exilé  et  persécuté  par  Buo- 
naparte,  pour  son  dévouement  a  la  maison  de  Bourbon. 

VU  21 


322  VOYAGE  EN   ITALIE, 

HIC.  SITA.  EST. 

Al....  E....   St.... 

Alb....  Com.... 

genere.  forma,  moribus. 

incomparabili.  animi.  candore. 

pr.î:clarissima. 

A.  VIGTORIO.   ALFERIO. 

JUXTA.   QUEM.  SARCOPHAGO.   UNO*. 

TUMULATA.   EST. 

ANNORUM.  26.   SPATIO. 

ULTRA.  RES.   OMNES.   DILéCTA. 

ET,   QUASI.   MORTALE.   NUMEN. 

AB.   IPSO.  CONSTANTER,   HABITA. 

ET.  OBSERVATA. 

VIXIT.   ANNOS.,..   MENSES.,.,   DIES..., 

HANNONI^.  MONTIBUS.   NATA. 

OBIIT....   DIE...,   MENSIS..,. 

ANNÔ.DOMINI.  M.  D.CCC.i. 

La  simplicité  de  cette  épitaphe,  et  surtout  la  note  aui  l'accompagne, 
me  semblent  extrêmement  touchantes. 

Pour  cette  foiS;  j'ai  fini  ;  je  vous  envoie  ce  monceau  de  ruines  :  faites- 
en  tout  ce  qu'il  vous  plaira.  Dans  la  description  des  divers  objets  dont 
je  vous  ai  parlé,  je  crois  n'avoir  omis  rien  de  remarquable,  si  ce  n'est 
que  le  Tibre  est  toujours  le  (ïaovs  Tiberinus  de  Virgile.  On  prétend 
qu'il  doit  cette  couleur  limoneuse  aux  pluies  qui  tombent  dans  les 
montagnes  dont  il  descend.  Souvent,  par  le  temps  le  plus  serein,  en 
regardant  couler  ses  flots  décolorés,  je  me  suis  représenté  une  vie 
commencée  au  milieu  des  orages  :  le  reste  de  son  cours  passe  en  vain 
sous  un  ciel  pur  ;  le  fleuve  demeure  teint  des  eaux  de  la  tempête  qui 
l'ont  troublé  dans  sa  course. 

*  Sic  inscribendum,  me,  utopinor  et  opto,  prœmoriente  :  sed,  aliter  jubente  Deo, 
aliter  inscribendum  : 

Qui  juxta.  eam.  sarcophago,  uno. 
Condltus.  erit,  quampriinum. 

1.  «  Ici  repose  Héloise  E.  St.  comtesse  d'Al.,  illustre  par  ses  aïeux,  célèbre  par  les 
grUccs  de  sa  personne,  par  les  agréments  de  son  esprit  et  par  la  candeur  incomparable 
de  son  âme.  Inhumée  près  de  Victor  Alficri,  dans  un  même  tombeau  *,  il  la  préféra 
pendant  vingt-six  ans  à  toutes  les  choses  de  la  terre.  Mortelle,  elle  fut  constamment 
Bervie  et  honorée  par  lui  comme  si  elle  eût  été  une  divinité. 

«  Née  à  Mons;  elle  vécut...  et  mourut  le...  » 

•  Ainsi  J'ai  écrit,  espérant,  désirant  mourir  le  premier;  mais  s'il  plaît  h.  Dieu  d'en  ordonner 
autrement,  Il  faudra  autrement  écrire  .  Inhumée  par  la  volonté  de  Vicier  Alfieri,  qui  tera  bientôt 
«nseveli  près  d'elle  dans  un  même  tombeau. 

l"  1 N     UV    VOYAGE    EN    ITALIE, 


VOYAGE 

A    GLERMONT 

(AUVERGNE) 


CINQ  JOURS 

A   GLERMONT 

(AUVERGNE) 

2,  3,  4,  Set  6  aoùtlSOo. 

Me  voici  auî  -erfaau  de  Pascal  et  au  tombeau  d3  .Vassillon.  Que  de 
souvenirs!  les  anciens  rois  d'Auvergne  et  l'invasion  des  Romains,  César 
et  ses  légions,  Vercingetorix,  les  derniers  efforts  de  la  liberté  des 
Gaules  contre  un  tyran  étranger,  puis  les  Visigoths,  puis  les  Francs, 
puis  les  évêques,  puis  les  comtes  et  les  dauphins  d'Auvergne,  etc. 

Gergovia,  oppidum  Gergovia,  n'est  pas  Clermont  :  sur  cette  colline 
de  Gergoye,  que  j'aperçois  au  sud-est,  étoitla  véritable  Gergovie.  Voilà 
Mont-Rognon,  MonsRugosus,  dont  César  s'empara  pour  couper  les  vivres 
aux  Gaulois  renfermés  dans  Gergovie.  Je  ne  sais  quel  dauphin  bâtit 
sur  le  Mont  Rugosus  un  château  dont  les  ruines  subsistent. 

Clermont  étoit  Nemossus,  à  supposer  qu'il  n'y  ait  pas  de  fausse  lec- 
ture dans  Strabon  ;  il  étoit  encore  Nemetum,  Augusto  Nemetum,  Arverni 
urbs,  Civitas  Arverna,  Oppidum  Arvernum,  témoin  Pline,  Ptolémée,  la 
carte  de  Peutinger,  etc. 

Mais  d'où  lui  vient  ce  nom  de  Clermont,  et  quand  a-t-il  pris  ce 
nom?  Dans  le  ix«  siècle,  disent  Loup  de  Ferrières  et  Guillaume  de 
Tyr  :  il  y  a  quelque  chose  qui  tranche  mieux  la  question.  L'anonyme, 
auteur  des  Gestes  de  Pipin,  ou,  comme  nous  prononçons.  Pépin,  dit  : 
Maximum partem  Aquîtmiiœ  vastans,  usqueurbemArvernam,  cum  omni 
exercitu  veniens  {Pipinus)  ClareMontem  casîrum  captum,  atque  succen- 
sum  bellando  cepit. 

Le  passage  est  curieux  en  ce  qu'il  distingue  la  ville,  ui^bem  Arvernam, 
du  château  Clare  Monlem  castrwn.  Ainsi,  la  ville  romaine  étoit  au  bas 


326  VOYAGE  A   GLERMONT. 

du  monticule,  et  elle  étoit  défendue  par  un  château  bâti  sur  le  monti- 
cule :  ce  château  s'appeloit  Clermont.  Les  habitants  de  la  ville  basse  ou 
de  la  ville  romaine,  Arverni  urbs,  fatigués  d'être  sans  cesse  ravagés 
dans  une  ville  ouverte,  se  retirèrent  peu  à  peu  autour  et  sous  la  pro- 
tection du  château.  Une  nouvelle  ville  du  nom  de  Clermont  s'éleva 
dans  l'endroit  où  elle  est  aujourd'hui,  vers  le  milieu  du  vm^  siècle,  un 
siècle  avant  l'époque  fixée  par  Guillaume  de  Tyr. 

Faut-il  croire  que  les  anciens  Arvernes,  les  Auvergnats  d'aujour- 
d'hui, avoient  fait  des  incursions  en  Italie,  avant  l'arrivée  du  pieux 
Énée?  Ou  faut-il  croire,  d'après  Lucain,  que  les  Arvernes  descendoient 
tout  droit  des  Troyens  ?  Alors  ils  ne  se  seroient  guère  mis  en  peine  des 
imprécations  de  Didon,  puisqu'ils  s'étoient  faits  les  alliés  d'Annibal  et 
les  protégés  de  Carthage.  Selon  les  druides,  si  toutefois  nous  savons 
ce  que  disoient  les  druides,  Pluton  auroit  été  le  père  des  Arvernes  : 
cette  fable  ne  pourroit-elle  tirer  son  origine  de  la  tradition  des  anciens 
volcans  d'Auvergne? 

Faut-il  croire,  avec  Athénée  etStrabon,  que  Luerius,  roi  des  Arver- 
nes, donnoit  de  grands  repas  à  tous  ses  sujets,  et  qu'il  se  promenoit 
sur  un  char  élevé  en  jetant  des  sacs  d'or  et  d'argent  à  la  foule?  Cepen- 
dant les  rois  Gaulois  (César.  Comm.)  vivoient  dans  des  espèces  de  huttes 
faites  de  bois  et  de  terre,  comme  nos  montagnards  d'Auvergne. 

Faut-il  croire  que  les  Arvernes  avoient  enrégimenté  des  chiens,  les- 
quels manœuvroient  comme  des  troupes  régulières,  et  que  Bituitus 
avoit  un  assez  grand  nombre  de  ces  chiens  pour  manger  toute  une 
armée  romaine? 

Faut-il  croire  que  ce  roi  Bituitus  attaqua  avec  deux  cent  mille  com- 
battants le  consul  Fabius,  qui  n'avoit  que  trente  mille  hommes? 
Nonobstant  ce,  les  trente  mille  Romains  tuèrent  ou  noyèrent  dans  le 
Rhône  cent  cinquante  mille  Auvergnats ,  ni  plus  ni  moins.  Comptons  : 

Cinquante  mille  noyés,  c'est  beaucoup. 

Cent  milh  tués. 

Or,  comme  il  n'y  avoit  que  trente  mille  Romains,  chaque  légion- 
naire a  dû  tuer  trois  Auvergnats,  ce  qui  fait  quatre-vingt-dix  mille 
Auvergnats. 

Restent  dix  mille  tués  à  partager  entre  les  plus  forts  tueurs,  ou  les 
machines  de  l'armée  de  Fabius. 

Bien  entendu  que  les  Auvergnats  ne  se  sont  pas  défendus  du  tout, 
que  leurs  chiens  enrégimentés  n'ont  pas  fait  meilleure  contenance, 
qu'un  seul  coup  d'épéc,  de  pilum,  de  flèche  ou  de  fronde,  dûment 
ajusté  dans  une  partie  mortelle,  a  suffi  pour  tuer  son  homme  ;  que  les 
Auvergnats  n'ont  ni  lui  ni  pu  fuir;  que  les  Romains  n'ont  pas  perdu 


VOYAGE  A  CLERMONT.  327 

un  seul  soldat,  et  qu'enfin  quelques  heures  ont  suffi  matériellement 
pour  tuer  avec  le  glaive  cent  mille  hommes;  le  géant  Robastre  étoit  un 
Myrmidon  auprès  de  cela.  A  l'époque  de  la  victoire  de  Fabius,  chaque 
légion  ne  traînoit  pas  encore  après  elle  dix  machines  de  guerre  de  la 
première  grandeur,  et  cinquante  plus  petites. 

Faut-il  croire  que  le  royaume  d'Auvergne,  changé  en  république, 
arma  sous  Vercingetorix  -quatre  cent  mille  soldats  contre  César? 

Faut-il  croire  que  Nemetum  étoit  une  ville  immense,  qui  n'avoit  rien 
moins  que  trente  portes? 

En  fait  d'histoire,  je  suis  un  peu  de  l'humeur  de  mon  compatriote  le 
père  Hardouin,  qui  avoit  du  bon  :  il  prétendoit  que  l'histoire  ancienne 
avoitété  refaite  par  les  moines  du  xm®  siècle,  d'après  les  Odes  d'Ho- 
race, les  Géorgîques  de  Virgile,  les  ouvrages  de  Pline  et  de  Cicéron. 
Il  se  moquoit  de  ceux  qui  prétendoient  que  le  soleil  étoit  loin  de  la 
terre  :  voilà  un  homme  raisonnable. 

La  ville  des  Arvernes,  devenue  romaine  sous  le  nom  d'Augusto- 
Nemetum,  eut  un  capitole,  un  amphithéâtre,  un  temple  de  Wasso- 
Galates,  un  colosse  qui  égaloit  presque  celui  de  Rhodes  ;  Pline  nous 
parle  de  ses  carrières  et  de  ses  sculpteurs.  Elle  eut  aussi  une  école 
célèbre,  d'où  sortit  le  rhéteur  Fronton,  maître  de  Marc-Aurèle.  Augusîo- 
Nemetum,  régie  par  le  droit  latin,  avoit  un  sénat,  ses  citoyens,  citoyens 
romains,  pouvoient  être  revêtus  des  grandes  charges  de  l'État  :  c'étoit 
encore  le  souvenir  de  Rome  républicaine  qui  donnolt  la  puissance 
aux  esclaves  de  l'empire. 

Les  collines  qui  entourent  Clermont  étoient  couvertes  de  bois  et 
marquées  par  des  temples  :  à  Champturgues  un  temple  de  Bacchus,  à 
Monjuset  un  temple  de  Jupiter,  desservi  par  des  femmes  fées  {fatux 
falidicse),  au  Puy  de  Montaudon  un  temple  de  Mercure  ou  de  Tentâtes; 
Montaudon,  Mons  Tentâtes,  etc. 

Nemetum  tomba  avec  toute  l'Auvergne  sous  la  domination  des  Visi- 
goths,  par  la  cession  de  l'empereur  Népos  ;  mais  Alaric  ayant  été  vaincu 
à  la  bataille  de  Veuille,  l'Auvergne  passa  aux  Francs.  Vinrent  ensuite 
les  temps  féodaux,  et  le  gouvernement,  souvent  indépendant,  des  évê- 
ques,  des  comtes  et  des  dauphins. 

Le  premier  apôtre  de  l'Auvergne  fut  saint  Austremoine  :  la  Gallia 
christiana  compte  quatre-vingt-seize  évêques  depuis  ce  premier  évêque 
jusqu'à  Massillon.  Trente-un  ou  trente-deux  de  ces  évêques  ont  été 
reconnus  pour  saints;  un  d'entre  eux  a  été  pape,  sous  le  nom  d'Inno- 
cent VI.  Le  gouvernement  de  ces  évêques  n'a  rien  eu  de  remarquable  : 
je  parlerai  de  Caulin. 

Chilping  disoit  à  Thierry,  qui  vouloit  détruire  Clermont  :  «  Les  murs 


328  VOYAGE  A  CLERMONT. 

de  cette  cité  sont  très-forts  et  remparés  de  boulevards  inexpugnables; 
et,  afin  que  Votre  Majesté  m'entende  mieux,  je  parle  des  saints  et  de 
leurs  églises,  qui  environnent  les  murailles  de  cette  ville.  » 

Ce  fut  au  concile  de  Clermont  que  le  pape  Urbain  II  prêcha  la  pre- 
mière croisade.  Tout  l'auditoire  s'écria  :  «  .Diex  el  volt  !  »  et  Aymar, 
évêque  du  Puy,  partit  avec  les  croisés.  Le  Tasse  le  fait  tuer  par  Clo- 
rinde. 

Fu  del  sangue  sacro 

Su  r  arme  femminili  ampio  lavacro. 

Les  comtes  qui  régnèrent  en  Auvergne,  ou  qui  en  furent  les  pre- 
miers seigneurs  féodaux,  produisirent  des  hommes  assez  singuliers. 
Vers  le  milieu  du  x«  siècle,  Guillaume,  septième  comte  d'Auvergne, 
qui,  du  côté  maternel,  descendoit  des  dauphins  viennois,  prit  le  titre 
de  dauphin,  et  le  donna  à  ses  terres. 

Le  fils  de  Guillaume  s'appela  Robert,  nom  des  aventures  et  des 
romans.  Ce  second  dauphin  d'Auvergne  favorisa  les  amours  d'un 
pauvre  chevalier.  Robert  avoit  une  sœur,  femme  de  Bertrand  P^  sire 
de  Mercœur  ;  Pérols,  troubadour,  aimoit  cette  grande  dame  ;  il  en  fît 
l'aveu  à  Robert  qui  ne  s'en  fâcha  pas  du  tout  :  c'est  l'histoire  du  Tasse 
retournée.  Robert  lui-même  étoit  poëte  et  échangeoit  des  sirventes  avec 
Richard  Cœur  de  Lion. 

Le  petit- fils  de  Robert,  commandeur  des  templiers  en  Aquitaine, 
fut  brûlé  vif  à  Paris  :  il  expia  avec  courage  dans  les  tourmeflts  un  pre- 
mier moment  de  foiblesse.  Il  ne  trouva  pas  dans  Philippe  le  Bel  la 
tolérance  qu'un  troubadour  avoit  rencontrée  dans  Robert  :  pourtant 
Philippe,  qui  brûloit  les  templiers,  faisoit  enlever  et  souffleter  les 
papes. 

Une  multitude  de  souvenirs  historiques  s'attachent  à  différents 
lieux  de  l'Auvergne.  Le  village  de  la  Tour  rappelle  un  nom  à  jamais 
glorieux  pour  la  France,  la  Tour  d'Auvergne. 

Marguerite  de  Valois  se  consoloit  un  peu  trop  gaiement  à  Usson  de 
la  perte  de  ses  grandeurs  et  des  malheurs  du  royaume  ;  elle  avoit 
séduit  le  marquis  de  Canillac,  qui  la  gardoit  dans  ce  château.  Elle  fai- 
soit semblant  d'aimer  la  femme  de  Canillac  :  «  Le  bon  du  jeu,  dit 
d'Aubigné,  fut  qu'aussitôt  que  son  mari  (Canillac)  eut  le  dos  tourné 
pour  aller  à  Paris,  Marguerite  la  dépouilla  de  ses  beaux  joyaux,  la 
renvoya  comme  une  péteuse  avec  tous  ses  gardes,  et  se  rendit  dame  et 
maîtresse  de  la  place.  Le  marquis  se  trouva  bête,  et  servit  de  risée  au 
roi  de  Navarre.  » 

Marguerite  aimoit  beaucoup  ses  amants  tandis  qu'ils  vivoient;  à 


VOYAGE  A  CLERMONT.  329 

leur  mort  elle  les  pleuroit,  faisoit  des  vers  pour  leur  mémoire,  décla- 
roit  qu'elle  leur  seroit  toujours  fidèle  :  Mcntem  Venus  ipsa  dédit  : 

Atys,  de  qui  la  perte  attriste  mes  années, 
Atys,  digne  des  vœux  de  tant  d'âmes  bien  nées, 
Que  j'avois  élevé  pour  montrer  aux  humains 
Une  œuvre  de  mes  mains. 


Si  je  cesse  d'aimer,  qu'on  cesse  de  prétendre  : 
Je  ne  veux  désormais  être  prise  ni  prendre. 


Et  dès  le  soir  même  Marguerite  étoit  prise,  et  mentoit  à  son  amour  et 
à  sa  muse. 

Elle  avoitaiméLa  Molle,  décapité  avec  Conconas  :  pendant  la  nuit, 
elle  fit  enlever  la  tête  de  ce  jeune  homme,  la  parfuma,  l'enterra  de 
ses  propres  mains,  et  soupira  ses  regrets  au  beau  Hyacinthe.  «  Le 
pauvre  diable  d'Aubiac,  en  allant  à  la  potence,  au  lieu  de  se  souvenir 
de  son  âme  et  de  son  salut,  baisoit  un  manchon  de  velours  raz  bleu 
qui  lui  restoit  des  bienfaits  de  sa  dame.  »  Aubiac,  en  voyant  Margue- 
rite pour  la  première  fois,  avoit  dit  :  «  Je  voudrois  avoir  passé  une 
nuit  avec  elle,  à  peine  d'être  pendu  quelque  temps  après.  »  Martigues 
portoit  aux  combats  et  aux  assauts  nn  petit  chien  que  lui  avoit  donné 
Marguerite. 

D'Aubigné  prétend  que  Marguerite  avoit  fait  faire  à  Usson  les  lits  de 
ses  dames  extrêmement  hauts,  «  afin  de  ne  plus  s'écorcher,  comme 
elle  souloit,  les  épaules  en  s'y  fourrant  à  quatre  pieds  pour  y  chercher 
Pominy,  »  fils  d'un  chaudronnier  d'Auvergne,  et  qui,  d'enfant  de 
chœur  qu'il  étoit,  devint  secrétaire  de  Marguerite. 

Le  même  historien  la  prostitue  dès  l'âge  de  onze  ans  à  d'Antragucs 
et  à  Charin  ;  il  la  livre  à  ses  deux  frères,  François,  duc  d'Alençon,  et 
Henri  III  ;  mais  il  ne  faut  pas  croire  entièrement  les  satires  de  d'Au- 
bigné,  huguenot  hargneux,  ambitieux  mécontent,  d'un  esprit  caus- 
tique :  Pibrac  et  Brantôme  ne  parlent  pas  comme  lui. 

Marguerite  n'aimoit  point  Henri  IV,  qu'elle  trouvoit  malpropre.  Elle 
recevoit  Champvallon  «  dans  un  lit  éclairé  avec  des  flambeaux,  entre 
deux  linceuls  de  taffetas  noir.  »  Elle  avoit  écouté  M.  de  Mayenne,  bon 
compagnon  gros  et  gras,  et  voluptueux  comme  elle,  et  ce  grand  dégoûté 
de  vicomte  de  Turenne,  et  ce  vieux  ruilan  de  Pibrac,  dont  elle  montrait 
les  lettres  pour  rire  à  Henri  IV;  et  ce  petit  chicon  de  valet  de  Provence, 
Date,  qu'avec  six  aulnes  d'étoffe  elle  avoit  anobli  dans  Usson;  et  ce  bec 
jaune  de  Bajaumont,  le  dernier  de  la  longue  liste  qu'avoit  commencée 
d'Antragues  et  qu'avoient  continuée,  avec  les  favoris  déjà  cités,  le  duc 
de  Guise,  Saint-Luc  et  Bussy. 


330  VOYAGE  A  CLERMONT. 

Scion  le  père  Lacoste,  la  seule  vue  de  l'ivoire  du  bras  de  Marguerite 
triompha  de  Canillac. 

Pour  finir  ce  notable  commentaire ,  qui  m'est  échappé  d'un  flux  de 
caquet,  comme  parle  Montaigne,  je  dirai  que  les  deux  lignées  royales 
des  d'Orléans  et  des  Valois  avoient  peu  de  mœurs,  mais  qu'elles 
avoient  du  génie  ;  elles  aimoient  les  lettres  et  les  arts  :  le  sang  fran- 
çois  et  le  sang  italien  se  mêloient  en  elles  par  Valentine  de  Milan  et 
Catherine  de  Médicis.  François  P""  étoit  poëte ,  témoin  ses  vers  char- 
mants sur  Agnès  Sorel;  sa  sœur,  la  royne  de  Navarre,  contoit  à  la 
manière  de  Boccace;  Charles  IXrivalisoit  avec  Ronsard;  les  chants  de 
Marguerite  de  Valois,  d'ailleurs  tolérante  et  humaine  (elle  sauva  plu- 
sieurs victimes  à  la  Saint-Barthélémy),  étoient  répétés  par  toute  la 
cour  :  ses  Mémoires  sont  pleins  de  dignité,  de  grâce  et  d'intérêt. 

Le  siècle  des  arts  en  France  est  celui  de  François  I**'  en  descendant 
jusqu'à  Louis  XIII ,  nullement  le  siècle  de  Louis  XIV  :  le  petit  palais 
des  Tuileries,  le  vieux  Louvre,  une  partie  de  Fontainebleau  et  d'Anet, 
le  palais  du  Luxembourg,  sont  ou  étoient  fort  supérieurs  aux  monu- 
ments du  grand  roi. 

C'étoit  tout  un  autre  personnage  que  Marguerite  de  Valois,  ce  chan- 
celier de  L'Hospital,  né  à  Aigueperse,  à  quinze  ou  seize  lieues  d'Usson. 
H  C'étoit  un  autre  censeur  Caton,  celui-là,  dit  Brantôme,  et  qui  savoit 
très-bien  censurer  et  corriger  le  monde  corrompu.  Il  en  avoit  du 
moins  toute  l'apparence  avec  sa  grande  barbe  blanche,  son  visage 
pâle,  sa  façon  grave,  qu'on  eût  dit  à  le  voir  que  c'étoit  un  vrai  por- 
trait de  saint  Jérôme. 

«  Il  ne  falloit  pas  se  jouer  avec  ce  grand  juge  et  rude  magistrat;  si 
étoit-il  pourtant  doux  quelquefois,  là  où  il  voyoit  de  la  raison...  Ces 
belles- lettres  humaines  lui  rabattoient  beaucoup  de  sa  rigueur  de 
justice.  Il  étoit  grand  orateur  et  fort  disert  ;  grand  historien,  et  surtout 
très-divin  poëte  latin ,  comme  plusieurs  de  ses  œuvres  l'ont  manifesté 
tel.  » 

Le  chancelier  de  L'Hospital ,  peu  aimé  de  la  cour  et  disgracié ,  se 
retira  pauvre  dans  une  petite  maison  de  campagne  auprès  d'Étampes. 
On  l'accusoit  de  modération  en  religion  et  en  politique  :  des  assassins 
furent  envoyés  pour  le  tuer  lors  du  massacre  de  la  Saint-Barthélémy. 
Ses  domestiques  vouloicnt  fermer  les  portes  de  sa  maison  :  «  Non, 
non ,  dit-il  ;  si  la  petite  porte  n'est  baslante  pour  les  faire  entrer, 
ouvrez  la  grande.  » 

La  veuve  du  duc  de  Guise  sauva  la  fille  du  chancelier,  en  la  cachant 
dans  sa  maison  ;  il  dut  lui-même  son  salut  aux  prières  de  la  duchesse 
de  Savoie.  INous  avons  son  testament  en  Litin  ;  Brantôme  nous  le 


VOYAGE   A   CLERMONT.  331 

donne  en  françois  :  il  est  curieux,  et  par  les  dispositions  et  par  les 
détails  qu'il  renferme. 

«  Ceux,  dit  L'Hoppital ,  qui  m'avoient  chassé  prenoient  une  couver- 
ture de  religion ,  et  eux-mêmes  étoient  sans  pitié  et  religion  ;  mais  je 
vous  puis  assurer  qu'il  n'y  avoit  rien  qui  les  émût  davantage  que  ce 
qu'ils  pensoient  que  tant  que  je  serois  en  charge  il  ne  leur  seroit 
permis  de  rompre  les  édits  du  roi,  ni  de  piller  ses  finances  et  celles  de 
ses  sujets. 

«  Au  reste ,  il  y  a  presque  cinq  ans  que  je  mène  ici  la  vie  de 
Laerte...  et  ne  veux  point  rafraîchir  la  mémoire  des  choses  que  j'ai 
souffertes  en  ce  département  de  la  cour.  » 

Les  murs  de  sa  maison  tomboient;  il  avoit  de  la  peine  à  nourrir  ses 
vieux  serviteurs  et  sa  nombreuse  famille;  il  se  consoloit,  comme 
Cicéron ,  avec  les  Muses  :  mais  il  avoit  désiré  voir  les  peuples  rétablis 
dans  leur  liberté ,  et  il  mourut  lorsque  les  cada\Tes  des  victimes  du 
fanatisme  n'avoient  pas  encore  été  mangés  par  les  vers,  ou  dévorés 
par  les  poissons  et  les  vautours. 

Je  voudrois  bien  placer  Chàteauneuf  de  Randon  en  Auvergne  ;  il  en 
est  si  près  !  C'est  là  que  Du  Guesclin  reçut  sur  son  cercueil  les  clefs 
de  la  forteresse  ;  nargue  des  deux  manuscrits  qui  ont  fait  capituler  la 
place  quelques  heures  avant  la  mort  du  connétable.  «  Vous  verrez  dans 
l'histoire  de  ce  Breton  une  ame  forte,  nourrie  dans  le  fer,  pétrie  sous 
des  palmes,  dans  laquelle  masse  fit  eschole  longtemps.  La  Bretagne  en 
fut  l'essai,  l'Anglois  son  boute-hors,  la  Castille  son  chef-d'œuvre  ;  dont 
les  actions  n'estoient  que  heraults  de  sa  gloire;  les  défaveurs,  theastres 
élevés  à  sa  constance  ;  le  cercueil ,  embasement  d'un  immortel 
trophée.  » 

L'Auvergne  a  subi  le  joug  des  Visigoths  et  des  Francs ,  mais  elle  n'a 
été  colonisée  que  par  les  Romains;  de  sorte  que  s'il  y  a  des  Gaulois 
en  France,  il  faut  les  chercher  en  Auvergne,  montes  Celtorum. Tous  ses 
monuments  sont  celtiques,  et  ses  anciennes  maisons  descendent  ou  des 
familles  romaines  consacrées  à  l'épiscopat,  ou  des  familles  indigènes. 

La  féodalité  poussa  néanmoins  de  vigoureuses  racines  en  Auvergne  ; 
toutes  les  montagnes  se  hérissèrent  de  châteaux.  Dans  ces  châteaux 
s'établirent  des  seigneurs  qui  exercèrent  ces  petites  tyrannies,  ces 
droits  bizarres,  enfants  de  l'arbitraire,  de  la  grossièreté  des  mœurs  et 
de  l'ennui.  A  Langeac ,  le  jour  de  la  fête  de  saint  Galles,  un  châtelain 
jetoit  un  millier  d'œufs  à  la  tête  des  paysans,  comme  en  Bretagne,  chez 
un  autre  seigneur,  on  apportoit  un  œuf  garrotté  dans  un  grand  chariot 
traîné  par  six  bœufs. 

Un  seigneur  de  Tournemine,  assigné  dans  son  manoir  d'Auvergne 


332  VOYAGE   A    GLERMONT. 

par  un  huissier  appelé  Loup,  lui  fit  couper  le  poing,  disant  que 
jamais  loup  ne  s'étoit  présenté  à  son  château  ,  sans  qu'il  n'eût  laissé 
sa  patte  clouée  à  la  porte.  Aussi  arriva-t-il  qu'aux  grands  jours  tenus 
à  Clermont  en  1665  ces  petites  fredaines  produisirent  douze  mille 
plaintes  rendues  en  justice  criminelle.  Presque  toute  la  noblesse  fut 
obligée  de  fuir,  et  l'on  n'a  point  oublié  l'homme  aux  douze  apôtres. 
Le  cardinal  de  Richelieu  fit  raser  une  partie  des  châteaux  d'Auvergne  ; 
Louis  XIV  en  acheva  la  destruction.  De  tous  ces  donjons  en  ruine,  un 
des  plus  célèbres  est  celui  du  Murât  ou  d'Armagnac.  Là  fut  pris  le 
malheureux  Jacques,  duc  de  Nemours,  jadis  lié  d'amitié  avec  ce 
Jean  V,  comte  d'Armagnac,  qui  avoit  épousé  publiquement  sa  propre 
sœur.  En  vain  le  duc  de  Nemours  adressa-t-il  une  lettre  bien  humble 
à  Louis  XI ,  écrite  en  la  cage  de  la  Bastille  et  signée  le  pauvre  Jacques; 
il  fut  décapité  aux  halles  de  Paris,  et  ses  trois  jeunes  fils,  placés  sous 
l'échafaud,  furent  couverts  du  sang  de  leur  père. 

Charles  de  Valois,  duc  d'Angoulème,  fils  naturel  de  Charles  IX  et 
de  Marie  Touchet,  frère  utérin  de  la  marquise  de  Verneuil,  fut  investi 
du  comté  de  Clermont  et  d'Auvergne.  Il  entra  dans  les  complots  de 
Biron ,  dont  la  mort  est  justement  reprochée  à  Henri  IV.  A  la  mort 
d'Henri  III,  Henri  IV  avoit  dit  à  Armand  de  Gontaud,  baron  de  Biron  : 
C'est  à  cette  heure  qu'il  faut  que  vous  mettiez  la  main  droite  à  ma  cou- 
ronne ;  venez-moi  servir  de  père  et  d'ami  contre  ces  gens  qui  n'aiment 
ni  vous  ni  moi.  Henri  auroit  dû  garder  la  mémoire  de  ces  paroles  ;  il 
auroit  dû  se  souvenir  que  Charles  de  Gontaud,  fils  d'Armand,  avoit 
été  son  compagnon  d'armes  ;  il  auroit  dû  se  souvenir  que  la  tête  de 
celui  qui  avoit  mis  la  main  droite  à  sa  couronne  avoit  été  emportée 
par  un  boulet  :  ce  n'étoit  pas  au  Béarnois  à  joindre  la  tête  du  fils  à  la 
tête  du  père. 

Le  comte  d'Auvergne,  pour  de  nouvelles  intrigues,  fut  arrêté  à 
Clermont  ;  sa  maîtresse,  la  dame  de  Châteaugay,  menaçoit  de  tuer  de 
cent  coups  de  pistolet  et  de  cent  coups  d'épée  d'Eure  et  Murât  qui 
avoient  saisi  le  comte  :  elle  ne  tua  personne.  Le  comte  d'Auvergne  fut 
mis  à  la  Bastille;  il  en  sortit  sous  Louis  XIII,  et  vécut  jusqu'en  1650  : 
c'étoit  la  dernière  goutte  du  sang  des  Valois. 

Le  duc  d'Angoulème  étoit  brave ,  léger  et  lettré  comme  tous  les 
Valois.  Ses  Mémoires  contiennent  une  relation  touchante  de  la  mort 
d'Henri  III ,  et  un  récit  détaillé  du  combat  d'Arqués,  auquel  lui ,  duc 
d'Angoulème,  s'étoit  trouvé  à  l'âge  de  seize  ans.  Chargeant  Sagonne» 
ligueur  décidé,  qui  lui  crioit  :  «  Du  fouet!  du  fouet!  petit  garçon!  » 
il  lui  cassa  la  cuisse  d'un  coup  de  pistolet,  et  obtint  les  prémices  de 
la  victoire. 


VOYAGE  A  CLERMONÏ.  333 

L'Auvergne  fut  presque  toujours  en  révolte  sous  la  seconde  race; 
elle  dépendoit  de  TAquitaine  ;  et  la  charte  d'Aalon  a  prouvé  que  les 
premiers  ducs  d'Aquitaine  descendoient  en  ligne  directe  de  la  race  de 
Glovis  ;  ils  combattoient  donc  les  Carlovingiens  comme  des  usurpa- 
teurs du  trône.  Sous  la  troisième  race,  lorsque  la  Guyenne,  Gef  de  la 
couronne  de  France,  tomba  par  alliance  et  héritage  à  la  couronne 
d'Angleterre ,  l'Auvergne  se  trouva  angloise  en  partie  :  elle  fut  alors 
ravagée  par  les  grandes  compagnies,  par  les  écorcheurs,  etc.  On 
chantoit  partout  des  complaintes  latines  sur  les  malheurs  de  la  France  : 

Plange  regni  respublica, 

Tua  gens,  ut  schismatica, 

Desolatur,  etc. 

Pendant  les  guerres  de  la  Ligue,  l'Auvergne  eut  beaucoup  à  souffrir. 
Les  sièges  d'Issoire  sont  fameux  :  le  capitaine  Merle,  partisan  protes- 
tant ,  fit  écorcher  vifs  trois  religieux  de  l'abbaye  d'Issoire.  Ce  n'étoit 
pas  la  peine  de  crier  si  haut  contre  les  violences  des  catholiques. 

On  a  beaucoup  cité,  et  avec  raison,  la  réponse  du  gouverneur  de 
Bayonne  à  Charles  IX  qui  lui  ordonnoit  de  massacrer  les  protestants. 
Montmorin ,  commandant  en  Auvergne  à  la  même  époque,  fit  éclater 
la  même  générosité.  La  noble  famille  qui  avoit  montré  un  si  véritable 
dévouement  à  son  prince  ne  l'a  point  démenti  de  nos  jours-,  elle  a 
répandu  son  sang  pour  un  monarque  aussi  vertueux  que  Charles  IX 
fut  criminel. 

Voltaire  nous  a  conservé  la  lettre  de  Montmorin  : 

«  Sire, 

«  J'ai  reçu  un  ordre,  sous  le  sceau  de  Votre  Majesté,  de  faire  mourir  tous 
les  protestants  qui  sont  dans  ma  province.  Je  respecte  trop  Votre  Majesté 
pour  ne  pas  croire  qse  ces  lettres  sont  supposées  ;  et  si,  ce  qu'à  Dieu  ne 
plaise,  l'ordre  est  véritablement  émané  d'e'Ie,  je  la  respecte  aussi  trop  pour 
lui  obéir.  » 

C'est  de  Clermont  que  nous  viennent  les  deux  plus  anciens  historiens 
de  la  France,  Sidoine  Apollinaire  et  Grégoire  de  Tours.  Sidoine ,  natif 
de  Lyon  et  évêque  de  Clermont,  n'est  pas  seulement  un  poëte,  c'est  un 
écrivain  qui  nous  apprend  comment  les  rois  francs  célébroient  leurs 
noces  dans  un  fourgon,  comment  ils  s'habilloient  et  quel  étoit  leur 
langage.  Grégoire  de  Tours  nous  dit,  sans  compter  le  reste,  ce  qui  se 
passoit  à  Clermont  de  son  temps;  il  raconte,  avec  une  ingénuité  de 
détails  qui  fait  frémir,  l'épouvantable  histoire  du  prince  Anastase, 
enfermé  par  l'évêque  Caulin  dans  un  tombeau  avec  le  cadavre  d'un 


334  VOYAGE   A    CLERMONT. 

vieillard.  L'anecdote  des  deux  amants  est  aussi  fort  célèbre  :  les  deux 
tombeaux  d'Injuriosus  et  de  Scholastique  se  rapprochèrent ,  en  signe 
de  l'étroite  union  de  deux  chastes  époux,  qui  ne  craignoient  plus  de 
manquer  à  leur  serment.  Quelque  chose  de  semblable  a  été  dit  depuis 
d'Abailard  et  d'Héloïse  :  on  n'a  pas  la  même  confiance  dans  le  fait, 
Grégoire  de  Tours,  naïf  dans  ses  pensées,  barbare  dans  son  langage, 
ne  laisse  pas  que  d'être  fleuri  et  rhétoricien  dans  son  style 

L'Auvergne  a  vu  naître  le  chancelier  deL'Hospital,  Donat,  Pascal,  le 
cardinal  de  Polignac,  l'abbé  Gérard,  le  père  Sirmond,  et  de  nos  jours 
La  Fayette,  Desaix,  d'Estaing,  Ghamfort ,  Thomas,  l'abbé  Delille,  Cha- 
brol, Dulaure,  Montlosier  et  Barante.  J'oubliois  de  compter  ce  Lizet, 
ferme  dans  la  prospérité,  lâche  au  malheur,  faisant  brûler  les  protes- 
tants, requérant  la  mort  pour  le  connétable  de  Bourbon ,  et  n'ayant 
pas  le  courage  de  perdre  une  place. 

Maintenant  que  ma  mémoire  ne  fournit  plus  rien  d'essentiel  sur 
l'histoire  d'Auvergne,  parlons  de  la  cathédrale  de  Clermont,  de  la 
Limagne  et  du  Puy-de-Dôme. 

La  cathédrale  de  Clermont  est  un  monument  gothique  qui ,  comme 
tant  d'autres ,  n'a  jamais  été  achevé.  Hugues  de  Tours  commença  à  la 
faire  bâtir  en  partant  pour  la  Terre  Sainte,  sur  un  plan  donné  par 
Jean  de  Campis.  La  plupart  de  ces  grands  monuments  ne  se  fînissoient 
qu'à  force  de  siècles,  parce  qu'ils  coûtoient  des  sommes  immenses.  La 
chrétienté  entière  payoit  ces  sommes  du  produit  des  quêtes  et  des 
aumônes. 

La  voûte  en  ogive  de  la  cathédrale  de  Clermont  est  soutenue  par  des 
piliers  si  déliés  qu'ils  sont  effrayants  à  l'œil  :  c'est  à  croire  que  la 
voûte  va  fondre  sur  votre  tête.  L'église,  sombre  et  religieuse,  est  assez 
bien  ornée  pour  la  pauvreté  actuelle  du  culte.  On  y  voyoit  autrefois  le 
tableau  de  la  Conversion  de  saint  Paul,  un  des  meilleurs  de  Le  Brun  ; 
on  l'a  ratissé  avec  la  lame  d'un  sabre  :  Turba  ruit!  Le  tombeau  de 
Massillon  étoit  aussi  dans  cette  église;  on  l'en  a  fait  disparoître  dans 
un  temps  où  rien  n'étoit  à  sa  place,  pas  même  la  mort. 

11  y  a  longtemps  que  la  Limagne  est  célèbre  par  sa  beauté.  On  cite 
toujours  le  roi  Childebert  à  qui  Grégoire  de  Tours  fait  dire  :  «  Je  vou- 
drois  voir  quelque  jour  la  Limagne  d'Auvergne,  que  l'on  dit  être  un 
pays  si  agréable.  »  Salvien  apyelle  la  Limagne  la  moelle  des  Gaules. 
Sidoine  en  peignant  la  Limagne  d'autr?fûis  semble  peindre  la  Limagne 
&au']OurcVhm:Taceoterriloriipeculiaremjucunditatem,viatoribusmolle, 
frucluosum  aratorihus,  venatoribus  voluptuosum ;  quod  monlium  cin- 
qunl  dorsa  pascuis,  lalera  vinetis,  terrena  villis,  saxosa  caslcUis,  opaca 
luslris,  aperla  cuUaris,  concava  fonlibus,  abrupta  jluminibus  :  quod, 


VOYAGE   A   CLERMONT.  335 

denîque,  hujusmodi  eslut  semel  visum  advenis,  multispxTRiM  oblivionem 

S^PE  PERSUADEAT. 

On  croit  que  la  Limagne  a  été  un  grand  lac  ;  que  son  nom  vient  du 
grec  Xiajv  :  Grégoire  de  Tours  écrit  alternativement  Limane  et  Limania. 
Quoi  qu'il  en  soit,  Sidoine,  jouant  sur  le  mot,  disoit  dès  le  iv^  siècle  : 
jEquor  agrorum  in  quo  sine  periculo  quxstuosx  fluctuant  in  segctibus 
undœ.  C'est  en  effet  une  mer  de  moissons. 

La  position  de  Clermont  est  une  des  plus  belles  du  monde. 

Qu'on  se  représente  des  montagnes  s'arrondissant  en  un  demi- 
cercle  ;  un  monticule  attaché  à  la  partie  concave  de  ce  demi-cercle  ; 
sur  ce  monticule  Clermont;  au  pied  de  Clermont,  la  Limagne,  formant 
une  vallée  de  vingt  lieues  de  long,  de  six,  huit  et  dix  de  large. 

La  place   du  ' offre  un  point  de  vue  admirable  sur  cette 

vallée.  En  errant  par  la  ville  au  hasard,  je  suis  arrivé  à  cette  place 
vers  six  heures  et  demie  du  soir.  Les  blés  mûrs  ressembloient  à  une 
grève  immense,  d'un  sable  plus  ou  moins  blond.  L'ombre  des  nuages 
parsemoit  cette  plage  jaune  de  taches  obscures,  comme  des  couches 
de  limon  ou  des  bancs  d'algues  :  vous  eussiez  cru  voir  le  fond  d'une 
mer  dont  les  flots  venoient  de  se  retirer. 

Le  bassin  de  la  Limagne  n'est  point  d'un  niveau  égal  ;  c'est  un  ter- 
rain tourmenté,  dont  les  bosses,  de  diverses  hauteurs,  semblent  unies 
quand  on  les  voit  de  Clermont,  mais  qui,  dans  la  vérité,  offrent  des 
inégalités  nombreuses  et  forment  une  multitude  de  petits  vallons  au 
sein  de  la  grande  vallée.  Des  villages  blancs,  des  maisons  de  cam- 
pagne blanches,  de  vieux  châteaux  noirs,  des  collines  rougeâtres,  des 
plants  de  vignes,  des  prairies  bordées  de  saules,  des  noyers  isolés  qui 
s'arrondissent  comme  des  orangers  ou  portent  leurs  rameaux  comme 
les  branches  d'un  candélabre,  mêlent  leurs  couleurs  variées  à  la  cou- 
leur des  froments.  Ajoutez  à  cela  tous  les  jeux  de  la  lumière. 

A  mesure  que  le  soleil  descendoit  à  l'occident,  l'ombre  couloit  à 
l'orient  et  envahissoit  la  plaine.  Bientôt  le  soleil  a  disparu  ;  mais  bais- 
sant toujours  et  marchant  derrière  les  montagnes  de  l'ouest,  il  a  ren- 
contré quelque  défilé  débouchant  sur  la  Limagne  :  précipités  à  travers 
cette  ouverture,  ses  rayons  ont  soudain  coupé  l'uniforme  obscurité  de 
la  plaine  par  un  fleuve  d'or.  Les  monts  qui  bordent  la  Limagne  au 
levant  retendent  encore  la  lumière  sur  leur  cime  ;  la  ligne  que  ces 
monts  traçoient  dans  l'air  se  brisoit  en  arcs  dont  la  partie  convexe 
étoit  tournée  vers  la  terre.  Tous  ces  arcs,  se  liant  les  uns  aux  autres 


1  Je  n'ai  jamais  pu  lire  le  nom,  à  demi  effacé,  dans  l'original,  écritau  crayon;  c'esî 
sans  doute  la  place  de  Jaude. 


33G  VOYAGE  A  GLERMONT. 

par  les  extrémités ,  imitoient  à  l'horizon  la  sinuosité  d'une  guirlande 
ou  les  festons  de  ces  draperies  que  l'on  suspend  aux  murs  d'un  palais 
avec  des  roses  de  bronze.  Les  montagnes  du  levant,  dessinées  de  la 
sorte  et  peintes,  comme  je  l'ai  dit,  des  reflets  du  soleil  opposé,  ressem- 
bloient  à  un  rideau  de  moire  bleue  et  pourpre;  lointaine  et  der- 
nière décoration  du  pompeux  spectacle  que  la  Limagne  étaloit  à  mes 
yeux. 

Les  deux  degrés  de  différence  entre  la  latitude  de  Clermont  et  celle 
de  Paris  sont  déjà  sensibles  dans  la  beauté  de  la  lumière  :  cette 
lumière  est  plus  fine  et  moins  pesante  que  dans  la  vallée  de  la  Seine; 
la  verdure  s'aperçoit  de  plus  loin  et  paroît  moins  noire  s 

Adieu  donc,  Chanonat  !  adieu,  frais  paysages  ! 
II  semble  qu'un  autre  air  parfume  vos  rivages  ; 
Il  semble  que  leur  vue  ait  ranimé  mes  sens, 
M'ait  redonni^  la  joie  et  rendu  mon  printemps. 

Il  faut  en  croire  le  poëte  de  l'Auvergne. 

J'ai  remarqué  ici  dans  le  style  de  l'architecture  des  souvenirs  et  des 
traditions  de  l'Italie  :  les  toits  sont  plats,  couverts  en  tuile  à  canal, 
les  lignes  des  murs  longues,  les  fenêtres  étroites  et  percées  haut,  les 
portiques  multipliés,  les  fontaines  fréquentes.  Rien  ne  ressemble  plus 
aux  villes  et  aux  villages  de  l'Apennin  que  les  villes  et  les  villages  des 
montagnes  de  Thiers,  de  l'autre  côté  de  la  Limagne,  au  bord  de  ce 
Lignon  où  Céladon  ne  se  noya  pas,  sauvé  qu'il  fut  par  les  trois  nym- 
phes Sylvie,  Galatée  et  Léonide. 

11  ne  reste  aucune  antiquité  romaine  à  Clermont,  si  ce  n'est  peut- 
être  un  sarcophage,  un  bout  de  voie  romaine  et  des  ruines  d'aqueduc  ; 
pas  un  fragment  du  colosse,  pas  même  de  trace  des  maisons,  des 
bains  et  des  jardins  de  Sidoine.  Nemetum  et  Clermont  ont  soutenu 
au  moins  seize  sièges,  ou,  si  l'on  veut,  ils  ont  été  pris  et  détruits  une 
vingtaine  de  fois. 

Un  contraste  assez  frappant  existe  entre  les  femmes  et  les  hommes 
de  cette  province.  Les  femmes  ont  les  traits  délicats,  la  taille  légère  et 
déliée;  les  hommes  sont  construits  fortement,  et  il  est  impossible  de 
ne  pas  reconnoître  un  véritable  Auvergnat  à  la  forme  de  la  mâchoire 
inférieure.  Une  province,  pour  ne  parler  que  des  morts,  dont  le  sang 
a  donné  Turenne  à  l'armée,  L'Hospital  à  la  magistrature  et  Pascal  aux 
sciences  et  aux  lettres,  a  prouvé  qu'elle  a  une  vertu  supérieure. 

Je  suis  allé  au  Puy-de-Dôme  par  pure  affaire  de  conscience.  II  m'est 
arrivé  ce  à  quoi  jem'étois  attendu  :  la  vue  du  haut  de  cette  montagne 
est  beaucoup  moins  belle  que  celle  dont  on  jouit  de  Clermont.  La  per- 


VOYAGE   A  CLERMOrs'T.  337 

spective  à  vol  d'oiseau  est  plate  et  vague;  l'objet  se  rapetisse  dans  la 
même  proportion  que  l'espace  s'étend. 

11  y  avoit  autrefois  sur  le  Puy-de-Dôme  une  chapelle  dédiée  à  saint 
"Barnabe;  on  en  voit  encore  les  fondements  :  une  pyramide  de  pierre 
de  dix  ou  douze  pieds  marque  aujourd'hui  l'emplacement  de  cette  cha- 
pelle. C'est  là  que  Pascal  a  fait  les  premières  expériences  sur  la  pesan- 
teur de  l'air.  Je  me  représentois  ce  puissant  génie  cherchant  à  décou- 
vrir sur  ce  sommet  solitaire  les  secrets  de  la  nature,  qui  dévoient  le 
conduire  à  la  connoissance  des  mystères  du  Créateur  de  cette  même 
nature.  Pascal  se  fraya  au  moyen  de  la  science  le  chemin  à  l'igno- 
rance chrétienne;  il  commença  par  être  un  homme  sublime  pour 
apprendre  à  devenir  un  simple  enfant. 

Le  Puy-de-Dôme  n'est  élevé  que  de  huit  cent  vingt -cinq  toises 
au-dessus  du  niveau  de  la  mer;  cependant  je  sentis  à  son  sommet  une 
difficulté  de  respirer  que  je  n'ai  éprouvée  ni  dans  les  Alleghanys,  en 
Amérique,  ni  sur  les  plus  hautes  Alpes  de  la  Savoie.  J'ai  gravi  le  Puy- 
de-Dôme  avec  autant  de  peine  que  le  Vésuve;  il  faut  près  d'une  heure 
pour  monter  de  sa  base  au  sommet  par  un  chemin  roide  et  glissant, 
mais  la  verdure  et  les  fleurs  vous  suivent.  La  petite  fdle  qui  me  servoit 
de  guide  m'avoit  cueilli  un  bouquet  des  plus  belles  pensées;  j'ai  moi- 
même  trouvé  sous  mes  pas  des  œillets  rouges  d'une  élégance  parfaite. 
Au  sommet  du  mont  on  voit  partout  de  larges  feuilles  d'une  plarîte 
bulbeuse,  assez  semblable  au  lis.  J'ai  rencontré,  à  ma  grande  surprise, 
sur  ce  lieu  élevé  trois  femmes  qui  se  tenoient  par  la  main  et  qui 
chantoient  un  cantique.  Au-dessous  de  moi,  des  troupeaux  de  vaches 
paissoient  parmi  les  monticules  que  domine  le  Puy-de-Dôme.  Ces  trou- 
peaux montent  à  la  montagne  avec  le  printemps,  et  en  descendent 
avec  la  neige.  On  voit  partout  les  burons  ou  les  chalets  de  l'Auvergne, 
mauvais  abris  de  pierres  sans  ciment  ou  de  bois  gazonné.  Chantez 
les  chalets,  mais  ne  les  habitez  pas. 

Le  patois  de  la  montagne  n'est  pas  exactement  celui  de  la  plaine. 
La  musette,  d'origine  celtique,  sert  à  accompagner  quelques  airs  de 
romances,  qui  ne  sont  pas  sans  euphonie,  et  sur  lesquels  on  a  fait  des 
paroles  françoises.  Les  Auvergnats,  comme  les  habitants  du  Piouergue. 
vont  vendre  des  mules  en  Catalogne  et  en  Aragon  ;  ils  rapportent  de 
ce  pays  quelque  chose  d'espagnol  qui  se  marie  bien  avec  la  solitude 
de  leurs  montagnes  ;  ils  font  pour  leurs  longs  hivers  provision  de  soleil 
et  d'histoires.  Les  voyageurs  et  les  vieillards  aiment  à  conter,  parce 
qu'ils  ont  beaucoup  vu  :  les  uns  ont  cheminé  sur  la  terre,  les  autres 
dans  la  vie. 

Les  pays  de  montagnes  sont  propres  à  conserver  les  mœurs.  Une 
VI.  22 


338  VOYAGE   A   CLERMONT. 

famille  d'Auvergne,  appelée  les  Guittard-Pinon,  cultivoit  en  commun 
des  terres  dans  les  environs  de  Thiers  ;  elle  étoit  gouvernée  par  un 
chef  électif,  et  ressembloit  assez  à  un  ancien  clan  d'Ecosse.  Cette 
espèce  de  république  champêtre  a  survécu  à  la  révolution,  mais  elle 
est  au  moment  de  se  dissoudre. 

Je  laisse  de  côté  les  curiosités  naturelles  de  l'Auvergne,  la  grotte  de 
Royat,  charmante  néanmoins  par  ses  eaux  et  sa  verdure,  les  diverses 
fontaines  minérales,  la  fontaine  pétrifiante  de  Saint-AUyre ,  avec  le 
pont  de  pierre  qu'elle  a  formé  et  que  Charles  IX  voulut  voir  :  le  puits 
de  la  poix,  les  volcans  éteints,  etc. 

Je  laisse  aussi  à  l'écart  les  merveilles  des  siècles  moyens,  les  orgues, 
les  horloges  avec  leur  carillon  et  leurs  têtes  de  Maure  ou  de  More,  qui 
ouvroient  des  bouches  effroyables  quand  l'heure  venoit  à  sonner.  Les 
processions  bizarres,  les  jeux  mêlés  de  superstition  et  d'indécence, 
mille  autres  coutumes  de  ces  temps,  n'appartiennent  pas  plus  à  l'Au- 
vergne qu'au  reste  de  l'Europe  gothique. 

J'ai  voulu  avant  de  mourir  jeter  un  regard  sur  l'Auvergne,  en  sou- 
venance des  impressions  de  ma  jeunesse.  Lorsque  j'étois  enfant,  dans 
les  bruyères  de  ma  Bretagne,  et  que  j'entendois  parl'3r  Je  l'Auvergne 
et  des  petits  Auvergnats,  je  me  figurois  que  l'Auvergne  étoit  un  pays 
bien  loin,  bien  loin,  où  l'on  voyoit  des  choses  étranges,  où  l'on  ne 
pouvoit  aller  qu'avec  de  grands  périls,  en  cheminant  sous  la  garde  de 
la  Mère  de  Dieu.  Une  chose  m'a  frappé  et  charmé  à  la  fois  :  j'ai 
retrouvé  dans  l'habit  du  paysan  Auvergnat  le  vêtement  du  paysan 
breton.  D'où  vient  cela?  C'est  qu'il  y  avoit  autrefois  pour  ce  royaume, 
et  môme  pour  l'Europe  entière,  un  fond  d'habillement  commun.  Les 
provinces  reculées  ont  gardé  les  anciens  usages,  tandis  que  les  dépar- 
tements voisins  de  Paris  ont  perdu  leurs  vieilles  mœurs  :  de  là  cette 
ressemblance  entre  certains  villageois  placés  aux  extrémités  opposées 
de  la  France,  et  qui  ont  été  défendus  contre  les  nouveautés  par  leur 
indigence  et  leur  solitude. 

Je  ne  vois  jamais  sans  une  sorte  d'attendrissement  ces  petits  Auver- 
gnats qui  vont  chercher  fortune  dans  ce  grand  monde,  avec  une  boîte 
et  quelques  méchantes  paires  de  ciseaux.  Pauvres  enfants  qui  dévalent 
bien  tristes  de  leurs  montagnes,  et  qui  préféreront  toujours  le  pain  bis 
et  la  bourrée  aux  prétendues  joies  de  la  plaine.  Ils  n'avoient  guère  que 
l'espérance  dans  leur  boîte  en  descendant  de  leurs  rochers;  heureux 
s'ils  la  rapportent  à  la  chaumière  paternelle! 

FIN    DU    VOYAGE    A     CLE  U  MONT. 


VOYAGE 


AU  MONT-BLANC 


VOYAGE 

AU  MONT-BLANC 

PAYSAGES  DE  MONTAGNES. 

Rien  n'est  beau  que  le  vrai,  le  vrai  seul  est  aimable. 
?:a  d'août  18C5. 

J'ai  VU  beaucoup  de  montagnes  en  Europe  et  en  Amérique,  et  il  m'a 
toujours  paru  que  dans  les  descriptions  de  ces  grands  monuments  de 
la  nature  on  alloit  au  delà  de  la  vérité.  Ma  dernière  expérience  à  cet 
égard  ne  m'a  point  fait  changer  de  sentiment.  J'ai  visité  la  vallée  de 
Chamouny,  devenue  célèbre  par  les  travaux  de  M.  de  Saussure;  mais 
je  ne  sais  si  le  poète  y  trouveroit  le  speciosa  deserii  comme  le  minéra- 
logiste. Quoi  qu'il  en  soit,  j'exposerai  avec  simplicité  les  réflexions 
que  j'ai  faites  dans  mon  voyage.  Mon  opinion,  d'ailleurs,  a  trop  peu 
d'autorité  pour  qu'elle  puisse  choquer  personne. 

Sorti  de  Genève  par  un  temps  assez  nébuleux,  j'arrivai  à  Servoz  au 
moment  où  le  ciel  commençoit  à  s'éclaircir.  La  crête  du  Mont-Blanc  ne 
se  découvre  pas  de  cet  endroit,  mais  on  a  une  vue  distincte  de  sa 
croupe  neîgèe,  appelée  le  Dôme.  On  franchit  ensuite  le  passage  des 
Montées,  et  l'on  entre  dans  la  vallée  de  Chamouny,  On  passe  au- 
dessous  du  glacier  des  Bossons-,  ses  pyramides  S2  montrent  à  travers 
les  branches  des  sapins  et  des  mélèzes.  M.  Bourrit  a  comparé  ce  gla- 
cier, pour  sa  blancheur  et  la  coupe  allongée  de  ses  cristaux,  à  une 
flotte  à  la  voile;  j'ajouterois,  au  milieu  d'un  golfe  bordé  de  vertes 
forêts. 

Je  m'arrêtai  au  village  de  Chamouny,  et  le  lendemain  je  me  rendis 


342  VOYAGE   AU    MONT-BLANC. 

au  Montanvert.  J'y  montai  par  le  plus  beau  jour  de  l'année.  Parvenu  à 
son  sommet,  qui  n'est  qu'une  croupe  du  Mont-Blanc,  je  découvris  ce 
qu'on  nomme  très-improprement  la  Mer  de  Glace. 

Qu'on  se  représente  une  vallée  dont  le  fond  est  entièrement  couvert 
par  un  fleuve.  Les  montagnes  qui  forment  cette  vallée  laissent  pendre 
au-dessus  de  ce  fleuve  une  masse  de  rochers,  les  aiguilles  du  Dru,  du 
Bochard,  des  Charmoz.  Dans  l'enfoncement,  la  vallée  et  le  fleuve  se 
divisent  en  deux  branches,  dont  l'une  va  aboutir  à  une  haute  mon- 
tagne, le  Col  du  Géant,  et  l'autre  aux  rochers  des  Jorasses.  Au  bout 
opposé  de  cette  vallée  se  trouve  une  pente  qui  regarde  la  vallée  de 
Chamouny.  Cette  pente,  presque  verticale,  est  occupée  par  la  portion 
de  la  Mer  de  Glace  qu'on  appelle  le  Glacier  des  Bois.  Supposez  donc  un 
rude  hiver  survenu  ;  le  fleuve  qui  remplit  la  vallée,  ses  inflexions  et 
ses  pentes,  a  été  glacé  jusqu'au  fond  de  son  lit;  les  sommets  des 
monts  voisins  se  sont  chargés  de  neige  partout  où  les  plans  du  granit 
ont  été  assez  horizontaux  pour  retenir  les  eaux  congelées  :  voilà  la 
Mer  de  Glace  et  son  site:  Ce  n'est  point,  comme  on  le  voit,  une  mer  ; 
c'est  un  fleuve  ;  c'est,  si  l'on  veut,  le  Rhin  glacé  ;  la  Mer  de  Glace  sera 
son  cours,  et  le  Glacier  des  Bois  sa  chute  à  Laufen, 

Lorsqu'on  est  sur  la  Mer  de  Glace,  la  surface,  qui  vous  en  paroissoit 
unie  du  haut  du  Montanvert,  offre  une  multitude  de  pointes  et  d'an- 
frcctuosités.  Ces  pointes  imitent  les  formes  et  les  déchirures  de  la 
haute  enceinte  de  rocs  qui  surplombent  de  toutes  parts  :  c'est  comme 
le  relief  en  marbre  blanc  des  montagnes  environnantes. 

Parlons  maintenant  des  montagnes  en  général. 

Il  y  a  deux  manières  de  les  voir  :  avec  les  nuages,  ou  sans  les  nuages. 

Avec  les  nuages,  la  scène  est  plus  animée;  mais  alors  elle  est  obscure, 
et  souvent  d'une  telle  confusion,  qu'on  peut  à  peine  y  distinguer  quel- 
ques traits. 

Les  nuages  drapent  les  rochers  de  mille  manières.  J'ai  vu  au-dessus 
de  Servez  un  piton  chauve  et  ridé  qu'une  nue  îraversoit  obliquement 
comme  une  toge;  on  l'auroit  pris  pour  la  statue  colossale  d'un  vieil- 
lard romain.  Dans  un  autre  endroit,  on  apercevoit  la  pente  défrichée 
de  la  montagne  ;  une  barrière  de  nuages  arrêtoit  la  vue  à  la  naissance 
de  cette  pente,  et  au-dessus  de  cette  barrière  s'élevoient  de  noires 
ramifications  de  rochers  imitant  des  gueules  de  Chimère,  des  corps  de 
Sphinx,  des  têtes  d'Anubis,  diverses  formes  des  monstres  et  des  dieux 
de  l'Egypte. 

Quand  les  nues  sont  chassées  par  le  vent,  les  monts  semblent  fuir 
derrière  ce  rideau  mobile  :  ils  se  cachent  et  se  découvrent  tour  à  tour; 
tantôt  un  bouquet  de  verdure  se  montre  subitement  à  l'ouverture  d'un 


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VOYAGE   AU  MONT-BLANC.  343 

nuage,  comme  une  île  suspendue  dans  le  ciel;  tantôt  un  rocher  se 
dévoile  avec  lenteur,  et  perce  peu  à  peu  la  vapeur  profonde  comme  un 
fantôme.  Le  voyageur  attristé  n'entend  que  le  bourdonnement  du  vent 
dans  les  pins,  le  bruit  des  torrents  qui  tombent  dans  les  glaciers,  par 
Intervalle  la  chute  de  l'avalanche,  et  quelquefois  le  sifQement  de  la 
aiarmotte  effrayée  qui  a  vu  l'epervier  dans  la  nue. 

Lorsque  le  ciel  est  sans  nuages,  et  que  l'amphithéâtre  des  monts  se 
Jéploie  tout  entier  à  la  vue,  un  seul  accident  mérite  alors  d'être 
observé  :  les  sommets  des  montagnes,  dans  la  haute  région  où  ils  se 
dressent,  offrent  une  pureté  de  lignes,  une  netteté  de  plan  et  de  profil 
que  n'ont  point  les  objets  de  la  plaine.  Ces  cimes  anguleuses,  sous  le 
dôme  transparent  du  ciel,  ressemblent  à  de  superbes  morceaux  d'his- 
toire naturelle,  à  de  beaux  arbres  de  coraux,  à  des  girandoles  de  sta- 
lactite, renfermés  sous  un  globe  du  cristal  le  plus  pur.  Le  montagnard 
cherche  dans  ses  découpures  élégantes  l'image  des  objets  qui  lui  sont 
familiers  :  de  là  ces  roches  nommées  les  Mulets,  les  Charmoz,  ou  les 
Chamois;  de  là  ces  appellations  empruntées  de  la  religion,  les  sommets 
des  Croix,  le  rocher  duReposoir,  le  glacier  des  Pèlerins;  dénominations 
naïves  qui  prouvent  que  si  l'homme  est  sans  cesse  occupé  de  l'idée  de 
ses  besoins ,  il  aime  à  placer  partout  le  souvenir  de  ses  consolations. 

Quant  aux  arbres  des  montagnes,  je  ne  parlerai  que  du  pin,  du 
sapin  et  du  mélèze,  parce  qu'ils  font,  pour  ainsi  dire,  l'unique  déco- 
ration des  Alpes.  ^ 

Le  pin  a  quelque  chose  de  monumental;  ses  branches  ont  le  port 
de  la  pyramide,  et  son  tronc  celui  de  la  colonne.  Il  imite  aussi  la 
forme  des  rochers  où  il  vit  :  souvent  je  l'ai  confondu  sur  les  redans  et 
les  corniches  avancées  des  montagnes,  avec  des  flèches  et  des  aiguilles 
élancées  ou  échevelées  comme  lui.  Au  revers  du  Col  de  Balme,  à  la 
descente  du  glacier  de  Trient ,  on  rencontre  un  bois  de  pins,  de  sapins 
et  de  mélèzes  :  chaque  arbre,  dans  cette  famille  de  géants,  compte 
plusieurs  siècles.  Cette  tribu  alpine  a  un  roi  que  les  guides  ont  soin 
de  montrer  aux  voyageurs.  C'est  un  sapin  qui  pourroit  servir  de  mât 
au  plus  grand  vaisseau.  Le  monarque  seul  est  sans  blessure,  tandis 
que  tout  son  peuple  autour  de  lui  est  mutilé  :  un  arbre  a  perdu  sa  tête, 
un  autre  ses  bras;  celui-ci  a  le  front  sillonné  par  la  foudre,  celui-là 
le  pied  noirci  par  le  feu  des  pâtres.  Je  remarquai  deux  jumeaux  sortis 
du  même  tronc,  qui  s'élançoient  ensemble  dans  le  ciel  :  ils  étoient  égaux 
en  hauteur  et  en  âge  ;  mais  l'un  étoit  plein  de  vie  et  l'autre  étoit  desséché. 

Daucia,  Laride  Thymberque,  simillima  proies, 
Indiscreta  suis,  gratusque  parentibus  error, 
At  nunc  dura  dédit  vobis  discrimina  Pallas. 


Sfi/i  VOYAGE  AU   MONT-BLANC. 

«  Fils  jumeaux  de  Daucus,  rejetons  semblables,  ô  LarisetThymber! 
vos  parents  mêmes  ne  pouvoient  vous  distinguer,  et  vous  leur  causiez 
de  douces  méprises  !  Mais  la  mort  mit  entre  vous  une  cruelle  différence.  » 

Ajoutons  que  le  pin  annonce  la  solitude  et  l'indigence  de  la  mon- 
tagne. Il  est  le  compagnon  du  pauvre  Savoyard,  dont  il  partage  la  des- 
tinée :  comme  lui,  il  croît  et  meurt  inconnu  sur  des  sommets  inaccessi- 
bles, où  sa  postérité  se  perpétue  également  ignorée.  C'est  sur  le  mélèze 
que  l'abeille  cueille  ce  miel  ferme  et  savoureux  qui  se  marie  si  bien  avec 
la  crème  et  les  framboises  du  Montanvert.  Les  bruits  du  pin  ,  quand 
ils  sont  légers,  ont  été  loués  par  les  poètes  bucoliques  ;  quand  ils  sont 
violents,  ils  ressemblent  au  mugissement  de  la  mer  :  vous  croyez  quel- 
quefois entendre  gronder  l'Océan  au  milieu  des  Alpes.  Enfin,  l'odeur 
du  pin  est  aromatique  et  agréable;  elle  a  surtout  pour  moi  un  charme 
particulier,  parce  que  je  l'ai  respirée  à  plus  de  vingt  lieues  en  mer 
sur  les  côtes  de  la  Virginie  :  aussi  réveille-t-elle  toujours  dans  mon 
esprit  l'idée  de  ce  Nouveau  Monde  qui  me  fut  annoncé  par  un  souffle 
embaumé,  de  ce  beau  ciel,  de  ces  mers  brillantes  où  le  parfum  des 
forêts  m'étoit  apporté  par  la  brise  du  matin  ;  et  comme  tout  s'enchaîno 
dans  nos  souvenirs,  elle  rappelle  aussi  dans  ma  mémoire  les  senti- 
ments de  regrets  et  d'espérance  qui  ni'occupoient  lorsque  appuyé  sur 
le  bord  du  vaisseau  je  revois  à  cette  patrie  que  j'avois  perdue,  et  à  ces 
déserts  que  j'allois  trouver. 

Mais,  pour  venir  enfin  à  mon  sentiment  particulier  sur  les  mon- 
tagnes, je  dirai  que  comme  il  n'y  a  pas  de  beaux  paysages  sans  un 
horizon  de  montagnes,  il  n'y  a  point  aussi  de  lieux  agréables  à  habiter 
ni  de  satisfaisants  pour  les  yeux  et  pour  le  cœur  là  où  on  manque 
d'air  et  d'espace  :  or,  c'est  ce  qui  arrive  dans  l'intérieur  des  monts. 
Ces  lourdes  masses  ne  sont  point  en  harmonie  avec  les  facultés  de 
l'homme  et  la  foiblcsse  de  ses  organes. 

On  attribue  aux  paysages  des  montagnes  la  sublimité  :  celle-ci  tient 
sans  doute  à  la  grandeur  des  objets.  Mais  si  l'on  prouve  que  cette 
grandeur,  très-réelle  en  effet,  n'est  cependant  pas  sensible  au  regard, 
que  devient  la  sublimité? 

Il  en  est  des  monuments  de  la  nature  comme  de  ceux  de  l'art  :  pour 
jouir  de  leur  beauté,  il  faut  être  au  véritable  point  de  perspective; 
autrement,  les  formes,  les  couleurs,  les  proportions,  tout  disparoît. 
Dans  l'intérieur  des  montagnes,  comme  on  touche  à  l'objet  même,  et 
comme  le  champ  de  l'optique  est  trop  resserré,  les  dimensions  perdent 
nécessairement  leur  grandeur  :  chose  si  vraie,  que  l'on  est  continuel- 
lement trompé  sur  les  hauteurs  et  sur  les  distances.  J'en  appelle  aux 
voyageurs  :  le  Mont-Blanc  leur  a-t-il  paru  fort  élevé  du  fond  de  la  val- 


VOYAGE  AU  MONT-BLANC.  S/i5 

lée  de  Chamouny?  Souvent  un  lac  immense  dans  les  Alpes  a  l'air  d'un 
petit  étang  ;  vous  croyez  arriver  en  quelques  pas  au  haut  d'une  pente 
que  vous  êtes  trois  heures  à  gravir;  une  journée  entière  vous  suffit  à 
peine  pour  sortir  de  cette  gorge,  à  l'extrémité  de  laquelle  il  vous  sem- 
Lloit  que  vous  touchiez  de  la  main.  Ainsi  cette  grandeur  des  mon- 
tagnes, dont  on  fait  tant  de  bruit,  n'est  réelle  que  par  la  fatigue  qu'elle 
vous  donne.  Quant  au  paysage,  il  n'est  guère  plus  grand  à  l'œil 
qu'un  paysage  ordinaire. 

Mais  ces  monts  qui  perdent  leur  grandeur  apparente  quand  ils  sont 
trop  rapprochés  du  spectateur  sont  toutefois  si  gigantesques  qu'ils 
écrasent  ce  qui  pourroit  leur  servir  d'ornement.  Ainsi,  par  des  lois 
contraires,  tout  se  rapetisse  à  la  fois  dans  les  défilés  des  Alpes,  et 
l'ensemble  et  les  détails.  Si  la  nature  avoit  fait  les  arbres  cent  fois 
plus  grands  sur  les  montagnes  que  dans  les  plaines  ;  si  les  fleuves  et 
les  cascades  y  versoient  des  eaux  cent  fois  plus  abondantes,  ces  grands 
bois,  ces  grandes  eaux  pourroient  produire  des  effets  pleins  de  majesté 
sur  les  flancs  élargis  de  la  terre.  Il  n'en  est  pas  de  la  sorte  ;  le  cadre 
du  tableau  s'accroît  démesurément,  et  les  rivières,  les  forêts,  les 
villages,  les  troupeaux  gardent  les  proportions  ordinaires  :  alors  il  n'y 
a  plus  de  rapport  entre  le  tout  et  la  partie,  entre  le  théâtre  et  la  déco- 
ration. Le  plan  des  montagnes  étant  vertical  devient  une  échelle  tou- 
jours dressée  où  l'œil  rapporte  et  compare  les  objets  qu'il  embrasse; 
et  ces  objets  accusent  tour  à  tour  leur  petitesse  sur  cette  énorme 
mesure.  Les  pins  les  plus  altiers,  par  exemple,  se  distinguent  à  peine 
dans  l'escarpement  des  vallons,  où  ils  paraissent  collés  comme  des 
flocons  de  suie.  La  trace  des  eaux  pluviales  est  marquée  dans  ces 
bois  grêles  et  noirs  par  de  petites  rayures  jaunes  et  parallèles  ;  et  les 
torrents  les  plus  larges,  les  cataractes  les  plus  élevées,  ressemblent  à 
de  maigres  filets  d'eau  ou  à  des  vapeurs  bleuâtres. 

Ceux  qui  ont  aperçu  des  diamants,  des  topazes,  des  émeraudes  dans 
les  glaciers,  sont  plus  heureux  que  moi  :  mon  imagination  n'a  jamais 
pu  découvrir  ces  trésors.  Les  neiges  du  bas  Glacier  des  Bois,  mêlées  à 
la  poussière  de  granit,  m'ont  paru  semblables  à  de  la  cendre;  on  pour- 
roit prendre  la  Mer  de  Glace,  dans  plusieurs  endroits,  pour  des  car- 
rières de  chaux  et  de  plâtre;  ses  crevasses  seules  offrent  quelques 
teintes  du  prisme,  et  quand  les  couches  de  glace  sont  appuyées  sur  le 
roc,  elles  ressemblent  à  de  gros  verres  de  bouteille. 

Ces  draperies  blanches  des  Alpes  ont  d'ailleurs  i:n  grand  inconvé- 
nient :  elles  noircissent  tout  ce  qui  les  environne,  et  jusqu'au  ciel,  dont 
elles  rembrunissent  l'azur.  Et  ne  croyez  pas  que  l'on  soit  dédommagé 
de  cet  effet  désagréable  par  les  beaux  accidents  de  la  lumière  sur  les 


3Z»6  VOYAGE  AU   MONT-BLANC. 

neiges.  La  couleur  dont  se  peignent  les  montagnes  lointaines  est  nulle 
pour  le  spectateur  placé  à  leur  pied,  La  pompe  dont  le  soleil  couchant 
couvre  la  cime  des  Alpes  de  la  Savoie  n'a  lieu  que  pour  l'habitant  de 
Lausanne.  Quant  au  voyageur  de  la  vallée  de  Chamouny,  c'est  en  vain 
qu'il  attend  ce  brillant  spectacle.  11  voit,  comme  du  fond  d'un  enton- 
noir, au-dessus  de  sa  tête,  une  petite  portion  d'un  ciel  bleu  et  dur, 
sans  couchant  et  sans  aurore  ;  triste  séjour  où  le  soleil  jette  à  peine 
un  regard  à  midi  par-dessus  une  barrière  glacée. 

Qu'on  me  permette,  pour  me  faire  mieux  entendre,  d'énoncer  une 
vérité  triviale.  Il  faut  une  toile  pour  peindre  :  dans  la  nature  le  ciel 
est  la  toile  des  paysages  ;  s'il  manque  au  fond  du  tableau,  tout  est 
confus  et  sans  effet.  Or,  les  monts,  quand  on  en  est  trop  voisin, 
obstruent  la  plus  grande  partie  du  ciel.  Il  n'y  a  pas  assez  d'air  autour 
de  leurs  cimes;  ils  se  font  ombre  l'un  à  l'autre  et  se  prêtent  mutuelle- 
ment les  ténèbres  qui  résident  dans  quelque  enfoncement  de  leurs 
rochers.  Pour  savoir  si  les  paysages  des  montagnes  avoient  une  supé- 
riorité si  marquée,  il  suffisait  de  consulter  les  peintres  :  ils  ont  tou- 
jours jeté  les  monts  dans  les  lointains,  en  ouvrant  à  l'œil  un  paysage 
sur  les  bois  et  sur  les  plaines. 

Un  seul  accident  laisse  aux  sites  des  montagnes  leur  majesté  natu- 
relle :  c'est  le  clair  de  lune.  Le  propre  de  ce  demi-jour  sans  reflets  et 
d'une  seule  teinte  est  d'agrandir  les  objets  en  isolant  les  masses  et  en 
faisant  disparoître  cette  gradation  de  couleurs  qui  lie  ensemble  les 
parties  d'un  tableau.  Alors  plus  les  coupes  des  monuments  sont  fran- 
ches et  décidées,  plus  leur  dessin  a  de  longueur  et  de  hardiesse,  et 
mieux  la  blancheur  de  la  lumière  profile  les  lignes  de  l'ombre.  C'est 
pourquoi  la  grande  architecture  romaine,  comme  les  contours  des 
montagnes,  est  si  belle  à  la  clarté  de  la  lune. 

Le  grandiose,  et  par  conséquent  l'espèce  de  sublime  qu'il  fait  naître, 
disparoît  donc  dans  l'intérieur  des  montagnes  :  voyons  si  le  gracieux 
s'y  trouve  dans  un  degré  plus  éminent. 

On  s'extasie  sur  les  vallées  de  la  Suisse  ;  mais  il  faut  bien  observer 
qu'on  ne  les  trouve  si  agréables  que  par  comparaison.  Certes  l'œil, 
fatigué  d'errer  sur  des  plateaux  stériles  ou  des  promontoires  couverts 
d'un  lichen  rougeâtre,  retombe  avec  grand  plaisir  sur  un  peu  de  ver- 
dure et  de  végétation.  Mais  en  quoi  cette  verdure  consiste-t-elle?  En 
quelques  saules  chétifs,  en  quelques  sillons  d'orge  et  d'avoine  qui 
croissent  péniblement  et  mûrissent  tard,  en  quelques  arbres  sauva- 
geons qui  portent  des  fruits  âpres  et  amers.  Si  une  vigne  végète  péni- 
blement dans  un  petit  abri  tourné  au  midi,  et  garantie  avec  soin  des 
vents  du  nord,  on  vous  fait  admirer  celte   fécondité  extraordinaire. 


VOYAGE  AU   MONT-BLANC.  347 

Vous  élevez-vous  sur  les  rochers  voisins ,  les  grands  traits  des  monts 
font  disparoître  la  miniature  de  la  vallée.  Les  cabanes  deviennent  à 
peine  visibles,  et  les  compartiments  cultivés  ressemblent  à  des  échan- 
tillons d'étoffes  sur  la  carte  d'un  drapier. 

On  parle  beaucoup  des  fleurs  des  montagnes,  des  violettes  que  l'on 
cueille  au  bord  des  glaciers,  des  fraises  qui  rougissent  dans  la 
neige,  etc.  Ce  sont  d'imperceptibles  merveilles  qui  ne  produisent 
aucun  effet  :  l'ornement  est  trop  petit  pour  des  colosses. 

Enfin,  je  suis  bien  malheureux,  car  je  n'ai  pu  voir  dans  ces  fameux 
chalets  enchantés  par  l'imagination  de  J.-J.  Rousseau  que  de  méchantes 
cabanes  remplies  du  fumier  des  troupeaux,  de  l'odeur  des  fromages 
et  du  lait  fermenté  ;  je  n'y  ai  trouvé  pour  habitants  que  de  misérables 
montagnards,  qui  se  regardent  comme  en  exil  et  aspirent  à  descendre 
dans  la  vallée. 

De  petits  oiseaux  muets,  voletant  de  glaçons  en  glaçons,  des  couples 
assez  rares  de  corbeaux  et  d'éperviers,  animent  à  peine  ces  solitudes 
de  neige  et  de  pierre,  où  la  chute  de  la  pluie  est  presque  toujours  le 
seul  mouvement  qui  frappe  vos  yeux.  Heureux  quand  le  pivert,  annon- 
çant l'orage,  fait  retentir  sa  voix  cassée  au  fond  d'un  vieux  bois  de 
sapins  !  Et  pourtant  ce  triste  signe  de  vie  rend  plus  sensible  la  mort 
qui  nous  environne.  Les  chamois ,  les  bouquetins,  les  lapins  blancs 
sont  presque  entièrement  détruits  ;  les  marmottes  mêmes  deviennent 
rares,  et  le  petit  Savoyard  est  menacé  de  perdra  son  trésor.  Les  bêtes 
sauvages  ont  été  remplacées  sur  les  sommets  des  Alpes  par  des  trou- 
peaux de  vaches,  qui  regrettent  la  plaine  aussi  bien  que  leurs  maîtres. 
Couchés  dans  les  herbages  du  pays  de  Gaux,  ces  troupeaux  offriroient 
une  scène  aussi  belle,  et  ils  auroient  en  outre  le  mérite  de  rappeler 
les  descriptions  des  poètes  de  l'antiquité. 

Il  ne  reste  plus  qu'à  parler  du  sentiment  qu'on  éprouve  dans  les 
montagnes.  Eh  bien,  ce  sentiment,  selon  moi,  est  fort  pénible.  Je  ne 
puis  être  heureux  là  oij  je  vois  partout  les  fatigues  de  l'homme  et  ses 
travaux  inouïs,  qu'une  terre  ingrate  refuse  de  payer.  Le  montagnard, 
qui  sent  son  mal,  est  plus  sincère  que  les  voyageurs  :  il  appelle  la 
plaine  le  bon  pays,  et  ne  prétend  pas  que  des  rochers  arrosés  de  ses 
sueurs,  sans  en  être  plus  fertiles,  soient  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans 
les  distributions  de  la  Providence.  S'il  est  très-attaché  à  sa  montagne, 
cela  tient  aux  relations  merveilleuses  que  Dieu  a  établies  entre  nos 
peines,  l'objet  qui  les  cause  et  les  lieux  où  nous  les  avons  éprouvées; 
cela  tient  aux  souvenirs  de  l'enfance ,  aux  premiers  sentiments  du 
cœur,  aux  douceurs  et  même  aux  rigueurs  de  la  maison  paternelle. 
Plus  solitaire  que  les  autres  hommes,  plus  sérieux  par  l'habitude  de 


3Zi8  VOYAGE  AU   MONT-BLANC. 

souffrir,  le  montagnard  appuie  davantage  sur  tous  les  sentiments  de 
sa  vie.  Il  ne  faut  pas  attribuer  aux  charmes  des  lieux  qu'il  habite 
l'amour  extrême  qu'il  montre  pour  son  pays  :  cet  amour  vient  de  la 
concentration  de  ses  pensées  et  du  peu  d'étendue  de  ses  besoins. 

-Mais  les  montagnes  sont  le  séjour  de  la  rêverie?  J'en  doute;  je  doute 
qu'on  puisse  rêver  lorsque  la  promenade  est  une  fatigue ,  lorsque 
l'attention  que  vous  êtes  obligé  de  donner  à  vos  pas  occupe  entière- 
ment votre  esprit.  L'amateur  de  la  solitude  qui  bayerait  aux  chimères  ' 
en  gravissant  le  Montanvert  pourroit  bien  tomber  dans  quelque  puits, 
comme  l'astrologue  qui  prétendoit  lire  au-dessus  de  sa  tête  et  ne 
pouvait  vair  à  ses  pieds. 

Je  sais  que  les  poètes  ont  désiré  les  vallées  et  les  bois  pour  converser 
avec  les  Muses.  Mais  écoutons  Virgile  : 

Rura  mihi  et  rigai  placeant  in  vallibus  amnes  : 
Flumina  amem  sylvasque  inglorius. 

D'abord  il  se  plairoit  aux  champs,  ru7^a  mihi;  il  chercberoit  les  vallées 
agréables,  riantes,  gracieuses,  vallibus  amnes;  il  aimeroit  les  fleuves, 
flumina  amem  (non  pas  les  torrents),  et  les  forêts  où  il  vivroit  sans 
gloire,  sylvasque  inglorius.  Ces  forêts  sont  de  belles  futaies  de  chênes, 
d'ormeaux,  de  hêtres,  et  non  de  tristes  bois  de  sapins;  car  il  n'eût  pas 
dit  : 

...Et  ingenii  ramorum  protegat  umhra, 

«  Et  d'un  feuillage  épais  ombragera  ma  tête.  » 

Et  où  veut-il  que  cette  vallée  soit  placée?  Dans  un  lieu  ou  il  y  aura  de 
beaux  souvenirs,  des  noms  harmonieux,  des  traditions  de  la  Fable  et 
de  l'Histoire  : 

0  ubi  campi, 

Sporchiusque  et  virgiaibus  bacchata  lacocnis 
Taygeta  !  0  qui  me  gelidis  in  vallibus  Hœmi 
Sistat! 

Dieux!  que  ne  suis-je  assis  au  bord  du  Spercbius! 
Quand  pourrai-jo  fouler  les  beaux  vallons  d'Hémua 
Oh!  qui  me  portera  sur  le  riant  Taygète! 

Il  se  scroit  fort  peu  soucié  de  la  vallée  de  Chamouny,  du  glacier  de 
Taconay,  de  la  petite  et  de  la  grande  Jorasse,  de  l'aiguille  du  Dru  et  du 
rocher  de  la  Tête-Noire. 

Enfin ,  si  nous  en  croyons  Rousseau  et  ceux  qui  ont  recueilli  ses 

1.  La  Fomaixe 


VOYAGE  AU   MOiNT-BLANG.  349 

erreurs  sans  hériter  de  son  éloquence,  quand  on  arrive  au  sommet  des 
montagnes  on  se  sent  transformé  en  un  autre  homme.  «  Sur  les  hautes 
montagnes,  dit  Jean-Jacques,  les  méditations  prennent  un  caractère 
grand,  sublime,  proportionné  aux  objets  qui  nous  frappent,  je  ne  sais 
quelle  volupté  tranquille  qui  n'a  rien  d'acre  et  de  sensuel.  Il  semble 
qu'en  s'élevant  au-dessus  du  séjour  des  hommes,  on  y  laisse  tous  les 
sentiments  bas  et  terrestres...  Je  doute  qu'aucune  agitation  violente 
pût  tenir  contre  un  pareil  séjour  prolongé,  etc.  » 

Plût  à  Dieu  qu'il  en  fût  ainsi  !  Qu'il  seroit  doux  de  pouvoir  se  déli- 
\Ter  de  ses  maux  en  s'élevant  à  quelques  toises  au-dessus  de  la  plaine  ! 
Malheureusement  l'âme  de  l'homme  est  indépendante  de  l'air  et  des 
sites  ;  un  cœur  chargé  de  sa  peine  n'est  pas  moins  pesant  sur  les  hauts 
lieux  que  dans  les  vallées.  L'antiquité,  qu'il  faut  toujours  citer  quand 
il  s'agit  de  vérité  de  sentiments,  ne  pensoit  pas  comme  Rousseau  sur 
les  montagnes;  elle  les  représente  au  contraire  comme  le  séjour  de  la 
désolation  et  de  la  douleur  :  si  l'amant  de  Julie  oublie  ses  chagrins 
parmi  les  rochers  du  Valais ,  l'époux  d'Eurydice  nourrit  ses  douleurs 
sur  les  monts  de  la  Thrace.  Malgré  le  talent  du  philosophe  genevois, 
je  doute  que  la  voix  de  Saint-Preux  retentisse  aussi  longtemps  dans 
l'avenir  que  la  lyre  d'Orphée.  Œdipe,  ce  parfait  modèle  des  calamités 
royales,  cette  image  accomplie  de  tous  les  maux  de  l'humanité,  cher- 
che aussi  les  sommets  déserts  : 

Il  va, 

du  Cythéron  remontant  vers  les  deux. 

Sur  le  malheur  de  l'homme  interroger  les  dieux. 

Enfin,  une  autre  antiquité  plus  belle  encore  et  plus  sacrée  nous  offre 
les  mêmes  exemples.  L'Écriture ,  qui  connoissoit  mieux  la  nature  de 
l'homme  que  les  faux  sages  du  siècle,  nous  montre  toujours  les  grands 
infortunés,  les  prophètes,  et  Jésus-Christ  même,  se  retirant  au  jour  de 
l'affliction  sur  les  hauts  lieux.  La  fille  de  Jephté,  avant  de  mourir, 
demande  à  son  père  la  permission  d'aller  pleurer  sa  virginité  sur  les 
montagnes  de  la  Judée  :  Super  montes  assumam,  dit  Jérémie,  flttum  ac 
lamentum.  «  Je  m'élèverai  sur  les  montagnes  pour  pleurer  et  gémir.  » 
Ce  fut  sur  le  mont  des  Oliviers  que  Jésus-Christ  but  le  calice  rempli  de 
toutes  les  douleurs  et  de  toutes  les  larmes  des  hommes. 

C'est  une  chose  digne  d'être  observée  que  dans  les  pages  les  plus 
raisonnables  d'un  écrivain  qui  s'étoit  établi  le  défenseur  de  la  morale, 
on  distingue  encore  des  traces  de  l'esprit  de  son  siècle.  Ce  changement 
supposé  de  nos  dispositions  intérieures  selon  le  séjour  que  nous  habi- 
tons tient  secrètement  au  système  de   matérialisme  que  Rousseau 


350  VOYAGE  AU   MONT-BLANC. 

prétendoit  combattre.  On  faisoit  de  l'âme  une  espèce  de  plante  soumise 
aux  variations  de  l'air,  et  qui,  comme  un  instrument,  suivoit  et 
marquoit  le  repos  ou  l'agitation  de  l'atmosphère.  Eh  !  comment  Jean- 
Jacques  lui-même  auroit-il  pu  croire  de  bonne  foi  à  cette  influence 
salutaire  des  hauts  lieux?  L'infortuné  ne  traîna-t-il  pas  sur  les  monta- 
gnes de  la  Suisse  ses  passions  et  ses  misères  ? 

Il  n'y  a  qu'une  seule  circonstance  où  il  soit  vrai  que  les  montagnes 
inspirent  l'oubli  des  troubles  de  la  terre  :  c'est  lorsqu'on  se  retire  loin 
du  monde,  pour  se  consacrer  à  la  religion.  Un  anachorète  qui  se 
dévoue  au  service  de  l'humanité,  un  saint  qui  veut  méditer  les  gran- 
deurs de  Dieu  en  silence,  peuvent  trouver  la  paix  et  la  joie  sur  des 
roches  désertes-,  mais  ce  n'est  point  alors  la  tranquillité  des  lieux  qui 
passe  dans  l'âme  de  ces  solitaires,  c'est  au  contraire  leur  âme  qui 
répand  sa  sérénité  dans  la  région  des  orages. 

L'instinct  des  hommes  a  toujours  été  d'adorer  l'Éiernel  sur  les  lieux 
élevés  :  plus  près  du  ciel,  il  semble  que  la  prière  ait  moins  d'espace  à 
franchir  pour  arriver  au  trône  de  Dieu.  Il  étoit  resté  dans  le  christia- 
nisme des  traditions  de  ce  culte  antique;  nos  montagnes,  et,  à  leur 
défaut,  nos  collines  étoient  chargées  de  monastères  et  de  vieilles 
abbayes.  Du  milieu  d'une  ville  corrompue,  l'homme  qui  marchoit 
peut-être  à  des  crimes,  ou  du  moins  à  des  vanités,  apercevoit,  en  levant 
les  yeux,  des  autels  sur  les  coteaux  voisins.  La  Croix,  déployant  au 
loin  l'étendard  de  la  pauvreté  aux  yeux  du  luxe,  rappeloit  le  riche  à 
des  idées  de  souffrance  et  de  commisération.  Nos  poètes  connoissoient 
bien  peu  leur  art  lorsqu'ils  se  moquoient  do  ces  monts  de  Calvaire,  de 
ces  missions,  de  ces  retraites  qui  retraçoient  parmi  nous  les  sites  de 
l'Orient,  les  mœurs  des  solitaires  de  la  Thébaïde,  les  miracles  d'une 
religion  divine  et  le  souvenir  d'une  antiquité  qui  n'est  point  effacé  par 
celui  d'Homère. 

Mais  ceci  rentre  dans  un  autre  ordre  d'idées  et  de  sentiments,  et  ne 
tient  plus  à  la  question  générale  que  nous  venons  d'examiner.  Après 
avoir  fait  la  critique  des  montagnes,  il  est  juste  de  finir  par  leur  éloge. 
J'ai  déjà  observé  qu'elles  étoient  nécessaires  à  un  beau  paysage,  et 
qu'elles  dévoient  former  la  chaîne  dans  les  derniers  plans  d'un  tableau. 
Leurs  têtes  chenues,  leurs  flancs  décharnés,  leurs  membres  gigantes- 
ques, hideux  quand  on  les  contemple  de  trop  près,  sont  admirables 
lorsqu'au  fond  d'un  horizon  vaporeux  ils  s'arrondissent  et  se  colorent 
dans  une  lumière  fluide  et  dorée.  Ajoutons,  si  l'on  veut,  que  les  mon- 
tagnes sont  la  source  des  fleuves,  le  dernier  asile  de  la  liberté  dans  les 
temps  d'esclavage,  une  barrière  utile  contre  les  invasions  et  les  fléaux 
de  la  guerre.  Tout  ce  que  je  demande,  c'est  qu'on  ne  me  force  pas 


VOYAGE  AU   MONT-BLANC.  351 

d'admirer  les  longues  arêtes  de  rochers,  les  fondrières,  les  crevasses, 
les  trous,  les  entortillements  des  vallées  des  Alpes.  A  cette  condition, 
je  dirai  qu'il  y  a  des  montagnes  que  je  visiterois  encore  avec  un  plaisir 
extrême  :  ce  sont  celles  de  la  Grèce  et  de  la  Judée.  J'aimerois  à  par- 
courir les  lieux  dont  mes  nouvelles  études  me  forcent  de  m'occuper 
chaque  jour;  j'irois  volontiers  chercher  sur  le  Tabor  et  le  Taygète 
d'autres  couleurs  et  d'autres  harmonies,  après  avoir  peint  les  monts 
sans  renommée  et  les  vallées  inconnues  du  Nouveau  Monde  *. 

i.  Cette  dernière  phrase  annonçoit  mon  voyage  en  Grèce  et  dans  la  Terre  Sainte; 
voyage  que  j'exécutai  en  efifet  l'année  suivante,  1806.  Voyez  Y  Itinéraire, 


JriN    DU    VOYAGE    AU    MONT-BLANC. 


NOTICE 


LES  FOUILLES  DE   POMPÉI 


Page  306  {Note).  «  Je  donne,  page  353  et  suivantes,  des  notices 
curieuses  sur  Pompéi,  et  qui  compléteront  ma  courte  description.  » 

On  découvrit  d'abord  les  deux  théâtres,  ensuite  le  temple  d'Isis  et  celui 
d'Esculape,  la  maison  de  campagne  d'Arrius  Diomédès,  et  plusieurs  tom- 
beaux. Durant  le  temps  que  Naples  fut  gouverné  par  un  roi  sorti  des  rangs 
de  l'armée  françoise,  les  murailles  de  la  ville,  la  rue  des  tombeaux,  plusieurs 
vues  de  l'intérieur  de  la  ville,  la  basilique,  Tamphithéâtre  et  le  forum  furent 
découverts.  Le  roi  de  Naples  a  fait  continuer  les  travaux;  et  comme  les 
fouilles  sont  conduites  avec  beaucoup  de  régularité  et  se  font  dans  le  louable 
dessein  de  découvrir  la  ville  plutôt  que  de  chercher  des  trésors  enfouis,  cha- 
que jour  ajoute  aux  connoissances  déjà  acquises  sur  cet  objet,  si  intéressant 
et  presque  inépuisable. 

La  ville  de  Pompéi,  située  à  peu  près  à  quatorze  milles  au  sud-est  de 
Naples,  étoit  bâtie  en  partie  sur  une  éminence  qui  dcminoit  une  plaine  fer- 
tile, et  qui  s'est  considérablement  accrue  par  l'immense  quantité  de  matières 
volcaniques  dont  le  Vésuve  l'a  recouverte.  Les  murailles  de  la  ville  et  les 
murs  de  ses  édifices  ont  retenu  dans  leur  enceinte  toutes  les  matières  que  le 
volcan  y  vomissoit,  et  empêché  les  pluies  de  les  emporter;  de  sorte  que 
l'étendue  de  ces  constructions  est  très-distinctement  marquée  par  le  monti- 
cule qu'ont  formé  l'amas  des  pierres  ponces  et  l'accumulation  graduelle  de 
terre  végétale  qui  le  couvrent. 

L'éminence  sur  laquelle  Pompéi  fut  bâtie  doit  avoir  été  formée  à  une  épo- 
que très-reculée;  elle  est  composée  de  produits  volcaniques  vomis  par  le 
Vésuve. 

VI.  23 


35Z!  NOTICE 

On  a  conjecturé  que  la  mer  avoit  autrefois  baigné  les  murs  de  Pompéi,  et 
qu'elle  venoit  jusqu'à  l'endroit  où  passe  aujourd'hui  le  chemin  de  Salerne. 
Strabon  dit  en  effet  que  cette  ville  servoit  d'arsenal  maritime  à  plusieurs 
villes  de  la  Campanie,  ajoutant  qu'elle  est  près  du  Sarno,  fleuve  sur  lequel 
les  marchandises  peuvent  descendre  et  remonter. 

Plusieurs  faits  que  l'on  observe  à  Pompéi  sembleroient  incompréhensibles 
si  l'on  ne  se  rappeloit  pas  que  la  destruction  de  cette  ville  a  été  l'ouvrage  de 
deux  catastrophes  distinctes  :  l'une  en  l'an  63  de  J.-C,  par  un  tremblement 
de  terre;  l'autre,  seize  ans  plus  tard,  par  une  éruption  du  Vésuve.  Ses  habi- 
tants commençoient  à  réparer  les  dommages  causés  par  la  première,  lorsque 
les  signes  précurseurs  de  la  seconde  les  forcèrent  d'abandonner  un  liea  qui 
ne  tarda  pas  à  être  enseveli  sous  un  déluge  de  cendres  et  de  matières  volca- 
niques. 

Cependant  des  débris  d'ouvrages  en  briques  indiquoient  sa  position.  Il 
conserva,  sans  doute  pendant  longtemps,  un  reste  de  population  dans  son 
voisinage,  puisque  Pompéi  est  indiqué  dans  VlUnéraire  d'Antonin  et  sur  la 
carte  de  Peutinger.  Au  xiii«  siècle,  les  comtes  de  Sarno  firent  creuser  un 
canal  dérivé  du  Sarno;  il  passoit  sous  Pompéi,  mais  on  ignoroit  sa  position; 
enfin,  en  1748,  un  laboureur  ayant  trouvé  une  statue  en  labourant  son 
champ,  cette  circonstance  engagea  le  gouvernement  napolitain  à  ordonner 
des  fouilles. 

A  l'époque  des  premiers  travaux,  on  versoit  dans  la  partie  que  l'on  venoit 
de  déblayer  les  décombres  que  l'on  retiroit  de  celle  que  l'on  s'occupoit  de 
découvrir;  et,  après  qu'on  en  avoit  enlevé  les  peintures  à  fresque,  les  mosaï- 
ques et  autres  objets  curieux,  on  combloit  de  nouveau  l'espace  débarrassé  : 
aujourd'hui  l'on  suit  un  système  différent. 

Quoique  les  fouilles  n'aient  pas  offert  de  grandes  difficultés  par  le  peu 
d'efforts  que  le  terrain  exige  pour  être  creusé,  il  n'y  a  pourtant  qu'une  sep- 
tième partie  de  la  ville  de  déterrée.  Quelques  rues  sont  de  niveau  avec  le 
grand  chemin  qui  passe  le  long  des  murs,  dont  le  circuit  est  d'environ  seize 
cents  toises. 

En  arrivant  par  Herculanum,  le  premier  objet  qui  frappe  l'attention  est  la 
maison  de  campagne  d'Arrius  Diomédès,  située  dans  le  faubourg.  Elle  est 
d'une  très-jolie  construction,  et  si  bien  conservée,  quoiqu'il  y  manque  un 
élage,  qu'elle  peut  donner  une  idée  exacte  de  la  manière  dont  les  anciens 
distribuoient  l'intérieur  de  leurs  demeures.  Il  suffiroit  d'y  ajouter  des  portes 
et  des  fenêtres  pour  la  rendre  habitable;  plusieurs  chambres  sont  très-petites, 
le  propriétaire  étoit  cependant  un  homme  opulent.  Dans  d'autres  maisons  de 
gens  moins  riches,  les  chambres  sont  encore  plus  petites.  Le  plancher  do  la 
maison  d'Arri-us  Diomédès  est  en  mosaïques  ;  tous  les  appartements  n'ont 
pas  de  fenêtres,  plusieurs  ne  reçoivent  du  jour  que  par  la  porte.  On  ignore 
quelle  est  la  destination  de  beaucoup  de  petits  passages  et  de  recoins.  Lea 
amphores  qui  contenoicnt  le  vin  sont  encore  dans  la  cave,  le  pied  posé  dans 
le  sable,  et  appuyées  contre  le  mur. 

La  rue  des  tombeaux  offre,  à  droite  et  à  gauche,  les  sépultures  des  prin- 


SUR   LES   FOUILLES  DE  POMPÉE  355 

cipales  familles  de  la  ville  ;  la  plupart  sont  de  petite  dimension,  mais  cons- 
truites avec  beaucoup  de  goût. 

Les  rues  de  Pompéi  ne  sont  pas  larges,  n'ayant  que  quinze  pieds  d'un  côté 
à  l'autre,  et  les  trottoirs  les  rendent  encore  plus  étroites  ;  elles  sont  pavées 
en  pierre  de  lave  grise  et  de  formes  irrégulières,  comme  les  anciennes  voies 
romaines  :  on  y  voit  encore  distinctement  la  trace  des  roues.  Il  ne  reste  aux 
maisons  qu'un  rez-de-chaussée,  mais  les  débris  font  voir  que  quelques-unes 
avoient  plus  d'un  étage;  presque  toutes  ont  une  cour  intérieure,  au  milieu 
de  laquelle  est  un  impluvium  ou  réservoir  pour  l'eau  de  pluie,  qui  alloit 
ensuite  se  rendre  dans  une  citerne  contiguë.  La  plupart  des  maisons  étoient 
ornées  de  pavés  mosaïques,  et  de  parois  généralement  peintes  en  rouge,  en 
bleu  et  en  jaune.  Sur  ce  fond,  l'on  avoit  peint  de  jolies  arabesques  et  des 
tableaux  de  diverses  grandeurs.  Les  maisons  ont  généralement  une  chambre 
de  bains,  qui  est  très-commode;  souvent  les  murs  sont  doubles,  et  l'espace 
intermédiaire  est  vide  :  il  servoit  à  préser\'er  la  chambre  de  l'humidité. 

Les  boutiques  des  marchands  de  denrées,  liquides  et  solides,  offrent  des 
massifs  de  pierre  souvent  revêtus  de  marbre,  et  dans  lesquels  les  vaisseaux 
qui  contenoient  les  denrées  étoient  maçonnés. 

On  a  pensé  que  le  genre  de  commerce  qui  se  faisoit  dans  quelques  maisons 
étoit  désigné  par  des  figures  qui  sont  sculptées  sur  le  mur  extérieur  ;  mais 
il  paroît  que  ces  emblèmes  indiquoient  plutôt  le  génie  sous  la  protection 
duquel  la  famille  étoit  placée. 

Les  fours  et  les  machines  à  moudre  le  grain  font  connoître  les  boutiques 
des  boulangers.  Ces  machines  consistent  en  une  pierre  à  base  ronde;  son 
extrémité  supérieure  est  conique  et  s'adapte  dans  le  creux  d'une  autre  pierre 
qui  est  de  même  creusée  en  entonnoir  dans  sa  partie  supérieure  :  on  faisoit 
tourner  la  pierre  d'en  haut  par  le  moyen  de  deux  anses  latérales  que  traver- 
soienl  des  barres  de  bois.  Le  grain,  versé  dans  l'entonnoir  supérieur,  tomboit 
par  un  trou  entre  l'entonnoir  renversé  et  la  pierre  conique.  Le  mouvement 
de  rotation  le  réduisoit  en  farine. 

Les  édifices  publics,  tels  que  les  temples  et  les  théâtres,  sont  en  général 
les  mieux  conservés,  et  par  conséquent  ce  qu'il  y  a  jusqu'à  présent  de  plus 
intéressant  dans  Pompéi. 

Le  petit  théâtre,  qui,  d'après  des  inscriptions,  servoit  aux  représentations 
comiques,  est  en  bon  état  ;  il  peut  contenir  quinze  cents  spectateurs  :  il  y  a 
dans  le  grand  de  la  place  pour  plus  de  six  mille  personnes. 

De  tous  les  amphithéâtres  anciens,  celui  de  Pompéi  est  un  des  moins 
dégradés.  En  enlevant  les  décombres,  on  y  a  trouvé,  dans  des  corridors  qui 
font  le  tour  de  l'arène,  des  peintures  qui  brilloient  des  couleurs  les  plus 
vives;  mais  à  peine  frappées  du  contact  de  l'air  extérieur,  elles  se  sont  alté- 
rées. On  aperçoit  encore  des  vestiges  d'un  lion,  et  un  joueur  de  trompette 
vêtu  d'un  costume  bizarre.  Les  inscriptions  qui  avoient  rapport  aux  différents 
spectacles  sont  un  monument  très-curieux. 

On  peut  suivre  sur  le  plan  les  murailles  de  la  ville;  c'est  le  meilleur  moyen 
de  se  faire  une  idée  de  sa  forme  et  de  son  étendue. 


356  NOTICE 

«  Ces  remparts,  dit  M.  Mazois,  étoient  composés  d'un  terre-plein  terrasse 
et  d'un  contre-mur;  ils  avoient  quatorze  pieds  de  largeur,  et  l'on  y  montoit 
par  des  escaliers  assez  spacieux  pour  laisser  passage  à  deux  soldats  de  front. 
Us  sont  soutenus,  du  côté  de  la  ville,  ainsi  que  du  côté  de  la  campagne,  par 
un  mur  en  pierre  de  taille.  Le  mur  extérieur  devoit  avoir  environ  vingt-cinq 
pieds  d'élévation;  celui  de  l'intérieur  surpassoit  le  rempart  en  hauteur  d'en- 
viron huit  pieds.  L'un  et  l'autre  sont  construits  de  l'espèce  de  lave  qu'on 
appelle  piperino,  à  l'exception  de  quatre  ou  cinq  premières  assises  du  mur 
extérieur,  qui  sont  en  pierre  de  roche  ou  travertin  grossier.  Toutes  les  pierres 
en  sont  parfaitement  bien  jointes  :  le  mortier  est  en  effet  peu  nécessaire 
dans  les  constructions  faites  avec  des  matériaux  d'un  grand  échantillon.  Ce 
mur  extérieur  est  partout  plus  ou  moins  incliné  vers  le  rempart;  les  pre- 
mières assises  sont,  au  contraire,  en  retraite  l'une  sur  l'autre. 

«  Quelques-unes  des  pierres,  surtout  celles  de  ces  premières  asssises,  sont 
entaillées  et  encastrées  l'une  dans  l'autre  de  manière  à  se  maintenir  mutuel- 
lement. Comme  cette  façon  de  construire  remonte  à  une  haute  antiquité,  et 
qu'elle  semble  avoir  suivi  les  constructions  pélasgiques  ou  cyclopéennes, 
dont  elle  conserve  quelques  traces,  on  peut  conjecturer  que  la  partie  des  murs 
de  Pompéi  bâtie  ainsi ,  est  un  ouvrage  des  Osques,  ou  du  moins  des  pre- 
mières colonies  grecques  qui  vinrent   s'établir  dans  la  Campanie. 

«  Les  deux  murs  étoient  crénelés  de  manière  que  vus  du  côté  de  la  cam- 
pagne ils  présentoient  l'apparence  d'une  double  enceinte  de  remparts. 

«  Ces  murailles  sont  dans  un  grand  désordre,  que  l'on  ne  peut  pas  attri- 
buer uniquement  aux  tremblements  de  terre  qui  précédèrent  l'éruption  de  79. 
Je  pense,  ajoute  M.  Mazois,  que  Pompéi  a  dû  être  démantelé  plusieurs  fois, 
comme  le  prouvent  les  brèches  et  les  réparations  qu'on  y  remarque.  Il  paroît 
même  que  ces  fortifications  n'étoient  plus  regardées  depuis  longtemps  comme 
nécessaires,  puisque  du  côté  où  étoit  le  port  les  habitations  sont  bâties  sur 
les  murs,  que  l'on  a  en  plusieurs  endroits  abattus  à  cet  effet. 

«  Ces  murs  sont  surmontés  de  tours,  qui  ne  paroissentpas  d'  une  si  haute 
antiquité  :  leur  construction  indique  qu'elles  sont  du  môme  temps  que  les 
réparations  faites  aux  murailles;  elles  sont  de  l'orme  quadrangulaire,  servent 
en  même  temps  de  poterne,  et  sont  placées  à  des  distances  inégales  les  unes 
des  autres. 

«  Il  paroît  que  la  ville  n'avoit  pas  de  fossés,  au  moins  du  côté  oià  l'on  a 
fouillé;  car  les  murs,  en  cet  endroit,  étoient  assis  sur  un  terrain  escarpé.  » 

On  voit  que  par  leur  genre  de  construction  les  remparts  sont  les  monu- 
ments qui  résisteront  le  mieux  à  l'action  du  temps.  Malgré  l'attention 
extrême  avec  laquelle  on  a  cherché  à  conserver  ceux  qui  ont  été  découverts, 
l'exposition  â  l'air,  dont  ils  ont  été  préservés  depuis  si  longtemps,  les  a 
endommagés.  Les  pluies  d'hiver,  extrêmement  abondantes  dans  l'Europe  mé- 
ridionale, font  pénétrer  graduellement  l'humidité  entre  les  briques  et  leur 
revêtement.  Il  y  croît  des  mousses,  puis  des  plantes  qui  déjoignenl  les  bri- 
ques. Pour  éviter  la  dégradation  on  a  couvert  les  murs  avec  des  tuiles,  et 
placé  des  toits  au-dessus  des  édifices. 


SUR   LES   FOUILLES   DE  POMPÉL  357 

Le  plan  indique  cinq  portes,  désignées  chacune  par  un  nom  qui  n'a  été 
donné  que  depuis  la  découverte  de  la  ville,  et  qui  n'est  fondé  sur  aucun 
monument.  La  porte  de  Nola,  la  plus  petite  de  toutes,  est  la  seule  dont  l'ar- 
cade soit  conservée.  La  porte  la  plus  proche  du  forum,  ou  quartier  des  sol- 
dats, est  celle  par  laquelle  on  entre  :  elle  a  été  construite  d'après  l'antique. 

Quelques  personnes  avoient  pensé  qu'au  lieu  d'enlever  de  Pompéi  les  divers 
objets  que  l'on  y  a  trouvés,  et  d'en  former  un  muséum  à  Portici,  l'on  auroit 
mieux  fait  de  les  laisser  à  leur  place,  ce  qui  auroit  représenté  une  ville 
ancienne  avec  tout  ce  qu'elle  contenoit.  Cette  idée  est  spécieuse,  et  ceux  qui 
Ja  proposoient  n'ont  pas  réfléchi  que  beaucoup  de  choses  se  seroient  gâtées 
par  le  contact  de  l'air,  et  qu'indépendamment  de  cet  inconvénient  on  auroit 
couru  le  risque  de  voir  plusieurs  objets  dérobés  par  des  voyageurs  peu  déli- 
cats; c'est  ce  qui  n'arrive  que  trop  souvent.  Il  faudroit,  pour  songer  même  à 
meubler  quelques  maisons,  que  l'enceinte  de  la  ville  fût  entièrement  déblayée, 
de  manière  à  être  bien  isolée,  et  à  ne  pas  offrir  la  facilité  d'y  descendre  de 
dessus  les  terrains  environnants;  alors  on  fermeroit  les  portes,  et  Pompéi  ne 
seroitplus  exposé  à  êtrepilie  par  des  pirates  terrestres. 

L'on  n'a  eu  dessein  dans  cette  Notice  que  de  donner  une  idéa  succincte 
de  l'état  des  fouilles  de  Pompéi  en  1817.  Pour  bien  connoître  ce  lieu  remar- 
quable, il  faut  consulter  le  bel  ouvrage  de  M.  Mazois  '.  L'on  trouve  aussi  des 
renseignements  précieux  dans  un  livre  que  M.  le  comte  deClarac,  conserva- 
teur des  antiques,  publia  étant  à  Naples,  Ce  livre,  intitulé  Pompéi,  n'a  été  tiré 
qu'à  un  petit  nombre  d'exemplaires,  et  n"a  pas  été  mis  en  vente.  M.  de  Clarac 
y  rend  un  compte  très-instructif  de  plusieurs  fouilles  qu'il  a  dirigées. 

Il  est  d'autant  plus  nécessaire  de  ne  consulter  sur  cet  objet  intéressant  que 
des  ouvrages  faits  avec  soin,  que  trop  souvent  des  voyageurs,  ou  même  des 
écrivains  qui  n'ont  jamais  vu  Pompéi,  répètent  avec  confiante  les  contes 
absurdes  débités  par  les  ciceroni.  Quelques  journaux  quotidiens  de  Paris  ont 
dernièrement  transcrit  un  article  du  Courrier  àe  Londres,  dans  lequel  M.W.... 
abusoit  étrangement  du  privilège  de  raconter  des  choses  extraordinaires.  II 
étoit  question,  dans  son  récit,  d'argent  trouvé  dans  le  tiroir  d'un  comp- 
toir, d'une  lance  encore  appuyée  contre  un  mur,  d'épi  grammes  tracées  sur 
les  colonnes  du  quartier  des  soldats,  de  rues  toutes  bordées  d'édifices 
publics. 

Cesniaiseries  ontengagé  M.  M...,  qui  a  suivi  pendant  douze  ans  les  fouilles 
de  Pompéi,  à  communiquer  au  Journal  des  Débats,  du  18  février  1821,  des 
observations  extrêmement  sensées. 

«  Il  est  sans  doute  permis,  dit  M.  M...,  à  ceux  qui  visitent  Pompéi  d'écou- 
ter tous  les  contes  que  font  les  ciceroni  ignorants  et  intéressés,  afin  d'obtenir 
des  étrangers  qu'ils  conduisent  quelques  pièces  de  monnoie;  il  est  même 
très-permis  d'y  ajouter  foi,  mais  il  y  a  plus  que  de  la  simplicité  à  les  rap- 
porter naïvement  comme  des  vérités  et  à  les  insérer  dans  les  journaux  les 
plus  répandus. 

1.  Ruines  de  Pompéi,  in-foL 


358        NOTICE  SUR  LES  FOUILLES   DE  POMPEE 

«  La  relation  de  M.  W....  me  rappelle  que  le  chevalier  Coghell,  ayant  vy 
au  Muséum  de  la  reine  de  Naples  des  artoplas,  ou  tourtières  pour  faire  cuire 
le  pain,  les  prit  pour  des  chapeaux,  et  écrivit  à  Londres  qu'on  avoit  trouvé  à 
Pompéi  des  chapeaux  de  bronze  extrêmement  légers. 

«  Les  fouilles  de  Pompéi  sont  d'un  intérêt  trop  général,  les  découvertes 
qu'elles  procurent  sont  trop  précieuses  sous  le  rapport  de  l'histoire  de  l'art 
et  de  la  vie  privée  des  anciens,  pour  qu'on  laisse  publier  des  relations  niaises 
et  erronées,  sans  avertir  le  public  du  peu  de  foi  qu'elles  méritent.  » 


FIN    DE    LA    NOTICE. 


LETTRE 

DE  M.   TAYLOR  A  M.   C.   NODIER 


SUR    LES    ViLLES 


DE   POMPÉI   ET  D'HERCULANUM. 


a  Herculanum  et  Porapéi  sont  des  objets  si  importants  pour  l'histoire  de 
l'antiquité,  que  pour  bien  les  étudier  il  faut  y  vivre,  y  demeurer. 

«  Pour  suivre  une  fouille  très-curieuse  je  me  suis  établi  dans  la  maison  de 
Diomède;  elle  est  à  la  porte  de  la  ville,  près  de  la  voie  des  tombeaux,  et  si 
commode,  que  je  l'ai  préférée  aux  palais  qui  sont  près  du  forum.  Je  demeure 
à  côté  de  la  maison  de  Salluste. 

a  On  a  beaucoup  écrit  sur  Pompéi ,  et  l'on  s'est  souvent  égaré.  Par 
exemple,  un  savant,  nommé  Matorelli,  fut  employé  pendant  deux  années  à 
faire  un  mémoire  énorme  pour  prouver  que  les  anciens  n'avoient  pas  connu 
le  verre  de  vitre ,  et  quinze  jours  après  la  publication  de  son  in-folio  on 
découvrit  une  maison  où  il  y  avoit  des  vitres  à  toutes  les  fenêtres.  Il  est 
cependant  juste  de  dire  que  les  anciens  n'aimoient  pas  beaucoup  les  croisées; 
le  plus  communément  le  jour  venoit  par  la  porte;  mais  enûn  chez  les  patri- 
ciens il  y  avoit  de  très-belles  glaces  aux  fenêtres,  aussi  transparentes  que 
notre  verre  de  Bohème,  et  les  carreaux  étoient  joints  avec  des  listels  de 
bronze  de  bien  meilleur  goût  que  nos  traverses  en  bois. 

«  Un  voyageur  de  beaucoup  d'esprit  et  de  talent,  qui  a  publié  des  lettres 
sur  la  Morée,  et  un  grand  nombre  d'autres  voyageurs,  trouvent  extraordi- 
naire que  les  constructions  modernes  de  l'Orient  soient  absolument  sem- 
blables à  celles  de  Pompéi.  Avec  un  peu  de  réflexion ,  cette  ressemblance 
paroîtroit  toute  naturelle.  Tous  les  arts  nous  viennent  de  l'Orient;  c'est  ce 
qu'on  ne  sauroit  trop  répéter  aux  hommes  qui  ont  le  désir  d'étudier  et  de 
s'éclairer. 

«  Les  fouilles  se  continuent  avec  persévérance  et  avec  beaucoup  d'ordre 
et  de  soin  :  on  vient  de  découvrir  un  nouveau  quartier  et  des  thermes  su- 


3G0  LETTRE. 

perbes.  Dans  une  des  salles,  j'ai  particulièrement  remarqué  trois  sièges  en 
bronze,  d'une  forme  tout  à  fait  inconnue,  et  de  la  plus  belle  conservation. 
Sur  l'un  d'eux  étoit  placé  le  squelette  d'une  femme,  dont  les  bras  étoient 
couverts  de  bijoux ,  en  outre  des  bracelets  d'or,  dont  la  forme  étoit  déjà 
connue;  j'ai  détaché  un  collier  qui  est  vraiment. d'un  travail  miraculeux.  Je 
vous  assure  que  nos  bijoutiers  les  plus  experts  ne  pourroient  rien  faire  de 
plus  précieux  ni  d'un  meilleur  goût. 

«  Il  est  difficile  de  peindre  le  charme  que  l'on  éprouve  à  toucher  ces  objets 
sur  les  lieux  mêmes  oîi  ils  ont  reposé  tant  de  siècles,  et  avant  que  le  pres- 
tige ne  soit  tout  à  fait  détruit.  Une  des  croisées  étoit  couverte  de  très-belles 
vitres,  que  l'on  vient  de  faire  remettre  au  musée  de  Naples. 

«  Tous  les  bijoux  ont  été  portés  chez  le  roi.  Sous  peu  de  jours  ils  seront 
l'objet  d'une  exposition  publique. 

«  Pompéi  a  passé  vingt  siècles  dans  les  entrailles  de  la  terre;  les  nations 
ont  passé  sur  son  sol;  ses  monuments  sont  restés  debout,  et  tous  ses  orne- 
ments intacts.  Un  contemporain  d'Auguste,  s'il  revenoit,  pourroit  dire  : 
«  Salut,  ô  ma  patrie!  ma  demeure  est  la  seule  sur  la  terre  qui  ait  conservé 
sa  forme,  et  jusqu'aux  moindres  objets  de  mes  affections.  Voici  ma  couche; 
voici  mes  auteurs  favoris.  Mes  peint'ires  sont  encore  aussi  fraîches  qu'au 
jour  où  un  artiste  ingénieux  en  orna  ma  demeure.  Parcourons  la  ville,  allons 
au  théâtre;  je  reconnois  la  place  oij  pour  la  première  fois  j'applaudis  aux 
belles  scènes  de  Térence  et  d'Euripide. 

«  Rome  n'est  qu'un  vaste  musée;  Pompéi  est  une  antiquité  vivante.  » 


FIN    DE    LA     LETTRE. 


xMÉLANGES 


LITTÉRAIRES 


PREFACE. 


Lorsque  je  ren(rai  en  France,  en  ^800,  après  une  émigration  pénible,  mon 
ami  M.  de  Fontanes  rédigeoit  le  Mercure  de,  France;  il  m'invita  à  écrire 
avec  lui  dans  ce  journal ,  pour  le  rétablissement  des  saines  doctrines  reli- 
gieuses et  monarchiques. 

J'acceptai  cette  invitation  :  je  donnai  quelques  articles  au  Mercure ,  avant 
même  d'avoir  publié  Aiala,  avant  d'être  connu,  car  mon  Essai  historique  étoit 
resté  enseveli  en  Angleterre.  Ces  combats  n'étoient  pas  sans  quelques  périls  : 
on  ne  pouvoit  alors  arriver  à  la  politique  que  par  la  littérature;  la  police  de 
Buonaparte  entendoit  à  demi-mot;  le  donjon  de  Vincennes,  les  déserts  de 
la  Guiane  et  la  plaine  de  Grenelle,  attendoient  encore,  si  besoin  étoit,  les 
écrivains  royalistes.  Mon  premier  article  sur  le  Voyage  en  Espagne  de  M.  de 
Laborde  faillit  de  me  coûter  cher  :  Buonaparte  menaça  de  me  faire  sabrer  sur 
les  marches  de  son  palais  ;  ce  furent  ses  expressions.  Il  ordonna  la  suppression 
du  Mercure  et  sa  réunion  à  la  Décade.  Le  Journal  des  Débats,  qui  avoit  osé 
répéter  l'article,  fut  bientôt  après  ravi  à  ses  propriétaires. 

Au  retour  du  roi ,  je  réclamai  auprès  du  gouvernement  la  propriété  du 
Mercure,  que  j'avois  acheté  de  M.  de  Fontanes  pour  une  somme  de  20,000  fr. 
Je  m'étois  imaginé  que  la  cause  qui  avoit  fait  supprimer  cet  ouvrage  feroit 
un  peu  valoir  mon  bon  droit;  je  me  trompai.  C'est  ainsi  qu'ayant  eu  à 
répéter  une  part  de  mes  appointements  de  ministre,  je  n'ai  pu  l'obtenir,  par 
la  raison  qu'ayant  fait  le  voyage  de  Gand ,  je  ne  m'étois  pas  rendu  à  mon 
poste  à  Stockholm  ;  c'est  ainsi  qu'en  sortant  du  ministère,  non-seulement  oh 
ne  m'a  pas  alloué  le  traitement  de  retraite  accoutumé,  mais  encore  on  m'a 


%h  PRÉFACE. 

supprimé  ma  pension  de  ministre  d'État.  Je  rappelle  ceci,  non  pour  me 
plaindre,  mais  afin  qu'on  ne  fasse  pas  à  l'avenir  porter  sur  d'autres  que 
moi  ces  misérables  vengeances  et  ces  ignobles  économies,  si  peu  d'accord 
avec  la  générosité  naturelle  de  nos  monarques  et  la  dignité  de  la  couronne. 

Un  choix  des  articles  du  Mercure  a  été  fait  par  moi  :  ces  articles,  réunis  à 
quelques  autres  articles  littéraires  tirés  du  Conservateur  et  du  Journal  des 
Débats,  forment  la  collection  renfermée  dans  ce  volume.  Les  lettres  n'ont 
jamais  été  si  honorables  que  lorsque,  dans  le  silence  du  monde  subjugué, 
elles  proclamoient  des  vérités  courageuses  et  faisoient  entendre  les  accents 
de  la  liberté  au  milieu  des  cris  de  la  victoire. 

Puisque  le  nom  de  M.  de  Fontanes  est  venu  se  placer  naturellement  sous 
ma  plume,  qu'il  me  soit  permis  de  payer  ici  un  nouveau  tribut  de  regret  et 
de  douleur  à  la  mémoire  de  l'excellent  homme  que  la  France  littéraire  pleu- 
rera longtemps.  Si  la  Providence  me  laisse  encore  quelques  jours  sur  la 
terre,  j'écrirai  la  vie  de  mon  illustre  et  généreux  ami.  Il  annonça  au  monde 
ce  que ,  selon  lui ,  je  devois  devenir;  moi ,  je  dirai  ce  qu'il  a  été  :  ses  droits 
auprès  de  la  postérité  seront  plus  sûrs  que  les  miens. 


MELANGES 

LITTÉRAIRES 


DE    L^ANGLETERRE 

ET  DES  AiNGLOIS. 


Juin  1800. 

Si  un  instinct  sublime  n'attachoit  pas  l'homme  à  sa  patrie ,  la  con- 
dition la  plus  naturelle  sur  la  terre  seroit  celle  de  voyageur.  Une 
certaine  inquiétude  le  pousse  sans  cesse  hors  de  lui  ;  il  veut  tout 
voir,  ,et  puis  il  se  plaint  quand  il  a  tout  vu.  J'ai  parcouru  quelques 
régions  du  globe;  mais  j'avoue  que  j'ai  mieux  observé  le  désert  que 
les  hommes,  parmi  lesquels,  après  tout,  on  trouve  souvent  la  soli- 
tude. 

J'ai  peu  séjourné  chez  les  Allemands,  les  Portugais  et  les  Espagnols, 
mais  j'ai  vécu  assez  longtemps  avec  les  Anglois.  Comme  c'est  aujour- 
d'hui le  seul  peuple  qui  dispute  l'empire  aux  François,  les  moindres 
détails  sur  lui  deviennent  intéressants. 

Érasme  est  le  plus  ancien  des  voyageurs  que  je  connoisse  qui  nous 
ait  parlé  des  Anglois.  Il  n'a  vu  à  Londres,  sous  Henri  III,  que  des  bar- 
bares et  des  huttes  enfumées.  Longtemps  après,  Voltaire,  qui  avoit 
besoin  d'un  parfait  philosophe,  le  plaça  parmi  les  quakers,  sur  les 
bords  de  la  Tamise.  Les  tavernes  de  la  Grande-Bretagne  devinrent  le 
séjour  des  esprits  forts,  de  la  vraie  liberté,  etc.,  etc.,  quoiqu'il  soit 


360  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

bien  connu  que  le  pays  du  monde  où  l'on  parle  le  moins  dé  religion, 
où  on  la  respecte  le  plus,  où  l'on  agite  le  moins  de  ces  questions  oiseuses 
i]ui  troublent  les  empires,  soit  l'Angleterre. 

Il  me  semble  qu'on  doit  chercher  le  secret  des  mœurs  des  Anglois 
îans  l'origine  de  ce  peuple.  Mélange  du  sang  françois  et  du  sang  alle- 
jnand,  il  forme  la  nuance  entre  ces  deux  nations.  Leur  politique,  leur 
religion,  leur  militaire,  leur  littérature,  leurs  arts,  leur  caractère  natio- 
nal, me  paroissent  placés  dans  ce  milieu;  ils  semblent  réunir 
en  partie  à  la  simplicité,  au  calme,  au  bon  sens,  au  mauvais  goût 
germanique,  l'éclat,  la  grandeur,  l'audace  et  la  vivacité  de  l'esprit 
françois. 

Inférieurs  à  nous  sous  plusieurs  rapports ,  ils  nous  sont  supérieurs 
en  quelques  autres,  particulièrement  en  tout  ce  qui  tient  au  commerce 
et  aux  richesses.  Ils  nous  surpassent  encore  en  propreté;  et  c'est  une 
chose  remarquable  que  ce  peuple  qui  paroît  si  pesant  a  dans  ses 
meubles,  ses  vêtements,  ses  manufactures  une  élégance  qui  nous 
manque.  On  diroit  que  l'Anglois  met  dans  le  travail  des  mains  la  déli- 
catesse que  nous  mettons  dans  celui  de  l'esprit. 

Le  principal  défaut  de  la  nation  angloise,  c'est  l'orgueil ,  et  c'est  le 
défaut  de  tous  les  hommes.  Il  domine  à  Paris  comme  à  Londres,  mais 
modifié  par  le  caractère  françois  et  transformé  en  amour-propre.  L'or- 
gueil pur  appartient  à  l'homme  solitaire ,  qui  ne  déguise  rien  et  qui 
n'est  obligé  à  aucun  sacrifice;  mais  l'homme  qui  vit  beaucoup  avec 
ses  semblables  est  forcé  de  dissimuler  son  orgueil  et  de  le  cacher  sous 
les  formes  plus  douces  et  plus  variées  de  l'amour-propre.  En  général , 
les  passions  sont  plus  dures  et  plus  soudaines  chez  l'Anglois,  plus 
actives  et  plus  raffinées  chez  le  François.  L'orgueil  du  permier  veut 
tout  écraser  de  force  en  un  instant;  l'amour-propre  du  second  mine 
tout  avec  lenteur.  En  Angleterre  on  hait  un  homme  pour  un  vice,  pour 
une  offense;  en  France  un  pareil  motif  n'est  pas  nécessaire  ;  les  avan- 
tages de  la  figure  ou  de  la  fortune,  un  succès,  un  bon  mot,  suffisent. 
Cette  haine,  qui  se  forme  de  mille  détails  honteux,  n'est  pas  moins 
implacable  que  la  haine  qui  naît  d'une  plus  noble  cause.  Il  n'y  a  point 
de  si  dangereuses  passions  que  celles  qui  sont  d'une  basse  origine,  car 
elles  sentent  cette  bassesse,  et  cela  les  rend  furieuses.  Elles  cherchent 
à  la  couvrir  sous  des  crimes ,  et  à  se  donner  par  les  effets  une  sorte 
d'épouvantable  grandeur  qui  leur  manque  par  le  principe  :  c'est  ce 
qu'a  prouvé  la  révolution. 

L'éducation  commence  de  bonne  heure  en  Angleterre  :  les  filles 
sont  envoyées  à  l'école  dès  leur  plus  tendre  jeunesse.  Vous  voyez  quel- 
quefois des  groupes  de  ces  petites  Angloises,  toutes  en  grands  mante- 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  367 

Icts  blancs,  un  chapeau  de  paille  noué  sous  le  menton  avec  un  ruban, 
une  corbeille  passée  au  bras  et  dans  laquelle  sont  des  fruits  et  un 
livre;  toutes  tenant  les  yeux  baissés,  toutes  rougissant  lorsqu'on  les 
regarde.  Quand  j'ai  revu  nos  petites  Françoises,  coiffées  à  l'huile  anti- 
que, relevant  la  queue  de  leur  robe,  regardant  avec  effronterie,  fre- 
donnant des  airs  d'amour  et  prenant  des  leçons  de  déclamation,  j'ai 
regretté  la  gaucherie  et  la  pudeur  des  petites  Angloises  :  un  enfant  sans 
innocence  est  une  fleur  sans  parfum. 

Les  garçons  passent  aussi  leur  première  jeunesse  à  l'école,  où  ils 
apprennent  le  grec  et  le  latin.  Ceux  qui  se  destinent  à  l'Église  ou  à  la 
carrière  politique  vont  de  là  aux  universités  de  Cambridge  ou  d'Ox- 
ford. La  première  est  particulièrement  consacrée  aux  mathématiques, 
en  mémoire  de  Newton;  mais,  en  général,  les  Anglois  estiment  peu 
cette  étude,  qu'ils  croient  très-dangereuse  aux  bonnes  mœurs,  quand 
elle  est  portée  trop  loin.  Ils  pensent  que  les  sciences  dessèchent  le 
cœur,  désenchantent  la  vie,  mènent  les  esprits  foibles  à  l'athéisme,  et 
de  l'athéisme  à  tous  les  crimes.  Les  belles-lettres,  au  contraire,  disent- 
ils,  rendent  nos  jours  merv^eilleux ,  attendrissent  nos  âmes,  nous  font 
pleins  de  foi  envers  la  Divinité,  et  conduisent  ainsi,  par  la  religion,  à 
la  pratique  de  toutes  les  vertus  * . 

L'agriculture,  le  commerce,  le  militaire,  la  religion,  la  politique, 
telles  sont  les  carrières  ouvertes  à  l'Anglois  devenu  homme.  Est-on  ce 
qu'on  appelle  un  gentleman  farmer  (un  gentilhomme  cultivateur) ,  on 
vend  son  blé,  on  fait  des  expériences  sur  l'agriculture;  on  chasse  le 
renard  ou  la  perdrix  en  automne;  on  mange  l'oie  grasse  à  Noël  ;  on 
chante  le  roast  beefofold  England;  on  se  plaint  du  présent,  on  vante  le 
passé,  qui  ne  valoit  pas  mieux,  et  le  tout  en  maudissant  Pitt  et  la 
guerre,  qui  augmente  le  prix  du  vin  de  Porto  ;  on  se  couche  ivre,  pour 
recommencer  le  lendemain  la  même  vie. 

L'état  militaire,  quoique  si  brillant  sous  la  reine  Anne,  étoit  tombé 
dans  un  discrédit  dont  la  guerre  actuelle  l'a  relevé.  Les  Anglois  ont 
été  longtemps  sans  songer  à  retourner  leurs  forces  vers  la  marine.  Ils 
ne  vouloient  se  distinguer  que  comme  puissance  continentale;  c'étoit 
un  reste  de  vieilles  opinions  qui  tenoient  le  commerce  à  déshonneur. 
Les  Anglois  ont  toujours  eu,  comme  nous,  une  physionomie  historique 
qui  les  distingue  dans  tous  les  siècles.  Ainsi  c'est  la  seule  nation  qui, 
avec  la  françoise,  mérite  proprement  ce  nom  en  Europe.  Quand  nous 
avions  notre  Charlemagne,  ils  avoient  leur  Alfred.  Leurs  archers  balan- 
çoient  la  renommée  de  notre  infanterie  gauloise  ;  leur  prin^;e  Noir  le 

1.  Vid.  GiBBOx,  Lit.,  etc. 


368  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

disputoit  à  notre  Du  Guesclin  ,  et  leur  Marlborough  à  nos  Turenne. 
Leurs  révolutions  et  les  nôtres  se  suivent  ;  nous  pouvons  nous  van- 
jter  de  la  même  gloire  et  déplorer  les  mêmes  crimes  et  les  mêmes 
malheurs. 

Depuis  que  l'Angleterre  est  devenue  puissance  maritime,  elle  a 
déployé  son  génie  particulier  dans  cette  nouvelle  carrière  ;  ses  marins 
sont  distingués  de  tous  les  marins  du  monde.  La  discipline  de  ses  vais- 
seaux  est  singulière  :  le  matelot  anglois  est  absolument  esclave.  Mis  à 
bord  de  force,  obligé  de  servir  malgré  lui,  cet  homme,  si  indépendant 
tandis  qu'il  est  laboureur,  semble  perdre  tous  ses  droits  à  la  liberté 
aussitôt  qu'il  devient  matelot.  Ses  supérieurs  appesantissent  sur  lui 
le  joug  le  plus  dur  et  le  plus  humiliant.  Comment  des  hommes  si 
orgueilleux  et  si  maltraités  se  soumettent-ils  à  une  pareille  tyrannie? 
C'est  là  le  miracle  d'un  gouvernement  libre  ;  c'est  que  le  nom  de 
la  loi  est  tout- puissant  dans  ce  pays,  et  quand  elle  a  parlé,  nul  ne 
résiste. 

Je  ne  crois  pas  que  nous  puissions,  ni  même  que  nous  devions 
jamais  transporter  la  discipline  angloise  sur  nos  vaisseaux.  Le  Fran- 
çois, spirituel,  franc,  généreux,  veut  approcher  de  son  chef;  il  le 
regarde  comme  son  camarade  encore  plus  que  comme  son  capitaine. 
D'ailleurs,  une  servitude  aussi  absolue  que  celle  du  matelot  anglois 
ne  peut  émaner  que  d'une  autorité  civile  :  or,  il  seroit  à  craindre 
qu'elle  ne  fût  méprisée  de  nos  marins;  car  malheureusement  le  Fran- 
çois obéit  plutôt  à  l'homme  qu'à  la  loi,  et  ses  vertus  sont  plus  des 
vertus  privées  que  des  vertus  publiques. 

Nos  officiers  de  mer  étoient  plus  instruits  que  les  officiers  anglois. 
Ceux-ci  ne  savent  que  leurs  manœuvres  ;  ceux-là  étoient  des  mathé- 
maticiens et  des  hommes  savants  dans  tous  les  genres.  En  général, 
nous  avons  déployé  dans  notre  marine  notre  véritable  caractère  :  nous 
y  paroissons  comme  guerriers  et  comme  artistes.  Aussitôt  que  nous 
aurons  des  vaisseaux,  nous  reprendrons  notre  droit  d'amesse  dans 
l'Océan  comme  sur  la  terre.  Nous  pourrons  faire  aussi  des  observa- 
tions astronomiques  et  des  voyages  autour  du  monde;  mais  pour 
devenir  jamais  un  peuple  de  marchands,  je  crois  que  nous  pouvons  y 
renoncer  d'avance.  Nous  faisons  tout  par  génie  et  par  inspiration  ; 
mais  nous  mettons  peu  de  suite  à  nos  projets.  Un  grand  homme  en 
finance,  un  homme  hardi  en  entreprises  commerciales,  s'élèvera  peut- 
être  parmi  nous  ;  mais  son  fils  poursuivra-t-il  la  même  carrière,  et  ne 
pensera-t-il  pas  à  jouir  de  la  fortune  de  son  père,  au  lieu  de  songer 
à  l'augmenter?  Avec  un  tel  esprit,  une  nation  ne  devient  point  mer- 
cantile ;  le  commerce  a  toujours  eu  chez  nous  je  ne  sais  quoi  de  poé- 


MÉLANGES    LITTÉRAIRES.  3G9 

tique  et  de  fabuleux,  comme  le  reste  de  nos  mœurs.  Nos  manufactures 
ont  été  créées  par  enchantement  ;  elles  ont  jeté  un  grand  éclat,  et  puis 
elles  se  sont  éteintes.  Tant  que  Rome  fut  prudente,  elle  se  contenta 
des  Muses  et  de  Jupiter,  et  laissa  Neptune  à  Carthage.  Ce  Dieu  n'avoit, 
après  tout,  que  le  second  empire;  et  Jupiter  lançoit  aussi  la  foudre 
sur  l'Océan, 

Le  clergé  anglican  est  instruit,  hospitalier  et  généreux  ;  il  aime  sa 
patrie  et  sert  puissamment  au  maintien  des  lois.  Malgré  les  différences 
d'opinion,  il  a  reçu  le  clergé  françois  avec  une  charité  vraiment  chré- 
tienne. L'université  d'Oxford  a  fait  imprimer  à  ses  frais  et  distribuer 
gratis  aux  pauvres  curés  un  Nouveau-Testament  latin,  selon  la  version 
romaine,  avec  ces  mots  :  A  l'usage  du,  clergé  catholique,  exilé  pour  la 
religion.  Rien  n'est  plus  délicat  et  plus  touchant.  C'est  sans  doute  un 
beau  spectacle  pour  la  philosophie  que  de  voir,  à  la  fm  du  x\tii«  siècle, 
un  clergé  anglican  donner  l'hospitalité  à  des  Tprèires  papistes,  souffrir 
l'exercice  public  de  leur  culte,  et  même  l'établissement  de  quelques 
communautés.  Étranges  vicissitudes  des  opinions  et  des  affaires 
humaines  1  le  cri  un  pape  !  un  pape  !  a  fait  la  révolution  sous  Charles  I", 
et  Jacques  II  perdit  sa  couronne  pour  avoir  protégé  la  religion  catho- 
lique! 

Ceux  qui  s'effrayent  au  seul  mot  de  religion  ne  connoissent  guère 
l'esprit  humain  ;  ils  voient  toujours  cette  religion  telle  qu'elle  étoit 
dans  les  âges  de  fanatisme  et  de  barbarie,  sans  songer  qu'elle  prend, 
comme  toute  autre  institution,  le  caractère  des  siècles  où  elle  passe. 

Toutefois  le  clergé  anglois  n'est  pas  sans  défaut.  Il  néglige  trop  ses 
devoirs,  il  aime  trop  le  plaisir,  il  donne  trop  de  bals,  il  se  mêle  trop 
aux  fêtes  du  monde.  Rien  n'est  plus  choquant  pour  un  étranger  que 
devoir  un  jeune  ministre  promener  lourdement  une  jolie  femme  entre 
les  deux  files  d'une  contredanse  angloise.  Il  faut  qu'un  prêtre  soit  un 
personnage  tout  divin  ;  il  faut  qu'autour  de  lui  régnent  la  vertu  et  le 
mystère,  qu'il  vive  retiré  dans  les  ténèbres  du  temple,  et  que  ses 
apparitions  soient  rares  parmi  les  hommes;  qu'il  ne  se  montre  enfin 
au  milieu  du  siècle  que  pour  faire  du  bien  aux  malheureux.  C'est 
à  ce  prix  qu'on  accorde  aux  prêtres  le  respect  et  la  confiance  :  il 
perdra  bientôt  l'un  et  l'autre  s'il  est  assis  au  festin  à  nos  côtés,  si  on 
se  familiarise  avec  lui,  s'il  a  tous  les  vices  du  temps,  et  qu'on 
puisse  un  moment  le  soupçonner  foible  et  fragile  comme  les  autres 
hommes. 

Les  Anglois  déploient  une  grande  pompe  dans  leurs  fêtes  religieuses; 
ils  commencent  même  à  orner  leurs  temples  de  tableaux.  Ils  ont  à  la 
fin  senti  qu'une  religion  sans  culte  n'est  qu'un  songe   d'un    froid 
VI.  2i 


370  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

enthousiasme,  et  que  l'imagination  de  l'homme  est  une  faculté  qu'il 
faut  nourrir  comme  la  raison. 

L'émigration  du  clergé  françois  a  beaucoup  servi  à  répandre  ces 
idées.  On  peut  remarquer  que,  par  un  rçtour  naturel  vers  les  ins- 
titutions de  leurs  pères,  les  Anglois  se  plaisoient  depuis  longtemps 
à  mettre  en  scène,  sur  leur  théâtre  et  dans  leurs  livres,  la  religion 
romaine. 

Dans  ces  derniers  temps,  le  catholicisme,  apporté  à  Londres  par  le? 
prêtres  exilés  de  France,  se  montre  aux  Anglois  précisément  comm( 
dans  leurs  romans,  à  travers  le  charme  des  ruines  et  la  puissance  des 
souvenirs.  Tout  le  monde  a  voulu  entendre  l'oraison  funèbre  d'une 
fille  de  France,  prononcée  à  Londres  par  un  évêque  émigré,  dans  une 
écurie. 

L'Église  anglicane  a  surtout  conservé  pour  les  morts  la  plus  grande 
partie  des  honneurs  que  leur  rend  l'Église  romaine. 

Dans  toutes  les  grandes  villes  d'Angleterre,  il  y  a  des  hommes,  appe- 
lés undertakers  (entrepreneurs),  qui  se  chargent  des  pompes  funèbres. 
On  lit  souvent  sur  leurs  boutiques  :  King's  coffinmaker,  Faiseur  de  cer- 
cueils du  roi  ;  ou  bien  :  Funerals  performed  hère  ;  mot  à  mot ,  Ici  on 
représente  des  funérailles.  Il  y  a  longtemps  qu'on  ne  voit  plus  parmi 
nous  que  des  représentations  de  la  douleur,  et  il  faut  bien  acheter  des 
larmes  quand  personne  n'en  donne  à  nos  cendres.  Les  derniers  devoirs 
qu'on  rend  aux  hommes  seroient  bien  tristes  s'ils  étoient  dépouillés 
des  signes  do  la  religion.  La  religion  a  pris  naissance  aux  tom- 
beaux, et  les  tombeaux  ne  peuvent  se  passer  d'elle.  Il  est  beau  que 
le  cri  de  l'espérance  s'élève  du  fond  d'un  cercueil  ;  il  est  beau  que 
le  prêtre  du  Dieu  vivant  escorte  la  cendre  de  l'homme  à  son  dernier 
asile  ;  c'est  en  quelque  sorte  l'immortalité  qui  marche  à  la  tête  de  la 
mort. 

La  vie  politique  d'un  Anglois  est  bien  connue  en  France  ;  mais  ce 
qu'on  ignore  assez  généralement,  ce  sont  les  partis  qui  divisent  le 
parlement  aujourd'hui. 

Outre  le  parti  de  l'opposition  et  le  parti  du  ministère,  il  y  en  a  un 
troisième,  qu'on  peut  appeler  des  anglicans,  et  à  la  tête  duquel  se  trouve 
M.  Wilberforce.  C'est  une  centaine  de  membres  qui  tiennent  fortement 
aux  mœurs  antiques,  et  surtout  à  la  religion.  Leurs  femmes  sont 
vêtues  comme  des  quakeresses  ;  ils  affectent  eux-mêmes  une  rigou- 
reuse simplicité,  et  donnent  une  grande  partie  de  leur  revenu  aux 
pauvres  :  M.  Pitt  est  de  leur  secte.  Ce  sont  eux  qui  l'avoient  porté  et 
qui  l'ont  soutenu  au  ministère;  car  en  se  jetant  d'un  côté  ou  de 
l'autre  ils  sont  à  peu  près  sûrs  de  déterminer  la  majorité.  Dans  la 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  371 

dernière  affaire  d'Irlande,  ils  ont  été  alarmés  des  promesses  qoe 
M.  Pitt  avoit  faites  aux  catholiques  :  ils  l'ont  menacé  de  passer  à  l'op- 
position. Alors  le  ministre  a  donné  habilement  sa  retraite,  pour  con- 
server ses  amis,  dont  l'opinion  est  intérieurement  la  sienne,  et  pour 
se  retirer  du  pas  difficile  où  les  circonstances  l'avoient  engagé.  Si  le 
bill  passe  en  faveur  des  catholiques,  il  n'en  aura  pas  l'odieux  vis-à- 
vis  des  anglicans;  si,  au  contraire,  il  est  rejeté,  les  catholiques  irlan- 
dois  ne.  pourront  l'accuser  de  manquer  à  sa  parole...  On  a  demandé 
en  France  si  M.  Pitt  avoit  perdu  son  crédit  en  perdant  sa  place-,  un 
seul  fait  auroit  dû  répondre  à  cette  question  :  M.  Pitt  est  encore  mem- 
bre de  la  chambre  des  communes.  Quand  on  le  verra  devenir  pair  et 
passer  à  la  chambre  haute,  sa  carrière  sera  finie. 

C'est  à  tort  que  l'on  croit  ici  quelque  influence  à  la  pure  opposi- 
tion :  elle  est  absolument  tombée  dans  l'opinion  publique  ;  elle  n'a 
ni  grands  talents  ni  véritable  patriotisme.  M.  Fox  lui-même  ne  peut 
plus  rien  pour  elle;  il  a  perdu  presque  toute  son  éloquence  :  l'âge  et 
les  excès  de  table  la  lui  ont  enlevée.  On  sait  que  c'est  son  amour- 
propre  blessé,  plus  encore  qu'aucune  autre  raison,  qui  l'a  tenu  si 
longtemps  éloigné  du  parlement. 

Le  bill  qui  exclut  de  la  chambre  des  communes  tout  membre  engagé 
dans  les  ordres  sacrés  a  été  aussi  mal  interprété  à  Paris.  On  ne  savoit 
pas  que  ce  bill  n'a  d'autre  but  que  d'éloigner  M.  Horn  Tooke,  homme 
d'esprit,  violent  ennemi  du  gouvernement,  jadis  dans  les  ordres, 
ensuite  réfractaire  ,  autrefois  ami  de  la  puissance  jusqu'au  point 
d'avoir  été  attaqué  dans  les  lettres  de  Junius,  ensuite  devenu  l'apôtre 
de  la  liberté  comme  tant  d'autres. 

Le  parlement  a  perdu  dans  M.  Burke  un  de  ses  membres  les  plus 
distingués.  Il  détestoit  la  révolution;  mais  il  faut  lui  rendre  cette  jus- 
tice, qu'aucun  Anglois  n'a  plus  aimé  les  François  en  particulier  et 
plus  applaudi  à  leur  valeur  et  à  leur  génie.  Quoiqu'il  fût  peu  riche,  il 
avoit  fondé  une  école  pour  les  petits  François  expatriés,  et  il  y  passoit 
des  journées  entières  à  admirer  l'esprit  et  la  vivacité  de  ces  enfants. 
Il  racontoit  souvent  à  ce  sujet  une  anecdote  :  Ayant  mené  le  fils  d'un 
lord  à  cette  école,  les  pauvres  orphelins  lui  proposèrent  de  jouer  avec 
eux.  Le  lord  ne  voulut  pas  :  «  Je  n'aime  pas  les  François,  moi,  »  répé- 
toit-il  avec  humeur.  Un  petit  garçon,  n'en  pouvant  tirer  que  cette 
réponse,  lui  dit  :  a  Cela  n'est  pas  possible;  vous  avez  un  trop  bon 
cœur  pour  nous  haïr.  Votre  seigneurie  ne  prendroit-elle  point  sa 
crainte  pour  sa  haine?  » 

Il  faudroit  maintenant  parler  de  la  littérature  et  des  gens  de  lettres; 
mais  cela  nous  mèneroit  trop  loin,  et  demande  un  article  à  part.  Je 


372  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

me  contenterai  de  rapporter  quelques  jugements  littéraires  qui  m'ont 
fort  étonné,  parce  qu'ils  sont  en  contradiction  directe  avec  nos  opi- 
nions reçues. 

Richardson  est  peu  lu  ;  on  lui  reproche  d'insupportables  longueurs 
et  de  la  bassesse  de  style.  Hume  et  Gibbon  ont,  dit-on,  perdu  le  génie 
"Je  la  langue  angloise,  en  remplissant  leurs  écrits  d'une  foule  de  gal- 
icismes;  on  accuse  le  premier  d'être  lourd  et  immoral.  Pope  ne  passe 
5ue  pour  un  versificateur  exact  et  élégant  ;  Johnson  prétend  que  son 
Essai  sur  V Homme  n'est  qu'un  recueil  de  lieux  communs  mis  en  beaux 
vers.  C'est  à  Dryden  et  à  Milton  qu'on  donne  exclusivement  le  titre 
de  poètes.  Le  Spectateur  est  presque  oublié.  On  entend  rarement 
parler  de  Locke ,  qui  est  regardé  comme  un  assez  foible  idéologue. 
Il  n'y  a  que  les  savants  de  profession  qui  lisent  Bacon.  Shakespeare 
seul  conserve  son  empire.  On  en  sentira  aisément  la  raison  parle  trait 
suivant  : 

J'étois  au  théâtre  de  Covent-Garden,  qui  tire  son  nom,  comme  on 
sait,  du  jardin  d'un  ancien  couvent  où  il  est  bâti.  Un  homme  fort  bien 
mis  étoit  assis  auprès  de  moi  ;  il  me  demande  «  quelle  est  la  salle  où  il 
se  trouve.  »  Je  le  regarde  avec  étonnement,  et  je  lui  réponds  :  «  Mais 
vous  êtes  à  Covent-Garden.  »  —  «  Pretty  gardcn,  indeedî  Joli  jardin, 
en  vérité!  »  s'écria-t-il  en  éclatant  de  rire  et  me  présentant  une 
bouteille  de  rhum.  C'étoit  un  matelot  de  la  Cité,  qui,  passant  par 
hasard  dans  la  rue  à  l'heure  du  spectacle,  et  voyant  la  foule  se  pres- 
ser à  une  porte,  étoit  entré  là  pour  son  argent,  sans  savoir  de  quoi  il 
s'agissoit. 

Comment  les  Anglois  auroient-ils  un  théâtre  supportable  quand 
leurs  parterres  sont  composés  de  juges  arrivant  du  Bengale  ou  de  la 
côte  de  Guinée,  qui  ne  savent  seulement  pas  où  il  sont?  Shakespeare 
doit  régner  éternellement  chez  un  pareil  peuple.  On  croit  tout  justifier 
en  disant  que  les  folies  du  tragique  anglois  sont  dans  la  nature. 
Quand  cela  seroit  vrai,  ce  ne  sent  pas  toujours  les  choses  naturelles 
qui  touchent.  Il  est  naturel  de  craindre  la  mort,  et  cependant  une 
victime  qui  se  lamente  sèche  les  pleurs  qu'on  versoit  pour  elle.  Le 
cœur  humain  veut  plus  qu'il  ne  peut  ;  il  veut  surtout  admirer  :  il  a  en 
soi  un  élan  vers  je  ne  sais  quelle  beauté  inconnue,  pour  laquelle  il 
fut  peut-être  créé  dans  son  origine. 

Il  y  a  même  quelque  chose  de  plus  grave.  Un  peuple  qui  a  toujours 
été  à  peu  près  barbare  dans  les  arts  peut  continuer  à  admirer  des  pro- 
ductions barbares,  sans  que  cela  tire  à  conséquence;  mais  je  ne  sais 
jusqif'à  quel  point  une  nation  qui  a  des  chefs-d'œuvre  en  tous  genres 
peut  revenir  à  l'amour  des  monstres  sans  exposer  ses  mœurs.  C'est  en 


Mi^LVNGES   LITTERAIRES.  373 

cola  que  le  penchant  pour  Shakespeare  est  bien  plus  dangereux  en 
France  qu'en  Angleterre.  Chez  les  Anglois  il  n'y  a  qu'ignorance;  chez 
nous  il  y  a  dépravation.  Dans  un  siècle  de  lumières,  les  bonnes  mœurs 
d'un  peuple  très-poli  tiennent  plus  au  bon  goût  qu'on  ne  pense.  Le 
mauvais  goût  alors,  qui  a  tant  de  moyens  de  se  redresser,  ne  peut 
dépendre  que  d'une  fausseté  ou  d'un  biais  naturel  dans  les  idées  :  or, 
comme  l'esprit  agit  incessamment  sur  le  cœur,  il  est  difficile  que 
les  voies  du  cœur  soient  droites  quand  celles  de  l'esprit  sont  tor- 
tueuses. Celui  qui  aime  la  laideur  n'est  pas  fort  loin  d'aimer  le  vice; 
quiconque  est  insensible  à  la  beauté  peut  bien  méconnoître  la  vertu. 
Le  mauvais  goût  et  le  vice  marchent  presque  toujours  ensemble  :  le 
premier  n'est  que  l'expression  du  second,  comme  la  parole  rend  la 
pensée. 

Je  terminerai  cette  notice  par  quelques  mots  sur  le  sol,  le  ciel  et 
les  monuments  de  l'Angleterre. 

Les  campagnes  de  cette  île  sont  presque  sans  oiseaux,  les  rivières 
petites  ;  cependant  leurs  bords  ont  quelque  chose  d'agréable  par  leur 
solitude.  La  verdure  est  très-animée  ;  il  y  a  peu  ou  point  de  bois-» 
mais  chaque  propriété  étant  fermée  d'un  fossé  planté,  quand  vous 
regardez  du  haut  d'une  éminence,  vous  croyez  être  au  milieu  d'une 
forêt.  L'Angleterre  ressemble  assez,  au  premier  coup  d'œil,  à  la  Bre- 
tagne :  des  bruyères  et  des  champs  entourés  d'arbres. 

Le  ciel  de  ce  pays  est  moins  élevé  que  le  nôtre,  son  azur  est  plus 
vif,  mais  moins  transparent.  Les  accidents  de  lumière  y  sont  beaux,  à 
cause  de  la  multitude  des  nuages.  En  été,  quand  le  soleil  se  couche  à 
Londres,  par  delà  les  bois  de  Kensington ,  on  jouit  quelquefois  d'un 
spectacle  très-pittoresque.  L'immense  colonne  de  fumée  de  charbon 
qui  flotte  sur  la  Cité  représente  ces  gros  rochers,  enluminés  de 
pourpre ,  qu'on  voit  dans  nos  décorations  du  Tartare,  tandis  que  les 
vieilles  tours  de  Westminster,  couronnées  de  nuages  et  rougiesparles 
derniers  feux  du  soleil,  s'élèvent  au-dessus  de  la  ville,  du  palais  et  du 
parc  de  Saint-James,  comme  un  grand  monument  de  la  mort,  qui 
semble  dominer  tous  les  monuments  des  hommes. 

Saint-Paul  est  le  plus  bel  édifice  moderne,  et  Westminster  le  plus 
bel  édifice  gothique  de  l'Angleterre.  Je  parlerai  peut-être  un  jour  de 
ce  dernier.  Souvent,  en  revenant  de  mes  courses  autour  de  Londres, 
j'ai  passé  derrière  White-Hall ,  dans  l'endroit  où  Charles  fut  déca- 
pité. Ce  n'est  plus  qu'une  cour  abandonnée,  où  l'herbe  croît  entre  les 
pierres.  Je  m'y  suis  quelquefois  arrêté  pour  entendre  le  vent  gémir 
autour  de  la  statue  de  Charles  II,  qui  montre  du  doigt  la  place  où  périt 
son  père.  Je  n'ai  jamais  vu  dans  ces  lieux  que  des  ouvriers  qui  tail- 


37/t  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

bient  des  pierres  en  sifflant.  Leur  ayant  demandé  un  jour  ce  que 
signifioit  cette  statue,  les  uns  purent  à  peine  me  le  dire,  et  les  autres 
n'en  savoient  pas  un  mot.  Rien  ne  m'a  plus  donné  la  juste  mesure  des 
événements  de  la  vie  humaine  et  du  peu  que  nous  sommes.  Que  sont 
devenus  ces  personnages  qui  firent  tant  de  bruit?  Le  temps  a  fait  un 
pas,  et  la  face  de  la  terre  a  été  renouvelée.  A  ces  générations  divisées 
par  des  haines  politiques  ont  succédé  des  générations  indifférentes  au 
passé,  mais  qui  remplissent  le  présent  de  nouvelles  inimitiés,  qu'ou- 
blieront encore  les  générations  qui  doivent  suivre. 


ESSAI 


LA  LITTÉRATURE  ANGLOISE 


YOUNG. 

'  Mars  1801. 

Lorsqu'un  écrivain  a  formé  une  école  nouvelle,  et  qu'après  un  demi- 
siècle  de  critique  on  le  trouve  encore  en  possession  d'une  grande 
renommée ,  il  importe  aux  lettres  de  rechercher  la  cause  de  ce  succès, 
surtout  quand  il  n'est  dû  ni  à  la  grandeur  du  génie  ni  à  la  perfection 
du  goût  et  de  l'art. 

Quelques  situations  tragiques,  quelques  mots  sortis  des  entrailles 
de  l'homme,  je  ne  sais  quoi  de  vague  et  de  fantastique  dans  les  scènes, 
des  bois,  des  bruyères,  des  vents,  des  spectres,  des  tempêtes,  expli- 
quent la  célébrité  de  Shakespeare. 

Young,  qui  n'a  rien  de  tout  cela,  doit  peut-être  une  grande  partie  de 
sa  réputation  au  beau  tableau  que  présente  l'ouverture  de  ses  Nuits  ou 
Complaintes.  Un  ministre  du  Tout-Puissant,  un  vieux  père,  qui  a  perdu 
sa  fille  unique,  s'éveille  au  milieu  des  nuits  pour  gémir  sur  des  tom- 
beaux ;  il  associe  à  la  mort ,  au  temps  et  à  l'éternité,  la  seule  chose 
que  l'homme  ait  de  grand  en  soi-même,  je  veux  dire  la  douleur.  Ce 
tableau  frappe  d'abord,  et  l'impression  en  est  durable. 

Mais  avancez  un  peu  dans  ces  Xuits,  quand  l'imagination,  éveillée 
par  le  début  du  poëte,  a  déjà  créé  tout  un  monde  de  pleurs  et  de  rêve- 
ries, vous  ne  trouverez  plus  rien  de  ce  que  l'on  vous  a  promis.  Vous 
voyez  un  homme  qui  tourmente  son  esprit  dans  tous  les  sens  pour 
enfanter  des  idées  tendres  et  tristes,  qui  n'arrive  qu'à  une  philosophie 
morose.  Young,  que  le  fantôme  du  monde  poursuivoit  jusqu'au  milieu 
des  tombeaux,  ne  décèle  dans  toutes  ses  déclamations  sur  la  mort 
qu'une  ambition  trompée;  il  a  pris  son  humeur  pour  de  la  mélan- 


376  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

colie.  Point  de  naturel  dans  sa  sensibilité;  point  d'idéal  dans  sa  dou- 
leur. C'est  toujours  une  main  pesante  qui  se  traîne  sur  la  lyre. 

Young  a  surtout  cherché  à  donner  à  ses  méditations  le  caractère  de 
la  tristesse.  Or,  ce  caractère  se  tire  de  trois  sources  :  les  scènes  de  la 
nature,  le  vague  des  souvenirs,  et  les  pensées  de  la  religion. 

Quant  aux  scènes  de  la  nature,  Young  a  voulu  les  faire  servir  à  ses 
plaintes,  mais  je  ne  sais  s'il  a  réussi.  11  apostrophe  la  lune,  il  parle  à 
la  nuit  et  aux  étoiles,  et  l'on  ne  se  sent  point  ému.  Je  ne  pourrois  dire 
où  gît  cette  tristesse,  qu'un  poète  fait  sortir  des  tableaux  de  la  nature  ; 
mais  il  est  certain  qu'il  la  retrouve  à  chaque  pas.  Il  unit  son  âme  au 
bruit  des  vents,  qui  lui  rappelle  des  idées  de  solitude  :  une  onde  qui 
fuit,  c'est  la  vie;  une  feuille  qui  tombe,  c'est  l'homme.  Cette  tristesse 
est  cachée  pour  le  poète  dans  tous  les  déserts  ;  c'est  l'Écho  de  la  Fable, 
desséchée  par  la  douleur,  et  habitante  invisible  de  la  montagne. 

La  réflexion  dans  le  chagrin  doit  toujours  prendre  la  forme  du  sen- 
timent et  de  l'image;  et  dans  Young,  au  contraire,  le  sentiment  se 
change  en  réflexion  et  en  raisonnement.  Si  j'ouvre  la  première  com- 
plainte, je  lis  : 

From  short  (as  usual)  and  disturb'd  repose 

I  wake  :  how  happy  they  who  wake  no  more! 

Yet  that  were  vain,  if  dreams  infest  tlie  grave. 

I  wake,  emerging  from  a  sea  of  dreams 

Tumultuous  ;  where  my  wreck'd  desponding  tliouglit 

From  wave  to  wave  of  fancy'd  misery 

At  random  drove,  her  lielm  of  reason  lost. 


Tlie  day  too  sliort  for  my  disti-ess  ;  and  night 
Ev'n  in  the  zenitli  of  lier  dark  domain 
Is  sunsliine  to  the  colour  of  my  fate. 


«  D'un  repos  court  et  troublé  je  m'éveille.  0  heureux  ceux  qui  ne  se  réveillent 
plus  !  encore  cela  môme  est-il  vain,  si  les  rêves  habitent  au  tombeau  !  Je  sors  d'une 
mer  troublée  de  songes,  où  ma  pensée  triste  et  submergée,  privée  du  gouvernail  de  la 
raison,  flotte  au  gré  des  vagues  d'une  misère  imaginaire...  Le  jour  est  trop  court  pour 
ma  tristesse;  et  la  nuit,  même  au  zénith  de  son  noir  domaine,  est  un  soleil  auprès 
de  la  couleur  de  mon  sort.  » 

Est-ce  là  le  langage  de  la  douleur?  Je  sais  que  la  traduction  mot  à 
mot  ne  rend  ni  la  nuance  de  l'expression  ni  l'harmonie  du  style;  mais 
une  traduction  littérale  n'est  jamais  ridicule  quand  le  texte  ne  l'est  pas. 
Qu'est-ce  que  c'est  qn'une  pensée  sans  gouvernail,  flottant  de  vague  en 
vague  sur  unemer  de  malheur  imaginaire?  Qu'est-ce  qu'une  nuit  qui  est 
un  soleil  auprès  de  la  couleur  d'un  sort?  Le  seul  trait  remarquable  de 
ce  morceau,  c'est  le  sommeil  du  tombeau,  peut-être  aussi  troublé  par 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  377 

des  songes.  Mais  cela  rappelle  trop  le  mot  d'Hamlet:  To  sleep!  —  îo 
dream  !  Dormir  !  —  rêver  ! 

Ossian  se  lève  aussi  au  milieu  de  la  nuit  pour  pleurer;  mais  Ossian 
pleure  : 

Lead,  son  of  Alpin,  lead  the  aged  to  his  woods.  The  winds  begin  to  rise. 
The  dark  wave  of  the  Iake  resounds.  Bends  there  not  a  tree  from  Mora,  with 
its  branches  bare?  It  beats,  son  of  Alpin,  in  the  rustling  blast.  My  harp  hangs 
on  a  blasted  branch.  The  sound  of  its  strings  is  mournful.  Does  the  wind 
touch  thee,  o  harp  !  or  is  it  some  passing  ghost?  It  is  the  hand  of  Malvina! 
But  bring  me  the  harp,  son  of  Alpin;  another  song  shall  arise.  My  soûl  shall 
départ,  in  the  sound;  my  fathers  shall  hear  il  in  their  airy  hall.  Their 
dira  faces  shall  hang,  with  joy,  from  their  cloud  ;  and  their  hands  receive 
their  son. 

a  Conduis-moi,  fils  d'Alpin,  conduis  le  vieillard  à  ses  bois.  Les  vents  se 
lèvent,  les  flots  noircis  du  lac  murmurent.  Ne  vois-tu  pas  sur  le  sommet  de 
Mora  un  arbre  qui  s'incline  avec  toutes  ses  branches  dépouillées?  Il  s'incline, 
ô  fils  d'Alpin,  sous  le  bruyant  tourbillon.  Ma  harpe  est  suspendue  à  l'une  de 
ses  branches  desséchées.  Le  son  de  ses  cordes  est  triste.  0  harpe,  le  vent  t'a- 
t-il  touchée,  ou  bien  est-ce  un  léger  fantôme?  C'est  la  main  de  Malvina! 
Donne-moi  la  harpe,  fils  d'Alpin.  II  faut  qu'un  autre  chant  s'élève.  Mon  âme 
s'envolera  au  milieu  des  sons.  Mes  pères  entendront  ces  soupirs  dans  leur 
salle  aérienne.  Du  fond  de  leurs  nuages  ils  pencheront  avec  joie  leurs  visages 
obscurs,  et  leurs  bras  recevront  leurs  fils.  » 

Voilà  des  images  tristes,  voilà  de  la  rêverie. 

Les  Anglois  conviennent  que  la  prose  d'Ossian  est  aussi  poétique 
que  les  vers,  et  qu'elle  en  a  toutes  les  inversions.  Or,  on  voit  que  la 
traduction  littérale  est  ici  très-supportable.  Ce  qui  est  beau ,  simple 
et  naturel,  l'est  dans  toutes  les  langues. 

On  croit  généralement  que  ces  images  mélancoliques,  empruntées 
des  vents,  de  la  lune,  des  nuages,  ont  été  inconnues  des  anciens;  il  y 
en  a  pourtant  quelques  exemples  dans  Homère,  et  surtout  un  char- 
mant dans  Virgile.  Énée  aperçoit  l'ombre  de  Didon  dans  l'épaisseur 
d'une  forêt,  comme  on  voit,  ou  comme  on  croit  voir  la  lune  nouvelle  se 
lever  au  milieu  des  nuages  : 

.    .    .  Qualem  primo  qui  surgere  mense 
Aut  videt  aut  vidisse  putat  per  nubila  lunam. 

Remarquez  toutes  les  circonstances.  C'est  la  lune  qu'o?i  voit  ou  qu'on 
croit  voir  se  lever  à  travers  les  nuages  ;  l'ombre  de  Didon  est  déjà 
réduite  à  bien  peu  de  chose.  Mais  cette  lune  est  dans  sa  première 
phase.  Qu'est-ce  donc  que  cet  astre  lui-même?  L'ombre  de  Didon  ne 


378  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

semble-t-elle  pas  s'évanouir?  On  retrouve  ici  Ossian  dans  Virgile;  mais 
c'est  Ossian  sous  le  ciel  de  Naples,  sous  un  ciel  où  la  lumière  est  plus 
pure  et  les  vapeurs  plus  transparentes. 

Young  a  donc  premièrement  ignoré,  ou  plutôt  mal  exprimé  cette 
tristesse  qui  se  nourrit  du  spectacle  de  la  nature,  et  qui,  douce  ou 
majestueuse,  suit  le  cours  naturel  des  sentiments.  Combien  Milton 
est  supérieur  au  chantre  des  Nuits  dans  la  noblesse  de  la  douleur! 
Rien  n'est  beau  comme  ces  quatre  vers  qui  terminent  le  Paradis 
perdu  : 

The  world  was  ail  before  them,  where  to  choose 

Their  place  of  rest,  and  Providence  their  guide  : 

ïhey,  hand  in  hand,  with  wand'  ring  steps  and  slow, 

Through  Eden  took  their  solitary  way. 

«  Le  monde  entier  s'ouvroit  devant  eux.  Ils  pouvoient  y  choisir  un  lieu  de  repos  ; 
la  Providence  étoit  leur  seul  guide  :  Eve  et  Adam,  se  tenant  par  la  main,  et  mar- 
chant à  pas  lents  et  indécis,  prirent  à  travers  Éden  leur  chemin  solitaire.  » 

On  voit  toutes  les  solitudes  du  monde  ouvertes  devant  notre  pre- 
mier père,  toutes  ces  mers  qui  baignent  des  côtes  inconnues,  toutes 
ces  forêts  qui  se  balancent  sur  un  globe  habité,  et  l'homme  laissé  seul 
avec  son  péché  au  milieu  des  déserts  de  la  création. 

Hervey,  dans  ses  3Iéditations  (quoique  d'un  génie  moins  élevé  que 
l'auteur  des  A^m7s),  a  quelquefois  montré  une  sensibilité  plus  vraie. 
On  connoît  ces  vers  sur  l'enfant  qui  goûte  à  la  coupe  de  la  vie: 

Mais  sentant  sa  liqueur  d'amertume  suivie, 
Il  détourna  la  tête,  et,  regardant  les  cieux. 
Pour  jamais  au  soleil  il  referma  les  yeux. 

Le  docteur  Beattie,  poëte  écossois,  qui  vit  encore  ',  a  répandu  dans 
son  Minstrel  la  rêverie  la  plus  aimable.  C'est  la  peinture  des  premiers 
effets  de  la  Muse  sur  un  jeune  barde  de  la  montagne,  qui  ignore  encore 
le  génie  dont  il  est  tourmenté.  Tantôt  le  poëte  futur  va  s'asseoir  au 
bord  des  mers  pendant  une  tempête;  tantôt  il  quitte  les  jeux  du  vil- 
lage pour  aller  entendre  à  l'écart  et  dans  le  lointain  le  son  des  musettes. 
Young  étoit  peut-être  appelé  par  la  nature  à  traiter  de  plus  hauts 
sujets  ;  mais  alors  ce  n'étoit  pas  le  poëte  complet.  Milton,  qui  a  chanté 
les  douleurs  du  premier  homme,  a  aussi  soupiré  le  Penseroso. 

Ceux  de  nos  bons  écrivains  qui  ont  connu  le  charme  de  la  rêverie 
ont  prodigieusement  surpassé  le  docteur  anglois.  Chaulicu  a  mêlé, 
comme  Horace,  les  pensées  de  la  mort  aux  illusions  de  la  vie.  Ces  vers 

1.  Voyez  la  note,  p.  405. 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  379 

si  connus  valent  pour  la  mélancolie  toutes  les  exagérations  du  poëte 

d'Albion  : 

Grotte,  d'où  sort  ce  clair  ruisseau, 
De  mousse  et  de  fleur  tapissée. 
N'entretiens  jamais  ma  pensée 
Que  du  murmure  de  ton  eau. 


Fontenay,  lieu  délicieux, 
Où  je  vis  d'abord  la  lumière, 
Bientôt  au  bout  de  ma  carrière, 
Chez  toi  je  joindrai  mes  aïeux, 

Muses  qui  dans  ce  lieu  champêtre 
Avec  soin  me  fîtes  nourrir  ; 
Beaux  arbres  qui  m'avez  vu  naître, 
Bientôt  vous  me  verrez  mourir. 


Et  l'inimitable  La  Fontaine,  comme  il  sait  rêver  aussi  I 

Que  je  peigne  en  mes  vers  quelque  rive  fleurie  ! 
La  Parque  à  filets  d'or  n'ourdira  point  ma  vie. 
Je  ne  dormirai  point  sous  de  riches  lambris  : 
Mais  voit-on  que  le  somme  en  perde  de  son  prix? 
En  est-il  moins  profond  et  moins  plein  de  délices? 
Je  lui  voue  au  désert  de  nouveaux  sacrifices  ! 

C'est  un  grand  poëte  que  celui-là  qui  a  fait  de  pareils  vers. 
La  page  la  plus  rêveuse  d'Young  ne  peut  être  comparée  à  ce  passage 
de  J.-J.  Rousseau  : 

«  Quand  le  soir  approchoit,  je  descendois  des  cimes  de  l'île,  et  j'allois 
volontiers  m'asseoir  au  bord  du  lac,  sur  la  grève,  dans  quelque  asile  caché; 
là  le  bruit  des  vagues  et  l'agitation  de  l'eau  fixant  mes  sens,  et  chassant  de 
mon  âme  toute  autre  agitation,  la  plongeoient  dans  une  rêverie  délicieuse  où 
la  nuit  me  surprenoit  souvent,  sans  que  je  m'en  fusse  aperçu.  Le  flux  et  le 
reflux  de  cette  eau,  son  bruit  continu,  mais  renflé  par  intervalles,  frappant 
sans  relâche  mon  oreille  et  mes  yeux,  suppléoient  aux  mouvements  internes 
que  la  rêverie  éteignoit  en  moi,  et  sufSsoient  pour  me  faire  sentir  avec  plaisir 
mon  existence,  sans  prendre  la  peine  de  penser.  De  temps  à  autre  naissoit 
quelque  foible  et  courte  réflexion  sur  l'instabilité  des  choses  de  ce  monde, 
dont  la  surface  des  eaux  m'offroit  l'image  :  mais  bientôt  ces  impressions 
légères  s'eS'açoient  dans  l'uniformité  du  mouvement  continu  qui  me  berçoil;, 
et  qui,  sans  aucun  concours  actif  de  mon  âme,  ne  laissoit  pas  de  m'atfacher, 
au  point,  qu'appelé  par  l'heure  et  le  signal  convenu,  je  ne  pouvois  m'arra- 
cher  de  là  sans  efforts.  » 

Ce  passage  de  Rousseau  me  rappelle  qu'une  nuit,  étant  couché  dans 
une  cabane,  en  Amérique,  j'entendis  un  murmure  extraordinaire  qui 


380  MÉLANGES   LITTERAIRES. 

venoit  d'un  lac  voisin.  Prenant  ce  murmure  pour  l'avant-coureur  d'un 
orage,  je  sortis  de  la  hutte  pour  regarder  le  ciel.  Jamais  je  n'ai  vu  de 
nuit  plus  belle  et  plus  pure.  Le  lac  s'étendoit  tranquille,  et  répétoit  la 
lumière  de  la  lune,  qui  brilloît  sur  les  pointes  des  montagnes  et  sur 
les  forêts  du  désert.  Un  canot  indien  traversoit  les  flots  en  silence.  Le 
ûTuit  que  j'avois  entendu  provenoit  du  flux  du  lac,  qui  commençoit  à 
s'élever,  et  qui  imitoit  une  sorte  de  gémissement  sous  les  rochers  du 
rivage.  J'étois  sorti  de  la  hutte  avec  l'idée  d'une  tempête  :  qu'on 
juge  de  l'impression  que  fit  sur  moi  le  calme  et  la  sérénité  de  ce 
tableau  ;  ce  fut  comme  un  enchantement. 

Young  a  mal  profité ,  ce  me  semble ,  des  rêveries  qu'inspirent  de 
pareilles  scènes,  parce  que  son  génie  manquoit  éminemment  de  ten- 
dresse. Par  la  même  raison ,  il  a  échoué  dans  cette  seconde  sorte  de 
tristesse  que  j'ai  appelée  tristesse  des  souvenirs. 

Jamais  le  chantre  des  tombeaux  n'a  de  ces  retours  attendrissants 
vers  le  premier  âge  de  la  vie,  alors  que  tout  est  innocence  et  bonheur. 
Il  ignore  les  souvenirs  de  la  famille  et  du  toit  paternel  ;  il  ne  connoît 
point  les  regrets  pour  les  plaisirs  et  les  jeux  de  l'enfance;  il  ne  s'écrie 
point,  comme  le  chantre  des  Saisons  : 

Welcome ,  kindred  glooms  ! 
Congenial  horrors,  liait  !  with  fréquent  foot, 
Pleas'd  liave  I,  in  my  chearful  morn  of  life, 
Wlien  nurs'd  by  careless  solitude  I  liv'd, 
And  sung  of  Nature  with  unceasing  joy, 
Pleas'd  hâve  I  wander'd  thro'  your  rough  domain  ; 
Trod  the  pure  virgin-snows,  myself  pure,  etc. 

«  Ombres  propices  des  hivers,  agréables  horreurs,  je  vous  salue.  Combien  de  fois, 
au  matin  de  ma  vie,  lorsque,  rempli  d'insouciance  et  nourri  par  la  solitude,  je  chan- 
tois  la  nature  dans  une  extase  sans  fin,  combien  de  fois  n'ai-je  point  erré  avec  ravis- 
sement dans  les  régions  des  tempêtes,  foulant  les  neiges  virginales,  moi-même  aussi 
pur  qu'elles!  » 

Gray,  dans  son  ode  sur  une  vue  lointaine  du  collège  d'Eton,  a 
répandu  cette  même  douceur  des  souvenirs  : 

Ah  !  happy  hills,  ah  !  pleasing  shade, 

Ah  !  fields  belov'd  in  vain, 
Where  once  my  careless  childhood  stra\''d 

A  strangcr  yet  to  pain  ! 
I  fecl  the  gales  that  from  you  blow. 


My  weary  soûl  thcy  scem  to  sooth, 
Ant  rcdolent  of  joy  and  youth 
To  breath  a  second  spring. 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  381 

«  0  heureuse  colline!  0  doux  ombrage!  0  champs  aimés  en  vain,  champs  où  se 
joua  ma  tranquille  enfance,  encore  étrangère  aux  douleurs  !  Je  sens  les  vents  qui 
soufflent  de  vos  bocages...  Ils  semblent  ranimer  mon  àme  fatiguée,  et,  parfumés  de 
joie  et  de  jeunesse,  m'apporter  un  second  printemps.  » 

Quant  aux  souvenirs  du  malheur,  ils  sont  nombreux  dans  le  poëte 
anglois.  Mais  pourquoi  semblent-ils  encore  manquer  de  vérité  comme 
tout  le  reste?  Pourquoi  le  lecteur  ne  peut-il  s'intéresser  aux  larmes  du 
chantre  des  Nuits?  Gilbert  expirant  à  la  fleur  de  son  âge  dans  un 
hôpital,  et  se  rappelant  l'abandon  où  ses  amis  l'ont  laissé,  attendrit 
tous  les  cœurs  : 

Au  banquet  de  la  vie,  infortuné  convive. 

J'apparus  un  jour,  et  je  meurs! 
Je  meurs,  et  sur  ma  tombe,  où  lentement  j'arrive, 

Nul  ne  viendra  verser  des  pleurs. 

Adieu,  champs  fortunés,  adieu,  douce  verdure, 

Adieu,  riant  exil  des  bois  ; 
Ciel,  pavillon  de  l'homme,  admirable  nature, 

Adieu,  pour  la  dernière  fois  ! 

Ah!  puissent  voir  longtemps  votre  beauté  sacrée 

Tant  d'amis  sourds  à  mes  adieux! 
Qu'ils  meurent  pleins  de  jours,  que  leur  mort  soit  pleurée, 

Qu'un  ami  leur  ferme  les  yeux  ! 

Voyez,  dans  Virgile,  les  femmes  troyennes  assises  au  bord  de  la 
mer,  et  qui  regardent  en  pleurant  l'immensité  des  flots  : 

Cunctœque  profundum 
Pontum  adspectabant  flentes. 

Quelle  beauté  d'harmonie  !  comme  elle  peint  les  vastes  solitudes  de 
l'Océan  !  Quel  souvenir  de  la  patrie  perdue  !  Que  de  douleurs  dans  ce 
seul  regard  jeté  sur  la  face  des  mers,  et  que  le  flentes,  qui  en  est 
l'effet,  est  triste  ! 

M.  de  Parny  a  su  faire  entrer  dans  une  autre  espèce  de  sentiment  le 
charme  attendrissant  des  souvenirs.  Sa  complainte  sur  le  tombeau 
d'Emma  est  pleine  de  cette  douce  mélancolie  qui  caractérise  les  écrits 
du  seul  poëte  élégiaque  de  la  France  : 

L'Amitié  même,  oui,  l'Amitié  volage 
A  rappelé  le  folâtre  enjoûment, 
D'Emma  mourante  elle  a  chassé  l'image. 
Son  deuil  trompeur  n'a  duré  qu'un  moment. 
Charmante  Emma,  jeune  et  constante  amie. 
Ton  souvenir  ne  vit  plus  dans  ces  lieux, 
De  ce  tombeau  l'on  détourne  les  yeux. 
Ton  nom  s'efface,  et  le  monde  l'oublie  ! 


382  MÉLANGES   LITTERAIRES. 

La  Muse  du  chantre  d'Éléonore  nourrîssoit  ses  rêveries  sur  les 
mêmes  rochers  où  Paul,  la  tête  appuyée  sur  sa  main,  regardoit  fuir  le 
vaisseau  qui  emportoit  Virginie.  Héloïse,  dans  les  cloîtres  du  Paraclet,  | 
ranimoit  toutes  ses  douleurs  et  tout  son  amour  à  la  seule  pensée  ' 
d'Abeilard.  Les  souvenirs  sont  comme  les  échos  des  passions  ;  et  les 
sons  qu'ils  répètent  prennent  par  l'éloignement  quelque  chose  de 
vague  et  de  mélancolique,  qui  les  rend  plus  séduisants  que  l'accent 
des  passions  mêmes. 

Il  me  reste  à  parler  de  la  tristesse  religieuse. 

En  exceptant  Gray  et  Hervey,  je  ne  connois  parmi  les  écrivains 
protestants  que  M.  Necker  qui  ait  répandu  quelque  tendresse  sur  les 
sentiments  tirés  de  la  religion.  On  sait  que  Pope  étoit  catholique,  que 
Dryden  le  fut  par  intervalles,  et  l'on  croit  que  Shakespeare  appartenoit 
aussi  à  l'Église  romaine.  Un  père  enterrant  furtivement  sa  fille  dans 
une  terre  étrangère,  quel  beau  texte  pour  un  ministre  chrétien!  Et 
cependant,  si  vous  ôtez  la  comparaison  touchante  du  rossignol  (com- 
paraison prodigieusement  embellie  par  le  traducteur,  comme  on  va  le 
voir  à  l'instant) ,  il  reste  à  peine  quelques  traits  touchants  dans  la 
nuit  intitulée  Narcisse.  Young  verse  moins  de  larmes  sur  la  tombe  de 
sa  fille  unique  que  Bossuet  sur  le  cercueil  de  madame  Henriette. 

Sweet  Harmonist!  and  beautifui  as  sweet  ! 

And  young  as  beautiful  !  and  soft  as  young  ! 

And  gay  as  soft  !  and  innocent  as  gay  ! 

And  happy  (if  ouglit  happy  liere  )  as  good. 

For  fortune  fond  had  built  her  nest  on  high. 

Like  birds  quite  exquisite  of  note  and  plume 

Transfix'd  by  fate  (who  loves  a  lofty  mark) 

How  from  the  summit  of  the  grove  she  fell, 

And  left  it  unharmonious!  Ail  its  charm 

Extinguish'd  in  the  wonders  of  her  song  ! 

Her  song  still  vibrâtes  in  my  ravish'd  ear 

Still  melting  there,  and  with  voluptuous  pain 

(O  to  forget  her  !  )  thrilling  thro'  my  heart. 
«  Fille  de  l'harmonie!  tu  étois  belle  autant  qu'aimable,  jeune  autant  que  belle, 
douce  autant  que  jeune.  Ta  gaieté  égaloit  ta  douceur,  et  ton  innocence  ta  gaieté. 
Pour  ton  bonheur  (s'il  est  quelque  bonheur  ici-bas),  il  étoit  égal  à  ta  bonté,  car  la 
fortune  avoit  bâti  ton  nid  sur  des  lieux  élevés.  Comme  des  oiseaux  éclatants  par  le 
chant  et  le  plumage  sont  frappés  par  le  sort  (qui  aime  un  but  élevé),  tu  es  tombée  du 
haut  du  bccage,  et  tu  l'as  laissé  sans  harmonie  !  Tous  ses  charmes  ont  disparu  avec  la 
merveille  de  tes  concerts  !  Ta  voix  résonne  encore  à  mon  oreille  ravie  (  oh  !  comment 
pourrois-jc  l'oublier  !  )  ;  elle  attendrit  encore  mon  âme,  elle  fait  encore  frémir  mon 
tœur  d'une  douceur  voluptueuse.  » 

Ce  morceau,  sauf  erreur,  me  semble  tout  à  fait  intolérable;  et 
c'est  cependant  un  des  plus  beaux  dans  la  traduction  de  M.  Le  Tour- 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  383 

neur.  Si  j'avois  suivi  un  rigoureux  mot  à  mot,  ce  seroit  bien  pis 
encore.  Est-ce  là  le  langage  d'un  père?  Une  fille  de  Vharmonie  (sweet 
harmonist,  douce  musicienne),  qui  est  belle  autant  qu'aimable,  jeune 
autant  que  belle,  douce  autant  que  jeune,  gaie  autant  que  douce,  inno- 
cente autant  que  gaie.  Est-ce  ainsi  que  la  mère  d'Euryale  déplore  la 
perte  de  son  fils,  ou  que  Priam  gémit  sur  les  restes  d'Hector? 

M.  Le  Tourneur  a  montré  beaucoup  de  goût  en  transformant  en  un 
rossignol  atteint  par  le  plomb  du  chasseur  ces  oiseaux  frappés  par  le 
sort,  qui  aime  un  but  élevé.  Il  faut  toujours  proportionner  le  moyen  à 
la  chose,  et  ne  pas  prendre  un  levier  pour  soulever  une  paille.  Le  sort 
peut  disposer  d'un  empire,  changer  un  monde,  élever  ou  précipiter  un 
grand  homme,  mais  il  ne  doit  point  frapper  un  oiseau.  C'est  le  durus 
arator,  c'est  la  fiche  empennée,  qui  doit  faire  gémir  les  rossignols  et 
les  colombes. 

Ce  n'est  pas  de  ce  ton  que  Bossuet  parle  de  madame  Henriette. 

«  Madame  cependant  a  passé  du  matin  au  soir,  ainsi  que  l'herbe  des 
champs.  Le  matin  elle  fleurissoit  :  avec  quelles  grâces,  vous  le  savez;  le  soir 
nous  la  vîmes  séchée,  et  ces  fortes  expressions  par  lesquelles  rÉcriture 
sainte  exagère  rinconstance  des  choses  humaines  dévoient  être  pour  cette 
princesse  si  précises  et  si  littérales.  Hélas  !  nous  composions  son  histoire  de 
tout  ce  qu'on  peut  imaginer  de  plus  glorieux.  Le  passé  et  le  présent  nous 
garantissoient  l'avenir...  Telle  étoit  l'agréable  histoire  que  nous  faisions;  et 
pour  achever  ces  nobles  projets,  il  n'y  avoit  que  la  durée  de  sa  vie  dont  nous 
ne  croyions  pas  devoir  être  en  peine.  Car  qui  eût  pu  seulement  penser  que 
les  années  eussent  dû  manquer  à  une  jeunesse  qui  sembloit  si  vive?  Toute- 
fois, c'est  par  cet  endroit  que  tout  se  dissipe  en  un  moment...  La  voilà,  mal- 
gré ce  grand  cœur,  cette  princesse  si  admirée  et  si  chérie,  la  voilà  telle  que 
la  mort  nous  l'a  faite!  encore  ce  reste,  telle  quel,  va-t-il  disparoître,  etc.  » 

Je  désirerois  pouvoir  citer  de  l'auteur  des  Nuits  quelques  pages 
d'une  beauté  soutenue.  On  les  trouve,  ces  pages,  dans  le  traducteur, 
mais  non  dans  l'original.  Les  Nuits  de  M.  Le  Tourneur,  et  l'imitation 
de  M.  Colardeau,  sont  des  ouvrages  tout  à  fait  différents  de  l'ouvrage 
anglois.  Ce  dernier  n'offre  que  des  traits  épars;  il  fournit  rarement  de 
suite  dix  vers  irréprochables.  On  retrouve  quelquefois  dans  Young 
Sénèque  et  Lucain,  mais  jamais  Job  ni  Pascal.  Il  n'est  point  l'homme 
de  la  douleur;  il  ne  plaît  point  aux  cœurs  véritablement  malheureux. 

Dans  plusieurs  endroits,  Young  déclame  contre  la  solitude  :  l'habi- 
tude de  son  cœur  n'étoit  donc  pas  la  rêverie.  Les  saints  nourrissent 
leurs  méditations  au  désert,  et  le  Parnasse  des  poètes  est  aussi  une 
montagne  solitaire.  Bourdaloue  supplioit  le  chef  de  son  ordre  de  lui 


38i  M-ÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

permettre  de  se  retirer  du  monde.  «  Je  sens  que  mon  corps  s'alîoiblit 
et  tend  vers  sa  fin ,  écrivoit-il.  J'ai  achevé  ma  course  ;  et  plût  à  Dieu 
que  je  puisse  ajouter,  j'ai  été  fidèle!...  Qu'il  me  soit  permis  d'em- 
ployer uniquement  pour  Dieu  et  pour  moi-même  ce  qui  me  reste  de 
vie...  Là,  oubliant  les  choses  du  monde,  je  passerai  devant  Dieu  toutes 
les  années  de  ma  vie  dans  l'amertume  de  mon  âme.  «  Si  Bossuet,  vivant 
au  milieu  des  pompes  de  Versailles,  a  su  pourtant  répandre  dans  ses 
écrits  une  sainte  et  majestueuse  tristesse,  c'est  qu'il  avoit  trouvé  dans 
la  religion  toute  une  solitude  ;  c'est  que  son  corps  étoit  dans  le  monde, 
et  son  esprit  dans  le  désert  ;  c'est  qu'il  avoit  mis  son  cœur  à  l'abri, 
sous  les  voiles  secrets  du  tabernacle  ;  c'est,  comme  il  l'a  dit  lui-même 
de  Marie-Thérèse  d'Autriche,  «  qu'on  le  voyoit  courir  aux  autels,  pour 
y  goûter  avec  David  un  humble  repos,  et  s'enfoncer  dans  son  oratoire, 
où,  malgré  le  tumulte  de  la  cour,  il  trouvoit  le  Carmel  d'Élie,  le  désert 
de  Jean  et  la  montagne  si  souvent  témoin  des  gémissements  de 
Jésus.  )) 

Le  docteur  Johnson ,  après  avoir  sévèrement  critiqué  Les  Nuits 
d'Young,  finit  par  les  comparer  à  un  jardin  chinois.  Pour  moi,  tout  ce 
que  j'ai  voulu  dire ,  c'est  que  si  nous  jugeons  avec  impartialité  les 
ouvrages  étrangers  et  les  nôtres ,  nous  trouverons  toujours  une 
immense  supériorité  du  côté  de  la  littérature  françoise;  au  moins 
égaux  par  la  force  de  la  pensée,  nous  l'emportons  toujours  par  le 
goût.  On  ne  doit  jamais  perdre  de  vue  que  si  le  génie  enfante,  c'est 
le  goût  qui  conserve.  Le  goût  est  Ig  bon  sens  du  génie  ;  sans  le  goût, 
le  génie  n'est  qu'une  sublime  folie.  Mais  c'est  une  chose  étrange  que 
ce  toucher  sûr,  par  qui  une  chose  ne  rend  jamais  que  le  son  qu'elle 
doit  rendre,  soit  encore  plus  rare  que  la  faculté  qui  crée.  L'esprit  et 
le  génie  sont  répandus  en  portions  assez  égales  dans  les  siècles  ;  mais 
il  n'y  a  dans  ces  siècles  que  de  certaines  nations,  et  chez  une  nation 
qu'un  certain  moment  où  le  goût  se  montre  dans  toute  sa  pureté  : 
avant  ce  moment,  après  ce  moment,  tout  pèche  par  défaut  ou  par 
excès.  Voilà  pourquoi  les  ouvrages  parfaits  sont  si  rares  ;  car  il  faut 
qu'ils  soient  produits  dans  ces  heureux  jours  de  l'union  du  goût  et  du 
génie.  Or  cette  grande  rencontre,  comme  celle  de  certains  astres, 
semble  n'arriver  qu'après  la  révolution  de  plusieurs  siècles  et  ne 
durer  qu'un  moment. 


SHAKESPERE  OU  SHAKESPEARE. 


Avril  1801. 

Après  avoir  parlé  d'Young  dans  notre  premier  extrait ,  je  \iens  à 
un  homme  qui  a  fait  schisme  en  littérature,  à  un  homme  divinisé  par 
le  pays  qui  l'a  vu  naître,  admiré  dans  tout  le  nord  de  l'Europe,  et  mis 
par  quelques  François  au-dessus  de  Corneille  et  de  Racine. 

C'est  Voltaire  qui  a  fait  connoître  Shakespeare  à  la  France.  Le  juge- 
ment qu'il  porta  d'abord  du  tragique  anglois  fut ,  comme  la  plupart 
de  ses  premiers  jugements,  plein  de  mesure,  de  goût  et  d'impartialité. 
Il  écrivoit  à  mylord  Bolingbroke,  vers  1730  : 

«  Avec  quel  plaisir  n'ai-je  pas  vu  à  Londres  votre  tragédie  de  Jules  César, 
qui  depuis  cent  cinquante  années  fait  les  délices  de  votre  nation  I  « 

Il  dit  ailleurs  : 

«  Shakespeare  créa  le  théâtre  anglois.  Il  avoit  un  génie  plein  de  force  et  de 
fécondité,  de  naturel  et  de  sublime,  sans  la  moindre  étincelle  de  bon  goût  et 
sans  la  moindre  connoissance  des  règles.  Je  vais  vous  dire  une  chose  hasardée, 
mais  vraie  :  c'est  que  le  mérite  de  cet  auteur  a  perdu  le  théâtre  anglois.  Il  y 
a  de  si  belles  scènes,  des  morceaux  si  grands  et  si  terribles  répandus  dans 
ses  farces  monstrueuses  qu'on  appelle  tragédies,  que  ces  pièces  ont  toujours 
été  jouées  avec  un  grand  succès.  » 

Telles  furent  les  premières  opinions  de  Voltaire  sur  Shakespeare. 
Mais  lorsqu'on  eut  voulu  faire  passer  ce  grand  génie  pour  un  modèle 
de  perfection,  lorsqu'on  ne  rougit  point  d'abaisser  devant  lui  les  chefs- 
d'œuvre  de  la  scène  grecque  et  françoise,  alors  l'auteur  de  Mérope 
sentit  le  danger.  II  vit  qu'en  relevant  les  beautés  des  barbares,  il  avoit 
séduit  des  hommes  qui,  comme  lui,  ne  sauroient  pas  séparer  l'alliage 
de  l'or.  Il  voulut  revenir  sur  ses  pas  :  il  attaqua  l'idole  qu'il  avoit 
encensée;  mais  il  étoit  déjà  trop  tard,  et  en  vain  il  se  repentit  d'avoir 
ouvert  la  porte  à  la  médiocrité,  d'avoir  aidé,  comme  il  disoit  lui-même, 


386  MÉLANGES   LITTERAIRES. 

à  placer  le  monstre  sur  l'autel.  Voltaire  avoit  fait  de  l'Angleterre,  alors 
assez  peu  connue,  une  espèce  de  pays  merveilleux,  où  il  plaçoit  les 
héros,  les  opinions  et  les  idées  dont  il  pouvoit  avoir  besoin.  Sur  la  fin 
de  sa  vie  il  se  reprochoit  ses  fausses  admirations,  dont  il  ne  s'étoit 
servi  que  pour  appuyer  ses  systèmes.  Il  commençoit  à  en  découvrir 
les  funestes  conséquences  ;  malheureusement  il  pouvoit  se  dire  :  et 
quorum  pars  magna  fui. 

Un  excellent  critique,  M.  de  La  Harpe,  en  analysant  La  Tempête  dans 
Ja  traduction  de  Le  Tourneur,  présenta  dans  tout  leur  jour  les  gros- 
sières irrégularités  de  Shakespeare,  et  vengea  la  scène  françoise.  Deux 
auteurs  modernes,  M°»«  de  Staël  et  M.  de  Rivarol,  ont  ainsi  jugé  le  tra- 
gique anglois.  Mais  il  me  semble  que ,  malgré  tout  ce  qu'on  a  écrit 
sur  ce  sujet,  on  peut  encore  faire  quelques  remarques  intéressantes. 

Quant  aux  critiques  anglois,  ils  ont  rarement  dit  la  vérité  sur  leur 
poète  favori.  Ben-Johnson,  qui  fut  le  disciple  et  ensuite  le  rival  de 
Shakespeare,  partagea  d'abord  les  suffrages.  On  vantoit  le  savoir  du 
premier  pour  ravaler  le  génie  du  second,  et  on  élevoit  au  ciel  le  génie 
du  second  pour  déprécier  le  savoir  du  premier.  Ben-Johnson  n'est  plus 
connu  aujourd'hui  que  par  sa  comédie  du  Fox  et  par  celle  de  L'Alchi- 
miste. 

Pope  montra  plus  d'impartialité  dans  sa  critique  : 

Of  ail  English  poels,  dit-il,  Shakespeare  must  be  confessed  to  be  the  fairest  and 
foulest  subject  for  criticism,  and  to  afford  the  most  numerous  instances  both  of 
beauties  and  fauUs  of  ail  sorts. 

«  Il  faut  avouer  que  de  tous  les  poètes  anglois  Shakespeare  présente  à  la 
critique  le  sujet  le  plus  agréable  et  le  plus  dégoûtant,  et  qu'il  fournit  d'in- 
nombrables exemples  de  beautés  et  de  défauts  de  toutes  espèces.  » 

Si  Pope  s'en  étoit  tenu  à  ce  jugement,  il  faudroit  louer  sa  modéra- 
tion. Mais  bientôt,  emporté  par  les  préjuges  de  son  pays,  il  place 
Shakespeare  au-dessus  de  tous  les  génies  antiques  et  modernes.  Il  va 
jusqu'à  excuser  la  bassesse  de  quelques-uns  des  caractères  du  tragique 
anglois  par  cette  ingénieuse  comparaison  : 

«  Dans  ces  cas-là,  dit-il,  son  génie  est  comme  un  héros  de  roman  déguisé 
sous  l'hubil  d'un  berger  :  une  certaine  grandeur  perce  de  temps  en  temps,  et 
révèle  une  plus  haute  extraction  et  de  plus  puissantes  destinées.  » 

MM.  Theobald  et  Ilanmer  viennent  ensuite.  Leur  admiration  est 
sans  bornes.  Ils  attaquent  Pope,  qui  s'étoit  permis  de  corriger  quel- 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  387 

ques  trivialités  du  grand  homme.  Le  célèbre  docteur  Warburton,  pre- 
nant la  défense  de  son  ami,  nous  apprend  que  M.  Theobald  étoit  un 
pauvre  homme  et  M,  Hanmer  un  pauvre  critique;  qu'au  premier  il 
donna  de  l'argent  et  au  second  des  notes. 

Le  bon  sens  et  l'esprit  du  docteur  Johnson  semblent  l'abandonner  à 
son  tour  quand  il  parle  de  Shakp=peare.  11  reproche  à  Rymer  et  à  Vol- 
taire d'avoir  dit  que  le  tragique  anglois  ne  conserve  pas  assez  la  vrai- 
semblance des  mœurs. 

a  Ce  sont  là,  dit-il,  les  petites  chicanes  des  petits  esprits  :  un  poëte  néglige 
la  distinction  accidentelle  du  pays  et  de  la  condition,  comme  un  peintre, 
satisfait  de  la  Ggure,  s'occupe  peu  de  la  draperie.  » 

Il  est  inutile  de  relever  le  mauvais  ton  et  la  fausseté  de  cette  critique. 
La  vraisemblance  des  mœurs,  loin  d'être  la  draperie,  est  le  fond  même 
du  tableau.  Tous  ces  critiques  qui  s'appuient  sans  cesse  sur  la  nature, 
et  qui  regardent  comme  des  préjng..'s  de  l'art  la  distinction  accidentelle 
du  pays  et  de  la  condition,  sont  comme  ces  politiques  qui  replongent 
les  États  dans  la  barbarie  en  voulant  anéantir  les  distinctions  sociales. 

Je  ne  citerai  point  les  opinions  de  MM.  Rowe,  Steevens,  Gildon, 
Dennis,  Peck,  Garrick,  etc.  M"*'  de  Montague  les  a  tous  surpassés  en 
enthousiasme.  Hume  et  le  docteur  Blair  ont  seuls  gardé  quelque 
mesure.  Sherlock  a  osé  dire  (et  c'est  avoir  du  courage  pour  un  Anglois), 
il  a  osé  dire  :  Qu'il  n'y  a  rien  de  médiocre  dans  Shakespeare,  que  tout  ce 
qu'il  a  écrit  est  excellent  ou  détestable;  que  jamais  il  ne  suivit  ni  même 
ne  conçut  un  plan,  excepté  peut-être  celui  des  Merry  wives  of  Windsor, 
mais  qu'il  fait  souvent  fort  bien  une  scène.  Cela  approche  beaucoup  de 
la  vérité.  M.  Mason,  dans  son  Elfrida  et  son  Caractacus,  a  essayé,  mais 
sans  succès,  de  donner  la  tragédie  grecque  à  l'Angleterre.  On  ne  joue 
presque  plus  le  Caton  d'Addison.  On  ne  se  délasse  au  théâtre  anglois 
des  monstruosités  de  Shakespeare  que  par  les  horreurs  d'Otway. 

Si  l'on  se  contente  de  parler  vaguement  de  Shakespeare,  sans  poser 
les  bases  de  la  question  et  sans  réduire  toute  la  critique  à  quelques 
points  principaux,  on  ne  parviendra  jamais  à  s'entendre,  parce  que, 
confondant  le  siècle,  le  génie  et  l'art,  chacun  peut  louer  et  blâmer  à 
volonté  le  père  du  théâtre  anglois.  11  nous  semble  donc  que  Shakespeare 
doit  être  considéré  sous  trois  rapports  : 

1®  Par  rapport  à  son  siècle  ; 

2°  Par  rapport  à  ses  talents  naturels  ou  à  son  génie  ; 

3®  Par  rapport  à  l'art  dramatique. 

Sous  le  premier  point  de  vue,  on  ne  peut  j  amais  trop  admirer  Shakes- 


388  MELANGES   LITTERAIRES. 

peare.  Peut-être  supérieur  à  Lopez  de  Vega ,  son  contemporain ,  on  ne 
le  peut  comparer  en  aucune  manière  aux  Garnier  et  aux  Hardy,  qui 
balbutioient  alors  parmi  nous  les  premiers  accents  de  la  Melpomène 
françoise.  Il  est  vrai  que  le  prélat  Trissino,  dans  sa  Sophonisbe,  avoit 
déjà  fait  renaître  en  Italie  la  tragédie  régulière.  On  a  recherché  curieu- 
sement les  traductions  des  auteurs  anciens  qui  pouvoient  exister  du 
temps  de  Shakespeare.  Je  ne  remarque,  comme  pièces  dramatiques, 
dans  le  catalogue,  qu'une  Jocaste,  tirée  des  Phéniciennes  d'Euripide, 
VAndria  et  L'Eunuque  de  Térence,  Les  Mènechmes  de  Plaute  et  les  tra- 
gédies de  Sénèque.  Il  est  douteux  que  Shakespeare  ait  eu  connoissance 
de  ces  traductions  ;  car  il  n'a  pas  emprunté  le  fond  de  ses  pièces  d'in- 
vention des  originaux  mêmes  traduits  en  anglois,  mais  de  quelques 
imitations  angloises  de  ces  originaux.  C'est  ce  qu'on  voit  par  Roméo  et 
Juliette,  dont  il  n'a  pris  l'histoire  ni  dans  Girolamo  délia  Carte  ni 
dans  la  nouvelle  de  Bandello,  mais  dans  un  petit  poëme  anglois  inti- 
tulé La  Tragique  histoire  de  Roméo  et  Juliette.  Il  en  est  ainsi  du  sujet 
d'Hamlet,  qu'il  n'a  pu  tirer  immédiatement  de  Saxo  Grammaticus,  puis- 
qu'il ne  savoit  pas  le  latin  '.  En  général,  on  sait  que  Shakespeare  fut 
un  homme  sans  éducation  et  sans  lettres.  Obligé  de  fuir  de  sa  pro- 
vince pour  avoir  chassé  sur  les  terres  du  seigneur,  avant  d'être  acteur 
à  Londres  il  gardoit  pour  quelque  argent  les  chevaux  des  gentlemen 
à  la  porte  du  spectacle.  C'est  une  chose  mémorable  que  Shakespeare 
et  Molière  aient  été  comédiens.  Ces  rares  génies  se  sont  vus  forcés  de 
monter  sur  des  tréteaux  pour  gagner  leur  vie.  L'un  a  retrouvé  l'art  dra- 
matique, l'autre  l'a  porté  à  sa  perfection  :  semblables  à  deux  philo- 
sophes anciens,  ils  s'étoient  partagé  l'empire  des  ris  et  des  larmes,  et 
tous  les  deux  se  consoloient  peut-être  des  injustices  de  la  fortune,  l'un 
en  peignant  les  travers,  et  l'autre  les  douleurs  des  hommes. 

Sous  le  second  rapport,  c'est-à-dire  sous  le  rapport  des  talents  natu- 
rels ou  du  grand  écrivain,  Shakespeare  n'est  point  moins  prodigieux.  Je 
ne  sais  si  jamais  homme  a  jeté  des  regards  plus  profonds  sur  la  nature 
humaine.  Soit  qu'il  traite  des  passions,  soit  qu'il  parle  de  morale  ou 
de  politique,  soit  qu'il  déplore  ou  qu'il  prévoie  les  malheurs  des  États, 
il  a  mille  sentiments  à  citer,  mille  pensées  à  recueillir,  mille  sentences 
à  appliquer  dans  toutes  les  circonstances  de  la  vie.  C'est  sous  le  rap- 
port du  génie  qu'il  faut  considérer  les  belles  scènes  isolées  dans  Shakes- 
peare, et  non  sous  le  rapport  de  l'art  dramatique.  Et  c'est  ici  que  se 

i.  Voyez  Saxo  Guammaticus,  depuis  la  page  48  jusqu'à  la  page  59.  «  Anilctluis,  ne 
prudentius  agondo  patruo  suspectas  reddcrctur,  stoliditatis  simulationcm  amplexus, 
extremum  mentis  vitium  fiiixit.  «(Saxo  Gkammaïicls,  Ilist.  Dan.,  in-fol.,  edit. 
Steph.,  15  ii.) 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  389 

trouve  la  principale  erreur  des  admirateurs  du  poëte  anglois;  car  ?i 
l'on  considère  ces  scènes  relativement  à  Vart,  il  faudra  savoir  si  elles 
sont  nécessaires,  si  elles  sont  bien  liées  au  sujet,  bien  motivées,  si  elles 
forment  partie  du  tout  et  conservent  les  unités.  Or  le  non  erat  hic 
locus  se  présente  à  toutes  les  pages  de  Shakespeare. 

Mais,  à  ne  parler  que  du  grand  écrivain,  combien  elle  est  belle, 
cette  troisième  scène  du  quatrième  acte  de  Macbeth! 

MACDUFF. 

Qui  s'avance  ici? 

51ALC0LM. 

C'est  un  Écossois,  et  cependant  je  ne  le  connois  pas. 

MACDVFF. 

Cousin,  soyez  le  bienvenu  I 

MALCOLM. 

Je  le  reconnois  à  présent.  Grand  Dieu  !  renverse  les  obstacles  qui  nous 
rendent  étrangers  les  uns  aux  autres  1 

ROSSE. 

Puisse  votre  souhait  s'accomplir! 

MACDUFF. 

L'Ecosse  est-elle  toujours  aussi  malheureuse  ? 

ROSSE. 

Hélas!  déplorable  patrie  I  elle  est  presque  effrayée  de  connoître  ses  propres 
maux.  Ne  l'appelons  plus  notre  mère,  mais  notre  tombe.  On  n'y  voit  plus 
sourire  personne,  hors  l'enfant  qui  ignore  ses  malheurs.  Les  soupirs,  les 
gémissements,  les  cris  frappent  les  airs  et  ne  sont  point  remarqués.  Le  plus 
violent  chagrin  semble  un  mal  ordinaire;  quand  la  cloche  de  la  mort  sonne, 
on  demande  à  peine  pour  qui. 

MACDUFF. 

0  récit  trop  véritable  ! 

MALCOLM. 

Quel  est  le  dernier  malheur? 

ROSSE,  à  Macduff. 
Votre  château  est  surpris,  votre  femme  et  vos  enfants  sont  inhu- 
mainement massacrés... 

MACDUFF. 

Mes  enfants  aussi  ? 

ROSSE. 

Femme,  enfants,  serviteurs,  tout  ce  qu'on  a  trouvé! 

MACDUFF. 

Et  ma  femme  aussi? 


590  MELANGES   LITTERAIRES. 

ROSSE. 

Je  vous  l'ai  dit, 

MALCOLM. 

Prenez  courage;  la  vengeance  offre  un  remède  à  vos  maux.  Courons, 
punissons  le  tyran  ! 

MACDLFF. 

Il  n'a  point  d'enfants  1 

Quelle  vérité  et  quelle  énergie  dans  la  description  des  malheurs  de 
l'Ecosse!  Ce  sourire  qui  n'est  plus  que  sur  la  bouche  des  enfants,  ces 
cris  qu'on  n'ose  pas  remarquer,  ces  trépas  si  fréquents  qu'on  ne  daigne 
plus  demander  pour  qui  sonne  la  cloche  funèbre,  ne  croit-on  pas  voir 
la  France  sous  Robespierre?  Xénophon  a  fait  à  peu  près  la  même  pein- 
ture d'Athènes  sous  le  règne  des  trente  tyrans  : 

«  Athènes,  dit-il,  n'étoit  qu'un  vaste  tombeau,  habité  par  la  terreur  et  le 
silence;  le  geste,  le  coup  d'oeil,  la  pensée  même,  devenoient  funestes  aux 
malheureux  citoyens.  On  éludioit  le  front  de  la  victime,  et  les  scélérats  y 
cherchoient  la  candeur  et  la  vertu ,  comme  un  juge  tâche  d'y  découvrir  le 
crime  caché  du  coupable  '.  » 

Le  dialogue  de  Rosse  et  de  M acduff  rappelle  celui  de  Flavian  et  de 
Curiace  dans  Corneille,  lorsque  Flavian  vient  annoncer  à  l'amant  de 
Camille  qu'il  a  été  choisi  pour  combattre  les  Horaces  : 

CURIACE. 

Albe  de  trois  guerriers  a-t-elle  fait  le  choix  ? 

FLAVIAN. 

Je  viens  pour  vous  l'apprendre. 

CURIACE. 

Eh  bien  !  qui  sont  les  trois? 

FLAVIAN. 

Vos  doux  frères  et  vous. 

CURIACE. 

Qui? 

FLAVIAN. 

Vous  et  vos  deux  frères. 

Les  interrogations  de  Macduff  et  de  Curiace  sont  des  beautés  du 
môme  ordre.  Mes  enfants  aussi?  —  Femmes,  enfants.  —  Et  ma  femme 
aussi?  —  Je  vous  l'ai  dit.  —  Eu  biejn  !  qui  sojnt  les  trois?  Vos  deux 

1.  Xenoi'u.,  Uist.  Grœc,  lib.  u. 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  391 

FRÈRES  ET  VOUS.  —  Qui?  —  Vous  ET  VOS  DEUX  FRÈRES.  Mais  le  iHOt  de  Sha- 
kespeare :  il  n'a  point  d'enfants!  reste  sans  parallèle. 

Le  même  homme  qui  a  tracé  ce  tableau  a  écrit  la  scène  charmante 
des  adieux  de  Roméo  et  de  Juliette.  Roméo,  condamné  à  l'exil,  est  sur- 
pris par  le  jour  naissant  chez  Juliette,  à  laquelle  il  est  marié  secrè- 
tement. 

Wilt  thou  be  gone?  It  is  not  yet  near  day  : 

It  was  the  nightingale,  and  not  the  lark 

That  pierced  the  fearful  hollow  of  thine  ear,  etc. 

JULIETTE. 

Veux-tu  déjà  partir?  Le  jour  ne  paroît  point  encore.  C'étoit  le  rossignol , 
et  non  l'alouette,  dont  la  voix  a  frappé  ton  oreille  alarmée:  il  chante 
toute  la  nuit  sur  cet  oranger  lointain.  Crois-moi,  mon  jeune  époux,  c'étoit  lo 
rossignol. 

ROM  no. 

C'étoit  l'alouette  qui  annonce  l'aurore,  ce  n'étoit  pas  le  rossignol.  Regarde, 
ô  mon  amour!  regarde  les  traits  de  lumière  qui  pénètrent  les  nuages  dans 
l'orient.  Les  flambeaux  de  la  nuit  s'éteignent,  et  le  jour  se  lève  sur  le 
sommet  vaporeux  des  montagnes.  Il  faut  ou  partir  et  vivre,  ou  rester  et 
mourir. 

JULIETTE. 

La  lumière  que  tu  vois  là-bas  n'est  pas  celle  du  jour.  C'est  quelque 
météore  qui  te  servira  de  flambeau  et  t'éclairera  sur  la  route  de  Mantoue. 
Reste  encore  :  il  n'est  pas  encore  nécessaire  que  tu  me  quittes. 

ROMÉO. 

Eh  bien!  que  je  sois  arrêté,  que  je  sois  conduit  à  la  mort,  si  tu  le  désires, 
je  suis  satisfait.  Je  dirai  :  «  Cette  blancheur  lointaine  n'est  pas  celle  du 
matin;  ce  n'est  que  le  pâle  reflet  de  la  lune;  ce  n'est  pas  l'alouette,  dont  les 
chants  retentissent  si  haut  au-dessus  de  nos  têtes,  dans  la  voûte  du  ciel.  » 
Ah  !  je  crains  moins  de  rester  que  de  partir.  Viens,  ô  mort!  viens,  je  te  reçois 
avec  joie!  J'obéis  à  Juliette...  Mais  que  regardes-tu,  ma  bien-aimée?  Par- 
lons, parlons  encore  ensemble,  il  n'est  pas  encore  jour  1 

JULIETTE. 

Il  est  jour!  il  est  jourl  Fuis,  pars,  éloigne-toi!  C'est  l'alouette  qui  chante; 
je  reconnois  sa  voix  aiguë.  Ah!  dérobe-toi  à  la  mort  :  la  lumière  croît  de 
plus  en  plus. 

Qu'il  est  touchant  ce  contraste  des  charmes  du  matin  et  des  derniers 
plaisirs  de  deux  jeunes  époux  avec  la  catastrophe  horrible  qui  va 
suivre!  C'est  encore  plus  naïf  que  les  Grecs  et  moins  pastoral  que 
VAminle  et  le  Pastor  fido.  Je  ne  connois  qu'une  scène  d'un  drame 


392  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

indien^  en  langue  sanskrit,  qui  ait  quelque  rapport  avec  les  adieux  de 
Roméo  et  Juliette  ;  encore  n'est-ce  que  par  la  fraîcheur  des  images,  et 
point  du  tout  par  l'intérêt  de  la  situation.  Sacontala,  prête  à  quitter  le 
séjour  paternel,  se  sent  arrêtée  par  son  voile. 

SACONTALA. 

Qui  saisit  ainsi  les  plis  de  mon  voile? 

UN    VIEILLARD. 

C'est  le  chevreau  que  tu  as  tant  de  fois  nourri  des  graines  de  synmaJca.  Il 
ne  veut  pas  quitter  les  pas  de  sa  bienfaitrice. 

SACONTALA. 

Pourquoi  pleures-tu,  tendre  chevreau  ?  Je  suis  forcée  d'abandonner  notre 
commune  demeure.  Lorsque  tu  perdis  ta  mère,  peu  de  temps  après  ta  nais- 
sance, je  te  pris  sous  ma  garde.  Retourne  à  ta  crèche,  pauvre  jeune  che- 
vreau ;  il  faut  à  présent  nous  séparer  I 

La  scène  des  adieux  de  Roméo  et  Juliette  n'est  point  indiquée  dans 
Bandello,  et  elle  appartient  tout  entière  à  Shakespeare.  Les  cinquante- 
deux  commentateurs  de  Shakespeare,  au  lieu  de  nous  apprendre  beau- 
coup de  choses  inutiles,  auroient  dû  s'attacher  à  découvrir  les  beautés 
qui  appartiennent  à  cet  homme  extraordinaire,  et  celles  qu'il  n'a  fait 
qu'emprunter.  Bandello  raconte  en  peu  de  mots  la  séparation  des  deux 
amants  : 

A  la  fine,  comînciando  Vaurora  a  voler  uscire ,  si  baciarono ,  estreUamente  s'ab- 
bracciarono  gli  amanti,  e,  pieni  di  lagrime  e  di  sospiri,  si  dissero  addio  '. 

«  Enfin,  l'aurore  commençant  à  paroître,  les  deux  amants  se  baisèrent, 
s'embrassèrent  étroitement,  et,  pleins  de  larmes  et  de  soupirs,  ils  se  dirent 
adieu.  » 

On  peut  remarquer  en  général  que  Shakespeare  fait  un  grand  usage 
des  contrastes.  11  aime  à  placer  la  gaieté  auprès  de  la  tristesse,  à  mêler 
les  divertissements  et  les  cris  de  joie  à  des  pompes  funèbres  et  à  des  cris 
de  douleur.  Que  des  musiciens  appelés  aux  noces  de  Juliette  arrivent 
précisément  pour  accompagner  son  cercueil  ;  qu'indifférents  au  deuil 
de  la  maison,  ils  se  livrent  à  d'indécentes  plaisanteries  et  s'entretien- 
nent des  choses  les  plus  étrangères  à  la  catastrophe;  qui  ne  reconnoît 
là  toute  la  vie?  qui  ne  sent  toute  l'amertume  de  ce  tableau?  qui  n'a 
pas  été  témoin  de  pareilles  scènes?  Ces  effets  ne  furent  point  inconnus 

1.  Novelle  del  Bandello.  Sec.  parte,  p.  52.  Luc,  édit.  in-4%  tôji. 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  303 

des  Grecs,  et  l'on  retrouve  dans  Euripide  plusieurs  traces  de  ces  naï- 
vetés que  Shakespeare  mêle  au  plus  haut  ton  tragique.  Phèdre  vient 
d'expirer;  le  chœur  ne  sait  s'il  doit  entrer  dans  l'appartement  de  la 
princesse  : 

PREMIER    DEMI-CHœUR. 

A'j^aî  t'  i'i7.GGy:i  s;  è-iTvacïTcôv  Ppcy^tiiv; 
SECOND    DEMI-CHOEUR. 

T(   ^'  tÙ  ■KÔ.iV.al  7T5C77c'Xcl  'llTl'.%>.  ; 

PREMIER    DEMI-CHOEUR. 

Compagnes,  que  ferons-nous?  Devons-nous  entrer  dans  le  palais  pour 
aider  à  dégager  la  reine  de  ses  liens  étroits? 

SECOND    DEMI-CHCEUR. 

Ce  soin  appartient  à  ses  esclaves.  Pourquoi  ne  sont-ils  pas  présents? 
Quand  on  se  mêle  de  beaucoup  d'affaires,  il  n'y  a  pas  de  sûreté  dans  la  vie'. 

Dans  Alceste,  La  Mort  et  Apollon  se  font  des  plaisanteries.  La  Mort  veut 
saisir  Alceste  tandis  qu'elle  est  jeune,  parce  qu'elle  ne  se  soucie  pas 
d'une  vieille  proie,  et,  comme  traduit  le  pèreBrumoy,  d'une  proie  ridée. 
Il  ne  faut  pas  rejeter  entièrement  ces  contrastes,  qui  touchent  de  près 
au  terrible,  mais  qu'une  seule  nuance  ou  trop  forte  ou  trop  foible  dans 
l'expression  rend  à  l'instant  ou  bas  ou  ridicules. 

Shakespeare,  comme  tous  les  poètes  tragiques,  a  trouvé  quelquefois 
le  véritable  comique,  tandis  que  les  poètes  comiques  n'ont  jamais  pu 
s'élever  à  la  bonne  tragédie  ;  ce  qui  prouve  qu'il  y  a  peut-être  quelque 
chose  de  plus  vaste  dans  le  génie  de  Melpomène  que  dans  celui  de 
Thalie.  Quiconque  peint  savamment  le  côté  douloureux  de  l'homme 
peut  aussi  représenter  le  côté  ridicule,  parce  que  celui  qui  saisit  le  plus 
peut  à  la  rigueur  saisir  le  moins.  Mais  l'esprit  qui  s'attache  particuliè- 
rement aux  détails  plaisants  laisse  échapper  les  rapports  sévères,  parce 
que  la  faculté  de  distinguer  les  objets  infiniment  petits  suppose  pres- 
que toujours  l'impossibilité  d'embrasser  les  objets  inûniment  grands  i 

i .  Brumoy  traduit  ainsi,  en  tronquant  un  couplet  et  paraphrasant  l'autre. 

UNE     7EUME     DU    CHŒUR. 

Qu'eu  pensez -VOUS,  mes  compagnes?  est-il  à  propos  que  nous  entrions? 

USE    ACTES     FEMME. 

0(1  sont  donc  ses  officiers?  C'est  à  eux  de  lui  prêter  du  secours.  On  est  souvent  dupe  de  son 
trop  d'emp'/essement  dans  les  afifuires  d'autiul. 


39/1  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

d'oii  il  faudroit  conclure  que  le  sérieux  est  le  véritable  génie  de 
l'homme.  Homo  matas  de  muliere,  brevi  vivens  tempore,  mullis  repletur 
miseriis.  Un  seul  poëte  comique  marche  l'égal  des  Sophocle  et  des  Cor- 
neille :  c'est  Molière.  Mais  il  est  remarquable  que  le  comique  du  Tar- 
tufe et  du  Misanthrope,  par  son  extrême  profondeur,  et,  si  j'osois  le  dire, 
par  sa  tristesse,  se  rapproche  beaucoup  de  la  gravité  tragique. 

Les  Anglois  ont  en  grande  estime  le  caractère  comique  de  Falstaff 
dans  les  Merry  Wives  of  Windsor.  En  effet,  ce  caractère  est  bien  des- 
siné, quoiqu'il  soit  souvent  d'un  comique  peu  naturel,  bas  et  outré.  Il 
y  a  deux  manières  de  faire  rire  des  défauts  des  hommes;  l'une  est  de 
présenter  d'abord  les  ridicules,  et  d'offrir  ensuite  les  qualités  :  c'est  la 
manière  de  l'Anglois,  c'est  le  comique  de  Sterne  et  de  Fielding,  qui 
finit  quelquefois  par  faire  verser  des  larmes  ;  l'autre  consiste  à  donner 
d'abord  quelques  louanges  et  à  ajouter  successivement  tant  de  ridi- 
cules, qu'on  oublie  les  meilleures  qualités,  et  qu'on  perd  enfin  toute 
estime  pour  les  plus  nobles  talents  et  les  plus  hautes  vertus  :  c'est  la 
manière  du  François,  c'est  le  comique  de  Voltaire,  c'est  le  nihUmirari 
qui  flétrit  tout  parmi  nous.  Mais  les  partisans  du  génie  tragique  et 
comique  du  poëte  anglois  me  semblent  beaucoup  se  tromper  lorsqu'ils 
vantent  le  naturel  de  son  style.  Shakespeare  est  naturel  dans  les  senti- 
ments et  dans  la  pensée,  jamais  dans  l'expression,  excepté  dans  les 
belles  scènes  oîi  son  génie  s'élève  à  sa  plus  grande  hauteur;  encore, 
dans  ces  scènes  mêmes,  son  langage  est-il  souvent  affecté.  Il  a  tous 
les  défauts  des  écrivains  italiens  de  son  siècle;  il  manque  éminem- 
ment de  simplicité.  Ses  descriptions  sont  enflées,  contournées  ;  on  y 
sent  souvent  l'homme  de  mauvaise  éducation,  qui,  ne  connoissant  ni 
les  genres,  ni  les  tons,  ni  les  sujets,  ni  la  valeur  exacte  des  mots,  va 
plaçant  au  hasard  des  expressions  poétiques  au  milieu  des  choses  les 
plus  triviales.  Comment,  par  exemple,  ne  pas  gémir  de  voir  une  nation 
éclairée,  et  qui  compte  parmi  ses  critiques  les  Pope  et  les  Addison,  de 
la  voir  s'extasier  sur  le  portrait  de  V  apothicaire  dans  Roméo  et  Juliette? 
C'est  le  burlesque  le  plus  hideux  et  le  plus  dégoûtant.  Il  est  vrai  qu'un 
éclair  y  brille  comme  dans  toutes  les  ombres  de  Shakespeare.  Roméo 
fait  une  réflexion  sur  ce  malheureux  qui  tient  si  fortement  à  la  vie, 
bien  qu'il  soit  accablé  de  toutes  les  misères.  C'est  le  sentiment 
qu'Homère  met  avec  tant  de  naïveté  dans  la  bouche  d'Achille  aux 
enfers  : 


a  J'iiimorois  mieux  ôtro  sur  la  terre  l'esclave  d'un  Liboureur  iiidiizont, 
ou  la  vie  seroil  peu  abondante,  que  de  régner  en  souverain  dans  l'empire 
des  mimes.  » 


MÉLANGES    LITTÉRAIRES.  395 

Il  reste  à  considérer  Shakespeare  sous  le  rapport  de  l'art  dramatique. 
Après  avoir  fait  la  part  de  l'éloge ,  on  me  permettra  de  faire  la  part 
de  la  critique. 

Tout  ce  qu'on  a  dit  à  la  louange  de  Shakespeare,  comme  auteur  dra- 
matique, se  trouve  dans  ce  passage  du  docteur  Johnson  : 

Shakespeare  has  no  heroes,  etc.  a  Shakespeare  n'a  point  de  héros.  Sa 
scène  est  seulement  occupée  par  des  hommes  qui  agissent  et  parlent 
comme  le  spectateur  eût  agi  et  parlé  lui-même  dans  la  même  occa- 
sion. Les  drames  de  Shakespeare  ne  sont  point  (dans  le  sens  d'une 
critique  rigoureuse)  des  comédies  ou  des  tragédies,  mais  des  compo- 
sitions particulières,  qui  peignent  l'état  réel  de  ce  monde  sublunaire. 
Elles  offrent  sous  des  formes  innombrables  le  bien  et  le  mal,  la  joie 
et  la  douleur,  combinés  dans  une  variété  sans  fin;  elles  représentent 
le  train  du  monde,  où  la  perte  de  l'un  est  le  gain  de  l'autre;  où  le 
voluptueux  s'abandonne  à  la  débauche,  au  moment  même  où  l'affligé 
ensevelit  son  ami;  où  la  méchanceté  de  celui-ci  est  quelquefois 
déjouée  par  la  légèreté  de  celui-là,  et  où  mille  biens  et  mille  maux 
arrivent  ou  sont  prévenus  sans  dessein.  » 

Voilà  le  grand  paradoxe  littéraire  des  partisans  de  Shakespeare. 
Tout  ce  raisonnement  tend  à  prouver  qu'il  n'y  a  point  de  règles  dra- 
matiques, ou  que  Vart  n'est  pas  un  art. 

Lorsque  Voltaire  s'est  reproché  d'avoir  ouvert  la  porte  à  la  médio- 
crité en  louant  trop  Shakespeare,  il  a  voulu  dire  sans  doute  qu'en  ban- 
nissant toute  règle,  et  retournant  à  la  pure  nature,  rien  n'étoit  plus 
aisé  que  d'égaler  les  chefs-d'œuvre  du  théâtre  anglois.  Si  pour  attein- 
dre à  la  hauteur  de  l'art  tragique  il  suffit  d'entasser  des  scènes  dispa- 
rates, sans  suite  et  sans  liaison,  de  mêler  le  bas  et  le  noble,  le  bur- 
lesque et  le  pathétique,  de  placer  le  porteur  d'eau  auprès  du  monarque, 
et  la  marchande  d'herbes  auprès  de  la  reine,  qui  ne  peut  raisonnable- 
ment se  flatter  d'être  le  rival  de  Sophocle  et  de  Racine?  Quiconque  se 
trouve  placé  dans  la  société  de  manière  à  voir  beaucoup  d'hommes 
et  beaucoup  de  choses,  s'il  veut  seulement  se  donner  la  peine  de 
retracer  tous  les  accidents  d'une  de  ses  journées,  ses  conversations 
avec  l'artisan  ou  le  ministre,  avec  le  soldat  ou  le  prince;  s'il  veut  rap- 
peler les  objets  qui  ont  passé  sous  ses  yeux,  le  bal  ou  le  convoi  funè- 
bre, le  festin  du  riche  et  la  misère  du  pauvre,  celui-là,  dis-jc,  aura 
fait  un  drame  à  la  manière  du  poëte  anglois.  Les  scènes  de  génie 
pourront  y  manquer;  mais  si  l'on  n'y  trouve  pas  Shakespeare  écrivain, 
on  y  trouvera  Shakespeare  dramatiste. 

11  faut  donc  se  persuader  d'abord  qu'écrire  est  un  art;  que  cet  art 
a  nécessairement  d?s  genres ,  et  que  chaque  genre  a  des  règles.  Et 


396  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

qu'on  ne  dise  pas  que  les  règles  et  les  genres  sont  arbitraires  :  ils  sont 
'nés  de  la  nature  même;  l'art  a  seulement  séparé  ce  que  la  nature 
•3  confondu;  il  a  choisi  les  plus  beaux  traits,  sans  s'écarter  de  la 
•essemblance  du  grand  modèle.  La  perfection  ne  détruit  point  la 
vérité  ;  et  l'on  peut  dire  que  Racine,  dans  toute  l'excellence  de  son 
art,  est  plus  naturel  que  Shakespeare,  comme  YApollon,  dans  toute 
sa  divinité,  a  plus  les  formes  humaines  qu'une  statue  grossière  de 
l'Egypte. 

Mais  si  Shakespeare  a,  dit-on,  péché  contre  toutes  les  règles,  mêlé 
tous  les  genres,  blessé  toutes  les  vraisemblances,  il  a  du  moins  mis 
plus  de  mouvement  sur  la  scène  et  porté  plus  loin  la  terreur  que  les 
tragiques  françois. 

Je  n'examinerai  point  jusqu'à  quel  degré  cette  assertion  est  véri- 
table; si  la  liberté  que  l'on  se  donne  de  tout  dire  et  de  tout  repré- 
senter ne  mène  pas  naturellement  à  ce  fracas  de  scène,  à  cette  multi- 
tude de  personnages  qui  en  imposent  ;  je  n'examinerai  pas  si  dans  les 
pièces  de  Shakespeare  tout  marche  rapidement  à  la  catastrophe;  si 
l'intrigue  se  noue  et  se  dénoue  avec  art  en  prolongeant  et  précipitant 
sans  cesse  l'intérêt  pour  le  spectateur  :  je  dirai  seulement  que  s'il  est 
vrai  que  nos  tragiques  manquent  de  mouvement  (ce  que  je  suis  fort 
loin  d'accorder),  il  est  bon  qu'ils  en  mettent  davantage  dans  leurs 
sujets.  Mais  cela  ne  prouve  pas  qu'on  doive  introduire  sur  notre 
théâtre  les  monstruosités  de  cet  homme  que  Voltaire  appeloit  un  sau- 
vage ivre.  Une  beauté  dans  Shakespeare  n'excuse  pas  ses  innombrables 
défauts  :  un  monument  gothique  peut  plaire  par  son  obscurité  et  par 
la  difformité  même  de  ses  proportions,  mais  personne  ne  songe  à  bâtir 
un  palais  sur  son  modèle. 

On  prétend  surtout  que  Shakespeare  est  un  grand  maître  dans  l'art 
de  faire  verser  des  larmes.  Je  ne  sais  s'il  est  vrai  que  le  premier  des 
arts  soit  celui  de  faire  pleurer ,  dans  le  sens  où  l'on  entend  ce  mot 
aujourd'hui.  Les  vraies  larmes  sont  celles  que  fait  couler  une  belle 
poésie;  il  faut  qu'il  s'y  mêle  autant  d'admiration  que  de  douleur.  Si 
Sophocle  me  présente  OEdipe  tout  sanglant,  mon  cœur  est  prêt  à  se 
briser;  mais  mon  oreille  est  frappée  d'une  douce  mélodie,  mes  yeux 
sont  enchantés  par  un  spectacle  souverainement  beau;  j'éprouve  à  la 
fois  du  plaisir  et  de  la  peine;  j'ai  devant  moi  une  affreuse  vérité,  et 
cependant  je  sens  que  ce  n'est  qu'une  ingénieuse  imitation  d'une 
action  qui  n'est  plus,  qui  peut-être  n'a  jamais  été  :  alors  mes  larmes 
coulent  avec  délices;  je  pleure,  mais  c'est  au  son  de  la  lyre  d'Orphée; 
je  pleure,  mais  c'est  aux  accents  des  Muses  ;  ces  filles  célestes  pleurent 
aussi,  mais  elles  ne  défigurent  point  leurs  traits  divins  par  des  grima- 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  397 

ces.  Les  anciens  donnoient  aux  Furies  même  un  beau  visage,  appa- 
remment parce  qu'il  y  a  une  beauté  morale  dans  les  remords. 

Et  puisque  nous  sommes  sur  ce  sujet  important,  on  me  permettra 
de  dire  un  mot  de  la  querelle  qui  divise  aujourd'hui  le  monde  litté- 
raire. Une  partie  de  nos  gens  de  lettres  n'admire  plus  que  les  ouvrages 
étrangers,  tandis  que  l'autre  lient  fortement  à  notre  ancienne  école. 
Selon  les  premiers,  les  écrivains  du  siècle  de  Louis  le  Grand  n'ont  eu 
ni  assez  de  mouvement  dans  le  style,  ni  surtout  assez  de  pensées; 
selon  les  seconds,  tout  ce  prétendu  mouvement,  tous  les  efforts  du 
jour  vers  les  pensées  nouvelles,  ne  sont  que  décadence  et  corruption  : 
ceux-là  rejettent  toutes  règles  ;  ceux-ci  les  rappellent  toutes. 

On  pourroit  dire  aux  premiers  qu'on  se  perd  sans  retour  aussitôt 
que  l'on  abandonne  les  grands  modèles ,  qui  peuvent  seuls  nous 
retenir  dans  les  bornes  délicates  du  goût;  qu'on  se  trompe  lorsqu'on 
prend  pour  de  véritables  mouvements  une  manière  qui  procède  sans 
fin  par  exclamations  et  par  interrogations.  Le  second  siècle  de  la  litté- 
rature latine  eut  les  mêmes  prétentions  que  notre  siècle.  Il  est  certain 
que  Tacite,  Sénèque  et  Lucain  ont  plus  d'agitation  dans  le  style  et 
plus  de  variété  dans  les  couleurs  que  Tite-Live,  Cicéron  et  Virgile.  Ils 
affectent  cette  concision  d'idées  et  ces  effets  brillants  d'expression  que 
nous  recherchons  à  présent;  ils  chargent  leurs  descriptions,  se  plaisent 
à  faire  des  tableaux,  à  prononcer  des  sentences  :  car  c'est  toujours 
dans  les  temps  de  corruption  qu'on  parle  le  plus  de  morale.  Cepen- 
dant les  siècles  sont  venus;  et,  sans  s'embarrasser  des  penseurs  de 
l'âge  de  Trajan,  ils  ont  donné  la  palme  à  l'âge  de  l'imagination  et  des 
arts,  à  l'âge  d'Auguste. 

Si  les  exemples  instruisoient,  je  pourrois  ajouter  qu'une  autre  cause 
de  la  chute  des  lettres  latines  fut  la  confusion  des  dialectes  dans  l'em- 
pire romain.  Lorsqu'on  vit  des  Gaulois  dans  le  sénat,  lorsque  Rome, 
devenue  la  capitale  du  monde,  entendit  ses  murs  retentir  de  tous  les 
jargons,  depuis  le  Goth  jusqu'au  Parthe,  on  put  juger  que  c'en  étoit 
fait  du  goût  d'Horace  et  de  la  langue  de  Cicéron.  La  ressemblance  est 
frappante  :  pour  peu  que  l'on  continue  en  France  à  étudier  les 
idiomes  étrangers  et  à  nous  inonder  de  traductions,  notre  langue 
perdra  bientôt  cette  fleur  native  et  ces  gallicismes  qui  faisoient  son 
génie  et  sa  grâce. 

Une  des  sources  de  l'erreur  où  sont  tombés  les  gens  de  lettres  qui 
cherchent  des  routes  inconnues  vient  de  l'incertitude  qu'ils  ont  cru 
remarquer  dans  les  principes  du  goût.  On  est  grand  homme  dans  un 
journal,  et  misérable  écrivain  dans  un  autre;  ici  un  génie  brillant,  là 
un  pur  déclamateur.  Les  nations  entières  varient  :  tous  les  étransers 


398  MÉLANGES   LITTERAIRES. 

refusent  du  génie  à  Racine  et  de  l'harmonie  à  nos  vers  ;  nous,  nous 
jugeons  des  auteurs  anglois  tout  différemment  que  les  Anglois  eux- 
mêmes  ;  on  seroit  étonné  de  savoir  quels  sont  les  grands  hommes  de 
France  en  Allemagne ,  et  quels  sont  les  auteurs  françois  qu'on 
méprise  dans  ce  pays. 

Mais  tout  cela  ne  sauroit  jeter  l'esprit  dans  l'incertitude  et  faire 
abandonner  les  principes,  sous  prétexte  qu'on  ne  sait  pas  ce  que  c'est 
que  le  goût.  Il  y  a  une  base  sûre  où  l'on  peut  se  reposer  :  c'est  la  lit- 
térature ancienne  :  elle  est  là  pour  modèle  invariable. 

C'est  donc  autour  de  ceux  qui  nous  rappellent  à  ces  grands  exemples 
qu'il  faut  nous  hâter  de  nous  rallier,  si  nous  voulons  échapper  à  la 
barbarie.  Quand  les  partisans  de  l'ancienne  école  iroient  un  peu  trop 
loin  dans  leur  haine  des  littératures  étrangères,  on  devroit  encore  leur 
en  savoir  gré  :  c'est  ainsi  que  Boileau  s'éleva  contre  le  Tasse,  par  la 
raison,  comme  il  le  dit  lui-même,  que  son  siècle  avoit  trop  de  pen- 
chant à  tomber  dans  les  défauts  de  cet  auteur. 

Cependant,  en  accordant  quelque  chose  à  un  adversaire,  ne  le  ramè- 
neroit-on  pas  plus  aisément  aux  bons  modèles?  Est-ce  qu'on  ne  pour- 
roit  pas  convenir  que  les  arts  d'imagination  ont  peut-être  un  peu  trop 
dominé  dans  le  siècle  de  Louis  XIY?  que  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui 
peindre  la  nature  étoit  alors  une  chose  presque  inconnue?  Pourquoi 
n'admcttroit-on  pas  que  le  style  du  jour  connoît  réellement  plus  de 
formes  ;  (jue  la  liberté  que  l'on  a  de  traiter  tous  les  sujets  a  mis  en 
circulation  un  plus  grand  nombre  de  vérités;  que  les  sciences  ont 
donné  plus  de  fermeté  aux  esprits  et  de  précision  aux  idées?  Je  sais 
qu'il  y  a  des  dangers  à  convenir  de  tout  cela,  et  que  si  l'on  cède  sur 
un  point,  on  ne  saura  bientôt  plus  où  s'arrêter;  mais  enfin  ne  seroit- 
il  pas  possible  qu'un  homme  marchant  avec  précaution  entre  les  deux 
lignes,  et  se  tenant  toutefois  beaucoup  plus  près  de  l'antique  que  du 
moderne,  parvînt  à  marier  les  deux  écoles  et  à  en  faire  sortir  le  génie 
d'un  nouveau  siècle?  Quoi  qu'il  en  soit,  tout  effort  pour  obtenir  cette 
grande  révolution  sera  inutile  si  nous  demeurons  irréligieux.  L'ima- 
gination et  le  sentiment  tiennent  essentiellement  à  la  religion  :  or, 
une  littérature  d'où  les  enchantements  et  la  tendresse  sont  bannis  ne 
peut  jamais  être  que  sèche,  froide  et  médiocre. 


BEATTIE. 


Juin  1801. 

Le  génie  écossois  a  soutenu  avec  honneur  dans  ce  dernier  siècle 
une  littérature  que  les  Pope,  les  Addison,  les  Steele,  les  Rowe,  avoient 
élevée  à  un  haut  degré  de  gloire.  L'Angleterre  ne  compte  point  d'histo- 
riens supérieurs  à  Hume  et  à  Roherston,  ni  de  poètes  plus  riches  et  plus 
aimables  que  Tomson  et  Beattie.  Celui-ci,  qui  n'est  jamais  descendu 
de  son  désert,  simple  ministre  et  professeur  de  philosophie  dans  une 
petite  ville  du  nord  de  l'Ecosse,  a  fait  entendre  des  chansons  d'un 
caractère  tout  nouveau,  et  touché  une  lyre  qui  rappelle  un  peu  la 
harpe  du  barde.  Son  principal,  et  pour  ainsi  dire  son  seul  ouvrage, 
est  un  petit  poëme  intitulé  Le  Minstrel,  ou  les  progrès  du  génie.  Beattie 
a  voulu  peindre  les  effets  de  la  muse  sur  un  jeune  berger  de  la  mon- 
tagne, et  retracer  des  inspirations  qu'il  avoit  sans  doute  éprouvées  lui- 
même.  L'idée  primitive  du  Minstrel  est  charmante,  et  la  plupart  des 
détails  en  sont  très-agréables.  Le  poëme  est  écrit  en  stances  rimées 
comme  les  vieilles  ballades  écossoisses,  ce  qui  ajoute  encore  à  sa 
singularité.  On  y  trouve  à  la  vérité,  comme  dans  tous  les  auteurs 
étrangers,  des  longueurs  et  des  traits  de  mauvais  goût.  Le  docteur 
Beattie  aime  à  s'étendre  sur  des  lieux  communs  de  morale  qu'il  n'a 
pas  toujours  l'art  de  rajeunir.  En  général,  les  hommes  d'une  imagina- 
tion brillante  et  tendre  ont  peu  de  profondeur  dans  la  pensée  ou  de 
force  dans  le  raisonnement.  11  faut  des  passions  brûlantes  ou  un  grand 
génie  pour  enfanter  de  grandes  idées.  II  y  a  un  certain  calme  du  cœur 
et  une  certaine  douceur  d'esprit  qui  semblent  exclure  le  sublime. 

Un  ouvrage  intitulé  le  Minstrel  n'est  pas  susceptible  d'analyse.  Pour 
le  faire  connoître,  il  faut  le  traduire.  Je  donnerai  donc  ici  le  premier 
chant  de  cette  aimable  production,  en  en  retranchant  toutefois  ce  que 
la  délicatessse  françoise  ne  pourroit  supporter.  Je  préfère  m'atiacher 
à  montrer  les  beautés  plutôt  qu'à  compter  curieusement  les  défauts 
d'un  livre.  J'aime  mieux  agrandir  l'homme  devant  l'homme  que  de  le 
rapetisser  à  ses  yeux.  D'ailleurs,  on  s'instruit  mieux  par  l'admiration 


/,00  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

que  par  le  de'goût  :  l'une  vous  révèle  la  présence  du  génie,  l'autre  se 
borne  à  vous  découvrir  des  taches  que  tous  les  regards  peuvent  aper- 
cevoir ;  c'est  dans  la  belle  ordonnance  des  cieux  que  l'on  sent  la  Divi- 
nité, et  non  pas  dans  quelques  irrégularités  de  la  nature. 


LE  MINSTREL, 


LES  PROGRÈS   DU   GENIE. 

Ah!  qui  peut  dire  combien  il  est  difBcile  de  gravir  le  sommet  oîi  brille  au 
loin  le  temple  de  la  Gloire?  qui  peut  dire  combien  de  génies  sublimes  ont 
senti  l'influence  d'un  astre  funeste?  Repoussés  par  les  outrages  de  l'orgueil  et 
par  les  dédains  de  l'envie,  arrêtés  par  l'insurmontable  barrière  de  l'indigence, 
ils  ont  langui  quelque  temps  dans  les  obscurs  sentiers  de  la  vie,  puis  ils  ont 
disparu  dans  la  tombe,  inconnus  et  sans  être  pleures. 

Et  cependant  les  langueurs  d'une  vie  sans  gloire  ne  sont  pas  également 
accablantes  pour  tous!  Celui  qui  ne  prêta  jamais  l'oreille  à  la  voix  de  la 
louange  ne  se  plaindra  point  du  silence  de  l'oubli.  Il  en  est  qui,  sourds  aux 
cris  de  l'ambition,  frémiroient  d'entendre  la  trompette  de  la  Renommée.  Heu- 
reux de  n'avoir  en  partage  que  la  santé,  l'aisance  et  la  paix,  ii  ne  portoit  pas 
plus  haut  ses  désirs,  celui  dont  la  simple  histoire  est  retracée  dans  des  vers 
sans  art. 

Si  je  voulois  invoquer  une  Muse  savante,  mes  doctes  accords  diroicnt  ici 
quelle  fut  la  destinée  du  barde,  dans  les  jours  du  vieux  temps;  je  le  pein- 
drois  portant  un  cœur  content  sous  de  simples  habits  :  on  verroit  ses  che- 
veux flottants  et  sa  barbe  blanchie;  sa  harpe  modeste,  seule  compagne  de  son 
chemin,  répondant  aux  soupirs  des  brises,  seroit  suspendue  à  ses  épaules 
voûtées;  le  vieillard,  en  marchant,  chaiiteroit  à  demi-voix  quelque  refrain 
joyeux. 

Mais  un  pauvre  minslrel  inspire  aujourd'hui  mes  vers.  Ne  vous  étonnez 
point,  mortels  superbes,  si  je  lui  consacre  mes  accents.  Les  Muses  méprisent 
le  sourire  insultant  de  la  fortune  et  ne  fléchissent  point  le  genou  devant 
l'idole  des  grandeurs 

Si  les  montagnes  du  Potose  brillent  de  l'éclat  du  diamant  et  de  l'or,  si  les 
montagnes  de  l'Ecosse  s'élèvent  froides  et  stériles,  dans  le  sein  des  premières 
germent  la  cupidité  et  la  corruption;  paisibles  sont  les  vallées  des  secondes 
et  purs  les  cieux  qui  les  éclairent. 

Dans  les  siècles  gothiques  (comme  les  vieilles  ballades  le  racontent)  vivoit 
autrefois  un  berger.  Ses  ancêtres  avoient  peut-être  habité  une  terre  aimée  des 
Muse,?,  les  grottes  de  la  Sicile  ou  les  vallées  de  l'Arcadie;  mais,  lui,  il  étoit 


MELANGES   LITTÉRAIRES.  ZiOl 

né  dans  les  contrées  du  Nord,  chez  une  nation  fameuse  par  ses  chansons  et 
par  la  beauté  de  ses  vierges;  nation  fière  quoique  modeste,  innocente  quoi- 
que libre,  patiente  dans  le  travail,  ferme  dans  les  périls,  inébranlable  dans 
sa  foi,  invincible  sous  les  armes. 

Ce  berger  paissoit  son  petit  troupeau  sur  les  montagnes  d'Ecosse;  jamais 
il  ne  mania  la  faux  ou  ne  guida  la  charrue.  Un  cœur  honnête  étoit  tout  son 
trésor.  11  buvoit  l'eau  du  rocher  ;  ses  brebis  fournissoient  le  lait  à  ses  repas 
et  lui  prétcient  leurs  molles  toi^on3  pour  le  défendre  des  injures  de  l'hiver; 
il  suivoit  leurs  pas  errants  partout  oîi  elles  vouloient  s'égarer. 

Du  travail  naît  la  santé  ;  de  la  santé  la  paix,  source  de  toute  joie.  Il  n'en- 
vioit  point  les  rois,  il  ne  pensoit  point  à  eux;  il  n'étoit  point  troublé  par  ces 
désirs  que  trompe  la  fortune,  qu'éteint  la  jouissance.  Un  père  vertueux,  une 
mère  pudique,  sulDsoient  au  besoin  de  son  cœur  :  il  n'airaoit  qu'eux,  et  il  les 
aimoit  depuis  son  enfance. 

11  étoit  toute  la  postérité  de  ce  couple  innocent.  Aucun  oracle  ne  l'avoit 
annoncé  au  monde,  aucun  prodige  n'éclata  sur  son  berceau.  Yous  devinez 
toutes  les  circonstances  de  la  naissance  d'Edwin  :  les  transports  du  père  et 
les  soins  maternels;  les  prières  offertes  par  la  matrone,  pour  le  bonheur, 
l'esprit  et  la  vertu  de  l'enfant,  et  tout  un  long  jour  d'été  passé  dans  le  repos 
et  la  joiel 

Edwin  n'étoit  pas  un  enfant  vulgaire.  Son  œil  sembloit  souvent  chargé 
d'une  grave  pensée;  il  dédaignoit  les  hochets  de  son  âge,  hors  un  petit  cha- 
lumeau grossièrement  façonné;  il  étoit  sensible,  quoique  sauvage,  et  gardoil 
le  silence  quand  il  étoit  content;  il  se  montroit  tour  à  tour  plfin  de  joie  on 
d3  tristesse,  sans  qu'on  en  devinât  la  cause.  Les  voisins  tressailloient  et  sou- 
piroient  à  sa  vue,  et  cependant  le  bénissoient.  Aux  uns  il  sembloit  d'un? 
intelligence  merveilleuse  ;  aux  autres  il  paroissoit  insensé. 

Mais  pourquoi  dirois-je  les  jeux  de  son  enfance?  Il  ne  se  mêloit  point  à  la 
foule  bruyante  de  ses  jeunes  compagnons;  il  aimoit  à  s'enfoncer  dans  la  forêt 
ou  à  s'égarer  sur  le  sommet  solitaire  de  la  montagne.  Souvent  les  déiours 
d'un  ruisseau  sauvage  conduisoient  ses  pas  à  des  bocages  ignorés.  Tantôt  il 
descend  au  fond  des  précipices,  du  sommet  desquels  se  penchent  de  vieux 
pins;  tantôt  il  gravit  des  cimes  escarpées,  où  le  torrent  brille  de  rocher  en 
rocher;  où  les  eaux,  les  forêts,  les  vents  forment  un  concert  immense  que 
l'écho  grossit  et  porte  jusqu'aux  cieux. 

Quand  l'aube  commence  à  blanchir  les  airs,  Edwin,  assis  au  sommet  de  la 
colline,  contemple  au  loin  les  nuages  de  pourpre,  l'océan  d'azur,  les  mon- 
tagnes grisâtres,  le  lac  qui  brille  foiblemenl  parmi  les  bruyères  vaporeuses 
et  la  longue  vallée  étendue  vers  l'occident  où  le  jour  lutte  encore  avec  les 
ombres. 

Quelquefois,  pendant  les  brouillards  de  l'automne,  vous  le  verriez  escalader 
le  sommet  des  monts.  0  plaisir  effrayant!  deboul  sur  la  pointe  d'un  roc, 
comme  un  matelot  sauvé  du  naufrage  sur  une  côte  déserte,  il  aime  à  voir  les 
vapeurs  se  rouler  en  vagues  énormes,  s'allonger  sur  les  horizons;  là  se  creuser 
en  golfe,  ici  s'arrondir  autour  des  montagnes.  Du  fond  du  gouffre,  au-dessous 
VI.  20 


;,02  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

de  lui,  la  voix  de  la  bergère  et  le  bêlement  des  troupeaux  remontent  jusqu'à 
son  oreille  à  travers  la  brume  épaissie. 

Cet  étrange  enfant  aimoit  d'un  amour  égal  les  scènes  agréables  et  les 
scènes  terribles.  Il  trouvoit  autant  de  délices  ynsles  ombres  et  les  tempêtes 
que  dans  le  rayon  du  midi,  lorsqu'il  brille  sur  l'Océan  calmé.  Ce  penchant  à 
la  tristesse  l'intéressoit  aux  malheurs  des  hommes.  Si  quelquefois  un  soupir 
s'échappoit  de  son  cœur,  si  une  larme  de  pitié  couloit  le  long  de  ses  joues, 
il  ne  cherchoit  point  à  retenir  un  soupir  tendre,  une  larme  si  douce. 

«  Bois  sauvages,  qu'est  devenue  votre  verdure?  (C'est  ainsi  que  la  Muse 
interprète  ses  jeunes  pensées.  )  Vallons,  oîi  sont  allés  vos  fleurs  et  vos  par- 
fums, naguère  si  délicieux  aux  heures  brûlantes  du  jour?  Pourquoi  les 
oiseaux  qui  apportoicnt  l'harmonie  à  vos  bocages  ont-ils  abandonné  leurs 
demeures?  Le  vent  siffle  tristement  dans  les  herbes  jaunies,  et  chasse  devant 
lui  les  feuilles  séchces 

«  Tout  passe  ainsi  sur  la  terre  I  Ainsi  fleurit  et  se  fane  l'homme  majestueux. 

Portés  sur  l'aile  rapide  et  silencieuse  du  temps,  la  vieillesse  et  l'hiver  ont 
bientôt  flétri  les  fleurs  de  nos  jeunes  années. 

«  Eh  bien ,  déplorez  vos  destinées,  vous  dont  les  grossières  espérances  ram- 
pent dans  cet  obscur  séjour  1  Mais  l'âme  sublime  qui  porte  ses  regards  au 
delà  du  tombeau  sourit  aux  misères  humaines  et  s'étonne  de  vos  larmes.  Le 
printemps  ne  viendra-t-il  plus  ranimer  ces  scènes  décolorées!  le  soleil  a-t-il 
trouvé  une  couche  éternelle  dans  la  vague  de  l'occident!  Non;  bientôt  l'oriont 
s'enflammera  de  nouveaux  feux;  bientôt  le  printemps  rendra  la  verdure  et 
l'harmonie  aux  bocages. 

«  Et  je  resterois  abandonné  dans  la  poussière,  quand  une  Providence  bien- 
faisante fera  revivre  les  fleurs!  Quoi!  la  voix  de  la  nature,  à  l'homme  seul 
injuste,  le  condamneroit  à  périr,  lorsqu'elle  lui  commande  d'espérer!  Loin 
de  moi  ces  pensées!  Il  viendra,  l'immortel  printemps  des  cieux!  la  mâle 
beauté  de  l'homme  fleurira  de  nouveau.  » 

C'étoit  de  son  père  religieux  qu'Edwin  avoit  appris  ces  vérités  sublimes... 
Mais  voilà  le  romanesque  enfant  qui  sort  de  l'asile  où  il  s'étoit  mis  à  couvert 
des  tièdes  ondées  du  midi.  Elle  est  passée,  la  pluie  de  l'orage;  maintenant 
l'air  est  frais  et  parfumé.  Dans  l'orient  obscur,  déployant  un  arc  immense, 
l'iris  brille  au  soleil  couchant.  Jeune  insensé,  qui  crois  pouvoir  saisir  le  glo- 
rieux météore!  combien  vaine  est  la  course  que  ton  ardeur  a  commencée! 
La  brillante  apparition  s'éloigne  à  mesure  que  tu  la  poursuis.  Ah!  puisses-tu 
savoir  qu'il  en  est  ainsi  dans  la  jeunes?p,  lorsque  nous  poursuivons  les  chi- 
mères de  la  vie!  Que  cet  emblème  duie  espérance  trompée  serve  un  jour  à 
modérer  les  passions  et  à  le  consoler  quand  tes  vœux  seront  déçus.  Mais 
pourquoi  une  triste  prévoyance  alarmeroit-elle  ton  cœur?  Périsse  celte  vaine 
sagesse  qui  étouffe  les  jeunes  désirs!  Poursuis,  aimable  enfant,  poursuis  ton 
radieux  fantôme;  livre-toi  aux  illusions  et  à  l'espérance;  trop  tôt,  hélas!  l'es- 
pérance et  les  illusions  s'évanouiront  elles-mêmes. 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  Zj03 

Quand  la  cloche  du  soir,  balancée  dans  les  airs,  cbargeoit  de  ses  gémis- 
sements la  brise  solitaire,  le  jeune  Edwin,  marchant  avec  lenteur,  et  prêtant 
une  oreille  attentive,  se  plongeoit  dans  le  fond  des  vallées;  tout  autour  de 
lui  il  croyoit  voir  errer  des  convois  funèbres,  de  pâles  ombres,  des  fantômes 
traînant  des  chaînes  ou  de  longs  voiles  :  mais  bientôt  ces  bruits  de  la  mort 
se  perdoient  dans  le  cri  lugubre  du  hibou,  ou  dans  les  murmures  du  vent 
des  nuits,  qui  ébranloit  par  intervalles  les  vieux  dômes  d'une  église. 

Si  la  lune  rougeàtie  se  penchoit  à  son  couchant  sur  la  mer  mélancolique 
et  sombre ,  Edwin  alloit  chercher  les  bords  de  ces  sources  inconnues  où 
s'assembloient  sur  des  bruyères  les  magiciennes  des  temps  passés.  Là  sou- 
vent le  sommeil  venoit  le  surprendre,  et  lui  apportoit  ses  visions.  D"abord 
une  brise  sauvage  commençoit  à  siffler  à  son  oreille,  puis  des  lampes  allu- 
mées tout  à  coup  par  une  flamme  magique  illuminoient  la  voûte  de  la  nuit. 

Soudain,  dans  son  rôve,  s'élève  devant  lui  un  château  dont  le  portique  est 
chargé  de  blasons.  La  trompette  sonne,  le  pont-levis  s'abaisse;  bientôt  sortent 
du  manoir  gothique  des  guerriers  aux  casques  verts ,  tenant  à  la  main  des 
boucliers  d'or  et  des  lances  de  diamant.  Leur  regard  est  affable ,  leur 
démarche  hardie;  au  milieu  d'eux,  de  vénérables  troubadours,  vêtus  de 
longues  robes,  animent  d'un  souffle  harmonieux  le  chalumeau  guerrier. 

Au  bruit  des  chansons  et  des  timbales,  une  troupe  de  belles  dames 
s'avancent  du  fond  d'un  bocage  de  myrtes.  Les  guerriers  déposent  la  lance 
et  le  bouclier,  et  les  danses  commencent  au  son  d'une  musique  vive  et 
joyeuse.  On  se  mêle,  on  se  quitte  ;  on  fuit,  on  revient  ;  on  confond  les  détours 
du  dédale  mobile;  les  forêts  resplendissent  au  loin  de  l'éclat  des  flambeaux, 
de  l'or  et  des  pierreries. 

Le  songe  a  fui...  Edwin,  réveillé  avec  l'aurore,  ouvre  ses  yeux  enchantés 
sur  les  scènes  du  matin;  chaque  zéphyr  lui  apporte  mille  sons  délicieux;  on 
entend  le  bêlement  du  troupeau,  le  tintement  de  la  cloche  de  la  brebis,  le 
bourdonnement  de  l'abeille  ;  la  cornemuse  fait  retentir  les  rochers  et  se  mêle 
au  bruit  sourd  de  l'Océan  lointain  qui  bat  ses  rivages 

Le  chien  delà  cabane  aboie  en  voyant  passer  le  pèlerin  matinal;  la  laitière, 
couronnée  de  son  vase,  chante  en  descendant  la  colline  ;  le  laboureur  traverse 
les  guérets  en  sifflant;  le  lourd  chariot  crie  en  gravissant  le  sentier  de  la 
montagne;  le  lièvre,  étonné,  sort  des  épis  vacillants;  la  perdrix  s'élève  sur 
son  aile  bruyante;  le  ramier  gémit  dans  son  arbre  solitaire,  et  l'alouette 
gazouille  au  haut  des  airs. 

0  naturel  que  tes  beautés  sont  ravissantes!  tu  donnes  à  tes  amants  des 
plaisirs  toujours  nouveaux.  Que  n'ai-je  la  voix  et  l'ardeur  du  séraphin  pour 
chanter  la  gloire  avec  un  amour  religieux! 

Salut,  savants  maîtres  de  la  lyre!  poètes,  enfants  de  la  nature,  amis  de. 
l'homme  et  de  la  vérité!  Salut,  vous  dont  les  vers,  pleins  d'une  douceur 
sublime,  charmèrent  n\on  enfance  et  instruisirent  ma  jeunesse! 

Hélas!  caché  dans  des  retraites   ignorées,  le  pauvre  Edwin  n'a  jamais 


ZiOZ»  MÉLANGES  LITTERAIRES. 

connu  votre  art.  Quand  les  pluies  de  l'hiver  et  les  neiges  entassées  ont  fermé 
la  porte  de  la  cabane ,  seulement  alors  il  entend  quelques  troubadours 
voyageurs  chanter  les  faits  de  la  chevalerie...  ou  redire  cette  ballade  tou- 
chante des  deux  enfants  abandonnés  dans  le^  bois.  En  versnnt  des  pleurs  sur 
l'attendrissante  histoire,  Edwin  admire  les  prodiges  de  la  Muse. 

Quand  la  tempête  a  cessé  de  rugir,  il  parcourt  l'uniforme  désert  des  neiges; 
il  contemple  les  nuages  qui  se  balancent  comme  de  gros  vaisseaux  sur  les 
vagues  de  l'Océan,  et  cinglent  vers  l'horizon  bleuâtre.  Parmi  ces  décorations 
changeantes  et  toujours  nouvelles,  Edwin  découvre  des  fleuves,  des  gouffres, 
des  géants,  des  rochers  entassés  sur  des  rochers,  et  des  tours  penchées  sur 
des  tours.  Alors  descendant  au  rivage,  l'enthousiaste  solitaire  marche  le  long 
des  grèves,  en  écoutant  avec  un  plaisir  mêlé  de  terreur  le  mugissement  des 
vagues  roulantes.  C'est  encore  ainsi  que  pendant  l'été,  lorsque  les  nuages  de 
l'orage  allongent  leur  colonne  ténébreuse  sur  le  sommet  des  collines,  Edwin 
se  hâte  de  quitter  la  demeure  de  l'homme  ;  c'est  encore  ainsi  qu'il  s'enfonce 
dans  la  noire  solitude,  pour  jouir  des  premiers  feux  de  l'éclair  et  des  pre- 
miers bruits  du  tonnerre,  sous  la  voûte  retentissante  des  cicux. 

Quand  la  jeunesse  du  village  danse  au  son  du  chalumeau,  Edwin,  assis  à 
l'écart,  se  plaît  à  rêver  au  bruit  de  la  musique.  Oh!  comme  alors  tous  les 
jeux  bruyants  semblent  vains  et  tumultueux  à  son  âmel  Céleste  mélancolie , 
que  sont  près  de  toi  les  profanes  plaisirs  du  vulgaire  1 

Est-il  un  cœur  que  la  musique  ne  peut  toucher?  Ah!  que  ce  cœur  doit 
être  insensible  et  farouche!  Est-il  un  cœur  qui  ne  sentit  jamais  ces  transports 
mystérieux,  enfants  de  la  solitude  et  de  la  rêverie?  Qu'il  ne  s'adresse  point 
aux  Muses;  les  Muses  repoussent  ses  vœux...  Tel  ne  fut  point  Edwin.  Le 
chant  fut  son  premier  amour,  souvent  la  harpe  de  la  montagne  soupira  sous 
sa  main  aventureuse,  et  la  flûte  plaintive  gémit  suspendue  à  son  soufile.  Sa 
Muse,  encore  enfant,  ignoroit  l'art  du  poëte,  fruit  du  travail  et  du  temps. 
Edwin  atteignit  pourtant  cette  perfection  si  rare,  ainsi  que  mes  vers  le  diront 
queJque  jour. 


On  voit  par  ce  dernier  vers  que  Beattie  se  proposoit  de  continuer 
son  poëme.  En  effet,  on  trouve  un  second  chant,  écrit  quelque  temps 
après;  mais  il  est  bien  inférieur  au  premier.  Edwin,  en  errant  dans  le 
désert,  entend  un  jour  une  voix  grave  qui  s'élève  du  fond  d'une  vallée: 
c'est  celle  d'un  vieux  solitaire,  qui,  après  avoir  connu  les  illusions  du 
monde,  s'est  enseveli  dans  cette  retraite,  pour  y  recueillir  son  âme  et 
chanter  les  merveilles  du  Créateur.  Cet  ermite  instruit  le  jeune 
minslrel  et  lui  révèle  le  secret  de  son  propre  génie.  On  voit  combien 
cette  idée  étoit  heureuse ,  mais  l'exécution  n'a  pas  répondu  au  pre- 
mier dessein  de  l'auteur  :  le  solitaire  parle  trop  longtemps,  et  dit  des 
choses  trop  communes  sur  les  grandeurs  et  les  misères  de  la  vie.  Tou- 
tefois on  trouve  encore  dans  ce  second  chant  quelques  passages  qui 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  ^05 

rappellent  le  charme  et  le  talent  du  premier.  Les  dernières  strophes 
en  sont  consacrées  au  souvenir  d'un  ami  que  le  poëte  venoit  de  perdre. 
Il  paroît  que  Beattie  étoit  destiné  à  verser  souvent  des  pleurs.  La  mort 
de  son  fils  unique  l'a  profondément  affecté,  et  l'a  enlevé  totalement 
aux  Muses.  Il  vit  sur  les  rochers  de  Morven  :  mais  ces  rochers  n'inspi- 
rent plus  ses  chants  :  comme  Ossian  qui  a  perdu  son  Oscar,  il  a  sus- 
pendu sa  harpe  aux  branches  d'un  chêne.  On  dit  que  son  fils  annon- 
çoit  un  grand  talent  pour  la  poésie;  peut-être  étoit-il  ce  jeune  minstrel 
qu'un  père  sensible  avoit  peint ,  et  dont  il  ne  voit  plus  les  pas  sur  le 
sommet  de  la  montagne'. 

i.  Le  poëte  Beattie  n'a  pas  survécu  longtemps  à  la  perte  de  son  fils.  Il  traîna  quel- 
que temps  sa  douleur  dans  les  montagnes  d'Ecosse,  et  mourut  le  18  août  1803,  à  l'âge 
de  soixante-huit  ans.  Beattie  a  publié,  en  outre  de  son  poëme  du  Minstrel,  d'autres 
poésies  très-remarquables  par  le  sentiment  mélancolique  dont  elles  sont  empreintes. 

(Note  de  l'Éditeur.) 


ALEXANDRE    MACKENZIE. 


Juillet  1801. 

Il  faut  peut-être  chercher  dans  l'inconstance  et  les  dégoûts  du  cœur 
humain  le  motif  de  l'intérêt  général  qu'inspire  la  lecture  des  Voyages. 
Fatigués  de  la  société  où  nous  vivons  et  des  chagrins  qui  nous  envi- 
ronnent, nous  aimons  à  nous  égarer  en  pensée  dans  des  pays  lointains 
et  chez  des  peuples  inconnus.  Si  les  hommes  que  l'on  nous  peint  sont 
plus  heureux  que  nous,  leur  bonheur  nous  délasse  ;  s'ils  sont  plus 
infortunés,  leurs  maux  nous  consolent. 

Mais  l'intérêt  attaché  au  récit  des  voyages  diminue  chaque  jour,  à 
mesure  que  le  nombre  des  voyageurs  augmente  ;  l'esprit  philosophique 
a  fait  cesser  les  merveilles  du  désert  : 

Les  bois  désenchantés  ont  perdu  leurs  miracles  *. 

Quand  les  premiers  François  qui  descendirent  sur  les  rivages  du 
Canada  parlent  de  lacs  semblables  à  des  mers,  de  cataractes  qui  tom- 
bent du  ciel ,  de  forêts  dont  on  ne  peut  sonder  la  profondeur,  l'esprit 
est  bien  plus  fortement  ému  que  lorsqu'un  marchand  anglois,  ou  un 
savant  moderne,  vous  apprend  qu'il  a  pénétré  jusqu'à  l'océan  Paci- 
fique, et  que  la  chute  du  Niagara  n'a  que  cent  quarante-quatre  pieds 
de  hauteur. 

Ce  que  nous  gagnons  en  connoissances,  nous  le  perdons  en  senti- 
ment. Les  vérités  géométriques  ont  tué  certaines  vérités  de  l'imagina- 
tion, bien  plus  importantes  à  la  morale  qu'on  ne  pense.  Quels  éloient 
les  premiers  voyageurs  dans  la  belle  antiquité?  G'étoient  les  législa- 
teurs, les  poètes  et  les  héros;  c'étoient  Jacob,  Lycurgue,  Pythagorc, 
Homère,  Hercule,  Alexandre*  dies  peregrinationis- 1  Alors  tout  éioit 
prodige,  sans  cesser  d'être  réalité ,  et  les  espérances  de  ces  grandes 
âmes  aimoient  à  dire  :  «  Là-bas  la  terre  inconnue!  la  terre  immense  !  » 
Terra  ignota!  terra  immensa!  Nous  avons  naturellement  la  haine  des 

1.  ToNTANES.  2.  Genèse. 


MELANGES   LITTERAIRES.  /i07 

bornes;  je  dirois  presque  que  le  globe  est  trop  petit  pour  l'homme, 
depuis  qu'il  en  a  fait  le  tour.  Si  la  nuit  est  plus  favorable  que  le  jour  à 
l'inspiration  et  aux  vastes  pensées,  c'est  qu'en  cachant  toutes  les 
limites,  elle  prend  l'air  de  l'immensité. 

Les  voyageurs  françois  et  les  voyageurs  anglois  semblent,  comme 
les  guerriers  de  ces  deux  nations,  s'être  partagé  l'empire  de  la  ten-e 
et  de  l'onde.  Les  derniers  n'ont  rien  à  opposer  aux  Tavernier,  aux 
Chardin,  aux  Parennin,  aux  Charlevoix;  ils  n'ont  point  de  monument 
tel  que  les  Lettres  édifiantes;  mais  les  premiers,  à  leur  tour,  n'ont  point 
d'Anson ,  de  Byron ,  de  Cook,  de  Vancouver.  Les  voyageurs  françois 
ont  plus  fait  pour  la  connoissance  des  mœurs  et  des  coutumes  des 
peuples  :  vdov  Ipo),  mores  cognovit;  les  voyageurs  anglois  ont  été  plus 
utiles  aux  progrès  de  la  géographie  universelle  :  èv  tvo'vtu  nâôcv,  in  mari 
passus  est\  Ils  partagent  avec  les  Espagnols  et  les  Portugais  la  gloire 
d'avoir  ajouté  de  nouvelles  mers  et  de  nouveaux  continents  au  globe 
et  d'avoir  fixé  les  limites  de  la  terre. 

Les  prodiges  de  la  navigation  sont  peut-être  ce  qui  donne  une  plus 
haute  idée  du  génie  de  l'homme.  On  frissonne  et  on  admire  lorsqu'on 
voit  Colomb  s'enfonçant  dans  les  solitudes  d'un  océan  inconnu,  Vasco 
de  Gama  doublant  le  cap  des  Tempêtes,  Magellan  sortant  d'une  vaste 
mer  pour  entrer  dans  une  mer  plus  vaste  encore,  Cook  volant  d'un 
pôle  à  l'autre,  et,  resserré  de  toutes  parts  par  les  rivages  du  globe,  ne 
trouvant  plus  de  mers  pour  ses  vaisseaux  ! 

Quel  beau  spectacle  n'offre  point  cet  illustre  navigateur,  cherchant 
de  nouvelles  terres,  non  pour  en  opprimer  les  habitants,  mais  pour 
les  secourir  et  les  éclairer,  portant  à  de  pauvres  sauvages  les  nécessités 
de  la  vie,  jurant  concorde  et  amitié,  sur  leurs  rives  charmantes,  à  ces 
simples  enfants  de  la  nature,  semant  parmi  les  glaces  australes  les 
fruits  d'un  plus  doux  climat,  en  imitant  ainsi  la  Providence,  qui  pré- 
voit les  naufrages  et  les  besoins  des  hommes  ! 

La  mort  n'ayant  pas  permis  au  capitaine  Cook  d'achever  ses  impor- 
tantes découvertes,  le  capitaine  Vancouver  fut  chargé,  par  le  gouver- 
nement anglois,  de  visiter  toute  la  côte  américaine,  depuis  la  Califor- 
nie jusqu'à  la  rivière  de  Cook,  et  de  lever  les  doutes  qui  pouvoient 
rester  encore  sur  un  passage  au  nord-ouest  du  Nouveau-Monde.  Tandis 
que  cet  habile  marin  remplissoit  sa  mission  avec  autant  d'intelligence 
que  de  courage,  un  autre  voyageur  anglois,  parti  du  haut  Canada, 
s'avançoit  à  travers  les  déserts  et  les  forêts  jusqu'à  la  mer  boréale  et 
l'océan  Pacifique. 

i.  Odyss, 


m  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

M.  Mackenzie,  dont  je  vais  faire  connoître  les  travaux ,  ne  prétend 
ni  à  la  gloire  du  savant  ni  à  celle  de  l'écrivain.  Simple  trafiquant  de 
pelleteries  parmi  les  Indiens,  il  ne  donne  modestement  son  voyage 
que  pour  le  journal  de  sa  route. 

Le  15,  le  vent  soufjloit  de  l'ouest  :  nous  fîmes  quatre  milles  au  sud, 
deux  milles  au  sud-ouest,  etc.  Le  fleuve  étoit  rapide  :  nous  eûmes  un 
portage,  nous  vîmes  des  huttes  abandonnées  :  le  pays  ètoit  fertile  ou 
aride;  nous  traversâmes  des  plaines  ou  des  montagnes;  il  tomba  de  la 
neige;  mes  gens  étoient  fatigués;  ils  voulurent  me  quitter;  je  fis  une 
observation  astronomique,  etc.,  etc. 

Tel  est  à  peu  près  le  style  de  M.  Mackenzie.  Quelquefois  cependant 
il  interrompt  son  journal  pour  décrire  une  scène  de  la  nature  ou  les 
mœurs  des  sauvages  ;  mais  il  n'a  pas  toujours  l'art  de  faire  valoir  ces 
petites  circonstances  si  intéressantes  dans  les  récits  de  nos  mission- 
naires. On  connaît  à  peine  les  compagnons  de  ses  fatigues  ;  point  de 
transports  en  découvrant  la  mer,  but  si  désiré  de  l'entreprise;  point 
de  scènes  attendrissantes  lors  du  retour.  En  un  mot,  le  lecteur  n'est 
point  embarqué  dans  le  canot  d'écorce  avec  un  voyageur,  et  ne  partage 
point  avec  lui  ses  craintes,  ses  espérances  et  ses  périls. 

Un  plus  grand  défaut  encore  se  fait  sentir  dans  l'ouvrage  :  il  est 
malheureux  qu'un  simple  journal  de  voyage  manque  de  méthode  et  de 
clarté.  M.  Mackenzie  expose  confusément  son  sujet.  Il  n'apprend  point 
au  lecteur  quel  est  ce  fort  Chipiouyan  d'où  il  part  ;  où  en  étoient  les 
découvertes  lorsqu'il  a  commencé  les  siennes  ;  si  l'endroit  où  il  s'ar- 
rête à  l'entrée  de  la  mer  Glaciale  étoit  une  baie  ou  simplement  une 
expansion  du  fleuve,  comme  on  est  tenté  de  le  soupçonner;  comment 
le  voyageur  est  certain  que  cette  grande  rivière  de  l'ouest,  qu'il 
appelle  Tacoutché  -  Tessé ,  est  la  rivière  de  Colombia,  puisqu'il  ne  l'a 
pas  descendue  jusqu'à  son  embouchure  ;  comment  il  se  fait  que  la 
partie  du  cours  de  ce  fleuve  qu'il  n'a  pas  visitée  soit  cependant  mar- 
quée sur  sa  carte,  etc.,  etc. 

Malgré  ces  nombreux  défauts,  le  mérite  du  journal  de  M.  Mackenzie 
est  fort  grand  ;  mais  il  a  besoin  de  commentaires ,  soit  pour  donner 
une  idée  des  déserts  que  le  voyageur  traverse  et  colorer  un  peu  la 
maigreur  et  la  sécheresse  de  son  récit ,  soit  pour  éclaircir  quelques 
points  de  géographie.  Je  vais  essayer  de  remplir  cette  tâche  auprès  du 
lecteur. 

L'f.spagne,  l'Angleterre  et  la  France  doivent  leurs  possessions  amé- 
ricaines à  trois  Italiens,  Colomb,  Cabot  et  Verazani.  Le  génie  de  l'Italie, 
enseveli  sous  des  ruines,  comme  les  géants  sous  les  monts  qu'ils 
avoient  entassés,  semble  se  réveiller  quelquefois  pour  étonner  le 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  ^09 

monde.  Ce  fut  vers  l'an  1523  que  François  I"  donna  ordre  à  Jean 
Verazani  d'aller  découvrir  de  nouvelles  terres.  Ce  navigateur  reconnut 
plus  de  six  cents  lieues  de  cotes  le  long  de  l'Amérique  septentrionale  ; 
Tiais  il  ne  fonda  point  de  colonie. 

Jacques  Cartier,  son  successeur,  visita  tout  le  pays  appelé  Kannata 
par  les  sauvages,  c'est-à-dire  amas  de  cabanes*.  Il  remonta  le  grand 
fleuve  qui  reçut  de  lui  le  nom  de  Saint-Laurent,  et  s'avança  jusqu'à 
l'île  de  Montréal,  qu'on  nommoit  alors  Hochèlaga. 

M.  de  Roberval  obtint,  en  15/iO,  la  vice-royauté  du  Canada.  Il  y 
transporta  plusieurs  familles  avec  son  frère,  que  François  I®""  avoit 
surnommé  le  gendarme  d'Annibal ,  à  cause  de  sa  bravoure  ;  mais 
ayant  fait  naufrage  en  15/jO,  «  avec  eux  tombèrent,  dit  Charlevoix, 
toutes  les  espérances  qu'on  avoit  conçues  de  faire  un  établissement  en 
Amérique,  personne  n'osant  se  flatter  d'être  plus  habile  ou  plus  heu- 
reux que  ces  deux  braves  hommes,  » 

Les  troubles  qui  peu  de  temps  après  éclatèrent  en  France,  et  qui 
durèrent  cinquante  années,  empêchèrent  le  gouvernement  de  porter 
ses  regards  au  dehors.  Le  génie  d'Henri  IV  ayant  étouffé  les  discordes 
civiles,  on  reprit  avec  ardeur  le  projet  d'un  établissement  au  Canada. 
Le  marquis  de  La  Roche  s'embarqua  en  1598,  pour  tenter  de  nouveau 
la  fortune;  mais  son  expédition  eut  une  fin  désastreuse.  M.  Chauvin 
succéda  à  ses  projets  et  à  ses  malheurs;  enfin,  le  commandeur  de 
Chatte,  s'étant  chargé,  vers  l'an  1603,  de  la  même  entreprise,  en 
donna  la  direction  à  Samuel  de  Champelain,  dont  le  nom  rappelle  le 
fondateur  de  Québec  et  le  père  des  colonies  françoises  dans  l'Amérique 
septentrionale. 

Depuis  ce  moment  les  jésuites  furent  chargés  du  soin  de  continuer 
les  découvertes  dans  l'intérieur  des  forêts  canadiennes.  Alors  com- 
mencèrent ces  fameuses  missions  qui  étendirent  l'empire  françois  des 
bords  de  l'Atlantique  et  des  glaces  de  la  baie  d'Hudson  aux  rivages  du 
golfe  Mexicain.  Le  père  Biart  et  le  père  Enemond- Masse  parcoururent 
toute  l'Acadie;  le  père  Joseph  s'avança  jusqu'au  lac  >Jipissing,  dans  le  / 
nord  du  Canada;  les  pères  de  Brébeuf  et  Daniel  visitèrent  les  magni-' 
fiques  déserts  des  Hurons,  entre  le  lac  de  ce  nom,  le  lac  Michighan  et 
le  lac  Érié;  le  père  de  Lamberville  fit  connoître  le  lac  Ontario  et  les 
cinq  cantons  iroquois.  Attirés  par  l'espoir  du  martyre  et  par  le  récit 
des  souffrances  qu'enduroient  leurs  compagnons .,  d'autres  ouvriers 
évangéliques  arrivèrent  de  toutes  parts  et  se  répandirent  dans  toutes 

1.  Les  Espagnols  avoient  certainement  découvert  le  Canada  avant  Jacques  Cartier 
et  Verazani,  et  quelques  auteurs  prétendent  que  le  mot  Ca-\.u)a  vient  des  deux  mots 
espagnols  Aca,  Nada. 


ZilO  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

les  solitudes.  «  On  les  envoyoit,  dit  l'iiistorien  de  la  Nouvelle-France, 
et  ils  alloient  avec  joie...  ;  ils  accomplissoient  la  promesse  du  Sauveur 
du  monde,  de  faire  annoncer  son  Évangile  par  toute  la  terre.  » 

La  découverte  de  VOhio  et  du  Meschucehè  à  l'occident,  du  lac  Supé- 
rieur et  du  lac  des  Bois  au  nord-ouest,  du  fleuve  Bourbon  et  de  la  côte 
intérieure  de  la  baie  de  James  au  nord,  fut  le  résultat  de  ces  courses 
apostoliques.  Les  missionnaires  eurent  même  connoissance  de  ces 
montagnes  Rocheuses*,  que  M.  Mackenzie  a  franchies  pour  se  rendre 
à  l'océan  Pacifique,  et  du  grand  fleuve  qui  devoit  couler  à  l'ouest; 
c'est  le  fleuve  Colombia.  Il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  les  anciennes 
cartes  des  jésuites  pour  se  convaincre  que  je  n'avance  ici  que  la 
vérité. 

Toutes  les  grandes  découvertes  étoient  donc  faites  ou  indiquées 
dans  l'intérieur  de  l'Amérique  septentrionale  lorsque  les  Anglois  sont 
devenus  les  maîtres  du  Canada.  En  imposant  de  nouveaux  noms  aux 
lacs,  aux  montagnes,  aux  fleuves  et  aux  rivières,  ou  en  corrompant  les 
anciens  noms  françois,  ils  n'ont  fait  que  jeter  du  désordre  dans  la  géo- 
graphie. Il  n'est  pas  même  bien  prouvé  que  les  latitudes  et  les  longi- 
tudes qu'ils  ont  données  à  certains  lieux  soient  plus  exactes  que  les 
latitudes  et  les  longitudes  fixées  par  nos  savants  missionnaires  2.  Pour 
se  faire  ime  idée  nette  du  point  de  départ  et  des  voyages  de  M.  Mac- 
kenzie, voici  donc  peut-être  ce  qu'il  est  essentiel  d'observer. 

Les  missionnaires  françois  et  les  coureurs  canadiens  avoient  poussé 
les  découvertes  jusqu'au  lac  Ouinipic  ou  Ouinipigon^,  à  l'ouest,  et  jus- 
qu'au lac  des  Assiniboïls  ou  Crislinaux,  au  nord.  Le  premier  semble 
être  le  lac  de  l'Esclave  de  M.  Mackenzie. 

La  société  anglo-canadienne ,  qui  fait  le  commerce  des  pelleteries , 
a  établi  une  factorerie  au  Chipiouyan\  sur  un  lac  appelé  le  lac  des 
Montagnes,  et  qui  communique  au  lac  de  l'Esclave  par  une  rivière. 

Du  lac  de  l'Esclave  sort  un  fleuve  qui  coule  au  nord,  et  que  M.  Mac- 
kenzie a  nommé  de  son  nom.  Le  fleuve  Mackenzie  se  jette  dans  la  mer 
du  pôle  par  les  69°  14'  de  latitude  septentrionale  et  les  135°  de  lon- 


1.  Ils  les  appellent  les  montagnes  des  Pierres  brillantes. 

2.  M.  Arrowsmith  est  à  présent  le  géographe  le  plus  célèbre  en  AngloteiTe  :  si  l'on 
prend  sa  grande  carte  des  États-Unis,  et  qu'on  la  compare  aux  dernières  cartes 
d'imley,  on  y  trouvera  une  prodigieuse  difl"érence,  surtout  dans  la  partie  qui  s'étend 
entre  les  lacs  du  Canada  et  l'Ohio  ;  les  cartes  des  missionnaires,  au  contraire,  se  rap- 
prochent beaucoup  des  cartes  d'Imlcy. 

3.  Les  cartes  françoiscs  le  placent  au  50°  degré  de  latitude  nord,  et  les  cartes 
angloises  au  53". 

4.  50«  iO'  latitude  nord,  et  lUo  31)' longitude  ouest,  mér.  de  Grccuwich. 


MELANGES    LITTERAIRES.  ^11 

gitude  ouest,  méridien  de  Greenwich.  La  découverte  de  ce  fleuve  et  sa 
navigation  jusqu'à  l'océan  boréal  sont  l'objet  du  premier  voyage  de 
^L  Mackenzie.  Parti  du  fort  Chipiouyan  le  3  de  juin  1789,  il  est  de  retout 
à  ce  fort  le  12  de  septembre  de  la  môme  année. 

Le  10  d'octobre  1792,  il  part  une  seconde  fois  du  fort  Chipiouyan 
pour  faire  un  nouveau  voyage.  Dirigeant  sa  course  à  l'ouest ,  il  tra- 
verse le  lac  des  Montagnes  et  remonte  une  rivière  appelée  Oungîgah, 
ou  la  rivière  de  la  Paix.  Cette  rivière  prend  sa  source  dans  les  mon- 
tagnes Rocheuses.  Un  grand  fleuve,  descendant  du  revers  de  ces  mon- 
tagnes, coule  à  l'ouest,  et  va  se  perdre  dans  l'océan  Pacifique.  Ce  fleuve 
s'appelle  Tacoutché-Tessè,  ou  la  rivière  de  Colombia. 

La  connoissance  du  passage  de  la  rivière  de  la  Paix  dans  celle  de 
Colombia,  la  facilité  de  la  navigation  de  cette  dernière,  du  moins  jus- 
qu'à l'endroit  oij  M.  Mackenzie  abandonna  son  canot  pour  se  rendre 
par  terre  à  l'océan  Pacifique  :  telles  sont  les  découvertes  qui  résultent 
de  la  seconde  expédition  du  voyageur.  Après  une  absence  de  onze 
mois,  il  revint  au  lieu  de  son  départ. 

Il  faut  observer  que  la  rivière  de  la  Paix,  sortant  des  montagnes 
Rocheuses  pour  se  jeter  dans  un  bras  du  lac  des  Montagnes,  que  le 
lac  des  Montagnes  communiquant  au  lac  de  l'Esclave  par  une  rivière 
qui  porte  ce  dernier  nom,  que  le  lac  de  l'Esclave,  à  son  tour,  versant 
ses  eaux  dans  l'océan  boréal  par  le  fleuve  Mackenzie,  il  en  résulte  que 
la  rivière  de  la  Paix,  la  rivière  de  l'Esclave  et  le  fleuve  Mackenzie,  ne 
sont  réellement  qu'un  seul  fleuve  qui  sort  des  montagnes  Rocheuses 
à  l'ouest,  et  se  précipite  au  nord  dans  la  mer  du  pôle.  Partons  mainte- 
nant avec  le  voyageur,  et  descendons  avec  lui  le  fleuve  Mackenzie 
jusqu'à  cette  mer  hyperborée. 

«  Le  mercredi  3  juin  1789,  à  neuf  heures  du  matin,  je  partis  du  fort  Chi- 
piouyan, situé  sur  la  côte  méridionale  du  lac  des  Montagnes.  J'étois  embarqué 
dans  un  canot  d'écorce  de  bouleau,  et  j'avois  pour  conducteurs  un  Alle- 
mand et  quatre  Canadiens,  dont  deux  étoient  accompagnés  de  leurs  femmes. 

«  Un  Indien,  qui  portoit  le  titre  de  chef  anglois,  me  suivoit  dans  un  petit 
canot,  avec  ses  deux  femmes;  et  deux  autres  jeunes  Indiens,  ses  compa- 
gnons, étoient  dans  un  autre  petit  canot.  Les  sauvages  s'étoient  engagés  à 
me  servir  d'interprètes  et  de  chasseurs.  Le  premier  avoit  autrefois  accom- 
pagné le  chef  qui  conduisit  M.  Hearne  à  la  rivière  des  Mines  de  cuivre.  » 

M.  Mackenzie  traverse  le  lac  des  Montagnes,  entre  dans  la  rivière 
de  l'Esclave,  qui  le  conduit  au  lac  du  même  nom,  côtoie  le  rivage 
septentrional  de  ce  lac,  et  découvre  enfin  le  fleuve  Mackenzie. 

«  Le  cours  du  fleuve  prend  une  direction  à  l'ouest,  et  dans  un  espace  do 


hi2  MÉLANGES   LITTERAIRES. 

vingt- quatre  milles  son  lit  se  rétrécit  graduellement,  et  finit  par  n'avoir 
qu'un  demi-mille  de  large. 

«  Depuis  le  lac  jusque  là,  les  terres  du  côté  du  nord  sont  basses  et  cou- 
vertes d'arbres;  le  côté  du  sud  est  plus  élevé,  mais  il  y  a  aussi  beaucoup  de 
bois...  Nous  y  vîmes  beaucoup  d'arbres  renversés  et  noircis  par  le  feu,  au 
milieu  desquels  s'élevoient  de  jeunes  peupliers  qui  avoient  poussé  depuis 
l'incendie.  Une  chose  très-digne  de  remarque,  c'est  que  lorsque  le  feu  dévore 
une  forêt  de  sapins  et  de  bouleaux,  il  y  croît  des  peupliers,  quoique  aupa- 
ravant il  n'y  eût  dans  le  même  endroit  aucun  arbre  de  cette  espèce.  » 

Les  naturalistes  pourront  contester  l'exactitude  de  cette  observation 
à  M.  Mackenzie,  car  en  Europe  tout  ce  qui  dérange  nos  systèmes  est 
traité  d'ignorance  ou  de  rêve  de  l'imagination  ;  mais  ce  que  les  savants 
ne  peuvent  nier,  et  ce  que  tout  l'art  ne  sauroit  peindre,  c'est  la  beauté 
du  cours  des  eaux  dans  les  solitudes  du  Nouveau  Monde.  Qu'on  se 
représente  un  fleuve  immense,  coulant  au  travers  des  plus  épaisses 
forêts;  qu'on  se  figure  lous  les  accidents  des  arbres  qui  accompagnent 
ces  rives  :  des  chênes-saules,  tombés  de  vieillesse ,  baignent  dans  les 
flots  leur  tête  chenue;  des  planes  d'occident  se  mirent  dans  l'onde 
avec  les  écureuils  noirs  et  les  hermines  blanches  qui  grimpent  sur 
leurs  troncs  ou  se  jouent  dans  leurs  lianes  ;  des  sycomores  du  Canada 
se  réunissent  en  groupe;  des  peupliers  de  la  Virginie  croissent  soli- 
taires ou  s'allongent  en  mobile  avenue.  Tantôt  une  rivière,  accourant 
du  fond  du  désert,  vient  former  avec  le  fleuve,  au  carrefour  d'une 
pompeuse  futaie,  un  confluent  magnifique;  tantôt  une  cataracte 
bruyante  tapisse  le  flanc  des  monts  de  ses  voiles  d'azur.  Les  rivages 
fuient,  serpentent,  s'élargissent,  se  resserrent  ;  ici  ce  sont  des  rochers 
qui  surplombent,  là  de  jeunes  ombrages  dont  la  cime  est  nivelée, 
comme  la  plaine  qui  les  nourrit.  De  toutes  parts  régnent  des  mur- 
mures indéfinissables  :  il  y  a  des  grenouilles  qui  mugissent  comme 
des  taureaux  ' ,  il  y  en  a  d'autres  qui  vivent  dans  le  tronc  des  vieux 
saules^,  et  dont  le  cri  répété  ressemble  tour  à  tour  au  tintement  de 
la  sonnette  d'une  brebis  et  à  l'aboiement  d'un  chien';  le  voyageur, 
agréablement  trompé  dans  ces  lieux  sauvages,  croit  approcher  de  la 
chaumière  d'un  laboureur  et  entendre  les  murmures  et  la  marche  d'un 
troupeau.  Enfin,  de  vastes  harmonies,  élevées  tout  à  coup  par  les  vents, 
remplissent  la  profondeur  des  bois,  comme  le  choeur  universel  des 
hamadryades;  mais  bientôt  ces  concerts  s'affoiblissent,  et  meurent 

1.  Bull-Frog.  2.  Trce-Frog. 

3.  «  Elles  font  leurs  petits  dans  les  souches  d'arbres  à  moitié  pourris...  ;  elles  ne 
coassent  pas  comme  celles  d'Europe,  mais  pendant  la  nuit  elles  aboient  comme  des 
chiens.  »  (Le  père  du  ÏEnrnE,  IJist.  nat.  des  Antilles,  i.  III.) 


MELANGES   LITTÉRAIRES.  ^13 

graduellement  dans  la  cime  de  tous  les  cèdres  et  de  tous  les  roseaux; 
de  sorte  que  vous  ne  sauriez  dire  le  moment  même  oij  les  bruits  se 
perdent  dans  le  silence,  s'ils  durent  encore  ou  s'ils  ne  sont  plus  que 
dans  votre  imagination. 

M.  Mackenzie,  continuant  à  descendre  le  fleuve,  rencontre  bientôt 
des  sauvages  de  la  tribu  des  Indiens-Esclaves.  Ceux-ci  lui  apprennent 
qu'il  trouvera  plus  bas,  sur  le  cours  des  eaux,  d'autres  Indiens  appelés 
Indiens-Lièvres,  et  enfin  plus  bas  encore,  en  approchant  de  la  mer,  la 
nation  des  Esquimaux. 

«  Pendant  le  peu  de  temps  que  nous  restâmes  avec  cette  petite  peuplade, 
les  naturels  cherchèrent  à  nous  amuser  en  dansant  au  son  de  leur  voix...  Ils 
sautoient  et  prenoieut  diverses  postures...  Les  femmes  laissoient  pendre 
leurs  bras,  comme  si  elles  n'avoient  pas  eu  la  force  de  les  remuer.  » 

Les  chants  et  les  danses  des  sauvages  ont  toujours  quelque  chose 
de  mélancolique  ou  de  voluptueux. 

«  Les  uns  jouent  de  la  flûte,  dit  le  père  du  Tertre,  les  autres  chan- 
tent et  forment  une  espèce  de  musique  qui  a  bien  de  la  douceur  à  leur 
goût.  »  Selon  Lucrèce,  on  cherchoit  à  rendre  avec  la  voix  le  gazouille- 
ment des  oiseaux,  longtemps  avant  que  de  doux  vers,  accompagnés  de 
la  lyre,  charmassent  l'oreille  des  hommes. 

Atque  avium  liquidas  voces  imitarier  ore 
Ante  fuit  multo  quam  Isevia  carmina  cantu 
Concelebrare  homines  possent  auresque  juvare. 

Quelquefois  vous  voyez  une  pauvre  Indienne,  dont  le  corps  est  tout 
courbé  par  l'excès  du  travail  et  de  la  fatigue,  et  un  chasseur  qui  ne 
-respire  que  la  gaieté.  S'ils  viennent  à  danser  ensemble,  vous  êtes 
frappé  d'un  contraste  étonnant  :  la  première  se  redresse  et  se  balance 
avec  une  mollesse  inattendue;  le  second  fait  entendre  les  sons  les  plus 
tristes.  La  jeune  femme  semble  vouloir  imiter  les  ondulations  gra- 
cieuses des  bouleaux  de  son  désert,  et  le  jeune  homme  les  murmures 
plaintifs  qui  s'échappent  de  leurs  cimes. 

Lorsque  les  danses  sont  exécutées  au  bord  d'un  fleuve,  dans  la  pro- 
fondeur des  bois,  que  des  échos  inconnus  répètent  pour  la  première 
fois  les  soupirs  d'une  voix  humaine,  que  l'ours  des  déserts  regarde  du 
haut  de  son  rocher  ces  jeux  de  l'homme  sauvage,  on  ne  peut  s'empê- 
cher de  trouver  quelque  chose  de  grand  dans  la  rudesse  même  du 
tableau,  de  s'attendrir  sur  la  destinée  de  cet  enfant  de  la  nature,  qui 
naît  inconnu  du  monde,  danse  un  moment  dans  des  vallées  où  il  ne 


klk  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

repassera  jamais,  et  bientôt  cache  sa  tombe  sous  la  mousse  de  ces 
déserts,  qui  n'a  pas  même  gardé  l'empreinte  de  ses  pas  :  Fuissem  quasi 
non  essem  '  ! 

En  passant  sous  des  montagnes  stériles,  le  voyageur  aborde  au 
rivage,  et  gravit  des  roches  escarpées  avec  un  de  ses  chasseurs  indiens. 

«  Mais,  dit-il,  nous  n'étions  pas  à  moitié  chemin  du  sommet,  que  nous 
fûmes  assaillis  par  une  si  grande  quantité  de  maringouins,  que  nous  ne 
pûmes  pas  aller  plus  loin.  Je  remarquai  que  la  chaîne  deis  monts  se  terminoit 
en  cet  endroit.  » 

Quatre  chaînes  de  montagnes  forment  les  quatre  grandes  divisions 
de  l'Amérique  septentrionale. 

La  première ,  partant  du  Mexique,  et  n'étant  que  le  prolongement 
de  la  chaîne  des  Andes,  qui  traverse  l'isthme  de  Panama,  s'étend  du 
midi  au  nord,  le  long  de  la  grande  mer  du  Sud,  en  s'abaissant  toujours 
jusqu'à  la  rivière  de  Gook.  M.  Mackenzie  l'a  franchie ,  sous  le  nom  de 
montagnes  Rocheuses,  entre  la  source  de  la  rivière  de  la  Paix  et  de  la 
rivière  Colombia,  en  se  rendant  à  l'océan  Pacifique. 

La  seconde  chaîne  commence  aux  Apalaches,  sur  le  bord  oriental 
du  Meschacebé,  se  prolonge,  au  nord-est,  sous  les  divers  noms  dUAlle- 
ghamjs,  de  montagnes  Bleues,  de  montagnes  des  Lauriers,  derrière  les 
Florides,  la  Virginie,  la  Nouvelle-Angleterre,  et  va,  par  l'intérieur  de 
l'Acadie,  aboutir  au  golfe  Saint-Laurent.  Elle  divise  les  eaux  qui  tom- 
bent dans  l'Atlantique  de  celles  qui  grossissent  le  Meschacebé ,  l'Ohio 
et  les  lacs  du  Canada  inférieur. 

Il  est  à  croire  que  cette  chaîne  bordoit  autrefois  l'Atlantique  et  lui 
servoit  de  barrière ,  comme  la  première  chaîne  borde  encore  l'océan 
Indien.  Vraisemblablement  l'ancien  continent  de  l'Amérique  ne  cpm- 
mençoit  que  derrière  ces  montagnes.  Du  moins  les  trois  différents 
niveaux  de  terrains,  marqués  si  régulièrement  depuis  les  plaines  de 
la  Pensylvanie  jusqu'aux  savanes  des  Florides,  semblent  indiquer  que 
ce  sol  fut  à  différentes  époques  couvert  et  puis  abandonné  par  les 
eaux. 

Vis-à-vis  le  rivage  du  golfe  Saint-Laurent  (oi!i,  comme  je  l'ai  dit,  cette 
seconde  chaîne  vient  se  terminer)  s'élève  sur  la  côte  du  Labrador  une 
troisième  chaîne,  presque  aussi  longue  que  les  deux  premières.  Elle 
court  d'abord  au  sud-ouest  jusqu'à  l'Outaouas,  en  formant  la  double 
source  des  fleuves  qui  se  précipitent  dans  la  baie  d'IIudson  et  de  ceux 
qui  portent  le  tribut  de  leurs  ondes  au  golfe  Saint-Laurent.  De  là,  tour- 

1.  Job. 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  Z»15 

nant  au  nord-ouest  et  longeant  la  côte  septentrionale  du  lac  Supé- 
rieur, elle  arrive  au  lac  Sainte-Anne,  où  elle  forme  une  fourche  sud- 
ouest  et  nord-ouest. 

Son  bras  méridional  passe  au  sud  du  grand  lac  Ouinipic,  entre  les 
marais  qui  fournissent  la  rivière  d'Albanie  à  la  baie  de  James  et  les 
fontaines  d'où  sort  le  Meschacebé  pour  se  rendre  au  golfe  Mexicain. 

Son  bras  septentrional  rasant  le  lac  du  Cygne,  la  factorerie  d'Onas- 
burgk,  et  traversant  la  rivière  de  Severn ,  atteint  le  fleuve  du  port 
Nelson,  en  passant  au  nord  du  lac  Ouinipic,  et  vient  se  nouer  enfin  à 
la  quatrième  chaîne  des  montagnes. 

Celle-ci,  moins  étendue  que  toutes  les  autres,  prend  naissance  vers 
les  bords  de  la  rivière  Susfçatchiouayne,  se  déploie  au  nord-est,  entre 
la  rivière  de  l'Élan  et  la  rivière  Churchill,  s'allonge  au  nord  jusque 
vers  le  57^  degré  de  latitude,  se  partage  en  deux  branches,  dont  l'une, 
continuant  à  remonter  au  septentrion,  atteint  les  côtes  de  la  mer  Gla- 
ciale, tandis  que  l'autre,  courant  à  l'ouest,  rencontre  le  fleuve  Mac- 
kenzie.  Les  neiges  éternelles  dont  ces  montagnes  sont  couronnées 
nourrissent  d'un  côté  les  rivières  qui  descendent  dans  le  nord  de  la 
baie  d'Hudson,  et  de  l'autre  celles  qui  s'engloutissent  dans  l'océan 
boréal. 

Ce  fut  une  des  cimes  de  cette  dernière  chaîne  que  M.  Mackcnzie 
voulut  gravir  avec  son  chasseur.  Ceux  qui  n'ont  vu  que  les  Alpes  et  les 
Pyrénées  ne  peuvent  se  former  une  idée  de  l'aspect  de  ces  solitudes 
hyperboréennes,  de  ces  régions  désolées,  où  l'on  voit,  comme  après  le 
déluge,  «  de  rares  animaux  errer  sur  des  montagnes  inconnues,  » 

Rara  per  ignotos  errant  animalia  montes. 

Des  nuages,  ou  plutôt  des  brouillards  humides,  fument  sans  cesse 
autour  des  sommets  de  ces  monts  déserts.  Quelques  rochers ,  battus 
par  des  pluies  éternelles,  percent  de  leurs  flancs  noircis  ces  vapeurs 
blanchâtres,  et  ressemblent  par  leurs  formes  et  leur  immobilité  à  des 
fantômes  qui  se  regardent  dans  un  affreux  silence. 

Entre  les  gorges  de  ces  montagnes,  on  aperçoit  de  profondes  vallées 
de  granit,  revêtues  de  mousse,  où  coule  quelque  torrent.  Des  pins 
rachitiques,  de  l'espèce  appelée  spruce  par  les  Anglois,  et  de  petits 
étangs  d'eau  saumâtre,  loin  de  varier  la  monotonie  du  tableau,  en 
augmentent  l'uniformité  et  la  tristesse.  Ces  lieux  ne  retentissent  que 
du  cri  extraordinaire  de  l'oiseau  des  terres  boréales.  De  beaux  cygnes 
qui  nagent  sur  ces  eaux  sauvages,  des  bouquets  de  framboisiers  qui 
croissent  à  l'abri  d'un  roc,  sont  là  comme  pour  consoler  le  voyageur 


Zil6  MÉLANGES   LITTERAIRES. 

et  l'empêcher  d'oublier  cette  Providence  qui  sait  répandre  des  grâces 
et  des  parfums  jusque  sur  ces  affreuses  contrées. 

Mais  la  scène  ne  se  montre  dans  toute  son  horreur  qu'au  bord  même 
de  l'Océan.  D'un  côté  s'étendent  de  vastes  champs  de  glaces  contre 
lesquels  se  brise  une  mer  décolorée  où  jamais  n'apparut  une  voile; 
de  l'autre  s'élève  une  terre  bordée  de  mornes  stériles.  Le  long  des 
grèves  on  ne  voit  qu'une  triste  succession  de  baies  dévastées  et  de 
promontoires  orageux.  Le  soir  le  voyageur  se  réfugie  dans  quelque 
trou  de  rocher,  dont  il  chasse  l'aigle  marin,  qui  s'envole  avec  de 
grands  cris.  Toute  la  nuit  il  écoute  avec  effroi  le  bruit  des  vents  que 
répètent  les  échos  de  sa  caverne,  et  le  gémissement  des  glaces  qui  se 
fendent  sur  la  rive. 

M.  Mackenzie  arriva  au  bord  de  l'océan  boréal  le  12  juillet  1789, 
ou  plutôt  dans  une  baie  glacée,  où  il  aperçut  des  baleines  et  où  le 
flux  et  le  reflux  se  faisoient  sentir.  Il  débarqua  sur  une  île,  dont  il 
détermina  la  latitude  au  69°  Ih'  nord;  ce  fut  le  terme  de  son  premier 
voyage.  Les  glaces,  le  manque  de  vivres  et  le  découragement  de  ses 
gens  ne  lui  permirent  pas  de  descendre  jusqu'à  la  mer,  dont  il  étoit 
sans  doute  peu  éloigné.  Depuis  longtemps  le  soleil  ne  se  couchoit  plus 
pour  le  voyageur,  et  il  voyoit  cet  astre  pâle  et  élargi  tourner  triste- 
ment autour  d'un  ciel  glacé. 

Misérable  they 
Who,  hère  entangled  in  the  gath'ring  ice, 
Take  thuir  last  look  of  the  descending  sun  ! 
While,  full  of  death,  and  fierce  with  tenfold  frost, 
The  long,  long  night,  incumbent  o'er  their  head. 
Faits  horrible  '. 

«  Malheureux  celui  qui,  embarrassé  dans  les  glaces  croissantes,  suit 
de  ses  derniers  regards  le  soleil  qui  s'enfonce  sous  l'horizon ,  tandis 
que,  pleine  de  frimas  et  pleine  de  mort,  la  longue,  longue  nuit,  qui 
pendoit  sur  sa  tête,  descend  horrible!  » 

En  quittant  la  baie  pour  remonter  le  fleuve  et  retourner  au  fort 
Chipiouyan,  M.  Mackensie  dépasse  quatre  établissements  indiens,  qui 
sernbloient  avoir  été  récemment  habités. 

«  Nous  abordâmes,  dit  le  voyageur,  une  petite  île  ronde,  très-rapprochce 
de  la  rive  orientale,  et  qui  sans  doute  avoit  quelque  chose  de  sacré  pour  les 
Indiens,  puL-^que  l'endroit  le  plus  élevé  contenoit  un  grand  nombre  de  tom- 
beaux. Nous  y  vîmes  un  petit  canot,  des  gamelles,  des  bar;uets  et  d'autres 

1.  TiiOMS.,  Wititer. 


MÉLANGES    LITTÉRAIRES.  hil 

ustensiles  qui  avoient  ap[)artenu  à  ceux  qui  ne  pouvoient  plus  s'en  servir; 
car  dans  ces  contrées  ce  sont  les  oirrandes  accoutumées  que  reçoivent  les 
morts.  » 


M.  Mackenzie  parle  souvent  de  la  religion  de  ces  peuples  et'  de  leur 
vénération  pour  les  tombeaux.  Donc  un  malheureux  sauvage  bénit 
Dieu  sur  les  glaces  du  pôle,  et  tire  de  sa  propre  misère  des  espérances 
d'une  autre  vie,  tandis  que  l'homme  civilisé  renie  son  âme  et  son 
Créateur  sous  un  ciel  clément  et  au  milieu  de  tous  les  dons  de  la 
Providence. 

Ainsi  nous  avons  vu  les  habitants  de  ces  contrées  dansera  la  source 
du  fleuve  dont  le  voyageur  nous  a  tracé  le  cours,  et  nous  trouvons 
maintenant  leurs  tombeaux  près  de  la  mer,  à  l'embouchure  de  ce 
même  fleuve,  emblème  frappant  du  cours  de  nos  années,  depuis  ces 
fontaines  de  joie  où  se  plonge  notre  enfance  jusqu'à  cet  océan  de 
l'éternité  qui  nous  engloutit.  Ces  cimetières  indiens,  répandus  dans 
les  forêts  américaines,  sont  des  espèces  de  clairières  ou  de  petits  enclos 
dépouillés  de  leurs  bois.  Le  sol  en  est  tout  hérissé  de  monticules  de 
forme  conique,  et  des  carcasses  de  buflles  et  d'orignaux,  ensevelies 
sous  l'herbe,  s'y  mêlent  çà  et  là  à  des  squelettes  humains.  J'ai  quel- 
quefois vu  dans  ces  lieux  un  pélican  solitaire  perché  sur  un  ossement 
blanchi  et  à  moitié  rongé  de  mousse,  semblable,  par  son  silence  et  son 
attitude  pensive,  à  un  vieux  sauvage  pleurant  et  méditant  sur  ces 
débris.  Les  coureurs  de  bois  qui  font  le  commerce  de  pelleteries  pro- 
fitent de  ces  terrains  à  demi  défrichés  par  la  mort  pour  y  semer  en 
passant  différentes  sortes  de  graines.  Le  voyageur  rencontre  tout  à 
coup  ces  colonies  de  végétaux  européens,  avec  leur  port,  leur  costume 
étranger,  leurs  mœurs  domestiques,  au  milieu  des  plantes  natives  et 
sauvages  de  ce  climat  lointain.  Elles  émigrent  souvent  le  long  des  col- 
lines, et  se  répandent  à  travers  les  bois,  selon  les  habitudes  et  les 
amours  qu'elles  ont  apportées  de  leur  sol  natal  ;  c'est  ainsi  que  des 
familles  exilées  choisissent  de  préférence  dans  le  désert  des  sites  qui 
leur  rappellent  la  patrie. 

Le  12  de  septembre  1789,  après  une  absence  de  cent  deux  jours, 
M.  Mackenzie  se  retrouve  enfin  au  fort  Chipiouyan.  Je  vais  mainte- 
nant rendre  compte  de  son  voyage  à  l'océan  Pacifique,  montrer  ce  que 
les  sciences  et  le  commerce  ont  gagné  aux  découvertes  de  ce  coura- 
geux voyageur,  et  ce  qui  reste  à  faire  pour  compléter  la  géographie 
de  l'Amérique  septentrionale. 

J'ai  déjà  fait  observer  que  la  rivière  de  la  Paix,  la  rivière  de  l'Esclave 
et  le  fleuve  Mackenzie  ne  sont  qu'un  seul  et  même  fleuve,  qui  prend  sa 

VI.  27 


Z,18  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

source  dans  les  montagnes  Rocheuses,  à  l'ouest,  et  se  jette,  au  nord, 
dans  les  mers  du  pôle.  C'est  en  descendant  ce  fleuve  que  M.  Mackenzie 
a  découvert  l'océan  boréal,  et  c'est  en  le  remontant  qu'il  est  arrivé  à 
l'océan  Pacifique. 

Le  10  d'octobre  1792,  trois  ans  après  son  premier  voyage,  M.  Mac- 
kenzie part  une  seconde  fois  du  port  Chipiouyan ,  traverse  le  lac  des 
Montagnes,  et  gagne  la  rivière  de  la  Paix.  Il  en  refoule  les  eaux  pen- 
dant vingt  journées,  et  arrive  le  1"  de  novembre  dans  un  endroit  où 
il  se  propose  de  bâtir  une  maison  et  de  passer  l'hiver.  Il  emploie  toute 
la  saison  des  glaces  à  faire  le  commerce  avec  les  Indiens  et  à  prendre 
des  renseignements  sur  son  voyage. 

«  Parmi  les  sauvages  qui  vinrent  me  visiter  étoient  deux  Indiens  des  mon- 
tagnes Rocheuses...  Ils  prétendirent  qu'ils  étoient  les  vrais  et  seuls  indigènes 
du  pays  qu'ils  habitoient,  ajoutant  que  celui  qui  s'étendoit  de  là  jusqu'aux 
montagnes  offroit  partout,  ainsi  que  le  haut  de  la  rivière  de  la  Paix,  le  même 
aspect  que  les  environs  de  ma  résidence;  que  le  pays  étoit  rempli  d'ani- 
maux, mais  que  la  navigation  de  la  rivière  étoit  interrompue  près  des  mon- 
tagnes et  dans  les  montagnes  mêmes  par  des  écueils  multipliés  et  de  grandes 
cascades. 

«  Ces  Indiens  m'apprirent  aussi  qu'on  trouvoit  du  côté  du  midi  une  autre 
grande  rivière,  qui  couroit  vers  le  sud,  et  sur  les  bords  de  laquelle  on  pou- 
voit  se  rendre  en  peu  de  temps,  en  traversant  les  montagnes. 

«  Le  20  d'avril  (  1793)  la  rivière  étoit  encore  couverte  de  glaces.  Sur  l'autre 
rive,  on  voyoit  des  plaines  charmantes.  Les  arbres  bourgeonnoient,  et  plu- 
sieurs plantes  commençoient  à  fleurir.  » 

Ce  qu'on  appelle  le  grand  dégel,  dans  l'Amérique  septentrionale, 
offre  aux  yeux  d'un  Européen  un  spectacle  non  moins  pompeux  qu'ex- 
traordinaire. Dans  les  premiers  quinze  jours  du  mois  d'avril,  les  nuages, 
qui  jusque  là  venoient  rapidement  du  nord-ouest,  s'arrêtent  peu  à 
peu  dans  lescieux,  et  flottent  quelque  temps  incertains  de  leur  course. 
Le  colon  sort  de  sa  cabane,  et  va  sur  ses  défrichements  examiner  le 
désert.  Bientôt  on  entend  un  cri  :  Voilà  la  brise  du  sud-est.  A  l'ins- 
tant un  vent  tiède  tombe  sur  vos  mains  et  sur  votre  visage,  et  les 
nuages  commencent  à  refluer  lentement  vers  le  septentrion.  Alors  tout 
change  dans  les  bois  et  dans  les  vallées.  Les  angles  moussus  des 
rochers  se  montrent  les  premiers  sous  l'uniforme  blancheur  des  fri- 
mas ;  les  flèches  rougeâtrcs  des  sapins  apparoissent  ensuite,  et  de  pré- 
coces arbrisseaux  remplacent  par  des  festons  de  fleurs  les  cristaux 
glacés  qui  pendent  à  leur  cime. 

La  nature,  aux  approches  du  soleil,  entr'ouvre  par  degrés  son  voile  de 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  ^19 

neige.  Les  poètes  américains  pourront  un  jour  la  comparer  à  une 
épouse  nouvelle,  qui  dépouille  timidement,  et  comme  à  regret,  sa 
robe  virginale,  décelant  en  partie  et  essayant  encore  de  cacher  ses 
charmes  à  son  époux. 

C'est  alors  que  les  sauvages,  dont  M.  Mackenzie  alloit  visiter  les 
déserts,  sortent  avec  joie  de  leurs  cavernes.  Comme  les  oiseaux  de 
leurs  climats,  l'hiver  les  rassemble  en  troupe  et  le  printemps  les  dis- 
perse :  chaque  couple  retourne  à  son  bois  solitaire,  pour  bâtir  son 
nouveau  nid  et  chanter  ses  nouvelles  amours. 

Cette  saison,  qui  met  tout  en  mouvement  dans  les  forêts  améri- 
caines, donne  le  signal  du  départ  à  notre  voyageur.  Le  jeudi  9  mai  1793 
M.  Mackenzie  s'embarque  dans  un  canot  d'écorce  avec  sept  Canadiens 
et  deux  chasseurs  sauvages.  Si  des  bords  de  la  ri\ière  de  la  Paix  il 
avoit  pu  voir  alors  ce  qui  se  passoit  en  Europe,  chez  une  grande  nation 
civilisée,  la  hutte  de  l'Esquimau  lui  eût  semblé  préférable  au  palais 
des  rois,  et  la  solitude  au  commerce  des  hommes. 

Le  traducteur  du  voyage  de  M.  Mackenzie  observe  que  les  compa- 
gnons du  marchand  anglois,  un  seul  excepté,  étoient  tous  d'origine 
françoise.  Les  François  s'habituent  facilement  à  la  vie  sauvage,  et 
sont  fort  aimés  des  Indiens.  Lorsqu'en  1729  le  Canada  tomba  entre 
les  mains  des  Anglois,  les  naturels  s'aperçurent  bientôt  du  change- 
ment de  leurs  hôtes. 

a  Les  Anglois,  dit  le  pare  Gharlevoix,  dans  le  peu  de  temps  qu'ils  furent 
maîtres  du  pays,  ne  surent  pas  gagner  l'affection  des  sauvages  :  les  Hurons 
ne  parurent  point  à  Québec  ;  les  autres,  plus  voisins  de  cette  capitale,  et 
dont  plusieurs,  pour  des  mécontentements  particuliers,  s' étoient  ouvertement 
déclarés  contre  nous  à  l'approche  de  l'escadre  angloise,  s'y  montrèrent  même 
assez  rarement.  Tous  s'éloient  trouvés  un  peu  déconcertés,  lorsque  ayant  voulu 
prendre  avec  ces  nouveaux  venus  les  mêmes  libertés  que  les  François  ne  fai- 
soient  aucune  diËBculté  de  leur  permettre,  ils  s'aperçurent  que  ces  manières 
ne  leur  plaisoient  pas. 

a  Ce  fut  bien  pis  encore,  au  bout  de  quelque  temps,  lorsqu'ils  se  virent 
chassés  à  coups  de  bâton  des  maisons  où  jusque  là  ils  étoient  entrés  aussi 
librement  que  dans  leurs  cabanes.  Ils  prirent  donc  le  parti  de  s'éloigner,  et 
rien  ne  les  a  dans  la  suite  attachés  plus  fortement  à  nos  intérêts  que  cette 
différence  de  manières  et  de  caractère  des  deux  peuples  qu'ils  ont  vus  s'éta- 
blir dans  leur  voisinage.  Les  missionnaires,  qui  furent  bientôt  instruits  de 
l'impression  qu'elle  avoit  déjà  faite  sur  eux,  surent  bien  en  profiter  pour  les 
gagner  à  Jésus-Christ  et  pour  les  affectionner  à  la  nation  françoise.  » 

Les  François  ne  cherchent  point  à  civiliser  les  sauvages  :  cela  coûte 
trop  de  soins;  ils  aiment  mieux  se  faire  sauvages  eux-mêmes.  Les 


Z,20  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

forêts  n'ont  point  de  chasseurs  plus  adroits,  de  guerriers  plus  intré- 
pides. On  lésa  vus  supporter  les  tourments  du  bûcher  avec  une  cons- 
tance qui  étonnoit  jusqu'aux  Iroquois,  et  malheureusement  devenir 
quelquefois  aussi  barbares  que  leurs  bourreaux.  Seroit-ce  que  les 
extrémités  du  cercle  se  rapprochent,  et  que  le  dernier  degré  de  la 
civilisation,  comme  la  perfection  de  l'art,  touche  de  près  la  nature? 
ou  plutôt  est-ce  une  sorte  de  talent  universel  ou  de  mobilité  de  mœurs 
qui  rend  le  François  propre  à  tous  les  climats  et  à  tous  les  genres  de 
vie?  Quoi  qu'il  en  soit,  le  François  et  le  sauvage  ont  la  même  bravoure, 
la  même  indifférence  pour  la  vie,  la  même  imprévoyance  du  lende- 
main, la  même  haine  du  travail,  la  même  facilité  à  se  dégoûter  des 
biens  qu'ils  possèdent,  la  même  constance  en  amitié,  la  même  légèreté 
en  amour,  le  même  goût  pour  la  danse  et  pour  la  guerre ,  pour  les 
fatigues  de  la  chasse  et  les  loisirs  du  festin.  Ces  rapports  d'humeur 
entre  le  François  et  le  sauvage  leur  donnent  un  grand  penchant  l'un 
pour  l'autre,  et  font  aisément  de  l'habitant  de  Paris  un  coureur  de  bois 
canadien. 

M.  Mackenzie  remonte  la  rivière  de  la  Paix  avec  ses  François-sau- 
vages, et  décrit  la  beauté  de  la  nature  autour  de  lui  : 

«  De  l'endroit  d'où  nous  étions  partis  le  matin  jusque  là,  la  rive  occiden- 
tale présente  le  plus  beau  paysage  que  j'aie  vu.  Le  terrain  s'élève  par  gradins 
à  une  hauteur  considérable,  et  s'étend  à  une  très-grande  distance.  A  chaque 
gradin  on  voit  de  petits  espaces  doucement  inclinés,  et  ces  espaces  sont  entre- 
coupés de  rochers  perpendiculaires  qui  s'élèvent  jusqu'au  dernier  sommet,  ou 
du  moins  aussi  loin  que  l'œil  peut  les  distinguer.  Ce  spectacle  magnifique  est 
décoré  de  toutes  les  espèces  d'arbres  et  peuplé  de  tous  les  genres  d'ani- 
maux que  puisse  produire  le  pays.  Des  bouquets  de  peupliers  varient  la 
scène,  et  dans  les  intervalles  paissent  de  nombreux  troupeaux  de  buffles  et 
d'élans.  Ces  derniers  cherchent  toujours  les  hauteurs  et  les  sites  escarpés, 
tandis  que  les  autres  préfèrent  les  plaines. 

«  Lorsque  je  traversai  ce  canton,  les  femelles  de  buffles  étoient  suivies  par 
leurs  petits,  qui  bondissoient  autour  d'elles,  et  les  femelles  d'élans  ne  dévoient 
pas  tarder  h  avoir  des  faons.  Toute  la  jcampagne  se  paroit  de  la  plus  riche 
verdure;  les  arbres  qui  fleurissoient  étoient  prêts  à  s'épanouir,  et  le  velouté 
de  leurs  branches,  réfléchissant  le  soir  et  le  matin  les  rayons  obliques  de 
l'astre  du  jour,  ajoutoit  à  ce  spectacle  une  magnificence  que  nos  expressions 
ne  peuvent  rendre.  » 

Ces  paysages  en  amphithéâtre  sont  assez  communs  en  Amérique. 
Aux  environs  d'Apalachucla,  dans  les  Floridés,  le  terrain,  à  partir  du 
fleuve  Chata-Uche,  s'élève  graduellement,  et  monte  dans  les  airs  en  se 
retirant  à  l'horizon  :  mais  ce  n'est  pas  par  une  inclinaison  ordinaire, 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  /i21 

comme  celle  d'une  valle'e;  c'est  par  des  terrasses  posées  régulière- 
ment les  unes  au-dessus  des  autres,  comme  les  jardins  artificiels  de 
quelque  puissant  potentat.  Ces  terrasses  sont  plantées  d'arbres  divers 
et  arrosées  d'une  multitude  de  fontaines,  dont  les  eaux,  exposées  au 
soleil  levant,  brillent  parmi  les  gazons  ou  ruissellent  en  filets  d'or  le 
long  des  roches  moussues.  Des  blocs  de  granit  surmontent  cette  vaste 
structure  et  sont  eux-mêmes  dominés  par  de  grands  sapins.  Lorsque 
du  bord  de  la  rivière  vous  découvrez  cette  superbe  échelle  et  la  cime 
de  rochers  qui  la  couronnent  au-dessus  des  nuages,  vous  croiriez  voir 
le  sommet  des  colonnes  du  temple  de  la  nature  et  le  magnifique  per- 
ron qui  y  conduit. 

Le  voyageur  arrive  au  pied  des  montagnes  Rocheuses ,  et  s'engage 
dans  leurs  détours.  Les  obstacles  et  les  périls  se  multiplient  :  là,  on 
est  obligé  de  porter  les  bagages  par  terre ,  pour  éviter  des  cataractes 
et  des  rapides;  ici  on  refoule  l'impétuosité  du  courant,  en  halant  péni- 
blement le  canot  avec  une  cordelle. 

11  faut  entendre  M.  Mackenzie  lui-même  : 


«  Quand  le  canot  fut  recliargé,  moi  et  ceux  de  mes  gens  qui  n'avoient 
pas  besoin  d'y  rester,  nous  suivîmes  le  bord  de  la  rivière...  J'étois  si  élevé 
au-dessus  de  l'eau  que  les  homm.es  qui  conduisoient  le  canot  et  doubloient 
une  pointe  ne  purent  pas  m'entend re  lorsque  je  leur  criai  de  toute  ma  force 
de  mettre  à  terre  une  partie  de  la  cargaison,  pour  alléger  le  canot. 

«  Je  ne  pus  alors  m'empêcher  d'éprouver  beaucoup  d'anxiété  en  voyant 
combien  mon  entreprise  étoit  hasardeuse.  La  rupture  de  la  cordelle  ou  un 
faux  pas  de  ceux  qui  la  tiroient  auroit  fait  perdre  le  canot  et  tout  ce  qui  étcit 
dedans.  Il  franchit  l'écueil  sans  accident;  mais  il  fut  bientôt  exposé  à  do 
nouveaux  périls.  Des  pierres,  les  unes  grosses,  les  autres  petites,  rouloient 
sans  cesse  du  haut  des  rochers,  de  sorte  que  ceux  qui  haloient  le  canot  au- 
dessous  couroient  le  plus  grand  risque  d'être  écrasés;  en  outre,  la  pente  du 
terrain  les  exposoit  à  tomber  dans  l'eau  à  chaque  pas.  En  les  voyanî,  je 
tremblois,  et  quand  je  les  perdois  de  vue,  mon  inquiétude  ne  me  quit- 
toit  pas.  » 

Tout  le  passage  de  M.  Mackenzie  à  travers  les  montagnes  Rocheuses 
est  d'un  grand  intérêt.  Tantôt,  pour  se  frayer  un  chemin ,  il  est  forcé 
d'abattre  des  forêts  et  de  tailler  des  marches  dans  les  hautes  falaises  ; 
tantôt  il  saute  de  rocher  en  rocher,  au  péril  de  ses  jours,  et  reçoit 
l'un  après  l'autre  ses  compagnons  sur  ses  épaules.  La  cordelle  se 
rompt,  le  canot  heurte  les  écueils;  les  Canadiens  se  découragent,  et 
refusent  d'aller  plus  loin.  En  vain  M.  Mackenzie  s'égare  dans  le  désert 
pour  découvrir  le  passage  du  fleuve  de  l'ouest;  quelques  coups  de 
fusil  qu'il  entend  avec  effroi  retentir  dans  ces  lieux  solitaires  lui  font 


/,22  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

supposer  l'approche  des  sauvages  ennemis.  Il  monte  sur  un  grand 
.  arbre;  mais  il  n'aperçoit  que  des  monts  couronnés  de  neige,  au  milieu 
de  laquelle  on  distingue  quelques  bouleaux  flétris,  et  au-dessous,  des 
bois  qui  se  prolongent  sans  fin. 

Rien  n'est  triste  comme  l'aspect  de  ces  bois ,  vus  du  sommet  des 
montagnes,  dans  le  Nouveau  Monde.  Les  vallées  que  vous  avez  tra- 
versées, et  que  vous  dominez  de  toutes  parts,  apparoissent  au-dessous 
de  vous,  régulièrement  ondées,  comme  les  houles  de  la  mer  après  une 
tempête.  Elles  semblent  diminuer  de  largeur  à  mesure  qu'elles  s'éloi- 
gnent. Les  plus  voisines  de  votre  œil  sont  d'un  vert  rougeâtre;  celles 
qui  suivent  prennent  une  légère  teinte  d'azur,  et  les  dernières  forment 
des  zones  parallèles  d'un  bleu  céleste. 

M.  Mackenzie  descend  de  son  arbre,  et  cherche  à  rejoindre  ses  com- 
pagnons. Il  ne  voit  point  le  canot  au  bord  de  la  rivière  :  il  tire  des 
coups  de  fusil,  mais  on  ne  répond  point  à  son  signal.  Il  va,  revient, 
monte  et  descend  le  long  du  fleuve.  Il  retrouve  enfin  ses  amis;  mais 
ce  n'est  qu'après  vingt- quatre  heures  d'angoisses  et  de  mortelles 
inquiétudes.  Il  ne  tarda  pas  à  rencontrer  quelques  sauvages.  Interrogés 
par  le  voyageur,  ils  feignent  d'abord  d'ignorer  l'existence  du  fleuve  de 
l'ouest;  mais  un  vieillard,  bientôt  gagné  par  les  caresses  et  les  pré- 
sents de  M.  Mackenzie,  lui  dit,  en  montrant  de  la  main  le  haut  de  la 
rivière  de  la  Paix  : 

«  Il  ne  faut  traverser  que  trois  petits  lacs  et  autant  de  portages  pour 
atteindre  à  une  petite  rivière  qui  se  jette  dans  la  grande.  » 

Qu'on  juge  des  transports  du  voyageur  à  cette  heureuse  nouvelle. 
Il  se  hâte  de  se  rembarquer  avec  un  Indien,  qui  consent  à  lui  servir 
de  guide  jusqu'au  fleuve  inconnu.  Bientôt  il  quitte  la  rivière  de  la 
Paix,  entre  dans  une  autre  petite  rivière,  qui  sort  d'un  lac  voisin, 
traverse  ce  lac,  et  de  lac  en  lac,  de  rivière  en  rivière,  après  un  nau- 
frage et  divers  accidents,  il  se  trouve  enfin,  le  18  de  juin  1793,  sur  le 
Tacoutché-Tessé ,  ou  le  fleuve  Colombia ,  qui  porte  ses  eaux  à  l'océan 
Pacifique, 

Entre  deux  chaînes  de  montagnes  s'étend  une  superbe  vallée  qu'om- 
bragent des  forêts  de  peupliers,  de  cèdres  et  de  bouleaux.  Au-dessus 
de  ces  forêts  montent  des  colonnes  de  fumée  qui  décèlent  au  voyageur 
les  invisibles  habitants  de  ces  déserts.  Des  argiles  rouges  et  blanches, 
placées  dans  l'escarpement  des  montagnes,  imitent  çà  et  là  des  ruines 
d'anciens  châteaux.  Le  fleuve  Colombia  serpente  au  milieu  de  ces 
belles  retraites,  et  sur  les  îles  nombreuses  qui  divisent  son  cours,  on 
voit  de  grandes  cabanes  à  moitié  cachées  dans  des  bocages  de  pins,  où 
les  naturels  viennent  passer  les  jours  de  l'été. 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  /t23 

Quelques  sauvages  s'éiant  montrés  sur  la  rive,  le  voyageur  s'en 
approcha,  et  parvint  à  tirer  d'eux  quelques  renseignements  utiles. 

«  La  rivière,  dont  le  cours  est  très-étendu,  lui  dirent  les  indigènes,  va  vers 
le  soleil  du  midi;  et  selon  ce  que  nous  avons  appris,  des  hommes  blancs 
bâtissent  des  maisons  à  son  embouchure.  Les  eaux  coulent  avec  une  force 
toujours  égale;  mais  il  y  a  trois  endroits  où  des  cascades  et  des  courants 
extrêmement  rapides  en  interceptent  la  navigation.  Dans  les  trois  endroits, 
les  eaux  se  précipitent  par-dessus  des  rochers  perpendiculaires,  beaucoup 
plus  hauts  et  plus  escarpés  que  dans  le  haut  de  la  rivière  ;  mais,  indépen- 
damment des  difficultés  et  des  dangers  de  la  navigation,  il  faut  combattre  les 
divers  habitants  de  ces  contrées,  qui  sont  très-nombreux.  » 

Ces  détails  jetèrent  M.  Mackenzie  dans  une  grande  perplexité  et 
découragèrent  de  nouveau  ses  compagnons.  Il  cacha  le  mieux  qu'il  put 
son  inquiétude,  et  suivit  encore  pendant  quelque  temps  le  cours  des 
eaux.  Il  rencontra  d'autres  indigènes,  qui  lui  confirmèrent  le  récit  des 
premiers,  mais  qui  lui  dirent  que  s'il  vouloit  quitter  le  fleuve  et  mar- 
cher droit  au  couchant,  à  travers  les  bois,  il  arriveroit  en  peu  de  jours 
à  la  mer  par  un  chemin  fort  aisé  et  fort  connu  des  sauvages. 

M.  Mackenzie  se  détermine  à  prendre  aussitôt  cette  nouvelle  route. 
Il  remonte  le  fleuve,  jusqu'à  l'embouchure  d'une  petite  rivière  qu'on 
lui  avoit  indiquée,  et  laissant  là  son  canot,  il  s'enfonce  dans  les  bois, 
sur  la  foi  d'un  sauvage  qui  lui  servoit  de  guide ,.  et  qui ,  au  moindre 
caprice,  pouvoit  le  livrer  à  des  hordes  ennemies  ou  l'abandonner  au 
milieu  des  déserts. 

Chaque  Canadien  portoit  sur  ses  épaules  une  charge  de  quatre-vingt- 
dix  livres,  indépendamment  de  son  fusil ,  d'un  peu  de  poudre  et  de 
quelques  balles.  M.  Mackenzie,  outre  ses  armes  et  son  télescope,  por- 
toit lui-même  un  fardeau  de  vivres  et  de  quincailleries,  du  poids  de 
soixante-dix  livres. 

La  nécessité,  la  fatigue,  et  je  ne  sais  quelle  confiance  qu'on  acquiert 
par  l'accoutumance  des  périls ,  ôtèrent  bientôt  à  nos  voyageurs  toute 
inquiétude.  Après  de  longues  journées  de  marche  au  travers  des  buis- 
sons et  des  halliers,  tantôt  exposés  à  un  soleil  briilant,  tantôt  inondés 
par  de  grandes  pluies,  le  soir  ils  s'endormoient  paisiblement  au  chant 
des  Indiens. 

((  Il  consistoit,  dit  M.  Mackenzie,  en  sons  doux,  mélancoliques,  d'une 
mélodie  assez  agréable,  et  ayant  quelque  rapport  avec  le  chant  de 
l'Église.  »  Lorsqu'un  voyageur  se  réveille  sous  un  arbre,  au  milieu  de 
la  nuit,  dans  les  déserts  de  l'Amérique ,  qu'il  entend  le  concert  loin- 
tain de  quelques  sauvages,  entrecoupé  par  de  longs  silences  et  par  le 


/i24  MÉLANGES  LITTERAIRES. 

murmure  des  vents  dans  la  forêt,  rien  ne  lui  donne  plus  l'idée  de  cette 
musique  aérienne  dont  parle  Ossian  et  que  les  bardes  décédés  font 
entendre,  aux  rayons  de  la  lune,  sur  les  sommets  du  Slimora. 

Bientôt  nos  voyageurs  arrivèrent  chez  des  tribus  indiennes,  dont 
M.  Mackenzie  cite  des  traits  de  mœurs  fort  touchants.  Il  vit  une  femme 
presque  aveugle,  et  accablée  de  vieillesse,  que  ses  parents  portoient 
tour  à  tour  parce  que  l'âge  l'empêchoit  de  marcher.  Dans  un  autre 
endroit,  une  jeune  femme,  avec  son  enfant,  lui  présenta  un  vase  plein 
d'eau,  au  passage  d'une  rivière,  comme  Rébecca  pencha  son  vase  pour 
le  serviteur  d'Abraham  au  puits  de  Nâchor,  et  lui  dit  :  Bibe,  quin  et 
camelis  tuis  dabo  potum;  «  Buvez,  je  donnerai  ensuite  à  boire  à  vos 
chameaux.  » 

J'ai  passé  nuoi-rnême  chez  une  peuplade  indienne  qui  se  prenoit  à 
pleurer  à  la  vue  d'un  voyageur,  parce  qu'il  lui  rappeloit  des  amis 
partis  pour  la  Contrée  des  Ames,  et  depuis  longtemps  en  voyage, 

«  Nos  guides,  dit  M.  Mackenzie,  ayant  aperçu  des  Indiens...  hâtèrent  le 
pas  pour  les  rejoindre.  A  leur  approche,  l'un  des  étrangers  s'avança  avec  une 
hache  à  la  main.  C'étoit  le  seul  homme  de  la  troupe.  II  avoit  avec  lui  deux 
femmes  et  deux  enfants.  Quand  nous  les  joignîmes,  la  plus  âgée  des  femmes, 
qui  probablement  étoit  la  mère  de  l'homme,  s'occupoit  à  arracher  les  mau- 
vaises herbes  dans  un  espace  circulaire  d'environ  cinq  pieds  de  diamètre,  et 
notre  présence  n'interrompit  point  ce  travail  prescrit  par  le  respect  dû  aux 
morts.  C'est  dans  ce  lieu,  objet  des  tendres  soins  de  cette  femme,  qu'étoient 
les  restes  d'un  époux  et  d'un  fils;  et  toutes  les  fois  qu'elle  y  passoit  elle  s'ar- 
rêtoit  pour  leur  payer  ce  pieux  tribut.  » 

Tout  est  important  pour  le  voyageur  des  déserts.  La  trace  des  pas 
d'un  homme  nouvellement  imprimée  dans  un  lieu  sauvage  est  plus 
intéressante  pour  lui  que  les  vestiges  de  l'antiquité  dans  les  champs 
de  la  Grèce.  Conduit  par  les  indices  d'une  peuplade  voisine,  M.  Mac- 
kenzie traverse  le  village  d'une  nation  hospitalière,  où  chaque  cabane 
est  accompagnée  d'un  tombeau.  De  là,  après  avoir  franchi  des  mon- 
tagnes, il  atteint  les  bords  de  la  rivière  du  Saumon,  qui  seiklécharge 
dans  l'océan  Pacifique.  Un  peuple  nombreux,  plus  propre,  mieux  vêtu 
et  mieux  logé  que  les  autres  sauvages,  le  reçoit  avec  cordialité.  Un 
vieillard  perce  la  foule,  et  vient  le  presser  dans  ses  bras  :  on  lui  sert 
un  grand  festin;  on  lui  fournit  des  vivres  en  abondance.  Un  jeune 
homme  détache  un  beau  manteau  de  ses  épaules  pour  le  suspendre 
aux  siennes.  C'est  presque  une  scène  d'Homère. 

M.  Mackenzie  passa  plusieurs  jours  chez  cette  nation.  Il  examina  le 
cimetière,  qui  n'étoit  qu'un  grand  bois  de  cèdres,  où  l'on  brùloit  les 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  h25 

morts,  et  le  temple  où  l'on  célébroit  deux  fêtes  chaque  année,  l'une 
au  printemps,  l'autre  en  automne.  Tandis  qu'il  parcouroit  le  village, 
on  lui  amena  des  malades  pour  les  guérir;  naïveté  touchante  d'un 
peuple  chez  qui  l'homme  est  encore  cher  à  l'homme,  et  qui  ne  voit 
qu'un  avantage  dans  la  supériorité  des  lumières,  celui  de  soulager  des 
malheureux. 

Enfin  le  chef  de  la  nation  donne  au  voyageur  son  propre  fils  pour 
l'accompagner,  et  un  canot  de  cèdre  pour  le  conduire  à  la  mer.  Ce 
chef  raconta  à  M.  Mackenzie  que  dix  hivers  auparavant,  s'étant  embar- 
qué dans  le  même  canot,  avec  quarante  Indiens,  il  avoit  rencontré  sur 
la  côte  deux  vaisseaux  remplis  d'hommes  blancs;  c'étoit  le  bon 
Toolec\  dont  le  souvenir  sera  longtemps  cher  aux  peuples  qui  habi- 
tent les  bords  de  l'océan  Pacifique. 

Le  samedi  20  de  juillet  1793,  à  huit  heures  du  matin,  M.  Mackenzie 
sortit  de  la  rivière  du  Saumon,  pour  entrer  dans  le  bras  de  mer  où 
cette  rivière  se  jette  par  plusieurs  embouchures.  Il  seroit  inutile  de  le 
suivre  dans  la  navigation  de  cette  baie,  où  il  trouva  partout  des  traces 
du  capitaine  Vancouver.  Il  observa  la  latitude  à  52"  21'  33",  et  il 
écrivit  avec  du  vermillon  sur  un  rocher:  Alexandre  Mackenzie  est  venu 
du  Canada  ici  par  terre,  le  20  juillet  1793. 

Les  découvertes  de  ce  voyageur  offrent  deux  résultats  très-impor- 
tants ,  l'un  pour  le  commerce,  l'autre  pour  la  géographie.  Quant  au 
premier,  M.  Mackenzie  s'en  explique  lui-même. 

«  En  ouvrant  cette  communication  entre  les  deux  océans,  et  en  formant 
des  établissements  réguliers  dans  l'intérieur  du  pays,  et  aux  deux  extrémités 
de  la  route,  ainsi  que  tout  le  long  des  côtes  et  des  îles  voisines,  on  seroit 
entièrement  maître  de  tout  le  commerce  des  pelleteries  de  l'Amérique  sep- 
tentrionale, depuis  le  quarante-huitième  degré  de  latitude  jusqu'au  pôle, 
excepté  la  partie  de  la  côte  qui  appartient  aux  Russes,  dans  l'ccéan  Paci- 
fique. 

a  On  peut  ajouter  à  cet  avantage  celui  de  la  pêche  dans  les  deux  mers,  et 
la  facilité  d'aller  vendre  des  pelleteries  dans  les  quatre  parties  du  globe.  Tel 
est  le  champ  ouvert  à  une  entreprise  commerciale.  Les  produits  de  cette 
entreprise  seroient  incalculables  si  elle  étoit  soutenue  par  une  partie  du 
crédit  et  des  capitaux  dont  la  Grande-Bretagne  possède  une  si  grande  accu- 
mulation. » 

Ainsi  l'Angleterre  voit  par  les  découvertes  de  ses  voyageurs  s'ouvrir 
("levant  elle  une  nouvelle  source  de  trésors  et  une  nouvelle  route  à  ses 
comptoirs  des  Indes  et  de  la  Chine. 

1.  Le  capitaine  Cook, 


426  MÉLANGES   LITTERAIRES. 

Quant  aux  progrès  de  la  géographie,  qui  en  dernier  résultat  tournent 
également  au  profit  du  commerce,  le  voyage  de  M.  Mackenzie  à  l'ouest 
est  sous  ce  point  de  vue  moins  important  que  son  voyage  au  nord. 
Le  capitaine  Vancouver  avoit  suffisamment  prouvé  qu'il  n'y  a  point  de 
passage  sur  la  côte  occidentale  de  l'Amérique,  depuis  Nootka-Sund 
jusqu'à  la  rivière  de  Cook.  Grâce  aux  travaux  de  M.  Mackenzie,  ce  qui 
reste  maintenant  à  faire  au  nord  est  très-peu  de  chose. 

Le  fond  de  la  baie  du  Refus  se  trouve  à  peu  près  par  les  68°  de  lati- 
tude nord  et  les  85"  de  longitude  occidentale,  méridien  de  Greenwich. 

En  1771,  Hearne,  parti  de  la  baie  d'Hudson,  vit  la  mer  à  l'embou- 
chure de  la  rivière  des  Mines  de  Cuivre,  à  peu  près  par  les  69°  de 
latitude,  et  par  les  110°  et  quelques  minutes  de  longitude. 

Il  n'y  a  donc  que  cinq  ou  six  degrés  de  longitude  entre  la  mer  vue 
par  Hearne  et  la  mer  du  fond  de  la  baie  d'Hudson. 

A  une  latitude  si  élevée,  les  degrés  de  longitude  sont  fort  petits. 
Supposez-les  de  douze  lieues,  vous  n'aurez  guère  plus  de  soixante- 
douze  lieues  à  découvrir  entre  les  deux  points  indiqués. 

A  cinq  degrés  de  longitude,  à  l'ouest  de  l'embouchure  de  la  rivière 
des  Mines  de  Cuivre,  M.  Mackenzie  vient  de  découvrir  la  mer  par 
les  69°  l' nord. 

En  suivant  notre  premier  calcul ,  nous  n'aurons  que  soixante  lieues 
de  côtes  inconnues,  entre  la  mer  de  Hearne  et  celle  de  M.  Mackenzie'. 

Continuant  de  toucher  à  l'occident,  nous  trouvons  enfin  le  détroit 
de  Behring,  Le  capitaine  Cook  s'est  avancé  au  delà  de  ce  détroit 
jusqu'au  69^  ou  70®  degré  de  latitude  nord,  et  au  275*=  de  longitude 
occidentale.  Soixante-douze  lieues,  ou  tout  au  plus  six  degrés  de  lon- 
gitude, séparent  l'océan  boréal  de  Cook  de  l'océan  boréal  de  M.  Mac- 
kenzie. 

Voilà  donc  une  chaîne  de  points  connus,  où  l'on  a  vu  la  mer  autour 
du  pôle,  sur  le  côté  septentrional  de  l'Amérique,  depuis  le  fond  du 
détroit  de  Behring  jusqu'au  fond  de  la  baie  d'Hudson.  Il  ne  s'agit  plus 
que  de  franchir  par  terre  les  trois  intervalles  qui  divisent  ces  points 
(et  qui  ne  peuvent  pas  composer  entre  eux  plus  de  250  lieues  d'éten- 
due), pour  s'assurer  que  le  continent  de  l'Amérique  est  borné  de 
toutes  parts  par  l'Océan,  et  qu'il  règne  à  son  extrémité  septentrionale 
une  mer  peut-être  accessible  aux  vaisseaux. 

Me  permettra-t-on  une  réflexion?  M.  Mackenzie  a  fait  au  profit  de 


\.  Tous  CCS  calculs  ne  sont  pas  exacts,  et  les  découvertes  du  capitaine  Franklin  et 
du  capitaine  Parry  ont  répandu  une  grande  clarté  sur  la  géographie  de  ces  régions 
polaires. 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  h^l 

l'Angleterre  des  découvertes  que  j'avois  entreprises  et  proposées  jadis 
au  gouvernement  pour  l'avantage  de  la  France.  Du  moins  le  projet  de 
ce  voyage,  qui  vient  d'être  achevé  par  un  étranger,  ne  paroîtra  plus 
chimérique.  Comme  d'autres  sollicitent  la  fortune  et  le  repos,  j'avois 
sollicité  l'honneur  de  porter,  au  péril  de  mes  jours,  des  noms  françois 
à  des  mers  inconnues,  de  donner  à  mon  pays  une  colonie  sur  l'océan 
Pacifique,  d'enlever  les  trésors  d'un  riche  commerce  à  une  puissance 
rivale ,  et  de  l'empêcher  de  s'ouvrir  de  nouveaux  chemins  aux  Indes. 
En  rendant  compte  des  travaux  de  M.  Mackenzie,  j'ai  donc  pu  mêler 
mes  observations  aux  siennes,  puisque  nous  nous  sommes  rencontrés 
dans  les  mêmes  desseins,  et  qu'au  moment  où  il  exécutoit  son  premier 
voyage  je  parcourois  aussi  les  déserts  de  l'Amérique  ;  mais  il  a  été 
secondé  dans  son  entreprise  ;  il  avoit  derrière  lui  des  amis  heureux  et 
une  patrie  tranquille  :  je  n'ai  pas  eu  le  même  bonheur. 


SUR 

LA   LÉGISLATION    PRIMITIVE 

DE  M.   LE   VICOMTE   DE   DONALD. 


Novembre  1802, 

Peu  d'hommes  naissent  avec  une  disposition  particulière  et  déterminée  à  un  seul 
objet,  qu'on  appelle  talent  :  bienfait  de  la  nature,  si  des  circonstances  favorables  en 
secondent  le  développement,  en  permettent  l'emploi;  malheur  réel,  tourment  de 
l'homme  si  elles  le  contrarient. 

Ce  passage  est  tiré  du  livre  même  que  nous  annonçons  aujourd'hui 
au  public.  Rien  n'est  plus  touchant  et  en  même  temps  plus  triste  que 
les  plaintes  involontaires  qui  échappent  quelquefois  au  véritable  talent. 
L'auteur  de  la  Législation  primitive,  comme  tant  d'écrivains  célèbres , 
semble  n'avoir  reçu  les  dons  de  la  nature  que  pour  en  sentir  les 
dégoûts.  Comme  Épictète ,  il  a  pu  réduire  la  philosophie  à  ces  deux 
maximes  :  «  souffrir  et  s'abstenir,  »  i-nym  xal  à-Klyoïj.  C'est  dans  l'obs- 
cure chaumière  d'un  paysan  d'Allemagne,  au  fond  d'une  terre  étran- 
gère, qu'il  a  composé  sa  Tliéorie  du  Pouvoir  politique  et  religieux'; 
c'est  au  milieu  de  toutes  les  privations  de  la  vie ,  et  encore  sous  la 
menace  d'une  loi  de  proscription,  qu'il  a  publié  ses  observations  sur 
le  divorce,  traité  admirable,  dont  les  dernières  pages  surtout  sont  un 
modèle  de  cette  éloquence  de  pensées,  bien  supérieure  à  l'éloquence 
de  mots,  et  qui  soumet  tout,  comme  le  dit  Pascal,  par  droit  de  puis- 
sance; enfin  c'est,  au  moment  oii  il  va  abandonner  Paris,  les  lettres,  et 
pour  ainsi  dire  son  génie ,  qu'il  nous  donne  sa  Législation  primitive  : 
Platon  couronna  ses  ouvrages  par  ses  Lois,  et  Lycurgue  s'exila  de 
Lacédémone  après  avoir  établi  les  siennes.  Malheureusement  nous 
n'avons  pas,  comme  les  Spartiates,  juré  d'observer  les  sam^es  lois  de 

i.  Cet  ouvrage,  qui  parut  en  1796,  fut  supprimé  par  le  Directoire,  et  n'a  pas  été 
réimprimé. 


MELANGES   LITTERAIRES.  429 

notre  nouveau  législateur.  Mais  que  M.  de  Bonald  se  rassure  :  quand  on 
joint  comme  lui  l'autorité  des  bonnes  mœurs  à  l'autorité  du  génie, 
quand  on  n'a  aucune  de  ces  foiblesses  qui  prêtent  des  armes  à  la 
calomnie  et  consolent  la  médiocrité ,  les  obstacles  tôt  ou  tard  s'éva- 
nouissent, et  l'on  arrive  à  cette  position  oii  le  talent  n'est  plus  un 
malheur,  mais  un  bienfait. 

Les  jugements  que  l'on  porte  sur  notre  littérature  moderne  nous 
semblent  un  peu  exagérés.  Les  uns  prennent  notre  jargon  scientiflque 
et  nos  phrases  ampoulées  pour  les  progrès  des  lumières  et  du  génie  ; 
selon  eux  la  langue  et  la  raison  ont  fait  un  pas  depuis  Bossuet  et 
Racine  :  quel  pas!  Les  autres,  au  contraire,  ne  trouvent  plus  rien  de 
passable;  et  si  on  veut  les  en  croire,  nous  n'avons  pas  un  seul  bon 
écrivain.  Cependant,  n'est-il  pas  à  peu  près  certain  qu'il  y  a  eu  des 
époques  en  France  où  les  lettres  ont  été  au-dessus  de  ce  qu'elles  sont 
aujourd'hui?  Sommes-nous  juges  compétents  dans  cette  cause,  et 
pouvons-nous  bien  apprécier  les  écrivains  qui  vivent  avec  nous?  Tel 
auteur  contemporain  dont  nous  sentons  à  peine  la  valeur  sera  peut- 
être  un  jour  la  gloire  de  notre  siècle.  Combien  y  a-t-il  d'années  que 
les  grands  hommes  du  siècle  de  Louis  XIV  sont  mis  à  leur  véritable 
place?  Racine  et  La  Bruyère  furent  presque  méconnus  de  leur  vivant. 
Nous  voyons  Rollin ,  cet  homme  plein  de  goût  et  de  savoir,  balancer 
le  mérite  de  Fléchier  et  de  Bossuet,  et  faire  assez  comprendre  qu'on 
donnoit  généralement  la  préférence  au  premier.  La  manie  de  tous  les 
âges  a  été  de  se  plaindre  de  la  rareté  des  bons  écrivains  et  des  bons 
livres.  Que  n'a-t-on  point  écrit  contre  le  Télémaque,  contre  les  Carac- 
tères de  La  Bruyère,  contre  les  chefs-d'œuvre  de  Racine!  Qui  ne  con- 
noît  l'épigramme  sur  Athalie?  D'un  autre  côté,  qu'on  lise  les  journaux 
du  dernier  siècle  ;  il  y  a  plus  :  qu'on  lise  ce  que  La  Bruyère  et  Voltaire 
ont  dit  eux-mêmes  de  la  littérature  de  leur  temps  :  pourroit-on  croire 
qu'ils  parlent  de  ces  temps  où  vécurent  Fénelon ,  Bossuet ,  Pascal, 
Boileau,  Racine ,  Molière,  La  Fontaine,  J.-J.  Rousseau,  Buffon  et  Mon- 
tesquieu? 

La  littérature  françoise  va  changer  de  face  ;  avec  la  révolution  vont 
naître  d'autres  pensées,  d'autres  vues  des  choses  et  des  hommes.  Il  est 
aisé  de  prévoir  que  les  écrivains  se  diviseront.  Les  uns  s'efforceront 
de  sortir  des  anciennes  routes;  les  autres  tâcheront  de  suivre  les 
antiques  modèles,  mais  toutefois  en  les  présentant  sous  un  jour  nou- 
veau. Il  est  assez  probable  que  les  derniers  finiront  par  l'emporter 
sur  leurs  adversaires ,  parce  qu'en  s'appuyant  sur  les  grandes  tradi- 
tions et  sur  les  grands  hommes,  ils  auront  des  guides  bien  plus  sûrs 
et  des  documents  bien  plus  féconds. 


430  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

M.  de  Ronald  ne  contribuera  pas  peu  à  cette  victoire  :  déjà  ces  idées 
commencent  à  se  répandre  ;  on  les  retrouve  par  lambeaux  dans  la 
plupart  des  journaux  et  des  livres  du  jour.  Il  y  a  de  certains  sentiments 
et  de  certains  styles  qui  sont  pour  ainsi  dire  contagieux,  et  qui  (si  l'on 
nous  pardonne  l'expression)  teignent  de  leurs  couleurs  tous  les  esprits. 
C'est  à  la  fois  un  bien  et  un  mal  :  un  mal ,  en  ce  que  cela  dégoûte 
l'écrivain  dont  on  fane  la  fraîcheur ,  et  dont  on  rend  l'originalité  vul- 
gaire ;  un  bien  quand  cela  sert  à  répandre  des  vérités  utiles. 

Le  nouvel  ouvrage  de  M.  de  Ronald  est  divisé  en  quatre  parties.  La 
première  (comprise  dans  le  discours  préliminaire)  traite  du  rapport 
des  êtres  et  des  principes  fondamentaux  de  la  législation. 

La  seconde  considère  l'état  ancien  du  ministère  public  en  France. 

La  troisième  regarde  Véducation  publique,  et  la  quatrième  examine 
l'état  de  l'Europe  chrétienne  et  mahométane. 

Si,  dans  l'extrait  que  l'on  va  donner  de  la  Législation  primitive,  on 
se  permet  quelquefois  de  n'être  pas  de  l'opinion  de  l'auteur,  il  voudra 
bien  le  pardonner.  Combattre  un  homme  tel  que  lui,  c'est  lui  préparer 
de  nouveaux  triomphes. 

Pour  remonter  aux  principes  de  la  législation,  M.  de  Ronald  com- 
mence par  remonter  aux  principes  des  êtres,  afin  de  trouver  la  loi 
primitive,  exemplaire  'éternel  des  lois  humaines,  qui  ne  sont  bonnes 
ou  mauvaises  qu'autant  qu'elles  se  rapprochent  ou  s'éloignent  de  cette 
loi  qui  n'est  qu'un  écoulement  de  la  sagesse  divine...  i^ea;...  rerum 
omnium  principem  expressa  naturam,  ad  quam  leges  }iominu7n  diri- 
guntur,  quae  supplicio  improbos  afficiunt,  et  defendunt  et  tuentur  bonos*. 
M.  de  Ronald  trace  rapidement  l'histoire  de  la  philosophie,  qui,  selon 
lui,  vouloit  dire  chez  les  anciens  amour  de  la  sagesse,  et  parmi  nous 
recherche  de  la  vérité.  Ainsi  les  Grecs  faisoient  consister  la  sagesse 
dans  la  pratique  des  mœurs,  et  nous  dans  la  théorie.  «  Notre  philoso- 
phie, dit  l'auteur,  est  vaine  dans  ses  pensées,  superbe  dans  ses  dis- 
cours. Elle  a  pris  des  stoïciens  l'orgueil  et  des  épicuriens  la  licence. 
Elle  a  ses  sceptiques,  ses  pyrrhoniens,  ses  éclectiques  ;  et  la  seule  doc- 
trine qu'elle  n'ait  pas  embrassée  est  celle  des  privations.  » 

Sur  la  cause  de  nos  erreurs,  M.  de  Ronald  fait  cette  observation 
profonde  : 

(c  On  peut  préjuger  en  physique  des  erreurs  particulières  ;  on  doit 
préjuger  en  morale  des  vérités  générales;  et  c'est  pour  avoir  fait  le 
contraire,  pour  avoir  préjugé  la  vérité  en  physique,  que  le  genre 
humain  a  cru  si  longtemps  aux  absurdités  de  la  physique  ancienne , 

1.  Cic,  de  Leg.,  lib.  ii. 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  431 

comme  c'est  pour  avoir  préjugé  l'erreur  dans  la  morale  générale  des 
nations  que  plusieurs  ont,  de  nos  jours,  fait  naufrage.» 

L'auteur  est  bientôt  conduit  à  l'examen  du  problème  des  idées 
innées.  Sans  embrasser  l'opinion  qui  les  rejette  ni  se  ranger  au  parti 
qui  les  adopte,  il  croit  que  Dieu  a  donné  aux  hommes  en  général,  et 
Inon  à  l'homme  en  particulier,  une  certaine  quantité  de  principes  et 
'de  sentiments  innés  (tels  que  la  révélation  de  l'Être-Suprême ,  de 
l'immortalité  de  l'âme ,  des  premières  notions  sur  la  morale,  etc.) 
absolument  nécessaires  à  l'établissement  de  l'ordre  social  :  d'où  il 
arrive  qu'on  peut  trouver,  à  la  rigueur,  un  homme  isolé  qui  n'ait 
aucune  connoissance  de  ces  principes,  mais  qu'on  n'a  jamais  rencon- 
tré une  société  d'hommes  qui  les  ait  totalement  ignorés.  Si  ce  n'est 
pas  là  la  vérité,  convenons  du  moins  qu'un  esprit  qui  sait  produire  de 
pareilles  raisons  n'est  pas  un  esprit  ordinaire. 

De  là  M.  de  Ronald  passe  à  l'examen  d'un  autre  principe,  sur  lequel 
il  a  élevé  toute  sa  législation,  savoir  :  que  la  parole  a  été  enseignée  a 
l'homme  et  qu'il  n'a  pu  l'inventer  lui-même. 

Il  reconnoît  trois  sortes  de  paroles  :  le  geste,  la  parole  et  l'écriture. 

Il  fonde  son  opinion  sur  des  raisons  qui  paroissent  d'un  très-grand 
poids  : 

1°  Parce  qu'il  est  nécessaire  de  penser  sa  parole  avant  de  parler  sa 
pensée  ; 

1°  Parce  que  le  sourd  de  naissance  qui  n'entend,  pas  la  parole  est 
muet,  preuve  que  la  parole  est  chose  apprise  et  non  inventée  ; 

3°  Parce  que  si  la  parole  est  d'invention  humaine,  il  n'y  a  plus  de 
vérités  nécessaires. 

M.  de  Ronald  revient  souvent  à  cette  idée,  d'où  dépend,  selon  lui, 
toute  la  controverse  des  théistes  et  des  athées,  des  chrétiens  et  des 
philosophes.  On  peut  dire  en  effet  que  s'il  étoit  prouvé  que  la  parole 
est  révélée  et  non  inventée,  on  auroit  une  preuve  physique  de  l'exis- 
tence de  Dieu,  et  Dieu  n'auroit  pu  donner  le  verbe  à  l'homme  sans  lui 
donner  aussi  des  règles  et  des  lois.  Tout  deviendroit  positif  dans  la 
société,  et  c'étoit  déjà,  ce  nous  semble,  l'opinion  de  Platon  et  du  phi- 
losophe romain  :  Legem  neque  hominum  ingeniis  excogitatam,  neque 
scitum  aliquodesse  populorum,  sed œternura  quiddam,  etc. 

Il  devenoit  nécessaire  à  M.  de  Ronald  de  développer  son  idée,  et 
c'est  ce  qu'il  a  fait  dans  une  excellente  dissertation  qui  se  trouve  au 
second  volume  de  son  ouvrage.  On  y  remarque  cette  comparaison, 
que  l'on  croiroit  traduite  du  Phédon  ou  de  la  République  : 

Cette  correspondance  naturelle  et  nécessaire  des  pensées  et  des  mots  qui 
les  expriment,  et  cette  nécessité  de  la  parole  pour  rendre  présentes  à  l'esprit 


Û32  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

ses  propres  pensées  et  les  pensées  des  autres,  peuvent  être  rendues  sensibles 
par  une  comparaison...  dont  l'extrême  exactitude  prouveroit  toute  seule  une 
analogie  parfaite  entre  les  lois  de  notre  être  intelligent  et  celles  de  notre  être 
physique. 

Si  je  suis  dans  un  lieu  obscur,  je  n'ai  pas  la  vision  oculaire,  ou  la  connois- 
sance  par  la  vue  de  l'existence  des  corps  qui  sont  près  de  moi,  pas  même 
de  mon  propre  corps;  et  sous  ce  rapport  ces  êtres  sont  à  mon  égard  comme 
s'ils  n'étoieut  pas.  Mais  si  la  lumière  vient  tout  à  coup  à  paroître,  tous  les 
objets  en  reçoivent  une  couleur  relative,  pour  chacun,  à  la  contexture  parti- 
culière de  sa  surface  ;  chaque  corps  se  produit  à  mes  yeux,  je  les  vois  tous; 
et  je  juge  les  rapports  de  forme,  d'étendue,  de  distance,  que  ces  corps  ont 
entre  eux  et  avec  le  mien. 

Notre  entendement  est  ce  lieu  obscur  où  nous  n'apercevons  aucune  idée, 
pas  même  celle  de  notre  propre  intelligence,  jusqu'à  ce  que  la  parole,  péné- 
trant par  le  sens  de  l'ouïe  ou  de  la  vue,  porte  la  lumière  dans  les  ténèbres 
et  appelle,  pour  ainsi  dire,  chaque  idée,  qui  répond  comme  les  étoiles  dans 
Job  :  Me  voilà.  Alors  seulement  nos  idées  sont  exprimées,  nous  avons  la  cons- 
cience ou  la  connoissance  de  nos  pensées,  et  nous  pouvons  la  donner  aux 
autres;  alors  seulement  nous  nous  idéons  nous-mêmes,  nous  idéons  les  autres 
êtres  et  les  rapports  qu'ils  ont  entre  eux  et  avec  nous;  et  de  même  que  l'œil 
distingue  chaque  corps  à  sa  couleur,  l'esprit  distingue  chaque  idée  à  son 
expression. 

Trouve-t-on  souvent  une  aussi  puissante  métaphysique  unie  à  une 
si  vive  expression  ?  Chaque  idée,  qui  répond  à  la  parole  comme  les 
étoiles  dans  Job  :  ME  VOILA,  n'est-ce  pas  là  un  ordre  de  pensées  bien 
élevé,  un  caractère  de  style  bien  rare?  J'en  appelle  à  des  hommes  plus 
habiles  que  moi  :  Qantum  eloquentia  valeat,  pluribus  credere  potest. 

Cependant,  nous  oserons  proposer  quelques  doutes  à  l'auteur  et 
soumettre  nos  observations  à  ses  lumières.  Nous  reconnoissons, 
comme  lui,  le  principe  de  la  transmission  ou  de  l'enseignement  de  la 
parole.  Mais  ne  pose-t-il  pas  trop  rigoureusement  le  principe?  En  en 
faisant  la  seule  preuve  positive  de  l'existence  de  Dieu  et  des  lois  fon- 
damentales de  la  société,  ne  met-il  pas  en  péril  les  plus  grandes  véri- 
tés, si  l'on  vient  à  lui  contester  sa  preuve  unique?  La  raison  qu'il  tire 
des  sourds-muets  en  faveur  de  l'enseignement  de  la  parole  n'est  peut- 
être  pas  assez  convaincante;  car  on  peut  lui  dire  :  Vous  prenez  un 
exemple  dans  une  exception,  et  vous  allez  chercher  une  preuve  dans 
une  imperfection  de  la  nature.  Supposons  un  homme  sauvage,  ayant 
tous  ses  sens,  mais  point  encore  la  parole.  Cet  homme,  pressé  par  la 
faim,  rencontre  dans  les  forêts  un  objet  propre  à  la  satisfaire  ;  il  pousse 
un  cri  de  joie  en  le  voyant  ou  en  le  portant  à  sa  bouche.  N'est-il  pas 
possible  qu'ayant  cnlenda  le  cri,  le  son  tel  quel,  il  le  retienne  et  le 


MELA?sGES   LITTÉRAIRES.  /i33 

répète  ensuite  toutes  les  fois  qu'il  apercevra  le  même  objet,  ou  sera 
pressé  du  même  besoin?  Le  cri  deviendra  le  premier  mot  de  son  voca- 
bulaire, et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  l'expression  des  idées  purement 
ntellectuelles. 

Il  est  certain  que  l'idée  ne  peut  sortir  de  l'entendement  sans  la 
parole;  maison  pourroit  peut-être  admettre  que  l'homme,  avec  la  per- 
mission de  Dieu,  allume  lui-même  ce  flambeau  du  verbe,  qui  doit  éclai- 
rer son  âme;  que  le  sentiment  ou  l'idée  fait  naître  d'abord  l'expres- 
sion, et  que  l'expression  à  son  tour  rentre  dans  l'intelligence,  pour  y 
porter  la  lumière.  Si  l'auteur  disoit  que  pour  former  une  langue  de 
cette  sorte  il  faudroit  des  millions  d'années,  et  que  J.-J.  l'ousseau 
lui-même  a  cru  que  la  parole  est  bien  nécessaire  pour  inventer  la  parole, 
nous  convenons  aussi  de  la  difficulté  :  mais  M.  de  Ronald  ne  doit  pas 
oublier  qu'il  a  affaire  à  des  hommes  qui  nient  toutes  les  traditions  et 
qui  disposent  à  leur  gré  de  Véternité  du  monde. 

Il  y  a,  d'ailleurs,  une  objection  plus  sérieuse.  Si  la  parole  est  néces- 
saire à  la  manifestation  de  l'idée,  et  que  la  parole  entre  par  les  sens, 
l'âme  dans  une  autre  vie,  dépouillée  des  organes  du  corps,  n'a  donc 
pas  la  conscience  de  ses  pensées  ?  Il  n'y  auroit  plus  qu'une  ressource, 
qui  seroit  de  dire  que  Dieu  l'éclairé  alors  de  son  propre  verbe,  et 
qu'elle  voit  ses  idées  dans  la  Divinité  :  c'est  retomber  dans  le  système 
de  Malebranche. 

Les  esprits  profonds  aimeront  à  voir  comment  M.  de  Ronald  déroule 
le  vaste  tableau  de  l'ordre  social  ;  comment  il  suit  et  définit  l'adminis- 
tration civile,  politique  et  religieuse.  Il  prouve  évidemment  que  la 
religion  chrétienne  a  achevé  l'homme,  comme  le  suprême  législateur 
le  dit  lui-même  en  expirant  : 

Tout  est  consommé. 

M.  de  Ronald  donne  une  singulière  élévation  et  une  profondeur  im- 
mense au  christianisme;  il  suit  les  rapports  mystiques  du  Yerbe  et  du 
Fils,  et  montre  que  le  véritable  Dieu  ne  pouvoit  être  connu  que  par  la 
révélation  ou  V Incarnation  de  son  Yerbe,  comme  la  pensée  de  l'homme 
n'a  été  manifestée  que  par  la  parole  ou  Vincarnation  de  la  pensée. 
Hobbes,  dans  sa  CHè  chrétienne,  avoit  expliqué  le  verbe  comme  l'au- 
teur de  la  législation  :  in  Testamento  Xovo  grxce  scripto,  Verbum  Dei 
ssepe poniturnon pro eo  quod  loquutus  estDeus,  i>edpro  eo quod de Deo et 
de  regno  ejus...  In  hoc  autcm  sensu  idem  significant  Xo-jc;  ©ccî;. 

M.  de  Ronald  distingue  essentiellement  la  constitution  de  la  société 
domestique,  ou  l'ordre  de  famille,  de  la  constitution  politique  ;  rap- 
VI.  28 


U?>h  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

ports  qu'on  a  trop  confondus  dans  ces  derniers  temps.  Dans  l'examen 
de  l'ancien  ministère  public  en  France,  il  montre  une  connoissance 
approfondie  de  notre  histoire.  Il  examine  le  principe  de  la  souveraineté 
du  peuple,  que  Bossuet  avoit  attaqué  dans  son  cinquième  avertissement _^ 
en  réponse  à  M.  Jurieu.  «  Où  tout  est  indépendant,  dit  l'évêque  de 
Meaux,  il  n'y  a  rien  de  souverain.  »  Axiome  foudroyant,  manière  d'ar- 
gumenter précisément  telle  que  l'exigeoient  les  ministres  protestants, 
qui  se  piquoient  surtout  de  raison  et  de  logique.  Ils  s'étoient  plaints 
d'être  écrasés  par  l'éloquence  de  Bossuet;  l'orateur  s'étoit  aussitôt 
dépouillé  de  son  éloquence,  comme  ces  guerriers  chrétiens  qui,  s'aper- 
cevant  au  milieu  d'un  combat  que  leurs  adversaires  étoient  désar- 
més, jetoient  à  l'écart  leurs  armes,  pour  ne  pas  remporter  une  victoire 
trop  aisée.  Bossuet,  passant  ensuite  aux  preuves  historiques,  et  mon- 
trant que  le  prétendu^^ac/e  social  n'a  jamais  existé,  fait  voir,  ainsi  qu'il 
le  dit  lui-même,  qu'il  y  a  là  autant  d'ignorance  que  de  mots;  que  si  le 
peuple  est  souverain,  il  a  le  droit  incontestable  de  changer  tous  les 
jours  sa  constitution,  etc.  Ce  grand  homme  (que  M.  de  Bonald,  digne 
d'être  son  admirateur,  cite  avec  tant  de  complaisance)  établit  aussi 
l'excellence  de  la  succession  au  pouvoir  suprême.  «  C'est  un  bien  pour 
le  peuple,  dit-il  dans  le  même  avertissement,  que  le  gouvernement 
devienne  aisé  ;  qu'il  se  perpétue  par  les  mêmes  lois  qui  perpétuent  le 
genre  humain,  et  qu'il  aille  pour  ainsi  dire  avec  la  nature.  » 

M.  de  Bonald  nous  reproduit  cette  forme  de  bon  sens,  et  quelque- 
fois cette  simple  grandeur  de  style.  C'est  un  sujet  d'étonnement  dont 
on  a  peine  à  revenir,  que  l'ignorance  ou  la  mauvaise  foi  dans  laquelle 
est  tombé  notre  siècle  relativement  au  siècle  de  Louis  XIV.  On  croit 
que  ces  écrivains  ont  méconnu  les  principes  de  l'ordre  social,  et  cepen- 
dant il  n'y  a  pas  de  question  politique  dont  Bossuet  n'ait  parlé,  soit 
dans  son  Histoire  universelle,  soit  dans  sa  Politique  tirée  de  l'Écriture, 
soit  surtout  dans  ses  controverses  avec  les  protestants. 

Au  reste,  si  l'on  peut  faire  quelques  objections  à  M.  de  Bonald  sur 
les  deux  premiers  volumes  de  son  ouvrage,  il  n'en  est  pas  ainsi  du 
troisième.  L'auteur  y  parle  de  Yéducation  avec  une  supériorité  de 
lumière,  une  force  de  raisonnement,  une  netteté  de  vue,  dignes  des 
plus  grands  éloges.  C'est  véritablement  dans  les  questions  particulières 
de  morale  ou  de  politique  que  M.  de  Bonald  excelle.  Il  y  répand  par- 
tout une  modération  féconde,  pour  employer  la  belle  expression  de 
d'Aguesseau.  Je  ne  doute  point  que  son  Traité  d'Éducation  n'attire  les 
yeux  des  hommes  d'État,  comme  sa  question  du  divorce  fixa  l'atten- 
tion des  meilleurs  esprits  de  la  France.  On  reviendra  incessamment 
sur  ce  troisième  voluma,  qui  mérite  seul  un  extrait. 


MELANGES   LITTÉRAIRES.  /,35 

Le  style  de  M.  de  Bonald  pourroit  être  quelquefois  plus  harmonieux 
et  moins  négligé.  Sa  pensée  est  toujours  éclatante  et  d'un  heureux 
choix;  mais  je  ne  sais  si  son  expression  n'est  pas  quelquefois  un  peu 
terne  et  commune,  légers  défauts  que  le  travail  fera  disparoître.  On 
pourroit  aussi  désirer  plus  d'ordre  dans  les  matières  et  plus  de  clarté 
dans  les  idées.  Les  génies  forts  et  élevés  ne  compatissent  pas  assez  à 
la  foiblesse  de  leurs  lecteurs  ;  c'est  un  abus  naturel  de  la  puissance. 
Quelquefois  encore,  les  distinctions  de  l'auteur  paroisscnt  trop  ingé- 
nieuses, trop  subtiles.  Comme  ^Montesquieu,  il  aime  à  appuyer  une 
grande  vérité  sur  une  petite  raison.  La  définition  d'un  mot,  l'explica- 
tion d'une  étymologie,  sont  des  choses  trop  curieuses  et  trop  arbi- 
traires pour  qu'on  puisse  les  avancer  au  soutien  d'un  principe  impor- 
tant. 

Au  reste,  on  a  voulu  seulement,  par  ce  peu  de  mots,  sacrifier  à  la 
triste  coutume  qui  veut  qu'on  joigne  toujours  la  critique  à  l'éloge.  A 
Dieu  ne  plaise  que  nous  observions  misérablement  quelque  tache  dans 
les  écrits  d'un  homme  aussi  supérieur  que  M.  de  Bonald!  Comme  nous 
ne  sommes  point  une  autorité,  nous  avons  permission  d'admirer  avec 
le  vulgaire,  et  nous  en  profitons  amplement  pour  l'auteur  de  la  Lcgis- 
lation  primitive. 

Heureux  les  États  qui  possèdent  encore  des  citoyens  comme  M',  de 
Bonald  ;  hommes  que  les  injustices  de  la  fortune  ne  peuvent  découra- 
ger, qui  combattent  pour  le  seul  amour  du  bien,  lors  même  qu'ils 
n'ont  pas  l'espérance  de  vaincre! 

L'auteur  de  cet  article  ne  peut  se  refuser  une  image  qui  lui  est 
fournie  par  la  position  dans  laquelle  il  se  trouve.  Au  moment  même 
où  il  écrit  ces  derniers  mots,  il  descend  un  des  plus  grands  fleuves  de 
la  France;  sur  deux  montagnes  opposées  s'élèvent  deux  tours  en 
ruines;  au  haut  de  ces  tours  sont  attachées  de  petites  cloches  que  les 
montagnards  sonnent  à  notre  passage.  Ce  fleuve,  ces  montagnes,  ces 
sons,  ces  monuments  gothiques,  amusent  un  moment  les  yeux  des 
spectateurs  ;  mais  personne  ne  s'arrête  pour  aller  où  la  cloche  l'invite  : 
ainsi  les  hommes  qui  prêchent  aujourd'hui  morale  et  religion  don- 
nent en  vain  le  signal  du  haut  de  leurs  ruines  à  ceux  que  le  torrent 
du  siècle  entraîne  ;  le  voyageur  s'étonne  de  la  grandeur  des  débris, 
de  la  douceur  des  bruits  qui  en  sortent,  de  la  majesté  des  souvenirs 
qui  s'en  élèvent,  mais  il  n'interrompt  point  sa  course,  et  au  premier 
détour  du  fleuve  tout  est  oublié. 


SUR 


LA    LÉGISLATION    PRIMITIVE. 


Décembre  1802. 

On  peut  remarquer  dans  l'histoire  que  la  plupart  des  révolutions 
des  peuples  civilisés  ont  été  précédées  des  mêmes  opinions,  et  annon- 
cées par  les  mêmes  écrits  :  Quid  est  quod  fuit?  ipsum  quod  futurum 
est.  Quintilien  et  Élien  nous  parlent  de  cet  Archiloque  qui  osa  le  pre- 
mier publier  l'histoire  honteuse  de  sa  conscience  à  la  face  de  l'univers, 
et  qui  florisspit  en  Grèce  avant  la  réforme  de  Solon.  Au  rapport  d'Es- 
chine,  Dracon  avoit  fait  un  traité  de  l'éducation,  où  prenant  l'homme 
à  son  berceau  il  le  conduisoit  pas  à  pas  jusqu'à  sa  tombe.  Gela  rap- 
pelle l'éloquent  sophiste  dont  M.  de  La  Harpe  a  fait  un  portrait  admi- 
rable. 

La  Cyropédie  de  Xénophon,  une  partie  de  la  République  de  Platon, 
et  les  premiers  livres  de  ses  Lois,  peuvent  être  aussi  regardés  comme 
de  beaux  traités,  plus  ou  moins  propres  à  former  le  cœur  de  la  jeunesse. 
Sénèque  et  surtout  le  judicieux  Quintilien,  placés  sur  un  autre  théâ- 
tre, plus  rapprochés  de  nos  temps,  ont  laissé  d'excellentes  leçons  aux 
maîtres  et  aux  disciples.  Malheureusement,  de  tant  de  bons  écrits  sur 
l'éducation  nous  n'avons  emprunté  que  la  partie  systématique,  et  pré- 
cisément celle  qui,  tenant  aux  mœurs  des  anciens,  ne  peut  s'appliquer 
à  nos  mœurs.  Cette  fatale  imitation,  que  nous  avons  poussée  en  tout 
à  l'excès,  a  causé  bien  des  mulheurs  :  en  naturalisant  chez  nous  les 
dévastations  et  les  assassinats  de  Sparte  et  d'Athènes,  sans  atteindre 
à  la  grandeur  de  ces  fameuses  cités,  nous  avcas  imité  ces  tyrans  qui 
pour  embelh'r  leur  patrie  y  faisoient  transporter  les  ruines  et  les  tom- 
beaux de  la  Grèce. 

Si  la  fureur  de  tout  détruire  n'avoit  pas  été  le  caractère  dominant 
de  ce  siècle,  qu'avions-nous  besoin,  cependant,  d'aller  chercher  des 
systèmes  d'éducation  dans  les  débris  de  l'antiquité?  N'avions-nous 
pas  les  institutions  du  christianisme  ?  Cette  reli^non  si  calomniée  (et  à 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  &37 

qui  nous  devons  toutefois  jusqu'à  l'art  qui  nous  nourrit),  cette  reli- 
gion arracha  nos  pères  aux  ténèbres  de  la  barbarie.  D'une  main,  les 
bénédictins  guidoient  les  premières  charrues  dans  les  Gaules;  de 
l'autre,  ils  transcrivoicnt  les  poèmes  d'Homère;  et  tandis  que  les 
clercs  de  la  vie  commune  s'occupoient  de  la  collation  des  anciens 
manuscrits ,  les  pauvres  frères  des  écoles  "pieuses  enseignoient  gratis 
aux  enfants  du  peuple  les  premiers  rudiments  des  lettres  ;  ils  obéis- 
soient  à  ce  commandement  du  livre  où  tout  se  trouve  :  Non  des  illi 
potestalem  in  juventute,  el  ne  despicias  cogitatus  illius. 

Bientôt  parut  cette  société  fameuse  qui  donna  le  Tasse  à  l'Italie  et 
Voltaire  à  la  France,  et  dont,  pour  ainsi  dire,  chaque  membre  fut  un 
homme  de  lettres  distingué.  Le  jésuite,  mathématicien  à  la  Chine, 
législateur  au  Paraguay,  antiquaire  en  Egypte,  martyr  au  Canada, 
étoit  en  Europe  un  maître  savant  et  poli,  dont  l'urbanité  ôtoit  à  la 
science  ce  pédantisme  qui  dégoûte  la  jeunesse.  Voltaire  consultoit  sur 
ses  tragédies  les  pères  Porrée  et  Brumoy  :  «  On  a  lu  Jules  César  devant 
dix  jésuites,  écrit-il  à  M.  de  Cideville;  ils  en  pensent  comme  vous.  » 
La  rivalité  qui  s'établit  un  moment  entre  Port-Royal  et  la  Société  força 
cette  dernière  à  veiller  plus  scrupuleusement  sur  sa  morale,  et  les 
Lettres  provinciales  achevèrent  de  la  corriger.  Les  jésuites  étoient  des 
hommes  tolérants  et  doux,  qui  cherchoient  à  rendre  la  religion  aimable, 
par  indulgence  pour  notre  foiblesse,  et  qui  s'égarèrent  d'abord  dans 
ce  charitable  dessein  :  Port-Royal  étoit  inflexible  et  sévère,  et,  comme 
le  roi-prophète,  il  sembloit  vouloir  égaler  la  rigueur  de  sa  pénitence  à 
la  hauteur  de  son  génie.  Si  le  poète  le  plus  tendre  fut  élevé  à  l'école 
des  Solitaires,  le  prédicateur  le  plus  austère  sortit  du  sein  de  la  Société. 
Bossuet  et  Boileau  penchoient  pour  les  premiers  :  Fénelon  et  La  Fon- 
taine pour  la  seconde. 

«  Anacréon  se  tait  devant  les  jansénistes,  » 

Port-Royal,  sublime  à  sa  naissance,  changea  et  s'altéra  tout  à  coup, 
comme  ces  emblèmes  antiques  qui  n'ont  que  la  tête  d'aigle;  les 
jésuites,  au  contraire,  se  soutinrent  et  se  perfectionnèrent  jusqu'à  leur 
dernier  moment.  La  destruction  de  cet  ordre  a  fait  un  mal  irréparabi 
à  l'éducation  et  aux  lettres;  on  en  convient  aujourd'hui.  Mais,  selon 
la  réflexion  touchante  d'un  historien  :  Quis  beneficorum  serval  memo- 
riam?  aut  quis  ullam  calamitosis  deberi  putat  gratiam?  aut  quando 
fortwia  non  mutât  fidem? 

Ce  fut  donc  sous  le  siècle  de  Louis  XIV  (siècle  qui  enfanta  toutes  les 
grandeurs  de  la  France)  que  le  système  de  l'éducation  pour  les  deux 


/j38  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

sexes  parvint  à  son  plus  haut  point  de  perfection.  On  se  rappelle 
avec  admiration  ces  temps  où  l'on  vit  sortir  des  écoles  chrétiennes 
Pacine,  Molière,  Montfaucon,  Sévigné,  La  Fayette,  Dacier;  ces  temps 
'Kl  le  chantre  d'Antiope  donnoit  des  leçons  aux  épouses  des  hommes, 
Kl  les  pères  Hardouin  et  Jouvency  expliquoient  la  belle  antiquité, 
tandis  que  les  génies  de  Port-Royal  écrivoient  pour  des  écoliers  de 
sixième,  et  que  le  grand  Bossuet  se  chargeoit  du  catéchisme  des  petits 
enfants. 

Rollin  parut  bientôt  à  la  tête  de  l'université;  ce  savant  homme,  que 
l'on  prend  aujourd'hui  pour  un  pédant  de  collège  plein  de  ridicules  et 
de  préjugés,  est  pourtant  un  des  premiers  écrivains  françoîs  qui  aient 
parlé  d'un  philosophe  anglois  avec  éloge  :  «  Je  ferai  grand  usage  de 
deux  auteurs  modernes  (dit-il  dans  son  Traité,  des  Études)  ;  ces  auteurs 
sont  M.  de  Fénelon,  archevêque  de  Cambrai,  et  M.  Locke,  Anglois, 
dont  les  écrits  sur  cette  matière  sont  fort  estimés,  et  avec  raison.  Le 
dernier  a  quelques  sentiments  particuliers  que  je  ne  voudrois  pas  tou- 
jours adopter.  Je  ne  sais,  d'ailleurs,  s'il  étoit  bien  versé  dans  la  con- 
noissance  de  la  langue  grecque  et  dans  l'étude  des  belles-lettres;  il  ne 
paroît  pas  au  moins  en  faire  assez  de  cas.  » 

C'est  en  effet  à  l'ouvrage  de  Locke  sur  l'éducation  qu'on  peut  faire 
remonter  la  date  de  ces  opinions  systématiques  qui  tendent  à  faire  de 
tous  les  enfants  des  héros  de  roman  ou  de  philosophie.  L'Emile,  où 
ces  opinions  sont  malheureusement  consacrées  par  un  grand  talent  et 
quelquefois  par  une  haute  éloquence,  VÉmile  est  jugé  maintenant 
comme  livre  pratique;  sous  ce  rapport  il  n'y  a  pas  de  livre  élémen- 
taire pour  l'enfance  qui  ne  lui  soit  bien  préférable  :  on  s'en  est  enfin 
bien  aperçu,  et  une  femme  célèbre  a  publié  de  nos  jours  sur  l'éduca- 
tion des  préceptes  beaucoup  plus  sains  et  plus  utiles.  Un  homme  dont 
le  génie  a  été  mûri  par  les  orages  de  la  révolution  achève  maintenant 
de  renverser  les  principes  d'une  fausse  philosophie  et  de  rasseoir 
l'éducation  sur  ses  bases  morales  et  religieuses.  Le  troisième  volume 
de  la  Législation  primitive  est  consacré  à  cet  important  sujet  :  nous 
avons  promis  de  le  faire  connoître  à  nos  lecteurs. 

M.  de  Bonald  commence  par  poser  en  principe  que  l'homme  naît 
ignorant  et  foible,  mais  capable  d'apprendre;  a  bien  différent  de  la 
brute,  l'homme  naît,  dit-il,  perfectible,  et  l'animal  nsili  parfait». 

Que  faut-il  enseigner  à  l'homme?  Tout  ce  qui  est  bon,  c'est-à-dire 
tout  ce  qui  est  nécessaire  à  la  conservation  des  êtres. 

Et  quel  est  le  moyen  général  de  cette  conservation?  La  société. 

Comment  la  société  exprime-t-elle  ses  rapports?  Elle  les  exprime  par 
des  volontés  qui  s'appellent  lois. 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  /t39 

Les  lois  sont  donc  des  volontés,  d'où  résultent  pour  les  membres 
de  la  société  des  actions  appelées  devoirs. 

Donc  l'éducation  proprement  dite  est  Y  enseignement  des  lois  et  des 
devoirs  de  la  société. 

L'homme  sous  le  rapport  religieux  et  politique  appartient  à  une 
société  domestique  et  à  une  société  publique.  Il  y  a  donc  deux  systèmes 
d'éducation,  savoir  : 

L'éducation  domestique,  qui  suit  l'enfant  dans  la  maison  paternelle; 
elle  a  pour  but  de  former  l'homme  pour  la  famille  et  de  l'instruire 
des  éléments  de  la  religion. 

L'éducation  publique,  qui  est  celle  que  les  enfants  reçoivent  de  l'État 
dans  des  établissements  publics;  son  but  est  de  former  l'homme  pour 
la  société  publique  et  les  devoirs  religieux  et  politiques  qu'elle  com- 
mande. 

L'éducation,  dans  son  principe,  doit  être  essentiellement  religieuse. 
Ici  M.  de  Bonald  combat  fortement  l'auteur  d'Emile.  Dire  qu'on  ne 
doit  donner  à  l'enfance  aucun  principe  religieux,  c'est  une  des  erreurs 
les  plus  funestes  que  jamais  ait  avancées  la  philosophie.  L'auteur  de 
la  Législation  primitive  cite  l'exemple  effrayant  de  soixante-quinze 
enfants  au-dessous  de  seize  ans,  jugés  à  la  police  correctionnelle,  dans 
l'espace  de  cinq  mois,  pour  larcins,  vols  et  atteintes  aux  mœurs.  M.  Sci- 
pion  Bexon,  vice-président  du  tribunal  de  première  instance  du  dépar- 
tement de  la  Seine,  à  qui  l'on  doit  la  connoissance  de  ce  fait,  ajoute, 
dans  son  rapport,  que  plus  de  la  moitié  des  vols  qui  ont  lieu  dans  Paris 
sont  commis  par  des  enfants. 

a  Que  des  établissements  publics,  dit  M.  Necker  dans  son  Cours  de  morale 
religieuse,  assurent  à  tous  les  enfants  des  instructions  élémentaires  de  morale 
et  de  religion.  Votre  indifférence  vous  rendroit  un  jour  responsables  des 
égarements  que  vous  seriez  forcés  de  punir;  votre  conscience  au  moins 
soroit  effrayée  du  reproche  que  pourroit  vous  adresser  un  jeune  homme 
traduit  devant  un  tribunal  criminel,  un  jeune  homme  prêt  à  subir  une  con- 
damnation rigoureuse.  Que  pourriez-vous  répondre  en  effet  s'il  disoit  :  «  Je 
«  n'ai  jamais  été  formé  à  la  vertu  par  aucune  leçon  ;  j'ai  été  dévoué  à  des 
«  travaux  mercenaires;  j'ai  été  lancé  dans  le  monde  avant  qu'on  eût  gravé 
«  dans  mon  cœur  ou  dans  mon  souvenir  un  seul  principe  de  conduite.  On 
«  m'a  parlé  de  liberté,  d'égalité,  jamais  de  mes  devoirs  envers  les  autres, 
«  jamais  de  l'autorité  religieuse  qui  m'auroit  soumis  à  ces  devoirs;  on  m'a 
«  laissé  l'enfant  de  la  nature,  et  l'on  veut  me  juger  par  des  lois  que  le  génie 
«  social  a  composées  :  ce  n'étoit  pas  avec  une  sentence  de  mort  qu'il  falloit 
«  m'enseigner  les  obligations  de  la  viel  »  Tel  est  le  langage  terrible  que 
pourroit  tenir  un  jeune  homme  en  entendant  sa  condamnation.  » 


/,40  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

En  parlant  d'abord  de  l'éducation  domestique,  M.  de  Bonald  veut 
qu'on  rejette  toutes  ces  pratiques  angloises,  américaines,  philoso- 
phiques, inventées  par  l'esprit  de  système  et  soutenues  par  la  mode. 

a  Des  vêtements  légers,  dit-il,  la  tête  découverte,  un  lit  dur,  sobriété  et 
exercices,  des  privations  plutôt  que  des  jouissances,  en  un  mot,  presque 
toujours  ce  qui  coûte  le  moins,  est  en  tout  ce  qui  convient  le  mieux,  et  la 
nature  n'emploie  ni  tant  de  frais  ni  tant  de  soins  pour  élever  ce  frêle  édifice 
qui  ne  doit  durer  qu'un  instant,  et  qu'un  souffle  peut  renverser.  » 

Il  conseille  ensuite  le  rétablissement  des  corporations, 

«  que  le  gouvernement  doit,  dit-il ,  regarder  comme  l'éducation  domes- 
tique des  enfants  du  peuple.  Ces  corporations,  où  la  religion  fortifioit  par  ses 
pratiques  les  règlements  de  l'autorité  civile,  avoient,  entre  autres  avantages, 
celui  de  contenir  par  le  devoir  un  peu  dur  des  maîtres  une  jeunesse  gros- 
sière ,  que  le  besoin  de  vivre  soustrait  de  bonne  heure  au  pouvoir  paternel 
et  que  son  obscurité  dérobe  au  pouvoir  politique.  » 

C'est  voir  les  choses  de  bien  haut  et  considérer  en  véritable  législa- 
teur ce  que  tant  d'écrivains  n'ont  aperçu  qu'en  économistes. 

L'auteur,  passant  à  l'éducation  publique,  prouve  d'abord,  comme 
Quintilien,  l'insuffisance  d'une  éducation  privée,  et  la  nécessité  d'une 
éducation  commune.  Après  avoir  parlé  des  lieux  où  l'on  doit  établir  les 
collèges,  et  fixé  le  nombre  des  élèves  que  chaque  collège  doit  à  pfeu 
près  contenir,  il  examine  la  grande  question  sur  les  maîtres  ;  laissons- 
le  parler  lui-même  : 

«  Il  faut  une  éducation  perpétuelle,  universelle,  uniforme,  et  par  consé- 
quent un  instituteur  perpétuel,  universel,  uniforme  :  il  faut  donc  un  corps, 
car  hors  d'un  corps  il  ne  peut  y  avoir  ni  perpétuité,  ni  généralité,  ni  uni- 
formité. 

«  Ce  corps  (car  il  n'en  faut  qu'un),  chargé  de  l'éducation  publique,  ne 
peut  pas  être  un  corps  purement  séculier,  car  oij  seroit  le  lien  qui  en  assu- 
reroit  la  perpétuité,  et  par  conséquent  l'uniformité?  Seroit-ce  l'intérêt  per- 
sonnel? Mais  des  séculiers  auront  ou  pourront  avoir  une  famille.  Ils  appar- 
tiendront donc  plus  à  leur  famille  qu'à  l'État,  à  leurs  enfants  plus  qu'aux 
enfants  des  autres,  à  leur  intérêt  personnel  plus  qu'à  l'intérêt  public;  car 
l'amour  de  soi,  dont  on  veut  faire  le  lien  universel,  est  et  sera  toujours  le 
mortel  ennemi  de  l'amour  des  autres 


«  Si  les  instituteurs  publics  sont  célibataires,  quoique  séculiers,  ils  ne 
pourront  faire  corps  entre  eux,  leur  agrégation  fortuite  ne  sera  qu'unesucces- 


MÉLANGES   LITTËRAIRES.  hk^ 

si&n  continuelle  d'individus  entrés  pour  vivre,  et  sortis  pour  s'établir;  et 
quel  père  de  famille  osera  confier  ses  enfants  à  des  célibataires  dont  une 
discipline  religieuse  ne  garantira  pas  les  mœurs?  S'ils  sont  mariés,  com- 
ment l'État  pourroit-il  assurer  à  des  hommes  chargés  de  famille,  animés 
d'une  juste  ambition  de  fortune,  et  plus  capables  que  d'autres  de  s'y  livrer 
avec  succès,  comment  pourroit-il  leur  assurer  un  établissement  qui  puisse 
les  détourner  d'une  spéculation  plus  lucrative?  Si ,  par  des  vues  d'économie, 
on  les  réunit  sous  le  même  toit  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfants,  la  con- 
corde est  impossible;  si  on  leur  permet  de  vivre  séparément,  les  frais  sont 
incalculables.  Des  hommes  instruits  ne  voudront  pas  soumettre  leur  espri.t 
à  des  règlements  devenus  routiniers,  à  des  méthodes  d'enseignement  qui 
leur  paroîtront  défectueuses;  des  hommes  avides  et  accablés  de  besoins 
voudront  s'enrichir;  des  pères  de  famille  oublieront  les  soins  publics  pour 
les  affections  domestiques.  L'État  peut  être  assuré  de  ne  conserver  dans  les 
établissements  d'éducation  que  les  hommes  qui  ne  seront  propres  à  aucune 
autre  profession,  des  mauvais  sujets;  et  l'on  peut  s'en  convaincre  aisément 
en  se  rappelant  que  les  instruments  les  plus  actifs  de  nos  désordres  ont  été 
à  Paris  cette  classe  d'instituteurs  laïques  atlachés  aux  collèges,  qui,  dans 
leurs  idées  classiques ,  ont  vu  le  forum  de  Rome  à  l'assemblée  de  leurs 
sections,  se  sont  crus  des  orateurs  chargés  des  destinées  de  la  république, 
lorsqu'ils  n'étoient  que  des  brouillons  bouffis  d'orgueil  et  impatients  de  sortir 
de  leur  état.  Il  faut  donc  un  corps  qui  ne  puisse  se  dissoudre  ;  un  corps  où 
des  hommes  fassent  à  une  règle  commune  le  sacrifice  de  leurs  opinions 
personnelles,  à  une  richesse  commune  le  sacrifice  de  leur  cupidité  person- 
nelle, à  la  famille  commune  de  l'État  le  sacrifice  de  leurs  familles  person- 
nelles. Mais  quelle  autre  force  que  celle  de  la  religion,  quels  autres  engage- 
ments que  ceux  qu'elle  consacre,  peuvent  lier  des  hommes  à  des  devoirs 
aussi  austères  et  leur  commander  des  sacrifices  aussi  pénibles!  » 

La  vigoureuse  dialectique  de  ce  morceau  sera  remarquée  de  tous 
les  lecteurs.  M.  de  Bonald  presse  l'argument  de  manière  à  ne  laisser 
aucun  refuge  à  ses  adversaires.  On  pourroit  seulement  lui  objecter  les 
universités  protestantes  ;  mais  il  pourrait  répondre  que  les  professeurs 
de  ces  universités,  bien  qu'ils  soient  mariés,  sont  cependant  des  mi- 
nistres ou  des  prêtres;  que  ces  universités  sont  d'ailleurs  des  fonda- 
tions chrétiennes,  dont  les  revenus  et  les  fonds  sont  indépendants  du 
gouvernement;  qu'après  tout,  les  désordres  sont  tels  dans  ces  univer- 
sités que  des  parents  sages  craignent  souvent  d'y  envoyer  leurs 
enfants.  Tout  cela  change  absolument  l'état  de  la  question,  et  sert 
même,  en -dernière  analyse,  à  conOrmer  le  raisonnement  de  l'auteur. 

M.  de  Bonald,  ne  s'occupant  qu'à  poser  les  principes,  néglige  de  don- 
ner des  avis  particuliers  aux  maîtres.  On  les  trouve  d'ailleurs,  ces  avis, 
dans  les  écrits  du  bon  Rollin.  Le  seul  titre  de  ces  chapitres  fait  aimer 


hh2  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

cet  excellent  homme  :  prendre  de  l' autorité  sur  les  enfants;  se  faire 
aimer  et  craindre;  inconvénients  et  dangers  des  châtiments;  parler  raison 
aux  enfants,  les  piquer  d'honneur  ;  faire  usage  des  louanges,  des  récom- 
penses, des  caresses;  rendre  l'étude  aimable  ;  accorder  du  repos  et  de  la 
récréation  aux  enfants;  piété,  religion,  zèle  pour  le  salut  des  enfants  ; 
c'est  sous  ce  dernier  titre  qu'on  lit  ces  mots,  qui  font  presque  verser 
des  larmes  d'attendrissement  : 

«  Qu'est-ce  qu'un  maître  chrétien,  chargé  de  l'éducation  de  jeunes  gens? 
C'est  un  homme  entre  les  mains  de  qui  Jésus-Christ  a  remis  un  certain 
nombre  d'enfants,  qu'il  a  rachetés  de  son  sang  et  pour  lesquels  il  a  donné 
sa  vie;  en  qui  il  habite  comme  dans  sa  maison  et  dans  son  temple;  qu'il 
regarde  comme  ses  membres,  comme  ses  frères  et  ses  cohéritiers,  dont  il 
veut  faire  autant  de  rois  et  de  prêtres  qui  régneront  et  serviront  Dieu  avec 
lui  et  par  lui  pendant  toute  l'éternité;  et  il  les  leur  a  confiés  pour  conserver 
en  eux  le  précieux  et  l'inestimable  dépôt  de  l'innocence.  Or,  quelle  gran- 
deur, quelle  noblesse  une  commission  si  honorable  n'ajoute-t-elle  point  à 

toutes  les  fonctions  des  maîtres? 

Un  bon  maître  doit  s'appliquer 

ces  paroles,  que  Dieu  faisoit  continuellement  retentir  aux  oreilles  de  Moïse, 
le  conducteur  de  son  peuple  :  Poriez-les  dans  votre  sein  comme  une  nour- 
rice a  accoutumé  de  porter  son  petit  enfant;  Porta  eos  in  sinu  tuo,  sicutportare 
solet  infantulum.  » 

Des  maîtres  M.  de  Donald  passe  aux  élèves.  Il  veut  qu'on  les  occupe 
principalement  de  l'étude  des  langues  anciennes,  qui  ouvrent  aux 
enfants  les  trésors  du  passé  et  promènent  leur  esprit  et  leur  cœur  sur 
de  beaux  souvenirs  et  de  grands  exemples.  Il  s'élève  contre  cette  édu- 
cation philosophique  «qui  encombre,  dit-il,  la  mémoire  des  enfants  de 
vaincs  nomenclatures  de  minéraux,  de  plantes,  qui  rétrécissent  leur 
intelligence,  etc.  » 

On  doit  aimer  à  se  rencontrer  dans  les  mêmes  sentiments  et  les 
mêmes  opinions  avec  un  homme  tel  que  M.  de  Bonald.  Nous  avons  eu 
le  bonheur  d'attaquer  un  des  premiers  cette  dangereuse  manie  de  notre 
siècle'.  Personne  peut-être  ne  sent  plus  que  nous  le  charme  de  Vhis- 
toire  naturelle;  mais  quel  abus  n'en  fait-on  pas  aujourd'hui,  et  dans 
la  manière  dont  on  l'étudié,  et  dans  les  conséquences  qu'on  veut  en 
tirer!  L'histoire  naturelle  proprement  dite  ne  peut  être,  ne  doit  être 
qu'une  suite  de  tableaux,  comme  dans  la  nature.  Buffon  avoit  un  sou- 
verain mépris  pour  les  classifications,  qu'il  appeloit  des  échafaudages 

t.  Dans  le  Génie  du  Christianisme. 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  U3 

pour  arriver  à  la  science,  et  non  pas  la  science  elle-même  '.  Indépen- 
damment des  autres  dangers  qu'entraîne  l'étude  exclusive  des  sciences, 
comme  elles  ont  un  rapport  immédiat  avec  le  vice  originel  de  l'homme, 
elles  nourrissent  beaucoup  pkis  l'orgueil  que  les  lettres.  «  Descartes 
croyoit,  dit  le  savant  auteur  de  sa  vie,  qu'il  étoit  dangereux  de  s'ap- 
pliquer trop  sérieusement  à  ces  démonstrations  superficielles,  que 
l'industrie  et  l'expérience  fournissent  moins  souvent  que  le  hasard. 
Sa  maxime  éîoit  -  que  cette  application  nous  désaccoutume  insensible- 
ment de  l'usage  de  notre  raison  et  nous  expose  à  perdre  la  route  que 
la  lumière  nous  trace  ^.  »  Et  l'on  peut  ajouter  ces  paroles  de  Locke  : 
«  Entêtés  de  cette  folle  pensée,  que  rien  n'est  au  -  dessus  de  notre  com- 
préhension ^.  » 

Voulez-vous  apprendre  l'histoire  naturelle  aux  enfants  sans  dessé- 
cher leur  cœur  et  sans  flétrir  leur  innocence,  mettez  entre  leurs  mains 
le  commentaire  de  la  Genèse,  par  M.  de  Luc,  ou  l'ouvrage  cité  par 
Rollin,  dans  le  livre  de  ses  Études,  intitulé  de  la  Philosophie.  Quelle 
philosophie,  et  combien  peu  elle  ressemble  à  la  nôtre!  Citons  un  mor- 
ceau au  hasard  : 

«  Quel  architecte  a  enseigné  aux  oiseaux  à  choisir  un  lieu  ferme  et  à  bâtir 
sur  un  fondement  solide?  Quelle  mère  tendre  leur  a  conseillé  d'en  couvrir  le 
fond  de  matières  molles  et  délicates,  telles  que  le  duvet  et  le  coton?  Et 
lorsque  ces  matières  manquent,  qui  leur  a  suggéré  cette  ingénieuse  charité, 
qui  les  porte  à  s'arracher  avec  le  bec  autant  de  plumes  de  l'estomac  qu'il  en 
faut  pour  préparer  un  berceau  commode  à  leurs  petits? 

a  Est-ce  pour  les  oiseaux ,  Seigneur,  que  vous  avez  uni  ensemble  tant  de 
miracles  qu'ils  ne  connoissent  point?  Est-ce  pour  les  hommes  qui  n'y  pen- 
sent pas  ?  Est-ce  pour  des  curieux,  qui  se  contentent  de  les  admirer  sans 
remonter  jusqu'à  vous?  Et  n'est-il  pas  visible  que  votre  dessein  a  été  de  nous 
rappeler  à  vous  par  un  tel  spectacle ,  de  nous  rendre  sensibles  votre  provi- 
dence et  votre  sagesse  infinie ,  et  de  nous  remplir  de  conBance  en  votre 
bonté,  si  attentive  et  si  tendre  pour  des  oiseaux,  dont  une  couple  ne  vaut 
qu'une  obole  *  ?  » 

Il  n'y  a  que  les  Études  de  la  Nature  de  M.  Bernardin  de  Saint-Pierre 
qui  offrent  des  peintures  aussi  religieuses  et  aussi  touchantes.  La  plus 
belle  page  de  Buffon  n'égale  peut-être  pas  la  tendre  éloquence  de  ce 
mouvement  chrétien  :  Est-ce  pour  les  oiseaux.  Seigneur,  etc. 

i.  Hist.  nat.,  t.  I,  prem.  Disc,  p.  79,  édit.  17. 

2.  Lettre  de  1G39,  p.  412.  Descartes,  lib.  de  Direct,  ingen.  régula,  n"  5. 

3.  Œuvres  deDesc.,  1. 1,  p.  112. 

4.  Entend,  hum.,  liv.  i,  chap.  m,  art.  i,  trad.  de  M.  Cotte. 

5.  Matth.,  10,  20. 


likk  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

Un  étranger  se  trouvoit  il  y  a  quelque  temps  dans  une  société  où 
l'on  parloit  du  fils  de  la  maison,  enfant  de  sept  ou  huit  ans,  comme 
d'un  prodige.  Bientôt  on  entend  un  grand  bruit,  les  portes  s'ouvrent, 
ei  l'on  voit  paroître  le  petit  docteur,  les  bras  nus,  la  poitrine  décou- 
verte, et  habillé  comme  un  singe  qu'on  va  montrer  à  la  foire.  Il  arri- 
voit  se  roulant  d'une  jambe  sur  l'autre,  d'un  air  assuré,  regardant 
avec  effronterie,  importunant  tout  le  monde  de  ses  questions,  et 
tutoyant  également  les  femmes  et  les  hommes  âgés.  0»  le  place  sur 
une  table,  au  milieu  de  l'assemblée  en  extase  ;  on  l'interroge  :  «  Qu'est- 
ce  que  l'homme?  lui  demande  gravement  un  instituteur.  —  C'est  un 
animal  mammifère,  qui  a  quatre  extrémités,  dont  deux  se  terminent 
en  mains.  —  Y  a-t-il  d'autres  animaux  de  sa  classe?  —  Oui  :  les 
chauves-souris  et  les  singes.  »  L'assemblée  poussa  des  cris  d'admira- 
tion. L'étranger,  se  tournant  vers  nous,  nous  dit  brusquement  :  «  Si 
j'avois  un  enfant  qui  sût  de  pareilles  choses,  en  dépit  des  larmes  de  sa 
mère,  je  lui  donnerois  le  fouet  jusqu'à  ce  qu'il  les  eût  oubliées.  Je 
me  souviens  des  paroles  de  votre  Henri  IV  :  M' amie,  disoit-il  à  sa 
femme,  fows  ■pleurez  quand  je  donne  le  fouet  a  notre  fils;  mais  c'est 
pour  son  bien,  et  la  peine  que  je  vous  fais  à  présent  vous  épargnera  un 
jour  bien  des  peines.  )> 

Ces  petits  naturalistes,  qui  ne  savent  pas  un  mot  de  leur  religion  et 
de  leurs  devoirs,  sont  à  quinze  ans  des  personnages  insupportables. 
Déjà  hommes,  sans  être  hommes,  vous  les  voyez  traîner  leur  figure 
pâle  et  leur  corps  énervé  dans  les  cercles  de  Paris,  décidant  de  tout  en 
maîtres,  ayant  une  opinion  en  morale  et  en  politique,  prononçant  sur 
ce  qui  est  bon  ou  mauvais,  jugeant  de  la  beauté  des  femmes,  de  la 
bonté  des  livres,  du  jeu  des  acteurs,  de  la  danse  des  danseurs,  et 
se  regardant  danser  eux-mêmes  avec  admiration,  se  piquant  d'être 
déjà  blasés  sur  leurs  succès,  et,  pour  comble  de  ridicule  et  d'horreur, 
ayant  quelquefois  recours  au  suicide. 

Ah!  ce  ne  sont  pas  là  ces  enfants  d'autrefois,  que  leurs  parents 
envoyoient  chercher  tous  les  jeudis  au  collège.  Ils  arrivoient  avec  des 
habits  simples  et  modestement  fermés.  Ils  s'avançoient  timidement 
au  milieu  du  cercle  de  la  famille,  rougissant  quand  on  leur  parloit, 
baissant  les  yeux,  saluant  d'un  air  gauche  et  embarrassé,  mais  emprun- 
tant des  grâces  de  leur  simplicité  môme  et  de  leur  innocence;  et 
cependant  le  cœur  de  ces  pauvres  enfants  bondissoit  de  joie.  Quelles 
délices  pour  eux  qu'une  journée  passée  ainsi  sous  le  toit  paternel,  au 
milieu  des  complaisances  des  domestiques,  des  embrassomenis  des 
sœurs  et  des  dons  secrets  de  la  mère!  Si  on  les  interrogeoit  sur  leurs 
études,  ils  ne  répondoient  pas  que  l'homme  est  un  animal  mammilcrc, 


MELANGES   LITTÉRAIRES.  4^5 

placé  entre  les  chauves-souris  et  les  singes,  car  ils  ignoroîent  cas 
importantes  vérités;  mais  ils  répétoient  ce  qu'ils  avoient  appris  dans 
Bossuet  ou  dans  Fénelon,  que  Dieu  a  créé  l'homme  pour  l'aimer  et  le 
servir;  qu'il  a  une  âme  immortelle;  qu'il  sera  puni  ou  récompensé 
dans  une  autre  vie,  selon  ses  mauvaises  ou  bonnes  actions;  que  les 
enfants  doivent  être  respectueux  envers  leurs  père  et  mère  ;  enfin 
^toutes  ces  vérités  du  catéchisme  qui  font  pitié  à  la  philosophie.  Ils 
appuyoient  cette  histoire  naturelle  de  l'homme  de  quelques  passages 
fameux,  en  vers  grecs  ou  latins,  empruntés  d'Homère  ou  de  Virgile  ; 
et  ces  belles  citations  du  génie  de  l'antiquité  se  mai'ioient  assez  bien 
aux  génies  non  moins  antiques  de  l'auteur  de  Télémaque  et  de  celui 
de  y  Histoire  universelle. 

Mais  il  est  temps  de  passer  au  résumé  général  de  la  Législation  pri- 
mitive ;  tels  sont  les  principes  que  M.  de  Bonald  a  posés  : 

Il  y  a  un  Être-Suprême  ou  une  cause  générale.         ^ 

Cet  Être- Suprême  est  Dieu.  Son  existence  est  surtout  prouvée  par  la 
parole,  que  l'homme  n'a  pas  pu  trouver,  et  qui  lui  a  été  enseignée. 

La  cause  générale ,  ou  Dieu  ,  a  produit  un  effet  également  général  dans  le 
monde  :  c'est  l'homme. 

Ces  deux  termes,  cause  et  effet.  Dieu  et  l'homme,  ont  un  terme  moyen 
nécessaire,  sans  quoi  il  n'y  auroit  point  de  rapports  entre  eux. 

Ce  terme  moyen  nécessaire  doit  se  proportionner  à  la  perfection  de  la 
cause  et  à  l'imperfection  de  l'effet. 

Quel  est  ce  terme  moyen?  où  étoit-il?  a  C'étoit  là,  dit  l'auteur,  la  grande 
énigme  de  l'univers.  » 

Il  étoit  annoncé  à  un  peuple  ;  il  devoit  être  connu  d'un  autre. 

Il  est  venu  au  terme  marqué.  Avant  lui  les  véritables  rapports  de  l'homme 
avec  Dieu  n'étoient  point  connus,  parce  que  les  êtres  ne  sont  point  connus 
par  eux-mêmes ,  qu'ils  ne  le  sont  que  par  leurs  rapports ,  et  que  tout  terme 
moyen  ou  tout  rapport  manquoit  entre  l'homme  et  Dieu. 

Ainsi  il  y  aura  véritable  connoissance  de  Dieu  et  de  l'homme  partout  où 
le  médiateur  sera  connu,  et  ignorance  de  Dieu  et  de  l'homme  partout  où  le 
médiateur  sera  inconnu. 

Là  où  il  y  a  connoissance  de  Dieu  et  de  l'homme,  et  de  leur  rapport 
naturel,  il  y  a  nécessairement  de  bonnes  lois,  puisque  les  lois  sont  l'expres- 
sion des  rapports  naturels  :  donc  la  civilisation  suivra  la  connoissance  du 
médiateur,  et  la  barbarie  l'ignorance  du  médiateur. 

Donc  il  y  a  eu  civilisation  commencée  chez  les  Juifs  et  civilisation  con- 
sommée chez  les  chrétiens.  Les  peuples  païens  ont  été  des  barbares. 

11  faut  entendre  le  mot  barbare  dans  le  sens  de  l'auteur.  Les  arts 
pour  lui  ne  constituent  pas  un  peuple  civilisé,  mais  un  peuple  policé. 


/(/tÔ  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

Il  n'attache  le  mot  de  civilisation  qu'aux  lois  morales  et  politiques; 
on  sent  que  tout  ceci,  bien  que  supérieurement  enchaîné,  est  sujet  à 
de  grandes  objections.  On  aura  toujours  un  peu  de  peine  à  admettre 
qu'un  Turc  d'aujourd'hui  est  plus  civilisé  qu'un  Athénien  d'autrefois,' 
parce  qu'il  a  une  connaissance  confuse  du  médiateur.  Les  systèmes-^ 
exclusifs  qui  mènent  à  de  grandes  choses  et  à  de  grandes  découvertes, 
ont  inévitablement  des  dangers  et  des  parties  foibles. 

Les  trois  termes  primitifs  étant  établis,  M.  de  Bonald  les  applique 
au  mode  social  ou  moral,  parce  que  ces  trois  termes  renferment  en 
effet  l'ordre  de  l'univers.  La  cause,  le  moyen  et  Veffet  deviennent  alors 
pour  la  société  \q  pouvoir,  le  ministre  et  le  sujet. 

La  société  est  religieuse  ou  politique,  domestique  ou  publique. 

L'état  purement  domestique  de  la  société  religieuse  s'appelle  religion 
naturelle. 

L'état  purement  doAestique  de  la  société  politique  s'appelle  famille. 

L'accomplissement  de  la  société  religieuse  a  été  de  faire  passer  le  genre 
humain  au  déisme  ou  à  la  religion  nationale  des  Juifs,  et  de  là  à  la  religion 
générale  des  chrétiens. 

Le  perfectionnement  de  la  société  politique  en  Europe  a  été  de  faire  passer 
les  hommes  de  l'état  domestique  à  l'état  public  et  fixe  des  peuples  civilisés 
qui  composent  la  chrétienté. 

Le  lecteur  doit  s'apercevoir  ici  qu'il  a  quitté  la  partie  systématique 
de  l'ouvrage  de  M.  de  Bonald,  et  qu'il  entre  dans  une  série  de  prin- 
cipes les  plus  féconds  et  les  plus  nouveaux. 

Dans  tous  les  modes  particuliers  de  la  société,  le  pouvoir  veut  la  société, 
c'est-a-dire  sa  conservation:  le  ministre  agit,  en  exécution  de  la  volonté  du 
pouvoir.  Le  sujet  est  l'objet  de  la  volonté  du  pouvoir  et  le  terme  de  l'action  des 
ministres. 

Le  pouvoir  veut;  il  doit  être  un  :  les  ministres  agissent,  ils  doivent  être 
plusieurs. 

Ainsi  M.  de  Bonald  arrive  à  la  base  fondamentale  de  son  système 
politique;  base  qu'il  a  été  chercher,  comme  on  le  voit,  jusque  dans 
le  sein  de  Dieu.  La  monarchie,  selon  lui,  ou  l'unité  du  pouvoir,  est  le 
seul  gouvernement  qui  dérive  de  l'essence  des  choses  et  de  la  souve- 
raineté du  Tout-Puissant  sur  la  nature.  Toute  forme  politique  qui  s'en 
éloigne  ramène  plus  ou  moins  l'homme  à  l'enfance  des  peuples,  ou  la 
barbarie  de  la  société. 

Dans  ]c  livre  second  de  son  ouvrage,  M.  de  Bonald  montre  l'appli- 
cation aux  états  particuliers  de  la  société.  11  établit  pour  la  famille,  ou 


MÉLANGES    LITTÉRAIRES.  44? 

la  société  domestique ,  les  divers  rapports  entre  les  maîtres  et  les 
domestiques,  entre  les  pères  et  les  enfants.  Dans  la  société  publique, 
il  déclare  que  le  pouvoir  public  doit  être,  comme  le  pouvoir  domes- 
tique, commis  à  Dieu  seul  et  indépendant  des  hommes,  c'est-à-dire  qu'il 
doit  être  un,  masculin,  propriétaire,  perpétuel;  car,  sans  unité,  sans 
masculinité,  sans  propriété,  sans  perpétuité,  il  n'y  a  pas  de  véritable 
indépendance.  Les  attributions  du  pouvoir,  l'état  de  paix  et  de  guerre, 
le  code  des  lois,  sont  examinés  par  l'auteur.  D'accord  avec  son  titre, 
il  se  renferme  pour  tout  cela  dans  les  éléments  de  la  législation.  Il  a 
senti  la  nécessité  de  rappeler  les  notions  les  plus  simples,  lorsque  tous 
les  principes  ont  été  bouleversés  dans  la  société. 

Dans  le  traité  du  ministère  public,  qui  suit  les  deux  livres  de  prin- 
cipes, l'auteur  cherche  à  prouver  par  l'histoire  des  temps  modernes, 
et  surtout  par  celle  de  France,  la  vérité  des  principes  qu'il  a  avancés. 

La  religion  chrétienne,  en  paroissant  au  monde,  dit-il,  appela  à  son  ber- 
ceau des  bergers  et  des  rois;  et  leurs  hommages,  les  premiers  qu'elle  ait 
reçus,  annonrèrent  à  l'univers  qu'elle  venoit  régler  les  familles  elles  États, 
l'homme  privé  et  Ihomme  public. 

Le  combat  s'engage  entre  l'idolâtrie  et  le  christianisme;  il  fut  sanglant.  La 
religion  perd  ses  plus  généreux  athlètes,  mais  elle  triomphe.  Jusque  alors 
renfermée  dans  la  famille  ou  la  société  domestique,  elle  passe  dans  l'État; 
elle  devient  propriétaire.  Aux  petites  églises  d'Éphèse  et  de  Thessalonique 
succèdent  les  grandes  églises  des  Gaules  et  de  la  Germanie.  L'état  politique 
se  forme  avec  l'état  religieux,  ou  plutôt  est  constitué  naturellement  par  lui. 
Les  grandes  monarchies  de  l'Europe  se  forment  avec  les  grandes  églises  : 
l'Église  a  son  chef,  ses  ministres,  ses  fidèles;  l'État,  son  chef,  ses  ministres, 
ses  féaux  ou  sujets.  Division  de  juridiction,  hiérarchie  dans  les  fonctions, 
nature  des  propriétés,  tout,  jusqu'aux  dénominations,  devient  peu  à  peu 
semblable  dans  le  ministère  religieux  et  le  ministère  politique.  L'Église  est 
divisée  en  métropoles,  diocèses,  etc.,  l'État,  en  gouvernements  ou  duchés, 
districts  ou  comtés,  etc.  L'Église  a  ses  ordres  religieux,  chargés  de  l'éducation 
et  du  dépôt  des  sciences;  l'État  a  ses  ordres  militaires,  voués  à  la  défense  de 
la  religion  :  partout  l'État  s'élève  avec  l'Église,  le  donjon  à  côté  du  clocher, 
le  seigneur  ou  le  magistrat  à  côté  du  prêtre;  le  noble  ou  le  défenseur  de 
l'État  vit  à  la  campagne;  le  religieux  habite  les  déserts.  Bientôt  le  premier 
ordre  s'altère,  et  s'altère  à  la  fois  dans  l'ordre  pohtique  et  religieux.  Le 
noble  vient  habiter  les  villes,  qui  s'agrandissent;  le  prêtre  quitte  en  même 
temps  la  solitude.  1-^-=  propriétés  se  dénaturent;  les  invasions  des  Normands, 
les  changements  des  i;'.ces  régnantes,  les  croisades,  les  guerres  des  rois 
contre  les  vassaux  font  passer  dans  les  mains  du  clergé  un  grand  nombre 
de  fiefs,  propriété  naturelle  et  exclusive  de  l'ordre  politique;  et  dans  les 
mains  des  nobles,  des  dunes  ecclésiastiques,  propriété  naturelle  et  exclusive 


f,/i8  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

de  l'ordre  clérical  :  les  devoirs  suivirent  naturellement  les  propriétés  aux- 
quelles ils  étoient  attachés.  Le  noble  nomma  des  bénétices  et  quelquefois  les 
rendit  héréditaires  dans  sa  famille.  Le  prêtre  institua  des  juges  et  leva  des 
soldats,  ou  môme  jugea  et  combattit  lui-même,  et  l'esprit  de  chaque  ordre  fut 
altéré  en  même  temps  que  les  propriétés  furent  confondues. 

EnDn  l'époque  de  la  grande  révolution  religieuse  arrive  :  elle  est  d'abord 
préparée  dans  l'Église  par  l'imprudente  institution  des  ordres  mendiants, 
que  la  cour  de  Rome  crut  devoir  opposer  au  clergé  riche  et  corrompu  ;  mais 
ces  corps  deviennent  bientôt  en  France,  chez  une  nation  élégante  et  spiri- 
tuelle, l'objet  des  sarcasmes  des  savants  '.  En  même  temps  que  Rome  avoit 
établi  ses  milices,  l'État  avoit  fondé  les  siennes.  Les  Croisades ,  les  usurpa- 
tions de  la  couronne  ayant  appauvri  l'ordre  des  nobles,  il  fallut  avoir 
recours  pour  la  défense  de  l'État  aux  troupes  soldées.  La  force  militaire,  sous 
Charles  VII,  passe  au  peuple  armé  ou  aux  troupes  soldées;  la  force  judiciaire, 
sous  François  l''',  passe  au  peuple  lettré,  par  la  vénalité  des  offices  judiciaires. 
La  réformation  dans  l'Église  vient  concourir  avec  los  innovations  dans  l'État. 
Les  simples  citoyens  avoient  pris  la  place  des  magistrats,  constitués  dans  les 
fonctions  politiques;  les  simples  fidèles  usurpèrent  sur  les  prêtres  les  fonc- 
tions religieuses.  Luther  attenta  au  sacerdoce  public.  Calvin  le  remplaça  dans 
la  famille.  Le  popularisme  entra  dans  l'État,  et  le  presbytérianisme  dans 
l'Église.  Le  ministère  public  passa  au  peuple,  en  attendant  qu'il  s'arrogeât  le 
souverain  pouvoir,  et  alors  furent  proclamés  les  deux  dogmes  parallèles  et 
correspondants  de  la  démocratie  religieuse  et  de  la  démocratie  politique  : 
l'un,  que  l'autorité  religieuse  est  dans  le  corps  des  fidèles,  l'autre  que  la  sou- 
veraineté politique  est  dans  l'assemblée  des  citoyens. 

Avec  le  changement  dans  les  principes  vient  le  changement  dans  les 
mœurs.  Les  nobles  abandonnent  les  belles  fonctions  de  juges,  pour  embrasser 
uniquement  le  métier  des  armes.  La  licence  militaire  vient  relâcher  les  nœuds 
de  la  morale;  les  femmes  influent  sur  le  ministère  public;  le  luxe  s'introduit 
à  la  cour  et  dans  les  villes;  un  peuple  de  citadins  remplace  une  nation  agri- 
cole; au  défaut  de  considération  on  veut  obtenir  des  titres;  la  noblesse  est 
vendue  en  même  temps  que  les  biens  de  l'Église  sont  mis  a  l'encan;  les 
grands  noms  s'éteignent;  les  premières  familles  de  l'État  tombent  dans  la 
pauvreté;  le  clergé  perd  son  autorité  et  sa  considération;  enQn,  le  philoso- 
phisme ,  sortant  du  fond  de  ce  chaos  religieux  et  politique ,  achève  de  ren- 
verser la  monarchie  ébranlée. 


1.  Lorsque  les  ordres  mendiants  furent  établis  dans  l'Église,  peut-on  dire  que  les 
François  fussent  alors  une  nation  élégante?  D'ailleurs  l'auteur  n'oublie-t-il  pas  les 
services  innombrables  que  ces  ordres  ont  rendus  à  l'iiuuiaiiité?  Les  premiers  savants 
qui  parurent  à  la  renaissance  des  lettres  étoient  bien  loin  de  tourner  les  ordres  men- 
diants en  ridicule,  puisqu'un  grand  nombre  de  ces  savants  étoient  eux-mêmes  des 
religieux.  11  nous  semble  donc  que  l'auteur  confond  ici  les  époques  ;  mais  on  peut  lui 
accorder  qu'il  eût  été  bon  de  diminuer  insensiblement  les  ordres  mendiants,  à  mesure 
que  l'élégance  des  mœurs  françoises  s'est  déveloji)  ée. 


MELANGES   LITTÉPwMRES.  hh^ 

Ce  morceau,  très-remarquable,  est  tiré  de  la  Théorie  du  Pouvoir  poli- 
tique et  religieux,  ouvrage  supprimé  par  le  Directoire,  et  dont  il  n'est 
échappé  qu'un  très-petit  nombre  d'exemplaires.  Il  seroit  à  désirer 
qu'on  donnât  un  résumé  de  ce  livre  important,  supérieur  même  à  la 
Législation  priniitive,  et  dont  celui-ci  n'est,  pour  ainsi  dire,  qu'un 
extrait.  On  sauroit  alors  d'où  sortent  toutes  ces  idées  si  neuves  en 
politique,  et  que  des  écrivains  mettent  aujourdhui  en  avant,  sans 
indiquer  la  source  où  ils  les  ont  puisées. 

Au  reste,  nous  avons  trouvé  partout  (et  nous  nous  en  faisons  gloire), 
dans  l'ouvrage  de  M.  de  Bonald  la  confirmation  des  principes  litté- 
raires et  religieux  que  nous  avons  énoncés  dans  le  Génie  du  Christia- 
nisme. Il  va  même  plus  loin  que  nous  à  quelques  égards;  car  nous  ne 
nous  sentons  pas  assez  d'autorité  pour  oser  dire,  comme  lui,  qu'il  faut 
prendre  aujourd'hui  les  plus  grandes  précautions  pour  n'étrepas  ridicule 
en  parlant  de  la  mythologie.  Nous  croyons  qu'un  heureux  génie  peut 
encore  tirer  bien  des  trésors  de  cette  mine  féconde  ;  mais  nous  pen- 
sons aussi,  et  nous  avons  peut-être  été  le  premier  à  l'avancer,  qu'il  y 
a  plus  de  ressource  pour  la  poésie  dramatique  dans  la  religion  chré- 
tienne que  dans  la  religion  des  anciens;  que  les  merveilles  sans  nom- 
bre qui  résultent  nécessairement  pour  le  poëte  de  la  lutte  des  passions 
et  d'une  religion  chaste  et  inflexible  peuvent  compenser  amplement 
la  perte  des  beautés  mythologiques.  Quand  nous  n'aurions  fait  naître 
qu'un  doute  sur  cette  importante  question  littéraire,  sur  cette  ques- 
tion, décidée  en  faveur  de  la  fable  par  les  plus  grandes  autorités,  ne 
seroit-ce  pas  avoir  obtenu  une  espèce  de  victoire  '  ? 

M.  de  Bonald  s'élève  aussi  contre  ces  esprits  timides  qui  par 
respect  pour  la  religion  laisseroient  volontiers  la  religion  périr.  Il 
s'exprime  presque  dans  les  mêmes  termes  que  nous  : 

Lorsqu'on  méconnoît  d'uu  bout  de  l'Europe  à  l'autre  ces  vérités  nécessaires 
à  l'ordre  social...  seroit-il  besoin  de  se  justifier  devant  des  esprits  timides 
et  des  âmes  timorées  d'oser  soulever  un  coin  du  voile  qui  dérobe  ces  vérités 

1.  Mnie  de  Staël  elle-même,  dans  la  préface  d'un  roman,  veut  bien  nous  accor- 
der quelque  chose,  et  convenir  que  les  idées  religieuses  sont  favorables  au  dévelop- 
pement du  génie;  cependant,  elle  semble  avoir  écrit  son  livre  pour  combattre  ces 
mêmes  idées  et  pour  prouver  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  sec  que  le  christianisme  et  de 
plus  tendre  que  la  philosophie.  A-t-elle  atteint  ou  manqué  son  but?  C'est  au  public 
à  prononcer.  Mais  du  moins  elle  a  donné  de  nouvelles  preuves  d'un  esprit  distingué 
et  d'une  imagination  brillante  ;  et  quoiqu'elle  essaye  de  faire  valoir  des  opinions  qui 
glacent  et  dessèchent  le  cœur,  on  sent  percer  dans  tout  son  ouvrage  cette  bonté  que 
les  systèmes  philosophiques  n'ont  pu  altérer  et  cette  générosité  que  les  malheureux 
n'ont  jamais  réclamée  en  vain. 

VI.  20 


Zi50  MELANGES   LITTERAIRES. 

aux  regards  inattentifs  ?  et  y  auroit-il  des  chrétiens  d'une  foi  assez  foible 
pour  penser  qu'elles  seront  moins  respectées  à  mesure  qu'elles  seront  plus 
connues  ? 


Au  milieu  des  violentes  critiques  qui  nous  ont  assailli  dès  nos 
premiers  pas  dans  la  littérature,  nous  avouerons  qu'il  est  extrême- 
ment flatteur  et  consolant  pour  nous  de  voir  aujourd'hui  notre  foible 
travail  sanctionné  par  une  opinion  aussi  grave  que  celle  de  M.  de 
Donald.  Cependant,  nous  prendrons  la  liberté  de  lui  dire  que  dans 
l'ingénieuse  comparaison  qu'il  fait  de  son  ouvrage  au  nôtre  il  prouve 
qu'il  sait  se  servir  mieux  que  nous  des  armes  de  l'imagination ,  et 
que  s'il  ne  les  emploie  pas  plus  souvent,  c'est  qu'il  les  dédaigne.  Il 
est,  quoi  qu'il  en  puisse  dire,  le  savant  architecte  du  temple  dont 
nous  ne  sommes  que  l'inhabile  décorateur. 

On  doit  beaucoup  regretter  que  M.  de  Bonald  n'ait  pas  eu  le  temps 
ni  la  fortune  nécessaire  pour  ne  faire  qu'un  seul  ouvrage  de  sa  Théorie 
du  Pouvoir,  de  son  Divorce  *,  de  sa  Législation  primitive,  et  de  ses 
divers  traités  de  politique.  Mais  la  Providence,  qui  dispose  de  nous,  a 
marqué  d'autres  devoirs  à  M.  de  Bonald  :  elle  a  demandé  à  son  cœur 
le  sacrifice  de  son  génie.  Cet  homme  rare  et  modeste  consacre  aujour- 
d'hui ses  moments  à  une  famille  malheureuse,  et  les  soucis  paternels 
lui  font  oublier  les  soins  de  la  gloire.  On  fera  de  lui  l'éloge  que  l'Écri- 
ture fait  des  patriarches  :  Homines  divites  in  virtute,  pulchritudinis 
stadium  habentes,  pacificantes  in  domibus  suis. 

Le  génie  de  M.  de  Bonald  nous  semble  encore  plus  profond  qu'il 
n'est  haut;  il  creuse  plus  qu'il  ne  s'élève.  Son  esprit  nous  paroît  à  la 
fois  solide  et  fin;  son  imagination  n'est  pas  toujours,  comme  les  ima- 
ginations éminemment  poétiques,  portée  par  un  sentiment  vif  ou  une 
grande  image,  mais  aussi  elle  est  spirituelle,  ingénieuse,  ce  qui  fait 
qu'elle  a  plus  de  calme  que  de  mouvement,  plus  de  lumière  que  de 
chaleur.  Quant  aux  sentiments  de  M.  de  Bonald,  ils  respirent  partout 
cet  honneur  françois,  cette  probité,  qui  font  le  caractère  dominant  des 
écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV.  On  sent  que  ces  écrivains  ont 
découvert  la  vérité,  moins  encore  par  la  force  de  leur  esprit  que  par 
la  droiture  de  leur  cœur. 

On  a  si  rarement  de  pareils  hommes  et  de  pareils  ouvrages  à 
annoncer  au  public,  qu'on  nous  pardonnera  la  longueur  de  mt  extrait. 
Quand  les  clartés  qui  brillent  encore  sur  notre  horizon  littéraire  se 

1.  M.  de  Fontanes,  dans  un  extrait  de  cet  excellent  ouvrage,  a  placé  le  premier 
M.  de  Bonald  au  rang  qu'il  doit  occuper  dans  les  lettres. 


MÉLANGES   LITTERAIRES.  /i51 

cachent  ou  s'éteignent  par  degrés,  on  arrête  complaisamment  ses 
regards  sur  une  nouvelle  lumière  qui  se  lève.  Tous  ces  hommes  vieillis 
glorieusement  dans  les  lettres,  ces  écrivains  depuis  longtemps  connus, 
auxquels  nous  succéderons,  mais  que  nous  ne  remplacerons  pas,  ont 
vu  des  jours  plus  heureux.  Ils  ont  vécu  avec  Buffon,  Montesquieu  et 
Voltaire  ;  Voltaire  avoit  connu  Boileau  ;  Boileau  avoit  vu  mourir  le 
vieux  Corneille  ;  et  Corneille  enfant  avoit  peut-être  entendu  les  der- 
niers accents  de  Malherbe.  Cette  belle  chaîne  du  génie  françois  s'est 
brisée.  La  révolution  a  creusé  un  abîme  qui  a  séparé  à  jamais  l'avenir 
et  le  passé.  Une  génération  moyenne  ne  s'est  point  formée  entre  les 
écrivains  qui  finissent  et  les  écrivains  qui  commencent.  Un  seul 
homme  pourtant  tient  encore  le  fil  de  l'antique  tradition,  et  s'élève 
dans  cet  intervalle  désert.  On  reconnoîtra  sans  peine  celui  que  l'amitié 
n'ose  nommer,  mais  que  l'auteur  célèbre,  oracle  du  goût  et  de  la  cri- 
tique, a  déjà  désigné  pour  son  successeur.  Toutefois,  si  les  écrivains 
de  l'âge  nouveau,  dispersés  par  la  tempête,  n'ont  pu  s'instruire  auprès 
des  anciennes  autorités,  s'ils  ont  été  obligés  de  tirer  tout  d'eux-mêmes, 
la  solitude  et  l'adversité  ne  sont-elles  pas  aussi  de  grandes  écoles? 
Compagnons  des  mêmes  infortunes,  amis  avant  d'être  auteurs,  puis- 
sent-ils ne  voir  jamais  renaître  parmi  eux  ces  honteuses  jalousies  qui 
ont  trop  souvent  déshonoré  un  art  noble  et  consolateur!  Ils  ont  encore 
besoin  d'union  et  de  courage  :  les  lettres  seroiït  longtemps  orageuses. 
Elles  ont  produit  la  révolution,  et  elles  seront  le  dernier  asile  des 
haines  révolutionnaires.  Un  demi-siècle  sufiira  à  peine  pour  calmer 
tant  de  vanités  compromises,  tant  d'amours-propres  blessés.  Qui  peut 
donc  espérer  de  voir  des  jours  plus  sereins  pour  les  Muses?  La  vie  est 
trop  courte  ;  elle  ressemble  à  ces  carrières  où  l'on  célébroit  les  jeux 
funèbres  chez  les  anciens,  et  au  bout  desquelles  apparoissoit  un 
tombeau. 

ÈnKz^ù'^o')  au'jv  ôoov ,  etc. 

«  De  ce  côté,  dit  Nestor  à  Antiloque,  s'élève  de  terre  le  tronc  dé- 
pouillé d'un  chêne;  deux  pierres  le  soutiennent  dans  un  chemin 
étroit  ;  c'est  une  tombe  antique  et  la  borne  marquée  à  votre  course.  > 


SUR 


LE  PRINTEMPS   D'UN   PROSCRIT, 


PAR  M.  J.   MICHAUD. 


Janvier  1803. 

Voltaire  a  dît  :  «  Ou  chantez  vos  plaisirs,  ou  laissez  vos  chansons.  » 
Ne  pourroit-on  pas  dire  avec  autant  de  vérité  :  «  Ou  chantez  vos  mal- 
heurs, ou  laissez  vos  chansons?  » 

Condamné  à  mort  pendant  les  jours  de  la  terreur,  obligé  de  fuir 
une  seconde  fois  après  le  18  fructidor,  l'auteur  du  Prinlemps  d'un 
Proscrit  est  reçu  par  des  cœurs  hospitaliers  dans  les  montagnes  du 
Jura,  et  trouve  dans  le  tableau  de  la  nature  à  la  fois  de  quoi  consoler 
et  nourrir  ses  regrets. 

Lorsque  la  main  de  la  Providence  nous  éloigne  du  commerce  des 
hommes,  nos  yeux  moins  distraits  se  fixent  sur  le  spectacle  de  la 
création,  et  nous  y  découvrons  des  merveilles  que  nous  n'aurions 
jamais  soupçonnées.  Du  fond  de  la  solitude  on  contemple  les  tempêtes 
du  monde,  comme  un  homme  jeté  sur  une  île  déserte  se  plaît,  par  une 
secrète  mélancolie,  à  voir  les  flots  se  briser  sur  les  côtes  où  il  fit  nau- 
frage. Après  la  perte  de  nos  amis,  si  nous  ne  succombons  pas  à  la 
douleur,  notre  cœur  se  replie  sur  lui-même  ;  il  forme  le  projet  de  se 
détacher  de  tout  autre  sentiment  et  de  vivre  uniquement  avec  ses 
souvenirs.  Nous  sommes  alors  moins  propres  à  la  société,  mais  notre 
sensibilité  se  développe  aussi  davantage.  Que  celui  qui  est  abattu  par 
le  chagrin  s'enfonce  dans  l'épaisseur  des  forêts;  qu'il  erre  sous  leur 
voûte  mobile;  qu'il  gravisse  la  montagne  d'où  l'on  découvre  des  pays 
immenses  ou  le  soleil  se  levant  sur  les  mcrs;  sa  douleur  ne  tiendra 
point  contre  un  tel  spectacle,  non  qu'il  oublie  ceux  qu'il  aima  (car 
alors  qui  ne  craindroit  d'être  consolé?),  mais  le  souvenir  de  ses  amis 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  ^53 

se  confondra  avec  le  calme  des  bois  et  des  cieux;  il  gardera  sa  dou- 
ceur, et  ne  perdra  que  son  amertume  :  heureux  ceux  qui  aiment  la 
nature;  ils  la  trouveront,  et  ne  trouveront  qu'elle,  au  jour  de  l'ad- 
versité '  ! 

Ces  réflexions  nous  ont  été  fournies  par  l'ouvrage  aimable  que  nous 
annonçons.  Ce  n'est  point  un  poëte  qui  cherche  seulement  la  pompe 
et  la  perfection  de  l'art;  c'est  un  infortuné  qui  s'entretient  avec  lui- 
même,  et.  qui  touche  la  lyre  pour  rendre  l'expression  de  sa  douleur 
plus  harmonieuse  ;  c'est  un  proscrit  qui  dit  à  son  livre,  comme  Ovide 
au  sien  : 

«  Mon  livre,  vous  irez  à  Rome,  et  vous  irez  à  Rome  sans  moi!... 
Hélas  !  que  n'est-il  permis  à  votre  maître  d'y  aller  lui-même  !  Partez, 
mais  sans  appareil,  comme  il  convient  au  livre  d'un  poëte  exilé.  » 

L'ouvrage,  divisé  en  trois  chants,  s'ouvre  par  une  description  des 
premiers  beaux  jours  de  l'année.  L'auteur  compare  la  tranquillité  des 
campagnes  à  la  terreur  qui  régnoit  alors  dans  les  villes;  il  peint  le 
laboureur  donnant  asile  à  des  proscrits  : 


Dans  cet  âge  de  fer,  ami  des  malheureux, 
II  pleure  sur  leurs  maux,  console  leur  misère. 
Et  comme  à  ses  eufants  leur  ouvre  sa  chaumière. 
Les  bois  qu'il  a  plantés,  sous  leurs  rameaux  discrets, 
Dérobent  aux  méchants  les  heureux  qu'il  a:  faits. 
Le  pâle  fugitif  y  cache  ses  alarmes, 
Et  loin  des  factions,  loin  du  fracas  des  armes, 
Pleure  en  paix  sur  les  maux  de  l'Etat  ébranlé. 

La  religion ,  persécutée  dans  les  villes ,  trouve  à  son  tour  un  asile 
dans  les  forêts,  bien  qu'elle  y  ait  aussi  perdu  ses  autels  et  ses  temples. 

Quelquefois  le  hameau,  que  rassemble  un  saint  zèle, 

Au  Dieu  dont  il  chérit  la  bonté  paternelle 

Vient,  au  milieu  des  nuits,  offrir,  au  lieu  d'encens. 

Les  vœux  de  l'innocence  et  les  fleurs  du  printemps. 

L'écho  redit  aux  bois  leur  timide  prière. 

Hélas!  qu'est  devenu  l'antique  presbytère. 

Cette  croix,  ce  clocher  élancé  dans  les  cieux. 

Et  du  temple  sacré  l'airain  religieux, 

Et  le  saint  du  hameau  dont  le  vitrau  gothique 

Montroit  l'éclat  pieux  et  l'image  rustique? 

Ces  murs,  où  de  Dieu  même  on  proclamoit  les  lois. 

D'un  pasteur  révéré  n'entendent  plus  la  voix. 

1.  Ce  paragraphe  est  emprunté  de  VEssai  historique. 


kbh  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

Ces  vers  sont  naturels  et  faciles.  Quant  aux  sentiments  du  poëte,  ils 
sont  doux  et  pieux,  et  se  mêlent  bien  aux  objets  dont  il  compose  le 
fond  de  son  tableau.  Nos  églises  donnent  à  nos  hameaux  et  à  nos  villes 
un  caractère  singulièrement  moral.  Leg  yeux  du  voyageur  viennent 
d'abord  s'attacher  sur  la  flèche  religieuse  de  nos  clochers,  dont  l'aspect 
réveille  dans  son  sein  une  foule  de  sentiments  et  de  souvenirs.  C'est 
la  pyramide  funèbre  autour  de  laquelle  dorment  les  aïeux  ;  mais  c'est 
aussi  le  monument  de  joie  où  la  cloche  annonce  la  vie  du  fidèle.  C'est 
là  que  les  époux  s'unissent;  c'est  là  que  les  chrétiens  se  prosternent 
au  pied  des  autels  :  le  foible  pour  prier  le  Dieu  de  force,  le  coupable 
pour  implorer  le  Dieu  de  miséricorde,  l'innocent  pour  chanter  le  Dieu 
de  bonté.  Un  paysage  paroît-il  nu,  triste  et  désert,  placez-y  un  clocher 
champêtre,  à  l'instant  tout  va  s'animer,  les  douces  idées  de  pasteur  et 
de  troupeau,  d'asile  pour  le  voyageur,  d'aumône  pour  le  pèlerin, 
d'hospitalité  et  de  fraternité  chrétienne,  vont  naître  de  toutes  parts. 

Un  curé  de  campagne  frappé  d'une  loi  de  mort,  ne  voulant  pas 
abandonner  son  troupeau,  et  allant  la  nuit  consoler  le  laboureur, 
étoit  un  tableau  qui  devoit  naturellement  s'offrir  à  un  poëte  proscrit  : 

H  erre  au  sein  des  bois  :  ô  nuit  silencieuse! 
Prête  ton  ombre  amie  à  sa  course  pieuse.   . 
S'il  doit  souffrir  encore,  ô  Dieu  !  sois  son  appui  ; 
C'est  la  voix  du  hameau  qui  t'implore  pour  lui. 
Et  vous,  qu'anime  encore  une  rage  cruelle. 
Pardonnez  aux  vertus  dont  il  est  le  modèle. 
Au  cachot  échappé,  vingt  fois  chargé  de  fers, 
Il  prêche  le  pardon  des  maux  qu'il  a  soufferts; 
Et  chez  l'infortuné,  qui  se  plaît  à  l'entendre, 
Il  va  sécher  les  pleurs  que  vous  faites  répandre. 
En  fuyant  à  travers  ces  fertiles  vallons. 
Pauvre  et  sans  espérance,  il  bénit  les  sillons; 
Seul  au  courroux  céleste  il  s'offre  pour  victime, 
Et  dans  ce  siècle  impie,  où  règne  en  paix  le  crime, 
Lorsqu'un  destin  cruel  nous  condamne  à  soufTrir, 
Il  nous  apprend  à  vivre  et  nous  aide  à  mourir. 

Il  nous  semble  que  ces  vers  sont  pleins  de  simplicité  et  d'onction. 
Nous  sommes-nous  donc  beaucoup  trompé  lorsque  nous  avons  sou- 
tenu que  la  religion  est  favorable  à  la  poésie,  et  qu'en  la  repoussant 
on  se  prive  d'un  des  plus  grands  moyens  de  remuer  les  cœurs? 

L'auteur,  caché  dans  son  désert,  se  rappelle  les  amis  qu'il  ne  verra 
plus  : 

Oh  !  que  ne  puis-je  voir  dans  mon  humble  retraite 
Du  poëte  romain  l'immortel  interprète  I 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  455 

C'est  lui  qui  m'inspira  le  goût  si  pur  des  champs, 
Aux  spectacles  que  j'aime  il  consacra  ses  chants; 
Mariant  son  gi5nie  à  celui  de  Virgile, 
Il  s'éleva  semblable  à  la  vigne  fertile 
Qui  s'unit  à  l'ormeau  devenu  son  appui, 
Suit  les  mêmes  penchants  et  s'élève  avec  lui. 
Il  n'est  plus  avec  nous,  et  sa  muse  exilée 
Erre  sur  d'autres  bords,  plaintive  et  désolée  *. 


O  chantre  du  malheur,  je  ne  t'entendrai  plus  ! 
Et  vous  dont  j'admirois  les  talents,  les  vertus, 
Près  de  vous,  aux  leçons  de  l'austère  sagesse. 
Je  perds  l'espoir  heureux  de  former  ma  jeunesse  : 
Fontanes,  dont  la  voix  consola  les  tombeaux  ; 
Saint-Lambert,  qui  chantas  les  vertus  des  hameaux, 
IMorellet,  dont  la  plume,  éloquente  et  hardie, 
Plaida  pour  le  malheur  devant  la  tyrannie; 
Suard,  qui  réunis,  émule  d'Addison, 
Le  savoir  à  l'esprit,  la  grâce  à  la  raison  ; 
La  Harpe,  qui  du  goût  proclamas  les  oracles  ; 
Sicard,  dont  les  travaux  sont  presque  des  miracles; 
Jussieu,  Laplace,  et  toi,  vertueux  Daubenton, 
Qui  m'appris  des  secrets  inconnus  à  Buffon; 
Je  ne  vous  verrai  plus! 

Ces  regrets  sont  touchants,  et  les  éloges  que  l'auteur  donne  ici  à  ses 
amis  ont  le  mérite  bien  rare  d'être  d'accord  avec  l'opinion  publiqi^e  : 
d'ailleurs,  tout  cela  nous  semble  dans  le  goût  de  l'antiquité.  N'est-ce 
pas  ainsi  que  le  poëte  latin  que  nous  avons  déjà  cité  s'adresse  aux 
amis  qu'il  a  laisses  à  Rome?  «  Il  y  a,  dit  Ovide,  dans  le  pays  natal  je 
ne  sais  quoi  de  doux  qui  nous  appelle,  qui  nous  charme  et  ne  nous 
permet  pas  de  l'oublier...  Vous  espérez,  cher  RuGn,  que  les  chagrins 
qui  me  tuent  céderont  aux  consolations  que  vous  m'envoyez  dans  mon 
exil  :  commencez  donc,  ô  mes  amis  !  à  être  moins  aimables,  afin  qu'on 
puisse  vivre  sans  vous  avec  moins  de  peine.  » 

Hélas  !  en  lisant  le  nom  de  M.  de  La  Harpe  dans  les  vers  de 
M.  Michaud,  qui  ne  se  sentiroit  attendri  !  A  peine  avons-nous  retrouvé 
les  personnes  qui  nous  sont  chères,  qu'il  faut  encore,  et  pour  toujours, 
nous  séparer  d'elles!  Nul  ne  comprend  mieux  que  nous  toute  l'étendue 
du  malheur  qui  menace  en  ce  moment  les  lettres  et  la  religion.  Nous 
avons  vu  M.  de  La  Harpe  abattu,  comme  Ézéchias,  sous  la  main  de 
Dieu  ;  il  n'y  a  qu'une  foi  vive  et  une  sainte  espérance  qui  puissent 
donner  une  résignation  aussi  parfaite,  un  courage  aussi  grand,  des 

i.  51.  Delille  étoit  alors  en  Angleterre. 


Zi56  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

pensées  aussi  hautes  et  aussi  touchantes,  au  milieu  des  douleurs  d'une 
lente  agonie  et  des  épreuves  de  la  mort. 

Les  poètes  aiment  à  peindre  les  malheurs  de  l'exil ,  si  féconds  en 
sentiments  tendres  et  tristes.  Ils  ont  chanté  Patrocle  réfugié  aux 
foyers  d'Achille,  Cadmus  abandonnant  les  murs  de  Sidon,  Tydée  retiré 
chez  Adraste,  et  Teucer  trouvant  un  abri  dans  l'île  de  Vénus.  Le  chœur 
dans  Iphîgénie  en  Tauride  voudroit  pouvoir  traverser  les  airs  :  «  J'ar- 
rêterois  mon  vol  sur  la  maison  paternelle  ;  je  reverrois  ces  lieux,  si 
chers  à  mon  souvenir,  où,  sous  les  yeux  d'une  mère,  je  célébrois  un 
innocent  hymen.  «  Eh  !  qui  ne  connoît  le  dulces  moriens  reminiscitur 
Argos?  Qui  ne  se  rappelle  Ulysse  errant  loin  de  sa  patrie,  et  désirant 
pour  tout  bonheur  d'apercevoir  seulement  la  fumée  de  son  palais? 
Mercure  le  trouve  assis  tristement  sur  le  rivage  de  l'île  de  Calypso  :  il 
regardoit,  en  versant  des  'pleurs,  cette  mer  éternellement  agitée  (irre- 
quietum), 

ndvTov  £7ï'  àrpij'j'eTOv  S'epxîajcSTO  Jascpua  Xetêwv. 

Vers  admirable,  que  Virgile  a  traduit  en  l'appliquant  aux  Troyennes 
exilées. 

Cunctaeque  profundum 
Pontum  adspectabant  fientes. 

Ce  fientes  rejeté  à  la  fin  de  la  phrase  est  bien  beau.  Ossian  a  peint 
avec  des  couleurs  différentes,  mais  qui  ont  aussi  beaucoup  de  char- 
mes, une  jeune  femme  morte  loin  de  son  pays,  dans  une  terre  étran- 
gère. 

«  There  lovely  Moïna  is  often  seen  when  the  sunbeam  darts  on  the  rock , 
and  ail  around  is  dark.  There  she  is  seen,  Malvina,  but  not  like  the  daugh- 
ters  of  the  hill.  Her  robes  are  from  the  stranger's  land;  and  she  is  still 
alone.  » 

«  Quand  un  rayon  du  soleil  frappe  le  rocher,  et  que  tout  est  obscur 
alentour,  c'est  là  (au  tombeau  de  Carthon  et  de  Clessamor)  qu'on 
voit  souvent  l'ombre  de  la  charmante  Moïna;  on  l'y  voit  souvent, 
ô  Malvina  I  mais  non  telle  que  les  filles  de  la  colline.  Ses  vêtements 
sont  du  pays  de  l'étranger,  et  elle  est  encore  solitaire.  » 

On  devine,  par  la  douceur  des  plaintes  de  l'auteur  du  poëme  du 
Printemps,  qu'il  avoit  ce  mal  du  pays,  ce  mal  qui  attaque  surtout  les 
François  loin  de  leur  patrie.  Monime,  au  milieu  des  barbares,  ne  pou- 
voit  oublier  le  doux  sein  de  la  Grèce.  Les  médecins  ont  appelé  cette 
tristesse  de  l'âme  nostalgie,  de  deux  mots  grecs  voaTc;,  retour,  et  àx-^c;, 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  h'ol 

douleur,  parce  qu'on  ne  peut  la  guérir  qu'en  retournant  aux  foyers 
paternels.  Eh!  comment  M.  Michaud,  qui  sait  faire  soupirer  sa  lyre, 
n'eût-il  pas  mis  de  la  sensibilité  dans  un  sujet  que  Gresset  lui-même 
n'a  pu  chanter  sans  s'attendrir  !  Dans  son  ode  sur  V Amour  de  la  Patrie 
on  trouve  cette  strophe  touchante  : 

Ah  !  dans  sa  course  déplorée. 

S'il  succombe  au  dernier  sommeil, 

Sans  revoir  la  douce  contrée 

Où  brilla  son  premier  soleil, 

Là  son  dernier  soupir  s'adresse, 

Là  son  expirante  tendresse 

Veut  que  ses  os  soient  ramenés  : 

D'une  région  étrangère 

La  terre  seroit  moins  légère 

A  ses  mânes  abandonnés! 

Au  milieu  des  douces  consolations  que  la  retraite  fournit  à  notre 
poëte  exilé,  il  s'écrie  : 

0  beaux  jours  du  printemps  !  ô  vallons  enchantés  ! 
Quel  chef-d'œuvre  des  arts  égale  vos  beautés? 
Tout  Voltaire  vaut-il  un  rayon  de  l'aurore 
Ou  la  moindre  des  fleurs  que  Zéphyr  fait  éclore? 

Mais  Voltaire  (dont  nous  détestons  d'ailleurs  les  impiétés  tout  autant 
que  M.  Michaud)  n'exprime-t-il  pas  quelquefois  des  sentiments  aima- 
bles'? N'a-t-il  pas  connu  jusqu'à  ces  doux  regrets  de  la  patrie?  «  Je 
vous  écris  à  côté  d'un  poêle,  dit-il  à  M""^  Denis,  la  tête  pesante  et 
le  cœur  triste  en  jetant  les  yeux  sur  la  rivière  de  la  Sprée,  parce  que 
la  Sprée  tombe  dans  l'Elbe,  l'Elbe  dans  la  mer,  et  que  la  mer  reçoit  la 
Seine,  et  que  notre  maison  de  Paris  est  assez  près  de  cette  rivière.  » 
On  dit  qu'un  François  obligé  de  fuir  pendant  la  terreur  avoit 
acheté  de  quelques  deniers  une  barque  sur  le  Rhin.  Il  s'y  étoit  logé 
avec  sa  femme  et  ses  deux  enfants,  ^i'ayant  point  d'argent,  il  n'y  avoit 
point  pour  lui  d'hospitalité.  Quand  on  le  chassoit  d'un  rivage,  il  pas- 
soit  sans  se  plaindre  à  l'autre  bord  ;  souvent ,  poursuivi  sur  les  deux 
rives,  il  étoit  obligé  de  jeter  l'ancre  au  milieu  du  fleuve.  Il  pêchoit 
pour  nourrir  sa  famille ,  mais  les  hommes  lui  disputoient  encore  les 
secours  de  la  Providence  et  lui  envioient  quelques  petits  poissons 
qu'avoient  mangés  ses  enfants.  La  nuit  il  cueilloit  des  herbes  sèches 
pour  faire  un  peu  de  feu ,  et  sa  femme  demeuroit  dans  de  mortelles 

1.  M.  Michaud  a  depuis  corrigé  ce  passage. 


h5S  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

angoisses  jusqu'à  son  retour.  Cette  famille,  à  qui  l'on  ne  pouvoît 
reprocher  que  ses  malheurs ,  n'avoit  pas  sur  le  vaste  globe  un  seul 
coin  de  terre  où  elle  osât  reposer  sa  tête.  Obligée  de  se  faire  sauvage 
entre  quatre  grandes  nations  civilisées,  toute  sa  consolation  étoit 
qu'en  errant  dans  le  voisinage  de  la  France,  elle  pouvoit  quelquefois 
respirer  un  air  qui  avoit  passé  sur  son  pays  ' . 

M.  Michaud  erroit  ainsi  sur  les  montagnes  d'où  il  pouvoit  du  moins 
découvrir  la  cime  des  arbres  de  la  patrie.  Mais  comment  passer  le  temps 
sur  un  sol  étranger?  comment  occuper  ses  journées?  N'est-il  pas  tout 
naturel  alors  d'alter  visiter  ces  tombeaux  champêtres  où,  pleines  de 
joie,  des  âmes  chrétiennes  ont  terminé  leur  exil?  C'est  ce  que  fait 
l'auteur  du  poëme  du  Piintemps;  et,  grâce  à  la  saison  qu'il  a  choisie, 
l'asile  de  la  mort  est  un  beau  champ  couvert  de  fleurs. 

Sous  ces  débris  couverts  d'une  mousse  légère. 
Sous  cet  antique  ormeau  dont  l'abri  solitaire 
Répand  sur  l'horizon  un  deuil  religieux, 
Reposent  du  hameau  les  rustiques  aïeux. 
Bravant  les  vains  mépris  de  la  foule  insensée, 
Jamais  l'ambition  ne  troubla  leur  pensée. 
Peut-être  en  ce  cercueil,  d'humbles  fleurs  entouré, 
Dort  un  fils  d'Apollon,  d'Apollon  ignoré, 
Un  héros  dont  le  bras  eût  fixé  la  victoire, 
Qui  n'a  point  su  combattre  et  qui  mourut  sans  gloire; 
Un  Cromwell,  un  Sylla,  du  hameau  dédaigné, 
Qui  respecta  les  lois  et  qui  n'a  point  régné. 
Ainsi  la  fleur  qui  naît  sur  les  monts  solitaires 
Ne  montre  qu'au  désert  ses  couleurs  passagères  ; 
Et  l'or,  roi  des  métaux,  cache  en  des  souterrains 
Son  éclat  trop  funeste  au  repos  des  humains. 

Peut-être  l'auteur  eût-il  mieux  fait  de  se  rapprocher  davantage  du 
poëte  anglois  qu'il  imite.  Il  a  substitué  l'image  de  l'or  enfoui  dans  les 
entrailles  de  la  terre  à  celle  de  la  perle  cachée  dans  le  sein  des  mers;  la 
fleur  qui  ne  montre  qu'au  désert  ses  couleurs  passagères  n'est  peut-être 
pas  exactement  la  fleur  qui  est  née  pour  rougir  sans  être  vue  (is  bor 
to  blush  unseen  ^). 

Full  many  a  gem  of  purest  ray  screne, 

The  dark  unfathom'd  caves  of  océan  bcar; 
Full  many  a  flower  is  born  to  blush  unseen, 

And  waste  its  sweetness  in  the  désert  air. 

1.  Ce  morceau  est  emprunté  du  Génie  du  Christianisme. 

2.  M.  Michaud  a  depuis  rectifié  ces  deux  vers  de  la  manière  suivante  : 

«  Ainsi,  vain  ornement  d'une  rive  inconnue, 
fc  La  rose  du  désert  rougit  sans  être  vue,  etc.  n 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  /j59 

Nous  avions  essayé  autrefois  de  rendre  ainsi  ces  quatre  vers,  qu'on 
doit  juger  avec  indulgence,  car  nous  Ee  sommes  pas  poëte  : 

Ainsi  brille  la  perle  au  fond  des  vastes  mers  ; 
Ainsi  passent  aux  champs  des  roses  solitaires 
Qu'on  ne  vcit  point  rougir,  et  qui,  loin  des  bergères, 
D'inutiles  parfums  embaument  les  déserts. 

La  vue  de  ces  paisibles  tombeaux  rappelle  au  poëte  ces  S(^pultures 
troublées  où  dormoient  nos  princes  anéantis  \  Leurs  monuments  ne 
dévoient  s'ouvrir  qu'à  la  consommation  des  siècles  ;  mais  un  jugement 
particulier  de  la  Providence  a  voulu  les  briser  avant  la  fin  des  temps. 
Une  effroyable  résurrection  a  dépeuplé  les  caveaux  funèbres  de  Saint- 
Denis;  les  fantômes  des  rois  sont  sortis  de  l'ombre  éternelle;  mais, 
comme  s'ils  avoient  été  épouvantés  de  reparoître  seuls  à  la  lumière 
et  de  ne  pas  se  retrouver  dans  le  monde  avec  tous  les  morts,  comme 
parle  le  prophète,  ils  se  sont  replongés  dans  le  sépulcre  : 

Et  ces  rois  exhumés  par  la  main  des  bourreaux 
Sont  descendus  deux  fois  dans  la  nuit  des  tombeaux. 

On  voit  par  ces  beaux  vers  que  M.  Michaud  sait  prendre  tous  les 
tons. 

C'est  sans  doute  une  chose  bien  remarquable  que  quelques-uns  de 
ces  spectres,  noircis  parle  cercueiF,  eussent  conservé  une  telle  res- 
semblance avec  la  vie,  qu'on  les  a  facilement  reconnus.  On  a  pu  dis- 
tinguer sur  leur  front  jusqu'aux  caractères  des  passions,  jusqu'aux 
nuances  des  idées  qui  les  avoient  jadis  occupés.  Qu'est-ce  donc  que 
cette  pensée  de  l'homme,  qui  laisse  des  traces  si  profondes  jusque 
dans  la  poudre  du  néant?  Puisque  nous  parlons  de  poésie,  qu'il  nous 
soit  permis  d'emprunter  une  comparaison  d'un  poëte  :  Milton  nous  dit 
qu'après  avoir  achevé  le  monde,  le  Fils  divin  se  rejoignit  à  son  Prin- 
cipe éternel ,  et  que  sa  route  à  travers  la  matière  créée  fut  marquée 
longtemps  après  par  un  sillon  de  lumière  :  ainsi  notre  âme,  en  ren- 
trant dans  le  sein  de  Dieu,  laisse  dans  le  corps  mortel  la  trace  glo- 
rieuse de  son  passage. 

On  doit  louer  M.  Michaud  d'avoir  fait  usage  de  ces  contrastes  qui 
réveillent  l'imagination  des  lecteurs.  Les  anciens  les  employoient  sou- 
vent, même  dans  la  tragédie.  Un  chœur  de  soldats  veille  à  la  garde  du 
camp  des  Troyens;  la  nuit  fatale  à  Rhésus  vient  à  peine  de  finir  sa 

1.  BosscET.  2.  Le  visage  de  Louis  XIV  étoit  d'un  noir  d'ébène. 


ZiGO  MÉLANGES   LITTERAIRES. 

course.  Dans  ce  moment  critique,  croyez-vous  que  les  gardes  parlent 
de  combats,  de  surprises ,  qu'ils  se  retracent  des  images  terribles? 
Voici  ce  que  dit  le  demi-chœur  : 

«  Écoutez  !  ces  accents  sont  ceux  de  Philomèle,  qui  sur  mille  tons 
variés  déplore  ses  malheurs  et  sa  propre  vengeance.  Les  rives  san- 
glantes du  Simoïs  répètent  ses  accents  plaintifs.  J'entends  le  son  de  la 
cornemuse;  c'est  l'heure  où  les  bergers  de  l'Ida  sortent  pour  paître 
leurs  troupeaux  dans  les  riants  vallons.  Un  nuage  se  répand  sur  mes 
paupières  appesanties  ;  une  douce  langueur  s'empare  de  mes  sens  :  le 
sommeil  versé  par  l'aurore  est  le  plus  délicieux.  » 

Avouons  que  nous  n'avons  pas  assez  de  ces  choses-là  dans  nos  tra- 
gédies modernes,  toutes  parfaites  qu'elles  puissent  être,  et  soyons 
assez  justes  pour  convenir  que  Shakespeare  a  quelquefois  trouvé  ce 
naturel  de  sentiment  et  cette  naïveté  d'images.  Ce  chœur  d'Euripide 
rappellera  facilement  au  lecteur  le  dialogue  de  Roméo  et  de  Juliette  : 
Est-ce  l'alouette  qui  chante, etc.  ? 

Mais  si  nous  avons  banni  de  la  scène  tragique  ces  peintures  pasto- 
rales, qui  en  adoucissant  la  terreur  augmentoient  la  '^itié,  parce 
qu'elles  foisoient  sourire  sur  un  fond  d'agonie,  comme  s'exprime  Féne- 
lon,  nous  les  avons  transportées,  ces  peintures  (et  avec  beaucoup  de 
succès),  dans  des  ouvrages  d'un  autre  genre.  Les  modernes  ont  étendu 
et  enrichi  le  domaine  de  la  poésie  descriptive.  M.  Michaud  lui-même 
en  fournit  de  beaux  exemples  : 

De  la  cime  des  monts,  tout  prêt  à  disparoître, 
Le  jour  sourit  encore  aux  fleurs  qu'il  a  fait  naître. 
Sur  ces  toits  élevés,  d'un  ciel  tranquille  et  pur 
L'ardoise  fait  au  loin  étinceler  l'azur, 
Et  le  vitrau  qui  brille  à  la  rive  lointaine. 
D'un  vaste  embrasement  allumé  dans  la  plaine 
Montre  aux  regards  trompés  les  feux  éblouissants 
Et  ranime  du  jour  les  rayons  pâlissants. 

Le  chantre  du  printemps,  à  ces  vallons  fidèle, 
Charme  l'écho  du  soir  de  sa  plainte  nouvelle  ; 
Et  caché  dans  les  bois,  dans  les  bosquets  touffus. 
Il  chante  des  malheurs  aux  Muses  inconnus. 
Tandis  que  la  forêt,  à  sa  voix  attentive. 
Redit  ses  doux  accents  et  sa  chanson  plaintive 
Au  buisson  épineux,  au  tronc  des  vieux  ormeaux, 
La  muette  Arachné  suspend  ses  longs  réseaux. 
Un  reste  de  clarté  perce  encor  le  feuillage. 
Glisse  sur  l'eau  du  fleuve  et  meurt  sur  le  rivage. 
L'insecte  qu'un  soleil  voit  naître  et  voit  périr, 
Aux  derniers  feux  du  jour  vient  briller  et  mourir. 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  /j61 

La  caille,  comme  moi  sur  ces  bords  étrangère, 
Fait  retentir  les  champs  de  sa  voix  printanière. 
Sorti  de  son  terrier,  le  lapin  imprudent 
Vient  tomber  sous  les  coups  du  chasseur  qui  l'attend  : 
Et  par  l'ombre  du  soir  la  perdrix  rassurée 
Redemande  aux  échos  sa  compagne  égarée. 

C'est  ici  le  lieu  de  parler  d'un  reproche  que  M.  Micliaud  nous  a  fait 
dans  sa  dissertation  préliminaire  ;  il  combat  avec  autant  de  goût  que 
de  politesse  notre  opinion  touchant  la  poésie  descriptive.  «  L'auteur  du 
Génie  du  Christianisme,  dit-il,  attribue  Vorigine  de  la  poésie  descrip- 
tive à  la  religion  chrétienne...,  qui,  en  détruisant  le  charme  attaché 
aux  fables  mythologiques  ,  a  réduit  les  poètes  à  chercher  la  source  de 
l'intérêt  dans  la  vérité  et  l'exactitude  de  leurs  tableaux,  etc.  » 

L'auteur  du  poëme  du  Printemps  pense  que  nous  nous  sommes 
trompé. 

D'abord  nous  n'avons  point  attribué  Voiigine  de  la  poésie  descrip- 
tive au  christianisme;  nous  lui  avons  seulement  attribué  son  dévelop- 
pement, ce  qui  nous  semble  une  chose  fort  différente.  De  plus  nous 
n'avons  eu  garde  de  dire  que  le  christianisme  détruit  le  charme  des 
fables  mythologiques  ;  nous  avons  cherché  à  prouver  au  contraire  que 
tout  ce  qu'il  y  a  de  beau  dans  la  mythologie,  tel,  par  exemple,  que  les 
allégories  morales,  peut  être  encore  employé  par  un  poëte  chrétien,  et 
que  la  véritable  religion  n'a  privé  les  Muses  que  des  fictions  médiocres 
ou  dégoûtantes  du  paganisme.  La  perte  des  allégories  physiques  est-elle 
donc  si  regrettable  !  qu'importe  que  Jupiter  soit  l'éther,  que  Junon 
soir  l'air,  etc.?  Mais  puisqu'un  critique'  dont  les  jugements  sont  des 
lois  a  cru  devoir  aussi  combattre  notre  opinion  sur  l'emploi  de  la 
mythologie,  qu'on  nous  permette  de  rappeler  le  chapitre  qui  fait 
l'objet  de  la  discussion. 

Après  avoir  montré  que  les  anciens  n'ont  presque  pas  connu  la 
poésie  descriptice  dans  le  sens  que  nous  attachons  à  ce  mot  ;  après 
avoir  fait  voir  que  ni  leurs  poètes,  ni  leurs  philosophes,  ni  leurs  natu- 
ralistes, ni  leurs  historiens  n'ont  fait  de  description  de  la  nature, 
nous  ajoutons  : 

On  ne  peut  guère  soupçonner  que  des  hommes  aussi  sensibles  que  l'étoient 
les  anciens  aient  manqué  d'yeux  pour  voir  la  nature  et  de  talent  pour  la 
peindre.  11  fdut  donc  qu'une  cause  puissante  les  ait  aveuglés.  Or,  cette  cause 
étoit  la  mythologie,  qui,  peuplant  l'univers  d'élégants  fantômes,  ôtoit  à  la 
création  sa  gravité,  sa  grandeur,  sa  solitude  et  sa  mélancolie.  Il  a  fallu  que  le 

i.  M.  DE  Fo^TA^ES. 


462  MÉLANGES    LITTÉRAIRES. 

christianisme  vînt  chasser  tout  ce  peuple  de  faunes,  de  satyres  et  de  nym- 
phes, pour  rendre  aux  grottes  leur  silence  et  aux  bois  leur  rêverie.  Les 
déserts  ont  pris  sous  notre  culte  un  caractère  plus  triste,  plus  vague,  plus' 
sublime;  le  dôme  des  forêts  s'est  exhaussé,  les  fleuves  ont  brisé  leurs  petites 
urnes,  pour  ne  plus  verser  que  les  eaux  de  l'abîme,  du  sommet  des  mon- 
tagnes. Le  vrai  Dieu,  en  rentrant  dans  ses  œuvres,  a  donné  son  immensité  à 

ia  nature 

Des  sylvains  et  des  naïades  peuvent  frapper  agréablement  l'imagination, 
pourvu  toutefois  qu'ils  ne  soient  pas  sans  cesse  reproduits.  Nous  ne  voulons 
point 

...Chasser  les  Tritons  de  l'empire  des  eaux, 

Oter  à  Pan  sa  flûte,  aux  Parques  leurs  ciseaux. 

Mais,  enfin,  qu'est-ce  que  tout  cela  laisse  au  fond  de  l'âme  ?  qu'en  résulte- 
t-il  pour  le  coeur?  quel  fruit  peut  en  tirer  la  pensée?  Oh!  que  le  poëte  chré- 
tien est  bien  plus  favorisé  dans  la  solitude  où  Dieu  se  promène  avec  lui  ! 
Libres  de  ce  troupeau  de  dieux  ridicules,  qui  les  bornoient  de  toutes  parts, 
les  bois  se  sont  remplis  d'une  Divinité  immense.  Le  don  de  prophétie  et  de 
sagesse,  le  mystère  et  la  religion,  semblent  résider  éternellement  dans  leurs 
profondeurs  sacrées.  Pénétrez  dans  ces  forêts  américaines  aussi  vieilles  que 
le  monde,  etc.,  etc. 

Le  principe  étant  ainsi  posé,  il  nous  semble  qu'il  est  au  moins  inat- 
taquable par  le  fond,  mais  on  peut  disputer  sur  quelques  détails.  On 
demandera  peut-être  si  nous  ne  trouvons  rien  de  beau  dans  les  allé- 
gories antiques.  Nous  avons  répondu  à  cette  question  dans  le  chapitre 
où  nous  distinguons  deux  sortes  d'allégories,  l'allégorie  morale  et 
l'allégorie  physique.  M.  de  Fontanes  nous  a  objecté  que  les  anciens 
connoissoient  aussi  cette  divinité  solitaire  et  formidable  qui  habite 
dans  les  bois.  Mais  n'en  étions-nous  pas  convenu  nous-même?  n'avions- 
nous  pas  dit  :  «  Quant  à  ces  dieux  vagues  que  les  anciens  plaçoient 
dans  les  bois  déserts  et  sur  les  sites  agrestes,  ils  étoient  d'un  bel 
effet  sans  doute,  mais  ils  ne  tenoient  plus  au  système  mythologique  : 
l'esprit  humain  retomboit  ici  dans  la  religion  naturelle.  Ce  que  le 
voyageur  tremblant  adoroit  en  passant  ^ans  les  solitudes  étoit  quelque 
chose  ûHgnoré,  quelque  chose  dont  il  ne  savoit  point  le  nom,  et  qu'il 
appeloit  la  divinité  du  lieu.  Quelquefois  il  lui  donnoit  le  nom  de  Pan, 
et  Pan  étoit  le  dieu  universel.  Les  grandes  émotions  qu'inspire  la 
natuî'e  sauvage  n'ont  point  cessé  d'exister,  et  les  bois  conservent 
encore  pour  nous  leur  formidable  divinité  '.  » 

L'excellent  critique  que  nous  avons  déjà  cité  soutient  encore  qu'il  y 

1.  Génie  du  Cliristianisme,  2»  partie,  livre  w,  chap,  n. 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  Zj63 

a  des  peuples  païens  qui  ont  connu  la  poésie  descriptive.  Sans  doute, 
et  nous  avions  fait  valoir  cette  circonstance  même  en  faveur  de  notre 
opinion,  puisque  les  nations  qui  n'ont  point  connu  les  dieux  de  la 
Grèce  ont  entrevu  cette  belle  et  simple  nature  que  masquoit  le  système 
mythologique. 

On  dit  que  les  modernes  ont  abusé  de  la  poésie  descriptive.  Avons- 
nous  avancé  le  contraire?  Telles  sont  encore  nos  propres  paroles  : 
«  Peut-être  objectera-t-on  que  les  anciens  avoient  raison  de  regar- 
der la  poésie  descriptive  comme  l'objet  accessoire,  et  non  comme 
y  objet  principal  du  tableau  ;  je  le  pense  aussi,  et  l'on  fait  de  nos  jours 
un  grand  abus  du  genre  descriptif;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  c'est  un  moyen  de  plus  entre  nos  mains,  et  qu'il  a  étendu  la 
sphère  des  images  poétiques  sans  nous  priver  de  la  peinture  des 
mœurs  et  des  passions,  telle  que  cette  peinture  existoit  pour  les 
anciens  ' .  » 

Enfin  M.  Michaud  pense  que  le  genre  de  poésie  descriptive,  tel  qu'il 
est  aujourd'hui  fixé,  n'a  commencé  à  être  un  genre  à  part  que  dans  le 
siècle  dernier.  Mais  est-ce  bien  là  le  fond  de  la  question  ?  Cela  prouve- 
roit-il  que  la  poésie  descriptive  n'est  pas  due  à  la  religion  chrétienne? 
Est-il  bien  certain  d'ailleurs  que  cette  poésie  ne  remonte  qu'au  siècle 
dernier?  Dans  notre  chapitre  intitulé  Partie  historique  de  la  poésie 
descriptiiie  chez  les  modernes,  nous  avons  suivi  les  progrès  de  cette 
poésie;  nous  l'avons  vue  commencer  dans  les  écrits  des  Pères  du 
désert;  de  là  se  répandre  jusque  dans  l'histoire,  passer  chez  les 
romanciers  et  les  poètes  du  Bas-Empire  ;  bientôt  se  mêler  au  génie  des 
Maures,  et  atteindre  sous  le  pinceau  de  l'Arioste  et  du  Tasse  un  genre 
de  perfection  trop  éloigné  de  la  vérité.  Nos  grands  écrivains  du  siècle 
de  Louis  XIV  rejetèrent  cette  poésie  descriptive  italienne,  qui  ne  par- 
loit  que  de  roses,  de  claires  fontaines  et  de  bois  touffus.  Les  Anglois, 
en  l'adoptant,  lui  firent  perdre  son  afféterie;  mais  ils  la  jetèrent  dans 
un  autre  excès,  en  la  surchargeant  de  détails.  Enfin,  elle  revint  en 
France  dans  le  siècle  dernier,  se  perfectionna  sous  la  muse  de 
MM.  Delille,  Saint-Lambert  et  Fontanes,  et  acquit  dans  la  prose  de 
Buffon  et  de  Bernardin  de  Saint-Pierre  une  beauté  qu'elle  n'avoit  point 
encore  connue. 

Nous  n'en  jugerons  pas  par  notre  propre  sentiment,  car  il  est  trop  peu 
de  chose,  et  nous  n'avons  pas  même,  comme  Chauiieu,  pour  le  lende- 
main. 

Un  peu  de  savoir-faire  et  beaucoup  d'espérance; 

1.  Génie  du  Christianisme,  note  XV2. 


4G4  MÉLANGES   LITTERAIRES. 

mais  nous  en  appellerons  à  M.  Michaud  lui-même.  Eût-il  rempli  ses 
vers  de  tant  d'agréables  descriptions  de  la  nature  si  le  christianisme 
n'avoit  pris  soin  de  débarrasser  les  bois  des  vieilles  Dryades  et  des 
éternels  Zéphyrs?  L'auteur  du  poëme  du  Printemps  n'auroit-il  point 
été  séduit  par  ses  propres  succès  ?  Il  a  fait  un  usage  charmant  de  la 
fable  dans  ses  lettres  sur  le  sentiment  de  la  pitié,  et  l'on  sait  que  Pygma- 
lion  adora  sa  statue.  «  Psyché,  dit  M.  Michaud,  voulut  voir  l'Amour; 
elle  approcha  la  lampe  fatale,  et  l'Amour  disparut  pour  toujours.  Psyché 
signifie  âme  dans  la  langue  grecque.  L'antiquité  a  voulu  prouver,  par 
cette  allégorie,  que  l'âme  voyoit  s'évanouir  ses  plus  doux  sentiments 
à  mesure  qu'elle  cherchoit  à  en  pénétrer  l'objet.  »  Cette  explication 
est  ingénieuse  ;  mais  l'antiquité  a-t-elle  vu  cela  dans  la  fable  de 
Psyché?  Nous  avons  essayé  de  prouver  que  le  charme  du  mystère, 
dans  les  sentiments  de  la  vie,  est  un  des  bienfaits  que  nous  devons  à 
la  délicatesse  de  notre  religion.  Si  l'antiquité  païenne  a  conçu  la  fable 
de  Psyché,  il  nous  semble  que  c'est  un  chrétien  qui  l'interprète 
aujourd'hui. 

Il  y  a  plus  :  le  christianisme,  en  bannissant  les  fables  de  la  nature, 
a  non-seulement  rendu  la  grandeur  aux  déserts,  mais  il  a  même  intro- 
duit pour  le  poëte  une  autre  espèce  de  mythologie  pleine  de  charmes, 
nous  voulons  dire  la  personnification  des  plantes.  Lorsque  l'héliotrope 
étoit  toujours  Clytie,  le  mûrier  toujours  Thisbé,  etc.,  l'imagination 
du  poëte  étoit  nécessairement  bornée  ;  il  n'auroit  pu  animer  la  nature 
par  des  fictions  autres  que  les  fictions  consacrées,  sans  commettre  une 
impiété.  Mais  la  muse  moderne  transforme  à  son  gré  toutes  les 
plantes  en  nymphes,  sans  préjudice  des  anges  et  des  esprits  célestes 
qu'elle  peut  répandre  sur  les  montagnes,  le  long  des  fleuves  et  dans 
les  forêts.  Sans  doute  il  est  possible  d'abuser  encore  de  la  personni- 
fication, et  M.  Michaud  se  moque  avec  raison  du  poëte  Darwin,  qui 
dans  ses  Amours  des  Plantes  représente  le  genista,  le  genêt,  se  pro- 
menant tranquillement  à  l'ombre  des  bosquets  de  myrte.  Mais  si  l'auteur 
anglois  est  un  de  ces  poètes  dont  parle  Horace,  qui  sont  condamnés  à 
faire  des  vers  pour  avoir  déshonoré  (minxerit)  les  cendres  de  leurs  pères, 
cela  ne  prouve  rien  quant  au  fond  de  la  chose.  Qu'un  autre  poëte, 
avec  plus  de  goût  et  de  jugement,  décrive  Les  Amours  des  Plantes,  elles 
lui  offriront  d'agréables  tableaux.  Lorsque,  dans  les  chapitres  que 
M.  Michaud  attaque,  nous  avons  dit  : 

«Voyez  dans  un  profond  calme,  au  lever  de  l'aurore,  toutes  les  fleurs 
de  cette  vallée  :  immobiles  sur  leurs  tiges,  elles  se  penchent  en  mille 
attitudes  diverses,  et  semblent  regarder  tous  les  points  de  l'horizon. 
Dans  ce  moment  même,  où  vous  croyez  que  tout  est  tranquille,  un 


MELANGES   LITTERAIRES.  /tG5 

grand  mystère  s'accomplit;  la  nature  conçoit,  et  ces  plantes  sont 
autant  de  jeunes  mères  tournées  vers  la  région  mystérieuse  d'où  leur 
doit  venir  la  fécondité.  Les  sylphes  ont  des  sympathies  moins  aériennes, 
des  communications  moins  invisibles.  Le  narcisse  livre  aux  ruisseaux, 
sa  race  virginale;  la  violette  confie  aux  zéphyrs  sa  modeste  posté- 
rité; une  abeille  cueille  du  miel  de  fleur  en  fleur,  et  sans  le  savoir 
féconde  toute  une  prairie;  un  papillon  porte  un  peuple  entier  sur  son 
aile;  un  monde  descend  dans  une  goutte  de  rosée.  Cependant  toutes 
les  amours  des  plantes  ne  sont  pas  également  tranquilles;  il  y  en  a 
d'orageuses,  comme  celles  des  hommes.  Il  faut  des  tempêtes  pour 
marier,  sur  des  hauteurs  inaccessibles,  le  cèdre  du  Liban  au  cèdre  du 
Sinaï,  tandis  qu'au  bas  de  la  montagne  le  plus  doux  vent  suffît  pour 
établir  entre  les  fleurs  un  commerce  de  volupté.  N'est-ce  pas  ainsi  que 
le  soufile  des  passions  agite  les  rois  de  la  terre  sur  leurs  trônes,  tan- 
dis que  les  bergers  vivent  heureux  à  leurs  pieds?  » 

Cela  est  bien  imparfait  sans  doute,  mais  du  moins  on  entrevoit  par 
cette  faible  ébauche  ce  qu'un  poëte  habile  pourroit  tirer  d'un  pareil 
sujet. 

Ce  sont  vraisemblablement  ces  rapports  des  choses  inanimées  aux 
choses  animées  qui  ont  été  une  des  premières  sources  de  la  mytholo- 
gie. Lorsque  l'homme  sauvage,  errant  au  milieu  des  bois,  eut  satis- 
fait aux  premiers  besoins  de  la  vie,  il  sentit  un  autre  besoin  dans  son 
cœur,  celui  d'une  puissance  surnaturelle  pour  appuyer  sa  foiblesse. 
La  chute  d'une  onde,  le  murmure  du  vent  solitaire,  tous  les  bruits  qui 
s'élèvent  de  la  nature,  tous  les  mouvements  qui  animent  les  déserts, 
lui  parurent  tenir  à  cette  cause  cachée.  Le  hasard  lia  ces  effets  locaux 
à  quelques  circonstances  heureuses  ou  malheureuses  de  ses  chasses. 
Une  couleur  particulière,  un  objet  singulier  ou  nouveau  le  frappa  peut- 
être  en  même  temps:  de  là  le  manitou  du  Canadien  et  le  fétiche  du 
Nègre,  la  première  de  toutes  les  mythologies. 

Cet  élément  des  fausses  croyances  une  fois  développé,  on  vit  s'ou- 
vrir la  vaste  carrière  des  superstitions  humaines.  Les  affections  du 
cœur  se  changèrent  bientôt  en  divinités  d'autant  plus  dangereuses, 
qu'elles  étoient  plus  aimables.  Le  sauvage  qui  avoit  élevé  le  mont  du 
tombeau  à  son  ami,  la  mère  qui  avoit  rendu  à  la  terre  son  petit  enfant, 
vinrent  chaque  année,  à  la  chute  des  feuilles,  le  premier  répandre  des 
larmes ,  la  seconde  épancher  son  lait  sur  le  gazon  sacré  ;  tous  les 
deux  crurent  que  ces  absents  si  regrettés,  et  toujours  vivants  dans 
leurs  pensées,  ne  pouvoient  avoir  cessé  d'être.  Ce  fut  sans  doute  l'ami- 
tié en  pleurs  sur  un  monument  qui  retrouva  le  dogme  de  l'immortalité 
de  l'âme,  et  proclama  la  religion  des  tombeaux. 

II.  30 


466  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

Cependant  l'homme  sorti  des  forêts  s'étoit  associé  à  ses  semblables. 
Bientôt  la  reconnoissance  ou  la  frayeur  des  peuples  plaça  des  législa- 
teurs, des  héros  et  des  rois  au  rang  des  divinités.  En  même  temps 
quelques  génies  aimés  du  ciel,  un  Orphée,  un  Homère,  augmentèrent 
les  habitants  de  l'Olympe  ;  sous  leurs  pinceaux  créateurs  les  accidents 
de  la  nature  se  transformèrent  en  esprits  célestes.  Ces  nouveaux  dieux 
régnèrent  longtemps  sur  l'imagination  enchantée  des  hommes  :  Anaxa- 
gore,  Démocrite,  Épicure,  essayèrent  toutefois  de  lever  l'étendard 
contre  la  religion  de  leur  pays.  Mais  (triste  enchaînement  des  erreurs 
humaines!)  Jupiter  étoit  sans  doute  un  dieu  abominable,  et  pourtant 
des  atomes  mouvants,  une  matière  éternelle,  valoient-ils  mieux  que 
ce  Jupiter  armé  de  la  foudre,  et  vengeur  du  crime? 

C'étoit  à  la  religion  chrétienne  qu'il  étoit  réservé  de  renverser  les 
autels  des  faux  dieux,  sans  plonger  les  peuples  dans  l'athéisme  et 
sans  détruire  les  charmes  de  la  nature.  Car,  fùt-il  certain,  comme  il 
est  douteux,  que  le  christianisme  ne  puisse  fournir  aux  poètes  un 
merveilleux  aussi  riche  que  celui  de  la  fable,  encore  est-il  vrai  (et 
M.  Michaud  en  conviendra)  qu'il  a  une  certaine  poésie  de  l'âme,  nous 
dirions  presque  une  imagination  du  cœur  dont  on  ne  retrouve 
aucune  trace  dans  la  mythologie.  Les  beautés  touchantes  qui  émanent 
de  cette  source  feroient  seules  une  ample  compensation  pour  les  ingé- 
nieux mensonges  de  l'antiquité.  Tout  est  machine  et  ressort,  tout  est 
extérieur,  tout  est  fait  pour  les  yeux  dans  les  tableaux  du  paganisme  ; 
tout  est  sentiment  et  pensée,  tout  est  intérieur,  tout  est  créé  pour 
l'âme  dans  les  peintures  de  la  religion  chrétienne.  Quel  charme  de 
méditation  !  quelle  profondeur  de  rêverie  !  Il  y  a  plus  d'enchantements 
dans  une  de  ces  larmes  divines  que  le  christianisme  fait  répandre  que 
dans  toutes  les  riantes  erreurs  de  la  mythologie.  Avec  une  Notre- 
Dame  des  Douleurs,  une  Mère  de  Pitié,  quelque  saint  obscur ,  patron 
de  l'aveugle,  de  l'orphelin,  du  misérable,  un  auteur  peut  écrire  une 
page  plus  attendrissante  qu'avec  tous  les  dieux  du  Panthéon.  C'est 
bien  là  aussi  de  la  poésie  !  c'est  bien  là  du  merveilleux  !  Mais  voulez- 
vous  du  merveilleux  plus  sublime,  contemplez  la  vie  et  les  douleurs 
du  Christ,  et  souvenez-vous  que  votre  Dieu  s'est  appelé  le  Fils  de 
l'homme.  Nous  oserons  le  prédire,  un  temps  viendra  que  l'on  sera  tout 
étonné  d'avoir  pu  méconnoître  les  beautés  admirables  qui  existent 
dans  les  seuls  noms,  dans  les  seules  expressions  du  christianisme,  et 
l'on  aura  de  la  peine  à  comprendre  comment  on  a  pu  se  moquer  de 
cette  religion  céleste  de  la  raison  et  du  malheur. 


SUR   L'HISTOIRE 


LA  VIE    DE   JÉSUS-CHRIST 


DU    PERE    DE    LIGNY, 


DE     LA     COMPAGNIE     DE     JESUS. 


Juin  1802. 

L'histoire  de  la  vie  de  Jésus-Christ  est  un  des  derniers  ouvrages  que 
nous  devons  à  cette  société  célèbre  dont  presque  tous  les  membres 
étoient  des  hommes  de  lettres  distingués.  Le  père  de  Ligny,  né  à 
Amiens  en  1710,  survécut  à  la  destruction  de  son  ordre  et  prolongea 
jusqu'en  1788  une  carrière  commencée  au  temps  des  malheurs  de 
Louis  XIV  et  finie  à  l'époque  des  désastres  de  Louis  XVL  Si  vous  ren- 
contriez dans  le  monde  un  ecclésiastique  âgé,  plein  de  savoir,  d'esprit, 
d'aménité,  ayant  le  ton  de  la  bonne  compagnie  et  les  manières  d'un 
homme  bien  élevé,  vous  étiez  disposé  à  croire  que  cet  ancien  prêtre 
étoit  un  jésuite.  L'abbé  Lenfant  avoit  aussi  appartenu  à  cet  ordre, 
qui  a  tant  donné  de  martyrs  à  l'Église.  Il  avoit  été  l'ami  du  père  de 
Ligny,  et  c'est  lui  qui  le  détermina  à  publier  son  Histoire  de  la  Vie  de 
Jésus-Christ. 

Cette  histoire  n'est  qu'un  commentaire  de  l'Évangile,  et  c'est  ce  qui 
fait  son  mérite  à  nos  yeux.  Le  père  de  Ligny  cite  le  texte  du  Nouveau 
Testament  et  paraphrase  chaque  verset  de  deux  manières  :  l'une  en 
expliquant  moralement  et  historiquement  ce  qu'on  vient  de  lire; 
l'autre  en  répondant  aux  objections  que  l'on  a  pu  faire  contre  le  pas- 
sage cité.  Lç  premier  commentaire  court  dans  la  page  avec  le  texte, 
comme  dans  la  Bible  du  père  de  Carrières;  le  second  est  rejeté  en  note 
au  bas  de  la  page.  Ainsi  l'auteur,  offrant  de  suite  et  par  ordre  les 
divers  chapitres  des   évangiles;  faisant  observer  leurs  rapports,  ou 


fiSS  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

conciliant  leurs  apparentes  contradictions,  développe  la  vie  entière  du 
Rédempteur  du  monde. 

L'ouvrage  du  père  de  Ligny  étoit  devenu  rare  et  la  Société  Typo- 
graphique a  rendu  un  véritable  service  à  la  religion  en  réimprimant 
ce  livre  utile.  On  connoît  dans  les  lettres  françoises  plusieurs  Vies  de 
Jèsus-Clirist ;  mais  aucune  ne  réunit  comme  celle  du  père  de  Ligny 
les  deux  avantages  d'être  à  la  fois  une  explication  de  l'Écriture  et  une 
réfutation  des  sophismes  du  jour.  La  Vie  de  Jésus-Chrisl  par  Saint- 
Réal  manque  d'onction  et  de  simplicité  :  il  est  plus  aisé  d'imiter 
Salluste  et  le  cardinal  de  Retz  '  que  d'atteindre  au  ton  de  l'Évangile. 
Le  père  de  Montreuil,  dans  sa  Vie  de  Jésus-Christ ,  retouchée  par  le 
pèreBrignon,  a  conservé  au  contraire  bien  du  charme  du  Nouveau 
Testament.  Son  style,  un  peu  vieilli,  contribue  peut-être  à  ce  charme: 
l'ancienne  langue  françoise,  et  surtout  celle  qu'on  parloit  sous 
Louis  XIII,  étoit  très-propre  à  rendre  l'énergie  et  la  naïveté  de  l'Écri- 
ture. Il  seroit  bien  à  désirer  qu'on  en  eût  fait  une  bonne  traduction  à 
cette  époque  :  Sacy  est  venu  trop  tard.  Les  deux  plus  belles  versions 
modernes  de  la  Bible  sont  les  versions  espagnole  et  angloise.  La  der- 
nière, qui  a  souvent  la  force  de  l'hébreu,  est  du  règne  de  Jacques  I"; 
la  langue  dans  laquelle  elle  est  écrite  est  devenue  pour  les  trois 
royaumes  une  espèce  de  langue  sacrée,  comme  le  texte  samaritain 
pour  les  Juifs  :  la  vénération  que  les  Anglois  ont  pour  l'Écriture  en 
paroît  augmentée,  et  l'ancienneté  de  l'idiome  semble  encore  ajouter  à 
l'antiquité  du  livre. 

Au  reste,  il  ne  faut  pas  se  dissimuler  que  toutes  les  histoires  de 
Jésus-Christ  qui  ne  sont  pas,  comme  celle  du  père  de  Ligny,  un  simple 
commentaire  du  Nouveau  Testament  sont  en  général  de  mauvais  et 
même  de  dangereux  ouvrages.  Cette  manière  de  défigurer  l'Évangile 
nous  est  venue  des  protestants,  et  nous  n'avons  pas  observé  qu'elle  en 
a  conduit  un  grand  nombre  au  socinianisme.  Jésus-Christ  n'est  point 
un  homme;  on  ne  doit  point  écrire  sa  vie  comme  celle  d'un  simple 
législateur.  Vous  aurez  beau  raconter  ses  œuvres  de  la  manière  la  plus 
touchante,  vous  ne  peindrez  jamais  que  son  humanité;  sa  divinité 
vous  échappera.  Les  vertus  de  l'homme  ont  quelque  chose  de  corporel, 
si  nous  osons  parler  ainsi,  que  l'écrivain  peut  saisir;  mais  il  y  a  dans 
les  vertus  du  Christ  un  intellectuel,  une  spiritualité  qui  se  dérobe  à  la 

1.  La  Conjuration  du  comte  de  Fiesque,  par  le  cardinal  de  Retz,  semble  avoir 
servi  de  modèle  à  la  Conjuration  de  Venise,  par  Saint-Réal  :  il  y  a  entre  ces  doux 
ouvrages  la  difrûreiice  qui  existe  toujours  entre  l'original  et  la  copie,  entre  celui  qui 
écrit  de  verve  et  do  génie,  et  celui  qui  à  force  de  travail  parvient  à  imiter  cette 
verve  et  ce  génie  avec  plus  ou  moins  de  ressemblance  et  de  bonheur. 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  ^60 

matérialité  de  nos  expressions.  C'est  cette  vérité  dont  parle  Pascal,  si 
fine  et  si  déliée,  que  nos  instruments  grossiers  ne  peuvent  la  toucher 
sans  en  ècacher  la  pointe*.  La  divinité  du  Christ  n'est  donc  et  ne  peut 
être  que  dans  l'Évangile,  où  elle  brille  parmi  les  sacrements  inef- 
fables institués  par  le  Sauveur  et  au  milieu  des  miracles  qu'il  a  faits. 
Les  apôtres  seuls  ont  pu  la  rendre,  parce  qu'ils  écrivoient  sons  l'inspi- 
ration de  l'Esprit-Saint,  Ils  avoient  été  témoins  des  merveilles  opérées 
par  le  Fils  de  l'homme;  ils  avoient  vécu  avec  lui  :  quelque  chose  de 
sa  divinité  est  demeuré  empreint  dans  leur  parole  sacrée ,  comme  les 
traits  de  ce  céleste  Messie  restèrent,  dit-on,  imprimés  dans  le  voile 
mystérieux  qui  servit  à  essuyer  ses  sueurs. 

Sous  le  simple  rapport  du  goi^it  et  des  lettres,  il  y  a  d'ailleurs  quel- 
que danger  à  transformer  ainsi  l'Évangile  en  une  histoire  de  Jésus- 
Christ.  En  donnant  aux  faits  je  ne  sais  quoi  d'humain  et  de  rigoureu- 
sement historique  ;  en  en  appelant  sans  cesse  à  une  prétendue  raison, 
qui  n'est  souvent  qu'une  déplorable  folie  ;  en  ne  voulant  prêcher  que 
la  morale  entièrement  dépouillée  du  dogm.e,  les  protestants  ont  vu 
périr  chez  eux  la  haute  éloquence.  Ce  ne  sont  en  effet  ni  les  Tillot- 
son,  ni  les  Wilkins,  ni  les  Goldsraith,  ni  les  Blair,  malgré  leur  mérite, 
que  l'on  peut  regarder  comme  de  grands  orateurs,  et  surtout  si  on  les 
compare  aux  Basile,  aux  Chr^'sostome,  aux  Ambroise,  aux  Bourdaloue 
et  aux  Massillon.  Toute  religion  qui  se  fait  un  devoir  d'éloigner  le 
dogme  et  de  bannir  la  pompe  du  culte  se  condamne  à  la  sécheresse. 
Il  ne  faut  pas  croire  que  le  cœur  de  l'homme  privé  du  secours  de 
l'imagination  soit  assez  abondant  de  lui-même  pour  nourrir  les  flots 
de  l'éloquence.  Le  sentiment  meurt  en  naissant  s'il  ne  trouve  autour 
de  lui  rien  qui  puisse  le  soutenir,  ni  images  qui  prolongent  sa  durée, 
ni  spectacles  qui  le  fortifient,  ni  dogmes  qui,  l'emportant  dans  la 
région  des  mystères,  préviennent  ainsi  son  désenchantement.  Le  pro- 
testantisme se  vante  d'avoir  banni  la  tristesse  de  la  religion  chrétienne; 
mais,  dans  le  culte  catholique.  Job  et  ses  saintes  mélancolies,  l'ombre 
des  cloîtres,  les  pleurs  du  pénitent  sur  le  rocher,  la  voix  d'un  Bossuet 
autour  d'un  cercueil,  feront  plus  d'hommes  de  génie  que  toutes  les 
maximes  d'une  morale  sans  éloquence  et  aussi  nue  que  le  temple  oii 
elle  est  prêchée. 

Le  père  de  Ligny  avoit  donc  sagement  considéré  son  sujet  lorsqu'il 
s'est  borné  dans  sa  Vie  de  Jésus-Christ  à  une  simple  concordance  des 
évangiles.  Et  qui  pourroit  se  flatter  d'ailleurs  d'égaler  la  beauté  du 
Nouveau  Testament?  Un  auteur  qui  auroit  une  pareille  prétention  ne 

1.  Pensées  de  Pascal. 


/i70  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

seroit-il  pas  déjà  jugé?  Chaque  évangéliste  a  un  caractère  particulier, 
excepté  saint  Marc,  dont  l'évangile  ne  semble  être  que  l'abrégé  de 
celui  de  saint  Mathieu.  Saint  Marc  toutefois  étoit  disciple  de  saint 
Pierre,  et  plusieurs  ont  pensé  qu'il  a  écrit  sous  la  dictée  de  ce  prince 
des  apôtres.  Il  est  digne  de  remarque  qu'il  a  raconté  aussi  la  faute 
de  son  maître.  Cela  nous  semble  un  mystère  sublime  et  touchant,  que 
Jésus-Christ  ait  choisi  pour  chef  de  son  Église  précisément  le  seul  de 
ses  disciples  qui  l'eût  renié.  Tout  l'esprit  du  christianisme  est  là  :  saint 
Pierre  est  l'Adam  de  la  nouvelle  loi  ;  il  est  le  père  coupable  et  repen- 
tant des  nouveaux  Israélites  ;  sa  chute  nous  enseigne  en  outre  que  la 
religion  chrétienne  est  une  religion  de  miséricorde ,  et  que  Jésus- 
Christ  a  établi  sa  loi  parmi  les  hommes  sujets  à  l'erreur,  moins  encore 
pour  l'innocence  que  pour  le  repentir. 

L'évangile  de  saint  Mathieu  est  surtout  précieux  pour  la  morale. 
C'est  un  apôtre  qui  nous  a  transmis  le  plus  grand  nombre  de  ces 
préceptes  en  sentiments,  qui  sortoient  aveo  tant  d'abondance  des 
entrailles  de  Jésus-Christ. 

Saint  Jean  a  quelque  chose  de  plus  doux  et  de  plus  tendre.  On 
reconnoît  en  lui  le  disciple  que  Jésus  aimoit,  le  disciple  qu'il  voulut 
avoir  auprès  de  lui  au  jardin  des  Oliviers,  pendant  son  agonie.  Sublime 
distinction  sans  doute  !  car  il  n'y  a  que  l'ami  de  notre  âme  qui  soit 
digne  d'entrer  dans  le  mystère  de  nos  douleurs.  Jean  fut  encore  le 
seul  des  apôtres  qui  accompagna  le  Fils  de  l'homme  jusqu'à  la  croix. 
Ce  fut  là  que  le  Sauveur  lui  légua  sa  mère  :  3Iater,  ecce  filius  tuus; 
'discipulus,  ecce  mater  tua.  Mot  céleste!  parole  ineffable!  le  disciple 
bien  aimé  qui  avoit  dormi  sur  le  sein  de  son  maître  avait  gardé  de 
lui  une  image  ineffaçable  :  aussi  le  reconnut-il  le  premier  après  sa 
résurrection.  Le  cœur  de  Jean  ne  put  se  méprendre  aux  traits  de  son 
divin  ami,  et  la  foi  lui  vint  de  la  charité. 

Au  reste,  l'esp-rit  de  tout  l'évangile  de  saint  Jean  est  renfermé  dans 
cette  maxime  qu'il  alloit  répétant  dans  sa  vieillesse  :  cet  apôtre, 
rempli  de  jours  et  de  bonnes  œuvres,  ne  pouvant  plus  faire  de  longs 
discours  au  nouveau  peuple  qu'il  avoit  enfanté  à  Jésus-Christ,  se 
contcntoit  de  lui  dire  :  Mes  petits  enfants,  aimez- vous  les  uns  les 
autres. 

Saint  Jérôme  prétend  que  saint  Luc  étoit  médecin ,  profession  si 
noble  et  si  belle  dans  l'antiquité,  et  que  son  évangile  est  la  médecine 
de  l'àmo.  Le  langage  de  cet  apôlre  est  pur  et  élevé  :  on  voit  que  c'étoit 
un  homme  versé  dans  les  lettres,  et  qui  connoissoit  les  affaires  et  les 
hommes  de  son  temps.  Il  entre  dans  son  récit  à  la  manière  des  anciens 
historiens  ;  vous  croyez  entendre  Hérodote  : 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  hll 

«1.  Comme  plusieurs  ont  entrepris  d'écrire  l'iiistoire  des  choses 
qui  se  sont  accomplies  parmi  nous; 

«  2.  Suivant  le  rapport  que  nous  en  ont  fait  ceux  qui  d<'S  le  com- 
mencement les  ont  vues  de  leurs  propres  yeux  et  qui  ont  été  les 
ministres  de  la  parole, 

«  3.  J'ai  cru  que  je  devois  aussi,  très-excellent  Théophile,  après  avoir 
été  exactement  informé  de  toutes  ces  choses,  depuis  leur  commence- 
ment, vous  en  écrire  par  ordre  toute  l'histoire.  » 

Notre  ignorance  est  telle  aujourd'hui  qu'il  y  a  peut-être  des  gens  de 
lettres  qui  seront  étonnés  d'apprendre  que  saint  Luc  est  un  très-grand 
écrivain,  dont  l'évangile  respire  le  génie  de  l'antiquité  grecque  et 
hébraïque.  Qu'y  a-t-il  de  plus  beau  que  tout  le  morceau  qui  précède 
la  naissance  de  Jésus-Christ? 

«Au  temps  d'Hérode,  roi  de  Judée,  il  y  avoit  un  prêtre  nommé 
Zacharie,  du  sang  d'Abia  :  sa  femme  étoit  aussi  de  la  race  d'Aaron,  et 
s'appeloit  Elisabeth. 

«  Ils  étoient  tous  deux  justes  devant  Dieu...  Ils  n'avoient  point  d'en- 
fants, parce  qu'Elisabeth  étoit  stérile  et  qu'ils  étoient  tous  deux  avancés 
en  âge. » 

Zacharaie  offre  un  sacrifice  ;  un  ange  lui  apparoU  debout  à  côté  de 
l'autel  des  parfums.  Il  lui  prédit  qu'il  aura  un  fils ,  que  ce  fils  s'appel- 
lera Jean,  qu'il  sera  le  précurseur  du  Messie,  et  qu'il  réunira  le  cœur 
des  pères  et  des  enfants.  Le  même  ange  va  trouver  ensuite  une  vierge 
qui  demeurait  en  Israël,  et  lui  dit  :  «  Je  vous  salue,  ô  pleine  de  grâce, 
le  Seigneur  est  avec  vous.  »  Marie  s'en  va  dans  les  montagnes  de  la 
Judée;  elle  rencontre  Elisabeth,  et  l'enfant  que  celle-ci  portoit  dans 
son  sein  tressaille  à  la  voix  de  la  Vierge  qui  devoit  mettre  au  jour  le 
Sauveur  du  monde.  Elisabeth,  remplie  tout  à  coup  de  l'Esprit-Saint, 
élève  la  voix,  et  s'écrie  :  «  Vous  êtes  bénie  entre  toutes  les  femmes,  et 
le  fruit  de  votre  sein  sera  béni. 

«  D'où  me  vient  le  bonheur  que  la  mère  de  mon  Sauveur  vienne 
vers  moi  ? 

«  Car  lorsque  vous  m'avez  saluée,  votre  voix  n'a  pas  plus  tôt  frappé 
mon  oreille,  que  mon  enfant  a  tressailli  de  joie  dans  mon  sein.  » 

Marie  entonne  alors  le  magnifique  cantique  :  «  0  mon  âme,  glorifie' 
le  Seigneur.  » 

L'histoire  de  la  crèche  et  des  bergers  vient  ensuite.  Une  troupe  nom^ 
breuse  de  l'armée  céleste  chante  pendant  la  nuit  :  Gloire  à  Dieu  dans  le 
ciel  et  paix  aux  hommes  sur  la  terre  !  mot  digne  des  anges,  et  qui  est 
comme  l'abrégé  de  la  religion  chrétienne. 

Nous  croyons  connoître  un  peu  l'antiquité,  et  nous  osons  assurer 


hl2  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

qu'on  chercheroit  longtemps  chez  les  beaux  génies  de  Rome  et  de  la 
Grèce  avant  d'y  trouver  rien  qui  soit  à  la  fois  aussi  simple  et  aussi 
merveilleux. 

Quiconque  lira  l'Évangile  avec  un  peu  d'attention  y  découvrira  à 
tous  moments  des  choses  admirables,  qui  échappent  d'abord,  à  cause 
de  leur  extrême  simplicité.  Saint  Luc ,  par  exemple ,  en  donnant  la 
généalogie  du  Christ,  remonte  jusqu'à  la  naissance  du  monde.  Arrivé 
aux  premières  générations,  et  continuant  à  nommer  les  races,  il  dit  : 
Cainan  qui  fuit  Henos,  qui  fuit  Selh,  qui  fuit  Adam,  qui  fuit  Dei;  le 
simple  mot,  qui  fuit  dei,  jeté  là,  sans  commentaire  et  sans  réflexion, 
pour  raconter  la  création,  l'origine,  la  nature,  les  fins  et  le  mystère  de 
l'homme,  nous  semble  de  la  plus  grande  sublimité. 

Il  faut  louer  le  père  de  Ligny,  qui  a  senti  qu'on  ne  devoît  rien 
changer  à  cette  chose,  et  qu'il  n'y  avoit  qu'un  goût  égaré  et  un  chris- 
tianisme mal  entendu  qui  pouvoient  ne  pas  se  contenter  de  pareils 
traits.  Son  Histoire  de  Jésus -Christ  offre  une  nouvelle  preuve  de  cette 
vérité  que  nous  avons  avancée  ailleurs,  savoir  que  les  beaux -arts 
chez  les  modernes  doivent  au  culte  catholique  la  majeure  partie  de 
leurs  succès.  Soixante  gravures,  d'après  les  maîtres  des  écoles  ita- 
lienne, françoise  et  flamande,  enrichissent  le  bel  ouvrage  que  nous 
annonçons  :  chose  bien  remarquable!  qu'en  voulant  ajouter  quelques 
tableaux  à  une  Vie  de  Jésus-Christ,  on  s'est  trouvé  avoir  renfermé  dans 
ce  cadre  tous  les  chefs-d'œuvre  de  la  peinture  moderne  '  ! 

On  ne  sauroit  trop  donner  d'éloges  à  la  Société  Typographique ,  qui 
dans  si  peu  do  temps  nous  a  donné  avec  un  goût  et  un  discernement 
parfait  des  ouvrages  si  généralement  utiles  :  les  Sermons  choisis  de 
Bossuet  et  de  Fénelon,  les  Lettres  de  saint  François  de  Sales,  et  plu- 
sieurs autres  excellents  livres,  sont  tous  sortis  des  mêmes  presses,  et 
ne  laissent  rien  à  désirer  pour  l'exécution. 

L'ouvrage  du  père  de  Ligny,  embelli  par  la  peinture,  doit  recevoir 
encore  un  autre  ornement  non  moins  précieux  ;  M.  de  Ronald  s'est 
chargé  d'en  écrire  la  préface  :  ce  nom  seul  promet  le  talent  et  les 
lumières,  et  commande  le  respect  et  l'estime.  Eh  !  qui  pourroit  mieux 
parler  des  lois  et  des  préceptes  de  Jésus-Christ  que  l'auteur  du  Divorce, 
de  la  Législation  primitive  et  de  la  Théorie  du  pouvoir  politique  et  reli- 
gieux? 

N'en  doutons  point,  ce  culte  insensé,  cette  folie  de  la  croix,  dont  une 
superbe  sagesse  nous  annonçoit  la  chute  prochaine,  va  renaître  avec 

i.  Raphad,  Michel -Ange,  le  Dominicain,  le  Carraclic,  Paul  Véronèsc,  le  Titien, 
Léonard  de  Vinci,  le  Gucichin,  Lanfrauc,  le  Poussin,  Le  Sueur,  Rubens,  etc. 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  /i73 

une  nouvelle  force  ;  la  palme  de  la  religion  croît  toujours  à  l'égal  des 
pleurs  que  répandent  les  chrétiens,  comme  l'herbe  des  champs  reverdit 
dans  une  terre  nouvellement  arrosée.  C'étoit  une  insigne  erreur  de 
croire  que  l'Évangile  étoit  détruit,  parce  qu'il  n'étoit  plus  défendu  par 
les  heureux  du  monde.  La  puissance  du  christianisme  est  dans  la 
cabane  du  pauvre,  et  sa  base  est  aussi  durable  que  la  misère  de 
l'homme  sur  laquelle  elle  est  appuyée.  «  L'Église,  »  dit  Bossuet  (dans 
un  passage  qu'on  croiroit  échappé  à  la  tendresse  de  Fénelon,  s'il  n'avoit 
un  tour  plus  original  et  plus  élevé),  «  l'Église  est  fille  du  Tout-Puis- 
sant; mais  son  père,  qui  la  soutient  au  dedans,  l'abandonne  souvent 
aux  persécuteurs,  et,  à  l'exemple  de  Jésus-Christ,  elle  est  obligée  de 
crier,  dans  son  agonie  :  3Ion  Dieu!  mon  Dieu!  pourquoi  m' avez-vous 
délaissée' 7  Son  Époux  est  le  plus  puissant,  comme  le  plus  beau  et  le 
plus  parfait  de  tous  les  enfants  des  hommes-;  mais  elle  n'a  entendu 
sa  voix  agréable,  elle  n'a  joui  de  sa  douce  et  désirable  présence  qu'un 
moment^.  Tout  d'un  coup  il  a  pris  la  fuite  avec  une  course  rapide  :  et 
plus  vile  qu'un  faon  de  biche,  il  s'est  élevé  au-dessus  des  plus  hautes 
montagnes*.  Semblable  à  une  épouse  désolée,  l'Église  ne  fait  que 
gémir;  et  le  chant  de  la  tourterelle  délaissée^  est  dans  sa  bouche. 
Enfin,  elle  est  étrangère  et  comme  errante  sur  la  terre,  où  elle  vient 
recueillir  les  enfants  de  Dieu  sous  ses  ailes;  et  le  monde,  qui  s'efforce 
de  les  lui  ravir,  ne  cesse  de  traverser  son  pèlerinage  ®.  » 

Il  peut  le  traverser,  ce  pèlerinage,  mais  non  pas  l'empêcher  de  s'ac- 
complir. Si  l'auteur  de  cet  article  n'en  eût  pas  été  persuadé  d'avance, 
il  en  seroit  maintenant  convaincu  par  la  scène  qui  se  passe  sous  ses 
yeux  ^.  Quelle  est  cette  puissance  extraordinaire  qui  promène  ces  cent 
mille  chrétiens  sur  ces  ruines?  Par  quel  prodige  la  croix  reparoît-elle 
en  triomphe  dans  cette  même  cité  ou  naguère  une  dérision  horrible  la 
traînoit  dans  la  fange  ou  le  sang?  D'oij  renaît  cette  solennité  proscrite? 
Quel  chant  de  miséricorde  a  remplacé  si  soudainement  le  bruit  du 
canon  et  les  cris  des  chrétiens  foudroyés?  Sont-ce  les  pères,  les  mères, 
les  frères ,  les  sœurs ,  les  enfants  de  ces  victimes  qui  prient  pour  les 

1 .  Deus  meus  !  Deus  meus  !  ut  quid  dereliquisti  me? 

2.  Speciosus  forma  prae  filiis  hominum.  (Psal.  xliv,  3.) 

3.  Amicus  sponsi,  qui  stat  et  audit  eum,  gaudio  gaudet  propter  vocom  sponsi. 

(JOANM.,  111,29.) 

4.  Fuge,  dilecte  mi,  et  assimilare  capreae  hinnuloque  cervorum  super  moutea 
aromatum.  [Cant.,\m^  H.) 

5.  Vox  turturis  audita  est  in  terra  nostra.  (  Cant.,  ii,  12.) 

0.  Oraison  funèbre  de  M.  Le  Tellier. 

1.  L'auteur  écrivit  ceci  à  Lyon,  le  jour  de  la  Fête-Dieu. 


hlU  MÉLANGES   LITTERAIRES. 

ennemis  de  la  foi,  et  que  vous  voyez  à  genoux  de  toutes  parts,  aux 
fenêtres  de  ces  maisons  délabrées  et  sur  les  monceaux  de  pierres  où 
le  sang  des  martyrs  fume  encore?  Les  collines  chargées  de  monas- 
tères, non  moins  religieux,  parce  qu'ils  sont  déserts;  ces  deux  fleuves 
où  la  cendre  des  confesseurs  de  Jésus-Christ  a  si  souvent  été  jetée, 
tous  les  lieux  consacrés  par  les  premiers  pas  du  christianisme  dans  les 
Gaules;  cette  grotte  de  saint  Pothin,  les  catacombes  d'Irénée,  n'ont 
point  vu  de  plus  grands  miracles  que  celui  qui  s'opère  aujourd'hui.  Si 
en  1793,  au  moment  des  mitraillades  de  Lyon,  lorsque  l'on  démolis- 
soit  les  temples  et  que  l'on  massacroit  les  prêtres  ;  lorsqu'on  prome- 
noit  dans  les  rues  un  âne  chargé  des  ornements  sacrés,  et  que  le  bour- 
reau, armé  de  sa  hache,  accompagnoit  cette  digne  pompe  de  la  Raison , 
si  un  homme  eût  dit  alors  :  «  Avant  que  dix  ans  se  soient  écoulés,  un 
prince  de  l'Église ,  un  archevêque  de  Lyon  ,  portera  publiquement  le 
saint-sacrement  dans  les  mêmes  lieux  ;  il  sera  accompagné  d'un  nom- 
breux clergé;  de  jeunes  filles  vêtues  de  blanc,  des  hommes  de  tout 
âge  et  de  toute  profession,  suivront,  précéderont  la  pompe,  avec  des 
fleurs  et  des  flambeaux  ;  ces  soldats  trompés  que  l'on  a  armés  contre 
la  religion  paroîtront  dans  cette  fête  pour  la  protéger;  »  si  un  homme, 
disons-nous,  eût  tenu  un  pareil  langage,  il  eût  passé  pour  un  vision- 
naire; et  pourtant  cet  homme  n'eût  pas  dit  encore  toute  la  vérité.  La 
veille  même  de  cette  pompe ,  plus  de  dix  mille  chrétiens  ont  voulu 
recevoir  le  sceau  de  la  foi  :  le  digne  prélat  de  cette  grande  commune 
a  paru,  comme  saint  Paul,  au  milieu  d'une  foule  immense,  qui  lui 
demandoit  un  sacrement  si  précieux  dans  les  temps  d'épreuve,  puis- 
qu'il donne  la  force  de  confesser  l'Évangile.  Et  ce  n'est  pas  tout  encore  : 
des  diacres  ont  été  ordonnés,  des  prêtres  ont  été  sacrés.  Dira-t-on  que 
les  nouveaux  pasteurs  cherchent  la  gloire  et  la  fortune?  Où  sont  les 
bénéfices  qui  les  attendent,  les  honneurs  qui  peuvent  les  dédommager 
des  travaux  qu'exige  leur  ministère?  Une  chétive  pension  alimentaire, 
quelque  presbytère  à  moitié  ruiné,  ou  un  réduit  obscur ,  fruit  de  la 
charité  des  fidèles  :  voilà  tout  ce  qui  leur  est  promis.  11  faut  encore 
qu'ils  comptent  sur  les  calomnies,  sur  les  dénonciations,  sur  les 
dégoûts  de  toutes  espèces  :  disons  plus,  si  un  homme  tout-puissant  reti- 
roit  sa  main  aujourd'hui,  demain  le  philosophisme  feroit  tomber  les 
prêtres  sous  le  glaive  de  la  tolérance,  ou  rouvriroit  pour  eux  les  phi- 
lanthropiques déserts  de  la  Guyane.  Ah!  lorsque  ces  enfants  d'Aaron 
sont  tombés  la  face  contre  terre;  lorsque  l'archevêque,  debout  devant 
l'autel,  étendant  les  mains  sur  les  lévites  prosternés,  a  prononcé  ces 
paroles  :  Accipe  jugum  Domini,  la  force  de  ces  mots  a  pénétré  tous  les 
cœurs  et  rempli  tous  les  yeux  de  larmes;  ils  l'ont  accepté,  le  joug  du 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  /i75 

Seigneur ,  ils  le  trouveront  d'autant  plus  léger,  omis  ejiis  levé,  que  les 
hommes  cherchent  à  l'appesantir.  Ainsi,  malgré  les  prédictions  des 
oracles  du  siècle,  malgré  les  progrès  de  l'esprit  humain,  l'Église  croît 
et  se  perpétue,  selon  l'oracle  bien  plus  certain  de  celui  qui  l'a  fondée  : 
et  quels  que  soient  les  orages  qui  peuvent  encore  l'assiégor,  elle  triom- 
phera des  lumières  des  sophistes,  comme  elle  a  triomphé  des  ténèbres 
des  barbares. 


SUR   UNE  NOUVELLE   ÉDITION 


ŒUVRES    COMPLÈTES   DE    ROLLIN. 


Février  1803. 

Les  amis  des  lettres  observent  depuîs  quelque  temps  avec  un  plaisir 
extrême  que  l'on  commence  à  revenir  de  toutes  parts  à  ces  principes 
du  goût  et  de  la  raison  dont  on  n'auroit  jamais  dû  s'écarter.  On  aban- 
donne peu  à  peu  les  systèmes  qui  nous  ont  fait  tant  de  mal  ;  on  ose 
examiner  et  combattre  les  jugements  incroyables  prononcés  par  la 
littérature  du  dix-huitième  siècle.  La  philosophie,  jadis  trop  féconde , 
semble  à  présent  menacée  de  stérilité,  tandis  que  la  religion  fait  éclore 
chaque  jour  de  nouveaux  talents  et  voit  se  multiplier  ses  disciples. 

Un  symptôme  non  moins  équivoque  du  retour  des  esprits  aux  idées 
saines,  c'est  la  réimpression  des  livres  classiques  que  l'ignorance  et  le 
dédain  ridicule  des  philosophes  avoient  rejetés.  Rollin ,  par  exemple, 
tout  chargé  qu'il  est  des  trésors  de  l'antiquité,  ne  paroissoit  plus  digne 
de  servir  de  guide  aux  écoliers  d'un  siècle  de  lumière,  qui  auroit  eu 
grand  besoin  lui-même  d'être  renvoyé  à  l'école'. 

Des  hommes  qui  avoient  passé  quarante  ans  de  leur  vie  à  faire  en 
conscience  quelques  excellents  volumes  pour  l'instruction  de  la  jeu- 
nesse; des  hommes  qui,  dans  le  silence  de  leur  cabinet,  vivoient  fami- 
lièrement avec  Homère,  Démosthène,  Cicéron,  Virgile;  des  hommes 
qui  étoient  si  simplement  et  si  naturellement  vertueux,  qu'on  ne  son- 
geoitpas  même  à  louer  leurs  vertus;  des  hommes  de  cette  sorte  se 
voyoient  préférer  une  mécliante  espèce  de  charlatans  sans  science,  sans 
gravité,  sans  mœurs.  Les  poétiques  d'Aristote,  d'Horace,  de  Boileau, 
étoient  remplacées  par  des  poétiques  pleines  d'ignorance,  de  mauvais 

1.  On  sent  qu'il  s'agit  ici  du  siècle  on  général,  et  non  de  quelques  hommes  dont 
les  talents  feront  toujours  la  gloire  de  la  France. 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  i77 

goût,  de  principes  erronés  et  de  faux  jugements.  On  répétoit  d'après 

le  maître  : 

Boilcau,  correct  auteur  de  quelques  bons  écrits, 
Zoïle  de  Quinault 

On  répétoit  d'après  l'écolier  : 

Sans  feu,  sans  verve  et  sans  fécondité, 
Boileau  copie 

Quand  le  respect  pour  les  modèles  est  perdu  à  un  tel  degré ,  il  ne 
faut  plus  s'étonner  de  voir  une  nation  retourner  à  la  barbarie. 

Heureusement  l'opinion  du  siècle  qui  commence  cherche  à  prendre 
un  autre  cours.  Dans  un  moment  oîi  l'on  s'empresse  de  revenir  aux 
anciennes  méthodes  d'enseignement,  on  apprendra  sans  doute  avec 
plaisir  que  l'on  prépare  une  édition  des  œuvres  complètes  de  Rollin... 
Cette  belle  entreprise  est  dirigée  par  un  homme  qui  conserve  le  dépôt 
sacré  des  traditions  et  de  l'autorité  des  siècles ,  et  qui  méritera  dans 
la  postérité  le  titre  de  restaurateur  de  l'école  de  Boileau  et  de  Racine. 

La  vie  de  Rollin  qui  doit  précéder  l'édition  de  ses  Œuvres  est  déjà 
imprimée,  et  nous  l'avons  sous  les  yeux  :  elle  est  également  remar- 
quable par  la  simplicité  et  la  douce  chaleur  du  style,  et  par  la  mesure 
des  opinions,  et  par  la  jeunesse  des  idées.  Nous  n'aurons  qu'un  regret 
en  faisant  connoître  aux  lecteurs  quelques  fragments  de  cette  vie, 
c'est  de  ne  pouvoir  nommer  l'auteur,  jeune  et  modeste,  à  qui  nous  en 
sommes  redevables. 

Après  avoir  parlé  de  la  naissance  de  Rollin  et  de  son  entrée  comme 
boursier  au  collège  des  Dix-huit,  l'écrivain  de  sa  vie  ajoute  : 

((  Le  jeune  Rollin  ne  connut  point  ces  mouvements  de  fierté  qui 
accompagnent  des  connoissances  nouvellement  acquises,  et  qui  cèdent 
par  la  suite  à  une  instruction  plus  étendue.  Son  bon  naturel  se  déve- 
loppoit  avec  son  intelligence,  et  on  le  trouvoit  plus  aimable  à  mesure 
qu'il  devenoit  plus  savant.  Il  faut  dire  que  ses  progrès  rapides,  dont 
on  ne  parloit  dans  le  monde  qu'avec  une  sorte  d'étonnement,  redou- 
bloient  encore  la  tendresse  de  son  heureuse  mère.  Et  sans  doute  elle 
n'étoit  pas  moins  flattée  de  voir  chez  elle  les  personnes  les  plus  con- 
sidérables par  leur  rang  et  leur  naissance,  qui  venoient  la  féliciter,  en 
îui  demandant,  comme  une  faveur,  que  le  jeune  étudiant  passât  les 
jours  de  congé  avec  leurs  enfants  qui  étoient  au  même  collège,  et  fût 
associé  à  leurs  plaisirs  comme  à  leurs  exercices... 

«  Les  deux  fils  de  M.  Le  Pelletier,  alors  ministre,  qui  étoient  de  la 
même  classe  que  Rollin,  avoient  trouvé  un  redoutable  concurrent  dans 


Zi78  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

ce  nouveau  venu.  M.  Le  Pelletier,  qui  connoissoit  tous  les  avantages 
de  l'émulation,  cherchoit  tous  les  moyens  de  l'entretenir.  Quand  le 
jeune  boursier  étoit  empereur,  ce  qui  lui  arrivoit  souvent,  il  lui  en- 
voyoit  la  gratification  qu'il  avoit  coutume.de  donner  à  ses  fils;  et 
ceux-ci  aimoient  tendrement  leur  rival.  Les  jours  de  congé,  ils  l'ame- 
noient  chez  eux  dans  leur  carrosse,  le  conduisoient  chez  sa  mère  s'il 
le  désiroit,  et  l'attendoient  avec  complaisance  tout  le  temps  qu'il  vou- 
loit  y  rester. 

«  Un  jour  elle  remarqua  que  son  fils,  en  montant  en  voiture,  pre- 
noit  sans  façon  la  première  place.  Elle  commençoit  à  lui  en  faire  une 
réprimande  sévère,  comme  d'un  manque  de  bienséance  et  de  poli- 
tesse ;  mais  le  précepteur  qui  étoit  là  l'interrompit  avec  douceur,  et 
lui  représenta  que  M.  Le  Pelletier  avoit  réglé  qu'on  se  rangerait  tou- 
jours dans  le  carrosse  suivant  l'ordre  de  la  classe.  Rollin  conserva 
toute  sa  vie  pour  le  protecteur  de  sa  jeunesse  un  respect  tendre  et 
une  reconnoissance  qu'il  ne  croyoit  jamais  pouvoir  acquitter.  Il  fut 
l'ami  constant  de  ses  fils,  surveilla  l'éducation  des  fils  de  ses  compa- 
gnons d'étude,  et  s'attacha  de  plus  en  plus  à  cette  respectable  famille, 
par  ce  sentiment  aimable  qui  se  nourrit  des  souvenirs  de  l'enfance  et 
s'étend  à  tout  le  reste  de  la  vie.  Tel  étoit  le  fruit  de  cette  éducation 
vraiment  sociale.  Les  jeunes  gens,  au  sortir  des  études,  se  disper- 
soient  dans  le  monde,  suivant  leurs  différentes  conditions  :  mais  on  y 
rencontroit  un  ami  de  collège  avec  la  joie  que  l'on  éprouve  au  retour 
d'un  voyageur  chéri  et  longtemps  attendu.  On  se  rappeloit  la  foi  jurée, 
les  plaisirs  de  l'enfance,  et  souvent  ces  douces  amitiés  de  collège  sont 
devenues  un  patronage  honorable  auquel  la  France  a  dû  la  plupart  de 
ses  grands  hommes.  » 

'1  nous  semble  que  ce  passage  est  bien  touchant  :  on  y  entend  l'ac- 
cent d'un  cœur  françois  ;  on  y  trouve  quelque  chose  de  grave  et  de 
tendre,  comme  les  vieux  magistrats,  et  les  jeunes  amis  de  collège  dont 
l'auteur  rappelle  le  souvenir.  Il  est  remarquable  que  ce  n'étoit  qu'en 
France,  dans  ce  pays  célèbre  par  la  frivolité  de  ses  habitants,  que  l'on 
voyoit  ces  augustes  familles  distinguées  par  la  sévérité  de  leurs  mœurs. 
Les  Harlay,  les  de  Thou,  les  Lamoignon,  les  d'Aguesseau,  formoient 
un  contraste  singulier  avec  le  caractère  général  de  la  nation.  Leurs 
halMtudes  sérieuses,  leurs  vertus  intègres,  leurs  opinions  incorrup- 
tibles, étoient  comme  une  expiation  qu'ils  offroient  sans  cesse  pour 
l'inconstance  et  la  légèreté  du  peuple.  Ils  rendoient  à  l'État  des  ser- 
vices de  plus  d'un  sorte  :  ce  Mathieu  Mole,  qui  fit  entreprendre  à 
Duchesne  la  collection  des  historiens  de  France,  exposa  plusieurs  fois 
sa  vie  dans  les  troubles  de  la  Fronde,  comme  son  père,  Edouard  MoIé, 


MÉLAiNGLS  LITÏÉKAIRES.  /j79 

avoit  bravé  les  fureurs  de  la  Ligue  pour  assurer  la  couronne  à  Henri  IV. 
C'étoit  ce  même  Mathieu,  fjlus  brave  que  Gustave  et  M.  le  Prince  ',  qui 
répondoit,  lorsqu'on  vouloit  l'empêcher  de  s'exposer  à  la  rage  du 
peuple  :  Six  pieds  de  terre  feront  toujours  raison  au  plus  grand  homme 
du  monde.  C'est  agir  comme  le  vieux  Gaton,  et  parler  comme  le  vieux 
Corneille. 

Rollin  étoit  un  homme  rare,  qui  avoit  presque  du  génie  à  force  de 
science,  de  candeur  et  de  bonté.  Ce  n'est  que  parmi  les  titres  obscurs 
des  services  rendus  à  l'enfance  que  l'on  peut  trouver  les  documents 
de  sa  gloire.  C'est  là  que  l'auteur  de  sa  vie  a  cherché  les  traits  dont  il 
a  composé  un  tableau  plein  de  naïveté  et  de  douceur  :  il  se  plaît  à 
nous  montrer  Rollin  chargé  de  l'éducation  de  la  jeunesse.  Le  tendre 
respect  que  le  nouveau  recteur  conservoit  pour  ses  anciens  maîtres, 
son  amour  et  ses  sollicitudes  pour  les  enfants  qui  lui  étoient  confiés, 
tout  cela  est  peint  avec  beaucoup  de  charme,  et  toujours  avec  le  ton 
convenable  au  sujet.  Quand  l'auteur  parle  ensuite  des  ouvrages  de 
Rollin,  et  qu'il  entre  dans  des  discussions  importantes,  il  montre  un 
esprit  nourri  de  bonnes  doctrines,  et  une  tête  capable  de  concevoir  des 
idées  fortes  et  sérieuses.  Mous  en  citerons  un  exemple. 

Dans  un  passage  où  il  s'agit  des  principes  de  l'éducation  et  des 
reproches  qu'on  a  faits  à  l'ancienne  manière  d'enseigner,  l'auteur  dit  : 

«  On  a  trouvé  des  inconvénients  plus  graves  dans  l'enseignement 
de  l'université,  qui,  ramenant  sans  cesse,  a-t-on  dit,  sous  les  regards 
du  jeune  homme  les  héros  et  les  vertus  des  républiques  anciennes, 
l'entretient  dans  des  maximes  et  des  pensées  contraires  à  l'ordre 
social.  Quelques-uns  même  ont  vu  sortir  des  collèges  les  doctrines 
d'anarchie  et  de  révolution.  Assurément,  tout  est  mortel  à  ceux  qui 
sont  déjà  malades,  et  cette  remarque  accuse  le  temps  où  elle  a  été 
faite.  Cependant,  quoiqu'on  puisse  la  justifier  par  des  exemples  parti- 
culiers, elle  ne  peut  être  une  objection  contre  l'enseignement  de  l'uni- 
versité que  lorsqu'on  séparera  les  objets  qu'elle  y  réunissoit  toujours  : 
je  veux  dire  les  exemples  d'héroïsme  et  les  maximes  propres  à  exciter 
l'enthousiasme  de  la  religion,  qui  les  épure  et  les  conforme  à  l'ordre. 
Aussi  Rollin  ne  les  sépare-t-il  point.  Si  quelquefois  il  abandonne  son 
disciple  à  une  admiration  toute  naturelle  pour  des  actions  éclatantes, 
il  est  prompt  à  le  retenir  dans  les  bornes  légitimes.  Il  revient  sur  ses 
pas  :  il  examine  ce  héros  païen  à  la  clarté  d'une  lumière  plus  sûre  et 
plus  pénétrante,  et  il  montre  tout  ce  qui  lui  a  manqué,  et  par  l'excès 
et  par  l'imperfection  de  ses  vertus. 

1.  Mémoires  du  cardinal  de  Retz.  ^ 


/,80  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

«  C'est  donc  toujours  avec  ce  divin  tempérament  que  l'on  doit  pro- 
poser au  jeune  homme  des  vertus  sans  convenance  et  des  maximes 
enivrantes  et  trop  fortes  pour  sa  raison  ;  mais  aussi  l'on  ne  craint  plus 
d'échauffer  son  cœur  lorsqu'on  est  sûr  de  la  règle  qui  doit  le  diriger. 
Alors  l'admiration  des  héros  de  l'antiquité,  aussi  favorable  à  la  vertu 
que  les  chefs-d'œuvre  où  ils  sont  célébrés,  est  féconde  pour  le  talent, 
et  toute  l'éducation  s'accomplit.  Cette  instruction  classique  contribue 
à  l'ornement  de  toute  la  vie,  par  une  multitude  de  maximes  et  de 
comparaisons  qui  se  mêlent  aux  diverses  situations  de  l'homme  public 
et  répandent  sur  les  actions  les  plus  communes  une  sorte  de  dignité 
qui  prépare  l'élégance  des  mœurs.  J'aime  à  croire  qu'au  milieu  de 
l'étude  et  des  travaux  champêtres  qui  remplissoient  leurs  loisirs,  nos 
illustres  magistrats  de  la  France  trouvoient  un  charme  secret  dans  le 
souvenir  des  Fabricius  et  des  Caton,  qui  avoient  été  l'objet  de  l'en- 
thousiasme de  leur  jeunesse.  En  un  mot,  ces  instincts  vertueux  qui 
défendirent  les  républiques  anciennes  contre  le  vice  des  institutions 
et  des  lois  sont  comme  une  excellente  nature  que  la  religion  achève. 
Non-seulement  elle  en  réprime  l'énergie  dangereuse  et  les  ennoblit 
par  des  motifs  plus  purs,  mais  elle  les  élève,  par  la  règle  même  qu'elle 
leur  impose,  à  une  hauteur  encore  plus  héroïque,  qui  assure  la  pré- 
éminence des  caractères  que  nous  admirons  dans  nos  histoires 
modernes.  » 

On  peut  appliquer  ici  pour  jugement  à  l'auteur  la  comparaison  qui 
suit  immédiatement  ce  morceau,  aussi  bien  pensé  que  bien  écrit  : 

«  C'est  ainsi  que  dans  les  ouvrages  immortels  auxquels  nous  sommes 
toujours  ramenés  par  un  attrait  inépuisable  on  reconnoît  l'expression 
d'une  belle  imagination  soumise  à  une  raison  forte  et  sévère,  mais 
enrichie  de  ses  privations  mêmes,  et  qui,  venant  à  se  déclarer  par 
intervalles,  atteste  toute  la  grandeur  de  la  conquête.  » 

Le  reste  de  la  vie  de  Rollin  est  rempli  par  ces  petits  détails  qui 
plaisoient  tant  à  Plutarque,  et  qui  lui  faisoient  dire  : 

«  Comme  les  peintres  qui  font  des  portraits  cherchent  surtout  la 
ressemblance  dans  les  traits  du  visage,  et  particulièrement  dans  les 
yeux,  oîi  éclatent  les  signes  les  plus  sensibles  des  mœurs  et  du  naturel, 
il  faut  qu'on  me  permette  de  rechercher  dans  l'âme  les  principaux 
traits,  afin  qu'en  les  rassemblant  je  fasse  de  la  vie  des  grands  hommes 
un  portrait  vivant  et  animé  '.  » 

On  nous  saura  gré  de  citer  en  entier  le  mouvement  oratoire  par 
lequel  l'auteur  termine  son  ouvrage  : 

i.  In  vita  Alex, 


MELANGES   LITTÉRAIRES.  /)81 

u  Louis  XVI,  frappé  d'une  renommée  si  touchante,  a  acquitté  ce 
que  nous  devions  à  la  mémoire  de  Rollin  :  il  a  élevé  son  nom  jus- 
qu'aux noms  les  plus  fameux,  en  ordonnant  qu'on  lui  dressât  une 
;tatue  au  milieu  des  Bossuet  et  des  Turenne.  Le  vénérable  j  asteur  de 
a  jeunesse  s'avance  vers  la  postérité  au  milieu  des  grands  hommes 
ïui  ont  illustré  le  beau  siècle  de  la  France.  S'il  ne  les  a  point  égalés, 
A  nous  apprend  à  les  admirer.  Comme  eux,  il  eut  dans  ses  écrits  le 
naturel  des  anciens ,  dans  sa  conduite  les  vertus  qui  conservent  les 
forces  de  l'esprit  et  deviennent  même  de  véritables  talents  ;  comme 
eux,  il  grandira  toujours,  et  la  reconnoissance  publique  ajoutera  sans 
cesse  à  sa  gloire. 

(i  En  racontant  les  travaux  et  les  simples  événements  qui  rempli- 
rent la  vie  de  Rollin,  nous  nous  sommes  quelquefois  reporté  à  une 
époque  qui  s'éloigne  de  nous  tous  les  jours,  et  une  réflexion  doulou- 
reuse s'est  mêlée  à  nos  récits.  JNous  avons  parlé  des  études  françoises, 
et  il  n'y  a  pas  longtemps  qu'elles  étoient  interrompues.  Nous  avons 
retracé  le  gouvernement  et  la  discipline  des  collèges  où  s'élevoit  une 
jeunesse  heureuse  loin  des  séductions  de  la  société,  et  la  plupart  sont 
encore  déserts!...  Nous  avons  rappelé  les  services  de  cette  université 
célèbre  et  vénérable  par  ses  souvenirs,  ses  antiques  honneurs,  et  cet 
esprit  de  corps  qui  perpétuoit  la  tradition  des  bonnes  études  et  les 
maîtres  qui  dévoient  la  répandre...,  et  elle  n'est  plus,  et  elle  a  péri 
comme  tout  ce  qui  étoit  grand  et  utile  I  Les  quartiers  même  où  floris- 
soit  l'université  de  Paris  témoignent  le  deuil  de  cette  destruction  : 
leur  célébrité  n'y  attire  plus  sans  cesse  de  nouveaux  habitants,  et  la 
population  s'est  écoulée  vers  d'autres  lieux,  pour  y  donner  le  spectacle 
d'autres  mœurs.  Où  sont  les  éducations  sévères  qui  préparoient  des 
âmes  fortes  et  tendres?  Où  sont  les  jeunes  gens  modestes  et  savants 
qui  unissoient  l'ingénuité  de  l'enfance  aux  qualités  solides  qui  annon- 
cent l'homme?  Où  est  la  jeunesse  de  la  France?...  Une  génération 
nouvelle  lui  a  succédé... 

(c  Qui  pourroit  redire  les  plaintes  et  les  reproches  qui  s'élèvent  tous 
les  jours  contre  ces  nouveaux  venus?  Hélas!  ils  croissoient  presque  à 
l'insu  des  pères,  au  milieu  des  discordes  civiles,  et  ils  sont  absous  par 
les  malheurs  publics,  car  tout  leur  a  manqué,  l'instruction,  les  remon- 
trances, les  bons  exemples,  et  ces  douceurs  de  la  maison  paternelle 
qui  disposent  les  enfants  aux  sentiments  vertueux  et  leur  mettent  sur 
les  lèvres  un  sourire  qui  ne  s'efface  plus...  Cependant,  ils  n'en  témoi- 
gnent aucun  regret,  ils  ne  rejettent  point  en  arrière  un  regard  de 
tristesse.  On  les  voit  errer  dans  les  places  publiques  et  remplir  les 
théâtres  comme  s'ils  n'avoient  qu'à  se  reposer  des  travaux  d'une  lon- 
yt.  31 


/i82  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

gue  vie.  Les  ruines  les  environnent,  et  ils  passent  devant  elles  sans 
éprouver  seulement  la  curiosité  ordinaire  à  un  voyageur  :  ils  ont  déjà 
oublié  ces  temps  d'une  éternelle  mémoire!... 

«  Génération  vraiment  nouvelle,  et  qui  sera  toujours  distincte  et 
marquée  d'un  caractère  singulier,  qui  la  sépare  des  temps  anciens  et 
des  temps  à  venir,  elle  ne  transmettra  point  ces  traditions  qui  sont 
l'honneur  des  familles,  ni  ces  bienséances  qui  défendent  les  mœurs 
publiques,  ni  ces  usages  qui  sont  les  liens  de  la  société.  Elle  marche 
vers  un  terme  inconnu,  entraînant  avec  elle  nos  souvenirs,  nos 
bienséances,  nos  mœurs,  nos  usages  :  les  vieillards  ont  gémi  de  se 
trouver  plus  étrangers  à  mesure  que  leurs  enfants  se  multiplient  sur 
la  terre... 

«  Maintenant  le  jeune  homme,  jeté  comme  par  un  naufrage  à  l'en- 
trée de  sa  carrière,  en  contemple  vainement  l'étendue.  Il  n'enfante 
que  des  désirs  mourants  et  des  projets  sans  consistance.  Il  est 
privé  de  souvenirs,  et  il  n'a  plus  le  courage  de  former  des  espérances. 
Il  se  croit  désabusé,  et  il  n'a  point  d'expérience.  Son  cœur  est  flétri, 
et  il  n'a  point  eu  de  passions.  Comme  il  n'a  pas  rempli  les  différentes 
époques  de  sa  vie,  il  ressent  toujours  au  dedans  de  lui-même  quel- 
que chose  d'imparfait  qui  ne  s'achèvera  pas.  Ses  goûts  et  ses  pen- 
sées, par  un  contraste  affligeant,  appartiennent  à  la  fois  à  tous  les 
âges ,  mais  sans  rappeler  le  charme  de  la  jeunesse  ni  la  gravité  de 
l'âge  mûr.  Sa  vie  entière  se  présente  comme  une  de  ces  années  ora- 
geuses et  frappées  de  stérilité  où  l'on  diroit  que  le  cours  des  saisons 
et  l'ordre  de  la  nature  sont  intervertis.  Dans  cette  confusion,  les 
facultés  les  plus  heureuses  se  sont  tournées  contre  elles-mêmes.  La 
jeunesse  a  été  en  proie  à  des  tristesses  extraordinaires,  aux  fausses 
douceurs  d'une  imagination  bizarre  et  emportée,  au  mépris  superbe 
de  la  vie,  à  l'indifférence  qui  naît  du  désespoir;  une  grande  maladie 
s'est  manifestée  sous  mille  formes  diverses.  Ceux  même  qui  ont  été 
assez  heureux  pour  échapper  à  cette  contagion  des  esprits  ont  attesté 
toute  la  violence  qu'ils  ont  soufferte.  Ils  ont  franchi  brusquement 
toutes  les  époques  du  premier  âge,  et  se  sont  assis  parmi  les  anciens, 
qu'ils  ont  étonnés  par  une  maturité  précoce ,  mais  sans  y  trouver  ce 
qui  avoit  manqué  à  leur  jeunesse. 

«  Peut-être  en  est-il  de  ces  derniers  qui  visitent  quelquefois  ces 
asiles  de  la  science  dont  ils  ont  été  exilés.  Alors  voyant  ces  vastes 
enceintes  qui  retentissent  de  nouveau  du  bruit  des  jeux  et  des  triom- 
phes classiques,  ces  hautes  murailles  oi!i  on  lit  toujours  les  noms  à 
demi  effacés  de  quelques  grands  hommes  de  la  France,  ils  sentent 
revivre  en  eux  des  regrets  amers  et  des  désirs  plus  douloureux  que  les 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  483 

regrets.  Ils  demandent  encore  cette  éducation  qui  porte  des  fruits 
pour  toute  la  vie,  et  qui  ne  se  remplace  point.  Ils  demandent  tant  de 
plaisirs  innocents  qu'ils  n'ont  pas  connus;  ils  demandent  jusqu'à  ces 
peines  et  ces  chagrins  de  l'enfance  qui  laissent  des  souvenirs  si  ten- 
dres et  si  sensibles.  Mais  c'est  inutilement  :  voilà  qu'après  avoir  con- 
sumé bientôt  quinze  années,  cette  grande  portion  de  la  vie  humaine, 
dans  le  silence  et  pourtant  au  milieu  des  révolutions  des  empires,  ils 
n'ont  survécu  aux  compagnons  de  leur  âge,  et  pour  ainsi  dire  à  eux- 
mêmes,  que  pour  toucher  à  ce  terme  où  l'on  ne  fait  plus  que  des 
pertes  sans  retour.  Ainsi  donc,  ils  seront  toujours  livrés  à  un  gémisse- 
ment secret  et  inconsolable,  et  désormais  ils  resteront  exposés  aux 
regards  d'une  autre  génération  qui  les  presse,  comme  des  sentinelles 
qui  lui  crieront  de  se  détourner  des  routes  funestes  oîi  ils  se  sont 
égarés. 

a  Leur  voix  sera  entendue,  etc.,  etc..  » 

Ce  morceau  suffiroit  seul  pour  justifier  les  éloges  que  nous  avons 
donnés  à  cette  Vie  de  Rollin.  On  peut  y  remarquer  des  beautés  du 
premier  ordre,  exprimées  avec  éloquence,  et  quelques-unes  de  ces 
pensées  que  l'on  ne  trouve  que  chez  les  grands  écrivains.  Kous  ne 
saurions  trop  encourager  l'auteur  à  s'abandonner  à  son  génie.  Jusqu'à 
présent  une  timidité  naturelle  au  vrai  talent  lui  a  fait  rechercher  les 
sujets  les  moins  élevés  ;  mais  il  devroit  peut-être  essayer  de  sortir  du 
genre  tempéré  qui  retient  son  imagination  dans  des  bornes  trop 
étroites.  On  s'aperçoit  aisément  dans  la  Vie  de  Rollin  qu'il  a  sacrifié 
partout  des  richesses.  En  parlant  du  bon  recteur  de  l'université,  il 
s'est  prescrit  la  modération  et  la  réserve;  il  a  craint  de  blesser  des 
vertus  modestes  en  répandant  sur  elles  une  trop  vive  lumière  :  on 
diroit  qu'il  s'est  souvenu  de  cette  loi  des  anciens,  qui  ne  permettoit 
de  chanter  les  dieux  que  sur  le  mode  le  plus  grave  et  le  plus  doux  de 
la  lyre. 


SUR 


LES  ESSAIS  DE   MORALE 

ET  DE   POLITIQUE. 


Décembre  1805. 

On  peut  trouver  plusieurs  causes  du  succès  prodigieux  des  romans 
pendant  ces  dernières  années  :  il  y  en  a  une  principale,  indépendante 
du  goût  et  des  mœurs.  Fatigué  des  déclamations  de  la  philosophie, 
on  s'est  jeté  par  besoin  de  repos  dans  les  lectures  frivoles  ;  on  s'est 
délassé  des  erreurs  de  l'esprit  par  celles  du  cœur  :  les  dernières 
n'ont  du  moins  ni  la  sécheresse  ni  l'orgueil  des  premières;  et,  à  tout 
considérer,  s'il  falloit  faire  un  choix  dans  le  mal ,  la  corruption  des 
sentiments  seroit  peut-être  préférable  à  la  corruption  des  idées  :  un 
cœur  vicieux  peut  revenir  à  la  vertu  ;  un  esprit  pervers  ne  se  corrige 
jamais. 

Mais  l'esprit  humain  tourne  sans  cesse  dans  le  même  cercle,  et  les 
romans  nous  ramèneront  aux  ouvrages  sérieux ,  comme  les  ouvrages 
sérieux  nous  ont  conduits  aux  romans.  En  effet,  ceux-ci  commencent 
à  passer  de  mode;  les  auteurs  cherchent  des  sujets  plus  propres  à 
satisfaire  la  raison  ;  les  livres  sérieux  reparoissent.  Nous  avons  déjà 
eu  le  plaisir  d'annoncer  la  Législation  j^rimitive  de  M.  de  Bonald  : 
entre  les  jeunes  gens  distingués  par  le  tour  grave  de  leur  esprit,  nous 
avons  fait  remarquer  l'auteur  de  la  Vie  de  Rollin  :  aujourd'hui  les 
Essais  de  Morale  et  de  Politique  sont  une  nouvelle  preuve  de  notre 
retour  aux  études  solides. 

Cet  ouvrage  a  pour  but  de  montrer  qu'une  seule  forme  de  gouver- 
nement convient  à  la  nature  de  l'homme.  De  là  deux  parties  ou  deux 
divisions  dans  l'ouvrage  :  dans  la  première  on  pose  les  faits  ;  dans  la 
seconde  on  conclut  :  c'est-à-dire  que  dans  l'une  on  traite  de  la  nature 
de  l'homme,  et  que  dans  l'autre  on  fait  voir  quel  est  le  gouvernement 
le  plus  conforme  à  cette  nature. 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  ^85 

Les  facultés  dont  se  compose  notre  esprit,  les  causes  des  égarements 
de  notre  esprit,  la  force  de  notre  volonté,  l'ascendant  de  nos  passions, 
l'amour  du  beau  et  du  bon ,  ou  notre  penchant  pour  la  vertu ,  sont 
donc  l'objet  de  la  première  partie. 

Que  l'homme  doit  vivre  en  société;  qu'il  y  a  une  sorte  de  nécessité 
venant  de  Dieu  ;  qu'il  y  a  des  gouvernements  factices  et  un  gouverne- 
ment naturel;  que  les  mœurs  sont  des  habitudes  que  nous  ont 
données  ou  nous  ont  laissés  prendre  les  lois  :  telles  sont  à  peu  près  les 
questions  qu'on  examine  dans  la  seconde  partie. 

C'est  toucher,  comme  on  le  voit,  à  ce  qui  fit  dans  tous  les  temps 
l'objet  des  recherches  des  plus  grands  génies.  L'auteur  a  su  prouver 
qu'il  n'y  a  point  de  matière  épuisée  pour  un  homme  de  talent,  et  que 
des  principes  aussi  féconds  seront  éternellement  la  source  de  vérités 
nouvelles. 

Une  gravité  naturelle  et  soutenue,  un  ton  ferme  sans  jactance, 
noble  sans  enflure,  des  vues  fines  et  quelquefois  profondes,  enfin 
cette  mesure  dans  les  opinions,  cette  décence  de  la  bonne  compagnie, 
d'autant  plus  précieuses  qu'elles  deviennent  tous  les  jours  plus  rares  : 
telles  sont  les  qualités  qui  nous  paroissent  recommander  cet  ouvrage 
au  public. 

Nous  choisirons  quelques  morceaux  propres  à  donner  aux  lecteurs 
une  idée  du  style  des  Essais,  et  de  la  manière  dont  l'auteur  a  traité 
des  sujets  si  graves.  Dans  le  chapitre  intitulé,  Rapports  des  deux 
natures  de  l'homme,  voici  comme  il  parle  de  l'union  de  l'âme  avec  le 
corps  :  «  Son  âme  et  son  corps  sont  tellement  unis,  qu'ils  sont  obligés, 
pour  ainsi  dire,  d'assister  réciproquement  à  leurs  jouissances  et  d'en 
modifier  la  nature,  pour  qu'ils  puissent  y  participer  également.  Dans 
les  plaisirs  du  corps  on  retrouve  ceux  de  l'âme,  et  dans  les  plai- 
sirs de  l'âme  on  retrouve  ceux  du  corps.  Le  corps  exige  dans  les 
objets  de  ses  penchants  quelques  traces  de  ce  beau  ou  de  ce  bon , 
sujet  de  l'éternel  amour  de  l'âme.  Il  veut  qu'elle  lui  vante  le  bonheur 
dont  il  jouit,  et  qu'elle  lui  applaudisse  en  le  partageant.  L'âme,  et 
c'est  sa  misère ,  ne  peut  saisir  ce  qu'elle  aime  que  sous  des  formes  et 
par  des  moyens  qui  lui  sont  fournis  par  le  corps...  Les  deux  natures 
de  l'homme  confondent  ainsi  leurs  désirs,  unissent  leurs  forces,  et  se 
concertent  ensemble  pour  arriver  à  leurs  desseins...  L'âme  découvre 
pour  le  corps  une  foule  de  plaisirs  qu'il  ignoreroit  toujours;  elle  lui 
conserve  la  mémoire  de  ceux  qu'il  a  goûtés,  et  dans  les  temps  de 
disette  elle  le  nourrit  de  l'image  des  objets  qu'elle  a  chéris...  » 

Tout  cela  me  semble  ingénieux,  agréable,  bien  dit,  délicatement 
observé.  On  lira  avec  le  même  plaisir  le  chapitre  sur  les  Causes  et  les 


/,86  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

Suites  des  Égarements  de  l'esprit.  Si  l'on  troiivoit  ce  portrait  de  l'er- 
reur dans  les  Caractères  de  La  Bruyère,  on  le  remarqueroit  peut-être. 

«  Vainement  on  calomnie  les  passions.  Elles  ne  sont  que  la  cause 
ies  maux  dont  l'erreur  est  le  principe.  Les  passions  s'usent;  il  faut 
Men  qu'elles  se  reposent  :  l'erreur  est  éternelle  et  ne  se  fatigue 
jamais.  Les  passions  entraînent  ceux  qu'elles  tourmentent,  les  aveu- 
glent ,  et  souvent  les  abîment.  L'erreur  conduit  avec  méthode ,  con- 
seille avec  prudence;  elle  n'ôtepas  la connoissance,  et  laisse  éviter  le 
danger;  elle  est  austère  et  même  inexorable*  et  le  mal  qu'elle  fait 
commettre,  on  l'exécute  avec  la  rigueur  du  devoir;  elle  éclaire  le 
crime,  elle  s'entend  avec  l'orgueil,  et  tous  les  crimes  qu'elle  fait  com- 
mettre, l'orgueil  les  récompense.  » 

Qui  ne  reconnoît  ici  la  philosophie  du  dernier  siècle  ?  Pour  faire  un 
portrait  aussi  fidèle,  il  ne  suffisoit  pas  d'avoir  le  modèle  sous  les  yeux; 
il  falloit  encore  posséder,  dans  un  degré  éminent,  le  talent  du  peintre. 

Jusque  ici  nous  n'avons  cité  que  la  première  partie  des  Essais.  Dans 
la  seconde ,  consacrée  à  l'examen  des  gouvernements ,  on  remarquera 
surtout  deux  chapitres  sur  l'Angleterre.  L'auteur,  cherchant  à  prouver 
que  la  monarchie  absolue  est  le  seul  gouvernement  naturel  ou  con- 
forme à  la  nature  de  l'homme,  fait  la  peinture  de  la  monarchie 
angloise,  dont  le  gouvernement,  selon  lui ,  n'est  pas  naturel.  Par  une 
idée  ingénieuse  il  attribue  aux  anciennes  mœurs  des  Anglois,  c'est-à- 
dire  aux  mœurs  qui  ont  précédé  leur  constitution  de  1688,  ce  qu'il  y 
a  de  bon  parmi  eux,  tandis  qu'il  soutient  que  les  vices  du  peuple  et 
du  gouvernement  de  la  Grande-Bretagne  naissent  pour  la  plupart  de 
la  constitution  actuelle  de  ce  pays. 

Ce  système  a  l'avantage  d'expliquer  les  contradictions  que  l'on 
remarque  dans  le  caractère  de  la  nation  britannique.  Il  est  vrai  que 
l'auteur  est  alors  obligé  de  prouver  que  les  Anglois  du  temps 
d'Henri  VIII  étoient  plus  heureux  et  valoient  mieux  que  les  Anglois 
d'aujourd'hui ,  ce  qui  pourroit  souffrir  quelques  difficultés  ;  il  est 
encore  vrai  que  l'auteur  a  contre  lui  V Esprit  des  Lois.  Montesquieu 
parle  aussi  de  l'inquiétude  des  Anglois,  de  leur  orgueil,  de  leurs 
changements  de  partis ,  des  orages  de  leur  liberté  ;  mais  il  voit  tout 
cela  comme  des  conséquences  nécessaires  et  non  funestes  d'une  mo- 
narchie mixte  ou  tempérée.  On  lit  dans  Tacite  ce  passage  singulier  : 
Nam  cunctas  nationes  et  urbes  populus,  autprîmores,  aut  singuli 
regunt  :  dilecta  ex  his  et  conslituta  reip.  forma  laudari  facilius  quam 
evenire;  vel  si  evenit,  haud  diulurna  esse  potest.  D'où  il  résulte  que 
Tacite  avoit  conçu  l'idée  d'un  gouvernement  à  peu  près  semblable  à 
celui  de  l'Angleterre,  et  qu'en  le  regardant  comme  le  meilleur  en 


MÉLAISGES   LITTÉRAIRES.  /f87 

théorie,  il  le  jugeoit  presque  impossible  en  pratique.  Aristote  et  Cicé- 
ron  semblent  avoir  partagé  l'opinion  de  Tacite,  ou  plutôt  Tacite  avoit 
puisé  cette  opinion  dans  les  écrits  du  philosophe  et  de  l'orateur.  Ces 
autorités  sont  de  quelque  poids,  sans  doute;  mais  l'auteur  des  Essais 
répondroit  avec  raison  que  nous  avons  aujourd'hui  de  nouvelles 
lumières  qui  nous  empêchent  de  penser  comme  Aristote,  Cicéron, 
Tacite  et  Montesquieu.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  juges  sont  maintenant 
nombreux  dans  cette  cause  :  plusieurs  milliers  de  François  ayant  vécu, 
pendant  leur  exil,  en  Angleterre,  peuvent  avoir  appris  à  connoître  le 
fort  et  le  foible  des  lois  de  ce  pays. 

Le  dernier  chapitre  des  Essais  renferme  des  considérations  sur  le 
génie  des  peuples,  et  sur  le  but  de  la  société,  qui  est  le  bonheur. 
L'auteur  pense  que  l'ordre  et  le  repos  sont  les  deux  plus  sûrs  moyens 
d'arriver  à  ce  but.  Son  tableau  de  l'Égj^pte  nous  a  rappelé  quelque 
chose  des  belles  pages  de  Platon  sur  les  Perses  et  le  ton  calme,  élevé, 
moral,  du  philosophe  de  l'Académie. 

Au  reste,  il  y  a  dans  cet  ouvrage  un  assez  grand  nombre  d'opinions 
que  nous  ne  partageons  pas  avec  l'auteur.  II  soutient,  par  exemple, 
quil  existe  un  degré  de  civilisation  qui  exclut  le  despotisme  et  le  rend 
impossible  ;  qu'il  y  aurait  trop  de  lumières  à  éteindre  ;  qu'il  n'y  a  point 
de  despotisme  oii  l'on  crie  au  despote,  etc. 

C'est  contredire ,  il  nous  semble ,  le  témoignage  de  l'histoire.  Nous 
seroit-il  permis  de  faire  observer  à  l'auteur  que  la  corruption  des 
mœurs  marche  de  front  avec  la  civilisation  des  peuples,  et  que  si  la 
dernière  présente  des  moyens  de  liberté,  la  première  est  une  source 
inépuisable  d'esclavage? 

Il  n'y  a  point  de  despotisme  oii  l'on  crie  au  despote.  Sans  doute  quand 
le  cri  est  public,  général,  violent,  quand  c'est  toute  une  nation  qui 
parle  sans  contrainte.  Mais  dans  quel  cas  cela  peut-il  avoir  lieu? 
Quand  le  despote  est  foible,  ou  quand,  à  force  de  maux,  il  a  poussé  à 
bout  ses  esclaves.  Mais  si  le  despote  est  fort,  que  lui  importeront  les 
gémissements  secrets  de  la  foule  ou  l'indignation  impuissante  de  quel- 
que honnête  homme?  11  ne  faut  pas  croire  d'ailleurs  que  le  plus  rude 
despotisme  produise  un  silence  absolu ,  excepté  chez  les  nations  bar- 
bares. A  Rome,  sous  les  Néron  même  et  sous  les  Tibère,  on  faisoit  dea 
satires,  et  l'on  alloit  à  la  mort  :  morituri  te  saiutant. 

Dans  un  autre  endroit,  l'auteur  suppose  que  la  société  primitive 
étant  devenue  trop  nombreuse,  on  s' assembla  et  l'on  convint.  C'est  donc 
admettre  un  contrat  social,  et  retomber  dans  toutes  les  chimères  phi- 
losophiques que  les  Essais  combattent  avec  tant  de  succès  ! 

Quelques  points  de  métaphysique  demanderoient  aussi  plus  de  déve- 


Zi88  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

loppement.  On  lit  page  8/j  :  Toutes  les  âmes  sont  égales;  leurs  rféue- 
loppements  ne  peuvent  dépendre  que  de  la  conformation  des  organes. 
Page  21  :  L'esprit  est  une  faculté;  une  faculté  estune puissance...  Il  n'y 
a  point  d'idées  fausses,  mais  des  appellations  fausses,  etc. 

11  y  a  là-dessus  vingt  bonnes  querelleS'  à  faire  à  l'auteur,  et  si  l'on 
pressoit  un  peu  ses  raisonnements,  on  les  mèneroit  à  des  conséquences 
dont  il  seroit  lui-même  effrayé.  Mais  nous  ne  voulons  point  élever  de 
question  intempestive ,  et  quelques  propositions  douteuses  ne  gâtent 
rien  à  un  ouvrage  d'ailleurs  rempli  de  principes  excellents. 

Nous  ne  nous  permettrons  plus  de  combattre  qu'une  seule  défini- 
tion. L'imagination  se  montre  dans  tous  les  instants,  dit  l'auteur.  Quel 
que  soit  l'objet  qu'il  examine,  l'esprit  doué  de  cette  qualité  est  toujours 
frappé  des  rapports  les  moins  abstraits. 

L'auteur  semble  n'avoir  été  frappé  lui-même  que  d'une  des  facultés 
de  l'imagination ,  celle  de  peindre  les  objets  matériels  :  il  a  pris  la 
partie  pour  le  tout.  Nous  lui  soumettons  les  observations  suivantes  : 

Considérée  en  elle-même,  l'imagination  s'applique  à  tout  et  revêt 
toutes  les  formes  :  elle  a  quelquefois  l'air  du  génie ,  de  l'esprit ,  de  la 
sensibilité,  du  talent;  elle  affecte  tout,  parle  tous  les  langages;  elle 
sait  emprunter,  quand  elle  le  veut,  jusqu'au  maintien  austère  de  la 
sagesse,  mais  elle  ne  peut  être  longtemps  sérieuse  ;  elle  sourit  sous  le 
masque  :  patuit  dea. 

Prise  séparément,  l'imagination  est  donc  peu  de  chose.  Mais  c'est 
un  don  inestimable  lorsqu'elle  se  joint  aux  autres  facultés  de  l'esprit  : 
c'est  elle  alors  qui  donne  la  chaleur  et  la  vie  ;  elle  se  combine  de  mille 
manières  avec  le  génie,  l'esprit ,  la  tendresse  du  cœur,  le  talent.  Elle 
achève,  pour  ainsi  dire,  les  heureuses  dispositions  qu'on  a  reçues  de 
la  nature,  et  qui  sans  l'imagination  resteroient  incomplètes  et  sté- 
riles. Elle  marche,  ou  plutôt  elle  vole,  devant  les  facultés  auxquelles 
elle  s'allie;  elle  les  encourage  à  la  suivre,  les  appelle  sur  sa  trace, 
leur  découvre  des  routes  nouvelles.  Mariée  au  génie,  elle  a  créé  Homère 
et  Milton,  Bossuet  et  Pascal,  Cicéron  et  Démosthène,  Tacite  et  Mon- 
tesquieu ;  unie  au  talent  et  à  la  tendresse  de  l'âme,  elle  a  formé  Virgile 
et  Racine,  La  Fontaine  et  Fénelon;  de  son  mélange  avec  le  talent  et 
l'esprit,  on  a  vu  naître  Horace  et  Voltaire*. 

L'auteur  veut  que  l'imagination  ne  soit  frappée  que  des  ropporti 
les  moins  abstraits.  Jusque  ici  on  lui  avoit  fait  le  reproche  contraire;  on 
l'avoit  accusée  d'un  trop  grand  penchant  à  la  contemplation  et  à  \e 

1.  11  ne  s'agit  pas  ici  de  jugements  rigoureux.  Racine  avoit  du  génie,  Bossuet  de 
l'esprit,  etc.  On  n'indique  à  présent  que  les  traits  caractéristiques. 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  /t89 

mysticité.  C'est  sur  ses  ailes  que  les  âmes  ardentes  s'élèvent  à  Dieu  ; 
c'est  elle  qui  a  conduit  au  désert  et  dans  les  cloîtres  tant  d'hommes 
qui  ne  vouloient  plus  s'occuper  des  images  de  la  terre.  Bien  plus,  c'est 
par  la  seule  imagination  que  l'on  peut  concevoir  la  spiritualité  de 
l'âme  et  V immatérialité  des  esprits  :  tant  elle  est  loin  de  ne  saisir  que 
le  côté  matériel  des  choses  ! 

Et  les  plus  grands  métaphysiciens  ne  sont-ils  pas  distingués  surtout 
par  l'imagination?  N'est-ce  pas  cette  imagination  qui  a  valu  à  Platon 
le  nom  de  rêveur,  et  à  Descartes  celui  de  songe-creux?  Platon  avec 
ses  harmonies.  Descartes  avec  ses  tourbillons,  Gassendi  avec  ses 
atomes,  Leibnitz  avec  ses  monades,  n'étoient  que  des  espèces  de  poètes 
qui  iinaginoient  beaucoup  de  choses.  Cependant  c'étoient  aussi  de 
grands  géomètres  ;  car  les  grands  géomètres  sont  encore  des  hommes 
à  grande  imagination.  Enfin  ,  Malebranche,  qui  voyoit  tout  en  Dieu  , 
et  qui  passa  sa  vie  à  faire  la  guerre  à  l'imagination,  en  étoit  lui-même 
un  prodige  ;  Sénèque,  au  milieu  de  ses  trésors,  écrivoit  sur  le  mépris 
des  richesses. 

Mais  nous  voulons  que  l'auteur  des  Essais  nous  serve  de  preuve 
contre  lui-même.  Il  s'occupe  des  sujets  les  plus  sérieux,  et  cependant 
son  style  est  plein  d'imagination.  On  lit  page  95  ce  morceau  contre 
l'égoïsme,  qui  semble  être  échappé  à  l'âme  de  Fénelon  : 

a  11  faut  que  l'homme  unisse  sa  vie  à  quelque  autre  vie.  Sa  pensée 
elle-même  a  besoin  d'une  douce  union  pour  devenir  féconde.  L'égoïsme 
est  court  dans  ses  vues;  il  reste  sans  lumière,  solitaire  et  sans  gloire. 
Nos  facultés  ne  se  développent  jamais  d'une  manière  aussi  heureuse 
que  lorsque  le  cœur  est  rempli  des  sentiments  les  plus  doux.  Belle 
nature  d'un  être  qui  ne  s'aime  jamais  tant  que  lorsqu'il  s'oublie,  et 
qui  peut  trouver  son  bonheur  dans  un  entier  dévouement.  » 

Nous  conseillons  à  l'auteur  de  maltraiter  un  peu  moins  cette  ima- 
gination, qui  lui  prête  un  si  heureux  langage.  Il  seroit  trop  long  de 
citer  tous  les  morceaux  de  ce  genre  que  l'on  trouve  dans  les  Essais. 
Nous  ne  pouvons  cependant  nous  refuser  à  transcrire  cet  autre  pas- 
sage ,  parce  qu'il  fait  connoître  l'auteur  :  «  Le  genre  humain ,  dit-il , 
paroît  blasé.  Les  générations  qui  naissent,  désenchantées  par  l'expé- 
rience des  générations  qui  les  ont  précédées,  considèrent  froidement 
leur  carrière  et  spéculent  sans  jouir.  Et  moi,  qu'on  doit  accuser  ici 
de  présomption  ou  de  confiance,  j'appartiens  à  l'une  de  ces  généra- 
tions tardives,  et  je  n'ai  point  échappé  au  malheur  commun  ;  du  moins 
je  déplore  mes  misères,  et  je  n'ose  en  parler  qu'en  tremblant.  Porté 
naturellement  à  l'étude  des  choses  qui  font  le  sujet  de  cet  ouvrage, 
je  fus  entraîné  à  écrire  par  les  goûts  de  mon  esprit  et  la  continuité  de 


490  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

mes  loisirs  :  ce  sont  de  simples  réflexions  que  je  publie.  On  y  recon- 
noîtra,  j'espère,  un  amour  pur  du  vrai.  J'aimerois  mieux  les  anéantir 
jusqu'à  la  moindre  trace  que  d'apprendre  qu'elles  renferment  une 
opinion  qui  puisse  égarer.  » 

Rien  n'est  plus  noble,  plus  touchant,  plus  aimable  que  ce  mouve- 
ment; rien  ne  fait  tant  de  plaisir  que  de  rencontrer  de  pareils  traits 
au  milieu  d'un  sujet  naturellement  sévère.  On  peut  appliquer  ici  à 
l'auteur  le  mot  du  poète  grec  :  «  Il  sied  bien  à  un  homme  armé  de 
jouer  de  la  lyre.  » 

On  prétend  aujourd'hui  qu'il  faut  toujours,  dans  l'examen  des 
ouvrages,  faire  une  part  à  la  critique  :  nous  l'avons  donc  faite.  Cepen- 
dant nous  l'avouerons,  si  nous  étions  condamné  à  jouer  souvent  le 
triste  rôle  de  censeur,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  nous  aimerions  mieux 
suivre  l'exemple  d'Aristote,  qui,  au  lieu  de  blâmer  les  fautes  d'Homère, 
trouve  douze  raisons  (àj^tâj;.»  ^M^sxa)  pour  les  excuser.  Nous  pourrions 
encore  reprocher  à  l'auteur  des  Essais  quelques  amphibologies  dans 
l'emploi  des  pronoms  et  quelque  obscurité  dans  la  construction  des 
phrases  ;  toutefois  son  livre,  où  l'on  trouve  différents  genres  de  mérite, 
est  purgé  de  ces  fautes  de  goût  que  tant  d'autres  laissent  échapper 
dans  leurs  premiers.ouvrages.  Racine  même  ne  fut  pas  exempt  d'affec- 
tation et  de  recherche  dans  sa  jeunesse  ;  et  le  grand ,  le  sublime,  le 
grave  Bossuet  fut  un  bel  esprit  de  l'hôtel  Rambouillet.  Ses  premiers 
sermons  sont  pleins  d'antithèses,  de  battologies  et  d'enflure  de  style. 
Dans  un  endroit,  il  s'écrie  tout  à  coup  :  a  Vive  l'Éternel  !  »  Il  appelle 
les  enfants  la  recrue  continuelle  du  genre  humain  ;  il  dit  que  Dieu  nous 
donne  par  la  mort  un  apparter)ient  dans  son  palais.  Mais  ce  rare  génie, 
épuré  par  la  raison  qu'amènent  naturellement  les  années ,  ne  tarda 
pas  à  paroître  dans  toute  sa  beauté  :  semblable  à  un  fleuve  qui,  en 
s'éloignant  de  sa  source,  dépose  peu  à  peu  le  limon  qui  troubloit  son 
eau  et  devient  aussi  limpide,  au  milieu  de  son  cours,  que  profond  et 
majestueux. 

Par  une  modestie  peu  commune,  l'auteur  des  Essais  '  ne  s'est  point 
nommé  à  la  tête  de  son  ouvrage  ;  mais  on  assure  que  c'est  le  dernier 
descendant  d'une  de  ces  nobles  familles  de  magistrats  qui  ont  si  long- 
temps illustré  la  France.  Dans  ce  cas,  nous  serions  moins  étonné  de 
l'amour  du  beau,  de  l'ordre  et  de  la  vertu,  qui  règne  dans  les  Essais; 
nous  ne  ferions  plus  un  mérite  à  l'auteur  de  posséder  un  avantage 
héréditaire,  nous  ne  louerions  que  son  talent. 

1.  L'auteur  des  Essais  de  morale  et  de  politique  est  M.  le  comte  Mole,  aujour- 
d'hui ministre  d'Lltat,  pair  de  France. 


SUR 


LES    MEMOIRES  DE    LOUIS    XIV. 


Mars  180G. 

Depuis  quelque  temps  les  journaux  nous  annonçoient  les  Œuvres 
de  Louis  XIV.  Ce  titre  avoit  choqué  les  personnes  qui  attachent  encore 
quelque  prix  à  la  justesse  des  termes  et  à  la  décence  du  langage.  Elles 
observoient  qu'un  auteur  peut  seul  appeler  OEuvres  ses  propres  tra- 
vaux, lorsqu'il  les  livre  lui-même  au  public  ;  qu'il  faut  en  outre  que 
cet  auteur  soit  pris  dans  les  rangs  ordinaires  de  la  société,  et  qu'il  ait 
écrit  non  de  simples  Mémoires  historiques,  mais  des  ouvrages  de 
science  ou  de  littérature  ;  que  dans  tous  les  cas  un  roi  n'est  point  un 
auteur  de  profession ,  et  que  par  conséquent  il  ne  publie  jamais  des 
Œuvres. 

11  est  vrai  que  dans  l'antiquité  les  premiers  empereurs  romains 
cultivoient  les  lettres;  mais  ces  empereurs  avoient  été  de  simples 
citoyens  avant  de  s'asseoir  sur  la  pourpre.  César  n'étoit  qu'un  chef  de 
légion  lorsqu'il  écrivit  l'histoire  de  la  conquête  des  Gaules,  et  les  Com- 
mentaires du  capitaine  ont  fait  depuis  la  gloire  de  l'empereur.  Si  les 
Maximes  de  Marc-Aurèle  honorent  encore  aujourd'hui  sa  mémoire, 
Claude  et  Néron  s'attirèrent  le  mépris  même  du  peuple  romain  pour 
avoir  recherché  les  triomphes  du  poëte  et  du  littérateur. 

Dans  les  monarchies  chrétiennes ,  où  la  dignité  royale  a  été  mieux 
connue,  on  a  vu  rarement  le  souverain  descendre  dans  une  lice  où  la 
victoire  même  n'est  presque  jamais  sans  honte,  parce  que  l'adversaire 
est  presque  toujours  sans  noblesse.  Quelques  princes  d'Allemagne,  qui 
ont  mal  gouverné,  ou  qui  ont  même  perdu  leur  pays  pour  s'être  livrés 
k  l'étude  des  sciences,  excitent  plutôt  notre  pitié  que  notre  admira- 
tion. Denys,  maître  d'école  à  Corinthe,  étoit  aussi  un  roi  homme  de 
lettres.  On  voit  encore  à  Vienne  une  Bible  chargée  de  notes  de  la  main 
de  Charlemagne  ;  mais  ce  monarque  ne  les  avoit  écrites  que  pour  lui- 
même,  et  pour  satisfaire  sa  piété.  Charles  V,  François  I",  Henri  IV, 
Charles  IX,  aimèrent  les  lettres  sans  avoir  la  prétention  de  devenir 


Zi92  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

auteurs.  Quelques  reines  de  France  ont  laissé  des  vers,  des  Nouvelles, 
des  Mémoires  :  on  a  pardonné  à  leur  dignité  en  faveur  de  leur  sexe. 
L'Angleterre,  d'où  nous  sont  venus  de  dangereux  exemples,  compte 
seule  plusieurs  écrivains  parmi  ses  monarques  :  Alfred,  Henri  VIII, 
Jacques  l^"",  ont  fait  de  véritables  livres;  mais  le  roi  auteur  par  excel- 
lence, dans  les  siècles  modernes,  c'est  Frédéric.  Ce  prince  a-t-il  perdu, 
a-t-il  gagné  en  renommée  à  la  publication  de  ses  OEuvrcsl  Question 
que  nous  n'aurions  pas  de  peine  à  résoudre  si  nous  ne  consultions 
que  notre  sentiment. 

Nous  avons  été  d'abord  un  peu  rassuré  en  ouvrant  le  Recueil  que 
nous  annonçons.  Premièrement,  ce  ne  sont  point  des  OEuvres,  ce  sont 
de  simples  Mémoires  faits  par  un  père  pour  l'instruction  de  son  fils. 
Eh!  qui  doit  veiller  à  l'éducation  de  ses  enfants,  si  ce  n'est  un  roi? 
Peut-on  jamais  trop  inspirer  l'amour  des  devoirs  et  de  la  vertu  aux 
princes  d'où  dépend  le  bonheur  de  tant  d'hommes?  Plein  d'un  juste 
respect  pour  la  mémoire  de  Louis  XIV,  nous  avons  ensuite  parcouru 
avec  inquiétude  les  écrits  de  ce  grand  monarque.  Il  eût  été  cruel  de 
perdre  encore  une  admiration.  C'est  avec  un  plaisir  extrême  que  nous 
avons  retrouvé  le  Louis  XIV  tel  qu'il  est  parvenu  à  la  postérité ,  tel 
que  l'a  peint  M""^  de  Motteville  :  «  Son  grand  sens  et  ses  bonnes  inten- 
tions, dit-elle,  firent  connoître  les  semences  d'une  science  universelle, 
qui  avoient  été  cachées  à  ceux  qui  ne  le  voyoient  pas  dans  le  particu- 
lier; car  il  parut  tout  d'un  coup  politique  dans  les  affaires  de  l'État, 
théologien  dans  celles  de  l'Église ,  exact  en  celles  de  finance  ;  parlant 
juste,  prenant  toujours  le  bon  parti  dans  les  conseils,  sensible  aux 
intérêts  des  particuliers,  mais  ennemi  de  l'intrigue  et  de  la  flatterie, 
et  sévère  envers  les  grands  de  son  royaume  qu'il  soupçonnoit  avoir 
envie  de  le  gouverner.  Il  étoit  aimable  de  sa  personne,  honnête  et  de 
facile  accès  à  tout  le  monde,  mais  avec  un  air  grand  et  sérieux,  qui 
imprimoit  le  respect  et  la  crainte  dans  le  public.  » 

Et  telles  sont  précisément  les  qualités  que  l'on  trouve  et  le  carac- 
tère que  l'on  sent  dans  le  recueil  des  pensées  de  ce  prince.  Ce  recueil 
se  compose  : 

1°  De  Mémoires  adressés  au  grand  dauphin  :  ils  commencent  en 
1661,  et  finissent  en  1665; 

2"  De  Mémoires  militaires  sur  les  années  1673  et  1678  ; 

3°  De  Réflexions  sur  le  métier  de  roi; 

/i*  D'instructions  à  Philippe  V; 

5°  De  dix-huit  lettres  au  même  prince,  et  d'une  lettre  de  M""**  de 
Maintcnon. 

On  connolssoit  déjà  de  Louis  XIV  un  recueil  de  lettres  et  une  tra- 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  A03 

ductîon  des  Commentaires  de  César  '.  On  croit  que  Pellisson  ou  Racine' 
ont  revu  les  Mémoires  que  l'on  vient  de  publier;  mais  il  est  certain  , 
d'ailleurs,  que  le  fond  des  choses  est  de  Louis  XIV.  On  reconnoît  par- 
tout ses  principes  religieux,  moraux,  politiques;  et  les  notes  ajoutées 
de  sa  propre  main  aux  marges  des  Mémoires  ne  sont  inférieures  au 
texte  ni  pour  le  style  ni  pour  les  pensées. 

Et  puis  c'est  un  fait  attesté  par  tous  les  écrivains  que  Louis  XIV 
s'exprimoit  avec  une  noblesse  particulière  :  «  Il  parloit  peu  et  bien, 
dit  M""^  de  Motteville  ;  ses  paroles  avoient  une  grande  force  pour  ins- 
pirer dans  les  cœurs  et  l'amour  et  la  crainte,  selon  qu'elles  étoient 
douces  ou  sévères.  » 

u  II  s'exprimoit  toujours  noblement  et  avec  précision,  »  dit  Voltaire. 
Il  auroit  même  excellé  dans  les  grâces  du  langage  s'il  avoit  voulu  en 
faire  une  étude.  Monschenay  raconte  qu'il  lisoit  un  jour  l'épître  de 
Boileau  sur  le  passage  du  Rhin,  devant  M"""  de  Thiange  et  de  Mon- 
tespan  :  «  Il  la  lut  avec  des  tons  si  enchanteurs,  que  M'"^  de  Montespan 
lui  arracha  l'épître  des  mains,  en  s'écriant  qu'il  y  avoit  là  quelque 
chose  de  surnaturel,  et  qu'elle  n'avoit  jamais  rien  entendu  de  si  bien 
prononcé.  » 

Cette  netteté  de  pensée,  cette  noblesse  d'élocution,  cette  finesse 
d'une  oreille  sensible  à  la  belle  poésie,  forment  déjà  un  préjugé  en 
faveur  du  style  des  Mémoires,  et  prouveroient  (si  l'on  avoit  besoin  de 
preuves  )  que  Louis  XIV  peut  fort  bien  les  avoir  écrits.  En  citant  quel- 
ques morceaux  de  ces  Mémoires,  nous  les  ferons  mieux  connoître  aux 
lecteurs. 

Le  roi,  parlant  des  différentes  mesures  qu'il  prit  au  commencement 
de  son  règne ,  ajoute  : 

«  Il  faut  que  je  vous  avoue  qu'encore  que  j'eusse  auparavant  sujet  d'être 
content  de  ma  propre  conduite,  les  éloges  que  cette  nouveauté  ra'attiroit  me 
donnoient  une  continuelle  inquiétude,  par  la  crainte  que  j'avois  toujours  de 
ne  les  pas  assez  bien  mériter. 

«  Car  enQn  je  suis  bien  aise  de  vous  avertir,  mon  fils,  que  c'est  une  chose 
fort  délicate  que  la  louange;  qu'il  est  bien  malaisé  de  ne  s'en  pas  laisser 


1.  Voltaire  nie  que  cette  traduction  soit  de  Louis  XIV. 

2.  S'il  falloit  en  juger  par  le  style,  je  croirois  que  Pellisson  a  eu  la  plus  grande  part 
^  ce  travail.  Du  moins  il  me  semble  qu'on  peut  quelquefois  reconno;tre  sa  plirase 
symétrique  et  arrangée  avec  art.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  pensées  de  Louis  XIV,  mises 
"în  ordre  par  Racine  ou  Pellisson,  sont  un  assez  beau  monument.  Rose,  marquis  de 
Ooye,  homme  de  beaucoup  d'esprit  et  secrétaire  de  Louis  XIV,  pourroit  bien  aussi 
avoir  revu  les  Mémoires. 


m  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

éblouir,  et  qu'il  faut  beaucoup  de  lumières  pour  savoir  discerner  au  vrai 
ceux  qui  nous  flattent  d'avec  ceux  qui  nous  admirent. 

«  Mais,  quelque  obscures  que  puissent  ôtre  en  cela  les  intentions  de  nos 
courtisans,  il  y  a  pourtant  un  moyen  assuré  pour  profiter  de  tout  ce  qu'ils 
disent  à  notre  avantage,  et  ce  moyen  n'est  autre  chose  que  de  nous  examiner 
sévèrement  nous-même  sur  chacune  des  louanges  que  les  autres  nous  don- 
nent. Car,  lorsque  nous  en  entendrons  quelqu'une  que  nous  ne  mérilons  pas 
en  effet,  nous  la  coi  sidérerons  aussitôt  (  suivant  l'humeur  de  ceux  qui  nous 
l'auront  donnée),  ou  comme  un  reproche  malin  de  quelque  défaut  dont  nous 
tâcherons  de  nous  corriger,  ou  comme  une  secrète  exhortation  à  la  vertu  que 
nous  ne  sentons  pas  en  nous.  » 

On  n'a  jamais  rien  dit  sur  le  danger  des  flatteurs  de  plus  délicat 
et  de  mieux  observé.  Un  homme  qui  connoissoit  si  bien  la  valeur  des 
louanges  méritoit  sans  doute  d'être  beaucoup  loué.  Ce  passage  est 
surtout  remarquable  par  une  certaine  ressemblance  avec  quelques 
préceptes  du  Télémaque.  Dans  ce  grand  siècle,  la  vertu  et  la  raison 
donnoient  au  prince  et  au  sujet  un  même  langage. 

Le  morceau  suivant,  écrit  tout  entier  de  la  main  de  Louis  XIV,  n'est 
pas  un  des  moins  beaux  des  Mémoires  : 

«  Ce  n'est  pas  seulement  dans  les  importantes  négociations  que  les  princes 
doivent  prendre  garde  à  ce  qu'ils  disent,  c'est  même  dans  les  discours  les 
plus  familiers  et  les  plus  ordinaires.  C'est  une  contrainte  sans  doute  fâcheuse, 
mais  absolument  nécessaire  à  ceux  de  notre  condition,  de  ne  parler  de  rien 
à  la  légère.  Il  se  faut  bien  garder  de  penser  qu'un  souverain,  parce  qu'il  a 
l'autorité  de  tout  faire,  ait  aussi  la  liberté  de  tout  dire  :  au  contraire,  plus  il 
est  grand  et  respecté,  plus  il  doit  être  circonspect.  Les  choses  qui  ne  seroient 
rien  dans  la  bouche  d'un  particulier  deviennent  souvent  importantes  dans 
celle  d'un  prince.  La  moindre  marque  de  mépris  qu'il  donne  d'un  particulier 
fait  au  cœur  de  cet  homme  une  plaie  incurable.  Ce  qui  peut  consoler  quel- 
qu'un d'une  raillerie  piquante  ou  d'une  parole  de  mépris  que  quelque  autre 
a  dite  de  lui,  c'est  ou  qu'il  se  promet  de  trouver  bientôt  occasion  de  rendre 
la  pareille,  ou  qu'il  se  persuade  que  ce  qu'on  a  dit  ne  fera  pas  d'impression 
sur  l'esprit  de  ceux  qui  l'ont  entendu.  Mais  celui  de  qui  le  souverain  a  parlé 
sent  son  mal  d'autant  plus  impatiemment,  qu'il  n'y  voit  aucune  de  ces  con- 
solations. Car  enfin  il  peut  bien  dire  du  mal  du  prince  qui  en  a  dit  de  lui, 
mais  il  ne  sauroit  le  dire  qu'en  secret,  et  ne  peut  pas  lui  faire  savoir  ce  qu'il 
en  dit,  qui  est  la  seule  douceur  de  la  vengeance.  11  ne  peut  pas  non  plus  per- 
suader que  ce  qui  a  été  dit  n'aura  pas  été  approuvé  ni  écouté,  parce  qu'il 
sait  avec  quels  applaudissements  sont  reçus  tous  les  sentiments  de  ceux  qui 
ont  en  main  l'autorité.  » 

La  générosité  de  ces  sentiments  est  aussi  touchante  qu'admirable. 
Un  monarque  qui  donnoit  de  pareilles  leçons  à  son  fils  avoit  sans 


MÉLANGES   LITTERAIRES.  Zi'JS 

doute  un  véritable  cœur  do  roi,  et  il  étoit  digne  de  commander  à  un 
peuple  dont  le  premier  bien  est  l'honneur. 

La  pièce  intitule'e  Le  Métier  de  Boi,  dans  le  nouveau  recueil,  avoit 
été  citée  dans  le  Siècle  de  Louis  XIV.  «  Elle  dépose  à  la  postérité,  dit 
Voltaire,  en  faveur  de  la  droiture  et  de  la  magnanimité  de  son  âme.  » 

Nous  sommes  fâché  que  l'éditeur  des  Mémoires,  quiparoît  d'ailleurs 
plein  de  candeur  et  de  modestie,  ait  donné  à  ce  morceau  le  litre  de 
Métier  de  Roi.  Louis  XIV  s'est  servi  de  ce  mot  dans  le  cours  de  ses 
réflexions;  mais  il  n'est  pas  vraisemblable  qu'il  l'ait  employé  comme 
titre.  Il  y  a  plus  :  il  est  probable  que  ce  prince  eût  corrigé  cette  expres- 
sion s'il  eût  prévu  que  ses  écrits  seroient  un  jour  publiés.  La  royauté 
n'est  point  un  métier,  c'est  un  caractère;  l'oint  du  Seigneur  n'est 
point  un  acteur  qui  joue  un  rôle,  c'est  un  magistrat  qui  remplit  une 
fonction  :  on  ne  fait  point  le  métier  de  roi  comme  on  fait  celui  de  char- 
latan. Louis  XIV,  dans  un  moment  de  dégoût,  ne  songeant  qu'aux  fati- 
gues de  la  royauté,  a  pu  l'appeler  un  viétier,  et  un  métier  très-pénible  ; 
mais  donnons-nous  de  garde  de  prendre  ce  mot  dans  un  sens  absolu. 
Ce  seroit  apprendre  aux  hommes  que  tout  est  métier  ici-bas  ;  que  nous 
sommes  tous  dans  ce  monde  des  espèces  d'empiriques  montés  sur  des 
tréteaux  pour  vendre  notre  marchandise  aux  passants.  Une  pareille 
vue  de  la  société  mèneroit  à  des  conséquences  funestes. 

Voltaire  avoit  encore  cité  les  Instructions  à  Philippe  V,  mais  il  en 
avoit  retranché  les  premiers  articles.  Il  est  malheureux  de  rencontrer 
sans  cesse  cet  homme  célèbre  dans  l'histoire  littéraire  du  dernier 
siècle,  et  de  l'y  voir  jouer  si  souvent  un  rôle  peu  digne  d'un  honnête 
homme  et  d'un  beau  génie.  On  devinera  aisément  pourquoi  l'historien 
de  Louis  XIV  avoit  omis  les  premiers  articles  des  Instructions  ;  les 
voici  : 

1.  Ne  manquez  à  aucun  de  vos  devoirs,  surtout  envers  Dieu. 

2.  Conservez-vous  dans  la  pureté  de  votre  éducation. 

3.  Faites  honorer  Dieu  partout  où  vous  aurez  du  pouvoir;  procurez 
sa  gloire  ;  donnez-en  l'exemple  :  c'est  un  des  plus  grands  biens  que 
les  rois  puissent  faire. 

h.  Déclarez-vous  en  toute  occasion  pour  la  vertu  contre  le  vice. 

Saint  Louis  mourant,  étendu  sur  un  lit  de  cendre  devant  les  ruines 
de  Carthage,  donna  à  peu  près  les  mêmes  instructions  à  son  fils. 

<(  Beau  fils,  la  première  chose  que  je  t'enseigne  et  commande  à  gar- 
der, si  est  que  de  tout  ton  cœur  tu  aimes  Dieu  et  te  gardes  bien  de 
faire  chose  qui  lui  déplaise.  Si  Dieu  t'envoie  adversité,  reçois-la  béni- 
gnement,  et  lui  en  rends  grâces;  s'il  te  donne  prospérité,  si  l'en  remer- 
cie très-humblement  :  car  on  ne  doit  pas  guerroyer  Dieu  des  dons 


496  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

qu'il  nous  fait.  Aie  le  cœur  doux  et  piteux  aux  pauvres  ;  ne  boute  pas 
sus  trop  grans  taille  ni  subsides  à  ton  peuplé.  Fuis  la  compagnie  des 
mauvais.  » 

On  aime  à  voir  deux  de  nos  plus  grands  princes,  à  deux  époques  si 
éloignées  l'une  de  l'autre,  donner  à  leurs  fils  des  principes  semblables 
de  religion  et  de  justice.  Si  la  langue  de  Joinville  et  celle  de  Racine  ne 
nous  avertissoient  que  quatre  cents  ans  d'intervalle  séparent  saint  Louis 
de  Louis  XIV,  on  pourroit  croire  que  ces  instructions  sont  du  même 
siècle.  Tandis  que  tout  change  dans  le  monde,  il  est  beau  que  des 
âmes  royales  gardent  incorruptible  le  dépôt  sacré  de  la  vérité  et  de  la 
vertu. 

Louis  XIV,  et  c'est  une  des  choses  les  plus  attachantes  de  ses 
Mémoires,  confesse  souvent  ses  fautes  et  les  offre  pour  leçon  à  son  fils  : 

«  On  attaque  le  cœur  d'un  prince  comme  une  place.  Le  premier  soin  est 
de  s'emparer  de  tous  les  postes  par  où  on  y  peut  approcher.  Une  femme 
adroite  s'attache  d'abord  à  éloigner  tout  ce  qui  n'est  pas  dans  ses  intérêts, 
elle  donne  du  soupçon  des  uns  et  du  dégoût  des  autres,  afin  qu'elle  seule  et 
ses  amis  soient  favorablement  écoutés;  et  si  nous  ne  sommes  en  garde  contre 
cet  usage,  il  faut,  pour  la  contenter  elle  seule,  mécontenter  tout  le  reste  du 
monde. 

«  Dès  lors  que  vous  donnez  à  une  femme  la  liberté  de  vous  parler  de 
choses  importantes,  il  est  impossible  qu'elle  ne  vous  fasse  faillir. 

«  La  tendresse  que  nous  avons  pour  elle  nous  faisant  goûter  ses  plus  mau- 
vaises raisons,  nous  fait  tomber  insensiblement  du  côté  où  elle  penche,  et  la 
foiblesse  qu'elle  a  naturellement  lui  faisant  souvent  préférer  des  intérêts  de 
bagatelles  aux  plus  solides  considérations,  lui  font  presque  toujours  prendre 
le  mauvais  parti. 

«  Elles  sont  éloquentes  dans  leurs  expressions,  pressantes  dans  leurs 
prières,  opiniâtres  dans  leurs  sentiments;  et  tout  cela  n'est  souvent  fondé 
que  sur  une  aversion  qu'elles  auront  pour  quelqu'un,  sur  le  dessein  d'en 
avancer  un  autre,  ou  sur  une  promesse  qu'elles  auront  faite  légèrement.  » 

Cette  page  est  écrite  avec  une  singulière  élégance  ;  et  si  la  main  de 
Racine  paroît  quelque  part,  on  pourroit  peut-être  la  retrouver  ici. 
Mais  l'oserions-nous  dire?  Une  telle  connoissance  des  femmes  prouve 
que  le  monarque,  en  se  confessant,  n'étoit  peut-être  pas  bien  guéri  de 
sa  faiblesse.  Les  anciens  disoient  de  certains  prêtres  des  dieux  : 
«  Beaucoup  portent  le  thyrse,  et  peu  sont  inspirés.  »  11  en  est  ainsi  de 
la  passion  qui  subjuguoit  Louis  XIV  :  beaucoup  l'affectent,  et  peu  la 
ressentent;  mais  aussi  quand  elle  est  réelle  on  ne  peut  guère  se 
méprendre  à  l'inspiration  de  son  langage. 

Au  reste,  Louis  XIV  avoit  appris  à  connoître  la  .juste  valeur  de  ces 


MÉLA:\'Gi:S   LITTÉRAIRES.  /.O? 

attachements  que  le  plaisir  forme  et  détruit.  Il  vit  couler  les  larmes 
de  M"*  de  La  Vallière,  et  il  lui  fallut  supporter  les  cris  et.  les  reproches 
de  Mo'^de  Montespan.  La  sœur  du  fameux  comte  de  Lautrec,  aban- 
donne'e  de  François  P^  ne  s'emporta  point  ainsi  en  plaintes  inutiles. 
Le  roi  lui  ayant  fait  redemander  les  joyaux  chargés  de  devises  qu'il  lui 
avoit  donnés  dans  les  premiers  temps  de  sa  tendresse,  elle  les  renvoya 
fondus  et  convertis  en  lingots.  «  Portez  cela  au  roi,  dit-elle.  Puisqu'il 
lui  a  plu  de  me  révoquer  ce  qu'il  m'avoit  donné  si  libéralement,  je  les 
lui  rends,  et  lui  renvoie  en  lingots  d'or.  Quant  aux  devises,  je  les  ai  si 
bien  empreintes  en  ma  pensée,  et  les  y  tiens  si  chères,  que  je  n'ai  pu 
permettre  que  personne  en  disposât  et  jouît,  et  en  eût  de  plaisir  que 
moi-même  '.  » 

Si  nous  en  croyons  Voltaire,  la  mauvaise  éducation  de  Louis  XIV 
auroit  privé  ce  prince  des  leçons  de  l'histoire.  Ce  défaut  de  connois- 
sance  n'est  point  du  tout  sensible  dans  les  Mémoires.  Le  roi  paroît 
au  contraire  avoir  eu  des  idées  assez  étendues  sur  l'histoire  moderne 
et  même  sur  celle  des  Grecs  et  des  Romains.  Il  raisonne  en  politique 
avec  une  sagacité  surprenante  ;  il  fait  parfaitement  sentir,  à  propos  de 
Charles  II,  roi  d'Angleterre,  le  vice  de  ces  États  qui  sont  gouvernés 
par  des  corps  délibérants;  il  parle  des  désordres  de  l'anarchie  comme 
un  prince  qui  en  avoit  été  témoin  dans  sa  jeunesse  ;  il  savoit  fort  bien 
ce  qui  manquoit  à  la  France,  ce  qu'elle  pouvoit  obtenir;  quel  rang 
elle  devoit  occuper  parmi  les  nations  :  «  Étant  persuadé,  dit-il,  que 
l'infanterie  françoise  n'avoit  pas  été  jusqu'à  présent  fort  bonne,  je 
voulus  chercher  les  moyens  de  la  rendre  meilleure.  »  11  ajoute  ailleurs  : 
«  Pourvu  qu'un  prince  ait  des  sujets,  il  doit  avoir  des  soldats  ;  et  qui- 
conque, ayant  un  État  bien  peuplé,  manque  d'avoir  de  bonnes  troupes, 
ne  se  doit  plaindre  que  de  sa  paresse  et  de  son  peu  d'application.  » 
On  sait  en  effet  que  c'est  Louis  XIV  qui  a  créé  notre  armée  et  envi- 
ronné la  France  de  cette  ceinture  de  places  fortes  qui  la  rendent  inex- 
pugnable. On  voit  enfin  qu'il  regrettoit  les  temps  où  ses  sujets  étoient 
maîtres  du  monde  : 

«  Lorsque  le  titre  d'empereur  fat  mis  dans  notre  maison,  dit-il, 
elle  possédoit  à  la  fois  la  France,  les  Pays-Bas,  l'Allemagne,  l'Italie,  et 
la  meilleure  partie  de  l'Espagne,  qu'elle  avoit  distribuée  entre  divers 
particuliers,  avec  réserve  de  la  souveraineté.  Les  sanglantes  défaites 
de  plusieurs  peuples  venus  du  Nord  et  du  Midi  avoient  porté  si  loin  la 
terreur  de  nos  armes,  que  toute  la  terre  trembloit  au  seul  bruit  de 
nos  François  et  de  la  grandeur  impériale.  » 


i,  Br.wtôjie. 

VI.  32 


/i98  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

Ces  passages  prouvent  que  Louis  XIV  connoissoit  la  France  et  qu'il 
en  avoit  médité  l'histoire.  En  portant  ses  regards  encore  plus  haut,  ce 
prince  eût  vu  que  les  Gaulois,  nos  premiers  ancêtres,  avoient  pareille- 
ment subjugué  la  terre,  et  que  toutes  les  fois  que  nous  sortons  de  nos 
limites,  nous  ne  faisons  que  rentrer  dans  notre  héritage.  L'épée  de  fer 
d'un  Gaulois  a  seule  servi  de  contre-poids  à  l'empire  du  monde.  «  La 
nouvelle  arriva  d'Occident  en  Orient,  dit  un  historien,  qu'une  nation 
hyperboréenne  avoit  pris  en  Italie  une  ville  grecque  appelée  Rome.  » 
Le  nom  de  Gaulois  vouloit  dire  voyageur.  A  la  première  apparition  de 
cette  race  puissante,  les  Romains  déclarèrent  qu'elle  étoit  née  pour  la 
ruine  des  villes  et  la  destruction  du  genre  humain. 

Partout  où  il  s'est  remué  quelque  chose  de  grand,  on  retrouve  nos 
ancêtres.  Les  Gaulois  seuls  ne  se  turent  point  à  la  vue  d'Alexandre 
devant  qui  la  terre  se  taisoit.  «  Ne  craignez-vous  point  ma  puissance?  » 
dit  à  leurs  députés  le  vainqueur  de  l'Asie.  «  Nous  ne  craignons  qu'une 
chose,  répondirent-ils,  c'est  que  le  ciel  tombe  sur  notre  tête.  »  César 
ne  put  les  vaincre  qu'en  les  divisant,  et  il  mit  plus  de  temps  à  les 
dompter  qu'à  soumettre  Pompée  et  le  reste  du  monde. 

Tous  les  lieux  célèbres  dans  l'univers  ont  été  assujettis  à  nos  pères. 
Non-seulement  ils  ont  pris  Rome,  mais  ils  ont  ravagé  la  Grèce,  occupé 
Byzance,  campé  sur  les  ruines  de  Troie,  possédé  le  royaume  de  Mithri- 
date,  et  vaincu  au  delà  du  Taurus  ces  Scythes  qui  n'avoient  été  vain- 
cus par  personne.  La  valeur  des  Gaulois  décidoit  de  toutes  parts  du 
sort  des  empires.  L'Asie  leur  payoit  tribut  ;  les  princes  les  plus  renom- 
més de  cette  partie  de  la  terre,  les  Antiochus,  les  Antigonus,  courti- 
soient  ces  guerriers  redoutables  ;  et  les  rois  tombés  du  trône  se  reti- 
roient  à  l'abri  de  leur  épée.  Ils  firent  la  principale  force  de  l'armée 
d'Annibal  ;  dix  mille  d'entre  eux  défendirent  seuls  contre  Paul-Emile 
la  couronne  d'Alexandre,  dans  ie  combat  où  Persée  vit  passer  l'empire 
des  Grecs  sous  le  joug  des  Latins.  A  la  bataille  d'Actium,  les  Gaulois 
disposèrent  encore  du  sceptre  du  monde,  puisqu'ils  décidèrent  la 
victoire  en  se  rangeant  sous  les  drapeaux  d'Auguste. 

C'est  ainsi  que  le  destin  des  royaumes  paroît  attaché  dans  chaque 
siècle  au  sol  de  la  Gaule,  comme  à  une  terre  fatale  et  marquée  d'un 
sceau  mystérieux.  Tous  les  peuples  semblent  avoir  ouï  successivement 
cette  voix  qui  annonça  l'arrivée  de  Brennus  à  Rome,  et  qui  disoit  à 
Céditius  au  milieu  de  la  nuit  :  «  Céditius,  va  dire  aux  tribuns  que  les 
Gaulois  seront  demain  ici.  » 

Les  Mémoires  de  Louis  XIV  augmenteront  sa  renommée  :  ils  ne 
dévoilent  aucune  bassesse,  ils  ne  révèlent  aucun  de  ces  honteux  secrets 
que  le  cœur  humain  cache  trop  souvent  dans  ses  abîmes.  Vu  de  plus 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  499 

près  et  dans  l'intimité  de  la  vie,  Louis  XIV  ne  cesse  point  d'être  Louis 
le  Grand;  on  est  charmé  qu'un  si  beau  buste  n'ait  point  une  tête  vide, 
et  que  lame  réponde  à  la  noblesse  des  dehors.  «  C'est  un  prince, 
disoit  Boileau,  qui  ne  parle  jamais  sans  avoir  pensé.  Il  construit  admi- 
rablement tout  ce  qu'il  dit  ;  ses  moindres  reparties  sentent  le  souve- 
rain ;  et  quand  il  est  dans  son  domestique,  il  semble  recevoir  la  loi 
plutôt  que  de  la  donner.  »  Éloge  que  les  Mémoires  confirment  de  tous 
points.  On  connoît  cette  foule  de  mots  où  brille  la  magnanimité  de 
Louis  XIV.  Le  prince  de  Condé  lui  disoit  un  jour  qu'on  avoit  trouvé 
une  image  d'Henri  IV  attachée  à  un  poteau  et  traversée  d'un  poignard 
avec  une  inscription  odieuse  pour  le  prince  régnant.  «  Je  m'en  console, 
dit  le  monarque  :  on  n'en  a  pas  fait  autant  contre  les  rois  fainéants,  n 
On  prétend  que  dans  les  derniers  temps  de  sa  vie  il  trouva  sous  son 
couvert,  en  se  mettant  à  table,  un  billet  à  peu  près  conçu  ainsi  :  «  Le 
roi  est  debout  à  la  place  des  Victoires,  à  cheval  à  la  place  Vendôme  : 
quand  sera-t-il  couché  à  Saint-Denis?  »  Louis  prit  le  billet,  et  le  jetant 
par-dessus  sa  tête,  répondit  à  haute  voix  :  «  Quand  il  plaira  à  Dieu.  » 
Prêt  à  rendre  le  dernier  soupir,  il  fit  appeler  les  seigneurs  de  sa  cour  : 
«  Messieurs,  dit-il,  je  vous  demande  pardon  des  mauvais  exemples 
que  je  vous  ai  donnés;  je  vous  fais  mes  remercîments  de  l'amitié  que 
vous  m'avez  toujours  marquée.  Je  vous  demande  pour  mon  petit-fils 
la  même  fidélité...  Je  sens  que  je  m'attendris  et  que  je  vous  attendris 
aussi.  Adieu,  messieurs,  souvenez-vous  quelquefois  de  moi.  »  Il  dit  à 
son  médecin  qui  pleuroit  :  «  M'avez-vous  cru  immortel  ?  »  M™^  de  La 
Fayette  a  écrit  de  ce  prince  qu'on  le  trouvera  sans  doute  «  un  des  plus 
grands  rois,  et  des  plus  honnêtes  hommes  de  son  royaume  ».  Cela 
n'empêche  pas  qu'à  ses  funérailles  le  peuple  ne  chantât  des  Te  Deum 
et  n'insultât  au  cercueil  :  numquid  cognoscentur  mirabilia  tua,  et  jus- 
titia  tua  in  terra  oblivionis? 

Que  nous  reste-t-il  à  ajouter  à  la  louange  d'un  prince  qui  a  civilisé 
l'Europe  et  jeté  tant  d'éclat  sur  la  France?  Rien  que  ce  passage  tiré 
de  ses  Mémoires. 

«  Vous  devez  savoir  avant  toutes  choses,  mon  HIs,  que  nous  ne  saurions 
montrer  trop  de  respect  pour  celui  qui  nous  fait  respecter  de  tant  de  milliers 
d"hommes.  La  première  partie  de  la  politique  est  ce'.la  qui  nous  enseigne  à  le 
bien  servir.  La  soumission  que  nous  avons  pour  lui  est  la  plus  belle  leron 
que  nous  puissions  donner  de  celle  qui  nous  est  due,  et  nous  péchons  contre 
la  prudence  aussi  bien  que  contre  la  justice,  quand  nous  manquons  de  véné- 
ration pour  celui  dont  nous  ne  sommes  que  les  lieutenants. 

«  Quand  nous  aurons  armé  tous  nos  sujets  pour  la  défense  de  sa  gloire, 
quand  nous  aurons  relevé  ses  autels  abattus,  quand  nous  aurons  fait  con- 


500  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

noîire  son  nom  aux  climats  les  plus  reculés  de  la  terre,  nous  n'aurons  fait 
que  l'une  des  parties  de  notre  devoir,  et  sans  doute  nous  n'aurons  pas  fait 
celle  qu'il  désire  le  plus  de  nous,  si  nous  ne  sommes  soumis  nous-même  au 
joug  de  ses  commandements.  Les  actions  de  bruit  et  d'éclat  ne  sont  pas 
toujours  celles  qui  le  touchent  davantage,  et  ce  qui  se  passe  dans  le  secret  de 
notre  cœur  est  souvent  ce  qu'il  observe  avec  plus  d'attention. 

«  Il  est  infiniment  jaloux  de  sa  gloire,  mais  il  sait  mieux  que  nous  dis- 
cerner en  quoi  elle  consiste.  II  ne  nous  a  peut-être  faits  si  grands  qu'afin  que 
nos  respects  l'honorassent  davantage;  et  si  nous  manquons  de  remplir  en 
cela  ses  desseins ,  peut-être  qu'il  nous  laissera  tomber  dans  la  poussière  de 
laquelle  il  nous  a  tirés. 

«  Plusieurs  de  mes  ancêtres ,  qui  ont  voulu  donner  à  leurs  successeurs  de 
pareils  enseignements,  ont  attendu  pour  cela  l'extrémité  de  leur  vie;  mais 
je  ne  suivrai  pas  en  ce  point  leur  exemple.  Je  vous  en  parle  dès  cette  heure, 
mon  fils,  et  vous  en  parlerai  toutes  les  fois  que  j'en  trouverai  l'occasion.  Car, 
outre  que  j'estime  qu'on  ne  peut  de  trop  bonne  heure  imprimer  dans  les 
jeunes  esprits  des  pensées  de  cette  conséquence,  je  crois  qu'il  se  peut  faire 
que  ce  qu'ont  dit  ces  princes  dans  un  état  si  pi^essant  ait  quelquefois  été 
attribué  à  la  vue  du  péril  oii  ils  se  trouvoient;  au  lieu  que,  vous  en  parlant 
maintenant,  je  suis  assuré  que  la  vigueur  de  mon  âge,  la  liberté  de  mon 
esprit,  et  l'état  florissant  de  mes  affaires,  ne  vous  pourront  jamais  laisser 
pour  ce  discours  aucun  soupçon  de  foiblesse  ou  de  déguisement.  » 

C'étoit  en  1661  que  Louis  XIV  donnoit  cette  sublime  leçon  à  son  fils, 


DES  LETTRES 

ET 

DES  GENS   DE    LETTRES. 

RÉPONSE 

•^  C.N   ARTICLE  IXSÉRÉ   DANS   LA  GAZETTE   DE   FRANCE     DC   27   AVRIL  '. 


Mai  1806. 

La  Défense  du  Génie  du,  Christianisme  est  jusqu'à  présent  la  seule 
réponse  que  j'aie  faite  à  toutes  les  critiques  dont  on  a  bien  voulu 
m'honorer.  J'ai  le  bonheur  ou  le  malheur  de  rencontrer  mon  nom  assez 
souvent  dans  des  ouvrages  polémiques,  des  pamphlets,  des  satires. 
Quand  la  critique  est  juste,  je  me  corrige;  quand  le  mot  est  plaisant, 
je  ris  ;  quand  il  est  grossier,  je  l'oublie.  Un  nouvel  ennemi  vient  de 
descendre  dans  la  lice.  C'est  un  chevalier  bèarnois.  Chose  assez  singu- 
lière, ce  chevalier  m'accuse  de  préjugés  gothiques  et  de  mépris  pour 
les  lettres!  J'avoue  que  je  n'entends  pas  parler  de  sang-froid  de  che- 
valerie ;  et  quand  il  est  question  de  tournois,  de  défis,  de  castilles,  de 
pas  d'armes,  je  me  mettrois  volontiers  comme  le  seigneur  don  Qui- 
chotte à  courir  les  champs  pour  réparer  les  torts.  Je  me  rends  donc  à 
l'appel  de  mon  adversaire.  Cependant,  je  pourrois  refuser  de  faire 
avec  lui  le  coup  de  lance  ,  puisqu'il  n'a  pas  déclaré  son  nom  ni  haussé 
la  visière  de  son  casque  après  le  premier  assaut  ;  mais  comme  il  a 
observé  reh'gieusement  les  autres  lois  de  la  joute,  en  évitant  avec  soin 
de  frapper  à  la  tête  et  au  cœur,  je  le  tiens  pour  loyal  chevalier,  et  je 
relève  le  gant. 

Cependant,  quel  est  le  sujet  de  notre  querelle?  Allons-nous  nous 
battre,  comme  c'est  assez  l'usage  entre  les  preux,  sans  trop  savoir 
pourquoi?  Je  veux  bien  soutenir  que  la  dame  de  mon  cœur  est  incom- 

1 .  Cet  article  est  de  M.  de  Baure,  auteur  d'une  Histoire  du  Béarn  et  beau-frùre 
de  M.  le  comte  Daru. 


502  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

parablement  plus  belle  que  celle  de  mon  adversaire.  Mais  si  par  hasard 
nous- servions  tous  deux  la  même  dame?  C'est  en  effet  notre  aventure. 
Je  suis  au  fond  du  même  avis,  ou  plutôt  du  même  amour  que  le  che- 
valier béarnois ,  et  comme  lui  je  déclare  atteint  de  félonie  quiconque 
manque  de  respect  pour  les  Muses. 

Changeons  de  langage,  et  venons  au  fait.  J'ose  dire  que  le  critique 
qui  m'attaque  avec  tant  de  goût,  de  savoir  et  de  politesse,  mais  peut- 
être  avec  un  peu  d'humeur,  n'a  pas  bien  compris  ma  pensée. 

Quand  je  ne  veux  pas  que  les  rois  se  mêlent  des  tracasseries  du 
Parnasse,  ai-je  donc  infiniment  tort?  Un  roi  sans  doute  doit  aimer  les 
lettres,  les  cultiver  même,  jusqu'à  un  certain  degré,  et  les  protéger 
dans  ses  États;  mais  est-il  bien  nécessaire  qu'il  fasse  des  livres?  Le 
juge  souverain  peut-il  sans  inconvénients  s'exposer  à  être  jugé?  Est- 
il  bon  qu'un  monarque  donne,  comme  un  homme  ordinaire,  la  mesure 
de  son  esprit,  et  réclame  l'indulgence  de  ses  sujets  dans  une  préface? 
Il  me  semble  que  les  dieux  ne  doivent  pas  se  montrer  si  clairement  aux 
hommes  :  Homère  met  une  barrière  de  nuages  aux  portes  de  l'Olympe. 

Quant  à  cette  autre  phrase  :  un  auteur  doit  être  pris  dans  les  rangs 
ordinaires  de  la  société,  j'en  demande  pardon  à  mon  censeur,  mais 
cette  phrase  n'implique  pas  le  sens  qu'il  y  trouve.  Dans  l'endroit  oi^i 
elle  est  placée  ',  elle  se  rapporte  aux  rois,  uniquement  aux  rois.  Je  ne 
suis  point  assez  absurde  pour  vouloir  que  les  lettres  soient  aban- 
données précisément  à  la  partie  non  lettrée  de  la  société.  Elles  sont  du 
ressort  de  tout  ce  qui  pense  ;  elles  n'appartiennent  point  à  une  classe 
d'hommes  particulière;  elles  ne  sont  point  une  attribution  des  rangs , 
mais  une  distinction  des  esprits.  Je  n'ignore  pas  que  Montaigne, 
Malherbe,  Descartes,  La  Rochefoucauld,  Fénelon,  Bossuet,  La  Bruyère, 
Boileau  même,  Montesquieu  et  Buffon ,  ont  tenu  plus  ou  moins  à 
l'ancien  corps  de  la  noblesse,  ou  par  la  robe,  ou  par  l'épée  ;  je  sais  bien 
qu'un  beau  génie  ne  peut  déshonorer  un  nom  illustre  ;  mais,  puisque 
mon  critique  me  force  à  le  dire,  je  pense  qu'il  y  a  toutefois  moins  de 
pâril  à  cultiver  les  Muses  dans  un  état  obscur  que  dans  une  condition 
éclatante.  L'homme  sur  qui  rien  n'attire  les  regards  expose  peu  de 
chose  au  naufrage.  S'il  ne  réussit  pas  dans  les  lettres,  sa  manie  d'écrire 
ne  l'aura  privé  d'aucun  avantage  réel ,  et  son  rang  d'auteur  oublié 
n'ajoutera  rien  à  l'oubli  naturel  qui  l'attendoit  dans  une  autre  carrière. 

Il  n'en  est  pas  ainsi  de  l'homme  qui  tient  une  place  distinguée  dans 
le  monde,  ou  par  sa  fortune,  ou  par  ses  dignités,  ou  par  les  souvenirs 
qui  s'attachent  à  ses  aïeux.  Il  faut  qu'un  tel  homme  balance  longtemps 

1.  Voyez  l'article  sur  les  Mémoires  de  Louis  XIV, 


MELANGES   LITTÉRAIRES.  503 

avant  de  descendre  dans  une  lice  où  les  chutes  sont  cruelles.  Un 
moment  de  vanité  peut  lui  enlever  le  bonheur  de  toute  sa  vie.  Quand 
on  a  beaucoup  à  perdre ,  on  ne  doit  écrire  que  forcé  pour  ainsi  dire 
par  son  génie  et  dompté  par  la  présence  du  dieu  :  fera  corda  domans. 
Un  grand  talent  est  une  grande  raison ,  et  l'on  répond  à  tout  avec  de 
la  gloire.  Mais  si  l'on  ne  sent  pas  en  soi  ce  mens  divinior,  qu'on  se 
garde  bien  alors  de  ces  démangeaisons  qui  nous  prennent  d'écrire. 

Et  n'allez  point  quitter,  de  quoi  que  l'on  vous  somme, 
Le  nom  que  dans  la  cour  vous  avez  d'honnête  homme» 
Pour  prendre  de  la  main  d'un  avide  imprimeur 
Celui  de  ridicule  et  misérable  auteur. 

Si  je  voyois  quelque  Du  Guesclin  rimailler  sans  l'aveu  d'Apollon  un 
méchant  poëme,  je  luicrierois  :  «  Sire  Bertrand,  changez  votre  plume 
pour  l'épée  de  fer  du  bon  connétable.  Quand  vous  serez  sur  la  brèche, 
souvenez -vous  d'invoquer,  comme  votre  ancêtre,  Notre-Dame  Du 
Guesclin.  Cette  Muse  n'est  pas  celle  qui  chante  les  villes  prises,  mais 
c'est  celle  qui  les  fait  prendre.  » 

Mais,  au  contraire,  si  le  descendant  d'une  de  ces  familles  qui  figu- 
rent dans  notre  histoire  s'annonce  au  monde  par  un  Essai  plein  de 
force,  de  chaleur  et  de  gravité ,  ne  craignez  pas  que  je  le  décourage. 
Eût-il  des  opinions  contraires  aux  miennes ,  son  livre  blessàt-il  non- 
seulement  mon  esprit,  mais  mon  cœur,  je  ne  verrai  que  le  talent  ;  je 
ne  serai  sensible  qu'au  mérite  de  l'ouvrage  ;  j'introduirai  le  jeune 
écrivain  dans  la  carrière.  Ma  vieille  expérience  lui  en  marquera  les 
écueils ,  et,  en  bon  frère  d'armes,  je  me  réjouirai  de  ses  succès. 

J'espère  que  le  chevalier  qui  m'attaque  approuvera  ces  sentiments; 
mais  cela  ne  suffit  pas  :  je  ne  veux  lui  laisser  aucun  doute  sur  ma 
manière  de  penser  à  l'égard  des  lettres  et  de  ceux  qui  les  cultivent. 
Ceci  va  m'entraîner  dans  une  discussion  de  quelque  étendue  :  que 
l'intérêt  du  sujet  m'en  fasse  pardonner  la  longueur. 

Eh!  comment  pourrois-je  calomnier  les  lettres?  Je  serois  bien 
ingrat,  puisqu'elles  ont  fait  le  charme  de  mes  jours.  J'ai  eu  mes 
malheurs  comme  tant  d'autres  ;  car  on  peut  dire  du  chagrin  parmi  les 
hommes  ce  que  Lucrèce  dit  du  flambeau  de  la  vie  : 

.    .    .  Quasi  cursores,  vitaî  lampada  tradunt. 

J'ai  toujours  trouvé  dans  l'étude  quelque  noble  raison  de  supporter 
patiemment  mes  peines.  Souvent,  assis  sur  la  borne  d'un  chemin  en 
Allemagne,  sans  savoir  ce  que  j'allois  devenir,  j'ai  oublié  mes  maux 
et  les  auteurs  de  mes  maux  en  rêvant  à  quelque  agréable  chimère 


504  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

que  me  présentoient  les  Muses  compatissantes.  Je  portois  pour  tout 
bien  avec  moi  mon  manuscrit  sur  les  déserts  du  Nouveau  Monde  ;  et 
plus  d'une  fois  les  tableaux  de  la  nature  tracés  sous  les  huttes  des 
Indiens  m'ont  consolé  à  la  porte  d'une  chaumière  de  la  Westphalie 
dont  on  m'avoit  refusé  l'entrée. 

Rien  n'est  plus  propre  que  l'étude  à  dissiper  les  troubles  du  cœur, 
à  rétablir  dans  un  concert  parfait  les  harmonies  de  l'âme.  Quand , 
fatigué  des  orages  du  monde ,  vous  vous  réfugiez  au  sanctuaire  des 
Muses,  vous  sentez  que  vous  entrez  dans  un  air  tranquille,  dont  la 
bénigne  influence  a  bientôt  calmé  vos  esprits.  Cicéron  avoit  été  témoin 
des  malheurs  de  sa  patrie  ;  il  avoit  vu  dans  Rome  le  bourreau  s'asseoir 
auprès  de  la  victime  (par  hasard  échappée  au  glaive),  et  jouir  de  la 
même  considération  que  cette  victime  ;  il  avoit  vu  presser  avec  la 
même  cordialité  et  la  main  qui  s'étoit  baignée  dans  le  sang  des 
citoyens  et  la  main  qui  ne  s'étoit  levée  que  pour  les  défendre  ;  il  avoit 
vu  la  vertu  devenir  un  objet  de  scandale  dans  un  temps  de  crime , 
comme  le  crime  est  un  objet  d'horreur  dans  un  temps  de  vertu  ;  il 
avoit  vu  les  Romains,  dégénérés,  pervertir  la  langue  de  Scipion  pour 
excuser  leur  bassesse,  appeler  la  constance  entêtement,  la  générosité 
folie,  le  courage  imprudence,  et  chercher  un  motif  intéressé  à  des 
actions  honorables,  pour  n'avoir  pas  la  douleur  d'estimer  quelque 
chose;  il  avoit  vu  ses  amis  se  refroidir  peu  à  peu  pour  lui,  leurs 
cœurs  se  fermer  aux  épanchements  de  son  cœur,  leurs  peines  cesser 
d'être  communes  avec  ses  peines,  leurs  opinions  changer  par  degré  : 
ces  hommes  emportés  et  brisés  tour  à  tour  par  la  roue  de  la  fortune 
l'avoient  laissé  dans  une  profonde  solitude.  A  ces  peines,  déjà  si 
grandes,  se  joignirent  des  chagrins  domestiques.  «  Ma  fille  me  restoit, 
écrit-il  à  Sulpicius;  c'étoit  un  soutien  toujours  présent,  auquel  je 
pouvois  avoir  recours.  Le  charme  de  son  entretien  me  faisoit  oublier 
mes  peines;  mais  l'affreuse  blessure  que  j'ai  reçue  en  la  perdant 
rouvre  dans  mon  cœur  toutes  celles  que  j'y  croyois  fermées...  Je  suis 
chassé  de  ma  maison  et  du  Forum.  » 

Que  fit  Cicéron  dans  une  position  si  triste?  Il  eut  recours  à  l'étude. 
«  Je  me  suis  réconcilié  avec  mes  livres,  dit-il  à  Varron;  ils  me  rap- 
pellent à  leur  ancien  commerce  ;  ils  me  déclarent  que  vous  avez  été 
plus  sage  que  moi  de  ne  pas  l'abandonner.  » 

Les  Muscs,  qui  nous  permettent  de  choisir  notre  société  ,  sont  d'un 
puissant  secours  dans  les  chagrins  politiques.  Quand  vous  êtes  fatigués 
de  vivre  au  milieu  des  Tigellin  et  des  Narcisse,  elles  vous  transportent 
dans  la  société  dos  Caton  et  des  Fabricius.  Pour  ce  qui  est  des  i)eines 
du  cœur,  l'étude,  il  est  vrai,  ne  nous  rend  pas  les  amis  que  nous 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  505 

pleurons ,  mais  elle  adoucit  le  chagrin  que  nous  cause  leur  perte;  car 
elle  mêle  leur  souvenir  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  pur  dans  les  sentiments 
de  la  vie  et  de  beau  dans  les  images  de  la  nature. 

Examinons  maintenant  les  reproches  que  l'on  fait  aux  gens  de 
lettres.  La  plupart  me  paroissent  sans  fondement  :  la  médiocrité  se 
console  souvent  par  la  calomnie. 

On  dit  :  u  Les  gens  de  lettres  ne  sont  pas  propres  au  maniement 
des  affaires.  »  Chose  étrange ,  que  le  génie  nécessaire  pour  enfanter 
VEsprit  des  Lois  ne  fût  pas  sulBsant  pour  conduire  le  bureau  d'un 
ministre  !  Quoi  !  ceux  qui  sondent  si  habilement  les  profondeurs  du 
cœur  humain  ne  pourroient  démêler  autour  d'eux  les  intrigues  des 
passions!  Mieux  vous  connoîtriez  les  hommes,  moins  vous  seriez 
capables  de  les  gouverner! 

C'est  un  sophisme  démenti  par  l'expérience.  Les  deux  plus  grands 
hommes  d'État  de  l'antiquité ,  Démosthène ,  et  surtout  Cicéron,  étoient 
deux  véritables  hommes  de  lettres,  dans  toute  la  rigueur  du  mot.  Il 
n'y  a  peut-être  jamais  eu  de  plus  beau  génie  littéraire  que  celui  de 
César,  et  il  paroît  que  ce  petit-fils  d'Anchise  et  de  Vénus  entendoit  assez 
bien  les  affaires.  On  peut  citer  en  Angleterre  Thomas  Morus ,  Claren- 
don,  Bacon,  Bolingbroke ;  en  France,  L'Hôpital,  Lamoignon,  d'Agues- 
seau,  M.  de  Malesherbes,  et  la  plupart  de  nos  premiers  ministres  tirés 
de  l'Église.  Rien  ne  me  pourroit  persuader  que  Bossuet  n'eût  pas  une 
tête  capable  de  conduire  un  royaume,  et  que  le  judicieux  et  sévère 
Boileau  n'eût  pas  fait  un  excellent  administrateur. 

Le  jugement  et  le  bon  sens  sont  surtout  les  deux  qualités  néces- 
saires à  l'homme  d'État;  et  remarquez  qu'elles  doivent  aussi  dominer 
dans  une  tête  littéraire  sainement  organisée.  L'imagination  et  l'esprit 
ne  sont  point,  comme  on  le  suppose,  les  bases  du  véritable  talent; 
c'est  le  bon  sens,  je  le  répète,  le  bon  sens,  avec  l'expression  heureuse. 
Tout  ouvrage,  même  un  ouvrage  d'imagination,  ne  peut  vivre  si  les 
idées  y  manquent  d'une  certaine  logique  qui  les  enchaîne  et  qui  donne 
au  lecteur  le  plaisir  de  la  raison,  même  au  milieu  de  la  folie.  Voyez 
les  chefs-d'œuvre  de  notre  littérature  :  après  un  mûr  examen ,  vous 
découvrirez  que  leur  supériorité  tient  à  un  bon  sens  caché,  à  une 
raison  admirable,  qui  est  comme  la  charpente  de  l'édifice.  Ce  qui  est 
faux  finit  par  déplaire  :  l'homme  a  en  lui-même  un  principe  de  droi- 
ture que  l'on  ne  choque  pas  impunément.  De  là  vient  que  les  ouvrages 
des  sophistes  n'obtiennent  qu'un  succès  passager  :  ils  brillent  tour  à 
tour  d'un  faux  éclat,  et  tombent  dans  l'oubli. 

On  ne  s'est  formé  cette  idée  de  l'inaptitude  des  gens  de  lettres  que 
parce  que  l'on  a  confondu  les  auteurs  vulgaires  avec  les  écrivains  de 


500  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

mérite.  Les  premiers  ne  sont  point  incapables  parce  qu'ils  sont 
hommes  de  lettres,  mais  seulement  parce  qu'ils  sont  hommes  médiocres. 
et  c'est  l'excellente  remarque  de  mon  critique.  Or,  ce  qui  manque  aux 
ouvrages  de  ces  hommes,  c'est  précisément  le  jugement  et  le  bon 
sens.  Vous  y  trouverez  peut-être  des  éclairs  d'imagination,  de  l'esprit, 
une  connoissance  plus  ou  moins  grande  du  métier,  une  habitude  plus 
ou  moins  formée  d'arranger  les  mots  et  de  tourner  la  phrase,  mais 
jamais  vous  n'y  rencontrerez  le  bon  sens. 

Ces  écrivains  n'ont  pas  la  force  de  produire  la  pensée  qu'ils  ont  un 
moment  conçue.  Lorsque  vous  croyez  qu'ils  vont  prendre  une  bonne 
voie,  tout  à  coup  un  méchant  démon  les  égare  :  ils  changent  de  direc- 
tion, et  passent  auprès  des  plus  grandes  beautés  sans  les  apercevoir  ; 
ils  mêlent  au  hasard,  sans  économie  et  sans  jugement,  le  grave,  le 
doux,  le  plaisant,  le  sévère  ;  on  ne  sait  ce  qu'ils  veulent  prouver,  quel 
est  le  but  où  ils  marchent,  quelles  vérités  ils  prétendent  enseigner. 
Je  conviendrai  que  de  pareils  esprits  sont  peu  propres  aux  affaires 
humaines  ;  mais  j'en  accuserai  la  nature  et  non  pas  les  lettres,  et  je 
me  donnerai  garde  surtout  de  confondre  ces  auteurs  infortunés  avec 
des  hommes  de  génie. 

Mais  si  les  premiers  talents  littéraires  peuvent  remplir  glorieuse- 
ment les  premières  places  de  leur  patrie,  à  Dieu  ne  plaise  que  je  leur 
conseille  jamais  d'envier  ces  places!  La  majorité  des  hommes  bien 
nés  peut  faire  ce  qu'ils  feroient  eux-mêmes  dans  un  ministère  public; 
personne  ne  pourra  remplacer  les  beaux  ouvrages  dont  ils  priveroient 
la  postérité ,  en  se  livrant  à  d'autres  soins.  Ne  vaut-il  pas  mieux 
aujourd'hui,  et  pour  nous  et  pour  lui-même,  que  Racine  ait  fait  naître 
sous  sa  main  de  pompeuses  merveilles,  que  d'avoir  occupé,  même  avec 
distinction,  la  place  de  Louvois  ou  de  Colbert?  Je  voudrois  que  les 
hommes  de  talent  connussent  mieux  leur  haute  destinée;  qu'ils 
sussent  mieux  apprécier  les  dons  qu'ils  ont  reçus  du  ciel.  On  ne  leur 
fait  point  une  grâce  en  les  investissant  des  charges  de  l'État;  ce  sont 
eux  au  contraire  qui  en  acceptant  ces  charges  font  à  leur  pays  une 
véritable  faveur  et  un  très-grand  sacrifice. 

Que  d'autres  s'exposent  aux  tempêtes,  je  conseille  aux  amants  de 
l'élude  de  les  contempler  du  rivage.  «  La  côte  de  la  mer  deviendra 
un  lieu  de  repos  pour  les  pasteurs,  »  dit  l'Écriture  :  Erit  funiculus 
maris  requies  pastorum.  Écoutons  encore  l'orateur  romain  :  «  J'estime 
les  jours  que  vous  passez  à  Tusculum,  mon  cher  Varron,  autant  que 
l'espace  entier  de  la  vie,  et  je  rcnonccrois  de  bon  cœur  à  toutes  les 
richesses  du  monde  pour  obtenir  la  liberté  de  mener  une  vie  si  déli- 
cieuse... Je  l'imite  du  moins,  autant  qu'il  m'est  possible,  et  je  cherche 


MÉLANGES    LITTÉRAIRES.  507 

avec  beaucoup  de  satisfaction  mon  repos  dans  mes  chères  études... 
Si  de  grands  hommes  ont  jugé  qu'en  faveur  de  ces  e'tudes  on  pouvoit 
se  dispenser  des  affaires  publiques,  pourquoi  ne  choisirois-je  pas  une 
occupation  si  douce?  » 

Dans  une  carrière  étrangère  à  leurs  mœurs,  les  gens  de  lettres  n'au- 
roient  que  les  maux  de  l'ambition  sans  en  avoir  les  plaisirs.  Plus  déli- 
cats que  les  autres  hommes,  combien  ne  seroient-ils  pas  blessés  à 
chaque  heure  de  la  journée  !  Que  d'horribles  choses  pour  eux  à  dévorer! 
Avec  quels  personnages  ne  seroient-ils  pas  obligés  de  vivre  et  même  de 
sourire  !  En  butte  à  la  jalousie  que  font  toujours  naître  les  vrais  talents, 
ils  seroient  incessamment  exposés  aux  calomnies  et  aux  dénonciations 
de  toutes  les  espèces;  ils  trouveroient  des  écueils  jusque  dans  la  fran- 
chise, la  simplicité  ou  l'élévation  de  leur  caractère;  leurs  vertus  leur 
feroient  plus  de  mal  que  des  vices,  et  leur  génie  même  les  précipite- 
roit  dans  des  pièges  qu'éviteroit  la  médiocrité.  Heureux  s'ils  trouvoient 
quelque  occasion  favorable  de  rentrer  dans  la  solitude  avant  que  la 
mort  ou  l'exil  vînt  les  punir  d'avoir  sacrifié  leurs  talents  à  l'ingratitude 
des  cours! 

.    .    .  Poi  ch'  insieme  con  l'età  fiorita 
Mancô  la  speme,  e  la  baldanza  audace^ 
Piansi  i  reposi  di  quest'  umil  yita, 
E  sospirai  la  mia  perduta  pace. 

Je  ne  sais  si  je  dois  relever  à  présent  quelques  plaisanteries  que 
l'on  est  dans  l'usage  de  faire  sur  les  gens  de  lettres,  depuis  le  temps 
d'Horace.  Le  chantre  de  Lalagé  et  de  Lydie  nous  raconte  qu'il  jeta 
son  bouclier  aux  champs  de  Philippes;  mais  l'adroit  courtisan  se 
vante,  et  l'on  a  pris  ses  vers  trop  à  la  lettre.  Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  qu'il  parle  de  la  mort  avec  tant  de  charme  et  une  si  douce  philo- 
sophie, qu'on  a  bien  de  la  peine  à  croire  qu'il  la  craignît  : 

Eheu,  fugaces,  Posthume,  Posthume, 
Labuntur  an  ni  ! 

Quoi  qu'il  en  soit  du  voluptueux  solitaire  de  Tibur,  Xénophon  et  César, 
génies  éminemment  littéraires,  étoient  de  grands  et  intrépides  capi- 
taines ;  Eschyle  fit  des  prodiges  de  valeur  à  Salamine  ;  Socrate  ne  céda 
le  prix  du  courage  qu'à  Alcibiade  ;  Tibulle  étoii  distingué  dans  les 
légions  de  Messala  ;  Pétrone  et  Sénèque  sont  célèbres  par  la  fermeté 
de  leur  mort.  Dans  des  temps  modernes,  le  Dante  vécut  au  milieu  des 
combats,  et  le  Tasse  fut  le  plus  brave  des  chevaliers^  Notre  vieux 
Malherbe  vouloit   à  soixante-treize  ans,  se  battre  contre  le  meurtrier 


508  MÉLAiNGES    LITTÉRAIRES. 

de  son  fils  :  tout  vaincu  du  temps  qu'il  étoit,  il  alla  exprès  au  siège  de  La 
Rochelle  pour  obtenir  de  Louis  XIII  la  permission  d'appeler  le  cheva- 
lier de  Piles  en  champ  clos.  La  Rochefoucauld  avoit /aiî  la  guerre  aux 
rois.  De  temps  immémorial,  nos  officiers  du  génie  et  d'artillerie,  si 
braves  à  la  bouche  du  canon,  ont  cultivé  les  lettres,  la  plupart  avec 
fruit,  quelques-uns  avec  gloire.  On  sait  que  le  Breton  Saint-Foix 
entendoit  fort  mal  la  raillerie  ;  et  cet  autre  Breton,  surnommé  de  nos 
jours  le  premier  grenadier  de  nos  armées,  s'occupa  de  recherches 
savantes  toute  sa  vie.  Enfin,  les  hommes  de  lettres  que  notre  révolu- 
tion a  moissonnés  ont  tous  déployé  à  la  mort  du  sang-froid  et  du 
courage.  S'il  faut  en  juger  par  soi-même,  je  dirai  avec  la  franchise 
naturelle  aux  descendants  des  vieux  Celtes  :  Soldat,  voyageur,  proscrit, 
naufragé,  je  ne  me  suis  point  aperçu  que  l'amour  des  lettres  m'atta- 
chât trop  à  la  vie  :  pour  obéir  aux  arrêts  de  la  religion  ou  de  l'hon- 
neur, il  suffit  d'être  chrétien  et  François. 

Les  gens  de  lettres,  dit- on  encore,  ont  toujours  flatté  la  puis- 
sance; et  selon  les  vicissitudes  de  la  fortune  on  les  voit  chanter  et  la 
vertu  et  le  crime,  et  l'oppresseur  et  l'opprimé.  Lucain  disoit  à  Néron, 
en  parlant  des  proscriptions  et  de  la  guerre  civile  : 

Heureuse  cruauté,  fureur  officieuse, 
Dont  le  prix  est  illustre  et  la  fin  glorieuse  ! 
Crimes  trop  bien  payés,  trop  aimables  hasards. 
Puisque  nous  vous  devons  le  plus  grand  des  césars! 
Que  les  dieux  conjurés  redoublent  nos  misères  ! 
Que  Leucas  sous  les  flots  abîme  nos  galères  ! 
Que  Pharsale  revoie  encor  nos  bataillons 
Du  plus  beau  sang  de  Rome  inonder  nos  sillons  ! 


Qu'on  voie  encore  un  coup  Pérouse  désolée! 
Destins,  Néron  gouverne,  et  Rome  est  consolée  '  ! 


A  cela  je  n'ai  point  besoin  de  réponse  pour  les  gens  de  lettres  :  je 
baisse  la  tête  d'horreur  et  de  confusion,  en  disant,  comme  le  Médecin 
dans  Macbeth  :  This  disease  is  beyond  my  practice  :  «  Ce  mal  est  au-des- 
sus de  mon  art.  » 

Cependant  ne  pourroit-on  pas  trouver  à  cette  dégradation  une 
excuse  bien  triste  sans  doute,  mais  tirée  de  la  nature  même  du  cœur 
humain?  Montrez-moi  dans  les  révolutions  des  empires,  dans  ces 
temps  malheureux  où  un  peuple  entier,  comme  un  cadavre,  ne  donne 
plus  aucun  signe  de  vie  ;  montrez-moi,  dis-je,  une  classe  d'hommes 

1.  Pharsale^  traduction  de  Brébeuf. 


MÉLANGES   LIÏTÉRAIUES.  509 

toujours  fidèle  à  son  honneur,  et  qui  n'ait  cédé  ni  à  la  force  des  événe- 
ments ni  à  la  lassitude  d('S  souffrances  :  je  passerai  condamnation  sur  • 
les  gens  de  lettres.  Mais  si  vous  ne  pouvez  trouver  cet  ordre  de 
citoyens  généreux,  n'accusez  plus  en  particulier  les  favoris  des  Muses  : 
gémissez  sur  l'humanité  tout  entière.  La  seule  différence  qui  existe 
alors  entre  l'écrivain  et  l'homme  vulgaire,  c'est  que  la  turpitude  du 
premier  est  connue,  et  que  la  lâcheté  du  second  est  ignorée.  Heureux 
en  effet  dans  ces  jours  d'esclavage  l'homme  médiocre  qui  peut  être 
vil  en  sûreté  de  î'avenïr,  qui  peut  impunément  se  réjouir  dans  la 
fange,  certain  que  ses  talents  ne  le  livreront  point  à  la  postérité,  et 
que  le  cri  de  sa  bassesse  ne  passera  pas  la  borne  de  sa  vie! 

Il  me  reste  à  parler  de  la  célébrité  littéraire.  Elle  marche  de  pair 
avec  celle  des  grands  rois  et  des  héros  :  Homère  et  Alexandre,  Virgile 
et  César  occupent  également  les  voix  de  la  renommée.  Disons  de  plus 
que.  la  gloire  des  Muses  est  la  seule  où  il  n'entre  rien  d'étranger.  On 
peut  toujours  rejeter  une  partie  du  succès  des  armes  sur  les  soldats 
ou  sur  la  fortune  :  Achille  a  vaincu  les  Troyens  à  l'aide  des  Grecs  ;  mais 
Homère  a  fait  seul  Ylliade,  et  sans  Homère  nous  ne  connoîtrions  pas 
Achille.  Au  reste,  je  suis  si  loin  d'avoir  pour  les  lettres  le  mépris  qu'on 
me  suppose,  que  je  ne  céderois  pas  facilement  la  foible  portion  de 
renommée  qu'elles  semblent  quelquefois  promettre  à  mes  efforts.  Je 
crois  n'avoir  jamais  importuné  personne  de  mes  prétentions  ;  mais, 
puisqu'il  faut  le  dire  une  fois,  je  ne  suis  point  insensible  aux  applau- 
dissements de  mes  compatriotes,  et  je  sentirois  mal  le  juste  orgueil 
que  doit  m'inspirer  mon  pays  si  je  comptois  pour  rien  l'honneur 
d'avoir  fait  connoître  avec  quelque  estime  un  nom  françois  de  plus 
aux  peuples  étrangers. 

Enfin,  si  nous  en  croyons  quelques  esprits  chagrins,  notre  littéra- 
ture est  actuellement  frappée  de  stérilité  ;  il  ne  paroît  rien  qui  mérite 
d'être  lu  :  le  faux,  le  trivial,  le  gigantesque,  le  mauvais  goût,  l'igno- 
rance, régnent  de  toutes  parts,  et  nous  sommes  menacés  de  retomber 
dans  la  barbarie.  Ce  qui  doit  un  peu  nous  rassurer,  c'est  que  dans  tous 
les  temps  on  a  fait  les  mêmes  plaintes.  Les  journaux  du  siècle  de 
Louis  XIV  sont  remplis  de  déclamations  sur  la  disette  des  talents.  Les 
Subligny  et  les  Visé  regrettoient  le  beau  temps  de  Ronsard.  L'esprit  de 
dénigrement  est  une  maladie  particulière  à  la  France,  parce  que  tout 
le  monde  a  des  prétentions  dans  ce  pays,  et  que  notre  amour-propre 
est  sans  cesse  tourmenté  du  succès  de  notre  voisin. 

Pour  moi,  qui  n'ai  pas  le  droit  d'être  difficile  et  qui  me  contente 
d'admirer  avec  la  foule,  je  ne  suis  point  du  tout  frappé  de  cette  pré- 
tendue stérilité  de  notre  littérature.  J'ai  le  bonheur  de  croire  qu'il 


510  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

existe  encore  en  France  des  écrivains  de  génie,  remarquables  par  la 
force  de  leurs  pensées  ou  le  charme  de  leur  style  ;  des  poètes  du  pre- 
mier ordre,  des  savants  distingués,  des  critiques  pleins  de  goût, 
dépositaires  des  saines  doctrines,  des  bonnes  traditions.  Je  nommerois 
facilement  plusieurs  ouvrages  qui,  j'ose  le  dire,  passeront  à  la  posté- 
rité. Nous  pouvons  affecter  une  humeur  superbe  à  dédaigner  les  talents 
qui  nous  restent;  mais  je  ne  doute  point  que  l'avenir  ne  soit  plus 
juste  envers  nous,  et  qu'il  n'admire  ce  que  nous  aurons  peut-être 
méprisé.  Notre  siècle  ne  démentira  point  l'expérience  commune  :  les 
arts  et  les  lettres  brillent  toujours  dans  les  temps  de  révolution,  hélas! 
comme  ces  fleurs  qui  croissent  parmi  les  ruines  :  feret  et  rubus  asper 
amomum. 

Je  termine  ici  cette  apologie  des  gens  de  lettres.  J'espère  que  le 
chevalier  béarnois  sera  satisfait  de  mes  sentiments  :  plût  à  Dieu  qu'il  le 
fût  de  mon  style  !  car,  entre  nous,  je  le  soupçonne  de  se  connoîtrô  en 
littérature  un  peu  mieux  qu'il  ne  convient  à  un  chevalier  du  vieux 
temps.  S'il  faut  dire  tout  ce  que  je  pense,  il  pourroit  bien,  en  m'atta- 
quant,  n'avoir  défendu  que  sa  cause.  Son  exemple  prouveroit,  en  cas 
de  besoin,  qu'un  homme  qui  a  joui  d'une  grande  considération  dans 
l'ordre  politique  et  dans  la  première  classe  de  la  société  peut  être  un 
savant  distingué,  un  critique  délicat,  un  écrivain  plein  d'aménité,  et 
même  un  poëte  de  talent.  Ces  chevaliers  du  Béarn  ont  toujours  cour- 
tisé les  Muses  ;  et  l'on  se  souvient  d'un  certain  Henri  qui  se  battoit 
d'ailleurs  assez  bien ,  et  qui  se  plaignoit  en  vers  de  sa  départie,  lors- 
qu'il quittoit  Gabrielle.  Toutefois,  puisque  mon  adversaire  n'a  pas 
voulu  se  découvrir,  j'éviterai  de  le  nommer  :  je  veux  qu'il  sache  seu- 
lement que  je  l'ai  reconnu  à  ses  couleurs. 

Les  gens  de  lettres  que  j'ai  essayé  de  venger  du  mépris  de  l'igno- 
rance me  permettront-ils,  en  finissant,  de  leur  adresser  quelques  con- 
seils ,  dont  je  prendrai  moi-même  bonne  part  ?  Veulent-ils  forcer  la 
calomnie  à  se  taire  et  s'attirer  l'estime  même  de  leurs  ennemis,  il  faut 
qu'ils  se  dépouillent  d'abord  de  cette  morgue  et  de  ces  prétentions 
exagérées  qui  les  ont  rendus  insupportables  dans  le  dernier  siècle. 
Soyons  modérés  dans  nos  opinions,  indulgents  dans  nos  critiques,  sin- 
cères admirateurs  de  tout  ce  qui  mérite  d'être  admiré.  Pleins  de  res- 
pect pour  la  noblesse  de  notre  art,  n'abaissons  jamais  notre  caractère; 
ne  nous  plaignons  jamais  de^otre  destinée  :  qui  se  fait  plaindre  se 
fait  mépriser;  que  les  Muses  seules,  et  non  le  public,  sachent  si  nous 
sommes  riches  ou  pauvres  :  le  secret  de  notre  indigence  doit  être  le 
plus  délicat  et  le  mieux  gardé  de  nos  secrets;  que  les  malheureux 
soient  sûrs  de  trouver  en  nous  un  appui  :  nous  sommes  les  défenseurs 


MÉLANGES   LITTERAIRES.  511 

naturels  des  suppliants;  notre  plus  beau  droit  est  de  sécher  les  larmes 
de  l'infortune,  et  d'en  faire  couler  des  yeux  de  la  prospérité  :  Dolor 
ipse  diserlum  feceral.  Ne  prostituons  jamais  notre  talent  à  la  puissance; 
mais  aussi  n'ayons  jamais  d'humeur  contre  elle  :  celui  qui  blâme  avec 
aigreur  admirera  sans  discernement  :  de  l'esprit  frondeur  à  l'adula- 
tion il  n'y  a  qu'un  pas.  EInfm,  pour  l'intérêt  même  de  notre  gloire  et 
la  perfection  de  nos  ouvrages,  nous  ne  saurions  trop  nous  attacher  à 
la  vertu  :  c'est  la  beauté  des  sentiments  qui  fait  la  beauté  du  style. 
Quand  l'âme  est  élevée,  les  paroles  tombent  d'en  haut,  et  l'expression 
noble  suit  toujours  la  noble  pensée.  Horace  et  le  Stagyrite  n'appren- 
nent pas  tout  l'art  :  il  y  a  des  délicatesses  et  des  mystères  de  langage 
qui  ne  peuvent  être  révélés  à  l'écrivain  que  par  la  probité  de  son 
cœur,  et  que  n'enseignent  point  les  préceptes  de  la  rhétorique. 


suu 

LE  VOYAGE   PITTORESQUE  ET  HISTORIQUE 

DE    L'ESPAGNE, 

PAR  M.   ALEXANDRE   DE  LABORDE  i. 


Juillet  1807. 

II  y  a  des  genres  de  littérature  qui  semblent  appartenir  à  certaines 
époques  de  la  société  :  ainsi,  la  poésie  convient  plus  particulièrement 
à  l'enfance  des  peuples,  et  l'histoire  à  leur  vieillesse.  La  simplicité  des 
mœurs  pastorales  ou  la  grandeur  des  mœurs  héroïques  veulent  être 
chantées  sur  la  lyre  d'Homère  ;  la  raison  et  la  corruption  des  nations 
civilisées  demandent  le  pinceau  de  Thucydide.  Cependant  la  Muse  a 
souvent  retracé  les  crimes  des  hommes  ;  mais  il  y  a  quelque  chose  de 
si  beau  dans  le  langage  du  poëte ,  que  les  crimes  même  en  paroissent 
embellis  :  l'historien  seul  peut  les  peindre  sans  en  affoiblir  l'horreur. 
Lorsque,  dans  le  silence  de  l'abjection,  l'on  n'entend  plus  retentir 
que  la  chaîne  de  l'esclave  et  la  voix  du  délateur;  lorsque  tout  tremble 
devant  le  tyran,  et  qu'il  est  aussi  dangereux  d'encourir  sa  faveur  que 
de  mériter  sa  disgrâce,  l'historien  paroît  chargé  de  la  vengeance  des 
peuples.  C'est  en  vain  que  Néron  prospère.  Tacite  est  déjà  né  dans 
l'empire;  il  croît  inconnu  auprès  des  cendres  de  Germanicus,  et  déjà 
l'intègre  Providence  a  livré  à  un  enfant  obscur  la  gloire  du  maître  du 
monde.  Bientôt  toutes  les  fausses  vertus  seront  démasquées  par  l'au- 
tour des  Annales;  bientôt  il  ne  fera  voir  dans  son  tyran  déifié  que 
l'histrion,  l'incendiaire  et  le  parricide  :  semblable  à  ces  premiers 
chrétiens  d'Egypte  qui  au  péril  de  leurs  jours  pénétroient  dans  les 

i.  Voici  l'article  qui  fit  supprimer  le  Mercure,  et  qui  attira  une  persécution  violente 
à  l'auteur.  Comme  ce  morceau  est  devenu  historique,  on  n'a  pas  voulu  y  toucher,  et 
l'on  y  a  laissé  les  fragments  de  Yltinéraire  qui  s'y  trouvent.  A  cette  époque  Vltiné- 
raire  n'étoil  pas  puhlié. 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  513 

temples  de  l'idolâtrie,  saisissoient  au  fond  d'un  sanctuaire  ténébreux 
la  divinité  que  le  crime  offroit  à  l'encens  de  la  peur,  et  traînoient  à  la 
lumière  du  soleil,  au  lieu  d'un  dieu,  quelque  monstre  horrible. 

Mais  si  le  rôle  de  l'historien  est  beau,  il  est  souvent  dangereux.  Il  ne 
suffît  pas  toujours,  pour  peindre  les  actions  des  hommes,  de  se  sentir 
une  âme  élevée,  une  imagination  forte,  un  esprit  fin  et  juste,  un  cœur 
compatissant  et  sincère  ;  il  faut  encore  trouver  en  soi  un  caractère 
intrépide  ;  il  faut  être  préparé  à  tous  les  malheurs,  et  avoir  fait  d'avance 
le  sacrifice  de  son  repos  et  de  sa  vie. 

Toutefois,  il  est  des  parties  dans  l'histoire  qui  ne  demandent  pas  le 
même  courage  dans  l'historien.  Les  Voyages,  par  exemple,  qui  tien- 
nent à  la  fois  de  la  poésie  et  de  l'histoire,  comme  celui  que  nous 
annonçons,  peuvent  être  écrits  sans  péril.  Et  néanmoins  les  ruines  et 
les  tombeaux  révèlent  souvent  des  vérités  qu'on  n'apprendroit  point 
ailleurs;  car  la  face  des  lieux  ne  change  pas  comme  le  visage  des 
hommes  :  Non  ut  hominum  vultus  ita  locorum  faciès  mutantur. 

L'antiquité  ne  nous  a  laissé  qu'un  modèle  de  ce  genre  d'histoire  : 
c'est  le  Voyage  de  Pausanias  ;  car  le  Journal  de  Xéarque  et  le  Périple 
d'Hannon  sont  des  ouvrages  d'un  ordre  différent.  Si  la  gravure  eût 
été  connue  du  temps  de  Pausanias,  nous  posséderions  aujourd'hui  un 
trésor  inestimable;  nous  verrions  en  entier,  et  comme  debout,  ces 
temples  dont  nous  allons  encore  admirer  les  débris.  Les  voyageurs 
modernes  n'ont  songé  qu'assez  tard  à  fixer  par  l'art  du  dessin  l'état 
des  lieux  et  des  monuments  qu'ils  avoient  visités.  Chardin,  Pococke 
et  Tournefort,  sont  peut-être  les  premiers  qui  aient  eu  cette  heureuse 
idée.  Avant  eux  on  trouve,  il  est  vrai,  plusieurs  relations  ornées  de 
planches;  mais  le  travail  de  ces  planches  est  aussi  grossier  qu'il  est 
incomplet.  Le  plus  ancien  ouvrage  de  cette  espèce  que  nous  nous 
rappelions  est  celui  de  Monconys;  et  cependant  depuis  Benjamin  de 
Tudèle  jusqu'à  nos  jours  on  peut  comptera  peu  près  cent  trente-trois 
voyages  exécutés  dans  la  seule  Palestine. 

C'est  à  M.  l'abbé  de  Saint-Non  et  à  M.  de  Choiseul-Gouffier  qu'il 
faut  donc  rapporter  l'origine  des  voyages  pittoresques  proprement  dits. 
Il  est  bien  à  désirer  pour  les  arts  que  M.  de  Choiseul  achève  son  bel 
ouvrage,  et  qu'il  reprenne  des  travaux  trop  longtemps  suspendus  par 
des  malheurs  :  les  amis  de  Cicéron  cherchoient  à  le  consoler  des 
peines  de  la  vie,  en  lui  remettant  sous  les  yeux  le  tableau  des  ruines 
de  la  Grèce. 

L'Italie,  la  Sicile,  l'Egypte,  la  Syrie,  l'Asie  Mineure,  la  Dalmatie,  ont 
eu  des  historiens  de  leurs  chefs-d'œuvre;  on  compte  une  foule  de 
tours  ou  de  voyages  pittoresques  d'Angleterre;  les  monuments  de  la 

VI.  33 


5ik  MÉLANGES    LITTÉRAIRES. 

France  sont  gravés  ;  il  ne  restoit  plus  que  l'Espagne  à  peindre,  comme 
le  remarque  M.  de  Laborde. 

Dans  une  introduction  écrite  avec  autant  d'élégance  que  de  clarté, 
(l'auteur  trace  ainsi  le  plan  de  son  voyage  : 

«  L'Espagne  est  une  des  contrées  les  moins  connues  de  l'Europe,  et 
celle  qui  renferme  cependant  le  plus  de  variété  dans  ses  monuments 
et  le  plus  d'intérêt  dans  son  histoire. 

«  Riche  de  toutes  les  productions  de  la  nature,  elle  est  encore 
embellie  par  l'industrie  de  plusieurs  âges  et  le  génie  de  plusieurs 
peuples.  La  majesté  des  temples  romains  y  forme  un  contraste  sin- 
gulier avec  la  délicatesse  des  monuments  arabes,  et  l'architecture 
gothique  avec  la  beauté  simple  des  édifices  modernes. 

((  Cette  réunion  de  tant  de  souvenirs,  cet  héritage  de  tant  de  siècles, 
nous  forcent  à  entrer  dans  quelques  détails  sur  l'histoire  de  l'Espagne, 
pour  indiquer  la  marche  que  l'on  a  adoptée  dans  la  description  du 
pays.  » 

L'auteur,  après  avoir  décrit  les  différentes  époques,  ajoute  : 

«  Telle  est  l'esquisse  des  principaux  événements  qui  firent  passer 
l'Espagne  sous  différentes  dominations.  Les  révolutions,  les  guerres  et 
le  temps  n'ont  pu  détruire  entièrement  les  monuments  qui  ornent 
cette  belle  contrée  et  les  arts  de  quatre  peuples  différents  qui  l'ont 
tour  à  tour  embellie. 

«  C'est  aussi  ce  qui  nous  a  engagé  à  diviser  la  description  de  l'Es- 
pagne en  quatre  parties,  contenant  chacune  les  provinces  dont  les 
monuments  ont  le  plus  d'analogie  entre  eux  et  se  rapportent  aux 
quatre  époques  principales  de  son  histoire. 

a  Ainsi,  le  premier  volume  comprendra  la  Catalogne,  le  royaume  de 
Valence,  l'Estramadoure,  où  se  trouvent  Tarragone,  Sagonte,  Merida, 
et  la  plupart  des  autres  colonies  romaines  et  carthaginoises.  Il  sera 
précédé  d'une  notice  historique-*ur  les  temps  anciens  de  l'Espagne. 

a  Le  second  volume  renfermera  les  antiquités  de  Grenade  et  de 
Cordoue,  et  la  description  du  reste  de  l'Andalousie,  séjour  principal 
des  Maures.  Il  sera  précédé  d'un  abrégé  de  l'histoire  de  ces  peuples, 
tiré  en  partie  des  manuscrits  arabes  de  l'Escurial. 

«  Le  troisième,  consacré  principalement  aux  édifices  gothiques,  tels 
que  les  cathédrales  de  Burgos,  de  Valladolid,  de  Léon,  de  Saint 
Jacques  de  Composlelle,  offrira  aussi  les  contrées  sauvages  des  Asiu- 
ries,  l'Ara gon,  la  Navarre,  la  Biscaye,  et  sera  précédé  de  recherches^ 
sur  les  arts  en  Espagne  avant  le  siècle  de  Ferdinand  et  d'Isabelle. 

«  Le  quatrième  volume,  en  retraçant  les  beautés  de  Madrid  et  des 
environs,  renfermera,  de  plus,  tout  ce  qui  peut  servir  à  faire  con- 


MELANGES   LITTERAIRES.  515 

noître  la  nation  espagnole  telle  qu'elle  est  aiijourdTiui  :  les  fêtes,  les 
danses,  les  usages  nationaux.  Ce  volume  comprendra  également  l'his- 
toire des  arts,  depuis  leur  renaissance,  sous  Ferdinand  et  Isabelle, 
Charles  I"  et  Philippe  II,  jusqu'à  nos  jours;  il  donnera  une  connois- 
sance  suffisante  de  la  peinture  espagnole  et  des  chefs-d'œuvre  qu'elle 
a  produits  :  on  y  ajoutera  quelques  détails  sur  les  progrès  des  sciences 
et  de  la  littérature  en  Espagne.  » 

On  voit  par  cet  exposé  que  l'auteur  a  conçu  son  plan  de  la  manière 
la  plus  heureuse,  et  qu'il  pourra  présenter  sans  confusion  une  immense 
galerie  de  tableaux.  M.  de  Laborde  a  été  favorisé  dans  ses  études  ;  il  a 
examiné  les  monuments  des  arts  chez  un  peuple  noble  et  civilisé  ;  il 
les  a  vus  dans  cette  belle  Espagne,  où  du  moins  la  foi  et  l'honneur 
sont  restés  lorsque  la  prospérité  et  la  gloire  ont  disparu.  Il  n'a  point 
été  obligé  de  s'enfoncer  dans  ces  pays  jadis  célèbres,  où  le  cœur  du 
voyageur  est  flétri  à  chaque  pas,  où  les  ruines  vivantes  détournent 
votre  attention  des  ruines  de  marbre  et  de  pierre.  C'est  un  enfant  tout 
nu,  le  corps  exténué  par  la  faim,  le  visage  défiguré  par  la  misère,  qui 
nous  a  montré,  dans  un  désert,  les  portes  tombées  de  Mycènes  et  le 
tombeau  d'Agamemnon'.  En  vain,  dans  le  Péloponèse,  on  veut  se 
livrer  aux  illusions  des  Muses  :  la  triste  vérité  vous  poursuit.  Des 
loges  de  boue  desséchée,  plus  propres  à  servir  de  retraite  à  des  ani- 
maux qu'à  des  hommes;  des  femmes  et  des  enfants  en  haillons, 
fuyant  à  l'approche  de  l'étranger  et  du  janissaire;  les  chèvres  même, 
effrayées,  se  dispersant  dans  la  montagne,  et  les  chiens  restant  seuls 
pour  vous  recevoir  avec  des  hurlements  :  voilà  le  spectacle  qui  vous 
arrache  au  charme  des  souvenirs.  La  Morée  est  déserte  :  depuis  la 
guerre  des  Russes ,  le  joug  des  Turcs  s'est  appesanti  sur  les  Moraïtes  ; 
les  Albanois  ont  massacré  une  pai'tie  de  la^^opulation  ;  on  ne  voit  de 
toutes  parts  que  des  villages  détruits  par  le  fer  et  par  le  feu  ;  dans  les 
villes,  comme  à  Misitra-,  des  faubourgs  entiers  sont  abandonnés; 
nous  avons  souvent  fait  quinze  lieues  dans  les  campagnes  sans  ren- 
contrer une  seule  habitation.  De  criantes  avanies,  des  outrages  de 
toutes  les  espèces,  achèvent  de  détruire  dans  la  patrie  de  Léonidas 
l'agriculture  et  la  vie.  Chasser  un  paysan  grec  de  sa  cabane,  s'em- 
parer de  sa  femme  et  de  ses  enfants,  le  tuer  sur  le  plus  léger  prétexte, 
est  un  jeu  pour  le  moindre  aga  du  plus  petit  village.  Le  Moraïte,  par- 

i .  Nous  avons  découvert  un  autre  tombeau  à  Mjxènes,  peut-être  celui  de  Thyeste 
ou  de  Clytemnestre.  \Voyez  Pacsamas.)  Nous  l'avons  indiqué  à  M.  Fauvel. 

2.  Misitra  n'est  point  Sparte.  Cette  dernière  ville  se  retrouve  au  village  de  Magoula, 
à  une  lieue  et  demie  de  Misitra.  Nous  avons  compté  à  Sparte  dix-sept  ruines  hors  de 
terre,  la  plupart  au  midi  de  la  citadelle,  sur  le  chemin  d'Amyclée. 


516  MELANGES   LITTERAIRES. 

venu  au  dernier  degré  du  malheur,  s'arrache  de  son  pays,  et  va  cher- 
cher en  Asie  un  sort  moins  rigoureux;  mais  il  ne  peut  fuir  sa  destinée  : 
il  retrouve  des  cadis  et  des  pachas  jusque  dans  les  sables  du  Jourdain 
et  dans  les  déserts  de  Palmyre. 

Nous  ne  sommes  point  un  de  ces  intrépides  admirateurs  de  l'anti- 
quité, qu'un  vers  d'Homère  console  de  tout.  Nous  n'avons  jamais  su 
comprendre  le  sentiment  exprimé  par  Lucrèce 

Suave  mari  magno,  turbantibus  aequnra  ventis, 
E  terra  magnum  alterius  spectare  laborem. 

Loin  d'aimer  à  contempler  du  rivage  le  naufrage  des  autres ,  nous 
souffrons  quand  nous  voyons  souffrir  des  hommes.  Les  Muses  n'ont 
alors  sur  nous  aucun  pouvoir,  hors  celle  qui  attire  la  pitié  sur  le  mal- 
heur. A  Dieu  ne  plaise  que  nous  tombions  aujourd'hui  dans  ces  décla- 
mations sur  la  liberté  et  l'esclavage,  qui  ont  fait  tant  de  mal  à  la 
patrie  !  Mais  si  nous  avions  jamais  pensé,  avec  des  hommes  dont  nous 
respectons  d'ailleurs  le  caractère  et  les  talents,  que  le  gouvernement 
absolu  est  le  meilleur  des  gouvernements  possibles,  quelques  mois  de 
séjour  en  Turquie  nous  auroient  bien  guéri  de  cette  opinion. 

Les  monuments  n'ont  pas  moins  à  souffrir  que  les  hommes  de  la 
barbarie  ottomane.  Un  épais  Tarlare  habite  aujourd'hui  la  citadelle 
remplie  des  chefs-d'œuvre  d'Ictinus  et  de  Phidias,  sans  daigner  deman- 
der quel  peuple  a  laissé  ces  débris,  sans  daigner  sortir  de  la  masure 
qu'il  s'est  bâtie  sous  les  ruines  des  monuments  de  Périclès.  Quelque- 
fois seulement  le  tyran  automate  se  traîne  à  la  porte  de  sa  tanière  : 
assis  les  jambes  croisées  sur  un  sale  tapis,  tandis  que  la  fumée  de  sa 
pipe  monte  à  travers  les  colonnes  du  temple  de  Minerve,  il  promène 
stupidement  ses  regards  sur  les  rives  de  Salamine  et  la  mer  d'Épi- 
daure.  Nous  ne  pourrions  peindre  les  divers  sentiments  dont  nous 
fûmes  agité  lorsqu'au  milieu  de  la  première  nuit  que  nous  passâmes 
à  Athènes  nous  fûmes  réveillé  en  sursaut  par  le  tambourin  et  la 
musette  turque,  dont  les  sons  discordants  partoient  des  combles  des 
Propylées  :  en  même  temps  un  prêtre  musulman  chantoit  en  arabe 
l'heure  passée  à  des  Grecs  chrétiens  de  la  ville  de  Minerve.  Ce  der- 
viche n'avoit  pas  besoin  de  nous  marquer  ainsi  la  fuite  des  ans,  sa 
voix  seule  dans  ces  lieux  annonçoit  assez  que  les  siècles  s'étoient 
écoulés. 

Cette  mobilité  des  choses  humaines  est  d'autant  moins  frappante 
pour  le  voyageur,  qu'elle  est  en  contraste  avec  l'immobilité  du  reste 
de  la  nature  :  comme  pour  insulter  à  l'instabilité  des  peuples,  les 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  517 

animaux  mêmes  n'éprouvent  ni  révolution  dans  leurs  empires  ni 
changements  dans  leurs  mœurs.  Le  lendemain  de  notre  arrivée  à 
Athènes,  on  nous  fit  remarquer  des  cigognes  qui  montoient  dans  les 
airs,  se  formoient  en  bataillon,  et  prenoient  leur  vol  vers  l'Afrique. 
Depuis  le  règne  de  Cécrops  jusqu'à  nos  jours,  ces  oiseaux  ont  fait 
chaque  année  le  même  pèlerinage  et  sont  revenus  au  même  lieu. 
Mais  combien  de  fois  ont -ils  retrouvé  dans  les  larmes  l'hôte  qu'ils 
avoient  quitté  dans  la  joie!  combien  de  fois  ont-ils  cherché  vaine- 
ment cet  hôte,  et  le  toit  même  où  ils  avoient  accoutumé  de  bâtir  leurs 
nids  I 

Depuis  Athènes  jusqu'à  Jérusalem,  le  tableau  le  plus  affligeant  s'offre 
aux  regards  du  voyageur-,  tableau  dont  l'horreur  toujours  croissante 
est  à  son  comble  en  Égypie.  C'est  là  que  nous  avons  vu  cinq  partis 
armés  se  disputer  des  déserts  et  des  ruines'  ;  c'est  là  que  nous  avons 
vu  l'Albanois  coucher  en  joue  de  malheureux  enfants  qui  couroient  se 
cacher  derrière  les  débris  de  leurs  cabanes,  comme  accoutumés  à  ce 
terrible  jeu.  Sur  cent  cinquante  villages  que  l'on  compte  au  bord  du 
Nil,  en  remontant  de  Rosette  au  Caire,  il  n'y  en  a  pas  un  seul  qui  soit 
entier.  Une  partie  du  Delta  est  en  friche  ;  chose  qui  ne  s'étoit  peut-être 
jamais  rencontrée  depuis  le  siècle  oii  Pharaon  donna  cette  terre  fer- 
tile à  la  postérité  de  Jacob  !  La  plupart  des  fellahs  ont  été  égorgés;  le 
reste  a  passé  dans  la  Haute-Ég^'pte.  Les  paysans  qui  n'ont  pu  se  résoudre 
à  quitter  leurs  champs  ont  renoncé  à  élever  une.famille.  L'homme  qui 
naît  dans  la  décadence  des  empires  et  qui  n'aperçoit  dans  les  temps 
futurs  que  des  révolutions  probables  pourroit-il  en  effet  trouver 
quelque  joie  à  voir  croître  les  héritiers  d'un  aussi  triste  avenir?  Il  y  a 
des  époques  où  il  faut  dire  avec  le  prophète  :  «  Bienheureux  sont  les 
morts  !  » 

M.  de  Laborde  ne  sera  point  obligé,  dans  le  cours  de  son  bel 
ouvrage ,  de  tracer  des  tableaux  aussi  affligeants.  Dès  les  premiers  pas 
il  s'arrête  à  d'aimables ,  à  de  nobles  souvenirs  :  ce  sont  les  pommes 

1.  Ibrahîm-Bey,  dans  la  Haute-Égj'ple,  deux  petits  bej-s  indépendants,  le  pacha 
de  la  Porte  au  Caire,  un  parti  d'Albanois  insurgés,  et  El-fy-Bey  dans  la  Basse-Egypte. 
11  y  a  un  esprit  de  révolte  dans  l'Orient  qui  rend  les  voj'ages  difiQciles  et  dangeureux  : 
les  Arabes  tuent  aujourd'hui  les  voyageurs,  qu'ils  se  contentoient  de  dépouiller 
autrefois.  Entre  la  mer  Morte  et  Jérusalem,  dans  un  espace  de  quatorze  lieues  nous 
avons  été  attaqués  deux  fois,  et  nous  essuyâmes  sur  le  Nil  la  fusillade  de  la  ligne 
d'El-fy-Bey.  Nous  étions  dans  cette  dernière  affaire  avec  M.  Gaffe,  négociant  de 
Rosette,  qui,  déjà  sur  l'âge  et  père  de  famille,  n'en  risqua  pas  moins  sa  vie  pour 
nous  avec  la  générosité  d'un  François.  Nous  le  nommons  avec  d'autant  plus  de  plaisir 
qu'il  a  rendu  beaucoup  de  services  à  tous  nos  compatriotes  qui  ont  eu  besoin  de  ses 
secours. 


518  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

d'or  des  Hespérides  ;  c'est  cette  Bétique  chantée  par  Homère  et  embellie 
par  Fénelon.  «  Le  fleuve  Bétis  coule  dans  un  pays  fertile  et  sous  un 
ciel  doux,  qui  est  toujours  serein...  Ce  pays  semble  avoir  conservé  les 
délices  de  l'âge  d'or',  etc..»  Paroît  ensuite  cet  Annibal,  dont  la 
puissante  haine  franchit  les  Pyrénées  et  les  Alpes,  et  ne  fut  point 
assouvie  dans  le  sang  des  milliers  de  Romains  massacrés  à  Cannes  et 
là.  Trasymène.  Scipion  commença  en  Espagne  cette  noble  carrière  dont 
le  terme  et  la  récompense  dévoient  être  l'exil  et  la  mort  dans  l'exil. 
Sertorius  lutta  dans  les  champs  ibériens  contre  l'oppresseur  du 
monde  et  de  sa  patrie.  Il  vouloit  marcher  à  Sylla,  et 

...  Au  bord  du  Tibre,  une  pique  à  la  main, 
Lui  demander  raison  pour  le  peuple  romain. 

Il  succomba  dans  son  entreprise  ;  mais  il  est  probable  qu'il  n'avoit 
point  compté  sur  le  succès.  Il  ne  consulta  que  son  devoir  et  la  sain- 
teté de  la  cause  qu'il  restoit  seul  à  défendre.  Il  y  a  des  autels,  comme 
celui  de  l'honneur,  qui  bien  qu'abandonnés  réclament  encore  des 
sacrifices  ;  le  Dieu  n'est  point  anéanti  parce  que  le  temple  est  désert. 
Partout  011  il  reste  une  chance  à  la  fortune,  il  n'y  a  point  d'héroïsme  à 
tenter.  Les  actions  magnanimes  sont  celles  dont  le  résultat  prévu  est 
le  malheur  et  la  mort.  Après  tout ,  qu'importent  les  revers  si  notre 
nom,  prononcé  dans  la  postérité,  va  faire  battre  un  cœur  généreux 
deux  mille  ans  après  notre  vie?  Nous  ne  doutons  point  que  du  temps 
de  Sertorius  les  âmes  pusillanimes,  qui  prennent  leur  bassesse  pour 
de  la  raison,  ne  trouvassent  ridicule  qu'un  citoyen  obscur  osât  lutter 
seul  contre  toute  la  puissance  de  Sylla.  Heureusement  la  postérité  juge 
autrement  les  actions  des  hommes  :  ce  n'est  pas  la  lâcheté  et  le  vice 
qui  prononcent  en  dernier  ressort  sur  le  courage  et  la  vertu. 

Cette  terre  d'Espagne  produit  si  naturellement  les  grands  cœurs, 
que  l'on  vit  le  Cantabre  belliqueux,  beUîcosus  Cantaber,  défendre  à  son 
tour  sa  montagne  contre  les  légions  d'Auguste  ;  et  le  pays  qui  devoit 
enfanter  un  jour  le  Cid  et  les  chevaliers  sans  peur  donna  à  l'univers 
romain  Trajan,  Adrien  et  Théodose. 

Après  la  description  des  monuments  de  cette  époque,  M.  de  Laborde 
passera  aux  dessins  des  monuments  moresques  :  c'est  la  partie  la  plus 
riche  et  la  plus  neuve  de  son  sujet.  Les  palais  de  Grenade  nous  ont 
intéressé  et  surpris,  même  après  avoir  vu  les  mosquées  du  Caire  et  les 
temples  d'Athènes.  L'Alhambra  semble  être  l'habitation  des  Génies  : 
c'est  un  de  ces  édifices  des  31ill8  et  une  Nuits  que  l'on  croit  voir  moins 

1.  Télc'maque, 


MELANGES   LITTÉRAIRES.  519 

en  réalité  qu'en  songe.  On  ne  peut  se  faire  une  juste  idée  de  ces  plâ- 
tres moulés  et  découpes  à  jour,  de  cette  architecture  de  dentelles,  de 
ces  bains,  de  ces  fontaines,  de  ces  jardins  intérieurs,  où  des  orangers 
et  des  grenadiers  sauvages  se  mêlent  à  des  ruines  légères.  Rien  n'égale 
la  finesse  et  la  variété  des  arabesques  de  l'Alhambra.  Les  murs, 
chargés  de  ces  ornements,  ressemblent  à  ces  étoffes  de  l'Orient  que 
brodent,  dans  l'ennui  du  harem,  des  femmes  esclaves.  Quelque  chose 
de  voluptueux,  de  religieux  et  de  guerrier  fait  le  caractère  de  ce  sin- 
gulier édifice,  espèce  de  cloître  de  l'amour,  où  sont  encore  retracées 
les  aventures  des  Abencerages;  retraites  où  le  plaisir  et  la  cruauté 
habitoient  ensemble,  et  où  le  roi  maure  faisoit  souvent  tomber  dans 
le  bassin  de  marbre  la  tête  charmante  qu'il  venoit  de  caresser.  On  doit 
bien  désirer  qu'un  talent  délicat  et  heureux  nous  peigne  quelque  jour 
ces  lieux  magiques. 

La  troisième  époque  du  Voyage  pittoresque  d'Espagne  renfermera  les 
monuments  gothiques.  Ils  n'ont  pas  la  pureté  de  style  et  les  propor- 
tions admirables  de  l'architecture  grecque  et  toscane,  mais  leurs  rap- 
ports avec  nos  mœurs  leur  donnent  un  intérêt  plus  touchant.  Mous 
nous  rappellerons  toujours  avec  quel  plaisir,  en  descendant  dans  l'île 
de  Rhodes ,  nous  trouvâmes  une  petite  France  au  milieu  de  la  Grèce  : 

Procedo,  et  parvam  Trojam  simulataque  magnis 
Pergama,  etc. 

Nous  parcourions  avec  un  souvenir  mêlé  d'attendrissement  une 
longue  rue  appelée  encore  la  rue  des  Chevaliers  :  elle  est  bordée  de 
palais  gothiques ,  et  les  murs  de  ces  palais  sont  parsemés  des  armoi- 
ries des  grandes  familles  de  France  et  de  devises  en  gaulois.  Plus  loin 
est  une  petite  chapelle  desservie  par  deux  pauvres  religieux  :  elle  est 
dédiée  à  saint  Louis,  dont  on  retrouve  l'image  dans  tout  l'Orient,  et 
dont  nous  avons  vu  le  lit  de  mort  à  Carthage.  Les  Turcs,  qui  ont 
mutilé  partout  les  monuments  de  la  Grèce,  ont  épargné  ceux  de  la 
chevalerie  :  l'honneur  chrétien  a  étonné  la  bravoure  infidèle,  et  les 
Saladin  ont  respecté  les  Couci. 

Et  quand  on  a  été  assez  heureux  pour  recevoir  le  jour  dans  le  pays 
de  Bayard  et  de  Turenne,  pourroit-on  être  indifférent  à  la  moindre  des 
circonstances  qui  en  rappellent  le  souvenir?  Nous  nous  trouvions  à 
Bethléem,  prêt  à  partir  pour  la  mer  Morte,  lorsqu'on  nous  dit  qu'il  y 
avoit  un  Père  françois  dans  le  couvent.  Nous  désirâmes  le  voir.  On 
nous  présenta  un  homme  d'environ  quarante-cinq  ans ,  d'une  figure 
tranquille  et  sérieuse.  Ses  premiers  accents  nous  firent  tressaillir;  car 


520  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

nous  n'avons  jamais  entendu  chez  l'étranger  le  son  d'une  voix  fran- 
çoise  sans  une  vive  émotion  ;  nous  sommes  toujours  prêt  à  nous  écrier, 
comme  Philoctète  : 

fl  cptXraTcv  œwvr,{i.a  tpsû  tÔ  xal  Xapwv 


Après  un  si  long  temps 

Oh!  que  cette  parole  à  mon  oreille  est  chère! 

Nous  fîmes  quelques  questions  à  ce  religieux.  Il  nous  dit  qu'il  s'ap- 
peloit  le  père  Clément,  qu'il  étoit  des  environs  de  Mayenne  ;  que  se 
trouvant  dans  un  monastère  en  Bretagne,  il  avoit  été  déporté  en  Es- 
pagne avec  une  centaine  de  prêtres  comme  lui;  qu'ayant  reçu  d'abord 
l'hospitalité  dans  un  couvent  de  son  ordre,  ses  supérieurs  l'avoient 
ensuite  envoyé  missionnaire  en  Terre  Sainte.  Nous  lui  demandâmes 
s'il  n'avoit  point  d'envie  de  revoir  sa  patrie,  et  s'il  vouloit  écrire  à  sa 
famille;  il  nous  répondit  avec  un  sourire  amer  :  «  Qui  est-ce  qui  se 
souvient  en  France  d'un  capucin  ?  Sais-je  si  j'ai  encore  des  frères  et  des 
sœurs?  Monsieur,  voici  ma  patrie.  J'espère  obtenir,  par  le  mérite  de 
la  crèche  de  mon  Sauveur,  la  force  de  mourir  ici  sans  importuner  per- 
sonne, et  sans  songer  à  un  pays  où  je  suis  depuis  longtemps  oublié.  » 

L'attendrissement  du  père  Clément  devint  si  visible  à  ces  mots,  qu'il 
fut  obligé  de  se  retirer.  Il  courut  s'enfermer  dans  sa  cellule,  et  ne 
voulut  jamais  reparoître  :  notre  présence  avoit  réveillé  dans  son  cœur 
des  sentiments  qu'il  cherchoit  à  étouffer.  En  quel  lieu  du  monde  nos 
tempêtes  n'ont-elles  pas  jeté  les  enfants  de  saint  Louis  ?  quel  désert  ne 
les  a  point  vus  pleurant  leur  terre  natale?  Telles  sont  les  destinées 
humaines  :  un  François  gémit  aujourd'hui  sur  la  perte  de  son  pays, 
aux  mêmes  bords  dont  les  souvenirs  inspirèrent  autrefois  le  plus  beau 
des  cantiques  sur  l'amour  de  la  patrie  : 

Super  flumina  Babylonis  I 

Hélas!  ces  fils  d'Aaron  qui  suspendirent  leur  cinnor  aux  saules  de 
Babylone  ne  rentrèrent  pas  tous  dans  la  cité  de  David;  ces  filles  d  • 
Judée  qui  s'écrioient  sur  les  bords  de  l'Euphrate  : 

0  rives  du  Jourdain  !  ô  champs  aimés  des  ciouxl 
Sacré  mont!  fertiles  vallées 
Par  cent  miracles  signalées! 

Du  doux  pays  de  nos  aïeux  i 

Serons-nous  toijours  exilées? 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  521 

ces  compagnes  d'Estlier  ne  revirent  pas  tontes  Emmaùs  et  Béthel  ; 
plusieurs  laissèrent  leurs  dépouillos  aux  champs  de  la  captivité;  et 
c'est  ainsi  que  nous  rencontrâmes  loin  de  la  France  le  tombeau  de 
deux  nouvelles  Israélites  : 

LjTnessi  domus  alta,  solo  Laurente  sepulclirum  ! 

Il  nous  étoît  réservé  de  retrouver  au  fond  de  la  mer  Adriatique  le 
tombeau  de  deux  filles  de  rois  dont  nous  avions  entendu  prononcer 
l'oraison  funèbre  dans  un  grenier  à  Londres  '.  Ah!  du  moins  la 
tombé  qui  renferme  ces  nobles  dames  aura  vu  une  fois  interrompre 
son  silence  ;  le  bruit  des  pas  d'un  François  aura  fait  tressaillir  deux 
Françoises  dans  leur  cercueil.  Les  respects  d'un  pauvre  gentilhomme 
à  Versailles  n'eussent  été  rien  pour  des  princesses;  la  prière  d'un 
chrétien  en  terre  étrangère  aura  peut-être  été  agréable  à  des  saintes. 

M.  de  Laborde  nous  pardonnera  ces  digressions.  II  est  voyageur, 
nous  le  sommes  comme  lui  ;  et  que  n'a-t-on  pas  à  conter  lorsqu'on 
vient  du  pays  des  Arabes  !  A  en  juger  par  l'introduction  du  Voyage 
pittoresque,  l'auteur  nous  paroît  surtout  éminemment  fait  pour  peindre 
les  siècles  des  Pélasge  et  des  Alphonse,  et  pour  mettre  dans  ses  des- 
sins l'expression  des  temps  et  des  mœurs.  Les  sentiments  nobles  lui 
sont  familiers;  tout  annonce  en  lui  un  écrivain  qui  a  du  sang  dans  le 
cœur.  On  peut  compter  sur  sa  constance  dans  sçs  travaux,  puisqu'il 
ne  paroît  point  détourné  des  sentiers  de  l'étude  par  les  soucis  de  l'am- 
bition. II  s'est  souvenu  des  vers  du  poëte  : 

Lieto  nido,  esca  dolce,  aura  cortese, 
Bramano  i  cign',  e  non  si  vain  Parnasso 
Con  le  cure  mordaci. 

Il  nous  retracera  donc  dignement  ces  hauts  faits  d'armes  qui  inspi- 
rèrent à  nos  troubadours  la  chanson  de  Roland,  à  nos  sires  de  Joinville 
leurs  vieilles  chroniques,  à  nos  comtes  de  Champagne  leurs  ballades 
gauloises,  et  au  Tasse  ce  poëme  plein  d'honneur  et  de  chevalerie  qui 
semble  écrit  sur  un  bouclier;  il  nous  dira  ces  jours  oii  le  courage,  la 
foi  et  la  loyauté  étoient  tout  ;  où  le  déloyal  et  le  lâche  étoient  obligés 
de  s'ensevelir  au  fond  d'un  cloître,  et  ne  comptoient  plus  parmi  les 
vivants.  «  Il  y  a  deux  manières  de  sortir  de  la  vie,  dit  Shakespeare  :  la 
honte  et  la  mort,  shame  and  death.  » 
Enfin,  dans  la  quatrième  époque  du  Voyage,  l'auteur  donnera  les 

1.  Mesdames  Victoire  et  Adélaïde  de  France,  tantes  de  Louis  XVI. 


522  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

vues  des  monuments  modernes  de  l'Espagne  ;  un  des  plus  remarqua- 
bles sans  doute  est  l'Escurial,  bâti  par  Philippe  II,  sur  les  montagnes 
désertes  de  la  Vieille-Castille.  La  cour  vient  chaque  année  s'établir 
dans  ce  monastère,  comme  pour  donner  à  des  solitaires  morts  au 
monde  le  spectacle  de  toutes  les  passions,  et  recevoir  d'eux  ces  leçons 
dont  les  grands  ne  profitent  jamais.  C'est  là  que  l'on  voit  encore  la 
chapelle  funèbre  où  les  rois  d'Espagne  sont  ensevelis  dans  des  tom- 
beaux pareils,  disposés  en  échelons  les  uns  au-dessus  des  autres  ;  de 
sorte  que  toute  cette  poussière  est  étiquetée  et  rangée  en  ordre  comme 
les  richesses  d'un  muséum.  Il  y  a  des  sépulcres  vides  pour  les  souve- 
rains qui  ne  sont  point  encore  descendus  dans  ces  lieux  ;  et  la  reine 
actuelle  a  écrit  son  nom  sur  celui  qu'elle  doit  occuper! 

Non-seulement  l'auteur  nous  donnera  les  dessins  de  tant  d'édifices  ; 
mais  comme  il  paroît  avoir  des  connoissances  très-variées,  il  ne  négli- 
gera point  la  numismatique  et  les  inscriptions.  L'Espagne  est  très- 
riche  dans  ce  genre  ;  et  quoique  Ponce  ait  fait  beaucoup  de  recherches 
sur  ce  sujet,  il  est  loin  de  l'avoir  épuisé.  On  sait  d'ailleurs  qu'on  peut 
faire  chaque  jour,  sur  le  monument  le  plus  connu,  des  découvertes 
toutes  nouvelles.  Ainsi,  par  exemple,  l'institut  d'Egypte  n'a  pu  lire 
sur  la  colonne  de  Pompée,  à  Alexandrie,  l'inscription  effacée  que  des 
sous-lieutenants  anglois  ont  relevée  depuis  avec  du  plâtre. 

Pococke  en  avoit  rapporté  quelques  lettres,  sans  prétendre  les  expli- 
quer ;  plusieurs  autres  voyageurs  l'avoient  aperçue,  et  nous  ne  con- 
noissons  que  M.  Sonnini  qui  n'ait  pu  rien  découvrir  sur  la  base  où  elle 
est  gravée.  Pour  nous,  nous  avons  déchiffré  distinctement  à  l'œil  nu 
plusieurs  traits,  et  entre  autres  le  commencement  de  ce  mot  Aiot,  qui 
est  décisif.  Comme  cette  inscription  d'une  colonne  fameuse  est  peu  ou 
point  connue  en  France,  nous  la  rapporterons  ici  : 

On  lit  : 

TO....  nTÂ.TON  Â.YTOKPATOPA. 
TON  nOAIOYXON  AAEHANAPEIA2 
AIOK.  H.  lANONTON....  TON 

no....  EnAPX02  AirTnroT. 

Il  faut  d'abord  suppléer  à  la  tête  de  l'inscription  le  mot  npos;  après 
le  premier  point,  n.  20<i>;  après  le  second,  A;  après  le  troisième,  T; 
au  quatrième,  AïroT2;  au  cinquième,  enfin,  il  faut  ajouter  Ain?î.  On 
voit  qu'il  n'y  a  ici  d'arbitraire  que  le  mot  AïroïPON,  qui  est  d'ail- 
leurs peu  important.  Ainsi  on  peut  lire  : 

TONZ0<I)nTAT0NAÏT0KPAT0PA 
TOWnOAIOrXONAAEHANAPEIAS 


MÉLANGES  LITTÉRAIPES.  523 

AIOKAHT[ANONTONA.ïrOÏ2TC)N 

noAinN  En  APX02AirïnT0Y. 
C'est-à-dire  : 

Au  très-sage  empereur,  protecteur  d'Alexandrie,  Dioclétien  Auguste, 
Pollion,  préfet  d'Egypte.  » 

Ainsi,  tous  les  doutes  sur  la  colonne  de  Pompée  sont  éclaircis.  Mais 
l'histoire  garde-t-elle  le  silence  sur  ce  sujet?  Il  nous  semble  que  dans 
la  Vie  d'un  des  Pères  du  désert,  écrite  en  grec  par  un  contemporain, 
on  lit  que  pendant  un  tremblement  de  terre  qui  eut  lieu  à  Alexan- 
drie toutes  les  colonnes  tombèrent,  excepté  celle  de  Dioclétien. 

Nous  nous  sommes  fait  un  vrai  plaisir,  malgré  le  besoin  que  nous 
avons  de  repos,  d'annoncer  le  magnifique  ouvrage  dont  M.  de  Laborde 
publie  aujourd'hui  les  deux  premières  livraisons.  On  peut  y  avoir 
toute  confiance.  Ce  n'est  point  ici  une  spéculation  de  librairie  :  c'est 
l'entreprise  d'un  amateur  éclairé,  qui  apporte  à  son  travail  les  lumières 
suffisantes  et  les  restes  d'une  grande  fortune.  Employer  ainsi  les 
débris  de  ses  richesses,  c'est  faire  un  reproche  bien  noble  à  cette 
révolution  qui  en  a  tari  les  principales  sources.  Quand  on  se  rappelle 
que  les  deux  frères  de  M.  de  Laborde  ont  péri  dans  le  voyage  de  M.  de 
La  Peyrouse,  victimes  de  l'ardeur  de  s'instruire ,  pourroit-on  n'être 
pas  touché  de  voir  le  dernier  rejeton  d'une  famille  amie  des  arts  se 
consacrer  à  un  genre  de  fatigues  et  d'études  déjà  fatal  à  ses  frères? 

Sic  fratres  Helense.    .     .    . 
Ventorumque  regat  pater 


Kavis 

....  Finibus  Atticis 
Reddas  incolumem,  precor! 


On  se  fait  aujourd'hui  une  obligation  de  trouver  des  taches  dans  les 
ouvrages  les  plus  parfaits.  Pour  remplir  ce  triste  devoir  de  la  critique, 
nous  dirons  que  les  planches  de  cette  première  livraison  ont  peut-être 
un  peu  de  sécheresse  ;  mais  on  doit  observer  que  ce  défaut  tient  à  la 
nature  même  des  objets  représentés.  Il  eût  été  facile  à  l'auteur  de 
commencer  sa  publication  par  les  dessins  de  l'Alhambra  ou  de  la 
cathédrale  de  Cordoue.  Au-dessus  de  cette  petite  charlatanerie ,  il  a 
suivi  l'ordre  des  monuments  ;  et  cet  ordre  l'a  forcé  à  donner  d'abord 
des  perspectives  de  ville  :  or,  ces  perspectives  sont  naturellement 
froides  de  style  et  vagues  d'expression.  Barcelone,  privée  du  mouve- 
ment et  du  bruit,  ne  peut  offrir  qu'un  amas  immobile  d'édifices. 


52li  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

D'ailleurs,  on  peut  faire  le  même  reproche  de  sécheresse  aux  des- 
sins de  toutes  les  villes.  Nous  avons  dans  ce  moment  même  sous  les 
yeux  une  vue  de  Jérusalem,  tirée  du  Voyage  pittoresque  de  Syrie  :  quel 
que  soit  le  mérite  des  artistes,  nous  ne  reconnoissons  point  là  le  site 
terrible  et  le  caractère  particulier  de  la  ville  sainte. 

Vue  de  la  montagne  des  Oliviers,  de  l'autre  côté  de  la  vallée  de 
Josaphat,  Jérusalem  présente  un  plan  incliné  sur  un  sol  qui  descend 
du  couchant  au  levant.  Une  muraille  crénelée,  fortifiée  par  des  tours 
et  par  un  château  gothique,  enferme  la  ville  dans  son  entier,  laissant 
toutefois  au  dehors  une  partie  de  la  montagne  de  Sion  ,  qu'elle 
embrassoit  autrefois. 

Dans  la  région  du  couchant,  et  au  centre  de  la  ville,  vers  le  Cal- 
vaire, les  maisons  se  serrent  d'assez  près  ;  mais  au  levant,  le  long  de 
la  vallée  de  Cédron,  on  aperçoit  des  espaces  vides,  entre  autres  l'en- 
ceinte qui  règne  autour  de  la  mosquée  bâtie  sur  les  débris  du  temple, 
et  le  terrain  presque  abandonné  où  s'élevoit  le  château  Antonia  et  le 
second  palais  d'Hérode, 

Les  maisons  de  Jérusalem  sont  de  lourdes  masses  carrées  fort 
basses,  sans  cheminées  et  sans  fenêtres  ;  elles  se  terminent  en  ter- 
rasses aplaties  ou  en  dômes,  et  elles  ressemblent  à  des  prisons  ou  à 
des  sépulcres.  Tout  seroit  à  l'œil  d'un  niveau  égal  si  les  clochers  des 
églises,  les  minarets  des  mosquées,  les  cimes  de  quelques  cyprès,  et 
les  buissons  des  aloès  et  des  nopals,  ne  rompaient  l'uniformité  du 
plan.  A  la  vue  de  ces  maisons  de  pierre,  renfermées  dans  un  paysage 
de  pierres,  on  se  demande  si  ce  ne  sont  pas  là  les  monuments  confus 
d'un  cimetière  au  milieu  d'un  désert. 

Entrez  dans  la  ville,  rien  ne  vous  consolera  de  la  tristesse  extérieure  : 
vous  vous  égarez  dans  de  petites  rues  non  pavées  qui  montent  et  des- 
cendent sur  un  sol  inégal,  et  vous  marchez  dans  des  flots  de  poussière 
ou  parmi  des  cailloux  roulants;  des  toiles  jetées  d'une  maison  à  l'autre 
augmentent  l'obscurité  de  ce  labyrinthe;  des  bazars  voûtés  et  infects 
achèvent  d'ôter  la  lumière  à  la  ville  désolée;  quelques  chétives  bou- 
tiques n'étalent  aux  yeux  que  la  misère,  et  souvent  ces  boutiques 
mêmes  sont  fermées,  dans  la  crainte  du  passage  d'un  cadi  ;  personne 
dans  les  rues,  personne  aux  portes  de  la  ville;  quelquefois  seulement 
un  paysan  se  glisse  dans  l'ombre,  cachant  sous  ses  habits  les  fruits 
de  son  labeur,  dans  la  crainte  d'être  dépouillé  par  le  soldat;  dans  un 
coin  à  l'écart,  le  boucher  arabe  égorge  quelque  bête  suspendue  par 
les  pieds  à  un  mur  en  ruine;  à  l'air  hagard  et  féroce  de  cet  homme, 
à  ses  bras  ensanglantés,  vous  croiriez  qu'il  vient  plutôt  de  tuer  son 
semblable  que  d'immoler  un  agneau.  Pour  tout  bruit  dans  la  cité  déi- 


MÉLANGES   LITTERAIRES.  525 

cide,  on  entend  par  intervalles  le  galop  de  la  cavale  du  désert;  c'est  le 
janissaire  qui  apporte  la  tète  du  bédouin,  ou  qui  va  piller  le  fellah. 

Au  milieu  de  cette  désolation  extraordinaire,  il  faut  s'arrêter  un 
moment  pour  contempler  des  choses  plus  extraordinaires  encore. 
Parmi  les  ruines  de  Jérusalem ,  deux  espèces  de  peuples  indépendants 
trouvent  dans  leur  foi  de  quoi  surmonter  tant  d'horreurs  et  de  mi- 
sères. Là  vivent  des  religieux  chrétiens  que  rien  ne  peut  forcer  à 
abandonnei^  le  tombeau  de  Jésus-Christ,  ni  spoliations,  ni  mauvais 
traitements,  ni  menaces  de  la  mort.  Leurs  cantiques  retentissent  nuit 
et  jour  autour  du  Saint-Sépulcre.  Dépouillés  le  matin  par  un  gouver- 
neur turc,  le  soir  les  retrouve  au  pied  du  Calvaire,  priant  au  lieu  où 
Jésus-Christ  souffrit  pour  le  salut  des  hommes.  Leur  front  est  serein , 
leur  bouche  riante.  Ils  reçoivent  l'étranger  avec  joie.  Sans  forces  et 
sans  soldats,  ils  protègent  des  villages  entiers  contre  l'iniquité. 
Pressés  par  le  bâton  et  par  le  sabre,  les  femmes,  les  enfants,  les 
troupeaux  des  campagnes  se  réfugient  dans  les  cloîtres  des  solitaires. 
Qui  empéclie  le  méchant  armé  de  poursuivre  sa  proie  et  de  renverser 
d'aussi  foibles  remparts  ?  La  charité  des  moines  :  ils  se  privent  des 
dernières  ressources  de  la  vie  pour  racheter  leurs  suppliants.  Turcs , 
Arabes,  Grecs,  chrétiens  schismatiques ,  tous  se  jettent  sous  la  pro- 
tection de  quelques  pauvres  religieux  francs,  qui  ne  peuvent  se  dé- 
fendre eux-mêmes  :  c'est  ici  qu'il  faut  reconnoître,  avec  Bossuet, 
«  que  des  mains  levées  vers  le  ciel  enfoncent  plus  de  bataillons  que 
des  mains  armées  de  javelots  ». 

Tandis  que  la  nouvelle  Jérusalem  sort  ainsi  du  désert  brillante  de 
clarté,  jetez  les  yeux  entre  la  montagne  de  Sion  et  le  Temple;  voyez 
cet  autre  petit  peuple,  qui  vit  séparé  du  reste  des  habitants  de  la  cité. 
Objet  particulier  de  tous  les  mépris,  il  baisse  la  tête  sans  se  plaindre; 
il  souffre  toutes  les  avanies  sans  demander  justice;  il  se  laisse  acca- 
bler de  coups  sans  soupirer  :  on  lui  demande  sa  tête,  il  la  présente 
au  cimeterre.  Si  quelque  membre  de  cette  société  proscrite  vient  à 
mourir,  son  compagnon  ira  pendant  la  nuit  l'enterrer  furtivement 
dans  la  vallée  de  Josaphat,  à  l'ombre  du  temple  de  Salomon.  Pénétrez 
dans  la  demeure  de  ce  peuple ,  vous  le  trouverez  dans  une  affreuse 
misère,  faisant  lire  un  livre  mystérieux  à  des  enfants,  qui  le  feront 
lire  à  leur  tour  à  leurs  enfants.  Ce  qu'il  faisoit  il  y  a  cinq  mille  ans, 
ce  peuple  le  fait  encore.  Il  a  assisté  six  fois  à  la  ruine  de  Jérusalem, 
et  rien  ne  peut  le  décourager,  rien  ne  peut  l'empêcher  de  tourner  ses 
regards  vers  Sion.  Quand  on  voit  les  Juifs  dispersés  sur  la  terre,  selon 
la  parole  de  Dieu ,  on  est  surpris  sans  doute  ;  mais  pour  être  frappé 
d'un  étonnement  surnaturel  il  faut  les  retrouver  à  Jérusalem  ;  il  faut 


526  MÉLANGES   LITTÉRAIRES, 

voir  ces  légitimes  maîtres  de  la  Judée  esclaves  et  étrangers  dans  leur 
propre  pays;  il  faut  les  voir  attendant,  sous  toutes  les  oppressions,  un 
roi  qui  doit  les  délivrer.  Écrasés  par  la  croix  qui  les  condamne,  et  qui 
est  plantée  sur  leurs  têtes,  près  du  Temple,  dont  il  ne  reste  pas  pierre 
sur  pierre,  ils  demeurent  dans  leur  déplorable  aveuglement.  Les 
Perses,  les  Grecs,  les  Romains,  ont  disparu  de  la  terre;  et  un  petit 
peuple,  dont  l'origine  précéda  celle  de  ces  grands  peuples,  existe 
encore  sans  mélange  dans  les  décombres  de  sa  patrie.  Si  quelque 
chose  parmi  les  nations  porte  le  caractère  du  miracle,  nous  pensons 
qu'on  doit  le  trouver  ici.  Et  qu'y  a-t-il  de  plus  merveilleux,  même 
aux  yeux  du  philosophe,  que  cette  rencontre  de  l'antique  et  de  la 
nouvelle  Jérusalem  au  pied  du  Calvaire  :  la  première  s'aflligeant  à 
l'aspect  du  sépulcre  de  Jésus-Christ  ressuscité ,  la  seconde  se  consolant 
auprès  du  seul  tombeau  qui  n'aura  rien  à  rendre  à  la  fin  des  siècles  ? 


SUR 

LES  ANNALES  LITTÉRAIRES, 

on  DE 

LA  LITTÉRATURE  AVANT  ET  APRÈS  LA  RESTAURATION 
OUVRAGE  DE  M.  DUSSAULT. 


Juin  1819. 

Lorsque  la  France,  fatiguée  de  l'anarchie,  chercha  le  repos  dans 
le  despotisme ,  il  se  forma  une  espèce  de  ligue  des  hommes  de  talent 
pour  nous  ramener  par  les  saines  doctrines  littéraires  aux  doctrines 
conservatrices  de  la  société.  MM.  de  La  Harpe,  de  Fontanes,  de  Ronald, 
M.  l'abbé  de  Vauxcelles,  M.  Guéneau  de  Mussy,  écrivoient  dans  le 
Mercure;  MM.  Dussault,  Féletz,  Fiévée,  Saint- Victor ,  Roissonade, 
Geoffroy,  M.  l'abbé  de  Roulogne,  combattoient  dans  le  Journal  des 
Débats.  «  On  a  vu ,  »  dit  M.  Dussault  en  parlant  de  cette  époque  si 
remarquable  pour  les  lettres ,  «  on  a  vu  des  talents  du  premier  ordre 
entrer  dans  cette  lice  des  écrits  périodiques,  pour  y  combattre  tous  les 
faux  systèmes... 

u  Tout  le  système  de  l'opinion  publique  étoit,  pour  ainsi  dire,  à 
recréer.  Le  mauvais  sens  et  l'erreur  avoient  tout  infecté  en  politique, 
en  morale,  en  littérature;  les  vrais  principes  en  tous  genres  étoient 
méprisés,  proscrits ,  oubliés  ;  tout  ce  qui  sert  de  garantie  et  de  lien  à 
l'ordre  social  étoit  brisé,  et  les  règles  du  goût,  plus  unies  qu'on  ne 
pense  aux  autres  éléments  conservateurs  de  la  société ,  avoient  subi 
la  destinée  commune.  » 

La  littérature  révolutionnaire  fut  foudroyée,  et  le  goiJt  reparut  dans 
le  style. ayec  l'ordre  dans  l'État. 

Buonaparte  favorisoit  cette  expérience,  quoiqu'il  sût  bien  que  près- 


528  MELANGES   LITTÉRAIRES. 

que  tons  ceux  qui  la  soutenoient  étoient  ennemis  de  son  gouverne- 
ment. Il  disoit  un  jour  à  M.  de  Fontanes  :  u  II  y  a  deux  littératures  en 
France,  la  petite  et  la  grande;  j'ai  la  petite,  mais  la  grande  n'est  pas 
pour  moi.  »  Et  pourtant  il  laissoit  faire  cette  grande  littérature,  qui, 
de  son  aveu,  n'étoit  pas  pour  lui,  mais  qui  recomposoit  les  principes 
de  la  monarchie  en  détruisant  ceux  de  la  révolution.  Or,  comme  il 
vouloit  régner,  peu  lui  importoit  de  quelle  main  il  recevoit  le  pouvoir. 
Aujourd'hui  le  gouvernement  a  aussi  pour  lui  la  petite  littérature  ;  la 
grande  se  tait. 

Il  y  a  un  monument  précieux  de  l'état  de  la  littérature  sous  Buona- 
parte  :  c'est  le  recueil  que  nous  avons  déjà  cité  plus  haut.  Si  on  écri- 
voit  aujourd'hui  la  plupart  des  articles  qui  composent  les  Annales  lit- 
téraires, non-seulement  on  crieroit  au  gothicisme,  au  fanatisme,  à  la 
réaction  ;  mais  il  est  probable  que  ces  articles  ne  seroient  pas  admis 
à  la  censure.  Quel  censeur,  par  exemple,  seroit  assez  téméraire  pour 
laisser  passer  le  morceau  suivant? 

«  Sans  doute  nos  prudents  penseurs,  dit  l'auteur  des  Annales  litté- 
raires, ne  doivent  point  prononcer,  sans  un  secret  effroi,  le  nom  de 
Boileau.  Ils  doivent  craindre  qu'il  ne  sortît  de  ses  cendres  pour  les 
démasquer.  Quelle  matière  en  effet  le  siècle  dernier  n'auroit-il  pas 
offerte  à  sa  verve  satirique  I  Combien  n'auroit-il  pas  trouvé  sous  les 
étendards  de  la  philosophie  de  mauvais  écrivains  à  railler,  de  char- 
latans à  dévoiler,  de  prétentions  à  confondre,  d'injustes  réputations  à 
renverser!  De  quel  œil  auroit-il  vu,  de  quels  traits  de  ridicule  auroit- 
il  marqué  un  rhéteur  boursouflé  comme  Thomas,  un  déclamateur  fré- 
nétique comme  Diderot,  un  bel-esprit  pincé  comme  d'Alembert,  un 
rêveur  de  systèmes  ridicules  comme  Helvétius,  et  ces  auteurs  de  tra- 
gédies à  la  Shakespeare,  et  ces  faiseurs  de  drames  aussi  ennuyeux  que 
lugubres,  et  ces  marchands  de  comédies  à  la  glace,  et  cette  foule  d'in- 
trigants littéraires  de  toutes  espèces,  qui  connoissoient  aussi  peu  l'art 
d'écrire  qu'ils  connoissoient  bien  l'art  de  se  faire  des  réputations  ; 
cette  foule  de  Cottins  et  de  Pelletiers  nouveaux,  qui  s'emparoient  sub- 
tilement de  l'admiration  d'un  siècle  dont  ils  ne  méritoient  que  le 
mépris?  Mais  puisque  la  nature  ne  prodigue  pas  les  hommes  tels  que 
Boileau,  et  puisqu'elle  ne  produit  pas  ordinairement  deux  talents  de 
cette  force  dans  un  espace  de  temps  si  borné,  qu'on  se  figure  seule- 
ment Voltaire,  avec  le  rare  talent  qu'il  avoit  pour  se  servir  de  l'arme 
du  ridicule,  dont  il  a  tant  abusé,  tournant  cette  même  arme,  si  redou- 
table entre  ses  mains,  contre  ceux  dont  il  s'éloit  déclaré  l'appui  et  le 
chef,  et  se  moquant  d'eux  en  public,  comme  il  s'en  moquoit  quelque- 
fois en  secret.  Croit-on  que  tout  cet  édifice  de  réputations  factices, 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  529 

bâties  sur  le  sable  et  sur  la  boue,  auroit  pu  résister  aux  traits  qu'il 
auroit  su  lancer?  S'il  avoit  seulement  dirigé  contre  la  fausse  et  dan- 
gereuse philosophie  de  son  siècle  la  moitié  de  l'esprit  qu'il  a  prodigué 
contre  les  institutions  les  plus  utiles  et  les  plus  sacrées,  c'en  étoit  fait 
de  tant  de  beaux  systèmes,  de  tant  de  brillantes  renommées,  de  toute 
cette  sublime  doctrine  dont  nous  avons  pu  apprécier  les  effets,  après 
en  avoir  admiré  si  longtemps  et  si  stupidement  les  théories.  » 

Nous  le  répétons,  présentez  aujourd'hui  de  pareils  articles  à  la  cen- 
sure, et  l'on  y  verra,  avec  une  conspiration  contre  le  roi,  la  destruction 
de  la  charte,  le  rappel  des  moines  et  le  retour  à  la  féodalité. 

Toutefois,  à  l'époque  où  l'on  manifestoit  ces  pensées,  elles  sem- 
bloient  si  naturelles  à  chacun,  qu'elles  trouvoient  à  peine  des  contra- 
dicteurs. M.  de  Barante,  dans  un  ouvrage  remarquable  sur  la  Liltéra- 
ture  française  pendant  le  xvin*  siècle,  ne  parle  pas  avec  plus  de  respect 
des  écrivains  de  cette  époque  :  «  Ce  sont,  dit-il,  des  écrivains  vivant 
au  milieu  d'une  société  frivole,  animés  de  son  esprit,  organes  de  ses 
opinions,  excitant  et  partageant  un  enthousiasme  qui  s'appliquoit  à  la 
fois  aux  choses  les  plus  futiles  et  aux  objets  les  plus  sérieux;  jugeant 
de  tout  avec  facilité ,  conformément  à  des  impressions  rapides  et 
momentanées  ;  s'enquérant  peu  des  questions  qui  avoient  été  autre- 
fois débattues,  dédaigneux  du  passé  et  de  l'érudition ,  enclins  à  un 
doute  léger,  qui  n'étoit  point  l'indécision  philosophique,  mais  bien 
plutôt  un  parti  pris  d'avance  de  ne  point  croire;  enfin,  le  nom  de 
philosophe  ne  fut  jamais  accordé  à  meilleur  marché.  » 

Les  philosophes  qui  avoient  acquis  leur  nom  à  si  bon  marché  méri- 
toient  bien  d'être  démasqués  par  ceux  qui  ont  été  les  victimes  de 
leurs  principes.  En  voyant  la  ligue  qui  s'étoit  formée  contre  ces  pre- 
miers auteurs  de  nos  maux,  le  critique  à  qui  nous  devons  les  Annales 
se  croit  sûr  du  triomphe.  «  On  est  désabusé,  dit-il,  du  charlatanisme 
littéraire,  de  la  forfanterie  philosophique...  Quel  singulier  spectacle 
offroit  la  littérature  françoise!  On  vit  jusqu'à  de  misérables  poètes, 
qui  n'avoient  rien  dans  la  tête  que  quelques  hémistiches  ;  des  faiseurs 
de  mauvaises  tragédies  pleins  d'orgueil  et  vides  d'idées;  de  petits 
auteurs  de  vers  galants,  bouffis  de  suffisance,  se  croire  des  législa- 
teurs... C'est  un  public,  dit-on,  qui  manque  à  notre  littérature...  Oui, 
sans  doute,  messieurs,  il  manque  un  public  à  votre  littérature,  et  c( 
public  lui  manquera  longtemps,  parce  qu'on  est  aujourd'hui  pleine 
ment  désabusé  de  toutes  vos  folles  idées,  de  tous  vos  vains  sys 
tèmes.  » 

Que  l'auteur  n'a-t-il  dit  la  vérité!  Mais  pouvoit-il  prévoir  que  ces 
doctrines,  qui  sembloient  à  jamais  détruites,  étoient  si  près  de  renaî- 

VI.  3i 


530  MELANGES   LITTERAIRES. 

tre?  pouvoit-il  deviner  que  ces  filles  illégitimes  de  nos  malheurs 
reparoîtroient  avec  la  légitimité? 

Veut-on  faire  un  rapprochement  curieux,  qu'on  lise  les  articles  des 
Annales  littéraires,  et  qu'on  les  compare  à.  ceux  oij  l'on  prêche  ouver- 
tement la  démocratie  dans  nos  journaux  censurés.  La  censure  impé- 
riale, qui  laissoit  passer  les  articles  monarchiques,  arrêtoit  les  articles 
démocratiques  :  c'étoit  au  moins  du  bon  sens  dans  le  despotisme. 

En  parcourant  les  Annales  littéraires,  on  peut  faire  encore  une  autre 
observation  :  on  y  voit  partout  annoncée  la  réimpression  des  auteurs 
du  siècle  de  Louis  XIV  ;  maintenant  ce  sont  les  auteurs  du  siècle  de 
Louis  XV  qu'on  réimprime  :  on  voulait  conserver  ;  voudroit-on  détruire? 

Aujourd'hui  que  les  bonnes  études  s'en  vont  avec  le  reste,  la  publi- 
cation des  Annales  est  un  véritable  service  rendu  aux  lettres.  On  trouve 
partout  dans  ce  recueil,  avec  la  tradition  des  saines  doctrines,  un  juge- 
ment sûr,  un  goût  formé  à  la  meilleure  école,  un  style  clair,  excellent 
surtout  dans  le  sérieux,  une  verve  de  critique  et  un  talent  qui 
emprunte  de  la  raison  une  naturelle  éloquence.  Il  y  a  cependant  dans 
les  Annales  un  principe  que  nous  ne  pourrions  complètement  adopter. 
L'auteur  pense  que  la  critique  n'étouffe  que  les  mauvais  écrivains, 
qu'elle  n'est  redoutable  qu'à  la  médiocrité.  Nous  ne  sommes  pas  tout 
à  fait  de  cet  avis. 

Il  étoit  utile,  sans  doute,  au  sortir  du  siècle  de  la  fausse  philoso- 
phie, de  traiter  rigoureusement  des  livres  et  des  hommes  qui  nous 
ont  fait  tant  de  mal,  de  réduire  à  leur  juste  valeur  tant  de  réputations 
usurpées,  de  faire  descendre  de  leur  piédestal  tant  d'idoles  qui  reçu- 
rent notre  encens  en  attendant  nos  pleurs.  Mais  ne  seroit-il  pas  à 
craindre  que  cette  sévérité  continuelle  de  nos  jugements  ne  nous  fît 
contracter  une  habitude  d'humeur  dont  il  deviendroit  malaisé  de  nous 
dépouiller  ensuite?  Le  seul  moyen  d'empêcher  que  cette  humeur 
prenne  sur  nous  trop  d'empire  seroit  peut-être  d'abandonner  la  petite 
et  facile  critique  des  défauts,  pour  la  grande  et  difficile  critique  des 
beautés.  Les  anciens,  nos  maîtres,  nous  offrent,  en  cela  comme  en 
tout,  leur  exemple  à  suivre.  Aristote  a  consacré  le  xxiv«  chapitre  de  sa 
Poétique  à  chercher  comment  on  peut  excuser  certaines  fautes  d'Ho- 
mère, et  il  trouve  douze  réponses,  ni  plus  ni  moins,  à  faire  aux  cen- 
sures ;  naïveté  charmante  dans  un  aussi  grand  homme.  Horace,  dont 
le  goût  étoit  si  délicat,  ne  veut  pas  s'offenser  de  quelques  taches  : 
Non  ego  paucis  offendar  maculis.  Quintilien  trouve  à  fouer  jusque 
dans  les  écrivains  qu'il  condamne;  et  s'il  blâme  dans  Lucain  l'art  du 
poète,  il  lui  reconnoît  le  mérite  de  l'orateur  :  Alagis  oratoribus  qaarn 
poetis  enumcrandus. 


MELANGES    LITTÉRAIRES.  531 

Une  censure,  fùt-clle  excellente,  manque  son  but  si  elle  est  trop 
rude.  En  voulant  corriger  l'auteur,  elle  le  révolte,  et  par  cela  même 
elle  le  confirme  clans  ses  défauts  ou  le  décourage  ;  véritable  malheur 
si  l'auteur  a  du  talent. 

Il  semble  donc  que  l'on  doit  applaudir  avec  franchise  à  ce  qu'il  y  a 
de  bon  dans  un  écrivain,  et  reprendre  ce  qu'il  y  a  de  mal  avec  ména- 
gement et  politesse.  Racine,  modèle  de  naturel  et  de  simplicité  dans 
son  âge  mûr,  n'étoit  pas  exempt  d'affectation  et  de  recherche  dans  sa 
jeunesse.  Boileau  eùt-il  ramené  Racine  aux  principes  du  goût  s'il 
n'avoit  fait  que  reprocher  durement  au  jeune  poëte  les  vices  de  son 
style  ?  Mais  en  même  temps  qu'il  gourmandoit  l'auteur  de  La  Thébaïde, 
il  adressoit  ces  vers  à  l'auteur  de  Phèdre  : 

Que  peut  contre  tes  vers  une  ignorance  vaine? 

Le  Parnasse  françois,  ennobli  par  ta  veine, 

Contre  tous  ces  complots  saura  te  maintenir. 

Et  soulever  pour  toi  l'équitable  avenir. 

Eh!  qui,  voyant  un  jour  la  douleur  vertueuse 

De  Phèdre,  malgré  soi  perfide,  incestueuse, 

D'un  si  noble  travail  justement  étonné, 

Ne  bénira  d'abord  le  siècle  fortuné 

Qui,  rendu  plus  fameux  par  tes  illustres  veilles. 

Vit  naître  sous  ta  main  ces  pompeuses  merveilles  / 

Bossuet  fut  dans  sa  jeunesse,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  dit,  un 
des  beaux  esprits  de  l'hôtel  de  Rambouillet.  Si  la  critique,  trop  choquée 
de  quelques  phrases  bizarres,  eût  harcelé  un  homme  aussi  ardent  que 
l'évêque  de  Meaux,  croit-on  qu'elle  l'eiàt  corrigé?  Non,  sans  doute. 
Mais  ce  génie  impétueux,  ne  trouvant  d'abord  que  bienveillance  et 
admiration,  se  soumit  comme  de  lui-même  à  cette  raison  qu'amènent 
les  années.  11  s'épura  par  degrés  et  ne  tarda  pas  à  paroître  dans  toute 
sa  magnificence  :  semblable  à  un  fleuve  qui  en  s'éloignant  de  sa 
source  dépose  peu  à  peu  le  limon  qui  troubloit  son  eau,  et  devient 
aussi  limpide  vers  le  milieu  de  son  cours  quil  est  profond  et  majes- 
tueux. 

Ceci  n'est  point  une  simple  figure  de  rhétorique,  c'est  un  fait,  puis- 
que les  endroits  les  plus  vicieux  des  Sermons  de  Bossuet  sont  devenus 
les  morceaux  les  plus  parfaits  des  Oraisons  funèbres.  Si  Bossuet  ne 
nous  étoit  connu  aujourd'hui  que  par  les  Semions,  serions-nous  assez 
justes  pour  y  remarquer  les  traits  que  nous  admirons  dans  les  Oraisons 
(unebrcs?  Le  mal  ne  nous  empêcheroit-il  pas  de  voir  le  bien,  et  ne 
confondrions-nous  pas  dans  nos  dégoûts  les  défauts  et  les  beautés? 

Une  critique  trop  rigoureuse  peut  encore  nuire  d'une  autre  manière 


532  MELANGES  LITTÉRAIRES. 

à  un  écrivain  original.  Il  y  a  des  défauts  qui  sont  inhérents  à  des 
beautés,  et  qui  forment,  pour  ainsi  dire,  la  nature  et  la  constitution 
de  certains  esprits.  Vous  obstinez-vous  à  faire  disparoître  les  uns, 
vous  détruirez  les  autres.  Otez  à  La  Fontaine  ses  incorrections,  il  per- 
dra une  partie  de  sa  naïveté;  rendez  le  style  de  Corneille  moins  fami- 
lier, il  deviendra  moins  sublime.  Cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  faille  être 
incorrect  et  sans  élégance;  cela  veut  dire  que  dans  les  talents  du 
premier  ordre  l'incorrection,  la  familiarité,  ou  tout  autre  défaut, 
peuvent  tenir,  par  des  combinaisons  inexplicables,  à  des  qualités  émi- 
nentes.  «  Quand  je  vois,  dit  Montaigne,  ces  braves  formes  de  s'expli- 
quer, si  vives,  si  profondes,  je  ne  dis  pas  que  c'est  bien  dire,  je  dis 
que  c'est  bien  penser.  »  Rubens,  pressé  par  la  critique,  voulut,  dans 
quelques-uns  de  ses  tableaux,  dessiner  plus  savamment  :  que  lui 
arriva-t-il  ?  Une  chose  remarquable  :  il  n'atteignit  pas  la  pureté  du 
dessin,  et  il  perdit  l'éclat  de  la  couleur. 

Ainsi  donc,  indulgence  ou  critique  circonspecte  pour  les  vrais 
talents  aussitôt  qu'ils  sont  reconnus.  Cette-indulgence  est  d'ailleurs  un 
foible  dédommagement  des  chagrins  semés  dans  la  carrière  des  lettres. 
Un  auteur  ne  jouit  pas  plus  tôt  de  celte  renommée,  objet  de  tous  ses 
désirs,  qu'elle  lui  paroît  aussi  vide  qu'elle  l'est  en  effet  pour  le  bon- 
heur de  la  vie.  Pourroit-elle  le  consoler  du  repos  qu'elle  lui  enlève? 
Parviendra -t-il  même  jamais  à  savoir  si  cette  renommée  tient  à  l'esprit 
de  parti,  à  des  circonstances  particulières,  ou  si  c'est  une  véritable 
gloire  fondée  sur  des  titres  réels?  Tant  de  méchants  livres  ont  eu  une 
vogue  si  prodigieuse  !  quel  prix  peut-on  attacher  à  une  célébrité  que 
l'on  partage  souvent  avec  une  foule  d'hommes  médiocres  ou  déshono- 
rés? Joignez  à  cela  les  peines  secrètes  dont  les  Muses  se  plaisent  à 
affliger  ceux  qui  se  vouent  à  leur  culte,  la  perte  des  loisirs,  le  déran- 
gement de  la  santé.  Qui  voudroit  se  charger  de  tant  de  maux  pour  les 
avantages  incertains  d'une  réputation  qu'on  n'est  pas  sûr  d'obtenir, 
qu'on  vous  contestera  du  moins  pendant  votre  vie,  et  que  la  postérité 
ne  confirmera  peut-être  pas  après  votre  mort?  Car,  quel  que  soit 
l'éclat  d'un  succès,  il  ne  peut  jamais  vous  donner  la  certitude  de  votre 
talent;  il  n'y  a  que  la  durée  de  ce  succès  qui  vous  révèle  ce  que  vous 
êtes.  Mais,  autre  misère,  le  temps,  qui  fait  vivre  l'ouvrage,  tue  l'au- 
teur, et  l'on  meurt  avant  de  savoir  qu'on  est  immortel. 

Si  l'on  croyoit  que  nous  voulons  rabaisser,  par  ces  réflexions,  la 
gloire  des  lettres,  on  se  tromperoit  :  c'est  la  première  de  toutes  les 
gloires.  Disposer  de  l'opinion  publique,  maîtriser  les  esprits,  remuer 
les  âmes,  étendre  ce  pouvoir  à  tous  les  lieux,  à  tous  les  temps,  il  n'y 
a  point  d'empire  comparable  à  celui-là.  On  peut  braver,  quand  on  le 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  533 

possède,  toutes  les  infortunes  de  la  vie.  c  Épiciète,  dit  l'épitaphe 
grecque,  boiteux,  esclave,  pauvre  comme  Irus,  étoit  pourtant  le  favori 
des  dieux!  »  Mais  combien  compte-t-on  de  ces  génies  qui  naissent 
l'ois,  et  a.  qui  la  puissance  appartient  par  droit  de  nature?  Sur  un  nom- 
bre immense  d'écrivains,  si  quelques-uns  seulement  sont  favorisés  du 
ciel,  faut-il  que  les  autres  poursuivent  une  carrière  où,  inutiles  à  la 
société,  ils  ne  rencontrent  que  misère,  oubli,  ridicule,  une  carrière  où 
l'amour-propre  blessé  peut  les  rendre  les  plus  malheureux  et  quelque- 
fois les  plus  méchants  des  hommes?  La  chance  d'un  bon  billet  sur 
mille  mauvais  est  trop  désavantageuse  pour  la  tenter  : 

Soyons  plutôt  maçons. 

II  nous  est  arrivé  d'annoncer  l'avenir  politique  de  la  France  avec 
assez  de  justesse;  il  nous  est  plus  facile  encore  de  prédire  son  avenir 
littéraire.  L'espèce  d'impuissance  dont  nous  sommes  frappés  aujour- 
d'hui par  le  système  stérile  de  notre  administration  est  un  acci- 
dent qui  passera  avec  ce  système  ;  mais  il  restera  toujours  dans  nos 
lettres  l'infirmité  de  la  vieillesse  et  le  dépérissement  de  la  caducité. 

Ce  n'est  donc  pas  inutilement  pour  sa  renommée,  mais  inutilement 
pour  nous,  que  M.  Dussault  est  venu  dans  ces  derniers  temps,  avec 
MM.  de  Fontanes  et  de  La  Harpe,  éclairer  notre  littérature;  il  n'a  pu 
jeter  de  lumière  que  sur  des  ruines.  Après  le  siècle  d'Auguste,  Quinti- 
lien  donna  des  leçons  de  goût  à  ceux  qui  ne  pouvoient  plus  en  pro- 
fiter; on  vit  aussi  sous  Adrien  les  arts  reproduire  un  moment  les 
plus  beaux  temps  de  la  Grèce  : 

Quelquefois  un  peu  de  verdure 
Rit  sur  la  glace  de  nos  champs  : 
Elle  console  la  nature, 
Mais  elle  sèche  en  peu  de  temps. 

Nous  irons  nous  enfonçant  de  plus  en  plus  dans  la  barbarie.  Tous 
les  genres  sont  épuisés  :  les  vers,  on  ne  les  aime  plus,  les  chefs- 
d'œuvre  de  la  scène  nous  ennuieront  bientôt,  et,  comme  tous  les  peu- 
ples dégénérés,  nous  finirons  par  préférer  des  pantomimes  et  des 
combats  de  bêtes  aux  spectacles  immortalisés  par  le  génie  de  Cor- 
neille, de  Racine  et  de  Voltaire.  Nous  avons  vu  à  Athènes  la  hutte  d'un 
santon  sur  le  haut  d'une  corniche  du  temple  de  Jupiter-Olympien;  à 
Jérusalem,  le  toit  d'un  chevrier  parmi  les  ruines  du  temple  de  Salo- 
mon;  à  Alexandrie,  la  tente  d'un  bédouin  au  pied  de  la  colonne  de 
Pompée;  à  Carthage,  un  cimetière  des  Maures  dans  les  débris  du 
palais  de  Didon  :  ainsi  finissent  les  empires. 


52>k  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

Nous  l'avouerons  :  nous  nous  sommes  arrêté,  avec  un  plaisir  qui 
n'étoit  pas  sans  un  mélange  de  quelque  peine,  aux  Annales  litlèraires, 
nous  nous  sommes  souvenu  des  temps  où  nous  combattions  nous- 
même  en  faveur  de  la  monarchie  avec  les  seules  armes  qui  nous 
étoient  alors  permises,  où  nous  cherchions  à  réveiller  la  religion  dans 
le  cœur  des  François,  pour  leur  faire  jeter  un  regard  sur  le  passé, 
pour  les  disposer  à  s'attendrir  sur  les  cendres  de  leurs  pères,  pour 
leur  rappeler  qu'il  existoit  encore  des  rejetons  de  ces  rois  sous  lesquels 
la  France  avoit  joui  de  tant  de  bonheur  et  de  tant  de  gloire.  L'auteur 
des  Annales  annonça  ces  ouvrages,  fruit  du  malheur  plutôt  que  du 
talent.  En  relisant  ce  qu'il  vouloit  bien  dire  de  nous,  en  nous  repor- 
tant à  ces  jours  de  jeunesse,  d'amitié  et  d'étude,  nous  nous  surpre- 
nons à  les  regretter;  nous  en  étions  alors  à  l'espérance. 


SI  n   UN  OUVRAGE 

DE   M.  LE   G"'  DE   BOISSY-D'ANGLAS, 

INTITULE   : 

ESSAI  SUR   LÀ    VIE,    LES  ÉCRITS  ET   LES   OPlMO^^S 
DE    M.    DE   MALESnERDES. 


Mars  1819. 

L'esprit  philosophique  qui  a  dénaturé  notre  littérature  a  surtout 
corrompu  notre  histoire  :  prenant  les  mœurs  pour  des  préjugés,  il  a 
substitué  des  maximes  à  des  peintures,  «ne  raison  absolue  à  cette 
raison  relative  qui  sort  de  la  nature  des  choses  et  qui  forme  le  génie 
des  siècles. 

Ce  même  esprit,  en  examinant  les  hommes,  ne  les  mesure  que 
d'après  ses  règles  :  il  les  juge  moins  d'après  leurs  actions  que  d'après 
leurs  opinions.  Il  y  a  tels  personnages  auxquels  il  ne  pardonne  leurs 
vertus  qu'en  considération  de  leurs  erreurs. 

Ces  réflexions  ne  sont  point  applicables  à  l'auteur  de  VEssai  sur  la 
vie  de  M.  de  Malesherbes.  M.  le  comte  de  Boissy-d'Anglas  se  connoît  en 
courage  et  en  sentiments  généreux.  Il  seroit  pourtant  à  désirer  qu'il 
eût  commencé  son  ouvrage  par  un  morceau  moins  propre  à  réveiller 
l'esprit  de  parti.  Pourquoi  tous  ces  détails  sur  les  souffrances  des  pro- 
testants? Si  c'est  une  instruction  paternelle  que  V auteur  adresse  à  ses 
enfants,  elle  est  trop  longue;  si  c'est  un  traité  historique,  il  est  trop 
court.  L'histoire  veut  surtout  qu'on  ne  dissimule  rien,  et  qu'une  partie 
du  tableau  ne  soit  pas  plongée  dans  l'ombre,  tandis  que  l'autre  reçoit 
exclusivement  la  lumière.  M.  le  comte  de  Boissy-d'Anglas  gémit  sur 
les  proscriptions  des  calvinistes  et  les  lois  cruelles  dont  ils  furent 
frappés.  11  n'y  a  pas  un  honnête  homme  qui  ne  partage  son  indigna- 
tion ;  mais  pourquoi  ne  dit-il  pas  que  les  protestants  de  Nîmes  avoient 
égorgé  deux  fois  les  catholiques,  une  première  fois  en  1567,  et  une 
seconde  fois  en  1569,  avant  que  les  catholiques  eussent,  en  1572, 


536  MELANGES   LITTERAIRES. 

massacré  les  protestants  '  ?  Il  s'élève  contre  V Apologie  de  Louis  XIV  sur 
la  révocation  de  l'édit  de  Nantes;  mais  cette  Apologie  est  pourtant  un 
excellent  morceau  de  critique  historique.  Si  l'abbé  de  Caveyrac  sou- 
tient que  la  journée  de  la  Saint-Barthélémy  fut  moins  sanglante  qu'on 
ne  l'a  cru ,  c'est  qu'heureusement  ce  fait  est  prouvé.  Lorsque  la 
Bibliothèque  du  Vatican  étoit  à  Paris  (trésor  inappréciable  auquel 
presque  personne  ne  songeoit),  j'ai  fait  faire  des  recherches;  j'ai 
trouvé  sur  la  journée  de  la  Saint-Barthélémy  les  documents  les  plus 
précieux.  Si  la  vérité  doit  se  rencontrer  quelque  part,  c'est  sans  doute 
dans  des  lettres  écrites  en  chiffres  aux  souverains  pontifes,  et  qui 
étoîent  condamnées  à  un  secret  éternel.  Il  résulte  positivement  de  ces 
lettres  que  la  Saint-Barthélémy  ne  fut  point  préméditée;  qu'elle  ne  fut 
que  la  conséquence  soudaine  de  la  blessure  de  l'amiral,  et  qu'elle 
n'enveloppa  qu'un  nombre  de  victimes,  toujours  beaucoup  trop  grand 
sans  doute,  mais  au-dessous  des  supputations  de  quelques  historiens 
passionnés.  M.  le  comte  de  Boissy-d'Anglas  montre  partout  une  sin- 
cère horreur  pour  les  excès  révolutionnaires  :  cependant,  si  son  opi- 
nion étoit  que  l'on  a  exagéré  le  nombre  des  personnes  sacrifiées,  ne 
seroit-il  pas  souverainement  injuste  de  dire  qu'il  fait  l'apologie  du 
meurtre  et  du  crime? 

Quant  aux  lois  qui  pesoient  sur  les  protestants  en  France,  étoient- 
elles  plus  rigoureuses  que  ces  fameuses  lois  de  découverte  (laws  of 
discovery)  qui  frappent  encore  aujourd'hui  les  catholiques  en  Irlande? 
Par  ces  lois,  les  catholiques  sont  entièrement  désarmés.  Ils  sont  inca- 
pables d'acquérir  des  terres.  Si  un  enfant  abjure  la  religion  catholique, 
il  hérite  de  tout  le  bien,  quoiqu'il  soit  le  plus  jeune.  Si  le  fils  abjure 
sa  religion,  le  père  n'a  aucun  pouvoir  sur  son  propre  bien,  mais  il 
perçoit  une  pension  sur  ce  bien,  qui  passe  à  son  fils.  Aucun  catholique 
ne  peut  faire  un  bail  pour  plus  de  trente-et-un  ans.  Les  prêtres  qui 
célébreront  la  messe  seront  déportés,  et  s'ils  reviennent,  pendus.  Si 
un  catholique  possède  un  cheval  valant  plus  de  cinq  livres  sterling, 
il  sera  confisqué  au  profit  du  dénonciateur. 

Que  conclure  de  ces  déplorables  exemples?  Que  partout  on  abuse 
de  la  force  ;  que  partout  catholiques  et  protestants,  lorsque  les  pas- 
sions les  animent,  peuvent  se  servir  des  -motifs  les  plus  sacrés  pour 
les  actes  les  plus  impies;  qu'enfin  la  religion  et  la  philosophie  ne  sont 
pas  toujours  pratiquées  par  des  saints  et  par  des  sages. 


1.  Les  protestants  de  Nîmes  avoient  égorgi^  deux  fois  les  catholiques,  et,  à  la  Saint- 
Barthélémy  les  catholiques  de  la  môme  ville  refusèrent  de  massacrer  les  protestants. 
Je  pourrois  en  dire  davantage  si  je  voulois  parler  du  commencement  de  la  révolution. 


MÉLANGES   LITTÉll AlUES.  537 

Au  reste,  ne  jugeons  point  les  hommes  sur  ce  qu'ils  ont  dit,  mais 
d'après  ce  qu'ils  ont  fait  :  voyons  M.  de  Malesherbes  sortir  de  sa 
retraite  à  l'âge  de  soixante- douze  ans  pour  venir  offrir  à  l'ancien 
maître  dont  il  étoit  presque  oublié,  l'autorité  de  ses  cheveux  blancs  et 
le  vénérable  appui  de  sa  vieillesse.  «  Lorsque  la  pompe  et  la  splendeur 
de  Versailles,  dit  éloquemment  M.  de  Boissy-d'Anglas,  étoient  rem- 
placées par  l'obscurité  de  la  tour  du  Temple,  M.  de  Malesherbes  put 
devenir  pour  la  troisième  fois  le  conseil  de  celui  qui  étoit  sans  cou- 
ronne et  dans  les  fers,  de  celui  qui  ne  pouvoit  offrir  à  personne  que  la 
gloire  de  finir  ses  jours  sur  le  même  échafaud  que  lui.  » 

M.  de  Malesherbes  écrivit  au  président  de  la  Convention  pour  lui 
proposer  de  défendre  le  roi. 

«  Je  ne  vous  demande  point,  lui  dit-il  dans  sa  lettre,  de  faire  part 
à  la  Convention  de  mon  offre,  car  je  suis  bien  éloigné  de  me  croire 
un  personnage  assez  important  pour  qu'elle  s'occupe  de  moi;  mais 
j'ai  été  appelé  deux  fois  au  conseil  de  celui  qui  fut  mon  maître  dans 
le  temps  où  cette  fonction  étoit  ambitionnée  de  tout  le  monde  :  je  lui 
dois  le  même  service  lorsque  c'est  une  fonction  que  bien  des  gens 
trouvent  dangereuse.  » 

Plutarque  ne  nous  a  rien  transmis  d'un  héroïsme  plus  simple.  Dans 
les  âmes  faites  pour  la  vertu,  la  vertu  est  une  action  naturelle  qui 
s'accomplit  sans  effort,  comme  les  autres  mouvements  de  la  vie. 

Louis  XVI  parut  à  la  barre  de  la  Convention  le  26  décembre. 
^L  Desèze  termina  son  plaidoyer  par  ces  mots,  qui  sont  restés  dans  la 
mémoire  des  hommes  :  «  Louis  vint  au-devant  des  désirs  du  peuple 
par  des  sacrifices  personnels  sans  nombre,  et  cependant  c'est  au  nom 
de  ce  même  peuple  qu'on  demande  aujourd'hui...  Citoyens,  je  n'achève 
pas;  je  m'arrête  devant  l'histoire.  » 

Ils  ne  se  sont  pas  arrêtés  devant  l'histoire  !  Ils  l'ont  bravée  !  Auroient- 
ils  pressenti  qu'elle  leur  réservoit  la  miséricorde  de  Louis  XVIII? 

M.  de  Malesherbes  vint  à  la  Convention  avec  xMM.  Desèze  et  Tron- 
chet  pour  appuyer  la  demande  d'un  sursis,  d'un  appel  au  peuple,  et 
pour  réclamer  contre  la  manière  dont  les  votes  avoient  été  comptés. 
Il  ne  put  prononcer  que  quelques  paroles  entrecoupées  de  sanglots.  Il 
avoit  sollicité  le  sacrifice;  tout  le  poids  du  sacrifice  retomba  sur  lui. 
Il  fut  chargé  d'annoncer  au  roi  l'arrêt  fatal.  Écoutons-le  lui-même 
raconter  cette  scène  dans  la  prison  à  M.  Hue  :  «  Je  vois  encore  le  roi 
(c'est  M.  de  Malesherbes  qui  parle);  il  avoit  le  dos  tourné  vers  la 
porte,  les  coudes  appuyés  sur  la  table,  et  le  visage  couvert  de  sa  main. 
Au  bruit  que  je  fis  en  entrant,  il  se  leva  :  «  Depuis  deux  heures,  me 
«  dit-il,  je  recherche  en  ma  mémoire  si  durant  le  cours  de  mon  règne 


538  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

«  j'ai  donné  volontairement  à  mes  sujets  quelque  juste  sujet  de  plainte 
«  contre  moi  ;  je  vous  le  jure  en  toute  sincérité,  je  ne  mérite  de  la  part 
((  des  François  aucun  reproche.  » 

M.  de  Malesherbes  tomba  aux  pieds  de  son  maître,  et  voulut  lui 
annoncer  son  sort.  «  Il  étoit  étouffé  par  ses  sanglots,  dit  Cléry,  et  il  fat 
plusieurs  moments  sans  pouvoir  parler.  Le  roi  le  releva,  et  le  serra 
contre  son  sein  avec  affection.  M.  de  Malesherbes  lui  apprit  le  décret 
de  condamnation  à  la  mort  :  le  roi  ne  fit  aucun  mouvement  qui  annon- 
çât de  la  surprise  ou  de  l'émotion  ;  il  ne  parut  affecté  que  de  la  dou- 
leur de  ce  respectable  vieillard,  et  chercha  même  à  le  consoler.  » 

Les  hommes  vulgaires  tombent  et  ne  se  relèvent  plus  sous  le  poids 
du  malheur;  les  grands  hommes,  tout  chargés  qu'ils  sont  d'adversités, 
marchent  encore  :  de  forts  soldats  portent  légèrement  une  pesante 
armure.  Après  l'accomplissement  du  crime,  le  vénérable  défenseur  du 
roi  se  retira  à  Malesherbes  :  les  bourreaux  vinrent  bientôt  l'y  cher- 
cher. 11  fut  enfermé  dan?  la  prison  de  Port-Royal  avec  presque  tous 
les  siens'.  Son  vertueux  gendre,  M.  de  Rosambo,  périt  le  premier. 
Ensuite,  le  plus  intègre  des  magistrats  parut  lui-même  devant  les  plus 
iniques  des  juges,  avec  sa  fille,  M"^  de  Rosambo,  sa  petit-fille,  M""^  de 
Chateaubriand,  femme  de  mon  frère  aîné,  qui  eut  aussi  les  mêmes 
juges  et  le  même  échafaud  :  qu'on  me  pardonne  cette  vanité  de 
famille.  M.  de  Malesherbes  est  qualifié  dans  son  interrogatoire  de 
défenseur  officieux  de  celui  qui  a  régné  sous  le  nom  de  Louis  XVI.  On 
lui  demanda  si  quelqu'un  s'étoit  chargé  de  plaider  sa  cause  ;  il  répon- 
dit par  un  seul  mot  :  Non.  Le  tribunal  lui  nomma  d'office  un  défen- 
seur appelé  Duchâteau.  Ainsi,  celui  qui  avoit  défendu  volontairement 
Louis  XVI  ne  trouva  point  de  défenseur  volontaire.  Dans  ces  temps, 
où  tout  innocent  étoit  coupable,  les  avocats  reculèrent  devant  cin- 
quante années  de  vertus,  comme,  dans  les  jours  de  justice,  ils  refu- 
sent quelquefois  de  prêter  leur  ministère  à  de  trop  grands  crimes. 
M.  de  Boissy-d'Anglas  dit  que  l'épouvante  avoit  glacé  tous  les  cœurs  : 
tous,  sans  doute,  excepté  ceux  des  victimes. 

L'homme  de  bien  reçut  son  arrêt  avec  le  calme  le  plus  profond  : 
on  eût  dit  qu'il  ne  l'avoit  pas  entendu,  tant  il  y  parut  insensible;  mais 
il  s'attendrit  sur  ses  enfants,  que  frappoit  la  même  sentence.  II  sortit 
de  la  prison  pour  aller  à  la  mort,  appuyé  sur  sa  fille,  M'"=  de  Rosambo, 
qui  étoit  elle-même  suivie  de  sa  fille  et  de  son  gendre.  Au  moment  où 
ce  lugubre  cortège  alloit  franchir  le  guichet.  M""*  de  Rosambo  aperçut 

\.  M'"»  dr!  Rosambo  et  son  fils,  M.  et  M""  de  Chateaubriand,  M.  et  M""-'  de  Tocqiio- 
ville,  M.  Le  Peletier  d'Aunay. 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  539 

M"«  de  Sombreuil,  si  fameuse  par  sa  piété  filiale,  «  Mademoiselle, 
lui  dit-elle,  vous  avez  eu  le  bonheur  de  sauver  la  vie  à  votre  père,  je 
vais  avoir  celui  de  mourir  avec  le  mien.  » 

«  M.  de  Malesherbes  (je  ne  saurois  mieux  faire  que  de  transcrire  ici 
\m  passage  de  l'ouvrage  de  M.  de  Boissy-d'Anglas),  M.  de  Malesherbes 
avoit  vécu  comme  Socrate,  il  devoit  mourir  comme  lui.  Mais  sa  mort 
fut  plus  douloureuse,  puisque,  avant  de  cesser  de  vivre,  il  eut  sous 
les  yeux  l'affreux  spectacle  de  la  mort  d'une  partie  do  sa  famille ,  et 
qu'on  différa  son  supplice  pour  en  augmenter  la  cruauté.  » 

Ainsi  finit  de  servir  sa  patrie  en  même  temps  qu'il  cessa  de  vivre 
l'un  des  hommes  les  plus  dignes  de  l'estime  et  de  la  vénération  de  ses 
contemporains  et  de  l'avenir.  On  peut  dire  qu'il  honora  l'espèce 
humaine  par  ses  hautes  et  constantes  vertus  en  même  temps  qu'il  la 
fit  aimer  par  le  charme  de  son  caractère.  » 

L'éloge  de  M.  de  Malesherbes  ne  seroit  pas  complet  si  on  n'y  ajoutoit 
les  paroles  du  Testament  de  Louis  XVI. 

«  Je  prie  MM.  de  Malesherbes,  Tronchet  et  de  Sèze  de  recevoir  ici 
tous  mes  remercîments  et  l'expression  de  ma  sensibilité  pour  tous  les 
soins  et  les  peines  qu'ils  se  sont  donnés  pour  moi.  » 

Pourquoi  M.  le  comte  de  Boissy-d'Anglas,  qui  a  loué  si  dignement 
M.  de  Malesherbes,  s'efforce-t-il  de  nier  le  changement  qui  s'étoit 
opéré  dans  quelques-unes  des  opinions  de  cet  homme  illustre?  Quelle 
si  grande  importance  met-il  à  prouver  que  l'ami  et  le  protecteur  de 
Jean-Jacques  Rousseau  ne  s'est  jamais  accusé  d'avoir  contribué  par 
ses  idées  aux  malheurs  de  la  révolution?  Cet  aveu  rendoit-il  à  ses 
yeux  l'homme  moins  grand  ou  la  révolution  plus  petite?  Pourquoi 
rejette-il  les  faits  avancés  par  M.  de  Molleville  et  par  M.  Hue?  Pour- 
quoi veut-il  balancer,  par  son  opinion  étrangère,  des  traditions  de 
famille?  J'ai  moi-même  entendu  M.  de  Malesherbes,  déplorant  ses 
anciennes  liaisons  avec  Condorcet,  s'expliquer  sur  le  compte  de  ce 
philosophe  avec  une  véhém3nce  qui  m'empêche  de  répéter  ici  ses 
propres  paroles.  M.  de  Tocqueville,  qui  a  épousé  une  autre  petite-fiUe 
de  M.  de  Malesherbes,  m'a  raconté  que  cet  homme  admirable,  la  veille 
de  sa  mort,  lui  dit  :  «  Mon  ami,  si  vous  avez  des  enfants,  élevez-les 
pour  en  faire  des  chrétiens-,  il  n'y  a  que  cela  de  bon.  » 

Ainsi,  ce  fidèle  serviteur  avoit  profité  de  la  leçon  de  son  auguste 
maître.  Le  roi  captif,  en  le  chargeant  d'aller  lui  chercher  un  prêtre 
non  assermenté,  lui  avoit  dit  :  «Mon  ami,  la  religion  console  tout 
autrement  que  la  philosophie.  » 

M.  de  Malesherbes  ne  manqua  pas  de  consolations  religieuses  à  ses 
derniers  moments.  II  y  avoit  quelques  prêtres,  condamnés  comme  lui, 


5!i0  MÉLANGES   LITTERAIRES. 

sur  le  tombereau  qui  le  conduisit  au  lieu  de  l'exécution.  La  tolérance 
philanthropique  avoit  trouvé  ce  moyen  de  donner  des  confesseurs  aux 
chrétiens  qu'elle  envoyoit  au  supplice. 

Mettons  d'accord  les  deux  opinions  :  que  la  philosophie  réclame  la 
première  partie  de  la  vie  de  M.  de  Malesherbes,  la  religion  se  conten- 
tera de  la  dernière. 

Quand  M.  le  comte  de  Boissy-d'Anglas  aflirme  encore  que  M.  de 
Malesherbes  eût  approuvé  la  loi  des  élections,  cela  paroît  un  peu 
extraordinaire  :  la  loi  des  élections  n'avoit  que  faire  ici.  M.  de  Males- 
herbes est  mort  victime  des  opinions  démocratiques  :  fouiller  dans 
son  tombeau  pour  y  découvrir  un  suffrage  favorable  à  ces  opinions,  ce 
n'est  peut-être  pas  là  qu'on  pouvoit  espérer  le  trouver.  S'il  n'étoit 
oiseux  de  rechercher  ce  qu'eût  été  M.  de  Malesherbes  en  supposant 
qu'il  eût  vécu  jusqu'à  la  restauration,  j'aurois  sur  ce  point  des  idées 
bien  différentes  de  celles  de  M.  de  Boissy-d'Anglas.  II  y  a  deux  modé- 
rations :  l'une  est  de  l'impuissance,  l'autre  est  de  la  force  :  avec  la 
première  on  ne  peut  marcher,  avec  la  seconde  on  s'arrête  quand  on 
veut;  avec  l'une  tout  fait  peur,  avec  l'autre  on  est  sans  crainte.  M.  de 
Malesherbes  possédoit  cette  dernière  et  précieuse  modération.  Il  n'au- 
roit  jamais  été  retenu  par  le  cri  éternel  des  médiocres  et  des  pusilla- 
nimes :  «  Vous  allez  trop  loin.  »  Il  eût  donc  été  un  ardent  et  un  zélé 
royaliste.  Il  eût  voté  comme  son  collègue  M.  Desèze  contre  la  loi  des 
élections;  les  principes  ministériels  lui  auroient  paru  funestes,  et, 
rangé  par  cette  raison  dans  la  classe  des  exclusifs,  il  eût  grossi  la  liste 
des  destitués  pour  services  rendus  à  la  cause  royale. 

M.  de  Malesherbes  fut  un  homme  à  part  au  milieu  de  son  siècle. 
Ce  siècle,  précédé  des  grandeurs  de  Louis  XIY  et  suivi  des  crimes  de 
la  révolution,  disparoît  comme  écrasé  entre  ses  pères  et  ses  fils.  Le 
règne  de  Louis  XV  est  l'époque  la  plus  misérable  de  notre  histoire; 
quand  on  en  cherche  les  personnages,  on  est  réduit  à  fouiller  les  anti- 
chambres de  M.  le  duc  de  Choiseul ,  ou  les  salons  de  M"''  d'Épinay  et 
de  M""*  Geoffrin.  La  société  entière  se  décomposoit  :  les  hommes  d'État 
devenoient  des  gens  de  lettres,  les  gens  de  lettres  des  hommes  d'État, 
les  grands  seigneurs  des  banquiers  et  les  fermiers  généraux  de  grands 
seigneurs.  Les  modes  étoient  aussi  ridicules  que  les  arts  étoient  de 
mauvais  goût,  et  l'on  pcignoit  des  bergères  en  panier  dans  les  salons 
où  les  colonels  brodoient  au  tambour.  Et  comme  pourtant  ce  peuple 
françois  ne  peut  jamais  être  tout  à  fait  obscur,  il  gagnoit  encore  la 
bataille  de  Fontcnoy,  pour  empêcher  la  prescription  contre  la  gloire, 
et  Montesquieu,  Voltaire,  Buffon  et  Rousseau  écrivoient  pour  maintenir 
nos  droits  au  génie. 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  5Zil 

Notre  célébrité  se  réfugia  particulièrement  dans  les  lettres  ;  mais  il 
en  résulta  un  autre  mal.  Les  auteurs  pullulèrent;  on  devint  fameux  avec 
un  gros  dictionnaire  ou  avec  un  quatrain  dans  VAlmanach  des  Muses; 
Dorât  et  Diderot  eurent  leur  culte.  Les  poêles  chantoient  le  temps  des 
cinq  maîtresses  et  détruisoient  les  mœurs  ;  les  philosophes  bâtissoient 
V Encyclopédie  et  démolissoient  la  France. 

Toutefois,  des  figures  respectables  se  montroient  dans  les  arrière- 
plans  du  tableau.  Elles  appartenoicnt  presque  toutes  à  l'ancienne 
magistrature.  Quelques-unes  de  nos  familles  de  robe  retraçoient,  par 
la  naïveté  de  leurs  mœurs,  ces  temps  où  Henri  III ,  venant  visiter  le 
président  de  Thou,  s'asseyoit,  faute  de  chaise,  sur  un  coffre.  M.  de 
Malesherbes  conservoit  la  science,  la  probité,  la  bonhomie  et  la  bonne 
humeur  des  anciens  jours.  On  raconte  mille  traits  de  sa  distraction  et 
de  sa  simplicité.  Il  rioit  souvent  :  son  visage  étoit  aussi  gai  que  sa 
conscience  étoit  sereine.  Au  premier  abord ,  on  auroit  pu  le  prendre 
pour  un  homme  commun,  mais  on  découvroit  bientôt  en  lui  une  haute 
distinction  :  la  vertu  porte  écrite  sur  son  front  la  noblesse  de  sa  race. 
Ce  qui  prouve  le  charme  et  la  supériorité  de  M.  de  iMalesherbes,  c'est 
qu'il  conserva  ses  amis  dans  les  jours  de  ses  succès.  Or,  le  plus  grand 
effort  de  l'amitié  n'est  pas  de  partager  nos  infortunes ,  c'est  de  nous 
pardonner  nos  prospérités.  Si  M.  de  Malesherbes  ne  fit  que  passer  dans 
les  affaires,  c'est  qu'on  ne  parvient  point  au  pouvoir  avec  une  réputa- 
tion faite,  ou  que  du  moins  on  n'y  reste  pas  longtemps.  Il  n'y  a  que 
la  médiocrité  ou  le  mérite  inconnu  qui  puissent  monter  et  rester  aux 
premières  places. 

Deux  mots  échappés  à  ]\L  de  Malesherbes  peignent  admirablement 
sa  magnanimité.  Lorsque  le  roi  fut  conduit  à  la  Convention,  M.  de 
Malesherbes  ne  lui  parloit  qu'en  l'appelant  sire  et  votre  majesté.  Treil- 
hard  l'entendit,  et  s'écria,  îurieux  :  «  Qui  vous  rend  si  hardi  de  pro- 
noncer ici  des  mots  que  la  Convention  a  proscrits?  »  —  «  Mon  mépris 
pour  vous  et  pour  la  vie,  »  répondit  M.  de  Malesherbes. 

Le  roi  demandoit  un  jour  à  son  vieil  ami  comment  il  pouvoit  récom- 
penser MM.  Desèze  et  Tronchet.  «  J'ai  songé  à  leur  faire  un  legs, 
disoit  l'infortuné  monarque,  mais  le  payeroit-on  ?»  —  «  Il  est  payé, 
sire,  répondit  M.  de  Malesherbes  :  vous  les  avez  choisis  pour  défen- 
seurs. » 

Dans  ma  jeunesse,  j'avois  formé  le  projet  de  découvrir  par  terre,  au 
nord  de  l'Amérique  septentrionale,  le  passage  qui  établit  la  commu- 
nication entre  le  détroit  de  Behring  et  les  mers  du  Groenland.  M.  de 
Malesherbes,  confident  de  ce  projet,  l'adoptoit  avec  toute  la  chaleur 
de  son  caractère.  Je  me  souviens  encore  de  nos  longues  dissertations 


5/i2  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

géographiques.  Que  de  choses  il  me  recommandoit  !  que  de  plantes 
je  devois  kii  rapporter  pour  son  jardin  de  Malesherbes!  Je  n'ai  pas  eu 
le  bonheur  de  l'orner,  ce  jardin  où  l'on  voyoit  : 

Un  vieillard  tout  semblable  au  vieillard  de  Virgile, 
Homme  égalant  les  rois,  homme  approchant  des  dieux,    , 
Et,  comme  ces  derniers,  satisfait  et  tranquille. 

Mais  les  beaux  cèdres  que  ce  vieillard  a  plantés,  et  qui  ont  grandi 
comme  sa  renommée,  sont  aujourd'hui  religieusement  cultivés  par 
mon  neveu,  son  filleul  et  son  arrière-petit-fils.  C'est  avec  un  plaisir 
mêlé  d'un  juste  orgueil  que  je  trouve  ainsi  mon  nom  uni,  dans  la 
retraite  d'un  sage,  au  nom  de  M.  de  Malesherbes.  Si,  comme  ce  nom 
immortel ,  le  mien  ne  représente  pas  la  gloire ,  comme  ce  même  nom 
du  moins  il  rappellera  la  fidélité. 


PANORAMA   DE    JÉRUSALEM. 


Avril  1819. 

M.  Prévôt  a  pris  la  vue  de  Jérusalem  du  haut  du  couvent  de  Saint- 
Sauveur.  On  découvre  de  ce  point  la  ville  entière  et  le  cercle  presque 
complet  de  l'horizon.  Cet  horizon  embrasse,  à  l'orient  et  au  midi,  le 
chemin  de  Bethléem,  les  montagnes  d'Arabie,  un  coin  de  la  mer 
Morte  et  la  montagne  des  Oliviers;  au  nord  et  à  l'ouest,  les  mon- 
tagnes de  Sichem  ou  de  Naplouse ,  le  chemin  de  Damas  et  les  mon- 
tagnes de  Judée  sur  la  route  de  Jaffa. 

Tous  ces  lieux ,  ainsi  que  les  plus  petits  détails  de  Jérusalem ,  sont 
décrits  dans  l'Itinéraire,  et  peuvent  senir  d'explication  au  Panorama. 
Qu'il  me  soit  permis  seulement  de  rappeler  le  tableau  général  de  la 
ville,  en  priant  le  lecteur  d'observer  deux  choses  : 

1°  .Mon  point  de  vue ,  pris  de  la  montagne  des  Oliviers ,  est  consé- 
quemment  tout  juste  à  l'opposé  du  point  de  vue  de  M.  Prévôt  :  dans 
le  Panorama ,  la  montagne  des  Oliviers  est  en  face  ;  dans  ma  descrip- 
tion, c'est  Jérusalem  qu'on  a  devant  soi. 

2°  Je  me  trouvois  en  Judée  au  mois  d'octobre  ;  le  soleil  étoit  ardent  ; 
les  cieux  étoient  devenus  d'airain;  les  montagnes  étoient  arides,  sèches 
et  bridées.  M.  Prévôt  a  vu  Jérusalem  en  hiver,  par  un  temps  pluvieux 
et  sombre,  ce  qui  convient  également  à  la  tristesse  du  site  et  des  sou- 
venirs. A  ces  petites  différences  près,  les  deux  tableaux  ont  l'air  d'avoir 
été  calqués  l'un  sur  l'autre.  Voyez  donc  la  description  extraite  de 
VIlinèraire. 

Telle  est  aujourd'hui  Jérusalem,  et  telle  la  représente  le  Panorama. 
Compagnon  naturel  de  tous  les  voyageurs ,  m'associant  en  pensée  à 
leurs  périls  et  à  leurs  travaux,  j'admire  trop  les  arts,  j'aime  trop  les 
Muses  pour  ne  pas  me  faire  un  devoir  de  recommander  à  la  France 
les  talents  qui  la  peuvent  honorer.  Soyons  reconnoissants  envers 
l'homme  courageux  qui  a  immolé  à  son  art  sa  santé ,  son  repos  et  sa 
fortune.  Ce  n'est  encore  là  que  le  moindre  des  sacrifices  de  M.  Prévôt: 
il  a  eu  le  malheur  de  perdre  son  neveu.  Ce  jeune  peintre,  de  la  plus 
belle  espérance,  vrai  martyr  des  arts,  est  mort  à  la  vue  de  la  Grèce, 


b'ik  MÉLANGES   LITTERAIRES. 

et  son  corps  a  été  abandonné  aux  flots  de  cette  mer  qui  baigne  la 
pairie  d'Apelles.  Ainsi  toutes  les  peines  sont  pour  les  voyageurs ,  tous 
les  plaisirs  pour  nous,  qui  profitons  du  voyage  :  nous  allons  an  bout 
de  la  terre  sans  quitter  notre  patrie.  Aprçs  tout,  c'est  toujours  là  qu'il 
en  faut  revenir;  et  quand  on  a  vu  toutes  les  villes  du  monde,  on 
trouve  encore  que  celles  de  son  pays  sont  les  plus  belles  :  c'ctoit 
l'opinion  de  Montaigne. 

((  Je  responds ,  dit-il ,  ordinairement  à  ceux  qui  me  demandent 
raison  de  mes  voyages  :  Je  sais  bien  ce  que  je  fuis,  mais  non  p:is  ce 
que  je  cherche.  Si  on  me  dit  que  parmy  les  estrangers  il  y  peut  avoir 
aussi  peu  de  santé ,  et  que  leurs  mœurs  ne  sont  pas  mieux  nettes  que 
les  nostres,  je  responds  que  c'est  tousjours  gain  de  changer  un  mau- 
vais estât  à  un  estât  incertain  ,  et  que  les  maux  d'autruy  ne  nous 
doivent  pas  poindre  comme  les  nostres.  Je  ne  veux  pas  oublier  cecy  : 
que  je  ne  me  mutine  jamais  tant  contre  la  France  que  je  ne  regarde 
Paris  de  bon  œil  :  elle  a  mon  cœur  dès  mon  enfance ,  et  m'en  est 
advenu  comme  des  choses  excellentes.  Plus  j'ay  veu  depuis  d'autres 
villes  belles  ,  plus  la  beauté  de  celte  cy  peut  ei  gaigne  sur  mon  affec- 
tion. Je  l'ayme  tendrement  jusques  à  ses  verrues  et  à  ses  taches.  Je  ne 
suis  François  que  par  cette  grande  cité,  grande  en  peuples,  grande 
en  félicité  de  son  assiette,  mais  surtout  grande  et  incomparable  en 
variété  et  diversité  de  commodités,  la  gloire  de  la  France  et  l'un 
des  plus  nobles  ornements  du  monde.  Dieu  en  chasse  loin  nos  divi- 
sions! » 


STIR 

LE    VOYAGE  AU   LEVANT 

DE  M.   LE   COMTE   DE   FORBIN. 


Mai  1819. 

M.  le  comte  de  Forbin,  dans  son  Voyage  au  Levant,  réunit  le  double 
mérite  du  peintre  et  de  l'écrivain  :  Vut  pictura  poesis  semble  avoir 
été  dit  pour  lui.  Nous  pouvons  affirmer  que,  dessinés  ou  écrits,  ses 
tableaux  joignent  la  fidélité  à  l'élégance.  Nous  avons  vu  quelques 
lieux  qu'il  n'a  point  visités,  comme  Sparte,  Rhodes  et  Carthage  ;  mais 
il  a  parcouru  à  son  tour  des  ruines  qui  ont  échappé  à  nos  observa- 
tions, telles  que  celles  de  Césarée,  d'Ascalon  et  de  Thèbes.  A  cela  près, 
notre  course ,  quasi  la  même ,  a  été  accomplie  dans  le  même  espace 
de  temps.  Plus  heureux  que  nous  seulement,  M.  le  comte  de  Forbin 
avoit  un  pinceau  pour  peindre  ;  et  nous,  nous  n'avions  qu'un  crayon  : 
un  roi  légitime  lui  a  donné  de  grands  vaisseaux  pour  le  transporter  en 
haute  mer  ;  et  nous,  nous  possédions  à  peine  la  petite  barque  d'Horace 
pour  raser  la  terre,  biremis  prsesidio  scaphœ.  Nous  sommes  forcé 
d'envier  au  voyageur  jusqu'au  château  dont  il  s'est  défait  pour  sub- 
venir aux  frais  de  la  route  :  quant  à  nous,  on  avoit  eu  soin  de  ne  nous 
laisser  à  vendre  que  nos  coquilles  de  pèlerin. 

M.  le  comte  de  Forbin  s'embarqua  à  Toulon  le  22  août  1817,  sur  la 
division  navale  composée  de  la  frégate  la  Cléopâtre,  de  la  corvette 
l'Espérance,  des  gabarres  la  Surveillante  et  l'Active.  Il  avoit  pour 
compagnons  de  voyage  :  M.  l'abbé  de  Janson,  missionnaire,  M.  Huyot, 
architecte,  M.  Prévôt,  auteur  de  beaux  Panoramas,  et  l'infortuné 
M.  Cochereau,  peintre  et  neveu  de  M.  Prévôt.  La  flotte  se  trouva  le 
jour  de  la  Saint-Louis  à  la  vue  de  la  côte  de  Tunis.  «  M.  l'abbé  de 
Janson  célébra  la  messe  sur  le  gaillard  d'arrière.  Vingt-et-un  coups  de 
canon  et  des  cris  de  vive  le  roi  !  saluèrent  le  rivage  où  saint  Louis  rendit 
à  Dieu  sa  grande  âme.  Ce  noble  souvenir  frappa  tout  l'équipage.  Quel 
rapprochement  en  effet ,  quel  spectacle  aue  celui  de  ce  désert  qui  fut 
VI.  35 


546  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

jadis  témoin  du  deuil  des  lis ,  et  q'Jii  conserve  aujourd'hui  les  ruines 
de  Cartilage  '  !  » 

Otez  la  religion  de  ce  beau  tableau,  querestera-t-il?  Quelques  ruines 
muettes  et  la  poussière  d'un  roi. 

Le  30  août,  près  la  côte  de  Gérigo,  mourut  le  jeune  Cochereau,  qui 
avoit  enlrepris  le  voyage  plein  de  joie  et  d'ardeur  -.  Dans  les  projets  de 
la  vie  on  oublie  trop  facilement  cet  accident  de  la  mort,  qui  abrège  tous 
les  projets.  C'est  pourquoi  les  hommes  ont  raisonnablement  fixé  la 
patrie  au  lieu  de  la  naissance,  et  non  pas  à  celui  de  la  mort,  toujours 
incertain  : 

Lyrnessi  domus  alta,  solo  Laurente  sepulchrum. 

Les  voyageurs  débarquent  à  Milo,  oii  M.  Huyot  eut  le  malheur  de  se 
casser  la  jambe.  M.  le  comte  de  Forbin,  demeuré  seul  avec  M.  Prévôt, 
se  hâta  d'aller  visiter  Athènes. 

Il  faut  lire  la  description  d'Athènes  dans  le  Voyage.  M.  le  comte  de 
Forbin  peint  avec  une  expression  heureuse  ces  ouvrages  de  Périclès , 
que  nous  avons  nous-même  tant  admirés.  «  Chacun  d'iceux ,  dit  Plu- 
tarque,  dès  lors  qu'il  fut  parfait,  sentoit  déjà  son  antique  quant  à  la 
beauté;  et  néanmoins,  quant  à  la  grâce  et  vigueur,  il  semble  jusques 
aujourd'hui  qu'il  vienne  tout  fraîchement  d'être  fait  et  parfait,  tant  il 
y  a  je  ne  sais  quoi  de  florissante  nouveauté,  qui  empêche  que  l'injure 
du  temps  n'en  empire  la  vue,  comme  si  chacun  desdits  ouvrages  avoit 
au  dedans  un  esprit  toujours  rajeunissant,  et  une  âme  non  jamais 
vieillissante,  qui  les  entretînt  en  cette  vigueur.  » 

Le  voyageur  rencontra  à  Athènes  notre  ancien  hôte  M.  Fauvel ,  si 
digne  de  faire  les  honneurs  de  la  Grèce.  Nous  voyons  aussi  que  l'ar- 
chevêque d'Athènes  alloit  marier  son  neveu  à  la  sœur  de  l'agent  de 
France  de  Zéa.  Cet  agent  est  apparemment  le  fils  de  ce  pauvre  M.  Pen- 
gali  qui  se  mouroit  de  la  pierre  lorsque  nous  passâmes  dans  son  île , 
et  qui  n'en  marioit  pas  moins  une  des  quatre  demoiselles  Pengali, 
lesquelles  chantoient  en  grec  :  Ah  !  vous  dirai-je,  maman,  pour  nous 
adoucir  les  regrets  de  la  patrie.  Le  fils  de  M.  Pengali  nous  a  écrit 
depuis  la  restauration;  il  nous  avoit  connu  persécuté  par  Buonaparte 
pour  notre  attachement  à  la  famille  des  Bourbons,  il  se  figuroit  que 
nous  devions  être  tout-puissant  sous  le  roi.  Nous  nous  sommes  bien 
donné  de  garde  de  solliciter  la  faveur  qu'il  demandoit  auprès  des 
ministres  de  Sa  Majesté  :  nous  aurions  craint  de  faire  destituer  ce 

1.   Voyage  dans  le  Levant,  p.  5.  2.  Idem,  p.  0. 


MÉLANGES    LITTÉRAIRES.  ôkl 

pauvre  vice-consul,  pour  nous  avoir  jadis  reçu,  par  la  volonté  des 
dieux,  dans  la  maison  de  Simonide. 

M.  le  comte  de  Forbin  nous  apprend  encore,  au  sujet  d'Athènes,  que 
le  docteur  Avramiotti  a  écrit  en  grec  une  brochure  contre  nous.  Est-ce 
qu'il  y  a  des  ministériels  à  Athènes?  S'ils  sont  pour  Périclès,  nous 
passons  de  leur  côté  ;  mais  s'ils  sont  pour  Ilyperbolus  ou  pour  Critias, 
nous  restons  dans  l'Dpposition.  Nous  ignorons  ce  que  nous  avons  fait 
au  docteur  Avramiotti  :  nous  le  citons  dans  Vltinèraire  avec  toute  sorte 
de  considération.  Se  seroit-il  fâché  parce  que  nous  avons  dit  qu'il 
sembloit  un  peu  fatigué  de  notre  visite?  Gela  pourtant  étoit  tout 
simple  :  nous  devions  être  très-ennuyeux.  Nous  sommes  donc  aujour- 
d'hui la  fable  et  la  risée  d'Argos  ?  Nous  tâcherons  de  nous  en  consoler, 
en  songeant  que  depuis  le  temps  de  Glytemnestre  on  a  tenu  bien  de 
mauvais  propos  dans  cette  ville. 

Le  voyageur  se  rembarque  et  poursuit  sa  course  vers  le  Bosphore.  Il 
voit  en  passant  le  cap  Sunium,  où  nous  nous  arrêtâmes,  prêt  à  quitter 
la  Grèce.  Arrivé  à  Constantinople,  il  se  rend  chez  l'ambassadeur  de 
France.  «  Les  nobles  qualités  de  M.  de  Rivière  m'étoient  connues, 
dit-il;  mais  je  découvris  en  lui  chaque  jour  de  plus  hautes  vertus  sous 
les  formes  les  plus  franches  et  les  plus  aimables.  »  Nous  n'eûmes 
point  le  bonheur  de  rencontrer  M.  de  Rivière  à  Constantinople;  mais 
nous  y  fûmes  reçu  par  M.  le  général  Sebastiani  avec  une  hospitalité 
que  nous  nous  sommes  plu  à  reconnoître  et  que  le  changement  des 
temps  ne  peut  ni  ne  doit  nous  faire  oublier. 

Nous  avons  beaucoup  de  descriptions  de  Constantinople  :  il  y  en  a 
peu  qu'on  puisse  comparer,  pour  l'originalité  et  la  parfaite  ressem 
blance ,  à  celle  que  l'on  trouve  dans  le  Nouveau  Voyage  du  Levant; 
nous  ne  pouvons  résister  au  plaisir  de  la  transcrire  : 

«  J'ai  vu  dans  cette  ville  singulière,  dit  le  voyageur,  des  palais 
d'une  admirable  élégance,  des  fontaines  enchantées,  des  rues  sales  et 
étroites,  des  baraques  hideuses  et  des  arbres  superbes.  J'ai  visité  San- 
dalbezestan ,  Culchilarbezestan ,  où  se  vendent  les  fourrures.  Partout 
le  Turc  me  coudoyoit,  le  Juif  se  prosternoit  devant  moi,  le  Grec  me 
sourioit,  l'Arménien  vouloit  me  tromper,  les  chiens  me  poursuivoient, 
et  les  tourterelles  venoient  avec  confiance  se  poser  sur  mon  épaule  ; 
partout  enfin  on  dansoit  et  on  mouroit  autour  de  nous.  J'ai  entrevu  les 
mosquées  les  plus  célèbres,  leurs  parvis,  leurs  portiques  de  marbre 
soutenus  par  des  forêts  de  colonnes,  et  rafraîchis  par  des  eaux  jaillis- 
santes. Quelques  monuments  mystérieux,  restes  de  la  ville  de  Cons- 
tantin, noircis,  rougis  par  les  incendies,  sont  cachés  dans  des  maisons 
peintes,  bariolées  et  souvent  à  demi  brûlées.  Les  figures,  les  costumes. 


5^8  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

les  usages,  offrent  partout  le  spectacle  le  plus  pittoresque,  le  plus 
varié.  C'est  Tyr,  c'est  Bagdad ,  c'est  le  grand  marché  de  l'Orient  ^  » 
De  Constantinople,  M.  le  comte  de  Forbin  descend  à  Smyrne ,  où  il 
retrouve  M.  Hiiyot  chez  les  Pères  de  la  Mission,  «  à  qui,  dit  le  voya- 
geur, cet  artiste  doit  incontestablement  la  vie.  »  On  passe  de  Smyrne 
aux  ruines  d'Éphèse,  dont  la  description  est  un  des  plus  beaux  mor- 
ceaux du  Voyage. 

((  Je  parvins,  dit  M.  de  Forbin ,  avec  assez  de  difîiculté ,  par  une 
journée  brûlante,  jusqu'à  la  vaste  enceinte  du  temple  de  Diane.  L'en- 
semble paroît  être  de  la  grandeur  du  Louvre  et  des  Tuileries ,  en  y 

comprenant  le  jardin 

A  la  vue  de  ces  constructions  gigantesques,  il  est  aisé  de  concevoir  les 
dépenses  qu'elles  coûtèrent  à  tous  les  peuples  de  la  Grèce  et  de  l'Asie. 
On  rencontre  derrière  le  temple  de  Diane  un  monument  circulaire 
orné  de  colonnes  ;  un  autre,  de  forme  carrée,  et  au  milieu  un  empla- 
cement dont  le  pavé  étoit  de  marbre.  Un  édifice  assis  sur  des  souter- 
rains est  entièrement  tombé.  Ces  ruines  composent  un  grand  monti- 
cule entouré  de  plusieurs  autres ,  tous  formés  des  débris  portant  la 
merveilleuse  empreinte  du  goût  exquis  des  Grecs ,  à  l'époque  bril- 
lante de  leur  puissance ,  de  leurs  succès  dans  tous  les  genres. 

((  Quel  sujet  d'émotions  plus  profondes  que  celui  de  cette  grande 
destruction  !  Quelle  terrible  et  singulière  leçon  que  cette  promenade 
d'une  lieue  où  l'on  marche  sans  cesse  sur  les  décombres,  où  des  maté- 
riaux d'une  admirable  richesse  couvrent  des  plaines,  des  montagnes, 
des  vallées,  n'offrant  d'asile  qu'aux  loups  et  à  de  nombreux  sangliers! 
La  porte  de  la  Persécution  est  un  monument  en  marbre,  construit  des 
arrachements  et  des  restes  d'édifices  postérieurs,  elle  me  rappela  les 

monuments  romains 

Le  dernier  tremblement  de  terre  a  renversé  cette  porte ,  qui  étoit  si 
bien  conservée  lorsque  je  la  dessinai.  On  marche  pendant  un  quart  de 
lieue  sur  un  terrain  couvert  d'un  épouvantable  chaos  de  pierres  et  de 
marbres  amoncelés,  empilés  :  frises,  frontons,  architraves,  métopes, 
statues,  tout  ce  qui  charmoit  autrefois  las  yeux  par  sa  régularité  et  sa 
perfection,  les  effraye  aujourd'hui  par  la  confusion  de  ses  débris. 

«  Je  suivis  un  aqueduc  qui  réunit  dans  les  montagnes  les  eaux  des 
sources  les  plus  abondantes  :  il  les  amène  encore  ;  mais  personne  ne  va 
s'y  désaltérer.  Cette  rivière,  portée  sur  des  murs  élevés,  rencontre  enfin 
une  brèche  chargée  de  vignes  sauvages  :  elle  tombe  alors  en  cascade,  et 
sa  nappe  limpide  se  brise  sur  les  dômes  des  ruines  et  des  bains  turcs. 

1.  Voyage  dans  le  Levant,  p.  44. 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  5^0 

«  Les  siècles  les  plus  reculés  et  les  âges  de  barbarie  ont  écrit  leurs 
annales  dans  ce  lieu  des  regrets,  des  hautes  réflexions,  où  tout  parle 
si  noblement  de  la  mort 

«  L'aspect  général  d'Éi)lîèse  me  rappeloit  celui  des  marais  Pontins. 
A  l'heure  où  le  soleil  descendoit  dans  la  mer,  l'harmonie  des  lignes, 
la  vapeur  chaude  des  lointains,  le  voile  de  cette  heure  mystérieuse, 
formoient  un  ensemble  touchant  et  mélancolique,  supérieur  aux  plus 
beaux  paysages  de  Claude  Lorrain.  Peut-être  un  jour,  me  disois-je,  un 
homme  des  Florides  viendra-t-il  visiter  ainsi  les  ruines  de  ma  patrie, 
et,  comme  dans  Éphèse,  quelques  noms  seuls  demeureront  debout  au 
milieu  de  la  poussière  des  marbres  et  de  la  cendre  du  cèdre  et  de 
l'airain.  Je  me  rappellerai  longtemps  l'impression  douce  et  triste  de 
cette  soirée  :  les  échos,  cachés  dans  des  conduits  profonds,  répétoient 
alors  les  moindres  bruits  ;  le  frémissement  du  vent  dans  les  bruyères 
ressembloit  à  des  clameurs  souterraines;  l'imagination  croyoit  entendre 
les  derniers  sons  de  l'hymne  des  prêtres  de  Diane,  ou  les  chants  des 
premiers  chrétiens  autour  de  l'apôtre  d'Éphèse'.  » 

D'Éphèse  on  arrive  à  Saint- Jean -d'Acre;  on  suit  le  voyageur  à 
Césarée,  à  Jaffa,  à  Jérusalem,  à  la  mer  Morte,  au  Jourdain  ;  on  revient 
avec  lui  à  Jaffa;  on  l'accompagne  avec  le  plus  vif  intérêt  à  Ascalon  et 
dans  le  désert  qu'il  traverse  pour  se  rendre  à  Damiette  ;  on  remonte 
le  Nil  avec  lui  jusqu'au  Caire,  de  là  jusqu'à  Thèbes,  où  se  termine  sa 
course,  comme  arrêtée  par  des  monceaux  de  ruines.  L'Ég^-pte  res- 
semble à  ses  colosses;  renversée  dans  le  sable,  l'œil  du  voyageur  qui 
n'auroit  pu  l'embrasser  tandis  qu'elle  étoit  debout  en  mesure  avec 
étonnement  les  proportions  gigantesques  et  les  énormes  débris.  On 
remarque  un  contraste  singulier  dans  les  monuments  égyptiens  : 
immenses  en  dehors,  en  dedans  leurs  dimensions  sont  resserrées. 
Dans  ce  vaste  tombeau  qui  semble  écraser  la  terre,  dans  cette  haute 
pyramide  qu'on  aperçoit  à  quinze  lieues  de  distance,  on  ne  peut  entrer 
qu'en  se  courbant.  Tandis  que  sa  masse  indestructible  annonce  exté- 
rieurement la  grandeur  et  l'immortalité  du  génie,  sa  capacité  inté- 
rieure offre  à  peine  la  place  d'un  petit  cerceuil  :  ainsi  ce  tombeau  semble^ 
faire  le  partage  exact  des  deux  natures  de  l'homme. 

C'est  avec  un  charme  particulier  qu'en  parcourant  les  tableau^  de 
M.  le  comte  deTorbin,  nous  reconnoissons  dans  ces  personnages  nos 
anciens  hôtes,  ces  vertueux  Pères  de  Terre  Sainte,  encore  plus  mal- 
heureux aujourd'hui  qu'ils  ne  l'étoient  lorsqu'ils  nous  reçurent  dans 

1.  Voyage  dans  le  Levant,  p.  GO  et  suiv. 


550  MÉLANGES   LITTÉRAIRES.     ' 

toute  la  charité  évangélique.  Nous  avons  revu,  non  sans  attendrisse- 
ment, le  nom  du  père  Clément  Ferez  et  celui  du  bon  père  Munoz  au 
cœur  limpide  e  bianco;  nous  nous  sommes  réjoui  en  apercevant  que 
M.  Drovetti  occupe  une  place  auprès  du  pacha  d'Egypte  ;  mais  puis- 
qu'il devoit  adopter  une  patrie  étrangère,  nous  aurions  mieux  aimiî 
f]ue  celle  qu'il  a  si  honorablement  servie  l'eût  reconnu  pour  son  enfant. 
Homère  étoit  bien  heureux  :  lui  donnoit-on  l'hospitalité,  il  mettoit  le 
nom  de  son  hôte  dans  ses  ouvrages,  et  voilà  son  hôte  immortel  :  nous 
autres,  obscurs  voyageurs,  nous  ne  pouvons  payer  les  soins  qu'on  a 
pris  de  nous  que  par  une  stérile  reconnoissance. 

Nous  sommes  obligé  d'abréger  les  citations  de  l'ouvrage  de  M.  le 
comte  de  Forbin,  parce  qu'il  faudroit  trop  citer;  mais  nous  recomman- 
dons particulièrement  aux  lecteurs  les  descriptions  d'Ascalon  et  de 
Césarée,  de  ces  deux  villes  encore  debout,  mais  sans  habitants,  telles 
que  le  prophète  nous  représente  Jérusalem  assise  dans  la  solitude,  ou 
le  port  de  Tyr  battu  par  une  mer  sans  vaisseaux.  On  verra  avec  plaisir 
la  touchante  histoire  d'Ismaïl  et  de  Mariam.  Parmi  les  dessins,  il 
faut  remarquer  celui  de  la  mosquée  d'El-Haram,  et  une  vue  de  Jéru- 
salem prise  de  la  vallée  de  Josaphat.  En  véritable  peintre,  M.  le  comte 
de  Forbin  a  saisi  le  moment  d'un  orage,  et  c'est  à  la  lueur  de  la  foudre 
qu'il  nous  montre  la  cité  des  miracles.  Il  nous  pardonnera  de  rap- 
peler quelques  lignes  de  Vltiiùraire,  qui  nous  serviront  à  décrire  son 
tableau  :  «  L'aspect  de  la  vallée  de  Josaphat  est  désolé  :  le  côté  occi- 
dental est  une  falaise  de  craie  qui  soutient  les  murs  gothiques  de  la 
ville,  au-dessus  desquels  on  aperçoit  Jérusalem  ;  le  côté  oriental  est 
formé  par  la  montagne  des  Oliviers  et  par  la  montagne  du  Scandale. 

.     .     , Les  pierres  du  cimetière 

des  Juifs  se  montrent  comme  un  amas  de  débris  au  pied  de  la  mon- 
tagne  A  la  tristesse  de  Jérusalem, 

dont  il  ne  s'élève  aucune  fumée,  dont  il  ne  sort  aucun  bruit  ;  à  la  soli- 
tude des  montagnes,  où  l'on  n'aperçoit  pas  un  être  vivant  ;  au  désordre 
de  toutes  ces  tombes  fracassées,  brisées,  demi-ouvertes,  on  diroit  que 
la  trompette  du  jugement  s'est  déjà  fait  entendre,  et  que  les  morts 
vont  se  lever  dans  la  vallée  de  Josaphat.  » 

On  ne  sauroit  trop  louer  le  voyageur  d'avoir  porté  dans  la  Terre 
Sainte  des  sentiments  graves  :  avec  un  esprit  de  doute  et  de  moquerie 
il  n'auroit  rien  vu,  et  il  auroit  tout  défiguré.  Nous  admirons  le  grand 
Voyage  d'Egypte;  nous  rendons  hommage  aux  gens  de  lettres  et  aux 
artistes  qui  l'ont  exécuté;  mais  nous  souffrons  quand  nous  voyons 
commenter  les  livres  de  Moïse  avec  une  assurance  qui  fait  de  la  peine, 
pour  peu  qu'on  ait   quelque  connoissance  des  langues  originales. 


MÉLAîSGES   LITTÉRAIRES.  551 

Expliquer  la  colonne  de  nuée  et  de  feu  qui  conduisoit  les  Hébreux 
dans  le  désert,  joar  un  réchaud  cylindrique  dans  lequel  on  entretient  un 
feu  vif  et  brillant,  en  y  brûlant  des  morceaux  très-secs  de  sapin,  n'est- 
ce  pas  une  imagination  un  peu  trop  philosophique?  L'auteur  a-t-il 
trouvé  l'histoire  de  ce  réchaud  dans  quelque  antique  manuscrit  arra- 
ché au  tombeau  d'Osymandué?  >;on  :  il  s'appuie  de  l'autorité  du  XXI V<= 
numéro  d'un  journal  intitulé  Ze  Courrier  de  l'Egypte,  imprimé  au 
Caire,  oîi  Buonaparte  avoit  établi  la  liberté  de  la  presse  pour  les  Arabes. 
On  nous  permettra  de  nous  en  tenir  à  la  version  du  Pentateuque.  Le 
texte  ne  dit  point  du  tout  un  réchaud,  mais  une  nuée;  nous  ne  vou- 
lons pas  citer  de  l'hébreu.  Les  Septante  et  la  Vulgate  traduisent  exac- 
tement. 

Heureusement  il  s'en  faut  beaucoup  que  tous  les  Mémoires  du  magni- 
fique Voyage  d'Egypte  soient  écrits  dans  le  même  esprit,  témoin  ce 
passage  où  M.  de  Rozière,  ingénieur  en  chef  au  corps  royal  des  mines, 
parle  de  l'expédition  de  saint  Louis  :  «Alors,  dit-il,  la  religion  sincère, 
la  foi  chrétienne  touchante  et  sublime  dans  les  grandes  âmes,  la  bril- 
lante chevalerie  ignorante  et  naïve,  craignant  le  blâme  plus  que  la 
mort,  pleine  de  nobles  sentiments  et  d'illusions  magnanimes,  gui- 
doient,  loin  de  leur  pays,  les  enfants  de  la  France.  »  Voilà  qui  est 
beau,  très-beau.  Quand  on  aspire  à  l'immortalité,  c'est  une  grande 
avance  que  d'être  chrétien. 

L'ouvrage  de  M.  le  comte  de  Forbin  achèvera  de  prouver  qu'on  peut 
faire  aujourd'hui  promptement  et  facilement  ce  qui  demandoit  autre- 
fois beaucoup  de  temps  et  de  fatigues.  Un  voyageur  qui  noliseroit  un 
vaisseau  à  Marseille,  et  qui  partiroit  par  les  grands  vents  de  l'équi- 
noxe  du  printemps,  pourroit  jeter  l'ancre  à  JafTa  le  vingtième  jour 
après  son  départ,  et  peut-être  même  plus  tôt  ;  le  vingt-et-unième  il 
seroit  à  Jérusalem  ;  mettons  huit  jours  pour  voir  les  lieux  saints,  le 
Jourdain  et  la  mer  Morte,  six  semaines  ou  deux  mois  pour  le  retour  : 
ce  voyageur  seroit  donc  revenu  dans  sa  famille  avant  qu'on  eût  eu  le 
temps  de  s'apercevoir  de  son  absence.  Qui  n'a  trois  mois  à  sa  disposi- 
tion? II  ne  seroit  pas  plus  long  de  se  rendre  chaque  année  à  Athènes, 
à  Thèbes,  à  Jérusalem,  que  d'aller  passer  l'été  de  château  en  château 
aux  environs  de  Paris  :  on  se  délasseroit  des  jardins  anglois  dans  le 
potager  d'Alcinoiis. 

Les  François  peuvent  tirer  un  autre  profit  de  leurs  voyages;  ils 
peuvent  se  convaincre,  en  parcourant  le  monde,  qu'il  n'y  a  rien  de 
plus  beau  et  de  plus  illustre  que  leur  patrie.  Ils  ne  sauroient  faire  un 
pas  dans  l'Orient  sans  retrouver  partout  les  immortels  souvenirs  de 
leur  race,  depuis  ces  chevaliers  qui  régnèrent  à  Constantinople,  à 


552  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

Sparte,  à  Antioche,  à  Ptolémaïs,  qui  combattirent  à  Ascalon  et  à  Car- 
tilage, jusqu'à  ces  quarante  mille  voyageurs  armés  qui  vainquirent 
aux  Pyramides  et  battirent  des  mains  aux  ruines  de  Thèbes.  Celte 
armée,  dont  l'Arabe  du  désert  raconte  encore  les  hauts  faits,  vengea 
les  chevaliers  de  la  Massoure  ;  mais  elle  ne  releva  point  à  Jérusalem 
les  deux  sentinelles  françoises  qui  gardoient  si  fidèlement  le  Saint- 
Sépulcre  :  Godefroy  de  Bouillon  et  Baudoin  son  frère. 

M.  le  comte  de  Forbin  se  montre  partout  bon  François,  et  il  doit 
quelques-unes  de  ses  plus  belles  pages  aux  inspirations  puisées  dans 
l'amour  de  son  pays.  Le  poëte  de  Smyrne  promet  des  succès  à  ceux 
qui  combattoient  reept  uocTpri;,  pour  la  patrie. 


DE  QUELQUES  OUVRAGES 

HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES. 


Octobre  1819. 

L'excellent  ouvrage  de  critique  de  M.  Dussault  {Annales  littéraires) 
nous  fournit  l'année  dernière  l'occasion  de  rappeler  une  partie  de  la 
gloire  de  la  France,  trop  oubliée  de  nos  jours.  Du  milieu  des  agita- 
tions politiques,  nous  allons  encore  cette  année  jeter  un  regard  sur  le 
paisible  monde  des  Muses,  que  nous  regrettons  de  ne  plus  habiter. 
Cependant,  pour  goûter  le  repos  des  lettres,  deux  choses  sont  néces- 
saires :  se  compter  pour  rien  et  les  autres  pour  tout,  être  sans  préten- 
tion et  sans  envie.  Alors  on  jouit  de  son  propre  travail  comme  d'une 
occupation  qui  remplit  la  vie  sans  la  troubler  :  l'admiration  que  l'on 
n'a  pas  pour  soi,  on  la  garde  entière  pour  les  autres  ;  on  s'enchante 
d'un  beau  livre  dont  on  n'est  pas  l'auteur;  on  a  le  plaisir  du  succès 
sans  en  avoir  eu  la  peine.  Y  a-t-il  une  jouissance  plus  pure  que  d'en- 
vironner les  talents  des  hommages  qu'ils  méritent,  que  de  les  signaler, 
de  les  faire  sortir  de  la  foule,  et  de  forcer  l'opinion  publique  à  leur 
rendre  la  justice  qu'elle  leur  refuse  peut-être? 

Examinons  quelques-uns  des  ouvrages  nouvellement  publiés,  et 
que  l'amour  des  lettres  nous  console  un  moment  des  haines  poli- 
tiques. 

Les  premières  annales  des  peuples  ont  été  écrites  en  vers.  Les 
Muses  se  chargent  de  raconter  les  mœurs  des  nations,  tant  que  ces 
mœurs  sont  héroïques  et  innocentes;  mais  lorsque  les  vices  et  la  poli- 
tique surviennent,  ces  filles  du  ciel  abandonnent  le  récit  de  nos  erreurs 
au  langage  des  hommes.  Les  ouvrages  historiques  se  multiplient  de 
nos  jours,  et  force  nous  est  de  les  produire,  car  l'histoire  se  plaît  dans 
les  révolutions  :  il  lui  faut  des  malheurs  pour  juger  sainement  les 
choses  ;  quand  les  empires  sont  debout,  sa  vue  ne  peut  atteindre  leur 
hauteur;  elle  n'apprécie  l'étendue  du  monument  que  lorsqu'elle  en 
peut  mesurer  les  ruines. 

V Histoire  du  Béarn  mérite  de  fixer  l'attention  des  lecteurs;  elle 


55Zi  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

renferme  dans  un  excellent  volume  tout  ce  que  Froissart,  Clément, 
de  Marca,  Auger-Gaillard,  Chappuis,  de  Vie  et  dom  Vaissette  nous 
ont  appris  sur  les  devanciers  et  sur  la  patrie  d'Henri  IV.  Ce  petit 
modèle  de  goût  et  de  clarté  n'a  pas  la  majesté  historique,  mais  il  a 
tout  le  charme  des  Mémoires  :  c'est  un  ouvrage  posthume  de  M.  de 
Baure.  L'historien  dont  les  travaux  sont  destinés  à  ne  paroître  qu'après 
sa  mort  doit  inspirer  de  la  confiance.  Quel  intérêt  auroit-il  à  se  porter 
en  faux  témoin  au  tribunal  de  la  postérité?  Voué  en  secret  à  l'histoire 
comme  à  un  sacerdoce  redoutable,  il  n'attend  de  son  vivant  aucune 
récompense.  Retranché,  pour  ainsi  dire,  derrière  sa  tombe,  il  s'y 
défend  contre  les  passions  des  hommes,  et  déjà  semble  habiter  ces 
régions  incorruptibles  où  tout  est  vérité  en  présence  de  l'éternelle 
vérité. 

L'ouvrage  solide  et  important  connu  sous  le  nom  d'Histoire  de 
Venise  fait  grand  honneur  au  beau-frère  de  M.  de  Baure.  En  voyant 
les  monuments  et  les  mœurs  de  l'Italie,  on  est  tenté  de  croire  que 
des  peuples  dont  le  passé  est  si  sérieux  et  le  présent  si  riant  ont  été 
formés  par  la  philosophie  d'Horace.  D'une  part  silence  et  ruines,  de 
l'autre  chants  et  fêtes.  Cela  ne  rappelle-t-il  pas  ces  passages  du  poëte 
de  Tibur  :  «  Hâtons-nous  de  jouir...  Le  temps  fuit...  Il  faudra  quitter 
cette  terre...  »  Carpe  diem...  Fugaces  labuntur  anni...  Linquenda 
tellus...  et  toutes  ces  maximes  qui  cherchent  à  donner  au  plaisir  la 
gravité  de  la  vertu? 

VHistoire  de  Venise  n'est  peut-être  pas  sans  quelques  défauts,  mais 
ces  défauts  tiennent  plus  à  l'esprit  du  siècle  qu'au  bon  esprit  de  l'au- 
teur. On  s'imagine  aujourd'hui  que  l'impartialité  historique  consiste 
dans  l'absence  de  toute  doctrine,  que  l'historien  doit  rester  impas- 
sible entre  le  vice  et  la  vertu,  le  juste  et  l'injuste,  la  raison  et  l'erreur, 
le  droit  et  le  fait  :  c'est  remonter  à  l'enfance  de  l'art  et  réduire  l'his- 
toire à  une  table  chronologique. 

L'esprit  moderne  croit  encore  que  certains  faits  religieux  sont  au-- 
dessous delà  dignité  de  l'histoire;  et  pourtant  l'histoire  sans  religion 
ne  peut  avoir  aucune  dignité.  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir  si  réellement 
Attila  fut  éloigné  de  Rome  par  l'intervention  divine,  mais  si  les  chro- 
niques du  temps  ont  attesté  le  miracle.  Le  bras  du  Tout-Puissant  arrê- 
tant le  ravageur  du  monde  au  pied  de  ce  Capitole  que  ne  défendent 
plus  les  Manlius  et  les  Camille;  le  Fléau  de  Dieu  reculant  devant  le 
prêtre  de  Dieu  n'est  point  un  tableau  qui  déroge  à  la  dignité  de  l'his- 
toire. Ce  sont  là  les  mœurs;  il  les  faut  peindre  :  et  si  vous  ne  les 
peignez  pas,  vous  êtes  infidèle.  Toute  l'antiquité  a  publié  qu'une  puis- 
sance surnaturelle  dispersa  les  Gaulois  aux  portes  du  temple  de  Del- 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  555 

plies.  Thucydide,  Xénophon,  Tite-Livc,  Tacite,  n'ont  jamais  manqué 
de  raconter  les  prodiges  que  les  dieux  font  pour  la  vertu,  ou  dont  ils 
épouvantent  le  crime  :  l'histoire  a  cru,  comme  la  conscience  de  Néron, 
qu'un  bruit  de  trompettes  sortoit  du  tombeau  d'Agrippine. 

Nous  hasardons  ces  réflexions  plutôt  comme  des  doutes  que  comme 
des  critiques.  Nous  cherchons  à  nous  éclairer  :  nous  ne  saurions 
mieux  nous  adresser,  pour  obtenir  les  lumières  qui  nous  manquent, 
qu'à  l'auteur  dont  l'ouvrage  nous  occupe  dans  ce  moment.  Quelques 
autres  observations  nous  resteroient  à  faire  ;  nous  les  supprimons, 
dans  la  crainte  d'être  soupçonné  par  M.  le  comte  Daru  de  n'avoir  point 
oublié  V Examen  du  Génie  du  Christianisme.  Nous  ne  nous  en  souvenons 
néanmoins  que  pour  remercier  l'aristarque  de  la  justesse  de  ses  cri- 
tiques, et  de  l'indulgence  de  ses  éloges. 

Plus  heureux  ou  plus  malheureux  que  M.  Daru,  M.  Royou  a  consa- 
cré ses  études  à  sa  patrie.  Quand  il  raconte  l'honneur,  la  fidélité,  le 
dévouement  de  nos  aïeux  pour  leurs  souverains  légitimes,  on  voit 
qu'il  a  trouvé  dans  son  cœur  les  antiques  documents  de  sou  histoire'. 
Cette  loyauté  de  l'auteur  répand  un  grand  intérêt  sur  l'ouvrage,  et  il 
tire  de  son  amour  pour  nos  rois  l'énergie  que  Tacite  puisoit  dans  sa 
haine  pour  les  tyrans.  Au  reste,  s'il  fut  jamais  moment  propre  à  écrire 
notre  histoire,  c'est  celui  où  nous  vivons.  Placés  entre  deux  empires, 
dont  l'un  finit  et  dont  l'autre  commence,  nous  pouvons  avec  un  fruit 
égal  porter  nos  yeux  dans  le  passé  et  dans  l'avenir.  Il  reste  encore 
assez  de  monuments  de  la  monarchie  qui  tombe  pour  la  bien  con- 
noître,  tandis  que  les  monuments  de  la  monarchie  qui  s'élève  nous 
offrent,  au  milieu  des  ruines,  le  spectacle  d'un  nouvel  univers.  Plus 
tard,  les  traditions  seront  effacées;  un  peuple  récent  foulera,  sans  les 
connoître,  les  tombes  des  vieux  François,  les  témoins  des  anciennes 
mœurs  auront  disparu,  et  les  débris  même  de  l'empire  de  saint  Louis, 
emportés  par  les  flots  du  temps,  ne  serviront  plus  à  remarquer  le  lieu 
du  naufrage. 

M.  Petitot  s'est  chargé  de  recueillir  une  partie  de  ces  débris  précieux. 
Il  veut  nous  donner  la  collection  complète  des  Mémoires  relatifs  à 
l'Histoire  de  France,,  depuis  le  siècle  de  Philippe-Auguste  jusqu'au 
commencement  du  xvn^  siècle.  Cette  collection  avoit  déjà  été  entre- 
prise. Commencée  sur  un  mauvais  plan,  conduite  avec  peu  de 
savoir,  de  critique  et  de  soin ,  elle  est  en  tout  très-inférieure  à  celle 
que  iM.  Petitot  publie  aujourd'hui.  Les  deux  derniers  volumes  de  cette 

1.  Histoire  de  France,  depuis  Pharamond  jusqu'à  la  vingt-cinquième  année  du 
règne  de  Louis  XI V, 


556  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

première  collection  parurent  sous  le  règne  de  Buonaparte ,  et  sont 
dédiés  au  prince  Murât. 

Toutefois,  il  eût  été  désirable  que  le  nouvel  éditeur  eût  travaillé 
sur  un  plan  plus  vaste.  Pourquoi  ne  se  seroit-il  pas  attaché  à  conti- 
nuer, avec  les  autres  savants  qui  s'en  occupent,  le  Recueil  des  Histo- 
riens de  dom  Bouquet?  Les  Mémoires,  et  surtout  les  très-anciens 
Mémoires,  ne  s'éloignent  guère  des  histoires  générales  du  même 
temps.  Nous  avouons  que  nous  sentons  peu  la  différence  qui  existe 
entre  les  Chroniques  de  Saint-Denis,  celles  de  Flandre  et  de  Normandie, 
entre  les  Chroniques  de  Froissart  et  de  Monstrelet,  et  les  Mémoires  de 
Villehardouin  et  de  Joinville.  Il  nous  semble  donc  qu'au  lieu  de  faire 
deux  classes  des  Histoires  et  des  Mémoires,  on  devroit  les  réunir;  c'est 
le  même  plan  que  l'on  a  suivi  jusqu'ici  pour  les  trois  races,  dans  le 
grand  recueil  de  dom  Bouquet.  En  effet,  l'Histoire  de  Grégoire  de 
Tours  n'est  pas  autre  chose  que  des  Mémoires,  puisqu'on  y  trouve 
mêlés  les  propres  aventures  de  l'auteur  et  une  foule  d'anecdotes  étran- 
gères à  l'histoire  générale.  Les  Gestes  de  Dagobert,  la  Vie  de  Charle- 
magne  par  Éginhard,  celle  de  Louis  le  Débonnaire  par  l'anonyme  dit 
l'Astronome,  la  Vie  de  Robert  par  Helgaud,  de  Conrad  II  par  Vippon, 
de  Philippe-Auguste  par  Riggord,  sont  autant  de  Mémoires  particu- 
liers. A  commencer  à  l'époque  des  Mémoires  françois ,  c'est-à-dire  à 
l'époque  où  Villehardouin  écrivuit,  on  auroit  pu  donner  tour  à  tour  un 
volume  des  chroniqueurs  latins,  des  Mémoires  françois  en  prose,  des 
Vies  ou  Chroniques  en  carmes  ou  vers.  C'eût  été  encore  rentrer  dans 
le  plan  de  dom  Bouquet.  Son  recueil  contient  des  extraits  des  grandes 
et  petites  Chroniques  de  Saint-Denis,  des  fragments  des  Chroniques 
de  Normandie,  des  vers  en  latin  du  moyen  âge  et  en  vieil  allemand, 
tout  aussi  barbares  que  nos  poèmes  françois  historiques.  Ces  poèmes 
sont,  il  est  vrai,  difficiles  à  dévorer;  mais  on  y  trouve  bien  des  choses, 
et  ils  servent  à  éclairer  des  points  obscurs  de  notre  histoire.  Par  exem- 
ple, sans  un  poème  sur  le  combat  des  Trente,  conservé  à  la  Bibliothè- 
que du  Roi,  nous  ignorerions  si  les  champions  de  ce  fameux  combat 
étoient  tous  à  cheval,  ou  si  les  chevaliers  bretons  ne  durent  la  victoire 
qu'à  l'avantage  qu'obtint  Montauban ,  en  combattant  seul  monté  sur 
un  coursier.  Cela  n'étoit  guère  probable  :  quand  il  s'agit  d'honneur, 
on  peut  s'en  fier  aux  Bretons.  Mais  enfin  le  fait  étoit  resté  sans  preuve. 
Un  vers  du  poème  lève  toutes  les  difficultés  : 

Et  d'un  c6t(5  et  d'autre  tous  à  cheval  seront  *. 

i.  Nous  possédons  une  copie  de  ce  poëme.  M.  de  Pcnhouct  doit  l'avoir  public  dana 
un  ouvrage  sur  les  antiquités  de  la  Bretagne. 


MÊLAiNGES    LITTÉRAIRES.  557 

La  Bretagne  vient  d'ériger  un  monamont  à  la  mémoire  de  ses 
Trente  Héros.  On  peut  toujours  dire  des  Bretons  modernes  combattant 
pour  leur  roi  ce  qu'on  disoit  de  leurs  ancêtres  :  On  n'a  pas  fait  plus 
vaillamment  depuis  le  combat  des  Trente. 

M.  Petitot  auroit  été  plus  capable  qu'un  autre  d'enrichir  un  grand 
travail  de  savantes  préfaces  à  la  manière  des  Baluze  et  des  Bignon  sur 
les  lois  des  Francs  et  sur  les  Capitulaires  ;  des  Pithou,  des  Duchesne, 
des  dom  Bouquet,  des  Valois,  des  Mabillon  sur  nos  historiens  ;  des  de 
Laurière,  des  Secousse,  des  Vilevaut,  des  Brequigny  et  des  Pastoret 
sur  les  ordonnances  de  nos  rois. 

Les  nouveaux  volumes  publiés  par  M.  Petitot  achèvent  l'histoire  de 
Du  Guesclin  et  contiennent  les  charmants  Mémoires  de  Boucicaut. 
Christine  de  Pisan,  qui  avoit  précédé  ces  derniers  Mémoires,  est  à  la 
fois  sèche  et  diffuse.  L'éditeur  a  préféré  les  Anciens  Mémoires  de  Du 
Guesclin,  écrits  par  Le  Febvre,  à  tous  les  autres.  Il  a  peut-être  eu 
raison  en  ce  sens  qu'ils  sont  les  plus  complets;  mais  ils  sont  pour  ainsi 
dire  modernes,  et  ils  n'ont  pas  la  naï\reté  de  VHistoire  de  Messire  Ber- 
trand Du  Guesclin,  escrile  en  prose  à  la  requeste  de  Jean  d'Estour ville, 
et  mise  en  lumière  par  Claude  Mesnard.  C'est  là  qu'on  voit,  dit  Mesnard, 
une  âme  forte,  nourrie  dans  le  fer  et  pétrie  sous  des  palmes. 

Cette  histoire  de  Du  Guesclin  nous  fait  souvenir  qu'en  bon  Breton 
nous  avons  plusieurs  fois  été  tenté  d'écrire  la  vie  du  bon  connétable. 
Notre  dessein  de  travailler  sur  l'Histoire  générale  de  France  nous  a 
fait  abandonner  cette  idée.  Ensuite  l'histoire  vivante  est  venue  nous 
arracher  à  l'histoire  morte.  Comment  s'occuper  du  passé  quand  on  n'a 
pas  de  présent? 

Décembre  1819. 

Après  avoir  traité  de  l'histoire,  il  conviendroit  de  parler  des  scien- 
ces; mais  nous  manquons  de  ce  courage,  si  commun  aujourd'hui,  de 
raisonner  sur  des  choses  que  nous  n'entendons  pas.  Dans  la  crainte 
de  prendre  le  Pirée  pour  un  homme,  nous  nous  abstiendrons.  Néan- 
moins nous  ne  pouvons  résister  à  l'envie  de  dire  un  mot  d'un  ouvrage 
de  science  que  nous  avons  sous  les  yeux.  11  est  intitulé  :  De  l'Auscul- 
tation médiate.  Au  moyen  d'un  tube  appliqué  aux  parties  extérieures 
du  corps,  notre  savant  compatriote  breton  le  docteur  Laënnec  est 
parvenu  à  reconnoître,  par  la  nature  du  bruit  de  la  respiration,  la 
nature  des  affections  du  cœur  et  de  la  poitrine.  Cette  belle  et  grande 
découverte  fera  époque  dans  l'histoire  de  l'art.  Si  l'on  pouvoit  inventer 
une  machine  pour  entendre  ce  qui  se  passe  dans  la  conscience  des 
hommes,  cela  seroit  bien  utile  dans  le  temps  où  nous  vivons.  «  C'est 


558  MÉLANGES    LITTÉRAIRES. 

dans  son  génie  que  le  médecin  doit  trouver  des  remèdes,  »  a  dit  un 
autre  médecin  dans  ses  ingénieuses  Maximes;  et  l'ouvrage  du  docteur 
Laënnec  prouve  la  justesse  de  cette  observation.  Nous  pensons  aussi, 
comme  V Ecclésiastique,  «  que  toute  médecine  vient  de  Dieu,  et  qu'un 
bon  ami  est  la  médecine  du  cœur  ».  Mais  retournons  aux  choses  de 
notre  compétence. 

M.  de  Ronald  et  M.  l'abbé  de  La  Mennais  nous  ont  donné,  dans  le 
cours  de  cette  année,  le  premier,  des  Mélanges  philosophiques,  politi- 
ques et  littéraires  ;  le  second,  des  Réflexions  sur  l'état  de  l'Église  de 
France.  Nommer  ces  deux  hommes  supérieurs,  c'est  en  faire  l'éloge. 
Les  royalistes,  qui  les  comptent  avec  orgueil  dans  leurs  rangs,  les  pré- 
sentent à  leurs  amis  et  à  leurs  ennemis.  Ils  prouvent  l'un  et  l'autre 
que  les  vrais  talents  sont  presque  toujours  du  côté  de  la  vertu,  et  que 
la  probité  est  une  partie  essentielle  du  génie. 

On  publie  dans  ce  moment  une  édition  complète  des  Œuvres  de 
M""^  de  Staël.  Le  temps  o\i  l'auteur  de  Corinne  sera  jugé  avec  impar- 
tialité n'est  pas  encore  venu.  Pour  nous,  que  le  talent  séduit  et  qui  ne 
faisons  point  la  guerre  aux  tombeaux,  nous  nous  plaisons  à  reconnoî- 
tre  dans  M™^  de  Staël  une  femme  d'un  esprit  rare;  malgré  les  défauts 
de  sa  manière,  elle  ajoutera  un  nom  de  plus  à  la  liste  de  ces  noms 
qui  ne  doivent  point  mourir.  Quand  on  a  connu  la  fdle  de  M,  Necker 
et  toutes  les  agitations  dont  elle  remplissoit  sa  vie,  combien  on  est 
frappé  de  la  vanité  des  choses  humaines  !  Que  de  mouvement  pour 
tomber  dans  un  repos  sans  fin  !  que  de  bruit  pour  arriver  à  l'éternel 
silence!  M™®  de  Staël  rechercha  peut-être  un  peu  trop  des  succès 
qu'elle  étoit  faite  pour  obtenir  sans  se  donner  tant  de  peines.  Fi  de  la 
célébrité,  s'il  faut  courir  après  elle  !  Le  bonhomme  La  Fontaine  traita 
la  gloire  comme  il  conseille  de  traiter  la  fortune,  il  l'attendit  en  dor- 
mant, et  la  trouva  le  matin  assise  à  sa  porte. 

Pour  rendre  M""^  de  Staël  plus  heureuse,  et  ses  ouvrages  plus  par- 
faits, il  eût  suffi  de  lui  ôter  un  talent.  Moins  brillante  dans  la  conver- 
sation, elle  eût  moins  aimé  le  monde,  qui  fait  payer  cher  les  plaisirs 
qu'il  donne,  et  elle  eût  ignoré  les  petites  passions  de  ce  monde.  Ses 
écrits  n'auroient  point  été  entachés  de  cette  politique  de  parti  qui  rend 
cruel  le  caractère  le  plus  généreux,  faux  le  jugement  le  plus  sain, 
aveugle  l'esprit  le  plus  clairvoyant  ;  de  cette  politique  qui  donne  de 
l'aigreur  aux  sentiments  et  de  l'amertume  au  style,  qui  dénature  le 
talent,  substitue  l'irritation  de  l'amour-propre  à  la  chaleur  de  l'âme 
et  remplace  les  inspirations  du  génie  par  les  boutades  de  l'humeur. 

Ce  n'est  pas  sans  un  sentiment  pénible  que  nous  retrouvons  cette 
politique  dans  un  dernier  ouvrage  de  M.  Ballanche.  Cet  ouvrage,  qui 


MELANGES  LITTERAIRES.  559 

n'est  qu'un  simple  dialogue  entre  un  vieillard  et  un  jeune  homme,  a 
quelque  chose,  dans  le  style  et  dans  les  idées,  de  calme,  de  doux  et  de 
triste.  Le  début  rappelle  celui  de  la  République,  ou  plutôt  des  Lois  de 
Platon.  Que  l'auteur  d'infigone  s'abandonne  désormais  à  ses  penchants 
naturels;  qu'il  apprécie  mieux  les  trésors  qu'il  possède,  et  qu'il 
répande  dans  ses  écrits  la  sérénité,  la  candeur,  la  tranquillité  de 
l'âme  :  0  fortunatos...  sua  si  bona  norint  !  Qu'il  nous  laisse  à  nous, 
tristes  enfants  des  orages,  le  soin  d'agiter  ces  questions  d'où  sortent 
à  peine  quelques  vérités  arides;  vérités  qui  souvent  ne  valent  pas  les 
agréables  mensonges  de  ces  romans  dont  nous  allons  parler. 


ROMANS. 


Les  peuples  commencent  par  la  poésie,  et  finissent  par  les  romans  : 
la  fiction  marque  l'enfance  et  la  vieillesse  de  la  société.  De  tous  les 
habitants  de  l'Europe,  les  François,  par  leur  esprit  et  leur  caractère, 
:;e  prêtent  le  moins  aux  peintures  fantastiques.  Nos  mœurs,  qui  con- 
viennent aux  scènes  de  la  comédie,  sont  peu  propres  aux  intrigues  du 
roman,  tandis  que  les  mœurs  angloises,  qui  se  plient  à  l'art  du 
roman,  sont  rebelles  au  génie  de  la  comédie  :  la  France  a  produit 
Molière,  l'Angleterre  Richardson.  Faut-il  nous  plaindre  ou  nous  félici- 
ter de  ne  pouvoir  offrir  des  personnages  au  romancier  et  des  modèles 
à  l'artiste?  Trop  naturels  pour  jes  premiers,  nous  le  sommes  trop  peu 
pour  les  seconds.  Il  n'y  a  guère  que  la  mauvaise  société  dont  on  ait 
pu  supporter  le  tableau  dans  les  romans  françois  :  Manon  Lescot  en 
est  la  preuve.  M'"^  de  La  Fayette,  Le  Sage,  J.-J.  Rousseau,  Bernardin 
de  Saint-Pierre,  ont  été  obligés,  pour  réussir,  d'établir  leurs  théâtres 
et  de  prendre  leurs  personnages  hors  de  leur  temps  et  de  leur  pays. 

11  est  possible  que  l'influence  de  la  révolution  change  quelque  chose 
à  ces  vérités  générales.  Nous  remarquons  en  effet  que  la  société 
nouvelle,  à  mesure  qu'elle  présente  moins  de  sujets  à  la  comédie, 
fournit  plus  de  matériaux  au  roman  :  ainsi  la  Grèce  passa  des  jeux  de 
Ménandre  aux  fictions  d'Héliodore. 

Ces  changements  s'expliquent  :  lorsque  la  société  bien  organisée  a 
atteint  le  dernier  degré  du  goût  et  le  plus  haut  point  de  la  civilisation, 
les  vices,  obligés  de  se  cacher,  forment  avec  les  convenances  du  monde 
un  contraste  dont  la  comédie  saisit  le  côté  risible  ;  mais  lorsque  la 
société  se  déprave,  que  de  grands  malheurs  la  font  rétrograder  vers  la 
barbarie,  les  vices  qui  se  montrent  à  découvert  cessent  d'être  ridicules 
en  devenant  affreux  :  la  comédie,  qui  ne  peut  plus  les  couvrir  de  son 
masque,  les  abandonne  au  roman  pour  les  exposer  dans  leur  nudité  ; 
car,  chose  singulière  !  les  romans  se  plaisent  aux  peintures  tragiques  : 
tant  l'homme  est  sérieux,  même  dans  ses  fictions I 

Les  romans  du  jour  sont  donc  en  général  d'un  intérêt  supérieur  à 
celui  de  nos  anciens  romans.  Des  aventures  qui  ont  cessé  d'être  rcn- 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  561 

fermées  dans  les  boudoirs,  des  personnages  que  ne  défigurent  point 
les  modes  du  siècle  de  Louis  XV,  captivent  l'esprit  par  l'illusion  de  la 
vraisemblance.  Les  passions  aussi  sont  devenues  plus  vraies  à  mesure 
que  les  mœurs,  quoique  moins  bonnes,  sont  devenues  plus  naturelles  : 
c'est  ce  que  l'on  sentira  à  la  lecture  du  Jean  Sbogar  de  M.  Ch.  ÎSodier, 
ou  de  l'épisode  du  beau  Voyage  de  M.  de  Forbin,  ou  des  Mémoires  d'un 
Espagnol,  ou  du  Pétrarque  de  M'»^  de  Genlis. 

Nous  avons  eu  occasion  d'examiner  autrefois  quelle  a  été  l'influence 
du  christianisme  dans  les  lettres,  et  comment  il  a  modifié  nos  pen- 
sées et  nos  sentiments.  Presque  toutes  les  fictions  des  auteurs 
modernes  ont  pour  base  une  passion  née  des  combats  de  la  religion 
contre  un  penchant  irrésistible.  Dans  Lionel,  par  exemple,  cette  espèce 
d'amour,  inconnu  à  l'antiquité  païenne,  vient  remplir  la  solitude  où 
l'honneur  a  placé  un  François  fidèle  à  son  roi.  Cet  ouvrage,  qui  se 
fait  remarquer  par  les  qualités  et  les  défauts  d'un  jeune  homme,  pro- 
met un  écrivain  de  talent.  Nous  louerions  davantage  le  modeste  ano- 
nyme ,  si  des  critiques  n'avoient  cru  devoir  avancer  qu'il  s'est  formé 
à  ce  qu'ils  veulent  bien  appeler  notre  école.  Nous  ne  pensons  pas  que 
la  chose  soit  vraie;  mais,  en  tous  cas,  nous  inviterions  l'auteur  de 
Lionel  à  choisir  un  meilleur  modèle  ;  nous  sommes  en  tout  un  mau- 
vais guide;  et  quand  on  veut  parvenir,  il  faut  éviter  la  route  que 
nous  avons  suivie. 


Ti.  36 


VOYAGES. 


Enfin  nous  entrons  dans  notre  élément  ;  nous  arrivons  aux  voyages  : 
parlons-en  tout  à  notre  aise  !  Ce  n'est  pas  sans  un  sentiment  de  regret 
et  presque  d'envie  que  nous  avons  lu  le  récit  de  la  dernière  expédi- 
tion des  Angbis  au  pôle  arctique.  Nous  avions  voulu  jadis  découvrir 
nous-même,  au  nord  de  l'Amérique,  les  mers  vues  par  Heyne,  et 
depuis  par  Mackenzie.  La  narration  du  capitaine  Ross  nous  a  donc  rap- 
pelé les  rêves  et  les  projets  de  notre  jeunesse.  Si  nous  avions  été  libre, 
nous  aurions  sollicité  une  place  sur  les  vaisseaux  qui  ont  recommencé 
le  voyage  cette  année  ;  nous  hivernerions  maintenant  dans  une  terre 
inconnue,  ou  bien  quelque  baleine  auroit  fait  justice  de  nos  prophéties 
et  de  nos  courses.  Sommes-nous  plus  en  sûreté  ici?  Qu'importe  d'être 
écrasé  sous  les  débris  d'une  montagne  de  glace  ou  sous  les  ruines  de 
la  monarchie? 

Une  chose  touchante  dans  le  journal  du  dernier  voyage  à  la  baie  de 
Baffin  est  la  précaution  prise  de  rappeler  les  chasseurs  anglois  quand 
les  Esquimaux  de  la  tribu  nouvellement  découverte  venoient  visiter 
les  vaisseaux.  Ces  sauvages,  isolés  du  reste  du  monde,  ignoroient  la 
guerre,  et  le  capitaine  Ross  ne  vouloit  pas  leur  donner  la  première 
idée  du  meurtre  et  de  la  destruction.  Au  reste,  ce  sont  de  grands  pen- 
seurs que  ces  Esquimaux;  ils  tiennent  pour  certain  que  nos  esprits 
s'en  vont  dans  la  lune;  c'est  aussi  l'opinion  du  chantre  de  Roland.  A 
voir  ce  qui  se  passe  aujourd'hui  en  France,  le  philosophe  Otouniah  et 
le  sage  Arioste  pourroient  bien  avoir  raison. 

Laissons  ces  régions  désolées  pour  suivre  notre  illustre  ami  M.  le 
baron  de  Humboldt  dans  les  belles  forêts  de  la  Nouvelle- Grenade. 
Le  Voyage  aux  régions  équînoxiales  du  nouveau  continent,  fait  en  1799- 
I8O/4,  est  un  des  plus  importants  ouvrages  qui  aient  paru  depuis 
longues  années.  Le  savoir  de  M.  le  baron  de  Humboldt  est  prodigieux; 
mais  ce  qu'il  y  a  peut-être  de  plus  étonnant  encore ,  c'est  le  talent 
avec  lequel  l'auteur  écrit  dans  une  langue  qui  n'est  pas  sa  langue 
maternelle.  Il  peint  avec  une  vérité  frappante  les  scènes  de  la  nature 
américaine.  On  croit  voguer  avec  lui  sur  les  fleuves,  se  perdre  avec 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  563 

lui  dans  la  profondeur  de  ces  bois  qui  n'ont  d'autres  limites  que  les 
rivages  de  l'Océan  et  la  chaîne  des  Cordill'jres  ;  il  vous  fait  voir  les 
grands  déserts  dans  tous  les  accidents  de  la  lumière  et  de  l'ombre,  et 
toujours  ses  descriptions ,  se  rattachant  à  un  ordre  de  choses  plus 
élevé,  ramènent  quelque  souvenir  de  l'homme  ou  des  réflexions  sur 
Ja  vie  ;  c'est  le  secret  de  Virgile  : 

Optima  quseque  dies  miserîs  mort^ibus  aevi 

Prima  fugit. 

Pour  louer  dignement  ce  Voyage,  le  meilleur  moyen  scroit  d'en  trans- 
crire les  passages  ;  mais  l'ouvrage  est  si  célèbre,  la  réputation  de  l'au- 
teur est  si  universelle,  que  toute  citation  devient  inutile.  M.  le  baron 
de  Humboldt,  bien  que  protestant  de  religion,  et  professant  en  poli- 
tique ces  sentiments  d'une  liberté  sage  que  tout  homme  généreux 
trouve  au  fond  de  son  cœur,  M.  de  Humboldt,  disons-nous,  n'en  rend 
pas  moins  hommage  aux  missionnaires  qui  se  consacrent  à  l'instruc- 
tion des  sauvages.  Il  juge  avec  la  même  équité  les  mœurs  de  ces 
mêmes  sauvages;  il  les  représente  telles  qu'elles  sont,  sans  dissimuler 
ce  qu'elles  peuvent  avoir  d'innocent  et  d'heureux,  mais  sans  faire  aussi 
de  la  hutte  d'un  Indien  la  demeure  préférée  de  la  vertu  et  du  bonheur. 
A  l'exemple  de  Tacite,  de  Montaigne  et  de  Jean -Jacques  Rousseau,  il 
ne  loue  point  les  barbares  pour  saliriser  l'état  social.  Le  discours  de 
Jean-Jacques  Rousseau  sur  l'Origine  de  l'Inégalité  des  Conditions  n'est 
que  la  paraphrase  éloquente  du  chapitre  de  Montaigne  sur  les  Canni- 
bales. «  Trois  d'entre  eux,  dit-il  (trois  Iroquois),  ignorant  combien 
coustera  un  jour  à  leur  repos  et  à  leur  bonheur  la  connoissance  des 
corruptions  de  deçà,  et  que  de  ce  commerce  naistra  leur  ruine,  .  . 
.  .  .  furent  à  Rouen ,  du  temps  que  le  roy  Charles  neuviesme  y 
estoit  :  le  roy  parla  à  eux  long-temps-,  on  leur  ût  voir  nostre  façon, 
nostre  pompe,  la  forme  d'une  belle  ville  :  aprez  cela  quelqu'un  en 
demanda  leur  advis,  et  voulut  sçavoir  d'eulx  ce  qu'ils  y  avoient  trouvé 
de  plus  admirable  :  ils  respondirent  trois  choses,  dont  j'ay  perdu  la 
troisiesme,  et  suis  bien  marry  ;  mais  j'en  ay  encores  deux  en  mémoire. 

Ils  dirent qu'ils  avoient  aperceu  qu'il  y  avoit 

parmy  nous  des  hommes  pleins  et  gorgez  de  toutes  sortes  de  commo- 
ditez,  et  que  leurs  moitiez  estoient  mandiants  à  leurs  portes,  deschar- 
nez  de  faim  et  de  pauvreté ,  et  trouvoient  estrange  comme  ces  moi- 
tiez ici  nécessiteuses  pouvoient  souffrir  une  telle  injustice ,  qu'ils  ne 
prinssent  les  aultres  à  la  gorge ,  ou  missent  le  feu  à  leurs  maisons.  Je 
parlay  à  l'un  d'eulx  fort  long-temps Sur  ce 


bùk  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

que  je  lui  demanday  quel  fruict  il  recevoit  de  la  supériorité  qu'il  avoit 
parmi  les  siens,  car  c'estoit  un  capitaine,  et  nos  matelots  le  nommoient 
roy,  il  me  dict  que  c'estoit  marcher  le  premier  à  la  guerre;  de  com- 
bien d'hommes  il  estoit  suivi ,  il  me  montra  une  espace  de  lieu,  pour 
signifier  que  c'estoit  autant  qu'il  en  pourroit  en  une  telle  espace,  ce 
pouvoit  estre  quatre  ou  cinq  mille  hommes;  si  hors  la  guerre  toute 
son  auctorité  estoit  expirée,  il  dict  qu'il  lui  en  restoitcela,  que  quand 
il  visitoit  les  villages  qui  despendoient  de  luy,  on  luy  dressoit  des 
sentiers  au  travers  des  hayes  de  leurs  bois ,  par  où  il  peust  passer 
bien  à  l'ayse.  Tout  cela  ne  va  pas  trop  mal  :  mais  quoy  !  ils  ne  portent 
point  de  hault  de  chausses.  » 

Voilà  bien  Montaigne  et  ses  tours  imprévus,  imités  depuis  par  La 
Bruyère.  Ce  qui  choquoit  donc  le  malin  seigneur  gascon  et  l'éloquent 
sophiste  de  Genève,  étoit  ce  mélange  odieux  de  rangs  et  de  fortunes, 
de  jouissances  extraordinaires  et  de  privations  excessives,  qui  forme 
en  Europe  ce  qu'on  appelle  la  société. 

Mais  s'il  arrive  un  temps  où  les  hommes,  trop  multipliés,  ne  peuvent 
plus  vivre  de  leur  chasse,  il  faut  alors  avoir  recours  à  la  culture.  La 
culture  entraîne  des  lois,  les  lois  des  abus.  Seroit-il  raisonnable  de 
dire  qu'il  ne  faut  point  de  lois,  parce  qu'il  y  a  des  abus?  Seroit-il 
sensé  de  supposer  que  Dieu  a  rendu  l'état  social  le  pire  de  tous,  lors- 
que cet  état  paroît  être  l'état  le  plus  commun  chez  les  hommes? 

Que  si  ces  lois  qui  nous  courbent  vers  la  terre,  qui  obligent  l'un  à 
sacrifier  à  l'autre,  qui  font  des  pauvres  et  des  riches,  qui  donnent 
tout  à  celui-ci,  ravissent  tout  à  celui-là;  que  si  ces  lois  semblent 
dégrader  l'homme  en  lui  enlevant  l'indépendance  naturelle,  c'est  par 
cela  même  que  nous  l'emportons  sur  les  sauvages.  Les  maux,  dans  la 
société,  sont  la  source  des  vertus.  Parmi  nous  la  générosité,  la  pitié 
céleste,  l'amour  véritable,  le  courage  dans  l'adversité,  toutes  ces  choses 
divines  sont  nées  de  nos  misères.  Pouvez-vous  ne  pas  admirer  le  fils 
qui  nourrit  de  son  travail  sa  mère  indigente  et  infirme?  Le  prêtre  cha- 
ritable qui  va  chercher,  pour  la  secourir,  l'humanité  souffrante,  dans 
les  lieux  où  elle  se  cache,  est-il  un  objet  de  mépris?  L'homme  qui 
pendant  de  longues  années  a  lutté  noblement  contre  le  malheur  est-il 
moins  magnanime  que  le  prisonnier  sauvage  dont  tout  le  courage  con- 
siste à  supporter  des  souffrances  de  quelques  heures?  Si  les  vertus  sont 
des  émanations  du  Tout-Puissant,  si  elks  sont  nécessairement  plus 
nombreuses  dans  l'ordre  social  que  dans  l'ordre  naturel,  l'état  de 
société,  qui  nous  rapproche  le  plus  de  la  Divinité,  est  donc  un  état 
plus  sublime  que  celui  de  nature. 

M.  de  Humboldt  a  été  guidé  par  le  sentiment  de  ces  vérités  lorsqu'il 


I 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  565 

a  parlé  des  peuples  sauvages  :  la  sage  économie  de  ses  jugements  et 
la  pompe  de  ses  descriptions  décèlent  un  maître  qui  domine  égale- 
ment toutes  les  parties  de  son  sujet  et  de  son  style. 

Ici  nous  terminerons  cet  article  :  nous  avons  payé  notre  tribut 
annuel  aux  Muses.  Aux  époques  les  plus  orageuses  de  la  révolution  , 
les  lettres  étoient  moins  abandonnées  qu'elles  ne  le  sont  aujourd'hui. 
Sous  l'oppression  du  Directoire,  et  même  pendant  le  règne  de  la 
terreur,  le  goût  des  beaux-arts  se  montra  avec  une  vivacité  singulière. 
C'est  que  l'espérance  renaissoit  de  l'excès  des  maux  :  notre  présent 
étoit  sans  joie ,  mais  nous  comptions  sur  un  meilleur  avenir  ;  nous 
nous  disions  que  notre  vieillesse  ne  seroit  pas  privée  de  la  lyre  : 

Nec  turpem  senectam 
Degere  me  cithara  carentem. 

Derrière  la  révolution ,  on  voyoit  alors  la  monarchie  légitime  ;  der- 
rière la  monarchie  légitime  on  voit  aujourd'hui  la  révolution.  Nous 
allions  vers  le  bien,  nous  marchons  vers  le  mal.  Et  quel  moyen  de 
s'occuper  de  ce  qui  peut  embellir  l'existence,  au  milieu  d'une  société 
qui  se  dissout?  Chacun  se  prépare  aux  événements;  chacun  songe  à 
sauver  du  naufrage  sa  fortune  et  sa  vie  ;  chacun  examine  les  titres 
qu'il  peut  avoir  à  la  proscription ,  en  raison  de  son  plus  ou  moins  de 
fidélité  à  la  cause  royale.  Dans  cette  position  ,  la,  littérature  semble 
puérilité  :  on  demande  de  la  politique,  parce  qu'on  cherche  à  con- 
noître  ses  destinées;  on  court  entendre  non  un  professeur  expliquant 
en  chaire  Horace  et  Virgile,  mais  M.  de  Labourdonnaye  défendant  à 
la  tribune  les  intérêts  publics ,  faisant  de  chacun  de  ses  discours  un 
combat  contre  l'ennemi ,  et  marquant  son  éloquence  de  la  virilité  de 
son  caractère. 


SUR 

L'HISTOIRE  DES  DUCS   DE  BOURGOGNE 

DE   m.   DE   BARANTE. 


Décembre  1824. 

L'histoire  de  France  est  aujourd'iiiii  l'objet  de  tous  les  travaux 
littéraires.  Nous  avons  dernièrement  encore  parlé  de  la  Collection  des 
Mémoires  relatifs  à  l'histoire  de  France,  depuis  l'origine  de  la  monar- 
chie françoise  jusqu'au  xiii®  siècle ,  siècle  oii  commence  la  collection 
de  M,  Petitot.  L'infatigable  président  Cousin  avoit  entrepris  pour  les 
historiens  de  l'empire  de  l'Occident  ce  qu'il  avoit  fait  pour  les  prin- 
cipaux auteurs  de  l'histoire  Byzantine.  Sa  traduction  (dont  les  deux 
premiers  volumes  imprimés  contiennent  Éginhard,  Thégan  l'astro- 
nome, Nitard,  Luitprand,  Witikind,  et  les  Annales  de  Saint-Bertin) 
étoit  à  peu  près  complète  :  ses  manuscrits  existent;  ils  pourroient 
être  d'un  grand  secours  et  épargner  beaucoup  de  travail  à  M.  Guizot. 
Les  grandes  Chroniques  de  Saint-Denis,  publiées  successivement  dans 
le  recueil  de  dom  Bouquet ,  ne  sont  aussi ,  pour  les  premiers  siècles 
de  la  monarchie,  que  des  traductions  des  auteurs  latins  antérieurs  à 
l'établissement  de  ses  Chroniques. 

D'un  autre  côté,  M.  Buchon  a  commencé  une  Collection  des  Chro- 
niques écrites  en  langue  vulgaire  du  xni^  au  xvi^  siècle;  ouvrage  dif- 
férent de  celui  de  M.  Petitot ,  qui  ne  publie  que  les  Mémoires.  Il  a 
débuté  par  une  édition  de  Froissart ,  aidé  dans  ses  propres  recherches 
par  les  recherches  de  M.  Dacier  :  c'est  de  tous  points  un  important  et 
consciencieux  travail. 

Enfin,  la  grande  collection  de  dom  Bouquet  se  continue  :  on  re- 
marque pourtant  avec  peine  qu'elle  a  marché  moins  rapidement 
depuis  la  restauration  que  sous  Buonaparte.  Quelques  savants  Béné- 
dictins pendant  l'usurpation  ne  paroissoient  survivre  à  leur  société 
et  à  la  monarchie  que  pour  rendre  les  derniers  honneurs  à  l'une  en 
achevant  d'exhumer  l'autre.  Quand  ces  hommes  de  Clovis  et  de  Char- 
lemagne,  que  les  siècles  passés  semblent  avoir  oubliés  sur  la  terre  f 


MÉLANGES  LITTERAIRES.  567 

auront  rejoint  leurs  générations  contemporaines,  qui  parlera  la  double 
langue  du  traité  de  Stras])ourg? 

Il  nous  arrive  ce  qui  est  arrivé  à  tous  les  peuples  :  nous  nous  por- 
tons avec  un  sentiment  de  regret  et  de  curiosité  religieuse  à  l'étude 
de  nos  institutions  primitives ,  par  la  raison  même  qu'elles  n'existent 
plus.  Il  y  a  dans  les  ruines  quelque  chose  qui  charme  notre  foil)lcsse 
et  désarme,  en  la  satisfaisant,  la  malignité  du  cœur  humain.  Aujour- 
d'hui nous  connoissons  mieux  qu'autrefois  la  vieille  monarchie  : 
lorsqu'elle  étoit  debout ,  notre  œil  embrassoit  mal  ses  vastes  dimen- 
sions; les  grands  hommes  et  les  grands  empires  sont  comme  les 
colosses  de  l'Egypte,  on  ne  les  mesure  bien  que  lorsqu'ils  sont  tombés. 

Parmi  les  ouvrages  historiques  du  moment,  il  faut  surtout  distin- 
guer celui  de  M.  de  Barante. 

Rien  d'abord  de  plus  heureusement  choisi  que  le  sujet. 

Toute  histoire  qui  embrasse  un  trop  grand  espace  de  temps  manque 
d'unité  et  épuise  les  forces  de  l'historien.  V Histoire  des  ducs  de  Bour- 
gogne de  la  maison  de  Valois  n'a  pas  ce  défaut  capital  :  elle  est  res- 
serrée tout  entière  entre  deux  batailles  célèbres ,  la  bataille  de 
Poitiers,  oij  combattit  et  fut  blessé ,  auprès  du  roi  son  père,  Philippe 
le  Hardi,  premier  duc  de  Bourgogne  de  la  maison  de  Valois,  et  la 
bataille  de  Nancy,  où  fut  tué  Charles  le  Téméraire ,  dernier  duc  de 
cette  race.  A  la  fois  biographie  et  histoire  générale,  elle  auroit  pu  être 
écrite  par  Plutarque  et  par  Tacite.  Elle  commence  et  elle  finit  comme 
un  poëme  épique,  s'égarant,  sans  se  perdre,  dans  une  multitude 
d'aventures  qui  tiennent  du  merveilleux.  Elle  embrasse  nos  guerres 
civiles  et  étrangères  depuis  le  roi  Jean  jusqu'à  Louis  XI  ;  elle  amène 
tour  à  tour  sur  la  scène  Charles  V  et  Du  Guesclin ,  Edouard  III  et  le 
Prince  Noir  ;  Charles  VI  et  Isabeau  de  Bavière,  Henri  V  et  ses  frères, 
Charles  VII,  Agnès  Sorel,  la  Pucelle  d'Orléans,  Richement,  Talbot,  La 
Hire,  Xintrailles  et  Dunois  ;  elle  passe  à  travers  les  ravages  des  Com- 
pagnies et  les  horreurs  de  la  Jacquerie ,  à  travers  les  insurrections 
populaires ,  les  massacres  et  les  assassinats  produits  par  les  rivalités 
des  maisons  de  Bourgogne  et  d'Orléans.  Et  tout  à  coup  cette  terrible 
histoire  de  quelques  cadets  de  la  Maison  de  France  vient  expirer  aux 
pieds  de  ce  personnage  unique  dans  nos  annales,  de  ce  Louis  XI  qui 
faisoit  décapiter  le  connétable  et  empoisonner  les  pies  et  les  geais 
instruits  à  dire,  par  les  bourgeois  de  Paris  :  Larron,  va  dehors;  va, 
Pérctte  ',  tyran  justicier,  méprisé  et  aimé  du  peuple  pour  ses  mœurs 

1.  Moquerie  de  la  sortie  de  Louis  XI  de  Paris  et  du  traité  de  Péronne.  Voilà  comme 
nous  aurions  été  pour  les  ministres  s'ils  étoient  parvenus  à  nous  oter  la  liberté  de  la 
presse  :  nous  aurions  eu  la  ressource  des  perroquets. 


^68  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

basses  et  sa  haine  des  nobles;  opérant  de  grandes  choses  avec  de 
petites  gens  ;  transformant  ses  valets  en  hérauts  d'armes,  ses  barbiers 
en  ministres,  le  grand-prévôt  en  compère,  et  deux  bourreaux,  dont 
l'un  étoit  gai  et  l'autre ' triste ,  en  compagnons;  regagnant  par  son 
esprit  ce  qu'il  perdoit  par  son  caractère  ;  réparant  comme  roi  les  fautes 
qui  lui  échappoient  comme  homme  ;  brave  chevalier  à  vingt  ans  et 
pusillanime  vieillard;  mourant  entouré  de  gibets,  de  cages  de  fer,  de 
chausse-trappes,  de  broches,  de  chaînes  appelées  les  fillettes  du  roi , 
d'ermites,  d'empiriques,  d'astrologues,  après  avoir  créé  l'adminis- 
tration françoise,  rendu  permanents  les  offices  de  judicature,  agrandi 
le  royaume  par  sa  politique  et  ses  armes,  et  vu  descendre  au  tombeau 
ses  rivaux  et  ses  ennemis,  Edouard  d'Angleterre,  Galéas  de  Milan, 
Jean  d'Aragon,  le  duc  de  Bourgogne,  et  jusqu'à  la  jeune  héritière  de 
ce  duc  :  tant  il  y  avoit  quelque  chose  de  fatal  attaché  à  la  personne 
d'un  prince  qui ,  par  gentille  industrie,  dit  Brantôme,  empoisonna  son 
frère,  le  duc  de  Guyenne,  lorsqu'il]] pensoit  le  moins,  priant  la  Vierge, 
sa  bonne  dame,  sa  petite  maîtresse^  sa  grande  amie,  de  lui  obtenir  son 
pardon  ! 

Quand  Charles  le  Téméraire  et  Louis  XI  disparaissent,  l'Europe 
féodale  tombe  avec  eux  :  Constantinople  est  pris  ;  les  lettres  renaissent 
dans  l'Occident;  l'imprimerie  est  inventée;  l'Amérique  découverte; 
la  grandeur  de  la  maison  d'Autriche  commence  par  le  mariage  de 
l'héritière  du  duc  de  Bourgogne  avec  Maximilien;  Léon  X,  François  I«^ 
Charles-Quint  sont  à  peu  de  distance;  Luther,  avec  la  réformation 
religieuse  et  politique,  est  à  la  porte;  et  l'histoire  des  ducs  de  Bour- 
gogne, en  finissant,  vous  laisse  au  bord  d'un  nouvel  univers. 

Par  un  égal  bonheur,  les  sources  d'où  découle  l'histoire  des  ducs  de 
Bourgogne  sont  abondantes.  Nous  avons  pour  les  cinq  règnes,  compris 
entre  la  mort  de  Philippe  de  Valois  et  l'avènement  de  Charles  VIII  à  la 
couronne,  à  peu  près  cent  quatre-vingts  manuscrits  et  cent  quarante- 
trois  mémoires  et  chroniques  imprimés.  Il  faut  ajouter  à  cela  la  col- 
lection des  auteurs  bourguignons  et  celle  des  auteurs  anglois  depuis 
Edouard  III  jusqu'à  Edouard  V,  sans  parler  des  documents  du  Trésor 
des  Chartes  et  des  Actes  de  Rymer.  Au  commencement  et  à  la  fin  de 
ces  histoires,  on  trouve  Froissart  et  Philippe  de  Comines,  l'Hérodote  et 
le  Thucydide  de  nos  âges  gothiques. 

Les  vignettes  des  manuscrits  donnent  l'idée  la  plus  nette  des  usages 
du  temps.  On  y  voit  des  batailles,  des  cérémonies  publiques,  des  pres- 
tations de  foi  et  hommage,  des  intérieurs  de  maison  et  de  palais,  des 
vaisseaux,  des  chevaux,  des  armures,  des  vêtements  de  toutes  formes 
et  de  toutes  les  classes  de  la  société. 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  5G0 

M.  de  Barante  s'est  servi  de  ces  matériaux  en  architecte  habile.  Il  a 
ramené  le  goût  pur  de  l'histoire  et  la  simplicité  de  la  bonne  école. 
Point  de  déclamations,  point  de  prétentions  à  la  sentence;  rien  de 
plus  attachant  et  à  la  fois  de  plus  grave  que  son  récit.  Il  peint  les 
mœurs  sans  avertir  qu'il  les  peint  ou  qu'il  va  les  peindre. 

Lorsqu'on  a  vu  naître  parmi  nous  l'histoire  prétendue  philosophique, 
les  auteurs  nous  ont  dit  :  «  Jusqu'à  présent,  on  n'a  fait  que  l'histoire 
des  rois,  nous  allons  tracer  celle  des  peuples.  Nous  nous  attacherons 
surtout  à  faire  connaître  les  mœurs,  etc.  » 

Et  puis,  ils  ont  cru  s'élever  au-dessus  de  leurs  devanciers  en  termi- 
nant leurs  périodes  par  quelques  lieux  communs  contre  les  crimes  et 
les  tyrans,  et  en  nous  disant,  à  la  fin  de  chaque  règne,  comment  en 
ce  temps-là  les  habits  étoient  faits,  quelle  étoit  la  coiffure  des  femmes 
et  la  chaussure  des  hommes,  comment  on  allait  à  la  chasse,  ce  que 
l'on  servoit  dans  les  repas,  etc. 

Les  mœurs  et  les  usages  ne  se  mettent  point  à  part  dans  le  coin 
d'une  histoire,  comme  on  expose  des  robes  et  des  ornements  dans  un 
vestiaire,  ou  de  vieilles  armures  dans  les  cabinets  des  curieux;  ils  doi- 
vent se  montrer  avec  les  personnages,  et  donner  la  couleur  du  siècle 
au  tableau,  Hérodote  nous  apprend  les  détails  de  la  vie  privée  des 
peuples  de  sa  patrie,  digne  aujourd'hui  de  son  antique  gloire,  lorsqu'il 
nous  représente  les  trois  cents  Spartiates,  avant  le  combat  des  Ther- 
mopyles,  se  livrant  aux  exercices  gymniques  et  peignant  leurs  cheveux, 
ou  les  Grecs  assistant  aux  jeux  olympiques  après  le  même  combat,  et 
recevant,  pour  prix  de  course,  une  couronne  de  cet  olivier  que  l'on 
appeloit  l'olivier  aux  belles  couronnes  :  è/.aîa  xaù^XiaTs-javc;. 

Nous  connoissons  toute  la  vie  d'un  vieux  Romain  lorsque  les  députés 
du  sénat,  allant  annoncer  la  dictature  à  Cincinnatus,  le  trouvent  dans 
son  champ  de  quatre  arpents,  conduisant  la  charrue  ou  creusant  un 
fossé.  Ils  le  saluent,  offrent  aux  dieux  des  vœux  pour  sa  prospérité  et 
pour  celle  de  la  république,  et  le  prient  de  prendre  sa  toge  pour 
entendre  ce  que  lui  demande  le  sénat.  Cincinnatus,  étonné,  s'enquiert 
s'il  est  arrivé  quelque  malheur,  essuie  la  poussière  et  la  sueur  de  son 
front,  et  envoie  sa  femme  Racilia  chercher  sa  toge  dans  sa  cabane  : 
Togam  propere  e  tugurio  proferre  uxorem  Raciliamjubet,  dit  Tite-Live. 

Nous  revoyons  dans  Tacite  les  dictateurs,  mais  les  dictateurs  perpé- 
tuels. Ils  n'habitent  plus  le  tugurium,  mais  \epalaiium;  et  quand  ils 
descendent  jusqu'à  la  villa,  c'est  pour  s'y  livrer  à  la  débauche  ou 
pour  y  méditer  des  forfaits.  Le  sénat  ne  leur  donne  plus  le  pouvoir 
suprême  pour  prix  de  leurs  vertus,  mais  pour  récompense  de  leurs 
crimes  :  Cuncta  scelerum  suorum  pro  egregiis  accipi  videt. 


570 


MÉLANGES   LITTERAIRES. 


Avec  nos  vieux  chroniqueurs  on  voit  tout,  on  est  présent  à  tout  : 
Froissart  nous  fait  assister  aux  festins  d'Edouard  III ,  aux  combats  de 
ses  guerriers.  La  veille  de  l'affaire  du  pont  de  Lussac,  où  le  fameux 
Jean  Chandos  fut  tué,  il  s'étoit  arrêté  sur  le  chemin  dans  une  hôtel- 
lerie :  ((  Il  étoit,  dit  Froissart,  dans  une  grande  cuisine  près  du  foyer, 
et  se  chauffoit  du  feu  de  paille  que  son  héraut  lui  faisoit,  et  causoit 
familièrement  à  ses  gens,  et  ses  gens  à  lui,  qui  volontiers  l'eussent 
ôté  à  sa  mélancolie.  »  Le  lendemain,  Chandos  partit,  et  rencontra  les 
François,  conduits  par  messire  Louis  de  Saint-Julien  et  Kerlouet  le 
Breton.  ((  Les  Anglois  se  placèrent  sur  un  tertre,  peut-être  trois  bouviers 
de  terre  en  sus  du  pont.  »  On  voit  que  Froissart  compte  à  la  manière 
d'Homère.  Le  bouvier  est  l'espace  que  deux  bœufs  peuvent  labourer 
en  un  jour.  Chandos  parle  ensuite  comme  les  héros  de  VIliade;  il  raille 
les  ennemis  :  «  Entre  nous,  François,  s'écrie-t-il,  vous  êtes  trop  male- 
ment  bonnes  gens  d'armes;  vous  chevauchez  partout  à  tête  armée;  il 
semble  que  le  pays  soit  tout  vôtre,  et  pardieu  non  est!  »  Il  fut  tué  en 
combattant  à  pied,  parce  qu'il  s'embarrassa  «  dans  un  grand  vestement 
qui  lui  battoit  jusqu'à  terre,  armoyé  de  son  armoirie  d'un  blanc  satin.  » 

« Si  commencèrent  les  Anglois  à  regretter  et  à  doulorer  moult,  en 

disant  :  «  Gentil  chevalier,  fleur  de  tout  honneur  1  messire  Jean  Chandos  ! 
à  mal  fut  le  glaive  forgé  dont  vous  êtes  navré  et  mis  en  péril  de  mort!» 
De  ses  amis  et  amies  fut  plaint  et  regretté  monseigneur  Jean  Chandos; 
et  le  roi  de  France  et  les  seigneurs  de  France  l'eurent  tantost  pleuré.  » 

Cet  art  de  nous  transporter  au  milieu  des  objets  se  fait  remarquer 
chez  nos  vieux  écrivains  jusque  dans  la  satire  historique.  Thomas 
Arthus  nous  représente  Henri  III  couché  dans  un  lit  large  et  spacieux, 
se  plaignant  qu'on  le  réveille  trop  tôt  à  midi ,  ayant  un  linge  et  un 
masque  sur  le  visage,  des  gants  dans  les  mains,  prenant  un  bouillon 
et  se  replongeant  dans  son  lit.  Dans  une  chambre  voisine,  Caylus, 
Saint-Mégrin  et  Maugiron  se  font  friser  et  achèvent  la  toilette  la  plus 
correcte  :  on  leur  arrache  le  poil  des  sourcils,  on  leur  met  des  dents , 
on  leur  peint  le  visage ,  on  passe  un  temps  énorme  à  les  habiller  et  à 
les  parfumer.  Ils  partent  pour  se  rendre  dans  la  chambre  de  Henri  III, 
«  branlant  tellement  le  corps,  la  tête  et  les  jambes,  que  je  croyois  à 

tout  propos  qu'ils  dussent  tomber  de  leur  long Ils  trou- 

voient  cette  façon-là  de  marcher  plus  belle  que  pas  une  autre.  » 

U.  de  Barante  s'est  pénétré  de  cette  importante  idée,  qu'il  faut  faire 
passer  les  usages  et  les  mœurs  dans  la  narration.  Il  décrit  les  batailles 
avec  feu  :  on  y  assiste.  Il  faut  lire  dans  le  livre  second  la  fameuse 
aventure  du  connétable  de  Clisson  et  du  duc  de  Bretagne.  Y  a-t-il  rien 
de  plus  animé  que  la  peinture  de  ce  qui  advint  après  la  signature  du 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  571 

traité  entre  le  Dauphin  et  Jean  sans  Peur,  au  mois  de  juillet  l/il9? 
«  La  paix  des  princes,  dit  l'historien,  leur  avoit  causé  (aux  Parisiens) 
une  grande  joie;  cependant  ils  ne  voyoient  pas  qu'on  s'occupât  beau- 
coup à  faire  cesser  les  désordres Mais  les  esprits  furent 

encore  bien  plus  tristement  émus  lorsque,  le  29  juillet,  vers  le  milieu 
de  la  journée,  on  vit  arriver  à  la  porte  Saint-Denis  une  troupe  de 
pauvres  fugitifs  en  désordre  et  troublés  d'épouvante.  Les  uns  étoient 
blessés  et  sanglants  ;  les  autres  tomboient  de  faim ,  de  soif  et  de  fati- 
gue. On  les  arrêta  à  la  porte,  leur  demandant  qui  ils  éloient,  et  d'où 
venoit  leur  désespoir  :  Nous  sommes  de  Pontoise,  répondirent-ils  en 
pleurant;  les  Anglais  ont  pris  la  ville  ce  matin  :  ils  ont  tué  ou  blessé 
tout  ce  qui  s'est  trouvé  devant  eux.  Bienheureux  qui  a  pu  se  sauver  de 
leurs  mains;  jamais  les  Sarrasins  n'ont  été  si  cruels  aux  chrétiens 
qu'ils  le  sont.  Pendant  qu'ils  parloient,  arrivoient  à  chaque  instant, 
vers  la  porte  Saint-Denis  et  la  porte  Saint-Lazare ,  des  malheureux  à 
demi  nus ,  de  pauvres  femmes  portant  leurs  enfants  sur  les  bras  et 
dans  une  hotte,  les  unes  sans  chaperon,  les  autres  avec  un  corset  à 
demi  attaché  ;  des  prêtres  en  surplis  et  la  tête  découverte.  Tous  se 
lamentoient  :  0  mon  Dieu  !  disoient-ils,  préservez-nous  du  désespoir 
par  votre  miséricorde  ;  ce  matin  nous  étions  encore  dans  nos  maisons, 
heureux  et  tranquilles;  à  midi,  nous  voilà,  comme  gens  exilés,  cher- 
chant notre  pain.  —  Les  uns  s'évanouissoient  de  fatigue  ;  les  autres 
s'asseyoient  par  terre,  ne  sachant  que  devenir;  puis  ils  parloient  de 
ceux  qu'ils  avoient  laissés  derrière  eux.  » 

Voilà  la  vraie  manière  de  l'histoire  :  c'est  excellent. 

L'Histoire  des  ducs  de  Bourgogne  est  écrite  sans  esprit  de  parti,  mais 
non  pas  avec  cette  impartialité  contraire  au  génie  de  l'histoire,  qui 
reste  indifférente  au  vice  et  à  la  vertu.  On  a  oublié  dans  l'école 
moderne  que  l'histoire  est  un  tableau,  et  que  si  le  jugement  le  com- 
pose, c'est  l'imagination  qui  le  colore.  La  véritable  impartialité  histo- 
rique consiste  à  rapporter  les  événements  avec  une  scrupuleuse  exac- 
titude, à  respecter  la  chronologie,  à  ne  pas  dénaturer  les  faits ,  à  ne 
pas  donner  à  un  personnage  ce  qui  appartient  à  l'autre  :  le  reste  est 
laissé  au  sentiment  libre  de  l'historien. 

C'est  ainsi  que  M.  de  Barante  écrit  nécessairement  dans  les  idée^ 
qui  dominent  son  système  politique.  Quand  il  expose  les  crimes  des 
classes  secondaires  de  la  société ,  avec  autant  de  sincérité  que  d'hor- 
reur, on  sent  qu'il  y  trouve  une  sorte  d'excuse  dans  l'oppression  des 
peuples  et  des  communes;  quand  il  raconte  les  vertus  des  chevaliers, 
on  entrevoit  qu'il  seroit  plus  satisfait  si  ces  vertus  appartenoient  à  une 
aiitre  race  d'hommes;  mais  cela  n'ôte  rien  à  l'intégrité  de  son  juge- 


572  MELANGES   LITTERAIRES. 

ment  ni  à  la  fidélité  de  son  pinceau.  Chaque  historien  a  son  affection  : 
Xénophon,  Athénien,  est  Spartiate  dans  son  histoire;  Tite-Live  est 
Pompéien  et  républicain  sous  Auguste  ;  Tacite,  n'ayant  plus  que  des 
tyrans  à  maudire,  se  compose  des  modèles  ,de  vertus  dans  quelques 
'hommes  privilégiés  ou  dans  les  sauvages  de  la  Germanie.  En  Angle- 
jterre,  tous  les  auteurs  sont  whigs  ou  tories.  Bossuet,  parmi  nous, 
dédaigne  de  prendre  des  renseignements  sur  la  terre  ;  c'est  dans  le 
ciel  qu'il  va  chercher  ses  chartes.  Que  lui  fait  cet  empire  du  monde , 
présent  de  nul  prix,  comme  il  le  dit  lui-même?  S'il  est  partial,  c'est 
pour  le  monde  éternel  :  en  écrivant  l'histoire  au  pied  de  la  Croix,  il 
écrase  les  peuples  sous  le  signe  de  notre  salut,  comme  il  asservit  les 
événements  à  la  domination  de  son  génie. 

M.  de  Barante  a  déjà  publié  quatre  volumes  de  son  histoire,  qui 
font  vivement  désirer  le  reste.  Il  poursuit  son  ouvrage  avec  cette 
patience  laborieuse  sans  laquelle  le  talent  ne  jette  que  des  lueurs  pas- 
sagères et  ne  laisse  que  des  travaux  incomplets.  L'histoire  est  la 
retraite  aussi  nol)Ie  que  naturelle  de  l'homme  de  talent  qui  est  sorli 
des  affaires  publiques.  Là  encore  il  y  a  des  justices  à  faire.  Nous 
savons  bien  que  ces  justices  n'effrayent  guère  dans  ce  siècle  ceux  qui 
se  sont  accoutumés  au  mépris  public;  il  y  a  des  hommes  qui  ne  font 
pas  plus  de  cas  de  leur  mémoire  que  de  leur  cadavre  :  peu  importe 
qu'on  la  foule  aux  pieds,  ils  ne  le  sentiront  pas;  mais  ce  n'étoit 
pas  pour  punir  les  morts,  c'étoit  pour  épouvanter  les  vivants  que  l'on 
traînoit  autrefois  sur  la  claie  les  corps  de  certains  criminels. 

Mai  1823. 

Nous  avons  rendu  compte  des  premiers  volumes  de  cet  important  et 
bel  ouvrage.  Deux  autres  volumes  ont  paru  depuis  cette  époque  et 
deux  nouveaux  volumes  sont  au  moment  de  paroître.  Remettons  rapi- 
dement sous  les  yeux  du  lecteur  ce  tableau  si  dramatique  et  si  varié. 

Le  roi  Jean  est  prisonnier  en  Angleterre  ;  Philippe  de  Rouvre,  dernier 
duc  de  la  première  maison  de  Bourgogne,  meurt  :  Jean  recueille  son 
héritage,  comme  si  la  Providence  vouloit  rendre  au  monarque  captif 
autant  de  puissance  et  de  provinces  qu'il  alloit  en  céder  à  Edouard  III 
pour  sa  rançon.  Mais  Jean  donna  à  son  fils  bien  aimé,  le  jeune  Phi- 
lippe de  France,  qui  avoit  combattu  et  avoit  été  blessé  auprès  de  lui  à 
la  bataille  de  Poitiers,  le  duché  de  Bourgogne;  c'est  Philippe  le  Hardi, 
premier  duc  de  Bourgogne  de  la  maison  de  Valois. 

Sous  ce  premier  duc  s'écoule  tout  le  règne  de  Charles  V,  ce  règne  si 
sage,  si  fertile  en  événements  et  en  grands  hommes,  mais  qui  devoit 


MÉLANGES   LITTÉRAIRES.  57S 

se  terminer  par  le  règne  de  Charles  VI,  où  renaissent  toutes  les  cala* 
mités  de  la  France. 

Philippe  le  Hardi  vit  encore  commencer  la  maladie  de  Charles  VI, 
et  cette  tutelle  orageuse  que  se  disputèrent  des  oncles  ambitieux  et 
une  mère  dénaturée.  Les  querelles  des  Maisons  d'Orléans  et  de  Bour- 
gogne éclatèrent.  Il  y  a  quelque  chose  de  plus  grand  dans  la  Maison 
de  Bourgogne,  mais  quelque  chose  de  plus  attachant  dans  celle  d'Or- 
léans. On  se  range  malgré  soi  de  son  parti  ;  on  lui  pardonne  la  foi- 
blesse  de  ses  mœurs,  en  faveur  de  son  goût  pour  les  arts  et  de  son 
héroïsme  :  par  sa  branche  illégitime,  on  passe  de  Dunois  aux  Longue- 
ville;  par  la  branche  légitime,  on  arrive  de  Valentine  de  Milan  à 
Louis  XII  et  à  François  I". 

Le  premier  crime  vient  de  la  maison  de  Bourgogne  :  Jean  sans  Peur, 
qui  avoit  succédé  à  son  père  Philippe  le  Hardi,  fait  assassiner  le  duc 
d'Orléans  le  23  novembre  1/|07.  Il  semble  d'abord  nier  son  crime,  et 
s'en  vante  ensuite  hautement,  dernière  ressource  des  hommes  qui 
peuvent  être  convaincus,  mais  qui  sont  trop  puissants  pour  être  punis. 
Le  duc  de  Bourgogne  devient  populaire  à  Paris.  La  reine  fuit,  emme- 
nant à  Tours  le  roi  malade.  Valentine  de  Milan  succombe  à  sa  douleur, 
sans  avoir  pu  obtenir  justice, 

«  Sa  vie  n'avoit  pas  été  heureuse,  dit  M.  de  Barante  ;  sa  beauté,  sa 
grâce,  le  charme  de  son  esprit  et  de  sa  personne  n'avoient  réussi  qu'à 
exciter  la  jalousie  de  la  reine  et  de  la  duchesse  de  Bourgogne.  Les 
tendres  soins  qu'elle  avoit  pris  du  roi  avoient  accrédité  encore  plus  la 
réputation  de  magie  et  de  sortilège  qu'elle  avoit  parmi  le  vulgaire.  Elle 
avoit  aimé  son  mari,  et  il  lui  avoit  sans  cesse  et  publiquement  préféré 
d'autres  femmes.  Un  horrible  assassinat  le  lui  avoit  enlevé,  et  toute 
justice  lui  étoit  refusée;  son  bon  droit  et  sa  douleur  étoient  repoussés 
par  la  violence.  Sauf  la  première  indignation  que  le  crime  avoit  pro- 
duite, elle  ne  trouvoit  partout  que  des  cœurs  intéressés,  des  senti- 
ments froids,  ou  une  opinion  malveillante.  Dans  les  derniers  temps  de 
sa  vie  elle  avoit  pris  pour  devise  :  Rieii  ne  m'est  plus,  plus  ne  m'est 
rien.  C'étoit  grande  pitié  que  d'entendre  au  moment  de  sa  mort  ses 
plaintes  et  son  désespoir.  Elle  mourut  entourée  de  ses  trois  fils  et  de 
sa  fille.  Elle  vit  aussi  venir  près  d'elle  Jean,  fils  bâtard  de  son  mari  et 
de  la  dame  de  Cauny.  Elle  aimoit  cet  enfant  à  l'égal  des  siens,  et  le 
faisoit  élever  avec  le  plus  grand  soin.  Parfois,  le  voyant  plein  d'âme 
et  d'ardeur,  elle  disoil  qu'il  lui  avoit  été  dérobé,  et  qu'ar.cun  de  ses 
enfants  à  elle  n'étoit  si  bien  taillé  à  venger  la  mort  de  son  père.  Cet 
enfant  fut  le  comte  de  Dunois.  « 

Ce  portrait  est  plein  d'intérêt  et  de  charme  :  le  talent  de  l'auteur  se 


51h  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 

montre  surtout  dans  les  détails  où  la  séve'rité  de  l'histoire  permet  un 
moment  d'abaisser  le  ton  et  d'adoucir  les  couleurs.  Les  sortilèges  de 
Valentine  de  Milan  étoient  ses  grâces  :  cette  étrangère,  cette  Italienne, 
apportant  dans  notre  rude  climat,  dans  la  France  à  demi  barbare,  des 
mœurs  civilisées  et  le  goût  des  arts,  dut  paroître  une  magicienne  :  on 
l'auroit  brûlée  pour  sa  beauté,  comme  on  brûla  Jeanne  d'Arc  pour  sa 
gloire. 

Le  traité  de  Chartres  donna  tout  pouvoir  au  duc  de  Bourgogne  ;  on 
trancha  la  tête  au  sire  de  Montaigu,  administrateur  des  finances,  ce 
qui  ne  remédia  à  rien;  on  convoqua  une  assemblée  pour  réformer 
l'État,  et  l'État  n'en  alla  que  plus  mal.  Les  princes  mécontents  prirent 
les  armes  contre  le  duc  de  Bourgogne.  Le  duc  d'Orléans,  fils  du  duc 
assassiné,  avoit  épousé  en  secondes  noces  Bonne  d'Armagnac,  fille  du 
comte  Bernard  d'Armagnac,  d'où  le  parti  du  duc  d'Orléans,  conduit 
par  le  comte  Bernard,  prit  le  nom  d'Armagnac.  On  traite  inutilement 
à  Bicêtre  ;  on  se  prépare  de  nouveau  à  la  guerre.  Les  Armagnacs 
assiègent  Paris  ;  le  duc  de  Bourgogne  arrive  avec  une  armée,  et  en  fait 
lever  le  siège.  A  travers  tous  ces  maux,  l'ancienne  guerre  des  Anglois 
continue,  et  un  roi  en  démence  ne  reprend  par  intervalles  sa  raison 
que  pour  pleurer  sur  les  malheurs  de  ses  peuples. 

Une  sédition  éclate  dans  Paris  :  les  palais  du  roi  et  du  dauphin  sont 
forcés;  la  faction  des  bouchers  prend  le  chaperon  blanc;  le  duc  de 
Bourgogne  perd  son  pouvoir,  et  se  retire.  On  négocie  à  Arras. 

Le  roi  d'Angleterre  descend  en  France.  La  bataille  d'Azincourt  per- 
due renouvelle  tous  les  malheurs  de  celles  de  Crécy  et  de  Poitiers. 
Paris  est  livré  aux  Bourguignons  après  avoir  été  gouverné  par  les 
Armagnacs  ;  les  prisons  sont  forcées,  et  les  prisonniers  massacrés.  Les 
Anglais  s'emparent  de  Rouen,  et  Henri  V  prend  le  titre  de  roi  de 
France, 

Un  traité  de  paix  est  conclu  à  Ponceau  entre  le  duc  de  Bourgogne 
et  le  dauphin  (1419).  Vaine  espérance!  les  inimitiés  étoient  trop 
vives  :  Jean  sans  Peur  est  assassiné  sur  le  pont  de  Montereau. 

Le  nouveau  duc  de  Bourgogne,  Philippe  le  Bon,  s'allie  avec  les 
Anglois  pour  venger  son  père^  Henri  V  épouse  Catherine  de  France,  et 
Charles  VI  le  reconnoît  pour  son  héritier  au  préjudice  du  dauphin. 
Deux  ans  après  la  signature  du  traité  de  Troyes,  Charles  VI  mourut  à 
Paris;  il  avoit  été  précédé  dans  la  tombe  par  Henri  V.  Écoutons  l'his- 
torien : 

«  Déjà,  depuis  longtemps,  Charles  VI  n'avoit  plus  ni  raison  ni 
mémoire;  cependant  il  étoit  toujours  demeuré  chéri  et  respecté  du 
pauvre  peuple;  jamais  on  ne  lui  avoit  imputé  aucun  des  malheurs  qui 


MSLAInGES   LIirEKAlKES.  573 

avoient  désolé  le  royaume  pendant  les  quarante-trois  années  de  son 
règne.  On  se  souvenoit  que  dans  sa  jeunesse  il  avoit  su  plaire  à  tous 
par  sa  douceur,  sa  courtoisie,  ses  manières  aimables  ;  que  de  grandes 
espérances  de  bonheur  avoient  été  mises  en  lui,  et  qu'il  avoit  été 
surnommé  le  Bien-Aimé.  On  s'étoit  toujours  dit  que  les  maux  publics, 
les  discordes  des  princes,  les  rapines  des  grands  seigneurs,  le  défaut 
de  bon  ordre  et  de  discipline,  provenoient  de  l'état  de  maladie  où  étoit 
tombé  ce  malheureux  prince.  La  bonté  qu'il  laissoit  voir  dans  les  inter- 
valles de  santé  avoit  augmenté  cette  idée,  et  avoit  fait  de  ce  roi  insensé 
un  objet  de  vénération,  de  regret  et  de  pitié  ;  le  peuple  sembloit  l'ai- 
mer de  la  haine  qu'il  avoit  eue  pour  tous  ceux  qui  avoient  gourverné  en 
son  nom.  Quelques  semaines  encore  avant  sa  mort,  quand  il  étoit  entré 
à  Paris,  les  habitants,  au  milieu  de  leurs  souffrances  et  sous  le  dur 
gouvernement  des  Anglois,  avoient  vu  avec  allégresse  leur  pauvre  roi 
revenir  parmi  eux,  et  l'avoient  accueilli  par  mille  cris  de  No'él.  C'étoit 
un  sujet  de  douleur  et  d'amertume  que  de  le  voir  ainsi  mourir  seul, 
sans  qu'aucun  prince  de  France,  sans  qu'aucun  seigneur  du  royaume 
lui  rendît  les  derniers  soins.  En  attendant  le  retour  du  régent  anglois 
qui  suivoit  alors  le  convoi  du  roi  Henri,  le  roi  de  France  fut  laissé  à 
l'hôtel  Saint-Paul,  où  chacun  put,  durant  trois  jours,  le  venir  voir  à 
visage  découvert  et  prier  pour  lui.  » 

Quoi  de  plus  touchant  et  de  plus  philosophique  à  la  fois  que  ce 
récit  !  Le  duc  de  Bedfort  revenant  des  funérailles  de  Henri  V,  roi  d'An- 
gleterre, pour  ordonner  celle  de  Charles  VI,  roi  de  France  ;  cette  course 
entre  deux  cercueils ,  du  cercueil  du  plus  glorieux  comme  du  plus 
heureux  des  monarques  au  cercueil  du  plus  obscur  comme  du  plus 
infortuné  des  souverains  :  voilà  ce  que  l'historien  vous  met  sous  les 
yeux  sans  réflexions,  sans  un  vain  étalage  de  moralité.  Grande  et 
sérieuse  manière  d'écrire  l'histoire  !  La  leçon  est  dans  le  tableau ,  et 
le  tableau  est  digne  de  la  leçon. 

On  sait  que  l'infortuné  monarque,  lorsqu'il  reprenoit  sa  raison,  ne 
cessoit  de  gémir  sur  les  maux  de  la  France,  et  lorsqu'il  éprouvoit  une 
rechute,  poursuivi  par  l'idée  que  sa  folie  le  rendoit  une  sorte  de  fléau 
pour  ses  sujets,  il  soutenoit  qu'il  n'étoit  pas  roi,  et  effaçoit  avec  fureur 
son  nom  et  ses  armes  partout  où  il  les  rencontroit. 

Le  dauphin  se  trouvoit  à  Mehun-sur-Yèvres,  en  Berry,  lorsqu'il 
apprit  la  mort  de  son  père.  «  La  bannière  de  France  fut  levée,  dit 
encore  excellemment  M.  de  Barante  ;  et  ce  fut  dans  une  pauvre  cha- 
pelle, dans  une  bourgade  presque  inconnue,  que  pour  la  première  fois 
Charles  Vil  fut  salué  du  cri  de  vive  le  roi!...  Les  Anglois,  par  dérision, 
le  nommèrent  le  roi  de  Bourges  ;  mais  on  pouvoit  voir  dès  lors  combien 


575  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

il  seroit  difficile  de  vaincre  son  bon  droit  et  d'établir  d'une  façon 
durable  le  pouvoir  des  anciens  ennemis  du  royaume.  » 

Richemont,  Dunois,  Xainlrailles,  La  Hire,  soutiennent  d'abord  l'bon- 
neur  françois  sans  pouvoir  arracher  la  France  aux  étrangers;  mais 
Jeanne  d'Arc  paroît,  et  la  patrie  est  sauvée. 

Quelque  chose  de  miraculeux,  dans  le  malheur  comme  dans  la  pros- 
périté, se  mêle  à  l'histoire  de  ces  temps  ;  une  vision  extraordinaire 
avoit  ôté  la  raison  à  Charles  VI  ;  des  révélations  mystérieuses  arment 
le  bras  de  la  Pucelle;  le  royaume  de  France  est  enlevé  à  la  race  de 
saint  Louis  par  une  cause  surnaturelle  ;  il  lui  est  rendu  par  un  pro- 
dige. 

Il  faut  lire,  dans  l'ouvrage  de  M.  de  Barante,  le  morceau  entier  sur 
la  Pucelle  d'Orléans.  Il  a  su  conserver  dans  le  caractère  de  Jeanne 
d'Arc  la  naïveté  de  la  paysanne,  la  foiblesse  de  la  femme,  l'inspi- 
ration de  la  sainte  et  le  courage  de  l'héroïne.  On  voit  la  bergère 
de  Domremy  planter  une  échelle  contre  les  retranchements  des 
Anglois  devant  Orléans,  entrer  la  première  dans  la  bastille  attaquée  ; 
on  la  voit  blessée,  précipitée  dans  un  fossé,  pleurer  et  s'effrayer,  mais 
revenir  bientôt  à  la  charge,  emporter  d'assaut  les  tourelles,  en  criant 
au  capitaine  anglois  qui  les  défendoit  :  «  Rends-toi  au  roi  des  cieux.  » 

Confiante  dans  ce  succès,  sans  en  être  enorgueillie,  elle  déclare 
qu'elle  va  conduire  le  roi  à  Reims  pour  le  faire  sacrer.  «  Je  ne  durerai 
qu'un  an,  ou  guère  plus,  répétoit-elle  :  il  me  faut  donc  bien  l'em- 
ployer. »  Elle  annonçoit  qu'après  le  sacre  la  puissance  des  ennemis 
iroît  toujours  décroissant.  On  obéit  à  la  voix  de  cette  femme  extra- 
ordinaire. Jargeau  est  escaladé;  le  fameux  Talbot  est  vaincu  et  fait 
prisonnier  à  Patoi.  Cependant,  manquant  de  vivres,  et  découragée 
par  son  petit  nombre,  l'armée  du  roi,  arrêtée  devant  Troyes,  veut 
retourner  sur  la  Loire.  La  Pucelle  prédit  que  Troyes  va  se  soumettre: 
et  Troyes  ouvre  en  effet  ses  portes.  Châlons  se  rend.  Charles  VII  entre 
à  Reims  le  15  juillet  l/;29  :  il  est  sacré  à  ces  fontaines  baptismales  de 
Clovis  où,  après  d'aussi  grandes  infortunes.  Dieu  ramène  aujourd'hui 
Charles  X. 

«  Pendant  la  cérémonie,  Jeanne  la  Pucelle  se  tint  près  de  l'autel, 
portant  son  étendard  ;  et  lorsque  après  le  sacre  elle  se  jeta  à  genoux 
devant  le  roi,  qu'elle  lui  baisa  les  pieds  en  pleurant,  personne  ne  pou- 
voit  retenir  ses  larmes  en  écoutant  les  paroles  qu'elle  disoit  :  «  Gen- 
til roi,  ores  est  exécuté  le  plaisir  de  Dieu,  qui  vouloit  que  vous  vins- 
siez à  Reims  recevoir  votre  digne  sacre,  pour  montrer  que  vous  êlos 
vrai  roi,  et  celui  auquel  doit  appartenir  le  royaume.  » 

Cependant  Jeanne  annonçoit  que  son  pouvoir  alloit  expirer.  «  Savez- 


MÉLA^.GES   LITTÉRAIRES.  577 

vous  quand  vous  mourrez,  et  en  quel  lieu?  »  lui  disoit  le  bâtard 
d'Orléans. 

«  Je  ne  sais,  répliqua-t-elle  ;  c'est  à  la  volonté  de  Dieu  :  j'ai  accom- 
pli ce  que  messire  m'a  commandé,  qui  étoit  de  lever  le  siège  d'Orléans 
et  de  faire  sacrer  le  gentil  roi.  Je  voudrois  bien  qu'il  voulût  me  faire 
ramener  auprès  de  mes  père  et  mère,  qui  auroient  tant  de  joie  à  me 
revoir.  Je  garderois  leurs  brebis  et  bétail,  et  ferois  ce  que  j'avois  cou- 
tume de  faire.  » 

Le  roi,  entré  dans  l'Ile-de-France,  vient  attaquer  Paris.  Jeanne  avoit 
passé  le  premier  fossé;  elle  sondoit  le  second  avec  une  lance,  lors- 
qu'elle fut  atteinte  à  la  jambe  d'un  coup  de  flèche.  L'armée  reçoit 
l'ordre  de  faire  retraite.  «Jeanne,  qui  vouloit  quitter  le  service,  sus- 
pendit son  armure  blanche  au  tombeau  de  saint  Denis,  avec  une  épée 
qu'elle  avoit  conquise  sur  les  Anglois  dans  l'assaut  de  Paris.  »  Elle  se 
battit  pourtant  encore  quelque  temps  :  son  avis  étoit  qu'on  ne  pou- 
voit  trouver  la  paix  qu'à  la  pointe  de  la  lance.  «  La  terreur  que  répan- 
doit  son  nom  devint  telle,  dit  l'historien,  que  les  archers  et  les  gens 
d'armes  qu'on  enrôloit  en  Angleterre  prenoient  la  fuite  et  se  cachoient 
plutôt  que  de  venir  en  France  combattre  contre  la  Pucelle.  »  Jeanne 
alloit  retourner  à  Dieu,  dont  elle  étoit  venue. 

Dans  une  sortie  vigoureuse  qu'elle  fit  de  Compiègne  sur  les  Bour- 
guignons qui  assiégeoient  cette  ville,  elle  tomba  aux  mains  de  ses 
cruels  ennemis.  Le  jour  même  où  elle  fut  prise,  elle  avoit  dit  :  «Je 
suis  trahie,  et  bientôt  je  serai  livrée  à  la  mort.  Je  ne  pourrai  plus 
servir  mon  roi  ni  le  noble  royaume  de  France.  »  Les  Anglois,  en  appre- 
nant la  prise  de  Jeanne,  poussèrent  des  cris  de  joie;  ils  crurent  que 
toute  la  France  étoit  à  eux.  Le  duc  de  Bedfort  fit  chanter  un  TeDeum. 

Sur  la  demande  d'un  inquisiteur  et  de  Tévêque  de  Beauvais,  la 
Pucelle  fut  livrée  aux  Anglois  par  les  Bourguignons,  ou  plutôt  vendue 
pour  la  somme  de  dix  mille  francs.  On  fit  faire  une  cage  de  fer  où  on 
l'enferma,  après  lui  avoir  mis  les  fers  aux  pieds  :  elle  fut  déposée, 
ainsi  traitée  pour  la  France,  dans  la  grosse  tour  de  Rouen.  «Les 
archers  anglois  qui  gardoient  cette  pauwe  fille  l'insultoient  grossière- 
ment, et  parfois  essayèrent  de  lui  faire  violence.  »  Elle  fut  exposée  aux 
outrages  même  des  seigneurs  anglois. 

Son  procès  commença.  Environnée  de  pièges ,  enlacée  dans  des 
mensonges  par  lesquels  on  vouloit  surprendre  sa  foi,  Jeanne  fut  trahie 
même  par  le  premier  confesseur  qu'on  lui  envoya.  L'évêque  de  Beau- 
vais et  un  chanoine  de  Beauvais  conduisoient  toute  la  procédure. 
«  Jeanne  commença  par  subir  six  interrogatoires  de  suite  devant  ce 
nombreux  conseil.  Elle  y  parut  peut-être  plus  courageuse  que  lors- 

«ï.  37 


578  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

qu'elle  combattoit  les  ennemis  du  royaume.  Cette  pauvre  fille  si  sim- 
ple, que  tout  au  plus  savoit-elle  son  Pater  et  son  Ave,  ne  se  troubla 
pas  un  seul  instant.  Les  violences  ne  lui  causoient  ni  frayeur  ni  colère. 
On  n'avoit  voulu  lui  donner  ni  avocat  ni  conseil  ;  mais  sa  bonne  foi 
et  son  bon  sens  déjouoient  toutes  les  ruses  qu'on  employoit  pour  la 
faire  répondre  d'une  manière  qui  auroit  donné  lieu  à  la  soupçonner 
d'hérésie  ou  de  magie.  Elle  faisoit  souvent  de  si  belles  réponses,  que 
les  docteurs  en  demeuroient  tout  stupéfaits.  » 

Une  fois  on  l'interrogeoit  touchant  son  étendard. 

«Je  le  portois  au  lieu  de  lance,  dit-elle,  pour  éviter  de  tuer  quel- 
qu'un :  je  n'ai  jamais  tué  personne.  » 

On  voulut  savoir  quelle  vertu  elle  attribuoit  à  cette  bannière. 

«  Je  disois  :  Entrez  hardiment  parmi  les  Anglois,  et  j'y  entrois  moi- 
même.  )) 

On  lui  demanda  pourquoi  au  sacre  de  Reims  elle  avoit  tenu  son 
étendard  près  de  l'autel  ;  elle  répondit  : 

«Il  avoit  été  à  la  peine,  c'étoit  bien  raison  qu'il  fût  à  l'honneur.  » 

On  voulut  avoir  d'elle,  avant  son  supplice,  une  sorte  d'aveu  public 
de  la  justice  de  sa  condamnation.  Un  prédicateur  ayant  parlé  contre 
le  roi  de  France,  Jeanne  l'interrompit  en  lai  disant  :  «  Parlez  de  moi, 
mais  non  pas  du  roi  :  j'ose  bien  dire  et  jurer,  sous  peine  de  la  vie,  que 
c'est  le  plus  noble  d'entre  les  chrétiens.  » 

Elle  alloit  échappera  ses  bourreaux,  en  réclamant  la  juridiction 
ecclésiastique  ;  elle  avoit  repris  les  vêtements  de  son  sexe  et  promis 
de  les  garder  :  pour  lui  faire  violer  cette  promesse,  on  lui  enleva  ses 
vêtements  pendant  son  sommeil ,  et  on  ne  lui  laissa  qu'un  habit 
d'homme.  Obligée  par  pudeur  de  s'en  revêtir,  elle  fut  jugée  relaps, 
comme  telle  abandonnée  au  bras  séculier,  et  condamnée  à  être  brûlée 
vive. 

La  sentence  fut  exécutée.  Son  second  confesseur,  qui  rachetoit  par 
ses  vertus  l'infâme  trahison  du  premier,  «Frère Martin  l'Advenu,  étoit 
monté  sur  le  bûcher  avec  elle  ;  il  y  étoit  encore  que  le  bourreau 
alluma  le  feu.  «Jésus!»  s'écria  Jeanne,  et  elle  fit  descendre  le  bon 
prêtre.  «  Tenez-vous  en  bas ,  dit-elle  ;  levez  la  croix  devant  moi ,  et 
dites-moi  de  pieuses  paroles  jusqu'à  la  fin...»  Protestant  de  son  inno- 
cence et  se  recommandant  au  ciel,  on  l'entendit  encore  prier  à  travers 
la  flamme.  Le  dernier  mot  qu'on  put  distinguer  fut  Jésus. 

Tel  fut  le  premier  trophée  élevé  par  les  armes  angloises  au  jeune 
Henri  VI,  qui  se  trouvoit  alors  à  Rouen  !  Telle  fut  la  femme  qui  sauva 
la  France,  et  l'héroïne  qu'un  grand  poëte  a  outragée.  Ce  crime  du 
génie  n'a  pas  même  l'excuse  du  crime  de  la  puissance  :  l'Angleterre 


MÉLANGES   LITTERAIRES.  579 

avoit  été  vaincue  par  le  bras  d'une  villageoise;  ce  bras  lui  avcit  ravi 
sa  proie;  le  siècle  étoit  grossier  et  superstitieux;  et,  enfin,  ce  furent 
des  étrangers  qui  immolèrent  Jeanne  d'Arc.  Mais  au  xviii®  siècle!  mais 
un  François!  mais  un  Voltaire!...  Honneur  à  l'historien  qui  venge 
aujourd'hui  d'une  manière  pathétique  tant  de  vertus  et  de  malheurs  I 

Disons-le  aussi  à  la  louange  des  temps  où  nous  vivons;  une  telle 
débauche  du  talent  ne  seroit  plus  possible.  Avant  l'établissement  de 
nos  nouvelles  institutions,  nous  n'avions  que  des  mœurs  privées, 
aujourd'hui  nous  avons  des  mœurs  publiques,  et  partout  où  celles-ci 
existent,  les  grandes  insultes  à  la  patrie  ne  peuvent  avoir  lieu  ;  la 
liberté  est  la  sauvegarde  de  ces  renommées  nationales  qui  appar- 
tiennent à  tous  les  citoyens. 

Henri  VI  quitta  Rouen,  et  vint  à  Paris;  il  fut  couronné  dans  cette 
cathédrale  où  devoit  être  consacrée  une  autre  usurpation  :  il  n'y  resta 
qu'un  mois.  Le  traité  d'Arras  réconcilia  le  roi  de  France  et  le  duc  de 
Bourgogne.  Paris  ouvrit  ses  portes  au  maréchal  de  l'Ile-Adam  (l/i36), 
et  le  roi,  un  an  après,  y  fit  son  entrée  solennelle.  «  Le  sire  Jean  Dau- 
lon,  qui  avoit  été  écuyer  de  la  Pucelle,  tenoit  le  cheval  du  roi  par  la 
bride  ;  Xaintrailles  portoit  devant  lui  le  casque  royal,  orné  d'une  cou- 
ronne de  fleurs  de  lis,  et  le  bâtard  d'Orléans,  le  fameux  Danois,  cou- 
vert d'une  armure  éclatante  d'or  et  d'argent,  menoit  l'armée  du  roi.  » 

Nous  avons  été  bien  malheureux;  nos  pères  l'ont-ils  été  moins? 
Après  le  règne  de  Charles  VI  et  de  Charles  VII,  M.  de  Barante  nous  pré- 
sentera le  tableau  de  la  tyrannie  de  Louis  XI.  Les  guerres  de  l'Italie  et 
la  captivité  de  François  P""  ne  sont  pas  loin,  et  les  fureurs  de  la  ligue  les 
suivent.  La  France  ne  respire  enfin  qu'après  les  désordres  de  la  Fronde  ; 
car  si  les  guerres  de  Louis  XIV  l'épuisèrent,  elles  ne  troublèrent  pas 
son  repos.  Cette  paix  continua  sous  Louis  XV,  et  il  faut  remarquer  que 
c'est  en  avançant  vers  la  civilisation  que  les  peuples  voient  augmenter 
la  somme  de  leurs  prospérités.  L'immense  orage  de  la  révolution  a 
éclaté  après  un  siècle  et  demi  de  tranquillité  intérieure.  Il  a  changé 
les  lois  et  les  mœurs,  mais  il  n'a  pas  arrêté  la  civilisation.  Une  autre 
histoire  va  naître,  quels  en  seront  les  personnages  ?  Souhaitons-leur 
un  historien  qui,  comme  M.  de  Barante,  parle  des  rois  sans  humeur, 
des  peuples  sans  flatterie,  et  qui  ne  méprise  ni  n'estime  assez  les 
hommes  pour  altérer  la  vérité. 


SDR 


L'HISTOIRE    DES    CROISADES 


PAR  M.  MICHALD, 

DE    L'ACADÉMIE     FRANÇOISE. 


Octobre  1825. 

Des  choses  remarquables  se  passent  sous  nos  yeux.  Tandis  qu'un 
mouvement  immense  emporte  les  peuples  vers  d'autres  destinées, 
tandis  qu'une  politique  en  sommeil  néglige  d'attacher  à  ce  qui  reste 
de  croyances  et  d'institutions  anciennes  les  intérêts  d'une  société  nou- 
velle, cette  société  se  jette  avec  une  égale  ardeur  sur  le  passé  pour  le 
connoître,  sur  l'avenir  pour  en  faire  la  conquête. 

C'est  en  effet  un  trait  particulier  de  notre  époque  que  la  grande 
activité  politique  qui  travaille  les  générations  ne  se  perde  plus,  comme 
aux  premiers  jours  de  nos  expériences ,  dans  le  champ  des  théories  : 
on  se  résigne,  courage  bien  singulier!  au  changement  des  doctrines 
par  l'étude  des  faits,  se  précautionnant,  pour  ne  pas  s'égarer  dans  la 
route  qu'on  va  suivre,  de  toutes  les  autorités  de  l'histoire. 

A  cette  idée  de  prudence  il  se  mêle  aussi  une  idée  de  consolation. 
Cette  chaleur  de  travail  et  d'instruction  historique,  cette  sorte  d'inva- 
sion dans  les  monuments  des  vieux  âges,  vient  encore  du  besoin  uni- 
versel d'échapper  au  présent.  Ce  présent  pèse  en  effet  à  toutes  les  âmes 
fortes,  tant  il  leur  est  étranger,  tant  elles  sont  peu  contemporaines 
des  hommes  qui  s'agitent  et  des  choses  qui  se  traînent  sous  nos  yeux! 
Il  semble  que  pour  retrouver  une  France  noble  et  belle,  telle  que 
des  hommes  d'État  dignes  de  ce  nom  pourroient  la  faire,  il  semble 
qu'on  soit  obligé  d'aller  demander  à  l'histoire  de  quoi  nourrir  cet 
orgueil  de  nous-mêmes,  qui,  malgré  tout  ce  qu'on  a  fait  pour  le 
flétrir,  ne  nous  quittera  pas.  Il  faut  donc  considérer  comme  une 
généreuse  conspiration  de  patriotisme  cette  notable  passion  de  notre 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  581 

époque  pour  l'élude  des  souvenirs,  des  traditions,  des  monuments 
nationaux. 

Une  pensée  fraternelle  semble  animer  ceux  qui  lisent  et  ceux  qui 
écrivent.  L'histoire  des  vieux  temps,  tracée  par  des  hommes  du  nôtre, 
resserre  encore  les  liens  de  la  parenté.  Ceux  qui  ont  des  souvenirs, 
ceux  qui  ont  des  espérances,  se  rapprochent  dans  ce  commerce  histo- 
rique. Par  une  double  rencontre,  il  devient  l'occupation  des  hommes 
mûrs  qui  ont  passé  par  les  affaires  et  des  hommes  jeunes  encore  qui 
doivent  y  passer  ;  ils  mettent  en  commun  leurs  nobles  douleurs  et  leurs 
ambitions  généreuses.  Chassés  du  présent  par  une  politique  étroite,  ils 
se  retrouvent  dans  les  jours  qui  ne  sont  plus. 

Il  est  surtout  quelques  vieux  François  à  qui  la  consolation  d'écrire 
sur  l'histoire  de  la  monarchie  semble  aujourd'hui  plus  particulière- 
ment appartenir.  Ce  sont  ces  vétérans  de  l'exil ,  refoulés  encore  loin 
de  ce  trône  relevé  par  leur  persévérance,  chez  qui  l'habitude  des  pros- 
criptions n'a  fait  qu'allumer  l'ardeur  de  nouveaux  services,  et  qui,  en 
s'éloignant  du  palais  des  rois ,  se  sont  donné  rendez-vous  sous  l'ori- 
flamme, afin  d'en  redire  la  gloire. 

Retiré  sous  cette  vieille  bannière,  c'est  là  que  M.  Michaud  a  écrit 
VHistoire  des  Croisades.  La  conception  et  le  succès  d'une  aussi  vaste 
entreprise  témoignent  honorablement  en  sa  faveur  :  il  a  achevé  son 
ouvrage  malgré  les  fatigues  d'une  vie  mêlée  à  tous  nos  orages  poli- 
tiques. Si  le  public  a  accueilli  cet  ouvrage  avec  un  grand  sentiment  de 
justice,  c'est  que  i'auteur  possède  cette  fidélité  de  doctrines,  toujours 
estimable,  par  laquelle  on  tient  à  un  parti ,  cette  élévation  de  senti- 
ments et  cette  bonne  foi  de  la  raison  par  laquelle  on  touche  à  l'opi- 
nion de  tous  les  hommes. 

L'Histoire  des  Croisades,  dont  nous  annonçons  la  quatrième  édition, 
est  l'heureux  fruit  de  cette  heureuse  alliance  de  qualités.  Écrite  dans 
des  temps  différents,  par  intervalles,  par  parties  détachées,  elle  forme 
un  tout  régulier.  C'est  le  même  esprit  qui  domine  tout  cet  ensemble 
de  récits  divers  et  compliqués. 

Nous  avons  déjà  dit  ce  que  nous  pensons  de  cet  ouvrage,  qui  a  fait 
naître  une  unanimité  de  suffrages  dans  des  jours  de  divisions.  Cette 
dernière  édition  atteste  la  sollicitude  infatigable  de  l'auteur,  qui  ajoute, 
qui  modifie,  qui,  plus  pénétré  de  l'ensemble  des  faits  généraux,  redonne 
à  chacun  des  faits  particuliers  une  physionomie  plus  marquée  et  plus 
précise. 

Ayant  à  peindre  l'époque  la  plus  pittoresque  de  l'histoire  moderne, 
des  mœurs  pleines  de  grandeur  et  de  naïveté,  de  crimes  et  de  vertus, 
de  croyances  ardentes,  M.  Michaud  a  très-bien  senti  qu'un  tableau  si 


582  MELANGES   LITTERAIRES. 

intéressant  par  les  noms,  par  les  souvenirs,  par  les  résultats,  n'avoit 
besoin  que  de  simplicité.  Il  a  senti  surtout  l'avantage  de  pouvoir  dis- 
poser à  son  gré  des  chroniqueurs;  de  mêler  quelquefois  leur  rude 
expression  à  l'éclat  des  faits  qu'ils  racontent  -,  de  faire  dire,  avec  toute 
la  simplicité  des  ermites,  des  exploits  agrandis  par  tout  le  courage  des 
chevaliers  :  c'est  toujours  un  historien  que  l'on  suit,  quelquefois  un 
pèlerin  qu'on  écoute. 

Il  y  avoit  trois  difficultés  dans  l'histoire  complète  des  croisades  : 
c'étoit  d'indiquer  leur  cause  première  ;  de  retrouver  dans  la  poussière 
de  tant  de  milliers  d'hommes  la  trace  des  premiers  pas  faits  vers  la 
Terre  Sainte ,  puis ,  une  fois  cette  indication  préliminaire  établie ,  il 
falloit  mettre  de  l'ordre  et  de  l'enchaînement  dans  cette  suite  de  migra- 
tions et  d'entreprises,  qui  n'eurent  pas  toutes  plus  tard  le  mobile 
qu'elles  avoient  eu  d'abord. 

Restoit  ensuite  la  tâche  du  philosophe  après  celle  de  l'historien: 
restoit  à  juger  les  résultats,  après  avoir  raconté  les  événements  ;  à  pro- 
mener des  regards  tranquilles  sur  les  conséquences  terrestres  des 
guerres  religieuses,  sur  l'action  puissante  de  ces  temps  barbares 
pour  enfanter  la  civilisation  au  nom  de  laquelle  on  les  a  trop  souvent 
accusés. 

Or,  l'historien  des  croisades  nous  paroît  en  avoir  bien  surpris  les 
causes  ;  elles  sont  simples ,  mais  il  n'y  a  que  beaucoup  d'études  histo- 
riques qui  pouvoient  mettre  sur  la  voie  de  ces  causes.  L'usage,  ancien 
déjà  parmi  les  chrétiens,  au  moment  des  croisades,  de  faire  des  pèle- 
rinages au  tombeau  de  Jésus-Christ,  voilà  une  bien  tranquille  origine 
à  cette  fougue  guerrière  qui  poussa  les  populations  de  l'Europe  sur  les 
populations' de  l'Asie.  Mais  cette  origine  est  pourtant  vraie,  et  elle  est 
démontrée  jusqu'à  l'évidence  par  la  gradation  que  l'auteur  introduit 
dans  la  narration  successive  de  ces  saints  voyages ,  commencés  avec 
le  bourdon  et  continués  avec  l'épée.  Entraîné  par  l'enchaînement  du 
récit,  vous  voyez  grossir  peu  à  peu  la  foule,  et  bientôt  les  croisades 
ne  nous  paroissent  plus  que  des  pèlerinages  de  cinquante  mille 
hommes  armés. 

Quand ,  dans  un  sujet ,  on  va  au  fond  des  choses ,  il  est  tout  simple 
que  la  forme,  esclave  fidèle,  se  moule  sur  le  sujet  choisi  par  l'écrivain. 
Il  n'y  avoit  qu'un  écueil  pour  le  style  dans  VHistoire  des  Croisades , 
c'étoit  d'être  entraîné  par  la  poésie  du  sujet ,  et  de  se  tromper  de 
Musc.  M.  Michaud  a  évité  cet  écueil  ;  mais  en  même  temps  il  a  su 
conserver  la  vie  et  le  mouvement  à  ses  personnages.  Dans  les  cir- 
constances nécessaires,  sa  diction  est  éclatante  sans  cesser  d'être 
naturelle. 


MÉLANTxES   LITTÉRAIRES.  583 

Malgré  la  sobriété  des  ornements  que  la  gravité  de  l'historien  com- 
mandoit  à  l'inspiration  du  poëte,  on  voit  souvent  un  heureux  mélange 
de  l'esprit  qui  éclaire  avec  l'imagination  qui  colore.  Nous  choisirons 
parmi  plusieurs  de  ces  tableaux  celui  du  départ  dos  croisés  après  le 
concile  de  Clermont.  Il  nous  a  fait  éprouver  ce  sentiment  d'enthou- 
siasme qui  n'appartient  qu'à  la  jeunesse  des  individus  comme  à  celle 
des  nations,  et  qui  faisoit  tout  quitter  aux  croisés  pour  une  visite 
lointaine  à  un  tombeau. 

«  Dès  que  le  printemps  parut ,  dit  l'historien ,  rien  ne  put  contenir 
l'impatience  des  croisés;  ils  se  mirent  en  marche  pour  se  rendre  dans 
les  lieux  où  ils  dévoient  se  rassembler.  Le  plus  grand  nombre  alloit  à 
pied;  quelques  cavaliers  paroissoient  au  milieu  de  la  multitude,  plu- 
sieurs voyageoient  montés  sur  des  chars  traînés  par  des  bœufs  ferrés  ; 
d'autres  côtoyoient  la  mer,  descendoient  les  fleuves  dans  des  barques; 
ils  étoient  vêtus  diversement,  armés  de  lances,  d'épées,  de  javelots, 
de  massues  de  fer,  etc.  La  foule  des  croisés  offroit  un  mélange 
bizarre  et  confus  de  toutes  les  conditions  et  de  tous  les  rangs  :  des 
femmes  paroissoient  en  armes  au  milieu  des  guerriers.  On  voyoit  la 
vieillesse  à  côté  de  l'enfance,  l'opulence  près  de  la  misère;  le  casque 
étoit  confondu  avec  le  froc,  la  mitre  avec  l'épée ,  le  seigneur  avec  les 
serfs,  le  maître  avec  le  serviteur.  Près  des  villes ,  près  des  forteresses, 
dans  les  plaines,  sur  les  montagnes,  s'élevoient  des  tentes,  des  pavil- 
lons pour  les  chevaliers ,  et  des  autels ,  dressés  à  la  hâte ,  pour  l'office 
divin  ;  partout  se  déployoit  un  appareil  de  guerre  et  de  fête  solennelle. 
D'un  côté  un  chef  militaire  exerçoit  ses  soldats  à  la  discipline,  de 
l'autre  un  prédicateur  rappeloit  à  ses  auditeurs  les  vérités  de  l'Évan- 
gile ;  ici  on  entendoit  le  bruit  des  clairons  et  des  trompettes ,  plus 
loin  on  chantoit  des  psaumes  et  des  cantiques.  Depuis  le  Tibre  jus- 
qu'à l'Océan,  et  depuis  le  Rhin  jusqu'au  delà  des  Pyrénées,  on  ne 
rencontroit  que  des  troupes  d'hommes  revêtus  de  la  croix,  jurant 
d'exterminer  les  Sarrasins,  et  d'avance  célébrant  leurs  conquêtes; 
de  toutes  parts  retentissoit  le  cri  de  guerre  des  croisés  :  Dieu  le  veut! 
Dieu  le  veut! 

«  Les  pères  conduisoient  eux-mêmes  leurs  enfants,  et  leur  faisoien' 
jurer  de  vaincre  ou  de  mourir  pour  Jésus-Christ.  Les  guerriers  s'arra< 
choient  des  bras  de  leurs  épouses  et  de  leurs  familles,  et  promettoient 
de  revenir  victorieux.  Les  femmes ,  les  vieillards ,  dont  la  foiblesse 
restoitsans  appui,  accompagnoient  leurs  fils  ou  leurs  époux  dans  la 
ville  la  plus  voisine,  et,  ne  pouvant  se  séparer  des  objets  de  leur 
affection,  prenoient  le  [parti  de  les  suivre  jusqu'à  Jérusalem.  Ceux 
qui  restoient  en  Europe  envioient  le  sort  des  croisés,  et  ne  pouvoient 


584  MÉLANGES   LITTÉRAIRES. 

retenir  leurs  larmes;  ceux  qui  alloient  chercher  la  mort  en  Asie 
étoient  pleins  d'espérance  et  de  joie. 

«  Parmi  les  pèlerins  partis  des  côtes  de  la  mer,  on  remarquoit  une 
foule  d'hommes  qui  avoient  quitté  les  îles,  de  l'Océan.  Leurs  vête- 
ments et  leurs  armes,  qu'on  n'avoit  jamais  vus,  excitoient  la  curiosité 
et  la  surprise.  Ils  parloient  une  langue  qu'on  n'entendoit  point  ;  et 
pour  montrer  qu'ils  étoient  chrétiens ,  ils  élevoient  deux  doigts  de  la 
main  l'un  sur  l'autre ,  en  forme  de  croix.  Entraînés  par  leur  exemple 
et  par  l'esprit  d'enthousiasme  répandu  partout,  des  familles,  des 
villages  entiers  partoient  pour  la  Palestine  ;  ils  étoient  suivis  de 
leurs  humbles  pénates;  ils  emportoient  leurs  provisions,  leurs 
ustensiles,  leurs  meubles.  Les  plus  pauvres  marchoient  sans  pré- 
voyance, et  ne  pouvoient  croire  que  celai  qui  nourrit  les  petits  des 
oiseaux  laissât  périr  de  misère  des  pèlerins  revêtus  de  sa  croix.  Leur 
ignorance  ajoutoit  à  leur  illusion ,  et  prêtoit  à  tout  ce  qu'ils  voyoient 
un  air  d'enchantement  et  de  prodige  ;  ils  croyoient  sans  cesse  toucher 
au  terme  de  leur  pèlerinage.  Les  enfants  des  villageois,  lorsqu'une 
ville  ou  un  château  se  présentoit  à  leurs  yeux,  demandoient  si  c'étoit 
là  Jérusalem.  Beaucoup  de  grands  seigneurs,  qui  avoient  passé  leur 
vie  dans  leurs  donjons  rustiques,  n'en  savoient  guère  plus  que  leurs 
vassaux;  ils  conduisoient  avec  eux  leurs  équipages  de  pêche  et  de 
chasse,  et  marchoient  précédés  d'une  meute,  portant  leur  faucon  sur 
le  poing.  Ils  espéroient  atteindre  Jérusalem  en  faisant  bonne  chère ,  et 
montrer  à  l'Asie  le  luxe  grossier  de  leurs  châteaux. 

«  Au  milieu  du  délire  universel ,  personne  ne  s'étonnoit  de  ce  qui 
fait  aujourd'hui  notre  surprise.  Ces  scènes  si  étranges,  dans  lesquelles 
tout  le  monde  étoit  acteur,  ne  dévoient  être  un  spectacle  que  pour  la 
postérité.  » 

Aujourd'hui  même  on  retrouveroit  quelque  chose  de  ce  sentiment 
exalté  pour  une  croisade  nouvelle  :  la  Grèce  réveilleroit  facilement  le 
double  enthousiasme  du  chrétien  et  de  l'admirateur  de  la  gloire  et 
des  arts.  Mais  les  gouvernements  n'ont  plus  le  caractère  des  peuples , 
ils  s'en  séparent;  et  de  cette  division  naîtront  un  jour  des  révolutions 
inévitables.  Pierre  l'Ermite  souleva  le  monde  par  le  seul  récit  des 
maux  qu'enduroient  les  pèlerins  voyageant  en  Terre  Sainte  :  que  des 
vaisseaux  sous  pavillon  chrétien  portent  au  marché  du  musulman  des 
femmes  chrétiennes  et  des  enfants  chrétiens  dont  les  infidèles  ont 
égorgé  les  maris  et  les  pères,  on  trouve  ce  commerce  tout  naturel; 
mais  la  postérité  ne  le  trouvera  pas  tel.  Cette  indifférence  même  d'une 
politique  rétrécie  sera  punie  :  la  Grèce  se  sauvera  seule,  ou  par 
l'inllucnce  d'un  gouvernement  qui  saura  bien  enlever  à  l'Europe  con- 


MÉLANGES  LITTÉRAIRES.  585 

tinentale  les  fruits  qu'elle  auroit  pu  tirer  d'un  effort  généreux  en  faveur 
d'une  nation  opprimée. 

En  attendant,  pour  trouver  des  sentiments  généreux,  relisons 
VHistoîre  des  Croisades.  Les  détails  de  cette  histoire  existoient ,  mais 
dispersés  dans  des  matériaux  confus  et  indigestes.  M.  Michaud  les  a 
rassemblés  :  c'est  un  tableau  qui  a  trouva  un  peintre. 


FIN  DES    .MELANGES    LITTERAIRES. 


TABLE 


VOYAGE   EN  AMÉRIQUE. 

Pages. 

Avertissement  de  l'édition  de  1 827 3 

Préface 5 

Introduction 43 

ToTAGE  EN  Amérique 49 

Les  Onondagas 60 

Lacs  du  Canada 70 

Journal  sans  date 75 

Description  de  quelques  sites  dans  les  Florides. . . . ., 91 

Histoire  naturelle 100 

Castors 1 00 

Ours 1 04 

Cerf 1 04 

Orignal lOo 

Bison 1-^^ 

Fouine 1 06 

Renards 1 06 

Loups 107 

Rat  musqué 1 07 

Carcajou 1 07 

Oiseaux 108 

Poissons 108 

Serpents 108 

Arbres  et  Plantes 109 

Abeilles 110 

MœuRS  des  sauvages 110 

Mariages.  Enfants,  Funérailles 111 


588  TABLE. 

Pages. 

Moissons,  Fêtes,  Récoltes  du  sucue  d'érable ^  Pêche?,  Danses 

ET  Jeux '120 

Moissons 120 

Fêtes 121 

Récolte  du  sucre  d'érable 1 2o 

Pèches 127 

Danses 128 

Jeux 129 

Année.  Division  et  Règlement  du  temps.  Calendrier  naturel 133 

Année.  —  Division  du  temps 1 33 

Calendrier  naturel 134 

Médecine 135 

Langues  indiennes 139 

Chasse 1 46 

La  Guerre 1 54 

Religion 172 

Gouvernement 1 76 

Les  Natchez 1 76 

Les  Muscogulges 183 

Les  Hurons  et  les  Iroquois ' 189 

État  actuel  des  sauvages  de  l'Amérique  septentrionale 194 

Conclusion 205 

États-Unis 205 

Républiques  espagnoles » 212 

Fin  du  Voyage 221 

MÉMOIRES  SUR  LES  RUINES  DE  L'OHIO. 

Premier  mémoire 223 

Monuments  d'un  peuple  inconnu  trouvés  sur  les  bords  de  l'Ohio 235 

Deuxiï:me  mi':moire.    —    Description  des  monuments  trouvés  dans 

l'État  de  l'Ohio  et  autres  parties  des  États-Unis,  par  M.  Calcb-Atvvatcr.  236 


TABLE.  539 

Pages. 

I.  Antiquités  des  Indiens  de  la  race  actuelle 237 

IL  Antiquités  de  peuples  provenant  d'origine  européenne 238 

III.  Antiquités  du  peuple  qui  habitait  jadis  les  parties  occidentales 

des  États-Unis 240 

Sur  l'origine  et  l'époque  des  monuments  anciens  de  TOhio ,  par 

M.  Malte-Brun 236 

Conclusion 263 


VOYAGE  EN  ITALIE. 

Première  lettre  à  M.  Joubert 267 

Deuxième  lettre  à  M.  Joubert 274 

Troisième  lettre  à  M.  Joubert 276 

Tivoli  et  la  villa  Adriana 277 

Le  Vatican 287 

Musée  Capitolin 289 

Galerie  Doria 290 

Promenade  dans  Rome  au  clair  de  iune. ...   292 

Voyage  de  Rvples 293 

Pouzzoles  et  la  Solfatara 296 

Le  Vésuve 297 

Patria  ou  Literne 302 

Baies 304 

Herculanum,  Portici,  Pompéia 304 

A  M.  de  Fontanes 307 


VOYAGE   A  CLERMONT. 
Cinq  jours  à  Clermont  (Auvergne) 323 

VOYAGE  AU  MONT-BLANC. 

Paysages  de  montagnes 341 

Notice  sur  les  fouilles  de  Pompéi 333 

Lettre  de  M.  Taylor  à  M.  C.  Nodier  sur  les  villes  de  Pompéi  et  d'Her- 

culanum. '  - 339 


590 


TABLE. 


MÉLANGES   LITTERAIRES. 

page», 

Préface ■ 3G3 

De  l'Angleterre  et  des  Anglois 305 

Essai  sur  la  littérature  angloise 374 

Young 374 

Shakespeare 385 

Bealtie , 399 

Mackenzie  (Voyage  de  ) 406 

Sur  la  Législation  primitive 428 

Suite 430 

Sur  le  Printemps  d'un  Proscrit 452 

Sur  l'Histoire  de  la  Vie  de  Jésus-Christ 467 

Sur  les  Œuvres  de  Rollin 476 

Sur  les  Essais  de  morale  et  de  politique 484 

Sur  les  Mémoires  de  Louis  XIV .  491 

Des  Lettres  et  des  Gens  de  Lettres 50'1 

Sur  le  Voyage  en  Espagne,  de  M.  de  Laborde 512 

Sur  les  Annales  littéraires,  de  M.  Dussauli 527 

Sur  la  Vie  de  Malesherbes,  par  M.  Boissy-d'Anglas 535 

Panorama  de  Jérusalem 543 

Sur  le  Voyage  au  Levant,  de  M.  Forbin 545 

Sur  quelques  ouvrages  historiques  et  littéraires. 553 

Sur  quelques  Romans 560 

Sur  un  Voyage  de  M.  de  Humboldt 562 

Sur  l'Histoire  des  Ducs  de  Bourgogne o . .  566 

Sur  l'Histoire  des  Croisades,  par  M.  Michaud =  580 


FIN. 


PARIS.  -  Impr.  J.  CLAYE.  -  A.  Quantin  et  O',  me  St-Bsnoît, 


i 


2205 

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19— 
t. 6 


Chateaubriand,  François  Vugust" 
Fiené 

Oeuvres  complètes 


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