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Full text of "Oeuvres. Nouv. éd., rev. sur les plus anciennes impressions et les autographes et augm. de morceaux inédits, de variantes, de notices, de notes, d'un lexique des mots et locutions remarquables, d'un port., d'un fac-sim. etc."

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LES 

GRANDS    ÉCRIVAINS 

DE   LA    FRANCE 

NOUVELLES   ÉDITIONS 

PUBLIÉES   SOUS    LA    DIRECTION 

DE  M.  AD.  REGÎVIER 

Membre  de  l'Institut 


^ 


OEUVRES 


P.  CORNEILLE 


TOME    I 


CHARTRES     —   IMPRIMERIE   DURAND 

Rue  Fulbert,   9 


-1) 


OEUVRES 


DE 


Pr  CORNEILLE 


NOUVELLE  ÉDITION 

REVUE    SUR    LES    PLUS    ANCIENNES    IMPRESSIONS 
ET    LES    AUTOGRAPHES 

ET    AUGMENTÉE 

de  morceaux  inédits,  de  variantes,  de  notices,  de   notes,  d'un  lexique  des  mots 
et  locutions  remarquables,  d'un  portrait,  d'un  fac-similé,  etc. 


PAR  M.  CH.  MARTY-LAVEAUX 


TOME   PREMIER 


PARIS 

LIBRAIRIE    HACHETTE    ET    C* 

BOULEVARD     SAINT-GERMAIN,     79  f^ 


7- 


'-i 


1741 
i.l 


AVERTISSEMENT. 


Notre  premier  soin  a  été  de  constituer  le  texte  de  cette 
édition  avec  exactitude  et  sincérité.  Si  ce  devoir  eût  été  gé- 
néralement mieux  rempli  par  nos  devanciers,  nous  n'au- 
rions sur  ce  point  aucune  observation  à  faire  ;  mais  comme 
en  nous  rapprochant  de  Corneille  nous  nous  éloignons 
souvent  de  ceux  qui  ont  publié  ses  œuvres,  sans  pouvoir  en 
avertir  en  chaque  circonstance,  nous  prions  tout  d'abord 
le  lecteur  qui  voudrait  s'assurer  par  lui-même  de  l'exac- 
titude de  notre  travail,  de  remonter  aux  éditions  données 
par  notre  poëte,  et  de  ne  considérer  comme  fautifs  que 
les  passages  qui  ne  se  trouveraient  pas  conformes  à  ces 
impressions  anciennes,  les  seules  qui  fassent  autorité  : 
nous  avons  cherché  à  les  suivre  fidèlement,  et  si,  par 
hasard,  nous  nous  en  écartions  en  quelque  endroit,  ce  qui, 
nous  l'espérons,  n'arrivera  que  bien  rarement,  ce  serait  du 
moins  contre  notre  volonté  et  par  suite  d'une  erreur  toute 
matérielle.  Au  contraire,  la  plupart  de  ceux  qui  nous  ont 
précédé,  alarmés  des  moindres  singularités  grammati- 
cales, des  hardiesses  de  style  les  plus  légitimes,  se  sont 
hâtés  de  corriger,  avec  une  sollicitude  qu'ils  croyaient 
respectueuse,  les  passages  qui  offusquaient  leur  goût. 
Corneille,  i  a 


II  AVERTISSEMENT. 

Ce  n'est  pas  seulement,  comme  on  pourrait  le  croire, 
dans  le  courant  du  dix-huitième  siècle  qu'il  en  a  été 
ainsi.  La  dernière  édition  des  œuvres  de  Corneille,  pu- 
bliée par  M.  Lefèvre  et  recherchée  à  bon  droit  comme 
la  plus  complète,  ne  se  distingue  guère  à  cet  égard  des 
précédentes. 

On  lit  dans  un  Sonnet  à  M.  de  Campion  sur  ses 
hommes  illustres  : 

J'ai  quelque  art  d'arracher  les  grands  noms  du  tombeau, 
De  leur  rendre  un  destin  plus  durable  et  plus  beau, 
De  faire  qu'après  moi  l'avenir  s'en  souvienne  : 
Le  mien  semble  avoir  droit  à  l'immortalité. 

Cette  tournure  excellente  a  choqué  les  éditeurs,  et,  où 
il  y  avait  le  mien,  ils  ont  mis  nion  nom,  détruisant  ainsi, 
afin  de  faire  disparaître  une  incorrection  imaginaire, 
toute  la  vivacité  de  ce  passage. 

Les  altérations  de  ce  genre  ne  tombent  pas  seulement 
sur  les  ouvrages  de  second  ordre  :  elles  défigurent  parfois 
de  très-beaux  morceaux  des  chefs-d'œuvre  de  Corneille. 

A  qui  venge  son  père,  il  n'est  rien  d'impossible, 

dit  Rodrigue  au  Comte'.  C'est  ainsi  que  ce  vers  est 
imprimé  dans  toutes  les  éditions  courantes,  ainsi  qu'il 
est  dit  au  théâtre,  ainsi  qu'il  est  récité  dans  nos  collèges; 
seulement,  par  un  scrupule  d'exactitude,  M.  Lefèvre  fait 
remarquer  que  de  1687  à  16/18  on  lit: 

A  qui  venge  son  père,  il  n'est  rien  impossible, 

sans  le  mot  de.  Qui  s'aviserait  de  soupçonner  après  cela 

I.   Le  Cid,  acte  II,  scène  11. 


AVERTISSEMENT.  m 

que  cette  dernière  leçon  (il  n'est  rien  impossible^  est  la 
seule  exacte,  la  seule  qui  se  trouve  dans  toutes  les  im- 
pressions surveillées  par  Corneille,  et  encore  dans  celle 
de  1692,  dont  son  frère  a  pris  soin? 

Ce  n'est  pas  là  un  fait  unique,  isolé.  On  a  souvent 
admis  de  la  sorte,  comme  par  pitié,  en  variante,  la  leçon 
authentique  émanée  de  Corneille,  tandis  qu'on  insérait 
dans  le  texte  une  correction  inutile  ou  un  rajeunissement 
maladroit.  Une  seule  pièce  nous  fournira  trois  nouveaux 
exemples  de  ce  singulier  genre  d'inexactitude. 

Corneille  a  dit  dans  Cinna: 

De  quelques  légions  qu'Auguste  soit  gardé. 

Quelque  soin  qu'il  se  donne  et  quelque  ordre  qu'il  tienne, 

Qui  méprise  sa  vie  est  maître  de  la  sienne  '. 

Et  plus  loin  : 

Le  ravage  des  champs,  le  pillage  des  villes, 

Et  les  proscriptions,  et  les  guerres  civiles 

Sont  les  degrés  sanglants  dont  Auguste  a  fait  choix 

Pour  monter  dans  le  trône  et  nous  donner  des  lois"-. 

Enfin  : 

On  a  fait  contre  vous  dix  entreprises  vaines  ; 
Peut-être  que  l'onzième  est  prête  d'éclater, 
Et  que  ce  mouvement  qui  vous  vient  agiter 
N'est  qu'un  avis  secret  que  le  ciel  vous  envoie^. 

«  Qui  méprise  sa  vie  est  maître  de  la  sienne  »  a  paru 
amphibologique  aux  éditeurs  ;  ils  ont  mis  :  «  Qui  méprise 
la  vie.  » 

I.  Acte  I,  scène  II.  —  2.  Acte  I,  scène  m.  —  3.  Acte  II,  scène  i. 


IV  AVERTISSEMENT. 

«  Monter  dans  le  trône  »  les  choquait  ;  ils  y  ont  substitué 
la  phrase  aujourd'hui  consacrée  :  «  monter  sur  le  trône.  » 

Ils  ont  pensé  que  l'agitation  d'Auguste  ne  devait  pas 
durer  plus  longtemps  que  le  morceau  dans  lequel  il 
l'exprime,  et,  par  suite  de  ce  raisonnement  :  «  Qui  vous 
vient  agiter  »  est  devenu  «  qui  vous  vient  (/'agiter.  » 

M.  Lefèvre  a  reproduit  ce  texte  sans  paraître  soupçon- 
ner qu'il  eût  subi  la  moindre  altération.  Toutefois,  pour 
chacun  de  ces  vers,  il  a  admis  comme  variante  la  rédac- 
tion de  Corneille,  qui  ne  figurait  à  aucun  titre  dans  les  im- 
pressions postérieures  à  1692.  C'est  toujours  un  progrès'. 


I.  Voici,  comme  complément  de  ces  remarques,  un  relevé  des 
altérations  de  texte  et  des  omissions  que  nous  offre  une  autre  pièce 
prise  au  hasard,  le  Pompée  de  l'édition  de  M.  Lefèvre  : 

ACTE  I. 

SCÈNE    I. 

Et  je  crains  d'être  injuste  et  d'être  malheureux. 
Ce  vers  est  donné  comme  une  variante  de  i6/i4-48.  C'est  cependant 
la  vraie  et  la  seule  leçon  des  éditions  de  Corneille;  «  ou  d'être  mal- 
heureux »  qu'on  y  a  substitué  dans  le  texte  ne  se  trouve  nulle  part. 

SCÈNE   III. 

11  fut  jusque  dans  Rome  implorer  le  sénat. 
Ce  vers,  donné  comme  variante,  n'existe  pas  dans  les  éditions  citées. 
Toutes  celles  qui  diffèrent  du  texte  de  1682  portent  :  «  Il  fut  jusques 
à  Kome.  » 

ACTE  III. 

SCÈNE    II. 

El  plus  j'ai  fait  pour  vous,  plus  l'action  est  noire. 
Toutes  les  éditions  données  par  Corneille  portent:  «  El  j'ai  plus 
fait  pour  vous.  » 

SCÈNE    III. 

Vous  qui  la  pouvez  mettre  au  faîte  des  grandeurs  ! 
C'est  la  leçon  des  premières  éditions  ;  mais  en  1682  Corneille  y  a 


AVERTISSEMENT. 


En  général,  nous  avons  suivi,  pour  chaque  ouvrage,  la 
dernière  édition  donnée  par  l'auteur  ;  mais  on  verra  par 


substitué  :  «  vous  qui  pouvez  la  mettre,  »  qu'il  aurait  fallu  faire  passer 
dans  le  texte. 

ACTE   IV. 

SCÈNE    I. 

Il  est  mort;  et  mourant,  Sire,  il  doit  vous  apprendre, 
dans  le   premier  passage  cité   comme  variante.  C'est   «  il  vous  doit 
apprendre  »  qu'il  faut  lire. 

Que  je  n'en  puis  choisir  de  plus  digne  que  toi  ; 
il  y  a  dignes,  au  pluriel,  dans  toutes  les  éditions  publiées  du  vivant 
de  Corneille. 

Lorsqu'avec  tant  de  fast  il  a  vu  ses  faisceaux. 
Cette  forme  curieuse  du  mot  faste,  qui  se  trouve  dans  toutes  les 
éditions,  n'est  ni  conservée  dans  le  texte,  ni  même  indiquée  en  note. 

SCKNE    IV. 

Et  me  laisse  encor  voir  qu'il  y  va  de  ma  gloire 
De  punir  son  audace  autant  que  sa  victoire, 

Au  lieu  de  autant  que,  il  faut  lire  avant  que  dans  ce  passage  donné 
en  variante. 

ACTE  V. 

SCÈNE    I. 

Et  n'y  voyant  qu'un  tronc  dont  la  tête  est  coupée, 
A  cette  triste  marque  il  reconnoît  Pompée. 

On  donne  comme  variante  du  premier  de  ces  vers  pour  les  édi- 
tions de  1 644-48  : 

Et  n'y  voyant  qu'un  tronc  dont  la  tête  coupée, 
qui  n'a  point  de  sens  dans  ce  passage  et  ne  se  trouve  d'ailleurs  dans 
aucune  des  éditions  citées. 

Ces  restes  d'un  héros  par  le  feu  consumé. 

Les  premières  éditions  portent  :  consommé,  qui  aurait  dû  être  re- 
cueilli comme  variante. 

Ajoutons  que  dans  tout  le  théâtre  les  variantes,  pourtant  si  cu- 
rieuses, des  jeux  de  scène,  ont  été  recueillies  avec  la  plus  grande 
négligence,  et  que  les  Discours,  avis  Au  lecteur,  Examens  n'ont  pas 
même  été  collationnés. 


VI  AVERTISSEMENT. 

les  notes  que  nous  Tavons  toujours  soumise  à  un  contrôle 
sévère,  à  une  attentive  révision. 

Le  Théâtre  de  P.  Corneille,  de  1682,  si  important 
pour  l'ensemble  du  texte,  fourmille  de  fautes  typogra- 
phiques, contre  lesquelles  il  faut  se  tenir  continuellement 
en  garde.  Souvent  un  vers  entier  s'y  trouve  passé  ;  parfois 
un  mot  y  est  estropié  ;  plus  fréquemment  encore  il  est 
remplacé  par  un  autre  qui  semble  avoir  un  sens,  et  c'est 
certes  là  le  cas  le  plus  difficile  et  le  plus  délicat. 

Dans  cette  édition  de  1682,  Médée,  pour  ne  citer 
qu'un  exemple,  parle  ainsi  dans  la  iv"  scène  du  I*""  acte  : 

Filles  de  i'Achéron,  pestes,  larves,  furies, 
Fiores  sœurs,  si  jamais  notre  commerce  étroit 
Sur  vous  et  vos  serments  me  donna  quelque  droit 
Sortez  de  vos  cachots  avec  les  mêmes  flammes, 
Et  les  mêmes  tourments  dont  vous  gênez  les  âmes. 

Le  sens  n'a  en  lui-même  rien  d'absolument  invraisem- 
blable, et,  si  l'on  n'avait  que  ce  texte,  il  ne  viendrait 
peut-être  pas  à  l'esprit  d'y  introduire  une  correction  ; 
mais,  quand  on  s'est  convaincu  que  toutes  les  éditions 
antérieures  portent  serpents  au  lieu  de  serments,  il  est 
difficile  de  voir  dans  ce  dernier  mot  autre  chose  qu'une 
faute  d'impression  ;  aussi  n'hésitons-nous  pas  à  le  rejeter, 
en  le  mentionnant  toutefois  en  note,  afin  que  le  lecteur 
soit  toujours  complètement  renseigné  sur  la  constitution 
du  texte. 

Les  variantes  n'ont  pas  été  de  notre  part  l'objet  d'une 
moindre  attention  ;  nous  n'avons  pas  cru  qu'il  nous  fût 
permis  de  rien  exclure,  de  rien  sacrifier.  Nous  nous 
sommes  appliqué  à  faciliter  l'étude  des  éditions  données 


AVERTISSEMENT.  vu 

par  Corneille,  et  à  fournir  les  moyens  de  suivre  sans  fa- 
tigue la  pensée  du  poëte  dans  ses  progrès  et  parfois  dans 
ses  défaillances,  à  travers  toutes  les  rédactions  successives 
qu'il  a  tour  à  tour  adoptées. 

Elles  sont  fort  nombreuses  :  il  y  a  pour  les  œuvres  de 
la  première  moitié  de  sa  carrière  dramatique,  trois  états 
principaux  et  un  grand  nombre  de  retouches  intermé- 
diaires, que  nous  ne  rappelons  ici  que  fort  sommaire- 
ment, mais  dont  on  se  rendra  compte  d'une  manière 
plus  complète,  en  parcourant  les  variantes  et  la  notice 
bibliographique.  On  trouve  d'abord  l'édition  en  pièce 
séparée,  à  laquelle  les  recueils  publiés  de  iÇiMi  à  lôSy 
changent  peu  de  chose,  bien  qu'il  y  ait  déjà  çà  et  là  un 
certain  nombre  de  vers  à  recueillir.  En  1660,  l'économie 
du  recueil  est  entièrement  modifiée  :  les  dédicaces,  avis 
au  lecteur,  arguments  des  premières  impressions  et  les 
fragments  d'historiens  et  de  poètes  placés  en  tête  de 
certaines  tragédies,  soit  lors  de  leur  publication,  soit  en 
i544,  disparaissent,  et  font  place  à  d'autres  préliminaires. 
L'édition  est  divisée  en  trois  tomes  ;  en  tête  de  chacun  se 
trouve,  pour  la  première  fois,  un  des  Discours  sur  le 
théâtre  et  la  série  consécutive  de  tous  les  examens  des 
pièces  contenues  dans  le  volume.  Ces  examens  forment 
ainsi  comme  des  chapitres  d'un  même  ouvrage  ;  et,  en  les 
séparant,  les  éditeurs  les  ont  altérés  en  plus  d'un  endroit'. 
Les  impressions  de  i663  et  de  166.4  ne  contiennent  en- 
core que  des  variantes  de  détail  ;  puis  on  arrive  enfin  à 
celles  de  1668  et  de  1682,  qui  diffèrent  fort  peu  l'une  de 

I.  Voyez  tome  I,  p.  i3,  note  i,  et  p.  187,  note  i . 


VIII  AVERTISSEMENT. 

l'autre.  La  seconde,  dont  nous  avons  déjà  parlé,  est  la 
dernière  que  l'auteur  ait  revue,  et  doit  être  incontesta- 
blement la  base  même  du  texte  de  Corneille'. 

Malgré  les  objections  spécieuses  de  quelques  bons  es- 
prits et  l'exemple  du  plus  consciencieux  éditeur  de  Cor- 
neille, M.  Taschereau,  qui  a  cru  devoir  publier  seulement 
les  variantes  d'un  grand  intérêt  historique  ou  littéraire, 
nous  avons  entrepris  de  reproduire  dans  tous  leurs  dé- 
tails jusqu'aux  moindres  de  ces  changements^. 


1 .  Voici  une  liste  complète  des  impressions  auxquelles  nous  ren- 
voyons pour  les  variantes  dans  les  deux  premiers  volumes  de  cette 
édition  : 

Édition  originale  de  chaque  pièce  à  part,  présentant  parfois  deux 
états  différents,  comme  par  exemple  pour  Mélite  (voyez  tome  I, 
p.  i83,  note  2,  et  p.  217,  note  3). 

16/1/1.   OEuvres Paris,   Antoine  de  Sommaville,   et  Augustin  Cour'yé, 

in-i2. 

16A8.   Œuvres Rouen  et  Paris,   Toussaint  Quinet,  in-12.  1 

1662.   Œuvres....  Rouen  et  Paris,  Antoine  de  Sommaville,  in-i3. 
i65il4-   OEuvres....  Rouen  et  Paris.  Augustin  Courbé,  in-12. 

1657.   OEuvres Paris,  Augustin  Courbé,  in-12. 

1660.   Le  Théâtre....  Rouen  et  Paris,  Augustin  Courbé,  et  Guillaume  de 

Luyne,  in-8°. 
i663.  Le  Théâtre....  Rouen  et  Paris,  Thomas  Jolly,  in-fol. 

166^.  Le  Théâtre Rouen  et  Paris,  Guillaume  de  Luyne,  in  8". 

1668.   Le  Théâtre....  Rouen  et  Paris,  Louis  Billaine,  ini3. 
1682.   Le  Théâtre Paris,  Guillaume  de  Lnyne,  in-i3. 

C'est  dans  la  première  partie  de  ces  recueils  (celui  de  i6/14  n'en  a 
qu'une)  que  sont  contenues  les  pièces  de  nos  deux  premiers  volumes. 

A.  partir  du  tome  111,  qui  commencera  par  7c  Cid,  nous  indique- 
rons à  la  fin  des  diverses  notices  les  éditions  collationnces  pour 
chaque  pièce. 

2.  Pour  mener  à  bien  ce  difTicile  travail  des  variantes,  nous  avons 
eu  grand  besoin  de  communications  et  de  secours,  qui  du  reste  ne 
nous  ont  jamais  fait  défaut.   Les  bibliothèques  publiques  et  les  bi- 


AVERTISSEMENT.  ix 

Corneille  commence  à  écrire  à  une  époque  où  la  plus 
grande  licence  règne  dans  la  comédie.  Plus  modeste, 
plus  retenu  que  ses  contemporains,  il  cède  encore  par- 
fois à  son  insu  à  la  contagion  de  l'exemple  ;  mais  à  me- 
sure que  le  théâtre,  grâce  à  son  influence,  s'épure  davan- 
tage, il  s'applique  à  faire  disparaître  quelques  scènes  un 
peu  libres,  quelques  expressions  hasardées.  Une  édition 
où  les  divers  textes  de  ses  premières  pièces  sont  tous  réu- 
nis, permet  donc  d'apprécier  d'un  coup  d'œil  le  progrès 
qui  s'est  accompli  à  cet  égard  en  peu  d'années. 

Pour  l'histoire  de  la  langue,  les  variantes  sont  plus 
utiles  encore.  Elles  nous  font  connaître  l'instant  précis 
de  la  disparition  des  termes  surannés,  des  constructions 
tombées  en  désuétude,  et  nous  montrent,  contre  toute 
attente,  le  grand  Corneille,  superstitieux  observateur  des 
règles  de  Vaugelas,  s'appliquant  sans  cesse  à  modifier 
dans  ses  œuvres  ce  qui  n'est  pas  conforme  aux  lois  nou- 
velles introduites  dans  le  langage. 

Enfin,  on  comprend  de  reste,  sans  que  nous  insistions, 
combien  ces  études  sont  indispensables  aux  personnes 
qui  veulent  aborder  sérieusement  la  critique  et  l'histoire 
de  notre  littérature  ;  pour  les  avoir  négligées,  l'auteur 
d'un  article  d'ailleurs  fort  estimable,  intitulé  les  Contem- 
porains  de  Corneille^  est  tombé  dans  une  bien  étrange 


bliothèques  privées  nous  ont  prodigué  leurs  trésors  avec  une  égale 
libéralité,  et  nous  ne  savons  réellement  qu'admirer  le  plus,  des  ri- 
chesses bibliographiques  de  M.  Cousin,  de  M.  le  comte  de  Ligne- 
rolles,  de  M.  le  comte  de  Lurde,  de  MM.  Potier,  Rochebilière  et 
Salacroux,  ou  du  noble  usage  qu'ils  en  font. 

I.  Revue  contemporaine,  année  i85/i,  p.  i6i  et  35g. 


X  AVERTISSEME^'T. 

erreur:  il  compare  à  des  fragments  de  diverses  pièces 
jouées  vers  i63o,  le  commencement  de  Mélite,  non  tel 
qu'il  a  été  écrit  d'abord,  mais  tel  qu'il  a  été  refait  en 
1660,  et  il  s'écrie  avec  étonnement  :  «  Voilà  les  premiers 
A'ers  de  Corneille;  à  l'exception  d'un  mot,  il  n'y  a  rien 
qui  ait  vieilli.  » 

Il  ne  sullisait  pas  d'avoir  la  volonté  bien  arrêtée  de 
recueillir  toutes  les  variantes,  ni  même  de  parvenir  à  se 
procurer  les  éditions  où  elles  se  trouvent,  il  fallait  en- 
core trouver  la  manière  la  plus  expéditive  et  la  plus  sûre 
d'exécuter  le  travail.  M.  Ad.  Régnier,  qui  dirige  la  col- 
lection des  Grands  écrivains  de  la  France,  avec  une  vigi- 
lance infatigable  et  une  sûreté  de  goût  des  plus  rares, 
a  eu  l'excellente  idée  de  convoquer  pour  cette  collation 
autant  de  lecteurs  que  nous  avions  de  textes  ditTérents. 
Ce  mode  de  révision,  qui  sera  employé  pour  tous  les  au- 
teurs auxquels  il  pourra  utilement  s'appliquer,  nous  pa- 
raît être  le  moyen  le  plus  sûr  d'arriver  à  une  exactitude 
presque  absolue  '. 

Après  avoir  dit  jusqu'où  nous  avons  poussé  le  scrupule 
à  l'égard  des  variantes,  il  est  presque  inutile  d'ajouter 
que  nous  avons  fait  tous  nos  efforts  pour  révmir  et  publier 
jusqu'aux  plus  minces  productions  sorties  de  la  plume 
de  Corneille.  Cette  tâche,  aujourd'hui  pénible,  l'eût 
été    beaucoup    moins    au   siècle   dernier,    mais   alors  les 

1.  Je  suis  heureux  de  remercier  ici  mes  collaborateurs  dans  ce 
pénible  travail.  .le  dois  citer  fl'abord  M.  Adolphe  Repnicr  fils,  dont 
l'heureuBC  mémoire  m'a  suggéré  plus  d'un  utib-  rapprochement  ;  en- 
suite MM.  Schmit  et  Alphonse  l'auly,  mes  collègues  de  la  Biblio- 
Ihf'fpie  impériale  ;  enfin  plusieurs  employés  fort  méritants  de  la 
librairie  de  M.  Hachette  et  do  l'imprimerie  de  M.  Lahure. 


AVERTISSEMENT.  xi 

éditeurs  se  regardaient  comme  des  juges,  chargés  de  pro- 
céder à  un  choix  des  plus  sévères,  et  ils  omettaient  de 
propos  délibéré  ce  qui  ne  leur  semblait  pas  excellent. 
L'abbé  Granet  en  convient  avec  une  grande  naïveté  dans 
la  Préface  des  Œuvres  diverses^  et  les  efforts  suc- 
cessifs de  plusieurs  générations  d'éditeurs  n'ont  sans 
doute  pas  encore  suffi  à  retrouver  tous  les  opuscules 
qu'il  avait  alors  sous  la  main  et  qu'il  a  négligés  volon- 
tairement. 

Des  publications  récentes  fort  curieuses,  quelques  re- 
cherches personnelles,  d'obligeantes  communications  et 
surtout  des  hasards  heureux  nous  ont  permis  d'augmen- 
ter cette  édition  de  bon  nombre  de  lettres  et  de  pièces 
de  vers  de  Corneille,  et  de  quelques  morceaux  importants 
à  la  composition  desquels  il  a  pris  une  part  difficile  à 
déterminer,  mais  qui  paraît  incontestable. 

Nous  sommes  parvenu  à  retrouver  l'épitaphe  latine 
du  P.  Goulu,  que  M.  Taschereau  a  signalée  le  premier 
comme  étant  de  Corneille,  mais  qui  avait  échappé  à  ses 
recherches. 

Nous  ajouterons  aux  poésies  diverses  un  assez  grand 
nombre  de  pièces  : 

Un  quatrain  qui  figure,  en  i63i,  en  tête  du  Ligdamon 
et  Lidias  de  Scudéry,  et  que  M.  Triçotel  a  recueilli,  en 
1869,  dans  le  Bulletin  du  bouquiniste  ; 

Une  épigramme  publiée  en  1682  dans  les  Mélanges 
poétiques,  à  la  suite  de  Clitandre,  et  que  personne  ce- 
pendant ne  semble  avoir  connue  ; 

I.   4^  feuillet  recto  et  7e  feuillet  verso. 


XII  AVERTISSEMENT. 

Une  pièce  en  l'honneur  de  la  Vierge,  composée  en 
i633  pour  le  Palinod  de  Rouen,  et  recueillie  tout  ré- 
cemment par  M.  Edouard  Fournier  dans  ses  Notes  sur 
la  vie  de  Corneille,  qui  précèdent  sa  charmante  comédie 
de  Corneille  à  la  butte  Saint-Roch  ; 

Un  compliment  adressé  la  même  année  (i633)  à  Ma- 
reschal  sur  sa  tragi-comédie  de  la  Sœur  valeureuse, 
publié  par  lui  en  tête  de  sa  pièce  ; 

Un  hommage  poétique  du  même  genre  publié  en  i635 
par  de  la  Pinelière,  en  tête  de  son  Hippolyte,  tous  deux 
recueillis  également  par  M.  Edouard  Fournier  ; 

Un  remercîment  aux  juges  du  Palinod,  improvisé  en 
i6/io  par  Corneille,  au  nom  de  Jacqueline  Pascal,  signalé 
en  iSi^a  par  M.  Sainte-Beuve  dans  son  Histoire  de  Port- 
Royal,  et  publié  plus  tard  par  M.  Cousin,  mais  qui  ne  se 
trouve  pas  dans  l'édition  de  M.  Lefèvre  ; 

Un  sonnet  qui  a  paru,  en  i65o,  en  tête  de  VOvide  en 
belle  humeur  de  d'Assoucy  ; 

Un  autre  compliment  du  même  genre,  mais  qui  s'ap- 
plique à  un  ouvrage  bien  différent,  au  Traité  de  la  théo- 
logie des  saints  du  P.  Delidel,  publié  en  1668.  C'est  en- 
core M.  Edouard  Fournier  qui  a  renouvelé  le  souvenir 
effacé  de  ces  deux  dernières  petites  pièces. 

Nous  ajouterons  quatre  belles  lettres  à  celles  qu'on 
connaît.  La  première  traite  d'affaires  ;  elle  a  été  signalée 
par  M.  Taschereau  qui  en  a  publié  un  curieux  frag- 
ment; les  trois  autres,  toutes  littéraires,  adressées  à 
M.  de  Zuylichem,  secrétaire  des  commandements  du 
prince  dOrange,  et  à  l'abl)c  de  I*urc,  sont  entièrement 
inédites. 


AVERTISSEMENT.  xiii 

Dans  l'édition  de  M.  Lefèvre,  les  lettres  sont,  pour 
la  plupart,  rapprochées  des  ouvrages  auxquels  elles  ont 
rapport  ;  nous  avons  préféré  les  classer  tout  simplement 
d'après  leurs  dates.  Nous  y  avons  joint  celles  qui  ont  été 
adressées  à  Corneille  par  Balzac  et  Saint-Evremont,  et 
de  la  sorte  s'est  trouvée  constituée  pour  la  première  fois 
une  véritable  correspondance  de  Corneille,  composée  de 
plus  de  vingt  lettres  ou  fragments  de  lettres. 

«  Nous  regrettons  beaucoup,  disait  M.  Lefèvre,  en 
1854,  de  ne  pouvoir  augmenter  notre  édition  de  la  tra- 
duction en  vers  que  Corneille  a  faite  des  deux  premiers 
livres  de  la  Thébaide  de  Stace,  mais  les  recherches 
de  M.  Floquet,  de  l'Académie  de  Rouen,  de  M.  Aimé 
Martin,  etc.,  etc.,  ainsi  que  les  nôtres,  n'ont  eu  aucun 
résultat.  »  Nous  avons  ajouté  sans  plus  de  succès  nos 
investigations  à  celles  de  nos  prédécesseurs.  Nous  avons 
pu  seulement  déterminer  avec  un  peu  plus  d'exactitude  la 
date  de  l'impression  qui  doit  être  fixée  aux  premiers  mois 
de  1672,  et  nous  avons  soigneusement  recueilli  les  trois 
vers  conservés  par  Ménage.  Reproduits  par  M.  Tasche- 
reau  dans  son  Histoire  de  la  vie  de  Corneille,  connus 
de  M.  Lefèvre,  qui  en  parle  sans  les  citer,  ils  ne  figurent 
néanmoins  jusqu'ici  dans  aucune  édition  des  Œuvres  de 
notre  poëte.  Ce  n'est  pas  toutefois,  on  le  comprend,  pour 
annoncer  une  addition  de  ce  genre  que  nous  parlons  ici 
de  ce  poëme  ;  mais  il  nous  paraît  utile  d'attirer  une  fois 
de  plus  l'attention  des  bibliophiles  et  des  amis  de  Cor- 
neille sur  un  fait  si  singulier.  Il  semble  impossible  en 
effet  que  cet  ouvrage  ait  disparu  pour  toujours,  et  qu'à 
moins  de  deux  cents  ans  de  distance,  et  malgré  les  bien- 


XIV  AVERTISSEMENT. 

faits  de  l'imprimerie,  il  en  soit  pour  nous  du  père  de  notre 
théâtre  comme  de  ces  écrivains  de  l'antiquité  dont  cer- 
tains livres  ne  nous  sont  connus  que  grâce  aux  fragments 
conservés  par  les  grammairiens. 

Le  théâtre,  comme  on  doit  le  penser,  ne  s'est  guère 
accru;  nous  reproduirons  cependant  deux  publications, 
peu  importantes  en  elles  mêmes,  mais  fort  intéressantes 
pour  l'histoire  de  la  représentation  des  pièces  de  Cor- 
neille* :  le  Dessein  d'Andromède  et  le  Dessein  de  la 
Toison  d'or.  Ces  desseins  sont  de  véritables  livrets  très- 
semblables  à  ceux  qui  se  vendent  encore  aujourd'hui 
dans  les  théâtres  d'opéra.  Nous  sommes  contraint  d'ajou- 
ter qu'ils  ne  sont  pas  rédigés  d'une  manière  beaucoup 
plus  attachante.  Notre  poëte  en  est  cependant  bien  l'au- 
teur, car  il  dit  en  tête  du  Dessein  d'Andromède  :  «  J'ai 
dressé  ce  discours  seulement  en  attendant  l'impression 
de  la  pièce.  » 

Nous  avons  cru  pouvoir  extraire  de  la  Comédie  des 
Tuileries,  pour  le  faire  figurer  dans  notre  édition,  un 
acte,  le  troisième,  dont  la  rédaction  paraît  très-vrai- 
semblablement avoir  été  confiée  à  notre  poëte  ;  néan- 
moins nous  l'avons  fait  imprimer  en  petits  caractères, 
afin  que  le  lecteur  pùl  toujours  distinguer  à  première  vue 
ce  qui  est  incontestablement  de  Corneille  de  ce  qui  peut 
seulement  lui  être  attribué. 

Cette  précaution  était  encore  plus  nécessaire  à  l'égard 
des  pamphlets  publiés  en  sa  faveur   dans  la  querelle  du 


I.  Ces  deux  publicalioiis  ont  élc  signalées  par  nous  pour  la  pre- 
mirre  fuis,  en  18G1  :  de  la  Lnmjue  de  Corneille,  p.  46. 


AVERTISSEMENT.  xv 

Cid,  et  réunis  par  nous  à  la  suite  de  la  Notice  relative  à 
cet  ouvrage.  En  eflfet,  bien  que  Niceron  les  regarde 
comme  de  Corneille,  et  que  Barbier  lui  en  attribue  au 
moins  un,  nous  n'hésitons  pas  à  déclarer  qu'il  n'en  est 
point  l'auteur;  mais  écrits  par  ses  amis,  et  très-proba- 
blement sous  son  inspiration,  ils  renferment  sur  sa  per- 
sonne des  particularités  intéressantes  ;  ils  sont  d'ailleurs 
peu  nombreux,  assez  courts,  fort  rares  :  c'était  plus 
qu'il  n'en  fallait  pour  nous  décider  à  les  publier. 

L'histoire  des  ouvrages  de  Corneille  sera  exposée  dans 
des  Notices  historiques,  littéraires  et  bibliographiques 
placées  en  tête  de  chacun  d'eux,  conformément  au  plan 
général  adopté  pour  toute  la  collection  des  Grands 
écrivains. 

Ces  notices,  dont  nous  aurons  soin  d'exclure  les  théo- 
ries et  les  appréciations  littéraires,  afin  de  réserver  plus 
de  place  aux  faits  certains  et  aux  pièces  originales,  se- 
ront complétées  et  reliées  entre  elles  par  une  Vie  de 
Corneille,  où  il  sera  plus  question  de  lui  que  de  ses 
ouvrages,  et  dans  laquelle  l'homme  passera  avant  le 
poëte. 

Un  portrait  de  Corneille  avec  les  armes  de  sa  famille, 
un  fac-similé  de  son  écriture,  la  vue  de  la  maison  où  il 
est  né,  la  reproduction  de  quelques  anciennes  gravures 
propres  à  faire  mieux  comprendre  certaines  particula- 
rités contenues  dans  ses  œuvres,  en  seront  un  com- 
plément agréable  et  presque  nécessaire,  bien  que  tout 
nouveau. 

Les  éclaircissements  généraux  donnés  dans  les  notices 
nous  permettront  de  ne  pas  multiplier  les  notes  et  sur- 


XVI  AVERTISSEMENT. 

tout  de  les  rédiger  avec  une  grande  brièveté.  La  table 
de  tous  les  noms  de  personnes  et  de  lieux,  et  des  prin- 
cipales matières  contenues  dans  les  œuvres  de  Corneille, 
dans  les  notices  et  dans  les  notes,  facilitera  d'ailleurs 
singulièrement  les  rapprochements  et  les  recherches,  et 
le  Lexique  qui  terminera  l'ouvrage  contiendra  la  solution 
d'un  grand  nombre  de  problèmes  relatifs  à  l'histoire  du 
langage  au  dix-septième  siècle.  En  accordant  à  ce  der- 
nier travail  le  prix  du  concours  ouvert  en  i858,  l'Aca- 
démie française  m'a  imposé  le  devoir  de  le  rendre  aussi 
digne  qu'il  serait  en  moi  de  cette  honorable  distinction. 
Une  étude  plus  sérieuse  et  plus  approfondie  du  texte  de 
Corneille  vient  de  m'en  fournir  les  moyens  ;  puissé-je  en 
avoir  profité  autant  que  je  l'ai  dû  et  voulu  faire  I 

Ch.  Marty-Laveaux. 


NOTICE   BIOGRAPHIQUE 


PIERRE   CORNEILLE . 


Corneille  est  issu  d'une  famille  de  robe  dans  laquelle  le 
prénom  de  Pierre  était  réservé  aux  fils  aînés  bien  avant  qu'il 
l'eût  porté. 

Pierre  Corneille,  arrière-grand-père  du  poëte,  ne  remplis- 
sait sans  doute  point  de  fonctions  publiques,  car  son  nom  n'est 
suivi  d'aucune  qualité  dans  les  actes  où  il  se  lit.  Son  iils, 
Pierre  Corneille,  épousa  en  1670  Barbe  Houel,  qui  apparte- 
nait à  une  famille  noble,  et  fut  dotée  par  son  oncle,  Pierre 
Houel,  sieur  de  Vandelot,  vieux  garçon,  greffier  criminel  du 
Parlement  et  notaire  secrétaire  de  la  maison  et  couronne  de 

I.  En  racontant  la  vie  de  Corneille,  nous  ne  nous  arrêterons  pas 
à  l'histoire  de  ses  ouvrages,  des  succès  qu'ils  ont  obtenus,  des  que- 
relles littéraires  qu'ils  ont  excitées.  Cette  histoire  se  trouve  dans  les 
notices  que  nous  avons  placées  en  tête  de  chacun  d'eux  ;  nous  nous 
contentons  de  les  mentionner  ici  rapidement  à  leur  date,  en  prenant 
soin  toutefois  de  signaler  et  de  corriger  les  erreurs  qui  nous  sont 
échappées  (voyez  aussi  à  ce  sujet  les  Additions  et  Corrections,  tome  XII, 
p.  567-570).  Divers  détails  qui  eussent  été  de  trop  dans  la  Notice 
biographique  auront  leur  place  dans  les  annexes  que  nous  don- 
nons à  la  suite,  à  savoir  dans  les  Pièces  justificatives,  et  dans  le 
Tableau  généalogique.  Nous  avons  aussi  rédigé  une  Table  chronolo- 
gique, où  l'on  pourra  suivre  année  par  année  le  développement  et  le 
déclin  du  génie  de  Corneille. 

Corneille,  i  b 


XVIII  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

France.  Pierre  Houel  fit  admettre  son  neveu  au  greffe  en 
qualité  de  commis  ;  bientôt  après,  celui-ci  traita  d'une  petite 
charge  de  conseiller  référendaire  à  la  chancellerie  et  se  fit 
recevoir  avocat.  Ce  Pierre  Corneille  eut  pour  fils,  en  1572, 
Pierre  Corneille,  père  du  poëte,  puis  Antoine  et  François  Cor- 
neille, ses  deux  oncles.  Le  5  mai  1699,  le  père  de  Corneille 
obtint  du  Roi  des  provisions  de  maître  particulier  des  eaux  et 
forêts  en  la  vicomte  de  Rouen,  et  fut  reçu  en  cette  qualité  le 
3i  juillet  de  la  même  année.  11  épousa,  le  9  juin  1602,  Marthe 
Lepesant,  fille  de  François  Lepesant  '.  Le  29  septembre  1G02, 
un  acte  régulier  de  partage  mit  les  jeunes  époux  en  possession 
d'une  maison  située  à  Rouen,  rue  de  la  Pie,  qui  venait  du 
père  du  marié,  décédé  en  i588,  et  dont  la  succession  était 
demeurée  depuis  lors  indivise. 

Ce  fut  dans  cette  maison  que  naquit,  le  G  juin  r6o0,  l'enfant 
qui  devait  être  le  grand  Corneille  ^.  Trois  jours  plus  tard,  le  9, 
il  était  présenté  au  baptême  dans  la  paroisse  Saint-Sauveur 
par  Pierre  Lepesant,  secrétaire  du  Roi,  son  oncle  maternel,  et 
Barbe  Ilouel,  son  aïeule  paternelle,  et  il  recevait  sur  les  fonts 

1.  Jusqu'ici  les  biographes  ont  généralement  ajouté  au  nom  de 
Lepesant  celui  de  Boisguilbert  ;  mais  il  résulte  d'une  découverte  ré- 
cente de  M.  Gosselin  que  le  titre  de  Boisguilbert  n'appartenait  pas  à 
Marthe,  mère  de  CorneilUî,  mais  seulement  au  fn  re  de  celle-ci,  et 
qu'il  fut  acquis  par  lui  longtemps  après  la  naissance  du  poëte. 

2.  Voyez  un  dessin  de  cette  maison  dans  l'Album  qui  accompagne 
noire  édition  de  Corneille.  En  182 1,  M.  de  Jouy  l'a  visitée  et  l'a 
décrite  dans  son  Hermile  en  province  (tome  XIII  des  Œuvres,  p.  i55 
et  suivantes).  A  celte  époque  elle  était  recouverte  d'un  crépi  qui  en 
avait  changé  l'aspect  ;  on  y  avait  placé  un  buste  de  Corneille  et  une 
inscription  oià  la  date  de  sa  naissance  avait  été  confondue  avec  celle 
de  son  baptême,  et  qui  plus  tard  fut  ainsi  rectifiée  ? 

Ir.i 

est  nk,   i.e  6  jui.\   1606, 

Pierre  Corneille. 

Celle  maison  ayant  été  démolie,  ainsi  que  riiabilation  contiguë  où. 
était  né  Thomas  Corneille,  elles  furent  remplacées  par  des  magasins  j 
il  ne  reste  plus,  pour  rappeler  le  souvenir  de  l'une  et  de  l'autre,  que 
la  porte  d'entrée  de  la  première,  transportée  au  musée  d'archéologie 


SUR  PIERRE  CORNEILLE.  xix 

le  prénom  de  Pierre,  que  portaient  son  père  et  son  parrain  *. 
Nous  ne  savons  rien  de  particulier  sur  son  enfance.  M.  Gos- 
selin,  dans  un  excellent  travail ,  auquel  nous  avons  emprunté  la 
plupart  des  faits  qui  précèdent-,  a  conjecturé,  non  sans  vrai- 
semblance, qu'elle  s'écoula  en  partie  dans  une  maison  de  cam- 
pagne des  plus  riantes  que  Pierre  Corneille,  le  père,  acheta  le 
7  juin  1608  à  Petit- Couronne,  lorsque  son  enfant  venait  d'at- 
teindre la  fin  de  sa  seconde  année  ^. 

Corneille  fît  ses  études  avec  succès  au  collège  des  Jésuites 
de  Rouen.  En  1620,  il  reçut  en  prix  un  exemplaire  de  l'ou- 
vrage de  Panciroli  intitulé  :  Notifia  utraque  dignitatiim,  cuin 
Orienlis,  tum  Occidentis,  ultra  Arcadii  Honoriique  tempora 
(Lugdani,  1608)  :  c'est  un  volume  in-folio,  relié  en  veau  brun, 
doré  sur  tranche,  et  portant  sur  les  plats  les  armes  d'Alphonse 
Ornano,  alors  lieutenant  général  au  gouvernement  de  Nor- 
mandie, et  qui,  en  cette  qualité,  avait  fait  les  frais  des  prix 
distribués  au  collège.  Ce  livre  appartenait  à  la  bibliothc-que 
de  M.  Villenave  ^,  et  M.  Floquet,qui  l'y  a  vu,  fait  remarquer 

de  Rouen,  et  la  nouvelle  inscription  que  voici,  qui  fut  rédigée  en 
1857  par  l'Académie  de  Rouen  : 

Ici 

étaient  les  maisons 

où  sont  nés  les  deux  corneille  : 

Pierre,  le  6  juin    1606; 

Thomas,  le  3^  août   1625. 

Cette  inscription  n'est  point  placée,  par  suite  du  refus  du  propriétaire, 
sur  la  maison  où  elle  aurait  dû  être  ;  elle  se  trouve  à  une  certaine 
distance  des  deux  endroits,  très-voisins  l'un  de  l'autre,  où  sont  nés 
les  frères  Corneille.  (Voyez  le  Bulletin  des  travaux  de  la  Société  libre 
d'émulation,  du  commerce  et  de  l'industrie  de  la  Seine-Inférieure,  i857-58, 
p.  il\0,  et  le  Précis  analytique  des  travaux  de  l'Académie  de  Rouen, 
1857-53,  p.  204.) 

1.  Voyez  ci-après,  Pièces  justificatives,  n°  I. 

2.  Pierre  Corneille  (^le père),  par  E.  Gosselin,  Rouen,  i864,  in-S". 

3.  Voyez,  dans  notre  Album,  le  dessin  de  la  propriété  de  Petit- 
Couronne. 

4-   Catalogue  des  principaux  livres  de   la  bibliothèque  de  feu  M.   Vil- 


XX  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

que,  suivant  l'usage.  «  une  notice  détaillée  et  signée  du  prin- 
cipal indique  dans  quelle  classe  et  à  quel  titre  cette  récom- 
pense avait  été  décernée  au  jeune  Corneille'.  »  Par  malheur 
nous  ignorons  ce  qu'est  devenu  ce  volume  et  nous  n'avons  pu 
voir  nous-mème  ni  reproduire  le  curieux  renseignement  qu'il 
renferme. 

Suivant  une  tradition  dont  roria:ine  est  demeurée  inconnue. 
Corneille  a  remporté  un  prix  de  rhétorique  pour  une  traduc- 
tion en  vers  français  d'un  morceau  de  la  Pharsdle  -.  Mais  nous 
ne  croyons  pas  que  ce  prix  soit  le  volume  que  nous  venons  de 
décrire  :  il  est,  non  pas  impossible,  mais  peu  probable,  que 
noire  poëte,  né  en  1606,  ait  fait  sa  rhétorique  en  1620. 

Le  temps  n'a  pas  fait  disparaître  entièrement  les  témoigna- 
ges de  la  gratitude  de  Corneille  envers  ses  maîtres.  La  biblio- 
thèque de  la  Sorbonne  possède  un  exemplaire  de  l'édition  de 
1664  de  son  Théâtre,  sur  le  titre  duquel  il  a  inscrit  cet 
envoi  : 

Patribus  Societatis  Jesu 
Colendissimis  prœceptoribus  suis 

Grati  an  uni  pignus 

D.  D.  Pelrus  Corneille. 

DU,  niajorum  urnbris  tenueni  et  sine  pondère  terrain, 
Qui  prseceptorem  sancti  voluere  parentis 
Esse  loco  ^ . 

Un  monument  plus  durable  et  plus  touchant  des  sentiments 
de  respect  dont  il  demeura  toujours  animé  à  l'égard  de  ceux 


lenave dont  la  vente  aura  lieu le  lundi  i5  février  i848 Paris, 

Chinot,  in-S",  n»  969. 

1.  Voyez  Pierre  Corneille  et  son  temps par  M.    Guizot,   Paris, 

i858,  in-i2,  p.  i43,  note  2. 

2.  Voyez  notre  tome  IV,  p.  3. 

3.  Ce  passage  latin  est  emprunté  à  la  vii"^  satire  de  Juvénal, 
vers  207,  209  et  210.  —  Le  volume  de  la  bibliothèque  de  la  Sor- 
bonne a  déjà  été  décrit  dans  un  article  de  VAllienxum  français  du 
22  décembre  i855  (p.  iii4),  signé  A.  de  Bougy,  et  dans  l'édition 
de  la  traduction  de  l'imilalion  par  Corneille,  publiée  en  1807  par 
M.  Alexandre  de  Saint-Albin,  chez  l'éditeur  LecofTro. 


SUR  PIERRE  CORNEILLE.  xxi 

qui  avaient  formé  sa  jeunesse,  est  la  pièce  de  vers  qu'il  adressa, 
à  l'âge  de  soixante-deux  ans,  au  P.  Delidel,  et  qu'il  signa  af- 
fectueusement :  «  Son  très-obligé  disciple  '.  » 

Ce  furent  peut-être  ces  reconnaissants  souvenirs  qui  déter- 
minèrent Corneille  à  mettre  en  vers  français  certains  poèmes 
latins  du  P.  de  la  Rue.  Du  reste  il  fit  le  même  honneur  à  San- 
teul.  Cela  irritait  fort  Huet,  qui  s'écrie  avec  humeur  dans  ses 
Mémoires  :  «  Il  avait  acquis  une  réputation  considérable  et 
méritée,  et  il  régnait  au  théâtre,  lorsque,  oublieux  de  sa  di- 
gnité, il  s'abaissa  à  de  petites  compositions  fort  peu  dignes  de 
l'excellence  de  son  génie.  S'il  paraissait  quelque  poème  ayant 
du  succès  dans  les  écoles,  il  se  faisait  l'interprète  de  ceux  qu'il 
eût  à  peine  dû  accepter  pour  interprètes  de  ses  ouvrages  '-.  » 

Au  sortir  du  collège,  Corneille  étudia  le  droit,  et,  le  i8juin 
1624,  il  fut  reçu  avocat  et  prêta  serment  en  cette  qualité  au 
parlement  de  Rouen  ^  «  Mais,  dit  un  de  ses  contemporains, 
comme  il  avoit  trop  d'élévation  d'esprit  pour  ce  métier-là,  et 
un  génie  trop  différent  de  celui  des  alTaircs,  il  n'eut  pas  plus 
tôt  plaidé  une  fois,  qu'il  y  renonça.  Il  ne  laissa  pas  de  prendre 
la  charge  d'avocat  général  à  la  table  de  marbre  du  Palais,  qui 
ne  l'engageoit  qu'à  fort  peu  de  chose*.  »  M.  Gosselin  a  pris 
soin  de  nous  faire  connaître  cette  juridiction  et  le  lieu  où 
elle  s'exerçait:  «  La  table  de  marbre  du  Palais,  à  Rouen, 
créée  par  Louis  XII  en  1 008,  connaissait  des  eaux  et  forêts  en 
appel,  mais  jugeait  en  première  instance  tout  ce  qui  concer- 
nait la  navigation Le  lieu  des  séances  n'était  par  lui-même 

guère  capable  d'imposer  le  moindre  respect  aux  justiciables  ; 
il  était  situé  dans  la  grande  salle  des  procureurs,   au  bout, 

1.  Tome  X,  p.  220-222. 

2.  Voici  le  texte  latin:  Magnam  ille  sibi  meritis  suis  quœsiverat 
nominis  claritatem,  planeque  regnabat  in  thealris,  quum  decoris  sui 
oblitus  demittere  cœpit  animum.  ad  levissimas  scriptiones,  ingenii  sui 
prœstantia  minime  dignas.  Si  quod  enim  felicibus  auspiciis  exierat  carmen 
ex  scholasticorum  exhedris,  his  se  dabat  interpretem  quos  vix  operum 
suorum  interprètes  ferre  debuisset.(V.  D.  Huetii  Commentarius  de  rébus 
ad  eum  pertineniibus,  liber  V,  p.  3i3.  Amstelodami,  1718.) 

3.  Voyez  Pièces  justificatives,  n"  II. 

4.  Nouvelles  de  la  république  des  lettres,  janvier  i685,  2'"  édition, 
p.  89.  —  Voyez  ci-après,  Pièces  justificatives,  n°  III. 


XXII  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

vers  la  rue  Saint-Lô,  et  le  bureau  de  justice  n'était  autre 
qu'une  grande  table  en  marbre,  derrière  laquelle  les  juges 
étaient  assis,  ayant  à  leurs  côtés  et  un  peu  au-dessus  de  leurs 
tètes,  dans  des  niches  existant  encore  aujourd'hui,  au  milieu 
la  sainte  ^ierge,  d'un  côté  GelTrov  Hébert,  évèque  de  Cou- 
tances,  et  de  l'autre  côté  Antoine  Bover.  abbé  de  Saint-Ouen  * .  » 
A  sa  charge  d'avocat  général  à  la  table  de  marbre  Corneille 
joignit,  ainsi  que  son  prédécesseur,  celle  d'avocat  du  Roi  aux 
sièges  généraux  de  l'Amirauté.  M.  Gosselin  a  prouvé  récem- 
ment, dans  une  intéressante  étude,  que,  malgré  l'assertion, 
souvent  reproduite,  contenue  dans  l'article  des  Nouvelles  de 
la  république  des  lettres,  ces  charges  n'étaient  point,  comme 
on  l'a  prétendu,  de  pures  sinécures  "-. 

Pendant  que  Corneille  étudiait  au  collège  des  Jésuites,  il 
avait  pris  en  amitié  une  petite  fille,  Marie  Courant,  dont  il 
devint  fort  épris  plus  tard,  et  dont  le  bon  goût,  les  sages  con- 
seils eurent,  si  nous  en  croyons  notre  poète  ^,  une  grande  in- 
fluence sur  son  talent.  Si,  ce  que  nous  ignorons,  il  aspiraàsa 
main,  sa  prétention  fut  vaine  :  Marie  Courant  fit  un  beau 
mariage  ;  au  lieu  de  prendre  le  nom,  bien  modeste  encore,  de 
Corneille,  elle  épousa  M.  Thomas  du  Pont,  correcteur  en  la 
chambre  des  comptes  de  Normandie  '". 

C'est  encore  M.  Gosselin  qui  nous  a  fait  connaître  le  nom 
de  famille  de  Mme  du  Pont  \  Tant  qu'on  l'a  ignoré,  on  était 
très-porté  à  la  confondre  avec  Mlle  Milet,  dont  Corneille  fut 
amoureux  plus  tard,  et  en  l'honneur  de  qui  il  composa  vin 
sonnet,  dont  il  fut  si  content,  qu'à  en  croire  son  frère,  il  fit 
sa  comédie  de  Melite  (1629)  tout  exprès  pour  l'employer".  Je 
penchais  fort,  je  l'avoue,  vers  cette  opinion  ;  mais  elle  ne  peut 
plus  se  soutenir  aujourd'hui,  et  il  faut  admettre,  ce  qui  du 
reste  n'a  rien  d'invraisemblable,  que  l'ancienne  passion,  la 
sérieuse  amitié  de   Corneille  pour  Marie  Courant,  a  été  tra- 

I.  Pierre  Corneille  (le  prrr),  p.  4- 

a.  Parlicularités  de  la  vie  judiciaire  de  Pierre  Corneille,  parE.  Gos- 
selin, Rouen,  i865,  p.  6. 

3.  Tomo  X,  p.  77. 

ij.  Voyo3z  tome  I,  p.  127  et  128. 

5  Parlicularités  de  la  vie  judiciaire  de  P.  Corneille,  p.  i5. 

6.  Voyez  tome  I,  p.   126. 


SUR   PIERRE  CORNEILEE.  xxiii 

versée  par  une  passagère  amourette  :  tout  se  trouve  ainsi  con- 
cilié, M.  Taschereau  invoque,  il  est  vrai,  le  propre  témoi- 
gnage de  Corneille,  qui  dit  dans  l'Excuse  à  Ariste  '  : 

Nul  objet  vainqueur 

N'a  possédé  depuis  ma  veine  ni  mon  cœur. 

Mais  si  Corneille,  qui  écrivait  ceci  en  1687,  se  plaisait  alors 
à  oublier  les  galanteries  et  les  caprices  de  sa  vie  de  jeune 
homme,  dans  les  Mélanges  poétiques,  publiés  cinq  ans  aupa- 
ravant, en  1682,  il  tenait  un  tout  autre  langage  : 

J'ai  fait  autrefois  de  la  bête  ; 
J'avois  des  Philis  à  la  tête'-; 

et  ailleurs  : 

Plus  inconstant  que  la  lune, 
Je  ne  veux  jamais  d'arrêt^. 

Ce  sont  là,  dira-t-on,  des  exagérations  de  poëte  ;  cela  est 
possible  ;  mais  il  peut  bien  y  avoir  aussi  dans  l'Excuse  à  Ariste 
exagération  de  constance  et  de  fidélité. 

Quelle  qu'ait  été  du  reste  l'occasion  qui  a  donné  naissance 
à  Mélite,  cette  comédie  eut  un  très-grand  succès,  malgré  les 
critiques  assez  vives  que  lui  attirèrent  la  simplicité  du  plan  et 
le  naturel  du  style.  «  Ceux  du  métier  la  blàmoient  de  peu 
d'effets  ^,  »  ainsi  que  nous  l'apprend  l'auteur  lui-même.  Bientôt 
après,  il  composa  dans  un  système  très-différent,  qui  fut  en 
ce  temps  un  essai  très-sérieux,  la  tragi-comédie  de  Clitandre 
(1632),  qu'il  aimait  à  présenter  plus  tard  comme  une  espèce  de 
bravade  ".  La  preuve  de  l'importance  qu'il  y  attacha  est  dans 
l'empressement  qu'il  mil  à  la  publier  avant  Mélile.  Clitandre 
est  suivi  de  Mélanges  poétiques,  contenant  des  pièces  galantes, 
des  vers  de  ballet,  et  quelques  traductions  des  épigrammes 
d'Owen*.  Avant  cette  époque,  Corneille  n'avait  encore  eu  d'im- 
primé qu'un  quatrain  en  l'honneur  de  Scudéry  ',  avec  qui  il 


I.  Voyez  tome  X,  p.  77.  —  2.  Tome  X,  p.  26. 
3.  Tome  X,  p.  55.  —  4-  Tome  I,  p.  270. 
5.  Ibidem.  —  6.  Tome  X,  p.  2/4  et  suivantes. 
7.  Tome  X,  p.  57. 


XXIV  NOTICE  BIOGRAPHIQUE 

s'était  lié  dès  qu'il  avait  travaillé  pour  le  théâtre,  et  dont,  en 
retour,  le  nom  figure  le  premier  dans  une  série  d'une  ving- 
taine d'hommages  poétiques  placés  en  tête  de /n  Veuve  (i633), 
dus  pour  la  plupart  à  des  rimeurs  aujourd'hui  complètement 
inconnus,  mais  dont  le  patronage  parut  alors  à  Corneille  utile 
et  honorable. 

La  Veuve  fut  suivie  de  la  Galerie  du  Palais  (i633),  de  la 
Suivante  (\6^[\)  et  de  la  Place  Royale  (i63/|).  Cette  dernière 
comédie,  que  nous  avons  donnée  comme  ayant  été  jouée  en 
i635,  suivant  en  cela  l'opinion  générale,  est  un  peu  plus  an- 
cienne, comme  le  prouve  un  opuscule  de  notre  poëte,  qui  est 
d'une  assez  grande  importance  pour  la  chronologie  de  ses  pre- 
mières pièces. 

Lorsque  Louis  XIII,  la  Reine  et  leCardinal  séjournèrent  en 
i633  aux  eaux  de  Forges,  les  hauts  dignitaires  des  environs 
s'empressèrent  d'aller  leur  rendre  hommage.  Corneille  fut  in- 
vité par  François  de  Harlay  de  Champvallon,  archevêque  de 
Rouen,  à  composer  des  vers  en  leur  honneur.  Il  s'en  excusa 
dans  une  pièce  latine,  où  il  se  tire  fort  agréablement  de  ces 
éloges  qu'il  a  l'air  de  n'oser  aborder.  Malgré  sa  feinte  modes- 
tie, il  n'hésite  pas  à  énuméreren  tète  de  son  poëme ses  succès 
de  théâtre,  et  à  déclarer  que  là  il  règne  presque  sans  rival  : 

Me  pauci  hic  fece.re  parem,  nulliisque  secundiim  '. 

Ces  vers  latins  furent  peut-être  l'occasion  qui  le  mit  direc- 
tement en  rapport  avec  le  Cardinal,  auquel  devaient  du  reste 
le  recommander  puissamment  ses  premiers  essais  dramatiques. 
Bientôt  il  fut  placé  par  lui  au  nombre  des  poêles  chargés  de 
composer  des  pièces  de  théâtre  sous  sa  direction.  Nous  avons 
indiqué  la  part  qu'il  prit,  comme  un  des  <(  cinq  auteurs,  »  à  la 
Comédie  fies  Tuileries  (i635),  et  nous  avons  raconté  comment 
le  défaut  d'esprit  de  suite,  ou  plutôt  de  docilité,  dont  l'accusait 
Richelieu,  le  porta  à  renoncer  à  cette  tâche  de  collaborateur 
et  à  quitter  Paris  en  prétextant  quelques  affaires  de  famille 
qui  l'appelaient  à  Rouen. 

Lorsqu'il  se  remit  au  travail  pour  son  propre  compte,  il 
aborda  sérieusement   le  genre  tragique  dans  Medée  (i635)  ; 

I.  Voyez  tomn  X,  p.  71. 


SUR   PIERRE   CORNEILLE.  xxv 

mais  quoique  ce  fût  là  à  beaucoup  d'égards  une  tentative  heu- 
reuse, elle  ne  satisfit  entièrement  ni  son  auteur  ni  le  public,  et 
le  génie  inquiet  et  infatigable  de  Corneille  se  remit  en  quête 
de  sa  voie,  certain  déjà  de  la  trouver.  L'Espagne  l'attira,  soit 
qu'il  eût  de  lui-même  donné  cette  direction  à  ses  études,  soit, 
comme  on  l'a  prétendu,  qu'il  eût  suivi  en  cela  les  conseils  de 
M.  de  Châlon,  ancien  secrétaire  des  commandements  de  la 
Reine  mère,  retiré  à  Rouen.  Ce  qu'on  n'a  pas  assez  remarqué, 
c'est  qu'il  préluda  au  Cid  par  V Illusion  comiijue  (i636).  Les 
exagérations  du  capitan  ne  manquent  sous  sa  plume  ni  de 
noblesse  ni  de  dignité  :  il  le  fait  en  plus  d'une  circonstance 
plus  réellement  majestueux  qu'il  n'aurait  fallu.  Sa  grande 
âme  tournait  malgré  lui  au  sublime  ;  elle  y  était  entraînée 
invinciblement,  et  Matamore  parle  déjà  parfois  le  langage  de 
Rodrigue.  Ce  fut  dans  les  derniers  jours  de  i636  que  parut 
ce  merveilleux  Cid,  sur  lequel  nous  nous  étendrons  d'autant 
moins  ici,  que  nous  en  avons  plus  longuement  exposé  l'his- 
toire dans  notre  édition.  Le  savant  M.  Viguier,  dont  les  amis 
des  lettres  déplorent  la  perte  récente,  en  a  indiqué,  dans  un 
mémoire  spécial,  les  origines  espagnoles  '.  Quant  à  nous,  nous 
avons  raconté,  dans  la  longue  notice  consacrée  à  cet  ou- 
vrage^, tout  ce  que  nous  avons  pu  recueillir  de  relatif  à  ses 
premières  représentations,  à  l'afiluence  qui  s'y  porta,  au  jeu 
des  comédiens  qui  remplirent  les  principaux  rôles  ;  nous  avons 
dit  la  colère  des  confrères  de  Corneille  et  en  particulier  de 
Scudéry,  la  complicité  de  Richelieu,  dont  cette  pièce  excitait 
la  jalousie  de  poète  et  les  légitimes  susceptibilités  de  ministre  ; 
nous  avons  exposé,  dans  tous  ses  détails,  le  long  procès  porté 
à  cette  occasion  devant  la  juridiction  littéraire  de  l'Académie 
française  ;  nous  avons  reproduit  les  principales  pièces  de  ce 
procès,  et  enfin  le  jugement  lui-même.  On  peut  parcourir  suc- 
cessivement l'Excuse  à  Ariste  et  le  Rondeau  de  Corneille^,  qui 
ont  servi  de  point  de  départ  et  de  prétexte  à  toute  la  querelle  ; 
les  vers  placés  dans  la  dédicace  de  la  Suivante  '*  et  dont  on 
n'avait  pas  bien  apprécié  la  portée,  faute  de  remarquer  qu'ils 
n'avaient  été  publiés  qu'après  le  Cid;  les  Observations  de  Scu- 

I..  Tome  III,  p.  207  et  suivantes.  —  2.  Tome  III,  p.  3  et  suivantes. 
3.  Tome  X,  p.  74  et  79.  —  4-  Tome  II,  p.  118. 


XXVI  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

déry  ',  les  titres  et  l'analyse  des  pamphlets  publiés  contre  Cor- 
neille -  ;  le  texte  complet  de  tous  ceux  auxquels  on  a  prétendu 
qu'il  avait  eu,  au  moins  indirectement,  quelque  part'^;  enfin 
les  Senliments  de  l Académie  *. 

Au  mois  de  janvier  1687,  Pierre  Corneille  père  reçut  des 
lettres  de  noblesse  '',  qu'il  avait  méritées,  mais  que,  sans  l'éclat 
jeté  sur  son  nom  par  son  fils,  il  n'eût  peut-être  jamais  obte- 
nues, disions-nous  dans  notre  notice  sur  le  Cid''.  Les  dé- 
couvertes intéressantes  faites  par  M.  Gosselin,  depuis  le  mo- 
ment où  nous  nous  exprimions  delà  sorte,  ont  établi  que  nous 
avions  raison  plus  encore  que  nous  ne  pouvions  le  supposer. 
Investi  en  iSgg,  comme  nous  l'avons  dit,  de  sa  charge  de 
maître  des  eaux  et  forêts,  Pierre  Corneille  père  y  avait  trouvé 
maintes  occasions  de  déployer  sa  fermeté  et  son  courage. 
Plus  d'une  fois  il  avait  eu  à  réprimer,  les  armes  à  la  main, 
les  vols  de  bois  qui  se  commettaient  dans  les  forêts,  et  les 
registres  du  Parlement  attestent  avec  quels  soins  vigilants  il 
s'appliquait  à  réprimer  tout  désordre  et  à  maintenir  ses  agents 
dans  le  devoir.  Par  malheur,  si  Pierre  Corneille,  le  père, 
était  énergique  et  intègre,  il  avait  vui  caractère  âpre  et  absolu, 
qui  lui  attira  beaucoup  d'ennemis.  Des  difiicultés  qu'il  eut 
avec  Amfrye,  son  verdier  ',  amenèrent,  à  l'occasion  d'un  mur 
indûment  élevé  sur  la  limite  de  la  propriété  de  Petit-Cou- 
ronne, un  très-long  procès,  que  Pierre  Corneille  perdit  le 
i'""  juin  1618.  En  1620,  sans  attendre  que  son  fils  fût  en  âge 
de  lui  succéder,  il  donna  sa  démission.  11  avait  donc  quitté 
ses  fonctions  depuis  dix-sept  ans,  lorsque,  au  mois  de  jan- 
vier 1687,  on  lui  accorda  des  lettres  de  noblesse  pour  le 
récompenser  de  la  manière  dont  il  s'en  était  acquitté.  N'est-il 
pas  évident  par  là  que  ses  bons  services  étaient  fort  oubliés,  et 
que  les  exploits  de  Rodrigue  vinrent  grandement  en  aide  à  la 

I.  Tome  XII,  p.  4^i-46i.  —  3.  Tome  XII,  p.  5o2-5i5. 
3.  Tomo  III,  p.  53--6.  —  II.  Tome  XII,  p.  ^63-5oi. 

5.  Voyez  Pièces  jiislificalives,  n"  iV,  et,  d.'ins  VAIbnm.  les  armoi- 
ries do  la  famille  Corneille. 

6.  Tome  m,  p.   16. 

7.  On  appelait  ainsi,  dit  l'Académie,  nn  olficier  iHabli  pour  com- 
mander aux  gardes  d'inif^  for(îl  éloignée  des  maîtrises. 


SUR   PIERRE   CORNEILLE.  xxvii 

courageuse  conduite  du  maître  des  eaux  et  forêts?  Le  père 
de  Corneille  ne  jouit  pas  longtemps  de  la  distinction  qu'il  ve- 
nait d'obtenir:  il  mourut  le  12  février  lOSg,  à  l'âge  de 
soixante-sept  ans. 

Les  années  qui  sviivirent  le  succès  du  Cid  furent  bien  tris- 
tement remplies  pour  Corneille  par  les  persécutions  des  jaloux 
et  des  envieux,  les  chagrins  de  famille,  les  règlements  de  suc- 
cessions*, les  tracas  d'affaires.  Un  sieur  François  Hays  avait 
obtenu  des  provisions  de  second  avocat  du  Roi  au  siège  géné- 
ral des  eaux  et  forêts,  à  la  table  de  marbre  du  Palais,  à  Rouen  ^, 
qui  venaient  réduire  de  moitié  les  profits  de  la  charge  acquise 
par  Corneille  dix  ans  auparavant.  Nous  ignorons  quelle  fut 
l'issue  de  l'atraire  ;  mais  elle  demeura  longtemps  pendante  et 
nécessita  de  nombreuses  démarches.  On  voit  que  les  motifs  qui 
retardèrent  jusqu  au  commencement  de  l'année  i6Z(0  la  repré- 
sentation d'Horace  furent  de  plus  d'un  genre  et  que  le  décou- 
ragement de  Corneille  ne  tenait  pas  à  des  causes  purement  lit- 
téraires. Fort  maltraité  par  les  poètes  et  les  critiques  du  temps, 
lors  de  la  nouveauté  du  Cid,  Corneille  espéra  se  ménager  la 
bienveillance  de  certains  d'entre  eux  en  leur  lisant  Horace 
avant  la  représentation.  Ce  fut  chez  Boisrobert  que  la  lecture 
eut  lieu,  probablement  afin  de  bien  disposer  le  cardinal  de 
Richelieu.  Les  assistants,  dont  on  ne  nous  a  nominé  peut-être 
que  les  principaux,  étaient  Cliapelain,  Barreau,  Charpi,  Faret, 
l'Estoile  et  d'Aubignac^.  Ce  dernier  fut  d'avis  de  changer  le 
dénoûment  ;  l'Estoile  appuya  d'Aubignac  ;  Chapelain  proposa 
aussi  un  cinquième  acte  de  sa  façon.  Mais  si,  en  certaines  cir- 
constances. Corneille  était  un  bourgeois  assez  humble,  il  garda 
toujours  comme  poète  une  fière  indépendance  :  il  goûta  peu 
toutes  ces  observations.  Nous  ne  savons  pas  ce  qu'il  y  répondit 
dans  cette  assemblée  ;  mais  nous  connaissons  les  sentiments 
dont  il  était  animé,  par  le  a  mauvais  compliment  »  qu'il  fit  plus 
tard  à  Chapelain,  à  qui  il  dit,  d'un  ton  à  ce  qu'il  paraît  assez 
bourru ,  «  qu'en  matière  d'avis  il  craignait  toujours  qu'on  ne  les 
lui  donnât  par  envie  et  pour  détruire  ce  qu'il  avait  bien  fait.  » 

I.  Voyez  Pièces  justificatives,  n°  V.  —  2.  Voyez  ibidem,  n°  VI. 
3.  Voyez  au  tome  III,  p.  25^-257,  ce  que  nous  avons  dit  de  cette 
lecture,  dont  les  biograpties  de  Corneille  n'avaient  pas  parlé  jusqu'ici. 


XXVIII  NOTICE   HIOr.RAPHIQUE 

La  manière  dont  Corneille  accueillit  les  critiques  qu'on  lui 
adressa  détruisit  tout  le  bon  eiîet  qu'il  eût  pu  se  promettre  de 
la  déférence  témoignée  aux  hommes  de  lettres,  plus  ou  moins 
en  crédit,  à  qui  il  avait  lu  Horace.  On  comprend  que  toute  la 
coterie  hostile  à  l'auteur  du  Cid  se  soit  émue  et  qu'il  ait  été 
un  instant  question  d'observations  et  de  jugement  sur  la  nou- 
velle pièce'.  Heureusement  la  position  que  Corneille  avait 
déjà  conquise  et  la  fermeté  de  son  altitude  calmèrent  cette  ef- 
fervescence; et,  à  partir  de  ce  moment,  il  n'eut  plus  à  redouter 
d'autre  juge  que  le  public. 

A  Horace  succéda  Cinna.  Ce  fut  après  ce  nouveau  triomphe 
qu'eut  lieu  le  mariage  de  Corneille.  A  en  croire  son  neveu 
Fontenelle,  il  ne  fallut  rien  moins  qu'une  intervention  toute- 
puissante  et  fort  inattendue  pour  que  le  poêle  pût  épouser 
Marie  de  Lamperière,  fille  de  Mathieu  de  Lamperière,  lieute- 
nant général  aux  Andelys. 

«  M.  Corneille,  encore  fort  jeune,  dit-il,  se  présenta  un  jour 
plus  triste  et  plus  rêveur  qu'à  l'ordinaire  devant  le  cardinal 
de  Richelieu,  qui  lui  demanda  s'il  IravalUoit  :  il  répondit  qu'il 
étoit  bien  éloigné  de  la  tranquillité  nécessaire  pour  la  compo- 
sition, et  qu'il  avoit  la  tète  renversée  par  l'amour.  Il  en  lallut 
venir  à  un  plus  grand  éclaircissement,  et  il  dit  au  Cardinal 
qu'il  aimoit  passion  némen  tune  fille  du  lieutenant  général  d'An- 
dely,  en  Normandie,  et  qu'il  ne  pouvoit  l'obtenir  de  son  père. 
Le  Cardinal  \oiilut  que  ce  père  si  difficile  vînt  à  Paris;  il  y 
arriva  tout  tremblant  d  un  ordre  si  imprévu,  et  s'en  retourna 
bien  content  d'en  être  quitte  pour  avoir  donné  sa  fille  à  un 
homme  qui  avoit  tant  de  crédit-.  » 

La  première  nuit  de  ses  noces.  Corneille  lut  tellement  ma- 
lade que  le  bruit  courut  à  Paris  qu'il  était  mort  d'une  pneu- 
monie. Ménage  lit,  sans  perdre  de  temps,  une  pièce  de  vers 
latins  en  l'honneur  du  prétendu  défunt-'. 

Ce  morceau  est  important  pour  la  biographie  de  Corneille  ; 

1.  Voyez  lomc  III,  p.  a5^i. 

2.  Œuvres  rir  Fonlenrllc,  Vie  de.  CnrnciUc,  tomn  III,  p.  12a  et  laS 
(/•dition  (le  17/1:*). 

3.  Pktiu  Cornui,!!  Eimckdium. 

Ilos  versus  scrijisi  tjuiiin  falso  nobis  nitnlinliini  fuisset  Corneliuin.  quo  die 


SUR  PIERRE   CORBEILLE.  xxix 

car,  à  défaut  d'acte  authentique,  il  nous  fait  approximativement 
connaitre  l'époque  à  laquelle  il  prit  femme.  Dans  ses  vers,  Mé- 
nage parle  d'Horace,  de  Cinna,  ce  qui  prouve  que  le  nouveau 
marié  n'était  pas  fort  jeune,  comme  le  dit  Fontenelle,  mais  déjà 
d'un  âge  mûr.  Cinna  est  de  i64o;  Corneille,  né  en  1606,  se 
maria  donc  à  trente-quatre  ou  trente-cinq  ans,  et  ne  tarda 
guère  à  devenir  père;  car  dans  une  lettre  du  i""  juillet  i64i  ', 
il  annonce  à  un  ami  la  grossesse  de  sa  femme  ;  et  le  10  janvier 
i6/i2,  elle  accoucha  d'une  fille,  qui  fut  appelée  Marie. 

C'est  sans  doute  vers  le  temps  de  son  mariage  que  Cor- 
neille entra  en  relation  avec  l'hôtel  de  Rambouillet.  C'était 
là  un  puissant  secours  contre  la  jalousie  de  ses  ennemis  lit- 
téraires, mais  non  le  moyen  de  nourrir  et  de  développer  cette 
admirable  simplicité  qui,  dans  les  moments  de  haute  et  grande 
inspiration,  distinguait  son  génie-.  Dans  cette  Guirlande 
poétique  que  Montausier  offrit  à  Julie  d'Angennes  trois  ou 

uxorem  duxerat,  diem  suurn  ex  peripneuinonia  obiisse  :  nain  vivit  Corné- 
lius, et  precor  vivat. 


Vita  fugit,  sed  faina  manet  tua,  maxime  vatun, 

Sœcla  feres  Clarii  munere  longa  Dei. 
Donec  Apollineo  gaudcbil  scena  cothurno. 

Ignés  dicentur,  piilchra  Chimena,  lui  : 
Quos  maie  qui  carpsit,  dicam,  dolor  omnia  promit, 

Carminis  Iliaci  nobile  carpat  opus. 
haie,  testis  eris  ;  testis  qui  jlumina  polas 

Flava  Tagi  ;  nec  tu,  docte  Batave,  neges  : 
Omnibus  in  terris  per  quos  audita  Chimena  ; 

Jamque  ignés  vario  personat  ore  suos. 
Nec  tu,  crudelis  Medea,  taceberis  unquam. 

Non  Graia  inferior,  non  minor  Ausonia. 
Vos  quoque  tergemini,  mavorlia  pectora,  fratres. 

Et  te,  Cinna  ferox,  fama  loqueiur  anus. 
Quid  referam  soccos,  quos  tempora  nulla  silebunt, 

Totque,  Elegeia,  tuos,  totque,  Epigramma,  sales? 

{Miscellanea,  i652,  in-4°,  p.  17-20.) 

1.  Tome  X,  p.  437. 

2.  Corneille  fut  de  son  temps  un  poëte  fort  à  la  mode,  et  fort  ad- 
miré des  précieuses.  On  pourrait  l'ctabUr  par  de  très-nombreux,  té- 
moignages. On  lit  dans  le  Dictionnaire  des  précieuses  de  Somaize  (édi- 
tion  de   M.    Livet,   tome    I,    p.    290)  :    «    Noziane  (/a    comtesse    de 


XXX  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

quatre  ans  avant  de  l'épouser,  il  y  a  trois  fleurs  au  moins,  six 
peut-être,  à  qui  Corneille  a  dicté  leurs  hommages'.  Ce  fut  dans 
la  chambre  bleue  de  l'hôtel  qu'il  lut  Polyeiicte  à  de  belles 
dames,  un  peu  offusquées  de  l'austérité  de  l'ouvrage,  et  à  un 
évèque,  fort  blessé  des  excès  de  zèle  de  l'ardent  néophyte^. 
Corneille,  à  qui  l'habitude  de  communiquer  ses  pièces,  avant 
la  représentation,  à  un  auditoire  choisi  ne  profitait  décidément 
pas,  et  qui  cependant  ne  la  perdit  point,  ne  fut,  dit-on,  con- 
solé de  sa  déconvenue  que  par  les  conseils  d'un  acteur  fort 
médiocre,  qui  ranima  son  courage  et  le  décida  à  laisser  sa 
pièce  aux  comédiens.  On  a  même  prétendu^  que  ceux-ci  ayant 
d'abord  refusé  de  jouer  cette  tragédie,  Corneille  donna  son 
manuscrit  à  l'un  d'eux,  qui  le  jeta  sur  un  ciel  de  lit,  où  11 
demeura  oublié  plus  de  dix-huit  mois  ;  mais  M.  Taschereau  a 
fait  justice  de  cette  fable  invraisemblable. 

Il  faut  dire  à  la  décharge  des  auditeurs  de  Corneille  que  son 
extérieur  n'avait  rien  d'aimable,  son  débit  rien  de  séduisant. 
Nous  avons  déjà  fait  remarquer  ailleurs^  que  Boisrobert  lui 
reprochait  de  barbouiller  ses  vers  ;  les  divers  portraits  que  ses 
contemporains  ont  faits  de  lui  prouvent  que  ce  reproche  n'avait 
rien  d'exagéré. 

« Simple,  timide,  d'une  ennuyeuse  conversation,  dit  la 

Bruyère";  il  prend  un  mot  pour  un  autre,  et  il  ne  juge  delà 

Noailles)  est  une  précieuse  aussi  spirituelle  qu'elle  a  l'humeur  douce. 
Elle  aime  le  jeu  ;  les  vers  lui  plaisent  extraordinairement,  mais  elle 
ne  les  sauroit  souffrir  s'ils  ne  sont  tout  à  fait  beaux,  et  c'est  par  cette 
raison  qu'elle  protège  les  deux  Cléocritos  {Pierre  et  Thomas  Cor- 
neille'), qui  ne  font  rien  que  d'achevé,  et  qui,  dans  la  composition 
des  jeux  du  cirque,  surpassent  tous  les  auteurs  qui  ont  jamais  écrit.  » 
—  Dans  un  opuscule  intitulé  la  belle  de  Ludre,  Nancy,  18O1,  on 
trouve  le  passage  suivant,  tiré  d'une  oraison  funèbre  inédite  :  «  Les 
Benserade,  les  Racine,  les  Corneille  rendront  témoignage  que  per- 
sonne ne  savoit  mieux  estimer  les  choses  louables,  ni  mieux  louer 
ce  qu'il  eslimoit.  » 

1.  Tome  X,  p.  10  et  1 1 . 

2.  Voyez  tome  III,  p.  liC)C). 

3.  Anecdotes  dramatiques,  tome  II,  p.  8/|. 
II.  Tome  III,  p.  a54  cl  255. 

5.   Des  jiKjements,  n"  50,  tome  II,  p.  loi  de  l'édition  de  M.  Servois. 


SUR   PIERRE    CORNEILLE.  xxx 

bonté  de  sa  pièce  que  par  l'argent  qui  lui  en  revient';  il  ne 
sait  pas  la  réciter,  ni  lire  son  écriture.  » 

Vigneul  Marville  parle  à  peu  près  de  même  ^  :  «A  voir 
M.  de  Corneille,  on  ne  l'auroit  pas  pris  pour  un  homme  qui 
faisoit  si  bien  parler  les  Grecs  et  les  Romains  et  qui  donnoit 
un  si  grand  relief  aux  sentiments  et  aux  pensées  des  héros.  La 
première  fois  que  je  le  vis,  je  le  pris  pour  un  marchand  de 
Rouen.  Son  extérieur  n'avoit  rien  qui  parlât  pour  son  esprit  ; 
et  sa  conversation  étoit  si  pesante  qu'elle  devenoit  à  charge  dès 
qu'elle  duroit  un  peu.  Une  grande  princesse,  qui  avoit  désiré 
de  le  voir  et  de  l'entretenir,  disoit  fort  bien  qu'il  ne  falloit 
point  l'écouter  ailleurs  qu'à  l'Hôtel  de  Bourgogne.  Certaine- 
ment M.  de  Corneille  se  négligeoit  trop,  ou  pour  mieux  dire, 
la  nature,  qui  lui  avoit  été  si  libérale  en  des  choses  extraordi- 
naires, l'avoit  comme  oublié  dans  les  plus  communes.  Quand 
ses  familiers  amis,  qui  auroient  souhaité  de  le  voir  parfait  en 
tout,  lui  faisoient  remarquer  ces  légers  défauts,  il  sourioit  et 
disoit:  «  Je  n'en  suis  pas  moins  pour  cela  Pierre  de  Cor- 
ce  neille.  »  Il  n'a  jamais  parlé  bien  correctement  la  langue  fran- 
çoise  ;  peut-être  ne  se  mettoit-il  pas  en  peine  de  cette  exac- 
titude, mais  peut-être  aussi  n'avoit-il  pas  assez  de  force  pour 
s'y  soumettre.  » 

Fontenelle,  à  la  fin  du  portrait,  fort  intéressant  pour  nous 
et  fidèle  sans  aucun  doute,  qu'il  nous  a  laissé  de  son  oncle,  ne 
rend  pas  un  témoignage  beaucoup  plus  favorable  de  son  talent 
de  lecteur:  «  M.  Corneille,  dit-il,  étoit  assez  grand  et  assez 
plein,  l'air  fort  simple  et  fort  commun,  toujours  négligé,  et  peu 
curieux  de  son  extérieur.  Il  avoit  le  visage  assez  agréable,  un 
grand  nez,  la  bouche  belle,  les  yeux  pleins  de  feu,  la  physio- 

1.  «  Corneille  ne  sentoit  pas  la  Leauté  de  ses  vers,  »  a  dit  Segrais 
{Mémoires  anecdotes,  tome  II  des  Œuvras,  1755,  p.  5i).  Charpen- 
tier, plus  rigoureux,  accusant,  comme  d'autres  l'ont  fait.  Corneille 
d'avidité  et  d'avarice,  s'exprime  ainsi:  «  Corneille...,  avec  son  pa- 
tois normand,  vous  dit  franchement  qu'il  ne  se  soucie  point  des  ap- 
plaudissements qu'il  obtient  ordinairement  sur  le  théâtre,  s'ils  ne 
sont  suivis  de  quelque  chose  de  plus  solide.  »  (^Carpenleriana,  Paris, 
1724,  p.  iio.) 

2.  Mélanges  d'histoire  et  de  littérature,  recueillis  par  Vigneul  Mar- 
ville (Bonaventure  d'Argonne),  1701,  tome  I,  p.  167  et  168. 


XXXII  NOTICE  BIOGRAPHIQUE 

nomie  vive,  des  traits  fort  marqués  et  propres  à  être  transmis  à 
la  postérité  dans  une  médaille  ou  dans  un  buste.  Sa  pronon- 
ciation n'étoit  pas  tout  à  fait  nette  ;  il  lisoit  ses  vers  avec  force, 
mais  sans  grâce  '.  » 

Enfm  Corneille,  confirmant  par  avance  ces  divers  témoi- 
gnages, a  dit  de  lui-même  : 

L'on  peut  rarement  m'écouler  sans  ennui, 

Que  quand  je  me  produis  par  la  bouche  d'autrui  2. 

Heureusement  le  jeu  des  acteurs  mit  en  relief  les  beautés  de 
l'admirable  tragédie  dont  le  débit  de  l'auteur  et  les  préjugés 
de  ses  auditeurs  avaient  un  instant  compromis  le  succès,  et 
Polyeucle  parcourut  une  longue  et  fructueuse  carrière  ^.  Les 
contemporains  de  Corneille  nous  l'ont  appris,  sans  nous  four- 
nir toutefois  les  éléments  d'une  relation  quelque  peu  suivie 
de  la  première  représentation  de  ce  chef-d'œuvre,  dont  la 
date  même  est  douteuse.  On  l'a  généralement  placée  à  l'an- 
née i64o,  mais  un  passage  de  la  lettre  latine  du  12  décem- 
bre 1G42,  dans  laquelle  Sarrau  engage  Corneille  à  écrire 
un  éloge  funèbre  de  Richelieu,  semble  devoir  la  reporter  à 
l'année  i643*. 

Pompée  et  le  Menteur,  ces  deux  pièces  si  différentes,  sont, 
comme  nous  l'apprend  Corneille^,  «  parties  toutes  deux  de  la 
même  main,  dans  le  même  hiver.  »  Mais  quel  est  cet  hiver  ? 
Celui-de    1G41-1642,   dit-on  généralement;  ce  serait  plutôt 

1.  Œuvres  do  Fontenelle,  tome  III,  p.  ia4  el  i25. 

2.  Tome  X,  p.  ^77. 

3.  Voyez  tome  III,  p.  466-468. 

4.  Voyez  tome  X,  p.  424-  —  Si  celte  date  était  adoptée,  ce  serait 
il  la  lecture  de  Polyeucle  dont  nous  venons  do  parler  que  se  rappor- 
terait on  partie  le  passage  suivant  de  la  BiblioUùujae  de  Goujel.  que 
nous  avons  cité  au  tome  IV  (p.  277*),  dans  la  Notice  de  la   Suite  du 

Menteur.  «  Ces  lettres  (de  Cluipeluin) montrent  aussi  que  Corneille 

fréquentoit  souvent  M.  le  chancelier  Seguicr  et  l'hotcl  de  Rambouillet, 
et  (pj'll  lisoit  SCS  piôces  dramatiques  avant  de  les  livrer  au  théâtre.  » 
(^Lettres  du  16  août  iG43  et  du  8  novembre  i652.) 

5.  Tome  IV,  p.   i3o. 

*  Où  il  fout,  dans  la  note  2,  remplacer  tome  X  V II  [iar  tome  XVIU. 


SUR  PIERRE   CORNEILLE.  xxxni 

celui  de  1 643-1 644,  si  la  date  que  nous  venons  de  proposer 
pour  Polyeucle  paraissait  devoir  être  adoptée. 

En  1643,  Corneille  sollicita  vainement  le  droit  de  faire  jouer 
par  qui  bon  lui  semblerait  Cinna,  Polyeucle  et  la  Mort  de 
Pompée,  qu'il  avait  fait  représenter  d'abord  par  les  comédiens 
du  Marais,  et  que  d'autres  comédiens,  le  frustrant  «  de  son  la- 
beur »  (ce  sont  ses  termes),  avaient  entrepris  de  représenter  ; 
mais  ce  «  privilège,  »  qui  ne  nous  semble  aujourd'hui  que  la 
simple  garantie  de  la  propriété  de  son  travail,  ne  lui  fut  pas 
accordé  ' . 

La  suite  du  Menteur  paraît  devoir  être  placée  à  l'année  i644- 
C'est  aussi  en  i644  ou  i645  que  vient  la  première  représenta- 
tion de  Rodogane,  qui  obtint  un  éclatant  succès,  fort  propre 
à  dédommager  le  poète  des  ennuis  qu'avait  dû  lui  causer  le 
plagiat,  d'ailleurs  très-maladroit,  de  Gilbert,  que  nous  avons 
raconté  tout  au  long  dans  notre  i\otice  sur  Hodogune-. 

En  1644,  Antoine  Corneille,  frère  de  Pierre,  et  religieux  au 
Mont-aux-Malades,  fut  nommé  curé  de  Fréville.  A  cette  occa- 
sion, il  reçut  de  sa  mère,  à  titre  de  prêt,  quelques  objets  mobi- 
liers et  la  casaque  de  drap  noir  de  son  père,  et  donna  du  tout 
un  reçu  qui  prouve  quelle  était  encore  la  simplicité  de  vie  de 
cette  famille  à  l'époque  même  où  l'illustre  poète  avait  déjà 
écrit  ses  chefs-d'œuvre  ^ 

La  chute  de  Théodore,  qui  suivit  de  fort  près  l'heureux 
succès  de  Hodogune,  dut  surprendre  d'autant  plus  Corneille 
qu'il  considérait  les  choses  de  trop  haut  pour  être  sensible  à  ce 
que  le  sujet  de  sa  pièce  présentait  de  choquant,  et  qu'il  s'éton- 
nait de  la  meilleure  foi  du  monde  de  la  prévention  et  de  l'aveu- 
glement du  public. 

Vers  cette  époque,  Louis  XIV  enfant  lui  adressa  une  lettre 
officielle  afin  de  le  prier  de  composer  des  vers  pour  un  grand 
ouvrage  à  figures  que  préparait  Valdor,  les  Triomphes  de 
Louis  le  Juste''.  Cet  honneur  fut  bientôt  suivi  d'un  témoignage 
d'admiration  et  d'amitié  venu  de  moins  haut,  mais  qui  proba- 

1.  \ oyez  Pièces  justificatives,  n^  \II. 

2.  Tome  IV,  p.  899. 

3.  Voyez  Pièces  justificatives,  n°  VIII. 

4.  Voyez  notre  tome  X,  p.  lo/j  et  suivantes. 

Corneille,  i  c 


XXXIV  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

blement  toucha  encore  plus  Corneille  :  d'un  éloge  des  plus 
enthousiastes  parti  de  la  plume  de  son  cher  Rotrou'.  La  ma- 
nière inattendue  dont  ces  louanges  sont  amenées,  dans  une 
tragédie  romaine,  au  moyen  d'un  étrange  anachronisme, 
montre  combien  ce  sincère  ami  avait  recherché  l'occasion 
d  exprimer  ses  sentiments  d  admiration.  Dans  le  Véritable 
Saint-Genest  (acte  I,  scène  v),  le  principal  personnage  est, 
comme  l'on  sait,  un  comédien  qui  devient  chrétien  et  martyr. 
L  empereur  Dioclétien,  après  lui  avoir  prodigué  des  éloges 
mérités,  l'interroge  ainsi  : 

Mais  passons  aux  auteurs,  et  dis-nous  quel  ouvrage 
Aujourd'hui  dans  la  scène  a  le  plus  haut  suffrage, 
Quelle  plume  est  en  règne,  et  quel  fameux  esprit 
S'est  acquis  dans  le  cirque  un  plus  juste  crédit. 

A  quoi  Saint-Genest  finit  par  répondre  en  faisant  allusion  à 
Cinna  et  à  Pompée  : 

Nos  plus  nouveaux  sujets,  les  plus  dignes  de  Rome, 

Et  les  plus  grands  efforts  des  veilles  d'un  grand  homme, 

A  qui  les  rares  fruits  que  la  muse  produit 

Ont  acquis  dans  la  scène  un  légitime  bruit. 

Et  de  qui  certes  l'art  comme  l'eslime  est  juste. 

Portent  les  noms  fameux  de  Pompée  et  d'Auguste. 

Ces  poëmes  sans  prix  où  son  illustre  main 

D'un  pinceau  sans  pareil  a  peint  l'esprit  romain. 

Rendront  de  leurs  beautés  votre  oreille  idolâtre, 

Et  sont  aujourd'hui  l'âme  et  l'amour  du  tliéâtre. 

Nousinenlionnerons  ici  à  sa  date  une  lettre  du  i8  mai  i646, 
où  Corneille  remercie  \oyer  d'Argenson  d'un  poème  sacré 
qu'il  vient  de  recevoir  de  lui  en  présent,  et  nous  fait  connaître 
son  opinion  sur  les  écrits  de  ce  genre.  Je  «  m'étois  persuadé, 
dit-il  dans  un  passage  fort  altéré  par  les  premiers  éditeurs, 
que  d'autant  plus  que  les  passions  pour  Dieu  sont  plus  élevées 
et  plus  justes  que  celles  qu'on  prend  pour  les  créatures,  d'au- 
tant plus  un  esprit  qui  en  seroit  bien  touché  pourroit  faire  des 

I.  Corneille  disait  un  jour  avec  orgueil  que  «  lui  et  Rotrou 
feroienl  subsister  des  saltimbanques.  »  (^Menagiana,  Paris,  171 5, 
tome  III,  p.  3oG.) 


SUR  PIERRE  CORNEILLE.  xxxv 

poussées  plus  hardies   et  plus  enflammées  en  ce  genre  d'é- 


crire ' .  » 

Voilà  qui  fait  pressentir  le  futur  traducteur  de  V Imitation  de 
Jésus-Christ.  Jusqu'à  ce  moment  toutefois  Corneille  était  exclu- 
sivement occupé  du  théâtre,  et  vers  la  fin  de  cette  année  1646, 
ou  dès  les  premiers  jours  de  la  suivante^,  il  fit  représenter 
Héraclius,  que  Boileau  appelait  une  espèce  de  logogriphe^, 
mais  dont,  malgré  la  complication  volontaire  de  l'intrigue,  le 
succès  ne  fut  pas  un  instant  compromis. 

C'est  le  22  janvier  1647,  plus  de  dix  ans  après  le  Cid, 
que  Corneille  fut  élu  membre  de  l'Académie  française,  qui 
avait  si  vivement  critiqué  son  premier  chef-d'œuvre.  Il 
s'était  vu  préférer  successivement  M.  de  Salomon,  M.  du  Ryer, 
et  il  aurait  peut-être  encore  échoué  devant  M.  Ballesdens  si 
celui-ci  n'avait  eu  le  bon  goût  de  se  retirer  devant  lui,  et  si 
d'autre  part,  pour  lever  un  dernier  obstacle,  l'illustre  candidat 
n'avait  pris  soin  de  faire  dire  à  la  Compagnie  :  «  qu'il  avoit 
disposé  ses  aflaires  de  telle  sorte  qu'il  pourroit  passer  une 
partie  de  l'année  à  Paris*.  » 

Charles  le  Brun  reproduisit  les  traits  du  nouvel  académicien 
dans  une  excellente  peinture,  qui  est  devenue  le  portrait  com- 
munément adopté  où  tous  le  reconnaissent  •'.  Ce  lut,  suivant 

I.  Tome  X,  p.  /i/15.  —  2.  Tome  V,  p.  ii5  et  iiG. 

3.  Bolœana,  Amsterdam,  1742,  p.  112.  —  4-  Tome  V,  p.  i4i. 

5.  Il  faut  consulter  sur  les  portraits  de  Corneille  l'excellente  no- 
tice de  M.  Hellis  intitulée  :  Découverte  du  portrait  de  Corneille  peint 
par  Ch.  Lebrun,  Rouen,  le  Brument,  i848,  in-8".  L'auteur  signale 
particulièrement  :  le  portrait  gravé,  in  4°,  de  Michel  Lasne,  qui 
porte  la  date  de  i643,  et  qui  a  été  reproduit  plusieurs  fois  en  tête 
des  œuvres  du  poëte,  notamment  dans  l'édition  in- 12  de  i644  ;  le 
portrait  fait  par  le  Brun  en  1647.  gravé  en  1766  par  Ficquet,  et  dont 
on  peut  voir  la  reproduction  dans  l'A/èumqui  accompagne  notre  édi- 
tion ;  le  portrait  gravé  par  Vallet,  d'après  le  dessin  de  Paillet,  pour 
l'édition  in-folio,  de  i663,  du  Théâtre  de  Corneille;  enfin  le  portrait 
maladroitement  flatté  et  fort  peu  ressemblant  exécuté  par  Sicre, 
gravé  par  Cossin  en  i683,  et  par  Lubin  pour  les  Hommes  illustres 
de  Perrault,  publiés  de  i6g6  à  1701.  On  voit  au  musée  do  Rouen, 
sous  le  n°  477,  ^"  "  Portrait  de  Pierre  Corneille  par  Philippe  de 
Champaigne,  acquis  en  1860;  »  mais  cette  attribution  à  Philippe  de 
Champaigne  ne  paraît  pas  mériter  beaucoup  de  confiance. 


XXXVI  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

toute  apparence,  pour  l'en  remercier  que  Corneille  écrivit,  au 
sujet  de  la  fondation  de  l'Académie  de  peinture,  la  pièce  de 
vers  intitulée  :  la  Poésie  à  la  Peinture,  en  faveur  de  l'Acadé- 
mie des  peintres  illustres'.  Il  y  célèbre  le  retour  de  «  cette 
belle  incormue,  la  Libéralité,  »  qui,  vainement  appelée  par  les 
poètes,  semble  consentir  à  reparaître  aux  yeux  des  peintres. 

Nous  arrivons  au  temps  de  la  Fronde,  si  désastreux  pour 
l'État,  si  funeste  pour  les  arts  et  les  lettres,  particulièrement 
pour  les  auteurs  dramatiques  et  les  comédiens,  etdurantlequel, 
suivant  l'expression  de  Corneille,  les  désordi-es  de  la  France 
ont  resserré  dans  son  cabinet  ce  qu'il  se  préparait  à  lui  don- 
ner-. Ces  troubles  n'empêchèrent  point  toutefois  la  publication 
du  magnifique  ouvrage  de  N'aldor,  auquel  avait  travaillé  notre 
poëte:  les  Triomplies  de  Louis  le  Juste.  11  parut  le  22  mai  i649- 
On  devait  tenir  naturellement,  dans  des  circonstances  si  graves, 
à  ne  rien  négliger  de  ce  qui  pouvait  rendre  à  la  royauté  un 
peu  de  prestige  et  d'éclat. 

Il  est  assez  difficile  de  suivre  pendant  cette  époque  le  dé- 
tail de  la  vie  de  Corneille.  Il  faut  se  contenter  d'indiquer 
quelques  faits,  qui  ont  pour  nous  leur  intérêt,  mais  qu'aucun 
lien  commun  ne  rattache  les  uns  aux  autres.  Le  Sonnet  au 
R.  P.  dam  Gabriel  à  l'occasion  de  sa  traduction  des  Épîtres 
de  saint  Bernard'^  nous  montre  une  fois  de  plus  que  notre 
poète  avait  dès  lors  avec  divers  religieux  d'excellentes  rela- 
tions, qui  durent  contribuer  pour  une  certaine  part  au  change- 
ment de  direction  que  subit  par  la  suite  son  talent. 

Un  billet  du  25  août  16^9  '  nous  apprend,  par  le  lieu  d'où 
il  est  daté,  que  Corneille  avait  alors  momentanément  quitté 
Rouen,  et  qu'il  était  à  Nemours,  très-probablement  chez  le 
médecin  Dubé,  son  parent  et  allié,  comme  il  rappelle,  dont 
il  adresse  à  un  de  ses  amis  un  ouvrage  tout  réceuuncnt  pu- 
blié. 

Vers  les  derniers  jours  de  i6Zi(),  les  troubles  politiques,  un 
instant  apaisés,  laissèrent  quelque  place  aux  questions  litté- 

1.  Tome  X,  p.  n6. 

2.  Tome  X,  p.  ^^g.  —  Voyez  aussi  la  Notice  d'Andromède, 
tome  V,  p.  2^8-25 1. 

3.  Tome  X,  p.  123.  —  [^.  Tome  X,  p.  I\b2  et  /i53. 


SUR   PIERRE   COR?sE[[J>E.  xxxvn 

raires.  Une  discussion  des  plus  frivoles,  mais  qui  néanmoins 
conservait,  ainsi  que  l'a  remarqué  notre  poëte,  quelque  chose 
de  l'ardeur  des  passions  du  moment,  occupa  vivement  les  es- 
prits. Il  s'agissait  de  se  déterminer  entre  le  sonnet  d'Uranie, 
par  Voiture,  et  celui  de  Job,  par  Benserade.  Corneille,  prié 
de  se  prononcer  à  ce  sujet,  écrivit  tour  à  tour  trois  petites 
pièces,  bien  marquées  au  coin  de  cette  réserve  propre,  dit- 
on,  aux  caractères  normands  et  dans  lesquelles  il  est  im- 
possible de  deviner  auquel  des  deux  poètes  il  donne  vraiment 
la  préférence'.  Peut-être,  au  fond  du  cœur,  avait-il  pour 
ces  deux  productions,  alors  si  goûtées,  une  indifférence  égale, 
que  nous  serions,  pour  notre  compte,  très-disposé  à  lui  par- 
donner. 

Enfin  le  calme  devint  assez  grand  pour  permettre  de  repré- 
senter Andromède  et  Don  Sanche,  qui  se  suivirent  de  fort 
près  dans  un  ordre  assez  diiricilc  à  déterminer-. 

Au  moment  où  Corneille  venait  de  faire  représenter  Andro- 
mède, il  se  trouva  investi  pour  un  temps  de  fonctions  pu- 
bliques, qu'il  ne  regretta  pas  plus,  sans  doute,  lorsqu'il  les 
quitta,  qu'il  ne  les  avait  souhaitées  quand  on  l'en  revêtit. 
Le  i*""  février  i65o,  le  Roi  et  la  Reine  mère  quittèrent  Paris 
pour  Rouen,  où  Mazarin  vint  les  rejoindre  le  3  du  même 
mois^.  Plusieui's  des  créatures  du  duc  de  Longueville,  gou- 
verneur de  Normandie,  alors  prisonnier  à  Vincennes,  furent 
destituées  pendant  ce  vovage  royal,  et  la  Gazelle  et  divers 
actes  découverts  par  M.  Floquet  au  greffe  de  Rouen,  et  qu'on 
trouvera  à  la  suite  de  cette  notice^,  établissent  que  le  i5  fé- 
vrier le  sieur  Bauldry,  procureur  des  états  de  Normandie, 
fut  remplacé  dans  ses  fonctions  par  Pierre  Corneille,  ce  qui 
lui  valut,  dans  l'Apologie  particulière  pour  M.  le  duc  de 
Longueville,  une  attaque  d'ailleurs  fort  adoucie  par  l'estime 
dont  jouissait  le  poëte.  Après  un  éloge  très-complaisamment 
développé  du  sieur  Bauldry,  l'auteur  anonvme  parle  en  ces 
termes  de  celui  par  qui  on  l'a  remplacé  :  «  On  lui  a  donné 
un  successeur  qui  sait  fort  bien  faire  des  vers  pour  le  théâtre, 

I.  Tome  X,  p.  125-128.  —  2.  Voyez  tome  V,  p.  Sgg  et  i^oo. 

3.  Gazette  de  i65o,  p.  i84  et  p.  807  et  3o8. 

4.  Voyez  Pièces  justificatives,  n°  IX. 


xxxviii  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

mais  qu'on  dit  être  assez  mal  habile  pour  manier  de  grandes 
affaires.  Bref,  il  faut  qu'il  soit  ennemi  du  peuple,  puisqu'il 
est  pensionnaire  de  M.  de  Mazarin.  »  Du  reste,  on  ne  sait 
rien  de  la  façon  dont  Corneille  remplit  cette  charge,  qui, 
l'année  suivante,  le  i5  mars,  fut  rendue  à  Bauldry,  lorsque 
le  duc  de  Longueville  eut  fait  sa  paix  avec  la  cour.  Le  18  mars 
i65o,  Corneille  avait  vendu  et  résigné,  moyennant  six  mille  li- 
vres tournois,  ses  offices  de  conseiller  et  avocat  du  Roi  à  la 
table  de  marbre'  ;  il  se  trouva  donc,  à  partir  de  ce  moment, 
dépourvu  de  toutes  fonctions  officielles. 

Nicomède  fut  représenté  au  commencement  de  i65i.  Le  ton 
de  ce  drame,  élégant  mélange  de  tragique  et  de  familier,  pro- 
cède directement,  ce  semble,  de  l'époque  de  la  Fronde,  où,  dans 
les  affaires  publiques,  la  tragédie  tournait  à  l'ironie,  et  où  les 
plus  tristes  désastres,  les  plus  affreuses  misères  engendrées 
par  les  luttes  des  grands  étaient  masqués  à  leurs  yeux  par  des 
mots  spirituels  et  d'agréables  reparties. 

Après  celte  pièce,  Corneille  aborde  un  genre  d'écrits  tout 
différents.  Longtemps,  malgré  ses  sentiments  chrétiens,  son 
talent  avait  eu,  dans  la  plupart  de  ses  œuvres,  un  caractère 
tout  profane.  Dans  Polyeucte,  il  avait  réussi  à  réunir  les  plus 
intéressantes  conceptions  dramatiques  à  l'expression  la  plus 
élevée  de  la  foi  et  de  la  ferveur.  Dans  Théodore,  il  avait 
espéré  de  remporter  de  nouveau  un  triomphe  si  difficile  ;  mais 
la  nature  du  sujet  avait  été  un  obstacle  insurmontable,  même 
pour  un  poêle  de  génie.  11  ne  voulait  cependant  pas  renoncer 
à  revêtir  des  ornements  de  la  poésie  les  pensées  religieuses 
qui  se  présentaient  souvent  à  son  esprit  et  dans  lesquelles  ses 
anciens  et  vénérés  maîtres  ne  cessaient  de  l'entretenir.  Ce 
fut  sans  grand'pcine  assurément  qu'il  se  laissa  persuader 
par  des  Pères  jésuites  de  ses  amis  d'entreprendre  la  traduc- 
tion en  vers  de  Vlinilaùon  de  Jésus-Christ;  et  le  i5  no- 
vembre if)5i  il  en  faisait  paraître  les  vingt  premiers  cha- 
pitres. Pendant  qu'ils  étaient  accueillis  avec  faveur  et  même 
avec  enthousiasme  par  tous  ceux  qui  se  réjouissaient  de  cet 
éclatant  témoignage  de  la  profonde  piété  du  grand  poëte,  on 
fit  à  Perlkarite(^iQb2)\a  plus  k  mauvaise  réception'''.  »  Les  cir- 

I.  Voyez  Pièces  justificatives,  n"  X.  —  2.  Tome  VI,  p.  5. 


SUR  PIERRE   CORNEILLE.  xxxix 

constances  politiques  et  la  misère  générale  n'étaient  alors 
guère  favorables  au  théâtre,  et  Scarron  ne  faisait  que  se 
rendre  l'écho  de  l'opinion  publique  en  disant  dans  son  Epitre 
chagrine  : 

Rien  n'est  plus  pauvre  que  la  scène 

Qu'on  vit  opulente  autrefois, 

Quoique  le  plaisir  de  nos  rois. 

Il  n'est  saltimbanque  en  la  place 

Qui  mieux  ses  affaires  ne  fasse 

Que  le  meilleur  comédien. 

Soit  françois,  soit  italien. 

De  Corneille  les  comédies, 

Si  magnifiques,  si  hardies, 

De  jour  en  jour  baissent  de  prix. 

(^Les  Œuvres  de  M.  Scarron,  1668,  tome  I,  p.  16.) 

Corneille  lui-même  s'exprime  ainsi  dans  l'avis  Aa  lecteur 

de  Pertharite^  :  «Il  est  temps que  des  préceptes  de  mon 

Horace  je  ne  songe  plus  à  pratiquer  que  celui-ci  : 

Solve  senescentem  mature  sanus  equum,  ne 
Peccel  ad  extremum  ridendus  et  ilia  ducat'^.  » 

Bien  des  années  plus  tard,  lorsqu'après  un  long  éloigne- 
ment  Corneille  était  revenu  au  théâtre,  un  écrivain  sans 
mérite,  qui  a  été  du  moins  pour  lui  un  sincère  ami,  et  à  qui 
cette  amitié  a  fait  écrire  par  hasard  quelques  pages  naturelles 
et  convaincues,  l'abbé  de  Pure,  faisait  ainsi  1  éloge  de  cette 
résolution  : 

«  Puisque  le  plaisir  est  l'objet  naturel  et  primitif  des  spec- 
tacles, sitôt  qu'on  s'aperçoit  que  l'on  ne  plaît  plus,  il  faut  que 
le  poëte  fasse  judicieusement  sa  retraite,  qu'il  se  résolve  de 
bonne  foi  à  quitter  une  place  qu'il  ne  peut  tenir,  et  qu'à 
l'exemple  d'un  ancien,  il  cesse  par  raison,  sans  attendre  de 
s'y  voir  forcé  par  sa  foiblesse.  Nous  avons  vu  de  nos  jours 
une  pareille  résolution  qui  a  passé  pour  exemplaire,  et  dont  le 
souvenir  a  plu  même  après  la  dédite  et  la  conlrevention  ;  mais 
c'est  toujours  beaucoup  d'avoir  pu  la  former,  et  la  vanité  qui 

1.  Tome  VI,  p.  5. 

2.  Livre  I,  épilre  i,  vers  8  et  9. 


XL  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

ne  nous  quitte  point  ne  nous  laisse  pas  souvent  cette  liberté 
de  reconnoître  et  encore  moins  d'avouer  nos  défauts  '■.  » 

Il  n'est  pas  étonnant  qu'après  le  succès  si  divers  de  ses  deux 
derniers  ouvrages,  Periharite  et  le  commencement  de  Vlmi- 
ialion.  Corneille  ait  longtemps  cessé  de  travailler  pour  le 
théâtre,  et  se  soit  attaché  avec  ardeur  à  continuer  sa  pieuse 
traduction,  dont  il  avait  publié  les  premiers  chapitres  sans  trop 
savoir  s'il  poursuivrait  sa  tâche,  et  seulement,  nous  dit-il, 
«  pour  coup  d'essai,  et  pour  arrhes  du  reste  ^.  » 

Les  recherches  dont  la  vie  et  les  œuvres  de  Corneille  ont  été 
l'objet  dans  ces  derniers  temps  ont  en  partie  comblé  le  vide 
que  ses  biographes  du  dix-huitième  siècle  avaient  laissé  dans 
l'histoire  des  années  où  il  demeura  éloigné  du  théâtre.  En 
1840,  M.  Devillc  a  communiqué  à  l'Académie  de  Rouen  la 
description  d'un  registre  de  la  paroisse  Saint-Sauveur  de 
Rouen,  qui  contient  les  comptes  dressés  par  Pierre  Corneille 
en  sa  qualité  de  marguillier  et  de  trésorier  en  charge  de  ladite 
paroisse,  pour  l'année  écoulée  de  Pâques  i65i  à  Pâques 
ifi52^.  M.  Célestin  Port  publia  en  i852  quatre  lettres  iné- 
dites, adressées  par  Pierre  Corneille  au  R.  P.  Boulard,abbé 
coadjutcur  de  Sainte-Geneviève,  au  sujet  de  la  traduction  de 
l'Imitation.  La  première  est  de  la  veille  de  Pâques  1603,  et  il 
y  est  question  de  ces  comptes  de  la  paroisse  Saint-Sauveur 
dont  nous  venons  déparier  ;  la  dernière  est  du  10  juin  iGSO^. 
Enfin,  en  1867,  une  intéressante  communication  de  M.  Gos- 
selin  à  M.  Taschereau  nous  montre  Corneille  faisant  en  i652 
quelques  acquisitions  dans  une  vente  de  livres  à  Rouent 

Si  l'on  joint  aux  lettres  publiées  par  M.  Port  l'ensemble  des 
préfaces  des  diverses  éditions  de  l'Imitation,  que  nous  avons 
pour  la  première  fois  rassemblées  d'une  manière  complète,  si 
Ion  prend  la  peine  de  lire  en  note  au  commeucemcnl  de  chacun 
des  chapitres  la  description  des  divers  sujets  des  gravures  que 

1.  Idée  drs  spectacles  anciens  et  nouveaux,  par  M.  !\I.  D.  P.  (Michel 
de  Pure).  A  l'aris,  chez  Michol  iîrunnt,   i6(')8,  p.  168. 

2.  Tomo  VIII,  p.   17. 

3.  Voyez  Pièces  justificatives,  n"  XI. 
Ix.  Voyez  tome  X,  p.  458-1^73. 

5.  La  bibliothèque  mise  en   vente,  par  suite  de  saisie,  ûtait  celle 


SUR   PIERRE   CORNEILLE.  xli 

le  traducteur  y  avait  jointes  dans  plusieurs  éditions,  et  si  l'on 
considère  le  soin  qu'il  avait  pris  de  les  accompagner  de  de- 

d'un  commis  au  greffe  du  parlement  de  Normandie.  On  lit  dans  le 
procès-verbal  de  la  première  vacation  : 

Corneille.     Neuf  livres  in-octavo  couverts  de  parchemin,  tous  diffé- 
lo.  rents,   contre  les  jésuites,    adjugés  à  M.  Corneille, 

demeurant  rue  de  la  Pie,  à  6  livres. 

Dans  celui  d'une  vacation  suivante  : 

Corneille.     Un  Blondi  de  Roma  triumphante,   in-folio   couvert  en 
327.  bois,  adjugé  audit  sieur  Corneille,  à  8  livres. 

Et  enfin  dans  la  sixième  et  dernière  : 

Corneille.     Un  Dante  italien,  in-folio,  adjugé  audit  sieur  Corneille, 
3/14.  12  livres. 

Rien  jusque-là  ne  prouve  qu'il  soit  ici  question  de  Pierre  plutôt  que 
de  Thomas.  M.  Gosselin,  prévoyant  l'objection,  la  réfute  ainsi:  a  A. 
cela  je  n'ai  qu'une  réponse  à  faire  :  c'est  que  l'année  dernière,  avant 
trouvé  à  la  foire  de  Saint-Romain  un  mauvais  exemplaire  de  de  Roma 
triumphante.  j'y  ai  vu,  à  ne  m'y  pas  tromper,  cinq  à  six  mots  de  la 
main  de  Pierre  Corneille.  J'ai  voulu  l'acheter,  mais  il  était  trop  tard  ; 
une  personne,  que  je  n'ai  pu  connaître,  l'avait,  avant  moi,  payé  et  fait 
mettre  en  réserve.  »  (OEuvres  complètes  de  P.  Corneille,  édition  de 
M.  J.  Taschereau,  1867,  tome  I,  p.  xxiv  et  xxv.) 

Il  serait  fort  intéressant  de  reconstituer  la  bibliothèque  de  Cor- 
neille. Par  malheur,  je  n'ai  à  mentionner,  outre  le  volume  qui  lui 
fut  donné  en  prix  (voyez  ci-dessus,  p.  xix),  et  ceux  qui  précèdent, 
cpae  deux  autres  ouvrages.  Encore  le  second  donne-t-il  lieu  à  un  doute 
très-fondé  (voyez  ci-après).  Ce  sont:  i"  les  Tableaux  des  deux  Philos- 
trate, volume  in-folio,  qui  porte  au  commencement  la  signature  de 
Pierre  Corneille  et  à  la  fin  celle  de  Thomas  Corneille,  et  était  conserve 
par  un  M.  de  Boisguilbert  près  de  Louviers  ;  le  sujet  de  Rodogune 
fait  partie  de  ces  tableaux  ;  c'est  peut-être  la  vue  de  la  gravure  qui  a 
donné  au  poëte  l'idée  de  le  traiter.  2°  Aresta  amorum,  Parisiis,  apud 
J.  Ruellium.  Sur  le  titre  est  écrit  :  Par  Martial  d'Auvergne,  procureur 

au  parlement  de  Paris.  Corneille  ai La  fin  du  mot  est  dans  la  marge 

et  ne  se  lit  pas  bien.  L'orthographe  aîné,  avec  un  accent  circonflexe, 
n'était  pas  inconnue  du  temps  de  Corneille  ;  mais  nous  avons  toute 
raison  de  croire  que  ce  n'était  pas  la  sienne  (voyez  tome  XI,  p.  xc). 

Le  premier  de  ces  renseignements  nous  a  été  fourni  par  un  carton 
de  Notes  et  documents  manuscrits  relatifs  à  P.  Corneille,  venant  de 
M.  Houel  et  de  quelques  autres  personnes,  et  faisant  partie  de  la 
bibliothèque  de  M.  le  baron  Taylor,  qui  a  bien  voulu  nous  les  com- 
muniquer ;  le  second  est  dû  à  l'obligeance  de  M.  Julien  Travers. 


xLii  NOTICE  BIOGRAPHIQUE 

vises  choisies  avec  une  ingénieuse  recherche,  soit  par  lui  soit 
par  ses  amis,  on  n'aura  pas  de  peine  à  croire  que  Corneille, 
qui  avait  toujours  été  (Polyencie  ne  permet  guère  d'en  douter) 
un  chrétien  sincère,  ait,  en  s'éloignant  du  théâtre,  embrassé 
avec  ferveur  les  pratiques  de  la  dévotion. 

Les  documents  que  nous  venons  de  mentionner  ne  devaient 
pas  être  ignorés  au  moment  de  la  mort  de  Corneille.  Si  l'on 
ne  s'occupa  pas  alors  de  les  réunir,  c'est  qu'à  celte  époque  on 
ne  s'intéressait  qu'aux  œuvres  d'un  poëte,  non  à  sa  personne,  et 
encore,  parmi  ses  œuvres,  aux  plus  brillantes  et  aux  plus  cé- 
lèbres. Quant  aux  commentateurs  et  aux  biographes  du  dix- 
huitième  siècle.  Voltaire  et  Fontenelle,  ils  n'auraient  eu  garde 
d'insister  sur  ces  détails,  même  s'ils  les  eussent  connus.  Ces 
vérités  auraient  été  de  celles  que  ce  dernier  eût  gardées  dans 
sa  main,  car  d'ordinaire  les  critiques  de  ce  temps  ne  pous- 
saient pas  la  sincérité  jusqu'à  rapporter,  en  historiens  fidèles, 
même  les  faits  contraires  à  leurs  convictions. 

Pendant  cette  période  de  la  vie  de  Corneille,  éclairée  dans 
ces  dernières  années,  comme  nous  venons  de  le  voir,  d'un 
jour  nouveau,  on  fit  courir  encore  le  bruit  de  sa  mort,  qui  fut 
démenti  en  ces  termes  par  Lorcl,  dans  la  Muse  historique  du 
2  janvier  i655  : 

Par  je  ne  sais  quels  colporteurs 
Un  de  nos  plus  fameux  auteurs 
Fut  occis  dès  l'autre  semaine, 
C'est-à-dire,  ils  prirent  la  peine 
De  crier  partout  son  trépas. 
Quoique  défunt  il  ne  fiU  pas. 
Cet  auteur  est  Monsieur  Corneille, 
Qui  du  Parnasse  est  la  merveille, 
Dans  la  France  fort  estimé. 
Et  surtout  beaucoup  renomme 
Pour  S(!S  beaux  poëmes  comiques. 
Mais  cncor  plus  pour  les  tragiques, 
l'ar  lesquels  il  a  mérité 
D'ennoblir  sa  postérité, 
Dès  le  temps  do  ce  prince  auguste 
Que  l'on  nommoit  Louis  le  Juste. 

Divin  génie  1  esprit  cbarmant  I 
Rare  honneur  du  pays  normand  I 


SUR  PIERRE   CORNEILLE.  xliii 

Mon  illustre  compatriote. 
Dont  l'àme  est  à  présent  dévote, 
Détruisant  cette  folle  erreur, 
Qui  me  mettoit  presque  en  fureur, 
Mon  âme  est  aujourd'hui  ravie 
De  te  restituer  la  vie. 

Les  rares  petites  pièces  de  vers  échappées  à  Corneille  vers 
ce  temps-là  se  distinguent  presque  toutes  par  leur  caractère 
sérieux.  Nous  citerons  l'épitaphe  d'Elisabeth  Ranquet,  morte  au 
mois  d'avril  i6bfi,  a  Briquebec,  en  odeur  de  sainteté  *  ;  un  son- 
net d'untourtrès-ferme,pourobtenirlaconûrmation  des  lettres 
de  noblesse  de  163-,  mises  en  question  par  la  déclaration  du 
3o  décembre  i656-  ;  un  autre,  plein  de  fierté,  placé  en  16Ô7 
par  Campion  en  tète  de  ses  Hommes  illustres  *.  Ce  n'était  plus 
d'ailleurs  qu'avec  peine  que  Corneille  se  décidait  à  écrire  de 
ces  petites  poésies.  Gilles  Boileau,  qui  lui  avait  demandé  des 
vers  sur  la  mort  du  président  Pomponne  de  Bellièvre,  et  au- 
quel il  répondit,  à  ce  qu'il  parait,  qu'il  n'avait  ni  le  talent  de 
louer,  ni  celui  de  blâmer,  fait  vivement  ressortir  le  contraste 
que  forme  un  refus  ainsi  motivé  avec  la  conduite  qu'il  avait 
tenue  précédemment.  En  exhalant  sa  mauvaise  humeur  à 
cette  occasion,  il  énumère  une  série  d'opuscules,  dont  quel- 
ques-uns n'ont  pas  encore  été  retrouvés  *. 

Corneille  étant  parvenu  à  la  cinquantaine  tout  occupé  de 
graves  pensées,  de  pieuses  résolutions,  semblait  s'être  pour 
jamais  éloigné  du  théâtre,  lorsqu'un  incident  assez  simple  vint 
changer  ses  nouvelles  habitudes,  modifia  ses  dispositions,  et 
lui  fit  reprendre  ses  anciens  travaux.  En  i658,  la  troupe  de 
Molière  s'établit  à  Rouen  vers  Pâques,  et  v  resta  jusqu'au  mois 
d'octobre.  Un  auteur  dramatique,  même  devenu  marguillier, 
a  bien  du  mal  à  ne  point  fréquenter  le  théâtre,  surtout  lors- 
qu'on y  joue  ses  pièces,  et  il  lui  est  difficile  de  rester  indiffé- 
rent à  la  vue  des  belles  et  aimables  personnes  qui  y  remplis- 
sent avec  éclat  les  principaux  rôles.  On  remarquait  principa- 
lement dans  cette  troupe  la  du  Parc,  assez  habituellement 
appelée»  la  Marquise.  »  Corneille,  charmé,  se  mit  bientôt  à  la 

I.  Tome  X,  p.  i33.  —  2.  Tome  \,  p.  i35. 

3.  Tome  X,  p.  i3-.  —  4-  Tome  X,  p.  473-/476. 


XLiv  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

célébrer,  tant  sous  cette  dénomination  que  sous  celle  d7/'(s. 
Comment  ce  chrétien  austère,  déjà  sur  le  penchant  de  l'âge, 
parvient-il  à  parler  de  sa  passion  poétique  à  la  jeune  et  jolie 
comédienne,  sans  scandaliser  et  sans  faire  sourire  ?  comment 
sait-il  prendre  un  ton  presque  badin,  sans  rien  perdre  de  sa 
dignité  ?  c'est  ce  qu'il  est  plus  facile  de  sentir  que  d'expli- 
quer, et  nous  ne  saurions  mieux  faire  que  de  renvoyer  le  lec- 
teur aux  poésies  mêmes  :  «  Iris,  dit  le  poëte, 

Iris,  que  pourricz-vous  faire 
D'un  galant  de  cinquante  ans  '  ?  » 

Cependant,  si  déraisonnable  que  lui  paraisse  cet  amour,  il  s'y 
laisse  entraîner,  et  l'on  sent  que  sous  la  frivolité  apparente  du 
langage  se  cache  un  sentiment  profond,  qui  nous  paraît  s'être 
prolongé  plus  encore  qu'on  ne  l'a  cru.  Est-il  bien  hardi  de  sup- 
poser que  c'est  ce  sentiment  qui  a  inspiré  à  Corneille,  dans  les 
pièces  postérieures  à  ce  temps,  ses  types  de  vieillards  amou- 
reux, très-neufs  dans  la  tragédie,  et  d'une  vérité  fort  origi- 
nale ^  ?  L'élégie  Sur  le  dépari  d'Iris  se  termine  de  façon  à  faire 
croire  que  cet  hommage  fut  le  terme  de  ce  commerce  de  galan- 
terie ^  ;  mais  les  vers  amoureux  continuèrent  :  ilsudit  pour  le 
voir  de  feuilleter  les  œuvres  de  Corneille.  Cette  disposition 
d'esprit  aidant,  il  fit  bon  accueil  aux  présents  et  aux  proposi- 
tions encourageantes  de  Foucquet,  qui  l'engageait  à  travail- 
ler de  nouveau  pour  le  théâtre.  Voici  en  quels  termes  il  lui 
répond  : 

Je  sens  le  même  feu,  je  sons  la  môme  auilacc 
Qui  fit  plaindre  le  Cid,  qui  fit  combattre  Horace; 
Et  je  me  trouve  encor  la  main  qui  crayoïma 
F/àme  du  grand  Pompée  et  l'esprit  de  Cinua. 
Choisis-moi  seulement  quelque  nom  dans  l'Instoirc 
Pour  qui  tu  veuilles  place  au  temple  do  la  Gloire''. 

Eiilrc  plusieurs  sujets  que  le  Surintendant  bii  proposa,  Cor- 
neille s'arrêta  à  celui  d  OEdipe'.  La  pièce  réussit  parfaitement, 


I.  Tome  X,  p.  i68.  —  2.  Voyez  tome  X,  p.  i46,  note  3. 
3.  Tome  X,  p.  i/i8  et  i/Jg.  —  4-  Tome  VI,  p.  122. 
5.  Tome  \'I,  p.   12/i. 


SUR  PIERRE    CORBEILLE.  xlv 

et  valut  au  poëte,  de  la  part  du  Roi,  des  libéralités,  qu'il  consi- 
déra comme  «  des  ordres  tacites,  mais  pressants,  de  consacrer 
aux  divertissements  de  Sa  Majesté  ce  que  l'âge  et  les  vieux 
travaux  »  lui  avaient  laissé  d'esprit  et  de  vigueur  ' .  Il  agit  en 
conséquence.  Après  avoir  écrit  pour  Marie-Thérèse  d'Autriche 
un  sixain  destiné  à  être  mis  en  musique  par  Lambert  -,  il  cé- 
lébra le  mariage  de  cette  princesse  avec  le  roi  de  France  dans 
le  Prologue  de  la  Toison  d'or,  pièce  représentée  avec  grande 
pompe  à  Neubourg,  aux  frais  de  M.  de  Sourdeac,  et  plus  tard 
à  Paris,  avec  un  succès  et  un  éclat  dont  nous  avons  rapporté 
tout  au  long  les  abondants  témoignages^. 

Le  3i  octobre  1660  est  la  date  de  l'Achevé  d^imprimer  d'une 
édition  importante  des  œuvres  de  Corneille,  revue  par  lui  avec 
le  soin  le  plus  consciencieux.  Une  de  ses  lettres  nous  le  monti'e 
occupé  de  cette  révision. Dès  le  9  juillet  i658,  il  écrit  à  l'abbé 
de  Pure  qu'il  compte  avoir  terminé  dans  deux  mois  la  correc- 
tion de  ses  ouvrages,  si  quelque  nouveau  dessein  ne  vient  l'in- 
terrompre*. Depuis  quelques  années  Corneille  s'apercevait  avec 
douleur  que  les  immenses  progrès  qu'il  avait  plus  que  personne 
introduits  dans  la  langue  et  dans  l'art  dramatique  faisaient  plus 
vivement  ressortir  la  faiblesse  relative  de  ses  premiers  ouvra- 
ges °.  Comme  il  arrive  toujours  à  la  suite  d'un  grand  mouve- 
ment littéraire,  les  grammairiens  et  les  critiques  étaient  venus 
en  foule.  En  1647,  Vaugelas  avait  écrit  ses  judicieuses /?emar- 
ques,  et  Corneille  en  tint  compte,  dans  sa  révision,  avec  une 
déférence  dont  on  n'avait  pas  été  suffisamment  frappé,  mais 
que  nous  avons  signalée  à  l'attention  du  lecteur  dans  la  pré- 
face de  notre  Lexique,  et  dont  l'examen  des  variantes  fournira 
des  preuves  nombreuses.   Il  était  loin,   on  le  conçoit,  d'ac- 

I.  Tome  VI,  p.  126.  —  2.  Tome  X,  p.  i53. 

3.  Tome  VI,  p.  228-227.  —  ^-  Tome  X,  p.  /i82. 

5.  Santeul,  dans  un  passage  curieux,  qu'on  a  négligé  de  recueillir, 
nous  montre  notre  poëte  préoccupé  de  l'avenir,  et  prévoyant  cpie  sa 
diction  paraîtra  un  jour  surannée  :  «  La  langue  françoise  est  une 
grande  reine  qui  change  de  siècle  en  siècle  d'équipage  et  de  cou- 
leurs, parce  que  l'usage  est  un  tyran  qui  la  gouverne  sans  raison.  Le 
grand  Corneille  me  dit  très  souvent  (lui  dont  le  théâtre  est  si  bien 
paré)  qu'il  sera  un  jour  habillé  à  la  vieille  mode.  »  {Réponse  de  Santeul 
à  la  critique  des  inscriptions  faites  pour  l'arsenal  de  Brest.^ 


xLvi  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

cepter  aussi  volontiers  les  décisions  de  l'abbé  d'Aubignac,  qui, 
dix  ans  après  Yaugelas,  en  iGd-,  avait  écrit  sur  la  Pratique 
du  théâtre  un  livre  où,  se  proclamant  de  sa  propre  autorité  le 
législateur  de  la  scène,  il  exagérait  fort  les  rigueurs  d'Aristote 
et  d'Horace,  abusait  étrangement  des  aveux  pleins  de  noblesse 
et  de  sincérité  que  notre  poète  avait  eu  l'imprudence  de  faire 
devant  lui,  et  s'attribuait  le  mérite  des  progrès  accomplis  de 
son  temps. 

«  M' étant  avancé,  dit-il,  dans  la  connoissance  des  savants 
de  notre  siècle,  j'en  rencontrai  quelques-uns  assez  intelligents 
au  théâtre,  principalement  dans  la  théorie  et  dans  les  maximes 
d'Aristote,  et  d'autres  qui  s'appliquoient  même  à  la  considéra- 
tion de  la  pratique,  et  tous  ensemble  approuvèrent  les  senti- 
ments que  j'avois  de  l'aveuglement  volontaire  de  notre  siècle, 
et  m'aidèrent  beaucoup  à  confondre  l'opiniâtreté  de  ceux  qui 
refusoient  de  céder  à  la  raison  :  si  bien  que  peu  à  peu  le 
théâtre  a  changé  de  face,  et  s'est  perfectionné  jusqu'à  ce  point 
que  l'un  de  nos  auteurs  les  plus  célèbres  (e/i  marge  :  Monsieur 
de  Corneille)  a  confessé  plusieurs  fois,  et  tout  haut,  qu'en 
repassant  sur  des  poèmes  qu'il  avoit  donnés  au  public  avec 
grande  approbation,  il  y  a  dix  ou  douze  ans,  il  avoit  honte  de 
lui-même,  et  pitié  de  ses  approbateurs  '.  » 

Parfois  d'Aubignac  donne  à  Corneille  de  grands  élooes,  mais 
presque  toujours  avec  l'intention  bien  marquée  de  limiter  son 
génie  et  de  restreindre  l'admiration  qu'il  excite.  Ainsi,  défen- 
dant les  longues  délibérations  qui  se  trouvent  dans  certaines 
tragédies  :  «  J'exhorte,  dit-il,  autant  que  je  le  puis,  tous  les 
poètes  d'en  introduire  sur  leur  théâtre  tant  que  le  sujet  en 
pourra  fournir,  et  d'examiner  soigneusement  avec  combien 
d  adresse  et  de  variété  elles  se  trouvent  ornées  chez  les  an- 
ciens, et,  j'ajoute,  dans  les  œuvres  de  M.  Corneille  ;  car  si  on 
y  prend  bien  garde,  on  trouvera  que  c'est  en  cela  ])rincipale- 
ment  que  consiste  ce  qu'on  appelle  en  lui  des  merveilles,  cl  ce 
qui  l'a  rendu  si  célèbre-.  » 

Après  avoir  lu  le  passage  qui  précède,  on  comprend  que 
notre  poète  écrive  à  l'abbé  de  Pure  avec  sa  fierté  naïve  :  «  Je 

I .   Pratique  du  Ihédlrc,  p.  2(i  et  27. 
a.   Ibidem,  j).  l\oZ. 


SUR   PIERRE   CORNEILLE.  xlvii 

ne  suis  pas  d'accord  avec  M.  d'Aubignac  de  tout  le  bien 
même  qu'il  a  dit  de  moi  '.  » 

Il  eut  l'ambition  fort  légitime  de  prendre  à  son  tour  la  pa- 
role sur  des  questions  qu'il  avait  si  bien  étudiées  et  qui  lui 
importaient  si  fort,  et  joignit  à  son  édition  de  1660  trois  Dis- 
cours sur  le  théâtre,  et  des  Examens  de  chacune  de  ses  pièces 
représentées  jusqu'à  cette  époque. 

Corneille  prend  au  début  de  ce  travail  un  ton  modéré  et 
modeste,  qu'on  peut  regarder  comme  une  adroite  critique  de 
celui  de  d'Aubignac  :  «  Je  hasarderai  quelque  chose,  dit-il, 
sur  cinquante  ans  de  travail  pour  la  scène,  et  en  dirai  mes 
pensées  tout  simplement,  sans  esprit  de  contestation  qui  m  en- 
gage à  les  soutenir,  et  sans  prétendre  que  personne  renonce 
en  ma  faveur  à  celles  qu'il  en  aura  conçues^.  »  Ces  paroles 
adressées  au  public  se  trouvent  commentées  par  les  explica- 
tions que  Corneille  donne  à  l'abbé  de  Pure,  dans  la  lettre  que 
nous  avons  déjà  citée  ^  :  «  Bien  que  je  contredise  quelquefois 
M.  d'Aubignac  et  Messieurs  de  l'Académie,  je  ne  les  nomme 
jamais,  et  ne  parle  non  plus  d'eux  que  s'ils  n'avoient  point 
parlé  de  moi.  » 

On  ne  saurait  trop  apprécier  chez  l'impétueux  auteur  de 
V Excuse  à  Ariste  et  de  la  Lettre  apologétique  les  modifications 
que  l'âge  et  l'expérience  avaient  apportées  à  son  tempérament 
littéraire.  11  a  su  si  heureusement,  et  avec  une  si  habile  modé- 
ration, faire  dominer  dans  son  nouveau  travail  la  forme  du 
précepte  et  de  la  fine  observation,  que  les  lecteurs  qui  négli- 
gent de  lire  la  lettre  à  l'abbé  de  Pure  avant  d'aborder  les  Z)ts- 
cours  sur  le  théâtre  et  les  Examens,  peuvent  prendre  cette 
défense,  adroite  et  souvent  solide,  pour  un  simple  traité  théo- 
rique. 

Au  commencement  de  l'année  1661,  nous  trouvons  Cor- 
neille fort  occupé  des  démarches  à  faire  pour  placer  son  se- 
cond fils  comme  page  chez  la  duchesse  de  Nemours  *,  démar- 
ches couronnées,  du  reste,  d'un  prompt  succès.  Vers  la  fin  de  la 
même  année,  une  curieuse  lettre  à  l'abbé  de  Pure  ',  jusqu'ici 

I.  Tome  X,  p.  486.  —  2.  Tome  I,  p.  16. 

3.  Tome  X,  p.  487.  —  4.  Voyez  tome  X,  p.  488  et  489. 

5.  Voyez  tome  X,  p.  489492. 


xLviii  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

fort  mal  publiée  ',  nous  apprend  qu'il  a  déjà  presque  achevé  les 
trois  premiers  actes  de  Sertorius  ;  nous  le  voyons  persuadé 
qu  il  n'a  «  rien  écrit  de  mieux,  »  et  le  public  contemporain 
semble  avoir  partagé  cette  opinion  -. 

Au  mois  d'avril  1662,  il  écrit  au  même  abbé  de  Pure  :  «  Le 
déménagement  que  je  prépare  pour  me  transporter  à  Paris  me 
donne  tant  d'alTaircs  que  je  ne  sais  si  j'aurai  assez  de  liberté 
desprit  pour  mettre  quelque  chose  cette  année  sur  le  théâ- 
tre ^.  »  11  ne  fit,  en  effet,  rien  représenter  en  1662  ;  et  au 
commencement  d'octobre  il  n'avait  pas  encoi'e  quitté  Rouen''. 
Non-seulement  aucun  ouvrage  dramatique,  mais  nulle  pièce 
de  vers  ne  vient  se  placer  dans  cette  année,  qu'un  déménage- 
ment de  poëte  semble,  on  a  peine  à  le  croire,  avoir  occupée 
ou  du  moins  troublée  tout  entière.  C'est,  il  est  vrai,  à  cette 
époque  que  se  rattache  la  Plainte  de  la  France  à  Rome,  écrite  à 
l'occasion  de  l'insulte  faite  au  duc  de  Créquy,  ambassadeur  de 
France,  par  les  Corses  de  la  garde  du  Pape  ;  mais  nous  avons 
prouvé  que  cette  pièce  de  vers,  attribuée  sans  hésitation  à  Cor- 
neille par  la  plupart  de  ses  éditeurs  et  de  ses  biographes, 
n'est  point  de  lui,  mais  de  Fléchier  '. 

Où  Corneille  vint-il  habiter  à  Paris  en  quittant  Rouen?  Ce 
fut,  selon  M.  Edouard  Fournier,  à  l'hôtel  de  Guise,  rue  du 
Chaume,  où  est  aujourd'hui  le  palais  des  Archives.  Il  est  vrai 
qu'en  i663  d'Aubignac  nous  apj)rcnd  que  notre  auteur  y  avait 
«  le  couvert  et  la  table,  »  et  Tallemant  des  Réaux  raconte 
qu'il  avait  «  trouvé  moyen  »  d'y  «  avoir  une  chambre*  ;  »  mais 
cela  ne  s'applique-t-il  pas  aux  séjours  passagers  que  le  poëtc 
venait  faire  seul  à  Paris,  dans  le  temps  où  il  hal)ilait  encore 
Rouen,  plutôt  qu'à  une  installation  [)crmancnte  et  complète 
avec  femme  et  enfants  ? 

On  peut  être  encore  plus  tenté  de  le  croire  si  l'on  remarque 
que  le  7  septembre  i(355,  Tristan  i'Ilcrmitc  mourut  à  l'hôtel 

1.  Voyez  tome  X,  p.  /^go,  notes  1,  4  et  5,  et  p.  ^gi,  noie  4. 

2.  Voyez  tome  VI,  p.  353  et  35/i. 

3.  Voyez  tome  X,  p.  4g4- 

4.  Tome  X,  p.  496- 

5.  Voyez  tome  X,  p.  367  et  368. 

6.  Voyez  tome  X,  p.  i83  tic  notre;  édition. 


SUR  PIERRE  CORNEILLE.  xlix 

de  Guise,  comme  nous  l'apprend  Loret  par  les  vers  suivants 
de  sa  Muse  historique  : 

Mardi,  cet  auteur  de  mérite, 

Que  l'on  nommoit  Tristan  l'Hermite, 


Décéda  d'un  mal  de  poulmon 

Dans  le  très-noble  hôtel  de  Guise, 

Où  ce  prince,  qu'un  chacun  prise, 

Par  ses  admirables  bontés, 

Ses  soins  et  générosités. 

Dès  longtemps  s'étoit  fait  paraître 

Son  bienfaiteur,  Mécène,  et  maître. 


N'est-il  pas  probable  que  Corneille  eut  dès  i655  la  survivance 
de  ce  logis,  dès  longtemps  consacré  à  un  poëte  dramatique, 
et  auquel  sa  supériorité  sur  tous  ses  rivaux  lui  donnait  une 
sorte  de  droit  ? 

En  tout  cas,  il  est  certain  qu'il  n'alla  pas  s'établir  en  1662 
rue  d'Argenteuil,  et  qu'il  y  vint  beaucoup  plus  tard  qu'on 
ne  l'a  cru;  il  n'y  était  pas  encore  fixé  en  1676,  car,  ainsi 
que  l'a  remarqué  M.  Taschereau',  une  procuration  du  28  août 
lô^o,  relative  à  la  tutelle  des  enfants  d'un  cousin  de  Corneille, 
avec  qui  il  paraissait  fort  lié,  et  qu'il  avait  chargé  depuis  son 
départ  de  Rouen  d'y  surveiller  ses  intérêts  "^,  prouve  qu'à  cette 
époque  Pierre  Corneille  demeurait  rue  de  Cléry,  paroisse  Saint- 
Eustache^.ll  y  habitait  encore  au  commencement  de  l'année 
suivante,  comme  le  montre  une  Liste  {avec  les  adresses)  de 
Messieurs  de  V Académie  francoise  en  lanaier  1676,  la  seule 
de  ce  genre  que  nous  connaissions  pour  tout  le  dix-septième 
siècle*. 

1.  Œuvres  complètes  de  P.  Corneille,  1807,  tome  I,  p.  xxvi. 

2.  \oyez  Pièces  justificatives,  n°  XII. 

3.  Voyez  Pièces  justificatives,  n°  XIII. 

l\.  Cette  liste,  de  format  in-Zi»,  a  été  publiée  chez  Pierre  le  Petit, 
imprimeur  ordinaire  du  Roi  et  de  l'Académie.  L'exemplaire  que  nous 
en  avons  vu  appartient  à  la  Bibliothèque  impériale,  où  il  porte  le 
n°  Z^l^*.  L'article  consacré  à  Corneille  y  est  ainsi  conçu  : 

1647.   Pierre   Corneille,  cy-deuant  Aduocat  General  à  la  Ta- 
ble de  marbre  de  Normandie,  rue  de  Clery. 

Corneille,  i  d 


L  NOTICE    BIOGRAPHIQUE 

En  1662,  Colbert  fit  dresser  par  Costar  et  Chapelain  une 
double  liste  des  savants  et  des  écrivains  qui  paraissaient  méri- 
ter des  pensions  du  Roi.  Corneille  est  naturellement  sur  l'une  et 
sur  l'autre.  Les  jugements  qui  se  rapportent  à  lui  et  que  nous 
reproduisons  ailleui's  '  lui  sont  très-favorables.  Par  malheur,  on 
se  montra  beaucoup  moins  prodigue  envers  lui  d'argent  que 
d'éloges  ;  et  tandis  que  le  i'^'  janvier  i663  la  pension  de  Méze- 
rai  était  fixée  à  quatre  mille  livres  et  celle  de  Chapelain  et  de 
plusieurs  autres  à  trois,  notre  poëte  n'en  obtint  que  deux 
mille,  dont  il  parut,  du  reste,  fort  satisfait,  car  il  exprima  son 
contentement  avec  beaucoup  d'effusion  dans  un  Remercîment 
en  vers,  où  il  rappelle  les  louanges  qu'il  a  adressées  au  Roi 
dans  ses  ouvrages.  Moins  empressé,  il  est  vrai,  à  l'égard 
de  Colbert,  il  laissa  passer  plus  d'un  an  avant  de  lui  témoigner 
sa  reconnaissance-. 

A  la  fin  de  janvier  i663,  peu  de  temps  après  avoir  reçu  sa 
pension,  Corneille  fit  représenter  Sophonisbc,  qui  eut  une  vo- 
gue assez  grande,  mais  de  peu  de  durée,  et  qui  donna  lieu  à 
divers  écrits  de  Donneau  de  Visé  et  de  d'Aublgnac,  dont  on 
trouvera  l'analyse  dans  la  Notice  consacrée  à  cet  ouvrage^. 
Nous  y  avons  réuni  plusieurs  témoignages  qui  semblent  établir 
d'une  manière  certaine  que  cette  pièce  a  été,  ainsi  que  beau- 
coup d'autres  tragédies  de  Corneille,  retouchée  avant  l'impres- 
sion. Un  passage  de  d'Aublgnac,  qui  nous  avait  échappé,  sem- 
ble encore  confirmer  ce  fait  :  Toutes  les  choses  qu'il  a  pu 
réformer  dans  sa  Sophonisbe  ont  été  rajustées,  mais  assez  mal, 
comme  on  l'a  remarqué  à  la  nouvelle  couleur  qu'il  a  depuis 
peu  donnée  au  mauvais  mariage  de  cette  reine,  fait  un  peu 
trop  à  la  hâte,  l'ayant  prétexté  de  quelques  vieilles  lois  des 
Africains  ;  et  maintenant  il  dit  que  je  me  suis  trompé  dans  mes 
observations.  Cela  vraiment  est  bien  fin,  de  corriger  ses  fautes 
et  soutenir  hardiment  que  l'on  n'en  a  point  fait,  et  d'avancer 
que  je  dormois  ou  que  je  revois  ailleurs  durant  la  représenta- 
tion ;  ses  amis,  qui  lors  étoient  auprès  de  mol,  savent  bien  que 
j'étois  assez  attentif,  et  que  je  me  plalgnols  souvent  de  leur  in- 

1.  Voyez  tome  X,  p.  175. 

2.  Voyez  ibidem,  p.  176. 

3.  Tome  VI,  p.  /^^g  et  suivantes. 


SUR   PIERRE  CORNEILLE.  li 

terruption,  quand  ils  exigeoient  de  moi  des  louanges  que  ma 
conscience  ne  pouvoit  donner  ' .  » 

Au  mois  d'août  i664,  Othon  eut  à  son  tour  un  remarquable 
succès.  Puis  un  an  se  passe  sans  que  Corneille  fasse  rien 
paraître  de  nouveau.  Le  19  juillet  i665,  il  obtient  un  privi- 
lège pour  une  traduction  des  Louanges  de  la  sainte  Vierge  attri- 
buées à  saint  Bonaventure,  et  la  publie  à  ses  frais  le  23  août, 
chez  Gabriel  Quinet.  «  Si  ce  coup  d'essai  ne  déplaît  pas,  dit 
le  poëte  dans  l'avis  Au  lecteur,  il  m'enhardira  à  donner  de 
temps  en  temps  au  public  des  ouvrages  de  cette  nature  ;  »  et 
il  ajoute,  avec  un  regret  sincère,  il  faut  le  croire,  mais  que 
peut-être  on  aura  quelque  peine  à  regarder  comme  très-pro- 
fond :  «  Ce  n'est  pas  sans  beaucoup  de  confusion  que  je  me 
sens  un  esprit  si  fécond  pour  les  choses  du  monde,  et  si  stérile 
pour  celles  de  Dieu-.  » 

Jusqu'alors  Corneille,  quoique  sans  cesse  exposé  aux  traits 
de  l'envie  et  engagé  parlbis  dans  les  luttes  littéraires  les  plus 
animées,  avait  été  un  poëte  heureux  :  de  prompts  succès  avaient 
balancé  ses  chutes,  et  il  avait  été  l'objet  des  hommages  les 
plus  flatteurs.  «  Tout  Paris,  dit  Perrault  dans  ses  Hommes  il- 
lustres, a  vu  un  cabinet  de  pierres  de  rapport  fait  à  Florence, 
et  dont  on  avoit  fait  présent  au  cardinal  Mazarin,  où  entre  les 
divers  ornements  dont  il  est  enrichi,  on  avoit  mis  aux  quatre 
coins  les  médailles  ou  portraits  des  quatre  plus  grands  poètes 
qui  aient  jamais  paru  dans  le  monde  :  savoir  Homère,  \  irgile, 
le  Tasse  et  Corneille.  On  ne  peut  pas  croire  qu'il  entrât  de  la 
flatterie  dans  ce  choix,  et  qu'il  n'ait  été  fait  par  la  voix  publi- 
que, non-seulement  de  la  France,  mais  de  l'Italie  même,  assez 
avare  de  pareils  éloges.  Cette  espèce  d'honneur  n'est  pas  or- 
dinaire, et  peu  de  gens  en  ont  joui,  comme  M.  Corneille, 
pendant  leur  vie Il  seroit  malaisé  d'exprimer  les  applau- 
dissements que  ses  ouvrages  reçurent.  La  moitié  du  temps 
qu'on  donnoit  aux  spectacles  s'employoit  en  des  exclamations 
qui  se  faisoient  de  temps  en  temps  aux  plus  beaux  endroits,  et 
lorsque  par  hasard  il  paroissoit  lui-même   sur  le  théâtre,  la 

I.  Seconde  Dissertalion....    sur Sertorias.    Recueil    de   Granet, 

tome  I,  p.  285. 
a.  Tome  IX,  p.  6. 


LU  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

pièce  étant  finie,  les  exclamations  redoubloient  et  ne  finissoient 
point  qu'il  ne  se  fût  retiré,  ne  pouvant  plus  soutenir  le  poids 
de  tant  de  gloire  *.  » 

Novis  arrivons  maintenant  à  l'époque  douloureuse  de  la  vie 
de  Corneille.  A  la  fin  de  i665,  nous  le  voyons  signalant  dans 
un  sixain  spirituel  et  mordant  les  retards  apportés  au  payement 
de  sa  pension-.  Un  peu  plus  tard,  il  laisse  paraître  dans  un 
remercîment  adressé  à  Saint-Evremont,  qui  avait  défendu  sa 
Sophonisbe,  les  appréhensions  que  lui  avait  causées  le  succès 
de  r^/ea:an(ire  de  Racine^, appréhensions  que  l'accueil  fait  cinq 
mois  après  à  ['Agésilas  ne  fut  point  de  nature  à  calmer.  Attila, 
un  peu  plus  heureux  devant  le  public,  eut  toutefois  encore  à 
essuyer  de  mordantes  critiques.  Mais  les  difficultés  de  la  vie, 
les  contrariétés  d'amour-propre  ne  sont  rien  auprès  des  cha- 
grins dont  Corneille  se  vit  frappé.  Il  avait  quatre  fils  :  deux 
au  service,  où  ils  faisaient  vaillamment  leur  devoir,  et  deux 
autres,  beaucoup  plus  jeunes,  qui  étaient  confiés  (cela  est  cer- 
tain pour  l'un  et  probable  pour  l'autre)  aux  soins  des  Pères 
jésuites,  comme  Corneille  l'avait  été  lui-même. 

Le  6  juillet  1667,  le  second,  que  nous  avons  vu  page  de  la 
duchesse  de  Nemours,  blessé  au  pied  au  siège  de  Douai,  est 
ramené  à  Paris,  et  on  le  rapporte  sur  un  brancard  dans  la 
maison  de  son  père*.  Peu  de  temps  après,  dans  la  même  an- 
née, le  troisième  fils  du  poëte,  Charles  Corneille,  filleul  du 
P.  de  la  Rue,  qui  a  déploré  son  trépas  dans  une  touchante  élé- 
gie latine^,  mourait  à  quatorze  ans,  au  moment  où  sa  précoce 
intelligence  faisait  concevoir  à  son  père  les  plus  légitimes  espé- 
rances. 

Sept  ans  plus  lard,  en  1672,  nous  trouvons  un  témoignage 
de  l'amitié  de  Corneille  pour  le  P.  de  la  Rue,  dans  le  soin 
qu'il  prit  de  traduire  son  poëmc  latin  Sur  les  Victoires  du  Roi, 

1.  Hommes  illustres,  Paris,  1677  et  1O78,  p.  96. 

2.  Tome  X,  p.  i85.  —  3.  Voyez  tome  X,  p.  1^98. 

4.  Voyez  tome  X,  p.  189,  note  2.  —  Rappelons  à  ce  propos  que 
Cornoilic  n'habitait  pas  alors  rue  d'Argenleuil,  puisque,  comme 
nous  l'avons  vu,  il  logeait  encore  en  1676  rue  de  Gléry. 

5.  Tome  X,  p.  383.  —  La  devise  placée  en  tôle  do  celte  élégie  est 
reproduite  dans  la  Philosophie  des  inuiycs  du  P.  Menestrier,  1682, 
p.  314. 


SUR   PIERRE   CORNEILLE.  lui 

et  surtout  de  dire  à  Louis  XIY,  en  lui  présentant  sa  tiaduclion, 
«  qu'elle  n'égaloit  point  l'original  du  jeune  jésuite,  qu'il  lui 
nomma*.  »  Avant  et  après  cette  traduction,  Corneille  com- 
posa encore  d'autres  vers  sur  les  campagnes  du  Roi  et  des  imi- 
tations de  pièces  latines  de  Santeul.  En  1670,  il  publia  son 
Office  de  la  sainte  Vierge,  dédié  à  la  Reine,  et  accompagné 
d'une  Approbation  datée  d'octobre  1669. 

Nous  avons  eu  occasion  d'indiquer  tout  à  l'heure  combien 
la  renommée  naissante  de  Racine  portait  ombrage  à  Corneille, 
et  déjà  nous  avions  dit  ailleurs  quelle  impatience  lui  causaient 
les  plus  innocentes  malices  de  son  jeune  rival  2.  Soumettre 
deux  poètes  si  différents  d'âge,  de  talent,  de  caractère,  à  un 
véritable  concours  semblait  impossible.  Henriette  d'Angleterre 
y  parvint  pourtant,  et  Corneille,  qui  avait  imprudemment  ac- 
cepté un  sujet  auquel  ses  qualités  ne  convenaient  point,  donna 

1.  Voyez  tome  X,  p.  igS. 

2.  Voyez  ci-dessus,  p.  lu,  et  tome  III,  p.  107,  note  2.  —  La 
plupart  des  témoignages  contemporains  établissent  que  Corneille 
était  exempt  de  toute  envie,  mais  que,  de  fort  bonne  foi,  il  n'appré- 
ciait pas  à  sa  valeur  le  talent  de  Racine.  Valincourt  dit,  en  parlant 
de  ce  poëte,  dans  une  lettre  adressée  à  l'abbé  d'Olivet  :  «  qu'étant 
allé  lire  au  grand  Corneille  la  seconde  de  ses  tragédies,  qui  est 
Alexandre,  Corneille  lui  donna  beaucoup  de  louanges,  mais  en 
même  temps  lui  conseilla  de  s'appliquer  à  tout  autre  genre  de  poésie 
qu'au  dramatique,  l'assurant  qu'il  n'y  étoit  pas  propre.  Corneille 
étoit  incapable  d'une  basse  jalousie  :  s'il  parloit  ainsi  à  Racine,  c'est 
qu'il  pensoit  ainsi  ;  mais  vous  savez  qu'il  préféroit  Lucain  à  Vir- 
gile. »  {Histoire  de  l'Académie  française,  édition  de  M.  Livet,  tome  II, 
p.  336.)  Il  était  particulièrement  blessé  du  défaut  d'exactitude  histo- 
rique qu'il  remarquait  dans  certains  ouvrages  de  Racine  :  «  Etant  une 
fois  près  de  Corneille  sur  le  théâtre,  à  une  représentation  du  Bajazet. 
il  me  dit  :  «  Je  me  garderois  bien  de  le  dire  à  d'autre  que  vous,  parce 
«  qu'on  diroit  que  j'en  parlerois  par  jalousie;  mais  prenez-y  garde, 
«  il  n'y  a  pas  un  seul  personnage  dans  le  Bajazet  qui  ait  les  senti- 
«  ments  qu'il  doit  avoir,  et  que  l'on  a  à  Constantinople  :  ils  ont  tous, 
«  sous  un  habit  turc,  le  sentiment  qu'on  a  au  milieu  de  la  France.  » 
Il  avoit  raison  et  l'on  ne  voit  pas  cela  dans  Corneille  :  le  Romain  y 
parle  comme  un  Romain,  le  Grec  comme  un  Grec,  l'Indien  comme 
un  Indien,  et  l'Espagnol  comme  un  Espagnol.  «  {Mémoires  anecdotes 
de  Segrais,  tome  II  des  OEavres,  1755,  p.  43.) 


Liv  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

dans  Tite  et  Bérénice  (1670)  une  triste  preuve  de  l'afTaiblis- 
ment  de  son  génie  *. 

Le  privilège  de  cette  tragédie  fait  mention  d'une  traduction 
en  vers  de  la  Thèbaïde  de  Stace,  dont  un  livre  tout  au  moins, 
le  second,  paraît  avoir  été  imprimé,  mais  probablement  comme 
essai  et  à  très-petit  nombre.  Corneille,  découragé  sans  doute 
du  peu  de  succès  de  cette  tentative,  n'aura  pas  jugé  à  propos 
d'y  donner  suite.  On  n'a  pas  pu  retrouver  un  seul  exemplaire 
de  l'ouvrage  2. 

Il  eut  une  heureuse  inspiration  en  167/4,  lorsqu'il  se  fit  le 
collaborateur  de  Molière,  et  consacra  «  une  quinzaine,  »  nous 
dit-il,  à  écrire  une  grande  partie  de  la  tragédie -ballet  de 
Psyché"^,  et  notamment  cette  scène  si  délicate  et  si  tendre 
où  Psyché  déclare  à  l'Amour  les  sentiments  qu'il  lui  fait 
éprouver. 

Après  avoir  composé  encore  quelques  vers  en  l'honneur  de 
Louis  XIV,  et  particulièrement  les  Victoires  du  Roi  sur  les 
états  de  Hollande,  autre  traduction  d'un  poëme  du  P.  de  la 
Rue*^,  Corneille  fit  jouer,  en  1672,  sa  Pulchérie  par  les  comé- 

1.  Voyez  tome  VII,  p.  185-196.  —  Nous  avons  reproduit  à  la 
page  igS  de  la  Notice  de  Tite  et  Bérénice  quatre  vers  rapportés  par 
Subligny,  dont  nous  ne  connaissions  pas  l'auteur  et  que  nous  regar- 
dions comme  étant  probablement  de  celui  qui  les  avait  cités.  Voici 
la  pièce  même  d'où  ils  sont  tirés  ;  nous  en  devons  la  communication 
à  l'obligeance  do  M.  Paul  Lacroix  : 

A  MoNSiEUK  DK  Corneille  i.'aînk,  sur  le  râle  de  Tite 
dans  sa  Bérénice. 

Quand  Tite  dans  tes  vers  dit  qu'il  se  fait  tant  craindre. 
Qu'il  n'a  qu'à  faire  un  pas  pour  faire  tout  trembler, 
Corneille,  c'est  Louis  que  tu  nous  veux  dépeindre; 
Mais  ton  Tite  à  Louis  ne  peut  bien  ressembler  : 
Tite,  par  de  grands  mots,  nous  vante  son  mérite  ; 
Louis  fait,  sans  parler,  cent  exploits  inouïs  ; 

Et  ce  que  Tite  dit  de  Tite, 
C'est  l'univers  entier  qui  le  dit  de  Louis. 

(Billets  en  vers  de  M.  de  Saint-Ussans.  Paris,  Jean  Guignard  et  Hi- 
laire  Foucault,  i688,  p.  6.) 

3.   Voyez  tome  X,  p.  3^^  et  3^6. 

3.  Voyez  tome  Vil,  p.  280  et  388.  —  4.  Tome  X,  p.  sSa. 


SUR  PIERRE   CORNEILLE.  lv 

diens  du  Marais,  et  se  montra  satisfait  du  demi-succès  qu'elle 
obtint  1.  Il  l'avait  lue  plusieurs  fois  avant  la  représentation  à 
des  auditeurs  de  son  choix.  11  s'était  fait  une  habitude  de  ces 
lectures.  Les  gens  de  qualité  tenaient  à  grand  honneur  d'être 
consultés  par  lui,  et  en  1661  Molière  nous  présente  un  de  ses 
Fâcheux  s'écriant  : 

Je  sais  par  quelles  lois  un  ouvrage  est  parfait, 
Et  Corneille  me  vient  lire  tout  ce  qu'il  fait. 

{Les  Fâcheux,  acte  I,  scène  i,  vers  53  et  54.) 

En  1674,  de  nouveaux  malheurs  de  famille  vinrent  assaillir 
le  poète:  son  vaillant  fds,  qui  en  1667  était  revenu  blessé  du 
siège  de  Douai,  fut  frappé  mortellement  au  siège  de  Grave,  à 
la  tête  de  la  compagnie  qu'il  commandait  en  qualité  de  lieu- 
tenant de  cavalerie.  Son  pauvre  père  ne  travailla  plus  guère 
à  partir  de  ce  nouveau  deuil.  Il  termina  sa  carrière  dramatique 
à  la  fin  de  l'année  par  Suréna  -,  et  n'écrivit  plus  que  quelques 
petits  poèmes  officiels  ou  des  suppliques  en  vers  ou  en  prose. 

Deux  de  ces  pièces  sont  surtout  intéressantes. 

D'abord  un  placet,  par  lequel  Corneille  rappelle  à  Louis  XIV 
la  promesse  qu'il  lui  a  faite  depuis  quatre  ans  d'un  bénéfice 
pour  Thomas  Corneille,  son  quatrième  fils,  et  qu'il  termine  si 
hardiment  en  lui  disant  : 

Qu'un  grand  roi  ne  promet  que  ce  qu'il  veut  tenir  3. 

Ce  placet,  qu'on  était  tenté  de  regarder  comme  une  boutade 
qui,  au  lieu  d'avoir  été  adressée  au  Roi,  était  demeurée 
renfermée  dans  le  portefeuille  du  poète,  ou  n'avait  du  moins 
circulé  que  dans  un  petit  cercle  d'amis  ;  ce  placet,  que  Gra- 
net  croyait  publier  pour  la  première  fois  d'après  un  ma- 
nuscrit, nous  l'avons  trouvé,  non  sans  étonnement,  imprimé 
en  1677  dans  le  Mercure,  un  an  ou  deux  à  peine  après  le  mo- 
ment où  il  fut  écrit.  C'est  là  un  curieux  témoignage  à  joindre  à 
ceux  qu'une  étude  attentive  permettrait  aujourd'hui  de  réunir 
sur  les  libertés  littéraires  du  siècle  de  Louis  XIV. 

Ensuite  cette  belle  et  touchante  épître  yl  «  i?oi,  qui  est  comme 

I.  Voyez  tome  VII,  p.  878.  —  3.  Tome  VII,  p.  ^55. 
3.  Tome  X,  p.  3o8. 


Lvi  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

le  testament  poétique  de  Corneille,  et  dans  laquelle  il  recom- 
mande, avec  une  éloquence  si  simple,  ce  qu'il  avait  de  plus  cher 
au  monde  :  ses  chefs-d'œuvre,  pour  lesquels  il  craignait  l'ou- 
bli ;  puis  ses  deux  derniers  fils  :  le  capitaine,  pour  qui  il  trem- 
blait ;  l'ecclésiastique,  sur  qui  il  cherche  encore  à  attirer  l'at- 
tention royale,  et  qui  obtint  enfin,  le  20  avril  1680,  l'abbaye 
d'Aigueviveen  Touraine*.  Se  peut-il  que  cette  noble  supplique 
n'ait  pas  suffi  pour  assurer  la  tranquillité  de  sa  vieillesse  ? 
Pourquoi  faut-il  qu'il  ait  été  obligé  d'écrire  à  Colbert  la  lettre 
déchirante  dans  laquelle  il  se  plaint  du  malheur  qui  l'accable 
«  depuis  quatre  ans,  de  n'avoir  plus  de  part  aux  gratifications 
dont  Sa  Majesté  honore  les  lettres?  » 

Aux  motifs  d'inquiétude  qu'avait  alors  Corneille  se  joignait 
l'ennui  d'un  long  procès  intenté  à  sa  famille  par  suite  d'une 
tutelle  de  son  père,  et  dans  lequel  il  jugea  utile  d'intervenir, 
quoique  n'ayant  pas  été  d'abord  compris  dans  la  poursuite^. 

C'est  à  cette  époque  de  la  vie  du  poète  que  se  rapporte  la 
lettre  suivante,  écrite,  en  1679,  par  un  Rouennaisàun  de  ses 
amis,  et  publiée  par  M.  Em.  Gaillard,  qui,  par  malheur,  ne  dit 
ni  où  est  l'original  de  la  lettre,  ni  quel  en  est  l'auteur,  ni  à  qui 
elle  est  adressée  '  : 

«  J'ai  vu  hier  M.  Corneille,  notre  parent  et  ami  ;  il  se  porte  as- 
sez bien  pour  son  âge.  Il  m'a  prié  de  vous  faire  ses  amitiés.  Nous 
sommes  sortis  ensemble  après  le  dîner,  et  en  passant  par  la  rue 
de  la  Parcheminerie,  il  est  entré  dans  une  boutique  pour  faire 
raccommoder  sa  chaussure,  qui  étoit  décousue.  II  s'est  assis 
sur  une  planche,  et  moi  auprès  de  lui  ;  et  lorsque  l'ouvrier  eut 
refait,  il  lui  a  donné  trois  pièces  qu'il  avoit  dans  sa  poche. 
Lorsque  nous  fûmes  rentrés,  je  lui  ai  offert  ma  bourse  ;  mais  il 
n'a  point  voulu  la  recevoir  ni  la  partager.  J'ai  pleuré  qu'un 
si  grand  génie  fût  réduit  à  cet  excès  de  misère.  » 

Au  commencement  de  1680,  «sitôt,  dit  le  Mercure^ ,  que  \e 
mariage (^uDau/)/im)  fut  déclaré,  »  Corneille,  alors  âgé  de  près 

I.  Tome  X,  p.  3i3  et  3i4i  et  p.  5oi . 
1.   Voyez  Pièces  justificatives,  n"  XIV. 

3.  Nouveaux  détails  sur  P.  Corneille,  dans  le  Précis  annlylique  des 
travaux  de  l'Académie  de  Rouen,  183/4,  p-  167. 

4.  Le  Mercure  fjnlant,  mars  r68o,  p    a6i. 


SUR   PIERRE   CORNEILLE.  lvh 

de  soixante-quatorze  ans,  alla  présenter  au  Roi  et  au  jeune 
prince  une  pièce  de  vers  sur  ce  sujet.  Tout  ce  morceau  est  em- 
preint de  la  plus  vive  tristesse,  et  du  sentiment,  hélas  !  trop 
sincère,  qu'a  le  poète  de  la  caducité  de  son  génie.  C'est  avec 
une  réelle  conviction  qu'il  dit  au  Dauphin  : 

Quel  supplice  pour  moi,  que  l'âge  a  tout  usé, 
De  n'avoir  à  t'offrir  qu'un  esprit  épuisé  '  ! 

et  qu'il  termine  par  ces  mots  : 

De  quel  front  oserois-je,  avec  mes  cheveux  gris, 

Ranger  autour  de  toi  les  Amours  et  les  Ris? 

Ce  sont  de  petits  dieux,  enjoués,  mais  timides, 

Qui  s'épouvanteroient  dès  qu'ils  verroient  mes  rides  ; 

Et  ne  me  point  mêler  à  leur  galant  aspect. 

C'est  te  marquer  mon  zèle  avec  plus  de  respect'^. 

Ce  sont  là  les  derniers  vers  qui  nous  restent  de  lui,  les  der- 
niers sans  doute  qu'il  ait  écrits.  Depuis  lors  son  unique  travail 
fut  la  révision  définitive  de  ses  œuvres  pour  l'édition  de  1683. 
Il  ne  paraît  pas  que  cette  édition  ait  été  bien  fructueuse  pour 
lui. 

Le  10  novembre  i683,  il  vendit  sa  maison  de  Rouen,  de 
la  rue  de  la  Pie,  moyennant  quatre  mille  trois  cents  livres,  sur 
lesquelles  il  ne  devait  lui  en  revenir  que  treize  cents,  les  trois 
mille  autres  étant  destinées  à  l'amortissement  de  la  pension, 
jusqu'alors  garantie  par  cette  propriété,  qu'il  payait  pour  sa  fille 
Marguerite,  religieuse  au  couvcntdes dominicaines^.  Corneille 
n'intervint  pas  personnellement  dans  cet  acte  d'amortissement  ; 
il  n'y  figure  que  par  l'entremise  de  le  Bovier  de  Fontenelle, 
son  beau-frère  ;  son  neveu  nous  apprend  le  triste  motif  qui 
le  tint  éloigné  :  «  Ses  forces,  dit-il,  diminuèrent  toujours 
de  plus  en  plus,  et  la  dernière  année  de  sa  vie  son  esprit 
se  ressentit  beaucoup  d'avoir  tant  produit  et  si  longtemps*.  » 

I.  Tome  X,  p.  334-  —  3.  Tome  X,  p.  339. 

3.  Notice  sur  la  maison  et  la  généalogie  de  Corneille,  par  A.  G.  Bal- 
lin,  Rouen,  mai  i833,  p.  8.  —  Voyez  les  Pièces  justificatives, 
n»  XV. 

4.  Œuvres  de  Fontenelle,  tomo  III,  p.   120. 


Lviii  NOTICE   BIOGRAPHIQUE 

Son  dénûment  ne  fit  que  s'accroître  à  l'approche  de  ses  der- 
niers moments,  et  Boileau  indigné  alla  chez  le  Roi  pour  faire 
rétablir  la  pension  de  Corneille,  et  offrit  le  sacrifice  de  la 
sienne.  «  Action  très-véritable,  dit  Louis  Racine,  que  m'a  ra- 
contée un  témoin  encore  vivant  ;  on  a  eu  tort  de  la  révoquer 
en  doute,  puisque  Boursault,  qui  ne  devoit  pas  être  disposé  à 
le  louer,  la  rapporte  dans  ses  lettres'.  »  Le  Roi  envoya  im- 
médiatement deux  cents  louis  ;  ce  fut  la  Chapelle,  parent  de 
Boileau,  qui  fut  chargé  de  les  porter.  Le  P.  Tournemine,  qui 
met  en  doute  l'exactitude  de  tout  ce  récit,  convient  toute- 
fois de  cette  circonstance^.  Ce  secours  avait  été  bien  tardif; 
l'illustre  poëte  expira  peu  de  jours  après  l'avoir  reçu^.  Il 
mourut  dans  la  nuit  du  3o  septembre  au  i"""  octobre  i684*. 

«  Comme  c'est  ime  loi  dans  cette  Académie  Q'Acadénne 
française),  dit  Fontenelle,  que  le  directeur  fait  les  frais  d'un 
service  pour  ceux  qui  meurent  sous  son  directorat,  il  y  eut 
une  contestation  de  générosité  entre  M.  Racine  et  M.  l'abbé  de 
Lavaujà  qui  feroit  le  service  de  M.  Corneille,  parce  qu'il  parois- 
soit  incertain  sous  le  directorat  duquel  il  étoit  mort.  La  chose 
ayant  été  remise  au  jugement  de  la  Compagnie,  M.  l'abbé  de 
Lavau  l'emporta,  et  M.  de  Benserade  dit  à  M.  Racine:  «  Si 
«  quelqu'un  pouvoit  prétendre  à  enterrer  M.  Corneille,  c'étoit 
«  vous  :  vous  ne  l'avez  pourtant  pas  fait  ".  » 

Ce  à  quoi  il  pouvait  prétendre  à  plus  juste  titre  et  ce  qu'il 
obtint,  ce  fut  l'honneur  de  louer  dignement  son  illustre  rival. 
Lorsque,  le  2  janvier  1680,  Thomas  Corneille,  élu  à  l'unanimité 
à  la  place  que  son  frère  laissait  vacante  à  l'Académie  française, 
eut  prononcé  son  discours  de  réception,  ce  fut  Racine  qui  lui 
répondit.  11  sut  faire  de  son  illustre  prédécesseur  un  portrait 

I.  Mémoires  sur  la  Vie  de  Jean  Racine,  dans  les  Œuvres  de  Racine 
publiées  par  M.  Mesnard,  tome  I,  p.  aôô.  —  Boursault  rapporte  le 
fait  à  la  page  ^65  des  Lettres  nouvelles. 

1.  Défense  flu  grand  Corneille  en  tôte  des  Œuvres  diverses  de  P.  Cor- 
neille (Paris,  1788,  in-ia),  p.  xxxii  et  xxxni. 

3.  Mercure  ij a lant,  octobre  i684,  p-  179. 

4.  Voyez  Républifjue  des  lettres,  janvier  i685,  p  33;  et  ci-après, 
Pièces  justificatives,  n"  XVI. 

5.  Œuvres  de  Fonlenollo,  tome  III,  p.   I30. 


SUR   PIERRE   CORNEILLE.  lix 

à  la  fois  brillant  et  familier,  fort  connu  assurément,  mais  dont 
rien  ne  saurait  tenir  lieu  à  la  fin  d'une  étude  sur  Corneille,  car 
en  même  temps  qu'il  résume  le  jugement  des  contemporains, 
il  devance  celui  de  la  postérité  avec  une  exactitude,  une  jus- 
tesse que  le  temps  nous  permet  aujourd'hui  d'apprécier  et 
d'admirer  : 

«  Lorsque,  dans  les  âges  suivants,  on  parlera  avec  éton- 
nement  des  victoires  prodigieuses  et  de  toutes  les  grandes 
choses  qui  rendront  notre  siècle  l'admiration  de  tous  les 
siècles  à  venir,  Corneille,  n'en  doutons  point,  Corneille  tien- 
dra sa  place  parmi  toutes  ses  merveilles.  La  France  se  sou- 
viendra avec  plaisir  que  sous  le  règne  du  plus  grand  de  ses 
rois  a  fleuri  le  plus  grand  de  ses  poètes.  On  croira  même 
ajouter  quelque  chose  à  la  gloire  de  notre  auguste  monarque 
lorsqu'on  dira  qu'il  a  estimé,  qu'il  a  honoré  de  ses  bienfaits 
cet  excellent  génie  ;  que  même,  deux  ou  trois  jours  avant  sa 
mort,  et  lorsqu'il  ne  lui  restoit  plus  qu'un  rayon  de  con- 
noissance,  il  lui  envoya  encore  des  marques  de  sa  libéralité, 
et  qu'enfin  les  dernières  paroles  de  Corneille  ont  été  des  re- 
merciments  pour  Louis  le  Grand. 

«  Voilà,  Monsieur,  comme  la  postérité  parlera  de  votre 
illustre  frère  ;  voilà  une  partie  des  excellentes  qualités  qui  l'ont 
fait  connoître  à  toute  l'Europe.  11  en  avoit  d'autres,  qui  bien 
que  moins  éclatantes  aux  veux  du  public,  ne  sont  peut-être  pas 
moins  dignes  de  nos  louanges  :  je  veux  dire  homme  de  pro- 
bité et  de  piété,  bon  père  de  famille,  bon  parent,  bon  ami. 
Vous  le  savez,  vous  qui  avez  toujours  été  uni  avec  lui  d'une 
amitié  qu'aucun  intérêt,  non  pas  même  aucune  émulation  pour 
la  gloire,  n'a  pu  altérer.  Mais  ce  qui  nous  touche  de  plus 
près,  c'est  qu'il  étoit  encore  un  très  bon  académicien  ;  il 
aimoit,  il  cultivoit  nos  exercices  '  ;  il  y  apportoit  surtout  cet 

I.  Il  serait  assez  diËBcile  de  déterminer  au  juste  dans  quelle  me- 
sure Corneille  participait  aux  travaux  de  l'Académie  ;  toutefois  le 
passage  suivant  des  Factums  de  Furetière  semble  indiquer  cpi'il 
n'assistait  pas  fort  régulièrement  aux  séances  ordinaires  : 

«  Si  en  général  j'ai  appelé  jetonniers  ceux  qui  sont  assidus  à  l'Aca- 
démie pour  vaquer  au  travail  du  Dictionnaire,  je  n'ai  pu  trouver  de 
nom  plus  propre  et  plus  significatif  pour  les  distinguer  des  académi- 
ciens  illustres  par   leur   qualité  et  par  leur  mérite,    dont   les  noms 


NOTICE    RIOHR  VPHIOUE 


esprit  de  douceur,  d'égalité,  de  déférence  même,  si  nécessaire 
pour  entretenir  l'union  dans  les  compagnies.  L'a-t-on  jamais 
vu  se  préférer  à  aucun  de  ses  confrères?  L'a-t-on  jamais  vu 


sont  dans  la  liste,  qui  n'ont  aucune  part  à  cet  ouvrage  et  qui  ne  se 
trouvent  qu'aux  assemblées  solennelles  de  réceptions;  encore  n'ai-je 
pas  la  gloire  de  l'invention  de  ce  titre  :  elle  est  due  au  grand  Cor- 
neille, qui  en  a  été  le  parrain,  et  qui  donna  un  billet  d'exclusion  au 
sieur  de  la  Fontaine  parce  qu'il  le  jugeoit  dangereux  aux  jetons,  sur 
le  fondement  que  c'est  un  misérable  qu'on  nourrit  par  charité  et  qui 
en  a  besoin  pour  subsister.  On  ne  peut  pécher  après  l'exemple  d'un 
si  grand  homme,  et  son  autorité  est  de  tel  poids,  que  tous  les  con- 
frères ont  suivi  son  exemple,  et  se  traitent  les  uns  les  autres  dejeton- 
niers,  selon  qu'ils  affectent  plus  ou  moins  d'être  assidus,  et  de  se 
trouver  avant  que  l'heure  sonne  pour  participer  à  cette  distribution.  » 
(^Recueil  des  Faclums  d'Antoine  Furetière,  édition  de  M.  "Asselineau, 
tome  I,  p.  3o4.) 

Nous  ne  pouvons  contrôler  aujourd'hui  ce  que  dit  Furetière,  et  il 
serait  imprudent  de  lui  accorder  trop  de  confiance.  Remarquons  tou- 
tefois que  le  peu  de  documents  dont  nous  pouvons  disposer  nous 
montrent  en  effet  Corneille  assistant  aux  cérémonies  publiques,  mais 
ne  prenant  pas  toujours  une  part  bien  active  aux  occupations  de  la 
Compagnie.  Ainsi,  en  1673,  lorsque  l'Académie  française  se  rend  à 
Versailles  pour  remercier  le  Roi  d'avoir  remplacé  le  chancelier  Se- 
guier  comme  prolecteur  de  la  Compagnie,  le  Mercure  du  mois  de  mars 
(tome  I,  p.  221  et  222)  signale  la  présence  de  Corneille  ;  au  con- 
traire, nommé  membre  d'inie  commission  qui  fut  occupée,  du  i^  août 
au  12  octobre  1673,  à  réunir,  pour  la  préparation  du  Dictionnaire,  des 
Observations  touchant  l'orthographe,  il  n'a  même  pas  mis  son  visa  à  ce 
travail,  où  ses  opinions  sur  l'orthographe,  placées  dans  V Avertisse- 
ment de  son  édition  du  Théâtre  publiée  en  i663,  ont  été  longuement 
discutées  et  en  général  favorablement  reçues.  Voyez  les  Cahiers  de 
remarques  sur  l'orthographe  française  que  j'ai  publics  en  i863  (p.  vin, 
xxni  et  97.) 

Ses  collègues  du  reste  n'exigeaient  pas  de  lui  une  trop  rigoureuse 
exactitude,  fiers  qu'ils  étaient  de  le  posséder  parmi  eux.  «  Ce  n'est 
pas  la  coutume  de  l'Académie,  dit  Segrais  dans  ses  Mémoires,  de  se 
lever  de  sa  place  dans  les  assemblées  pour  personne,  chacun  demeure 
comme  il  t!st  ;  cependant  lorsque  M.  Corneille  arrivoit  après  moi, 
j'avois  pour  lui  tant  de  vénération  que  je  lui  faisois  cet  honneur. 
C'est  lui  qui  a  formé  le  théâtre  françois.  »  {Mémoires  anecdotes  de 
Segrais,  tome  II  des  Œuvres,  p.  158.) 


SUR  PIERRE   CORNEILLE.  lxi 

vouloir  tirer  ici  aucun  avantage  des  applaudissements  qu'il 
recevoit  dans  le  public  ?  Au  contraire,  après  avoir  paru  en 
maître  et,  pour  ainsi  dire,  régné  sur  la  scène,  il  venolt, 
disciple  docile,  chercher  à  s'instruire  dans  nos  assemblées  ; 
lalssolt,  pour  me  servir  de  ses  propres  termes,  laissoit  ses  lau- 
riers à  la  porte  de  l'Académie'  ;  toujours  prêt  à  soumettre  son 
opinion  à  l'avis  d'autrul,  et  de  tous  tant  que  nous  sommes,  le 
plus  modeste  à  parler,  à  prononcer,  je  dis  même  sur  des  ma- 
tières de  poésie.  » 


Laisse  en  entrant  ici  tes  lauriers  à  la  porte. 

(Horace,  vers  1876,  tome  III,  p.  S^a.) 


PIECES  JUSTIFICATIVES 

DE  LA  NOTICE  BIOGRAPHIQUE'. 


I.  —  Page  XIX. 

Actes  de  baptême  de  Pierre  Corneille. 

Le  neuvième  jour  [de  juin  1606],  Pierre,  fils  de  M.  Pierre 
Corneille,  a  esté  baptisé.  Le  parrain,  ^L  Pierre  le  Pesant,  secrétaire 
du  Roy,  et  Barbe  Houel.  (Registre  de  la  paroisse  Saint-Sauveur  de 
Rouen,  déposé  au  greffe  du  tribunal  de  première  instance  de  Rouen.') 


Le  vendredi  neuvième,  Pierre,  fils  de  M.  Pierre  Corneille,  a 
esté  baptisé.  Le  parrain,  M.  Pierre  le  Pesant,  secrétaire  du  Roy,  et 
damoiselle  Barbe  Houel.  (Registre  de  la  paroisse  Saint-Sauveur  de 
Rouen,  déposé  à  la  mairie  de  Rouen.) 


II.  —  Page  XXI. 

Réception  dé  Pierre  Corneille  comme  avocat 
par  la  cour  de  Rouen. 

Du  mardi  xviiie  jour  de  juin  1624,  M«  Pierre  Corneille, 
licencié  es  loix,  après  que  par  ordonnance  de  la  Cour  a  esté  informé 

I .  Ces  pièces,  déjà  connues  pour  la  plupart,  mais  seulement  par  extraits,  ont 
été  presque  toutes  copiées  à  Rouen  sous  la  direction  de  M.  Gti.  de  Beaure- 
paire,  archiviste  delà  Seine-Inférieure.  Elles  sont  en  grande  partie  dues  à  ses 
recherches  et  à  celles  de  MM.  Floquet,  Deville  rt  Gosselin. 


Lxiv  PIÈCES  JUSTIFICATIVES 

d'office,  par  les  conseillers  commissaires  à  ce  députés,  de  sa  vie, 
mœurs,  actions,  comportemens,  religion  catholique,  apostolique  et 
romaine;  oui  sur  ce  le  procureur  gênerai  du  Roi,  et  de  son  con- 
sentement, a  esté  receu  advocat  en  ladite  cour,  et  a  fait  et  preste  le 
serment  en  tel  cas  requis  et  accoustumé.  (^Archives  du  greffe  de  l'an- 
cien parlement  de  Rouen.) 


III.  —  Page  XXI. 

Nomination  de  Pierre  Corneille,  comme  avocat  du  Roi 
en  la  Table  de  marbre. 


Jay  receu  de  M^  Pierre  Corneille  le  jeune  la  somme  de  trois  cens 
soixante  et  quinze  livres  pour  la  résignation  de  loffice  de  conseiller 
et  advocat  du  Roy  antien  à  la  table  de  marbre  du  Pallais  à  Rouen 
pour  le  siège  dos  eaues  et  forestz  aux  gaiges  et  droicts  y  appartenant 
faicte  à  son  profict  par  M*^  Pierre  Desmogeretz  qui  a  paie  l'annuel 
duquel  office  ledit  Corneille  a  esté  pourveu.  Faict  à  la  Rochelle 
le  xviii*^  novembre  xvi<=  vingt  huict.  Signé  Deligny,  et  au  dos  Enre- 
gistré au  Contrôle  général  des  finances  par  moy  soubsigné  commis 
audit  contrôle.  A.  Paris  le  dernier  de  décembre  xvr'  vingt  huict. 
Signé  Sublet. 


Jay  receu  de  M«  Pierre  Corneille  la  somme  de  (;viii  1.  pour  le 
droit  de  mar  d'or  de  loffice  de  conseiller  et  advocat  du  Pioy  antien 
a  la  table  de  marbre  du  Pallais  à  Rouen  pour  le  siège  des  eaues  et 
forestz  dont  il  a  esté  pourveu  pour  la  résignation  de  M'"  Pierre 
Desmogeretz.  Faict  à  Paris  le  xxx«  décembre  iGa8.  Signé  de  la 
Court,  et  au  dos  Enregistré  au  Contrôle  gênerai  des  financ(-s  par 
moy  soubsigné  commis  audit  contrôle.  A  Paris  le  dernier  de  dé- 
cembre 1628.  Signé  Sublet,  et  plus  bas,  coUationné  par  moy  con- 
seiller secrettaire  du  Roy  et  de  ses  finances.  Signé  Couppcau. 


DE   LA  NOTICE   BIOGRAPHIQUE.  lxv 

Louis*  par  la  grâce  de  Dieu  Roy  de  France  et  de  Navare  A  tous 
ceux  qui  ces  présentes  verront  salut  sçavoir  faisons  que  pour  le  bon 
et  louable  rapport  qui  faict  nous  a  esté  de  la  personne  de  notre  cher 
et  bien  amé  M''  Pierre  Corneille  et  de  ses  sens  suffisance  loiauté 
preudhommie  expérience  et  bonne  dilligence  a  icelluy  pour  ces 
causes  et  autres  a  ce  nous  mouvans.  Avons  donné  et  octroie  donnons 
et  octroions  par  ces  présentes  l'office  de  notre  Conseiller  et  advocat 
antien  à  la  table  de  marbre  du  Pallais  à  Rouen  pour  le  siège  des 
eaux  et  foretz  que  nagueres  soulloit  tenir  et  exercer  M>=  Pierre  Des- 
mogeretz  dernier  paisible  possesseur  dicelluy  vaccant  a  présent  par 
la  résignation  quil  en  a  faite  par  sa  procuration  cy  attachée  soubz  le 
contrescel  de  notre  chancelerie.  Pour  le  dit  office  avoir  tenir  et 
doresnavant  exercer  en  jouir  et  user  par  le  dit  Corneille  aux  hon- 
neurs authoritez  prérogatives  prééminences  franchises  libériez  gaiges, 
droictz  de  chauffages  proffictz  revenus  et  esmolumens  accoustumez 
et  y  appartenans  telz  et  semblables  qu'en  jouissoit  le  dit  Desmogerets 
tant  quil  nous  plaira,  encore  quil  ne  vive  les  quarante  jours  portez 
par  noz  ordonnances  de  la  rigueur  desquelles  nous  l'en  avons  rel- 
levé  et  dispensé  attendu  le  droit  annuel  pour  ce  par  luy  paie  Sy 
donnons  en  mandement  a  nos  amez  et  féaux  conseillers  les  gens 
tenans  notre  court  de  parlement  de  Rouen.  Qu'après  leur  estre  ap- 
paru des  bonne  vie  mœurs  conversation  et  religion  CathoIic[ue  apos- 
tolicque  et  Romaine  du  dit  Corneille  et  de  luy  pris  et  receu  le 
serment  en  tel  cas  requis  et  accoustumé  Hz  le  mettent  et  instituent 
ou  facent  mettre  et  instituer  de  par  nous  en  possession  et  saisine  du 
dit  office  l'en  faisant  jouir  et  user  aux  honneurs  authoritez  préro- 
gatives prééminences  franchises  libériez  gaiges  droictz  de  chevauchée 
profictz  revenus  et  esmollumens  susdit  plainement  paisiblement  et  a 
luy  obéir  et  entendre  de  tous  ceux  et  ainsy  quil  appartiendra  ez 
choses  touchant  et  concernant  le  dit  office  Pourveu  touttesfois  qu'il 
nayt  au  dit  siège  aucuns  parens  ni  alliez  au  degré  de  nos  ordon- 
nances a  peyne  de  nullité  des  présentes  et  de  sa  réception.  Mandons 
en  outre  a  noz  amez  et  féaux  conseillers  les  Presidens  et  trésoriers 
généraux  de  France  à  Rouen  que  par  le  receveur  et  paieur  des  gaiges 
des  officiers  du  dit  siège  ou  autres  noz  officiers  comptables  qu'il 
appartiendra  ilz  facent  paier  et  dellivrer  au  dit  Corneille  les  ditz 
gaiges  et  droictz  doresnavant  par  chacun  an  aux  termes  et  en  la 
manière  accoustumée  A  commencer  du  jour  et  datte  des  présentes 
Rapportant  lesquelles  ou  coppie  dicelles  deument  collationnée  pour 
une  fois  seulement.  Avec  quittance  du  dit  Corneille  sur  ce  suffisante. 
Nous  voulions   les  ditz  gaiges  et  droictz  et  que  paie  baillé  luy  aura 

I.  On  lit  en  marge  :  «  Ad»'  du  Roy  en  la  Table  de  Marbre.  » 

COR.NEILLE.     I  E 


Lxvi  PIÈCES  JUSTIFICATIVES 

esté  estre  passé  et  alloué  en  la  despense  des  comptes  des  dits  rece- 
veurs qui  les  auront  paiez  par  noz  amez  et  féaux  les  gens  de  noz 
comptes  a  Rouen  ausquelz  mandons  ainsy  le  faire  sans  difficulté 
car  tel  est  notre  plaisir  En  tesmoing  de  quoy  nous  avons  faict  mettre 
notre  scel  à  ces  dites  présentes  données  a  Paris  le  dernier  jour  de 
décembre  l'an  de  grâce  xvi*"  vingt  huict  et  de  notre  règne  le  xix«. 
Et  sur  le  replj  est  escript  par  le  Roy  Gouppeau  et  scellé  sur  double 
queue  du  grand  sceau  de  cire  jaulne  et  a  costé  est  escript  Le  dit 
M«  Pierre  Corneille  a  esté  receu  au  dit  estât  et  office  dadvocat  du 
Roy  pour  les  eaues  et  foreslz  au  dit  siège  de  la  table  de  marbre  sui- 
vant ces  présentes  et  a  faict  et  preste  le  serment  a  ce  requis  et  accous- 
tumé  a  Rouen  en  parlement  le  seizi"^'  jour  de  febvrier  xvi<=  vingt  et  neuf 
signé  Deschamps. 

Les  presidens  et  Trésoriers  généraux  de  France  en  Normandie 
au  bureau  des  finances  en  la  generallité  de  Rouen  veu  par  nous 
les  lettres  pattentes  du  Roy  données  à  Paris  le  dernier  jour  de 
décembre  dernier  par  lesquelles  Sa  Majesté  a  donné  et  octroie  a 
M"^  Pierre  Corneille  loffice  de  son  conseiller  et  advocat  antien  a  la 
table  de  marbre  du  pallais  à  Rouen  pour  le  siège  des  eaues  et  forestz 
que  nagueres  souUoit  tenir  et  exercer  M*^  Pierre  de  Mogeretz  dernier 
paisible  possesseur  d  Icelluy  vaccant  lors  par  la  résignation  qu'il  en 
a  faicte  Pour  le  dit  office  avoir  tenir  et  doresnavant  exercer  en  jouir 
et  user  par  le  dit  Corneille  aux  honneurs,  aullioritez  prérogatives 
prééminences  francliises  libertez  gaiges  droictz  de  chauffages  jjrof- 
fictz  revenus  et  esmolluraens  accoustumez  et  y  appartenant  telz 
semblables  qu'en  jouissoit  le  dit  Desmogeretz  Nous  mandant  Sa  dite 
Majesté  le  faire  paier  des  dits  gaiges  et  droitz  comme  plus  ample- 
ment les  dites  lettres  patentes  le  contiennent  desquelles  et  apprès 
quil  nous  est  apparu  de  sa  réception  en  la  court  de  Parlement  de 
Rouen  le  xvi<^  jour  de  febvrier  dernier,  Consentons  Entant  qu'a  nous 
est  lentherinement  Mandant  aux  receveurs  du  domaine  en  la  vicomte 
de  Vernon  chacun  en  lannée  de  son  exercice  paier  bailler  et  dclli- 
vrer  au  dit  M"  Pierre  Corneille  les  gaiges  de  huict  vingtz  dix  livres 
au  dit  office  appartenant  telz  et  semblables  qu'en  a  jouy  le  dit  De- 
mogeretz  aux  termes  et  en  la  manière  acoustumce  A  commencer  les 
cours  d'Iceux  du  jour  et  dabte  des  dites  lettres  do  provision,  des- 
quelles rapportant  par  celluy  des  dits  receveurs  qui  en  fera  le  pre- 
mier paiement  coppie  et  de  ces  présentes  pour  une  fois  scullement 
avec  quittance  sur  ce  suffisante  Seront  les  ditz  gaiges  et  droicfs  par 
nous  passez  et  allouez  en  leurs  estatz  partout  qu'il  ap^jartiendra  Donné 
à  Rouen  le  neuf^  jour  de  mars  xvi"^  vingt  et  neuf. 


DE   LA  NOTICE  BIOGRAPHIQUE.  lxvh 

Jay  Receu  de  M'-  Pierre  Corneille  la  somme  de  cent  huict  livres 
pour  le  droit  de  mar  dor  de  loffice  de  conseiller  du  Roy  et  son  pre- 
mier advocat  du  Roy  en  la  marine  de  France  au  siège  gênerai  de  la 
table  de  marbre  de  notre  pallais  à  Rouen  dont  il  a  esté  pourveu  par 
la  démission  de  M^  Pierre  Desmogeretz,  faict  à  Paris  le  viii"  janvier 
1629  Signé  de  la  Court  et  au  dos  Enregistrée  au  contrôle  gênerai 
des  finances  par  moy  soubsigné  commis  au  dit  contrôle  le  dixi^  de 
Janvier  1629  Signé  Sublet  et  plus  bas  Collationné  par  moy  Con- 
seiller Secrettaire  du  Roy  et  de  ses  finances  Signé  Couppeau. 


Louis  par  la  grâce  de  Dieu  Roy  de  France  et  de  Navarre  A  tous 
ceux  qui  ces  présentes  verront  salut  Sçavoir  faisons  que  pour  le  bon 
rapport  qui  nous  a  esté  faict  de  la  personne  de  notre  cher  et  bien 
amé  M«  Pierre  Corneille  et  de  ses  sens  suffisance  loiauté  preudhom- 
mie  expérience  et  bonne  dilligence  a  Icelluy  pour  ces  causes  et  autres 
A  ce  nous  mouvans  Avons  a  la  nomination  de  notre  très  cher  cousin 
le  s'  Cardinal  de  Richelieu  Grand  M'^  chef  et  Sur  Intendant  gênerai 
de  la  navigation  et  commerce  de  France  Aiant  pouvoir  de  ce  donné 
et  octroie  donnons  et  octroions  par  ces  présentes  loffice  de  notre 
conseiller  et  premier  advocat  en  ladmiraulé  de  France  au  siège  gê- 
nerai de  la  table  de  marbre  de  notre  pallais  a  Rouen  que  nagueress 
souUoit  tenir  et  exercer  M''  Pierre  Demogeretz  dernier  paisible  pos- 
sesseur d'Icelluy  vaccant  a  présent  par  la  résignation  quil  en  a 
faicte  par  sa  procuration  cy  avec  La  dite  nomination  attachée  soubz  le 
contre  scel  de  notre  chancelerie.  Pour  le  dit  office  avoir  tenir  et 
doresnavant  exercer  en  jouir  et  user  par  le  dit  Corneille  aux  hon- 
neurs auctoritez  prérogatives  prééminences  exemptions  franchises 
libertez  gaiges  droictz  fruictz  proffictz  revenus  et  esmollumens  y 
apartenant  telz  et  semblables  quen  jouissoit  le  dit  Demogeretz  Tant 
quil  nous  plaira  Sy  donnons  en  mandement  a  nos  amez  et  féaux 
conseillers  les  gens  tenans  notre  court  de  Parlement  a  Rouen  qu'après 
leur  estre  apparu  des  bonne  vie  mœurs  conversation  et  relligion 
catholique  apostolique  et  romaine  du  dit  Corneille  et  de  luy  prins 
et  receu  le  serment  en  tel  cas  requis  et  accoustumé  Hz  le  mettent  et 
instituent  ou  facent  mettre  et  instituer  de  par  nous  en  possession  et 
saisine  du  dit  office  len  faisant  jouir  et  user  aux  honneurs  auctho- 
ritez  prérogatives  prééminences  exemptions  franchises  libertez  gaiges 
droicts  fruicts  profficls  revenus  et  esmollumens  susdits  plainement  et 
paisiblement  Et  a  luy  obéir  et  entendre  de  tous  ceux  et  ainsy  quil 
apartiendra  ez  choses  touchant  et  concernant  le  dit  office,  pourveu 
touttefois  que  le  dit  Corneille  n'ayt  au  dit  siège  aucuns  parens  ny 


Lxvni  PIECES   JUSTIFIC  VTTVES 

alliez  au  degré  de  noz  ordonnances  a  peine  de  nullité  des  présentes 
et  de  sa  réception  Mandons  en  outre  a  noz  amez  et  féaux  conseillers 
les  Presidens  et  trésoriers  generaulx  de  France  audict  Rouen  que  par 
le  Receveur  et  paieur  des  gaiges  des  officiers  dudit  siège  Hz  facent 
paier  audit  Corneille  les  dits  gaiges  et  droictz  doresnavant  par  cha- 
cun an  A  commencer  du  jour  et  date  des  présentes  Rapportant  les- 
quelles ou  coppie  d'Icelles  deuement  collationnée  pour  une  fois 
seuUement  avec  quittance  dudit  Corneille  sur  ce  suffisante  Nous 
voulions  les  dits  gaiges  et  droictz  estre  passez  et  allouez  en  la  des- 
pence des  comptes  dudit  receveur  desduicts  et  rabattus  de  sa 
recepte  par  noz  amez  et  féaux  les  gens  de  noz  comptez  à  Rouen 
ausquelz  mandons  ainsy  le  faire  sans  difficulté  Car  tel  est  notre 
plaisir  en  tesmoing  de  quoy  nous  avons  faict  mettre  notre  scel  à  ces 
dites  présentes  données  à  Paris  le  dix'-'  jour  de  Janvier  lan  de  grâce 
mil  six  cens  vingt  neuf  et  de  notre  règne  le  dix  neuf*^  et  sur  le  reply 
est  escript  par  le  Roy  signé  Gouppeau  et  scellé  sur  double  queue  du 
grand  sceau  de  cire  jaulno  et  a  costé  du  dit  reply  est  escript  le  dit 
M<-"  Pierre  Corneille  a  esté  receu  au  dit  estât  et  office  dadvocat  du 
Roy  en  ladmirauté  de  France  au  siège  de  la  tailede  marbre  du  pallais 
à  Rouen  suivant  ces  présentes  et  a  faict  et  preste  le  serment  a  ce 
requis  A  Rouen  en  parlement  le  seizi''  jour  de  febvrier  xvi'^  vingt 
neuf  signé  Deschamps. 


Les  Presidens  et  trésoriers  generaulx  de  France  en  Normandie  au 
bureau  des  finances  en  la  generallité  de  Rouen,  Veu  par  nous  les 
lettres  patientes  du  Roy  donnez  a  Paris  le  dix«  jour  de  Janvier 
dernier  par  lesquelles  Sa  Majesté  a  la  nomination  de  son  très  cher 
cousin  le  s""  Cardinal  de  Richelieu  grand  M'''=  chef  et  surintendant 
gênerai  de  la  navigation  et  commerce  de  France  aiant  pouvoir  de  ce 
a  donné  et  octroie  A  M''  Pierre  Corneille  loffice  de  son  conseiller  et 
premier  advocat  en  ladmirauté  de  France  au  siège  gênerai  de  la  table 
de  marbre  du  pallais  a  Rouen  que  nagueres  soulloit  tenir  et  exercer 
M"=  Pierre  de  Mogerctz  dernier  paisible  possesseur  d'Icelluy.  Vaccant 
lors  par  la  résignation  quil  en  a  faicte  pour  le  dit  office  avoir  tenir 
et  doresnavant  exercer  en  jouir  et  user  par  le  dit  (Corneille  aux  hon- 
neurs aucthoritez  prérogatives  prééminences  exemptions  franchises 
libertez  gaiges  droictz  fruicts  profficts  revenus  et  osmollumens  y 
appartenans  lelz  et  semblables  qu'en  jouissoit  le  dit  de  Mogeretz. 
Nous  mandant  Sa  dite  Majesté  le  faire  paier  de  ses  gaiges  et  droicts 
comme  plus  amplement  les  dites  lettres  pattentes  le  contiennent  des- 
quelles et  apprcs  qu'il  nous  est  apparu  de  sa  réception  en  la  court  de 
Parlement  de  Rouen  le  seizi"  jour  de  febvrier  dernier  consentons  on 


DE   LA   NOTICE   BIOGRAPHIQUE.  lxix 

tant  qu'a  nous  est  lentherinement  Mandant  aux  receveurs  généraux 
des  finances  en  la  generallité  de  Rouen  chacun  en  lannée  de  son 
exercice  paier  bailler  et  dellivrer  au  dit  M«  Pierre  Corneille  aux 
termes  et  en  la  manière  accoustumée  les  gaiges  de  viii"''  x"  attribuez 
au  dit  office  telz  et  semblables  qu'en  jouissoit  le  dit  de  Mogeretz, 
a  commencer  le  cours  d'Iceux  du  jour  et  datte  des  dites  lettres  do 
provision  desquelles  raportant  par  celluy  des  dits  receveurs  qui  en 
fera  le  premier  paiement  coppie  et  de  ces  présentes  pour  une  fois 
seulement  avec  quittance  sur  ce  suffisante  Seront  les  dits  gaiges  et 
droictz  par  nous  passez  et  Allouez  en  leurs  estatz  par  tout  quil  apar- 
tiendra  donné  a  Rouen  le  neuf"  jour  de  mars  mil  vi*"  vingt  neuf. 
(Archives  de  la  Seine-Inférieure.') 


IV.  —  Page  XXVI. 

Lettres  de  noblesse  accordées,  le  2^  mars  1637,  à  Pierre  Corneille, 
père  du  poêle  ' . 

Louis,  par  la  grâce  de  Dieu,  roy  de  France  et  de  Navarre,  à  tous 
presens  et  advenir,  salut. 

La  Noblesse,  fille  de  la  Vertu,  prend  sa  naissance,  en  tous  estais 
bien  policés,  des  actes  généreux  de  ceux  qui  tesmoignent,  au  péril 
et  pertes  de  leurs  biens  et  incommoditez  de  leurs  personnes,  estre 
utiles  au  service  de  leur  prince  et  de  la  chose  publicque  ;  ce  qui  a 
donné  subject  aux  roys  nos  prédécesseurs  et  à  nous,  de  faire  choix 
de  ceux  qui  par  leurs  bons  et  louables  effects  ont  rendu  preuve 
entière  de  leur  fidellité,  pour  les  eslever  et  mettre  au  rang  des 
nobles,  et,  par  ceste  prerogatifve,  rendre  leurs  vie  et  actions  remar- 
quables à  la  postérité.  Ce  qui  doibt  servir  d'émulation  aux  autres 
à  ceste  exemple,  de  s'acquérir  de  l'honneur  et  réputation,  et  espé- 
rance de  pareille  rescompence. 

Et  d'autant  que  par  le  tesmoignage  de  nos  plus  spéciaux  servi- 
teurs nous  sommes  deuemcnt  informé  que  noslre  amé  et  féal  Pierre 
Corneille,  issu  de   bonne  et  honorable  race  et  famille,  a  toujours  eu 

I.  Ces  lettres  de  noblesse  furent  enregistrées,  le  27  mars  lôSy,  dans  la 
chambre  des  comptes  de  Normandie,  et  renouvelées  par  Louis  XIV,  en 
mai  1669,  en  faveur  de  Pierre  et  de  Thomas  Corneille. 


Lxx  PIECES  JUSTIFICATIVES 

en  bonne  et  singulière  recommandation  le  bien  de  cest  estât  et  le 
nostre  en  divers  emplois  qu'il  a  eus  par  nostre  commandement  et 
pour  le  bien  de  nostre  service  et  du  publicq  et  particulièrement  en 
l'exercice  de  l'office  de  maistre  de  nos  caues  et  forestz  en  la  vicomte 
do  Rouen,  durant  plus  de  vingt  ans,  dont  il  s'est  acquitté  avec  un 
extrême  soing  et  fidélité,  pour  la  conservation  de  nos  dictes  forests, 
et  en  plusieurs  autres  occasions  où  il  s'est  porté  avec  tel  zelc  et  affec- 
tion que  ses  services  rendus  et  ceux  que  nous  espérons  de  Iny  à 
l'advenir,  nous  donnent  subject  de  recongnoistre  sa  vertu  et  mérites, 
et  les  décorer  de  ce  degré  d'honneur,  pour  marque  et  mémoire  à  sa 
postérité. 

Sçavoir  faisons  que  nous,  pour  ces  causes  et  autres  bonnes  et 
justes  considérations  à  ce  nous  mouvans,  voulant  le  gratifier  et  favo- 
rablement traicter,  avons  le  dict  Corneille  de  nos  grâce  specialle 
plaine  puissance  et  authorité  royalle,  ses  enfans  et  postérité,  masles 
et  femelles,  nais  et  à  naistre  en  loyal  mariage,  annoblys  et  annoblis- 
sons,  et  du  tittre  et  quallité  de  noblesse  décoré  et  décorons  par  ces 
présentes  signées  de  notre  main.  Voulons  et  nous  plaist  qu'en  tous 
actes  et  endroicts,  tant  en  jugement  que  dehors,  ilz  soient  tenus  et 
reputtez  pour  nobles,  et  puissent  porter  le  titre  d'escuyer,  jouir  et 
uzer  de  tous  honneurs,  privilleges  et  exemptions,  franchises,  préro- 
gatives, prééminences  dont  jouissent  et  ont  accoustumé  jouyr  les 
autres  nobles  de  nostre  royaume,  extraictz  de  noble  et  ancienne 
race,  et,  comme  telz,  ilz  puissent  acquérir  tous  fiefz,  possessions 
nobles,  de  quelque  nature  et  quallité  qu'ilz  soient  et  d'iceux,  en- 
semble de  ceux  qu'ils  ont  acquis  et  leur  pourroient  escheoir  à  l'adve- 
nir, jouir  et  uzer  tout  ainsy  que  s'ils  estoient  nais  et  issus  de  noble 
et  ancienne  race,  sans  qu'ils  soient  ou  puissent  estre  contraincts  en 
vuider  leurs  mains,  ayant  d'habondant  au  dict  Corneille  et  à  sa 
postérité,  de  nostre  plus  ample  grâce,  permis  et  octroie,  permettons 
et  octroyons  qu'ils  puissent  dorcsnavant  porter  partout  et  en  tous 
lieux  que  bon  leur  semblera,  mesmes  faire  cslever  par  toutes  et  cha- 
cune leurs  terres  et  seigneuries,  leurs  armoiries  timbreez  telles  que 
nous  leur  donnons  et  sont  cy  empreintes*,  tout  ainsy  et  en  la  mesmc 
forme  et  manière  que  font  et  ont  accoustumé  faire  les  autres  nobles 
de  nostre  dict  royaume. 

Sy  donnons  en  mandement  à  nos  amcz  et  féaux  conseillers  les 
gens  tenans  nostre  cour  fies  aides   à  Rouen,  et  autres  nos  justiciers 

I.  D'azur,  à  une  face  d'or,  chargée  de  trois  testes  de  lion  de  gueules,  et 
accompagnée  de  trois  cstoilcs  d'argent,  deux  en  chef  et  une  en  pointe.  (Ar- 
moriai général  de  la  France,  Ville  de  Paris,  tome  I,  fol.  1066.  Hibl.  imp.,  dé- 
partement des  manuscrits.) —  Voir  ces  armoiries  dans  l'Album  joint  à  notre 
édition. 


DE   LA  NOTICE   BIOGRAPHIQUE.  lxxi 

et  officiers  qu'il  appartiendra,  chacun  en  droict  soy,  qiie  de  nos  pré- 
sente grâce,  don  d'armes,  et  de  tout  le  contenu  ci-dessus  ils  facent, 
souffrent  et  laissent  jouir  et  uzer  pleinement,  paisiblement  et  per- 
pétuellement le  dit  Corneille,  ses  dits  enfans  et  postérité  masles  et 
femelles,  nais  et  à  naistre  en  loial  mariage,  cessant  et  faisant  cesser 
tous  troubles  et  empeschemens  au  contraire.  Car  tel  est  nostre 
plaisir  nonosbtant  quelzconques  edictz,  ordonnance,  revocquations, 
et  reiglemens  à  ce  contraires,  ausquels  et  à  la  dcsrogatoire  des  dcs- 
rogatoires  y  contenue,  nous  avons  desrogé  et  desrogeons  par  ces 
dictes  présentes.  Et  afin  que  ce  soit  chose  ferme  et  stable  à  tousjours, 
nous  avons  faict  mettre  nostre  seel  aux  dictes  présentes  sauf,  en  au- 
tres choses,  nostre  droict  et  l'autruy  en  toutes.  Donné  à  Paris,  au 
mois  de  janvier,  l'an  de  grâce  mil  six  cent  trente  sept,  et  de  nostre 
reigne  le  vingt-septième.  Signé  Louis.  Et  sur  le  reply  par  le  Roy, 
De  Loménie  ung  paraphe.  Et  à  costé  visa,  et  scellé  en  laas  de  soye 
rouge  et  verd  du  grand  sceau  de  cire  verde. 

Et  sur  ledict  reply  est  escript  :  Registrez  es  registres  de  la  court  des 
Aides  en  Normandie,  suivant  l'arrest  d'icelle  du  vingl-quatrieme 
jour  de  mars  mil  six  cent  trente  sept.  Signé  De  L'esloille,  ung 
paraphe. 


V.  —  Page  xxYii. 

Aveu  fait  par  Pierre  Corneille,  tant  en  son  nom  qu'au  nom  de  Thomas, 
son  frère,  pour  des  fiefs  provenant  de  la  succession  de  son  pere^. 

De  Nobles  et  Religieuses  personnes  Messieurs  Abbé  et  couvent  de 
l'Abbaye  et  Baronnie  de  St.  Ouen  de  Rouen  tient  et  advoue  tenir 
en  leurs  fiefs  de  l'eau  de  Seine  au  droit  de  l'office  de  Pitancier  ^ 
dicelle  M.  Pierre  Corneille  Escuyer  Conseiller  du  Roy  et  Advocat  de 
Sa  Majesté   aux   sièges  généraux  de    la  table  de  marbre  du  palais  à 

I.  Cet  acte,  qui  fait  partie  du  fonds  de  Saint-Ouen  de  Rouen  aux  archives 
de  la  Seine- Inférieure,  nous  était  inconnu.  Il  nous  a  été  signalé  et  communiqué 
par  notre  savant  confrère,  M.  Ch.  de  Beaurepaire,  archiviste  du  département. 
La  première  partie  de  cet  acte,  jusqu'à  la  signature,  est  entièrement  de  l'écri- 
ture de  Corneille. 

3.  «  Pitancier.  OÉBcier  claustral  qui  subsiste  encore  dans  quelques  abbayes, 
qui  distribuoit  autrefois  la  pitance  aux  moines.  »  (Furetière,  Dictionnaire  uni- 
versel, i6go.) 


Lxxn  PIECES  JUSTIFICATIVES 

Rouen  fils  aisnc  et  héritier  en  partie  de  deffunt  M.  Pierre  Corneille 
Escuyer  Conseiller  du  Roy  et  ^I«  particulier  des  Eaux  et  forestz  en 
la  viconté  de  Rouen  tant  pour  luy  que  pour  Thomas  Corneille  son 
frère  mineur  d'ans  et  son  cohéritier  en  la  dite  succession.  C'est 
assavoir  une  pièce  de  terre  en  isle  nommée  la  Litte  contenant  cinq 
vergées  ou  environ  ainsy  plantée  de  cerisiers,  pruniers,  oziers,  fresnes, 
vignes  que  autres  plantz  assise  en  la  paroisse  dOrival  près  Cleon 
bornée  de  tous  boutz  et  costes  leau  de  Seine  a  cause  de  quoy  il 
doibt  six  sols  de  rente  seigneuriale  par  [an]  laquelle  pièce  luy  ap- 
partient a  cause  de  la  succession  du  dit  deffunt  s''  son  père.  Plus  le 
dit  s""  Corneille  audit  nom  tient  et  advoue  tenir  desdits  s'**  Religieux, 
Abbé  et  convent  de  la  dite  Abbaye  et  Raronnie  de  St.  Ouen  une 
vergée  de  terre  en  isle  en  plant  et  labeur  sise  en  la  grande  isle  de 
Cleon,  paroisse  dudit  lieu  bornée  de  deux  costes  le  canal  de  Seine 
et  des  deux  boutz  Roger  Daniel  dont  il  doibt  douze  deniers  de  rente 
seigneurialle  par  chacun  an,  laquelle  luy  appartient  aussi  a  cause  de 
la  succession  du  dit  deffunt  s'"  son  père  avec  reliefs  treiziesme  droitz 
et  devoirs  seigneuriaux  quand  le  cas  y  eschct  saouf  a  augmenter  ou 
diminuer  par  le  dit  s'"  Corneille  pour  les  héritages  contenus  au  pré- 
sent adveu  s'il  vient  cy  après  en  sa  cognoissance  que  faire  se  doihve 
ou  qu'il  y  eust  autres  héritages  sujetz  et  contribuables  ausdites 
rentes. 

Signé  :  Corneille. 

Les  pieds  des  Seigneuries  de  labbaie  et  baronnie  de  St.  Ouen  à 
Rouen  tenus  au  manoir  abbatial  du  dit  lieu  par  nous  Mathieu  Poul- 
lain  escuyer  s""  Du  boscguillaume  advocat  en  la  cour  Scneschal  de  la 
dite  abbaie  et  baronnie  de  St.  Ouen  le  mercredy  dixhuict»  jour  de 
juin  xvi<=  quarante  deux  est  comparu  Le  dit  s'"  Corneille  lequel  a 
baillé  et  présenté  cest  adveu  icelluy  juré  et  affirmé  véritable  qui  a 
esté  receu  saouf  le  droict  propriétaire  de  MMsi^s  ^i  ^  blasmer  et  sans 
préjudice  des  frais  de  prise  de  fief  et  reunion  a  laquelle  fin  assigna- 
tion à  luy  faicte  aux  prochains  pledz  pour  produire.  Donné  comme 
dessuz. 

Signé:  Pgullain  et  Pigeon. 


DE   LA  NOTICE   BIOGRAPHIQUE.         lxxiii 


VI.  —  Page  XXVII. 

Pièces  relatives  à  la  crénlion  d'un  second  avocat  du  Roi  au  siège  général 
des  eaux  et  forêts  à  la  Table  de  marbre  du  Palais  à  Rouent 

A  Maistre  Charles  Ycard.  advocat  an  privé  conseil  de  Sa  Majesté  : 

A  la  requeste  de  Pierre  Corneille,  escuyer,  conseiller  du  Roy  ot 
advocat  de  Sa  Majesté  au  siège  gênerai  des  eaûes  et  forests  à  la  table 
de  marbre  du  Palais  à  Rouen,  soit  signifié  en  copies  les  exploicts 
d'opposition  du  quinziesme  jour  d'octobre  i638  et  du  troisiesme  de 
juin  i6.Sg  à  Monseigneur  le  Chancelier  ou  à^  garde 

des  roolles  des  offices  de  finance,  que  le  requérant  s'oppose,  comme 
de  faict  il  s'oppose,  à  l'expédition  des  provisions  ou  lettres  du  pré- 
tendu office  de  second  advocat  du  Roy  au  dit  siège,  cy-devant  possédé 
par  maistre  Gilles  Aubert,  ledict  office  vacquant  à  cause  de  mort  ; 
employant  pour  moyen  en  la  présente  opposition  qu'il  n'y  avoit  eu 
aulcun  edict  de  création  dudict  office,  en  quoy  Sa  Majesté — ■'y 
auroit  esté  surprise  en  la  délivrance  desdites  provisions,  et  telles  et 
aultres  raisons  qu'il  entend  desduirc  en  temps  et  lieu.  Elisant,  aux 
fins  de  la  présente  opposition,  son  domicile  en  la  maison  et  personne 
de  maistre  Charles  Ycard  advocat  au  privé  conseil  de  Sa  Majesté. 
Dont  ledict  Corneille  a  requis  acte. 

COR.NEILLE. 


Au  Roy  et  à  nos  Seigneurs  de  son  Conseil. 

Sire, 

Pierre  Corneille,  vostrc  conseiller  et  advocat  à  la  table  de  mar- 
bre du  Palais,  remonstre  qu'il  y  auroit  instance  pendante  en  vostre 
Conseil  sur  l'opposition  qu'il  a  formée  aux  pro\'isions  de  l'office  de 
second  advocat  à  la  table  de  marbre  du  Palais,  entre  luy  d'une  part, 

1.  Ces  pièces  font  partie  des  minutes  du  greffe  du  Parlement  et  se  trou- 
vent réunies  en  une  liasse  intitulée  :  Dossier  de  Pierre  Corneille. 

2.  Demeuré  en  blanc  dans  l'original. 

3.  Ici  deux  ou  trois  mots  effacés  par  l'humidité.  L'ensemble  de  la  pièce  a 
du  reste  beaucoup  souffert  et  est  aujourd'hui  très-peu  lisible. 


Lxxiv  PIECES  JUSTIFICATIVES 

et  Francoys  Ilays,  prétendant  obtenir,  d'aultrc,  et  la  vefvc  de 
M"  Gilles  Aubert  aussy  opposante,  en  la  quelle  instance,  bien  que 
ses  soubstiens  soient  justes  tant  contre  ledict  Hays  que  contre  la 
dicte  vefve,  et  bien  que  ses  conclusions  aillent  à  faire  déclarer  ledict 
office  supprimé  et  exteinct,  neantmoins,  si  le  bon  plaisir  de  Vostre 
Majesté  est  tel  que  lesdictes  provisions  ayent  lieu  et  que  ledict  office 
revive,  Il  vous  supplie  de  considérer  que  ledict  office  faict  la  moitié 
du  sien  qui  est  d'antienne  création,  et  à  ces  causes  d'estre  receu  à 
l'offre  du  faict  de  rembourser  ledict  Hays  de  ce  qu'il  aura  financé  en 
vos  coffres  et  que  les  provisions  seront  délivrées  en  blanc  audict  sup- 
pléant, pour  par  luy  ledict  office  estre  exercé  conjoinctement  ou 
séparément. 

Et  il  priera  Dieu  pour  votre  prospérité,  longue  et  heureuse  vie. 

Dans  les  moyens  à  l'appui  présentés  par  Jacques  Goujon  il  est  dit 
que  les  fonctions  de  second  avocat  n'ont  été  créées  que  par  l'abus  d'un 
sieur  Isaac  Payer,  seul  advocat  du  Roy  audict  siège,  lequel  en  1611, 
en  un  temps  où  ceux  de  la  relligion  prétendue  reformée  faisoient 
leurs  efforts  de  s'accroistre  en  la  magistrature,  s'estant  faict  désin- 
téresser par  un  nommé  Gilles  Aubert,  huguenot  comme  luy,  luy 
permit  d'obtenir  des  provisions  de  second  avocat  ;  qu'Aubert  estant 
decedé  dernièrement,  sa  vefve  n'a  pu  vendre  à  Francoys  Hays  un 
droit  qui  n'existoit  pas  et  qui  n'estoit  que  la  suite  d'un  abus  ; 
qu'enfin  ledit  Hays,  après  avoir  esté  contrainct  par  certaines  consi- 
dérations de  vendre  sa  charge  de  M"  particulier  au  mesme  siège  des 
eaûcs  et  forests  ne  desdaignant  pas  de  s'y  venir  asseoir  au  dernier 
rang,  monstroit  par  la  combien  peu  il  meritoit  que  le  Roy  prist  sa 
demande  en  considération. 


VII.  —  Page  XXXIII. 

Projet  de  lettres  patentes  concédant  à  P.  Corneille  le  droit  de  ne  laisser 
jouer  ses  pièces  qu'aux  troupes  autorisées  par  lui. 

Louis,  etc.,  à  nos  améz  féaux  conseillers  les  m*"  des  rcq'»» 
ordres  Je  nostre  hostcl,  salut.  Notre  cher  et  bien  amc  conseiller  et 
advocat  au  siège  g»!  de  la  table  de  marbre  du  Pallais  des  caucs  et 
forests  de  Rouen,  le  sieur  Corneille  nous  a  fait  remonstrer  qu'il 
a  cy-devant  employé  beaucoup  de  temps  à  composer  plusieurs  pièces 
tragiques  nommées  Cinnu,  Polycucle  cl  la  Mort  de  Pompée,  lesquelles 


DE   LA  NOTICE   BIOGRAPHIQUE.  lxxv 

il  auroit  fait  représenter  par  nos  comédiens  ordi^^^,  représentant  au 
marais  du  Temple  à  Paris  ;  et  d'autant  qu'il  a  appris  que  depuis 
quelque  temps  les  aultres  comédiens  auroient,  à  son  grand  préjudice, 
entreprins  de  représenter  les  dictes  pièces  et  que  si  Ils  avoient  cette 
liberté  l'exposant  seroit  frustré  de  son  labeur*,  nous  suppliant  sur 
ce  luy  pourvoir  et  luy  accorder  nos  lettres  nécessaires  ;  nous  à  ces 
causes,  désirant  favorablement  traitter  l'expo"',  luy  avons  de  nos 
grâce  specialle,  pleine  puissance  et  authorité  royalle  permis  et  per- 
mettons par  ces  présentes  de  f''"  jouer  et  représenter  lesdictes  pièces 
de  théâtre  ci-dessus  speciffiées,  nommées  Cinna,  Polyeucte,  la  Mort 
de  Pompée  par  troupe  de  nos  comédiens,  en  tels  lieux  et  endroicts 
de  nostre  royaulme  que  bon  luy  semblera,  et  ce  durant  le  temps 
de —  à  compter  du  jour  qu'elles  auront  esté  représentées  la  pre- 
mière fois,  pendant  lequel  temps  vous  ferez,  comme  nous  faisons 
par  ces  présentes,  tres-expresses  inhibitions  et  défenses  à  tous  nos 
comédiens  representans  tant  en  nostre  dicte  ville  de  Paris  qu'autres 
lieux  de  nostre  royaulme  de  jouer  ny  représenter  lesdictes  pièces 
sans  le  vouloir  et  consentement  dudict  exposant  ou  de  ceux  qui 
auront  droit  de  luy,  à  peine  de  dix  mille  livres  d'amende  et  de  tous 
despens,  dommages   et   interests.    Si  vous  mandons  que  du  contenu 

en  ces  présentes fassiez,  souffriez  et  laissiez  jouir  et....  exposant 

pleinement  et  paisiblement,  et  à  ce souffrir    et   obéir  tous  ceux 

qu'il  appartien Mandons  au  premier   nostre   huissier  ou   sergent 

royal  sur  ce  requis  fr»,  pour  l'exécution  des  présentes,  tous 
exploicts   de  justice  à  ce  requis  et   nécessaires   sans   aucune    aultre 

plus que  ces  présentes.  Car  tel  est  nostre  plaisir.  Donné  à le 

jour  de l'an  de  grâce  i643  et  de  nostre  règne  le  premier. 

Par  le  Roy  2. 

1.  Corneille  a  substitué  «  de  son  labeur  »  à  «  de  ses  intentions.  » 

2.  Ecrit  de  la  main  d'un  clerc  de  Jacques  Goujon  et  corrigé  en  plusieurs 
endroits  par  Corneille.  —  On  lit  au  bas  de  ce  projet,  dans  la  marge,  ces  mots 
écrits  perpendiculairement  de  la  main  de  Jacques  Goujon  :  Privilège  Corneille 
refusé,  et  après  «  Pab  le  Rot,  »  ces  mots  :  Pour  les  comédiens  du  marais 
pour  la  d.  lettre. 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES 


VIII.  —  Page  XXXIII. 

Reçu  d'objets   mobiliers  donné    le    2Ô  ./""(  i*'''i4  /'«r  Antoine  Corneille, 
frère  de  Pierre  Corneille^. 

Jo  soussigné  prieur  curé  de  Frevillc  cognois  et  confesse  avoir  reçu 
de  Mademoiselle  Corneille,  ma  mère,  une  douzeine  d'assiettes  et 
demie  douzeine  de  platz,  le  tout  de  fin  estain  ;  plus  trois  douzcines 
de  serviettes  dont  il  en  a  une  douzeine  de  doubleuvre  et  deux  nappes 
de  lin  et  un  doublier.  Une  Casaque  de  drap  noir  qui  estoit  à  feu 
mon  père,  une  grande  table  qui  se  tire  des  deux  costez  et  deux 
formes,  une  toile  de  lit  de  ces  estoffcs  jaulnes  imprimées.  Tous  les- 
quels meubles  elle  m'a  prestes  en  ma  nécessité,  lorsque  j'ay  esté 
demeurer  à  Frevillc  et  luy  promets  les  restituer  ou  à  clic  ou  à  mes 
frères,  toutes  fois  et  quantes.  Faict  ce  samedy  vingt  cinquiesmc  jour 
de  juin  mil  six  cens  quarante  quatre. 

Si(iné  :  F.  Antoink  Corneii.li.,  et  un  paraplie. 

I.  Ce  reçu  a  été  publié  dans  le  Prccis  analytique  des  travaux  de  V Académie 
de  Rouen  ;  il  était  inséré  dans  le  rapport  de  M.  Dccordo,  secrétaire  de  la  classe 
des  lettres,  et  se  trouvait  précédé  de  l'exposé  suivant.  : 

«  Une  pièce  inédite,  due  aux  recherches  toujours  si  précieuses  de  M.  de 
Reaurepairc,  a  achevé  de  mettre  en  lumière  combien  était  simple  et  modeste 
l'intérieur  de  la  maison  dans  laquelle  s'écoula  la  jeunesse  du  grand  poète.  C'est 
un  reçu  donné  le  20  juin  i64^i,  par  son  frère  Antoine,  religieux  du  Mont-aux- 
Malades,  à  Mme  Corneille,  sa  mère,  et  contenant  la  nomenclature  de  divers 
objets  mobiliers  qu'il  avait  dû  lui  emprunter,  quand  il  alla  prendre  possession 
de  la  cure  de  Fréville,  n'ayant  pas  le  moyen  de  les  acheter.  » 


DE   LA  NOTICE   BIOGRAPHIQUE.        lxxvh 


IX.  —  Page  xxxvii. 

Nomination  de  Corneille  à  la  charge  de  procureur  des  états 
de  Normandie. 

Lettre  de  cachet  adressée  à  l'hôtel  de  ville  de  Rouen. 

Sa  Majesté  ayant  pour  des  considérations  importantes  à  son  ser- 
vice destitué  par  son  ordonnance  de  ce  jourd'huy  le  sieur  Baul- 
dry  de  la  charge  de  procureur  des  Estats  de  Normandie,  et  estant 
nécessaire  de  la  remplir  de  quelque  personne  capable,  et  dont  la 
fidélité  et  affection  sont  connues,  sadite  Majesté  a  fait  choix  du  sieur 
de  Corneille,  lequel,  par  l'advis  de  la  Reyne  Régente,  elle  a  commis 
et  commet  à  ladite  charge,  au  lieu  et  place  dudit  sieur  Bauldry,  pour 
doresnavant  l'exercer  et  en  faire  les  fonctions  jusques  à  la  tenue  des 
Estats  prochains,  et  jusques  à  ce  qu'il  en  soit  autrement  ordonné 
par  sadicte  Majesté,  laquelle  mande  et  ordonne  à  tous  qu'il  appar- 
tiendra de  reconnoistre  ledit  sieur  de  Corneille  en  ladite  qualité  de 
procureur  desdits  Estats  sans  difficulté. 

Fait  à  Rouen,  le  quinzième  jour  de  febvricr  i65o. 

Louis. 
Et  plus  bas  : 

De  Lomenie. 


Lettre  de  cachet  à  Messieurs  de  la  Grand' Chambre. 
De  par  le  Roy, 

Nos  amez  et  féaux  ayant  pour  des  considérations  importantes  à 
notre  service  destitué  le  sieur  Bauldry  de  la  charge  de  procureur 
des  Estatz  de  Normandie,  nous  avons  en  mesme  temps  commis  à 
icelle  le  sieur  de  Corneille  pour  l'exercer  et  en  faire  les  fonctions 
jusques  à  ce  qu'aux  premiers  Estatz  il  y  soit  pourveu.  Sur  quoy 
nous  vous  avons  bien  voulu  faire  cette  lettre,  de  l'advis  de  la  Reyne 
Régente,  nostre  tres-honorée  dame  et  mère,  pour  vous  en  informer, 


Lxxviii  PIÈCES  JUSTIFICATIVES 

Et  n'estant  la  présente  pour  un  autre  subjct,   nous  ne  vous  la  ferons 
plus  longue. 

Donné  à  Rouen,  le  dix-septieme  jour  de  febvrier  i65o. 

Louis. 
Et  plus  bas  : 

De  Lomenie. 

(Archives  de  l'hôtel  de  ville  de  Rouen.) 


X.  —  Page  XXXVIII. 

Résignation  des  fonctions  d'avocat  du  Roi  en  la  Table  de  marbre. 

Du  vendredi  après  midy  dix-huitieme  jour  de  mars  seize  cent 
cinquante  en  l'Escriploire. 

B'ut  présent  maistre  Pierre  Corneille  escuyer  conseiller  du  Roi  et 
anlien  advocat  aux  sièges  généraux  de  l'admirauté,  eaux  et  forests 
de  Normandie,  en  la  table  de  marbre  du  Palais  à  Rouen,  y  demeu- 
rant, lequel  de  son  bon  gré  confessa  avoir  vendu  et  resigné  par  ces 
présentes  à  noble  homme  maistre  Alexandre  Lcprovost  sieur  de  la 
Malleterre  advocat  en  parlement  de  Rouen  y  demeurant  présent  ce 
acceptant  en  la  présence  accord  et  consentement  de  noble  homme 
maistre  Gabriel  Leprovost  sieur  de  la  Bardelliere  conseiller  du  Roi 
au  siège  gênerai  des  dites  eaux  et  forests  de  Normandie,  son  père 
c'est  assavoir  :  Les  dits  offices  de  conseiller  et  advocat  du  Roy  ancien 
es  sièges  generau.v  de  l'admirauté  eaux  et  for(>sts  de  Normandie  en  la 
dite  table  de  marbre  du  Palais  à  Rouen  auxquels  il  a  esté  pourvu  par 
lettre  du  Roy  donnée  à  Paris  le  dernier  de  décembre  seize  cent  vingt- 
huit  et  dernier  janvier  an  suivant,  par  la  résignation  que  faite  en 
avoit  été  à  son  profit  par  noble  homme  maistre  Pierre  de  Mogeres 
lors  titulaire  d'iceux  offices,  desquels  le  dit  sieur  Corneille  promet 
obtenir  les  provisions  à  ses  frais  et  despens  savoir  du  dit  ofBce  des 
dites  eaux  et  forests  dans  trois  mois  de  ce  jour  et  de  celui  de  l'admi- 
rauté six  semaines  après  le  retour  de  la  Reine  Régente  en  la  ville  de 
Paris  et  en  saisir  ledit  sieur  Leprovost  fils  pour  par  le  dit  se  faire 
recevoir  aux  dits  oflices  à  ses  frais  et  despens  comme  il  advisera  bien 
estrc  et  jouir  par  lui  des  gaiges  du  dit  office  du  dit  jour  et  à  l'avenir 
comme  des  autres  droits  fruits  profits  chauffages  revenus  et  emolu- 
mens  y  attribués  tels  et  scmblablcmenl  qu'en  ont  joui  les  autres 
titulaires  des  dits  ollices  et  le  dit  sieur    Corneille   qu'il  sera  tenu   et 


DE  LA  NOTICE   BIOGRAPHIQUE.         lxxix 

obligé  faire  cesser  tout  trouble  et  opposition  qui  pourroient  arriver 
à  la  réception  du  dit  sieur  Leprovost  par  le  fait  du  dit  sieur  Cor- 
neille seulement  auquel  il  promet  aussi  mettre  es  mains  les  dites 
lettres  de  provision  sus  datées  et  autres  pièces  dont  il  est  saisi  con- 
cernant les  dits  offices  lors  et  au  temps  de  la  livraison  de  la  dite 
provision.  Cette  vendue  et  résignation  est  faite  moyennant  la  somme 
de  six  mille  livres  tournois  laquelle  ils  ont  convenu  ensemble  de  la 
dite  somme  les  dits  sieurs  Leprovost  père  et  fils  se  sont  solidairement 
et  sans  division  ordre  de  distribution  ni  appellation  de  garantie  en 
payer  au  dit  sieur  Corneille  dans  le  lundi  de  quasimodo  prochain 
venant  la  somme  de  sept  cens  livres  tournois  pour  subvenir  au  dit 
sieur  Corneille  à  l'obtention  des  dites  lettres  de  provision  des  dites 
forests  plus  la  somme  de  deux  mille  trois  cens  livres  tournois  lorsque 
le  dit  sieur  Corneille  mettra  en  leurs  mains  les  dites  lettres  de  pro- 
vision des  dites  eaux  et  forests  et  pour  les  trois  mille  livres  restant 
pour  et  au  lieu  d'iceux  les  dits  sieur  Leprovost  père  et  fils  se  sont 
submis  et  obligés  par  ces  présentes  solidairement  comme  dit  est  en  faire 
payer  au  dit  sieur  Corneille  en  cette  ville  de  Rouen  à  leurs  despens 
le  nombre  de  cent  quatorze  livres  cinq  sous  huit  deniers  de  rente 
par  an  à  commencer  à  courir  du  jour  que  le  dit  sieur  Corneille  leur 
mettra  es  mains  les  dites  lettres  de  provision  de  l'admirauté  et  con- 
tinuer jusques  au  racquit  que  les  dits  sieurs  Leprovost  père  et  fils 
chacun  et  l'un  d'eux  leurs  héritiers  pourroit  faire  toutefois  et  quantes 
qu'il  leur  plaira  en  payer  au  dit  sieur  Corneille  et  ses  héritiers  la 
dite  somme  de  trois  mille  livres  en  arrérages  prorata  et  à  la  seureté 
du  paiement  livraison  et  garantie  de  laquelle  rente  les  dits  sieurs 
Leprovost  ont  obligé  par  spéciale  et  principale  hypothèque  les  dits 
offices  ci-dessus  vendus  gaiges  et  droits  d'iceux  outre  la  générale 
obligation  de  tous  leurs  autres  biens  et  héritages  présents  et  à  venir 
sans  déroger  à  aucunes  généralités  ni  spécialités  et  pour  plus  grande 
seureté  de  garantie  de  la  dite  rente  et  assurer  les  dits  offices  en  la 
famille  des  dits  sieurs  Leprovost  y  se  sont  submis  et  obligés  payer 
chacun  an  le  droit  annuel  à  quoi  les  dits  offices  seront  taxés  et  en 
fourniront  copie  des  dites  lettres  au  dit  sieur  Corneille  quinze  jours 
après  l'ouverture  du  bureau  qui  sera  establi  en  cette  ville  et  faute  par 
eux  de  ce  faire  le  dit  sieur  Corneille  demeure  permis  et  autorisé 
payer  le  dit  droit  pour  en  être  remboursé  sur  les  dits  sieurs  Lepro- 
vost, le  tout  tant  et  si  longtemps  que  la  dite  rente  aura  cours  et  que 
le  dit  droit  aura  lieu.  Présents  Pierre  Crosnier  et  Nicolas  Labé. 

Signé  :  Corneille,   Leprovost,  Leprovost,  Cros.mer,  Labé, 

HOUPVILLE   et  Hllye. 


Lxxx  PIÈCES  JUSTIFICATIVES 

Du  vendredi  après  midv  dix-huitiemc  jour  de  mars,  en  l'cscrip- 
toire  à  Rouen,  fut  présent  maistre  Pierre  Corneille  escuyer  conseiller 
et  advocat  du  Roy  antien  en  la  table  de  marbre  du  Palais  à  Rouen 
pour  le  siège  des  eaux  et  forests  demeurant  au  dit  Rouen  lequel  de 
son  bon  gré  a  fait  et  constitvié  son  procureur  gênerai  et  spécial  c'est 
assavoir  auquel  le  dit  sieur  constituant  a   donné 

pouvoir  et  puissance  de  pour  lui  et  en  son  nom  resigner  et  mettre 
es  mains  du  Roy  notre  sire  et  à  monseigneur  le  chancelier  ou  autres 
ayant  pouvoir  quant  à  ce  son  dit  estât  et  office  de  conseiller  du  Roy 
antien  en  la  dite  salle  de  marbre  du  Palais  à  Rouen  pour  le  siège  des 
eaux  et  forests  pour  et  au  nom  profit  et  faveur  de  maistre  Alexandre 
Leprovost  advocat  en  la  Cour  et  non  d'autre  et  de  la  dite  résignation 
en  requérir  demander  et  obtenir  telles  lettres  de  don,  provision  et 
octroi  que  besoin  sur  ce  est  généralement  promettant  obliger  biens  et 
héritages.  Presens  Pierre  Grosnier  et  Nicolas  Labé  demeurant  à  Rouen. 

Signé  :  Corneille,  Crosmek,  Labé,  Heme  et  Houpville. 

Et  du  dit  jour  fut  présent  Monsieur  Pierre  Corneille  escuyer  con- 
seiller et  ancien  advocat  du  Roy  au  siège  de  l'admirauté  de  France  en 
la  table  de  marbre  du  Palais  h  Rouen  lequel  de  son  bon  gré  a  fait 
et  constitué  son  procureur  gênerai  et  spécial,  c'est  assavoir 

auquel  portant  la  dite  présente  le  dit  sieur  constituant  a  donné 
pouvoir  et  puissance  de  pour  lui  et  en  son  nom  resigner  et  remettre 
es  mains  du  Roy  notre  sire  et  de  la  Reine  Régente  sa  mcre  jouissant 
de  l'office  de  grand  maistre  chef  surintendant  gênerai  du  commerce 
et  navigation  de  France  ou  autres  ayant  pouvoir  le  dit  estât  et  office 
de  conseiller  et  advocat  du  Roy  antien  en  la  dite  admirante  de  France 
au  dit  siège  de  la  table  de  marbre  du  Palais  à  Rouen  en  faveur  toute- 
fois de  maistre  Alexandre  Leprovost  avocat  en  parlement  et  non 
autre  consentir  toutes  lettres  de  provision  estre  sur  ce  expédiées  et 
généralement  promettant  obliger  tous  ces  biens  et  héritages.  Presens 
les  dessus  dits. 

Sifjné  :  Cormille,  Crosnier,  Labé,  Houpville  et  IIelye. 


DE   LA  NOTICE  BIOGRAPHIQUE.         lxxxi 


XI.  —  Page  XL. 

Extrait  du  registre  des  comptes  de  la  paroisse  de  Saint- Sauveur 
de  Rouen  pendant  les  années  i622-i653. 

Gestion  de  Pierre  Corneille  père.    1622-1623. 

Combpte  de  la  recepte  mise  et  despense  que  moy  Pierre  Cor- 
neille cydevant  M"  des  eaux  et  forestz  de  la  vicomte  de  Rouen  ay 
eue  et  faicte  comme  trésorier  de  la  paroisse  de  Saint-Sauveur  du 
dit  Rouen,  des  rentes  et  revenus  appartenanz  à  la  d.  esglize,  pour 
ung  an  à  Pasques  mil  six  cens  vingt  deux  et  finissant  à  Pasques 
mil  six  cens  vingt  trois  pour  estre  procédé  à  l'audition  et  clausion 
d'icelluy. 

Se  charge  ledit   comptable  de  la   somme   de  dix  livres  pour 

une  année  escheue  au  jour  de  Pasques  mil  six  cens  vingt  trois  de 
pareille  somme  de  rente  deue  à  cause  d'une  fondation  faicte  en  la 
dicte  esglize  par  damoiselle  Barbe  Houel  sa  mère  et  par  luy  par 
contrat  passé  devant  les  tabellions  de  Rouen  le  vingt™"^  febvrier 
mil  six  cens  quatorze. 


Fondation  de  Pierre  Corneille  père.  162^-1625. 

Reçu  du   dit  Pierre  Corneille,   la   somme  de  soixante  livres, 

pour  deux  années  escheuez  au  dit  jour  de  Pasques  vi<^  vingt  cinq 
pour  pareille  somme  de  rente  par  luy  constituée  sur  tous  ses  biens 
et  héritages  pour  et  à  cause  d'une  fondation  par  luy  faite  en  icelle 
esglize  à  condition  de  luy  faire  dire  et  cellebrer  à  perpétuité  par  son 
chapelain  abbitué  en  la  dite  esglize  une  basse  messe  le  vendredy  de 
chacune  semaine  de  l'an,  à  l'heure  de  huict  heures  de  matin  et  une 
haulte  messe  de  requiem  le  jour  des  Trépassés  et  jour  précèdent,  qui 
est  le  jour  de  Toussaint,  après  vespre  vigilles  des  morts  de  neuf 
seaulmes  dix  neuf  lessons  et  avec  sous  franges  ordinaires  pour 
ce  cy Lx  ' 


Corneille,  i 


Lxxxii  PIECES  JUSTIFICATIVES 

Gestion  de  Pierre  Corneille,  le  poêle.  i65i-i653. 

Compte  et  estât  de  la  recepte  mise  et  despense  que  Pierre  Cor- 
neille Escuyer  cy  devant  advocat  de  sa  ÏMajesté  aux  sièges  généraux 
de  la  table  de  marbre  du  palais  à  Rouen,  trésorier  en  charge  de  la 
paroisse  de  Saint  Sauveur  dudit  Rouen  a  faite  des  rentes  revenus 
et  deniers  appartenanz  a  la  dite  église,  et  ce  pour  l'année  commen- 
çant a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  un  et  finissant  a  pareil  jour 
mil  six  cens  cinquante  et  deux  par  luy  présenté  à  Messieurs  les  curés 
et  trésoriers  de  la  dite  paroisse  à  ce  que  pour  sa  décharge  il  soit  pro- 
cédé à  l'examen  du  dit  compte  et  clausion  d'iceluy. 


PREMIEREMENT. 

Se  charge  le  dit  comptable  de  la  somme  de  cent  quarante  et  neuf 
livres  six  sols  neuf  deniers  par  luy  receue  de  Monsieur  Pauiot 
Procureur  gênerai  de  sa  Majesté  en  sa  chambre  des  Comptes  de 
Normandie  et  trésorier  précèdent r.xLix  '  vi  *  ix  ^' 

Plus  de  la  somme  de  trente  livres  reccues  de  Jaques  Basin  pour 
le  vin  du  bail  a  luy  fait  de  trois  boutiques  appartenant  audit  tré- 
sor  xxx  1 

De  la  somme  de  six  livres  receue  d'André  Brlssel  pour  le  vin  du 
bail  a  luy  fait  d'une  autre  boutique vi  ' 

De  la  somme  de  trois  livres  receues  de  Simon  Gosselin  pour  le 
vin  du  bail  a  luy  fait  d'une  autre  boutique m' 

De  la  somme  de  trois  livres  receue  de  Marie  Régnant,  vefve  de 
Mahon  pour  le  vin  du  bail  a  elle  fait  d'une  autre  boutique.   .   .   m' 

De  la  somme  de  quarante  sols  receus  de  Marguerite  Lose  pour  le 
vin  du  bail  a  elle  fait  d'une  autre  boutique xl  » 

De  la  somme  de  vint  sols  pour  le  vin  du  bail  d'une  autre  bou- 
tique fait  à  Marie  le  Lièvre xx  * 

De  la  somme  de  quatre  livres  receue  de  la  confrairic^  de  Saint  Jo- 
seph en  la  présente  année iv  ' 

De  la  somme  de  vint  livres  receue  des  héritiers  de  feu  Madame 
Fumiere  pour  deux  années  de  dix  livres  do  rente  par  elle  léguées  par 
testament  au  trésor  de  la  dite  Eglise  l'une  escheue  a  Pasques  précè- 
dent et  passée  en  reprise  au  compte  de  M.  Pauiot  et  l'autre  escheue 
a  Pasques  de  cette  présente  année  sauf  la  reprise  comme  audit 
compte XX  ' 

Do  la  somme  de  cent  sept  sols  donnée  par  Madame  Godin  pour 
l'occupation  d'un  banc v  '  vu  ^ 

Somme ii '^  xxiii  '  xiii  '  ix '^ 


DE  LA  NOTICE   BIOGRAPHIQUE,      lxxxiii 

Autre  chapitre  des  deniers  receus  par  ledit  comptable  pour 
arrérages  des  rentes  foncières  deues  audit  trésor. 

PREMIEREMENT. 

Se  charge  ledit  comptable  de  la  somme  de  dix  sols  receus  de  la 
vefve  de  deffunt  sieur  de  Houppeville  apoticaire  représentant  Jean 
Gavé  pour  une  année  de  la  rente  foncière  quelle  doibt  audit  trésor  a 
cause  de  sa  maison  située  en  la  dite  paroisse  ou  pendoit  pour  en- 
seigne la  couronne  d'or.  La  dite  rente  escheue  à  Pascjues  mil  six 
cens  cinquante  et  un x» 

De  la  somme  de  quarante  sols  receus  de  M""  Nalot  représentant 
Guillaume  Costil  fils  au  précèdent  Jean  Duchemin  pour  une  année 
escheue  a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  un  de  la  rente  foncière 
quil  doibt  à  cause  dune  mcdson  située  en  la  dite  paroisse  ou  pend 
pour  enseigne  le  franc  Archer xl=* 

De  la  somme  de  quatre  livres  dix  sols  receus  des  héritiers  de  def- 
funt Guillaume  Costil  père  représentant  Pierre  et  Abraham  Toustain 
pour  une  année  escheue  a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  un  de 
la  rente  foncière  qu'ils  doibvent  audit  trésor  a  cause  d'une  maison 
située  en  la  dite  paroisse  proche  le  mouton  rouge  * iv  •  x** 

De  la  somme  de  sept  livres  dix  sols  receue  de  Madame  de  Rombosc 
représentant  feu  M.  le  Président  Jubert  pour  une  année  escheue  a 
Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  un  de  la  rente  foncière  qu'elle 
doibt  audit  trésor  pour  une  maison  située  en  la  paroisse  Saint  Pa- 
trice  vu'  x^ 

De  la  somme  de  quatre  sols  receue  des  héritiers  de  Philippes  le 
Prévost  et  Estienne  l'Allemand  pour  une  année  escheue  a  Pasques 
mil  six  cens  cinquante  et  un  de  la  rente  foncière  qu'ils  doibvent  audit 
trésor  a  cause  d'une  maison  située  en  la  dite  paroisse  ou  pend  pour 
enseigne  la  Licorne iv» 

De  la  somme  de  soixante  sols  receue  d'honorable  homme  Claude 
le  Forestier  Espicier  pour  une  année  escheue  a  Pasques  mil  six  cens 
cinquante  et  un  de  la  rente  foncière  quil  doibt  au  dit  trésor  a  cause 
d'une  maison  située  en  la  paroisse  de  Saint  Maclou m  ' 

De  la  somme  de  douze  sols  receue  de  Charles  Moisant  représen- 
tant Guillaume  et  Louys  Allain  et  au  précèdent  Vautier  pour  une 
année  escheue  a  Pasques  mil  six   cens  cinquante  et  un  de   la  rente 


I.  En  marge  :  «  Nota  que  ladite  rente  n'estoit  escheue  qu'a  la  Saint-Mi- 
chel i65i,  et  non  pas  a  Pasques  ;  l'erreur  a  commencé  au  compte  rendu  par 
Desalleurs  en  l'année  mil  six  cens  trente  quatre.  » 


Lxxxiv  PIÈCES  JUSTIFICATIVES 

foncière  qu'ils  doivent  audit  trésor  a  cause  d'une  maison  située  rue 
Malpalu  ou  pend  pour  enseigne  l'image  St.  Martin xii* 

De  la  somme  de  douze  sols  six  deniers  receue  de  M.  Hellot  Re- 
ceveur de  la  fabrique  de  St.  Ouen  pour  une  année  escheue  a  Pasques 
mil  six  cens  cinquante  et  un  de  la  rente  foncière  deue  par  la  dite  fa- 
brique au  dit  trésor  a  cause  d'une  maison  située  paroisse  de  St.  Ma- 
clou  ou  pend  pour  enseigne  la  Chapelle xii  ^  \i^ 

De  la  somme  de  vint  sols  receue  des  pères  Minimes  pour  une 
année  escheue  a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  un  de  la  rente 
foncière  deue  audit  trésor  a  cause  d  une  maison  située  rue  du  Figuier 
paroisse  St.  ?Sicaise xx* 

De  la  somme  de  trente  sols  receus  des  héritiers  de  M.  de  Civile 
YassonvLUe  représentant  feu  M.  du  Rombosc  conseiller  au  parlement 
pour  une  année  escheue  a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  un  de 
la  rente  foncière  qu'il  doibt  audit  trésor  a  cause  d'une  maison  située 
en  la  paroisse  St.  Patrice xxx* 

De  la  somme  de  dix  sols  receue  des  héritiers  de  feu  M.  Nicolas  le 
Prévost  héritier  de  feu  Jean  Tillard  pour  une  année  escheue  a  Pasques 
mil  six  cent  cinc[uanle  et  un  de  la  rente  foncière  qu'il  doibt  audit 
trésor  située  paroisse  St.  Maclou x* 

De  la  somme  de  trois  sols  receue  des  héritiers  de  Pierre  Parent 
pour  une  année  escheue  a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  un  de  la 
rente  foncière  quils  doivent  audit  trésor  a  cause  d'une  maison  sise 
rue  Cauchoise  ou  pend  pour  enseigne  l'Eschiquier m  ^ 

De  Monsieur  du  Resnel  tuteur  des  soubsaagés  de  feu  M""  Alonse 
du  Resnel  son  frère  vivant  R""  des  tailles  de  l'eslection  d'Arqués  re- 
présentant la  vefve  de  Hugues  Hébert  au  droit  d'Estiennc  le  Feb^Te 
la  somme  de  cinq  sols  pour  une  année  escheue  a  Pasques  mil  six 
cens  cinquante  et  un  de  la  rente  foncière  que  doibvent  les  dits  soubs- 
aagés audit  trésor  a  cause  dune  maison  située  paroisse  St.  Martin 
sur  Renelle  ou  pend  pour  enseigne  l'image  dudit  St.  Martin.   .    .   v* 

De  la  somme  de  quatre  livres  receue  de  '  Plait  bou- 
Icnger  représentant  Guillaume  Pigerre  pour  une  année  escheue  a 
Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  un  de  la  rente  foncière  deue  audit 
trésor  a  cause  d'une  maison  située  rue  Cauchoise  ou  pend  l'image 
St.    Pierre un  ' 

De  la  somme  de  quarante  sols  receue  de  la  vefve  Nicolas  Paullé 
au  droit  de  feu  sieur  du  Parc  pour  une  année  escheue  a  Pasques  mil 
six  cens  cinc[uante  et  un  de  la  rente  foncière  deue  audit  trésor  a 
cause  d'une  maison  située  rue  Cauchoise  ou  pend  pour  enseigne  le 
Limaçon xl  ^ 

I.  Il  y  a  ici  un  blanc  dans  le  manuscrit. 


DE   LA  NOTICE   BIOGRAPHIQUE.         txxxv 

De  la  somme  de  huit  livres  rcceue  de  ladite  vefve  Paulé  pour  une 
année  de  pareille  rente  escheue  a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  et 
un  pour  sa  part  d'une  partie  de  vint  livres  de  rente  foncière  que  ledit 
trésor  a  droit  de  prendre  par  indivis  sur  une  maison  située  en  ladite 
paroisse  ou  pend  pour  enseigne  le  grand  moulin  sans  préjudice  dudit 
indivis viii  l 

De  la  somme  de  douze  livres  reccue  d'honorable  homme  Tous- 
saint Brunel  représentant  la  vefve  Lenoble  pour  une  année  darre- 
rages  de  rente  foncière  escheue  a  Pasques  mil  six  cens  cinqiiante  et 
un  pour  le  reste  de  la  dite  partie  de  vint  livres  de  rente  deue  par 
indivis  audit  trésor  sur  la  dite  maison  du  grand  moulin  sans  préjudice 
pareillement  dudit  indivis xii' 

De  la  somme  de  douze  livres  dix  sols  receue  de  M""  Nicolas  Coulon 
représentant  le  feu  sieur  de  Boiievcsque  pour  une  année  escheue  de 
Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  un  de  la  rente  foncière  qu'il  doibt 
audit  trésor  a  cause  des  deux  maisons  situées  l'une  on  la  dite  paroisse 
l'autre  en  la  paroisse  St.  Pierre  l'honoré xii'  x» 

De  la  somme  de  trente  sols  recoue  de  la  vefve  Nicolas  Bonnet 
pour  une  année  escheue  a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  un  de 
la  rente  foncière  qu'elle  doibt  audit  trésor  a  cause  d'une  maison 
sise  sur  l'eau  de  Robec  ou  pend  pour  enseigne  la  poésie.   .    .    .   xxx» 

De  la  somme  de  soixante  sols  receue  des  héritiers  de  Philippe 
l'Anglois  et  de  Nicolas  le  Monnier  pour  une  année  escheue  a  Pasques 
mil  six  cens  cinquante  et  un  de  la  rente  foncière  qu'ils  doivent  audit 
trésor  a  cause  d'une  maison  sise  sur  la  dite  paroisse  ou  pend  pour 
enseigne  le  petit  More lx» 

De  la  somme  de  soixante  et  sept  sols  six  deniers  receue  d'honneste 
femme  Marie  Bihorel  a  la  descharge  de'  Dubreuil  proprié- 
taire d'une  maison  située  rue  Cauchoise  ou  pendoit  pour  enseigne 
le  Cigne  Royal  a  présent  l'Aigle  d'or  pour  une  année  de  la  rente 
foncière  deue  audit  trésor  a  cause  d'icelle  maison  escheue  a  Pasques 
mil  six  cens  cinquante  et  un lxviisvi^* 

De  la  somme  de  trente  sols  receue  de  la  vefve  Mathurin  Banquet 
au  droit  de  Guillaume  de  la  Mare  pour  une  année  escheue  a  Pasques 
mil  six  cens  cinquante  et  un  a  cause  d'une  maison  située  rue  Cau- 
choise  XXX  * 

De  la  somme  de  vint  huit  livres  quatre  sols  pour  les  arrérages 
escheus  a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  un  de  neuf  sols  de  rente 
foncière  que  ledit  trésor  a  droit  de  prendre  sur  une  maison  située 
sur  ladite  paroisse  ou  pend  pour  enseigne  le  Bras  d'or  dont  le 
comptable  n'a  receu  aucune  chose  non  plus  que  les  precedenz  tre- 

1.   Le  prénom  est  resté  en  blanc. 


Lxxxvi  PIECES  JUSTIFICATIVES 

soriers,  néanmoins  se  charge  de  la  dite  somme  pour  tenir  forme  de 
compte  sauf  la  reprise  comme  an  compte  précèdent.    .   .   xxviii  ^  iv  * 

De  la  somme  de  dix  sols  receue  des  héritiers  de  deffunt  Nicolas 
Petit  pour  une  année  escheue  a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  un 
de  la  rente  foncière  qu'ils  doivent  audit  trésor  a  cause  d'une  maison 
située  paroisse  de  Saint  Martin  sur  Renelle  ou  pend  pour  enseigne 
la  Clef X  s 

De  la  somme  de  trente  six  sols  receue  de  M.  du  Saussey  conseiller 
au  Parlement  pour  une  année  escheue  a  Pasques  mil  six  cens  cin- 
quante et  un  de  la  rente  foncière  qu'il  doibt  au  dit  trésor  a  cause 
d'une  maison   sise  rue  de  la  Miette xxxvi  s 

De  la  somme  de  quarante  sols  receue  de  Nicolas  Mouton  parche- 
minier  demeurant  a  Erbane  pour  une  année  escheue  a  Pasques  mil 
six  cens  cinquante  et  un  de  la  rente  foncière  qu'il  doibt  au  dit  tré- 
sor a  cause  d'une  maison  située  devant  Saint  Maclou xl  « 

De  la  somme  de  soixante  et  quatre  livres  pour  les  arrérages  escheus 
a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  un  de  vint  sols  de  rente  foncière 
deubs  audit  trésor  par  Messieurs  les  Eschevins  de  cette  ville 
representanz  Pierre  Piedeleu  a  cause  d'un  jardin  situé  hors  Cau- 
choise proche  le  Vieil  palais  sauf  la  reprise  comme  au  compte  pré- 
cèdent      LXIV ' 

De  la  somme  de  soixante  sols  receue  des  héritiers  de  feu  M.  Toulon 
représentant  le  s""  de  Marconville  pour  une  année  escheue  a  Pas- 
ques mil  six  cens  cinquante  et  un  de  rente  foncière  qu'ils  doibvent 
audit  trésor  a  cause  d'une  maison  située  paroisse  de  St.  Michel,   lx  » 

De  la  somme  de  soixante  sols  receue  de'  Moulin  capitaine 
de  la  cinquantaine  de  celle  ville  représentant  Pierre  du  Clos  pour 
une  année  escheue  a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  un  de  pa- 
reille partie  de  rente  foncière  deue  audit  trésor  a  cause  d'ime 
maison  située  en  la  paroisse  de  St.  Martin  sur  Renelle lx  * 

De  la  somme  de  dix  livres  deue  par  le  présent  comptable  comme 
héritier  du  feu  S''  Corneille  vivant  M*'  des  eaux  et  foretz  de  cette 
vicomte  de  Rouen  pour  une  année  eschue  a  Pasques  mil  six  cens 
cinquante  et  deux  de  la  rente  qu'il  doibt  audit  trésor  a  cause  de 
la  fondation  faicte  en  la  dite  paroisse  par  damoiselle  Barbe  Ilouel, 
son  aycule  paternelle  et  le  dit  feu  sieur  Corneille  son  perc  suivant 
le  contrat  passé  par  devant  les  tabellions  de  Rouen  en  l'année  mil 
six  cens  vingt  et  quatre  le  huitiesme  de  febvrier^ x' 

De  la  somme  de  trente  livres  reçue  de  Thomas  Corneille  Escuyer 
S""    de    Lisle   frerc   dudit    comptable    pour     ime    année    escheue    a 

I.   Prénom  en  bl.inc. 

■> .  I£n  marge  :  «  Nota  qu'il  y  .i  erreur  aux  comptes  precedcns  pour  les  dablcs 
dudit  contrat,  qui  est  du  20  de  fcbvrier  i6i4-  » 


DE   LA  NOTICE   BIOGRAPHIQUE,      lxxxmi 

Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  deux  de  la  rente  foncière  par  luy 
deue  comme  héritier  dudit  feu  S'"  Corneille  a  cause  d'une  fonda- 
tion par  luy  faite  en  la  ditte  paroisse  par  contrat  passé  devant  les  ta- 
bellions de  Rouen  le  dix  septiesme  d'Avril  mil  six  cens  vingt  et 
trois XXX  ^ 

De  la  somme  de  cent  livres  escheue  a  Pasques  mil  six  cens  cin- 
quante et  deux  pour  une  année  d'arrérages  de  la  rente  foncière  deue 
par  M.  du  Saussey  cons""  au  parlement  et  par  la  vefve  de  feu  M.  de 
Boislevesque  a  cause  de  la  fondation  faite  par  le  dit  s""  de  Boisleves- 
que  en  la  dite  paroisse  par  contrat  passé  devant  les  tabellions  de  Rouen 
le  vint  et  quatriesme  de  Juin  mil  six  cens  trente  six c  ' 

De  la  somme  de  trente  livres  pour  une  année  escheue  a  Pasques 
mil  six  cent  cinquante  et  deux  de  rente  foncière  deue  par  Jacques 
Desmarets  héritier  de  feu  M.  Robert  Desmarets  clerc  de  la  dite 
paroisse  a  cause  de  la  fondation  faite  par  luy  en  la  dite  paroisse 
par  contrat  passé  par  devant  les  tabellions  de  Rouen  le  dixiesme 
d'Avril  mil  six  cens  quarante  et  quatre xxx  ' 

De  la  somme  de  six  livres  receue  de  Jan  Bouffart  pour  un  sixiesme 
de  trente  six  livres  de  rente  deues  a  la  dite  paroisse  [en]  vertu  du  tes- 
tament de  Luque  de  la  Londe  femme  de  Thomas  Duval,  la  dite  année 
escheue  a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  deux,  et  sans  préjudice 
de  l'indivis  pour  les  autres  trente  livres vi  ' 

De  la  somme  de  trente  livres  receue  du  sieur  Minedorge  grossier 
mercier  pour  le  surplus  de  la  dite  partie  des  trente  six  livres  escheues 
a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  deux  sans  préjudice  pareil- 
lement de  l'indivis xxx  ' 

De  la  somme  de  cinquante  livres  receue  de  M.  Charles  Lefebvre 
procureur  au  Parlement  comme  ayant  acquis  la  maison  des  héritiers 
de  M.  Thomas  Duval  pour  une  année  de  pareille  rente  escheue  le 
cinquiesme  de  septembre  mil  six  cens  cinquante  et  un l  ' 

Sommes  du  présent  chapitre iiii'^  xxviii  '  xiv  » 

Autre  recepte  a  cause  des  rentes  hypothèques  deues  audit  trésor 
par  ihostel  commun  de  la  ville  de  Rouen. 

PBEMIEREMENT. 

Se  charge  ledit  comptable  de  la  somme  de  soixante  livres  pour 
les  arrérages  de  rentes  que  ledit  trésor  a  a  prendre  par  chacun  an 
sur  la  recepte  generalle  des  finances  de  la  généralité  de  Rouen  pour 
l'année  dernière  escheue  dont  ledit  comptable  n'a  receu  aucune 
chose  mais  seulement  a  receu  la  somme  de  sept  livres  dix  sols  pour 
un  demy  quartier  de  la  dite  rente  escheue  le  quinziezme  de  febvrier 


Lxxxviii  PIECES  JUSTIFICATIVES 

mil  six  cens  quarante  huit  de  quinze   livres  pour  un  quartier  cscheu 
le  dernier  de  mars  mil  six   cens  quarante   neuf  sauf  la  reprise  pour 

le  surplus lx  ' 

De  la  somme  de  douze  livres  seize  sols  huit  deniers  pour  les  ar- 
rérages de  rentes  que  ledit  trésor  a  a  prendre  sur  les  deniers  de  la 
solde  pour  l'année  dernière  escheue  dont  ledit  comptable  na  peu 
recevoir  que  trente  deux  sols  et  un  denier  pour  un  demy  quartier 
escheu  à  Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  soixante  et  quatre  sols 
deux  deniers  pour  un  quartier  escheu  a  Noël  de  ladite  année  i65o 
neantmoins  se  charge  de  la  dite  somme  sauf  la  reprise 

XII  1    XVI  s    VIII  ^ 

De  la  somme  de  quatre  vint  livres  pour  les  arrérages  de  pareille 
rente  que  ledit  trésor  a  a  prendre  par  chacun  an  sur  les  deniers  de 
ladite  solde  pour  l'année  dernière  escheue  dont  ledit  comptable  n'a 
receu  que  dix  livres  pour  deux  quartiers  escheus  a  Pasques  mil  six 
cens  cinquante  et  vingt  livres  pour  un  quartier  escheu  a  Noël  de  la- 
dite année  i65o  neantmoins  se  charge  de  ladite  somme  pour  tenir 
forme  de  compte  sauf  la  reprise lxxx  ^ 

De  la  somme  de  cinquante  et  quatre  livres  pour  les  arrérages  de 
pareille  rente  que  ledit  trésor  a  a  prendre  par  chacun  an  sur  les 
deniers  de  ladite  solde  pour  l'année  dernière  escheue  dont  ledit 
comptable  n'a  receu  que  six  livres  quinze  sols  pour  demy  quartier 
escheu  a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  de  treize  livres  dix  sols  pour 
un  quartier  escheu  a  Noël  en  ladite  année  neantmoins  se  charge  de 
ladite  somme  pour  tenir  forme  de  compte  sauf  la  reprise.    .   .   liiii  ' 

Somme ii  "^  vi  ^   xvi^  vni '• 

Autre  receple  de  ce  qui  est  deu  des  arrérages  de  la  rente  autrefois 
deue  par  M.  Jean  Gravé. 

Se  charge  ledit  comptable  de  la  somme  de  quatre  livres  huit  sols 
pour  une  année  escheue  a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  deux  de  la 
rente  deue  audit  trésor  par  M.  Louys  Fargcol  a  cause  de  sa  femme 
pour  sa  part  de  ladite  rente  a  la  faisance  de  laquelle  il  a  este  con- 
damne  iiir'   vin  s 

De  la  somme  de  soixante  et  une  livres  douze  sols  quil  a  rcceue  de 
M.  Nicolas  de  Sahurs  chirurgien  pour  le  raquit  damorlissement  de 
quatre  livres  huit  sols  de  rente  doue  par  ledit  de  Sahurs  pour  sa  part 
et  contribution  de  ladite  rente  constituée  sur  ledit  M.  Jean  Grave 
demeuré  insolvable  suivant  l'acquit  qu'en  a  baille  ledit  comptable 
audit  de  Sahurs  le  quinziesme  d'A.vril  mil  six  cens  cinquante  et  un.    . 

LXI  '    XII  ^ 

De  la  somme  de  quatre  livres  huit  sols  pour  une   année  escheue  a 


DE   LA  NOTICE   BIOGRAPHIQUE.        lxxxix 

Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  un  de  la  rente  deue  audit  trésor 
par  les  héritiers  de  Philippe  le  Prévost  pour  leur  part  de  contribution 

de  ladite  rente un'   viii  » 

Somme lxx'  viii^ 


Autre  recepte  a  cause  des  boutiques  et  places  de  derrière  le  chœur  de 
l'Eglise  dans  la  poissonnerie  pour  l'année  escheue  de  Pasques  mil  six 
cens  cinquante  et  deux. 

PREMIEREMENT. 

De  Robert  Gausseaume  six  livres  pour  une  année  de  louage  d'une 
petite  boutique  quil  tient vi  ' 

De  Fleury  le  Faucheur  pour  une  petite  boutique  un  auvent  at- 
taché derrière  le  chœur  et  place  dans  la  poissonnerie  vingt  et  cinq 
livres xxv  ' 

De  Messieurs  les  vendeurs  de  poisson  pour  une  année  du  louage 
de  la  boutique  qu'ils  tiennent  dix  huit  livres xviii  1 

De  Vincente  Poignant  poissonnière  pour  une  année  du  louage  d'un 
estai  dans  la  poissonnerie  huit  livres viii  l 

De  la  vefve  du  Hamel  pour  une  année  du  louage  de  la  boutique 
qu'elle  tient  six  livres vi  ' 

De  Perrette  Fiquais  pour  une  année  du  louage  de  la  boutique 
qu'elle  tient  dix  huit  livres xviii  ^ 

De  Louys  le  Gâcheur  pour  pareille  année  du  louage  de  la  bou- 
tique qu'il  tient  vint  livres xx  ' 

De  Marguerite  Lose  pour  pareille  année  de  louage  de  la  boutique 
qu'elle  tient  dudit  trésor  vint  et  quatre  livres xxiiii  ^ 

Somme cxxv  ' 


Autre  recepte  des  rentes  hypothèques  qui  ont  esté  données  par  M.  Jean 
Pépin  vivant  curé  de  la  dite  paroisse  pour  lesquelles  il  avoit  fait 
fondation  suivant  le  contrat  fait  et  passé  devant  les  tabellions  de  Rouen 
le  i3  de  may  i635  et  du  revenu  des  boutiques  qu'il  a  fait  bastir  sur 
le  cimetière  de  la  dite  Eqlise  suivant  la  permission  a  luy  donnée  par 
M""*  les  précèdent  thresoriers  aux  charges  du  contrat  cy  dessus  dabté. 

Se  charge  ledit  comptable  de  la  somme  de  trente  livres  pour  une 
année  escheue  a  Pasques  mil  six  cens  cinquante  deux  de  la  rente 
deue  par  Pierre  Estienne xxx  ' 

Somme xxx  ' 


xc  PIÈCES  JUSTIFICATIVES 

Boutiques. 

Fait  recepte  ledit  comptable  de  la  somme  de  trente  six  livres 
reccue  de  Robert  Gosseaiime  pour  l'année  escheue  a  Pasques  mil  six 
cens  cinquante  et  deux  de  la  boutique  qu'il  tient  dudit  trésor,   xxxvi  1 

De  maistre  Jacques  Basire  sergent  pour  pareille  année  du  louage 
de  la  boutique  qu'il  tient  la  somme  de  vint  livres xx  ^ 

D'honorable  homme  Jaques  Basin  la  somme  de  six  vint  livres 
pour  pareille  année  du  louage  de  trois  boutiques  qu'il  tient  dudit 
trésor cxx  ■ 

De  Louys  Grenguet  coutre  de  la  dite  Eglise  pour  pareille  année 
du  louage  de  la  boutique  qu'il  tient  la  somme  de  trente  six  livres.    . 

XXXVI ' 

De  Jean  Alexandre  la  somme  de  trente  six  livres  pour  pareille 
année  de  louage  de  la  boutique  qu'il  tient xxxvi  ' 

D'André  Brisset  pour  et  au  nom  de  la  vefve  Nicolas  Nervet  a 
présent  défunte  la  somme  de  trente  trois  livres  pour  pareille  année 
du  louage  de  la  boutique  qu'il  tient  dudit  trésor xxxiii  ' 

De  Susanne  d'Orange  vefve  de  Jacques  de  St.  Loup  la  somme  de 
trente  trois  livres  pour  pareille  année  du  louage  de  la  boutique 
qu'elle  tient   dudit  trésor xxxin  ' 

De  Simon  Gossclin  pour  pareille  année  de  la  boutique  qu'il  tient 
dudit  trésor  la  somme  de  trente  trois  livres xxxiii 

De  François  Doutev  ayant  espousé  Geneviefve  le  Vacher  la  somme 
de  vint  quatre  livres  pour  pareille  année  du  louage  de  la  boutique 
qu'il  tient xxiiii  ^ 

De  Marie  le  Lièvre  pour  pareille  année  du  louage  de  la  boutique 
qu'elle  tient  la  somme  de  dix  huit  livres xviii  ' 

De  Marie  Regnault  vefve  de  feu  Mahon  la  somme  de  vint  livres 
pour  pareille  année  du  louage  de  la  boutique  qu'elle  tient  dudit 
trésor xx  ^ 

Somme un"  ix  ' 

Autre  rcceplc  des  deniers  receiis  par  ledit  comptable  pour  les  sépultures 
faites  en  ladite  Eglise  pendant  l'année  quil  a  esté  en  charge. 

Pour  l'ouvertiirc  de  la  terre   de  Gilles  le    Maistre  brouclicr   trois 

livres m  ^ 

Pour  l'ouverture  de  la  terre  de  Madame  Glinel  trois  livres.    .   m  ' 
Pour  l'ouverltirc  de  la   terre  de    Madame   Hébert   et  pour   avoir 

sonné  la  grosse  cloche  neuf  livres ix  • 

Pour  la  fille  de  M.  Hébert  vint  sols xx  ' 

Pour  avoir   sonné  la   grosse    cloche   pour   la   mcrc    du    nepveu  à 


DE  LA  NOTICE   BIOGRAPHIQUE.  xci 

Monsieur  l'Asne  six  livres vi  • 

Pour  l'enfant  de  M.  le  Bon  vint  sols xx« 

Pour  le  laquais  de  M.  Pauiot  trente  sols xxx^ 

Pour  Catherine  Coudre   trois  livres m  ' 

Pour  Madame  le  Carpentier* 

De  Monsieur  le  Curé  exécuteur  du  testament  de  Jean  Mousse  Bre- 
men  pour  legs  qu'il  a  fait  a  l'Eglise  la  somme  de  trente  livres,   xxx  ' 

Pour  l'enfant  de  Robert  le  Roy  dix  sols x  ** 

Pour  l'ouverture  de  la  terre  de  la  sœur  de  Monsieur  de  Houppe- 
ville  trois  livres m  ' 

Pour  l'ouverture  de  la  terre  de  Madame  Poulain  trois  livres,   m  ' 

Pour  l'enfant  de  Monsieur  Bellien  vint  sols xx* 

Pour  l'ouverture  de  la  terre  de  M'"  Coulon  apporté  de  la  paroisse 

de  Sainte  Marie  quatre  livres un  ' 

Pour  l'ouverture  de  la  terre  de  Simon  Gosselin  trois  livres.    .     m  ' 
Pour  l'ouverture  de  la  terre  de  Charles  Delamare  chargeur  trois 

livres m  ^ 

Pour  un  enfant  de  M.  le  Sauvage  sergent  rpiinze  sols xv» 

Pour  l'ouverture  de  la  terre  du  laquais  de   Monsieur  du   Gourrel 

unescu m  ' 

Pour  l'ouverture  de  la  terre  de  M.  Barré  calcndreur  trois  livres.    . 


ITI 


Pour  le  son  de  la  grosse  cloche  pour  Monsieur  du  Castel  cspicier 
six  li\Tes VI  ' 

Plus  M""^  du  Moustier  prebstrc  en  mourant  a  donné  a  leglise  ce 
qui  luy  estoit  deu  par  le  trésor  dicelle  qui  se  montoit  a  ^int  et  sept 
livres  quatorze  sols  scavoir  dix  livres  pour  dernière  année  de  ses 
gages  qui  estoient  entre  les  mains  dudit  comptable,  douze  livres  dix 
sept  sols  qui  luy  ont  este  rendus  par  M.  le  curé  pour  ses  distributions 
journalières  de  la  dite  dernière  année  de  quatre  livres  dix  sept  sols 
qui  ont  esté  rendus  aussi  audit  comptable  par  M^'^  les  chappelains 
pour  sa  part  des  obitz  de  ladite  dernière  année  et  sen  charge  en 
recepte  ledit  comptable  parce  quil  employera  en  despense  les- 
dites  sommes xxvii  1  xiv  s 

Somme cxv  l  iv  ^ 

Autre  recepte  des  deniers  receus  par  ledit  comptable  pendant  son 
année  pour  les  cueillettes  des  bassins. 

Pour  la  cueillette  faite  par  Monsieur  Brunel  du  bassin  de  l'œuvre 
la  somme  de  cinquante  livres  quatorze  sols  sept  deniers 

L  '    XIV  s    VII  d 
I.   Le  manuscrit  n'indique  pas  la  somme. 


xcii  PIÈCES  JUSTIFICATIVES 

Pour  la  cueillette  faite  par  M.  le  Bon  pour  le  bassin  de  la  Vierge 
la  somme  de  quatre  vint  et  une  livres  sept  sols  dix  deniers 

LXXXI  1    VII  s    X  <1 

Pour  la  cueiDette  faite  par  Messieurs  les  prebstres  pendant  l'année 
pour  le  bassin  des  trespasses  non  compris  ce  qu'avoit  peu  cueillir 
feu  M''^  du  Moustier  au  lieu  de  quoy  il  a  donné  a  l'Eglise  ce  qui  luy 
estoit  deu  par  ledit  trésor,  que  ledit  comptable  a  employé  cy  de- 
vant en  recepte  au  chapitre  précèdent  la  somme  de  onze  livres  seize 
sols  six  deniers xi  1  xvi  *  vi  <^ 

Pour  la  cueillette  faite  pendant  les  festes  solennelles  y  compris  le 
cierge  benist  la  somme  de  soixante  deux  livres  quatre  sols  dix 
deniers lxii  >  iv  s  x  "' 

Pour  la  cueillette  faite  sur  la  paroisse  pour  le  linge  la  sepmaine 
sainte,  la  somme  de  quarante  deux  livres  quinze  sols.    .    .   xlii  ^  xv  « 

Plus  cueilly  par  une  fille  pour  les  trespasses  pendant  ladite  année 
la  somme  de  vingt  et  une  livres  seize  sols  quatre  deniers 

XXI  '    XVI  *^    IV  <• 

Plus  on  m'a  envoyé  pour  le  linge  vint  et  quatre  sols  six  deniers  .    . 

XXIV  8  VI  <! 

Somme ii*^  lxxi  '  xix  *  vu  '' 

Somme  toute  de  la  Recepte xvin<=  nii""  i  '  i  * 

Chapitre  des  mises  ordinaires  faites  par  ledit  comptable. 

PRFMIKREMENT. 

A  Monsieur  le  Curé  pour  la  célébration  de  la  messe  du  Saint  Sa- 
crement la  somme  de  trente  livres xxx^ 

A  Messieurs  les  chappclains  pour  leur  assistance  a  la  célébration 
de  ladite  messe  dix  neuf  livres  dix  huit  sols xviiii  '  xviii  » 

Audit  S''  curé  tant  pour  luy  que  pour  lesditz  sieurs  chapelains 
pour  les  distributions  journalières  de  la  haute  messe  et  salut  qui  se 
dit  tous  les  jours  de  la  fondation  de  Monsieur  le  curé  Pépin  la  somme 
de  deux  cens  trente  une  livres  unze  sols ce  xxxi  '  xi  ** 

Audit  sieur  curé  pour  une  année  de  ses  gages  vingt  et  sept  livres. 

XXVII  ' 

Audit  sieur  pour  la  messe  des  trespasses  qui  se  dit  tous  les  lundis 
de  l'année  vint  livres xx  * 

Audit  sieur  pour  la  célébration  de  quatre  obitz  de  M.  de  Beren- 
gcvillc  quarante  huit  sols xlviii  » 

Audit  sieur  pour  quatre  autres  obitz  de  la  fondation  de  feu  M.  Cor- 
neille père  dudit  comptable  quarante  et   huit  sols xlviii  * 

Audit  sieur  pour  quatre  autres  obitz  de  la  fondation  de  feu  M.  Ro- 


DE  LA  NOTICE  BIOGRAPHIQUE.  xciii 

bert  Desmarets   vivant  prebstre  clerc  de   ladite  paroisse   quatre  li- 
vres  IV  ' 

Audit  sieur  pour  treize  obits  de  la  fondation  de  feu  Lucque  de  la 
Londe  dix  livres  dix  sols x'x» 

Audit  sieur  pour  douze  obitz  de  diverses  fondations  neuf  livres 
douze  sols IX  '  XII  =* 

Audit  sieur  pour  dix  huit  obitz  et  trois  saints  de  la  fondation  de 
feu  Monsieur  de  Boislevesque  la  somme  de  vint  livres  quatre  sols.   . 

XX  '    IV  s 

Ausditz  sieurs  chapelains  pour  leur  assistance  '  ausditz  dix  huit 
obitz  et  trois  salutz  la  somme  de  vint  et  trois  livres  seize  sols 

XXIII  '     XVI  « 

Audit  sieur  curé  pour  l'inviolala  trois  livres m  ' 

A  Monsieur  Alexandre  prebstre  vicaire  de  ladite  paroisse  pour 
une  année  de  ses  gages  finissant  a  Pasques  de  la  présente  année  vint 
livres xx  ' 

Audit  sieur  pour  avoir  célébré  durant  ladite  année  tous  les  jours 
la  première  messe  qui  se  dit  tous  les  jours  de  l'année  a  six  heures 
du  matin  en  hyver  et  a  cinq  heures  en  este,  cent  cinquante  livres,   cl  ' 

A  Monsieur  de  la  Motte  prebstre  premier  chappier  en  la  dite  pa- 
roisse pour  ses  gages  de  ladite  année  vint  et  cinq  livres XXV  ' 

A  Monsieur  le  Pelletier  prebstre  second  chappier  en  la  dite  pa- 
roisse pour  ses  gages  de  ladite  année  pareille  somme  de  vint  et  cinq 
livres xxv  ' 

A  M.  Frechon  prebstre  chapelain  en  ladite  paroisse  pour  ses  gages 
de  ladite  année  vint  livres xx  ' 

A  Monsieur  le  Vasseur  prebstre  pour  avoir  célébré  la  messe  de  la 
fondation  de  feu  Monsieur  Pépin  durant  ladite  année  cent  cinquante 
livres cl  ' 

A  feu  M''^  du  Moustier  prebstre  chapelain  de  ladite  paroisse  pour 
ses  gages  de  ladite  année  la  somme  de  vint  livres  dont  ledit  comp- 
table ne  luy  a  payé  que  dix  livres,  et  s'est  chargé  des  dix  autres  au 
chapitre  de  la  recepte  des  deniers  des  inhumations  comme  données 
a  leglise  pour  ledit  feu  S^  du  Moustier  et  partant  fait  employ  au 
présent  article  de  ladite  somme  de  vint  livres xx  ' 

A  Monsieur  Heurtaut  prebstre  pour  ses  gages  de  ladite  année 
pareille  somme  de  vint  livres xx  l 

A  Monsieur  le  Vallois  prebstre  et  organiste  de  ladite  Eglise  pour 
une  année  de  ses  gages  cinquante  livres l  s 

Audit  sieur  pour  avoir  célébré  tous  les  vendredis  une  messe  basse 
de  la  fondation  dudit  feu  sieur  Corneille  vint  livres xx  ' 

Audit  sieur  pour  la  célébration  d'une   messe   toutes   les  semaines 

I.  Corneille  a  mis  assistanle  par  mégarde. 


X  O  I  V 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES 


pour  défunte  Madelaine  Gavé  qui  se  doibt  célébrer  aussi  tous  les 
vendredis xx  ' 

Audit  sieur  pour  la  célébration  de  deux  messes  la  semaine  durant 
ladite  année  scavoir  tous  les  mardy  et  mercredy  de  la  fondation  de 
feu  Luque  de  la  Londe  quarante  livres xl  ' 

A  lui  pour  avoir  joué  des  orgues  aux  trois  salutz  de  la  fondation 
de  feu  M.  de  Boislevesque  trente  sols xxx  ^ 

A  Monsieur  Millet  prebstre  clerc  de  ladite  paroisse  pour  ses  gages 
de  ladite  année  vint  et  sept  livres xvii  ' 

Audit  sieur  Millet  pour  ses  gages  anciens  six  livres  dix  sols.    .   . 

VI  '    X  s 

Audit  sieur  pour  assister  et  sonner  la  première  messe  qui  se  dit 
tous  les  jours  à  six  beures  cinquante  sols l  ' 

A  luy  pour  les  chantres  qui  cbantent  la  passion  en  musique  le  jour 
du  vendredy  saint  trois  livres  dix  sols ni  '  x  ^ 

Audit  sieur  pour  quatre   obitz  de   feu  M.  Robert  Desmarets  vint 

sols XX  ' 

Audit  sieur  pour  treize  obitz  de  Lucque  de  la  Londe  trente  neuf 
sols xxxix  s 

A  sept  chapelains  pour  quatre;  obitz  de  la  fondation  do  feu  M.  de 
Berengeville  quatre  autres  de  la  fondation  de  feu  Monsieur  Corneille 
et  douze  autres  de  diverses  fondations  quatorze  livres xiv^ 

Auditz  sept  chappelains  pour  quatre  obitz  de  la  fondation  de  feu 
M.  Robert  Desmarets  quatre  livres   quatre   sols un'   1111** 

A  six  chapelains  pour  treize  obitz  de  la  fondation  de  I^ucque  de 
la  Londe  sept  livres  seize  sols vu  '  xvi  =* 

Pour  la  célébration  d'une  haute  messe  le  jour  des  morts  et  vigiles 
au  jour  de  Toussainlz  de  la  fondation  dudit  feu  sieur  Corneille  trois 
livres m' 

A  Richard  Noël  sousclerc  en  la  dite  paroisse  pour  avoir  sonné  les 
vint  obits  cy-dessus  vint  sols xx  * 

A  luy  pour  avoir  sonné  la  messe  de  la  fondation  de  feu  M .  le  Curé 
Pépin  pendant  la  dite  année  douze  livres xii  ^ 

A  luy  pour  avoir  soiuié  les  obits  de  feu  M.  Robert  Desmarets 
six  sols VI  " 

A  luv  pour  avoir  sonné  les  obits  de   feu   Luque  de   la  Londe  treize 

sols XIII  « 

A  Louys  Granguet  père,  de  la  dite  paroisse  pour  ses  gages  de  la- 
dite année  vint  et  quatre  livres xxiiii  ' 

A  Louys  Granguet  fils  autre  soubsclerc  en  la  dite  paroisse  pour 
une  année  des  gages  a  luy  accordés  l'année  dernière  par  Messieurs 
les  Trésoriers  suivant  quil  appert  a  la  fin  du  précèdent  compte  la 
somme  de  douze  livres xit  ' 


DE   LA   NOTICE   BIOGRAPHIQUE.  xcv 

Au  souffleur  d'orgues  pour  une  année  de  ses  gages  six  livres,  vi  ' 
Pour  avoir  fourny  pendant  ladite  année  le  luminaire  cent   quinze 

livres cxv  ' 

Pour  l'huile  et  l'encens  vint  et  quatre  livres  dix  sols.  .  xxiv  l  x  « 
Pour  la  chandelle  fournie  a  la  lanterne  huit  livres  douze  sols.    .    . 

VIII  '    XII  ^ 

Pour  le  pain  a  chanter  huit  livres viii  ' 

Pour  les  herbes  a  semer  le  jour  du  Saint  Sacrement  vint  sols,  xx** 
Pour  le  buis  du  dimanche  des  rameaux  trente  cinq  sols.  .  .  xxxv^ 
Pour  l'escurage  des   chandeliers  de  cuivre  paye   audit  Granguet, 

contre,   six   livres vi  ' 

Somme xii^  lviii  *     i  « 


Autre  chapitre  des  despenses  extraordinaires  faites  par  ledit 
comptable  durant  la  dite  année. 

PREMIEREMENT. 

A  Pierre  d'Aust  masson  pour  avoir  raccommodé  les  voûtes  et  le 
dessus  des  deux  sacristies,  fourny  la  limaille,  piastre  et  ciment  la 
somme  de  cinquante  livres l 

A  la  vefve  Bense  pour  du  plomb  fourny  pour  raccommoder  les- 
diles  voûtes,  vint  livres  dix  sois xx  '   x  ** 

A  Pierre  du  Maine  maistre  paveur  pour  avoir  pavé  devant  une 
boutique  appartenant  a  l'église   proche    du    Lyon  d'or  quarante  sept 

sols XLVII  * 

A  Jean  Robin  serrurier  pour  le  for  qu'il  a  fourny  a  raccommoder 
lesdites  voûtes  et  autres  ouvrages  par  luy  faitz  par  ledit  trésor 
douze  livres xii  ' 

A  Jean  Bertelin  vitrier  pour  avoir  raccommodé  deux  paneaux  de 
vitre  derrière  le  chœur  et  en  iceux  refait  un  visage  de  la  vierge  et 
mis  quelques  pièces  de  peinture  remis  la  lanterne  en  plomb  neuf  et 
raccommodé  les  vitres  de  la  sacristie  la  somme  de  unze  livres.   .   xi  ' 

Pour  une  goutiere  de  fer  blanc  seize  sols xvi  * 

Pour  avoir  fait  raccommoder  une  fenestrc  sur  la  boutique  de 
François  Doutey  douze  sols xii  * 

Pour  avoir  fait  raccommoder  le  benistier  d'argent  et  le  baston  de 
la  croix   trente  sols xxx  » 

Pour  avoir  fait  raccommoder  le  vipillon  d'argent  vint  sols.    .   xx  » 

A  Nicolas  le  Clerc  plastrier  pour  avoir  raccommodé  la  couverture 
de  leglise  fourny  d'ardoises  piastre,  tuiles  et  ciment  trente  et  une 
livres  dix  sols xxxi  '  x  * 


XCVI 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES 


Pour  huit   quittances  de   la    ville   payt''  au  sieur  Badran  quarante 

sols ^L  s 

Pour  un  pannier  a  porter  le  pain  benist  dix  sols x  « 

Pour  du  papier  a  noter  la  messe  et  séquence  de   St.  Sauveur  qua- 
torze sols XIV  * 

Pour  un  casset  de  cuir  a  porter  la  croix  dorée  aux  processions  et 

pour  avoir  fait  raccommoder  le  pulpitre  vint  sols xx  ^ 

Pour  avoir  fait  raccommoder  l'image  de  la  Résurrection  do  dessus 
le  grand  Autel   et    les   deux  tableaux  de  Nostre    Seigneur   et  de  la 

vierge  quinze  sols xv  s 

Pour  deux  verres  a  la  lampe  d'argent  douze  sols xii  ^ 

Pour  un  vipiUon  trois  sols m  * 

Pour  avoir  fait  refaire  le  petit  chandelier  dix  sols x  » 

Pour  avoir  fait  raccommoder  les  ornemens  quarante  cinq  sols.    . 

XLV  ** 
Pour  avoir  fait  raccommoder  les  missels  et  supplemens  trente  sols. 

XXX  s 

Pour  avoir  fait  raccommoder  un  antiphonier  neuf  dix  sols.    .   .   x  * 

Pour  avoir   fait  raccommoder    une   des   branches  du  chandelier  a 

trois  branches  qui  est  devant  l'image  de  Saint  Sauveur  dix  sept  sols 

six  deniers xvii  s  vi  J 

Somme <:xlii      xi  «  xi  d 

Chapitre  des  deniers  comptés  et  non  receus. 

Fait  reprise  ledit  comptable  de  la  somme  de  vint  livres  dont  il 
sest  trop  chargé  au  premier  chapitre  de  recepte  ou  il  auroit  employé 
vint  livres  pour  deux  années  de  dix  livres  de  rente  que  feu  Madame 
Fumiere  auroit  donnée  au  trésor  de  ladite  paroisse  pendant  dix  ans 
desquels  vint  livres  il  n'a\iroit  peu  eslre  payé  des  héritiers  de  ladite 
dame  que  de  la  somme  de  dix  livres  seulement  pour  l'année  escheue 
a  l'asqucs  mil  six  cens  cinquante  et  un  et  parlant  souslienl  a  bon 
droit  la  dite  reprise xx  ^ 

De  la  somme  de  vint  huit  livres  quatre  sols  pour  les  arrérages 
eschcus  de  Pasques  mil  six  cens  cinquante  et  un  de  neuf  sols  de  rente 
foncière  que  ledit  trésor  a  droit  de  prendre  et  avoir  sur  une  maison 
située  en  ladite  paroisse,  ou  pcnt  pour  enseigne  le  Bras  d'or  dont 
ledit  comptable  n'avant  rcceu  aucune  chose  souslient  a  bon  droit  la- 
dite reprise  comme  aux  comptes  precedens xxviii  '  iv  ' 

De  la  somme  de  soixante  et  quatre  livres  dont  il  sest  aussi  chargé 
en  recepte  des  rentes  foncières  pour  les  arrérages  escheus  a  Pasques 
mil  six  cens  cinquante  et  un  de  vint  sols  de  rente  foncière  dcubs  au- 
dit trésor  par  Messieurs  les  Eschevins  de  Rouen  représentant  Pierre 


DE   LA  NOTICE  BIOGRAPHIQUE.  xcvii 

Piedeleu  dont  il  n'a  receu  aucune  chose  non  plus  que  les  prccedens 
trésoriers lxiv  1 

De  la  somme  de  trente  sept  livres  dix  sols  dont  ledit  comptable 
sest  trop  chargé  au  premier  article  des  rentes  hypothèques  deues  au- 
dit trésor  par  Ihostel  commun  de  cette  ville  de  Rouen  pour  ime  année 
des  arrérages  de  soixante  livres  de  rente  a  prendre  sur  la  recepte 
generalle  des  finances  dont  ledit  comptable  na  peu  recevoir  que  vint 
et  deux  livres  dix  sols  pour  un  quartier  et  demi  et  partant  soustient 
a  bon  droit  ladite  reprise  de  trente  sept  livres  dix  sols  pour  le  sur- 
plus   xxxvii  '  X  * 

De  la  somme  de  huit  livres  cinq  deniers  dont  ledit  comptable 
sest  trop  chargé  au  second  article  desdites  rentes  deues  audit  trésor 
par  Ihostel  commun  de  la  ville  sur  les  deniers  de  la  solde  pour  une 
année  darrerage  de  douze  livres  seize  sols  huit  deniers  de  rente  dont 
il  n'auroit  peu  recevoir  que  quatre  livres  seize  sols  trois  deniers  pour 
un  cpaartier  et  demy  et  partant  soustient  a  bon  droit  ladite  reprise 
de  huit  livres  cinq  deniers  pour  le  surplus viii  '   v  ^ 

De  la  somme  de  cinquante  livres  dont  il  sest  aussi  trop  chargé  au 
3"  article  desdites  rentes  pour  une  année  de  quatre  vint  livres  de 
rente  sur  la  dite  solde  dont  il  n'auroit  receu  que  trente  livres  pour 
un  quartier  et  demy  et  partant  soustient  la  dite  reprise  de  cinquante 
livres  a  bon  droit  pour  le  surplus l  ' 

De  la  somme  de  trente  trois  livres  quinze  sols  dont  il  sest  pareille- 
ment trop  chargé  au  dernier  article  desdites  rentes  pour  une  année 
de  cinquante  quatre  livres  de  rente  a  prendre  sur  la  dite  solde  dont 
il  na  peu  toucher  que  vint  livres  cinq  sols  pour  un  quartier  et  demi, 
partant  met  en  reprise  lesdites  trente  trois  livres  quinze  sols  pour  le 
surplus xxxiii  '  XV  » 

Somme ii'^  xxxi  '  ix^  v^ 

La  mise  et  reprise xvi^  xxxii  '  ii  s  \i  J 

Et'  la  Recepte  monte  la  somme  de  dix  huit  centz  quatre  vingtz  une 
livres  et  partant  seroit  deu  par  Mons'  Corneille  prêtent  comptable 
pour  plus  receu  que  mis  la  somme  de  deux  centz  quarante  huict 
livres  dix  huict  sols  un  denier  laquelle  il  a  présentement  payée 
comptant  a  Monsieur  Brunel  trésorier  entrant  en  charge  au  moven 
de  c[uoi  ledit  sieur  Corneille  demeure  quicte  de  l'administration  du- 
dit  Trésor.  Et  a  esté  donné  par  ledit  sieur  Corneille  au  Trésor  de 
la  dite  Eglise  un  drap  de  veloux  noir  mortuaire  pour  lequel  !\lade- 
moiselle  sa  mère  a  contribué  de  la  somme  de  cent  livres  qu'elle  a  don- 

I.  Tout  ce  qui  suit,  à  partir  de  ce  nouveau  paragraphe,  n'est  plus  île  la 
main  de  Corneille. 


Co 


RJiLlLLE.    I 


xcviii  PIÈGES  JUSTIFICATIVES 

née  audit  Trésor  parce  que  ledit  sieur  Corneille  aura  la  faculté  de  scn 
servir  pour  ceulx  de  sa  famille  et  domestiques  *  sans  pour  ce  payer 
aucune  chose  la  mcsmc  faculté  demeurant  a  Messieurs  les  trésoriers 
leurs  veufves  et  enfantz  seulement.  Et  ou  le  dit  drap  mortuaire  seroit 
baillé  ou  preste  ce  qui  ne  se  fera  que  du  consentement  de  Monsieur 
le  Curé  et  de  M.  le  Trésorier  en  charge,  il  fera  payer  et  donner  au- 
dit Trésor  par  chaque  fois  soixante  solz  au  moins  et  ce  pour  ceulx 
de  ladite  paroisse  seulement  a  la  reserve  des  parentz  dudit  sieur 
Corneille  qui  la  donne  et  ce  au  troisième  degré  autres  que  ceulx  qui 
portent  le  nom.  Faict  et  arresté  à  Rouen  en  la  chambre  dudit  Trésor 
ce  lundy  premier  jour  d'avril  mil  six  cents  cinquante  deux.  Approuvé 
en  glose  et  domestiques^. 

Signé:  Piquais,  Puchot  fils,  Pauyot,  Ff.rron,  Toussaint  Brunel, 
(un  nom  illisible),  Corneille,  Duboys,  Osmont,  Philippe  Veillant, 
BiLLOuiiT,  DE  Sahurs,    NicoUas    Lefeubvre,  Leforestier,  Re- 

GNAULT,    LE    SaUVA(;E    ET    LE    BoN. 

Le  dix''  jour  d'octobre  mil  six  cents  cinquante  deux  après  la 
Visitation  des  Sts.  Sacrements  de  Leglise  de  St.  Sauveur  faicte  par 
nous  pr'"'^  chanoine  et  grand  archidiacre  de  Leglise  de  Roiien, 
vicaire  gênerai  de  Monseigneur  Lillustrlssime  et  Revercndissimc 
archevesque  de  Rouen  primat  de  Normandie  et  hault  doyen  de  St. 
Meslon  a  Pontoisc  avons  approuvé  le  compte  après  qu'il  nous  est 
apparu  avoir  esté  veu  et  diligamment  examiné  [en]  présence  de  Mon- 
sieur le  curé  et  plus  notables  marguiiliers  et  parroissiens.  Avons 
aussi  ordonné  qua  ladvenir  les  Statuts  dos  confrairies  seront  leus  a 
tous  les  maistres  et  frères  une  fois  l'an  a  ce  que  cliacun  cognoissc 
son  obligation. 

Si(jné :  d'Aquillenguy. 

1.  Les  mots  et  domestiqufs  ont  élo  ajoutes  en  interligne 

2.  Voyez  la  noie  préeédenlc. 


DE   LA  NOTICE  BIOGRAPHIQUE. 


XII.  —  Page  xLix. 

Modèle  de  procuration  écrit  en  entier  de  la  main 
de  Pierre  Corneille  ' . 

Pierre  Corneille  Escuyer  cy  devant  advocat  du  Roy  a  la  table  de 
marbre  du  Palais  a  Rouen  et  Thomas  Corneille  Escuyer  s""  de  Lisle 
estantz  depresent  a  Rouen,  passent  procuration  a  noble  homme 
Pierre  Corneille  leur  cousin  demeurant  à  Rouen  proche  des  feuillantz 
rue  des  bons  enfantz  pour  poursuivre  en  leur  absence  leurs  débiteurs 
tant  pour  arrérages  de  rente  et  fermages  que  debtes  mobiles  et  bailler 
toutes  quittances  pour  ce  nécessaires,  eslisant  leur  domicile  chcs  le 
dit  s'  Corneille  leur  cousin,  etc. 


XIII.  —  Page  XLIX. 

Extrait  du  dossier  de  la  tutelle  des  enfants  de  Pierre  Corneille  et  de 
Catherine  de  Melun,  déposé  aux  archives  du  palais  de  justice  de 
Rouen.  Procuration  à  François  le  Bovyer. 

Par  devant  les  conseillers  du  Roy,  notaires  au  Chatelet  de  Paris 
soubzsignés  :  fut  présent  Pierre  Corneille  escuyer  demeurant  à  Paris 
Rue  de  Clerv  paroisse  St.  Eustache,  lequel  a  faict  et  constitué  son 
procureur  gênerai  et  spécial  M<=  François  le  Bovyer  escuyer  advocat 
en  la  cour  auquel  il  donne  pouvoir  et  puissance  de  pour  luy  en  son 
nom  comparoir  par  devant  Monsieur  le  vicomte  de  Rouen  ou  autre 
juge  compétent  qu'il  appartiendra  a  l'assemblée  qui  se  doit  faire  dt^s 
parents  et  amis  des  enfants  mineurs  de  defunctz  Pierre  Corneille 
vivant  secrétaire  du  Rov  et  de  damoiselle  Catherine  de  Melun  jadis 
sa  femme.  Et  la  pour  le  dit  s""  constituant  en  qualité  de  cousin  pater- 
nel qu'il  est  aux  dits  mineurs  nommer  et  convenir  de  la  personne  de 
M«  Adrien  Hcmery,   Procureur  au  Parlement  de  Rouen,  oncle  des 

I.  Nous  devons  la  communication  de  cette  pièce  à  M.  Gosselin,  à  qui  elle 
appartient. 


c  PIÈCES  JUSTIFICATIVES 

dits  mineurs  pour  tuteur  à  iceulx  mineurs,  que  le  dit  s''  Corneille 
nomme,  estant  d'avis  qu'il  soit  esleu  en  la  dicte  qualité  de  tuteur 
principal  à  iceulx  mineurs  ne  connoissant  personnes  plus  capables 
d'exercer  la  dite  charge  que  le  dit  s''  Hemery.  Et  généralement  faire 
par  le  dit  Procureur  pour  raison  de  ce  que  dessus  tout  ce  qu'il  sera 
nécessaire.  Promettant  avoir  le  tout  agréable. 

Fait  et  passé  à  Paris  le  28  aoust  1676  après  midy.  Et  a  signé. 
Corneille,  Torinon  et  Dumont. 


XIV.  —  Page  Lvi. 

Supjjliijue  de  Corneille  au  sujet  d'un  procès  relatif 
à  une  tutelle  de  son  pire. 

Extrait  d'un  dossier  intitulé:  Dossier  de  Pierre  Corneille  ^ . 

A.  nos  seigneurs  de  Parlement  en  la  chambre  des  Enquestes. 

Suplie  humblement  Pierre  Corneille  escuyer  demeurant  à  Paris. 

Disant  quil  y  a  proccz  pendant  en  la  cour  clos  et  distribué  entre 
les  mains  de  Monsieur  de  Gruchet  entre  les  s"'^  Daval  de  Beneray  et 
les  électeurs  de  la  tutelle  de  dam''"*'  Françoise  Lengeigneur  sa  femme 
au  quel  il  s'agit  d'une  somme  de  deux  mil  sept  cents  livres  payée 
au  s"^  de  la  Rosière  premier  mary  de  la  dite  Lengeigneur  ou  quoi 
que  ce  soit  a  ses  créanciers  avec  stipulation  expresse  de  subrogation 
de  la  dite  dam"^''''  Lengeigneur  a  Ihypotheque  des  debtes  du  dit  de 
la  Rosière  laqui'lle  somme  les  dits  électeurs  soustiennent  qu'elle  doit 
estre  imputée  à  leur  descharge  sur  le  débet  de  compte  rendu  par  le 
tuteur  decedé  insolvable  et  décrété  et  d'autant  que  le  dit  suppliant 
est  héritier  du  deffunt  s'"  Corneille  son  père  qui  estoit  l'un  des  élec- 
teurs de  la  dite  tutelle,  et  qu'en  cette  qualité  il  a  inlerest  d'empescher 
quil  se  fasse  rien  par  collusion  entre  les  parties  qui  sont  présentement 
en  cause. 

Il  vous  plaise  nos  ditz  seigneurs  recevoir  le  dit  suppliant  partie 
intervenante  au  dict  procès  pour  y  conserver  son  interest  et  faire 
deffenses  aux  dites  parties  d'appointer  ni  transiger  si  non  en  sa  pré- 
sence et  vous  ferez  justice. 

Soit  monstrée  b  partye.  Fait  à  Rouen  le  21  avril  1078. 

Sifjné  :  Douillard. 

I.  Voyez  ci-tles8us,  p.  lxxmi,  note  i.  —  On  lit  cti  iiiaii;L'  de  lu  Supplique  : 
<i  Jobuy  pf,  Dclafossc  p'',  Fremons  p''.  » 


DE   LA  -\0T1GE   BIOGRAPH  IQ  L  E. 


XV.  —  Page  Lvii. 

Vente  de  la  maison  rie  la  rue  de  la  Pie. 

Du  dix  novembre  seize  cent  quatre-vingt-trois. 

Fut  présent  maJstre  François  Lebovier  escuyer  sieur  de  Fontanelle 
avocat  dans  la  cour  de  parlement  de  Rouen  y  demeurant  rue  du 
Cordier  paroisse  de  Saint  Godard  au  nom  et  comme  procureur  gê- 
nerai spécial  de  Pierre  Corneille  escuyer  sieur  d'Amville  demeurant 
à  Paris  rue  d'Argenteuil  paroisse  de  Saint  Roch  par  procuration 
passée  devant  Laverdy  et  Lenormand  conseillers  du  Roy,  notaires 
garde  notes  au  Chatelet  de  Paris  le  quatrième  de  ce  présent  mois 
spécial  à  l'effet  des  présentes  demeurées  annexées  avec  la  présente 
note  après  avoir  esté  paraphée  du  dit  sieur  de  Fontenelle  et  du  sieur 
acquéreur  ci-après  nommé  et  de  leurs  réquisitions  par  les  notaires 
soussignés,  lequel  sieur  de  Fontenelle  en  usant  du  pouvoir  contenu 
en  la  dite  procuration  a  vendu  quitte  cédé  et  délaissé  et  promis 
garantir  pour  et  au  nom  du  dit  sieur  do  Corneille  au  sieur  Domi- 
nique Sonnes  chirurgien  juré  à  Rouen  y  demeurant  paroisse  de 
Saint  Sauveur,  présent  acquéreur,  c'est  assavoir  : 

Une  maison  assise  en  la  dite  paroisse  de  Saint  Sauveur  rue  de  la 
Pie  de  telle  continence  qu'elle  est  et  toute  et  autant  qu'il  en  a  esté 
baillé  à  maistre  Jean  Costy  médecin  par  le  dit  sieur  de  Fontenelle 
au  nom  du  dit  sieur  de  Corneille  par  bail  sous  seing  privé  de  trente 
et  unième  jour  d'aoust  dernier  et  qu'en  tenoit  auparavant  le  sieur 
Cotelle  marchand 'sans  du  tout  en  rien  excepter  ni  retenir,  bornée 
d'un  costé  :  une  grande  maison  appartenant  au  sieur  de  Lisle  Cor- 
neille frère  du  dit  sieur  vendeur  d'austre  costé  monsieur  de  Beringe- 
ville  trésorier  de  France,  d'un  bout  le  dit  sieur  de  Lisle  et  d'autre 
bout  le  pavé  du  Roy  en  la  dite  rue  de  la  Pie,  franche  quitte  et 
exempte  de  toute  rente  et  charge  quelconque  pour  en  jouir  posséder, 
faire  et  disposer  par  le  dit  sieur  acquéreur  du  jour  de  Saint  Michel 
dernier  passé  et  à  l'avenir  comme  de  chose  à  lui  proprietairement 
appartenant  pour  lequel  effet  le  dit  sieur  de  Fontenelle  au  dit  nom 
a  subrogé  le  dit  sieur  Sonnes  à  tous  les  droits,  noms,  raisons  et 
actions  du  dit  sieur  Corneille  auquel  la  dite  maison  appartient  de 
son  ancien  propre  à  la  charge  par  le  dit  sieur  acquéreur  d'entretenir 
le  bail  du  dit  sieur  Cotelle  le  temps  restant  de  la  jouissance  d'icelui 
lequel  bail  le  dit  sieur  de  Fontenelle  a  présentement  mis  es  mains 


cil  PIÈCES  JUSTIFICATIVES,   ETC. 

du  dit  sieur  acquéreur  cette  vente  ainsi  faite  moyennant  le  prix  et 
somme  de  quatre  mille  trois  cents  livres  que  le  dit  sieur  acquéreur 
a  présentement  payé  comptant  au  sieur  de  Fontenelle  au  dit  nom 
on  la  présence  des  dits  notaires  en  louis  d'argent  et  monnoies  ayant 
cours  au  prix  du  Roy  du  nombre  de  laquelle  somme  il  en  sera  em- 
ployé celle  de  trois  mille  livres  pour  racquitter  la  pension  de  dame 
Marguerite  Corneille  dite  de  la  Trinité  fille  au  dit  sieur  vendeur 
religieuse  au  monastère  des  religieuses  dominiquaines  au  faubourg 
de  Cauchoise.  A  l'entretenement  et  garantie  duquel  présent  contrat 
le  dit  sieur  de  Fontenelle  en  a  oblige  tous  les  biens  et  héritages  du 
dit  sieur  de  Corneille  comme  faire  le  peut  en  vertu  de  la  dite  pro- 
curation faite  et  passée  à  Rouen  en  la  maison  dvi  dit  sieur  de  Fon- 
tenelle le  mercredy  après  midy  sixième  jour  de  novembre  i683  : 
Présents  Laurent  Langlois  et  Guillaume  Blondel  demeurant  à  Rouen, 
témoins. 

Signé  :  Le  Bovyer,  Sonnes,  Langlois,  Blondel  et  Liot. 


XVI.  —  Page  Lviii. 

Acte  de  décès  de  Pierre  Corneille. 

Octobre  dud.  jour  second. 

M"  Pierre  Corneille  escuvcr  cvdcuant  auocat  gnal  a  la  table  de 
marbre  a  Rouen  âgé  dcnuiron  soixante  et  dix  huit  ans  décode  hier 
rue  d'argenlcûil  en  cette  parroisse  a  este  inhume  en  Icglisc  *  en 
présence  de  M""*^  Thomas  Corneille  cscuyer  s''  de  Lisle  dem°i  rue 
Clos  gcrgeau  en  celte  paroisse  et  de  M"  Michel  Bicheur  prcslre  de 
cette  église  y  dcm"*  proche. 

Bicheur,  Corneille. 

(Regislrc  des  sépultures  faites  en  l'cglize  parroissialle  de  St.  Roch  à 
Paris  pendant  l'année  mil  six  cens  quatre  vingt  quatre,  fol.  6i  r°.) 

I.   On  avait  d  aborrl  écrit  :   au  cimetière;  ces  mots  ont  été  cfTacés. 


LISTE   DES   MOTS    REMARQUABLES 

qui  se  trouvent  dans  les  documents  écrits  de  la  main  de  plerre 
Corneille  et  notam.ment  dans  le  Registre  de  la  paroisse  Saint- 
Sauveur. 


On  sait  combien  les  pièces  judiciaires  et  les  comptes  d'abbayes  ou  de  pa- 
roisses abondent  en  termes  intéressants  à  recueillir  pour  les  lexiques  spéciaux. 
Il  nous  a  paru  curieux  de  réunir  les  mots  anciens  ou  techniques  qui,  ne  pou- 
vant être  considérés  comme  appartenant  à  la  diction  de  Corneille  puisqu'ils 
lui  étaient  imposés  par  des  nécessités  particulières,  ne  devaient  pas  se  trouver 
dans  le  Lexique  de  ses  œuvres,  mais  qui  formeront  ici  un  utile  appendice. 

ÂNTiPHONiER.  Pour  avoir  fait  raccommoder  un  antiplionier,  page  xcxvi. 

Appert  (II).  Suivant  qu'il  appert,  p.  xciv. 

Arrérage.  Douze  livres  seize  sols  huit  deniers  pour  les  arrérages  de  rentes, 
p.  Lxxxvni. 

Assistance.  A  Messieurs  les  Chappelains  pour  leur  assistance  à  la  célébra" 
tion  de  ladite  messe,  p.  xcii. 

Bassin.  Autre  recepte  des  deniers  reccus  par  ledit  comptable  pendant  son 
année  pour  les  cueillettes  des  bassins,  p.  xci. 

Brouetier.  Pour  l'ouverture  de  la  terre  de  Gilles  le  Maistre  brouelier, 
trois  livres,  p.  xc. 

Calexdreur.  Pour  l'ouverture  de  la  terre  de  M.  Barre  calendreur,  p.  xci. 
Casset.  Pour  un  casset  de  cuir  à  porter  la  croix  dorée  aux  processions, 
p.  xcxvi. 

Chappier.  A  Monsieur  de  la  Motte,  prebstre  premier  chappier à  Monsieur 

Pelletier,  prebstre  second  chappier  en  la  dite  paroisse,  p.  xciii. 

Chargeur.  Pour  l'ouverture  de  la  terre  de  Charles  Delamare,  chargeur, 
trois  livres,  p.  cxi. 

Convent.  p.   lxxi  et  passim. 

CouTHE  (sacristain,  voyez  le  Dictionnaire  du  patois  normand,  de  MM.  Du- 
méril,  et  le  Glossaire  de  du  Gange,  au  mot  Coulter).  De  Louys  Grenguet  contre 
de  la  dite  Eglise,  p.  xc.  —  Audit  Granguet  coutre,  .six  livres,  p.  xcv. 

Cueillette.  Autre  recepte  des  deniers  receus  par  ledit  comptable  pendant 
son  année  pour  les  cueillettes  des  bassins,  p.  xci. 

Cueillir.  Plus  cueilly  par  une  fille  pour  les  trespassés  pendant  ladite  année, 
p.  xcii. 

Escurage.  Pour  l'escurage  des  chandeliers  de  cuivre,  p.  xcv. 


civ  LISTE   DES    "MOTS   REM APvQT\\BLES. 

Faisance.  Sa  part  ile  ladite  rente  à  la  faisance  de  laquelle  il  a  esté  condamné, 

p.    LXXXVIII. 

Gages.  A  Monsieur  Alexandre  preiistre  vicaire  de  ladite  paroisse  pour  une 
année  de  ses  gages  finissant  à  Pasques  de  la  présente  année  vint  livres,  p.  xcui  ; 
voyez  aussi  p.    xciv  et  passim. 

Grossieb.  De  la  somme  de  trente  livres  receue  du  sieur  Minedorge  grossier 
mercier,  p.  lxxxvii. 

Haute  messe.  Pour  la  célébration  d'une  haute  messe,  p.  xciv. 

Indivis.   Prendre    par   indivis,  p.    i.xxxv.   —   Sans    préjudice   de    l'indivis, 

p.    LXXXVII. 

Louage.  Une  année  du  louaïi;e  d'une  petite  boutique  qu  il  tient,  p.  lxxxix. 

Obit.  Audit  sieur  pour  la  célébration  de  quatre  obitz,  p.   xcii. 

Ouverture  de  la  tebre.  Pour  l'ouverture  de  la  terre  de  Gilles  le  Maistre 
brouetier,  trois  livres,  p.  xc. 

Pain  a  chanter.  P.  xcv. 

PiTANCiER,  p.  Lxxi  (vojez  la  note  i). 

Poissonnière.  De  Vinccnte  Poignant  poissonnière,  p.  lxxxix. 

Séquence.  Pour  du  papier  à  noter  la  messe  et  séquence  de  Saint-Sauveur, 
p.  xcxvi. 

SouBSAAGii.  De  Monsieur  du  Resnel  tuteur  des  soubsaagés  de  feu  M.  Alonse 
du   Resnel,  p.  lxxxiv. 

Trespassé.  Pour  le  bassin  des  Ircspassés,  p.   xcii. 

YlN    DU    BAIL.    p.    L.\X\1I. 

ViPiLi.oN  (goupillon,  voyez  le  Dicliontiaire  da  patois  normand,  de  MM.  Du- 
luéril).  Pour  avoir  fait  raccommoder  le  vipillon  d'argent,  p.  xcv. —  Pour  un 
vipillon,  trois  sols,  p.  xcvi. 


GÉNÉALOGIE    DE    PIERRE    CORNEILLE. 


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TABLE  CHRONOLOGIQUE 

DES  OLVRAGES  ET  ÉCRITS  DE  TOUT  GENRE 

DE  PIERRE  CORNEILE'  . 


162.  (?)  —  i632.  Pièces  i-xiv  des  Mélanges  poéti- 
ques imprimés  à  la  suite  de  Chtandre X,  25-56 

1629    Mélite I,        128 

ibol     A   M.   DK   ScLDiiRY  (sur  son  Ligdamoii  et  Lidias) A,  ô'J 

l632    Clitandre I,         355 

RkCIT    POl  n    11:   BAII.F.T    lui    CUATKAU    DE    BlCÈTRK A,  5o 

Pour  Monsikiir    L.   G.    D.    F.,  représkntant   in    diabi.k 

AU  MKME  BAi.t.KT.  Épigramme A,  ()() 

—  A  Monseigneur  le  duc  de  Longueville  (Dédicace  de  Cli- 

tanire).  Préface  (L'Achevé  d'imprimer  est  du  20  mars 

i632.) I,        259 

—  Au  Lecteur  (des  Mélani/es  poélirjui's) A,  24 

1 000     A    M.  DE    ScuDÉRY  SLR    SON   TroTTipeur  puni.    MadrigaL 

(L'Achevé  d'imprimer  est  du  4  janvier  i633.) A,  UI 

—  A  Monsieur  de  Liancour  (Dédicace  de  Mélite).  Au  Lec- 

li'ur.  (L'Achevé  d'imprimer  est  du  12  février  1 633.).       I,  '  •'>'l 

—  Pour  la  Sacar   valeureuse  de  M.  Maheschai A,  02 


I .  .Nous  n'avons  pas  cru  devoir  faire  figurer  dans  cette  talilo  h-s  ouvrages 
altrihués  à  Corneille,  mais  que,  pour  la  plupart,  nous  n'avons  pas  considérés 
c<mimc  cl.int  réellement  de  lui.  Ils  ne  forment  du  reste  que  trois  groupes 
faciles  à  parcourir  :  i"  EcriLt  en  faveur  du  Cid,  tome  III,  p.  b3-']6;  2"  Poé- 
sies diverses,  .appendice,  tome  X,  p.  344-388  ;  3"  Appendice  des  lellres, 
tome  X,  p.  5oo  cl  5o4. 


TABLE    CHRONOLOGIQUE,    ETC.  cix 

i633    La  Veuve I,  871 

—  La  Galerie    du  Palais' II,  i 

l634    A  Madame  de  la  Maisonfort  (Dédicace  de  la  Veuve).  Au 

Lecteur.  (L'Achevé  d'imprimer  est  du  1 3 mars  1 63^.).  1,  O~0 

—  La  Suivante II,  Ii3 

—  La  Place  royale- II,  2i5 

—  P.  CoRNKLii ExciSATio.  (Achcvé  d'imprimer  du  i  4  août 

i634.  —  Il  est  question  de  la  Place  royale  dans  celte 

pièce  de  vers  latins.) A,  04 

I030     Pour  L'Hlppolyte  de  monsieir  de  i.a  Pinei.ièhe A,  "J^l 

—  La  Comédie  des  Tuileries.  IIP'  acte II,  3o3 

—  Médée Il,  327 

i636    L'Illusion II,  l\-2i 

—  Le  Cid III,  I 

1637     A  Madame  de  Liancour  (Dédicace  de  la  Galerie  du  Pa- 
lais. —  L'Achevé  d  imprimer  est  du  20  février  163^).  Il,  I  O 

—  A  Monsieur  ***  (Dédicace   de  la  Place  royale.  —  L'A- 

chevé d'imprimer  est  du  20  février  i*>37) 11,  2  Ilj 

—  Excuse  a  Ariste A,  74 

Rondeau A,  79 

Lettre  apologétique A ,  3qQ 

—  A  Madame  de  Combalet  (Dédicace  du  Cid).  Avertisse- 

ment. (L'Achevé  d'imprimer  est  du  24  mars  1637.).  111,  77 

—  (i3  juin.)  Lettre  à  Boisrobert A,  li^'J 

A  Monsieur  ***  (Dédicace  de  la  Suivante.  —  L'Achevé 

d'imprimer  est  du  9  septembre  iCS^) H  ,  I  I  O 

—  (i5  novembre.)  Lettre  à  Boisrobert X,  428 

—  (3  décembre.)  Lettre  à  Boisrobert A,  420 


1.  Nous  avions  d'abord  laissé  la  Galerie  du  Palais  à  l'année  i63'i  el  la 
Place  royale  à  l'année  i635,  où  les  placent  les  frères  Parfait  et  tons  les  his- 
toriens du  théâtre.  On  peut  voir  tome  X,  p.  7,  quels  sont  les  motifs  qui  nous 
ont  fait  changer  d'avis. 

2.  Voyez  la  note  précédente. 


ex  TABLE    CHRONOLOGIQUE 

1687     Lettre  (sans  date) X,       ^29 

—  (i3  décembre.)  Lettre  à  Boisrobert A,       400 

l63g  A  Monsieur  P.  T.  N.  G.  (Dédicace  de  Médée.  —  L'A- 
chevé d'imprimer  est  du  16  mars  1689) H,       O02 

—  A  Mademoiselle  M.  F.  D.  R.  (Dédicace  de  l'Illusion   — 

L'Achevé  d'imprimer  est  du    iG  mars  i(J3y) H,       4JO 

—  Au  Roy  et  à  nos  Seigneurs  de  son  Conseil 1,     LXXIII 

1640    Horace III,    a/jS 

—    CiNNA m,  359 

ReMUBCÎMENT    fait    Sun-LK-CHAMP     PAR    MONSIKUR      DE    CoR- 

NEILI.E A,  Ol 

1041  A  Monseigneur  le  cardinal  duc  de  Richelieu  (Dédicace 
d'Horace.  —  L'Achevé  d'imprimer  est  du  i5  jan- 
vier iG'ii) III,     258 

—  Lettre  (sans  date) X,  ^32 

La  Tri.iPE.  Madrigal.  Au  Soleil X,  02 

La    Fi.eur  D'oRA^GE.   Madrigal A,  OO 

—  L'Immortelle  blanche.  Madrigal A,  o5 

—  (i'^''  juillet.)  Lettre  à  M.  Goujon,  avocat  au  conseil  privé 

du  Roi X,       433 

l()'|2     ÉiMTEiAPiiE  i)i;  DOM  Jean  Goulu,  général  des  Feuillants..      X,       390 

\  iRS    SUR    LE    CARDINAL  DE    RlCHEMEU A,  OU 

1040  A  Monsieur  de  Montoron  (Dédicace  de  Cinna.  —  L'A- 
chevé d  imprimer  est  du  18  janvier  iG/i3) III,     3()9 

—  Polyeugte' III,    403 

—  Projet  de  lettres  patentes  concédant   à  P.   Corneille    le 

droit  de  no  laisser  jouer  ses  pièces  qu'aux  lrou[)cs  au- 
torisées par  lui 1 ,      LXXI V 

—  StR  LA  MORT  DU  ROI   Louis  XIII.   Soiinet A  ,  07 

—  A  la  Reine  régente  (Dédicace  de  Poljcucle).  Abrégé  du 

I.  Sur  les  motifs  qui  nous  ont  fait  placer  aux  dates  ici  marquées  Polyeucte, 
Pompée,  le  Menteur  et  la  Suite  du  Menteur,  que  nous  avions  laissés  d'abord, 
d'après  les  frères  Parfait  et  les  biographes  de  Corneille,  aux  années  1  G4o,  1 G4  1 , 
iC/u  et  iGi3,  voyez  tome  X,  p.  /jaS-ZlaS. 


DES    ÉCRITS    DE    PIERRE    CORNEILLE.        cxi 

martyre  de  saint  Polyeucte.  (L'Achevé  d'impriiiier  est 

du  2  0  octobre  i6/i3.) III,     l\']l 


1 


1643  Pompée IV, 

—  Le  Menteur IV,  117 

1644  La  Suite  du  Menteur IV,  270 

A  Monseigneur  leminentissime  cardinal  Mazarin  (Dé- 
dicace de  Pompée.  —  L'Achevé  d'imprimer  est  du 
lO  février  i6:i 4) IV,         II 

A  Monseigneur  Monseigneur  l'éminentissiuie  cardinal 

Mazarin,    Remercîment A ,  C)2 

Au  Lecteur  (de  Pompée) iV,         l4 

A  MAÎTRE  Adam,  menuisier  de  Nevers,  sur  ses  Chevilles. 

(L'Achevé  d'imprimer  est  du  2  5  mai  16/4/4) 1  »  ,      lOO 

RoDOGUNE IV,      897 

Epître.  Au  lecteur  (du  Menleur.  —  L'Achevé  d'imprimer 

est  du  dernier  octobre  16/4^) IV,      I  OO 

—  Au  Lecteur  (des  Œuvres  de  Corneille,   première  partie, 

édition  de  164/4) 1?  I 

1645  Théodore V,  i 

—  Epître  (en   tète  de    la   Suite   du  Menteur.   —  L'Achevé 

d'imprimer  est  du  dernier  septembre  16/45) IV,     279 

Id4d    (18  mai.)  Lettre  à  Voyer  d'Argenson X,       444 

—  A   Monsieur  de  Boisrobert,  abbé  de  Chàtillon,  sur  ses 

Epilres.  (L'Achevé  d  imprimer  est  du  21  juillet.).  .  .       A,        I02 

—  A  Monsieur  L. P. C.B. (Dédicace  de  Théodore.  —  L'Achevé 

d'imprimer  est  du  3i  octobre  16/46) V  ,  8 

1647     Héraclius V,        Il3 

—  Discours    prononci-;    par    Monsieur     Cormeille,     avocat 

général  à  la  Table  de  marbre  de  Normandie,  le  22  jan- 
vier 1647,  lorsqu'il  fut  reçu  (à  l'Académie  frânçoise) 
à  la  place  de  M.  Maynard X,       4o7 

—  A  Monseigneur  Monseigneur  le  Prince  (Dédicace  de  llo- 

dogune. — L'Achevéd'imprimerestduSi janvier  1647).       ^^ ^     4l  I 

—  A  Monseigneur  Seguier,  chancelier  de  France  (Dédicace 


cxM  TABLE    CHROISOLOGIQUE 

d'Héraclias).  Au  Lecteur.  (L'Achevé  d'imprimer  est 

du  28  juin  16/17.) ^'        ^^^ 

I0Z|O     Au  Lecteur  (des   OEuvres  de   Corneille,  seconde  partie, 

publiée  en  1 648) 1  >  2 

lOZJQ    (6  mars.)  Lettre  à  Monsieur  de  Zuylichem .       A.,       Zi4o 

Les    Triomphes    de    Louis    le    Juste.  (Le    privilège  est 

du  22  mai  16/19.) •^'        ^'^^ 

La   Poésii.  a  r,A   Peinture,  en  faveur  de  l'Académie  des 

peintres  illustres A,        IID 

—  A  SAINT   Bernard,  sur  la  traduction  de  ses  Epilres,  par 

le  R.  P.  dom  Gabriel  de  Sainte-Geme.  Sonnet.  (L'A- 
chevé d'imprimer  est  du  28  août  16/19) '        '  "^^ 

—  (26  août.)  Leltre  à  Monsieur  Dubuisson A,       Lii)2 

i65o   Andbomède V,     243 

—  Don   Sakche  d'Akagon V,      897 

—  A  Monsieur  d'Assoucv,  sur  son  Ouide  en   belle  humeur. 

(L'Achevé  d'imprimer  est  du  25  février  i65o.) A,        12Z| 

Dessein   de  la  tragédie  d'Andromède.  (L'Achevé   d'im- 

primer est  du  3  mars  i65o.) '  ?       21)0 

Sl'K       LA       CONTESTATION       ENTRE       LE       SONNET      d'UrAME      11 

DE    JOB -^»  I2D 

A  Mademoiselle   de   Cosnard  de   Ses X,         1 2U 

—  A  Monsieur  do  Zuylichem  (Dédicace    de  Don  Sanclte^. 

Argument. (L'Achevéd'iinprimerestdu  i/i  mai  16Ô0.).       V,        4o4 

—  (28  mai.)  Lettre  à  Monsieur  de  Zuvlichem X,       453 

i65i    NicoMÈDE V,     495 

A  M.  M.  M.  M.  (Dédicace  d'Andromède).  Argument  tiré 

du  quatrième  et  cinquième    livre  des  Métamorphoses 

d'Ovide.  (L'Achevé  d'imprimer  est  du  1 3  août  1631.).       V,        201 

—  Au  Lecteur  (des  vingt  premiers  chapitres  de  l'Imitation. 

—  L'Achevé  d'imprimer  est  du  i5  novembre  i65i.).       vlll,    17 

—  Au  Lecteur  (de  IS'icomèJe.  —  L'Achevé  d'imprimer  est 

du  29  novembre    i65i) V  ,       OOI 

~~  Extrait  du  Registre  des  comptes  de  la  paroisse  de  Saint- 
Sauveur  de  Rouen.  Gestion  de  Pierre  Corneille,  le 
poète  (i65i-i65a) 1,  Lxxxu 


DES    ÉCRITS    DE    PIERRE    CORNEILLE,     cxm 

1602  Pertharite VI,  I 

—  (3o  mars.)  Lettre  au  R.  p.  Boulart X,  458 

—  (12  avril.)  Lettre  au  R.  P.  Boulart X,  Zi62 

—  (28  avril.)  Lettre  au  R.  P.  Boulart X,  466 

—  Au  Lecteur  (des  cinq  derniers  chapitres  du  livre  I  de 

l'Imitation  de  Jésus-Christ,  et  des  sis  premiers  du 
livre  II.  —  L'Achevé  d'imprimer  est  du  3i  octobre 
i652) VIII,    19 

l65o    Au  Lecteur  (de  Pertharite.  —  L'Achevé  d'imprimor  est 

du  3o  avril  1 653) '  I  ?  3 

—  Au  Lecteur  (trois  avertissements  des  diverses  éditions  des 

deux  premiers  livres   de  ilmilation   de   Jésus-Clirisi 

publiées  en    i653) VllI,    21 

—  A  Monsieur  de  Lot...,  sur  son  panégyrique  de  Monsei- 

gneur le  premier  président  de  Bellièvrc ^j        I  >J  I 

—  Pour  Monsieur  d'Assoucy,  sur  ses  Airs A.,        I  0'2 

ID54    Au  Lecteur  (des  trente  premiers  chapitres  du  livre  111 

de  l'Imitation  de  Jésus-Chrisi) V  111,    2J 

Epitaphe    sur    la   mort   de    Damoiseli.e  Elisabeth  Ban- 

quet       -A,        I  ôô 

l656    (10  juin.)  Lettre  au  R.  P.  Boulart X,       47© 

—  Au    souverain   pontife   Alexandre    Vil.   (Dédicace    de 

l'Imitation  de  Jésus-Christ.) V  111 ,       I 

I  DO"^     Sonmet  (Au  Roi,  pour  obtenir  la  confirmation  des  lettres 

de  noblesse  accordées  à  son  père) -^5        I ^^ 

—  A    Monsieur    de    Campion,    sur    ses    Hommes    illustres. 

Sonnet.  (L'Achevé  d'imprimerestdu  i5janvier  1667).  -^j  ^^7 

1 658  Lettre  à  Pellisson X,  477 

—  Sonnet  perdu  au  jeu A. ,  1 40 

—  (9  juillet.)  Lettre  à  l'abbé  de  Pure X,  478 

—  Sur  le  départ  de  Madame  la  marquise  de  B.  A.  T -"^5  l4l 

1659  Œdipe VI,    loi 

—  (i2  mars.)  Lettre  à  l'abbé  de  Pure X,       482 

Vers  présentés   a   Monseigneur   le   procureur  général 
Corneille,    i  h 


cxiv  TABLE    CHRONOLOGIQUE 

FoucQUEi',  surintendant  des  finances.  —  Au  Lecteur 
(d'Œdipe.  —  L'Achevé  d'imprimer  est  du  2O  mars 

1659) VI,  121 

1659     Madrigai X,  l5o 

Autre  sur    le  même  sujet A,  102 

lODO     Air  de  M.  Lambert  tour   la  Reine A,  lOo 

Pour    une    dame    qui    représentait  la    Nuit    en    la    co- 

médie n'Endymion.   Madrigal -A,  I O4 

Jalousie A,  I OD 

Bagatelle A,  lOo 

-  Stances X. ,  I  DO 

Sonnet A,  102 

Sonnet A,  luo 

Sonnet A,  1 04 

-  Stances A,  1  U»> 

Sonnet A,  ID'^ 

Chanson A,  [DO 

-  Stances A,  l 'JO 

Stances X,  I72 

-  Épigramme A,  l 'JO 

-  Rondeau X,  I  ^4 

(25  août.)  Lettre  à  l'alibé  de  Pure X,  /40O 

Discours    de    l'utilité    et   des    parties    du   Poëme   dra- 

matique. —  Discours  de  la  Tragédie....  —  Discours 

des  Trois  Unités l,IO-I22 

-  Examen  de  chacune  des  pièces  publiées  jusqu'en  1660. 

En  tète  de  chaque  pièce. 

-  La  Toison  u'or VI,  221 

IDOI      Desseins  de  la  Toison  d'or.  (L'Achevé  d'imprimer  est 

du  3i  janvier  1661.) VI,  aSo 

(,S  novembre.)  Lettre  ii  l'abbé  de  Pure X,  ^OQ 

1662    Sertorius VI,  35 1 

-  (26  avril.)  Lettre  à  l'abbé  de  Pure X,  /it)3 


DES    ÉCRITS    DE    PIERRE    CORNEILLE.  cxv 

1002     Au  Lecteur  (de  Sertorius.  —  L'Achevé  d'imprimer  est 

du  8  juillet  1662) VI,  357 

lODO     Remercîment  présenté  au  Roi  en  l'année   i663 ^»-»  I  "y  3 

SOPHONISBE VI,  447 

—  Au  Lecteur  (de  Sophonisbe.  —  L'Achevé  d'imprimer  est 

du   10  avril   i663) VI,  46o 

—  Au  Lecteur  (de  l'édition  du  Théâtre  de  Corneille  de  1 663).  1  ?  4 

1004     A    Monseigneur     le    duc    de    Guise,    sur    la    mort    de 

Monseigneur  son  oncle.  Sonnet A,  lo3 

—  (3   août.)  Othon VI,  565 

IDOO    Au  Lecteur  (d'Olhon.  —  L'Achevé  d'imprimer  est  du 

3  février  1 665) VI,  671 

—  Au  Roi,  pour  le  retardement  du  payement  de  sa 

PENSION A. ,  I  00 

—  Hymnes  de  sainte  Geneviève ^A,  OIO 

—  Louanges  de  la  sainte  Vierge I-'»^  »  I 

1666  Lettre  à  M.  de  Saint-Évremond X,  497 

—  Agésilas VII,  I 

Au  Lecteur  (d'Agésilas.  —  L'Achevé  d'imprimer  est  du 

3  avril) VII,  5 

1667  Attila VII,  97 

Au  Roi,  sur  son  retour  de  Flandre A,  loD 

Poëme  sur    les    victoires   du    Roi,  traduit    de  latin  en 

françois  par  P.  Corneille A,  I  92 

Traductions    et    imitations    de    l'épigramme    latine    de 

M.  de  Montmor X,  218 

Au  Lecteur  (d'Attila.  —   L'Achevé  d'imprimer  est  du 

20  novembre   1667) 'II?    'C)<J 

IDuo    Au    R.  p.  Delidel,  de  la  Compagnie  de  Jésus,   sur  son 

Traité  de  la  Théologie  des  saints X,  2  20 

Au  Roi,  sur  sa  conquête  de  la  Fkanche-Comté a,  220 

Sur    le    canal   du    Languedoc,    pour    la    jonction    des 

deux  mers.  Imitation X,  20 1 

Air  de  m .  Blondel X,  200 

luog    Défense  des  fables  dans  la  poésie.  Imitation  du  latin..  X,  234 


cxvi  TABLE    CHRONOLOGIQUE,    ETC. 

1670  L'Office  de  la  sainte  Vierge IX,  55 

—  Sur   la   pompe   du   pont    Notre-Dame.  Traduction   par 

Pierre   Corneille X,  242 

PoiR      LA      FOMAINE      DES      Qi'ATRE-NaTIONS,      vis-à-vis     Ic 

Louvre.  Traduction  par  Pierre  Corneille. X,  244 

Tradlctiox  es  vers  FRANÇOIS  DE   la   Théboïde  de  Stace..  A,  240 

—  TiTE  ET  Bérénice VII,  i83 

167 1  Psyché VII,  277 

ID72       SlR   LE   DÉPART  DU    Roi X,  247 

—  Vers  présentés  au  Roi  à  son  retour  de  la  guerre  d  Hol- 

lande, le  2  août  1672 X,  249 

Les    victoires    du    Roi     sur    les    états    de    Hollande, 

de  l'année  M. DC.LXXII X,  202 

PuLCHÉRIE VII,  871 

107'J     Au  Lecteur  (de  Pu/c/aVie.  —  LAchevé  dimpriiuer  est 

du  20  janvier  1O73) Vil,  6"0 

—  Sur  la  prise  de  Mastric.  Sonnet X,  2o5 

1 07^    ^^  ^^'i'  ^u*"  *^  libéralité  envers  les  marchands  de  la  ville 

de   Paris X,  287 

—  SuRÉNA VII,  455 

107       ^^  If^oi,  sur  son  départ  pour  l'armée  en  1G7G X,  2QQ 

—  Vers  présentés  au  Roi,  sur  sa  campagne  de  1G76 X,  004 

—  Placet  au  Roi X,  oOo 

—  Au  Roi,  sur  Cinna,  Pompée,  Horace,  Scrtorius,  Œdipe, 

Rodogune,  qu'il  a  fait  représenter  de  suite  devant  lui 

h  Versailles,  en  octobre  1676 X,  0O9 

—  Version  de  l'ode  a  M.  Pellisson X,  010 

1077     S''"  '■^®  victoires  du  Roi,  en  l'année  1677 X,  022 

1678    Au  Roi,  sur  la  paix  de  1G78 X,  826 

—  Lettre  à  Colbert X,  5oi 

1079    Inscription  pour  l'arsenal  db  Brest.  Traduction X,  OOI 

IDOO    A  Monseigneur,  sur  son  mariage X,  384 


OEUVRES 


DE 


P.  CORNEILLE. 


AVERTISSEMENTS 

PLACÉS  PAR  CORNEILLE  EN  TÊTE  DES  DIVERS  RECUEILS 
DE  SES  PIÈGES. 

I 

AU  LECTEUR'. 

C'est  contre  mon  inclination  que  mes  libraires  vous 
font  ce  présent,  et  j'aurois  été  plus  aise  de  la  suppression 
entière  de  la  plus  grande  partie  de  ces  poëmes,  que  d'en 
voir  renouveler  la  mémoire  par  ce  recueil.  Ce  n'est  pas 
qu'ils  n'ayent  tous  eu  des  succès  assez  heureux  pour  ne 
me  repentir  point^  de  les  avoir  faits  ;  mais  il  y  a  une  si  no- 
table différence  d'eux  à  ceux  qui  les  ont  suivis,  que  je  ne 
puis  voir  cette  inégalité  sans  quelque  sorte  de  confusion. 
Et  certes,  j'aurois  laissé  périr  entièrement  ceux-ci,  si  je 

I.  Cet  avis  est  tiré  du  recueil  intitulé  OEavres  de  Corneille,  pre- 
mière partie  (contenant  :  Mélite,  Clitandre,  la  Veuve,  la  Galerie  du 
Palais,  la  Suivante,  la  Place  Royale,  Médée  et  l'Illusion  comique). 
Rouen  et  Paris,  i644,  petit  in-i2.  Il  a  été  reproduit  en  tète  des  réim- 
pressions de  la  première  partie,  de  i648  à  i657  inclusivement. 

a.  Var.  (édit.  de  16481657)  :  pour  ne  me  repentir  pas. 
Corneille,  i  i* 


2  AU   LECTEUR. 

n'eusse  reconnu  que  le  bruit  qu'ont  fait  les  derniers  obli- 
geoit  déjà  quelques  curieux  à  la  recherche  des  autres,  et 
pourroit  être  cause  qu'un  imprimeur,  faisant  sans  mon 
aveu  ce  que  je  ne  voulois  pas  consentir,  ajouteroit  mille 
fautes  aux  miennes.  J'ai  donc  cru  qu'il  valoit  mieux,  et 
pour  votre  contentement  et  pour  ma  réputation,  y  jeter 
un  coup  d'oeil,  non  pas  pour  les  corriger  exactement  (il 
eût  été  besoin  de  les  refaire  presque  entiers),  mais  du 
moins  pour  en  ôter  ce  qu'il  y  a*  de  plus  insupportable. 
Je  vous  les  donne  dans  l'ordre  que  je  les  ai  composés,  et 
vous  avouerai  franchement  que  pour  les  vers,  outre  la 
foiblesse  d'un  homme  qui  commençoit  à  en  faire,  il  est 
malaisé  qu'ils  ne  sentent  la  province  où  je  suis  né.  Comme 
Dieu  m'a  fait  naître  mauvais  courtisan,  j'ai  trouvé  dans 
la  cour  plus  de  louanges  que  de  bienfaits,  et  plus  d'estime 
que  d'établissement.  Ainsi  étant  demeuré  provincial,  ce 
n'est  pas  merveille  si  mon  élocution  en  conserve  quelque- 
fois le  caractère.  Pour  la  conduite,  je  me  dédirois  de  peu 
de  chose  si  j'avols  à  les  refaire.  Je  ne  m'étendrai  point  à 
vous  spécifier  quelles  règles  j'y  ai  observées  :  ceux  qui  s'y 
connoissent  s'en  apercevront  aisément,  et  de  pareils  dis- 
cours ne  font  qu'importuner  les  savants,  embarrasser  les 
foibles,  et  étourdir  les  ignorants. 


II 

AU  LECTEURS 

Voici  une  seconde  partie  de  pièces  de  théâtre  un  peu 
plus   supportables  que  celles  de   la   première.  Elles  sont 

I.   Var.  (édit.  de  iG48)  :  ce  qu'il  y  avoil. 

3.  Go  second   avis  est  on  liîle   du    rocuoil  inliluK'  OKuorcs  de  Cor- 
neille, seconde  partie  (contenant  :    le  Cid.    Horace,   Cinna,  Polyeacle, 


AU  LECTEUR.  3 

toutes  assez  régulières,  avec  cette  différence  toutefois, 
que  les  règles  sont  observées  avec  plus  de  sévérité  dans 
les  unes  que  dans  les  autres  ;  car  il  y  en  a  qu'on  peut 
élargir  et  resserrer,  selon  que  les  incidents  du  poëme  le 
peuvent  souffrir.  Telle  est  celle  de  l'unité  de  jour,  ou  des 
vingt  et  quatre  heures.  Je  crois  que  nous  devons  toujours 
faire  notre  possible  en  sa  faveur,  jusqu'à  forcer  un  peu 
les  événements  que  nous  traitons,  pour  les  y  accommo- 
der ;  mais  si  je  n'en  pouvois  venir  à  bout,  je  la  néglige- 
rois  même  sans  scrupule,  et  ne  voudrois  pas  perdre  un 
beau  sujet  pour  ne  l'y  pouvoir  réduire.  Telle  est  encore 
celle  de  l'unité  du  lieu,  qu'on  doit  arrêter,  s'il  se  peut, 
dans  la  salle  d'un  palais,  ou  dans  quelque  espace  qui  ne 
soit  pas  de  beaucoup  plus  grand  que  le  théâtre,  mais 
qu'on  peut  étendre  jusqu'à  toute  une  ville,  et  se  servir 
même,  s'il  en  est  besoin,  d'un  peu  des  environs.  Je  dirois 
la  même  chose  de  la  liaison  des  scènes,  si  j'osois  la  nom- 
mer une  règle;  mais  comme  je  n'en  vois  rien  dans  Aris- 
tote;  que  notre  Horace  n'en  dit  que  ce  petit  mot  :  Nea 
quid  hiet\  dont  la  signification  peut  être  douteuse;  que 
les  anciens  ne  l'ont  pas  toujours  observée,  quoiqu'il  leur 
fût  assez  aisé,  ne  mettant  qu'une  scène  ou  deux  à  chaque 
acte;  que  le  miracle  de  Tltalie,  le  Pastor  Fido-,  l'a  entiè- 

Pompée,  le  Menteur  et  la  Suite  du  Menteur^  Rouen  et  Paris,  i648, 
petit  in-i2.  Cette  seconde  partie  est  destinée  à  compléter  la  pre- 
mière partie  de  i644  et  la  réimpression  qui  en  a  été  faite  en  i648. 
L'avis  au  lecteur  a  été  reproduit  dans  les  éditions  de  la  seconde  par- 
tie, jusqu'en  1657. 

1.  Ce  petit  mot,  que  Corneille  cite  de  mémoire,  n'est  pas  d'Ho- 
race. Il  y  a  dans  la  xvi"  idylle  d'Ausone,  de  Viro  bono,  un  vers  qui 
commence  par  Ne  quid  hiet,  mais  où  il  s'agit  de  tout  autre  chose  que 
de  la  liaison  des  scènes;  et  dans  VArt  poétique  d'Horace  (v.  igi)  on 
lit  un  précepte  ainsi  conçu:  Neu  quid  medios  intercinat  actus,  etc., 
précepte  relatif  au  chant  du  chœur  entre  les  actes.  Corneille  aurait-il 
confondu  ces  deux  passages  ? 

2.  Cette  tragi-comédie  pastorale  de  Guarini,   représentée  pour  la 


4  AU   LECTEUR. 

rement  négligée  :  j'aime  mieux  l'appeler  un  embellisse- 
ment qu'une  règle  ;  mais  un  embellissement  qui  fait  grand 
effet,  comme  il  est  aisé  de  le  remarquer  par  les  exemples 
du  Cid  et  de  V Horace.  Sabine  ne  contribue  non  plus  aux 
incidents  de  la  tragédie  dans  ce  dernier  que  l'Infante  dans 
l'autre,  étant  toutes  deux  des  personnages  épisodiques 
qui  s'émeuvent  de  tout  ce  qui  arrive  selon  la  passion 
qu'elles  en  ressentent,  mais  qu'on  pourroit  retrancher 
sans  rien  ôter  de  l'action  principale.  Néanmoins  l'une  a 
été  condamnée  presque  de  tout  le  monde  comme  inutile, 
et  de  l'autre  personne  n'en  a  murmuré,  cette  inégalité  ne 
provenant  que  de  la  liaison  des  scènes  qui  attache  Sa- 
bine au  reste  des  personnages  et  qui  n'étant  pas  observée 
dans  le  Cid,  y  laisse  l'Infante  tenir  sa  cour  à  part. 

Au  reste,  comme  les  tragédies  de  cette  seconde  partie 
sont  prises  de  l'histoire,  j'ai  cru  qu'il  ne  seroit  pas  hors 
de  propos  de  vous  donner  au  devant  de  chacune  le  texte 
ou  l'abrégé  des  auteurs  dont  je  les  ai  tirées,  afin  qu'on 
puisse  voir  par  là  ce  que  j'y  ai  ajouté  du  mien  et  jusqucs 
011  je  me  suis  persuadé  que  peut  aller  la  licence  poétique 
en  traitant  des  sujets  véritables. 


III 

AU  LECTEUR'. 

Ces   quatre  Volumes  contiennent    trente  deux  Pièces 

promière  fois  h  Turin  en  i585,  eut  du  vivant  do  son  auteur  quarante 
(jdilions.  Il  en  a  paru  doux  en  iSgo  :  l'une  à  Venise,  in-;^"  ;  l'autre  à 
Ferrare,  in-ia.  On  ignore  laquelle  est  la  première. 

1 .  Ce  troisième  avis,  pour  lequel  nous  avons  suivi  le  texte  de 
l'édition  de  1682,  avait  paru  d'abord  dans  celles  de  i663  (in-folio), 
de  166^  et  de  1668  (in-8"),  avec  quelques  différences  que  nous  indi- 


AU   LECTEUR.  5 

de  Théâtre.  Ils  font  réglez  à  huit  chacun*.  Vous  pourrez 
trouver  quelque  choie  d'étrange  aux  innovations  en  l'or- 
thographe que  j'ay  hazardées  icy,  et  je  veux  bien  vous 
en  rendre  raifon.  L'ufage  de  noftre  Langue  eft  à  prefent 
fi  épandu  par  toute  l'Europe,  principalement  vers  le 
Nord,  qu'on  y  voit  peu  d'Eflats  où  elle  ne  foit  connue  ; 
c'eft  ce  qui  m'a  fait  croire  qu'il  ne  feroit  pas  mal  à  pro- 
pos d'en  faciliter  la  prononciation  aux  Eflrangers,  qui 
s'y  trouvent  fouvent  embarraffez  par  les  divers  Ions 
qu'elle  donne  quelquefois  aux  mefmes  lettres.  Les  Hol- 
landois  m'ont  frayé  le  chemin,  et  donné  ouverture  à 
y  mettre  diftinction  par  de  différents  Caractères,  que  juf- 

querons.  L'édition  de  1660  n'est  précédée  d'aucun  avertissement. 
Comme  ce  morceau  est  un  exposé  du  système  d'orthographe  que 
Corneille  avait  adopté,  nous  avons  tenu  à  en  donner  une  sorte  de 
fac-similé  :  c'était  le  seul  moyen  de  faire  comprendre  les  règles  qu'é- 
tablit l'auteur  et  les  détails  où  il  entre.  Les  fautes  et  les  inconsé- 
quences que  l'on  remarquera  çà  et  là,  montrent  combien  il  était  fondé 
à  dire,  à  la  fin  de  cet  avis,  que  les  imprimeurs  avaient  eu  de  la  peine 
à  suivre  ses  instructions.  Dans  les  éditions  de  i663,  i664,  1668,  ils 
n'avaient  même  pas  fait  la  distinction,  dont  notre  poëte  parle  en 
commençant,  de  Vi  et  du  j,  de  Vu  et  du  v. 

I.  Dans  l'édition  de  i663,  l'avis  commence  ainsi: 
«  Ces  deux  Volumes  contiennent  autant  de  Pièces  de  Théâtre  que 
les  trois  que  vous  auez  veus  cy-deuant  imprimez  in  Octavo  *.  Ils 
sont  réglez  à  douze  chacun,  et  les  autres  à  huit.  Sertorius  et  Sopho- 
nisbe  ne  s'y  joindront  point**,  qu'il  n'y  en  aye  assez  pour  faire  vn 
troisième  de  cette  Impression,  ou  vn  quatrième  de  l'autre.  Cepen- 
dant comme  il  ne  peut  entrer  en  celle-cy  que  deux  des  trois  Discours 
qui  ont  seruy  de  Préfaces  à  la  précédente,  et  que  dans  ces  trois  Dis- 
cours j'ay  tasché  d'expliquer  ma  pensée  touchant  les  plus  curieuses 
et  les  plus  importantes  questions  de  l'Art  Poétique,  cet  Ouurage  de 
mes  reflexions  demeureroit  imparfait  si  j'en  retranchois  le  troisième. 
Et  c'est  ce  qui  me  fait  vous  le  donner  en  suite  du  second  Volume, 

Il  s'agit  ici  de  l'édition  de  1660.  Les  deux  premiers  volumes 
contiennent  huit  pièces  chacun,  comme  le  dit  Corneille,  mais  le  troi- 
sième n'en  renferme  que  sept  :  Rodogune.  Héraclius,  Andromède,  Don 
Sanche  d'Arragon,  Nicomède,  Perlharile  et  OEdipe. 

Ces  deux  pièces  avaient  été  représentées  en  1662  et  en  i663. 


6  AU   LECTEUR 

quMcy  nos  Imprimeurs  ont  employé  indifféremment.  Ils 
ont  leparé  les  i  et  les  u  consones  d'avec  les  i  et  les  u 
voyelles,  en  fe  fervant  toufiours  de  Yj  et  de  l'i',  pour  les 
premières,  et  laiflant  Vi  et  Vu  pour  les  autres,  qui  juf- 
qu'à  ces  derniers  temps  avoient  efté  confondus' .  Ainli  la 

attendant  qu'on  le  puisse  reporter  au  douant  de  celuy  qui  le  suiura, 
si-tost  qu'il  pourra  cstre  complet. 

«   Vous  trouuerez  quelque  chose  d'étrange,  etc.  » 

Le  début  de  l'avis  de  l'édition  de  iBB^,  in-8°,  est  beaucoup  plus 
court  : 

«  Ces  trois  volumes  contiennent  autant  de  Pièces  de  Théâtre  que 
les  deux  nouvellement  imprimez  in  folio.  Ils  sont  réglez  à  huit  cha- 
cun, et  les  autres  à  douze.  Sertorius,  Sophonisbe  et  Othon*  ne  s'y 
joindront  point,  qu'il  n'y  en  aye  assez  pour  en  faire  vn  quatrième. 

(c   Cependant  vous  pourrez  trouuer  quelque  chose  d'étrange,  etc.  » 

Dans  l'édition  de  1668,  l'avis  commence  de  même  que  dans  celle 
de  iGtU  ;  mais  les  mots  :  «  Vous  pourrez  trouver,  etc.,  »  viennent 
immédiatement  après  les  derniers  mots  de  la  seconde  phrase  :  «  les 
autres  à  douze  ;  «  et  la  phrase  intermédiaire  est  omise. 

I.  On  a  prétendu,  mais  à  tort,  que  Ramvis  avait  proposé  le  pre- 
mier de  distinguer  dans  l'impression  l'i  du  j  et  Vu  du  v.  Il  faut  re- 
monter au  moins  jusqu'à  Meigret,  qui  a  dit  en  i55o  dans  le  Tretté 
de  la  tjrainmere  francoeze  :  «  Rest'encores  j  consonante  a  laqell  ie 
donc  double  proporcion  de  celle  qi  et  voyelle,  e  lui  rens  sa  puis- 
sanc'  en  mon  écritturc.  »  (Folio  i4  recto.)  «  Ao  regard  de  Vu  conso- 
nante, ell'aoroet  bien  bezoin  d'être  diuersifiéc,  attendu  qe  qant  deus 
uu  s'entresuyuet  aveq  qelq'aotre  voyelle  nou'  pouuons  prononcer  l'un 
pour  l'aotre.  «  (Folio  12  verso.)  On  voit,  du  reste,  que  Meigret,  qui 
pourtant  ne  manquait  pas  de  hardiesse,  se  borne  à  proposer  cotte 
distinction  sans  la  mettre  lui-même  en  pratique. 

Les  imprimeurs  hollandais  furent  les  premiers  à  l'établir.  Elle  est 
déjà  très-nettement  observée  dans  VArgenis  de  Barclay  imprimée 
en  i63o  parles  Elzévirs  ;  les  majuscules  seules  font  exception.  Quel- 
ques imprimeurs  des  confins  de  la  France  ne  tardèrent  pas  à  suivre 
cet  exemple.  Les  Zetzner,  de  Strasbourg,  introduisirent  l'U  rond  et 
le  J  consonne  dans  les  lettres  capitales.  On  trouve  déjà  ces  caractères 
dans  le  volume  intitule   :   Clnvis  arlis    LuUianx opcra   cl   studio 

*  Cette  dernière  pièce  a  été  représentée  à  Fontainebleau  à  la  fin 
de  juillet  166^,  et  l'achevé  d'imprimer  du  I'"'  volume  de  l'édition 
de  i60/(  porto  la  date  du  i5  août. 


AU   LECTEUR.  7 

prononciation  de  ces  deux  lettres  ne  peut  eftre  douteufe, 
dans  les  impreffions  où  Ton  garde  le  mefme  ordre,  comme 
en  celle-cy.  Leur  exemple  m'a  enhardy  à  pafTer  plus 
avant.  J'ay  veu  quatre  prononciations  différentes  dans 
nos  y,  et  trois  dans  nos  e,  et  j'ay  cherché  les  moyens  d'en 
ofler  toutes  ambiguitez,  ou  par  des  caractères  differens, 
ou  par  des  régies  générales,  avec  quelques  exceptions. 
Je  ne  fçay  fi  j'y  auray  reiiiïi,  mais  fi  cette  ébauche  ne 
déplaift  pas,  elle  pourra  donner  jour  à  faire  un  travail 
plus  achevé  fur  cette  matière,  et  peut-eflre  que  ce  ne  fera 
pas  rendre  un  petit  fervice  à  noflre  Langue  et  au  Public. 

Nous  prononçons  l'y  de  quatre  diverfes  manières  :  tan- 
toft  nous  l'afpirons,  comme  en  ces  mots,  pejle,  chajie  ; 
tantoft  elle  allonge  la  fyllabe,  comme  en  ceux-cy,  pajle, 
te/te  ;  tantoft  elle  ne  fait  aucun  fon,  comme  à  esbloiiir, 
esbranler,  il  e/toit;  et  tantoft  elle  fe  prononce  comme 
un  z,  comme  à  prejider,  prefamer.  Nous  n'avons  que 
deux  differens  caractères,  y,  et  s,  pour  ces  quatre  diffé- 
rentes prononciations  ;  il  faut  donc  eftablir  quelques 
maximes  générales  pour  faire  les  diftinctions  entières. 
Cette  lettre  fe  rencontre  au  commencement  des  mots,  ou 
au  milieu,  ou  à  la  fin.  Au  commencement  elle  afpire 
toujours  :  foy,  Jien,  faiiver,  fuborner  ;  à  la  fin,  elle  n'a 
presque  point  de  fon,  et  ne  fait  qu'allonger,  tant  foit 
peu  la  fyllabe,  quand  le  mot  qui  fuit  je  commence  par 
une  confone  ;  et  quand  il  commence  par  une  voyelle, 
elle  fe  détache  de  celuy  qu'elle  finit  pour  fe  joindre  avec 
elle,  et  fe  prononce  toujours  comme  un  z,  foit  qu'elle 
foit  précédée  par  une  confone,  ou  par  une  voyelle. 

Dans  le  milieu  du  mot,  elle  eft,  ou  entre  deux  voyelles. 


Johannis  Henrici  Alstedl,  Argentorati,  sumptibus  heredum  Lazari 
Zetzneri,  i633.  Cependant  il  faut  convenir  que  dans  le  texte  cou- 
rant on  rencontre  de  temps  à  autre  quelques  infractions  à  la  règle. 


8  AU  LECTEUR. 

ou  après  une  confone,  ou  avant  une  confone.  Entre  deux 
voyelles  elle  paffe  toufiours  pour  z,  et  après  une  confone 
elle  aspire  toufiours,  et  cette  différence  fe  remarque  en- 
tre les  verbes  compofez  qui  viennent  de  la  mefme  racine. 
On  prononce  prezumer,  rezijier,  mais  on  ne  prononce 
pas  conzumer,  ny  perzijter.  Ces  régies  n'ont  aucune  ex- 
ception, et  j'ay  abandonné  en  ces  rencontres  le  choix  des 
caractères  à  Tlmprimeur,  pour  fe  fervir  du  grand  ou  du 
petit,  félon  qu'ils  le  font  le  mieux  accommodez  avec  les 
lettres  qui  les  joignent.  Mais  je  n'en  ay  pas  fait  de  mefme, 
quand  ly^eft  avant  une  confone  dans  le  milieu  du  mot, 
et  je  n'ay  pu  fouffrir  que  ces  trois  mots,  rejie,  tempejle, 
vous  ejles,  fuffent  efcrits  l'un  comme  l'autre,  ayant  des 
prononciations  fi  différentes.  J'ay  refervé  la  petite  s  pour 
celle  où  la  fyllabe  efl  afpirée,  la  grande  pour  celle  oii 
elle  eft  Amplement  allongée,  et  l'ay  fupprimée  entière- 
ment au  trolfiéme  mot  où  elle  ne  fait  point  de  fon,  la 
marquant  feulement  par  un  accent  fur  la  lettre  qui  la 
précède.  J'ay  donc  fait  ortographier  ainfi  les  mots  fui- 
vants  et  leurs  femblables,  peste,  fimcsle,  chaste,  refiste, 
espoir  ;  tempe fte,  hnjte,  tejte  ;  vous  êtes,  il  était,  éblouir, 
écouter,  épargner,  arrêter.  Ce  dernier  verbe  ne  laiffc  pas 
d'avoir  quelques  temps  dans  fa  conjugaifon,  où  il  faulluy 
rendre  Vf,  parce  qu'elle  allonge  la  fyllabe  ;  comme  à  l'im- 
pératif arrefte,  qui  rime  bien  evec  tejle  ;  mais  à  l'infinitif 
et  en  quelques  autres  où  elle  ne  fait  pas  cet  effet,  il  eft 
bon  de  la  fupprimer  et  efcrire,  j' arrêtais,  fay  arrêté, 
j'arréteray,  nous  arrêtons,  etc.\ 

I.  Ce  projet  a  failli  être  oHicicllcment  adopte.  On  trouve  des  ren- 
seignements à  ce  siijct  dans  les  Observations  de  l'Académie  française 
louchant  l'orthographe,  conservées  au  département  des  manuscrits  de 
la  Bibliothique  impériale,  dont  j'ai  donné  l'analyse  dans  l'Ami  de  la 
rcli<jion  du  3i  mai  1860. 

Ces  Observations,  rédigées  par   Mczcray,  furent  soumises  en  1673 


AU   LECTEUR.  9 

Quant  à  Ve,  nous  en  avons  de  trois  fortes.  LV  fémi- 
nin, qui  fe  rencontre  toulîours,  ou  feul,  ou  en  diphton- 
gue, dans  toutes  les  dernières  fyllabes  de  nos  mots  qui 
ont  la  terminaifon  féminine,  et  qui  fait  fî  peu  de  fon, 
que  cette  fyllabe  n'eft  jamais  contée'  à  rien  à  la  fin  de 
nos  vers  féminins,  qui  en  ont  toufiours  une  plus  que  les 
autres.  L'e  masculin,  qui  fe  prononce  comme  dans  la 
langue  Latine,  et  un  troificme  e  qui  ne  va  jamais  fans  1'^, 
qui  luy  donne  un  fon  eflcvé  qui  fe  prononce  à  bouche 
ouverte,  en  ces  mois:  fucces,  accès,  exprès.  Or  comme 
ce  feroit  une  grande  confufion,  que  ces  trois  e,  en  ces 
trois  mots ,  afpres,  vérité,  et  après,  qui  ont  une  pronon- 
ciation fî  différente,  euffent  un  caractère  pareil,  il  eft 
aifé  d'y  remédier,  par  ces  trois  fortes  dV  que  nous  donne 
l'Imprimerie,  e,  é,  è,  qu'on  peut  nommer  Ve  fimple,  Ve 

à  l'examen  de  plusieurs  académiciens,  dont  la  liste  se  trouve  en  tête 
du  volume.  Corneille  y  figure,  toutefois  on  ne  rencontre  dans  ce 
manuscrit  aucune  note  de  lui  ;  mais,  dans  son  travail  préparatoire, 
Mézeray  avait  rappelé  en  ces  termes  l'innovation  introduite  par  l'il- 
lustre poëte  :  «  M',  de  Corneille  a  proposé  que  pour  faire  connoistre 
quand  l'S  est  muette  dans  les  mots  où  qu'elle  sifle,  il  seroit  bon  de 
mettre  une  S  ronde  aux  endroits  où  elle  siQe,  comme  à  chaste,  triste, 
reste,  et  une  /longue  aux  endroits  où  elle  est  muette,  soit  qu'elle 
fasse  longue  la  voyelle  qui  la  précède,  comme  en  tempe/le,  fefte, 
te/te,  etc.,  soit  qu'elle  ne  la  fasse  pas,  comme  en  efcii,  efpine,  défaire, 
efpurer,  etc.  » 

«  L'usage  en  seroit  bon,  objecte  Segrais,  mais  l'innovation  en  est 
dangereuse.  » 

«  Je  n'y  trouve  point  d'inconvénient,  sur  tout  dans  l'impression, 
réplique  Doiijat,  et  ce  n'est  plus  une  nouveauté  puisque  M'',  de  Cor- 
neille l'a  pratiqué  depuis  plus  de  dix  ou  douze  ans.  » 

«  Où  est  l'inconuenient?  dit  Bossuetj  ie  le  suiurois  ainsi  dans  le 
dictionnaire  et  l'en  ferois  une  remarque  expresse  où  i'alleguerois 
l'exemple  de  M'.  Corneille.  Les  HoUandois  ont  bien  introduit  u  et  u 
pour  u  voyelle  et  u  consone,  et  de  mesme  i  sans  queue  ou  avec  queue. 
Personne  ne  s'en  est  formalisé  ;  peu  à  peu  les  yeux  s'y  accoustument 
et  la  main  les  suit.  » 

I.   Contée,  comptée.  Voyez  le  Lexique. 


10  AU   LECTEUR. 

aigu,  et  IV  grave.  Le  premier  fervira  pour  nos  terminai- 
fons  féminines,  le  lecond  pour  les  Latines,  et  le  troifiéme 
pour  les  eilevées,  et  nous  efc rirons  ainfi  ces  trois  mots  et 
leurs  pareils,  afpres,  vérité,  après,  ce  que  nous  eften- 
drons  kfuccès,  excès,  procès,  qu'on  avoit  jufqu'icy  efcrits 
avec  Ve  aigu,  comme  les  terminaifons  Latines,  quoy  que 
le  fon  en  foit  fort  différent.  Il  eit  vray  que  les  Impri- 
meurs y  avoient  mis  quelque  différence,  en  ce  que  cette 
terminaifon  n'eflant  jamais  lans/",  quand  il  s'en  rencon- 
troit  une  après  un  é  Latin,  ils  la  cliangeoient  en  z,  et  ne  la 
faifoient  précéder  que  par  un  e  simple.  Ils  impriment 
veritez,  Deïtez,  dignilez,  et  non  pas  vérités,  Dettes,  di- 
gnités ;  et  j'ay  confervé  cette  Ortographe  :  mais  pour 
éviter  toute  forte  de  confufion  entre  le  fon  des  mots  qui 
ont  Te  Latin  fansy,  comme  vérité,  et  ceux  qui  ont  la  pro- 
nonciation élevée,  comme  succès,  j'ay  cru  à  propos  de 
nous  fervir  de  différents  caractères,  puifque  nous  en 
avons,  et  donner  Vè  grave  à  ceux  de  cette  dernière  ef- 
pece.  Nos  deux  articles  pluriels,  les  et  des,  ont  le  mefme 
fon,  quoy  qu'écrits  avec  Ve  limple  :  il  eft  fi  mal-aifé  de 
les  prononcer  autrement,  que  je  n'ay  pas  crû  qu'il  fuft 
befoin  d'y  rien  changer.  Je  dy  la  mefme  chofe  de  1'^?  de- 
vant deux  //,  qui  prend  le  fon  aulïî  eflevé  en  ces  mots, 
belle,  fidelle,  rebelle,  etc.,  qu'en  ceux-cy,  /«ccè^,  excès; 
mais  comme  cela  arrive  toujours  quand  il  fe  rencontre 
avant  ces  deux  //.  il  fuffit  d'en  faire  cette  remarque  fans 
changement  de  caractère.  Le  mefme  arrive  devant  la 
simple  /,  à  la  fin  du  mot,  mortel,  appel,  criminel,  et  non 
pas  au  milieu,  comme  en  ces  mots,  celer,  chanceler,  oii 
Ve  avant  cette  /  garde  le  fon  de  Ve  féminin. 

Il  efl  bon  aufli  de  remarquer  qu'on  ne  fe  fert  d'ordi- 
naire de  Vé  aigu,  qu'à  la  fin  du  mot,  ou  quand  on  fiip- 
prime  ryqui  le  fuit;  comme  à  établir,  étonner:  cepen- 
dant il  fc  rencontre  fouvcnt  au  milieu  des  mots    avec  le 


AU   LECTEUR.  ii 

mefme  fon,  bien  qu'on  ne  l'écrive  qu'avec  un  e  fimple; 
comme  en  ce  mot  feverité,  qu'il  faudroit  efcrire  févérité, 
pour  le  faire  prononcer  exactement,  et  je  l'ay  fait  obier- 
ver  dans  cette  imprelTion  ',  bien  que  je  n'aye  pas  gardé  le 
mefme  ordre  dans  celle  qui  s'eft  faite  in  folio"". 

Le  double  //  dont  je  viens  de  parler  à  l'occafion  de  Ve, 
a  auffi  deux  prononciations  en  noftre  Langue,  Tune  lèche 
et  fimple,  qui  luit  l'Ortographe,  l'autre  molle,  qui  fem- 
ble  y  joindre  une  h.  Nous  n'avons  point  de  différents  ca- 
ractères à  les  diftinguer  ;  mais  on  ne  peut  donner  cette 
régie  infaillible.  Toutes  les  fois  qu'il  n'y  a  point  d'/ avant 
les  deux  //,  la  prononciation  ne  prend  point  cette  mol- 
leffe.  En  voicy  des  exemples  dans  les  quatre  autres 
voyelles  :  haller,  rebeller,  coller,  annuller.  Toutes  les 
fois  qu'il  y  a  un  i  avant  les  deux  //,  foit  feul,  foit  en 
diphtongue,  la  prononciation  y  adjoufte  une  h.  On  efcrit 
bailler,  éveiller,  briller,  chatouiller,  cueillir,  et  on  pro- 
norwce  baillher,  éveillhcr,  brillher,  chatouillher ,  cueillhir. 
Il  faut  excepter  de  cette  Régie  tous  les  mots  qui  viennent 
du  Latin,  et  qui  ont  deux  //  dans  cette  Langue,  comme 
ville,  mille,  tranquille,  imbecille,  dijîille,  illajîre,  illé- 
gitime, illicite,  etc.  Je  dis  qui  ont  deux  //  en  Latin,  parce 
que  les  mois  àe  fille  et  famille  en  viennent,  et  fe  pro- 
noncent avec  cette  mollelTe  des  autres  qui  ont  1'/  devant 
les  deux  //,  et  n'en  viennent  pas  ;  mais  ce  qui  fait  cette 
différence,  c'eft  qu'ils  ne  tiennent  pas  les  deux  //  des 
mots  Latins,  ^/ra  et /am«7/a,  qui  n'en  ont  qu'une,  mais 
purement  de  noftre  Langue.  Cette  régie  et  cette  excep- 
tion font  générales  et  alfeurées.  Quelques  Modernes, 
pour  ofter  toute  l'ambiguité  de  cette   prononciation,    ont 

I.  On  lit  ici  dans  l'édition  de  i663  :  «  Et  peut-estre  le  feray-je 
obseruer  en  la  première  impression  qui  se  pourra  faire  de  ces  Re- 
cueils. » 

a.   Il  s'agit  de  l'édition  datée  de  i663,  dont  nous  venons  de  parler. 


12  AU   LECTEUR. 

efcrit  les  mots  qui  fe  prononcent  fans  la  mollelîe  de  Vh, 
avec  une  /  fimple,  en  cette  manière,  tranqiiile,  imbécile, 
difîile,  et  cette  Ortographe  pourrolt  s'accommoder  dans 
les  trois  voyelles  a,  o,  u,  pour  efcrire  Amplement  baler, 
affoler,  annuler,  mais  elle  ne  s'accommoderoit  point  du 
tout  avec  Ve,  et  on  auroit  de  la  peine  à  prononcer  fîdelle 
belle,  fi  on  efcrivoit  fidèle  et  bêle  ;  Vi  mefme  fur  lequel 
ils  ont  pris  ce  droit,  nelepourroit  pas  fouffrir  toufiours, 
et  particulièrement  en  ces  mots  ville,  mille,  dont  le  pre- 
mier, fi  on  le  reduifoit  à  une  /  fimple,  fe  confondroitavec 
vile,  qui  a  une  fignification  tout  autre. 

Il  y  auroit  encor  quantité,  de  remarques  à  faire  fur  les 
différentes  manières  que  nous  avons  de  prononcer  quel- 
ques lettres  en  noftre  Langue  ;  mais  je  n'entreprens  pas 
de  faire  un  Traité  entier  de  l'Ortographe  et  de  la  pro- 
nonciation, et  me  contente  de  vous  avoir  donné  ce  mot 
d'avis  touchant  ce  que  j'ay  innové  icy  ;  comme  les  Impri- 
meurs ont  eu  de  la  peine  à  s'y  accoulfumer,  ils  n'auront 
pas  fuivy  ce  nouvel  ordre  û  ponctuellement,  qu'il  ne  s'y 
foit  coulé  bien  des  fautes,  vous  me  ferez  la  grâce  d'y 
fuppléer. 


DISCOURS 


DE    L    UTILITE    ET    DES    PARTIES 


DU   POEME   DRAMATIQUEV 


Bien  que,  selon  Aristote,  le  seul  but  de  la  poésie  dra- 
matique soit  de  plaire  aux  spectateurs,  et  que  la  plupart 
de  ces  poëmes  leur  ayent  plu,  je  veux  bien  avouer  toute- 
fois que  beaucoup  d'entr'eux  n'ont  pas  atteint  le  but  de 
l'art.  //  ne  faut  pas  prétendre,  dit  ce  philosophe,  que 
ce  genre  de  poésie  nous  donne  toute  sorte  de  plaisir, 
mais  seulement  celui  qui  lui  est  propre -;  et  pour  trouver 


1.  L'édition  de  1660,  dans  laquelle  ces  discours  ont  paru  pour  la 
première  fois,  est  divisée  en  trois  volumes,  et  en  tête  de  chaque 
volume  est  placé  l'un  des  discours.  L'édition  de  i663  forme  deux 
tomes  qui  commencent  par  les  deux  premiers  discours  ;  le  troisième 
termine  le  tome  II  (voyez  plus  haut,  p.  5,  note  i).  Enfin  les  trois 
éditions,  en  quatre  volumes,  de  i664  (in-S"),  de  1668,  et  de  1682, 
contiennent  un  discours  en  tète  de  chacun  des  trois  premiers  vo- 
lumes. La  plupart  des  éditeurs  ont  séparé  ces  discours  du  Théâtre, 
pour  les  faire  entrer  dans  les  Œuvres  diverses;  nous  avons  préféré 
conserver  le  premier,  suivant  l'intention  de  Corneille,  en  tète  du 
Théâtre,  où  les  premières  lignes  le  placent  nécessairement,  et  nous 
avons  cru  devoir  en  rapprocher  les  deux  autres,  mais  sans  rien  chan- 
ger au  texte,  c'est-à-dire  en  y  laissant  ce  qui  a  trait  à  la  place  que 
l'auteur  leur  avait  assignée. 

Si  l'on  veut  avoir  des  renseignements  sur  le  temps  que  ces  dis- 
cours ont  coûté  à  Corneille  et  sur  les  circonstances  dans  lesquelles 
il  les  a  composés,  il  faut  lire  sa  lettre  du  25  août  1660,  adressée  à 
l'abbé  de  Pure. 

2.  Oj  yàp  ;:aaav  Saî  Çr)"cïv  îjoovfjv  a~û  Tpayojot'a;,  àÀÀà  1^,»  ry.y.v.cci . 
(Aristote,  Poétique,  chap.  xiv,  2.)  —  Dans  la  phrase  suivante,  Aris- 
tote exprime  l'idée,  par  laquelle  Corneille  commence  son  discours, 
que  le  but  de  la  poésie  dramatique  est  de  plaire. 


i4  DISCOURS 

ce  plaisir  qui  lui  est  propre,  et  le  donner  aux  spectateurs, 
il  faut  suivre  les  préceptes  de  l'art,  et  leur  plaire  selon 
ses  règles.  Il  est  constant  qu'il  y  a  des  préceptes,  puis- 
qu'il y  a  un  art  ;  mais  il  n'est  pas  constant  quels  ils  sont. 
On  convient  du  nom  sans  convenir  de  la  chose,  et  on 
s'accorde  sur  les  paroles  pour  contester  sur  leur  signifi- 
cation. Il  faut  observer  l'unité  d'action,  de  lieu,  et  de  jour, 
personne  n'en  doute  ;  mais  ce  n'est  pas  une  petite  diffi- 
culté de  savoir  ce  que  c'est  que  cette  unité  d'action,  et 
jusques  où  peut  s'étendre  cette  unité  de  jour  et  de  lieu. 
Il  faut  que  le  poë te  traite  son  sujet  selon  le  vraisemblable 
et  le  nécessaire  ^  ;  Aristote  le  dit,  et  tous  ses  interprètes 
répètent  les  mêmes  mots,  qui  leur  semblent  si  clairs  -  et  si 
intelligibles,  qu'aucun  d'eux  n'a  daigné  nous  dire,  non 
plus  que  lui,  ce  que  c'est  cpie  ce  vraisemblable  et  ce  né- 
cessaire. Beaucoup  même  ont  si  peu  considéré  ce  dernier', 
qui  accompagne  toujours  l'autre  chez  ce  philosophe,  hor- 
mis une  seule  fois,  où  il  parle  de  la  comédie'',  qu'on  en 
est  venu  jusqu'à  établir  une  maxime  très  fausse,  qu'il 
faut  que  le  sujet  d'une  tragédie  soit  vraisemblable  ;  ap- 
pliquant ainsi  '  aux  conditions  du  sujet  la  moitié  de  ce 
qu'il  a  dit  de  la  manière  de  le  traiter.  Ce  n'est  pas  qu'on 
ne  puisse  faire  une  tragédie  d'un  sujet  purement  vraisem- 
blable :  il  en  donne  pour  exemple  la   Fleur  ^  d'Agathon, 

1 .  Xpïj  oÈ iû  Çtjteïv  r]  xô  âvay/.aïov,  r]  là  zl/.ôç.  (Aristolo,  Poétique, 

chap.  XV,  6.) 

2.  Var.  (édit.  de  lOGo)  :  les  mêmes  paroles  (pii  leur  semblent 
si  claires. 

3.  Var.  (édit.  de  iGOo):  ce  dernier  mol. 

4.  Voyez  la  Poétique,  chap.  ix,  5. 

5.  Il  y  a  aussi,  pour  ainsi,  dans  les  éditions  de  1G82  et  de  1O93  :  la 
leçon  des  éditions  antérieures  nous  a  paru  préférable. 

6.  Aristote,  Poé^i^uc.cbap.  IX,  7.  —  La  Fleur,  avOo;,  piècp  du  poëte 
Agatbon,  contemporain  de  Sophocle  et  d'Eschyle,  n'est  <d6nnue  que 
par  ce  passage  d'.\ristote. 


DU   POËME  DRAMATIQUE.  i5 

où  les  noms  et  les  choses  étoient  de  pure  invention, 
aussi  bien  qu'en  la  comédie  ;  mais  les  grands  sujets  qui 
remuent  fortement  les  passions,  et  en  opposant  l'impé- 
tuosité aux  lois  du  devoir  ou  aux  tendresses  du  sang, 
doivent  toujours  aller  au  delà  du  vraisemblable,  et  ne 
trouveroient  aucune  croyance  parmi  les  auditeurs,  s'ils 
n'étoient  soutenus,  ou  par  l'autorité  de  l'histoire  qui  per- 
suade avec  empire,  ou  par  la  préoccupation  de  l'opinion 
commune  qui  nous  donne  ces  mêmes  auditeurs  déjà  tous 
persuadés.  Il  n'est  pas  vraisemblable  que  Médée  tue  ses 
enfants,  que  Clytemnestre  assassine  son  mari,  qu'Oreste 
poignarde  sa  mère  ;  mais  l'histoire  le  dit,  et  la  représen- 
tation de  ces  grands  crimes  ne  trouve  point  d'incrédules. 
Il  n'est  ni  vrai  ni  vraisemblable  qu'Andromède,  exposée 
à  un  monstre  marin,  ave  été  garantie  de  ce  péril  par  un 
cavalier  volant,  qui  avoitdes  ailes  aux  pieds  ;  mais  c'est 
une  fiction  *  que  l'antiquité  a  reçue  ;  et  comme  elle  l'a 
transmise  jusqu'à  nous,  personne  ne  s'en  offense  quand 
on  ^  la  voit  sur  le  théâtre.  Il  ne  seroit  pas  permis  toutefois 
d'inventer  sur  ces  exemples.  Ce  que  la  vérité  ou  l'opinion 
fait  accepter  seroit  rejeté,  s'il  n'avoit  point  d'autre  fon- 
dement qu'une  ressemblance  à  cette  vérité  ou  à  cette  opi- 
nion. C'est  pourquoi  notre  docteur  dit  que  les  sujets 
viennent  de  la  fortune,  qui  h'it  arrixer  les  choses,  et  non 
de  l'art,  qui  les  imagine  ".  Elle  est  maîtresse  des  événe- 
ments, et  le  choix  qu'elle  nous  donne  de  ceux  qu'elle  nous 
présente  enveloppe  une  secrète  défense  d'entreprendre 
sur  elle,  et  d'en  produire  sur  la  scène  qui  ne  soient  pas 
de  sa  façon.  Aussi  les  anciennes  trarjédies  se  sont  arrê- 
tées autour  de  peu  de  familles,    parce   quil   ètoit    arrivé 

1.  Var.  (édit.  de  1660)  :  une  erreur. 

2.  Var.  (édit.  de  1660  et  de  i663):  il. 

3.  Ztj-ojvtcÇ  -fxo  ojy.  xTzô  tî'/vt);,   iXX'  àrco  tÛ/tj;  îjpov  tÔ  TOioutov 
-xpaiy-cyâ,:-.'/  Èv  toî;  ,u.u9o'.;.  (Aristotc,  Poétique,  chap.  xiv,  10.) 


i6  DISCOURS 

à  peu  de  familles  des  choses  dignes  de  la  tragédie  '.  Les 
siècles  suivants  nous  en  ont  assez  fourni  pour  franchir 
ces  bornes,  et  ne  marcher  plus  sur  les  pas  des  Grecs  ; 
mais  je  ne  pense  pas  qu'ils  nous  ayent  donné  la  liberté  de 
nous  écarter  de  leurs  règles.  Il  faut,  s'il  se  peut,  nous 
accommoder  avec  elles,  et  les  amener  jusqu'à  nous  -.  Le 
retranchement  que  nous  avons  fait  des  chœurs  nous 
oblige  à  remplir  nos  poëmes  de  plus  d'épisodes  qu'ils  ne 
faisoient  ;  c'est  quelque  chose  de  plus,  mais  qui  ne  doit 
pas  aller  au  delà  de  leurs  maximes,  bien  qu'il  aille  au 
delà  de  leur  pratique. 

Il  faut  donc  savoir  quelles  sont  ces  règles  ;  mais  notre 
malheur  est  qu'Aristole  et  Horace  après  lui  en  ont  écrit 
assez  obscurément  pour  avoir  besoin  d'interprètes,  et  que 
ceux  qui  leur  en  ont  voulu  servir  jusques  ici  ne  les  ont 
souvent  expliqués  qu'en  grammairiens  ou  en  philosophes. 
Comme  ils  avoient  plus  d'étude  et  de  spéculation  que 
d'expérience  du  théâtre,  leur  lecture  nous  peut  rendre 
plus  doctes,  mais  non  pas  nous  donner  beaucoup  de  lu- 
mières fort  sûres  pour  y  réussir. 

Je  hasarderai  quelque  chose  sur  cinquante  ans  Me  tra- 
vail pour  la  scène,  et  en  dirai  mes  pensées  tout  simple- 
ment, sans  esprit  de  contestation  qui  m'engage  à  les  sou- 
tenir, et  sans  prétendre  que  personne  renonce  en  ma 
faveur  à  celles  qu'il  en  aura  conçues. 

Ainsi  ce  que  j'ai  avancé  dès  l'entrée  de  ce  discours, 
que  la  poésie  dramatique  a  pour  but  le  seul  plaisir  des 
spectateurs,  n'est  pas  pour  l'emporter  opiniâtrement  sur 

1.  YltpX  ôX^Yaç  ot/.''aç  a;  y.â?vX'.'îiat  TpayoSia'.  auvriOev-ai,  otov  rspî 
'A^.xi-ia'wva  /.a\  O'.oitîo'jv —  /.a't  oao'.;  «XXoi;  au[i.6£6r]X£v  f]  ;taO£îv  oeivà  rj 
r.oir^oct.'..  (Arislote,  Poétique,  chap.  xiii,  5.) 

2.  Var.  (édit.  do  i66o-i664):  jusques  à  nous. 

3.  Var.  (édil.  de  i06o  et  de  i603):  Ironie  ans; —  (édil.  de  i664): 
plus  de  trente  ans  ;  —  (édit.  de  iGG8)  :  quarante  ans. 


DU   POËME  DRAMATIQUE.  17 

ceux  qui  pensent  ennoblir  l'art,  en  lui  donnant  pour  objet 
de  profiter  aussi  bien  que  de  plaire.  Cette  dispute  même 
seroit  très-inutile,  puisqu'il  est  impossible  de  plaire  selon 
les  règles,  qu'il  ne  s'y  rencontre  beaucoup  d'utilité.  Il  est 
vrai  qu'Aristote,  dans  tout  son  Traité  de  la  Poétique,  n'a 
jamais  employé  ce  mot  une  seule  fois;  qu'il  attribue  l'ori- 
gine de  la  poésie  au  plaisir  que  nous  prenons  à  voirimiter 
les  actions  des  hommes'  ;  qu'il  préfère  la  partie  du  poëme 
qui  regarde  le  sujet  à  celle  qui  regarde  les  mœurs,  parce 
que  cette  première  contient  ce  qui  agrée  le  plus,  comme 
les  agnitions  et  les  péripéties-;  qu'il  fait  entrer  dans  la 
définition  de  la  tragédie  l'agrément  du  discours  dont  elle 
est  composée^  ;  et  qu'il  l'estime  enfin  plus  que  le  poëme 
épique,  en  ce  qu'elle  a  de  plus*  la  décoration  extérieure 
et  la  musique,  qui  délectent  puissamment,  et  qu'étant 
plus  courte  et  moins  diffuse,  le  plaisir  qu'on  y  prend  est 
plus  parfait^;  mais  il  n'est  pas  moins  vrai  quHorace  nous 
apprend  que  nous  ne  saurions  plaire  à  tout  le  monde,  si 
nous  n'y  mêlons  l'utile,  et  que  les  gens  graves  et  sérieux, 
les  vieillards,  les  amateurs  de  la  vertu,  s'y  ennuieront, 
s'ils  n'y  trouvent  rien  à  profiter  : 

Centuriœ  seniorwn  agitant  expert ia  f rugis  ^' . 

Ainsi,  quoique  l'utile  n'y  entre  que  sous  la  forme  du  dé- 
lectable, il  ne  laisse  pas  d'y  être  nécessaire,  et  il  vaut 
mieux  examiner  de  quelle  façon  il  y  peut  trouver  sa  place, 
que  d'agiter,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  une  question  inutile 
touchant  l'utilité  de  cette  sorte  de  poëmes.  J'estime  donc 
qu'il  s'y  en  peut  rencontrer  de  quatre  sortes. 

1.  Voyez  Aristote,  Poétique,  chap.  iv,  i  et  2. 

2.  Ibid.,  chap.  vi,   i3.  —  3.  Ibid.,   chap.  vi,  2. 

4.  Var.  (édit  de  1660):  de  plus  que  lui, 

5.  Aristote,  Poétique,  chap.  xxvi,  8  et  9. 

6.  Horace,  Art  poétique.  \.  34 1. 

COKNEILLE.    I  2 


i8  DISCOURS 

La  première  consiste  aux  sentences  et  instructions  mo- 
rales qu'on  y  peut  semer  presque  partout;  mais  il  en  faut 
user  sobrement,  les  mettre  rarement  en  discours  géné- 
raux, ou  ne  les  pousser  guère  loin,  surtout  quand  on  fait 
parler  un  homme  passionné,  ou  qu'on  lui  fait  répondre 
par  un  autre  ;  car  il  ne  doit  avoir  non  plus  de  patience 
pour  les  entendre,  que  de  quiétude  d'esprit  pour  les  con- 
cevoir et  les  dire.  Dans  les  délibérations  d'État,  où  un 
homme  d'importance  consulté  par  un  roi  s'explique  de 
sens  rassis,  ces  sortes  de  discours  trouvent  lieu  de  plus 
d'étendue  ;  mais  enfm  il  est  toujours  bon  de  les  réduire 
souvent  de  la  thèse  à  l'hypothèse;  et  j'aime  mieux  faire 
dire  à  un  acteur,  l'amour  vous  donne  beaucoup  d'inquié- 
tudes, que,  l'amour  donne  beaucoup  d'inquiétudes  aux 
esprits  qu'il  possède. 

Ce  n'est  pas  que  je  voulusse  entièrement  bannir  cette 
dernière  façon  de  s'énoncer  sur  les  maximes  de  la  morale 
et  de  la  politique.  Tous  mes  poëmes  demeureroient  bien 
estropiés,  si  on  en  relranchoit  ce  que  j'y  en  ai  mêlé;  mais 
encore  un  coup,  il  ne  les  faut  pas  pousser  loin  sans  les 
appliquer  au  particulier  ;  autrement  c'est  un  lieu  commun, 
qui  ne  manque  jamais  d'ennuyer  l'auditeur,  parce  qu'il 
fait  languir  l'action;  et  quelque  heureusement  que  réus- 
sisse cet  étalage  de  moralités,  il  faut  toujours  craindre' 
que  ce  ne  soit  un  de  ces  ornements  ambitieux  qu'Horace 
nous  ordonne  de  retrancher"-. 

J'avouerai  toutefois  que  les  discours  généraux  ont 
souvent  grâce,  quand  celui  qui  les  prononce  et  celui 
qui  les  écoute  ont  tous  deux  l'esprit  assez  tranquille  pour 
se  donner  raisonnablement  cette  patience.    Dans  le  qua- 

I.  Var.  (éditdc  1660):  Il  faut  prendre  garde. 

a.  Ambitiosa  recidct 

Ornamenta. 

{A ri  poétique,  v.  4470 


DU   POËME  DRAMATIQUE.  19 

trième  acte  de  Mélite,  la  joie  qu'elle  a  d'être  aimée  de 
Tircis  lui  fait  souffrir  sans  chagrin  la  remontrance  de 
sa  nourrice,  qui  de  son  côté  satisfait  à  cette  démangeai- 
son qu'Horace  attribue  aux  vieilles  gens,  de  faire  des  le- 
çons aux  jeunes  '  ;  mais  si  elle  savoit  que  Tircis  la  crût 
infidèle,  et  qu'il  en  fût  au  désespoir,  comme  elle  l'ap- 
prend ensuite,  elle  n'en  souflfriroit  pas  quatre  vers.  Quel- 
quefois même  ces  discours  sont  nécessaires  pour  appuyer 
des  sentiments  dont  le  raisonnement  ne  se  peut  fon- 
der sur  aucune  des  actions  particulières  de  ceux  dont 
on  parle.  Rodogune,  au  premier  acte,  ne  sauroit  justi- 
fier la  défiance  qu'elle  a  de  Gléopatre,  que  par  le  peu 
de  sincérité  qu'il  y  a  d'ordinaire  dans  la  réconciliation' 
des  grands  après  une  offense  signalée,  parce  que,  de- 
puis le  traité  de  paix,  cette  reine  n'a  rien  fait  qui  la 
doive  rendre  suspecte  de  cette  haine  qu'elle  lui  conserve 
dans  le  cœur.  L'assurance  que  prend  Mélisse,  au  qua- 
trième de  la  Suite  du  Menteur,  sur  les  premières  pro- 
testations d'amour  que  lui  fait  Dorante,  qu'elle  n'a  vu 
qu'une  seule  fois,  ne  se  peut  autoriser  que  sur  la  facilité 
et  la  promptitude  que  deux  amants  nés  l'un  pour  l'autre 
ont  à  donner  croyance  à  ce  qu'ils  s'entre-disent;  et  les 
douze  vers  qui  expriment  cette  moralité  en  termes  géné- 
raux ont  tellement  plu,  que  beaucoup  de  gens  d'esprit 
n'ont  pas  dédaigné  d'en  charger  leur  mémoire  \  Vous  en 
trouverez  ici  quelques  autres  de  cette  nature.  La  seule 
règle  qu'on  y  peut  établir,  c'est  qu'il  les  faut  placer  judi- 
cieusement, et  surtout  les  mettre  en  la  bouche  de  gens 

I.  Voyez  la  scène  i  du  IV«  acte  de  Mélite,  et  VArt  poétique  d'Ho- 
race, V.   l'jlt. 

3.  Var.  (édit.  de  1660  et  de  i663)  :  les  réconciliations. 

3.  Voyez,  dans  la  scène  i  du  IV"  acte  de  la  Suite  du  Menteur,  le 
couplet  qui  commence  par  ce  vers  : 

Quand  les  ordres  du  ciel  nous  ont  faits  l'un  pour  l'autre,  etc. 


20  DISCOURS 

qui  ayent  Tesprit  sans  ambarras,  et  qui  ne  soient  point 
emportés  par  la  chaleur  de  l'action. 

La  seconde  utilité  du  poëme  dramatique  se  rencontre 
en  la  naïve  peinture  des  vices  et  des  vertus,  qui  ne  manque 
jamais  à  faire  son  effet,  quand  elle  est  bien  achevée,  et 
que  les  traits  en  sont  si  reconnoissables  qu'on  ne  les  peut 
confondre  l'un  dans  l'autre,  ni  prendre  le  vice  pour 
vertu.  Celle-ci  se  fait  alors  toujours  aimer,  quoique  mal- 
heureuse ;  et  celui-là  se  fait  toujours  haïr,  bien  que 
triomphant.  Les  anciens  se  sont  fort  souvent  contentés 
de  cette  peinture,  sans  se  mettre  en  peine  de  faire  ré- 
compenser les  bonnes  actions,  et  punir  les  mauvaises. 
Glytemnestre  et  son  adultère  tuent  Agamemnon  impuné- 
ment; Médée  en  fait  autant  de  ses  enfants,  et  Atrée-  de 
ceux  de  son  frère  Thyeste,  qu'il  lui  fait  manger.  Il  est 
vrai  qu'à  bien  considérer  ces  actions  qu'ils  choisissoient 
pour  la  catastrophe  de  leurs  tragédies,  c'étolent  des  cri- 
minels qu'ils  faisoient  punir,  mais  par  des  crimes  plus 
grands  que  les  leurs.  Thyeste  avoit  abusé  de  la  femme  de 
son  frère;  mais  la  vengeance  qu'il  en  prend  a  quelque 
chose  de  plus  affreux  que  ce  premier  crime.  Jason  étoit 
un  perfide  d'abandonner  Médée,  à  qui  il  devoit  tout; 
mais  massacrer  ses  enfants  à  ses  yeux  est  quelque  chose 
de  plus.  Glytemnestre  se  plaignoit  des  concubines  qu'A- 
gamemnon  ramenoit  de  Troie;  mais  il  n'avoit  point 
attenté  sur  sa  vie,  comme  elle  fait  sur  la  sienne;  et 
ces  maîtres  de  l'art  ont  trouvé  le  crime  de  son  fils 
Oreste,  qui  la  tue  pour  venger  son  père,  encore  plus 
grand  que  le  sien,  puisqu'ils  lui  ont  donné  des  Fu- 
ries vengeresses  pour  le  tourmenter,  et  n'en  ont  point 
donné  à  sa  mère,  qu'ils  font  jouir  paisiblement  avec 
son  Egisthe  du  royaume  d'un  mari  qu'elle  avoit  as- 
sassiné. 

Notre  théâtre  souffre  dillicilement  de  pareils  sujets  :  le 


DU   POËME   DRAMATIQUE.  21 

Thyeste  de  Sénèque'  n'y  a  pas  été  fort  heureux  ;  sa  Médée 
y  a  trouvé  plus  de  faveur;  mais  aussi,  à  le  bien  prendre, 
la  perfidie  de  Jason  et  la  violence  du  roi  de  Corinthe  la 
font  paroître  si  injustement  opprimée,  que  Fauditeur 
entre  aisément  dans  ses  intérêts,  et  regarde  sa  vengeance 
comme  une  justice  qu'elle  se  fait  elle-même  de  ceux  qui 
l'oppriment. 

C'est  cet  intérêt  qu'on  aime  à  prendre  pour  les  ver- 
tueux qui  a  obligé  d'en  venir  à  cette  autre  manière  de 
finir  le  poëme  dramatique  par  la  punition  des  mauvaises 
actions  et  la  récompense  des  bonnes,  qui  n'est  pas  un 
précepte  de  l'art,  mais  un  usage  que  nous  avons  embrassé, 
dont  chacun  peut  se  départir  à  ses  périls.  Il  étoit  dès  le 
temps  d'Aristote,  et  peut-être  qu'il  ne  plaisoit  pas  trop  à 
ce  philosophe,  puisqu'il  dit  qu'il  n'a  eu  vogue  que  par 
r imbécillité  du  jugement  des  spectateurs ,  et  que  ceux  qui 
le  pratiquent  s'accommodent  au  goût  du  peuple,  et  écri- 
vent selon  les  souhaits  de  leur  auditoire-.  En  effet,  il  est 
certain  que  nous  ne  saurions  voir  un  honnête  homme  sur 
notre  théâtre  sans  lui  souhaiter  de  la  prospérité,  et  nous 
fâcher  de  ses  infortunes.  Cela  fait  que  quand  il  en  de- 
meure accablé,  nous  sortons  avec  chagrin,  et  remportons 
une  espèce  d'indignation  contre  l'auteur  et  les  acteurs; 
mais  quand  l'événement  remplit  nos  souhaits,  et  que  la 
vertu  y  est  couronnée,  nous  sortons  avec  pleine  joie,  et 
remportons  une  entière  satisfaction  et  de  l'ouvrage,  et  de 
ceux  qui  l'ont  représenté.  Le  succès  heureux  de  la  vertu, 
en  dépit  des  traverses  et  des  périls,  nous   excite  à  l'em- 

I.  II  s'agit  ici  du  Thyeste  de  Monléon,  représenté,  suivant  les 
frères  Parfait,  en  i683.  Voyez  l'Histoire  du  Théâtre  français,  tome  V, 
p.  3i. 

3.  Aoxei  ûÈ  sivat  izom-t^  o'.à  rr,v  xtov  SsaTwi'  aîôc'veiav  •  ày.oXo-jOo'j'ai 
Y«p  ot  5rotT)Tat  xat:'  cÙ/tjv  -oioù'vtî;  toI;  ÔcaiaT;.  (Aristote,  Poétique, 
chap.  xiii,  7.) 


22  DISCOURS 

brasser;  et  le  succès  funeste  du  crime  ou  de  l'injustice  est 
capable  de  nous  en  augmenter  Thorreur  naturelle,  par 
l'appréhension  d'un  pareil  malheur. 

C'est  en  cela  que  consiste  la  troisième  utilité  du  théâtre, 
comme  la  quatrième  en  la  purgation  des  passions  par  le 
moyen  de  la  pitié  et  de  la  crainte'.  Mais  comme  cette  uti- 
lité est  particulière  à  la  tragédie,  je  m'expliquerai  sur  cet 
article  au  second  volume,  où  je  traiterai  de  la  tragédie 
en  particulier^,  et  passe  à  l'examen  des  parties  qu'Aristote 
attribue  au  poëme  dramatique.  Je  dis  au  poëme  drama- 
tique en  général,  bien  qu'en  traitant  cette  matière  il  ne 
parle  que  de  la  tragédie  ;  parce  que  tout  ce  qu'il  en  dit 
convient  aussi  à  la  comédie,  et  que  la  différence  de  ces 
deux  espèces  de  poëmes  ne  consiste  qu'en  la  dignité  des 
personnages,  et  des  actions  qu'ils  imitent,  et  non  pas  en 
la  façon  de  les  imiter,  ni  aux  choses  qui  servent  à  cette 
imitation. 

Le  poëme  est  composé  de  deux  sortes  de  parties.  Les 
unes  sont  appelées  parties  de  quantité,  ou  d'extension  ; 
et  Aristote  en  nomme  quatre  :  le  prologue,  l'épisode, 
l'exode,  et  le  chœur  ^  Les  autres  se  peuvent  nommer  des 
parties  intégrantes^,  qui  se  rencontrent  dans  chacune  de 
ces  premières  pour  former  tout  le  corps  avec  elles.  Ce 
philosophe  y  en  trouve  six  :  le  sujet,  les  mœurs,  les  sen- 
timents,   la    diction,    la    musique,    et  la  décoration  du 

1.  Voyez   Âristole,  Poétique,  chap.  vi,  2. 

2.  Var.  (cdit.  fie  1660):  Mais  comme  cette  utilité  est  particulière 
à  la  tragédie,  et  que  cette  première  partie  de  mes  poëmes  ne  con- 
tient presque  que  des  comédies  oii  elle  n'a  point  de  place,  je  ne 
m'expliquerai  sur  cet  article  qu'au  second  volume,  oi'i  la  tragédie 
l'emporte,  et  passe,  etc.  —  La  première  partie  de  l'édition  de  1660 
contient  les  mômes  pièces  que  le  recueil  de  i644-  Voyez  plus  haut, 
p.  I ,  note  I. 

3.  Voyez  Aristote,  Poétique,  cliap.  xii. 

ti.   Vau.  (cdit.  de  1660  i66/i)  :  intégrales. 


DU  POËME   DRAMATIQUE.  aS 

théâtre'.  De  ces  six,  il  n'y  a  que  le  sujet  dont  la  bonne 
constitution  dépende  proprement  de  l'art  poétique  ;  les 
autres  ont  besoin  d'autres  arts  subsidiaires  :  les  mœurs, 
de  la  morale  ;  les  sentiments,  de  la  rhétorique  ;  la  diction, 
de  la  grammaire  ;  et  les  deux  autres  parties  ont  chacune 
leur  art,  dont  il  n'est  pas  besoin  que  le  poëte  soit  in- 
struit, parce  qu'il  y  peut  faire  suppléer  par  d'autres  que 
lui-,  ce  qui  fait  qu'Aristote  ne  les  traite  pas.  Mais  comme 
il  faut  qu'il  exécute  lui-même  ce  qui  concerne  les  quatre 
premières,  la  connoissance  des  arts  dont  elles  dépendent 
lui  est  absolument  nécessaire,  à  moins  qu'il  aye  reçu  de  la 
nature  un  sens  commun  assez  fort  et  assez  profond  pour 
suppléer  à  ce  défaut^. 

Les  conditions  du  sujet  sont  diverses  pour  la  tragédie 
et  pour  la  comédie.  Je  ne  toucherai  à  présent  qu'à  ce  qui 
regarde  cette  dernière,  qu'Aristote  définit  simplement 
une  imitation  de  personnes  basses  et  fourbes^.  Je  ne  puis 
m'empêcher  de  dire  que  cette  définition  ne  me  satisfait 
point  ;  et  puisque  beaucoup  de  savants  tiennent  que  son 
Traité  de  la  Poétique  n'est  pas  venu  tout  entier  jusques  à 
nous,  je  veux  croire  que  dans  ce  que  le  temps  nous  en  a 
dérobé  il  s'en  rencontroit  une  plus  achevée. 

La  poésie  dramatique,  selon  lui,  est  une  imitation  des 
actions,  et  il  s'arrête  ici  à  la  condition  des  personnes, 
sans  dire  quelles  doivent  être  ces  actions.  Quoi  qu'il  en 
soit,  cette  définition  avoit  du  rapport  à  l'usage  de  son 
temps,  où  l'on  ne  faisoit  parler  dans  la  comédie  que  des 
personnes  d'une  condition  très-médiocre  ;  mais  elle   n'a 

1.  Voyez  Aristote,  Poétique,  chap.  vi,  6. 

2.  Var.  (édit  de  1660)  :  Qu'il  y  peut  faire  suppléer  par  d'autres, 
ce  qui  fait,  etc. 

3.  Var.  (édit.  de  1660):  pour  réparer  ce  défaut. 

4.  'H  0£  ■/.fij[i.(])0''a  z<z-''. jj.''|j.rjrjiî  -jauXoTcptov.  (Aristote,  Poé/iV^î/e, 

chap.  V,  I .) 


24  DISCOURS 

pas  une  entière  justesse  pour  le  nôtre,  où  les  rois  même 
y  peuvent  entrer,  quand  leurs  actions  ne  sont  point  au- 
dessus  d'elle.  Lorsqu'on  met  sur  la  scène  un  simple  in- 
trique '  d'amour  entre  des  rois,  et  qu'ils  ne  courent  aucun 
péril,  ni  de  leur  vie,  ni  de  leur  Etat,  je  ne  crois  pas  que, 
bien  que  les  personnes  soient  illustres,  l'action  le  soit 
assez  pour  s'élever"  jusqu'à^  la  tragédie.  Sa  dignité  de- 
mande quelque  grand  intérêt  d'Etat,  ou  quelque  passion 
plus  noble  et  plus  mâle  que  l'amour,  telles  que  sont  l'am- 
bition ou  la  vengeance,  et  veut  donner  à  craindre  des 
malheurs  plus  grands  que  la  perte  d'une  maîtresse.  Il  est 
à  propos  d'y  mêler  l'amour,  parce  qu'il  a  toujours  beau- 
coup d'agrément,  et  peut  servir  de  fondement  à  ces  inté- 
rêts, et  à  ces  autres  passions  dont  je  parle  ;  mais  il  faut 
qu'il  se  contente  du  second  rang  dans  le  poëme,  et  leur 
laisse  le  premier. 

Cette  maxime  semblera  nouvelle  d'abord  :  elle  est  tou- 
tefois de  la  pratique  des  anciens,  chez  qui  nous  ne  voyons 
aucune  tragédie  oii  il  n'y  aye  qu'un  intérêt  d'amour  à  dé- 
mêler. Au  contraire,  ils  l'en  bannissoient  souvent  ;  et  ceux 
qui  voudront  considérer  les  miennes,  reconnoîtront  qu'à 
leur  exemple  je  ne  lui  ai  jamais  laissé  y  prendre  le  pas 
devant,  et  que  dans  le  Cid  même,  qui  est  sans  contredit 
la  pièce  la  plus  remplie  d'amour*  que  j'aye  faite,  le  devoir 
de  la  naissance  et  le  soin  de  l'honneur  l'emportent  sur 
toutes  les  tendresses  qu'il  insprire  aux  amants  que  j'y  fais 
parler. 

.le  dirai  plus.  Bien  qu'il  y  aye  de  grands  intérêts  d'Etat 
dans  un  poëme,  et  que  le  soin  qu'une  personne  royale 

1.  Une  simple  intrigue. 

2 .  Telle  est  la  leçon  de  toutes  les  éditions  antérieures  à  celle  de  1 682 , 
qui  donne,  sans  doute  par  erreur  :  «  pour  l'élever.  » 

3.  VAR.(édit.  de  1 660-166^)  :  jusques  à. 

l^.  ^  AR.  (cdit.  de  1660-166^)  :  la  plus  amoureuse. 


DU   POËME  DRAMATIQUE.  a5 

doit  avoir  de  sa  gloire  fasse  taire  sa  passion,  comme  en 
Don  Sanche,  s'il  ne  s'y  rencontre  point  de  péril  de  vie,  de 
pertes  d'Etats,  ou  de  bannissement,  je  ne  pense  pas  qu'il 
aye  droit  de  prendre  un  nom  plus  relevé  que  celui  de  co- 
médie ;  mais  pour  répondre  aucunement  à  la  dignité  des 
personnes  dont  celui-là  représente  les  actions,  je  me  suis 
hasardé  d'y  ajouter  Tépithète  d'héroïque,  pour  le  distin- 
guer d'avec  les  comédies  ordinaires.  Cela  est  sans  exemple 
parmi  les  anciens  ;  mais  aussi  il  est  sans  exemple  parmi 
eux  de  mettre  des  rois  sur  le  théâtre  sans  quelqu'un  de 
ces  grands  périls.  Nous  ne  devons  pas  nous  attacher  si 
servilement  à  leur  imitation,  que  nous  n'osions  essayer 
quelque  chose  de  nous-mêmes,  quand  cela  ne  renverse 
point  les  règles  de  l'art  ;  ne  fût-ce  que  pour  mériter  cette 
louange  que  donnoit  Horace  aux  poètes  de  son  temps  : 

Nec  minimum  meruere  decus,  veslirjia  grseca 
Ausi  deserere  '  ; 

et  n'avoir  point  de  part  en  ce  honteux  éloge  : 
0  imitatores,  servum  pecus'l 

Ce  qui  nous  sert  maintenant  d'exemple,  dit  Tacite,  a 
été  autrefois  sans  exemple,  et  ce  que  nous  faisons  sans 
exemple  en  pourra  servir  unjour^. 

La  comédie  diffère  donc  en  cela  de  la  tragédie,  que 
celle-ci  veut  pour  son  sujet  une  action  illustre,  extraor- 
dinaire, sérieuse  :  celle-là  s'arrête  à  une  action  commune 
et  enjouée  ;  celle-ci  demande  de  grands  périls  pour  ses 
héros  :  celle-là  se  contente  de  l'inquiétude  et  des  déplai- 
sirs de  ceux  à  qui  elle  donne  le  premier  rang  parmi  ses 

1.  Horace,  Art  poétique,  v.  286,  287. 

2.  Horace,  Epîtres,  liv.  I,  ép.  xix,  v.  19. 

3.  «  Inveterascet  hoc  quoque,  et  quod  hodie  exemplis  tuemur 
«  inter  exempla  erit.  »  (Annales,  liv.  XI,  chap.  xxiv.) 


26  DISCOURS 

acteurs.  Toutes  les  deux  ont  cela  de  commun,  que  cette 
action  doit  être  complète  et  achevée;  c'est-à-dire  que  dans 
révénement  qui  la  termine,  le  spectateur  doit  être  si  bien 
instruit  des  sentiments  de  tous  ceux  qui  y  ont  eu  quelque 
part,  qu'il  sorte  l'esprit  en  repos,  et  ne  soit  plus  en  doute 
de  rien.  Cinna  conspire  contre  Auguste,  sa  conspiration 
est  découverte,  Auguste  le  fait  arrêter.  Si  le  poëme  en 
demeuroit  là,  l'action  ne  seroit  pas  complète,  parce  que 
l'auditeur  sortiroit  dans  l'incertitude  de  ce  que  cet  empe- 
reur auroit  ordonné  de  cet  ingrat  favori.  Ptolomée  craint 
que  César,  qui  vient  en  Egypte,  ne  favorise  sa  sœur  dont 
il  est  amoureux,  et  ne  le  force  à  lui  rendre  sa  part  du 
royaume,  que  son  père  lui  a  laissée  par  testament  :  pour 
attirer  la  faveur  de  son  côté  par  un  grand  service,  il  lui 
immole  Pompée  ;  ce  n'est  pas  assez,  il  faut  voir  comment 
César  recevra  ce  grand  sacrifice.  Il  arrive,  il  s'en  fâche,  il 
menace  Ptolomée,  il  le  veut  obliger  d'immoler  les  con- 
seillers de  cet  attentat  à  cet  illustre  mort;  ce  roi,  surpris 
de  cette  réception  si  peu  attendue,  se  résout  à  prévenir 
César,  et  conspire  contre  lui,  pour  éviter  par  sa  perte 
le  malheur  dont  il  se  voit  menacé.  Ce  n'est  pas  encore 
assez;  il  faut  savoir  ce  qui  réussira  de  cette  conspiration. 
César  en  a  l'avis,  et  Ptolomée,  périssant  dans  un  combat 
avec  ses  ministres,  laisse  Cléopatre  en  paisible  posses- 
sion du  royaume  dont  elle  demandoit  la  moitié,  et  César 
hors  de  péril;  l'auditeur  n'a  plus  rien  à  demander,  et 
sort  satisfait,  parce  que  l'action  est  complète.    ^ 

Je  connois  des  gens  d'esprit,  et  des  plus  savants  en 
l'art  poétique,  qui  m'imputent  d'avoir  négligé  d'achever 
le  Cid,  et  quelques  autres  de  mes  poëmes,  parce  que  je 
n'y  conclus  pas  précisément  le  mariage  des  premiers 
acteurs,  et  que  je  ne  les  envoie  point  marier  au  sortir  du 
théâtre.  A  quoi  il  est  aisé  de  répondre  que  le  mariage 
n'est  point  un  achèvement  nécessaire  pour  la   tragédie 


DU   POËME  DRAMATIQUE.  37 

heureuse,  ni  même  pour  la  comédie.  Quant  à  la  pre- 
mière, c'est  le  péril  d'un  héros  qui  la  constitue,  et  lors- 
qu'il en  est  sorti,  l'action  est  terminée.  Bien  qu'il  aye  de 
l'amour,  il  n'est  point  besoin  qu'il  parle  d'épouser  sa 
maîtresse  quand  la  bienséance  ne  le  permet  pas  ;  et  il 
suffit  d'en  donner  Tidée  après  en  avoir  levé  tous  les  em- 
pêchements, sans  lui  en  faire  déterminer  le  jour.  Ce  se- 
roit  une  chose  insupportable  que  Chimène  en  convînt 
avec  Rodrigue  dès  le  lendemain  qu'il  a  tué  son  père,  et 
Rodrigue  seroit  ridicule,  s'il  faisoit  la  moindre  démon- 
stration de  le  désirer.  Je  dis  la  même  chose  d'Antiochus. 
Il  ne  pourroit  dire  de  douceurs  à  Rodogune  qui  ne  fus- 
sent de  mauvaise  grâce,  dans  l'instant  que  sa  mère  se 
vient  d'empoisonner  à  leurs  yeux,  et  meurt  dans  la  rage 
de  n'avoir  pu  les  faire  périr  avec  elle.  Pour  la  comédie, \ 
Aristote  ne  lui  impose  point  d'autre  devoir  pour  conclu-  ' 
sion  que  de  rendre  amis  ceux  qui  étaient  ennemis^  ;  ce 
qu'il  faut  entendre  un  peu  plus  généralement  que  les 
termes  ne  semblent  porter,  et  l'étendre  à  la  réconcilia- 
tion de  toute  sorte  de  mauvaise  intelligence  ;  comme 
quand  un  fils  rentre  aux  bonnes  grâces  d'un  père  qu'on 
a  vu  en  colère  contre  lui  pour  ses  débauches,  ce  qui  est 
une  fin  assez  ordinaire  aux  anciennes  comédies  ;  ou  que 
deux  amants,  séparés  par  quelque  fourbe  qu'on  leur  a 
faite,  ou  par  quelque  pouvoir  dominant,  se  réunissent 
par  l'éclaircissement  de  cette  fourbe,  ou  par  le  consen- 
tement de  ceux  qui  y  mettoient  obstacle  ;  ce  qui  arrive 
presque  toujours  dans  les  nôtres,  qui  n'ont  que  très-ra- 
rement une  autre  fin  que  des  mariages.  Nous  devons  tou- 
tefois prendre  garde  que  ce  consentement  ne  vienne  pas 


I.  'Ex£t  yàp  ay  0'.  È'yOta-uoi  tÙTiv  h  xw  [jl'jÔw,  ofov  'Opeitr]; -/.aï  AV- 
Yta6o;,  «pîXoi  y£vdu.£vot  ItuI  TcXajXTÎ;  àÇEp/ovrai.  (Aristote,  Poétique, 
chap.  XIII,  8.) 


a8  DISCOURS 

par  un  simple  changement  de  volonté,  mais  par  un  évé- 
nement qui  en  fournisse  Toccasion.  Autrement  il  n'y 
auroit  pas  grand  artifice  au  dénouement  d'une  pièce,  si, 
après  l'avoir  soutenue  durant  quatre  actes  sur  l'autorité 
d'un  père  qui  n'approuve  point  les  inclinations  amou- 
reuses de  son  fils  ou  de  sa  fille,  il  y  consentoit  tout  d'un 
coup  au  cinquième,  par  cette  seule  raison  que  c'est  le 
cinquième,  et  que  l'auteur  n'oseroit  en  faire  six.  Il  faut 
un  effet  considérable  qui  l'y  oblige,  comme  si  l'amant  de 
sa  fille  lui  sauvoit  la  vie  en  quelque  rencontre  oii  il  fût 
prêt  d'être  assassiné  par  ses  ennemis,  ou  que  par  quelque 
accident  inespéré,  il  fût  reconnu  pour  être  de  plus  grande 
condition,  et  mieux  dans  la  fortune  qu'il  ne  paroissoit. 

Comme  il  est  nécessaire  que  l'action  soit  complète,  il 
faut  aussi  n'ajouter  rien  au  delà,  parce  que  quand  l'effet 
est  arrivé,  l'auditeur  ne  souhaite  plus  rien  et  s'ennuie  de 
tout  le  reste.  Ainsi  les  sentiments  de  joie  qu'ont  deux 
amants  qui  se  voient  réunis  après  de  longues  traverses 
doivent  être  bien  courts  ;  et  je  ne  sais  pas  quelle  grâce  a 
eue  chez  les  Athéniens  la  contestation  de  Ménélas  et  de 
Teucer  pour  la  sépulture  d'Ajax,  que  Sophocle  fait  mou- 
rir au  quatrième  acte  ;  mais  je  sais  bien  que  de  notre 
temps  la  dispute  du  même  Ajax  et  d'Ulysse  pour  les 
armes  d'Achille  après  sa  mort,  lassa  fort  les  oreilles, 
bien  qu'elle  partit  d'une  bonne  main'.  Je  ne  puis  dé- 
guiser même  que  j'ai  peine  encore  à  comprendre  com- 
ment on  a  pu  souffrir  le  cinquième  de  Mélite  et  de  la 
Veuve.  On  n'y  voit  les  premiers  acteurs  que  réunis  en- 
semble, et  ils  n'y  ont  plus  d'intérêt  qu'à  savoir  les  au- 
teurs de  la  fausseté  ou  de  la  violence  qui  les  a  séparés. 


I.  Corneille  fait  allusion  à  la  tragédie  do.  Benscradc  intitulée  :  La 
Mort  d' Achille  et  la  Dispute  de  ses  armes,  rcprésontéo  en  i636  et  pu- 
bliée l'année  suivante  par  Antoine  de  Sommavillc. 


DU   POËME  DRAMATIQUE.  29 

Cependant  ils  en  pouvoient  êlre  déjà  instruits,  si  je  l'eusse 
voulu,  et  semblent  n'être  plus  sur  le  théâtre  que  pour 
servir  de  témoins  au  mariage  de  ceux  du  second  ordre*  ; 
ce  qui  fait  languir  toute  cette  fin,  où  ils  n'ont  point  de 
part.  Je  n'ose  attribuer  le  bonheur  qu'eurent  ces  deux  co- 
médies à  l'ignorance  des  préceptes,  qui  étoit  assez  géné- 
rale en  ce  temps-là,  d'autant  que  ces  mêmes  préceptes, 
bien  ou  mal  observés,  doivent  faire  leur  effet,  bon  ou 
mauvais,  sur  ceux  même  qui,  faute  de  les  savoir,  s'aban- 
donnent au  courant  des  sentiments  naturels  ;  mais  je  ne 
puis  que  je  n'avoue  du  moins  que  la  vieille  habitude  qu'on 
avoit  alors  à  ne  voir  rien  de  mieux  ordonné  a  été  cause 
qu'on  ne  s'est  pas  indigné  contre  ces  défauts,  et  que  la 
nouveauté  d'un  genre  de  comédie  très-agréable,  et  qui 
jusque-là  n'avoit  point  paru  sur  la  scène,  a  fait  qu'on  a 
voulu  trouver  belles  toutes  les  parties  d'un  corps  qui  plai- 
soit  à  la  vue,  bien  qu'il  n'eût  pas  toutes  ses  proportions 
dans  leur  justesse. 

La  comédie  et  la  tragédie  se  ressemblent  encore  en  ce 
que  l'action  qu'elles  choisissent  pour  imiter  doit  avoir 
une  juste  grandeur^,  c'est-à-dire  qu'elle  ne  doit  être,  ni 
si  petite  qu'elle  échappe  à  la  vue  comme  un  atome,  ni  si 
vaste  qu'elle  confonde  la  mémoire  de  l'auditeur  et  égare 
son  imagination  ^.  C'est  ainsi  qu'Aristote  explique  cette 
condition  du  poëme,  et  ajoute  que  pour  être  d'une  juste 
grandeur,  elle  doit  avoir  un  commencement,  un  milieu, 
et  une  fin*.  Ces  termes  sont  si  généraux,  qu'ils  semblent 


1.  Var.  (édit.  de  1660)  :  des  acteurs  du  second  ordre. 

2.  KsTxat  8'  Î][jlTv  tt)v  TpaYwotav  TSASta;  xaî  oXt);  r.pâÇew;  sivai  aifir,- 
a'.v,  lyouoT);  xi  fj.:'Ys8o;.  (Aristote,  Poétique,  chap.  vu,  2.) 

3 .  "ilrszi  Scî,  xaôa-sp  etîi  xôiv  aa)[i.à-a)v  xai  È-l  Twv  Çojwv  ï/  £iv  fxÈv  y.c'Y£- 

80;,   TO'JTO   oà  cjaÛvOTZTOV  £iV3tt  •  OUtW  xal  £7:i  TWV  [i.!j9wv  s'x^îtV  [JISV  [JLY/.OÇ, 

xo'jTo  8  '  £Ù[jLVT]u.o'v=uTOv  £Îva'..  (Jbid.,  5.) 

[\.   "0).ov  ^£  ItT!  70  £/_ov  âp-/7]v  xa';  afaov  xa:  TîXsuxrlv.  (Ibid.,  7.) 


3o  DISCOURS 

ne  signifier  rien  ;  mais  à  les  bien  entendre,  ils  excluent 
les  actions  momentanées  qui  n'ont  point  ces  trois  parties. 
Telle  est  peut-être  la  mort  de  la  sœur  d'Horace,  qui  se 
fait  tout  d'un  coup  sans  aucune  préparation  dans  les  trois 
actes  qui  la  précèdent  ;  et  je  m'assure  que  si  Cinna  atten- 
doit  au  cinquième  à  conspirer  contre  Auguste,  et  qu'il  con- 
sumât les  quatre  autres  en  protestations  d'amour  à  Emilie, 
ou  en  jalousies  contre  Maxime,  cette  conspiration  surpre- 
nante feroit  bien  des  révoltes  dans  les  esprits,  à  qui  ces 
quatre  premiers  auroient  fait  attendre  toute  autre  chose. 

Il  faut  donc  qu'une  action,  pour  être  d'une  juste  gran- 
deur, ayeun  commencement,  un  milieu  et  une  fin.  Cinna 
conspire  contre  Auguste  et  rend  compte  de  sa  conspira- 
tion à  Emilie,  voilà  le  commencement  ;  Maxime  en  fait 
avertir  Auguste,  voilà  le  milieu  ;  Auguste  lui  pardonne, 
voilà  la  fin.  Ainsi  dans  les  comédies  de  ce  premier  vo- 
lume, j'ai  presque  toujours  établi  deux  amants  en  bonne 
intelligence  ;  je  les  ai  brouillés  ensemble  par  quelque 
fourbe,  et  les  ai  réunis  par  l'éclaircissement  de  cette 
même  fourbe  qui  les  séparoit. 

A  ce  que  je  viens  de  dire  de  la  juste  grandeur  de  l'ac- 
tion j'ajoute  un  mot  touchant  celle  de  sa  représentation, 
que  nous  bornons  d'ordinaire  à  un  peu  moins  de  deux 
heures.  Quelques-uns  réduisent  le  nombre  des  vers  qu'on 
y  récite  à  quinze  cents,  et  veulent  que  les  pièces  de  théâtre 
ne  puissent  aller  jusqu'à  dix-huit,  sans  laisser  un  chagrin 
capable  de  faire  oublier  les  plus  belles  choses.  J'ai  été 
plus  heureux  que  leur  règle  ne  me  le  permet,  en  ayant 
pour  l'ordinaire  donné  deux  mille  aux  comédies,  et  un 
peu  plus  de  dix-huit  cents  aux  tragédies,  sans  avoir  sujet 
de  me  plaindre  que  mon  auditoire  ait*  montré  trop  de 
chagrin  pour  cette  longueur. 

I .  Toutes  les  (jclilions,  de  1660  à  1683,  donnent  ici  ait  (et  non  aye). 


DU   POËME  DRAMATIQUE.  3i 

C'est  assez  parlé  du  sujet  de  la  comédie,  et  des  condi- 
tions qui  luisent  nécessaires.  La  vraisemblance  en  est  une 
dont  je  parlerai  dans  un  autre  lieu^  ;  il  y  a  de  plus,  que  les 
événements  en  doivent  toujours  être  heureux,  ce  qui  n'est 
pas  une  obligation  de  la  tragédie,  où  nous  avons  le  choix  de 
faire  un  changement  de  bonheur  en  malheur,  ou  de  mal- 
heur en  bonheur.  Cela  n'a  pas  besoin  de  commentaire  ;  je 
viens  à  la  seconde  partie  du  poëme,  qui  sont  les  mœurs. 

Aristote  leur  prescrit  quatre  conditions,  quelles  soient 
bonnes,  convenables ,  semblables,  et  égales  -.  Ce  sont  des 
termes  qu'il  a  si  peu  expliqués,  qu'il  nous  laisse  grand  lieu 
de  douter  de  ce  qu'il  veut  dire. 

Je  ne  puis  comprendre  comment  on  a  voulu  entendre 
par  cemotde  bonnes,  qu'il  faut  qu'elles  soient  vertueuses. 
La  plupart  des  poëmes,  tant  anciens  que  modernes,  de- 
meureroient  en  un  pitoyable  état,  si  Ton  en  retranchoit 
tout  ce  qui  s'y  rencontre  de  personnages  méchants,  ou 
vicieux,  ou  tachés  de  quelque  foiblesse  qui  s'accorde  mal 
avec  la  vertu.  Horace  a  pris  soin  de  décrire  en  général  les 
mœurs  de  chaque  âge^,  et  leur  attribue  plus  de  défauts 
que  de  perfections  ;  et  quand  il  nous  prescrit  de  peindre 
Médée  fière  et  indomptable,  Ixion  perfide,  Achille  em- 
porté de  colère,  jusqu'à  maintenir  que  les  lois  ne  sont  pas 
faites  pour  lui,  et  ne  vouloir  prendre  droit  que  par  les 
armes  *,  il  ne  nous  donne  pas  de  grandes  vertus  à  exprimer. 
Il  faut  donc  trouver  une  bonté  compatible  avec  ces  sortes 
de  mœurs  ;  et  s'il  m'est  permis  de  dire  mes  conjectures 
sur  ce  qu'Aristote  nous  demande  par  là,  je  crois  que  c'est 


1.  Voyez  le  Discours  de  la  tragédie,  p.  8i  et  suivantes. 

2 .  Iltpl  8à  ta  rfii]  xsTTaoà  iat'.v  wv  osT  atoy  â^saOat  •  è'v  ji.£v  zaî  ::ptuTov, 

Ôtîw;  "/pTjaià  fj osÛTspov  ôà  xà  àpjjLOTXOvT/. TpiTOv  oà  xô  ouo'.ov.... 

xéxapxov  0£  xô  ô[i.aXdv.  (Aristote,  Poélique,  chap.  xv,  i.) 

3.  Voyez  \' Art  poélique,  v.  i58-i74- 

4.  Ihid.,   V.    I20-I2/i. 


32  DISCOURS 

le  caractère  brillant  et  élevé  d'une  habitude  vertueuse  ou 
criminelle,  selon  qu'elle  est  propre  et  convenable  à  la 
personne  qu'on  introduit.  Cléopatre,  dans  Rodogune,  6st 
très-méchante  ;  il  n'y  a  point  de  parricide  qui  lui  fasse 
horreur,  pourvu  qu'il  la  puisse  conserver  sur  un  trône 
qu'elle  préfère  à  toutes  choses,  tant  son  attachement  à  la 
domination  est  violent  ;  mais  tous  ses  crimes  sont  accom- 
pagnés d'une  grandeur  d'âme  qui  a  quelque  chose  de  si 
haut,  qu'en  même  temps  qu'on  déteste  ses  actions,  on 
admire  la  source  dont  elles  partent.  J'ose  dire  la  même 
chose  du  Menteur.  Il  est  hors  de  doute  que  c'est  une  ha- 
bitude vicieuse  que  de  mentir  ;  mais  il  débite  ses  mente- 
ries  avec  une  telle  présence  d'esprit  et  tant  de  vivacité, 
que  cette  imperfection  a  bonne  grâce  en  sa  personne,  et 
fait  confesser  aux  spectateurs  que  le  talent  de  mentir 
ainsi  est  un  vice  dont  les  sots  ne  sont  point  capables. 
Pour  troisième  exemple,  ceux  qui  voudront  examiner  la 
manière  dont  Horace  décrit  la  colèie  d'Achille  ne  s'éloi- 
gneront pas  de  ma  pensée.  Elle  a  pour  fondement  un 
passage  d'Aristote,  qui  suit  d'assez  près  celui  que  je  tâche 
d'expliquer.  La  poésie,  dit-il,  est  une  imitation  de  gens 
meilleurs  qu'ils  nont  été,  et  comme  les  peintres  font  sou- 
vent des  portraits  flattés,  qui  sont  plus  beaux  que  l'ori- 
ginal, et  conservent  toutefois  la  ressemblance,  ainsi  les 
poètes,  représentant  des  hommes  colères  ou  fainéants, 
doivent  tirer  une  haute  idée  de  ces  qualités  quils  leur 
attribuent,  en  sorte  qu'il  s'y  trouve  un  bel  exemplaire 
d'équité  ou  de  dureté;  et  c'est  ainsi  qu  Homère  a  fait 
Achille  bon^.  Ce  dernier  mot  est  à  remarquer,  pour  faire 

I.  'l'iTTci  Se  [j.;[jL7]'Jt'i;  Èariv  r\  TpaywSia  peXxiovwv,  7)[j.a;  Ô£;  [jitfi.£taOat 
xo'jç  (xya9où;  EÎxovcypâ^ou;  ■  zal  yào  ii/£îvot,  aTioôiôovT;;  trjv  îoîav  piop-^rjv, 
ô|j.ofou;  7ioiouvT£ç,y.aXÀ:ouçypâyouatvouTa)  xaiTov  :toiif)T/]vfj.t[i.oûp.£vovxaî 
opY^'^ouç  xal  pa9jji.'ju;  y.al  TocXXa  ta  roiauxa  sy^ovra;  STci  twv  rj'Jtliv,  ir.m- 
■/.£:'a;  ttouîv  T.7.^xfji'.^<^y.  fj  a/.Xr,po'r7)TO;  ôîî,  oiov  -vi  'A/tXXî'a  ciyot'Jov  xai 


DU  POËME   DRAMATIQUE.  33 

voir  qu'Homère  a  donné  aux  emportements  de  la  colère 
d'Achille  cette  bonté  nécessaire  aux  mœurs,  que  je  tais 
consister  en  cette  élévation  de  leur  caractère,  et  dont  Ro- 
bortel*  parle  ainsi  :  Unumquodque  genm  per  se  supremos 
quosdam  habet  decoris  yradus,  et  ahsoliitissimam  recipit 
formam,  non  tamen  degenerans  a  sua  natura  et  effigie 
pristina^. 

Ce  texte  d'Aristote  que  je  viens  de  citer  peut  faire  de 
la  peine,  en  ce  qu'il  porte  que  les  mœurs  des  hommes  co- 
lères ou  fainéants  doivent  être  peintes  dans  un  tel  degré 
d'excellence,  qu'il  s'y  rencontre  un  haut  exemplaire 
d'équité  ou  de  dureté.  Il  y  a  du  rapport  de  la  dureté  à  la 
colère  ;  et  c'est  ce  qu'attribue  Horace  à  celle  d'Achille 
en  ce  vers  : 

....  Iracandus,  inexorabilis,  acer^. 

Mais  il  n'y  en  a  point  de  l'équité  à  la  fainéantise,  et  je 
ne  puis  voir  quelle  part  elle  peut  avoir  en  son  caractère. 
C'est  ce  qui  me  fait  douter  si  le  mot  grec  paOû[j.C'jç  a  été 

"O[xrjpo;.  (Aristole,  Poétique,  chap.  xv,  8.)  —  La  plupart  des  édi- 
tions, au  lieu  de  àyaOôv,  donnent  'AyaOïuv,  leçon  qui  obligerait  à  mo- 
difier la  traduction  de  la  manière  suivante  :  et  C'est  ainsi  qu'Agathon 
et  Homère  ont  représenté  Achille.  »  La  variante  iyaBô^j  est  dans 
l'édition  de  Pacius  (voyez  ci-après,  p.  34,  note  i)  ;  elle  y  est  ren- 
due dans  la  version  latine  par  forlem,  non  par  bonuin.  Deux  autres 
éditions,  assez  récentes  encore  au  temps  où  Corneille  écrivait,  celle 
de  Paccius  (1597,  réimprimée  en  1606),  et  celle  de  G.  Duval  (1619, 
1639,  etc.),  ont  'AyaOojv  dans  le  texte  grec,  mais  toutes  deux  boiium 
dans  leur  traduction  latine,  qui  est  celle  d'Ant.  Riccoboni. 

1.  Fr.  Robortello,  jjhilologue  italien  du  seizième  siècle,  à  qui  l'on 
doit  une  édition  de  la  Poétique  d'Aristote  accompagnée  de  plusieurs 
dissertations.  Florence,  i548,  in-folio. 

2.  «  Chaque  genre  a  par  lui-même  certains  degrés  suprêmes  de 
beauté,  et  est  susceptible  d'une  forme  très-parfaite,  sans  dégénérer 
pour  cela  de  sa  nature  et  de  sa  figure  première.  » 

3.  Horace,  Art  poétique,  v.  121. 

Corneille,   i  3 


U  DISCOURS 

rendu  dans  le  sens  d'Aristote  par  les  interprètes  latins 
que  j'ai  suivis.  Pacius^  le  tourne  desides  ;  Yictorius^,  iner- 
tes ;  Heinsius  ^,  segnes  ;  et  le  mot  de  fainéants ,  dont  je  me 
suis  servi  pour  le  mettre  en  notre  langue,  répond  assez 
à  ces  trois  versions  ;  maiis  Castelvetro  *  le  rend  en  la  sienne 
par  celui  de  mansueti,  «  débonnaires  ou  pleins  de  man- 
suétude ;  »  et  non-seulement  ce  mot  a  une  opposition  plus 
juste  à  celui  de  colères,  mais  aussi  il  s'accorderoit  mieux 
avec  cette  habitude  qu'Aristote  appelle  eTriîîxeiav,  dont  il 
nous  demande  un  bel  exemplaire.  Ces  trois  interprètes 
traduisent  ce  mot  grec  par  celui  di  équité  ou  de  probité, 
qui  répondroit  mieux  au  mansueti  de  l'Italien  "  qu'à  leurs 
segnes,  desides,  inertes,  pourvu  qu'on  n'entendît  par  là 
qu'une  bonté  naturelle,  qui  ne  se  fâche  que  malaisément  : 
mais  j'aimerois  mieux  encore  celui  de  piacevolezza^,  dont 

1 .  Dans  l'édition  de  Jules  Pacius,  l'adjectif  paOûiiou;  est  traduit 
par  socordes  ;  c'est  Alexandre  Paccius  qui  l'a  rendu  par  desides  ; 
c'est  donc  de  ce  dernier  que  Corneille  veut  ici  parler,  bien  qu'il  ait 
écrit  le  nom  par  un  seul  c.  Nous  avons  nommé  ces  deux,  philologues 
un  peu  plus  haut  (p.  33,  fin  de  la  note  de  la  p.  32).  Le  second, 
Alexandre  Paccius,  après  avoir  revu  le  texte  de  la  Poétique  d'Aristote 
sur  trois  manuscrits,  en  avait  fait  une  traduction  latine,  qu'il  termina 
en  1627,  mais  à  laquelle  la  mort  l'empêcha  de  mettre  la  dernière 
main.  Son  travail  fut  publié  par  Guillaume,  son  fils,  sous  le  titre 
suivant:  Aristotelis  Poetica,perAlexandrvm  Paccivm,  patritivm, 

FLORENTINVM   IN  LATINVM,  CONVERSA.  AlduS,  M.D.XXXVI,   in-H". 

2.  Pierre  Vettori,  l'un  des  meilleurs  critiques  de  son  temps,  né  à 
Florence  en  1^99,  est  auteur  de  commentaires  fort  estimés  sur  la 
Rhétorique,  la  Poétique  (i573),  la  Politique  et  la  Morale  d'Aristote. 

3.  Daniel  Heinsius,  piiilologue  hollandais,  publia  en  161 1,  à 
Leyde,  une  édition  de  la  Poétique  d'Aristote,  avec  un  traité  De  con- 
stitulione  tragica  secunduin  Aristotelem. 

t\.  Louis  Castelvetro,  célèbre  critique  italien,  né  au  commence- 
ment du  seizième  siècle,  auteur  d'une  traduction  et  d'un  commen- 
taire de  la  Poétique  d'Aristote,  publiés  à  Vienne  en  1570. 

5.  De  Castelvetro,  le  seul  de  ces  philologues  qui  ait  traduit  la 
Poétique  en  italien. 

6.  «  DoucoTir  affable.  » 


DU   POEME   DRAMATIQUE.  35 

l'autre  se  sert  pour  l'exprimer  en  sa  langue  ;  et  je  crois 
que  pour  lui  laisser  sa  force  en  la  nôtre,  on  le  pourroit 
tourner  par  celui  de  condescendance,  ou  facilité  équi- 
table d'approuver,  excuser,  et  supporter  tout  ce  qui  ar- 
rive. Ce  n'est  pas  que  je  me  veuille  faire  juge  entre  de  si 
grands  hommes  ;  mais  je  ne  puis  dissimuler  que  la  ver- 
sion italienne  de  ce  passage  me  semble  avoir  quelque 
chose  de  plus  juste  que  ces  trois  latines.  Dans  cette  di- 
versité d'interprétations,  chacun  est  en  liberté  de  choisir, 
puisque  même  on  a  droit  de  les  rejeter  toutes,  quand  il 
s'en  présente  une  nouvelle  qui  plaît  davantage,  et  que  les 
opinions  des  plus  savants  ne  sont  pas  des  lois  pour  nous. 

Il  me  vient  encore  une  autre  conjecture,  touchant  ce 
qu'entend  Âristote  par  cette  bonté  de  mœurs  qu'il  leur 
impose  pour  première  condition.  C'est  qu'elles  doivent 
être  vertueuses  tant  qu'il  se  peut,  en  sorte  que  nous  n'ex- 
posions point  de  vicieux  ou  de  criminels  sur  le  théâtre, 
si  le  sujet  que  nous  traitons  n'en  a  besoin.  Il  donne  lieu 
lui-même  à  cette  pensée,  lorsque  voulant  marquer  un 
exemple  d'une  faute  contre  cette  règle,  il  se  sert  de  celui 
de  Ménélas  dans  VOreste  d'Euripide,  dont  le  défaut  ne 
consiste  pas  en  ce  qu'il  est  injuste,  mais  en  ce  qu'il  l'est 
sans  nécessité'. 

Je  trouve  dans  Castelvetro  une  troisième  explication 
qui  pourroit  ne  déplaire  pas,  qui  est  que  cette  bonté  de 
mœurs  ne  regarde  que  le  premier  personnage,  qui  doit 
toujours  se  faire  aimer,  et  par  conséquent  être  vertueux, 
et  non  pas  ceux  qui  le  persécutent,  ou  le  font  périr  ;  mais 
comme  c'est  restreindre"  à  un  seul  ce  qu'Aristote  dit  en 
général,  j'aimerois  mieux  m'arrêter,  pour  l'intelligence 


1.  Voyez  la  Poétique  d'Aristote,  chap.  xv,  6. 

2.  Corneille  écrit   rétraindre,   ce  qui  prouve  que  de  son   temps  \'s 
ne  se  prononçait  pas. 


36  DISCOURS 

de  cette  première  condition,  à  cette  élévation  ou  perfec- 
tion de  caractère  dont  j'ai  parlé,  qui  peut  convenir  à  tous 
ceux  qui  paroissent  sur  la  scène  ;  et  je  ne  pourrois  suivre 
cette  dernière  interprétation  sans  condamner  le  Menteur, 
dont  l'habitude  est  vicieuse,  bien  qu'il  tienne  le  premier 
rang  dans  la  comédie  qui  porte  ce  titre. 

En  second  lieu,  les  mœurs  doivent  être  convenables. 
Cette  condition  est  plus  aisée  à  entendre  que  la  première. 
Le  poëte  doit  considérer  l'âge,  la  dignité,  la  naissance, 
l'emploi  et  le  pays  de  ceux  qu'il  introduit  :  il  faut  qu'il 
sache  ce  qu'on  doit  à  sa  patrie,  à  ses  parents,  à  ses  amis, 
à  son  roi  ;  quel  est  l'office  d'un  magistrat,  ou  d'un  gé- 
néral d'armée^,  afin  qu'il  puisse  y  conformer  ceux  qu'il 
veut  faire  aimer  aux  spectateurs,  et  en  éloigner  ceux  qu'il 
leur  veut  faire  haïr  ;  car  c'est  une  maxime  infaillible  que, 
pour  bien  réussir,  il  faut  intéresser  l'auditoire  pour  les 
premiers  acteurs.  Il  est  bon  de  remarquer  encore  que  ce 
qu'Horace  dit  des  mœurs  de  chaque  âge  n'est  pas  une 
règle  dont  on  ne  se  puisse  dispenser  sans  scrupule.  Il  fait 
les  jeunes  gens  prodigues  et  les  vieillards  avares  :  le  con- 
traire arrive  tous  les  jours  sans  merveille  ;  mais  il  ne  faut 
pas  que  l'un  agisse  à  la  manière  de  l'autre,  bien  qu'il  aye 
quelquefois  des  habitudes  et  des  passions  qui  convien- 
droient  mieux  à  l'autre.  C'est  le  propre  d'un  jeune  homme 
d'être  amoureux,  et  non  pas  d'un  vieillard  ;  cela  n'em- 
pêche pas  qu'un  vieillard  ne  le  devienne  :  les  exemples 
en  sont  assez  souvent  devant  nos  yeux  ;  mais  il  passeroit 
pour  fou  s'il  vouloil  faire  l'amour  en  jeune  homme,  et  s'il 
prétendoit  se  faire  aimer  par  les  bonnes  qualités  de  sa 
personne.  Il  peut  espérer  qu'on  l'écoutera,  mais  cette 
espérance  doit  être  fondée  sur  son  bien,  ou  sur  sa  qua- 
lité, et  non  pas  sur  ses  mérites  ;  et  ses  prétentions  ne 

I,  Voyez  Horace,  Art  poétique,  v.  3i2  cl  suivants. 


DU   POEME   DRAMATIQUE.  87 

peuvent  être  raisonnables,  s'il  ne  croit  avoir  afiFaire  à  une 
âme  assez  intéressée  pour  déférer  tout  à  Téclat  des  ri- 
chesses, ou  à  l'ambition  du  rang. 

La  qualité  de  semblables,  qu'Aristote  demande  aux 
mœurs,  regarde  particulièrement  les  personnes  que  l'his- 
toire ou  la  fable  nous  fait  connoître,  et  qu'il  faut  toujours 
peindre  telles  que  nous  les  y  trouvons.  C'est  ce  que  veut 
dire  Horace  par  ce  vers  : 

Sit  Medea  ferox  invictaqueK   .    .   . 

Qui  peindroit  Ulysse  en  grand  guerrier,  ou  Achille  en 
grand  discoureur,  ou  Médée  en  femme  fort  soumise, 
s'exposeroil  à  la  risée  publique.  Ainsi  ces  deux  qualités, 
dont  quelques  interprètes  ont  beaucoup  de  peine  à  trou- 
ver la  difiérence  qu'Aristote  veut  qui  soit  entre  elles  sans 
la  désigner,  s'accorderont  aisément,  pourvu  qu'on  les 
sépare,  et  qu'on  donne  celle  de  convenables  aux  per- 
sonnes imaginées,  qui  n'ont  jamais  eu  d'être  que  dans 
l'esprit  du  poëte,  en  réservant  l'autre  pour  celles  qui  sont 
connues  par  l'histoire  ou  par  la  fable,  comme  je  le  viens 
de  dire. 

Il  reste  à  parler  de  l'égalité,  qui  nous  oblige  à  conser- 
ver jusqu'à  la  fin  à  nos  personnages  les  mœurs  que  nous 
leur  avons  données  au  commencement  : 

Servetar  ad  iiniim 
Qnalis  ah  incepio  processeril,  et  sibi  constet^. 

L'inégalité  y  peut  toutefois  entrer  sans  défaut,  non- 
seulement  quand  nous  introduisons  des  personnes   d'un 

1.  Horace,  Art  poétique,  v.  laS.  —  Il  s'est  ici  glissé  une  singu- 
lière faute  d'impression  dans  l'édition  de  1660  : 

Sit  Medea  ferox  indomptaque.    .    .    . 

2.  Horace,  Arl  poétique,  y.  126,  127. 


38  DISCOURS 

esprit  léger  et  inégal,  mais  encore  lorsqu'en  conservant 
l'égalité  au  dedans,  nous  donnons  l'inégalité  au  dehors, 
selon  l'occasion '.  Telle  est  celle  de  Chimène,  du  côté  de 
l'amour  ;  elle  aime  toujours  fortement  Rodrigue  dans  son 
cœur  ;  mais  cet  amour  agit  autrement  en  la  présence -du 
Roi,  autrement  en  celle  de  l'Infante,  et  autrement  en  celle 
de  Rodrigue  ;  et  c'est  ce  qu'Aristote  appelle  des  mœurs 
inégalement  égales  ^ 

Il  se  présente  une  difficulté  à  éclaircir  sur  cette  ma- 
tière, touchant  ce  qu'entend  Aristote  lorsqu'il  dit  que 
la  tragédie  se  peut  faire  sans  mœurs,  et  que  la  plupart 
de  celles  des  modernes  de  son  temps  nen  ont  point^. 
Le  sens  de  ce  passage  est  assez  malaisé  à  concevoir,  vu 
que,  selon  lui-même,  c'est  par  les  mœurs  qu'un  homme 
est  méchant  ou  homme  de  bien,  spirituel  ou  stupide, 
timide  ou  hardi,  constant  ou  irrésolu,  bon  ou  mauvais 
politique,  et  qu'il  est  impossible  qu'on  en  mette  aucun 
sur  le  théâtre  qui  ne  soit  bon  ou  méchant,  et  qui  n'aye^ 
quelqu'une  de  ces  autres  qualités.  Pour  accorder  ces  deux 
sentiments  qui  semblent  opposés  l'un  à  l'autre,  j'ai  re- 
marqué que  ce  philosophe  dit  ensuite  que  si  un  poète  a 
fait  de  belles  narrations  morales  et  des  discours  bien 
sentencieux,  il  n'a  fait  encore  rien  par  là  qui  concerne 
la  tragédie^.  Cela  m'a  fait  considérer  que  les  mœurs  ne 

I.   Var.  (c'îdit.  de  1660-1668)  :  les  occasions. 

3.  Var.  (édit.  de  1660  et  de  i663)  :  en  présence. 

3.  '();/aXo);  avfô[j.a).ov,  dit  Aristote,  chap.  xv,  5,  ce  qui  littéra- 
lement signifie  plutôt  «  également  inégal  ;  »  mais  au  fond  le  sens  est 
le  même. 

/j.  "AvcU  p.£v  :tpâ$cw;  O'jy.av  yc'voiio  Tpaywoia,av£u  31  f,6(TJv  Y-vo'.t'av. 
A',  yàp  Tojv  vî'wv  X(T)v  Tzyc^aïajv  ocrjOE'.;  tpaytijoiat  cîat.  (Aristote,  Poétique, 
chap.  VI,  II.) 

5.  Tel  est  le  texte  de  1660-1668.  Dans  le  texte  de  i68'».  on  lit  : 
«  Qu'il  n'aye,  »  ce  qui  pourrait  bien  être  une  faute  d'impression. 


DU   POËME  DRAMATIQUE.  89 

sont  pas  seulement  le  principe  des  actions,  mais  aussi  du 
raisonnement.  Un  homme  de  bien  agit  et  raisonne  en 
homme  de  bien,  un  méchant  agit  et  raisonne  en  méchant, 
et  l'un  et  l'autre  étale  de  diverses  maximes  de  morale  sui- 
vant cette  diverse  habitude.  C'est  donc  de  ces  maximes, 
que  cette  habitude  produit,  que  la  tragédie  peut  se  pas- 
ser, et  non  pas  de  l'habitude  même,  puisqu'elle'  est  le 
principe  des  actions,  et  que  les  actions  sont  l'âme  de  la 
tragédie,  oij  l'on  ne  doit  parler  qu'en  agissant  et  pour 
agir.  Ainsi  pour  expliquer  ce  passage  d'Aristote  par 
l'autre,  nous  pouvons  dire  que  quand  il  parle  d'une  tra- 
gédie sans  mœurs,  il  entend  une  tragédie  où  les  acteurs 
énoncent  simplement  leurs  sentiments,  ou  ne  les  ap- 
puient que  sur  des  raisonnements  tirés  du  fait,  comme 
Cléopatre  dans  le  second  acte  de  Bodogune,  et  non  pas 
sur  des  maximes  de  morale  ou  de  politique,  comme  Ro- 
dogune  dans  son  premier  acte.  Car,  je  le  répète  encore, 
faire  un  poëme  de  théâtre  où  aucun  des  acteurs  ne  soit 
bon  ni  méchant,  prudent  ni  imprudent,  cela  est  abso- 
lument impossible. 

Après  les  mœurs  viennent  les  sentiments,  par  où  l'ac- 
teur fait  connoître  ce  qu'il  veut  ou  ne  veut  pas,  en  quoi 
il  peut  se  contenter  d'un  simple  témoignage  de  ce  qu'il 
se  propose  de  faire,  sans  le  fortifier  de  raisonnements 
moraux,  comme  je  le  viens  de  dire.  Cette  partie  a  besoin 
de  la  rhétorique  pour  peindre  les  passions  et  les  troubles 
de  l'esprit,  pour  en  consulter  %  délibérer,  exagérer  ou  ex- 
ténuer ;  mais  il  y  a  cette  différence  pour  ce  regard  entre 
le  poëte  dramatique  et  l'orateur,  que  celui-ci  peut  étaler 


[leva;,    où    noirîaEi  0  f^v    ttJ?   xpayojôîa;    ïpfov.    (Aristotc,    Poétique, 
chap.  VI,  12.) 

1.  Var.  (édit.  de  1660-1668):  puisque  elle. 

2.  Var.  (édit.  de  1660-1668)  :  pour  consulter. 


4o  DISCOURS 

son  art,  et  le  rendre  remarquable  avec  pleine  liberté,  et 
que  l'autre  doit  le  cacher  avec  soin,  parce  que  ce  n'est 
jamais  lui  qui  parle,  et  ceux  qu'il  fait  parler  ne  sont 
pas  des  orateurs. 

La  diction  dépend  de  la  grammaire.  Aristote  lui  attri- 
bue les  figures,  que  nous  ne  laissons  pas  d'appeler  com- 
munément figures  de  rhétorique.  Je  n'ai  rien  à  dire  là- 
dessus,  sinon  que  le  langage  doit  être  net,  les  figures 
placées  à  propos  et  diversifiées,  et  la  versification  aisée 
et  élevée  au-dessus  de  la  prose,  mais  non  pas  jusqu'à 
l'enflure  du  poëme  épique,  puisque  ceux  que  le  poëte  fait 
parler  ne  sont  pas  des  poètes. 

Le  retranchement  que  nous  avons  fait  des  chœurs  a 
retranché  la  musique  de  nos  poëmes.  Une  chanson  y  a 
quelquefois  bonne  grâce,  et  dans  les  pièces  de  machines 
cet  ornement  est  redevenu  nécessaire  pour  remplir  les 
oreilles  de  l'auditeur  cependant  que  les*  machines  des- 
cendent. 

La  décoration  du  théâtre  a  besoin  de  trois  arts  pour 
la  rendre  belle,  de  la  peinture,  de  l'architecture,  et  de  la 
perspective.  Aristote  prétend  que  cette  partie,  non  plus 
que  la  précédente,  ne  regarde  pas  le  poëte  ;  et  comme  il 
ne  la  traite  point,  je  me  dispenserai  d'en  dire  plus  qu'il 
ne  m'en  a  appris. 

Pour  achever  ce  discours,  je  n'ai  plus  qu'à  parler  des 
parties  de  quantité,  qui  sont  le  prologue,  l'épisode, 
l'exode  et  le  chœur.  Le  prologue  est  ce  qui  se  récite 
avant  le  premier  chant  du  chœur;  l'épisode,  ce  qui  se 
récite  entre  les  chants  du  chœur  ;  et  l'exode,  ce  qui  se 
récite  après  le  dernier  chant  du  chœur^.  Voilà  tout  ce  que 


1.  Var.  (édit.  de  1 660-1  (168):  ces. 

2.  "Eazi  oÈ  Tzpôïo^oz  [j.Èv  [7.c'poç  oXov  Tpaywota;  xô  koo  yopou  nxpôoou, 
ETCctaoO'.ov  Ô£  [Xc'po;  ôÀov  tpay-ootaç  xô  [j.£TaÇù  oXwv  /opty.ôjv  [xsXC'iv  è'Çoooç 


DU   POËME   DRAMATIQUE.  4i 

nous  en  dit  Aristote,  qui  nous  marque  plutôt  la  situation 
de  ces  parties,  et  Tordre  qu'elles  ont  entre  elles  dans  la 
représentation,  que  la  part  de  l'action  qu'elles  doivent 
contenir.  Ainsi  pour  les  appliquer  à  notre  usage,  le  pro- 
logue est  notre  premier  acte,  l'épisode  fait  les  trois  sui- 
vants, l'exode  le  dernier. 

Je  dis  que  le  prologue  est  ce  qui  se  récite  devant  le  pre- 
mier chant  du  chœur,  bien  que  la  version  ordinaire  porte, 
devant  la  première  entrée  du  chœur,  ce  qui  nous  embar- 
rasseroit  fort,  vu  que  dans  beaucoup  de  tragédies  grec- 
ques le  chœur  parle  le  premier,  et  ainsi  elles  manque- 
roient  de  cette  partie,  ce  qu'Aristole  n'eût  pas  manqué 
de  remarquer.  Pour  m'enhardir  à  changer  ce  terme,  afin 
de  lever  la  difficulté,  j'ai  considéré  qu'encore  que  le  mot 
grec  Tuapoooc,  dont  se  sert  ici  ce  philosophe,  signifie  com- 
munément l'entrée  en  un  chemin  ou  place  publique,  qui 
étoit  le  lieu  ordinaire  où  nos  anciens  faisoicnt  parler 
leurs  acteurs,  en  cet  endroit  toutefois  il  ne  peut  signifier 
que  le  premier  chant  du  chœur.  C'est  ce  qu'il  m'apprend 
lui-même  un  peu  après,  en  disant  que  leirxpcoiç  du  chœur 
est  la  première  chose  que  dit  tout  le  chœur  ensemble  *. 
Or  quand  le  chœur  entier  disoit  quelque  chose,  il  chan- 
toit  ;  et  quand  il  parloit  sans  chanter,  il  n'y  avoit  qu'un 
de  ceux  dont  il  étoit  composé  qui  parlât  au  nom  de  tous. 
La  raison  en  est  que  le  chœur  alors  tenoit  lieu  d'acteur, 
et  que  ce  qu'il  disoit  servoit  à  l'action,  et  devoit  par  con- 
séquent être  entendu  ;  ce  qui  n'eût  pas  été  possible,  si 
tous  ceux  qui  le  composoient,  et  qui  étoient  quelquefois 
jusqu'au  nombre  de  cinquante,  eussent  parlé  ou  chanté 
tous  à  la  fois.  Il  faut  donc  rejeter  ce  premier  Tiâp^oo;   du 


8a  iiipoi  oXov  TpaY(i}8''a;  [xeG  '  o  où-/,  sax'.  y  opou  [Xc'Xoç.  (Aristote,  Poétique, 
chap.  XII,  2.) 

I.   nâpoSo;  [i.£V  r)  jîpojTr)  Xe'çt?  oÀou  yopoù.  (^Ibid.) 


43  DISCOURS 

chœur,  qui  est  la  borne  du  prologue,  à  la  première  fois 
qu'il  demeuroit  seul  sur  le  théâtre  et  chantoit  :  jusque-là 
il  n'y  étoit  introduit  que  parlant  avec  un  acteur  par  une 
seule  bouche,  ou  s'il  y  demeuroit  seul  sans  chanter,  il  se 
séparoit  en  deux  demi- chœurs,  qui  ne  parloient  non  plus 
chacun  de  leur  côté  que  par  un  seul  organe,  afin  que 
l'auditeur  pût  entendre  ce  qu'ils  disoient,  et  s'instruire  de 
ce  qu'il  falloit  qu'il  apprît  pour  l'intelligence  de  l'action. 
Je  réduis  ce  prologue  à  notre  premier  acte,  suivant 
l'intention  d'Aristote,  et  pour  suppléer  en  quelque  façon 
à  ce  qu'il  ne  nous  a  pas  dit,  ou  que  les  années  nous  ont 
dérobé  de  son  livre,  je  dirai  qu'il  doit  contenir  les  se- 
mences de  tout  ce  qui  doit  arriver,  tant  pour  l'action 
principale  que  pour  les  épisodiques,  en  sorte  qu'il  n'entre 
aucun  acteur  dans  les  actes  suivants  qui  ne  soit  connu 
par  ce  premier,  ou  du  moins  appelé  par  quelqu'un  qui  y 
aura  été  introduit.  Cette  maxime  est  nouvelle  et  assez 
sévère,  et  je  ne  l'ai  pas  toujours  gardée  ;  mais  j'estime 
qu'elle  sert  beaucoup  à  fonder  une  véritable  unité  d'ac- 
tion, par  la  liaison  de  toutes  celles  qui  concurrent'  dans 
le  poëme.  Les  anciens  s'en  sont  fort  écartés,  particuliè- 
rement dans  les  agnitions,  pour  lesquelles  ils  se  sont 
presque  toujours  servis  de  gens  qui  survenoient  par 
hasard  au  cinquième  acte,  et  ne  seroient  arrivés  qu'au 
dixième,  si  la  pièce  en  eût  eu  dix.  Tel  est  ce  vieillard  de 
Corinthe  dans  VŒdipe  de  Sophocle  et  de  Sénèque,  où  il 
semble  tomber  des  nues  par  miracle,  en  un  temps  où  les 
acteurs  ne  sauroient  plus  par  où  en  prendre-,    ni   quelle 

1.  Corneille  emploie  un  pou  plus  loin  (p.  f\f))  l'infinitif  conciirrcr. 
pour  concourir. 

2.  Locution  proverbiale.  Dans  In  Trésor  de  In  Inrigiir  frniiçoise 
de  IVicot  :  «  On  n'en  sait  par  où  prendre  «  est  expliqué  par  :  Non 
pes.  non  capiil  nppare.t  (on  n'aperçoit  ni  pied  ni  tclc).  Nous  disons 
encore  dans  un  sens  analogue  :  «  On  ne  sait  où  se  prendre.  » 


DU    POËME    DRAMATIQUE.  ^^ 

posture  tenir,  s'il  arrivoit  une  heure  plus  tard.  Je  ne  Tai 
introduit  qu'au  cinquième  acte  non  plus  qu'eux  ;  mais 
j'ai  préparé  sa  venue  dès  le  premier,  en  faisant  dire  à 
Œdipe  qu'il  attend  dans  le  jour  la  nouvelle  de  la  mort 
de  son  père.  Ainsi  dans  la  Veuve,  bien  que  Célidan  ne 
paroisse  qu'au  troisième,  il  y  est  amené  par  Alcidon,  qui 
est  du  premier.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  Maures  dans 
le  Cid,  pour  lesquels  il  n'y  a  aucune  préparation  au  pre- 
mier acte.  Le  plaideur  de  Poitiers  dans  le  Menteur  avoit 
le  même  défaut  ;  mais  j'ai  trouvé  le  moyen  d'y  remédier 
en  cette  édition',  où  le  dénouement  se  trouve  préparé 
par  Philiste,  et  non  plus  par  lui. 

Je  voudrois  donc  que  le  premier  acte  contînt  le  fon- 
dement de  toutes  les  actions,  et  fermât  la  porte  à  tout 
ce  qu'on  voudroit  introduire  d'ailleurs  dans  le  reste  du 
poëme  ^  Encore  que  souvent  il  ne  donne  pas  toutes 
les  lumières  nécessaires  pour  l'entière  intelligence  du 
sujet,  et  que  tous  les  acteurs  n'y  paroissent  pas,  il  suf- 
fit qu'on  y  parle  d'eux,  ou  que  ceux  qu'on  y  fait  pa- 
roître  ayent  besoin  de  les  aller  chercher  pour  venir  à 
bout  de  leurs  intentions.  Ce  que  je  dis  ne  se  doit  en- 
tendre que  des  personnages  qui  agissent  dans  la  pièce 
par  quelque  propre  intérêt  considérable,  ou  qui  appor- 
tent une  nouvelle  importante  qui  produit  un  notable 
efiFet.  Un  domestique  qui  n'agit  que  par  l'ordre  de  son 
maître,  un  confident  qui  reçoit  le  secret  de  son  ami  et 
le  plaint  dans  son  malheur,  un  père  qui  ne  se  montre 
que  pour  consentir  ou  contredire  le  mariage  de  ses  en- 

1.  Ces  mots  se  trouvent  déjà  dans  l'édition  de  1660,  et  par  consé- 
quent Corneille  avait  fait  dès  lors  dans  le  Menteur  le  changement 
dont  il  est  ici  parlé. 

2.  Var.  (édit.  de  1660)  :  Je  voudrois  donc  que  le  premier  acte 
contînt  si  bien  le  fondement  de  toutes  les  actions,  qu'il  fermât  la 
porte  à  tout  le  reste. 


A4  DISCOURS 

fants,  une  femme  qui  console  et  conseille  son  mari  :  en 
un  mot,  tous  ces  gens  sans  action  n'ont  point  besoin  d'être 
insinués  au  premier  acte  ;  et  quand  je  n'y  aurois  point 
parlé  de  Livie  dans  Cinna,  j 'aurois  pu  la  faire  entrer  au 
quatrième,  sans  pécher  contre  cette  règle.  Mais  je  sou- 
haiterois  qu'on  Tobservàt  inviolablement  quand  on  fait 
concurrer  deux  actions  dififérentes,  bien  qu'ensuite  elles 
se  mêlent  ensemble.  La  conspiration  de  Cinna,  et  la  con- 
sultation d'Auguste  avec  lui  et  Maxime,  n'ont  aucune 
liaison  entre  elles,  et  ne  font  que  concurrer  d'abord, 
bien  que  le  résultat  de  l'une  produise  de  beaux  effets 
pour  l'autre,  et  soit  cause  que  Maxime  en  fait  découvrir 
le  secret  à  cet  empereur.  Il  a  été  besoin  d'en  donner 
l'idée  dès  le  premier  acte,  oii  Auguste  mande  Cinna  et 
Maxime.  On  n'en  sait  pas  la  cause  ;  mais  enfin  il  les 
mande,  et  cela  suffît  pour  faire  une  surprise  très-agréa- 
ble, de  le  voir  délibérer  s'il  quittera  l'empire  ou  non, 
avec  deux  hommes  qui  ont  conspiré  contre  lui.  Celte  sur- 
prise auroit  perdu  la  moitié  de  ses  grâces  s'il  ne  les  eût 
point  mandés  dès  le  premier  acte,  ou  si  on  n'y  eût  point 
connu  Maxime  pour  un  des  chefs  de  ce  grand  dessein. 
Dans  Don  Sanche,  le  choix  que  la  reine  de  Castille  doit 
faire  d'un  mari,  et  le  rappel  de  celle  d'Aragon  dans  ses 
Etats,  sont  deux  choses  tout  à  fait  différentes  :  aussi 
sont-elles  proposées  toutes  deux  au  premier  acte,  et 
quand  on  introduit  deux  sortes  d'amours,  il  ne  faut  ja- 
mais y  manquer. 

Ce  premier  acte  s'appeloit  prologue  du  temps  d'Aris- 
tote,  et  communément  on  y  faisoit  l'ouverture  du  sujet, 
pour  instruire  le  spectateur  de  tout  ce  qui  s'étoit  passé 
avant  le  commencement  de  l'action  qu'on  alloit  repré- 
senter, et  de  tout  ce  qu'il  falloit  qu'il  sût  pour  comprendre 
ce  qu'il  alloit  voir.  La  manière  de  donner  cette  intelli- 
gence a  changé  suivant  les  temps.  Euripide  en  a  usé  assez 


DU  POËME   DRAMATIQUE.  /i5 

grossièrement,  en  introduisant,  tantôt  un  dieu  dans  une 
machine,  par  qui  les  spectateurs  recevoient  cet  éclaircis- 
sement, et  tantôt  un  de  ses  principaux  personnages  qui 
les  en  instruisoit  lui-même,  comme  dans  son  Iphi<jémc, 
et  dans  son  Hélène,  oh  ces  deux  héroïnes  racontent  d'a- 
bord toute  leur  histoire,  et  l'apprennent  à  l'auditeur, 
sans  avoir  aucun  acteur  avec  elles  à  qui  adresser  leur 
discours. 

Ce  n'est  pas  que  je  veuille  dire  que  quand  un  acteur 
parle  seul,  il  ne  puisse  instruire  l'auditeur  de  beaucoup 
de  choses  ;  mais  il  faut  que  ce  soit  par  les  sentiments 
d'une  passion  qui  l'agite,  et  non  pas  par  une  simple  nar- 
ration. Le  monologue  d'Emilie,  qui  ouvre  le  théâtre 
dans  Cinna,  fait  assez  connoître  qu'Auguste  a  fait  mourir 
son  père,  et  que  pour  venger  sa  mort  elle  engage  son 
amant  à  conspirer  contre  lui  ;  mais  c'est  par  le  trouble 
et  la  crainte  que  le  péril  où  elle  expose  Cinna  jette  dans 
son  âme,  que  nous  en  avons  la  connoissance.  Surtout  le 
poêle  se  doit  souvenir  que  quand  un  acteur  est  seul  sur 
le  théâtre,  il  est  présumé  ne  faire  que  s'entretenir  en 
lui-même,  et  ne  parle  qu'afin  que  le  spectateur  sache  de 
quoi  il  s'entretient,  et  à  quoi  il  pense.  Ainsi  ce  seroit 
une  faute  insupportable  si  un  autre  acteur  apprenoit  par 
là  ses  secrets.  On  excuse  cela  dans  une  passion  si  vio- 
lente, qu'elle  force  d'éclater,  bien  qu'on  n'aye  personne  à 
qui  la  faire  entendre,  et  je  ne  le  voudrois  pas  condamner 
en  un  autre,  mais  j'aurois  de  la  peine  à  me  le  souffrir. 

Plante  a  cru  remédier  à  ce  désordre  d'Euripide  en  in- 
troduisant un  prologue  détaché,  qui  se  récitoit  par  un 
personnage  qui  n'avoit  quelquefois  autre  nom  que  celui 
de  Prologue,  et  n'étoit  point  du  tout  du  corps  de  la 
pièce.  Aussi  ne  parloit-il  qu'aux  spectateurs  pour  les  ins- 
struire  de  ce  qui  avoit  précédé,  et  amener  le  sujet  jus- 
ques  au  premier  acte  où  commençoit  l'action. 


46  DISCOURS 

Térence,  qui  est  venu  depuis  lui,  a  gardé  ses  prolo- 
gues, et  en  a  changé  la  matière.  Il  les  a  employés  à  faire 
son  apologie  contre  ses  envieux,  et  pour  ouvrir  son 
sujet,  il  a  introduit  une  nouvelle  sorte  de  personnages, 
qu'on  a  appelés  protatiques,  parce  qu'ils  ne  paroissent 
que  dans  la  protase,  où  se  doit  faire  la  proposition  et 
l'ouverture  du  sujet  '.  Ils  en  écoutoient  l'histoire,  qui  leur 
étoit  racontée  par  un  autre  acteur;  et  par  ce  récit  qu'on 
leur  en  faisoit,  l'auditeur  demeuroit  instruit  de  ce  qu'il 
devoit  savoir,  touchant  les  intérêts  des  premiers  acteurs, 
avant  qu'ils  parussent  sur  le  théâtre  '\  Tels  sont  Sosie 
dans  son  Andriennc,  et  Davusdans  son  Phorinion,  qu'on 
ne  revoit  plus  après  la  narration^,  et  qui  ne  servent 
qu'à  l'écouter.  Cette  méthode  est  fort  artificieuse  ;  mais 
je  voudrois  pour  sa  perfection  que  ces  mêmes  person- 
nages servissent  encore  à  quelque  autre  chose  dans  la 
pièce,  et  qu'ils  y  fussent  introduits  par  quelque  autre  oc- 
casion que  celle  d'écouter  ce  récit.  PoUux  dans  Médée 
est  de  cette  nature.  Il  passe  par  Gorinthe  en  allant  au 
mariage  de  sa  sœur,  et  s'étonne  d'y  rencontrer  Jason, 
qu'il  croyoit  en  Thessalie  ;  il  apprend  de  lui  sa  fortune,  et 
son  divorce  avec  Médée,  pour  épouser  Creuse,  qu'il  aide 
ensuite  à  sauver  des  mains  d'Egée,  qui  l'avoit  fait  enle- 
ver, et  raisonne  avec  le  Roi  sur  la  défiance  qu'il  doit  avoir 
des  présents  de  Médée.  Toutes  les  pièces  n'ont  pas  be- 
soin de  ces  éclaircissements,  et  par  conséquent  on  se 
peut  passer  souvent  de  ces  personnages,  dont  Térence  ne 
s'est  servi  que  ces  deux  fois  dans  les  six  comédies  que 
nous  avons  de  lui. 

Notre  siècle  a  inventé  une  autre   espèce  de  prologue 

1.  Var.  (('(lil.  de  lOGo)  :  OTi  s'en  doit  faire  la  proposition. 

2.  La  fin  de  la  phrase,  depuis:  «  touciiant  les  intérêts,  »  manque 
dans  l'édition  do  16G0. 

3.  Var.  (édil.  de  iGGo)  :  après  la  narration  écoutée. 


DU   POËME  DRAMATIQUE.  ^7 

pour  les  pièces  de  machines,  qui  ne  touche  point  au  su- 
jet, et  n'est  qu'une  louange  adroite  du  prince  devant  qui 
ces  poëmes  doivent  être  représentés.  Dans  V Andromède , 
Melpomène  emprunte  au  soleil  ses  rayons  pour  éclairer 
son  théâtre  en  faveur  du  Roi,  pour  qui  elle  a  préparé  un 
spectacle  magnifique.  Le  prologue  de  la  Toison  d'or,  sur 
le  mariage  de  Sa  Majesté  et  la  paix  avec  l'Espagne,  a 
quelque  chose  encore  de  plus  éclatant.  Ces  prologues 
doivent  avoir  beaucoup  d'invention  ;  et  je  ne  pense  pas 
qu'on  y  puisse  raisonnablement  introduire  que  des  Dieux 
imaginaires  de  l'antiquité,  qui  ne  laissent  pas  toutefois 
de  parler  des  choses  de  notre  temps,  par  une  fiction  poé- 
tique, qui  fait  un  grand  accommodement  de  théâtre. 

L'épisode,  selon  Aristote,  en  cet  endroit,  sont  nos 
trois  actes  du  milieu  ;  mais  comme  il  applique  ce  nom 
ailleurs  aux  actions  qui  sont  hors  de  la  principale',  et  qui 
lui  servent  d'un  ornement  dont  elle  se  pourroit  passer, 
je  dirai  que  bien  que  ces  trois  actes  s'appellent  épisode, 
ce  n'est  pas  à  dire  qu'ils  ne  soient  composés  que  d'épi- 
sodes. La  consultation  d'Auguste  au  second  de  Cinna, 
les  remords  de  cet  ingrat,  ce  qu'il  en  découvre  à  Emilie, 
et  l'effort  que  fait  Maxime  pour  persuader  à  cet  objet  de 
son  amour  caché  de  s'enfuir  avec  lui,  ne  sont  que  des 
épisodes  ;  mais  l'avis  que  fait  donner  Maxime  par  Eu- 
phorbe à  l'Empereur,  les  irrésolutions  de  ce  prince,  et  les 
conseils  de  Livie,  sont  de  l'action  principale  ;  et  dans 
Héraclîus,  ces  trois  actes  ont  plus  d'action  principale 
que  d'épisodes.  Ces  épisodes  sont  de  deux  sortes,  et  peu- 
vent être  composés  des  actions  particulières  des  princi- 
paux acteurs,  dont  toutefois  l'action  principale  pourroit 
se  passer,  ou  des  intérêts  des  seconds  amants  qu'on  in- 
troduit, et  qu'on  appelle  communément  des  personnages 

1.  Voyez  la  Poétique,  chap.  iv,  i5,  et  xvii,  6. 


48  DISCOURS 

épisodiques.  Les  uns  et  les  autres  doivent  avoir  leur  fon- 
dement dans  le  premier  acte,  et  être  attachés  à  l'action 
principale,  c'est-à-dire  y  servir  de  quelque  chose  ;  et  par- 
ticulièrement ces  personnages  épisodiques  doivent  s'em- 
barrasser si  bien  avec  les  premiers,  qu'un  seul  intrique 
brouille  les  uns  et  les  autres.  Aristote  blâme  fort  les  épi- 
sodes détachés,  et  dit  que  les  mauvais  poètes  en  font  par 
ignorance,  et  les  bons  en  faveur  des  comédiens  pour  leur 
donner  de  l'emploie  L'Infante  du  Cid  est  de  ce  nombre, 
et  on  la  pourra  condamner  ou  lui  faire  grâce  par  ce 
texte  d' Aristote,  suivant  le  rang  qu'on  voudra  me  donner 
parmi  nos  modernes. 

Je  ne  dirai  rien  de  l'exode,  qui  n'est  autre  chose  que 
notre  cinquième  acte.  Je  pense  en  avoir  expliqué  le  prin- 
cipal emploi,  quand  j'ai  dit  que  l'action  du  poëme  dra- 
matique doit-  être  complète.  Je  n'y  ajouterai  que  ce  mot: 
qu'il  faut,  s'il  se  peut,  lui  réserver  toute  la  catastrophe, 
et  même  la  reculer  vers  la  fin,  autant  qu'il  est  possible. 
Plus  on  la  diffère,  plus  les  esprits  demeurent  suspendus, 
et  l'impatience  qu'ils  ont  de  savoir  de  quel  côté  elle  tour- 
nera est  cause  qu'ils  la  reçoivent  avec  plus  de  plaisir  :  ce 
qui  n'arrive  pas  quand  elle  commence  avec  cet  acte.  L'au- 
diteur qui  la  sait  trop  tôt  n'a  plus  de  curiosité  ;  et  son  at- 
tention languit  durant  tout  le  reste,  qui  ne  lui  apprend 
rien  de  nouveau.  Le  contraire  s'est  vu  dans  la  Mariane, 
dont  la  mort,  bien  qu'arrivée  dans  l'intervalle  qui  sépare 
le  quatrième  acte  du  cinquième,  n'a  pas  empêché  que 
les  déplaisirs  d'IIérode,  qui  occupent  tout  ce  dernier, 
n'ayent  plu  extraordinairemcnt  ;  mais  je  ne  conscillerois 
à  personne  de  s'assurer  sur  cet  exemple.  11  ne  se  fait  pas 


1.  Toix'jia'.  oà  TiO'.oÙvTai  \>r.h  |jl£v  xôiv  çaiiXwv  Tto'.rjiwv  ot'  auTOÙ;,  itizo 
ùï  Twv  àyaOùiv  otà  toù;  j-o/.ptTâ;.  (.Yristote,  Poétique,  chap.  ix,  lo.) 

2.  Var.  (6dit.  de  1660  et  de  i663):  devoil. 


DU  POËME   DRAMATIQUE.  ^9 

des  miracles  tous  les  jours  ;  et  quoique  son  auteur'  eût 
bien  mérité  ce  beau  succès  par  le  grand  effort  d'esprit 
qu'il  avoit  fait  à  peindre  les  désespoirs  de  ce  monarque, 
peut-être  que  l'excellence  de  Facteur  qui  en  soutenoit  le 
personnage,  y  contribuoit  beaucoup^ 

Voilà  ce  qui  m'est  venu  en  pensée  touchant  le  but,  les 
utilités,  et  les  parties  du  poëme  dramatique.  Quelques 
personnes  de  condition,  qui  peuvent  tout  sur  moi,  ont 
voulu  que  je  donnasse  mes  sentiments  au  public  sur  les 
règles  d'un  art  qu'il  y  a  si  longtemps  que  je  pratique  assez 
heureusement.  Gomme  ce  recueil  est  séparé  en  trois  vo- 


I.  Var.  (édit.  de  1 660-1 66A)  :  Et  quoique  feu  M.  Tristan  (voyez 
la  note  suivante).  —  Tristan  était  mort  en  i655. 

a.  Cet  acteur  était  Mondory.  «  II  n'étoit  ni  grand  ni  bien  fait, 
dit  Tallemant  ;  cependant  il  se  mettoit  bien,  il  vouloit  sortir  de  tout 
à  son  honneur,  et  pour  faire  voir  jusqu'où  alloit  son  art,  il  pria  des 
gens  de  bon  sens,  et  qui  s'y  connoissoient,  de  voir  quatre  fois  de 
suite  \a  Mariamne.  Ils  y  remarqutrent  toujours  quelque  chose  de  nou- 
veau ;  aussi  pour  dire  le  vrai,  c'étoit  son  chef-d'œuvre,  et  il  étoit  plus 
propre  à  faire  un  héros  qu'un  amoureux.  Ce  personnage  d'Hérode 
lui  coûta  bon  ;  car  comme  il  avoit  l'imagination  forte,  dans  le  mo- 
ment il  croyoit  être  quasi  ce  qu'il  représentoit,  et  il  lui  tomba,  en 
jouant  ce  rôle,  une  apoplexie  sur  la  langue  qui  l'a  empêché  déjouer 
depuis.  Le  cardinal  de  Richelieu  l'y  obligea  une  fois,  mais  il  ne  put 
achever.  »  (^Historiettes,  tome  VII,  p.  17/i.) 

Les  contemporains  ne  tarissent  pas  sur  le  talent  de  Mondory  dans 
ce  rôle,  ni  sur  l'accident  qui  vint  le  frapper  au  moment  où  il  le  rem- 
plissait. Le  P.  Rapin,  après  avoir  parlé,  dans  ses  Réflexions  sur  la  Poé- 
tique (11*=  partie,  chap.  xis)  ,  de  la  singulière  folie  que  causa  aux  Abdé- 
ritains  une  représentation  de  V Andromède  d'Eurij^ide,  ajoute  ;  «  On  a 
vu,  même  dans  ces  derniers  temps,  quelque  crayon  grossier  de  ces 
sortes  d'impressions  que  faisoit  autrefois  la  tragédie.  Quand  Mondory 
jouoitla  Mariamne  de  Tristan  au  Marais,  le  peuple  n'en  sortoit  jamais 
que  rêveur  et  pensif,  faisant  réflexion  à  ce  qu'il  venoit  de  voir  et 
pénétré  à  même  temps  d'un  grand  plaisir.  »  Dans  le  Parnasse  réformé 
de  Guéret,  Montfleury  rencontrant  Tristan  l'apostrophe  ainsi  :  «  Vous 
voudriez,  je  pense,  qu'on  ne  jouât  jamais  que  Mariamne  et  qu'il  mou- 
rût toutes  les  semaines  un  Mondory  à  votre  service.  » 

Corneille,   i  /è 


5o  DISCOURS 

lûmes,  j'ai  séparé'  les  principales  matières  en  trois  Dis- 
cours, pour  leur  servir  de  préfaces.  Je  parle-  au  second 
des  conditions  particulières  de  la  tragédie,  des  qualités 
des  personnes  et  des  événements  qui  lui  peuvent  fournir 
de  sujet,  et  de  la  manière  de  le  traiter  selon  le  vraisem- 
blable ou  le  nécessaire.  Je  m'explique  dans  le  troisième^ 
sur  les  trois  unités,  d'action,  de  jour,  et  de  lieu.  Cette 
entreprise  mériloit  une  longue  et  très-exacte  étude  de 
tous  les  poëmes  qui  nous  restent  de  l'antiquité,  et  de  tous 
ceux  qui  ont  commenté  les  traités  qu'Aristote  et  Horace 
ont  faits  de  l'art  poétique,  ou  qui  en  ont  écrit  en  parti- 
ticulier  ;  mais  je  n'ai  pu  me  résoudre  à  en  prendre  le  loi- 
sir ;  et  je  m'assure  que  beaucoup  de  mes  lecteurs  me 
pardonneront  aisément  cette  paresse,  et  ne  seront  pas 
faciles  que  je  donne  à  des  productions  nouvelles  le  temps 
qu'il  m'eût  fallu  consumer  à  des  remanpies  sur  celles 
des  autres  siècles.  J'y  fais  quelques  courses,  et  y  prends 
des  exemples  quand  ma  mémoire  m'en  peut  fournir.  Je 
n'en  cherche  de  modernes  que  chez  moi,  tant  parce  que 
je  connois  mieux  mes  ouvrages  que  ceux  des  autres,  et 
en  suis  plus  le  maître,  que  parce  que  je  neveux  pas  m'ex- 
poser  au  péril  de  déplaire  à  ceux  que  je  reprendrois  en 
quelque  chose,  ou  que  je  ne  louerois  pas  assez  en  ce 
qu'ils  ont  fait  d'excellent.  J'écris  sans  ambition  et  sans 
esprit  de  contestation,  je  l'ai  déjà  dit.  Je  tâche  de  suivre 
toujours  le  sentiment  d'Aristote  dans  les  matières  qu'il 
a  traitées  ;  et  comme  peut-être  je   l'entends  à  ma   mode, 


I.  Onlit  dans  rédilionde  1660  :  «  Je  sépare,  »  pour  «j'ai séparé;  » 
dans  l'édition  de  i603,  qui  forme,  comme  nous  l'avons  dit,  deux 
volumes  in-folio  :  «  Comme  ce  recueil  a  été  séparé  en  trois  volumes 
dans  l'impression  qui  s'en  est  faite  in-octavo,  j'avois  séparé » 

a.   Var.  (édit.  de  1G60):  Je  parlerai. 

3.  Var.  (édit.  de  1G60):  Je  réserve  pour  le  troisième  à  m'expli- 
quer. 


DU  POËME  DRAMATIQUE.  5i 

je  ne  suis  point  jaloux  qu'un  autre  l'entende  à  la  sienne. 
Le  commentaire  dont  je  m'y  sers  le  plus  est  l'expérience 
du  théâtre  et  les  réflexions  sur  ce  que  j'ai  vu  y  plaire  ou 
déplaire.  J'ai  pris  pour  m'expliquer  un  style  simple,  et 
me  contente  d'une  expression  nue  de  mes  opinions, 
bonnes  ou  mauvaises,  sans  y  rechercher  aucun  enrichis- 
sement d'éloquence.  Il  me  suffit  de  me  faire  entendre  ; 
je  ne  prétends  pas  qu'on  admire  ici  ma  façon  d'écrire, 
et  ne  fais  point  de  scrupule  de  m'y  servir'  souvent  des 
mêmes  termes,  ne  fût-ce  que  pour  épargner  le  temps 
d'en  chercher  d'autres,  dont  peut-être  la  variété  ne  di- 
roit  pas  si  justement  ce  que  je  veux  dire.  J'ajoute  à  ces 
trois  Discours  généraux  l'examen  de  chacun  de  mes 
poëmes  en  particulier,  afin  de  voir  en  quoi  ils  s'écartent 
ou  se  conforment  aux  règles  que  j'établis.  Je  n'en  dissi- 
mulerai point  les  défauts,  et  en  revanche  je  me  donnerai 
la  liberté  de  remarquer  ce  que  j'y  trouverai  de  moins 
imparfait.  Balzac"  accorde  ce  privilège  à  une  certaine  es- 
pèce de  gens,  et  soutient  qu'ils  peuvent  dire  d'eux- 
mêmes  par  franchise  ce  que  d'autres  diroient  par  vanité. 
Je  ne  sais  si  j'en  suis  ;  mais  je  veux  avoir  assez  bonne 
opinion  de  moi  pour  n'en  désespérer  pas. 


1.  Var.  (édit.  de  16G0)  :  de  me  servir. 

2.  Var.  (édit.  de  i66o-i664)  :  Monsieur  de  Balzac.  —  Quand 
les  Discours  parurent  pour  la  première  fois,  en  1660,  il  n'y  avait 
que  cinq  ans  que  Balzac  était  mort. 


DISCOURS 

DE    LA    TRAGÉDIE 

ET    DES    MOYENS    DE    LA    TRATTER 

SELON     LE     VRAISEMBLABLE     OU     LE     NÉCESSAIRE. 


Outre  les  trois  utilités  du  poëme  dramatique  dont  j'ai 
parlé  dans  le  discours  que  j'ai  fait  servir  de  préface  à  la 
première  partie  de  ce  recueil,  la  tragédie  a  celle-ci  de 
particulière  que  par  la  pitié  et  la  crainte  elle  purye  de 
semblables  passions\  Ce  sont  les  termes  dont  Aristote 
se  sert  dans  sa  définition,  et  qui  nous  apprennent  deux 
choses  :  Tune,  qu'elle  excite"  la  pitié  et  la  crainte  ;  l'au- 
'  tre,  que  par  leur  moyen  elle  purge  de  semblables  pas- 
sions. Il  explique  la  première  assez  au  long,  mais  il  ne  dit 
pas  un  mot  de  la  dernière  ;  et  de  toutes  les  conditions 
qu'il  emploie  en  cette  définition,  c'est  la  seule  qu'il  n'é- 
claircit  point.  Il  témoigne  toutefois  dans  le  dernier  cha- 
pitre de  ses  Politiques  un  dessein  d'en  parler  fort  au 
long  de  ce  tiaité',  et  c'est  ce  qui  fait  que  la  plupart  de 
ses  interprètes  veulent  que  nous  ne  l'ayons  pas  entier^, 
parce  que  nous  n'y  voyons  rien  du  tout  sur  cette  ma- 
tière. Quoi  qu'il  en  puisse  être,  je  crois  qu'il  est  à  propos 

1.  A'.'  èXc'ou  y.a.\  cpo'Çou  Tisoat'vouaa  Tr)v  tojv  toioûtwv  7:a07][j:âTCJV  Z3Î- 
Oapaiv.  (Aristote,  Poétique,  chap.  vi,  2.) 

2.  Vau.  (édit.  do  lOGo)  :  qii'elle  doit  exciter. 

3.  T''  Se  X^YOaev  ttjv  xâOapatv,  vvv  [aIv  (xtiXw;,  TîâXtv  0'  sv  toT;  mpl 
notT]Tix^;  ÈpouiJi-voao^aTEpov.  (Aristote,  Politique,  liv.  VIII,  cliap.  vu.) 

/|.   Yar.  (édit.  de  1660  et  de  i663)  :  tout  entier. 


DISCOURS  DE   LA  TRArTÉDlE.  53 

de  paTler  de  ce  qu'il  a  dit,  avant  que  de  faire  effort  pour 
deviner  ce  qu'il  a  voulu  dire.  Les  maximes  qu'il  établit 
pour  l'un  pourront  nous  conduire  à  quelques  conjectures 
pour  l'autre,  et  sur  la  certitude  de  ce  qui  nous  demeure 
nous  pourrons  fonder  une  opinion  probable  de  ce  qui 
n'est  point  venu  jusqu'à'  nous. 

Nous  avons  pitié,  dit-il,  de  ceux  que  nous  voyons 
souffrir  un  malheur  qu'ils  ne  méritent  pas,  et  nous  crai- 
gnons qu'il  ne  nous  en  arrive  un  pareil,  quand  nous  le 
voyons  souffrir  à  nos  semblables-.  Ainsi  la  pitié  embrasse 
l'intérêt  de,  la  personne  que  nous  voyons  souffrir,  la 
crainte  qui  la  suit  regarde  la  nôtre,  et  ce  passage  seul 
nous  donne  assez  d'ouverture  pour  trouver  la  manière 
dont  se  fait  la  purgation  des  passions  dans  la  tragédie. 
La  pitié  d'un  malheur  où  nous  voyons  tomber  nos  sem- 
blables nous  porte  à  la  crainte  d'un  pareil  pour  nous  ; 
cette  crainte,  au  désir  de  l'éviter  ;  et  ce  désir,  à  purger, 
modérer,  rectifier,  et  même  déraciner  en  nous  la  pas- 
sion qui  plonge  à  nos  yeux  dans  ce  malheur  les  per- 
sonnes que  nous  plaignons,  par  cette  raison  commune, 
mais  naturelle  et  indubitable,  que  pour  éviter  l'effet  il 
faut  retrancher  la  cause.  Cette  explication  ne  plaira  pas 
à  ceux  qui  s'attachent  aux  commentateurs  de  ce  philo- 
sophe. Ils  se  gênent  sur  ce  passage,  et  s'accordent  si  peu 
l'un  avec  l'autre,  que  Paul  Beni^  marque  jusqu'à *^  douze 
ou  quinze  opinions  diverses,  qu'il  réfute  avant  que  de 
nous  donner  la  sienne.  Elle  est  conforme  à  celle-ci  pour 


I.   Var.  (édit.  de  i663  et  de  i66d)  :  jusques  à. 
3.    'EXeo;  ix£v  Tuep'  tov  àvâÇtov,  cpdSo;  oÈ  nepi  tov  o|J-otov.  (Aristole, 
Poétique,  chap.  xiii,  a.) 

3.  Paul  Béni,  littérateur  et  critique  italien,  né  dans  l'île  de  Candie 
au  milieu  du  seizième  siècle,  auteur  d'un  commentaire  sur  la  Poé- 
tique d'Aristote,  publié  à  Padoue  en  i6i3,  et  à  Venise  en  1023. 

4.  \'ar.  (édit  de  i66o-i66/i)  :  jusques  à. 


54  DISCOURS 

le  raisonnement,  mais  elle  diffère  en  ce  point,  qu'elle 
n'en  applique  l'effet  qu'aux  rois  et  aux  princes,  peut- 
être  par  cette  raison  que  la  tragédie  ne  peut  nous  faire 
craindre  que  les  maux  que  nous  voyons  arriver  à  nos 
semblables,  et  que  n'en  faisant  arriver  qu'à  des  rois  et 
à  des  princes,  cette  crainte  ne  peut  faire  d'effet  que  sur 
des  gens  de  leur  condition.  Mais  sans  doute  il  a  en- 
tendu trop  littéralement  ce  mot  de  nos  semblables,  et 
n'a  pas  assez  considéré  qu'il  n'y  avoit  point  de  rois  à 
Athènes,  où  se  représentoient  les  poëmes  dont  Aristote 
tire  ses  exemples,  et  sur  lesquels  il  forme  ses  règles.  Ce 
philosophe  n'avoit  garde  d'avoir  cette  pensée  qu'il  lui 
attribue,  et  n'eût  pas  employé  dans  la  définition  de  la 
tragédie  une  chose  dont  l'cifet  pût  arriver  si  rarement, 
et  dont  l'utilité  se  fût  restreinte'  à  si  peu  de  personnes. 
Il  est  vrai  qu'on  n'introduit  d'ordinaire  que  des  rois 
pour  premiers  acteurs  dans  la  tragédie,  et  que  les  audi- 
teurs n'ont  point  de  sceptres  par  où  leur  ressembler, 
afin  d'avoir  lieu  de  craindre  les  malheurs  qui  leur  arri- 
vent ;  mais  ces  rois  sont  hommes  comme  les  auditeurs, 
et  tombent  dans  ces  malheurs  par  l'emportement  des 
passions  dont  les  auditeurs  sont  capables.  Ils  prêtent 
même  un  raisonnement  aisé  à  faire  du  plus  grand  au 
moindre;  et  le  spectateur  peut  concevoir  avec  facilité 
que  si  un  roi,  pour  trop  s'abandonner  à  l'ambition,  à 
l'amour,  à  la  haine,  à  la  vengeance,  tombe  dans  un 
malheur  si  grand  qu'il  lui  fait  pitié,  à  plus  forte  raison 
lui  qui  n'est  qu'un  homme  du  commun  doit  tenir  la 
bride  à  de  telles  passions,  de  peur  qu'elles  ne  Tabiment 
dans  un  pareil  niniliour.  Otilie  que  ce  n'est  pas  une  né- 
cessité de  ne  mettre  que  les  infortunes  des  rois  sur  le 
théâtre.  Celles  des  autres  hommes  y  trouveroient  place, 

I .    Voyez  la  noie  2  rie  lapageSS.  L'édilion  de  1660  porte  :  Rcatrainlc. 


DE    LV   TRAGEDIE.  55 

s'il  leur  en  arrivoit  d'assez  illustres  et  d'assez  extraordi- 
naires pour  la  mériter,  et  que  l'histoire  prît  assez  de  soin 
d'eux  pour  nous  les  apprendre.  Scédase  n'étoit  qu'un 
paysan  de  Leuctres  ;  et  je  ne  tiendrois  pas  la  sienne  in- 
digne d'y  paroître,  si  la  pureté  de  notre  scène  pouvoit  souf- 
fait  qu'on  y  parlât  du  violement  effectif  de  ses  deux  filles, 
après  que  l'idée  de  la  prostitution  n'y  a  pu  être  soufferte 
dans  la  personne  d'une  sainte  qui  en  fut  garantie'. 

Pour  nous  faciliter  les  moyens  de  faire  naître  celte 
pitié  et  cette  crainte  où  Aristote  semble  nous  obliger,  il 
nous  aide  à  choisir  les  personnes  et  les  événements  qui 
peuvent  exciter  l'une  et  l'autre.  Sur  quoi  je  suppose,  ce 
qui  est  très-véritable,  que  notre  auditoire  n'est  composé 
ni  de  méchants,  ni  de  saints,  mais  de  gens  d'une  probité 
commune,  et  qui  ne  sont  pas  si  sévèrement  retranchés 
dans  l'exacte  vertu,  qu'ils  ne  soient  susceptibles  des  pas- 
sions et  capables  des  périls  où  elles  engagent  ceux  qui 
leur  défèrent  trop.  Cela  supposé,  examinons  ceux  que  ce 
philosophe  exclut  de  la  tragédie,  pour  en  venir  avec  lui 
à  ceux  dans  lesquels  il  fait  consister  sa  perfection. 

En  premier  lieu,  il  ne  veut  point  qu'un  homme  fort 
vertueux  y  tombe  de  la  félicité  dans  le  malheur,  et  sou- 
tient que  cela  ne  produit  ni  pitié,  ni  crainte,  parce  que 
c'est  un  événement  tout  à  fait  injuste'.  Quelques  inter- 
prètes poussent  la  force  de  ce  mot  grec  •jj.'.apôv,  qu'il  fait 
servir  d'épithète  à  cet  événement,  jusqu'à  le  rendre  par 

1.  Corneille  songe  ici  au  peu  de  succès  de  sa  tragédie  de  Théodore 
(i645);  quant  à  l'autre  sujet  dont  il  parle,  sujet  tiré  de  la  Vie  de 
Pélopidas  (chap.  xxxvir-xxxix)  et  de  la  troisième  des  cinq  Histoires 
amoureuses  de  Plutarque,  et  que  notre  poète  regarde  avec  raison 
comme  peu  convenable  pour  notre  théâtre,  Alexandre  Hardy  l'a 
traité  en  i6o4,  sous  ce  titre  :  Scédase  ou  l'Hospitalité  violée. 

2.  IlpwTOv  [iâv  ô^Xov  Ôt'.  oïi=  TOJî  iTZ'.v.y.V-i  avopa;  osT  |jLîTx6aX).ovTa; 
çaîvsaSat  èÇ  cù-u/t'a;  st;  ouatu/t'av  •  où  yàp  oo6cpov  oùoà  ÈXêc-.vov  xouto. 
âXXà  [l'.apo'v  laTt.  (Aristote,  Poétique,  chap.  xni,  2.) 


56  DISCOURS 

celui  d'abominable';  a  quoi  j'ajoute  qu'un  tel  succès  excite 
plus  d'indignation  et  de  haine  contre  celui  qui  fait  souf- 
frir, que  de  pitié  pour  celui  qui  souffre,  et  qu'ainsi  ce 
sentiment,  qui  n'est  pas  le  propre  de  la  tragédie,  à  moins 
que  d'être  bien  ménagé,  peut  étouffer  celui  qu'elle  doit 
produire,  et  laisser  l'auditeur  mécontent  par  la  colère 
qu'il  remporte,  et  qui  se  mêle  à  la  compassion,  qui  lui 
plairoil  s'il  la  remportoit  seule. 

Il  ne  veut  pas  non  plus  qu'un  méchant  homme  passe 
du  malheur  à  la  félicité,  parce  que  non-seulement  il  ne 
peut  naître  d'un  tel  succès  aucune  pitié,  ni  crainte,  mais 
il  ne  peut  pas  même  nous  toucher  par  ce  sentiment  na- 
turel de  joie  dont  nous  remplit  la  prospérité  d'un  premier 
acteur,  à  qui  notre  faveur  s'attache"^.  La  chute  d'un  mé- 
chant dans  le  malheur  a  de  quoi  nous  plaire  par  l'aver- 
sion que  nous  prenons  pour  lui  ;  mais  comme  ce  n'est 
qu'une  juste  punition,  elle  ne  nous  fait  point  de  pitié,  et 
ne  nous  imprime  aucune  crainte,  d'autant  que  nous  ne 
Sommes  pas  si  méchants  que  lui,  pour  être  capables  de 
ses  crimes,  et  en  appréhender  une  aussi  funeste  issue. 

Il  reste  donc  à  trouver  un  milieu  entre  ces  deux  extré- 
mités, parle  choix  d'un  homme  qui  ne  soit  ni  tout  à  fait 
bon,  ni  tout  à  fait  méchant,  et  qui,  par  une  faute,  ou 
foiblesse  humaine,  tombe  dans  im  malheur  qu'il  ne  mé- 
rite pas.  Aristote  en  donne  pour  exemples  Œdipe  et 
Thyeste,  en  quoi  véritablement  je  ne  comprends  point 
sa  pensée.  Le  premier  me  semble  ne  faire  aucune  faute, 
bien  qu'il  lue  son  père,  parce  qu'il  ne  le  connoît  pas,  et 
qu'il  ne  fait  que  disputer  le  chemin  en  homme  de  cœur 

I.  La  traduction  de  Corneille  (Iniit  à  fait  injuste)  est  trop  faible  on 
effet.  Le  vrai  sens  est  :  «  chose  scélérate,  abominable,  odieuse.  » 

3.   (  Jjte  toÙ;  [jio-/Or)poù;  s'Ç  àiu/t'a;  Et;  euTU/tav  •  àxpaYwôoTaTOv  yàp 

TOJTO  ÈdTl  TcâvTWV  '    0Ù5Èv  Y*P   ï'/et  WV  SeÏ   •   OÙ'tE   yip   ipiXâvOpwTCOV    O'JTE 

DeeivÔv  oSte  cpooEpcJv  ÈdTt.  (Aflstote,  Poeiif^uc.  cliap.  xiii,  2.) 


DE   LA   TRAGÉDIE  67 

contre  un  inconnu  qui  l'attaque  avec  avantage.  Néan- 
moins, comme  la  signification  du  mot  grec  xyxz-T^'yj.  peut 
s'étendre  à  une  simple  erreur  de  méconnoissance,  telle 
qu'étoit  la  sienne,  admettons-le  avec  ce  philosophe,  bien 
que  je  ne  puisse  voir  quelle  passion  il  nous  donne  à  pur- 
ger, ni  de  quoi  nous  pouvons  nous  corriger  sur  son 
exemple.  Mais  pour  Thyeste,  je  n'y  puis  découvrir  cette 
probité  commune,  ni  cette  faute  sans  crime  qui  le  plonge 
dans  son  malheur.  Si  nous  le  regardons  avant  la  tragédie 
que  porte  son  nom,  c'est  un  incestueux  qui  abuse  de  la 
femme  de  son  frère  ;  si  nous  le  considérons  dans  la  tra- 
gédie, c'est  un  homme  de  bonne  foi  qui  s'assure  sur  la 
parole  de  son  frère,  avec  qui  il  s'est  réconcilié.  En  ce  pre- 
mier état  il  est  très-criminel  ;  en  ce  dernier,  très-homme 
de  bien.  Si  nous  attribuons  son  malheur  à  son  inceste, 
c'est  un  crime  dont  l'auditoire  n'est  point  capable,  et  la 
pitié  qu'il  prendra  de  lui  n'ira  point  jusqu'à  cette  crainte 
qui  purge,  parce  qu'il  ne  lui  ressemble  point.  Si  nous 
imputons  son  désastre  à  sa  bonne  foi,  quelque  crainte 
pourra  suivre  la  pitié  que  nous  en  aurons  ;  mais  elle  ne 
purgera  qu'une  facilité  de  confiance  sur  la  parole  d'un 
ennemi  réconcilié,  qui  est  plutôt  une  qualité  d'honnête 
homme  qu'une  vicieuse  habitude  ;  et  cette  purgation  ne 
fera  que  bannir  la  sincérité  des  réconciliations.  J'avoue 
donc  avec  franchise  que  je  n'entends  point  l'application 
de  cet  exemple. 

J'avouerai  plus.  Si  la  purgation  des  passions  se  fait 
dans  la  tragédie,  je  tiens  qu'elle  se  doit  faire  de  la  ma- 
nière que  je  l'explique  ;  mais  je  doute  si  elle  s'y  fait 
jamais,  et  dans  celles-là  même  qui  ont  les  conditions 
que  demande  Aristote.  Elles  se  rencontrent  dans  le  Cid, 
et  en  ont  causé  le  grand  succès  :  Rodrigue  et  Chimène 
y  ont  cette  probité  sujette  aux  passions,  et  ces  passions 
font  leur  malheur,  puisqu'ils  ne  sont  malheureux  qu'au- 


58  DISCOURS 

tant  qu'ils  sont  passionnés  l'un  pour  l'autre.  Ils  tombent 
dans  l'infélicité  par  cette  foiblesse  humaine  dont  nous 
sommes  capables  comme  eux  ;  leur  malheur  fait  pitié, 
cela  est  constant,  et  il  en  a  coûté  assez  de  larmes  aux 
spectateurs  pour  ne  le  point  contester.  Cette  pitié  nous 
doit  donner  une  crainte  de  tomber  dans  un  pareil  mal- 
heur, et  purger  en  nous  ce  trop  d'amour  qui  cause  leur 
infortune  et  nous  les  fait  plaindre  ;  mais  je  ne  sais  si  elle 
nous  la  donne,  ni  si  elle  le  purge,  et  j'ai  bien  peur  que 
le  raisonnement  d'Aristote  sur  ce  point  ne  soit  qu'une 
belle  idée,  qui  n'ait  jamais  son  eifet  dans  la  vérité.  Je 
m'en  raj)porte  à  ceux  qui  en  ont  vu  les  représentations: 
ils  peuvent  en  demander  compte  au  secret  de  leur  cœur, 
et  repasser  sur  ce  qui  les  a  touchés  au  théâtre,  pour  re- 
connoître  s'ils  en  sont  venus  par  là  jusqu'à  cette  crainte 
réfléchie,  et  si  elle  a  rectifié  en  eux  la  passion  qui  a  causé 
la  disgrâce,  qu'ils  ont  plainte.  Un  des  interprètes  d'Aris- 
tote veut  qu'il  n'aye  parlé  de  celte  purgation  des  passions 
dans  la  tragédie  C[ue  parce  qu'il  écrivoit  après  Platon, 
qui  bannit  les  poêles  tragiques  de  sa  république,  parce 
qu'ils  les  remuent  trop  fortement.  Comme  il  écrivoit 
pour  le  contredire,  et  montrer  qu'il  n'est  pas  à  propos 
de  les  bannir  des  Etats  bien  policés,  il  a  voulu  trouver 
cette  utilité  dans  ces  agitations  de  l'âme,  pour  les  rendre 
recommnndables  par  la  raison  même  sur  qui  l'autre  se 
fonde  pour  les  bannir.  Le  fruit  qui  peut  naître  des  im- 
pressions que  fait  la  force  de  l'exemple  lui  manquoit  :  la 
punition  des  méchantes  actions,  et  la  récompense  des 
bonnes,  n'étoient  pas  de  l'usage  de  son  siècle,  comme 
nous  les  avons  rendues  de  celui  du  nôtre  ;  et  n'y  pouvant 
trouver  une  utilité  solide,  hors  celle  des  sentences  et  des 
discours  didactiques,  dont  la  tragédie  se  peut  passer 
selon  son  avis,  il  en  a  substitué  une  qui  peut-être  n'est 
qu'imaginaire.   Du  moins,  si  pour  la  produire  il  faut  les 


DE   LA  TRAGÉDIE.  69 

conditions  qu'il  demande,  elles  se  rencontrent  si  rare- 
ment, que  Robortel  ne  les  trouve  que  dans  le  seul 
Œdipe,  et  soutient  que  ce  philosophe  ne  nous  les  pres- 
crit pas  comme  si  nécessaires  que  leur  manquement 
rende  un  ouvrage  défectueux,  mais  seulement  comme 
des  idées  de  la  perfection  des  tragédies.  Notre  siècle  les 
a  vues  dans  le  Cid,  mais  je  ne  sais  s'il  les  a  vues  en  beau- 
coup d'autres  ;  et  si  nous  voulons  rejeter  un  coup  d'oeil 
sur  cette  règle,  nous  avouerons  que  le  succès  a  justifié 
beaucoup  de  pièces  où  elle  n'est  pas  observée. 

L'exclusion  des  personnes  tout  à  fait  vertueuses  qui 
tombent  dans  le  malheur  bannit  les  martyrs  de  notre 
théâtre.  Polyeucte  y  a  réussi  contre  cette  maxime,  et 
Héraclius  et  Nicomède  y  ont  plu,  bien  qu'ils  n'impri- 
ment que  de  la  pitié,  et  ne  nous  donnent  rien  à  craindre, 
ni  aucune  passion  à  purger,  puisque  nous  les  y  voyons 
opprimés  et  près  de'  périr,  sans  aucune  faute  de  leur 
part  dont  nous  puissions  nous  corriger  sur  leur  exemple. 

Le  malheur  d'un  homme  fort  méchant  n'excite  ni  pi- 
tié, ni  crainte,  parce  qu'il  n'est  pas  digne  de  la  première, 
et  que  les  spectateurs  ne  sont  pas  méchants  comme  lui 
pour  concevoir  l'autre  à  la  vue  de  sa  punition  ;  mais  il 
seroit  à  propos  de  mettre  quelque  distinction  entre  les 
crimes.  Il  en  est  dont  les  honnêtes  gens  sont  capables 
par  une  violence  de  passion,  dont  le  mauvais  succès 
peut  faire  effet  dans  l'âme  de  l'auditeur.  Un  honnête 
homme  ne  va  pas  voler  au  coin  d'un  bois,  ni  faire  un 
assassinat  de  sang-froid  ;  mais  s'il  est  bien  amoureux, 
il  peut  faire  une  supercherie  à  son  rival,  il  peut  s'em- 
porter de  colère  et  tuer  dans  un  premier  mouvement, 
et  l'ambition   le   peut  engager  dans  un  crime  ou  dans 

I.  Plus  haut  (p.  28),  toutes  les  éditions  de  1660  à  1683,  s'ac- 
cordent à  donner,  dans  le  même  sens  :  prêt  de. 


fio  DISCOIRS 

une  action  blàroable.  Il  est  peu  de  mères  qui  voulussent 
assassiner  ou  empoisonner  leurs  enfants  de  peur  de  leur 
rendre  leur  bien,  comme  Cléopatre  dans  Bodogune  ; 
mais  il  en  est  assez  qui  prennent  goût  à  en  jouir,  et  ne 
s'en  dessaisissent  qu'à  regret  et  le  plus  tard  qu'il  leur  est 
possible.  Bien  qu'elles  ne  soient  pas  capables  d'une  ac- 
tion si  noire  et  si  dénaturée  que  celle  de  cette  reine  de 
Syrie,  elles  ont  en  elles  quelque  teinture  du  principe 
qui  l'y  porta,  et  la  vue  de  la  juste  punition  qu'elle  en 
reçoit  leur  peut  faire  craindre,  non  pas  un  pareil  mal- 
heur, mais  une  infortune  proportionnée  à  ce  qu'elles 
sont  capables  de  commettre.  Il  en  est  ainsi  de  quelques 
autres  crimes  qui  ne  sont  pas  de  la  portée  de  nos  audi- 
teurs. Le  lecteur  en  pourra  faire  l'examen  et  l'applica- 
tion sur  cet  exemple. 

Cependant,  quelque  difficulté  qu'il  y  aye  à  trouver 
cette  purgation  effective  et  sensible  des  passions  par  le 
moyen  de  la  pitié  et  de  la  crainte,  il  est  aisé  de  nous  ac- 
commoder avec  Aristote.  ?\ous  n'avons  qu'à  dire  que  par 
cette  façon  de  s'énoncer  il  n'a  pas  entendu  que  ces  deux 
moyens  y  servissent  toujours  ensemble  ;  et  qu'il  suffit 
selon  lui  de  l'un  des  deux  pour  faire  cette  purgation, 
avec  cette  différence  toutefois,  que  la  pitié  n'y  peut  arri- 
ver sans  la  crainte,  et  que  la  crainte  peut  y  parvenir  sans 
la  pitié.  La  mort  du  Comte  n'en  fait  aucune  dans  le  Cid, 
et  peut  toutefois  mieux  purger  en  nous  cette  sorte  d'or- 
gueil envieux  de  la  gloire  d'autrui,  que  toute  la  compas- 
sion que  nous  avons  de  Rodrigue  et  de  Chimène  ne 
purge  les  attachements  de  ce  violent  amour  qui  les  rend 
à  plaindre  l'un  et  l'autre.  L'auditeur  peut  avoir  de  la 
commisération  pour  Antiochus,  pour  Nicomcdc,  pour 
Héraclius;  mais  s'il  en  demeure  là,  et  qu'il  ne  puisse 
craindre  de  tomber  dans  un  pareil  malliem-,  il  ne  gué- 
rira d'aucune  passion.  An  contraire,  il  n'en  a  point  pour 


DE   LA  TRAGEDIE,  6i 

Cléopatre,  ni  pour  Prusias,  ni  pour  Phocas  ;  mais  la 
crainte  d'une  infortune  semblable  ou  approchante  peut 
purger  en  une  mère  l'opiniâtreté  à  ne  se  point  dessaisir 
du  bien  de  ses  enfants,  en  un  mari  le  trop  de  déférence 
à  une  seconde  femme  au  préjudice  de  ceux  de  son  pre- 
mier lit,  en  tout  le  monde  l'avidité  d'usurper  le  bien  ou 
la  dignité  d'autrui  par  la  violence;  et  tout  cela  propor- 
tionnément  à  la  condition  d'un  chacun  et  à  ce  qu'il  est 
capable  d'entreprendre.  Les  déplaisirs  et  les  irrésolutions 
d'Auguste  dans  Cinna  peuvent  faire  ce  dernier  effet  par 
la  pitié  et  la  crainte  jointes  ensemble  ;  mais,  comme  je  l'ai 
déjà  dit,  il  n'arrive  pas  toujours  que  ceux  que  nous  plai- 
gnons soient  malheureux  par  leur  faute.  Quand  ils  sont 
innocents,  la  pilié  que  nous  en  prenons  ne  produit  au- 
cune crainte,  et  si  nous  en  concevons  quelqu'une  qui 
purge  nos  passions,  c'est  par  le  moyen  d'une  autre  per- 
sonne que  de  celle  qui  nous  fait  pitié,  et  nous  la  devons 
toute  à  la  force  de  l'exemple. 

Cette  explication  se  trouvera  autorisée  par  Aristote 
même,  si  nous  voulons  bien  peser  la  raison  qu'il  rend 
de  l'exclusion  de  ces  événements  qu'il  désapprouve 
dans  la  tragédie.  Il  ne  dit  jamais  :  Celui-là  n'y  est  pas 
propre,  parce  qu'il  n'excite  que  de  la  pitié^  et  ne  fait 
point  naître  de  crainte,  et  cet  autre  n'y  est  pas  sup- 
portable, parce  qu'il  n'excite  que  de  la  crainte  et  ne  fait 
point  naître  de  pitié;  mais  il  les  rebute,  parce,  dit-il, 
qu'ils  n'excitent  ni  pitié  ni  crainte^,  et  nous  donne  à 
connoître  par  là  que  c'est  par  le  manque  de  l'une  et  de 
l'autre  qu'ils  ne  lui  plaisent  pas,  et  que  s'ils  produisoient 
l'une  des  deux,    il  ne  leur  refuseroit  point  son  suffrage. 

1.  Nous  avons  suivi  le  texte  de  1660  et  de  i663,  qui  nous  parait 
être  la  vraie  leçon.  On  lit  dans  les  éditions  de  i66/i,  1G68,  168:^  : 
«  que  la  pitié.  » 

2.  Voyez  p.  55  et  56. 


62  DISCOURS 

L'exemple  d'Œdipe  qu'il  allègue  me  confirme  dans  cette 
pensée.  Si  nous  l'en  croyons,  il  a  toutes  les  conditions 
requises  en  la  tragédie  ;  néanmoins  son  malheur  n'excite 
que  de  la  pitié,  et  je  ne  pense  pas  qu'à  le  voir  représenter, 
aucun  de  ceux  qui  le  plaignent  s'avise  de  craindre  de  tuer 
son  père  ou  d'épouser  sa  mère.  Si  sa  représentation  nous 
peut  imprimer  quelque  crainte,  et  que  cette  crainte  soit 
capable  de  purger  en  nous  quelque  inclination  blâmable 
ou  vicieuse,  elle  y  purgera  Ja  curiosité  de  savoir  l'avenir, 
et  nous  empêchera  d'avoir  recours  à  des  prédictions,  qui 
ne  servent  d'ordinaire  qu'à  nous  faire  choir  dans  le  mal- 
heur qu'on  nous  prédit  par  les  soins  mêmes  que  nous  pre- 
nons de  l'éviter  ;  puisqu'il  est  certain  qu'il  n'eût  jamais 
tué  son  père,  ni  épousé  sa  mère,  si  son  père  et  sa  mère, 
à  qui  l'oracle  avoit  prédit  que  cela  arriveroit,  ne  l'eussent 
fait  exposer  de  peur  qu'il  n'arrivât'.  Ainsi  non-seule- 
ment ce  seront  Laïus  et  Jocasle  qui  feront  naître  cette 
crainte,  mais  elle  ne  naîtra  que  de  l'image  d'une  faute 
qu'ils  ont  faite  quarante  ans  avant  l'action  qu'on  repré- 
sente, et  ne  s'exprimera  en  nous  que  par  un  autre  acteur 
que  le  premier,  et  par  une  action  hors  de  la  tragédie. 

Pour  recueillir  ce  discours,  avant  que  de  passer  à  une 
autre  matière,  établissons  pour  maxime  que  la  perfec- 
tion de  la  tragédie  consiste  bien  à  exciter  de  la  pitié  et 
de  la  crainte  par  le  moyen  d'un  premier  acteur,  comme 
peut  faire  Rodrigue  dans  le  Cid,  et  Placide  dans  Théo- 
dore, mais  que  cela  n'est  pas  d'une  nécessité  si  absolue 
qu'on  ne  se  puisse  servir  de  divers  personnages  pour 
faire  naître  ces  deux  sentiments,  comme  dans  Rodo- 
gune  ;  et  même  ne  porter  l'auditeur  qu'à  l'un  des  deux, 
comme    dans    Polyeucte,    dont   la    représentation    n'im- 

I.  Var.  ((jdit.  de  1660  et  de  i663)  :  Si  son  pire  et  sa  mère  ne 
l'eussent  fait  exposer,  de  peur  que  cela  n'arrivât. 


DE   LA  TRAGEDIE.  63 

prime  que  de  la  pitié  sans  aucune  crainte'.  Cela  posé, 
trouvons  quelque  modération  à  la  rigueur  de  ces  règles 
du  philosophe,  ou  du  moins  quelque  favorable  interpré- 
tation, pour  n'être  pas  obligés  de  condamner  beaucoup 
de  poëmes  que  nous  avons  vu  réussir-  sur  nos  théâtres. 

Il  ne  veut  point  qu'un  homme  tout  à  fait  innocent 
tombe  dans  l'infortune,  parce  que,  cela  étant  abomi- 
nable, il  excite  plus  d'indignation  contre  celui  qui  le 
persécute  que  de  pitié  pour  son  malheur  ;  il  ne  veut  pas 
non  plus  qu'un  très-méchant  y  tombe,  parce  qu  il  ne 
peut  donner  de  pitié  par  un  malheur  qu'il  mérite,  ni 
en  faire  craindre  un  pareil  à  des  spectateurs  qui  ne  lui 
ressemblent  pas  ;  mais  quand  ces  deux  raisons  cessent, 
en  sorte  qu'un  homme  de  bien  qui  souffre  excite  plus  de 
pitié  pour  lui  que  d'indignation  contre  celui  qui  le  fait 
souffrir,  ou  que  la  punition  d'un  grand  crime  peut  cor- 
riger en  nous  quelque  imperfection  qui  a  du  rapport  avec 
lui,  j'estime  qu'il  ne  faut  point  faire  de  difficulté  d'ex- 
poser sur  la  scène  des  hommes  très-vertueux  ou  très- 
méchants  dans  le  malheur.  En  voici  deux  ou  trois  ma- 
nières, que  peut-être  Aristote  n'a  su  prévoir,  parce  qu'on 
n'en  voyoit  pas  d'exemples  sur  les  théâtres  de  son  temps. 

La  première  est,  quand  un  homme  très-vertueux  est 
persécuté  par  un  très-méchant,  et  qu'il  échappe  du  péril 
oij  le  méchant  demeure  enveloppé,  comme  dans  Rodo- 
gune  et  dans  Héraclius,  qu'on  n'auroit  pu  souffrir  si  An- 
tiochus  et  Rodogune  eussent  péri  dans  la  première,  et 
Héraclius,    Pulchérie  et   Martian    dans    l'autre,    et    que 

1.  On  lit  ici,  dans  les  éditions  de  1660  et  de  i663,  ce  passage  re- 
tranché dans  l'édition  de  i664  et  dans  les  suivantes  :  «  Je  ne  dis  pas 
la  même  chose  de  la  crainte  sans  la  pitié,  parce  que  je  n'en  sais  point 
d'exemple,  et  n'en  conçois  point  d'idée  que  je  puisse  croire  agréable.  » 

2.  Voyez  sur  l'accord  des  participes  chez  Corneille,  l'introduction 
grammaticale  placée  en  tête  du  Lexique. 


64  DISCOURS 

Cléopatre  et  Phocas  y  eussent  triomphé.  Leur  malheur  y 
donne  une  pitié  qui  n'est  point  étouffée  par  Taversion 
qu'on  a  pour  ceux  qui  les  tyrannisent,  parce  qu'on  espère 
toujours  que  quelque  heureuse  révolution  les  empêchera 
de  succomber  ;  et  bien  que  les  crimes  de  Phocas  et  de 
Cléopatre  soient  trop  grands  pour  faire  craindre  l'audi- 
teur d'en  commettre  de  pareils,  leur  funeste  issue  peut 
faire  sur  lui  les  effets  dont  j'ai  déjà  parlé.  11  peut  arriver 
d'ailleurs  qu'un  homme  très-vertueux  soit  persécuté,  et 
périsse  même  par  les  ordres  d'un  autre,  qui  ne  soit  pas 
assez  méchant  pour  attirer  trop  d'indignation  sur  lui,  et 
qui  montre  plus  de  foiblesse  que  de  crime  dans  la  per- 
sécution qu'il  lui  fait.  Si  Félix  fait  périr  son  gendre 
Polyeucle,  ce  n'est  pas  par  cette  haine  enragée  contre  les 
chrétiens,  qui  nous  le  rendroit  exécrable,  mais  seulement 
par  une  lâche  timidité,  qui  n'ose  le  sauver  en  présence  de 
Sévère,  dont  il  craint  la  haine  et  la  vengeance  après  les 
mépris  qu'il  en  a  faits  durant  son  peu  de  fortune.  On 
prend  bien  quelque  aversion  pour  lui,  on  désapprouve  sa 
manière  d'agir  ;  mais  cette  aversion  ne  l'emporte  pas  sur 
la  pitié  qu'on  a  de  Polyeucte,  et  n'empêche  pas  que  sa 
conversion  miraculeuse,  à  la  fin  de  la  pièce,  ne  le  récon- 
cilie pleinement  avec  l'auditoire.  On  peut  dire  la  même 
chose  de  Prusias  dans  Nicomède,  et  de  Valens  dans 
Théodore.  L'un  maltraite  son  fds,  bien  que  très-ver- 
tueux, et  l'autre  est  cause  de  la  perle  du  sien,  qui  ne 
l'est  pas  moins  ;  mais  tous  les  deux  n'ont  que  des  foi- 
blesses  qui  ne  vont  point  jusques  au  crime,  et  loin  d'ex- 
citer une  indignation  qui  étouffe  la  pitié  qu'on  a  pour 
ces  fils  généreux,  la  lâcheté  de  leur  abaissement  sous  des 
puissances  qu'ils  redoutent,  et  qu'ils  devroient  braver 
pour  bien  agir,  fait  qu'on  a  quelque  compassion  d'eux- 
mêmes  et  de  leur  honteuse  politique. 

Pour  nous  faciliter  les  moyens  d'exciter  cette  pitié,  qui 


DE  LA  TRAGÉDIE.  65 

fait  de  si  beaux  effets  sur  nos  théâtres,  Aristote  nous 
donne*  une  lumière.  Toute  action,  dit-il,  se  passe,  ou 
entre  des  amis,  ou  entre  des  ennemis,  ou  entre  des  gens  in- 
différents l'un  pour  l'autre.  Qu'un  ennemi  tue  ou  veuille 
tuer  son  ennemi,  cela  ne  produit  aucune  commisération, 
sinon  en  tant  qu'on  s'émeut  d'apprendre  ou  de  voir  la  mort 
d'un  homme,  quel  qu'il  soit.  Qu'un  indifférent  tue  un  in- 
différent, cela  ne  touche  guère  davantage,  d'autant  qu'il 
n'excite  aucun  combat  dans  l'âme  de  celui  qui  fait  l'action; 
mais  quand  les  choses  arrivent  entre  des  gens  que  la  nais- 
sance ou  l'affection  attache  aux  intérêts  l'un  de  l'autre, 
comme  alors  qu'un  mari  tue  ou  est  prêt  de  tuer  sa  femme, 
une  mère  ses  enfants,  un  frère  sa  sœur;  c'est  ce  qui  con- 
vient merveilleusement  à  la  tragédie^.  La  raison  en  est 
claire.  Les  oppositions  des  sentiments  de  la  nature  aux 
emportements  de  la  passion,  ou  à  la  sévérité  du  devoir, 
forment  de  puissantes  agitations,  qui  sont  reçues  de  l'au- 
diteur avec  plaisir;  et  il  se  porte  aisément  à  plaindre  un 
malheureux  opprimé  ou  poursuivi  par  une  personne  qui 
devroit  s'intéresser  à  sa  conservation,  et  qui  quelquefois 
ne  poursuit  sa  perte  qu'avec  déplaisir,  ou  du  moins  avec 
répugnance.  Horace  et  Guriace  ne  seroient  point  à 
plaindre,  s'ils  n'étoient  point  amis  et  beaux-frères;  ni 
Rodrigue,  s'il  étoit  poursuivi  par  un  autre  que  par  sa 
maîtresse;  et  le  malheur  d'Antiochus  toucheroit  beau- 
coup moins,  si  un  autre  que  sa  mère  lui  demandoit  le 
sang  de  sa  maîtresse,  ou  qu'un  autre  que  sa  maîtresse  lui 


1.  Var.  (édit.  de  1660):  nous  donne  encore. 

2.  'Avâyx/)  0£  7)  -^cXwv  slvai  Ttpô;  àXXrj/.O'j;  xà;  xoiaûta;  TîpàÇst;,  rj 
£/Opàjv,  rj  [jLT)5£T£'pwv.  "Av  (xàv  oùv  £"/0p6;  £-/9pov  à;:oxx£tvT),  oûSàv  £Àe£'.vciv 
OÙ'xE  rotwv  0'jx£  [ae'XXwv  8£''y.vuat,  JxXrjv  x.ax'  ajxo  xo  7:â9oç"oùo'  à'v  (Jir]0£- 
xspoj;  £y_ovx£;.  "Oxav  0'  èv  xaTç  'Stikinii  lyyEvrjxat  xà  TïâOr],  oioy  el  àScXcpo; 
aS£Xcpôv,  ^  uiôç  Tiax^pa,  ^  pL7Jxr]p  ulov,  ^  uïo;  [i.r)X£pa  à7xozx£tv£i,  rj  [léXXi:,  rf 
XI  àXXo  TO'.ouxov  5pà,  xa'jxar7]xriXc'ov. (Aristote,  Poétique,  chap.  xiv,  i^.) 

Corneille.  1  5 


66  DISCOURS 

demandât  celui  de  sa  mère;  ou  si,  après  la  mort  de  son 
frère,  qui  lui  donne  sujet  de  craindre  un  pareil  attentat 
sur  sa  personne,  il  avoit  à  se  défier  d'autres  que  de  sa 
mère  et  de  sa  maîtresse. 

C'est  donc  un  grand  avantage,  pour  exciter  la  commi- 
sération, que  la  proximité  du  sang  et'  les  liaisons  d'amour 
ou  d'amitié  entre  le  persécutant  et  le  persécuté,  le  pour- 
suivant et  le  poursuivi,  celui  qui  fait  souffrir  et  celui  qui 
souffre;  mais  il  y  a  quelque  apparence  que  cette  condition 
n'est  pas  d'une  nécessité  plus  absolue  que  celle  dont  je 
viens  de  parler,  et  qu'elle  ne  regarde  que  les  tragédies 
parfaites,  non  plus  que  celle-là.  Du  moins  les  anciens  ne 
l'ont  pas  toujours  observée  :  je  ne  la  vois  point  dans 
VAjax  de  Sophocle,  ni  dans  son  Philoctète  ;  et  qui  voudra 
parcourir  ce  qui  nous  reste  d'Eschyle  et  d'Euripide  y 
pourra  rencontrer  quelques  exemples  à  joindre  à  ceux-ci. 
Quand  je  dis  que  ces  deux  conditions  ne  sont  que  pour  les 
tragédies  parfaites,  je  n'entends  pas  dire  que  celles  oii 
elles  ne  se  recontrent  point  soient  imparfaites  :  ce  seroit 
les  rendre  d'une  nécessité  absolue,  et  me  contredire  moi- 
même.  Mais  par  ce  mot  de  tragédies  parfaites  j'entends 
celles  du  genre  le  plus  sublime  et  le  plus  touchant,  en 
sorte  que  celles  qui  manquent  de  l'une  de  ces  deux 
conditions,  ou  de  toutes  les  deux,  pourvu  qu'elles  soient 
régulières  à  cela  près,  ne  laissent  pas  d'être  parfaites  en 
leur  genre,  bien  qu'elles  demeurent  dans  un  rang  moins 
élevé,  et  n'approchent  pas  de  la  beauté  et  de  l'éclat  des 
autres,  si  elles  n'en  empruntent  de  la  pompe  des  vers, 
ou  de  la  magnificence  du  spectacle,  ou  de  quelque  autre 
agrément  qui  vienne  d'ailleurs  (|ue  du  sujet. 

Dans  ces  actions  tragiques  qui  se  passent  entre  proches, 
il  faut  considérer  si  celui  qui  veut  faire  périr  l'autre  le 

I.    f^l  maiiqnij  dans  l'c'dition  de  l663. 


DE  LA  TRAGÉDIE.  67 

connoîtou  ne  le  connoîl  pas',  et  s'il  achève,  ou  n'achève 
pas.  La  diverse  combination^  de  ces  deux  manières  d'agir 
forme  quatre  sortes  de  tragédies,  à  qui  notre  philosophe 
attribue  divers  degrés  de  perfection.  On  connoit  celui 
qu'on  veut  perdre,  et  on  le  fait  périr  en  effet,  comme 
Médée  tue  ses  enfants,  Clytemnestre  son  mari.  Ores  te  sa 
mère  ;  et  la  moindre  espèce  est  celle-là.  On  le  fait  périr 
sans  le  connoître,  et  on  le  reconnoît  avec  déplaisir  après 
l'avoir  perdu;  et  cela,  dit -il,  ou  avant  la  tragédie,  comme 
Œdipe,  ou  dans  la  tragédie,  comme  l'Alcméon  d'Asty- 
damas,  et  Télégonus  dans  Ulysse  blessé^,  qui  sont  deux 
pièces  que  le  temps  n'a  pas  laissé  venir  jusqu'à  nous; 
et  cette  seconde  espèce  a  quelque  chose  de  plus  élevé, 
selon  lui,  que  la  première.  La  troisième  est  dans  le  haut 
degré  d'excellence,  quand  on  est  prêt  de  faire  périr  un  de 
ses  proches  sans  le  connoître,  et  qu'on  le  reconnaît  assez 
tôt  pour  le  sauver,  comme  Iphigénie  reconnoît  Orestepour 
son  frère,  lorsqu'elle  dewoit  le  sacrifier  à  Diane,  et  s'en- 
fuit avec  lui*.  Il  en  cite  encore  deux  autres  exemples,  de 
Mérope    dans    Cresphonte,   et  de  Hellé,   dont    nous   ne 


1.  Var.  (édit.  de  i663)  :  le  connoît  ou  ne  connoît  pas. 

2.  Combination,  combinaison.  Voyez  le  Lexique. 

3.  "EcîT'.  [Asv  yàp  ou-oi  yivciOat  Tr)v  rt;aÇtv  waTCsp  ol  :taXaio\  Inoiouv, 
EtooTaç  -/.où  yivciiTy.ovxa;,  x.aOâîiep  xat  E'jpt;:forj;  £7rotr)CT£v  âjuozTBÎvouaav 
toù;  Tiaîoa;  xrjv  Mi^'ôetav.  saTt  8a  Tipa^a'.  [xàv,  xvvoo'jvta;  81  7:pàjat  -ô 
8£[vôv,  ûlô'  uaTspov  âvayvwpc'aai  T7]v  o'.Xiav,  o)07:£p  ô  So'^oy.Xc'ouj  Oloiïzoji. 
ToÙTO  [LVJ  oùv  Ë^wxoj  oca[xaTO;.  'Ev  3  '  a'jxrj  xtJ  xpavtooia,  oiov  ô  'AXxaaiwv 
ô  'Aaxuoàaavxo;,  rj  ô  TrjXc'yovo;  ô  iv  xû  Tpauaaxîa  'OSu^act.  (Aristote, 
Poétique,  chap.  xiv,  6.)  —  Un  passage  d'Athénée  (liv.  XIII,  p.  662) 
nous  apprend  que  cette  tragédie  d'Ulysse  blessé  est  de  Gliérémon. 

4-   "Exi  oÈ  -pixo'/  7-apà  xaCixx  xov  p.£XXovxa  "oicîv  xi  xwv  àvTjxsaxoivot' 

a-j'vcitav,  àvayvwp'cjai  ;wp"tv  j^O'TJ'ja'. Xfyoj  0:  oiov  £v  xw  KpcCjyovxT]  t) 

Mepo^ïT)  [i-éXÀEi  xov  u'.ov  à;ioy.X£tv£iv,  xtcoxxeîvî'.  oà  o"J,  àXX  'àv£YV(ijpi!î£,  y.a't 
èv  xf)  'Iï)iY£v£ia  T]  à8£Xçi]  xov  ào£X'j6v,  xa\  Èv  x^  "EXXrj  6  u'.o;  xrjv  ptrjxs'pa 
£/.8ioova'.  [j.^Xajv  àv£vv(ijpt'3£.  (Aristote,  Poétique,  chap.  xiv,  7.)  —  Il 
n'est  pas  besoin  de  dire  qu'il  s'agit  ici  de  V Iphigénie  en  Tauride  d'Eu- 


68  D[SCOURS 

connoissons  ni  l'un  ni  l'autre.  Il  condamne  entièrement 
la  quatrième  espèce  de  ceux  qui  connoissent,  entrepren- 
nent et  n'achèvent  pas,  qu'il  dit  avoir  quelque  chose  de 
méchant,  et  rien  de  tragique^  et  en  donne  pour  exemple 
Hémon  qui  tire  l'épée  contre  son  père  dans  VAntigone^, 
et  ne  s'en  sert  que  pour  se  tuer  lui-même.  Mais  si  cette 
condamnation  n'étoit  modifiée,  elle  s'étendroit  un  peu 
loin,  et  envelopperoit  non-seulement  le  Cid,  mais  Cinna, 
Rodogune,  Héracliiis  et  Niconièdc. 

Disons  donc  qu'elle  ne  doit  s'entendre  que  de  ceux  qui 
connoissent  la  personne  qu'ils  veulent  perdre,  et  s'en  dé- 
disent par  un  simple  changement  de  volonté,  sans  aucun 
événement  notable  qui  les  y  oblige,  et  sans  aucun  manque 
de  pouvoir  de  leurpart.  J'ai  déjà  marqué  cette  sorte  de 
dénouement  pour  vicieux^;  mais  quand  ils  y  font  de  leur 
côté  tout  ce  qu'ils  peuvent,  et  qu'ils  sont  empêchés  d'en 
venir  à  l'effet  par  quelque  puissance  supérieure,  ou  par 
quelque  changement  de  fortune  qui  les  fait  périr  eux- 
mêmes,  ou  les  réduit  sous  le  pouvoir  de  ceux  qu'ils  vou- 
loient  perdre,  il  est  hors  de  doute  que  cela  fait  une  tra- 
gédie d'un  genre  peut-être  plus  sublime  que  les  trois 
qu'Aristote  avoue  ;  et  que  s'il  n'en  a  point  parlé,  c'est 
qu'il  n'en  voyoit  point  d'exemples  sur  les  théâtres  de  son 
temps,  où  ce  n'étoit  pas  la  mode  de  sauver  les  bons  par 

ripide  ;  quant  au  Cresphonie,  c'est  sans  doute  la  pièce  du  môme  poëte 
dont  nous  possédons  encore  quelques  fragments  (cdit.  F.  Didot, 
p.  72G);  pour  VHellé  on  manque  tout  à  fait  de  renseignements. 

1.  'l"o  X£  yàp  [iiapôv  syst,  xal  où  Toaytxdv.  {Xri&lotc,  Poétique, 
chap.  XIV,  7.) 

2.  Peut-ôtre  Aristotc  vcml-il  [)ar]or  ici  de  IWntiijonc  d'Eurij)idc, 
qui  ne  nous  est  point  parvenue,  plutôt  que  de  celle  de  Sophocle, 
'toutefois,  dans  cette  dernière  aussi,  Hcinon,  après  s'cîtrc  défendu 
(v.  753)  de  faire  des  menaces  à  Créon,  son  père,  tire  l'épée  contre 
lui,  et  Créon  ne  lui  échappe  que  par  la  fuite  (v.  ia54). 

3.  Voyez  plus  haut,  p.  28. 


DE  LA   TRAGEDIE.  69 

la  perte  des  méchants,  à  moins  que  de  les  souiller  eux- 
mêmes  de  quelque  crime,  comme  Electre,  qui  se  délivre 
d'oppression  par  la  mort  de  sa  mère,  oîi  elle  encourage 
son  frère,  et  lui  en  facilite  les  moyens. 

L'action  de  Chimène  n'est  donc  pas  défectueuse  pour 
ne  perdre  pas  Rodrigue  après  l'avoir  entrepris,  puisqu'elle 
y  fait  son  possible,  et  que  tout  ce  qu'elle  peut  obtenir  de 
la  justice  de  son  roi,  c'est  un  combat  où  la  victoire  de  ce 
déplorable  amant  lui  impose  silence.  Cinna  et  son  Emilie 
ne  pèchent  point  contre  la  règle  en  ne  perdant  point  Au- 
guste, puisque  la  conspiration  découverte  les  en  met  dans 
l'impuissance,  et  qu'il  faudroit  qu'ils  n'eussent  aucune  tein- 
ture d'humanité,  si  une  clémence  si  peu  attendue  ne  dissi- 
poit  toute  leur  haine.  Qu'épargne  Cléopatre  pour  perdre 
Rodogune?  Qu'oublie  Phocaspourse  défaire  d'Héraclius? 
Et  si  Prusias  demeuroit  le  maître,  Nicomède  n'iroit-il  pas 
servir  d'otage  à  Rome,  ce  qui  lui  seroit  un  plus  rude  sup- 
plice que  la  mort  ?  Les  deux  premiers  reçoivent  la  peine 
de  leurs  crimes,  et  succombent  dans  leurs  entreprises' 
sans  s'en  dédire  ;  et  ce  dernier  est  forcé  de  reconnoitre 
son  injustice  après  que  le  soulèvement  de  son  peuple,  et 
la  générosité  de  ce  fils  qu'il  vouloit  agrandir  aux  dépens 
de  son  aîné,  ne  lui  permettent  plus  de  la  faire  réussir. 

Ce  n'est  pas  démentir  Aristote  que  de  lexpliquer  ainsi 
favorablement,  pour  trouver  dans  cette  quatrième  ma- 
nière d'agir  qu'il  rebute,  une  espèce  de  nouvelle  tragédie 
plus  belle  que  les  trois  qu'il  recommande,  et  qu'il  leur 
eût  sans  doute  préférée,  s'il  l'eût  connue.  C'est  faire  hon- 
neur à  notre  siècle,  sans  rien  retrancher  de  l'autorité  de 
ce  philosophe  ;  mais  je  ne  sais  comment  faire  pour  lui 
conserver  cette  autorité,  et  renverser  l'ordre  de  la  préfé- 
rence qu'il  établit  entre  ces   trois    espèces.  Cependant  je 

I.  Var.  (édit.  de  1660-1668)  :  leur  entreprise. 


70 


DISCOURS 


pense  être  bien  fondé  sur  Texpérience  à  douter  si  celle 
qu'il  estime  la  moindre  des  trois  n'est  point  la  plus  belle, 
et  si  celle  qu'il  tient  la  plus  belle  n'est  point  la  moindre. 
La  raison  est  que  celle-ci  ne  peut  exciter  de  pi  lié.  Un 
père  y  veut  perdre  son  fds  sans  le  connoître,  et  ne  le 
regarde  que  comme  indifférent,  et  peut-être  comme 
ennemi.  Soit  qu'il  passe  pour  l'un  ou  pour  l'autre,  son 
péril  n'est  digne  d'aucune  commisération,  selon  Aristote 
môme,  et  ne  fait  naître  en  l'auditeur  qu'un  certain 
mouvement  de  trépidation  intérieure,  qui  le  porte  à 
craindre  que  ce  fils  ne  périsse  avant  que  l'erreur  soit 
découverte,  et  à  souhaiter  qu'elle  se  découvre  assez 
tôt  pour  l'empêcher  de  périr  :  ce  qui  part  de  l'intérêt 
qu'on  ne  manque  jamais  à  prendre  dans  la  fortune  d'un 
homme  assez  vertueux  pour  se  faire  aimer  ;  et  quand 
cette  reconnoissance  arrive,  elle  ne  produit  qu'un  sen- 
timent de  conjouissance,  de  voir  arriver  la  chose  comme 
on  le  souhaitoit'. 

Quand  elle  ne  se  fait  qu'après  la  mort  de  l'inconnu,  la 
compassion  qu'excitent  les  déplaisirs  de  celui  qui  le  fait 
périr  ne  peut  avoir  grande  étendue,  puisqu'elle  est  re- 
culée et  renfermée  dans  la  catastrophe  ;  mais  lorsqu'on 
agit  à  visage  découvert,  et  qu'on  sait  à  qui  on  en  veut,  le 
combat  des  passions  contre  la  nature,  ou  du  devoir  contre 
l'amour,  occupe  la  meilleure  partie  du  poëme  ;  et  de  là 
naissent  les  grandes  et  fortes  émotions  qui  renouvellent 
à  tous  moments  et  redoublent  la  commisération.  Pour 
justifier  ce  raisonnement  par  l'expérience,  nous  voyons 
que  Chimène  et  Antiochusen  excitent  beaucoup  plus  que 
ne  fait  Œdipe  de  sa  personne.  Je  dis  de  sa  personne, 
parce  que  le  poëme  entier  en  excite  peut-être  aulant  que 
le  Cid  ou  que  Bodofjnne  ;    mais  il   en    doit  une  partie  à 

I.   Var.  (cflit.  de  ifiGo):  comme  on  le  souhaite. 


DE   LA  TRAGEDIE.  71 

Dircé,  et  ce  qu'elle  en  fait  naître  n'est  qu'une  pitié  em- 
pruntée d'un  épisode. 

Je  sais  que  l'agnition  est  un  grand  ornement  dans  les 
tragédies  :  Aristote  le  dit  ;  mais  il  est  certain  qu'elle  a  ses 
incommodités.  Les  Italiens  l'affectent  en  la  plupart  de 
leurs  poëmes,  et  perdent  quelquefois,  par  rattachement 
qu'ils  y  ont,  beaucoup  d'occasions  de  sentiments  pathé- 
tiques qui  auroient  des  beautés  plus  considérables.  Gela  se 
voit  manifestement  en  la  Mort  de  Crispe,  faite  par  un  de 
leurs  plus  beaux  esprits,  Jean-Baptiste  Ghirardelli',  et  im- 
primée à  Rome  en  Tannée  i653.  Il  n'a  pas  manqué  d'y  ca- 
cher sa  naissance  à  Constantin,  et  d'en  faire  seulement  un 
grand  capitaine,  qu'il  ne  rcconnoît  pour  son  fils  qu'après 
qu'il  l'a  fait  mourir.  Toute  cette  pièce  est  si  pleine  d'es- 
prit et  de  beaux  sentiments,  qu'elle  eut  assez  d'éclat  pour 
obliger  à  écrire  contre  son  auteur,  et  à  La  censurer  sitôt 
qu'elle  parut.  Mais  combien  cette  naissance  cachée  sans 
besoin,  et  contre  la  vérité  d'une  histoire  connue,  lui 
a-t-elle  dérobé  de  choses  plus  belles  que  les  brillants 
dont  il  a  semé  cet  ouvrage  !  Les  ressentiments,  le  trouble, 
l'irrésolution  et  les  déplaisirs  de  Constantin  auroient  été 
bien  autres  à  prononcer  un  arrêt  de  mort  contre  son  fils 
que  contre  un  soldat  de  fortune.  L'injustice  de  sa  préoc- 
cupation auroit  été  bien  plus  sensible  à  Crispe  de  la 
part  d'un  père  que  de  la  part  d'un  maître  ;  et  la  qualité 
de  fils,  augmentant  la  grandeur  du  crime  qu'on  lui  impo- 
soit,  eût  en  même  temps  augmenté  la  douleur  d'en  voir 
un  père  persuadé.  Fauste  même  auroit  eu  plus  de  com- 

I.  J.-B. -Philippe  Ghirardelli,  né  à  Rome  en  iGaS,  est  auteur  de 
deux  tragédies:  Otlone,  représenté  au  palais  Panfili,  en  i652,  et// 
Costantino,  publié  à  Rome  en  i653.  Celle-ci  est  la  première  tragédie 
italienne  écrite  en  prose  ;  elle  fut  très-vivement  critiquée  par  Au- 
gustin Favoriti,  sous  le  pseudonyme  d'Ippolito  Schiri  Bandolo.  Ghi- 
rardelli travailla  avec  tant  d'ardeur  à  la  défense  de  sa  pièce  qu'il  fut 
saisi  d'une  fièvre  qui  l'emporta  le  20  octobre  i653. 


73  DISCOURS 

bats  intérieurs  pour  entreprendre  un  inceste  que  pour  se 
résoudre  à  un  adultère  ;  ses  remords  en  auroient  été  plus 
animés,  et  ses  désespoirs  plus  violents.  L'auteur  a  renoncé 
à  tous  ces  avantages  pour  avoir  dédaigné  de  traiter  ce  su- 
jet comme  Ta  traité  de  notre  temps  le  P.  Stéplionius*,  jé- 
suite, et  comme  nos  anciens  ont  traité  celui  d'' Hippolyte  ; 
et  pour  avoir  cru  l'élever  d'un  étage  plus  haut  selon  la 
pensée  d'Aristote,  je  ne  sais  s'il  ne  l'a  point  fait  tomber 
au-dessous  de  ceux  que  je  viens  de  nommer. 

Il  y  a  grande  apparence  que  ce  qu'a  dit  ce  philosophe 
de  ces  divers  degrés  de  perfection  pour  la  tragédie  avoit 
une  entière  justesse  de  son  temps,  et  en  la  présence  de 
ses  compatriotes^  ;  je  n'en  veux  point  douter;  mais  aussi 
je  ne  puis  empêcher  de  dire  que  le  goût  de  notre 
siècle  n'est  point  celui  du  sien  sur  cette  préférence  d'une 
espèce  à  l'autre,  ou  du  moins  que  ce  qui  plaisoit  au  der- 
nier point  à  ses  Athéniens  ne  plaît  pas  également  à  nos 
François  ;  et  je  ne  sais  point  d'autre  moyen  de  trouver 
mes  doutes  supportables,  et  demeurer  tout  ensemble 
dans  la  vénération  que  nous  devons  à  tout  ce  qu'il  a 
écrit  de  la  poétique. 

Avant  que  de  quitter  cette  matière,  examinons  son  sen- 
timent sur  deux  questions  touchant  ces  sujets  entre  des 
personnes  proches  :  l'une,  si  le  poëte  les  peut  inventer  ; 
l'autre,  s'il  ne  peut  rien  changer  en  ceux^  qu'il  tire  de 
l'histoire  ou  de  la  fable. 

I.  Bernardin  Stnfoni  ou  Stefonio,  en  latin  Stefonius,  né  en  i56o, 
dans  la  province  de  Sabine,  et  entré  en  i58o  dans  la  Société  de 
.Tésus,  composa  des  tragédies  que  ses  élèves  firent  représenter  avec 
un  grand  succès.  Son  Crispus  parut  à  Rome  en  1601.  Stefonio, 
chargé  dans  les  derniers  temps  de  sa  vie  de  l'éducation  des  princes 
d'Esté,  mourut  à  Modène  le  8  décembre  1620. 

a.   Vau.  (édit.  de  1660):  devant  ses  compatriotes. 

3.  On  lit  ainsi  dans  les  éditions  de  1660-1668.  L'édition  de  1682 
porte  ce,  qui  ne  donne  pas  un  sens  aussi  naturel. 


DE   LA   TRAGÉDIE.  78 

Pour  la  première,  il  est  indubitable  que  les  anciens 
en  prenoient  si  peu  de  liberté,  qu'ils  arrêtoient  leurs 
tragédies  autour  de  peu  de  familles,  parce  que  ces  sortes 
d'actions  étoient  arrivées  en  peu  de  familles  ;  ce  qui  fait 
dire  à  ce  philosophe  que  la  fortune  leur  fournissoit  des 
sujets,  et  non  pas  l'art.  Je  pense  l'avoir  dit  en  l'autre 
discours'.  Il  semble  toutefois  qu'il  en  accorde  un  plein 
pouvoir  aux  poètes  par  ces  paroles  :  Ils  doivent  bien  user 
de  ce  qui  est  reçu,  ou  inventer  eux-mêmes^.  Ces  termes 
décideroient  la  question,  s'ils  n'étoient  point  si  géné- 
raux ;  mais  comme  il  a  posé  trois  espèces  de  tragédies, 
selon  les  divers  temps  de  connoîlre  et  les  diverses  fa- 
çons d'agir,  nous  pouvons  faire  une  revue  sur  toutes  les 
trois,  pour  juger  s'il  n'est  point  à  propos  d'y  faire 
quelque  distinction  qui  resserre  cette  liberté.  J'en  dirai 
mon  avis  d'autant  plus  hardiment,  qu'on  ne  pourra 
m'imputer  de  contredire  Aristote,  pourvu  que  je  la  laisse 
entière  à  quelqu'une  des  trois. 

J'estime  donc,  en  premier  lieu,  qu'en  celles  où  l'on  se 
propose  de  faire  périr  quelqu'un  que  l'on  connoît,  soit 
qu'on  achève,  soit  qu'on  soit  empêché  d'achever,  il  n'y 
a  aucune  liberté  d'inventer  la  principale  action,  mais 
qu'elle  doit  être  tirée  de  l'histoire  ou  de  la  fable.  Ces 
entreprises  contre^  des  proches  ont  toujours  quelque 
chose  de  si  criminel  et  de  si  contraire  à  la  nature, 
qu'elles  ne  sont  pas  croyables,  à  moins  que  d'être  ap- 
puyées sur  l'une  ou  sur  l'autre  ;  et  jamais  elles  n'ont 
cette  vraisemblance  sans  laquelle  ce  qu'on  invente  ne 
peut  être  de  mise. 

Je  n'ose  décider  si  absolument  de  la  seconde  espèce. 

1.  Voyez  ci- dessus,  p.  i5. 

2.  AÙtov  ok  ejçIt/.îvj  8cî,  /.al  TOÎ;:tapaoîûO[jLc'yo;;  /pfjaOaiy.aAw;. (Aris- 
tote, Poétique,  chap.  xiv,  5.) 

3.  Yar.  (édil.  de  1660):  entre. 


7^  DISCOURS 

Qu'un  homme  prenne  querelle  avec  un  autre,  et  que 
l'ayant  tué  il  vienne  à  le  reconnoître  pour  son  père  ou 
pour  son  frère,  et  en  tombe  au  désespoir,  cela  n'a  rien 
que  de  vraisemblable',  et  par  conséquent  on  le  peut  in- 
venter ;  mais  d'ailleurs  cette  circonstance  de  tuer  son 
père  ou  son  frère  sans  le  connoître,  est  si  extraordi- 
naire et  si  éclatante,  qu'on  a  quelque  droit  de  dire  que 
l'histoire  n'ose  manquer  à  s'en  souvenir,  quand  elle  ar- 
rive entre  des  personnes  illustres,  et  de  refuser  toute 
croyance  à  de  tels  événements,  quand  elle  ne  les  marque 
point.  Le  théâtre  ancien  ne  nous  en  fournit  aucun 
exemple  qx!  Œdipe  ;  et  je  ne  me  souviens  point  d'en 
avoir  vu  aucun  autre  chez  nos  historiens.  Je  sais  que  cet 
événement  sent  plus  la  fable  que  l'histoire,  et  que  par 
conséquent  il  peut  y  avoir  été  inventé^,  ou  en  tout,  ou  en 
partie  ;  mais  la  fable  et  l'histoire  de  l'antiquité  sont  si 
mêlées  ensemble,  que  pour  n'être  pas  en  péril  d'en 
faire  un  faux  discernement,  nous  leur  donnons  une  égale 
autorité  sur  nos  théâtres.  Il  suffit  que  nous  n'inventions 
pas  ce  qui  de  soi  n'est  point  vraisemblable,  et  qu'étant 
inventé  de  longue  main,  il  soit  devenu  si  bien  de  la  con- 
noissance  de  l'auditeur,  qu'il  ne  s'effarouche  point  à  le 
voir  sur  la  scène.  Toute  la  Métamorphose  d'Ovide  est 
manifestement  d'invention  ;  on  peut  en  tirer'  des  sujets 
de  tragédie,  mais  non   pas  inventer  sur  ce  modèle,  si  ce 

1.  J^c  rjue  manque  clans  l'édition  de  i663,  mais  c'est  évidemment 
une  faute. 

2.  Var.  (édit.  de  ififio)  :  «  Et  je  ne  me  souviens  point  d'en  avoir 
vu  chez  nos  historiens  que  celui  de  Thésée,  qui  fut  reconnu  par  son 
père  comme  il  étoit  prôt  de  l'empoisonner.  Je  sais  que  l'un  et  l'autre 
sentent  plus  la  fable  que  l'histoire  et  que  par  conséquent  leur  aven- 
ture peut  avoir  été  inventée.  »  —  Dans  les  éditions  de  i663-i683  le 
passage  relatif  à  Thésée  a  été  transporté  un  peu  plus  loin.  Voyez 
p.  77,  note  I,  et  p.  123,  note  a. 

3.  Var.  (édit.  de  1660  et  de  i663):  on  en  peut  tirer. 


DE   LA  TRAGÉDIE.  76 

n'est  des  épisodes  de  même  trempe  :  la  raison  en  est 
que  bien  que  nous  ne  devions  rien  inventer  que  de 
vraisemblable,  et  que  ces  sujets  fabuleux,  comme  An- 
dromède et  Phaéton,  ne  le  soient  point  du  tout,  inventer 
des  épisodes,  ce  n'est  pas  tant  inventer  qu'ajouter  à  ce 
qui  est  déjà  inventé  ;  et  ces  épisodes  trouvent  une  espèce 
de  vraisemblance  dans  leur  rapport  avec  l'action  princi- 
pale ;  en  sorte  qu'on  peut  dire  que  supposé  que  cela  se 
soit  pu  faire,  il  s'est  pu  faire  comme  le  poëte  le  décrit'. 
De  tels  épisodes  toutefois  ne  serolent  pas  propres  à 
un  sujet  historique  ou  de  pure  invention,  parce  qu'ils 
manqueroient  de  rapport  avec  l'action  principale,  et  se- 
roient  moins  vraisemblables  qu'elle.  Les  apparitions  de 
Vénus  et  d'Eole  ont  eu  bonne  grâce  dans  Andromède  ; 
mais  si  j'avois  fait  descendre  Jupiter  pour  réconcilier 
Nicomède  avec  son  père,  ou  Mercure  pour  révéler  à  Au- 
guste la  conspiration  de  Ginna,  j'aurois  fait  révolter  tout 
mon  auditoire,  et  cette  merveille  auroil  détruit  toute  la 
croyance  que  le  reste  de  l'action  auroit  obtenue.  Ces  dé- 
nouements par  des  Dieux  de  machine  sont  fort  fréquents 
chez  les  Grecs,  dans  des  tragédies  qui  paroissent  histo- 
riques, et  qui  sont  vraisemblables  à  cela  près  :  aussi 
Aristote  ne  les  condamne  pas  tout  à  fait,  et  se  contente 
de  leur  préférer  ceux  qui  viennent  du  sujet.  Je  ne  sais 
ce  qu'en  décidoient  les  Athéniens,  qui  étoient  leurs  juges  ; 
mais  les  deux  exemples  que  je  viens  de  citer  montrent 
suffisamment  qu'il  seroit  dangereux  pour  nous  de  les 
imiter  en  cette  sorte  de  licence.  On  me  dira  que  ces  ap- 
paritions n'ont  garde  de  nous  plaire,  parce  que  nous  en 
savons  manifestement  la  fausseté,  et  qu'elles  choquent 
notre  religion,  ce  qui  n'arrivoit  pas  chez  les  Grecs. 
J'avoue  qu'il  faut  s'accommoder  aux  mœurs    de   l'audi 

I.   Var.  (édit.  de  1660  et  de  i663)  :  l'a  décrit. 


76  DISCOURS 

leur  et  à  plus  forte  raison  à  sa  croyance  ;  mais  aussi 
doit-on  m'accorder  que  nous  avons  du  moins  autant  de 
foi  pour  l'apparition  des  anges  et  des  saints  que  les  an- 
ciens en  avoient  pour  celle'  de  leur  Apollon  et  de  leur 
Mercure  :  cependant  qu'auroit-on  dit,  si  pour  démêler 
Héraclius  d'avec  Martian,  après  la  mort  de  Phocas,  je 
me  fusse  servi  d'un  ange?  Ce  poëme  est  entre  des  chré- 
tiens, et  cette  apparition  y  auroit  eu  autant  de  justesse  que 
celle^des  Dieux  de  l'antiquité  dans  ceux  des  Grecs  ;  c'eût 
été  néanmoins  un  secret  infaillible  de  rendre  celui-là 
ridicule,  et  il  ne  faut  qu'avoir  un  peu  de  sens  commun 
pour  en  demeurer  d'accord.  Qu'on  me  permette  donc  de 
dire  avec  Tacite  :  Non  omnia  apud  priores  meliora,  sed 
nosfra  quocjue  setas  multa  laiidis  et  ardum  imitanda  pos- 
te ris  iulit^. 

Je  reviens  aux  tragédies  de  cette  seconde  espèce,  où 
l'on  ne  connoît  un  père  ou  un  fils  qu'après  l'avoir  fait 
périr  ;  et  pour  conclure  en  deux  mots  après  cette  di- 
gression, je  ne  condamnerai  jamais  personne  pour  en 
avoir  inventé  ;  mais  je  ne  me  le  permettrai  jamais. 

Celles  de  la  troisième  espèce  ne  reçoivent  aucune  dif- 
ficulté :  non-seulement  on  les  peut  inventer,  puisque  tout 
y  est  vraisemblable  et  suit  le  train  commun  des  affec- 
tions naturelles,  mais  je  doute  même  si  ce  ne  seroit  point 
les  bannir  du  théâtre  que  d'obliger  les  poètes  à  en  prendre 
les  sujets  dans  l'histoire.  Nous  n'en  voyons  point  de  cette 
nature  chez  les  Grecs,  qui  n'aycnt  la  mine  d'avoir  été  in- 
ventés par  leurs  auteurs.  Il  se  peut  faire  que  la  fable  leur 
en  aye  prêté  quelques-uns.  Je  n'ai  pas  les  yeux  assez  pé- 

1.  Var.  (édit.  rie  i6fi3)  :  celles. 

2.  Var.  (édit.  do  1660-1668):  celles. 

3.  iVcc  omnia (Annales,  liv.  III,  chapitre  lv.) —  «  Tout  no  fut 

pas  mieux  autrefois  ;  notre  siècle  aussi  a  produit  des  vertus  et  des 
talents  dignes  d'ôlre  un  jour  proposés  pour  modèles.  » 


DE   LA  TRAGÉDIE.  77 

nétrants  pour  percer  de  si  épaisses  obscurités,  et  déter- 
miner si  VIphigénie  in  Tauris  est  de  l'invention  d'Euri- 
pide, comme  son  Hélène  et  son  Ion,  ou  s'il  l'a  prise  d'un 
autre  ;  mais  je  crois  pouvoir  dire  qu'il  est  très-malaisé 
d'en  trouver  dans  l'histoire,  soit  que  tels  événements  ' 
n'arrivent  que  très-rarement,  soit  qu'ils  n'ayent  pas  assez 
d'éclat  pour  y  mériter  une  place  :  celui  de  Thésée,  re- 
connu par  le  roi  d'Athènes,  son  père,  sur  le  point  qu'il 
l'alloit  faire  périr,  est  le  seul  dont  il  me  souvienne-.  Quoi 
qu'il  en  soit,  ceux  qui  aiment  à  les  mettre  sur  la  scène 
peuvent  les  inventer  sans  crainte  de  la  censure  :  ils  pour- 
ront produire  par  là  quelque  agréable  suspension  dans 
l'esprit  de  l'auditeur  ;  mais  il  ne  faut  pas  qu'ils  se  pro- 
mettent de  lui  tirer  beaucoup  de  larmes. 

L'autre  question,  s'il  est  permis  de  changer  quelque 
chose  aux  sujets  qu'on  emprunte  de  l'histoire  ou  de  la 
fable,  semble  décidée  en  termes  assez  formels  par  Aris- 
tote,  lorsqu'il  dit  qu'il  ne  faut  point  changer  les  sujets 
reçus,  et  que  Clytemnestre  ne  doit  point  être  tuée  par  un 
autre  quOreste,  ni  Ériphyle  par  un  autre  qu'Alcméon  'K 
Cette  décision  peut  toutefois  recevoir  quelque  distinction 
et  quelque  tempérament.  Il  est  constant  que  les  cir- 
constances, ou  si  vous  l'aimez  mieux,  les  moyens  de 
parvenir  à  l'action,  demeurent  en  notre  pouvoir.  L'his- 
toire souvent  ne  les  marque  pas,  ou  en  rapporte  si  peu, 
qu'il  est  besoin  d'y  suppléer  pour  remplir  le  poëme;  et 
même   il  y  a  quelque    apparence   de   présumer   que    la 


1.  Var.  (édit.  de  i663)  :  de  tels  événements. 

2.  Dans  l'édition  de  1660  ce  passage  relatif  à  Thésée  se  trouve 
plus  haut  sous  une  forme  un  peu  différente  (voyez  p.  74,  note  2). 
C'est  à  partir  de  l'édition  de  i663  qu'il  a  été  transporté  ici. 

3.  To'j;  [J.ÈV  ouv  ;:apîtXri[jL[j.cvoj;  [aûOoj;  )v'jc'.v  ojx  ia~'..  Aiyoj  oà  oîov 
-/•jV  KXuTa'.uLVTfaxpav  àTzoOavojiav  ÛKO  toj  'OpHiTOu,  /.«i  T7Jv'Epi-^ûXT)v'J7:ô 
toj  'AÀ"/'.|i.ai'wvo;.  (Aristote,  Poétique,  cliap.  xiv,  5.) 


78  DISCOURS 

mémoire  de  l'auditeur,  qui  les  aura  lues  autrefois,  ne  s'y 
sera  pas  si  fort  attachée  qu'il  s'aperçoive  assez  du  chan- 
gement que  nous  y  aurons  fait,  pour  nous  accuser  de 
mensonge  ;  ce  qu'il  ne  manqueroit  pas  de  faire  s'il  voyoit 
que  nous  changeassions  l'action  principale.  Cette  falsifi- 
cation seroit  cause  qu'il  n'ajouteroit  aucune  foi  à  tout 
le  reste  ;  comme  au  contraire  il  croit  aisément  tout  ce 
reste  quand  il  le  voit  servir  d'acheminement  à  l'effet 
qu'il  sait  véritable,  et  dont  l'histoire  lui  a  laissé  une 
phis  forte  impression.  L'exemple  de  la  mort  de  Cly- 
temnestre  peut  servir  de  preuve  à  ce  que  je  viens  d'a- 
vancer :  Sophocle  et  Euripide  l'ont  traitée  tous  deux, 
mais  chacun  avec  un  nœud  et  un  dénouement  tout  à  fait 
différents  l'un  de  l'autre  ;  et  c'est  cette  diflerence  qui 
empêche  que  ce  ne  soit  la  même  pièce,  bien  que  ce  soit 
le  même  sujet,  dont  ils  ont  conservé  l'action  principale. 
Il  faut  donc  la  conserver  comme  eux  ;  mais  il  faut  exami- 
ner en  même  temps  si  elle  n'est  point  si  cruelle,  on  si  dif- 
ficile à  représenter,  qu'elle  puisse  diminuer  quelque  chose 
de  la  croyance  que  l'auditeur  doit  à  l'histoire,  et  qu'il 
veut  bien  donner  à  la  fable,  en  se  mettant  en  la  place  de 
ceux  qui  l'ont  prise  pour  une  vérité.  Lorsque  cet  incon- 
vénient est  à  craindre,  il  est  bon  de  cacher  l'événement 
à  la  vue,  et  de  le  faire  savoir  par  un  récit  qui  frappe 
moins  que  le  spectacle,  et  nous  impose  plus  aisément. 
C'est  par  cette  raison  qu'Horace  ne  veut  pas  que  Médée 
tue  ses  enfants,  ni  qu'Atrée  fasse  rôtir  ceux  de  Thyeste' 
à  la  vue  du  peuple  ^  L'horreur  de  ces  actions  engendre 
une  répugnance  à  les  croire,  aussi  bien  que  la  méta- 
morphose de  Progné  en  oiseau  et  de  Cadmus  en  ser- 
pent,   dont   la    représentation  presque   impossible  excite 


I.   Art  poéLique,  \.  i85,  i86. 

•j.    \  AK    (ôdit.  (le  1660);  devant  lu  peuple. 


DE   LA  TRAGEDIE.  79 

la  même    incrédulité   quand  on   la  hasarde  aux  yeux  du 
spectateur  : 

Qasecumque  ostendis  mihi  sic,  incredulus  odi^. 

Je  passe  plus  outre,  et  pour  exténuer  ou  retrancher 
cette  horreur  dangereuse  d'une  action  historique,  je  vou- 
drois  la  faire  arriver  sans  la  participation  du  premier  ac- 
teur, pour  qui  nous  devons  toujours  ménager  la  faveur 
de  l'auditoire.  Après  que  Cléopatre  eut  tué  Séleucus,  elle 
présenta  du  poison  à  son  autre  fils  Antiochus,  à  son  re- 
tour de  la  chasse  ;  et  ce  prince,  soupçonnant  ce  qu'il-  en 
étoit,  la  contraignit  de  le  prendre,  et  la  força  à  s'empoi- 
sonner. Si  j'eusse  fait  voir  cette  action  sans  y  rien  chan- 
ger, c'eût  été  punir  un  parricide  par  un  autre  parricide  ; 
on  eût  pris  aversion  pour  Antiochus,  et  il  a  été  bien  plus 
doux  de  faire  qu'elle-même,  voyant  que  sa  haine  et  sa 
noire  perfidie  alloient  être  découvertes,  s'empoisonne 
dans  son  désespoir,  à  dessein  d'envelopper  ces  deux 
amants  dans  sa  perte,  en  leur  ôtant  tout  sujet  de  dé- 
fiance. Gela  fait  deux  effets.  La  punition  de  cette  impi- 
toyable mère  laisse  un  plus  fort  exemple,  puisqu'elle 
devient  un  effet  de  la  justice  du  ciel,  et  non  pas  de  la 
vengeance  des  hommes  ;  d'autre  côté,  Antiochus  ne  perd 
rien  de  la  compassion  et  de  l'amitié  qu'on  avoit  pour  lui, 
qui  redoublent  plutôt  qu'elles  ne  diminuent  ;  et  enfin 
laction  historique  s'y  trouve  conservée  malgré  ce  chan- 
gement, puisque  Cléopatre  périt  par  le  même  poison 
qu'elle  présente  à  Antiochus. 

Phocas  étoit  un  tyran,  et  sa  mort  n'étoit  pas  un  crime; 
cependant  il  a  été  sans  doute  plus  à  propos  de  la  faire 
arriver  par  la  main  d'Exupère  que  par  celle  d'Héraclius. 


1.  Quodcumque. . . .  (Horace,  Art  poétique,  v.  188.) 

2.  V\R.  (édit.  de  1660-1668);  ce  qui. 


8o  DISCOL'RS 

C'est  un  soin  que  nous  devons  prendre  de  préserver  nos 
héros  du  crime  tant  qu'il  se  peut,  et  les  exempter  même 
de  tremper  leurs  mains  dans  le  sang,  si  ce  n'est  en  un  juste 
combat.  J'ai  beaucoup  osé  dans  Nicomède:  Prusias  son 
père  l'avoit  voulu  faire  assassiner  dans  son  armée  ;  sur 
l'avis  qu'il  en  eut  par  les  assassins  mêmes,  il  entra  dans 
son  royaume,  s'en  empara,  et  réduisit  ce  malheureux 
père  à  se  cacher  dans  une  caverne,  oii  il  le  fit  assassiner 
lui-même'.  Je  n'ai  pas  poussé  l'histoire  jusque-là  :  et 
après  l'avoir  peint  trop  vertueux  pour  l'engager  dans  un 
parricide,  j'ai  cru  que  je  pouvois  me  contenter  de  le 
rendre  maître  de  la  vie  de  ceux  qui  le  persécutoient,  sans 
le  faire  passer  plus  avant. 

Je  ne  saurois  dissimuler  une  délicatesse  que  j'ai  sur  la 
mort  de  Clytemnestre,  qu'Aristote  nous  propose  pour 
exemple  des  actions  qui  ne  doivent  point  être  changées. 
Je  veux  bien  avec  lui  qu'elle  ne  meure  que  de  la  main  de 
son  fils  Oreste  ;  mais  je  ne  puis  souffrir  chez  Sophocle 
que  ce  fils  la  poignarde  de  dessein  formé  cependant 
qu'elle  est  à  genoux  devant  lui  et  le  conjure  de  lui  lais- 
ser la  vie'\  Je  ne  puis  même  pardonner  à  Electre,  qui 
passe  pour  une  vertueuse  opprimée  dans  le  reste  de  la 
pièce,  l'inhumanité  dont  elle  encourage  son  frère  à  ce 
parricide.  C'est  un  fils  qui  venge  son  père,  mais  c'est  sur 
sa  mère  qu'il  le  venge.  Séleucus  et  Anliochus  avoient 
droit  d'en  faire  autant  dans  Rodogune  ;  mais  je  n'ai  osé 
leur  en  donner  la  moindre  pensée.  Aussi  notre  maxime 
de  faire  aimer  nos  principaux  acteurs  n'étoitpas  de  l'usage 
des  anciens^;  et  ces  répubhcains  avoient  une  si  forte  haine 


1.  Vah.  (édit.  de  1660  et  de  i663):  Où  il  lui   fit  trouver  la  mort 
qu'il  lui  destinoit. 

2.  Voyez  la  fin  de  VEIcclre  de  Sophocle. 

3.  Var.  (édit.  de  1660  et  de  i663):  de  nos  anciens. 


DE   L.\   TRAGÉDIE.  8i 

des  rois,  qu'ils  voyoient  avec  plaisir  des  crimes  dans  les 
plus  innocents  de  leur  race.  Pour  rectifier  ce  sujet  à  notre 
mode,  il  faudroit  qu'Oreste  n'eût  dessein  que  contre 
Égisthe  ;  qu'un  reste  de  tendresse  respectueuse  pour  sa 
mère  lui  en  fit  remettre  la  punition  aux  Dieux  ;  que  cette 
reine  s'opiniâtrât  à  la  protection  de  son  adultère,  et 
qu'elle  se  mît  entre  son  fils  et  lui  si  malheureusement 
qu'elle  reçût  le  coup  que  ce  prince  voudroit  porter  à  cet 
assassin  de  son  père.  Ainsi  elle  mourroit  de  la  main  de 
son  fils,  comme  le  veut  Aristote,  sans  que  la  barbarie 
d'Oreste  nous  fît  horreur,  comme  dans  Sophocle,  ni  que 
son  action  méritât  des  Furies  vengeresses  pour  le  tour- 
menter, puisqu'il  demeureroit  innocent. 

Le  même  Aristote  nous  autorise  à  en  user  de  cette 
manière,  lorsqu'il  nous  apprend  que  le  poêle  n'est  pas 
obligé  de  traiter  les  choses  comme  elles  se  sont  passées, 
mais  comme  elles  ont  pu  ou  dû  se  passer,  selon  le  vrai- 
semblable ou  le  nécessaire  \  Il  répète  souvent  ces  der- 
niers mots-,  et  ne  les  explique  jamais.  Je  tâcherai  d'y 
suppléer  au  moins  mal  qu'il  me  sera  possible,  et  j'espère 
qu'on  me  pardonnera  si  je  m'abuse. 

Je  dis  donc  premièrement  que  cette  liberté  qu'il  nous 
laisse  d'embellir  les  actions  historiques  par  des  inventions 
vraisemblables  n'emporte  aucune  défense  de  nous  écar- 
ter du  vraisemblable  dans  le  besoin.  C'est  un  privilège 
qu'il  nous  donne,  et  non  pas  une  servitude  qu'il  nous  im- 
pose :  cela  est  clair  par  ses  paroles  mêmes.  Si  nous  pou- 
vons traiter  les  choses  selon  le  vraisemblable  ou  selon  le 
nécessaire,  nous  pouvons    quitter  le  vraisemblable  pour 

1.  <ï>av£pôv  Si  £•/.  Tôjv  sîpTi[JL£vwv  xaî  OTt  où  t6  xà  ysvoijLSya  X^yctv,  xouto 
TîoiTjTOÙ  ïpyov  èailv,  âXk'  oia  av  ys'votTO,  xai  xà  ouvaxà  y.axà  x6  eI/.o;  rj  xo 
âvayxaTov.  (Aristote,  Poétique,  chap.  ix,  i.) 

2.  Particulièrement  au  chapitre  xv,  où  ils  sont  répétés  trois  fois 
de  suite. 

Corneille,   i  fi 


82  DISCOURS 

suivre  le  nécessaire  ;  et  cette  alternative  met  en  notre 
choix  de  nous  servir  de  celui  des  deux  que  nous  jugerons 
le  plus  à  propos. 

Cette  liberté  du  poëte  se  trouve  encore  en  termes  plus 
formels  dans  le  vingt  et  cinquième  chapitre,  qui  contient 
les  excuses  ou  plutôt  les  justifications  dont  il  se  peut  ser- 
vir contre  la  censure  :  Il  faut,  dit-il,  qu'il  suive  un  de 
ces  trois  moyens  de  traiter  les  choses,  et  qu'il  les  repré- 
sente ou  comme  elles  ont  été',  ou  comme  on  dit  qu'elles 
ont  été,  ou  comme  elles  ont  dû  être^  :  par  où  il  lui  donne 
le  choix,  ou  de  la  vérité  historique,  ou  de  l'opinion 
commune  sur  quoi  la  fable  est  fondée,  ou  de  la  vraisem- 
blance. Il  ajoute  ensuite  :  «Si  on  le  reprend  de  ce  qu'il 
n'a  pas  écrit  les  choses  dans  la  vérité,  qu'il  réponde 
qu'il  les  a  écrites  comme  elles  ont  dû  être;  si  on  lui  im- 
pute de  n'avoir  fait  ni  l'un  ni  l'autre,  qu'il  se  défende 
sur  ce  qu'en  publie  l'opinion  commune,  comme  en  ce  qu'on 
raconte  des  Dieux,  dont  la  plus  grande  partie  n'a  rien 
de  véritable.  Et  un  peu  plus  bas  :  Quelquefois  ce  n'est 
pas  le  meilleur  qu'elles  se  soient  passées  de  la  manière 
qu'il  décrit';  néanmoins  elles  se  sont  passées  effective- 
ment de  cette  manière  \  et  par  conséquent  il  est  hors 
de  faute.  Ce  dernier  passage  montre  que  nous  ne  sommes 
point  obligés  de  nous  écarter  de  la  vérité  pour  donner 
une  meilleure  forme  aux  actions  de  la  tragédie  par  les 
ornements  de  la  vraisemblance,  et  le  montre  d'autant 

1 .  '  !•]"=;  Y*P  ^^"'  i^-'-P-'T^'i ?  ^  Tzoïr^TTji,  oja;:£p  av  t]  ÇioYpâço;  tj  Ttç  aXXoç 
Eixovo~oto;,  âvoty/.r,  [i.i[i.£ÎaOai  tpiwv  ûvtwv  tÔv  àpiOuôv  É'v  xt  aeî  •  ^  yàp 
oTa  f,v  ï)  à'cTiv,  fj  O'ot  ^aai  xa;  ôozEÎ,  yj  o:a  Etvac  oeT.  (Arislôte,  Poétique, 
chap.  XXV,  I.) 

2.  Var.  (cdit.  (Je  16G0  et  do  i(303)  :  De  la  maniôre  qu'il  les  dé 
crit. 

3.  npô;  Ô£  -ûûxot;  Êàv  £7itTi[i.atat  0x1  ojy.  àXTjOfj,  à/.X  '  o'a  Seî —  Et  Se 

[jiTjOcXipw;,  0x1  o'jxto  ça-7\v,  O'ov  xà  ::£pt  Oîàiv "lacoç  0£  où  (BeT^xiov  [aev, 

àXX'  oûxwi;  £r/£.  (Aristote,  Poétique,  chap.  xxv,  6  et  7.) 


DE   LA  TRAGEDIE.  83 

plus  fortement,  qu'il  demeure  pour  constant,  par  le  se- 
cond de  ces  trois  passages,  que  l'opinion  commune  suffit 
pour  nous  justifier  quand  nous  n'avons  pas  pour  nous  la 
vérité,  et  que  nous  pourrions  faire  quelque  chose  de  mieux 
que  ce  que  nous  faisons,  si  nous  recherchions  les  beautés 
de  cette  vraisemblance.  Nous  courons  par  là  quelque 
risque  d'un  plus  foible  succès  ;  mais  nous  ne  péchons 
que  contre  le  soin  que  nous  devons  avoir  de  notre  gloire, 
et  non  pas  contre  les  règles  du  théâtre. 

Je  fais  une  seconde  remarque  sur  ces  termes  de  vrai- 
semblable et  de  nécessaire,  dont  l'ordre  se  trouve  quel- 
quefois renversé  chez  ce  philosophe,  qui  tantôt  dit,  se- 
lon le  nécessaire  ou  le  vraisemblable,  et  tantôt  selon  le 
vraisemblable  ou  le  nécessaire.  D'où  je  tire  une  consé- 
quence, qu'il  y  a  des  occasions  où  il  faut  préférer  le  vrai- 
semblable au  nécessaire,  et  d'autres  où  il  faut  préférer 
le  nécessaire  au  vraisemblable.  La  raison  en  est  que  ce 
qu'on  emploie  le  dernier  dans  les  propositions  alternatives 
y  est  placé  comme  un  pis  aller,  dont  il  faut  se  contenter 
quand  on  ne  peut  arriver  à  l'autre,  et  qu'on  doit  faire 
effort  pour  le  premier  avant  que  de  se  réduire  au  second, 
où  l'on  n'a  droit  de  recourir  qu'au  défaut  de  ce  premier. 

Pour  éclaircir  cette  préférence  mutuelle  du  vraisem- 
blable au  nécessaire,  et  du  nécessaire  au  vraisemblable, 
il  faut  distinguer  deux  choses  dans  les  actions  qui  com- 
posent la  tragédie.  La  première  consiste  en  ces  actions 
mêmes,  accompagnées  des  inséparables  circonstances 
du  temps  et  du  lieu  ;  et  l'autre  en  la  liaison  qu'elles  ont 
ensemble,  qui  les  fait  naître  l'une  de  l'autre.  En  la  pre- 
mière, le  vraisemblable  est  à  préférer  au  nécessaire  ;  et 
le  nécessaire  au  vraisemblable,  dans  la  seconde. 

Il  faut  placer  les  actions  où  il  est  plus  facile  et  mieux 
séant  qu'elles  arrivent,  et  les  faire  arriver  dans  un  loisir 
raisonnable,   sans  les    presser    extraordinairement,   si  la 


84  DISCOURS 

nécessité  de  les  renfermer  dans  un  lieu  et  dans  un  jour 
ne  nous  y  oblige.  J'ai  déjà  fait  voir  en  l'autre  Discours 
que  pour  conserver  l'unité  de  lieu,  nous  faisons  parler 
souvent  des  personnes  dans  une  place  publique  ',  qui  vrai- 
semblablement s'entretiendroient  dans  une  chambre  ;  et 
je  m'assure  que  si  on  racontoit  dans  un  roman  ce  que  je 
fais  arriver  dans  le  Cid,  dans  Polyeiicte,  dans  Pompée,  ou 
dans  le  Menteur,  on  lui  donneroit  un  peu  plus  d'un  jour 
pour  l'étendue  de  sa  durée.  L'obéissance  que  nous  devons 
aux  règles  de  l'unité  de  jour  et  de  lieu  nous  dispense  alors 
du  vraisemblable,  bien  qu'elle  ne  nous  permette  pas 
l'impossible  ;  mais  nous  ne  tombons  pas  toujours  dans 
cette  nécessité  ;  et  la  Suivante,  Cinna,  Théodore,  et  Ni- 
comède,  n'ont  point  eu  besoin  de  s'écarter  de  la  vrai- 
semblance à  regard  du  temps,  comme  ces  autres  poëmes. 
Cette  réduction  de  la  tragédie  au  roman  est  la  pierre 
de  touche  pour  démêler  les  actions  nécessaires  d'avec  les 
vraisemblables.  Nous  sommes  gênés  au  théâtre  par  le 
lieu,  par  le  temps,  et  par  les  incommodités  de  la  repré- 
sentation, qui  nous  empêchent  d'exposer  à  la  vue  beau- 
coup de  personnages  tout  à  la  fois,  de  peur  que  les  uns 
ne  demeurent  sans  action,  ou  troublent^  celle  des  autres. 
Le  roman  n'a  aucune  de  ces  contraintes  :  il  donne  aux 
actions  qu'il  décrit  tout  le  loisir  qu'il  leur  faut  pour  arri- 
ver ;  il  place  ceux  qu'il  fait  parler,  agir  ou  rêver,  dans  une 
chambre,  dans  une  forêt,  en  place  publique,  selon  qu'il 
est  plus  à  propos  pour  leur  action  particulière  ;  il  a  pour 
cela  tout  un  palais,  toute  une  ville,  tout  un  royaume, 
toute   la  terre  %  où  les  promener;  et  s'il  fait  arriver  ou 

1.  Il  n'y  a  sur  ce  suji-t  dans  le  pri^micr  Discours  qu'un  passage 
fort  [Util  important  (voye/  p.  f\i);  mais  la  question  est  traitée  tout  au 
long  dans  lus /ixa//itfn6',  notamment  dans  celui  de  lu  Galerie  du  Pulais. 

2.  V\R.  (édit.  di!  iCGo  et  de  iG63):  ou  ne  troublent. 

3.  Ces  trois  derniers  mots  manquent  dans  l'édition  de  lOOo. 


DE   LA  TRAGÉDIE.  85 

raconter  quelque  chose  en  présence  de  trente  personnes, 
il  en  peut  décrire  les  divers  sentiments  l'un  après  l'autre. 
C'est  pourquoi  il  n'a  jamais  aucune  liberté  de  se  dépar- 
tir* de  la  vraisemblance,  parce  qu'il  n'a  jamais  aucune 
raison  ni  excuse  légitime  pour  s'en  écarter. 

Comme  le  théâtre  ne  nous  laisse  pas  tant  de  facilité 
de  réduire  tout  dans  le  vraisemblable,  parce  qu'il  ne 
nous  fait  rien  savoir  que  par  des  gens  qu'il  expose  à  la 
vue  de  l'auditeur  en  peu  de  temps,  il  nous  en  dispense 
aussi  plus  aisément.  On  peut  soutenir  que  ce  n'est  pas 
tant  nous  en  dispenser,  que  nous  permettre  une  vraisem- 
blance plus  large  ;  mais  puisque  Aristote  nous  autorise  à  y 
traiter  les  choses  selon  le  nécessaire,  j'aime  mieux  dire 
que  tout  ce  qui  s'y  passe  d'une  autre  façon  qu'il  ne  se  pas- 
seroit  dans  un  roman  n'a  point  de  vraisemblance,  à  le  bien 
prendre,  et  se  doit  ranger  entre  les  actions  nécessaires. 

V Horace  en  peut  fournir  quelques  exemples"^:  l'unité 
de  lieu  y  est  exacte,  tout  s'y  passe  dans  une  salle.  Mais 
si  on  en  faisoit  un  roman  avec  les  mêmes  particularités 
de  scène  en  scène  que  j'y  ai  employées,  feroit-on  tout 
passer  dans  cette  salle  ?  A  la  fin  du  premier  acte,  Curiace 
et  Camille  sa  maîtresse  vont  rejoindre  le  reste  de  la  fa- 
mille, qui  doit  être  dans  un  autre  appartement  ;  entre 
les  deux  actes,  ils  y  reçoivent  la  nouvelle  de  l'élection 
des  trois  Horaces  ;  à  l'ouverture  du  second,  Curiace  pa- 
roît  dans  cette  même  salle  pour  l'en  congratuler.  Dans  le 
roman,  il  auroit  fait  cette  congratulation  au  même  lieu 
où  l'on  en  reçoit  la  nouvelle,  en  présence  de  toute  la 
famille,  et  il  n'est  point  vraisemblable  qu'ils  s'écartent 
eux  deux  pour  cette   conjouissance  ;    mais  il  est   néces- 


I.  Var.  (édit.  de  1660)  :  de  s'écarter. 

3.  Var.  (édit.   de    1660)  :    J'anticipe  l'examen  d'/Zomce  pour  en 
donner  des  exemples. 


86  DISCOURS 

saire  pour  le  théâtre  ;  et  à  moins  que  cela,  les  senti- 
ments des  trois  Horaces,  de  leur  père,  de  leur  sœur,  de 
Curiace,  et  de  Sabine,  se  fussent  présentés  à  faire  pa- 
roître  tous  à  la  fois^  Le  roman,  qui  ne  fait  rien  voir,  en 
fût  aisément  venu  à  bout  ;  mais  sur  la  scène  il  a  fallu  les 
séparer,  pour  y  mettre  quelque  ordre,  et  les  prendre 
l'un  après  Fautre,  en  commençant  par  ces  deux-ci,  que 
j'ai  été  forcé  de  ramener  dans  cette  salle  sans  vraisem- 
blance. Cela  passé,  le  reste  de  l'acte  est  tout  à  fait  vrai- 
semblable, et  n'a  rien  qu'on  fût  obligé  de  faire  arriver 
d'une  autre  manière  dans  le  roman.  A  la  fin  de  cet  acte, 
Sabine  et  Camille,  outrées  de  déplaisir,  se  retirent  de 
cette  salle  avec  un  emportement  de  douleur,  qui  vraisem- 
blablement va  renfermer  leurs  larmes  dans  leur  chambre, 
où  le  roman  les  feroit  demeurer  et  y  recevoir  la  nouvelle 
du  combat.  Cependant,  par  la  nécessité  de  les  faire  voir 
aux  spectateurs,  Sabine  quitte  sa  chambre  au  commen- 
cement du  troisième  acte,  et  revient  entretenir  ses  dou- 
loureuses inquiétudes  dans  cette  salle,  où  Camille  la  vient 
trouver.  Cela  fait,  le  reste  de  cet  acte  est  vraisemblable, 
comme  en  l'autre  ;  et  si  vous  voulez  examiner  avec  cette 
rigueur  les  premières  scènes  des  deux  derniers,  vous 
trouverez  peut-être  la  même  chose,  et  que  le  roman  pla- 
ceroit  ses  personnages  ailleurs  qu'en  cette  salle,  s'ils  en 
étoient  une  fois  sortis,  comme  ils  en  sortent  à  la  fin  de 
chaque  acte. 

Ces  exemples  peuvent  suffire  pour  expliquer  comme 
on  peut  traiter  une  action  selon  le  nécessaire,  quand  on 
ne  la  peut  traiter  selon  le  vraisemblable,  qu'on  doit  tou- 
jours préférer  au  nécessaire  lorsqu'on  ne  regarde  que  les 
actions  en  elles-mêmes. 

Il  n'en  va  pas  ainsi  de  leur  liaison  qui  les  fait  naître 

I.   Vah.  (cdil  (le  iTifio)  :  tout  à  la  fois. 


DE   LA  TRAGÉDIE.  87 

l'une  de  l'autre  :  le  nécessaire  y  est  à  préférer  au  vrai- 
semblable, non  que  cette  liaison  ne  doive  toujours  être 
vraisemblable,  mais  parce  qu'elle  est  beaucoup  meilleure 
quand  elle  est  vraisemblable  et  nécessaire  tout  ensemble. 
La  raison  en  est  aisée  à  concevoir.  Lorsqu'elle  n'est  que 
vraisemblable  sans  être  nécessaire,  le  poëme  s'en  peut 
passer,  et  elle  n'y  est  pas  de  grande  importance  ;  mais 
quand  elle  est  vraisemblable  et  nécessaire,  elle  devient 
une  partie  essentielle  du  poëme,  qui  ne  peut  subsister 
sans  elle. Vous  trouverez  dans  Cinna  des  exemples'  de  ces 
deux  sortes  de  liaisons  :  j'appelle  ainsi  la  manière  dont 
une  action  est  produite  jjar  l'autre.  Sa  conspiration  contre 
Auguste  est  causée  nécessairement  par  l'amour  qu'il  a  pour 
Emilie,  parce  qu'il  la  veut  épouser,  et  qu'elle  ne  veut  se 
donner  à  lui  qu'à  cette  condition.  De  ces  deux  actions, 
l'une  est  vraie,  l'autre  est  vraisemblable,  et  leur  liaison 
est  nécessaire.  La  bonté  d'Auguste  donne  des  remords 
et  de  l'irrésolution  à  Cinna  :  ces  remords  et  cette  irréso- 
lution ne  sont  causés  que  vraisemblablement  par  cette 
bonté,  et  n'ont  qu'une  liaison  vraisemblable  avec  elle, 
parce  que  Cinna  pouvoit  demeurer  dans  la  fermeté,  et 
arriver  à  son  but,  qui  est  d'épouser  Emilie.  Il  la  consulte 
dans  cette  irrésolution  :  cette  consultation  n'est  que  vrai- 
semblable, mais  elle  est  un  effet  nécessaire  de  son  amour, 
parce  que  s'il  eût  rompu  la  conjuration  sans  son  aveu,  il 
ne  fût  jamais  arrivé  à  ce  but  qu'il  s'étoit  proposé,  et  par 
conséquent  voilà  une  liaison  nécessaire  entre  deux  ac- 
tions vraisemblables,  ou  si  vous  l'aimez  mieux,  une  pro- 
duction nécessaire  d'une  action  vraisemblable  par  une 
autre  pareillement  vraisemblable. 

Avant  que  d'en  venir  aux  définitions  et  divisions  du 
vraisemblable  et  du   nécessaire,  je  fais  encore   une  ré- 

I.  Var.  (édit.  de   1660):  Cinna  peut  nous   fournir  des  exemples. 


88  DISCOURS 

flexion  sur  les  actions  qui  composent  la  tragédie,  et  trouve 
que  nous  pouvons  y  en  faire  entrer  de  trois  sortes,  selon 
que  nous  le  jugeons  à  propos  :  les  unes  suivent  l'histoire, 
les  autres  ajoutent  à  l'histoire,  les  troisièmes  falsifient 
l'histoire.  Les  premières  sont  vraies,  les  secondes  quel- 
quefois vraisemblables  et  quelquefois  nécessaires,  et  les 
dernières  doivent  toujours  être  nécessaires. 

Lorsqu'elles  sont  vraies,  il  ne  faut  point  se  mettre  en 
peine  de  la  vraisemblance,  elles  n'ont  pas  besoin  de  son 
secours.  Tout  ce  qui  s'est  fait  manifestement  s'est  pu 
faire,  dit  Aristote,  parce  que,  s'il  ne  s'étoit  pu  faire,  il 
ne  se  serait  pas  fait\  Ce  que  nous  ajoutons  à  l'histoire, 
comme  il  n'est  pas  appuyé  de  son  autorilé,  n'a  pas  cette 
prérogative.  Nous  avons  une  pente  naturelle,  ajoute  ce 
philosophe,  à  croire  que  ce  qui  ne  s'est  point  fait  n''a  pu 
encore  se  faire^  ;  et  c'est  pourquoi  ce  que  nous  inventons 
a  besoin  delà  vraisemblance  la  plus  exacte  qu'il  est  pos- 
sible pour  le  rendre  croyable. 

A.  bien  peser  ces  deux  passages,  je  crois  ne  m'éloigner 
point  de  sa  pensée  quand  j'ose  dire,  pour  définir  le  vrai- 
semblable, que  c'est  une  chose  manifestement  possible 
dans  la  bienséance,  et  qui  n'est  ni  manifestement  vraie  ni 
manifestement  fausse.  On  en  peut  faire  deux  divisions, 
l'une  en  vraisemblable  général  et  particulier,  l'autre  en 
ordinaire  et  extraordinaire. 

Le  vraisemblable  général  est  ce  que  peut  faire  et  qu'il 
est  à  propos  que  fasse  un  roi,  un  général  d'armée,  un 
amant,  un  ambitieux,  etc.  Le  particulier  est  ce  qu'a 
pu  ou  dû  faire  Alexandre,   César,  Alcibiade,  compatible 

I.  Ta  0£  yi'/rjij,sv(x,  oavspôv  oti  ouvaxa  ■  oùyào  av  Ifivtxo,  £t  rjv  âoû- 
vaia.  (Aristote,  Pnétiquc,  chap.  ix,  6.) 

•>,.  Ta  jxàv  O'Jv  [j.T)  ysvOjxEva  outt'o  7tt(3T£U0(i£v  etvat  ouvaxâ.  (/6(V/.)  — 
f Corneille  a  tort  de  dire  «  ajoute;  »  ces  mots  viennent  dans  Aristote 
avant  lu  citation  {)r('cc'denle. 


DE   LA   TRAGÉDIE.  89 

avec  ce  que  l'histoire  nous  apprend  de  ses  actions.  Ainsi 
tout  ce  qui  choque  l'histoire  sort  de  cette  vraisemblance, 
parce  qu'il  est  manifestement  faux  ;  et  il  n'est  pas  vrai- 
semblable que  César,  après  la  bataille  de  Pharsale,  se  soit 
remis  en  bonne  intelligence  avec  Pompée,  ou  Auguste 
avec  Antoine  après  celle  d'Actium,  bien  qu'à  parler  en 
termes  généraux  il  soit  vraisemblable  que,  dans  une 
guerre  civile,  après  une  grande  bataille,  les  chefs  des 
partis  contraires  se  réconcilient,  principalement  lorsqu'ils 
sont  généreux  l'un  et  l'autre. 

Cette  fausseté  manifeste,  qui  détruit  la  vraisemblance, 
se  peut  rencontrer  même  dans  les  pièces  qui  sont  toutes 
d'invention.  On  n'y  peut  falsifier  l'histoire,  puisqu'elle 
n'y  a  aucune  part  ;  mais  il  y  a  des  circonstances,  des 
temps  et  des  lieux  qui  peuvent  convaincre  un  auteur  de 
fausseté  quand  il  prend  mal  ses  mesures.  Si  j'introduisois 
un  roi  de  France  ou  d'Espagne  sous  un  nom  imaginaire, 
et  que  je  choisisse  pour  le  temps  de  mon  action  un  siècle 
dont  l'histoire  eût  marqué  les  véritables  rois  de  ces  deux 
royaumes,  la  fausseté  seroit  toute  visible  ;  et  c'en  seroit 
une  encore  plus  palpable  si  je  plaçois  Rome  à  deux  lieues 
de  Paris,  afin  qu'on  pût  y  aller  et  revenir  en  un  même 
jour.  Il  y  a  des  choses  sur  qui  le  poëte  n'a  jamais  aucun 
droit.  Il  peut  prendre  quelque  licence  sur  l'histoire,  en 
tant  qu'elle  regarde  les  actions  des  particuliers,  comme 
celle  de  César  ou  d'Auguste,  et  leur  attribuer  des  actions 
qu'ils  n'ont  pas  faites,  ou  les  faire  arriver  d'une  autre 
manière  qu'ils  ne  les  ont  faites  ;  mais  il  ne  peut  pas  ren- 
verser la  chronologie  pour  faire  vivre  Alexandre  du  temps 
de  César,  et  moins  encore  changer  la  situation  des  lieux, 
ou  les  noms  des  royaumes,  des  provinces,  des  villes,  des 
montagnes,  et  des  fleuves  remarquables.  La  raison  est 
que  ces  provinces,  ces  montagnes,  ces  rivières,  sont  des 
choses  permanentes.  Ce  que  nous  savons  de  leur  situation 


go  DISCOURS 

étoit  dès  le  commencement  du  monde  ;  nous  devons  pré- 
sumer qu'il  n'y  a  point  eu  de  changement,  à  moins  que 
l'histoire  le  marque  ;  et  la  géographie  nous  en  apprend 
tous  les  noms  anciens  et  modernes.  Ainsi  un  homme  se- 
roit  ridicule  d'imaginer  que  du  temps  d'Abraham  Paris 
fut  au  pied  des  Alpes,  ou  que  la  Seine  traversât  l'Es- 
pagne, et  de  mêler  de  pareilles  grotesques  dans  une  pièce 
d'invention.  Mais  l'histoire  est  des  choses  qui  passent,  et 
qui  succédant  les  unes  aux  autres,  n'ont  que  chacune  un 
moment  pour  leur  durée,  dont  il  en  échappe  beaucoup  à 
la  connoissance  de  ceux  qui  l'écrivent.  Aussi  n'en  peut- 
on  montrer  aucune  qui  contienne  tout  ce  qui  s'est  passé 
dans  les  lieux  dont  elle  parle,  ni  tout  ce  qu'ont  fait  ceux 
dont  elle  décrit  la  vie.  Je  n'en  excepte  pas  même  les  Coin- 
mentaires  de  César,  qui  écrivoit  sa  propre  histoire,  et  de- 
voit  la  savoir  toute  entière.  Nous  savons  quels  pays  ar- 
rosoit  le  Rhône  et  la  Seine  avant  qu'il  vînt  dans  les 
Gaules  ;  mais  nous  ne  savons  que  fort  peu  de  chose,  et 
peut-être  rien  du  tout,  de  ce  qui  s'y  est  passé  avant  sa 
venue.  Ainsi  nous  pouvons  bien  y  placer  des  actions  que 
nous  feignons  arrivées  avant  ce  temps-là,  mais  non  pas, 
sous  ce  prétexte  de  fiction  poétique  et  d'éloignement  des 
temps,  y  changer  la  distance  naturelle  d'un  lieu  à  l'autre. 
C'est  de  cette  façon  que  Barclay  en  a  usé  dans  son  Arge- 
nis\  où  il  ne  nomme  aucune  ville  ni  fleuve  de  Sicile,  ni 
de  nos  provinces,  que  par  des  noms  véritables,  bien 
que  ceux  de  toutes  les  personnes  qu'il  y  met  sur  le  tapis 
soient  entièrement  de  son  invention  aussi  bien  que  leurs 
actions. 

I.  .lean  Barclay,  né  à  Pont-à-Mousson  en  iSSa,  écrivit  à  Rome 
son  roman  allégorique  intitulé  Anjenis,  dans  lequel  il  raconte  sous 
des  noms  supposés  les  intrigues  politiques  de  la  cour  de  France. 
Il  le  dédia  à  Louis  XIII  le  !«'  juillet  1621,  et  mourut  le  12  août 
suivant. 


DE   LA  TRAGÉDIE.  91 

Aristote  semble  plus  indulgent  sur  cet  article,  puisqu'il 
trouve  le  poète  excusable  quand  il  pèche  contre  un  autre 
art  que  le  sien,  comme  contre  la  médecine  ou  contre  Vas- 
trologie^.  A  quoi  je  réponds  qu'il  ne  l'excuse  que  sous 
cette  condition  qu'il  arrive  par  là  au  but  de  son  art,  au- 
quel il  n'auroit  pu  arriver  autrement;  encore  avoue-t-il 
qu'il  pèche  en  ce  cas,  et  qu'il  est  meilleur  de  ne  pécher 
point  du  tout-.  Pour  moi,  s'il  faut  recevoir  cette  excuse, 
je  ferois  distinction  entre  les  arts  qu'il  peut  ignorer  sans 
honte,  parce  qu'il  lui  arrive  rarement  des  occasions  d'en 
parler  sur  son  théâtre,  tels  que  sont  la  médecine  et  l'as- 
trologie, que  je  viens  de  nommer,  et  les  arts  sans  la  con- 
noissànce  desquels,  ou  en  tout  ou  en  partie,  il  ne  sauroit 
établir  de  justesse  dans  aucune  pièce,  tels  que  sont  la 
géographie  et  la  chronologie.  Comme  il  ne  sauroit  repré- 
senter aucune  action  sans  la  placer  en  quelque  lieu  et  en 
quelque  temps,  il  est  inexcusable  s'il  fait  paroître  de 
l'ignorance  dans  le  choix  de  ce  lieu  et  de  ce  temps  où  il 
la  place. 

Je  viens  à  l'autre  division  du  vraisemblable  en  ordi- 
naire et  extraordinaire  :  l'ordinaire  est  une  action  qui 
arrive  plus  souvent,  ou  du  moins  aussi  souvent  que  sa 
contraire;  l'extraordinaire  est  une  action  qui  arrive,  à  la 
vérité,  moins  souvent  que  sa  contraire,  mais  qui  ne  laisse 
pas  d'avoir  sa  possibilité  assez  aisée  pour  n'aller  point 
jusqu'au  miracle,  ni  jusqu'à  ces  événements  singuliers  qui 

1 .  E'.  5È  z6  7:poc).£<36a'.  [i./]  opOfî)?,  à).),à  xôv  î' 7:7:0V  aaow  ta  oeçtà  Tcpo- 
SeSXrjxOTa  rj  z6  xaQ'  lxa(itr;v  xiy/ri'/  àaacpxr,tjia,  oiov  tÔ  xat'  '!a-:ptx7]v  ^ 
aXXriv  Tc'/VTjv,  T^aoûvaxa  ::£7:o;r;Tat  ÔTZOïaoOv,  où  xa9'  lauTr//.  (Aristote, 
Poétique,  chap.  xxv,  ^.) 

2.  npwxov  [j.l;v  yâp,  av  ta  7:p6;  ajTr]v  T7]v  Tc'/vr)v  âoJvaxa  T.z7:Q<.r\Z(x.'., 
r)[j.âpT7]Tat.  'AXX'  ôp9wç  £70'.,  et  Tuy/avoi  to'j  tî'Xou;  toCÎ  auxrj';.  Eî  [Aev— 
TOI  TO  -ztkoc,  r\  jj.àÂXov  t\  rjxTOv  Ivsor/cxo  Û7rap/£!v  xai  xaxà  xt]v  T:£pl  xoû- 
xwv  ziyvriv  f;[JLâpT7]Xat,  oùx  ôpôw;  •  0£Î  y*?,  s!  Ivoê'y  £xat,  oXwç  (i.r)5a[i^ 
f,|jLapx^a6a[.  {Ibid.,  5.) 


92  DISCOURS 

servent  de  matière  aux  tragédies  sanglantes  par  l'appui 
qu'ils  ont  de  l'histoire  ou  de  l'opinion  commune,  et  qui 
ne  se  peuvent  tirer  en  exemple  que  pour  les  épisodes  de 
la  pièce  dont  ils  font  le  corps,  parce  qu'ils  ne  sont  pas 
croyables  à  moins  que  d'avoir  cet  appui.  Aristote  donne 
deux  idées  ou  exemples  généraux  de  ce  vraisemblable 
extraordinaire  :  l'un  d'un  homme  subtil  et  adroit  qui 
se  trouve  trompé  par  un  moins  subtil  que  lui  ;  l'autre 
d'un  foible  qui  se  bat  contre  un  plus  fort  que  lui  et  en 
demeure  victorieux,  ce  qui  surtout  ne  manque  jamais  à 
être  bien  reçu  quand  la  cause  du  plus  simple  ou  du  plus 
foible  est  la  plus  équitable'.  Il  semble  alors  que  la  justice 
du  ciel  ait  présidé  au  succès,  qui  trouve  d'ailleurs  une 
croyance  d'autant  plus  facile  qu'il  répond  aux  souhaits 
de  l'auditoire,  qui  s'intéresse  toujours  pour  ceux  dont  le 
procédé  est  le  meilleur.  Ainsi  la  victoire  du  Cid  contre  le 
Comte  se  trouveroit  dans  la  vraisemblance  extraordinaire, 
quand  elle  ne  seroit  pas  vraie.  //  est  vraisemblable,  dit 
notre  docteur,  <pie  beaucoup  de  choses  arrivent  contre  le 
vraisemblable-;  et  puisqu'il  avoue  par  là  que  ces  effets 
extraordinaires  arrivent  contre  la  vraisemblance,  j'aime- 
rois  mieux  les  nommer  simplement  croyables,  et  les 
ranger  sous  le  nécessaire,  attendu  qu'on  ne  s'en  doit 
jamais  servir  sans  nécessité. 

On  peut  m'objecter  que  le  même  philosophe  dit  qu'au 
regard  de  la  poésie  on  doit  préférer  l'impossible  croyable 
au  possible  incroyable  ^  et  conclure  de  là  que  j'ai  peu  de 
raison  d'exiger  du  vraisemblable,  [)ar  la  définition  que 
j'en  ai  faite,  qu'il  soit  manifestement  possible  pour  être 

I.   Voyez  Aristote,  Poétique,  chap.  xviii,  6. 

3.  E'.xo;  yàp  -/.ai  Tzocpà.  tô  cîy.ôç  ^EviiOai.  (Aristote,  Pnél.iqur.  clia- 
pitrc  XXV,  i'^;  voyez  aussi  chap.  xviii,  6.) 

3.  I  FpoatoEîTOa^  T£  Ssî  otoûvaTa  e'.y.oTK  uàXXov  t]  ouvatà  àîrtOava.  (76;//. , 
cliaji.  XXIV,  lo.) 


DE  LA   TRAGÉDIE.  gS 

croyable,  puisque  selon  Aristote  il  y  a    des  choses  im- 
possibles qui  sont  croyables. 

Pour  résoudre  cette  difficulté,  et  trouver  de  quelle 
nature  est  cet  impossible  croyable  dont  il  ne  donne  au- 
cun exemple,  je  réponds  qu'il  y  a  des  choses  impossibles 
en  elles-mêmes  qui  paroissent  aisément  possibles,  et  par 
conséquent  croyables,  quand  on  les  envisage  d'une  autre 
manière.  Telles  sont  toutes  celles  où  nous  falsifions  l'his- 
toire. Il  est  impossible  qu'elles  soient  passées  *  comme 
nous  les  représentons,  puisqu'elles  se  sont  passées  autre- 
ment, et  qu'il  n'est  pas  au  pouvoir  de  Dieu  même  de  rien 
changer  au  passé  ;  mais  elles  paroissent  manifestement 
possibles  quand  elles  sont  dans  la  vraisemblance  géné- 
rale, pourvu  qu'on  les  regarde  détachées  de  l'histoire,  et 
qu'on  veuille  oublier  pour  quelque  temps  ce  qu'elle  dit 
de  contraire  à  ce  que  nous  inventons.  Tout  ce  qui  se 
passe  dans  Nicomède  est  impossible,  puisque  l'histoire 
porte  qu'il  fit  mourir  son  père  sans  le  voir,  et  que  ses 
frères  du  second  lit  étoient  en  otage  à  Rome  lorsqu'il 
s'empara  du  royaume.  Tout  ce  qui  arrive  dans  Héraclius 
ne  l'est  pas  moins,  puisqu'il  n'étoit  pas  fils  de  Maurice, 
et  que  bien  loin  de  passer  pour  celui  de  Phocas  et  être 
nourri  comme  tel  chez  ce  tyran,  il  vint  fondre  sur  lui 
à  force  ouverte  des  bords  de  l'Afrique,  dont  il  étoit 
gouverneur,  et  ne  le  vit  peut-être  jamais.  On  ne  prend 
point  néanmoins  pour  incroyables  les  incidents  de  ces 
deux  tragédies  ;  et  ceux  qui  savent  le  désaveu  qu'en  fait 
l'histoire  la  mettent  aisément  à  quartier  -  pour  se  plaire 
à  leur  représentation,  parce  qu'ils  sont  dans  la  vrai- 
semblance générale,  bien  qu'ils  manquent  de  la  par- 
ticulière. 


1.  Var.  (édit.  de  1660)  :  Se  soient  passées. 

2.  Mettre  à  quartier,  mettre  à  l'écart,  mettre  décote. 


g/i  DISCOURS 

Tout  ce  que  la  fable  nous  dit  de  ses  Dieux  et  de  ses 
métamorphoses  est  encore  impossible,  et  ne  laisse  pas 
d'être  croyable  par  l'opinion  commune,  et  par  cette 
vieille  traditive  ^  qui  nous  a  accoutumés  à  en  ouïr  parler. 
Nous  avons  droit  d'inventer  même  sur  ce  modèle,  et  de 
joindre  des  incidents  également  impossibles  à  ceux  que 
ces  anciennes  erreurs  nous  prêtent.  L'auditeur  n'est 
point  trompé  de  son  attente,  quand  le  titre  du  poëme 
le  prépare  à  n'y  voir  rien  que  d'impossible  en  effet  ;  il  y 
trouve  tout  croyable  ;  et  cette  première  supposition  faite 
qu'il  est  des  Dieux,  et  qu'ils  prennent  intérêt  et  font  com- 
merce avec  les  hommes,  à  quoi  il  vient  tout  résolu,  il  n'a 
aucime  difficulté  à  se  persuader  du  reste. 

Après  avoir  tâché  d'éclaircir  ce  que  c'est  que  le  vrai- 
semblable, il  est  temps  que  je  hasarde  une  définition  du 
nécessaire  dont  Aristote  parle  tant,  et  qui  seul  nous  peut 
autoriser  à  changer  l'histoire  et  à  nous  écarter  de  la  vrai- 
semblance. Je  dis  donc  que  le  nécessaire,  en  ce  qui  re- 
garde la  poésie,  n'est  autre  chose  que  le  besoin  da  poète 
pour  arriver  à  son  but  ou  pour  y  faire  arriver  ses  ac- 
teurs. Cette  définition  a  son  fondement  sur  les  diverses 
acceptions  du  mot  grec  àvaY/.xT:v,  qui  ne  signifie  pas  tou- 
jours ce  qui  est  absolument  nécessaire,  mais  aussi  quel- 
quefois ce  qui  est  seulement  utile  à  parvenir  à  quelque 
chose. 

Le  but  des  acteurs  est  divers,  selon  les  divers  desseins 
que  la  variété  des  sujets  leur  donne.  Un  amant  a  celui  de 
posséder  sa  maîtresse;  un  ambitieux,  de  s'emparer  d'une 
couronne  ;  un  homme  offensé,  de  se  venger  ;  et  ainsi  des 
autres.  Les  choses  qu'ils  ont  besoin  de  faire  pour  y  arri- 
ver constituent  ce  nécessaire,  qu'il  faut  préférer  au  vrai- 
semblable, ou  pour  parler  plus  juste,  qu'il    faut   ajouter 

1.    Tradiliue,  IradiUon,  cliosc  apprise  par  Iradilioii. 


DE   LA  TRAGÉDIE.  gS 

au  vraisemblable  dans  la  liaison  des  actions,  et  leur  dé- 
pendance Tune  de  l'autre.  Je  pense  m'être  déjà  assez 
expliqué  là-dessus  ;  je  n'en  dirai  pas  davantage. 

Le  but  du  poëte  est  de  plaire  selon  les  règles  de  son 
art.  Pour  plaire,  il  a  besoin  quelquefois  de  rehausser 
Téclat  des  belles  actions  et  d'exténuer  Fborreur  des  fu- 
nestes. Ce  sont  des  nécessités  d'embellissement  où  il 
peut  bien  choquer  la  vraisemblance  particulière  par  quel- 
que altération  de  l'histoire,  mais  non  pas  se  dispenser 
de  la  générale,  que  rarement,  et  pour  des  choses  qui 
soient  de  la  dernière  beauté,  et  si  brillantes,  qu'elles 
éblouissent.  Surtout  il  ne  doit  jamais  les  pousser  au  delà 
de  la  vraisemblance  extraordinaire,  parce  que  ces  orne- 
ments qu'il  ajoute  de  son  invention  ne  sont  pas  d'une 
nécessité  absolue,  et  qu'il  fait  mieux  de  s'en  passer  tout 
à  fait  que  d'en  parer  son  poëme  contre  toute  sorte  de 
vraisemblance.  Pour  plaire  selon  les  règles  de  son  art,  il 
a  besoin  de  renfermer  son  action  dans  l'unité  de  jour  et 
de  lieu  ;  et  comme  cela  est  d'une  nécessité  absolue  et 
indispensable,  il  lui  est  beaucoup  plus  permis  sur  ces 
deux  articles  que  sur  celui  des  embellissements. 

Il  est  si  malaisé  qu'il  se  rencontre  dans  l'histoire  ni 
dans  l'imagination  des  hommes  quantité  de  ces  événe- 
ments illustres  et  dignes  de  la  tragédie,  dont  les  délibé- 
rations et  leurs  effets  puissent  arriver  en  un  même  lieu 
et  en  un  même  jour,  sans  faire  un  peu  de  violence  à 
l'ordre  commun  des  choses,  que  je  ne  puis  croire  cette 
sorte  de  violence  tout  à  fait  condamnable,  pourvu  qu'elle 
n'aille  pas  jusqu'à  l'impossible.  Il  est  de  beaux  sujets  oiî 
on  ne  la  peut  éviter  ;  et  un  auteur  scrupuleux  se  priveroit 
d'une  belle  occasion  de  gloire,  et  le  public  de  beaucoup 
de  satisfaction,  s'il  n'osoit  s'enhardir  à  les  mettre  sur  le 
théâtre,  de  peur  de  se  voir  forcé  à  les  faire  aller  plus  vite 
que  la  vraisemblance  ne  le  permet.   Je  lui  donnerois  en 


96  DISCOURS 

ce  cas  un  conseil  que  peut-être  il  trouveroit  salutaire  : 
c'est  de  ne  marquer  aucun  temps  prétîx  dans  son  poëme, 
ni  aucun  lieu  déterminé  où  il  pose  ses  acteurs.  L'imagi- 
nation de  l'auditeur  auroit  plus  de  liberté  de  se  laisser 
aller  au  courant  de  Faction,  si  elle  n'étoit  point  fixée  par 
ces  marques  ;  et  '  il  pourroit  ne  s'apercevoir  pas  de  cette 
précipitation,  si  elles  ne  l'en  faisoient  souvenir,  et  n'y 
appliquoient  son  esprit  malgré  lui.  Je  me  suis  toujours 
repenti  d'avoir  fait  dire  au  Roi,  dans  le  Cid,  qu'il  vouloit 
que  Rodrigue  se  délassât  une  heure  ou  deux  après  la  dé- 
faite des  Maures  avant  que  de  combattre  don  Sanche  ;  je 
l'avois  fait  pour  montrer  que  la  pièce  étoit  dans  les  vingt- 
quatre  heures  ;  et  cela  n'a  servi  qu'à  ayertir  les  specta- 
teurs de  la  contrainte  avec  laquelle  je  l'y  ai  réduite.  Si 
j'avois  fait  résoudre  ce  combat  sans  en  désigner  l'heure, 
peut-être  n'y  auroit-on  pas  pris  garde. 

Je  ne  pense  pas  que  dans  la  comédie  le  poëte  ait  cette 
liberté  de  presser  son  action,  par  la  nécessité  de  la  ré- 
duire dans  l'unité  de  jour.  Aristole  veut  que  toutes  les 
actions  qu'il  y  fait  entrer  soient  vraisemblables,  et  n'a- 
joute point  ce  mot  :  ou  nécessaires,  comme  pour  la  tra- 
gédie. Aussi  la  différence  est  assez  grande  entre  les 
actions  de  l'une  et  celles  de  l'autre.  Celles  de  la  comédie 
partent  de  personnes  communes,  et  ne  consistent  qu'en 
intriques  d'amour  et  en  fourberies,  qui  se  développent 
si  aisément  en  un  jour,  qu'assez  souvent,  chez  Plante  et 
chez  ïérence,  le  temps  de  leur  durée  excède  à  peine 
celui  de  leur  représentation  ;  mais  dans  la  tragédie  les 
atlaires  publiques  sont  mêlées  d'ordinaire  avec  les  inté- 
rêts particuliers  des  personnes  illustres  qu'on  y  fait  pa- 
roître  ;  il  y  entre  des  batailles,  des  prises  de  villes,  de 
grands  périls,  des  révolutions   d'Etats;    et    luul  cela    va 

1.   Le  mol  el  no  se  trouve  pas  dans  IV'dilion  de  lOOo. 


DE  L.\  TRAGEDIE. 


97 


malaisément  avec  la  promptitude  que  la  règle  nous  oblige 
de  donner  à  ce  qui  se  passe  sur  la  scène. 

Si  vous  me  demandez  jusqu'où'  peut  s'étendre  cette 
liberté  qu'a  le  poëte  d'aller  contre  la  vérité  et  contre  la 
vraisemblance,  par  la  considération  du  besoin  qu'il  en  a, 
j'aurai  de  la  peine  à  vous  faire  une  réponse  précise.  J'ai 
fait  voir  qu'il  y  a  des  choses  sur  qui  nous  n'avons  aucun 
droit;  et  pour  celles  où  ce  privilège  peut  avoir  lieu,  il 
doit  être  plus  ou  moins  resserré,  selon  que  les  sujets  sont 
plus  ou  moins  connus.  Il  m'étoit  beaucoup  moins  permis 
dans  Horace  et  dans  Pompée,  dont  les  histoires  ne  sont 
ignorées  de  personne,  que  dans  Rodogune  et  dans  Nico- 
mède,  dont  peu  de  gens  savoient  les  noms  avant  que  je 
les  eusse  mis  sur  le  théâtre.  La  seule  mesure  qu'on  y 
peut  prendre,  c'est  que  tout  ce  qu'an  y  ajoute  à  l'his- 
toire, et  tous  les  changements  qu'on  y  apporte,  ne  soient 
jamais  plus  incroyables  que  ce  qu'on  en  conserve  dans 
le  même  poëme.  C'est  ainsi  qu'il  faut  entendre  ce  vers 
d'Horace  touchant  les  fictions  d'ornement: 

Ficta  voluptatis  causa  sint  proxiina  veris  ^, 
et  non  pas  en  porter  la  signification  jusqu'à  celles^  qui 
peuvent  trouver  quelque  exemple  dans  l'histoire  ou  dans 
la  fable,  hors  du  sujet  qu'on  traite.  Le  môme  Horace  dé- 
cide la  question,  autant  qu'on  la  peut  décider,  par  cet 
autre  vers  avec  lequel  je  finis  ce  discours  : 

....Dabilurque  licentia  sumpta  pudenter''. 

Servons-nous-en  donc  avec  retenue,  mais  sans  scrupule  ; 
et  s'il  se  peut,  ne  nous  en  servons  point  du  tout  :  il  vaut 
mieux  n'avoir  point  besoin  de  grâce  que  d'en  recevoir. 

1.  \ar.  (édit.  de  i66o-i664)  :  jusques  où. 

2.  Horace,  Art  poétique,  v.  338. 

3.  Var.  (édit.  de  1660-166A)  :  jusques  à  celles. 
l^.   Horace,  Art  Poétique,  v.  5i. 

Corneille,  i  1 


DISCOURS 

DES     TROIS    UNITÉS 

d'action,   de  jour,   ef  de  lieu. 


Les  deux  discours  précédents,  et  Pexamen  des  pièces 
de  théâtre'  que  contiennent  mes  deux  premiers  volumes, 
m'ont  fourni  tant  d'occasions  d'expliquer  ma  pensée  sur 
ces  matières,  qu'il  m'en  resteroit  peu  de  chose  à  dire,  si 
je  me  défendois  absolument  de  répéter. 

Je  tiens  donc,  et  je  l'ai  déjà  dit,  que  l'unité  d'action 
consiste,  dans  la  comédie,  en  l'unité  d'intrique,  ou  d'ob- 
stacle aux  desseins  des  principaux  acteurs,  et  en  l'yjiité 
de  péril  dans  la  tragédie,  soit  que  son  héros  y  succombe, 
soit  qu'il  en  sorte.  Ce  n'est  pas  que  je  prétende  qu'on  ne 
puisse  admettre  plusieurs  périls  dans  l'une,  et  phisicurs 
intriques  ou  obstacles  dans  l'autre,  pourvu  que  de  l'un 
on  tombe  nécessairement  dans  l'autre  ;  car  alors  la  sortie 
du  premier  péril  ne  rend  point  Taclion  complète,  puis- 
qu'elle en  attire  un  second  ;  et  l'éclaircissement  d'un 
intrique  ne  met  point  les  acteurs  en  repos,  puisqu'il  les 
embarrasse  dans  un  nouveau.  Ma  mémoire  ne  me  four- 
nit point  d'exemples  anciens  de  cette  mnlliplicité  de  pé- 
rils attachés  l'un  à  l'autre  qui  ne  détruit  point  l'unité 
d'action;  mais  j'en  ai  marqué  la  duplicité  indépendante 
pour  un  déiaut  dans  Horace  et  dans  Théodore,  dont  il 
n'est  point  besoin  que  le  premier  tue  sa  sœur  au  sortir 
de   sa   victoire,  ni  que  l'autre   s'offre  au   martyre   après 

I.    Var.  (cdil.  de  1660)  :  de  seize  pitccs  de  lliéitre. 


DISCOURS   DES   TROIS   UNITÉS.  99 

aAoir  échappé  la  prostitution;  et  je  me  trompe  fort  si 
la  mort  de  Polyxène  et  celle  d'Astyanax,  dans  la  Troade 
de  Sénèque,  ne  font  la  même  irrégularité. 

En  second  lieu,  ce  mot  d'unité  d'action  ne  veut  pas 
dire  que  la  tragédie  n'en  doive  faire  qu'une  sur  le 
théâtre.  Celle  que  le  poëte  choisit  pour  son  sujet  doit 
avoir  un  commencement,  un  milieu  et  une  fin  ;  et  ces 
trois  parties  non-seulement  sont  autant  d'actions  qui 
aboutissent  à  la  principale,  mais  en  outre  chacune  d'elles 
en  peut  contenir  plusieurs  avec  la  même  subordination. 
Il  n'y  doit  avoir  qu'une  action  complète,  qui  laisse  l'es- 
prit de  l'auditeur  dans  le  calme  ;  mais  elle  ne  peut  le 
devenir  que  par  plusieurs  autres  imparfaites,  qui  lui  ser- 
vent d'acheminements,  et  tiennent  cet  auditeur  dans  une 
agréable  suspension.  C'est  ce  qu'il  faut  pratiquer  à  la  fin 
de  chaque  acte  pour  rendre  Faction  continue.  Il  n'est 
pas"  besoin  qu'on  sache  précisément  tout  ce  que  font 
les  acteurs  durant  les  intervalles  qui  les  séparent,  ni 
même  qu'ils  agissent  lorsqu'ils  ne  paroissent  point  sur 
le  théâtre  ;  mais  il  est  nécessaire  que  chaque  acte  laisse 
une  attente  de  quelque  chose  qui  se  doive  faire  dans 
celui  qui  le  suit. 

Si  vous  me  demandiez  ce  que  fait  Cléopatre  dans 
Rodogune,  depuis  qu'elle  a  quitté  ses  deux  fils  au  se- 
cond acte  jusqu'à  ce  qu'elle  rejoigne  Antiochus  au  qua- 
trième, je  serois  bien  empêché  à  vous  le  dire,  et  je 
ne  crois  pas  être  obligé  à  en  rendre  compte  ;  mais  la 
fin  de  ce  second  prépare  à  voir  un  eff'ort  de  l'amitié 
des  deux  frères  pour  régner,  et  dérober  Rodogune  à  la 
haine  envenimée  de  leur  mère.  On  en  voit  l'effet  dans 
le  troisième,  dont  la  fin  prépare  encore  à  voir  un 
autre  effort  d'Antiochus  pour  regagner  ces  deux  en- 
nemies l'une  après  l'autre,  et  à  ce  que  fait  Séleucus 
dans    le  quatrième,  qui    oblige    cette  mère   dénaturée  à 


loo  DISCOURS 

résoudre  et  faire  attendre  ce  qu'elle  tâche  d'exécuter  au 
cinquième. 

Dans  le  Menteur,  tout  l'intervalle  du  troisième  au  qua- 
trième vraisemblablement  se  consume  à  dormir  par  tous 
les  acteurs  ;  leur  repos  n'empêche  pas  toutefois  la  conti- 
nuité d'action  entre  ces  deux  actes,  parce  que  ce  troisième 
n'en  a  point  de  complète.  Dorante  le  finit  par  le  dessein 
de  chercher  des  moyens  de  rega2:ner  l'esprit  de  Lucrèce  ; 
et  dès  le  commencement  de  l'autre  il  se  présente  pour 
tâcher  de  parler  à  quelqu'un  de  ses  gens,  et  prendre 
roccasion  de  l'entretenir  elle-même  si  elle  se  montre. 

Quand  je  dis  qu'il  n'est  pas  besoin  de  rendre  compte  de 
ce  que  font  les  acteurs  cependant  qu'ils  n'occupent  point 
la  scène,  je  n'entends  pas  dire  qu'il  ne  soit  quelquefois 
fort  à  propos  de  le  rendre,  mais  seulement  qu'on  n'y  est 
pas  obligé,  et  qu'il  n'en  faut  prendre  le  soin  que  quand 
ce  qui  s'est  fait  derrière  le  théâtre  sert  à  l'intelligence  de 
ce  qui  se  doit  faire  devant  les  spectateurs.  Ainsi  je  ne  dis 
rien  de  ce  qu'a  fait  Cléopatre  depuis  le  second  acte  jus- 
ques  au  quatrième,  parce  que  durant  tout  ce  temps-là  elle 
a  pu  ne  rien  faire  d'important  pour  l'action  principale  que 
je  prépare  ;  mais  je  fais  connoître,  dès  le  premier  vers  du 
cinquième,  qu'elle  a  employé  tout  l'intervalle  d'entre  ces 
deux  derniers  à  tuer  Séleucus,  parce  que  celte  mort  fait 
une  partie  de  l'action.  C'est  ce  qui  me  donne  lieu  de  re- 
marquer que  le  poëte  n'est  pas  tenu  d'exposer  à  la  vue 
toutes  les  actions  particulières  qui  amènent  à  la  princi- 
pale :  il  doit  choisir  celles  qui  lui  sont  les  plus  avanta- 
geuses à  faire  voir,  soit  par  la  beauté  du  sj)cclacle,  soit 
par  l'éclat  et  la  véhémence  des  passions  qu'elles  produi- 
sent, soit  par  quelque  autre  agrément  qui  leur  soit  atta- 
ché, et  cacher  les  autres  derrière  la  scène,  pour  les  faire 
connoître  au  spectateur,  ou  par  une  narration,  ou  par 
quoique  autre  adresse  de  l'art;  surtout  il  doit  se  souvenir 


DES   TROIS   UNITES.  loi 

que  les  unes  et  les  autres  doivent  avoir  une  telle  liaison 
ensemble,  que  les  dernières  soient  produites  par  celles 
qui  les  précèdent,  et  que  toutes  ayent  leur  source  dans  la 
protase  que  doit  fermer  le  premier  acte.  Cette  règle  que 
j'ai  établie  dès  le  premier  Discours',  bien  qu'elle  soit  nou- 
velle et  contre  Tusage  des  anciens,  a  son  fondement  sur 
deux  passages  d'Aristote.  En  voici  le  premier  :  Il  y  a 
grande  dijjérence,  dit-il,  entre  les  événements  qui  vien- 
nent les  uns  après  les  autres,  et  ceux  qui  viennent  les  uns 
à  cause  des  autres^-.  Les  Maures  viennent  dans  le  Cid 
après  la  mort  du  Comte,  et  non  pas  à  cause  de  la  mort  du 
Comte;  et  le  pêcheur  vient  dans  Don  Sanche  après  qu'on 
soupçonne  Carlos  d'être  le  prince  dWragon,  et  non  pas  à 
cause  qu'on  l'en  soupçonne;  ainsi  tous  les  deux  sont  con- 
damnables. Le  second  passage  est  encore  plus  formel,  cl 
porte  en  termes  exprès,  que  tout  ce  qui  se  passe  dans  la 
tragédie  doit  arriver  nécessairement  ou  vraisemblable- 
ment de  ce  qui  l'a  précédé^. 

La  liaison  des  scènes  qui  unit  toutes  les  actions  parti- 
culières de  chaque  acte  l'une  avec  l'autre,  et  dont  j'ai 
parlé  en  l'examen  de  la  Suivante,  est  un  grand  ornement 
dans  un  poëme,  et  qui  sert  beaucoup  à  former  une  con- 
tinuité d'action  par  la  continuité  de  la  représentation  ; 
mais  enfin  ce  n'est  qu'un  ornement  et  non  pas  une  règle. 
Les  anciens  ne  s'y  sont  pas  toujours  assiijettis,  bien  que 
la  plupart  de  leurs  actes  ne  soient  chargés  que  de  deux 
ou  trois  scènes  ;  ce  qui  la  rendoit  bien  plus  facile  pour 
eux  que  pour  nous,  qui  leur  en  donnons  quelquefois  jus- 


I .  Voyez  plus  haut,  p.  ^2  et  suivantes. 

3.  Aiaœ^pat  j-àp  ::oXù  ytvsaôat  totos  8ià  tscoe,  f]  [xsià  tocoô.  (Aristotc, 
poétique,  chap.  x,  3.) 

3.  TaOra  oà  0£Ï  y;v£a6a;  IÇ  ajT^;  rfj;  auiTaoî'jj;  toCÎ  (jl'jGou,  witô  Ix.  tûv 
Tîpov^YEvriaevcjv  U'jfjioaivciv  fj  IÇ  àvâvy.rj;  ^  xa-cà  xô  Er/io;  -^i^^iafiot'.  TaOïa- 
(Aristote,  poétique,  ctiap.  x,  3.) 


103  DISCOURS 

qu'à  neuf  ou  dix.  Je  ne  rapporterai  que  deux  exemples 
du  mépris  qu'ils  en  ont  fait  :  l'un  est  de  Sophocle  dans 
VAjax,  dont  le  monologue,  avant  que  de  se  tuer,  n'a  au- 
cune liaison  avec  la  scène  qui  le  précède,  ni  avec  celle 
qui  le  suit  ;  l'autre  est  du  troisième  acte  de  l'Eunuque,  de 
Térence,  oii  celle  d'Antiphon  seul  n'a  aucune  communi- 
cation avec  Chrêmes  et  Pythias,  qui  sortent  du  théâtre 
quand  il  y  entre.  Les  savants  de  notre  siècle,  qui  les  ont 
pris  pour  modèles  dans  les  tragédies  qu'ils  nous  ont  lais- 
sées, ont  encore  phis  négligé  cette  liaison  qu'eux;  et  il  ne 
faut  que  jeter  l'œil  sur  celles  de  Buchanan  ',  de  Grotius"  et 
de  Heinsius%  dont  j'ai  parlé  dans  l'examen  de  Polyeucte, 
pour  en  demeurer  d'accord.  Nous  y  avons  tellement  ac- 
coutumé nos  spectateurs,  qu'ils  ne  sauroient  plus  voir  une 
scène  détachée  sans  la  marquer  pour  un  défaut:  l'œil  et 
l'oreille  même  s'en  scandalisent  avant  que  l'esprit  y  ayepu 
faire  de  réflexion.  Le  quatrième  acte  de  Cinna  demeure 
au-dessous  des  autres  par  ce  manquement  ;  et  ce  qui 
n'étoit  point  une  règle  autrefois  l'est  devenu  maintenant 
par  l'assiduité  de  la  pratique. 


1.  George  Buchanan,  pocte  et  historien,  ne  en  i5o6  à  Klikerne, 
en  Ecosse,  mort  à  t^flimhourg,  le  ?.8  septembre  iSSa,  est  auteur  de 
deux  tragédies  latines:  un  JcpIUé  qu'il  dédia  en  i55i  au  maréchal 
de  Brissac,  et  qui  fut  traduit  par  Pierre  Brinon,  conseiller  au  Par- 
lement de  Normandie,  et  divisé  par  lui  en  sept  actes,  eliui  Saint  Jean- 
Baptiste. 

2.  Grotius,  dont  le  véritable  nom  est  Hugues  de  Groot,  ne  à 
Delft  le  lo  avril  i583  et  mort  dans  la  nuit  du  28  au  29  août  iG/iS, 
est  célèbre  comme  ériidit  et  comme  publiciste.  Il  a  écrit  trois  tragé- 
dies latines  :  la  première  sur  la  chute  d'Adam,  Adamus  exsul;  la 
seconde  sur  la  Passion,  Christus  pa tiens  ;  la  troisième  sur  l'élévation 
de  Joseph,  Sophompanras,  c'est-à  dire  le  Sauveur  du  monde. 

3.  Daniel  lleinsius,  illustre  philologue,  né  à  Gand  en  i5<So, 
mort  à  Lcydc  le  28  février  if)05,  est  auteur  d'un  Ilerodcs  infanti- 
cida,  vivement  critiqué  par  Balzac,  mais  qui  n'en  fut  pas  moins  fort 
admiré. 


DES  TROIS   UNITÉS.  io3 

J'ai  parlé  de  trois  sortes  de  liaisons  dans  cet  examen  de 
la  Suivante  :  j'ai  montré  aversion  pour  celles  de  bruit, 
indulgence  pour  celles  de  vue,  estime  pour  celles  de  pré- 
sence et  de  discours  ;  et  dans  ces  dernières  j'ai  confondu 
deux  choses  qui  méritent  d'être  séparées.  Celles  qui  sont 
de  présence  et  de  discours  ensemble  ont  sans  doute  toute 
l'excellence  dont  elles  sont  capables  ;  mais  il  en  est  de 
discours  sans  présence,  et  de  présence  sans  discours,  qui 
ne  sont  pas  dans  le  même  degré.  Un  acteur  qui  parle  à 
un  autre  d'un  lieu  caché,  sans  se  montrer,  fait  une  liaison 
de  discours  sans  présence,  qui  ne  laisse  pas  d'être  fort 
bonne  ;  mais  cela  arrive  fort  rarement.  Un  homme  qui 
demeure  sur  le  théâtre,  seulement  pour  entendre  ce  que 
diront  ceux  qu'il  y  voit  entrer,  fait  une  liaison  de  pré- 
sence sans  discours,  qui  souvent  a  mauvaise  grâce,  et 
tombe  dans  une  affectation  mendiée,  plutôt  pour  remplir 
ce  nouvel  usage  qui  passe  en  précepte,  que  pour  aucun 
besoin  qu'en  puisse  avoir  le  sujet.  Ainsi  dans  le  troisième 
acte  de  Pompée,  Achorée,  après  avoir  rendu  compte  à 
Gharmion  de  la  réception  que  César  a  faite  au  Roi  quand 
il  lui  a  présenté  la  tête  de  ce  héros,  demeure  sur  le  théâ- 
tre, oii  il  voit  venir  l'un  et  l'autre,  seulement  pour  en- 
tendre ce  qu'ils  diront,  et  le  rapporter  à  Cléopatre.  Am- 
mon  '  fait  la  même  chose  au  quatrième  d'Andromède,  en 
faveur  de  Phinée,  qui  se  retire  à  la  vue  du  Roi  et  de  toute 
sa  cour,  qu'il  voit  arriver.  Ces  personnages  qui  deviennent 
muets  lient  assez  mal  les  scènes,  oiî  ils  ont  si  peu  départ 
qu'ils  n'y  sont  comptés  pour  rien.  Autre  chose  est  quand 
ils  se  tiennent  cachés  pour  s'instruire  de  quelque  secret 

I .  Dans  les  éditions  publiées  par  Pierre  Corneille  on  lit  ici  et  un 
peu  plus  loin,  au  lieu  de  ce  nom,  celui  de  Timante,  autre  person- 
nage d' Andromède  ;  mais  c'est  par  suite  d'une  confusion  évidente. 
Elle  n'a  pas  échappé  à  Thomas  Corneille;  en  1692  il  a  corrigé  ce 
passage,  et  son  texte  a  été  suivi  par  tous  les  éditeurs. 


io4  DISCOURS 

d'importance  par  le  moyen  de  ceux  qui  parlent,  et  qui 
croient  n'être  entendus  de  personne;  car  alors  l'intérêt 
qu'ils  ont  à  ce  qui  se  dit,  joint  aune  curiosité  raisonnable 
d'apprendre  ce  qu'ils  ne  peuvent  savoir  d'ailleurs,  leur 
donne  grande  part  en  l'action  malgré  leur  silence  ;  mais, 
en  ces  deux  exemples,  Ammon  et  Achorée  mêlent  une 
présence  si  froide  aux  scènes  qu'ils  écoutent,  qu'à  ne  rien 
déguiser,  quelque  couleur  que  je  leur  donne  pour  leur 
servir  de  prétexte,  ils  ne  s'arrêtent  que  pour  les  lier  avec 
celles  qui  les  précèdent,  tant  Tune  et  l'autre  pièce  s'en 
peut  aisément  passer. 

Bien  que  l'action  du  poëme  dramatique  doive  avoir  son 
unité,  il  y  faut  considérer  deux  parties  :  le  nœud  et  le 
dénouement.  Le  nœud  est  composé,  selon  Aristotc,  en  par- 
tie  de  ce  qui  s'est  passé  hors  du  théâtre  avant  le  commen- 
cement de  l'action  qu'on  y  décrit  et  en  partie  de  ce  qui 
s'y  passe  ;  le  reste  appartient  au  dénouem.ent.  Le  change- 
ment d'une  fortune  en  l'autre  fait  la  séparation  de  ces 
deux  parties.  Tout  ce  qui  le  précède  est  de  la  première  ; 
et  ce  changement  avec  ce  qui  le  suit  regarde  l'autre  '.  Le 
nœud  dépend  entièrement  du  choix  et  de  l'imagination 
industrieuse  du  poëte  ;  et  Ton  n'y  peut  donner  de  règle, 
sinon  qu'il  y  doit  ranger  toutes  choses  selon  le  vraisem- 
blable ou  le  nécessaire,  dont  j'ai  parlé  dans  le  second 
Discours  ;  à  quoi  j'ajoute  un  conseil,  de  s'embarrasser  le 
moins  qu'il  lui  est  possible  de  choses  arrivées  avant  l'ac- 
tion qui  se  représente.  Ces  narrations  importunent  d'or- 
dinaire, parce  qu'elles  ne  sont  pas  attendues,  et  qu'elles 
gênent  l'esprit  de  l'auditeur,  qui  estobligéde  charger  sa 

f,  Xût'.i;.  Ac'yoj  0£  Oc'aiv  [aÈv  S'.vat  Tr;v  a-'  «p/TJ;  [Xc'/pt  toutou  tou  [xecouço 
È'a/aTo'v  ÈiTiv,  Èç  ou  tj.£Taoa{va  cï;  ouaTu/t'avrj  £t;  eÙTu/iav,  Àûcjtv  81  Tr^v 
ar.o  T^;  ip"/^i?  "Jj;  a£Ta6o(Tc(o;  P-'/P-  tô'Xouç.  (Aristote,  Poétique,  cha- 
pitre XVIII,   I.) 


DES  TROIS  UNITÉS.  m5 

mémoire  de  ce  qui  s'est  fait  dix  ou  douze  ans  auparavant*, 
pour  comprendre  ce  qu'il  voit  représenter  ;  mais  celles 
qui  se  font  des  choses  qui  arrivent  et  se  passent  derrière 
le  théâtre,  depuis  l'action  commencée,  font  toujours  un 
meilleur  effet,  parce  qu'elles  sont  attendues  avec  quelque 
curiosité,  et  font  partie  de  cette  action  qui  se  représente. 
Une  des  raisons  qui  donne  tant  d'illustres  suffrages  à 
Cinna  pour  le  mettre  au-dessus  de  ce  que  j'ai  fait,  c'est 
qu'il  n'y  a  aucune  narration  du  passé,  celle  qu'il  fait  de 
sa  conspiration  à  Emilie  étant  plutôt  un  ornement  qui 
chatouille  l'esprit  des  spectateurs  qu'une  instruction  né- 
cessaire de  particularités  qu'ils  doivent  savoir  et  impri- 
mer dans  leur  mémoire  pour  l'intelligence  de  la  suite. 
Emilie  leur  fait  assez  connoître  dans  les  deux  premières 
scènes  qu'il  conspiroit  contre  Auguste  en  sa  faveur  ;  et 
quand  Cinna  lui  diroit  tout  simplement  que  les  conjurés 
sont  prêts  au  lendemain,  il  avanceroit  autant  pour  l'action 
que  par  les  cent  vers  qu'il  emploie  à  lui  rendre  compte? 
et  de  ce  qu'il  leur  a  dit,  et  de  la  manière  dont  ils  l'ont 
reçu.  Il  y  a  des  intrigues  qui  commencent  dès  la  nais- 
sance du  héros,  comme  celui  d'Héracliiis  ;  mais  ces  grands 
efforts  d'imagination  en  demandent  un  extraordinaire  à 
l'attention  du  spectateur,  et  l'empêchent  souvent  de  pren- 
dre un  plaisir  entier  aux  premières  représentations,  tant 
ils  le  fatiguent. 

Dans  le  dénouement  je  trouve  deux  choses  à  éviter,  le 
simple  changement  de  volonté,  et  la  machine.  11  n'y  a 
pas  grand  artifice  à  finir  un  poëme,  quand  celui  qui  a  fait 
obstacle  aux  desseins  des  premiers  acteurs,  durant  quatre 
actes,  en  désiste  au  cinquième,  sans  aucun  événement 
notable   qui    l'y  oblige:  j'en   ai  parlé  au  premier    Dis- 


1.   Var.  (édit.  de  1660  et  de  i663)  :    de  ce  qui   s'est  fait  il  y  a  dix 
ou  douze  ans. 


io6  DISCOURS 

cours',  et  n'y  ajouterai  rien  ici.  La  machine  n'a  pas  plus 
d'adresse  quand  elle  ne  sert  qu'à  faire  descendre  un  Dieu 
pour  accommoder  toutes  choses,  sur  le  point  que  les  acteurs 
ne  savent  plus  comment  les  terminer.  C'est  ainsi  qu'Apol- 
lon agit  dans  VOreste  :  ce  prince  et  son  ami  Pylade,  ac- 
cusés par  Tyndare  et  Ménélas  delà  mort  de  Clytemnestre, 
et  condamnés  à  leur  poursuite,  se  saisissent  d'Hélène  et 
d'Hermione  :  ils  tuent  ou  croient  tuer  la  première,  et 
menacent  d'en  faire  autant  de  l'autre,  si  on  ne  révoque 
l'arrêt  prononcé  contre  eux.  Pour  apaiser  ces  troubles, 
Euripide  ne  cherche  point  d'autre  finesse  que  de  faire 
descendre  Apollon  du  ciel,  qui  d'autorité  absolue  or- 
donne qu'Oreste  épouse  Hermione,  et  Pylade  Electre  ;  et 
de  peur  que  la  mort  d'Hélène  n'y  servît  d'obstacle,  n'y 
ayant  pas  d'apparence  qu'Hermione  épousât  Oreste  qui 
venoit  de  tuer  sa  mère,  il  leur  apprend  qu'elle  n'est  pas 
morte,  et  qu'il  l'a  dérobée  à  leurs  coups,  et  enlevée  au 
ciel  dans  l'instant  qu'ils  pensoient  la  tuer.  Cette  sorte  de 
machine  est  entièrement  hors  de  propos,  n'ayant  aucun 
fondement  sur  le  reste  de  la  pièce,  et  fait  un  dénouement 
vicieux.  Mais  je  trouve  un  peu  de  rigueur  au  sentiment 
d'Aristote,  qui  met  en  même  rang  le  char  dont  Médée  se 
sert  pour  s'enfuir  de  Gorinthe  après  la  vengeance  qu'elle 
a  prise  de  Créon.  Il  me  semble  que  c'en  est  un  assez 
grand  fondement  que  de  Tavoir  faite  magicienne,  et  d'en 
avoir  rapporté  dans  le  poëme  des  actions  autant  au-des- 
sus des  forces  de  la  nature  que  celle-là.  Après  ce  qu'elle 
a  fait  pour  Jason  à  Colchos,  après  qu'elle  a  rajeuni  son 
père  Eson  depuis  son  retour,  a[)rès  qu'elle  a  attaché  des 
feux  invisibles  au  présent  qu'elle  a  fait  à  Creuse,  ce  char 
volant  n'est  point  hors  de  la  vraisemblance;  et  ce  poëme 
n'a  point  besoin  (Taulre  préparation  pour  cet  ellct  cxira- 

I.    Voyez.  [iliiR  li;iut,  p.  'aS. 


DES  TROIS   UNITÉS  107 

ordinaire.  Sénèque  lui  en  donne  une  par  ce  vers,  que 
Médée  dit  à  sa  nourrice  : 

Tum  quoque  ipsa  corpus  hinc  mecum  aveham^  ; 

et  moi,  par  celui-ci  qu'elle  dit  à  Egée  : 

Je  vous  suivrai  demain  par  un  chemin  nouveau  2. 

Ainsi  la  condamnation  d'Euripide,  qui  ne  s'y  est  servi 
d'aucune  précaution,  peut  être  juste,  et  ne  retomber  ni 
sur  Sénèque,  ni  sur  moi  ;  et  je  n'ai  point  besoin  de  con- 
tredire Aristote  pour  me  justifier  sur  cet  article. 

De  l'action  je  passe  aux  actes,  qui  en  doivent  contenir 
chacun  une  portion,  mais  non  pas  si  égale  qu'on  n'en 
réserve  plus  pour  le  dernier  que  pour  les  autres,  et  qu'on 
n'en  puisse  moins  donner  aux  premiers  qu'aux  autres.  On 
peut  même  ne  faire  autre  chose  dans  ce  premier  que'^ 
peindre  les  mœurs  des  personnages,  et  marquer  à  quel 
point  ils  en  sont  de  l'histoire  qu'on  va  représenter  ^. 
Aristote  n'en  prescrit  point  le  nombre  ;  Horace  le  borne 
à  cinq  ;  et  bien  qu'il  défende  d'y  en  mettre  moins  ^  les 
Espagnols  s'opiniàtrent  à  l'arrêter  à  trois,  et  les  Italiens 
font  souvent  la  même  chose.  Les  Grecs  les  distinguoient 
par  le  chant  du  chœur,  et  comme  je  trouve  lieu  de  croire 
qu'en  quelques-uns  de  leurs  poëmes  ils  le  faisoient  chan- 
ter plus  de  quatre  fois,  je  ne  A'oudrois  pas  répondre 
qu'ils  ne    les  poussassent  jamais  au  delà    de  cinq.   Cette 

1.  Vers974-  —  2.  Vers  1279. 

3.  Vak.  (édit.  de  1660-166/i)  :  On  peut  même  n'y  faire  autre 
chose  que,  etc. 

4-   Var.  (édit.  de  1660  et  de  i663)  :    Qu'on    va  représenter  et  qui 
a  quelquefois  commencé  longtemps  auparavant. 
5.  Neve  minor,  neu  sit  quinto  productior  actu 

Fabula 

(Horace,  Art  poétique,  v.  189,  190.) 


inS  DISCOURS 

manière  de  les  distinguer  étoit  plus  incommode  que  la 
nôtre  ;  car  on  Ton  prêtoit  attention  à  ce  que  chantoit  le 
chœur,  ou  l'on  n'y  en  prêtoit  point:  si  l'on  y  en  prêtoit, 
l'esprit  de  l'auditeur  étoit  trop  tendu,  et  n'avoit  aucun 
moment  pour  se  délasser  ;  si  l'on  n'y  en  prêtoit  point, 
son  attention  étoit  trop  dissipée  par  la  longueur  du  chant, 
et  lorsqu'un  autre  acte  commençoit,  il  avoit  besoin 
d'un  effort  de  mémoire  pour  rappeler  en  son  imagination 
ce  qu'il  avoit  déjà  vu',  et  en  quel  point  l'action  étoit  de- 
meurée. Nos  violons  n'ont  aucune  de  ces  deux  incom- 
modités :  l'esprit  de  l'auditeur  se  relâche  durant  qu'ils 
jouent,  et  réfléchit  même  sur  ce  qu'il  a  vu,  pour  le  louer 
ou  le  blâmer,  suivant  qu'il  lui  a  plu  ou  déplu  ;  et  le  peu 
qu'on  les  laisse  jouer  lui  en  laisse  les  idées  si  récentes, 
que  quand  les  acteurs  reviennent,  il  n'a  point  besoin 
de  se  faire  d'effort  pour  rappeler  et  renouer  son  at- 
tention. 

Le  nombre  des  scènes  dans  chaque  acte  ne  reçoit  au- 
cune règle  ;  mais  comme  tout  l'acte  doit  avoir  une  cer- 
taine quantité  de  vers  qui  proportionne  sa  durée  à  celle 
des  autres,  on  y  peut  mettre  plus  ou  moins  de  scènes, 
selon  qu'elles  sont  plus  ou  moins  longues,  pour  em- 
ployer le  temps  que  tout  l'acte  ensemble  doit  consumer. 
Il  faut,  s'il  se  peut,  y  rendre  raison  de  l'entrée  et  de  la 
sortie  de  chaque  acteur;  surlout  pour  la  sortie  je  tiens 
cette  règle  indispensable,  et  il  n'y  a  rien  de  si  mauvaise 
grâce  qu'im  acteur  qui  se  retire  du  théâtre  seulement 
parce  qu'il  n'a  plus  de  vers  à  dire. 

Je  neseroispas  si  rigoureux  pour  les  entrées.  L'audi- 
teur attend  l'acteur  ;  et  bien  que  le  théâtre  représente  la 
chambre  ou  le  cabinet  de  celui  qui  parle,  il  ne  peut  tou- 


I.    Vak.  (cdit.  de  i6f)0-i6f)^)  :  II  n\oit  besoin  d'un  cfTorl  d'esprit, 
jioiir  y  rappeler  ce  qu'il  avoil  déjà  \u. 


DES  TROIS  UNITÉS.  109 

tefois  s'y  montrer  qu'il  ne  vienne  de  derrière  la  tapisse- 
rie, et  il  n'est  pas  toujours  aisé  de  rendre  raison  de  ce 
qu'il  vient  de  faire  en  ville  avant  que  de  rentrer  chez  lui, 
puisque  même  quelquefois  il  est  vraisemblable  qu'il  n'en 
est  pas  sorti.  Je  n'ai  vu  personne  se  scandaliser  de  voir 
Emilie  commencer  Cinna  sans  dire  pourquoi  elle  vient 
dans  sa  chambre  :  elle  est  présumée  y  être  avant  que  la 
pièce  commence,  et  ce  n'est  que  la  nécessité  de  la  repré- 
sentation qui  la  fait  sortir  de  derrière  le  théâtre  pour  y 
venir.  Ainsi  je  dispenserois  volontiers  de  cette  rigueur 
toutes  les  premières  scènes  de  chaque  acte,  mais  non 
pas  les  autres,  parce  qu'un  acteur  occupant  une  fois  le 
théâtre,  aucun  n'y  doit  entrer  qui  n'aye  sujet  de  parler  à 
lui,  ou  du  moins  qui  n'ait'  lieu  de  prendre  l'occasion 
quand  elle  s'offre.  Surtout  lorsqu'un  acteur  entre  deux 
fois  dans  un  acte,  soit  dans  la  comédie,  soit  dans  la  tra- 
gédie, il  doit  absolument  ou  faire  juger  qu'il  reviendra 
bientôt  quand  il  sort  la  première  fois,  comme  Horace 
dans  le  second  acte-  et  Julie  dans  le  troisième  de  la 
même  pièce,  ou  donner  raison  en  rentrant  pourquoi  il 
revient  sitôt. 

Aristote  veut  que  la  tragédie  bien  faite  soit  belle  et  ca- 
pable de  plaire  sans  le  secours  des  comédiens,  et  hors 
delà  représentation*.  Pour  faciliter  ce  plaisir  au  lecteur, 
il  ne  faut  pas  plus  gêner  son  esprit  que  celui  du  specta- 
teur, parce  que  l'effort  qu'il  est  obligé  de  se  faire  pour  la 
concevoir  et  se  la  représenter  *  lui-même  dans  son  esprit 

1.  Ici,  contre  l'usage  le  plus  ordinaire  de  Corneille,  on  lit  ail,  au 
lieu  de  la  forme  aye,  qui  est  à  la  ligne  précédente.  Le  mot  est  im- 
primé de  même,  avec  cette  double  orthographe  aye  et  ail,  dans  les 
éditions  de  1660-1668. 

2.  Var.  (édit.  de  1660)  :  le  deuxième  acte. 

3.  Voyez  le  chapitre  xxvi  de  la  Poétique. 

l\.  Vak.  (édit.  de  1 660-1 664)  :  et  la  représenter 


no  DISCOURS 

diminue  la  satisfaction  qu'il  en  doit  recevoir.  Ainsi  je 
serois  d'avis  que  le  poëte  prît  grand  soin  de  marquer  à 
la  marge'  les  menues  actions  qui  ne  méritent  pas  qu'il 
en  charge  ses  vers,  et  c{ui  leur  ôteroient  même  quelque 
chose  de  leur  dignité,  s'il  se  ravaloit  à  les  exprimer.  Le 
comédien  y  supplée  aisément  sur  le  théâtre  ;  mais  sur  le 
livre  on  seroit  assez  souvent  réduit  à  deviner,  et  quel- 
quefois même  on  pourroit  deviner  mal,  à  moins  que 
d'être  instruit  par  là  de  ces  petites  choses.  J'avoue  que  ce 
n'est  pas  l'usage  des  anciens  ;  mais  il  faut  m'avouer  aussi 
que  faute  de  l'avoir  pratiqué,  ils  nous  laissent  beaucoup 
d'obscurités  dans  leurs  poëmes,  cju'il  n'y  a  que  les  maî- 
tres de  l'art  qui  puissent  développer;  encore  ne  sais-je 
s'ils  en  viennent  à  bout  toutes  les  fois  qu'ils  se  l'ima- 
ginent. Si  nous  nous  assujettissions  à  suivre  entièrement 
leur  méthode,  il  ne  faudroit  mettre  aucune  distinction 
d'actes  ni  de  scènes,  non  plus  que  les  Grecs.  Ce  manque 
est  souvent  cause  que  je  ne  sais  combien  il  y  a  d'actes 
dans  leurs  pièces,  ni  si  à  la  fin  d'un  acte  un  acteur  se  re- 
tire pour  laisser  chanter  le  chœur,  ou  s'il  demeure  sans 
action  cependant  qu'il  chante,  parce  que  ni  eux  ni  leurs 
interprètes  n'ont  daigné  nous  en  donner  un  mot  d'avis  à 
la  marge  ^ 

Nous  avons  encore  une  autre  raison  particulière  de  ne 
pas  négliger  ce  petit  secours  comme  ils  ont  fait  :  c'est 
que  l'impression  met  nos  pièces  entre  les  mains  des  co- 
médiens qui  courent  les  provinces^,   que  nous  ne  pou- 


1.  Ces  indications  se  trouvcnl  ofTcctivcmcnt  imprimées  à  la  marge 
dans  la  plupart  des  {)remii"Tes  éditions  des  pièces  séparées  et  dans 
l'édition  in-folio  du  Thcùlrc  de  Corneille  (i()G3). 

2.  En  général  Corneille  a  plus  dév(;loppé  ces  indications  de  mise 
en  scène  dans  la  première  édition  de  chacune  de  ses  pièces  que  dans 
les  réimpressions  qu'il  en  a  faites. 

3.  Var.  (édil.  de  iGGo)  :  des  comédiens  des  provinces 


DES  TROIS  UNITES.  m 

vons  avertir  que  par  là  de  ce  qu'ils  ont  à  faire,  et  qui 
feroient  d'étranges  contre-temps,  si  nous  ne  leur  aidions 
par  ces  notes.  Ils  se  trouveroient  bien  embarrassés  au 
cinquième  acte  des  pièces  qui  finissent  heureusement,  et 
011  nous  rassemblons  tous  les  acteurs  sur  notre  théâtre  ; 
ce  que  ne  faisoient  pas  les  anciens  ;  ils  diroient  souvent  à 
l'un  ce  qui  s'adresse  à  l'autre,  principalement  quand  il 
faut  que  le  même  acteur  parle  à  trois  ou  quatre  l'un 
après  l'autre.  Quand  il  y  a  quelque  commandement  à  faire 
à  l'oreille,  comme  celui  de  Gléopatre  à  Laonice  pour  lui 
aller  quérir  du  poison',  il  faudroit  un  a  parte  pour  l'ex- 
primer en  vers,  si  l'on  se  vouloit  passer  de  ces  avis  en 
marge;  et  l'un  me  semble  beaucoup  plus  insupportable 
que  les  autres,  qui  nous  donnent  le  vrai  et  unique  moyen 
de  faire,  suivant  le  sentiment  d'Aristote,  que  la  tragédie 
soit  aussi  belle  à  la  lecture  qu'à  la  représentation,  en 
rendant  facile  à  l'imagination  du  lecteur  tout  ce  que  le 
théâtre  présente  à  la  vue  des  spectateurs. 

La  règle  de  l'unité  de  jour  a  son  fondement  sur  ce 
mot  d'Aristote,  que  la  tragédie  doit  renfermer  la  durée 
de  son  action  dans  un  tour  du  soleil,  ou  tâcher  de  ne  le 
passer  pas  de  beaucoup'.  Ces  paroles  donnent  lieu  à  cette 
dispute  fameuse,  si  elles  doivent  être  entendues  d'un 
jour  naturel  de  vingt-quatre  heures,  ou  d'vm  jour  artifi- 
ciel de  douze  :  ce  sont  deux  opinions  dont  chacune  a  des 
partisans  considérables  ;  et  pour  moi,  je  trouve  qu'il  y  a 
des  sujets  si  malaisés  à  renfermer  en  si  peu  de  temps, 
que  non-seulement  je  leur  accorderois  les  vingt-quatre 
heures  entières,  mais  je  me  servirois  même  de  la  licence 
que  donne  ce  philosophe  de  les  excéder  un   peu,    et  les 


I.  Voyez  la  scène  m  du  V"  acte  de  Rodocjune. 

3.    'H  [i.£v  yàp  OT'.  [jiàÀ'.aTa  -stpàTai  br.o  pLiav  Trspi'ooov  fjXtou  eiva;  Jj 
[jL'.zpov  È^aXXatieiv.  (Aristote,  Poétique,  cliap.  v,  [\.) 


112  DISCOURS 

pousserois  sans  scrupule  jusqu'à  trente.  Nous  avons  une 
maxime  en  droit  qu'il  faut  élargir  la  faveur,  et  restreindre  ' 
les  rigueurs,  odia  reslringenda,  favores  ampliandi ;  et 
je  trouve  qu'un  auteur  est  assez  gêné  par  cette  con- 
trainte, qui  a  forcé  quelques-uns  de  nos  anciens  d'aller 
jusqu'à  l'impossible.  Euripide,  dans  les  Suppliantes,  fait 
partir  Thésée  d'Athènes  avec  une  armée,  donner  une 
bataille  devant  les  murs  de  Thèbes,  qui  en  étoient  éloi- 
gnés de  douze  ou  quinze  lieues,  et  revenir  victorieux  en 
l'acte  suivant;  et  depuis  qu'il  est  parti  jusqu'à  l'arrivée 
du  messager  qui  vient  faire  le  récit  de  sa  victoire,  Ethra 
et  le  chœur  n'ont  que  trente-six  vers  à  dire^  C'est  assez 
bien  employé  ^  un  temps  si  court.  Eschyle  fait  revenir 
Agamemnon  de  Troie  avec  une  vitesse  encore  toute  autre. 
11  étoil  demeuré  d'accord  avec  Clytemnestre  sa  femme 
qui  sitôt  que  cette  ville  seroit  prise,  11  le  lui  feroit  sa- 
voir par  des  flambeaux  disposés  de  montagne  en  mon- 
tagne, dont  le  second  s'allumeroit  incontinent  à  la  vue 
du  premier,  le  troisième  à  la  vue  du  second,  et  ainsi  du 
reste  ;  et  par  ce  moyen  elle  devoit  apprendre  cette  grande 
nouvelle  dès  la  même  nuit.  Cependant  à  peine  l'a-t-elle 
apprise  par  ces  flambeaux  allumés,  qu'Agamemnon  ar- 
rive, dont  il  faut  que  le  navire,  quoique  battu  d'une 
tempête,  si  j'ai  bonne  mémoire*,  aye  été  aussi  vite,  que 
l'œil  à  découvrir  ces  lumières.  Le  Cid  et  Pompée,  où  les 
actions  sont  un    peu  précipitées,  sont   bien   éloignés  de 

I .  Dans  ce  passage  restreindre  est  écrit  ainsi  ;  mais  dans  l'édition 
de  iO(33  il  y  a  rélraindre,  comme  plus  liant  (voyez  p.  35  et  note  a). 

•j..  Voyez  les  Suppliantes  d'Euripidcî,  v.  r)()8-(')3/|.  Du  reste  Ethra 
ne  dit  rien  et  ne  (ail  qu'écouteur  le  cliceur  divisé  eu  deux  parties. 

3.  C'est  le  texte  de  toutes  les  éditions  données  par  P.  (jorneùUe  et 
encore  de  celle  qui  a  été  publiée  par  son  frère  en  i(m),«. 

^.  Corneille  a  bonne  mémoire:  le  héraut (pii  précède  Agamemnon 
et  annonce  sa  venue  raconte  assez  longuement  la  tempête  à  laquelle 
il  a  échappé.  Voyez  VAgainemnon  d'Eschyle,  v.  65o  et  suivants. 


DES  TROIS  UNITÉS.  ii3 

cette  licence  ;  et  s'ils  forcent  la  vraisemblance  commune 
en  quelque  chose,  du  moins  ils  ne  vont  point  jusqu'à  de 
telles  impossibilités. 

Beaucoup  déclament  contre  cette  rèo^le,  qu'ils  nom- 
ment tyrannique,  et  auroient  raison,  si  elle  nétoit  fondée 
que  sur  Fautorité  d'Aristote  ;  mais  ce  qui  la  doit  faire 
accepter,  c'est  la  raison  naturelle  qui  lui  sert  d'appui.  Le 
poëme  dramatique  est  une  imitation,  ou  pour  en  mieux 
parler,  un  portrait  des  actions  des  hommes  ;  et  il  est 
hors  de  doute  que  les  portraits  sont  d'autant  plus  excel- 
lents qu'ils  ressemblent  mieux  à  l'original.  La  représen- 
tation dure  deux  heures,  et  ressembleroit  parfaitement, 
si  l'action  qu'elle  représente  n'en  demandoit  pas  davan- 
tage pour  sa  réalité.  Ainsi  ne  nous  arrêtons  point  ni  aux 
douze,  ni  aux  vingt-quatre  heures  ;  mais  resserrons  l'ac- 
tion du  poëme  dans  la  moindre  durée  qu'il  nous  sera 
possible,  afin  que  sa  représentation  ressemble  mieux 
et  soit  plus  parfaite.  Ne  donnons,  s'il  se  peut,  à  Tune 
que  les  deux  heures  que  l'autre  remplit.  Je  ne  crois  pas 
que  Rodogune  en  demande  guère  davantage,  et  peut- 
être  qu'elles  suffiroient  pour  Cinna.  Si  nous  ne  pouvons 
la  renfermer  dans  ces  deux  heures,  prenons-en  quatre, 
six,  dix,  mais  ne  passons  pas  de  beaucoup  les  vingt- 
quatre,  de  peur  de  tomber  dans  le  dérèglement,  et  de 
réduire  tellement  le  portrait  en  petit,  qu'il  naye  plus  ses 
dimensions  proportionnées,  et  ne   soit    qu'imperfection. 

Surtout  je  voudrois  laisser  cette  durée  à  l'imagination 
des  auditeurs,  et  ne  déterminer  jamais  le  temps  qu'elle 
emporte,  si  le  sujet  n'en  avoit  besoin,  principalement 
quand  la  vraisemblance  y  est  un  peu  forcée  comme  au 
Cid,  parce  qu'alors  cela  ne  sert  qu'à  les  avertir  de  cette 
précipitation.  Lors  même  que  rien  n'est  violenté  dans  un 
poëme  par  la  nécessité  d'obéir  à  cette  règle,  qu'est-il  be- 
soin de  marquer  à  l'ouverture  du  théâtre  que  le  soleil  se 
Corneille,  i  8 


ii4  DISCOURS 

lève,  qu'il  est  midi  au  troisième  acte,  et  qu'il  se  couche  à 
la  tin  du  dernier?  C'est  une  affectation  qui  ne  fait  qu'im- 
portuner ;  il  suffit  d'établir  la  possibilité  de  la  chose  dans 
le  temps  où  on  la  renferme,  et  qu'on  le  puisse  trouver 
aisément,  si  on'  y  veut  prendre  garde,  sans  y  appliquer 
l'esprit  malgré  soi^  Dans  les  actions  même  qui  n'ont 
point  plus  de  durée  que  la  représentation,  cela  seroit  de 
mauvaise  grâce  si  l'on  marquoit  d'acte  en  acte  qu'il  s'est 
passé  une  demie  heure  ^  de  l'un  à  l'autre. 

Je  répète  ce  que  j'ai  dit  ailleurs'*,  que  quand  nous  pre- 
nons un  temps  plus  long,  comme  de  dix  heures,  je  vou- 
drois  que  les  huit  qu'il  faut  perdre  se  consumassent  dans 
les  intervalles  des  actes,  et  que  chacun  d'eux  n'eût  en 
son  particulier  que  ce  que  la  représentation  en  consume, 
principalement  lorsqu'il  y  a  liaison  de  scènes  perpé- 
tuelle; car  cette  liaison  ne  souffre  point  de  vide  entre 
deux  scènes.  J'estime  toutefois  que  le  cinquième,  par  un 
privilège  particulier,  a  quelque  droit  de  presser  un  peu 
le  temps,  en  sorte  que  la  part  de  l'action  qu'il  représente 
en  tienne  davantage  qu'il  n'en  faut  pour  sa  représenta- 
tion. La  raison  en  est  que  le  spectateur  est  alors  dans 
l'impatience  de  voir  la  fin,  et  que  quand  elle  dépend 
d'acteurs  qui  sont  sortis  du  théâtre,  tout  l'entretien 
qu'on  donne  à  ceux  qui  y  demeurent  en    attendant  de 

1.  Var.  (édit.  de  1668):  si  l'on. 

2.  Var.  (édit.  de  1660-166^)  :  Qui  ne  l'ait  que  l'importuner....  et 
qu'il  le  puisse  trouver  aisément,  s'il  y  veut  prendre  garde,  sans  y 
appliquer  son  esprit  malgré  lui.  —  Le  changement  fait  en  1682  était 
une  correction  nécessaire  ;  dans  les  premières  éditions  de  ce  dis- 
cours, Corneille  avait  construit  la  phrase  comme  si,  au  commence- 
ment du  paragraphe,  il  avait  employé  le  mot  auditeur  au  singulier 
et  non  au  pluriel. 

3.  Telle  est  l'orthographe  de  Corneille.  Voyez  le  Lexique. 

4.  Dans  l'Examen  de  Mélite  (p.  i/li),  qui  précède  le  présent  Discours 
dans  les  éditions  données  par  Corneille.  Voyez  la  note  i  de  la  p.  i3. 


DES  TROIS  UNITES.  ii5 

leurs  nouvelles  ne  fait  que  languir,  et  semble  demeurer 
sans  action*.  Il  est  hors  de  doute  que  depuis  que  Phocas 
est  sorti  au  cinquième  d' Héraclàis  jusqu'à  ce  qu'Amyntas 
vienne  raconter  sa  mort,  il  faut  plus  de  temps  pour  ce 
qui  se  fait  derrière  le  théâtre  que  pour  le  récit  des  vers 
qu'Héraclius,  Martian  et  Pulchérie  emploient  à  plaindre 
leur  malheur.  Prusias  et  Flaminius,  dans  celui  de  Nico- 
mède,  n'ont  pas  tout  le  loisir  dont  ils  auroient  besoin 
pour  se  rejoindre  sur  la  mer,  consulter  ensemble,  et  re- 
venir à  la  défense  de  la  Reine  ;  et  le  Cid  n'en  a  pas  assez 
pour  se  battre  contre  don  Sanche  durant  l'entretien  de 
l'Infante  avec  Léonor  et  de  Chimène  avec  Elvire.  Je  l'ai 
bien  vu,  et  n'ai  point  fait  de  scrupule  de  cette  précipi- 
tation, dont  peut-être  on  trouveroit  plusieurs  exemples 
chez  les  anciens;  mais  ma  paresse,  dont  j'ai  déjà  parlé, 
me  fera  contenter  de  celui-ci,  qui  est  de  Térence  dans 
VAndrienne.  Simon  y  fait  entrer  Pamphile  son  fils  chez 
Glycère ,  pour  en  faire  sortir  le  vieillard  Criton ,  et 
s'éclaircir  avec  lui  de  la  naissance  de  sa  maîtresse,  qui 
se  trouve  fille  de  Chrêmes.  Pamphile  y  entre,  parle  à 
Criton,  le  prie  de  le  servir,  revient  avec  lui;  et  durant 
cette  entrée,  cette  prière,  et  cette  sortie,  Simon  et  Chrê- 
mes, qui  demeurent  sur  le  théâtre,  ne  disent  que  chacun 
un  vers,  qui  ne  sauroit  donner  tout  au  plus  à  Pamphile 
que  le  loisir  de  demander  où  est  Criton,  et  non  pas  de 
parler  à  lui,  et  lui  dire  les  raisons  qui  le  doivent  porter 
à  découvrir  en  sa  faveur  ce  qu'il  sait  de  la  naissance  de 
cette  inconnue. 

Quand  la  fin  de  l'action  dépend  d'acteurs  qui  n'ont 
point  quitté  le  théâtre,  et  ne  font  point  attendre  de  leurs 
nouvelles ,  comme  dans  Cinna  et  dans  Rodogune ,  le 
cinquième  acte  n'a  point  besoin  de  ce  privilège,    parce 

I.   \ar.  (édit.  de  1660):  sans  actions. 


ii6  DISCOURS 

qu'alors  toute  l'action  est  en  vue  ;  ce  qui  n'arrive  pas 
quand  il  s'en  passe  une  partie  derrière  le  théâtre  depuis 
qu'il  est  commencé.  Les  autres  actes  ne  méritent  point  la 
même  grâce.  S'il  ne  s'y  trouve  pas  assez  de  temps  pour 
y  faire  rentrer  un  acteur  qui  en  est  sorti,  ou  pour  faire 
savoir  ce  qu'il  a  fait  depuis  cette  sortie,  on  peut  attendre 
à  en  rendre  compte  en  l'acte  suivant  ;  et  le  violon,  qui 
les  distingue  l'un  de  l'autre,  en  peut  consumer  autant 
qu'il  en  est  besoin  ;  mais  dans  le  cinquième,  il  n'y  a  point 
de  remise  :  l'attention  est  épuisée,  et  il  faut  finir. 

Je  ne  puis  oublier  que,  bien  qu'il  nous  faille  réduire 
toute  l'action  tragique  en  un  jour,  cela  n'empêche  pas 
que  la  tragédie  ne  fasse  connoître  par  narration,  ou  par 
quelque  autre  manière  plus  artificieuse,  ce  qu'a  fait  son 
héros  en  plusieurs  années,  puisqu'il  y  en  a  dont  le  nœud 
consiste  en  l'obscurité  de  sa  naissance  qu'il  faut  éclaircir, 
comme  Œdipe.  Je  ne  répéterai  point  que,  moins  on  se 
charge  d'actions  passées,  plus  on  a  l'auditeur  propice 
par  le  peu  de  gêne  qu'on  lui  donne,  en  lui  rendant  toutes 
les  choses  présentes,  sans  demander  aucune  réflexion  à 
sa  mémoire  que  pour  ce  qu'il  a  vu  ;  mais  je  ne  puis  ou- 
blier que  c'est  un  grand  ornement  pour  un  poëme  que  le 
choix  d'un  jour  illustre  et  attendu  depuis  quelque  temps. 
Il  ne  s'en  présente  pas  toujours  des  occasions  ;  et  dans 
tout  ce  que  j'ai  fait  jusqu'ici',  vous  n'en  trouverez  de  cette 
nature  que  quatre  :  celui  iV Horace-,  où  deux  peuples  dé- 
voient décider  de  leur  empire  par  une  bataille  ;  celui  de 
liodogune^,  d'Andromède,  et  de  Don  Sanche.  Dans  Rodo- 
gune,  c'est  un  jour  choisi  par  deux  souverains  pour  l'effet 

1.  \  AU.  (c'clit.  (le  i6()o)  :  et  dans  m(;s  deux  premiers  volumes. 

2.  Var.  (édil.  de  iO(Joj  :  Vous  n'en  trouven^z  de  cette  nature  que 
celui  à' Horace,  etc. 

3.  Devant  les  mots  :  «  Celui  de  Rodmcjunc,  etc.,  »  l'édition  de  1660 
ajoute  :    «  Ce  dernier  (volume)  en  a  trois,  celui   de  Rodoijune,  etc.  » 


DES  TROIS   UNITES.  117 

d'un  traité  de  paix  entre  leurs  couronnes  ennemies,  pour 
une  entière  réconciliation  de  deux  rivales  par  un  ma- 
riage, et  pour  l'éclaircissement  d'un  secret  de  plus  de 
vingt  ans,  touchant  le  droit  d'aînesse  entre  deux  princes 
gémeaux  dont  dépend  le  royaume,  et  le  succès  de  leur 
amour.  Celui  d'Andromède  et  de  Don  Sanche  ne  sont 
pas  de  moindre  considération  ;  mais  comme  je  le  viens 
de  dire*,  les  occasions  ne  s'en  offrent  pas  souvent  ;  et 
dans  le  reste  de  mes  ouvrages,  je  n'ai  pu  choisir  des 
jours  remarquables  que  par  ce  que  le  hasard  y  fait  arri- 
ver, et  non  pas  par  l'emploi  où  Tordre  public  les  aye 
destinés  de  longue  main. 

Quant  à  l'unité  de  lieu,  je  n'en  trouve  aucun  précepte 
ni  dans  Aristote  ni  dans  Horace.  C'est  ce  qui  porte  quel- 
ques-uns à  croire  que  la  règle  ne  s'en  est  établie  qu'en 
conséquence  de  l'unité  de  jour  ^,  et  à  se  persuader  ensuite 
qu'on  le  peut  étendre  jusques  oij  un  homme  peut  aller  et 
revenir  en  vingt-quatre  heures.  Cette  opinion  est  un  peu 
licencieuse  ;  et  si  l'on  faisoit  aller  un  acteur  en  poste, 
les  deux  côtés  du  théâtre  pourroient  représenter  Paris  et 
Rouen  ^.  Je  souhaiterois,  pour  ne  point  gêner  du  tout  le 

I.  Var.  (cdit.  de  1660-1668)  :  Mais  comme  je  viens  de  dire. 

3.  Nous  avons  adopté  la  leçon  des  éditions  de  1660- 1668  ;  elle 
nous  paraît  préférable  à  celle  de  l'édition  de  1682,  où  on  lit  : 
«  l'unité  du  jour.  » 

3.  Corneille  a  bien  fait  de  supposer  que  l'acteur  va  en  poste,  car, 
en  employant  les  moyens  de  transport  habituels,  il  lui  aurait  alors 
fallu  quatre  jours  pour  aller  et  venir.  C'est  ce  que  prouve  le  passage 
suivant  d'un  placard  publié  par  M.  Ph.  Salmon  dans  les  Archives  du 
bibliophile  du  libraire  Claudin  (8<=  année,  1860,  n°  33,  p.  357)  • 
«  De  par  le  Roi, 

«  On  fait  à  savoir  que  les  coches  et  carrosses  de  Paris  à  Rouen,  et 
de  Rouen  à  Paris,  logent  présentement  à  la  rue  Saint-Denis  devant 
l'Hôtel  Saint-Chaumont  oià  pend  pour  enseigne  l'image  sainte  Mar- 
guerite ;  et  à  Rouen  à  la  Truie  gui  file  rue  Martainville.  Et  commen- 
ceront les  premiers  départs  le  vingt-troisième  mars  mil  six.  cent  qua- 


ii8  DISCOURS 

spectateur,  que  ce  qu'on  fait  représenter  devant  lui  en 
deux  heures  se  pût  passer  en  efïet  en  deux  heures,  et  que 
ce  qu'on  lui  fait  voir  sur  un  théâtre  qui  ne  change  point, 
pût  s'arrêter  dans  une  chambre  ou  dans  une  salle,  sui- 
vant le  choix  qu'on  en  auroit  fait  ;  mais  souvent  cela  est 
si  malaisé,  pour  ne  pas  dire  impossible',  qu'il  faut  de 
nécessité  trouver  quelque  élargissement  pour  le  lieu, 
comme  pour  le  temps.  Je  l'ai  fait  voir  exact  dans  Horace, 
dans  Polyeucte  et  dans  Pompée  ;  mais  il  faut  pour  cela 
ou  n'introduire  qu'une  femme,  comme  dans  Polyeucte, 
ou  que  les  deux  qu'on  introduit  ayent  tant  d'amitié  l'une 
pour  l'autre,  et  des  intérêts  si  conjoints,  qu'elles  puissent 
être  toujours  ensemble,  comme  dans  VHorace,  ou  qu'il 
leur  puisse  arriver  comme  dans  Pompée,  oii  l'empresse- 
ment de  la  curiosité  naturelle  fait  sortir  de  leurs  apparte- 
ments Cléopatre  au  second  acte,  et  Cornélie  au  cinquième, 
pour  aller  jusque  dans  la  grande  salle  du  palais  du  Roi  au- 
devant  des  nouvelles  qu'elles  attendent.  Il  n'en  va  pas  de 
même  dans  Rodogune  :  Cléopatre  et  elle  ont  des  intérêts 
trop  divers  pour  expliquer  leurs  plus  secrètes  pensées  en 
même  lieu.  Je  pourrois  en  dire  ce  que  j'ai  dit  de  Cinna, 
où  en  général  tout  se  passe  dans  Rome,  et  en  particulier 
moitié  dans  le  cabinet  d'Auguste,  et  moitié  chez  Emilie. 
Suivant  cet  ordre,  le  premier  acte  de  cette  tragédie  seroit 
dans  l'antichambre  de  Rodogune,  le  second  dans  la 
chambre  de  Cléopatre,  le  troisième  dans  celle  de  Rodo- 
gune; mais  si  le  quatrième  peut  commencer  chez  cette 
princesse,  il  n'y  peut  achever,  et  ce  que  Cléopatre  y  dit 
à  SCS  deux  fils  l'un  après  l'autre  y  seroit  mal  placé.  Le 
cinquième  a  besoin  d'une  salle  d'audience  où  un  grand 


rantc-sept,  cinq  licuros  du  matin  prccisc'menf,  pour  arriver  aux   riils 
lieux  en  deux  jours. 

1.  Var.  (édit.  de  i66o-i668)  :  pour  ne  dire  impossible. 


DES  TROIS  UNITÉS.  119 

peuple  puisse  être  présent.  La  même  chose  se  rencontre 
dans  Héraclius.  Le  premier  acte  seroit  fort  bien  dans  le 
cabinet  de  Phocas,  et  le  second  chez  Léontine  ;  mais  si  le 
troisième  commence  chez  Pulchérie,  il  n'y  peut  achever, 
et  il  est  hors  d'apparence  que  Phocas  délibère  dans  l'ap- 
partement de  cette  princesse  de  la  perte  de  son  frère. 

Nos  anciens,  qui  faisoient  parler  leurs  rois  en  place 
publique,  donnoient  assez  aisément  Tunité  rigoureuse 
de  lieu  à  leurs  tragédies.  Sophocle  toutefois  ne  Ta  pas 
observée  dans  son  Ajax,  qui  sort  du  théâtre  afin  de  trou- 
ver' un  lieu  écarté  pour  se  tuer,  et  s'y  tue  à  la  vue  du 
peuple  ;  ce  qui  fait  juger  aisément  que  celui  où  il  se  tue 
n'est  pas  le  même  que  celui  d'où  on  l'a  vu  sortir,  puis- 
qu'il n'en  est  sorti  que  pour  en  choisir  un  autre. 

Nous  ne  prenons  pas  la  même  liberté  de  tirer  les  rois 
et  les  princesses  de  leurs  appartements  ;  et  comme  sou- 
vent la  différence  et  l'opposition  des  intérêts  de  ceux  qui 
sont  logés  dans  le  même  palais  ne  souffrent  pas  qu'ils 
fassent  leurs  confidences  et  ouvrent  leurs  secrets  en 
même  chambre,  il  nous  faut  chercher  quelque  autre 
accommodement  pour  l'unité  de  lieu,  si  nous  la  voulons 
conserver  dans  tous  nos  poëmes  :  autrement  il  faudroit 
prononcer  contre  beaucoup  de  ceux  que  nous  voyons 
réussir  avec  éclat. 

Je  tiens  donc  qu'il  faut  chercher  cette  unité  exacte 
autant  qu'il  est  possible  ;  mais  comme  elle  ne  s'accom- 
mode pas  avec  toute  sorte  de  sujets,  j'accorderois  très- 
volontiers  que  ce  qu'on  feroit  passer  en  une  seule  ville 
auroit  l'unité  de  lieu.  Ce  n'est  pas  que  je  voulusse  que  le 
théâtre  représentât  cette  ville  toute  entière,  cela  seroit  un 
peu  trop  vaste,  mais  seulement  deux  ou  trois  lieux  parti- 
culiers enfermés  dans  l'enclos  de  ses  murailles.  Ainsi  la 

I.  Var.  (édit.  de  1660- 1668)  :  afin  de  chercher. 


120  DISCOURS 

scène  de  Cinna  ne  sort  point  de  Rome,  et  est  tantôt  l'ap- 
partement d'Auguste  dans  son  palais,  et  tantôt  la  maison 
d'Emilie.  Le  Menteur  a  les  Tuileries  et  la  place  Royale 
dans  Paris,  et  la  Suite  fait  voir  la  prison  et  le  logis  de 
Mélisse  dans  Lyon.  Le  Cid  multiplie  encore  davantage 
les  lieux  particuliers  sans  quitter  Séville  ;  et,  comme  la 
liaison  de  scènes  n'y  est  pas  gardée,  le  théâtre,  dès  le 
premier  acte,  est  la  maison  de  Ghimène,  l'appartement 
de  l'Infante  dans  le  palais  du  Roi,  et  la  place  publique  ;  le 
second  y  ajoute  la  chambre  du  Roi  ;  et  sans  doute  il  y  a 
quelque  excès  dans  cette  licence.  Pour  rectifier  en  quel- 
que façon  cette  duplicité  de  lieu  quand  elle  est  inévi- 
table, je  voudrois  qu'on  fît  deux  choses  :  l'une,  que 
jamais  on  ne  changeât'  dans  le  même  acte,  mais  seule- 
ment de  l'un  à  l'autre,  comme  il  se  fait  dans  les  trois 
premiers  de  Cinna;  l'autre,  que  ces  deux  lieux  n'eussent 
point  besoin  de  diverses  décorations,  et  qu'aucun  des 
deux  ne  fût  jamais  nommé,  mais  seulement  le  lieu  gé- 
néral où  tous  les  deux  sont  compris,  comme  Paris,  Rome, 
Lyon,  Constantinople,  etc.  Cela  aideroit  à  tromper  l'au- 
diteur, qui  ne  voyant  rien  qui  lui  marquât  la  diversité 
des  lieux,  ne  s'en  apercevroit  pas,  à  moins  d'une  ré- 
flexion malicieuse  et  critique,  dont  il  y  en  a  peu  qui  soient 
capables,  la  plupart  s'attachant  avec  chaleur  à  l'action 
qu'ils  voient  représenter.  Le  plaisir  qu'ils  y  prennent  est 
cause  qu'ils  n'en  veulent  pas  chercher  le  peu  de  justesse 
pour  s'en  dégoûter  ;  et  ils  ne  le  reconnoissent  que  par 
force,  quand  il  est  trop  visible,  comme  dans  le  Menteur 
et  la  Suite,  où  les  différentes  décorations  font  recon- 
noître  cette  duplicité  de  lieu,  malgré  qu'on  en  ait". 
Mais   comme   les  personnes  qui  ont  des  intérêts  op- 

1.  Var.  (relit,  (le  1660  et  (te  lôful)  :  on  n'en  cliangcàt. 

a.   I-c  mot  est  écrit  ainsi  flans  toutes  les  éditions,  de  i(i6o  à  1683. 


DES  TROIS   UNITÉS.  lai 

posés  ne  peuvent  pas  vraisemblablement  expliquer  leurs 
secrets  en  même  place,  et  qu'ils  sont  quelquefois  intro- 
duits dans  le  même  acte  avec  liaison  de  scènes  qui  em- 
porte nécessairement  cette  unité,  il  faut  trouver  un 
moyen  qui  la  rende  compatible  avec  cette  contradiction 
qu'y  forme  la  vraisemblance  rigoureuse,  et  voir  comment 
pourra  subsister  le  quatrième  acte  de  Rodogune,  et  le  troi- 
sième d^Héracliiis,  où  j'ai  déjà  marqué  cette  répugnance 
du  côté  des  deux  personnes  ennemies  qui  parlent  en  l'un 
et  en  l'autre.  Les*  jurisconsultes  admettent  des  fictions  de 
droit;  et  je  voudrois,  à  leur  exemple,  introduire  des  fic- 
tions de  théâtre,  pour  établir  un  lieu  théâtral  qui  ne  se- 
roit  ni  l'appartement  de  Cléopatre,  ni  celui  de  Rodogune 
dans  la  pièce  qui  porte  ce  titre,  ni  celui  de  Phocas,  de 
Léontine,  ou  de  Pulchérie,  dans  Héraclius  ;  mais  une 
salle  sur  laquelle  ouvrent  ces  divers  appartements,  à  qui 
j'attribuerois  deux  privilèges  :  l'un,  que  chacun  de  ceux 
qui  y  parleroient  fût  présumé  y  parler  avec  le  même  se- 
cret que  s'il  étoit  dans  sa  chambre  ;  l'autre,  qu'au  lieu  que 
dans  l'ordre  commun  il  est  quelquefois  de  la  bienséance 
que  ceux  qui  occupent  le  théâtre  aillent  trouver  ceux  qui 
sont  dans  leur  cabinet  pour  parlera  eux,  ceux-ci  pussent 
les  venir  trouver  sur  le  théâtre,  sans  choquer  cette  bien- 
séance, afin  de  conserver  l'unité  de  lieu  et  la  liaison  des 
scènes.  Ainsi  Rodogune  dans  le  premier  acte  vient 
trouver  Laonice,  qu'elle  devroit  mander  pour  parler  à 
elle  ;  et  dans  le  quatrième  Cléopatre  vient  trouver  Antio- 
chus  au  même  lieu  où  il  vient  de  fléchir  Rodogune,  bien 
que,  dans  l'exacte  vraisemblance,  ce  prince  devroit  aller 
chercher  sa  mère  dans  son  cabinet,  puisqu'elle  hait  trop 
celte  princesse  pour  venir  parler  à  lui  dans  son  apparte- 
ment, où  la  première  scène  fixeroit  le  reste  de  cet  acte, 

I.  Var.  (édit.  de  1660  et  de  i663)  :  nos. 


133  DISCOURS  DES  TROIS   UNITES. 

si  Ton  n'apportoit  ce  tempérament  dont  j'ai  parlé,  à  la 
rigoureuse  unité  de  lieu. 

Beaucoup  de  mes  pièces  '  en  manqueront  si  Ton  ne  veut 
point  admettre  cette  modération,  dont  je  me  contenterai 
toujours  à  Tavenir,  quand  je  ne  pourrai  satisfaire  à  la  der- 
nière rigueur  de  la  règle.  Je  n'ai  pu  y  en  réduire  que  trois  : 
Horace,  Polyeiicte  et  Pompée.  Si  je  me  donne  trop  d'in- 
dulgence dans  les  autres,  j'en  aurai  encore  davantage  pour 
ceux  dont  je  verrai  réussir  les  ouvrages  sur  la  scène  avec 
quelque  apparence  de  régularité.  Il  est  facile  aux  spécula- 
tifs d'être  sévères  ;  mais  s'ils  vouloient  donner  dix  ou  douze 
poëmes  de  cette  nature  au  public,  ils  élargiroient  peut-être 
les  règles  encore  plus  que  je  ne  fais,  sitôt  qu'ils  auroient 
reconnu  par  l'expérience  quelle  contrainte  apporte  leur 
exactitude,  et  combien  de  belles  choses  elle  bannit  de 
notre  théâtre.  Quoi  qu'il  en  soit,  voilà  mes  opinions, 
ou  si  vous  voulez,  mes  hérésies  touchant  les  principaux 
points  de  l'art  ;  et  je  ne  sais  point  mieux  accorder  les  règles 
anciennes  avec  les  agréments  modernes.  Je  ne  doute  point 
qu'il  ne  soit  aisé  d'en  trouver  de  meilleurs  moyens,  et  je 
serai  tout  prêt  de  les  suivre  lorsqu'on  les  aura  mis  en  pra- 
tique aussi  heureusement  qu'on  y  a  vu  les  miens'. 

1.  \a.k.  (édit.  do  1660)  :  toutes  les  pièces  de  ce  volume. 

2.  Dans  l'édition  de  ifilio,  le  Discours  se  termine  par  le  para- 
graphe suivant  :  «  Au  reste,  je  viens  de  m'apercevoir  qu'en  la 
page  XXXI v  du  Discours  que  j'ai  mis  au-devant  du  second  volume 
(voyez  plus  haut,  p.  'jl^,  note  2),  je  me  suis  mépris,  et  ai  cité  pour  un 
sujet  de  tragédie  de  la  seconde  espèce,  comme  Œdipe,  l'exemple  de 
Thésée,  qui  manifestement  se  doit  ranger  entre  ceux  de  la  troisième, 
tels  que  YIphi(jénic  in  Tauris.  C'est  un  effet  d'un  peu  de  précipita- 
tion, qui  ne  rompt  point  le  raisonnement  en  ce  lieu-là  ;  mais  j'ai  cru 
en  devoir  avertir  le  lecteur,  afin  qu'il  ne  s'y  méprenne  pas  comme 
moi.  » 


MELITE 


COMEDIE 

1639 


NOTICE 


J'ai  brûlé  fort  longtemps  d'une  amour  assez  grande, 
Et  que  jusqu'au  tombeau  je  dois  bien  estimer, 
Puisque  ce  fut  par  là  que  j'appris  à  rimer. 
Mon  bonheur  commença  quand  mon  àme  fut  prise, 
Je  gagnai  de  la  gloire  en  perdant  ma  franchise  ; 
Charmé  de  deux  beaux  yeux,  mon  vers  charma  la  cour. 
Et  ce  que  j'ai  de  nom  je  le  dois  à  l'amour. 

Si  l'on  rapproche  de  ces  vers  de  VExcuse  à  Ariste  le  pas- 
sage suivant  de  l'examen  deMélite,  où  Corneille  dit  en  jjarlant 
du  succès  de  sa  pièce  :  «  Il  égala  tout  ce  qui  s'étoit  l'ail  de 
plus  beau  jusqu'alors  et  me  fit  connoUre  à  la  cour  ;  »  il  devient 
très-vraisemblable,  par  le  propre  témoignage  du  poète,  que 
son  premier  amour  lui  inspira  sa  première  comédie. 

Suivant  une  anecdote  fort  connue,  qui  s'est  enrichie  de  dé- 
tails plus  précis  et  de  circonstances  plus  nombreuses  à  mesure 
qu'on  s'est  éloigné  davantage  de  l'époque  à  laquelle  elle  semble 
appartenir,  non-seulement  Mélite  serait  due  à  l'influence  de 
l'amante  de  Corneille,  mais  elle  renfermerait  le  récit  exact  de 
sa  passion  et  deviendrait  de  la  sorte  un  précieux  élément  de 
sa  biographie. 

Dans  l'impossibilité  où  nous  sommes  de  distinguer  ici  le 
vrai  du  faux,  nous  nous  contenterons  d'exposer  au  lecteur  la 
manière  dont  s'est  formée  cette  gracieuse  tradition  ;  il  s'aven- 
turera ensuite  plus  ou  moins  loin,  selon  sa  témérité  person- 
nelle, sur  la  foi  des  guides  que  nous  lui  indiquons  sans  oser  lui 
garantir  toujours  leur  exactitude. 

Les  Nouvelles  de  la  république  des  lettres  de  janxier  i685' 

I.  Article  x,  p    89. 


126  MÉLITE. 

contiennent  un  éloge  de  Corneille,  où  cette  anecdote  est  déjà 
indiquée  en  ces  termes  :  «  11  ne  songeoit  à  rien  moins  qu'à  la 
poésie,  et  il  ignoroit  lui-même  le  talent  extraordinaire  qu'il  y 
avoit,  lorsqu'il  lui  arriva  une  petite  aventure  de  galanterie 
dont  il  s'avisa  de  faire  une  pièce  de  théâtre  en  ajoutant  quelque 
chose  à  la  vérité.  » 

Un  peu  plus  tard,  en  1708,  Thomas,  son  frère,  s'exprime 
ainsi,  dans  son  Dictionnaire  géographique,  au  moi  Rouen: 
«  Lue  aventure  galante  lui  fit  prendre  le  dessein  de  faire  une 
comédie  pour  y  employer  un  sonnet  qu'il  avoit  fait  pour  une 
demoiselle  qu'il  aimoit.  » 

Nous  arrivons  enlin  au  récit  le  plus  détaillé  et  le  plus  géné- 
ralement répandu  ;  nous  le  trouvons  dans  une  vie  de  Cor- 
neille, destinée  par  Fontenelle  à  faire  partie  d'une  Histoiredu 
théâtre  français,  et  composée  par  lui  dans  sa  jeunesse,  mais 
publiée  pour  la  première  fois  en  1729  par  d'Olivet,  à  la  suite 
de  V Histoire  de  V Académie  de  Pellisson  :  «  Un  jeune  homme 
de  ses  amis,  amoureux  d'une  demoiselle  de  la  même  ville  (de 
Rouen),  le  mena  chez  elle.  Le  nouveau  venu  se  rendit  plus 
agréable  que  l'introducteur.  Le  plaisir  de  cette  aventure  excita 
dans  M.  Corneille  un  talent  qu'il  ne  se  connoissoil  pas,  et  sur 
ce  léger  sujet  il  lit  la  comédie  de  Mélite.  »  En  publiant  lui- 
même,  en  17/12,  son  Histoire  du  théâtre  françois,  Fontenelle 
ajouta  :  «  La  demoiselle —  porta  longtemps  dans  Rouen  le  nom 
de  Mélite,  nom  glorieux  pour  elle,  et  qui  l'associoit  à  toutes  les 
louanges  que  reçut  son  amant.  » 

Dans  un  manuscrit  de  1720,  intitulé ^//lena?  Normannorum 
veteres  ac  récentes,  seu  syllabus  auctorwnqui  uriundi  e Norinan- 
nia,  conservé  à  la  Bibliothèque  de  Caen  sous  le  n"  55,  et  dont  je 
dois  la  connaissance  à  M,  Eugène  Chatel,  archiviste  du  Calva- 
dos, on  lit  l'article  suivant  sur  Mélite  :  «  Melita,  nomen  fœ- 
«  mina^  cujusdam  nobilis  rothomagcse.  » 

L'existence  de  Mélite  paraît,  on  le  voit,  constatée  par  un 
grand  nombre  de  témoignages;  seulement  jusqu'ici  nous  ne  la 
connaissons  que  sous  son  k  nom  de  Parnasse,  »  suivant  une 
jolie  expression  de  la  Fontaine.  Un  autre  manuscrit  de  la  Bi- 
bliollir((ue  de  Caen,  portant  le  n"  57,  «  Le  Moréri  des  Nor- 
mands, en  deux  tomes,  par  Joseph-André  Guiot  de  Rouen, 
KiUiiiAèment   au  dictionnaire  de  Moréri,   édition  en  X  volumes, 


NOTjICE.  127 

pour  ce  qui  concerne  la  province  de  Normandie  et  ses  illustres,  » 
nous  fait  connaître  son  nom  réel. 

Dans  l'article  consacré  à  noti'e  poète,  on  trouve  au  milieu 
de  beaucoup  de  redites  le  passage  suivant  :  «  Sans  la  demoi- 
selle Milet,  très-jolie  Rouennaise,  Corneille  peut-être  n'eût  pas 
sitôt  connu  l'amour  ;  sans  cette  héroïne  aussi,  peut-être  la 
France  n'eût  jamais  connu  le  talent  de  Corneille.  »  Puis  vient 
l'anecdote  racontée  par  Fontenelle,  après  quoi  Guiot  reprend  : 
«  Le  plaisir  de  cette  aventure  détermina  Corneille  à  faire  la 
comédie  de  Mélite,  anagramme  du  nom  de  sa  maîtresse.  » 

«  J'ajouterai,  dit  M.  Emmanuel  Gaillard,  dans  ses  Nouveaux 
détails  sur  Pierre  Corneille  publiés  en  i834,  qu'elle  demeu- 
rait à  Rouen,  rue  aux  Juifs,  n°  i5.  Le  fait  m'a  été  attesté  par 
M.  Dommey,  ancien  greffier.  » 

A  ma  prière,  M.  Francis  Wadington  a  bien  voulu  examiner 
les  registres  de  la  paroisse  Saint-Lô,  dont  dépendait  autrefois 
cette  rue,  aûn  de  tâcher  d'y  découvrir  quelque  acte  relatif  à 
Mlle  Milet  ;  malheureusement  la  recherche  a  été  vaine,  ce  qui 
du  reste  peut  fort  bien  s'expliquer  par  le  grand  nombre  de 
lacunes  que  les  registres  présentent  :  on  n'y  trouve  ni  l'an- 
née 1601,  ni  les  années  T6oZ|-i6o8et  1621-1666;  il  faut  donc 
renoncer  à  ce  moyen  d'investigation  et  ne  plus  espérer  qu'en 
quelque  heureux  hasard. 

Malgré  l'intérêt  que  nous  inspire  Mlle  Milet,  nous  sommes 
forcé  d'avouer  qu'elle  a  une  rivale,  rivale  obstinée,  qui  lui 
dispute  encore,  à  l'heure  qu'il  est,  le  cœur  du  grand  Cor- 
neille. Voici  la  note  que  l'abbé  Granet  a  mise  au  bas  du  pas- 
sage de  ï Excuse  à  Ariste  que  nous  avons  transcrit  en  com- 
mençant : 

ce  II  avoit  aimé  très-passionément  une  dame  de  Rouen, 
nommée  Mme  du  Pont,  femme  d'un  maître  des  comptes  delà 
même  ville,  parfaitement  belle.  Il  l'avoit  connue  toute  petite 
fille  pendant  qu'il  étudioit  à  Rouen  au  collège  des  Jésuites,  et 
fit  pour  elle  plusieurs  petites  pièces  de  galanterie,  qu'il  n'a  ja- 
mais voulu  rendre  publiques,  quelques  instances  que  lui  aient 
faites  ses  amis  ;  il  les  brûla  lui-même  environ  deux  ans  avant 
sa  mort.  Il  lui  communiquoit  la  plupart  de  ses  pièces  avant  de 
les  mettre  au  jour,  et  comme  elle  avoit  beaucoup  d'esprit,  elle 
les  critiquoit  fort  judicieusement,  de  sorte  que  M.  Corneille  a 


128  MÊLITE. 

dit  plusieurs  fois  qu'il  lui  étoil  redevable  de  plusieurs  endroits 
de  ses  premières  pièces  '.  » 

Je  n'ai  pu  me  procurer  aucune  espèce  de  renseignement  sur 
Mme  du  Pont  ;  mais  j'ai  appris,  de  M.  Charles  de  Beaurepaire, 
que  Thomas  du  Pont .  correcteur  en  la  chambre  des  comptes  de 
rSormandie,  figure  dans  les  registres  de  la  cour  depuis  iGoo 
jusqu'à  i6(")6  inclusivement,  ce  qui  fait  supposer  que  le  père  et 
le  fils,  portant  tous  deux  le  même  prénom,  ont  tour  à  tour 
occupé  cette  charge. 

Sans  oser  être  aussi  alBrmatif  que  M.  Geruzez,  qui  dit  en 
parlant  de  Mlle  Milet  :  «  Il  est  certain  que  la  dame  de  ses 
pensées  devint  la  femme  d'un  autre  sous  le  nom  de  Mme  du 
Pont  %  »  je  serais  assez  porté  à  croire,  malgré  quelques  con- 
tradictions apparentes,  que  les  deux  rivales  sont  en  réalité 
une  seule  et  même  personne.  L'abbé  Granet  ne  s'élève  point 
contre  lanecdotc  relative  à  Mélite,  et  les  détails  nouveaux 
qu'il  donne  ne  la  contredisent  pas  absolument.  Serait-il  im- 
possible que  Corneille,  après  avoir  connu  Mlle  Milet  toute  pe- 
tite fille,  pendant  qu'il  était  encore  au  collège,  1  eût  ensuite 
perdue  de  vue,  qu'il  lui  eût  été  présenté  par  un  jeune  homme 
qui  lui  faisait  la  cour,  que  le  souvenir  de  leur  aniilié  d'enfance 
eût  éveillé  un  sentiment  plus  tendre,  et  que  malgré  cela 
Mlle  Milet  fût  devenue  quelques  années  plus  tard  la  femme  de 
Thomas  du  Pont  ? 

A  en  croire  un  des  adversaires  de  Corneille,  notre  poëte  au- 
rait commis  un  plagiat  dès  son  premier  ouvrage,  mais  l'accusa- 
tion est  entièrement  dépourvue  de  preuves.  On  lit  dans  la  Lettre 
du  sieur  Cbweret  à  Monsieur  de  Corneille  :  «  A  la  vérité  ceux 
qui  considèrent  bien  votre  Veuve,  votre  Galerie  du  Palais,  le 
Clitandre  et  la  fin  de  la  Mélite,  c'est-à-dire  la  frénésie  d'Éraste, 
que  tout  le  monde  avoue  franchement  être  de  votre  invention, 
et  qui  verront  le  peu  de  rapport  que  ces  badincries  ont  avec 
ce  que  vous  avez  dérobé,  jugeront  sans  doute  que  le  commen- 
cement de  la  Mélite,  et  la  lourbe  des  fausses  lettres  qui  est 
assez  passable,  n'est  pas  une  pièce  de  votre  invention.  Aussi 
l'on  commence  à  voir  clair  en  celte  aflaire  et  à  découvrir  l'en- 

I.   Œuvres  diverses,   i~Z8,  p.   i^^. 

a.    Tliéàlre  choisi  de  Corneille.  Paris,  Hachette,  18A8,  in-12,  p.  iv. 


NOTICE.  lag 

droit  d'où  vous  l'avez  pris,  et  l'on  en  avertira  le   inonde  en 
temps  et  lieu.  » 


L'époque  de  la  première  représentation  de  Mélite  n'est  guère 
moins  incertaine  que  les  circonstances  qui  en  ont  fourni  le 
sujet.  «  Mélite  fut  jouée  en  1626,  »  dit  Fontenelle,  et,  jusqu'à 
la  publication  de  V Histoire  du  théâtre  français  des  frères  Par- 
fait, cette  date  a  été  acceptée  sans  contrôle  ;  mais  ils  ont  fait 
observer  que  la  pièce  en  question  n'avait  pu  être  représentée 
avant  1629,  en  s'appuyant  sur  ce  passage  de  V Épitre  dédica- 
toire  comique  et  familière  des  Galanteries  du  duc  d''Ossonne, 
vice-roi  de  Naples,  comédie  de  Mairet  :  «  Il  est  très-vrai  que 
si  mes  premiers  ouvrages  ne  furent  guère  bons,  au  moins  ne 
peut-on  nier  qu'ils  n'ayent  été  l'heureuse  semence  de  beau- 
coup d'autres  meilleurs,  produits  par  les  fécondes  plumes  de 
Messieurs  de  Rotrou,  de  Scudéry,  Corneille  et  du  Ryer,  que 
je  nomme  ici  suivant  l'ordre  du  temps  qu'ils  ont  commencé 
d'écrire  après  moi.  » 

Si  ce  témoignage  curieux  est  rigoureusement  exact,  et  il  y 
a  tout  lieu  de  le  croire,  nous  arrivons  presque  à  une  date  pré- 
cise, et  nous  ne  pouvons  hésiter  qu'entre  la  fin  de  1629  et  le 
commencement  de  i63o. 

En  effet  Scudéry  nous  apprend,  dans  la  préface  de  son  Armi- 
nius,  qu'il  fit  Ligdamon,  sa  première  pièce,  «  en  sortant  du 
régiment  des  gardes,  »  et  nous  avons  de  lui,  à  la  suite  du 
Trompeur  puni,  une  Ode  au  Roi  faite  à  Suze,  qui  nous  prouve 
qu'en  mars  1629  il  était  encore  au  service.  D'un  autre  côté 
Argénis  et  Poliarque  ou  Théocrine,  première  pièce  de  du  Ryer, 
a  été  imprimée  en  i65o  chez  Nicolas  Bessin  ;  c'est  donc  entre 
ces  deux  dates  que  se  place  le  début  de  Corneille,  et,  comme 
l'a  remarqué  M.  Taschereau,  les  diverses  rédactions  succes- 
sives d'un  passagedu  Discours  de  l'utilité  et  des  parties  du poë me 
dramatique^,  et  le  commencement  de  l'avis  Au  lecteur  de 
Pertharite,  paraissent  confirmer  l'exactitude  de  ce  calcul. 

Dans  sa  Lettre  apologétique,  publiée  en  163^,  Corneille  dit 
à  Scudéry  :  a  Vous  m'avez  voulu  arracher  en  un  jour  ce  que 

I.   \oyez  plus  haut,  p.  16,  note  3. 

Corneille,  i  u 


i3o  MÉLITE. 

près  de  trente  ans  d'étude  m'ont  acquis  ;  »  et  il  y  aurait  certes 
là  de  quoi  nous  embarrasser  si  nous  ne  lisions  dans  la  Lettre  du 
sieur  Claveret  au  sieur  Corneille  :  «  Je  vous  déclare  que  je  ne 
me  pique  point  de  savoir  faire  des  vers,  que  je  vous  en  laisse 
toute  la  gloire,  à  vous  qui  avez  commencé  d'être  poëte  avant 
votre  naissance,  comme  il  est  facile  à  juger  par  vos  trente  an- 
nées d'étude,  que  vous  n'eûtes  jamais.  Je  vous  confesse  en- 
core qu'il  me  seroit  peut-être  bien  ditlicile  de  vous  atteindre  en 
ce  bel  art,  quand  aussi  bien  que  vous,  durant  neuf  ou  dix  ans, 
j'en  aurois  fait  métier  et  marchandise.  » 

A  prendre  cette  phrase  à  la  rigueur,  Mélite  serait  de  1627 
ou  de  1628  ;  mais  il  ne  s'agit  ici  que  d'une  simple  approxima- 
tion fort  propre  au  contraire  à  corroborer  les  autorités  précé- 
dentes et  à  faire  adopter  définitivement  la  date  de  1629. 

Corneille  avait  confié  sa  comédie  au  célèbre  comédien  Mon- 
dory,  de  passage  à  Rouen,  qui  la  fit  représenter  à  Paris,  sans 
apprendre  au  public  qui  en  était  l'auteur.  Il  était  alors  telle- 
ment inconnu  à  Paris  qu'il  y  avait,  comme  il  nous  le  dit  lui- 
même,  avantage  à  taire  son  nom  ' . 

L'usage  de  publier  le  nom  des  poètes  dramatiques  venait  d'ail- 
leurs seulement  de  s'établir,  et  ne  s'était  sans  doute  pas  encore 
généralisé.  Sorel  nous  apprend,  dans  sa  Bibliothèque  fran- 
çaise-,  qu'il  s'introduisit  après  le  Pyranie  de  Théophile,  la 
Sylvie  de  Mairet,  les  Bergeries  de  Bacan,  et  l'Amarante  de 
Gombaud,  c'est-à-dire  vers  1626  :  «  Les  poètes,  dit-il,  no 
firent  plus  de  difficulté  de  laisser  mettre  leur  nom  aux  affiches 
des  comédiens,  car  auparavant  on  n'y  en  avoit  jamais  vu  au- 
cun ;  on  y  mettoit  seulctncnt  le  nom  des  pièces,  et  les  comé- 
diens annonçoienl  seulement  que  leur  auteur  leur  donnoitune 
comédie  nouvelle  de  tel  nom.  » 

Mélile  produisit  d'abord  peu  d'effet  :  «  Ses  trois  premières 
représentations  ensemble,  dit  Corneille  dans  la  dédicace,  n'eu- 
rent point  tant  d'aiïluence  que  la  moindre  de  celles  qui  les 
suivirent  dans  le  même  hiver.  »  Mais  il  ajoute  dans  l'Examen  : 
«  Le  succès  en  fut  surprenant.  H  établit  une  nouvelle  troupe 
de  comédiens  à  Paris,  malgré  le  mérite  de  celle  qui  étoit  en 
possession  de  s'y  voir  l'unique.  » 

1.   Dédicace  de  Mélite,  p.   i35.  —  2.  Page  i83. 


NOTICE.  i3i 

Cette  nouvelle  troupe  est,  suivant  Félibien  et  les  frères  Par- 
fait, celle  de  Mondory,  qui  vient  se  fixer  au  théâtre  du  Marais, 
d'où  une  première  troupe,  établie  en  1620,  d'après  le  témoi- 
gnage de  Chapuzeau,  avait  été  forcée  de  se  retirer,  en  sorte 
qu'avant  les  représentations  de  Mélite  il  n'y  avait  plus  à  Paris 
d'autre  théâtre  que  celui  de  l'hôtel  de  Bourgogne. 

Devenu  directeur  du  théâtre  du  Marais,  Mondory  conserva 
l'habitude  de  ses  voyages  en  Normandie.  «  Cette  troupe,  dit 
Chapuzeau,  alloit  quelquefois  passer  l'été  à  Rouen,  étant  bien 
aise  de  donner  cette  satisfaction  à  une  des  premières  villes  du 
royaume.  De  retour  à  Paris  de  cette  petite  course  dans  le  voisi- 
nage, à  la  première  affiche  le  monde  y  couroit  et  elle  se  voyoit 
visitée  comme  de  coutume.  » 

On  trouve  une  anecdote  assez  curieuse,  relative  à  Mélite, 
dans  une  courte  notice  nécrologique  sur  Corneille  publiée  par 
le  Mercure  galant  *  : 

«  L'heureux  talent  qu'il  avoit  pour  la  poésie  parut  avec 
beaucoup  d'avantage  dès  la  première  pièce  qu'il  donna  sous  le 
titre  de  Mélite.  La  nouveauté  de  ses  incidents,  qui  commen- 
cèrent à  tirer  la  comédie  de  ce  sérieux  obscur  où  elle  étoit 
enfoncée,  y  fit  courir  tout  Paris,  et  Hardy,  qui  étoit  alors 
l'auteur  fameux  du  théâtre,  et  associé  pour  une  part  avec  les 
comédiens,  à  qui  il  devoit  fournir  six  tragédies  tous  les  ans, 
surpris  des  nombreuses  assemblées  que  cette  pièce  attiroit, 
disoit  chaque  fois  qu'elle  étoit  jouée  :  «  Voilà  une  jolie  baga- 
«  telle.  »  C'est  ainsi  qu'il  appeloit  ce  comique  aisé  qui  avoit  si 
peu  de  rapport  avec  la  rudesse  de  ses  vers.  » 

Ainsi  raconté,  le  mot  de  Hardy  paraît  très-vraisemblable, 
mais  au  siècle  dernier  il  ne  fut  pas  trouvé  assez  piquant,  et 
l'on  fit  dire  au  vieil  auteur  :  «  Mélite,  bonne  farce.  »  C'est  là 
bien  évidemment  de  l'exagération.  Même  aux  yeux  de  Hardy, 
Mélite  ne  pouvait  passer  pour  une  farce  ;  il  y  devait  trouver 
au  contraire  quelque  chose  d'un  peu  trop  délicat,  d'un  peu 
trop  mesuré  :  c'est  ce  que  le  jugement  que  lui  prête  le  Mer- 
cure exprime  avec  disciélion,  mais  de  la  façon  la  plus  claire. 

Notre  poète  vint  à  Paris  pour  assister  à  la  première  repré- 
sentation de  son  ouvrage.  Il  avait  dès  lors  une  noble  confiance 

I.  Octobre  i684. 


i33  MÊLITE. 

en  lui-même.  «  Ce  ne  sera  pas  un  petit  plaisir  pour  le  monde, 
lit-on  dans  la  Lettre  <la  sieur  Claveret,  si  vous  continuez  à  vous 
persuader  d'être  si  grand  poëte  ;  il  est  vrai  que  dès  le  premier 
voyage  que  vous  files  en  cette  ville,  les  judicieux  reconnurent 
en  vous  cette  humeur.  »  Toutefois  l'assurance  de  Corneille  ne 
l'empêchait  pas  de  profiter  de  tout  ce  qui  pouvait  compléter 
son  éducation  poétique.  «  Un  voyage  que  je  fis  à  Paris  pour 
voir  le  succès  de  Mélite,  dit  notre  poêle  dans  l'Examen  de 
CUtandre,  m'apprit  qu'elle  n'étoit  pas  dans  les  vingt  et  quatre 
heures  :  c'étoit  l'unique  règle  que  l'on  connût  en  ce  temps-là. 
J'entendis  que  ceux  du  métier  le  blâmoient  de  peu  d'effets  et 
de  ce  que  le  style  en  étoit  trop  familier.  » 

Depuis  lors  il  s'attacha  d'une  manière  assez  constante  à  la 
règle  des  vingt-quatre  heures.  Quant  aux  critiques  qui  lui 
étaient  adressées,  il  y  répondit  par  CUtandre,  qui  ne  fut,  s'il 
faut  en  croire  Corneille,  qu'une  démonstration,  assurément 
très- victorieuse,  du  mauvais  effet  des  coups  de  théâtre  et  des 
intrigues  compliquées. 

jNon-seulement  Mélite  eut  un  grand  succès  sur  le  théâtre  de 
Mondory,  mais  elle  figura  bientôt  avec  honneur  au  répertoire 
des  principales  troupes  de  province.  Dans  la  Comédie  des  co- 
médiens de  Scudéry,  un  acteur  à  qui  l'on  demande  ce  que  ses 
camarades  peuvent  jouer,  indique  d'abord  les  pièces  de  Hardy, 
et  le  Pyrame  de  Théophile,  puis  il  ajoute  :  «  Nous  avons  aussi 
a  Sylvie,  la  Chryséide  et  la  Syluanire,  les  Folies  de  Cardénio, 
rinjidèle  confidente,  et  la  Filis  de  Scire,  les  Bergeries  de 
M.  de  Racan,  le  Ligdamon,  le  Trompeur  puni,  Mélite,  CUtan- 
dre, la  Veuve,  la  Bague  de  l'oubli,  et  tout  ce  qu'ont  mis  en 
lumière  les  plus  beaux  esprits  de  ce  temps.  » 

Celte  Comédie  des  comédiens  fut  jouée  dans  sa  nouveauté, 
le  28  novembre  i63/t,  à  l'Arsenal,  aux  noces  du  duc  de  la 
Valette,  du  sieur  de  Puy  Laurens  et  du  comte  de  Guiche,  en 
présence  de  la  Reine.  Selon  la  Gazette  extraordinaire  du  3o  no- 
vembre 1634,  qui  donne  des  détails  étendus  sur  cette  repré- 
sentation, «  la  comédie  qui  fut  représentée  en  vers  fut  la 
Melite  deScudéry,  où  vingt  violons  jouèrent  aux  intermèdes.  » 
Mais  le  i5  décembre  suivant  cette  erreur  lut  ainsi  corrigée: 
«  Vous  serez  avertis  pour  la  fin,  qu'au  récit  des  trois  noces 
dernièrement  faites  à  l'Arsenal,  la  comédie  en  prose  étoit  de 


NOTICE.  i33 

Scudéry,  et  la  Mélite,  en  vers,  du  sieur  Corneille  :  ne  vou- 
lant attribuer  à  l'un,  comme  il  s'est  fait  erronémenten  l'im- 
primé, ce  qui  est  de  l'autre.  » 

Il  n'y  avait  alors  que  vingt-deux  mois  que  Mélite  était  pu- 
bliée ;  car  bien  qu'elle  soit  la  première  pièce  de  Corneille,  il 
ne  la  fit  imprimer  que  la  seconde.  Ce  fut  Clitandre  qui  parut 
d'abord,  en  1682.  Il  est  suivi  dans  l'édition  originale  de  Mé- 
langes poétiques,  parmi  lesquels  figure  le  sonnet  que  nous  trou- 
vons dans  la  scène  iv  de  l'acte  II  de  Mélite. 

Voici  la  reproduction  exacte  du  titre  que  porte  l'édition 
originale  de  la  première  comédie  de  Corneille  : 

Mélite,  ov  les  favsses  lettres.  Pièce  Comique.  A  Paris, 
chez  François  Targa,  au  premier  pillier  de  la  grande  Salle  du 
Palais,  deuant  les  Consultations,  au  Soleil  dor.  M.  DC.  XXXIII. 
Auec  priuileye  du  Roy. 

Cette  pièce  forme  un  volume  in-Zj",  qui  se  compose  de 
6  feuillets  non  chiffrés  et  de  i5o  pages.  L'exposé  du  privi- 
lège «  donné  à  Sainct  Germain  en  Lave,  le  dernier  iour  de 
lanuier  mil  six  cens  trente  trois  »  est  ainsi  conçu  :  «  Xostre 
bien  amé  François  Targa  Marchand  Libraire  de  nostre  bonne 
ville  Paris,  nous  a  fait  remonstrer  qu'il  a  nouuellement  re- 
couuré  vn  Liure  intitulé  Mélite,  ou  les  fausses  Lettres.  Pièce 
Comique,  faicte  par  M''  Pierre  Corneille,  Aduocat  en  nostre 
Cour  de  Parlement  de  Rouen,  qu'il  desireroit  faire  imprimer 
et  mettre  en  vente » 

On  lit  à  la  fin  :  «  Acheué  d'Imprimer  pour  la  première  fois, 
le  douzième  iour  de  Feurier  mil  six  cens  trente-trois.  » 

Il  est  à  remarquer  que  dans  son  édition  de  i644,  Corneille 
a  supprimé  les  sous-litres  qu'il  avait  donnés  à  ses  premières 
pièces.  A  partir  de  celte  époque  Mélite  ou  les  Fausses  lettres, 
Clitandre  ou  l'Innocence  délivrée,  la  Veuve  ou  le  Traître  trahi, 
la  Galerie  du  Palais  ou  l'Amie  rivale,  la  Place  Royale  ou 
VAmoureux  extravagant,  deviennent  tout  simplement  Mélite, 
Clitandre,  la  Veuve,  la  Galerie  du  Palais,  etc.  Ces  sortes  de 
paraphrases,  encore  en  usage  aujourd'hui  sur  les  affiches  de  nos 
petits  théâtres  de  province,  étaient  dès  lors  passées  de  mode. 


i34  MÉLITE. 


A  MONSIEUR  DE  LIANCOUR^ 

Monsieur, 
Mélite  seroit  trop  ingrate  de  rechercher  une  autre 
protection  que  la  vôtre  ;  elle  vous  doit  cet  hommage  et 
cette  légère  reconnoissance  de  tant  d'obligations  qu'elle 
vous  a  :  non  qu'elle  présume  par  là  s'en  acquitter  en 
quelque  sorte,  mais  seulement  pour  les  publier  à  toute  la 
France.  Quand  je  considère  le  peu  de  bruit  qu'elle  fît  à 

I.  Roger  du  Plessis,  seigneur  de  Liancourt,  près  de  Clermont  en 
Beauvoisis,  naquit  en  iSgg.  En  1630  il  épousa  Jeanne  de  Schom- 
berg,  alors  àgce  de  vingt  ans.  Mariée  contre  son  gré  deux  ans  aupa- 
ravant à  François  de  Cossé,  comte  de  Brissac,  elle  s'était  opposée  à 
la  consommation  de  cette  union,  qui  avait  été  rompue  sous  prétexte 
d'impuissance.  Belle,  aimable,  spirituelle,  elle  eût  brillé  à  la  cour, 
si  sa  piété  ne  l'en  eût  éloignée.  Elle  n'épargna  rien  pour  faire  parta- 
ger à  son  mari  son  goût  pour  la  retraite  et  ses  convictions  religieuses. 
Il  était  brave  et  plein  de  cœur,  «  mais  il  avoit  pris  les  mœurs  ordi- 
naires des  courtisans  de  son  âge  :  l'amour  du  jeu,  du  luxe,  des  amu- 
sements et  la  galanterie.  «  Cependant  il  aimait  fort  la  campagne,  et 
la  compagnie  des  personnes  de  mérite.  Sa  femme  fit  faire  à  Lian- 
court d'admirables  jardins  et  «  attacha  à  sa  maison  des  gens  d'es- 
prit, savants,  d'humeur  et  de  conversation  agréable.  »  La  dédicace 
de  Mélite  nous  apprend  que  ^L  de  Liancourt  avait  assiste  aux  pre- 
mières représentations  de  cette  pièce  ;  celle  de  la  Galerie  du  Palais. 
adressée  à  Mme  de  Liancourt,  nous  montre  qu'elle  n'avait  point  vu 
cette  dernière  comédie  (représentée  pour  la  première  fois  en  i63/|). 
Déjà  les  deux  époux  vivaient  fort  retirés,  et  lorsqu'on  i643  M.  de 
Liancourt  fut  fait  duc  de  la  Roche-Guyon,  sa  conversion  était  com- 
plète. La  duchesse  mourut  le  il\  juin  167^  ;  son  mari  rie  lui  survé- 
cut que  sept  semaines.  Nous  avons  tiré  presque  tous  ces  détails  de 
l'Avertissement  que  l'abbé  Boileau  a  placé  en  tète  d'un  petit  *lraité 
religieux  de  Mme  de  Liancourt,  qu'il  a  publié  sous  le  titre  de  Ré- 
(jlement   donné  par  une    dame    de    hante    qualité  à  M***   (la    princesse 

de    Marsillac),  sa  petite-fille Paris,  Augustin   Legucrrier,    1698, 

inia.  Nous  avons  consulté  aussi  l'historioltc  que  Tallemaiit  des  Réaux 
a  consacrée  à  Mme  de  Liancourt. 


ÉPÎTRE.  i35 

son  arrivée  à  Paris,  venant  d'un  homme  qui  ne  pouvoit 
sentir  que  la  rudesse  de  son  pays,  et  tellement  inconnu 
qu'il  étoit  avantageux  d'en  taire  le  nom  ;  quand  je  me 
souviens,  dis-je,  que  ses  trois  premières  représentations 
ensemble  n'eurent  point  tant  d'afïluence  que  la  moindre 
de  celles  qui  les  suivirent  dans  le  même  hiver,  je  ne  puis 
rapporter  de  si  foibles  commencements  qu'au  loisir  qu'il 
falloit  au  monde  pour  apprendre  que  vous  en  faisiez  état', 
ni  des  progrès  si  peu  attendus  qu'à  votre  approbation, 
que  chacun  se  croyoit  obligé  de  suivre  après  l'avoir  sue". 
C'est  de  là.  Monsieur,  qu'est  venu  tout  le  bonheur  de 
Méiite;  et  quelques  hauts  effets  qu'elle  ait  produits  de- 
puis, celui  dont  je  me  tiens  le  plus  glorieux,  c'est  l'hon- 
neur d'être  connu  de  vous,  et  de  vous  pouvoir  souvent 
assurer  de  bouche  que  je  serai  toute  ma  vie, 
MONSIEUR, 

Votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur, 

C0R>EILLE^. 


AU   LECTEUR. 

Je  sais  bien  que  l'impression  d'une  pièce  en  affoiblit  la 
réputation  :  la  publier,  c'est  l'avilir  ;  et  même  il  s'y  ren- 
contre un  particulier  désavantage  pour  moi,  vu  que  ma 
façon  d'écrire  étant  simple  et  familière,  la  lecture  fera 
prendre  mes  naïvetés  pour  des  bassesses.  Aussi  beaucoup 
de  mes  amis  m'ont  toujours  conseillé  de  ne  rien  mettre 

i*  Var.  (édit.  de  1657):  que  vous  en  fassiez  état. 

a.  Les  mots  «  après  l'avoir  sue,  »  et  cinq  lignes  plus  bas  «  de 
bouche,  «  manquent  dans  l'édition  de  i6/|8. 

3.  h'Epitre  à  Monsieur  de  Liancour  se  trouve  dans  toutes  les  édi- 
tions antérieures  à  1660  ;  les  deux  pièces  suivantes,  l'avis  Au  lecteur 
et  VArgumenl,  ne  sont  que  dans  celle  de  i633. 


r86  INIEMTE. 

sons  la  presse,  et  ont  raison,  comme  je  crois;  mais,  par 
je  ne  sais  quel  malheur,  c'est  un  conseil  que  reçoivent 
de  tout  le  monde  ceux  qui  écrivent,  et  pas  un  d'eux  ne 
s'en  sert.  Ronsard,  Malherbe  et  Théophile  l'ont  méprisé; 
et  si  je  ne  les  puis  imiter  en  leurs  grâces,  je  les  veux  du 
moins  imiter  en  leurs  fautes,  si  c'en  est  une  que  de  faire 
imprimer.  Je  contenterai  par  là  deux  sortes  de  per- 
sonnes, mes  amis  et  mes  envieux,  donnant  aux  uns  de 
quoi  se  divertir,  aux  autres  de  quoi  censurer  :  et  j'espère 
que  les  premiers  me  conserveront  encore  la  même  aflec- 
tion  qu'ils  m'ont  témoignée  par  le  passé  ;  que  des  der- 
niers, si  beaucoup  font  mieux,  peu  réussiront  plus  heu- 
reusement, et  que  le  reste  fera  encore  quelque  sorte 
d'estime  de  cette  pièce,  soit  par  coutume  de  l'approuver, 
soit  par  honte  de  se  dédire.  En  tout  cas,  elle  est  mon 
coup  d'essai  ;  et  d'autres  que  moi  ont  intérêt  à  la  dé- 
fendre, puisque,  si  elle  n'est  pas  bonne,  celles  qui  sont 
demeurées  au-dessous  doivent  être  fort  mauvaises. 


ARGUMENT. 

Eraste,  amoureux  de  Mélite,  l'a  fait  connoître  à  son 
ami  Tircis,  et  devenu  puis  après  jaloux  de  leur  hantise, 
fait  rendre  des  lettres  d'amour  supposées,  de  la  part  de 
Mélite,  à  Philandre,  accordé  de  Cloris,  sœur  de  Tircis. 
Philandre  s'étant  résolu,  par  l'artifice  et  les  suasions 
fl'Eraste,  de  quitter  Cloris  pour  Mélite,  montre  ces  lettres 
à  Tircis.  Ce  pauvre  amant  en  tombe  en  désespoir,  et  se 
retire  chez  Lisis,  qm"  vient  donner  à  Mélite  de  fausses 
alarmes  de  sa  mort.  Elle  se  pâme  à  cette  nouvelle,  et 
témoignant  par  là  son  affection,  Lisis  la  désabuse,  et  fait 
revenir  Tircis,  qui  ré[)ouse.  Cependant  Cliton  ayant  vu 


ARGUMENT.  187 

Mélite  pâmée,  la  croit  morte,  et  en  porte  la  nouvelle  à 
Éraste,  aussi  bien  que  de  la  mort  de  Tircis.  Eraste,  saisi 
de  remords,  entre  en  folie  ;  et  remis  en  son  bon  sens 
par  la  nourrice  de  Mélite,  dont  il  apprend  qu'elle  et 
Tircis  sont  vivants,  il  lui  va  demander  pardon  de  sa 
fourbe  et  obtient  de  ces  deux  amants  Cloris,  qui  ne  vou- 
loit  plus  de  Philandre  après  sa  légèreté. 


EXAMEN 


Cette  pièce  fut  mon  coup  d'essai,  et  elle  n'a  garde 
d'être  dans  les  règles,  puisque  je  ne  savois  pas  alors  qu'il 
y  en  eût.  Je  n'avois  pour  guide  qu'un  peu  de  sens  com- 
mun, avec  les  exemples  de  feu  Hardy",  dont  la  veine  étoit 

I.  Dans  les  éditions  données  par  Corneille  à  partir  de  1660,  on 
trouve,  à  la  suite  de  chacun  des  Discours,  l'Examen  des  poèmes  con- 
tenus en  cette  première  (^seconde,  troisième}  partie.  L'examen  de  chaque 
ouvrage  forme  ainsi  comme  un  chapitre  particulier  dans  VExamen 
des  pièces  de  chaque  volume,  mais  non  une  dissertation  distincte. 
Thomas  Corneille,  qui  le  premier  a  séparé  les  examens  en  1692,  a 
été  obligé  parfois  de  modifier  le  texte  pour  faire  disparaître  les  traces 
de  cette  continuité  de  rédaction  (voyez  la  première  note  de  l'exa- 
men de  la  Suite  du  Menteur}.  Il  est  inutile  d'ajouter  que  tous  les 
éditeurs  ont  agi  de  même.  Sans  les  imiter  en  cela,  nous  séparons 
comme  eux  les  divers  examens,  mais  nous  les  mettons  en  tête  de 
chaque  pièce,  au  lieu  de  ne  les  faire  venir  qu'à  la  suite.  Il  v  a  deux 
motifs  pour  procéder  ainsi  :  d'abord  l'exemple  de  Corneille  qui, 
nous  venons  de  le  dire,  plaça  les  examens  avant  les  pièces,  en- 
suite la  nécessité  de  rapprocher  ces  examens  des  Avertissements, 
Préfaces,  avis  Au  lecteur,  avec  lesquels  ils  ont  les  plus  grands  rap- 
ports et  dont  ils  ne  sont  même  souvent  que  des  éditions  remaniées. 
—  Corneille  n'a  pas  composé  d'examens  pour  ses  dernières  pièces, 
à  partir  à'Othon  inclusivement.  Pour  combler  cette  lacune,  on  a, 
dans  les  anciennes  éditions  de  la  Quatrième  partie,  réuni  en  tète  du 
volume  les  préfaces  des  tragédies  qui  y  sont  contenues. 

3.   Yar.    (édit.  de    1660-166^)  :    de    feu    M.     Hardy.    —    Il  était 


i38  MÉLITE. 

plus  féconde  que  polie,  et  de  quelques  modernes  qui 
commençoient  à  se  produire,  et  qui  n'étoient  pas^  plus 
réguliers  que  lui.  Le  succès  en  fut  surprenant  :  il  établit 
une  nouvelle  troupe  de  comédiens  à  Pa^s,  malgré  le 
mérite  de  celle  qui  étoit  en  possession  de  s'y  voir  Tuni- 
que ;  il  égala  tout  ce  qui  s'étoit  fait  de  plus  beau  jus- 
qu'alors^, et  me  fit  connoître  à  la  cour.  Ce  sens  com- 
mun, qui  étoit  toute  ma  règle,  m'avoit  fait  trouver  l'unité 
d'action  pour  brouiller  quatre  amants  par  un  sevil  in- 
trique, et  m'avoit  donné  assez  d'aversion  de  cet  horrible 
dérèglement  qui  mettoit  Paris,  Rome  et  Constantinople 
sur  le  même  théâtre,  pour  réduire  le  mien  dans  une 
seule  ville. 

La  nouveauté  de  ce  genre  de  comédie,  dont  il  n'y  a 
point  d'exemple  en  aucune  langue,  et  le  style  naïf  qui 
faisoit  une  peinture  de  la  conversation  des  honnêtes 
gens,  furent  sans  doute  cause  de  ce  bonheur  surprenant, 
qui  fit  alors  tant  de  bruit.  On  n'avoit  jamais  vu  jusque-là 
que  la  comédie  fît  rire  sans  personnages  ridicules,  tels 
que  les  valets  bouffons,  les  parasites,  les  capitans,  les 
docteurs,  etc.  Celle-ci  faisoit  son  effet  par  l'humeur  en- 
jouée de  gens  d'une  condition  au-dessus  de  ceux  qu'on 
voit  dans  les  comédies  de  Plante  et  de  ïérence,  qui 
n'étoient  que  des  marchands.  Avec  tout  cela,  j'avoue  que 
l'auditeur  fut  bien  facile  à  donner  son  approbation  à  une 
pièce  dont  le  nœud  n'avoit  aucune  justesse.  Erasle  y  fait 
contrefaire  des  lettres  de  Mélilc,  et  les  porter  à  Phi- 
landre.  Ce  Philandre  est  bien  crédule  de  se  persuader 
d'être  aimé  d'une  personne  qu'il  n'a  jamais  entretenue, 

mort  vers  i63o.  Les  fn-res  Parfait  citent  un  plaidoyer  de  1682  en 
faveur  de   sa  veuve  :    voyez    Histoire  du   théâtre  français,    tome    IV, 

P-  ^'^    ^  ,   . 

1.  V*R.  (f'rlit.  de   1660  et  de  iftf'iS)  :  et  n'c'toient  pas. 

2.  \  AK.  (édil.  de  ifi6o-iH64)  :  juscjiics  alors. 


EXAMEN.  189 

dont  il  ne  connoît  point  l'écriture,  et  qui  lui  défend  de 
l'aller  voir,  cependant  qu'elle  reçoit  les  visites  d'un  autre 
avec  qui  il  doit  avoir  une  amitié  assez  étroite,  puisqu'il 
est  accordé  de  sa  sœur.  Il  fait  plus  :  sur  la  légèreté  d'une 
croyance  si  peu  raisonnable,  il  renonce  à  une  affection 
dont  il  étoit  assuré,  et  qui  étoit  prête  d'avoir  son  effet. 
Eraste  n'est  pas  moins  ridicule  que  lui,  de  s'imaginer 
que  sa  fourbe  causera  cette  rupture,  qui  seroit  toutefois 
inutile  à  son  dessein,  s'il  ne  savoit  de  certitude  que  Phi- 
landre,  malgré  le  secret  qu'il  lui  fait  demander  par  Mélite 
dans  ces  fausses  lettres,  ne  manquera  pas  à  les  montrer  à 
Tircis  ;  que'  cet  amant  favorisé  croira  plutôt  un  caractère 
qu'il  n'a  jamais  vu,  que  les  assurances  d'amour  qu'il  re- 
çoit tous  les  jours  de  sa  maîtresse  ;  et  qu'il  rompra  avec 
elle  sans  lui  parler,  de  peur  de  s'en  éclaircir.  Cette  pré- 
tention d'Eraste  ne  pouvoit  être  supportable,  à  moins 
d'une  révélation  ;  et  Tircis,  qui  est  l'honnête  homme  de 
la  pièce,  n'a  pas  l'esprit  moins  léger  que  les  deux  autres, 
de  s'abandonner  au  désespoir  par  une  même  facilité  de 
croyance,  à  la  vue  de  ce  caractère  inconnu.  Les  senti- 
ments de  douleur  qu'il  en  peut  légitimement  concevoir 
devroient  du  moins  l'emporter  à  faire  quelques  repro- 
ches à  celle  dont  il  se  croit  trahi,  et  lui  donner  par  là 
l'occasion  de  le  désabuser.  La  folie  d'Eraste  n'est  pas  de 
meilleure  trempe.  Je  la  condamnois  dès  lors  en  mon 
âme  ;  mais  comme  c'étoit  un  ornement  de  théâtre  qui  ne 
manquoit  jamais  de  plaire,  et  se  faisoit  souvent  admirer, 
j'affectai  volontiers  ces  grands  égarements,  et  en  tirai 
un  effet  que  je  tiendrois  encore  admirable  en  ce  temps  : 
c'est  la  manière  dont  Eraste  fait  connoître  à  Philandre, 
en  le  prenant  pour  Minos,  la  fourbe  qu'il  lui  a  faite,  et 
l'erreur  où  il  l'a  jeté.  Dans  tout  ce  que  j'ai  fait  depuis,  je 

I.   Var.   (édit.  de  1660)  :  et  que. 


iliO  MÊLITE. 

ne  pense  pas  qu'il  se  rencontre  rien  de  plus  adroit  pour 
un  dénouement. 

Tout  le  cinquième  acte  peut  passer  pour  inutile'.  Tircis 
et  Alélite  se  sont  raccommodés  avant  qu'il  commence, 
et  par  conséquent  Faction  est  terminée.  Il  n'est  plus  ques- 
tion que  de  savoir  qui  a  fait  la  supposition  des  lettres,  et 
ils  pouvoient  Tavoir  su  de  Cloris,  à  qui  Philandre  Tavoit 
dit  pour  se  justifier.  Il  est  vrai  que  cet  acte  retire  Eraste 
de  folie,  qu'il  le  réconcilie  avec  les  deux  amants,  et  fait 
son  mariage  avec  Cloris  ;  mais  tout  cela  ne  regarde  plus 
qu'une  action  épisodique,  qui  ne  doit  pas  amuser  le 
théâtre  quand  la  principale  est  finie  ;  et  surtout  ce  ma- 
riage a  si  peu  d'apparence,  qu'il  est  aisé  de  voir  qu'on  ne 
le  propose  que  pour  satisfaire  à  la  coutume  de  ce  temps- 
là,  qui  ctoit  de  marier  tout  ce  qu'on  introduisoit  sur  la 
scène.  Il  semble  même  que  le  personnage  de  Philandre, 
qiii  part  avec  un  ressentiment  ridicule,  dont  on  ne  craint 
pas  l'effet,  ne  soit  point  achevé,  et  qu'il  lui  falloit  quelque 
cousine  de  Mélite,  ou  quelque  sœur  d' Eraste,  pour  le 
réunir  avec  les  autres.  Mais  dès  lors  je  ne  m'assujettissois 
pas  tout  à  fait  à  cette  mode,  et  je  me  contentai  "  de  faire 
voir  l'assiette  de  son  esprit,  sans  prendre  soin  de  le  pour- 
voir d'une  autre  femme. 

Quant  cà  la  durée  do  l'action,  il  est  assez  visible  qu'elle 
passe  l'unité  de  jour;  mais  ce  n'en  est  pas  le  seul  défaut  : 
il  y  a  de  plus  une  inégalité  d'intervalle  entre  les  actes, 
qu'il  faut  éviter.  11  doit  s'être  passé  huit  ou  quinze  jours 
entre  le  premier  et  le  second,  et  autant  entre  le  second 

I.  «  J'ai  poinc  encore  à  comprcnclre  comment  on  a  pu  souffrir  le 
cinquième  de  Mélite  et  de  la  Veuve,  »  a  déjà  dit  Corneille  dans  le 
Discours  de  l'utilité  et  des  parties  du  poëme  dramatique,  p.  a8.  Quel- 
ques pages  plus  haut,  dans  ce  discours,  il  a  fait  au  contraire  l'clogc 
d'une  scène  du  IV»  acte. 

a.   Var.  (cdit.  de  1660- 1668)  :  et  me  contentai. 


EXAMEN.  i4i 

et  le  troisième;  mais  du  troisième  au  quatrième  il  n'est 
pas  besoin  de  plus  d'une  heure,  et  il  en  faut  encore 
moins  entre  les  deux  derniers,  de  peur  de  donner  le 
temps  de  se  ralentir  à  cette  chaleur  qui  jette  Eraste  dans 
l'égarement  d'esprit.  Je  ne  sais  même  si  les  personnages 
qui  paroissent  deux  fois  dans  un  même  acte  (posé  que 
cela  soit  permis,  ce  que  j'examinerai  ailleurs  '),  je  ne  sais, 
dis-je,  s'ils  ont  le  loisir  d'aller  d'un  quartier  de  la  ville 
à  l'autre,  puisque  ces  quartiers  doivent  être  si  éloignés 
l'un  de  l'autre,  que  les  acteurs  ayent  lieu  de  ne  pas  s'entre- 
connoître.  Au  premier  acte,  Tircis,  après  avoir  quitté 
Mélite  chez  elle,  n'a  que  le  temps  d'environ  soixante 
vers  pour  aller  chez  lui,  où  il  rencontre  Philandre  avec 
sa  sœur,  et  n'en  a  guère  davantage  au  second  à  refaire  le 
même  chemin.  Je  sais  bien  que  la  représentation  rac- 
courcit la  durée  de  l'action,  et  qu'elle  fait  voir  en  deux 
heures,  sans  sortir  de  la  règle,  ce  qui  souvent  a  besoin 
d'un  jour  entier  pour  s'efTectuer;  mais  je  voudrois  que 
pour  mettre  les  choses  dans  leur  justesse,  ce  raccourcis- 
sement se  ménageât  dans  les  intervalles  des  actes,  et  que 
le  temps  qu'il  faut  perdre  s'y  perdît,  en  sorte  que  chaque 
acte  n'en  eût,  pour  la  partie  de  l'action  qu'il  représente, 
que  ce  qu'il  en  faut  pour  sa  représentation  ^ 

Ce  coup  d'essai  a  sans  doute  encore  d'autres  irrégula- 
rités ;  mais  je  ne  m'attache  pas  à  les  examiner  si  ponc- 
tuellement que  je  m'obstine  à  n'en  vouloir  oublier  aucune. 
Je  pense  avoir  marqué  les  plus  notables  ;  et  pour  peu 
que  le  lecteur  aye  peu  dindulgencepour  moi,  j'espère  qu'il 
ne  s'ofl'ensera  pas  d'un  peu  de  négligence  pour  le  reste. 

1.  Voyez  plus  haut,  p.  109,  le  Discours  des  trois  unités,  qui,  dans 
les  éditions  données  par  Corneille,  est  placé  en  tète  du  second  volume 
de  son  Théâtre. 

2.  Voyez  ci-dessus,  p.  ii4  et  note  4- 


ACTEURS'. 


ÉRASTE,  amoureux  de  Mélite. 
ÏIRCIS,  ami  d'Éraste  et  son  rival. 
PHILANDRE,  amant  de  Cloris. 
MÉLITE,  maîtresse  d'Éraste  et  de  Tircis. 
CLORIS,  sœur  de  Tircis. 
LISIS,  ami  de  Tircis. 
CLITON,  voisin  de  Mélite. 
La  Nourrice  de  Mélite  -. 


La  scène  est  à  Paris. 


1.  Dans  l'édition  de  i633  :  Les  acteurs. 

2.  Les  éditions  antérieures   à   1660  placent  Cliton  apn-s  la  Nour- 


rice. 


MELITE. 


COMEDIE. 


ACTE  I. 


SCÈNE   PREMIERE. 

ÉRASTE,  TIRCIS. 

ÉRASTE. 

Je  te  l'avoue,  ami,  mon  mal  est  incurable'  ; 
Je  n'y  sais  qu'un  remède,  et  j'en  suis  incapable  : 
Le  change  seroit  juste,  après  tant  de  rigueur; 
Mais  malgré  ses  dédains,  Mélite  a  tout  mon  cœur  ; 


I .    Var*  Parmi  tant  de  rigueurs  n'est-ce  pas  chose  étrange 
Que  rien  n'est  assez  fort  pour  me  résoudre  au  change  ? 
Jamais  un  pauvre  amant  ne  fut  si  mal  traité, 
Et  jamais  un  amant  n'eut  tant  de  fermeté  : 
Mélite  a  sur  mes  sens  une  entière  puissance  ; 
Si  sa  rigueur  m'aigrit,  ce  n'est  qu'en  son  absence, 
Et  j'ai  beau  ménager  dans  un  éloignement.  (i 633 -5 7) 

*  Les  chiffres  qui  sont  à  la  fin  des  variantes,  entre  parenthèses,  marquent 
les  dates  des  éditions  d'où  elles  sont  tirées.  Le  premier  chiffre  seul  est  entier  ; 
il  faut  suppléer  16  devant  les  suivants.  1 633-07  signifie  que  la  variante  se  trouve 
dans  toutes  les  éditions  publiées  de  i633  à   1607  inclusivement. 

Les  variantes  trop  longues  pour  figurer  au  bas  des  pages  sont  données  à  la 
suite  de  la  pièce. 


ll^!^  MÉLITE. 

Elle  a  sur  tous  mes  sens  une  entière  puissance  ;  5 

Si  j'ose  en  murmurer,  ce  n'est  qu'en  son  absence, 

Et  je  ménage  en  vain  dans  un  éloignement 

Un  peu  de  liberté  pour  mon  ressentiment  : 

D'un  seul  de  ses  regards  l'adorable  contrainte  ' 

Me  rend  tous  mes  liens,  en  resserre  l'étreinte,  lo 

Et  par  un  si  doux  charme  aveugle  ma  raison'. 

Que  je  cherche  mon  mal  et  fuis  ma  guérison. 

Son  œil  agit  sur  moi  d'une  vertu  si  forte, 

Qu'il  ranime  soudain  mon  espérance  morte, 

Combat  les  déplaisirs  de  mon  cœur  irrité,  «  5 

Et  soutient  mon  amour  contre  sa  cruauté  ; 

Mais  ce  flatteur  espoir  qu'il  rejette  en  mon  âme 

N'est  qu'un  doux  imposteur  qu'autorise  ma  flamme^, 

Et  qui  sans  m'assurer  ce  qu'il  semble  m'offrir*, 

Me  fait  plaire  en  ma  peine,  et  m'obstine  à  souffrir.      20 

TIRGIS. 

Que  je  te  trouve,  ami,  d'une  humeur  admirable! 

Pour  paroitre  éloquent  tu  te  feins  misérable  : 

Est-ce  à  dessein  de  voir  avec  quelles  couleurs 

Je  saurois  adoucir  les  traits  de  tes  malheurs  ? 

Ne  t'imagine  pas  qu'ainsi  sur  ta  parole  '  ^5 

D'une  fausse  douleur  un  ami  te  console  : 

Ce  que  chacun  en  dit  ne  m"a  que  trop  appris 

Que  Mélite  pour  toi  n'eut  jamais  de  mépris. 

KRASTE. 

Son  gracieux  accueil  et  ma  persévérance 

1.  Var.  Un  seul  de  ses  regards  réloufTe  et  le  dissipe, 

Un  seul  de  ses  regards  me  séduit  et  me  pipe.  (lOSS-S^) 

2.  Var.  Et  d'un  tel  ascendant  maîtrise  ma  raison 
Que  je  chéris  mon  mal  et  luis  ma  guérison.  (i633) 

3.  Var.  N'est  rien  qu'un  vent  <[ui  souffle  et  rallume  ma  flamme.  (i633) 
Var.  N'est  rien  qu'un  imposteur  q>ii  rallume  ma  flamme.  (i6(l:'i-57) 
Var.  N'est  qu'un  doux  imposteur  qui  rallume  ma  flamme.  (iGGo) 

4.  Var.  Et  reculant  toujours  ce  qu'il  sendjle  m'olTrir.  (i633-6o) 

5.  \  ar.  Ne  t  iuiaj^ine  pas  que  dessus  ta  parole.  (i633-[j7) 


ACTE  I,   SCÈNE   I.  i45 

Font  naître  ce  faux  bruit  d'une  vaine  apparence  :          3o 
Ses  mépris  sont  cachés,  et  s'en  font  mieux  sentir', 
Et  n'étant  point  connus,  on  n'y  peut  compatira 

TIRGIS. 

En  étant  bien  reçu,  du  reste  que  t'importe  ? 
C'est  tout  ce  que  tu  veux  des  filles  de  sa  sorte. 

ÉRASTE. 

Cet  accès  favorable,  ouvert  et  libre  à  tous,  3  5 

Ne  me  fait  pas  trouver  mon  martyre  plus  doux"  : 

Elle  souffre  aisément  mes  soins  et  mon  service  ; 

Mais  loin  de  se  résoudre  à  leur  rendre  justice, 

Parler  de  Thyménée  à  ce  cœur  de  rocher, 

C'est  l'unique  moyen  de  n'en  plus  approcher.  4o 

TIRGIS. 

Ne  dissimulons  point  :  tu  règles  mieux  ta  flamme, 
Et  tu  n'es  pas  si  fou  que  d'en  faire  ta  femme. 

ÉRASTE. 

Quoi  !  tu  semblés  douter  de  mes  intentions  ? 

TIHCIS. 

Je  crois  malaisément  que  tes  affections 

Sur  l'éclat  d'un  beau  teint,  qu'on  voit  si  périssable^,    4  5 

Règlent  d'une  moitié  le  choix  invariable. 

Tu  serois  incivil  de  la  voir  chaque  jour'' 


r.     Var.  Ses  dédains  sont  cachés,  encor  que  continus, 

Et  d'autant  plus  cruels  que  moins  ils  sont  connus.  (i633) 

Var.  Ses  dédains  sont  cachés,  bien  que  continuels, 

Et  moins  ils  sont  connus,  et  plus  ils  sont  cruels.  (iG/i^-a?) 

2.  Var.  Puisqu  étant  inconnus,  on  n'y  peut  compatir.  (1G60) 

3.  Var.  [Ne  me  fait  pas  trouver  mon  martyre  plus  doux  ;] 
Sa  hantise  me  perd,  mon  mal  en  devient  pire. 

Vu  que  loin  d'obtenir  le  bonheur  où  j'aspire, 

Parler  de  mariage  à  ce  cœur  de  rocher.  (i633-5y) 
!t.    Var.  Arrêtent  en  un  lieu  si  peu  considérable 

D'une  chaste  moitié  le  choix  invariable.  (i633-0o) 
5.    Var.  Tu  serois  incivil,  la  voyant  chaque  jour, 

De  ne  lui  tenir  pas  quelques  propos  d'amour.  (i663  et  64) 

Corneille,   i 


i46  MÉLITE. 

Et  ne  lui  pas  tenir  quelques  propos  d'amour^  ; 

Mais  d'un  vain  compliment  ta  passion  bornée 

Laisse  aller  tes  desseins  ailleurs  pour  Thyménée.  5o 

Tu  sais  qu'on  te  souhaite  aux  plus  riches  maisons, 

Que  les  meilleurs  partis" 

ÉRASTE. 

Trêve  de  ces  raisons  ; 
Mon  amour  s'en  offense,  et  tiendroit  pour  supplice 
De  recevoir  des  lois  d'une  sale  avarice^; 
Il  me  rend  insensible  aux  faux  attraits  de  l'or,  5  5 

Et  trouve  en  sa  personne  un  assez  grand  trésor. 

TIRCIS. 

Si  c'est  là  le  chemin  qu'en  aimant  tu  veux  suivre. 

Tu  ne  sais  guère  encor  ce  que  c'est  que  de  vivre. 

Ces  visages  d'éclat  sont  bons  à  cajoler  ; 

C'est  là  qu'un  apprenlif  doit  s'instruire  à  parler^  ;        60 

J'aime  à  remplir  de  feux  ma  bouche  en  leur  présence  ; 

La  mode  nous  oblige  à  cette  complaisance  ; 

Tous  ces  discours  de  livre  alors  sont  de  saison  : 

Il  faut  feindre  des  maux,  demander  guérison^, 

Donner  sur  le  phébus,  promettre  des  miracles;  6  5 

Jurer  qu'on  brisera  toute  sorte  d'obstacles  ; 

Mais  du  vent  et  cela  doivent  être  tout  un. 

p:raste. 
Passe  pour  des  beautés  qui  sont  dans  le  commun''  : 

1.  Var.  Et  no  lui  tenir  pas  quelques  propos  {j'aniour.  (iC^S-B^  et  68) 
Var.  Et  ne  lui  tenir  pas  quelque  propos  d'amour.   (1660) 

2.  Var.  Où  de  meilleurs  partis (i 033-54) 

Var.  Où  des  meilleurs  partis....  (1657) 

3.  Var.  D'avoir  à  prendre  avis  d'une  sale  (a)  avarice  ; 
Je  ne  sache  point  d'or  capable  de  mes  vœux 

Que  celui  dont  Nature  a  paré  ses  chcveui.  (i633-57) 

4.  Var.  C'est  là  qu'un  jeune  oiseau  doit  s'apprendre  à  parler,  (i 033-57) 

5.  Var.  Il  faut  feindre  du  mal,  demander  guérison.  (i633-6/i) 

6.  Var.  Passe  pour  des  beautés  qui  soient  dans  le  commun.  (i633-6o) 

(a)  L'édition  de  1O57  donne,  par  erreur  sans  doute,  seule,  au  lieu  de  sale. 


ACTE  I,   SCÈNE  I.  1^7 

C'est  ainsi  qu'autrefois  j'amusai  Crisolite  ; 

Mais  c'est  d'autre  façon  qu'on  doit  servir  Mélite.  7° 

Malgré  tes  sentiments,  il  me  faut  accorder 

Que  le  souverain  bien  n'est  qu'à  la  posséder  ' . 

Le  jour  qu'elle  naquit,  Vénus,  bien  qu'immortelle^, 

Pensa  mourir  de  honte  en  la  voyant  si  belle  ; 

Les  Grâces,  à  l'envi,  descendirent  des  cieux^,  7  5 

Pour  se  donner  Ihonneur  d'accompagner  ses  yeux  ; 

Et  l'Amour,  qui  ne  put  entrer  dans  son  courage, 

\oulut  obstinément  loger  sur  son  visage^. 

TIRCIS. 

Tu  le  prends  d'un  haut  ton,  et  je  crois  qu'au  besoin 

Ce  discours  emphatique  iroit  encor  bien  loin.  80 

Pauvre  amant,  je  te  plains,  qui  ne  sais  pas  encore 

Que  bien  qu'une  beauté  mérite  qu'on  l'adore, 

Pour  en  perdre  le  goût,  on  n'a  qu'à  Tépouser. 

Un  bien  qui  nous  est  dû  se  fait  si  peu  priser. 

Qu'une  femme  fût-elle  entre  toutes  choisie,  85 

On  en  voit  en  six  mois  passer  la  fantaisie. 

Tel  au  bout  de  ce  temps  n'en  voit  plus  la  beauté^ 

Qu'avec  un  esprit  sombre,  inquiet,  agité  ^; 

Au  premier  qui  lui  parle  ou  jette  l'œil  sur  elle ', 

I.    Var.  Que  le  souverain  bien  gît  à  là  posséder.  (i633-6o) 

a.    Var.  Le  jour  qu'elle  naquit,  Vénus,  quoiqu'immortelle.  (i633-64) 

3.  Var.  Les  Grâces  au  séjour  qu'elles  faisoient  aui  cieux 
Préférèrent  l'honneur  d'accompagner  ses  yeux.  (i633) 
Var.  Les  Grâces  aussitôt  descendirent  des  cieui.  (i 644-57) 

4.  Var.  \oulut  à  tout  le  moins  loger  sur  son  visage. 
Tirs,  (a)  Te  voilà  bien  en  train  ;  si  je  veux  t'écouter, 
Sur  ce  même  ton-là  tu  m'en  vas  bien  conter. 

[Pauvre  amant,  je  te  plains,  qui  ne  sais  pas  encore.]  (i633-57) 

5.  Var.  Tel  au  bout  de  ce  temps  la  souhaite  bien  loin.  (1633-57) 

6.  Var.  La  beauté  n'y  sert  plus  que  d'un  fantasque  soin,  (i 633-54) 
Var.  La  beauté  ne  sert  plus  que  d'un  fantasque  soin.  (1657) 

7.  Var.  A  troubler  le  repos  de  qui  se  formalise.  (i633) 
Var.  A  troubler  le  repos  de  qui  se  scandalise.  (i644-57) 

(a)  Il  y  a  Tirsis,  au  lieu  de  Tircis,  dans  toutes  les  éditions  antérieures  à  1660, 


i/,8  MÉLITE. 

Mille  sottes  frayeurs  lui  brouillent  la  cervelle*  ;  90 

Ce  n'est  plus  lors  qu'une  aide  à  faire  un  favori^, 
Un  charme  pour  tout  autre,  et  non  pour  un  mari. 

ÉRASTE. 

Ces  caprices  honteux  et  ces  chimères  vaines 

Ne  sauroient  ébranler  des  cervelles  bien  saines, 

Et  quiconque  a  su  prendre  une  fille  d'honneur  95 

iN'a  point  à  redouter  l'appas^  d'un  suborneur. 

TIRCIS. 

Peut-être  dis-tu  vrai  ;  mais  ce  choix  difficile 

Assez  et  trop  souvent  trompe  le  plus  habile, 

Et  l'hymen  de  soi-même  est  un  si  lourd  fardeau, 

Qu'il  faut  l'appréhender  à  l'égal  du  tombeau.  100 

S'attacher  pour  jamais  aux  côtés  d'une  femme*! 

Perdre  pour  des  enfants  le  repos  de  son  âme  ! 

Voir  leur  nombre  importun  remplir  une  maison  ^  ! 

Ah  !  qu'on  aime  ce  joug  avec  peu  de  raison  ! 

ÉRASTE. 

Mais  il  y  faut  venir;  c'est  en  vain  qu'on  recule,  'o5 

C'est  en  vain  qu'on  refuit,  tôt  ou  tard  on  s'y  brûle"; 
Pour  libertin  qu'on  soit,  on  s'y  trouve  attrapé  : 
Toi-même,  qui  fais  tant  le  cheval  échappé^. 
Nous  te  verrons  un  jour  songer  au  mariage*. 

TIRCIS. 

Alors  ne  pense  pas  que  j'épouse  un  visage  :  '  10 

1.  Var.  S'il  advient  qu'à  ses  yeux  quelqu'un  la  galantise.  (1633-5^) 

2.  Var.  Ce  n'est  plus  lors  qu'un  aide  à  faire  un  favori.  (i033-t')o) 

3.  Corneille  ne  distingue  pas  l'orthographe  appà/(app(i(i)  et  ap;)as,  dont  nous 
faisons  deux  mots,  llécritap/jai  dans  tous  les  sens,  tant  au  singulier  qu'au  pluriel. 

/i,  Var.  S'attacher  pour  jamais  au  côté  (u)  d'une  femme.   (i633-5/i) 

5.  Var.  Quand  leur  nombre  importun  accable  la  maison.  (i633-57) 

6.  Var.  C'est  en  vain  que  l'on  fuit,  tôt  ou  tard  on  s'y  brûle,  (i 633-57) 
n.  Var.  Toi-même  qui  fais  tant  du  cheval  échappé.  dôGo-GS) 

8.    Var.  Un  jour  nous  te  verrons  songer  au  mariage.  (i633-6o) 

(u)  Dans  l'édition  do  1657  :    «   aux  côté  d'une  femme.   »  La   faule  est-elle 
à  l'article  ou  au  nom,  et  faut-il  lire  au  côté  ou  aux  côtés'.' 


ACTE   I,   SCÈNE  I.  1/I9 

Je  règle  mes  désirs  suivant  mon  intérêt. 

Si  Doris  me  vouloit,  toute  laide  qu'elle  est, 

Je  l'estimerois  plus  qu'Aminte  et  qu'Hippolyte  ; 

Son  revenu  chez  moi  tiendrait  lieu  de  mérite  : 

C'est  comme  il  faut  aimer.  L'abondance  des  biens      1 1 5 

Pour  l'amour  conjugal  a  de  puissants  liens  : 

La  beauté,  les  attraits,  l'esprit,  la  bonne  mine', 

Echauffent  bien  le  cœur,  mais  non  pas  la  cuisine  ; 

Et  rhymen  qui  succède  à  ces  folles  amours, 

Après  quelques  douceurs,  a  bien  de  mauvais  jours'.      '  20 

Une  amitié  si  longue  est  fort  mal  assurée 

Dessus  des  fondements  de  si  peu  de  durée  ^ 

L'argent  dans  le  ménage  a  certaine  splendeur 

Qui  donne  un  teint  d'éclat  à  la  même  laideur^; 

Et  tu  ne  peux  trouver  de  si  douces  caresses  i^â 

Dont  le  goût  dure  autant  que  celui  des  richesses. 

ÉRASTE  \ 

Auprès  de  ce  bel  œil  qui  tient  mes  sens  ravis, 
A  peine  pourrois-tu  conserver  ton  avis. 

TIRCIS. 

La  raison  en  tous  lieux  est  également  forte 

ÉRASTE. 

L'essai  n'en  coûte  rien  :  Mélite  est  à  sa  porte  ;  «So 

Allons,  et  tu  verras  dans  ses  aimables  traits 

Tant  de  charmants  appas,  tant  de  brillants  attraits  ^ 


1.  Var.  La  beauté,  les  attraits,  le  port,  la  bonne  mine, 
EchaufTent  bien  les  draps,  mais  non  pas  la  cuisine.  (i633). 

2.  Var.  Pour  quelques  bonnes  nuits,  a  bien  de  mauvais  jours.  (i633-57) 

3.  Var.  [Dessus  des  fondements  de  si  peu  de  durée.] 
C'est  assez  qu'une  femme  ait  un  peu  d'entregent, 

La  laideur  est  trop  belle  étant  teinte  en  argent.  (i()33) 
U-   L'or  même  à  la  laideur  donne  un  teint  de  beauté, 
a  dit  plus  tard  Bolleau  dans  sa  \llb  satire. 

5.  En  marge,  dans  l'édition  de   i633  :  Mélite  paraît. 

6.  Var.  Tant  de  charmants  appas,  tant  de  divins  attraits.  (1 63.3-57) 


i5o  MÉLITE. 

Que  tu  seras  forcé  toi-même  à  reconnoître' 
Que  si  je  suis  un  fou,  j'ai  bien  raison  de  l'être. 

TIRCIS. 

Allons,  et  tu  verras  que  toute  sa  beauté  i35 

Ne  saura  me  tourner  contre  la  vérité  ^ 

SCÈNE  II. 

MÉLITE,  ÉRASTE,  TIRCIS. 

ÉRASTE. 

De  deux  amis,  Madame,  apaisez  la  querelle^. 

Un  esclave  d'Amour  le  défend  d'un  rebelle. 

Si  toutefois  un  cœur  qui  n'a  jamais  aimé. 

Fier  et  vain  qu'il  en  est,  peut  être  ainsi  nommé.  i4o 

Comme  dès  le  moment  que  je  vous  ai  servie 

J'ai  cru  qu'il  étoit  seul  la  véritable  vie, 

Il  n'est  pas  merveilleux  que  ce  peu  de  rapport 

Entre  nos  deux  esprits  sème  quelque  discorde 

Je  me  suis  donc  piqué  contre  sa  médisance,  1 45 

Avec  tant  de  malheur  ou  tant  d'insuffisance. 

Que  des  droits  si  sacrés  et  si  pleins  d'équité^. 

I.     Var.  Que  tu  seras  contraint  ri  avouor  à  ta  honte, 

Que  si  je  suis  un  fou,  je  le  suis  à  bon  conte  (a).  (i633) 
3.    Var.  Ne  me  saura  tourner  contre  la  vérité.  (if)33-57) 

3.  Var.  Au  péril  de  vous  faire  une  histoire  importune. 
Je  viens  vous  raconter  ma  mauvaise  fortune  : 

Ce  jeune  cavalier,  autant  qu'il  m'est  ami, 

Autant  est-il  d'Amour  implacable  ennemi, 

Et  pour  moi,  qui  depuis  que  je  vous  ai  servie 

Ne  l'ai  pas  moins  prisé  qu'une  seconde  vie, 

Jugez  si  nos  esprits,  se  rapportant  si  peu, 

Pouvoient  tomber  d'accord  et  parler  de  son  feu. 

[Je  me  suis  donc  piqué  contre  sa  médisance.]  (i633-ii7) 

4.  Var.  Entre  nos  deux  esprits  ait  semé  le  discord.  (i66o-6.'i) 

5.  Var.  Que  les  droits  de  l'amour,  bien  que  pleins  d'équité.  (i633-57) 

(a)  Cnnie,  compte.  C'est  rorthogr;iphc  constante  de  Corneille  (voyez  p.  g, 
note  i).  Nous  la  conservons  à  la  rime. 


ACTE   I,   SCÈNE  II.  i5i 

N'ont  pu  se  garantir  de  sa  subtilité, 

Et  je  l'amène  ici,  n'ayant  plus  que  répondre', 

Assuré  que  vos  yeux  le  sauront  mieux  confondre.       i5o 

MÉLITE. 

Vous  deviez  l'assurer  plutôt  qu'il  trouveroit 
En  ce  mépris  d'Amour  qui  le  seconderoit. 

TIRCIS. 

Si  le  cœur  ne  dédit  ce  que  la  bouche  exprime, 

Et  ne  fait  de  l'amour  une  plus  haute  estime", 

Je  plains  les  malheureux  à  qui  vous  en  donnez,  «âS 

Gomme  à  d'étranges  maux  par  leur  sort  destinés. 

MÉLITE. 

Ce  reproche  sans  cause  avec  raison  m'étonne^  : 
Je  ne  reçois  d'amour  et  n'en  donne  à  personne. 
Les  moyens  de  donner  ce  que  je  n'eus  jamais^? 

ÉRASTE. 

Ils  vous  sont  trop  aisés,  et  par  vous  désormais  i6o 

La  nature  pour  moi  montre  son  injustice 

A  pervertir  son  cours  pour  me  faire  un  supplice^. 

MÉLITE. 

Supplice  imaginaire,  et  qui  sent  son  moqueur. 

ÉRASTE. 

Supplice  qui  déchire  et  mon  âme  et  mon  cœur. 

MÉLITE. 

Il  est  rare  qu'on  porte  avec  si  bon  visage^  i65 

L'âme  et  le  cœur  ensemble  en  si  triste  équipage". 

I.    Var.  Et  je  l'amène  à  vous,  n'ayant  plus  que  répondre.  (i63.3) 
a.    Var.  Et  ne  fait  de  l'amour  une  meilleure  estime,  (i 633-57) 
3.    Var.  Ce  reproche  sans  cause,  inopiné,  m'étonne,  (i 633-57). 
h.  Peut-être  Molière  se  rappelait-il  ce  passage  lorsqu'il  faisait  dire  à  Agnès  : 
Mes  yeux  ont-ils  du  mal  pour  en  donner  au  monde  ? 

(^L'Ecole  des  Femmes,  acte  II,  se.  vi.) 

5.  Var.  A  pervertir  son  cours  pour  croître  mon  supplice.  (i633-64) 

6.  Var.  D'ordinaire  on  n'a  pas  avec  si  bon  visage,  (i 633-57) 

7.  Var.  Ni  l'àme  ni  le  cœur  en  un  tel  équipage.  (i633) 
lar.  Ni  l'àme  ni  le  cœur  en  si  triste  équipage.  (164^-57) 


i53  MÉLITE. 

ÉRASTE. 

Votre  charmant  aspect  suspendant  mes  douleurs', 
Mon  visage  du  vôtre  emprunte  les  couleurs. 

MÉLITE. 

Faites  mieux  :  pour  finir  vos  maux  et  votre  flamme, 
Empruntez  tout  d'un  temps  les  froideurs  de  mon  àme.     1 7  o 

ÉRASTE. 

Vous  voyant,  les  froideurs  perdent  tout  leur  pouvoir. 
Et  vous  n'en  conservez  que  faute  de  vous  voir". 

MÉLITE. 

Et  quoi!  tous  les  miroirs  ont-ils  de  fausses  glaces.^ 

ÉRASTE. 

Penseriez-vous  y  voir  la  moindre  de  vos  grâces? 

De  si  frêles  sujets  ne  sauroient  exprimer  17^ 

Ce  que  l'amour  aux  cœurs  peut  lui  seul  imprimer^, 

Et  quand  vous  en  voudrez  croire  leur  impuissance, 

Cette  légère  idée  et  foible  connoissance'* 

Que  vous  aurez  par  eux  de  tant  de  raretés 

Vous  mettra  hors  du  pair  de  toutes  les  beautés\         180 

MÉLITE. 

Voilà  trop  vous  tenir  dans  une  complaisance 

Que  vous  dussiez  quitter,  du  moins  en  ma  présence, 

Et  ne  démentir  pas  le  rapport  de  vos  yeux. 

Afin  d'avoir  sujet  de  m'cntreprendre  mieux. 

ÉRASTE. 

Le  rapport  de  mes  yeux,  aux  dépens  de  mes  larmes,      i<^^ 
Ne  m'a  que  trop  appris  le  pouvoir  de  vos  charmes. 

TIRCIS. 

Sur  peine  d'être  ingrate,  il  faut  de  votre  part 
Reconnoître  les  dons  que  le  ciel  vous  départ. 

1.  Var.  Votre  divin  aspect  sii.spenflant  nios  douleurs.  (i633-fio) 

3.  Var.  Et  vous  n'en  conservez  qii'.i  faute  do  vous  voir.  (i633-/(4  et  Ba-Sy) 

3.  Var.  Ce  qu'Amour  dans  les  cœurs  peut  lui  seul  imprimer.  (i633-63) 

^1.  Var.  Encor  cette  légère  et  foible  connoissance.   (i633-fio) 

5.  Var.  Vous  mettra  hors  de  pair  de  toutes  les  beautés.  (lôfi^  et  60) 


ACTE  I,   SCÈNE  II.  i53 

ÉRASTE. 

Voyez  que  d'un  second  mon  droit  se  fortifie. 

MÉLITE. 

Voyez  que  son  secours  montre  qu'il  s'en  défie'.  190 

TIRCIS. 

Je  me  range  toujours  avec^  la  vérité. 

MÉLITE. 

Si  vous  la  voulez  suivre,  elle  est  de  mon  côté. 

TIRCIS. 

Oui,  sur  votre  visage,  et  non  en  vos  paroles. 

Mais  cessez  de  chercher  ces  refuites  frivoles. 

Et  prenant  désormais  des  sentiments  plus  doux,  «gS 

Ne  soyez  plus  de  glace  à  qui  brûle  pour  vous. 

MÉLITE. 

Un  ennemi  d'Amour  me  tenir  ce  langage  ! 
Accordez  votre  bouche  avec  votre  courage  ; 
Pratiquez  vos  conseils,  ou  ne  m'en  donnez  pas. 

TIRCIS. 

J'ai  connu  mon  erreur  auprès  de  vos  appas ^  :  200 

Il  vous  l'avoit  bien  dit. 

ÉRASTE. 

Ainsi  donc  par  l'issue* 
iMon  âme  sur  ce  point  n'a  point  été  déçue  ? 

TIRCIS. 

Si  tes  feux  en  son  cœur  produisoient  même  effet. 
Crois- moi  que  ton  bonheur  seroit  bientôt  parfait. 

MÉLITE. 

Pour  voir  si  peu  de  chose  aussitôt  vous  dédire  205 

1.  Var.  Mais  plutôt  son  secours  fait  voir  qu'il  s'en  défie.  (i633-5'7) 

2.  Les  éditions  de  1668  et  de  1682  donnent  d'avec.  Nous  n'avons  pas  hé- 
sité à  y  substituer  avec,  qui  est  la  leçon  de  toutes  les  autres  éditions. 

3.  Var.  J'ai  reconnu  mon  tort  auprès  de   vos  appas.   (i633) 

4.  Var.  Ainsi  ma  prophétie 
Est,  à  ce  que  je  vois,  de  tout  point  réussie. 

TIRS.  Si  tu  pouvois  produire  en  elle  un  même  effet,  (i 633-63) 


i54  MÉLITE. 

Me  donne  à  vos  dépens  de  beaux  sujets  de  rire  ; 
Mais  je  pourrois  bientôt,  à  m'entendre  flatter', 
Concevoir  quelque  orgueil  qu'il  vaut  mieux  éviter. 
Excusez  ma  retraite. 

ÉRASTE. 

Adieu,  belle  inhumaine. 
De  qui  seule  dépend  et  ma  joie  et  ma  peine-.  310 

MÉLITE. 

Plus  sage  à  l'avenir,  quittez  ces  vains  propos, 
Et  laissez  votre  esprit  et  le  mien  en  repos. 

SCÈNE  III. 
ÉRASTE,    TIRCIS. 

ÉRASTE. 

Maintenant  suis-je  un  fou  ?  mérité- je  du  blâme  ? 
Que  dis-tu  de  l'objet?  que  dis-tu  de  ma  flamme? 

TIRCIS. 

Que  veux-tu  que  j'en  die?  elle  a  je  ne  sais  quoi  '  •  5 

Qui  ne  peut  consentir  que  l'on  demeure  à  soi. 
Mon  cœur,  jusqu'à  présent  à  l'amour  invincible. 
Ne  se  maintient  qu'à  force  aux  termes  d'insensible  ; 
Tout  autre  que  Tircis  mourroit  pour  la  servir. 

ÉRASTE. 

Confesse  franchement  qu'elle  a  su  te  ravir,  220 

Mais  que  tu  ne  veux  pas  prendre  pour  cette  belle 

Avec  le  nom  d'amant  le  titre  d'infidMe. 

Rien  que  notre  amitié  ne  t'en  peut  détourner  ; 

Mais  ta  muse  du  moins,  facile  à  suborner', 

I.    Var.   M;iis  outre  qn'il  m'est  doux  de  m'entendre  flatter, 
Ma  mère  qui  m'attend  m'oblige  à  vous  quitter.  (i()33-5'7) 

a.    Var.  De  qui  seule  dépond  et  mon  aise  et  ma  peine.  (iGSS-ô^) 

3.    Var.  Mais  ta  muse  du  moins  s'en  lairra  suborner  ; 
N'est-il  pas  vrai,  Tirsis,  déjà  tu  la  disposes 
A  di"  puissants  cfrorls  pour  de  si  belles  choses  ?  (i633-57) 


ACTE   I,   SCENE   III.  i55 

Avec  plaisir  déjà  prépare  quelques  veilles  225 

A  de  puissants  efforts  pour  de  telles  merveilles. 

TIRCIS. 

En  effet  ayant  vu  tant  et  de  tels  appas, 
Que  je  ne  rime  point,  je  ne  le  promets  pas. 

ÉRASTE. 

Tes  feux  n'iront-ils  point  plus  avant  que  la  rime'  ? 

TIRCIS. 

Si  je  brûle  jamais,  je  veux  brûler  sans  crime.  2  3o 

ÉR.\STE. 

Mais  si  sans  y  penser  tu  te  trouvois  surpris  ? 

TIRCIS. 

Quitte  pour  décharger  mon  creur  dans  mes  écrits. 
J'aime  bien  ces  discours  de  plaintes  et  d'alarmes. 
De  soupirs,  de  sanglots,  de  tourments  et  de  larmes  : 
C'est  de  quoi  fort  souvent  je  bâtis  ma  chanson  ;  2  35 

Mais  j'en  connois,  sans  plus,  la  cadence  et  le  son. 
Souffre  qu'en  un  sonnet  je  m'efforce  à  dépeindre 
Cet  agréable  feu  que  tu  ne  peux  éteindre  ; 
Tu  le  pourras  donner  comme  venant  de  toi. 

ÉRASTE. 

Ainsi  ce  cœur  d'acier  qui  me  tient  sous  sa  loi  240 

Verra  ma  passion  pour  le  moins  en  peinture. 
Je  doute  néanmoins  qu'en  cette  portraiture 
Tu  ne  suives  plutôt  tes  propres  sentiments. 

TIRCIS. 

Me  prépare  le  ciel  de  nouveaux  châtiments, 

Si  jamais  un  tel  crime  entre  dans  mon  courage^  !  245 

ÉRASTE. 

Adieu,  je  suis  content,  j'ai  ta  parole  en  gage, 
Et  sais  trop  que  l'honneur  t'en  fera  souvenir. 


1.  Var.   Garde  aussi  quêtes  feux  n'outre-passent  la  rime.  (tfiS^-.Sy) 

2.  Var.   Si  jamais  ce  penser  entre  clans  mon  courage!  (i63?)-57) 


i5fi  MELITE. 

TIRCIS,    seul. 
En  matière  d'amour  rien  n'oblige  à  tenir, 
Et  les  meilleurs  amis,  lorsque  son  feu  les  presse. 
Font  bientôt  vanité  d'oublier  leur  promesse.  2  5o 

SCÈNE    IV. 
PHILANDRE,    CLORIS. 

PHILANDRE. 

Je  meure,  mon  souci,  tu  dois  bien  me  haïr  : 
Tous  mes  soins  depuis  peu  ne  vont  qu'à  te  trahir. 

CLORIS. 

Ne  m'épouvante  point  :  à  ta  mine,  je  pense 

Que  le  pardon  suivra  de  fort  près  cette  offense. 

Sitôt  que  j'aurai  su  quel  est  ce  mauvais  tour.  2  55 

PHILANDRE. 

Sache  donc  qu'il  ne  vient  sinon  de  trop  d'amour. 

CLORIS. 

J'eusse  osé  le  gager  qu'ainsi  par  quelque  ruse 
Ton  crime  officieux  porleroit  son  excuse'. 

PHILANDRE. 

Ton  adorable  objet,  mon  unique  vainqueur. 

Fait  naître  chaque  jour  tant  de  feux  en  mon  creur,        a6o 

Que  leur  excès  m'accable,  et  que  pour  m'en  défaire 

J'y  cherche  des  défauts  qui  puissent  me  déplaire^. 

J'examine  ton  teint  dont  l'éclat  me  surprit, 

Les  traits  de  ton  visage,  et  ceux  de  ton  esprit  ; 

Mais  je  n'en  puis  trouver  un  seid  qui  ne  me  charme '.    a  65 

I.    Var.   [Ton  crime  officieux  porteroit  son  exruse;) 

Mais  n'importe,  sachons,  pnii..  Ton  bel  œil  mon  vainqueur.  (iR.^.S-.'i^) 
?.    Var.  Je  recherche  par  où  tu  me  pourras  déplaire.   (i6'^3-57) 
3.    Var.  Mais  je  non  puis  trouver  un  seul  qui  ne  me  plaise. 

ci.oB.  Et  moi  dans  mes  défauts  encor  suis-je  bien  aise 

Qu'ainsi  tes  sons  trompés  te  forcent  désormais 

,\  chérir  ta  Cloris  ot  ne  changer  jruiiais.  (iBS^-ÎS^) 


ACTE  I,   SCÈNE  IV.  i57 

CLORIS. 

Et  moi,  je  suis  ravie,  après  ce  peu  d'alarme. 
Qu'ainsi  tes  sens  trompés  te  puissent  obliger 
A  chérir  ta  Gloris,  et  jamais  ne  changer. 

PHIL  ANDRE. 

Ta  beauté  te  répond  de  ma  persévérance. 

Et  ma  foi  qui  t'en  donne  une  entière  assurance.  270 

CLORIS. 

Voilà  fort  doucement  dire  que  sans  ta  foi 
Ma  beauté  ne  pourroit  te  conserver  à  moi. 

PHILANDRE. 

Je  traiterois  trop  mal  une  telle  maîtresse 

De  l'aimer  seulement  pour  tenir  ma  promesse  : 

Ma  passion  en  est  la  cause,  et  non  l'etlét  ;  27 ^ 

Outre  que  tu  n'as  rien  qui  ne  soit  si  parfait, 

Qu'on  ne  peut  te  servir  sans  voir  sur  ton  visage 

De  quoi  rendre  constant  l'esprit  le  plus  volage'. 

CLORIS. 

Ne  m'en  conte  point  tant  de  ma  perfection^  : 


1.  Var.  De  quoi  rendre  constant  l'homme  le  plus  volage.  (iG33-68) 

2.  Var.  Tu  m'en  vas  tant  conter  de  ma  perfection, 
Qu'à  la  fin  j'en  aurai  trop  de  présomption. 

PHIL.   S'il  est  permis  d'en  prendre  à  l'égal  du  mérite, 
Tu  n'en  saurois  avoir  qui  ne  soit  trop  petite. 

CLOR.   Mon  mérite  est  si  peu phil.   Tout  beau,  mon  cher  souci 

C'est  me  désobliger  que  de  parler  ainsi  (a). 

Nous  devons  vivre  ensemble  avec  plus  de  franchise  : 

Ce  refus  obstiné  d'une  louange  acquise 

M'accuseroit  enfin  de  peu  de  jugement, 

D'avoir  tant  pris  de  peine  et  souffert  de  tourment. 

Pour  qui  ne  valoit  pas  l'offre  de  mon  service  (6). 

CLOR.  A  travers  tes  discours  si  remplis  d'artifice 

Je  découvre  le  but  de  ton  intention  : 

C'est  que,  te  défiant  de  mon  affection. 

Tu  la  veux  acquérir  par  une  flatterie. 

Philandre,  ces  propos  sentent  la  moquerie,  (i  6.33-57) 

(u)  Vois  que  c'est  m'offenser  que  de  parler  ainsi.  (i648) 
(h)  Pour  qui  ne  vaudroit  pas  l'offre  de  mon  service.  (io48) 


i58  MÉLITE. 

Tu  dois  être  assuré  de  mon  afTection.  280 

Et  tu  perds  tout  l'effort  de  ta  galanterie, 

Si  tu  crois  Taugmenter  par  une  flatterie. 

Une  fausse  louange  est  un  blâme  secret  : 

Je  suis  belle  à  tes  yeux  ;  il  suffit,  sois  discret'  ; 

C'est  mon  plus  grand  bonheur,  et  le  seul  où  j'aspire.    280 

PmLANDRE. 

Tu  sais  adroitement  adoucir  mon  martyre^  ; 

Mais  parmi  les  plaisirs  qu'avec  toi  je  ressens, 

A  peine  mon  esprit  ose  croire  mes  sens^. 

Toujours  entre  la  crainte  et  l'espoir  en  balance 

Car  s'il  faut  que  l'amour  naisse  de  ressemblance,  290 

Mes  imperfections  nous  éloignant  si  fort, 

Qu'oserois-je  prétendre  en  ce  peu  de  rapport? 

CLORIS. 

Du  moins  ne  prétends  pas  qu'à  présent  je  te  loue. 

Et  qu'un  mépris  rusé,  que  ton  cœur  désavoue. 

Me  mette  sur  la  langue  un  babil  afleté,  293 

Pour  te  rendre  à  mon  tour  ce  que  tu  m"as  prêté  : 

Au  contraire,  je  veux  que  tout  le  monde  sache 

Que  je  connois  en  toi  des  défauts  que  je  cache. 

Quiconque  avec  raison  peut  être  négligé 

A  qui  le  veut  aimer  est  bien  plus  obligé.  3oo 

PIULAXDRE. 

Quant  à  toi,  tu  te  crois  de  beaucoup  plus  aimable  ? 

CLORIS. 

Sans  doute  ;  et  qu'aurois-tu  qui  me  fût  comparable  ? 

PHILANDRE. 

Regarde  dans  mes  yeux,  et  reconnois  qu'en  moi 
On  peut  voir  quelque  chose  aussi  parfait  que  toi*. 

1.  Var.  Épargne-moi,  de  grâce,  et  songe,  plus  discret, 
Qu'étant  belle  à  tes  yeux,  plus  outre  je  n'aspire.  (i633-G8) 

2.  \  ar.  Que  tu  sais  dextrcment  adoucir  mon  martyre  !  (i 633-03) 

3.  Var.  A  peine  mon  esprit  ose  croire  à  mes  sens.  (i633-57) 

It.   \ar.  On  peut  voir  (^uelijue  cbose  aussi  beau  comme  toi.  (i 633-64) 


ACTE   I,    SCÈNE   IV.  iBg 

CLORIS. 

C'est  sans  difficulté,  m'y  voyant  exprimée.  3o5 

PHILANDRE. 

Quitte  ce  vain  orgueil  dont  ta  vue  est  charmée. 

Tu  n'y  vois  que  mon  cœur,  qui  n'a  plus  un  seul  trait 

Que  ceux  qu'il  a  reçus  de  ton  charmant  portrait*, 

Et  qui  tout  aussitôt  que  tu  t'es  fait  paroître*, 

Afin  de  te  mieux  voir  s'est  mis  à  la  fenêtre.  3 lo 

CLORIS. 

Le  trait  n'est  pas  mauvais  ;  mais  puisqu'il  te  plaît  tant^. 
Regarde  dans  mes  yeux,  ils  t'en  montrent  autant, 
Et  nos  feux  tous  pareils  ont  mêmes  étincelles^. 

PmLANDRE. 

Ainsi,  chère  Cloris,  nos  ardeurs  mutuelles, 
Dedans  cette  union  prenant  un  même  cours,  3 1 5 

Nous  préparent  un  heur  qui  durera  toujours. 
Cependant,  en  faveur  de  ma  longue  souffrance'^ 

CLORIS. 

Tais-toi,  mon  frère  vient. 

1.  Var.  Que  ceux  qu'il  a  reçus  de  ton  divin  portrait.  (iGSS-ôo) 

2.  Var.  Et  qui  tout  aussitôt  que  tu  te  fais  paroître, 
Afin  de  te  mieux  voir  se  met  à  la  fenêtre.  (i6/i8) 

3.  Var.  Dois-je  prendre  ceci  pour  de  l'argent  comptant  ? 

Oui,  Philandre,  et  mes  yeux  t'en  vont  montrer  autant.  (lOSS-S^) 

4.  Far.  Nos  brasiers  tous  pareils  ont  mêmes  étincelles.  (lô.'^S-G/t) 

5.  Var.  Cependant  un  baiser  accordé  par  avance 
Soulageroit  beaucoup  ma  pénible  souffrance. 

CLOR.  Prends-le  sans  demander,  poltron,  pour  un  baiser  (a) 
Crois-tu  que  ta  Cloris  te  voulut  refuser  .•' 

SCÈNE  V. 

TIRSIS,  PHIL.ODRE,  CLORIS. 

TIRS,  (b)  Voilà  traiter  l'amour  justement  bouche  à  bouche  ; 
C'est  par  où  vous  alliez  commencer  l'escarmouche  ? 
Encore  n'est-ce  pas  trop  mal  passé  son  temps. 
[pHiL.  Que  t'en  semble,  Tirsis  ?]  (i 633-57) 

(a)  Le  pourrai-je  obtenir  ?  clor.  Pour  si  peu  qu'un  baiser.  (lôii-Sy) 

(b)  En  marge,  dans  l'éditioa  de  iG33  :  //  les  surprend  sur  ce  baiser. 


i6o  MÉLITE. 

SCÈNE   V. 
TIRCIS,  PHILANDRE,  CLORIS. 

TIRCIS. 

Si  j'en  crois  Tapparence, 
Mon  arrivée  ici  fait  quelque  contre-temps. 

PHILANDRE. 

Que  t'en  semble,  Tircis? 

TIRCIS. 

Je  vous  vois  si  contents,        3ao 
Qu'à  ne  vous  rien  celer  touchant  ce  qu'il  me  semble 
Du  divertissement  que  vous  preniez  ensemble, 
De  moins  sorciers  que  moi  pourroient  bien  deviner' 
Qu'un  troisième  ne  fait  que  vous  importuner. 

CLORIS. 

Dis  ce  que  tu  voudras  ;  nos  feux  n'ont  point  de  crimes,   3  a  5 
Et  pour  t'appréhender  ils  sont  trop  légitimes, 
Puisqu'un  hymen  sacré,  promis  ces  jours  passés. 
Sous  ton  consentement  les  autorise  assez. 

TIRCIS. 

Ou  je  te  connois  mal,  ou  son  heure  tardive 

Te  désoblige  fort  de  ce  qu'elle  n'arrive ^  3  3o 

CLORlS. 

Ta  belle  humeur  te  tient,  mon  frère. 

TIRCIS. 

Assurément. 


Var.  Je  pense  ne  pouvoir  vous  être  (ju "importun, 

Vous  feriez  mieux  un  tiers  que  d'en  accepter  un.  (ilj33) 

Var.   |Te  désoijlige  fort  de  ce  qu'elle  n'arrive.] 

Cette  légère  amorce,  irritant  les  désirs, 

Fait  que  l'illusion  d'autres  meilleurs  plaisirs 

Vient  la  nuit  chatouiller  ton  espérance  avi<le, 

Mal  satisfaite  après  de  tant  maclicr  à  vide. 

[cLOB.  Ta  belle  Immeur  le  lient,  mon  frère.]  (i633) 


ACTE  I,   SCENE  V.  i6i 

CLORIS. 

Le  sujet  ? 

TIRCIS. 

J'en  ai  trop  dans  ton  contentement. 

CLORIS. 

Le  cœur  t'en  dit  d'ailleurs  ' . 

TIRCIS. 

Il  est  vrai,  je  te  jure  ; 
J'ai  vu  je  ne  sais  quoi. . . 

CLORIS. 

Dis  tout,  je  t'en  conjure'. 

TIRCIS. 

Ma  foi,  si  ton  Philandre  avoit  vu  de  mes  yeux,  3:^5 

Tes  affaires,  ma  sœur,  n'en  iroient  guère  mieux. 

CLORIS. 

J'ai  trop  de  vanité  pour  croire  que  Philandre 
Trouve  encore  après  moi  qui  puisse  le  surprendre^. 

TIRCIS. 

Tes  vanités  à  part,  repose-t'en  sur  moi. 

Que  celle  que  j'ai  vue  est  bien  autre  que  toi.  -^^o 

PHILANDRE. 

Parle  mieux  de  l'objet  dont  mon  âme  est  ravie  ; 
Ce  blasphème  à  tout  autre  auroit  coûté  la  vie. 

TIRCIS. 

Nous  tomberons  d'accord  sans  nous  mettre  en  pourpoint*. 

CLORIS. 

Encor,  cette  beauté,  ne  la  nomme-ton  point? 


1.  Var.  Le  cœur  t'en  dit  ailleurs.  (1637  et  63-68) 

2.  Var.  Dis-le,  je  t'en  conjure.  (1633-Ô7) 
Var.                                      Dis  lot,  je  t'en  conjure.  (1660) 

3.  Var.  Trouve  encore  après  moi   qui  le  puisse  surprendre.  (iGS^) 

4.  Expression  proverbiale,  qui  vient  de  ce  que  les  duellistes  ne  gardaient 
que  leur  pourpoint  lorsqu'ils  se  battaient.  «  Quelquefois  même  ils  mettoient 
pourpoint  bas,  dit  Furetière  dans  son  Dictionnaire,  pour  montrer  qu'ils  se 
battoient  sans  supercherie.  »  Voyez  la  première  variante  de  la  page  196. 

COKNEILLE.    I  I  I 


i62  MÉLITE. 

TIRCIS. 

Non  pas  sitôt.  Adieu  :  ma  présence  importune  3  45 

Te  laisse  à  la  merci  d'Amour  et  de  la  brune. 
Continuez  les  jeux  que  vous  avez  quittés*. 

CLORIS. 

Ne  crois  pas  éviter  mes  importunités  : 

Ou  tu  diras  le  nom  de  cette  incomparable, 

Ou  je  vais  de  tes  pas  me  rendre  inséparable.  35o 

TIRCIS. 

Il  n'est  pas  fort  aisé  d'arracber  ce  secret. 
Adieu  :  ne  perds  point  temps. 

CLORIS. 

0  l'amoureux  discret  ! 
Eh  bien  !  nous  allons  voir  si  tu  sauras  te  taire. 

PHILAN'DRE. 
(Il  retient  Cloris-,  qui  suit  son  frère.) 
C'est  donc  ainsi  qu'on  quitte  un  amant  pour  un  frère  ! 

CLORIS. 

Philandre,  avoir  un  peu  de  curiosité,  355 

Ce  n'est  pas  envers  toi  grande  infidélité  : 
Souffre  que  je  dérobe  un  moment  à  ma  flamme, 
Pour  lire  malgré  lui  jusqu'au  fond  de  son  âme. 
Nous  en  rirons  après  ensemble,  si  tu  veux. 


1.  Var.  Continuez  les  jeux  que  j'ai...  clor.  Tout  beau,  gausseur, 
Ne  l'imagine  point  de  contraindre  une  sœur, 

N'importe  qui  l'éclairc  en  ces  chastes  caresses  ; 

Et  pour  te  faire  voir  des  preuves  plus  expresses 

(Qu'elle  ne  craint  en  rien  la  langue,  ni  tes  yeux  (a), 

Philandre,  d'un  baiser  scelle  encor  tes  adieux. 

pnu,.  Ainsi  vienne  bientôt  cette  heureuse  journée. 

Qui  nous  donne  le  reste  en  faveur  d'Ilyménée. 

TIRS.  Sa  nuit  est  bien  plutôt  ce  que  vous  attendez. 

Pour  vous  récompenser  du  temps  que  vous  perdez  (6).  (i 633-57) 

2.  Var.  Retenant  Cloris.  (i66o) 

(o)  Qu'elle  ne  craint  ici  ta  langue,  ni  tes  yeux.  (iG44-57) 
(6)  L'acte  finit  ici  dans  les  éditions  indiquées. 


ACTE  I,   SCÈNE  V.  i63 

PHILANDRE. 

Quoi  I  c'est  là  tout  l'état  que  tu  fais  de  mes  feux?  36o 

CLOMS. 

Je  ne  t'aime  pas  moins  pour  être  curieuse? 

Et  ta  flamme  à  mon  cœur  n'est  pas  moins  précieuse. 

Conserve-moi  le  tien,  et  sois  sûr  de  ma  foi. 

PHILANDRE. 

Ah,  folle  I  qu'en  t'aimant  il  faut  soufi'rir  de  toi  I 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


i64  MÉLITE. 


ACTE   II. 

SCÈNE   PREMIÈRE. 

ÉRASTE. 

Je  l'avois  bien  prévu,  que  ce  cœur  infidèle'  365 

ISe  se  défendroit  point  des  yeux  de  ma  cruelle, 

Qui  traite  mille  amants  avec  mille  mépris, 

Et  n'a  point  de  faveurs  que  pour  le  dernier  pris. 

Sitôt  qu'il  Taborda,  je  lus  sur  son  visage - 

De  sa  déloyauté  l'infaillible  présage;  370 

Un  inconnu  frisson  dans  mon  corps  épandu 

Me  donna  les  avis  de  ce  que  j'ai  perdu  '*. 

Depuis,  cette  volage  évite  ma  rencontre. 

Ou  si  malgré  ses  soins  le  hasard  me  la  montre. 

Si  je  puis  l'aborder,  son  discours  se  confond, 

Son  esprit  en  désordre  à  peine  me  répond  ; 

Une  réflexion  vers  le  traître  qu'elle  aime 

1.  Var.  Je  l'avois  bien  prévu  que  cette  àme  infidèle,  (i 633-57) 

2.  Var.  Même  dès  leur  abord,  je  lus  sur  son  visage,  (i 633-57) 

3.  Var.  [Me  donna  les  avis  de  ce  que  j'ai  perdu  ;] 
Mais  hélas  !  qui  pourroit  gauchir  sa  destinée  (a)  ? 
Son  immuable  loi  dans  le  ciel  burinée 
Nous  fait  si  bien  courir  après  notre  malheur, 
Que  j'ai  donné  moi-même  accès  à  ce  voleur  : 
Le  perfide  qu'il  est  me  doit  sa  connoissance  ; 
C'est  moi  qui  l'ai  conduit  et  mis  en  sa  puissance  ; 
C'est  moi  c[ui  l'engageant  à  ce  froid  compliniont, 
Ai  jeté  de  mes  maux  le  premier  fondement. 
[Depuis,  cette  volage  évite  ma  rencontre.]  (i633-57) 

(«)  Mais  il  faut  que  chacun  suive  sa  destinée.  {iQMi-b']) 


■iib 


ACTE   II,   SCENE   I.  i65 

Presque  à  tous  les  moments  le  ramène  en  lui-même'  ; 

Et  tout  rêveur  qu'il  est,  il  n'a  point  de  soucis 

Qu'un  soupir  ne  trahisse  au  seul  nom  de  Tircis.  38o 

Lors,  par  le  prompt  effet  d'un  changement  étrange. 

Son  silence  rompu  se  déborde  en  louange. 

Elle  remarque  en  lui  tant  de  perfections, 

Que  les  moins  éclairés  verroient  ses  passions  ^ 

Sa  bouche  ne  se  plaît  qu'en  cette  flatterie,  385 

Et  tout  autre  propos  lui  rend  sa  rêverie. 

Cependant  chaque  jour  au  discours  attachés '^ 

Ils  ne  retiennent  plus  leurs  sentiments  cachés  : 

Ils  ont  des  rendez-vous  où  l'amour  les  assemble  ; 

Encore  hier  sur  le  soir  je  les  surpris  ensemble;  Sgo 

Encor  tout  de  nouveau  je  la  vois  qui  l'attend. 

Que  cet  œil  assuré  marque  un  esprit  content  ! 

Perds  tout  respect,  Eraste,  et  tout  soin  de  lui  plaire*; 

Rends,  sans  plus  différer,  ta  vengeance  exemplaire  ; 

Mais  il  vaut  mieux  t'en  rire,  et  pour  dernier  effort         SgS 

Lui  montrer  en  raillant  combien  elle  a  de  tort. 


SCENE   IL 
ÉRÂSTE,  MÉLITE. 

ÉRASTE. 

Quoi  !  seule  et  sans  Tircis  1  vraiment  c'est  un  prodige, 
Et  ce  nouvel  amant  déjà  trop  vous  néglige. 


1.  Var.  Fresques  à  tous  moments  le  ramène  en  lui-même,  (i 633-68) 

2.  Var.  Que  les  moins  avisés  verroient  ses  passions.  (i633-6o) 

3.  Var.  Cependant  chaque  jour  au  babil  attachés.  (i633-57) 
Var.  Cependant  chaque  jour  aux  discours  attachés.  (1660-68) 

4.  Var.  Sus  donc,  perds  tout  respect  et  tout  soin  de  lui  plaire, 
Et  rends  dessus  le  champ  ta  vengeance  exemplaire. 

Non,  il  vaut  mieux  s'en  rire,  et  pour  dernier  effort.  (i633-57) 


i66  MÉLITE. 

Laissant  ainsi  couler  la  belle  occasion  ' 

De  vous  conter  Texcès  de  son  affection.  4oo 

MÉLITE. 

Vous  savez  que  son  âme  en  est  fort  dépourvue '. 

ÉRASTE. 

Toutefois,  ce  dit-on,  depuis  qu'il  vous  a  vue^, 
Il  en  porte  dans  l'âme  un  si  doux  souvenir, 
Qu'il  n'a  plus  de  plaisirs  qu'à  vous  entretenir. 

MÉLITE. 

Il  a  lieu  de  s'y  plaire  avec  quelque  justice  :  /io5 

L'amour  ainsi  qu'à  lui  me  paroît  un  supplice  ; 
Et  sa  froideur,  qu'augmente  un  si  lourd  entretien, 
Le  résout  d'autant  mieux  à  n'aimer  jamais  rien. 

ÉRASTE. 

Dites  :  à  n'aimer  rien  que  la  belle  Mélite. 

MÉLITE. 

Pour  tant  de  vanité  j'ai  trop  peu  de  mérite.  4 1  o 

ÉRASTE. 

En  faut-il  tant  avoir  pour  ce  nouveau  venu? 

MÉLITE. 

Un  peu  plus  que  pour  vous. 

ÉRASTE. 

De  vrai,  j'ai  reconnu. 
Vous  ayant  pu  servir  deux  ans,  et  davantage. 
Qu'il  faut  si  peu  que  rien  à  toucher  mon  courage. 

MÉLITE. 

Encor  si  peu  que  c'est  vous  étant  refusé,  4i5 

Présumez  comme  ailleurs  vous  serez  méprisé. 

1.    Var.  De  laisser  perdre  ainsi  la  belle  occasion.  (i6^t8) 
a.    Var,  Vous  savez  que  son  àme  en  est  trop  dépourvue.  (1657) 
3.    Var.  [Toutefois,  ce  dit-on,  depuis  qu'il  vous  a  vue,] 
Ses  chemins  par  ici  s'adressent  tous  les  jours. 
Et  ses  plus  grands  plaisirs  ne  sont  qu'en  vos  discours. 
MÉi,.  Et  ce  n'est  pas  aussi  sans  cause  qu'il  les  prise, 
Puisqu'outre  que  l'amour  comme  lui  je  méprise. 
Sa  froideur,  que  redouble  un  si  lourd  entretien.  (1 633-57) 


ACTE  II,   SCÈNE   II.  167 

ÉRASTE. 

Vos  mépris  ne  sont  pas  de  grande  conséquence, 
Et  ne  vaudront  jamais  la  peine  que  j'y  pense  ; 
Sachant  qu'il  vous  voyoit,  je  m'étois  bien  douté 
Que  je  ne  serois  plus  que  fort  mal  écouté.  430 

MÉLITE. 

Sans  que  mes  actions  de  plus  près  j'examine, 

A  la  meilleure  humeur  je  fais  meilleure  mine, 

Et  s'il  m'osoit  tenir  de  semblables  discours. 

Nous  romprions  ensemble  avant  qu'il  fût  deux  jours. 

ÉRASTE. 

Si  chaque  objet  nouveau  de  même  vous  engage,         4 25 
Il  changera  bientôt  d'humeur  et  de  langage*. 
Caressé  maintenant  aussitôt  qu'aperçu, 
Qu'auroit-il  à  se  plaindre,  étant  si  bien  reçu  ? 

MÉLITE. 

Eraste,  voyez-vous,  trêve  de  jalousie  ; 

Purgez  votre  cerveau  de  cette  frénésie  ;  43 o 

Laissez  en  liberté  mes  inclinations. 

Qui  vous  a  fait  censeur  de  mes  affections  ? 

Est-ce  à  votre  chagrin  que  j'en  dois  rendre  conte-? 

ÉRASTE. 

Non,  mais  j'ai  malgré  moi  pour  vous  un  peu  de  honte 
De  ce  qu'on  dit  partout  du  trop  de  privante^  '^3  5 

Que  déjà  vous  souffrez  à  sa  témérité. 

MÉLITE. 

Ne  soyez  en  souci  que  de  ce  qui  vous  touche. 

ÉRASTE. 

Le  moyen,  sans  regret,  de  vous  voir  si  farouche 

1.  Var.  Il  ne  tardera  guère  à  changer  de  langage.  (i633-57) 

2.  Var.  Vraiment,  c'est  bien  à  vous  que  j'en  dois  rendre  conte  (a). 
ÉR.  Aussi  j'ai  seulement  pour  vous  un  peu  de  honte.  (i633-57) 

3.  Var.  Qu'on  murmure  partout  du  trop  de  privante.  (i633-6o) 

(a)  Voyez  la  note  relative  à  la  première  variante  de  la  page  i5o. 


i68  MELITE. 

Aux  légitimes  vœux  de  tant  de  gens  d'honneur, 
Et  d'ailleurs  si  facile  à  ceux  d'un  suborneur? 

MÉLITE. 

Ce  n'est  pas  contre  lui  qu'il  faut  en  ma  présence 
Lâcher  les  traits  jaloux  de  votre  médisance. 
Adieu  :  souvenez-vous  que  ces  mots  insensés 
L'avanceront  chez  moi  plus  que  vous  ne  pensez. 


SCÈNE  111. 

ÉRASTE. 

C'est  là  donc  ce  qu'enfin  me  gardoit  ton  caprice'?     iitirt 
C'est  ce  que  j'ai  gagné  par  deux  ans  de  service? 
C'est  ainsi  que  mon  feu  s'étant  trop  abaissé 
D'un  outrageux  mépris  se  voit  récompensé  ? 
Tu  m'oses  préférer  un  traître  qui  te  flatte'; 


Var.  C'est  là  donc  ce  qu'enfin  me  gardoit  ta  malice,  (i  633-57) 

Var.  C'est  là  donc  ce  qu'enfin  me  gardoit  mon  caprice.  (1G60) 

Var.  Tu  me  préfères  donc  un  traître  qui  te  flatte  ? 

Inconstante  beauté,  lâche,  perfide,  ingrate, 

De  qui  le  choix  brutal  se  porte  au  plus  mal  fait  ; 

Tu  l'estimes  à  faux,  tu  verras  à  reffct. 

Par  le  peu  de  rapport  que  nous  avons  ensemble, 

Qu'un  honnête  homme  et  lui  n'ont  rien  qui  se  ressemble 

Que  dis-je,  tu  verras  ?  Il  vaut  autant  que  mort  ; 

Ma  valeur,  mon  dépit,  ma  flamme  en  sont  d'accord. 

Il  suffit  ;  les  deslins  bandés  à  me  déplaire 

Ne  1  arracheroient  pas  à  ma  juste  colère. 

Tu  démordras,  parjure,  et  ta  déloyauté 

Maudira  mille  fois  sa  fatale  beauté. 

Si  tu  peux  te  résoudre  à  mourir  en  brave  homme, 

Dès  demain  un  cartel  l'heure  et  le  lieu  te  nomme. 

Insensé  que  je  suis  !   hélas,  où  me  réduit 

Ce  mouvement  bouillant  dont  l'ardeur  me  séduit  .•• 

Quel  transport  déréglé  !  Quelle  étrange  échappée  ! 

Avec  un  afTronteur  mesurer  mon  épée  ! 

C'est  bien  contre  un  brigand  qu'il  me  faut  hasarder 

Contre  un  traître  qu'à  jieino  on  devroit  regarder  ! 


ACTE   II,    SCÈNE   III.  169 

Mais  dans  ta  lâcheté  ne  crois  pas  que  j'éclate,  iSo 

Et  que  par  la  grandeur  de  mes  ressentiments 

Je  laisse  aller  au  jour  celle  de  mes  tourments. 

Un  aveu  si  public  qu'en  feroit  ma  colère 

Enfleroit  trop  l'orgueil  de  ton  âme  légère 

Et  me  convaincroit  trop  de  ce  désir  abjet'  ^55 

Qui  m'a  fait  soupirer  pour  un  indigne  objet. 

Je  saurai  me  venger,  mais  avec  l'apparence 

De  n'avoir  pour  tous  deux  que  de  l'indifférence. 

Il  fut  toujours  permis  de  tirer  sa  raison 

D'une  infidélité  par  une  trahison.  ^60 

Tiens,  déloyal  ami,  tiens  ton  âme  assurée 

Que  ton  heur  surprenant  aura  peu  de  durée, 

Et  que  par  une  adresse  égale  à  tes  forfaits 


Lui  faisant  trop  d'honneur,  moi-même  je  m'abuse  ; 

C'est  contre  lui  qu'il  faut  n'employer  que  la  ruse  ; 

[II  fut  toujours  permis  de  tirer  sa  raison 

D'une  infidélité  par  une  trahison.] 

Vis  doncques,  déloyal,  vis,  mais  en  assurance 

Que  tout  va  désormais  tromper  ton  espérance, 

Que  tes  meilleurs  amis  s'armeront  contre  toi, 

Et  te  rendront  encor  plus  malheureux  que  moi. 

J'en  sais  l'invention,  qu'un  voisin  de  Mélite 

Exécutera  trop  aussitôt  que  prescrite. 

Pour  n'être  qu'un  maraud,  il  est  assez  subtil. 

SCÈNE  IV. 

ÉRASTE,  CLITON. 

ÉR.  Holà  !  hau  I  vieil  ami.  clit.  Monsieur,  que  vous  plaît-il  ? 
ÉR.  Me  voudrois-tu  servir  en  quelque  bonne  affaire  ? 
CLiT.  Dans  un  empêchement  fort  extraordinaire. 
Je  ne  puis  m'éloigner  un  seul  moment  d'ici. 
ÉR.  Va,  tu  n'y  perdras  rien,  et  d'avance  voici 
Une  part  des  effets  qui  suivent  mes  paroles. 
cLiT.  Allons,  malaisément  gagne-t-on  dix  pistoles  (a)!  (i63.3-Ô7) 
i.   Ce  mot  est  toujours  écrit  ainsi  par  Corneille,  qui  ne  fait  en  cela  que  se 
conformer  à  l'usage  général  de  son  temps.  Voyez  le  Lexique. 

(a)  Après  ce  vers  commence,  sous  le  titre  descène  v,  notre  scène  iv,  entre 
Tircis  et  Cloris. 


170  MÉLITE. 

Je  mettrai  le  désordre  où  tu  crois  voir  la  paix. 

L'esprit  fourbe  et  vénal  d'un  voisin  de  Mélite  46  5 

Donnera  prompte  issue  à  ce  que  je  médite. 

A  servir  qui  l'achète  il  est  toujours  tout  prêt, 

Et  ne  voit  rien  d'injuste  où  brille  l'intérêt. 

Allons  sans  perdre  temps  lui  payer  ma  vengeance, 

Et  la  pistole  en  main  presser  sa  diligence.  4?° 


SCENE   IV. 

TIRCIS,    CLORIS. 

TIRCIS. 

Ma  sœur,  un  mot  d'avis  sur  un  méchant  sonnet 
Que  je  viens  de  brouiller  dedans  mon  cabinet. 

CLORIS. 

C'est  à  quelque  beauté  que  ta  muse  l'adresse? 

TIRCIS. 

En  faveur  d'un  ami  je  flatte  sa  maîtresse. 

Vois  si  tu  le  connois,  et  si,  parlant  pour  lui,  ^i^ 

J'ai  su  m'accommoder  aux  passions  d'autrui. 

SONNET. 

Après  l'œil  de  Mélite  il  n'est  rien  d'admirable — 

CLORIS . 

Ah  !  frère,  il  n'en  faut  plus. 

TIRCIS. 

Tu  n'es  pas  supportable 
De  me  rompre  sitôt. 

CLORIS. 

C'étoit  sans  y  penser  ; 
Achève. 

TIRCIS. 

Tais-toi  donc,  je  vais  recommencer.  48o 


ACTE   II,    SCÈNE   IV.  171 

SONNET  * . 

Après  l'œil  de  Méliie  il  n'est  rien  d'admirable  ; 
Il  n'est  rien  de  solide  après  ma  loyauté. 
Mon  feu,  comme  son  teint,  se  rend  incomparable, 
Et  je  suis  en  amour  ce  qu'elle  est  en  beauté. 

Quoi  que  puisse  à  mes  sens  offrir  la  nouveauté,  4  85 

Mon  cœur  à  tous  ses  traits  demeure  invulnérable, 

Et  bien  qu'elle  ait  au  sien  la  même  cruauté. 

Ma  foi  pour  ses  rigueurs  n'en  est  pas  moins  durable. 

C'est  donc  avec  raison  que  mon  extrême  ardeur 

Trouve  chez  cette  belle  une  extrême  froideur,  49° 

Et  que  sans  être  aimé  je  brûle  pour  Mélite  ; 

Car  de  ce  que  les  Dieux,  nous  envoyant  au  jour. 
Donnèrent  pour  nous  deux  d'amour  et  de  mérite. 
Elle  a  tout  le  mérite,  et  moi  j'ai  tout  l'amour. 

CLORIS. 

Tu  Tas  fait  pour  Eraste? 

TIRCIS. 

Oui,  j'ai  dépeint  sa  flamme,    ig^ 

CLORIS. 

Comme  tu  la  ressens  peut-être  dans  ton  âme? 

TIRCIS. 

Tu  sais  mieux  qui  je  suis,  et  que  ma  libre  humeur 
N'a  de  part  en  mes  vers  que  celle  de  rimeur. 

CLORIS. 

Pauvre  frère,  vois-tu,  ton  silence  t'abuse  ; 

De  la  langue  ou  des  yeux,  n'importe  qui  t'accuse^  :    5oo 


I.  Ce  sonnet,  composé,  d'après  Thomas  Corneille,  avant  la  comédie  elle- 
même  (voyez  ci-dessus,  p.  126),  a  été  imprimé  pour  la  première  fois  en  1682, 
à  la  page  167  des  Meslanges  poétiques  qui  suivent  Clitandre.  Ce  texte  primitif 
ne  présente  qu'une  variante  sans  importance  ;  le  vers  dSy  commence  ainsi  '■ 
Et  quoiqu'elle  ait,  etc. 

3.    Var.  De  la  langue,  des  yeux,  n  importe  qui  t'accuse,  (itiô^  et  Go) 


172  MÉLITE. 

Les  tiens  m'avoient  bien  dit  malgré  toi  que  ton  cœur 

Soupiroit  sous  les  lois  de  quelque  objet  vainqueur  ; 

Mais  j'ignorois  encor  qui  tenoit  ta  franchise', 

Et  le  nom  de  Mélite  a  causé  ma  surprise, 

Sitôt  qu'au  premier  vers  ton  sonnet  m'a  fait  voir        5"5 

Ce  que  depuis  huit  jours  je  brûlois  de  savoir. 

TIR  CI  s. 
Tu  crois  donc  que  j'en  tiens  ? 

CLORIS. 

Fort  avant. 

TIRCIS. 

Pour  MéHte? 

CLORIS. 

Pour  Mélite,  et  de  plus  que  ta  flamme  n'excite 
Au  cœur  de  cette  belle  aucun  embrasement^. 

TIRCIS. 

Qui  t'en  a  tant  appris  ?  mon  sonnet  ? 

CLORIS. 

Justement.  ^lo 

TIRCIS. 

Et  c'est  ce  qui  te  trompe  avec  tes  conjectures, 

Et  par  011  ta  finesse  a  mal  pris  ses  mesures. 

Un  visage  jamais  ne  m'auroit  arrêté, 

S'il  falloit  que  l'amour  fût  tout  de  mon  côté. 

Ma  rime  seulement  est  un  portrait  fidèle  5  '  5 

De  ce  qu'Eraste  souffre  en  servant  cette  belle  ; 

Mais  quand  je  l'entretiens  de  mon  affection. 

J'en  ai  toujours  assez  de  satisfaction. 

CLORIS. 

Montre,  si  tu  dis  vrai,  quelque  peu  plus  de  joie, 

Et  rends-toi  moins  rêveur,  alin  que  je  te  croie.  ^'o 


I.   C'est-.i-diro  qui  l'avait  captivé.  Franchise,  dans  le  sens  do  liberté.  Voyez 
p.  Lexique. 
3.    Var.  Dedans  cette  maîtresse  aiuiiii  eiiilirasoiiunl.  (ifî.SS-Go) 


ACTE  II,   SCÈNE  IV.  173 

TIRCIS. 

Je  rêve,  et  mon  esprit  ne  s'en  peut  exempter  ; 

Car  sitôt  que  je  viens  à  me  représenter 

Qu'une  vieille  amitié  de  mon  amour  s'irrite, 

Qu'Éraste  s'en  offense  et  s'oppose  à  Mélite\ 

Tantôt  je  suis  ami,  tantôt  je  suis  rival,  52  5 

Et  toujours  balancé  d'un  contre-poids  égal, 

J'ai  honte  de  me  voir  insensible  ou  perfide  : 

Si  l'amour  m'enhardit,  l'amitié  m'intimide. 

Entre  ces  mouvements  mon  esprit  partagé 

Ne  sait  duquel  des  deux  il  doit  prendre  congé.  5  3o 

CLORIS. 

Voilà  bien  des  détours  pour  dire,  au  bout  du  conte, 

Que  c'est  contre  ton  gré  que  l'amour  te  surmonte. 

ïu  présumes  par  là  me  le  persuader  ; 

Mais  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  m'en  donne  à  garder". 

A  la  mode  du  temps,  quand  nous  servons  quelque  autre, 

C'est  seulement  alors  qu'il  n'y  va  rien  du  nôtre^ 

Chacun  en  son  affaire  est  son  meilleur  ami^. 

Et  tout  autre  intérêt  ne  touche  qu'à  demi. 

TIRCIS. 

Que  du  foudre  à  tes  yeux  j'éprouve  la  furie. 

Si  rien  que  ce  rival  cause  ma  rêverie  !  51o 

CLORIS. 

C'est  donc  assurément  son  bien  qui  t'est  suspect  : 
Son  bien  te  fait  rêver,  et  non  pas  son  respect. 
Et  toute  amitié  bas,  tu  crains  que  sa  richesse 
En  dépit  de  tes  feux  n'obtienne  ta  maîtresse ^ 


1.  Var.  Qu'Éraste  m'en  retire  et  s'oppose  à  Mélite.  (i633) 

2.  Var.  Mais  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  m'en  baille  à  garder,  (i 633-57) 

3.  Var.  C'est  seulement  alors  qu'il  n'y  a  rien  du  nôtre  (a)    (i 657-63) 

4.  Var.  Un  chacun  à  soi-même  est  son  meilleur  ami.  (i633-57) 

5.  Var.  En  dépit  de  tes  feux  n'emporte  ta  maîtresse.  (i633) 

(a)  Au  sujet  de  cette  leçon,  qui  fij^ure,  comme  on  le  voit,  dans  plusieurs  édi- 


174  MÊLITE. 

TIRCIS . 

Tu  devines,  ma  sœur  :  cela  me  fait  mourir.  5  45 

CLORIS. 

Ce  sont  vaines  frayeurs  dont  je  veux  te  guérir*. 
Depuis  quand  ton  Eraste  en  tient-il  pour  Mélite  ? 

TIRCIS. 

Il  rend  depuis  deux  ans  hommage  à  son  mérite. 

CLORIS. 

Mais  dit-il  les  grands  mots  ?  parle-t-il  d'épouser  ? 

TIRCIS. 

Presque  à  chaque  moment. 

CLORIS. 

Laisse-le  donc  jaser.         5  5o 
Ce  malheureux  amant  ne  vaut  pas  qu'on  le  craigne  ; 
Quelque  riche  qu'il  soit,  Mélite  le  dédaigne  : 
Puisqu'on  voit  sans  effet  deux  ans  d'affection, 
Tu  ne  dois  plus  douter  de  son  aversion  ; 
Le  temps  ne  la  rendra  que  plus  grande  et  plus  forte.     555 
On  prend  soudain  au  mot  les  hommes  de  sa  sorte  ^, 

1 .  Var.  Vaine  frayeur  pourtant  dont  je  veux  te  guérir. 
TIRS.  M'en  guérir  !  clor.  Laisse  faire  :  Eraste  sert  Mélite, 
Non  pas?  mais  depuis  quand  (o)  ?  tirs.  Depuis  qu'il  la  visite 
Deux  ans  se  sont  passés,  clor.  Mais  dedans  ses  discours 
Parle-t-il  d'épouser?  tirs.  Oui,  presque  tous  les  jours. 

CLOR.  Donc,  sans  l'appréhender,  poursuis  ton  (6)  entreprise; 
Avccquc  tout  son  bien  Mélite  le  méprise. 
[Puisqu'on  voit  sans  effet  deux  ans  d'affection],  (i 633-57) 
Var.  Ce  sont  vaines  frayeurs  dont  je  te  veux  guérir.  (1G60) 

2.  l'ar.  On  prend  au  premier  bond  les  hommes  de  sa  sorte  (c), 
De  crainte  qu'à  la  longue  ils  n'éteignent  leur  feu  ((f). 

tirs.  Mais  il  faut  redouter  une  mère.  clor.  Aussi  peu. 
TIRS.  Sa  puissance  pourtant  sur  elle  est  absolue. 

tions,   on    lit   dans   les    Fautes   notables    survenues  pendant   l'impression    (éilit 
de  i663,  tome  I,  p.  lx)  :  «  Qu  il  n'y  a  rien,  »  lisez  :  «  qu'il  n'y  va  rien.  » 

(a)   Mais  sais-tu  depuis  quand  ?(i 654) 

(6)  Son  pour  ton,  dans  1  édition  de  1657,  est  évidemment  une  faute. 

(f)  On  prend  au  premier  bond  les  hommes  de  la  sorle.  (1652-57) 
On  prend  soudain  au  mol  les  hommes  de  la  sorte.  (1660) 

(c/)  De  peur  qu'avec  le  temps  ils  n'éteignent  leur  feu.  (i644-57) 


ACTE   II,   SCÈNE   IV  175 

Et  sans  rien  hasarder  à  la  moindre  longueur, 
On  leur  donne  la  main  dès  qu'ils  offrent  le  cœur. 

TIRCIS. 

Sa  mère  peut  agir  de  puissance  absolue, 

CLORIS. 

Crois  que  déjà  l'affaire  en  seroit  résolue,  5 60 

Et  qu'il  auroit  déjà  de  quoi  se  contenter, 
Si  sa  mère  étoit  femme  à  la  violenter. 

TIRCIS. 

Ma  crainte  diminue  et  ma  douleur  s'apaise  '  ; 

Mais  si  je  t'abandonne,  excuse  mon  trop  d'aise. 

Avec  cette  lumière  et  ma  dextérité,  56  5 

J'en  veux  aller  savoir  toute  la  vérité. 

Adieu. 

CLORIS. 

Moi,  je  m'en  vais  paisiblement  attendre^ 
Le  retour  désiré  du  paresseux  Philandre. 
Un  moment  de  froideur  lui  fera  souvenir^ 
Qu'il  faut  une  autre  fois  tarder  moins  à  venir.  570 

SCÈNE   V. 
ÉRASTE,  CLITON. 

ÉRASTE,  lui  donnant  une  lettre*. 
Va-t'en  chercher  Philandre,  et  dis-lui  que  Mélite*^ 


CLOR.  Oui,  mais  déjà  l'affaire  en  seroit  résolue, 
Et  ton  rival  auroit  de  quoi  se  contenter.  (i633-57) 

1.  Var.  Pour  de  si  bons  avis  il  faut  que  je  te  baise.  (i633) 

2.  Var.  Moi,  je  m'en  vais  dans  le  logis  attendre,  (i 633-57) 

3.  Var.  Un  baiser  refusé  lui  fera  souvenir.  (iG33-48) 

Var.  Un  moment  de  froideur  le  fera  souvenir.  (i633  et  64) 

4.  Var.  Il  baille  une  lettre  à  Cliton.  (i633,  en  marge.)  —  //  lui  donne  une 
lettre.  (i663,  en  marge.) 

5.  Var.  Cours  vite  chez  Philandre,  et  dis-lui  que  Mélite 
A  dedans  ce  papier  sa  passion  décrite,  (i 633-57) 


176  MÉLITE. 

A  dedans  ce  billet  sa  passion  décrite  ; 

Dis- lui  que  sa  pudeur  ne  sauroit  plus  cacher 

Un  feu  qui  la  consume  et  qu'elle  tient  si  cher\ 

Mais  prends  garde  surtout  à  bien  jouer  ton  rôle  :        57^ 

Remarque  sa  couleur,  son  maintien,  sa  parole; 

Vois  si  dans  la  lecture  un  peu  d'émotion 

Ne  te  montrera  rien  de  son  intention. 

CLITON. 

Cela  vaut  fait,  Monsieur. 

ÉRASTE. 

Mais  après  ce  message'' 
Sache  avec  tant  d'adresse  ébranler  son  courage,  5  8o 

Que  tu  viennes  à  bout  de  sa  fidélité. 

CLITON. 

Monsieur,  reposez-vous  sur  ma  subtilité  ; 
Il  faudra  malgré  lui  qu'il  donne  dans  le  piège  : 
Ma  tête  sur  ce  point  vous  servira  de  plége^; 
Mais  aussi  vous  savez 

ÉBASTE. 

Oui,  va,  sois  diligent*.  5  85 

Ces  âmes  du  commun  n'ont  pour  but  que  l'argent^; 


1.  Var.  Un  feu  qui  la  consomme  et  qu'elle  tient  si  cher.  (iG3,i  et  48-67) 

2.  Var.  Mais  avec  ton  message 

Tâche  si  dcxtrement  de  tourner  son  courage.  (iG3c5-G4) 

3.  Var.  Ma  tète  sur  ce  point  inc  servira  de  plége  (a).  (iCfi^) 

4.  En  marge,  dans  l'édition  de   iG33  :   Cliion  rentre. 

5.  Var.  Ces  âmes  du  commun  font  tout  pour  de  l'argent, 
Et  sans  prendre  intérêt  au  dessein  de  personne, 
Leur  service  et  leur  foi  sont  à  qui  plus  leur  donne. 
Quand  ils  sont  éhlouis  de  ce  traître  métal. 

Ils  ne  distinguent  plus  le  bien  d'avec  le  mal  ; 

Le  seul  espoir  du  gain  règle  leur  conscience. 

Mais  tu  reviens  bientôt,  est-ce  fait?  clit.  Patience, 

Monsieur  ;  en  vous  donnant  un  moment  de  loisir. 

Il  ne  tiendra  qu'à  vous  d'en  avoir  le  plaisir.  (1G33-J7) 

(a)  De  caution,  de  gage.  Voyez  le  Lexiijuc. 


ACTE  II,   SCÈNE   V.  177 

Et  je  n'ai  que  trop  vu  par  mon  expérience 

Mais  tu  reviens  bientôt'? 

CLITON. 

Donnez-vous  patience, 
Monsieur;  il  ne  nous  faut  qu'un  moment  de  loisir'", 
Et  vous  pourrez  vous-même  en  avoir  le  plaisir.  590 

ÉRASTE . 

Comment  ? 

CLITON. 

De  ce  carfour  j'ai  vu  venir  Philandre. 
Cachez- vous  en  ce  coin,  et  de  là  sachez  prendre 
L'occasion  commode  à  seconder  mes  coups  : 
Par  là  nous  le  tenons.  Le  voici  ;  sauvez-vous^. 


SCENE  VI. 

PHILANDRE,  ÉRASTE,  CLITON. 

PHILANDRE. 

(Eraste  est  caché  et  les  écoute '^.) 
Quelle  réception  me  fera  ma  maîtresse.^  59 5 

Le  moyen  d'excuser  une  telle  paresse? 

CLITON. 

Monsieur,  tout  à  propos  je  vous  rencontre  ici, 
Expressément  chargé  de  vous  rendre  ceci. 

PHILANDRE. 

Qu'est-ce  ? 

CLITON. 

Vous  allez  voir,  en  lisant  cette  lettre, 

1.  En  marge,  dans  l'édition  de   i633  :   Cliton  ressort  brusqaemenl. 

2.  Var.  Monsieur;  il  ne  vous  faut  qu'un  moment  de  loisir.  (1660-68) 

3.  En  marge,  dans  l'édition  de   i633:  Philandre  paroit   el  Érasle  se  cache. 

4.  Ces  mots  manquent  dans  les  éditions  de  i633,  de  i64/i  et  de  1662-60  ; 
ils  sont  remplacés,  dans  celle  de  i6i8,  par  ceux-ci  :  cependant  qii  Érasle  est 
caché. 

Corneille,   i  i  2 


178  MÉLITE. 

Ce  qu'un  homme  jamais  n'oseroit  se  promettre';       600 
Ouvrez-la  seulement. 

PHILANDRE. 

Va,  tu  n'es  qu'un  conteur. 

CLITON. 

Je  veux  mourir  au  cas  qu'on  me  trouve  menteur. 

LETTRE    SUPPOSÉE    DE    MÉLITE    A    PHILANDRE. 

Malgré  le  devoir  et  la  bienséance  du  sexe,  celle-ci 
m'échappe  en  faveur  de  vos  mérites,  pour  vous  apprendre 
que  c'est  Mélite  qui  vous  écrit,  et  qui  vous  aime.  Si  elle 
est  assez  heureuse  pour  recevoir  de  vous  une  réciproque 
affection,  contentez-vous  de  cet  entretien  par  lettres,  jus- 
ques  à  ce  quelle  ait^  ôté  de  l'esprit  de  sa  mère  quelques 
personnes  qui  n'y  sont  que  trop  bien  pour  son  contentement. 

ÉRASTE,   feignant  d'avoir  lu  la  lettre  par-dessus  son  épaule^. 
C'est  donc  la  vérité  que  la  belle  Mélite 
Fait  du  brave  Philandre  une  louable  élite, 
Et  qu'il  obtient  ainsi  de  sa  seule  vertu  60 5 

Ce  qu'Éraste  et  Tircis  ont  en  vain  débattu  ! 
Vraiment  dans  un  tel  choix  mon  regret  diminue  ; 
Outre  qu'une  froideur  depuis  peu  survenue, 
De  tant  de  vœux  perdus  ayant  su  me  lasser*, 
N'attendoil  qu'un  prétexte  à  m'en  débarrasser.  0 1  o 

PHILANDRE. 

Me  dis-tu  que  Tircis  brûle  pour  celte  belle? 

I.   Var.  Ce  qu'un  homme  jamais  ne  s'oseroit  pronieltre  ; 

Ouvrez-la  seulement,  piul.  Tu  n'es  rien  qu'un  conteur.  (iGSS-B^) 
a.   Ainsi  dans  les  éditions  de  i633-48,  de  1667  et  de  1682  ;  aye  dans  celles 
do  i652,  de  1654  et  de  1GC0-G8.  —  Voyez  plus  haut,  p.   log,  note  i. 

3.  Var.  Cependant  que  Philandre  lit,  Erasle  s'approche  par  derrière,  et  fei- 
qnanl  d'avoir  lu  par-dessus  son  épaule,  il  lui  saisit  la  main  encore  pleine  de  la 
lettre  toute  déployée.  (i633,  en  marge.) —  Il  feint  d'avoir  lu  la  lettre  par- 
dessus l'épaule  de  Philandre.  (i6G3,  en  marge.) 

4.  Var.   Porloit  nos  deux  esprits  à  s'enlre-négliger, 

Si  bien  que  je  cherchois  par  où  m'en  dégager.  (iG33-57) 


ACTE  II,   SCÈNE  VI.  179 

ÉRASTE. 

Il  en  meurt. 

PHILANDRE. 

Ce  courage  à  l'amour  si  rebelle? 

ÉRASTE. 

Lui-même. 

PHILANDRE. 

Si  ton  cœur  ne  tient  plus  qu'à  demi', 
ïu  peux  le  retirer  en  faveur  d'un  ami  "  ; 
Sinon,  pour  mon  regard  ne  cesse  de  prétendre  :  6 1 5 

Etant  pris  une  fois,  je  ne  suis  plus  à  prendre. 
Tout  ce  que  je  puis  faire  à  ce  beau  feu  naissant", 
C'est  de  m'en  revancher  par  un  zèle  impuissant"; 
Et  ma  Cloris  la  prie,  afin  de  s'en  distraire. 
De  tourner,  s'il  se  peut,  sa  flamme  vers  son  frère ^.       620 

ÉRASTE. 

Auprès  de  sa  beauté  qu'est-ce  que  ta  Cloris  ? 

PHILANDRE. 

Un  pau  plus  de  respect  pour  ce  que  je  chéris. 

ÉRASTE. 

Je  veux  qu'elle  ait  en  soi  quelque  chose  d'aimable; 
Mais  enfin  à  Mélite  est-elle  comparable  **  ? 

PHILANDRE. 

Qu'elle  le  soit  ou  non,  je  n'examine  pas                         625 
Si  des  deux  l'une  ou  l'autre  a  plus  ou  moins  d'appas. 
J'aime  l'une  ;  et  mon  cœur  pour  toute  autre  insensible  ^ 

I.  Var.  Si  ton  feu  commence  à  te  lasser.  (iG33) 

Var.  Si  ton  feu  commence  à  se  lasser,  (i 644-57) 

a.  Var.  Pour  un  si  bon  ami  tu  peux  y  renoncer.  (i633-57) 

Var.  Tu  peux  le  retirer  pour  un  si  bon  ami.  (i66o-G4) 

3.  Var.  Tout  ce  que  je  puis  faire  à  son  brasier  naissant,  (i 633-68) 

4.  Var.  C'est  de  le  revancher  par  un  zèle  impuissant.  (i633-57) 

5.  Var.  De  tourner  ce  qu'elle  a  de  flamme  vers  son  frère.  (iG33-57) 

6.  Var.  Mais  la  peux-tu  juger  à  l'autre  comparable? 

pniL.  Soit  comparable  ou  non,  je  n'examine  pas.  (i633-37) 

7.  Var.  J'ai  promis  d'aimer  l'une,  et  c'est  où  je  m'arrête. 
ÉB.   Avise  toutefois,  le  prétexte  est  honnête,  (i 633-07) 


i8o  ME  LITE. 

ÉRASTE. 

Avise  toutefois,  le  prétexte  est  plausible. 

PHILANDRE. 

J'en  serois  mal  voulu  des  hommes  et  des  Dieux. 

ÉRASTE. 

On  pardonne  aisément  à  qui  trouve  son  mieux.  6  3o 

PHILANDRE. 

Mais  en  quoi  gît  ce  mieux? 

ÉRASTE. 

En  esprit,  en  richesse*. 

PHILANDRE. 

0  le  honteux  motif  à  changer  de  maîtresse  ! 

ÉRASTE. 

En  amour. 

PHILANDRE. 

Gloris  m'aime,  et  si  je  m'y  connoi, 
Rien  ne  peut  égaler  celui  qu'elle  a  pour  moi. 

ÉRASTE. 

Tu  te  détromperas,  si  tu  veux  prendre  garde  63  5 

A  ce  qu'à  ton  sujet  l'une  et  l'autre  hasarde. 

L'une  en  t'aimant  s'expose  au  péril  d'un  mépris  : 

L'autre  ne  t'aime  point  que  tu  n'en  sois  épris  ; 

L'une  t'aime  engagé  vers  une  autre  moins  belle  : 

L'autre  se  rend  sensible  à  qui  n'aime  rien  qu'elle  ;         6  4o 

L'une  au  desçu  "  des  siens  te  montre  son  ardeur, 

Et  l'autre  après  leur  choix  quitte  un  peu  sa  froideur  ; 

L'une 

PHILANDRE. 

Adieu  :  des  raisons  de  si  peu  d'importance 

1 .  Var.  Ce  mieux  gît  en  richesse. 
PHiL.   O  le  sale  motif  à  changer  de  maîtresse  ! 

ÉB.   En  amour,  pnii..  Ma  Cloris  m'aime  si  chèrement. 

Qu'un  plus  parfait  amour  ne  se  voit  nullement. 

ÉB.  Tu  le  verras  assez,  si  lu  veux  prendre  garde.  (lOSS-S^) 

2.  A  l'insu.  Voyez  le  Lexi<jue. 


ACTE   II,   SCÈNE  VI.  i8i 

Ne  pourroient  en  un  siècle  ébranler  ma  constance'. 

(Il  dit  ce  vers  à  Cliton  tout  bas  '-.) 
Dans  deux  heures  d'ici  tu  viendras  me  revoir.  6  45 

CLITON. 

Disposez  librement  de  mon  petit  pouvoir. 

ÉRASTE,    seur\ 

Il  a  beau  déguiser,  il  a  goûté  l'amorce  ; 

Cloris  déjà  sur  lui  n'a  presque  plus  de  force  : 

Ainsi  je  suis  deux  fois  vengé  du  ravisseur, 

Ruinant  tout  ensemble  et  le  frère  et  la  sœur.  65 o 


SCENE   VIL 
TIRCIS,  ÉRASTE,  MÉLITE. 

TIRCIS. 

Eraste,  arrête  un  peu. 

ÉRASTE. 

Que  me  veux- tu  ? 

TIRCIS. 

Te  rendre 
Ce  sonnet  que  pour  toi  j'ai  promis  d'entreprendre*. 
MÉLITE,   au  travers  d'une  jalousie,  cependant  qu'Éraste 
lit  le  sonnet^. 
Que  font-ils  là  tous  deux?  qu'ont-ils  à  démêler.-^ 
Ce  jaloux  à  la  fin  le  pourra  quereller  : 

1.  y'ar.   N'ont  rien  qui  soit  bastant  débranler  ma  constance.  (i633) 

2.  Var.  Il  dit  ce  dernier  vers  comme  à  l'oreille  de  Cliton,  et  rentre,  tous 
deux  chacun  de  leur  côté.  (i633,  en  marge.)  —  A  Cliton,   tout  bas.  (i6/i4-6o) 

3.  A  la  place  du  mot  seul  ou  seule,  après  le  nom  d'un  personnage,  on  lit 
constamment,  en  marge,  dans  l'édition  de  i663  :  //  est  seul,  elle  est  seule. 
Nous  n'avons  remarqué  qu'une  exception  à  cet  usage.  La  première  fois  que 
cette  indication  se  trouve  dans  Mélite,  c'est-à-dire  à  la  fin  de  la  scène  m  du 
I"  acte,  l'édition  de  i663  ne  porte  en  marge  que  le  mot  même  du  texte  :  seul. 

k-  Var.  Ce  sonnet  que  pour  toi  je  promis  d'entreprendre.  (i633-6o) 
5.  Var.  Elle    parolt    au   travers     d'une  jalousie,    et    dit   ces   vers    cependant 
qu'Eraste  lit  le  sonnet  tout  bas.  (i633,  en  marge.)  —  Elle  les  regarde  à  travers 
une  jalousie  cependant  qu'Eraste  lit  le  sonnet.   (i663,en  marge.) 


i83  MELITE. 

Du  moins  les  compliments,  dont  peut-être  ils  se  jouent, 
Sont  des  civilités  qu'en  Fàme  ils  désavouent. 

TIRCIS ' . 

J'y  donne  une  raison  de  ton  sort  inhumain. 
Allons,  je  le  veux  voir  présenter  de  ta  main 
A  ce  charmant  objet  dont  ton  âme  est  blessée*. 

ÉRASTE,   lui  rendant  son  sonnet^. 
Une  autre  fois,  Tircis  ;  quelque  affaire  pressée  660 

Fait  que  je  ne  saurois  pour  l'heure  m'en  charger. 
Tu  trouveras  ailleurs  un  meilleur  messager. 

TIRCIS,    seul. 

La  belle  humeur  de  l'homme  !  0  Dieux,  quel  personnage  ! 

Quel  ami  j'avois  fait  de  ce  plaisant  visage! 

Une  mine  froncée,  un  regard  de  travers,  c>6ï> 

C'est  le  remercîment  que  j'aurai  de  mes  vers. 

Je  manque,  à  mon  avis,  d'assurance  ou  d'adresse. 

Pour  les  donner  moi-même  à  sa  jeune  maîtresse, 

Et  prendre  ainsi  le  temps  de  dire  à  sa  beauté 

L'empire  que  ses  yeux  ont  sur  ma  liberté.  67" 

Je  pense  l'entrevoir  par  cette  jalousie  : 

Oui,  mon  âme  de  joie  en  est  toute  saisie  *^. 

Hélas  !  et  le  moyen  de  pouvoir  lui  parler ', 

Si  mon  premier  aspect  l'oblige  à  s'en  aller? 

Que  cette  joie  est  courte,  et  qu'elle  est  cher  vendue*^  !    675 

Toutefois  tout  va  bien,  la  voilà  descendue. 

Ses  regards  pleins  de  feu  s'entendent  avec  moi"  ; 

Que  dis-je.^  en  s'avançant  elle  m'appelle  à  soi. 

I.  En  marge,  dans  l'édition  de  i633:  //  montre  du  doigt  la  fin  de  son 
sonnet  à  Ëraste. 

a.  Var.  A  ce  divin  objet  dont  ton  âme  est  blessée,  (i 633-57) 

3.  Var.  Feignant  de  lui  rendre  son  sonnet,  il  le  fait  choir  et  Tirsis  le  ra- 
masse. (i633,  en  marge.)  //  lui  rend  le  sonnet.  (i663,  en  marge.) 

(t.  En  marge,  dans  l'édition  de  i633  :  Mélite  se  retire  de  la  jalousie  et  descend- 

5.  Var.   Hélas!  et  le  moyen  de  lui  pouvoir  parler.  (i633-F>7) 

6.  Var.  Que  d'un  petit  coup  d'œil  l'aise  m'est  cher  vendue!  (i633-57) 

7.  Var.  Ses  regards  pleins  de  feux  s'entendent  avec  moi.  (i 633-1)8) 


ACTE  II,   SCÈNE  VIII.  i83 

SCÈNE   viir. 

TIRCIS,    MÉLITE. 

MÉLITE. 

Eh  bien  !  qu'avez-vous  fait  de  votre  compagnie  ? 

TIRCIS. 

Je  ne  puis  rien  juger  de  ce  qui  l'a  bannie'  :  6So 

A  peine  ai-je  eu  loisir  de  lui  dire  deux  mots, 
Qu'aussitôt  le  fantasque,  en  me  tournant  le  dos, 
S'est  échappé  de  moi. 

MÉLITE. 

Sans  doute  il  m'aura  vue, 
Et  c'est  de  là  que  vient  cette  fuite  imprévue'. 

TIRCIS. 

Vous  aimant  comme  il  fait,  qui  l'eût  jamais  pensé  ?      685 

MÉLITE. 

Vous  ne  savez  donc  rien  de  ce  qui  s'est  passé? 

TIRCIS. 

J'aimerois  beaucoup  mieux  savoir  ce  qui  se  passe. 
Et  la  part  qu'a  Tircis  en  votre  bonne  grâce. 

MÉLITE. 

Meilleure  aucunement  qu'Eraste  ne  voudroit. 
Je  n'ai  jamais  connu  d'amant  si  maladroit;  69 

Il  ne  sauroit  souffrir  qu'autre  que  lui  m'approche. 
Dieux  !  qu'à  votre  sujet  il  m'a  fait  de  reproche  ! 
Vous  ne  sauriez  me  voir  sans  le  désobliger. 

TIRCIS. 

Et  de  tous  mes  soucis  c'est  là  le  plus  léger. 

Toute  une  légion  de  rivaux  de  sa  sorte  695 

1.  Dans  les  éditions  antérieures  à  1660,  cette  scène  et  la  précédente  n'en 
forment  qu'une. 

2.  Dans  certains  exemplaires  de  l'édition  de  iG33,  notamment  dans  celui  de 
la  Bibliothèque  impériale  qui  est  marqué  Y  ^'^,  ce  vers  est  dit  par  Mélite  et 
non  par  Tircis,  dont  le  couplet  ne  commence  qu'au  vers  suivant. 

3.  Var.  Et  c'est  de  là  que  vient  cette  fuite  impourvue.  (i633) 


i84  MELITE. 

INe  divertiroit  pas''  Famour  que  je  vous  porte, 
Qui  ne  craindra  jamais  les  humeurs  d'un  jaloux. 

MÉLITE. 

Aussi  le  croit-il  bien,  ou  je  me  trompe. 

TIRCIS. 

Et  vous  ? 

MÉLITE. 

Bien  que  cette  croyance  à  quelque  erreur  m'expose^, 
Pour  lui  faire  dépit,  j'en  croirai  quelque  chose.  700 

TIRCIS. 

Mais  afm  qu'il  reçût  un  entier  déplaisir, 

Il  faudroit  que  nos  cœurs  n'eussent  plus  qu'un  désir, 

Et  quitter  ces  discours  de  volontés  sujettes^, 

Qui  ne  sont  point  de  mise  en  l'état  011  vous  êtes. 

Vous-même  consultez  un  moment  vos  appas\  705 

Songez  à  leurs  effets,  et  ne  présumez  pas 

Avoir  sur  tous  les  cœurs  un  pouvoir  si  suprême^, 

Sans  qu'il  vous  soit  permis  d'en  user  sur  vous-même. 

Un  si  digne  sujet  ne  reçoit  point  de  loi, 

De  règle,  ni  d'avis,  d'un  autre  que  de  soi.  7'" 

MÉLITE. 

Ton  mérite,  plus  fort  que  ta  raison  flatteuse, 
Me  rend,  je  le  confesse,  un  peu  moins  scrupuleuse. 
Je  dois  tout  à  ma  mère,  et  pour  tout  autre  amant 
Je  voudrois  tout  remettre  à  son  commandement **  ; 
Mais  attendre  pour  toi  l'effet  de  sa  puissance,  7  '  ^ 

Sans  te  rien  témoigner  que  par  obéissance, 

1.  C'cst-à-dirc,  suivant  le  sons  étymologiquo  du  mol,   no  (lotourncrait  pas. 
Voyez  le  Lexiqui^. 

2.  Var.   Bien  que  ce  soil  un  heur  où  prétendre  je  n'ose.  (if)33-57) 

3.  Volontés  sujettes,  volontés  soumises   à   une  mère.    La  réponse  de   Mélile 
éclaircit  parfaitement  ce  que  cette  expression  pourrait  avoir  d'oliscur. 

4.  Var.  Consultez  seulement  avecque  vos  appas.  (ifi33-ri'7) 
Var.  Consultez  en  vous-même  un  moment  vos  appas.  (1660) 

5   Var.   Avoir  sur  tout  le  monde  un  pouvoir  si  suprême,  (i  633-57) 
6.  Var.  Je  m'en  voudrois  remettre  à  son  commandement.  (iG33-6o) 


ACTE   II,    SCENE  VIII.  i85 

Tircis,  ce  seroit  trop  :  tes  rares  qualités 
Dispensent  mon  devoir  de  ces  formalités'. 

TIRCIS. 

Que  d'amour  et  de  joie  un  tel  aveu  me  donne  ! 

MÉLITE. 

C'est  peut-être  en  trop  dire,  et  me  montrer  trop  bonne  ; 
Mais  par  là  tu  peux  voir  cpie  mon  affection 
Prend  confiance  entière  en  ta  discrétion. 

TIRCIS. 

Vous  la  verrez  toujours,  dans  un  respect  sincère, 

Attacher  mon  bonheur  à  celui  de  vous  plaire, 

N'avoir  point  d'autre  soin,  n'avoir  point  d'autre  esprit  ; 

Et  si  vous  en  voulez  un  serment  par  écrit, 

Ce  sonnet  que  pour  vous  vient  de  tracer  ma  flamme 

Vous  fera  voir  à  nu  jusqu'au  fond  de  mon  âme. 

MÉLITE . 

Garde  bien  ton  sonnet,  et  pense  qu'aujourd'hui 

Mélite  veut  te  croire  autant  et  plus  que  lui'^  7  3o 

I.  Var.   [Dispensent  mon  devoir  de  ces  formalités.] 

TIRS.   Souffre  donc  qu'un  baiser  cueilli  dessus  ta  bouche 

M'assure  entièrement  que  mon  amour  te  touche. 

MÉL.  Ma  parole  sufBt.  tirs.  Ah  !  j'entends  bien  que  c'est: 

Un  peu  de  violence  en  t'excusant  te  plaît. 

MÉi.   Folâtre,  j'aime  mieux  abandonner  la  place, 

Car  tu  sais  dérober  avec  si  bonne  grâce 

Que  bien  que  ton  larcin  me  fâche  infiniment , 

Je  ne  puis  rien  donner  à  mon  ressentiment. 

TIRS.  Auparavant  l'adieu  reçois  de  ma  constance 

Dedans  ce  peu  devers  l'éternelle  assurance. 

MÉL.   Garde  bien  ton  papier,  et  pense  qu'aujourd'hui.  (i633-48) 
a.  Var.   [Mélite  veut  te  croire  autant  et  plus  que  lui  (a).] 

TiRsis.  Il  lui  coule  le  sonnet  dans  le  sein,  comme  elle  se  dérobe  (b). 

Par  ce  refus  mignard  qui  porte  un  sens  contraire. 

Ton  feu  m'instruit  assez  de  ce  que  je  dois  faire. 

0  ciel  !  je  ne  crois  pas  que  sous  ton  large  tour 

Un  mortel  eut  jamais  tant  d'heur  ni  tant  d'amour.  (i633-48) 

(a)  Mélite  te  veut  croire  autant  et  plus  que  lui.  (i652-6i) 
(6)  TIRSIS,  lui  coulant  le  sonnet  dans  le  bras.  (i6ii4  et  48) 


i86  MELITE. 

Je  le  prends  toutefois  comme  un  précieux  gage 
Du  pouvoir  que  mes  yeux  ont  pris  sur  ton  courage. 
Adieu  :  sois-moi  fidèle  en  dépit  du  jaloux. 

TIRCIS'. 

0  ciel  !  jamais  amant  eut-il  un  sort  plus  doux  ? 

I.  Var.   TiHCis,  seul.  (i652-6o) 


FIN    DU    SECOND    ACTE. 


ACTE   III,   SCÈNE  I.  187 


ACTE   III. 


SCENE  PREMIERE. 

PHILANDRE. 

Tu  l'as  gagné,  Mélite  ;  il  ne  m'est  pas  possible'  1^^ 

D'être  à  tant  de  faveurs  plus  longtemps  insensible. 
Tes  lettres  où  sans  fard  tu  dépeins  ton  esprit, 
Tes  lettres  où  ton  cœur  est  si  bien  par  écrit, 
Ont  charmé  tous  mes  sens  par  leurs  douces  promesses^. 
Leur  attente  vaut  mieux,  Cloris,  que  tes  caresses.         7^0 
Ah  !  Mélite,  pardon  !  je  t'offense  à  nommer 
Celle  qui  m'empêcha  si  longtemps  de  t'aimer. 
Souvenirs  importuns  d'une  amante  laissée, 
Qui  venez  malgré  moi  remettre  en  ma  pensée 
Un  portrait  que  j'en  veux  tellement  effacer*  7^^ 

Que  le  sommeil  ait  peine  à  me  le  retracer, 
Hâtez-vous  de  sortir  sans  plus  troubler  ma  joie, 
Et  retournant  trouver  celle  qui  vous  envoie, 
Dites-lui  de  ma  part  pour  la  dernière  fois 
Qu'elle  est  en  liberté  de  faire  un  autre  choix  ;  7^0 

Que  ma  fidélité  n'entretient  plus  ma  flamme, 
Ou  que  s'il  m'en  demeure  encore  un  peu  dans  l'âme. 
Je  souhaite  en  faveur  de  ce  reste  de  foi 
Qu'elle  puisse  gagner  au  change  autant  que  moi'. 

1.  Var.   Tu  l'as  gagné,  Mélite;  il  ne  m'est  plus  possible 
D'être  à  tant  de  faveurs  désormais  insensible,  (i  633-57) 

2.  Var.  Ont  charmé  tous  mes  sens  de  leurs  douces  promesses.  (i633-6o) 

3.  Var.  Un  portrait  que  je  veux  tellement  effacer.  (1660) 
li.  Var.   [Qu'elle  puisse  gagner  au  change  autant  que  moi.] 

Dites- lui  de  ma  part  que  depuis  que  le  monde 


i88  MELITE. 

Dites-lui  que  Mélite,  ainsi  qii'une  Déesse,  7^5 

Est  de  tous  nos  désirs  souveraine  maîtresse, 

Dispose  de  nos  cœurs,  force  nos  volontés, 

Et  que  par  son  pouvoir  nos  destins  surmontés 

Se  tiennent  trop  heureux  de  prendre  l'ordre  d'elle  ; 

Enfin  que  tous  mes  vœux  — 

SCÈNE   II. 

TIRGIS,  PHILANDRE. 

TIRCIS. 

Philandre  ! 

PHILANDRE. 

Qui  m'appelle? 

TIRCIS. 

Tircis,  dont  le  bonheur  au  plus  haut  point  monté 
Ne  peut  être  parfait  sans  te  l'avoir  conté. 

PHILANDRE. 

Tu  me  fais  trop  d'honneur  par  cette  confidence'. 

TIRCIS. 

J'userois  envers  toi  d'une  sotte  prudence. 

Si  je  faisois  dessein  de  te  dissimuler  7^5 

Ce  qu'aussi  bien  mes  yeux  ne  sauroient  te  celer. 

PHILANDRE. 

En  effet,  si  l'on  peut  te  juger  au  visage. 

Si  l'on  peut  par  tes  yeux  lire  dans  ton  courage"", 

Du  milieu  fin  chaos  lira  sa  forme  ronrie, 
C'est  la  première  l'ois  que  ces  vieux  ennemis, 
Le  change  et,  la  raison,  sont  devenus  amis  ; 
[Dites-lui  que  Mélite,  ainsi  qu'une  Déesse.]  (i633) 

1.  Var.  Tu  mo  fais  trop  rl'honneur  en  cette  confidence.  (i633-6o) 

2.  Var.   [Si  l'on  peut  par  tes  yeux  lire  dans  ton  courage,] 
.le  ne  croirai  jamais  cju'à  force  do  rcvcr 

Au  sujet  de  ta  joie,  on  le  puisse  trouver  : 

[Rien  n'atteint,  cerne  semble,  aux  signes  qu'ils  en  donnent.]  (iGSS-Sy) 


ACTE  III,    SCÈNE  II.  189 

Ce  qu'ils  montrent  de  joie  à  tel  point  me  surprend, 

Que  je  n'en  puis  trouver  de  sujet  assez  grand  :  770 

Rien  n'atteint,  ce  me  semble,  aux  signes  qu'ils  en  donnent. 

TIRCIS. 

Que  fera  le  sujet,  si  les  signes  t'étonnent  ? 

Mon  bonheur  est  plus  grand  qu'on  ne  peut  soupçonner  ; 

C'est  quand  tu  l'auras  su  qu'il  faudra  t'étonner. 

PHILANDRE. 

Je  ne  le  saurai  pas  sans  marque  plus  expresse.  775 

TIRCIS. 

Possesseur,  autant  vaut 

PHILANDRE. 

De  quoi  ? 

TIRCIS. 

D'une  maîtresse. 
Belle,  honnête,  jolie,  et  dont  l'esprit  charmant' 
De  son  seul  entretien  peut  ravir  un  amant  : 
En  un  mot,  de  Mélite. 

PHILANDRE. 

Il  est  vrai  qu'elle  est  belle  ; 
Tu  n'as  pas  mal  choisi  ;  mais 

TIRCIS. 

Quoi,  mais? 

PHILANDRE. 

T'aime-t-elle  ? 

TIRCIS. 

Cela  n'est  plus  en  doute. 

PHILANDRE. 

Et  de  cœur  ? 

TIRCIS. 

Et  de  cœur, 
Je  t'en  réponds. 

I.  Var.   belle,  honnête,  gentille,  et  dont  l'esprit  charmant.  (i633-57) 


igo  MÉLITE. 

PHILA?JDRE. 

Souvent  un  visage  moqueur 
N'a  que  le  beau  semblant  d'une  mine  hypocrite. 

TIRGIS. 

Je  ne  crains  rien  de  tel  du  côté  de  Mélite'. 

PHIL  ANDRE. 

Ecoute,  j'en  ai  vu  de  toutes  les  façons  :  7^5 

J'en  ai  vu  qui  sembloient  n'être  que  des  glaçons, 

Dont  le  feu,  retenu  par  une  adroite  feinte', 

S'allumoit  d'autant  plus  qu'il  soufiroit  de  contrainte  ; 

J'en  ai  vu,  mais  beaucoup,  qui  sous  le  faux  appas 

Des  preuves  d'un  amour  qui  ne  les  touclioit  pas,  79° 

Prenoient  du  passe-temps  d'une  folle  jeunesse 

Qui  se  laisse  affiner  à^  ces  traits  de  souplesse. 

Et  pratiquoient  sous  main  d'autres  affections  ; 

Mais  j'en  ai  vu  fort  peu  de  qui  les  passions 

Fussent  d'intelligence  avec  tout  le  visage^.  79^ 

TIRCIS. 

Et  de  ce  petit  nombre  est  celle  qui  m'engage  : 
De  sa  possession  je  me  tiens  aussi  seur' 
Que  tu  te  peux  tenir  de  celle  de  ma  sœur. 

PHILANDRE. 

Donc,  si  ton  espérance  à  la  lin  n'est  déçue*^. 

Ces  deux  amours  auront  une  pareille  issue.  8oo 

TIRCIS. 

Si  cela  n'arrivoit,  je  me  tromperois  fort. 


1.  Var.  Je  ne  crains  pas  cola  du  coté  de  Mclite.  (i633-57) 

2.  Var.  Dont  le  feu,  gourmande  par  une  adroite  feinte.  (i633) 

3.  Qui  se  laisse  prendre  à tromper  par 

4.  Var.   Fussent  d'intelligence  avecquc  le  visage.  (i633-6o) 

5.  Peut-être  celte  prononciation  était-elle  en  usage  lorsque  la  pièce  fut  re- 
présentée pour  la  première  fois,  mais  elle  était  certainement  abandonnée 
lorsque  Corneille  publiait  les  dernières  éditions  de  son  tbéàtre.  Voyez  le 
Lexique. 

G.  \ar    Doncques,  si  ta  raisonne  se  trouve  déçue.  (i633-57) 


ACTE   m,   SCÈNE  II.  191 

PHIL  ANDRE. 

Pour  te  faire  plaisir  j'en  veux  être  d'accord. 
Cependant  apprends-moi  comment  elle  te  traite, 
Et  qui  te  fait  juger  son  ardeur  si  parfaite'. 

TIRCIS. 

Une  parfaite  ardeur  a  trop  de  truchements  8o5 

Par  qui  se  faire  entendre  aux  esprits  des  amants  : 
Un  coup  d'œil,  un  soupir^ — 

PHILAJiDRE. 

Ces  faveurs  ridicules'^ 
Ne  servent  qu'à  duper  des  âmes  trop  crédules. 
N  as-tu  rien  que  cela  ? 

TIRCIS. 

Sa  parole  et  sa  foi. 

PHILA>DRE. 

Encor  c'est  quelque  chose.  Achève  et  conte-moi  810 

Les  petites  douceurs,  les  aimables  tendresses* 
Qu'elle  se  plaît  à  joindre  à  de  telles  promesses. 
Quelques  lettres  du  moins  te  daignent  confirmer 
Ce  vœu  qu'entre  tes  mains  elle  a  fait  de  t'aimer? 

TIKCIS. 

Recherche  qui  voudra  ces  menus  badinages,  81 5 

1.  Var.   Et  qui  te  fait  juger  son  amour  si  parfaite. 

TIRS.   Une  parfaite  amour  a  trop  de  truchements,  (i 633-57) 

2.  Var.  Un  clin  d'œil,  un  soupir (iG33) 

3.  Var.  Ces  choses  ridicules 

Ne  servent  qu'à  piper  des  âmes  trop  crédules,  (i  633-57) 

4.  Var.  Les  douceurs  que  la  belle,  à  tout  autre  (a)  farouche. 
T'a  laissé  dérober  sur  ses  yeux,  sur  sa  bouche, 

Sur  sa  gorge,  où,  que  sais-je  ?  tirs.  Ah  !  ne  présume  pas 

Que  ma  témérité  profane  ses  appas. 

Et  quand  bien  j'aurois  eu  tant  d'heur,  ou  d'insolence. 

Ce  secret,  étouffé  dans  la  nuit  du  silence, 

N'échapperoit  jamais  à  ma  discrétion. 

PHiL.  Quelques  lettres  du  moins  pleines  d'affection 

Témoignent  son  ardeur?  tirs.  Ces  foibles  témoignages 

(a)  On  lit  dans  toutes  les  éditions  indiquées  :  toute  autre,  pour  tout  autre. 


192  MELITE. 

Qui  n'en  sont  pas  toujovn's  de  fort  sûrs  témoignages; 
Je  n'ai  que  sa  parole,  et  ne  veux  que  sa  foi. 

PHILANDRE. 

Je  connois  donc  quelqu'un  plus  avancé  que  toi^ 

TIRCIS. 

J'entends  qui  tu  veux  dire,  et  pour  ne  te  rien  feindre. 
Ce  rival  est  bien  moins  à  redouter  qu'à  plaindre.  820 

Eraste,  qu'ont  banni  ses  dédains  rigoureux 

PHILANDRE. 

Je  parle  de  quelque  autre  un  peu  moins  malheureux. 

TIRCIS. 

Je  ne  connois  que  lui  qui  soupire  pour  elle. 

PHILANDRE. 

Je  ne  te  tiendrai  point  plus  longtemps  en  cervelle'  : 

Pendant  qu'elle  t'amuse  avec  ses  beaux  discours,  825 

Un  rival  inconnu  possède  ses  amours, 

Et  la  dissimulée,  au  mépris  de  ta  flamme, 

Par  lettres  chaque  jour  lui  fait  don  de  son  âme. 

TIRCIS. 

De  telles  trahisons  lui  sont  trop  en  horreur. 

PHILANDRE. 

Je  te  veux  par  pitié  tirer  de  cette  erreur.  83 o 

Tantôt,  sans  y  penser,  j'ai  trouvé  cette  lettre  ; 
Tiens,  vois  ce  que  tu  peux  désormais  t'en  promettre. 


D'une  vraie  amitié  sont  d'inutiles  iiagcs  ; 
Je  n'en  veux  et  n'en  ai  point  d'autre  que  sa  foi  (a). 
PBIL.   Je  sais  donc  bien  quelqu'un  plus  avancé  que  toi. 
TIRS.   Plus  avancé  que  moi  ?  j'entends  qui  tu  veux  dire, 
Mais  il  n'a  garde  d'être  en  état  de  me  nuire  : 
Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  qu'Eraste  a  son  congé. 
PHIL.  Celui  dont  je  te  parle  est  bien  mieux  partagé. 
TIRS.  Je  ne  sache  que  lui  qui  soupire  pour  elle.  (iGSS-û^) 

1.  Var,  J'en  connois  donc  quelqu'im  plus  avancé  que  toi.  (i663) 

2.  Tenir  en  cervelle,  inquiéter,  tenir  dans  l'inquiétude.  Voyez  le  Lexique. 

(a)  Je  n'en  veux  et  n  en  ai   [loiul  il'.iiilres  que  sa  foi.  [^iGl^'i-ô"]) 


ACTE   III,   SCÈNE  II.  igS 

LETTRE    SUPPOSÉE    DE    MÉLITE    A    PHILANDRE. 

Je  commence  à  m'estimer  quelque  chose,  puisque  je 
vous  plais;  et  mon  miroir  m'offense  tous  les  jours,  ne 
me  représentant  pas  assez  belle,  comme  je  m'imagine 
qu'il  faut  être  pour  mériter  votre  affection.  Aussi  je  veux 
bien  que  vous  sachiez  que  Mélite  ne  croit  la  posséder  que 
par  faveur^,  ou  comme  une  récompense  extraordinaire 
d'un  excès  d'amour,  dont  elle  tâche  de  suppléer  au  dé- 
faut des  grâces  que  le  ciel  lui  a  refusées. 

PHILANDRE. 

Maintenant  qu'en  dis-tu?  n'est-ce  pas  t'afFronter^? 

TIRCIS. 

Cette  lettre  en  tes  mains  ne  peut  m'épouvanter. 

PHIL ANDRE. 

La  raison  ? 

TIRCIS. 

Le  porteur  a  su  combien  je  t'aime,  835 

Et  par  galanterie  il  t'a  pris  pour  moi-même^, 
Comme  aussi  ce  n'est  qu'un  de  deux  parfaits  amis. 

PHILA>'DRE. 

Voilà  bien  te  flatter  plus  qu'il  ne  t'est  permis, 
Et  pour  ton  intérêt  aimer  à  te  méprendre*. 

TIRCIS. 

On  t'en  aura  donné  quelque  autre  pour  me  rendre,        84o 
Afin  qu'encore  un  coup  je  sois  ainsi  déçu. 

PHILANDRE. 

Oui,  j'ai  quelque  billet  que  tantôt  j'ai  reçu^, 
Et  puisqu'il  est  pour  toi 

1.  Var.  Aussi  la  pauvre  Mélite  ne  la  croit  posséder  que  par  faveur.  (lôSS-j'j) 

2.  Affronter,  tromper  avec  audace. 

3.  Var.  Et  par  un  geatil  trait  il  t'a  pris  pour  moi-même, 
D'autant  que  ce  n'est  qu'un  de  deux  parfaits  amis,  (i  633-57) 

4.  Var.  Et  pour  ton  intérêt  deitrement  te  méprendre.  (i633-57) 

5.  Var.  C'est  par  là  qu'il  t'en  plait  .^  oui-da  ;  j'en  ai  reçu 

Corneille,  i  i3 


194  MÉLITE. 

TIRCIS. 

Que  ta  longueur  me  tue  ! 
Dépêche. 

PHILANDRE. 

Le  voilà  que  je  te  restitue. 

AUTRE    LETTRE    SUPPOSÉE    DE    MÉLITE    A    PHILANDRE. 

Vous  n'avez  plus  affaire  qu'à  Tircis  ;  je  le  soujfre  en- 
core, afin  que  par  sa  hantise  je  remarque  plus  exactement 
ses  défauts  et  les  fasse  mieux  goûter  à  ma  mère.  Après 
cela  Philandre  et  Mélite  auront  tout  loisir  de  rire  en- 
semble des  belles  imagmations  dont  le  Jrère  et  la  sœur 
ont  repu  leurs  espérances. 

PHILANDRE. 

Te  voilà  tout  rêveur,  cher  ami;  par  ta  foi,  8  45 

Crois-tu  que  ce  billet  s'adresse  encore  à  toi'? 

TIRCIS. 

Traître  !  c'est  donc  ainsi  que  ma  sœur  méprisée 

Sert  à  ton  changement  d'un  sujet  de  risée? 

C'est  ainsi  qu'à  sa  foi  Mélite  osant  manquer^, 

D'un  parjure  si  noir  ne  fait  que  se  moquer?  85° 

C'est  ainsi  que  sans  honte  à  mes  yeux  tu  subornes^ 

Un  amour  qui  pour  moi  devoit  être  sans  bornes  ? 

Suis-moi  tout  de  ce  pas,  que  l'épée  à  la  main* 


Encore  une,  qu'il  faut  que  je  te  restitue. 

TIRS.  Dépèche,  ta  longueur  importune  me  tue.  (i  633-57) 

1.  Var.  Crois  tu  que  celle-là  s'adresse  encore  à  toi  ?  (i  633-57) 

2.  Var.  Qu'à  tes  suasions  Mélite  osant  manquer 
A  ce  qu'elle  a  promis,  ne  s'en  fait  que  moquer? 
Qu'oubliant  tes  serments,  déloyal  tu  subornes 

[Un  amour  qui  pour  moi  devoit  être  sans  bornes?]  (i633-57) 

3.  Suborner,  séduire,  appliqué  ainsi  aux  passions,   aux  sentiments,  est  fré- 
quent dans  Corneille.  Voyez  le  Lexique. 

l\.  Var    Avise  à  te  défendre  ;  un  affront  si  cruel 
Ne  peut  se  réparer  à  moins  que  d'un  duel  : 
[Il  faut  que  pour  tous  deux  ta  tète  me  réponde.)  (i  633-57) 


ACTE  III,   SCÈNE   II.  195 

Un  si  cruel  affront  se  répare  soudain  : 

Il  faut  que  pour  tous  deux  ta  tête  me  réponde.  85  5 

PHILANDRE. 

Si  pour  te  voir  trompé  tu  te  déplais  au  monde, 
Cherche  en  ce  désespoir  qui  t'en  veuille  arracher  ; 
Quant  à  moi,  ton  trépas  me  coûteroit  trop  cher'. 

TIRCIS. 

Quoi  1  tu  crains  le  duel  ? 

PHILANDRE. 

Non;  mais  j'en  crains  la  suite. 
Où  la  mort  du  vaincu  met  le  vainqueur  en  fuite,        S6o 
Et  du  plus  beau  succès  le  dangereux  éclat 
Nous  fait  perdre  l'objet  et  le  prix  du  combat. 

TIRCIS. 

Tant  de  raisonnement  et  si  peu  de  courage 

Sont  de  tes  lâchetés  le  digne  témoignage. 

Viens,  ou  dis  que  ton  sang  n'oseroit  s'exposer.  865 

PmLAJNDRE. 

Mon  sang  n'est  plus  à  moi  ;  je  n'en  puis  disposer. 
Mais  puisque  ta  douleur  de  mes  raisons  s'irrite, 
J'en  prendrai  dès  ce  soir  le  congé  de  Mélite. 
Adieu. 

I.  Var.  [Quant  à  moi,  ton  trépas  me  coûteroit  trop  cher  :] 
Il  me  faudroit  après,  par  une  prompte  fuite, 
Éloigner  trop  longtemps  les  beaux  yeux  de  Mélite. 
TIRS.  Ce  discours  de  bouffon  ne  me  satisfait  pas  : 
Nous  sommes  seuls  ici  ;  dépêchons,  pourpoint  bas  (a). 
PHiL.  Vivons  plutôt  amis,  et  parlons  d'autre  chose. 
TIRS.  Tu  n'oserois,  je  pense,  phil.  Il  est  tout  vrai,  je  n'ose 
Ni  mon  sang  ni  ma  vie  en  péril  exposer. 
Ils  ne  sont  plus  à  moi  :  je  n'en  puis  disposer. 
Adieu  :  celle  qui  veut  qu'à  présent  je  la  serve 
Mérite  que  pour  elle  ainsi  je  me  conserve. 

SCÈNE  III. 
ÏIRSIS. 
Quoi!  tu  t'enfuis,  perfide,  et  ta  légèreté.  (iGSS-B^) 

(a)  Voyez  p.  i6i,  note  !>. 


196  MÉLITE. 

SCÈNE  III. 

TIHCIS. 

Tu  fuis,  perfide,  et  ta  légèreté, 
T'ayant  fait  criminel,  te  met  en  sûreté!  870 

Reviens,  reviens  défendre  ime  place  usurpée  : 
Celle  qui  te  chérit  vaut  bien  un  coup  d'épée. 
Fais  voir  que  Tinfidèle,  en  se  donnant  à  toi, 
A  fait  choix  d'un  amant  qui  valoit  mieux  que  moi  ; 
Soutiens  son  jugement,  et  sauve  ainsi  de  blâme  ^^75 

Celle  qui  pour  la  tienne  a  négligé  ma  flamme. 
Crois-tu  qu'on  la  mérite  à  force  de  courir? 
Peux-tu  m'abandonner  ses  faveurs  sans  mourir  '  ? 
0  lettres,  ô  faveurs  indignement  placées, 
A  ma  discrétion  honteusement  laissées  !  880 

0  gages  qu'il  néglige  ainsi  que  superflus  ! 
Je  ne  sais  qui  de  nous  vous  dilfamez  le  plus-; 

1.  Var.  [Peux-tu  m  abandonner  ses  faveurs  sans  mourir?] 
Si  de  les  plus  garder  ton  peu  d  esprit  se  lasse, 

Viens  me  dire  du  moins  ce  cju'il  faut  que  j'en  fasse. 
Ne  t  en  veux-tu  servir  qu'à  me  désabuser? 
N'ont-elles  point  delTet  qui  soit  plus  à  priser  ? 
[0  lettres,  o  faveurs  indignement  placées.]  (i633) 

2.  Var.  Je  ne  sais  qui  des  trois  vous  diffamez  le  plus, 
De  moi,  de  ce  perfide,  ou  bien  de  sa  maîtresse  ; 
Car  vous  nous  apprenez  qu'elle  est  une  traîtresse. 
Son  amant  un  poltron,  et  moi  sans  jugement, 

De  n'avoir  rien  prévu  de  son  déguisement. 
Mais  que  par  ses  transports  ma  raison  est  surprise  ! 
Pour  ce  manque  de  cœur  qu'à  tort  je  le  méprise  ! 
(Hélas  !  à  mes  dépens  je  le  puis  bien  savoir) 
Quand  on  a  vu  Mélite  on  n'en  peut  plus  avoir  (a). 
Fuis  donc,  homme  sans  cœur,  va  dite  à  ta  volage 
Combien  sur  ton  rival  ta  fuite  a  d'avantage, 
Et  que  ton  pied  léger  ne  laisse  à  ma  valeur 
Que  les  vains  mouvements  d'une  juste  douleur. 

(a)  Ces  quatre  vers  :   «    Mais  que   par,  etc.,   »  ne  sont  que  dans  l'édition 
de  i633. 


ACTE   III,   SCÈNE   III.  197 

Je  ne  sais  qui  des  trois  doit  rougir  davantage  ; 

Car  vous  nous  apprenez  qu'elle  est  une  volage, 

Son  amant  un  parjure,  et  moi  sans  jugement,  ^85 

De  n'avoir  rien  prévu  de  leur  déguisement. 

Mais  il  le  falloit  bien,  que  cette  âme  infidèle, 

Changeant  d'affection,  prît  un  traître  comme  elle. 

Et  que  le  digne  amant  qu'elle  a  su  rechercher 

A  sa  déloyauté  n'eût  rien  à  reprocher.  ^9" 

Cependant  j'en  croyois  cette  fausse  apparence 

Dont  elle  repaissoit  ma  frivole  espérance  ; 

J'en  croyois  ses  regards,  qui  tous  remplis  d'amour, 

Etoient  de  la  partie  en  un  si  lâche  tour. 

0  ciel!  vit-on  jamais  tant  de  supercherie,  895 

Que  tout  l'extérieur  ne  fût  que  tromperie  ? 

Non,  non,  il  n'en  est  rien  :  une  telle  beauté 

Ne  fut  jamais  sujette  à  la  déloyauté. 

Foibles  et  seuls  témoins  du  malheur  qui  me  touche, 

Ce  lâche  naturel  qu'elle  fait  reconnoître 

Ne  t'aimera  pas  moins  étant  poltron  que  traître. 

Traître  et  poltron  !  voilà  les  belles  qualités 

Qui  retiennent  les  sens  de  Mélite  enchantés. 

Aussi  le  falloit-il  que  cette  àme  infidèle, 

[Changeant  d'aflection,  prît  un  traître  comme  elle,] 

Et  la  jeune  rusée  a  bien  su  rechercher  (a) 

Un  qui  n'eût  sur  ce  point  rien  à  lui  reprocher, 

Cependant  que,  leurré  d'une  fausse  apparence, 

Je  repaissois  de  vent  ma  frivole  espérance. 

Mais  je  le  méritois,  et  ma  facilité 

Tentoit  trop  puissamment  son  infidélité  (b). 

Je  croyois  à  ses  yeux,  à  sa  mine  embrasée  (c), 

A  ces  petits  larcins  pris  d'une  force  aisée. 

Hélas  !  et  se  peut-il  que  ces  marques  d'amour 

Fussent  de  la  partie  en  un  si  lâche  tour  .•• 

Auroit-on  jamais  vu  tant  de  supercherie. 

Que  tout  l'extérieur  ne  fût  que  piperie  ? 

[Non,  non,  il  n'en  est  rien  :  une  telle  beauté.]  (i633-57) 

(a)  Et  cette  humeur  légère  a  bien  su  rechercher,  (i 644-57) 
(6)  Ces  quatre  vers  :  m  Cependant  que,  leurré,  etc. ,  »  ne  sont  que  dans  l'édi- 
tion de  i633. 

(c)  Cependant  je  croyois  à  sa  mine  embrasée.  (1644-57) 


rgS  MÊLITE. 

Vous  êtes  trop  hardis  de  démentir  sa  bouche.  900 

Méhte  me  chérit,  elle  me  l'a  juré  : 

Son  oracle  reçu,  je  m'en  tiens  assuré'. 

Que  dites- vous  là  contre?  êtes-vous  plus  croyables? 

Caractères  trompeurs,  vous  me  contez  des  fables, 

Vous  voulez  me  trahir;  mais  vos  efiforts  sont  vains ^  :     9" 5 

Sa  parole  a  laissé  son  cœur  entre  mes  mains. 

A  ce  doux  souvenir  ma  flamme  se  rallume  ; 

Je  ne  sais  plus  qui  croire  ou  d'elle  ou  de  sa  plume  : 

L'un  et  l'autre  en  effet  n'ont  rien  que  de  léger  ; 

Mais  du  plus  ou  du  moins  je  n'en  puis  que  juger.  9  '  " 

Loin,  loin,  doutes  flatteurs  que  mon  feu  me  suggère^  ! 

Je  vois  trop  clairement  qu'elle  est  la  plus  légère*; 

La  foi  que  j'en  reçus  s'en  est  allée  en  l'air^. 

Et  ces  traits  de  sa  plume  osent  encor  parler*^, 

Et  laissent  en  mes  mains  une  honteuse  image,  9  •  ^ 

Où  son  cœur  peint  au  vif  remplit  le  mien  de  rage. 

Oui,  j'enrage,  je  meurs,  et  tous  mes  sens  troublés^ 

D'un  excès  de  douleur  se  trouvent  accablés^; 

Un  si  cruel  tourment  me  gêne  et  me  déchire, 

Que  je  ne  puis  plus  vivre  avec  un  tel  martyre^  :  9^" 


I.  Var.  Son  oracle  reçu,  je  m'en  tins  assuré.  (i633) 
a.  Var.  Vous  voulez  me  trahir,  vous  voulez  m'abuser  : 
J'ai  sa  parole  en  gage  et  de  plus  un  baiser.  (lôSS-By) 

3.  Var.  C'est  en  vain  que  mon  feu  ces  doutes  me  suggère.  (i633-57) 

4.  Var.  Je  vois  très-clairement  qu'elle  est  la  plus  légère.  (i6il8-57) 

5.  Var.  Les  serments  que  j'en  ai  s'en  vont  au  vent  jetés. 
Et  ces  traits  de  sa  plume  ici  me  sont  restés, 

Qui  dépeignant  au  vif  son  perfide  courage. 

Remplissent  de  bonheur  Philandre,  et  moi  de  rage,  (i  633-57) 

6.  Var.  Et  ces  traits  de  sa  plume,  osant  encor  parler, 
Laissent  entre  mes  mains  une  honteuse  imago.  (i(56o) 

7.  Var.  Oui,  j'enrage,  je  crève,  et  tous  mes  sens  troubles.  (i()33) 

8.  Var.  D'un  excès  de  douleur  succombent  accablés.  (i633-6o) 
g.  \  ar.  [Que  je  ne  puis  plus  vivre  avec  un  tel  martyre  :] 

Aussi  ma  prompte  mort  le  va  bientôt  finir  ; 
Déjà  mon  Cfrur  outré  no  choroiiant  qu  à  bannir 
Cet  amour  qui  l'a  fait  si  lourdemcnl  méprendre, 


ACTE   III,   SCÈNE   III.  199 

Mais  cachons-en  la  honte,  et  nous  donnons  du  moins 
Ce  faux  soulagement,  en  mourant  sans  témoins, 
Que  mon  trépas  secret  empêche  l'infidèle 
D'avoir  la  vanité  que  je  sois  mort  pour  elle. 


SCENE    IV. 
TIRCIS,    GLORIS. 

CLORIS. 

Mon  frère,  en  ma  faveur  retourne  sur  tes  pas.  o^» 

Dis-moi  la  vérité  :  tu  ne  me  cherchois  pas  ? 

Eh  quoi  !  tu  fais  semblant  de  ne  me  pas  connoître  ? 

0  Dieux  !  en  quel  état  te  vois-je  ici  paroitre  ! 

Tu  pâlis  tout  à  coup,  et  tes  louches  regards 

S'élancent  incertains  presque  de  toutes  parts  !  9^" 

Tu  manques  à  la  fois  de  couleur  et  d'haleine'  ! 


Pour  lui  donner  passage,  est  tout  prêt  de  se  fendre  (a)  ; 
Mon  âme  par  dépit  tâche  d'abandonner 
Un  corps  que  sa  raison  sut  si  mal  gouverner. 
Mes  yeui,  jusqu'à  présent  couverts  de  mille  nues. 
S'en  vont  les  distiller  en  larmes  continues. 
Larmes  qui  donneront  pour  juste  châtiment 
A  leur  aveugle  erreur  un  autre  aveuglement  ; 
Et  mes  pieds,  qui  savoient  sans  eux,  sans  leur  conduite. 
Comme  insensiblement  me  porter  chez  Mélite, 
Me  porteront  sans  eux  en  quelque  lieu  désert. 
En  quelque  lieu  sauvage  à  peine  découvert, 
Où  ma  main,  d'un  poignard,  achèvera  le  reste, 
Où  pour  suivre  l'arrêt  de  mon  destin  funeste. 
Je  répandrai  mon  sang,  et  j'aurai  pour  le  moins 
Ce  foible  et  vain  soûlas  en  mourant  sans  témoins. 
Que  mon  trépas  secret  fera  que  l'infidèle 
Ne  pourra  se  vanter  que  je  sois  mort  pour  elle.  (i633-57) 
I.  Var.  Tu  manques  à  la  fois  de  poumon  et  d'haleine.  (i633-6o) 

(a)  Ces  quatre  vers  :   «  Aussi  ma  prompte  mort,   etc.,  n  ne  sont   que  dans 
l'édition  de  i633. 


aoo  M  ÉLITE. 

Ton  pied  mal  affermi  ne  te  soutient  qu'à  peine  ! 
Quel  accident  nouveau  te  trouble  ainsi  les  sens'  ? 

TIRCIS. 

Puisque  tu  veux  savoir  le  mal  que  je  ressens, 

Avant  que  d'assouvir  l'inexorable  envie  9^5 

De  mon  sort  rigoureux  qui  demande  ma  vie, 

Je  vais  l'assassiner  d'un  fatal  entretien. 

Et  te  dire  en  deux  mots  mon  malheur  et  le  tien. 

En  nos  chastes  amours  de  tous  deux  on  se  moque^  : 

Philandre Ah  !  la  douleur  m'étouffe  et  me  suffoque. 

Adieu,  ma  sœur,  adieu  ;  je  ne  puis  plus  parler ■'  : 
Lis,  et  si  tu  le  peux,  tâche  à  te  consoler*. 

CLORIS. 

Ne  m'échappe  donc  pas. 

TIRCIS. 

Ma  sœur,  je  te  supplie — 

CLORIS. 

Quoi  !  que  je  t'abandonne  à  ta  mélancolie  ? 

Voyons  auparavant  ce  qui  te  fait  mourir'',  o4^ 

Et  nous  aviserons  à  te  laisser  courir. 

TIRCIS. 

Hélas  !  quelle  injustice  ! 

CLORIS,   après  avoir  lu  les  lettres  qu'il  lui  a  données''. 

Est-ce  là  tout,  fantasque? 
Quoi  !  si  la  déloyale  enfin  lève  le  masque. 
Oses-tu  te  fâcher  d'être  désabusé  ? 
Apprends  qu'il  le  faut  être  en  amour  plus  rusé  ;  9'^" 


1.  Var.  Quel  accident  nouveau  te  brouille  ainsi  les  sens  ?  (i 633-57) 

2.  \'ar.  En  nos  chastes  amours  de  nous  deux  on  se  moque.  (ifi^S-Oo) 

3.  Far.  Adieu,  ma  sœur,  adieu  ;  je  ne  peux  plus  parler.  (i6f)3) 
l'i.  Var.  Lis,  puis,  situ  le  peux,  tâche  à  te  consoler.  (i633-57) 

5.  Var.  Non,  non,  quand  j'aurai  su  ce  qui  te  fait  mourir. 
Si  bon  me  semble  alors,  je  te  lairrai  courir,  (i  633-57) 

6.  Var.  Elle  lit  les  ItUres  que  Tirsis   lui  avoit  donnM'!.  (i033,  en  m.Trge.  — 
Elle  lit  les  lettres  qu'il  lui  a  données.  (i663,  en  marge.) 


ACTE   III,   SCÈNE   TV.  201 

Apprends  que  les  discours  des  filles  bien  sensées* 

Découvrent  rarement  le  fond  de  leurs  pensées, 

Et  que  les  yeux  aidant  à  ce  déguisement, 

Notre  sexe  a  le  don  de  tromper  finement. 

Apprends  aussi  de  moi  que  ta  raison  s'égare,  9^^ 

Que  Mélite  n'est  pas  une  pièce  si  rare, 

Qu'elle  soit  seule  ici  qui  vaille  la  servir^  ; 

Assez  d'autres  objets  y  sauront  te  ravir^. 

Ne  t'inquiète  point  pour  une  écerveiée 

Qui  n'a  d'ambition  que  d'être  cajolée,  o^o 

Et  rend  à  plaindre  ceux  qui  flattant  ses  beautés* 

Ont  assez  de  malheur  pour  en  être  écoutés. 

Damon  lui  plut  jadis,  Aristandre,  et  Géronte^  ; 

Eraste  après  deux  ans  n'y  voit  pas  mieux  son  conte '^  ; 

Elle  t'a  trouvé  bon  seulement  pour  huit  jours  ;  9^5 

Philandre  est  aujourd'hui  l'objet  de  ses  amours, 

Et  peut-être  déjà  (tant  elle  aime  le  change'  !) 

Quelque  autre  nouveauté  le  supplante  et  nous  venge. 

Ce  n'est  qu'une  coquette  avec  tous  ses  attraits"  ; 

Sa  langue  avec  son  cœur  ne  s'accorde  jamais  ;  970 

Les  infidélités  font  ses  jeux  ordinaires  ; 

Et  ses  plus  doux  appas  sont  tellement  vulgaires. 

Qu'en  elle  homme  d'esprit  n'admira  jamais  rien 

Que  le  sujet  pourquoi  tu  lui  voulois  du  bien. 

1.  V'ar.  Apprends  que  les  discours  des  filles  mieux  sensées.  (i633-6o) 

2.  Qui  vaille  la  servir,  qui  vaille  qu'on  la  serve. 

3.  Var.  Tant  d'autres  te  sauront  en  sa  place  ravir, 

Avec  trop  plus  d'attraits  que  cette  écerveiée.  (1633-07) 
^.  Var.  Par  les  premiers  venus  qui  flattant  ses  beautés.  (i()33-57) 

5.  Var.  Ainsi   Damon  lui  plut,  Aristandre,  et  Géronte  ; 
Eraste  après  deux  ans  n'en  a  pas  meilleur  conte.  (i633-57) 

6.  Voyez  ci-dessus,  p.  i5o,  la  note  relative  à  la  première  variante 

7.  Var.  Et  peut-être  demain  (tant  elle  aime  le  change  !).  (i633-57) 

8.  Var.  Ce  n'est  qu'une  coquette,  une  tête  à  lèvent. 
Dont  la  langue  et  le  cœur  s'accordent  peu  souvent, 
A  qui  les  trahisons  deviennent  ordinaires. 

Et  dont  tous  les  appas  sont  tellement  vulgaires.  (i633-57) 


303  MELITE. 

TIRCIS. 

Penses-tu  ni'arrêter  par  ce  torrent  crinjures'  ?  97^ 

Que  ce  soient  vérités,  que  ce  soient  impostures, 
Tu  redoubles  mes  maux,  au  lieu  de  les  guérir. 
Adieu  :  rien  que  la  mort  ne  peut  me  secourir. 


SCENE  V. 

CLORIS. 

Mon  frère Il  s'est  sauvé  ;  son  désespoir  l'emporte  : 

Me  préserve  le  ciel  d'en  user  de  la  sorte  1  980 

Un  volage  me  quitte,  et  je  le  quitte  aussi  : 

Je  l'obligerois  trop  de  m'en  mettre  en  souci. 

Pour  perdre  des  amants,  celles  qui  s'en  affligent 

Donnent  trop  d'avantage  à  ceux  qui  les  négligent  ; 

Il  n'est  lors  que  la  joie  :  elle  nous  venge  mieux,         9^5 

Et  la  fît-on  à  faux  éclater  par  les  yeux. 

C'est  montrer  par  bravade  à  leur  vaine  inconstance^ 

Qu'elle  est  pour  nous  toucher  de  trop  peu  d'importance. 

Que  Philandre  à  son  gré  rende  ses  vœux  contents  ; 

S'il  attend  que  j'en  pleure,  il  attendra  longtemps.       99° 

Son  cœur  est  un  trésor  dont  j'aime  qu'il  dispose  ; 

Le  larcin  qu'il  m'en  fait  me  vole  peu  de  chose, 

Et  l'amour  qui  pour  lui  m'éprit  si  follement 

I.  Var.   Penses-lu,  m'annisant  avecquc  des  sottises. 

Par  tes  détractions  rompre  mes  entreprises  ? 

Non,  non.  ces  traits  de  langue  op.Tndus  vainement 

Ne  m'arrèteroient  pas  encore  un  seul  moment,  (i  033-57) 
s.  Var.  C'est  toujours  témoigner  que  leur  vaine  inconstance 

Est  pour  nous  émouvoir  de  trop  peu  d'importance. 

Aussi  ne  veux-je  pas  le  retenir  d'aller, 

Et  si  d'autres  que  moi  ne  le  vont  rappeler, 

11  usera  ses  jours  à  courtiser  Mélite  ; 

Outre  que  l'infidèle  a  si  peu  de  mérite, 

Que  l'amour  qui  pour  lui  m'éprit  si  follement,  (i  633-57) 


ACTE  III,   SCÈNE   V.  2o3 

M'avoit  fait  bonne  part  de  son  aveuglement. 

On  enchérit  pourtant  sur  ma  faute  passée  :  99^ 

Dans  la  même  folie  une  autre  embarrassée' 

Le  rend  encor  parjure,  et  sans  âme,  et  sans  foi, 

Pour  se  donner  l'honneur  de  faillir  après  moi. 

Je  meure,  s'il  n'est  vrai  que  la  moitié  du  monde^ 

Sur  l'exemple  d'autrui  se  conduit  et  se  fonde.  looo 

A  cause  qu'il  parut  quelque  temps  m'enflammer, 

La  pauvre  fille  a  cru  qu'il  valoit  bien  l'aimer, 

Et  sur  cette  croyance  elle  en  a  pris  envie  : 

Lui  pût-elle  durer  jusqu'au  bout  de  sa  vie  ! 

Si  Mélite  a  failH  me  l'ayant  débauché,  «ooS 

Dieux,  par  là  seulement  punissez  son  péché  ! 

Elle  verra  bientôt  que  sa  digne  conquête' 

N'est  pas  une  aventure  à  me  rompre  la  tête. 

Un  si  plaisant  malheur  m'en  console  à  l'instant. 

Ah!  si  mon  fou  de  frère  en  pouvoit  faire  autant^,     ""'o 

Que  j'en  aurois  de  joie,  et  que  j'en  ferois  gloire  ! 

Si  je  puis  le  rejoindre  et  qu'il  me  veuille  croire, 

Nous  leur  ferons  bien  voir  que  leur  change  indiscret 

Ne  vaut  pas  un  soupir,  ne  vaut  pas  un  regret. 

Je  me  veux  toutefois  en  venger  par  malice,  •  o  '  5 

Me  divertir  une  heure  à  m'en  faire  justice  : 

Ces  lettres  fourniront  assez  d'occasion 

D'un  peu  de  défiance  et  de  division. 

Si  je  prends  bien  mon  temps,  j'aurai  pleine  matière 

A  les  jouer  tous  deux  d'une  belle  manière.  'o^o 

En  voici  déjà  l'un  qui  craint  de  m'aborder. 


1.  Var.  Dans  la  même  sottise  une  autre  embarrassée.  (i633-57) 

2.  Var.  Je  meure,  s'il  n'est  vrai  que  la  plupart  du  monde.  (i633) 

3.  Var.  Elle  verra  bientôt,  quoi  qii  elle  se  propose. 
Qu'elle  n'a  pas  gagné,  ni  moi  perdu  grand'chose. 

Ma  perte  me  console,  et  m'égaye  à  l'instant,  (i 633-57) 

4.  Voyez  au  Complément  des  variantes,  p.  a5i, 


2o^i  MÉLITE. 

SCÈNE  VI. 

PHILANDRE,  CLORIS. 

CLORIS. 

Quoi,  tu  passes,  Philandre,  et  sans  me  regarder? 

PHILANDRE. 

Pardonne-moi,  de  grâce  :  une  affaire  importune 
M'empêche  de  jouir  de  ma  bonne  fortune, 
Et  son  empressement,  qui  porte  ailleurs  mes  pas,     loaS 
Me  remplissoit  l'esprit  jusqu'à  ne  te  voir  pas. 

CLORIS. 

J'ai  donc  souvent  le  don  d'aimer  plus  qu'on  ne  m'aime  : 
Je  ne  pense  qu'à  toi,  j'en  parlois  en  moi-même. 

PHILAMDRE. 

Me  veux-tu  quelque  chose? 

CLORIS. 

Il  t'ennuie  avec  moi  ; 
Mais  comme  de  tes  feux  j'ai  pour  garant  ta  foi,         '"'^o 
Je  ne  m'alarme  point.  N'étoit  ce  qui  le  presse. 
Ta  flamme  un  peu  plus  loin  eût  porté  la  tendresse, 
Et  je  t'aurois  fait  voir  quelques  vers  de  Tircis 
Pour  le  charmant  objet  de  ses  nouveaux  soucis. 
Je  viens  de  les  surprendre,  et  j'y  pourrois  encore'    «o35 
Joindre  quelques  billets  de  l'objet  qu'il  adore  ; 
Mais  tu  n'as  pas  le  temps.  Toutefois,  si  tu  veux" 
Perdre  un  domi-quart  d'heure  à  les  lire  nous  deux  — 

PIllLAiVDUE. 

Voyons  donc  ce  que  c'est,  sans  plus  longue  demeure  ; 
Ma  curiosité  pour  ce  demi-quart  d'heure  '"'î" 

S'osera  dispenser. 

«.  Var.  Je  les  viens  de  surprendre,  et,  j'y   pourrois  encor(\  (TOflo) 
3.  Var.  Mais  tu  n'as  pas  loisir.  Toulcfois  si  lu  veux.  (ifiOo-G'i) 


ACTE   III,   SCÈNE   VI.  2o5 

CLORIS. 

Aussi  tu  me  promets, 
Quand  tu  les  auras  lus,  de  n'en  parler  jamais  ; 
Autrement,  ne  crois  pas — 

PHILAJfDRE,   reconnoissant  les  lettres*. 

Cela  s'en  va  sans  dire  : 
Donne,  donne-les-moi,  tu  ne  les  saurois  lire  : 
Et  nous  aurions  ainsi  besoin  de  trop  de  temps.         «<>A5 

CLOBIS,   les  resserrant^. 
Philandre,  tu  n'es  pas  encore  où  tu  prétends  ; 
Quelques^  hautes  faveurs  que  ton  mérite  obtienne, 
Elles  sont  aussi  bien  en  ma  main  qu'en  la  tienne  : 
Je  les  garderai  mieux,  tu  peux  en  assurer 
La  belle  qui  pour  toi  daigne  se  parjurer*.  >o5o 

PHILANDRE. 

Un  homme  doit  souffrir  d'une  fille  en  colère  ; 
Mais  je  sais  comme  il  faut  les  ravoir  de  ton  frère  : 
Tout  exprès  je  le  cherche,  et  son  sang,  ou  le  mien 

CLORIS. 

Quoi  !  Philandre  est  vaillant,  et  je  n'en  savois  rien  ! 
Tes  coups  sont  dangereux  quand  tu  ne  veux  pas  feindre  ; 
Mais  ils  ont  le  bonheur  de  se  faire  peu  craindre, 
Et  mon  frère,  qui  sait  comme  il  s'en  faut  guérir, 
Quand  tu  l'aurois  tué,  pourroit  n'en  pas  mourir. 

PmL  ANDRE. 

L'effet  en  fera  foi,  s'il  en  a  le  courage. 

1.  Var.  Il  reconnoit  les  lettres.  (i6C3,  en  marge  )  (a) 

2.  Var.  Elle  les  resserre.  (i6(33,  en  marge.) 

3.  Telle  est  l'orthographe  de  ce  mot  dans  toutes  les  éditions  publiées  du 
vivant  de  Corneille.  Voyez  le  Lexique. 

l\.  Un  des  personnages  de  la  Veuve  (acte  III,  se.  m)  parle  de  la  comédie 
de  Mélite  et  mentionne 

Le  discours  de  Cloris  quand  Philandre  la  quitte. 

(a)  Voyez  plus  loin,  p.  262  et  253,  quelle  est  la  variante  de  ce  jeu  de  scène 
dans  l'édition  de  i633,  et  celle  du  jeu  de  scène  suivant  dans  les  éditions  de 
1644-57. 


2o6  MELITE. 

Adieu  :  j'en  perds  le  temps  à  parler  davantage.  1060 

Tremble. 

CLORIS. 

J'en  ai  grand  lieu,  connoissant  ta  vertu  : 
Pourvu  qu'il  y  consente,  il  sera  bien  battu. 


FIN    DU   TROISIEME  ACTE. 


ACTE  IV,   SCÈNE   I.  207 


ACTE   IV. 


SCENE    PREMIERE. 

MÉLITE,  LA  Nourrice. 

LA    NOURRICE. 

Cette  obstination  à  faire  la  secrète 

M'accuse  injustement  d'être  trop  peu  discrète*. 

MÉLITE. 

Ton  importunité  n'est  pas  à  supporter  :  106 5 

Ce  que  je  ne  sais  point,  te  le  puis-je  conter  ? 

LA    NOURRICE. 

Les  visites  d'Eraste  un  peu  moins  assidues 
Témoignent  quelque  ennui  de  ses  peines  perdues, 


I.  Var.  [M'accuse  injustement  d  être  trop  peu  discrète.] 
MÉL,  Vraiment  tu  me  poursuis  avec  trop  de  rigueur  : 
Que  te  puis-je  conter,  n'ayant  rien  sur  le  cœur  ? 
LA  NOURR.  Un  chacun  fait  à  l'œil  des  remarques  aisées, 
Qu'Eraste,  abandonnant  ses  premières  brisées, 
Pour  te  mieux  témoigner  son  refroidissement. 
Cherche  sa  guérison  dans  un  bannissement. 
Tu  m'en  veux  cependant  ôter  la  connoissance  ; 
Mais  si  jamais  sur  toi  j'eus  aucune  puissance, 
Par  ce  que  tous  les  jours  en  tes  affections 
Tu  reçois  de  profit  de  mes  instructions  (a), 
Apprends-moi  ce  que  c'est,  mél.  Et  que  sais-je,  Nourrice, 
Des  fantasques  ressorts  qui  meuvent  son  caprice  ? 
Ennuyé  d'un  esprit  si  grossier  que  le  mien, 
[Il  cherche  ailleurs  peut-être  un  meilleur  entretien.]  (i633-57) 

(a)  Dans  l'édition  de  1667,  probablement  par  erreur  ; 
Parce  que  tous  les  jours,  en  tes  affections. 
Tu  reçois  du  profit  de  mes  instructions. 


2o8  MÉLITE. 

Et  ce  qu'on  voit  par  là  de  refroidissement 

Ne  fait  que  trop  juger  son  mécontentement.  •^70 

Tu  m'en  veux  cependant  cacher  tout  le  mystère  ; 

Mais  je  pourrois  enfin  en  croire  ma  colère, 

Et  pour  punition  te  priver  des  avis 

Qu'a  jusqu'ici  ton  cœur  si  doucement  suivis. 

MÉLITE. 

C'est  à  moi  de  trembler  après  cette  menace,  107^ 

Et  tout  autre  du  moins  trembleroit  en  ma  place. 

LA    NOURRICE. 

Ne  raillons  point  :  le  fruit  qui  t'en  est  demeuré 
(Je  parle  sans  reproche,  et  tout  considéré) 

Vaut  bien Mais  revenons  à  notre  humeur  chagrine  : 

Apprends-moi  ce  que  c'est. 

MÉLITE. 

Veux-tu  que  je  devine  ?    1080 
Dégoûté  d'un  esprit  si  grossier  que  le  mien. 
Il  cherche  ailleurs  peut-être  un  meilleur  entretien. 

LA    iSOURRICE. 

Ce  n'est  pas  bien  ainsi  qu'un  amant  perd  l'envie 

D'une  chose  deux  ans  ardemment  poursuivie  : 

D'assurance  un  mépris  l'oblige  à  se  piquer  ;  •  "85 

Mais  ce  n'est  pas  un  trait  qu'il  faille  pratiquer. 

Une  fille  qui  voit  et  que  voit  la  jeunesse 

Ne  s'y  doit  gouverner  qu'avec  beaucoup  d'adresse; 

Le  dédain  lui  messied,  ou  quand  elle  s'en  sert, 

Que  ce  soit  pour  reprendre  un  amant  qu'elle  perd.      1  "90 

Une  heure  de  froideur,  à  propos  ménagée, 

Peut  rcmbraser  une  àinc  à  demi  dégagée'. 

Qu'un  traitement  trop  doux  dispense  à-  des  mépris 


1.  Var.  Rembrase  assez  souvent  une  âme  dég.igôe.  (lôSS-b^). 

2.  Dispenser  à....  accorder  la  dispense,  la  permission  nécessaire  pour  l'aire 
quelque  chose,  autoriser  à.... 


ACTE   IV,   SCÈNE   I.  209 

D'un  bien  dont  cet  orgueil  fait  mieux  savoir  le  prix'. 

Hors  ce  cas,  il  lui  faut  complaire  à  tout  le  monde,       i  09^ 

Faire  qu'aux  vœux  de  tous  l'apparence  réponde^. 

Et  sans  embarrasser  son  cœur  de  leurs  amours, 

Leur  faire  bonne  mine,  et  souffrir  leurs  discours^. 

Qu'à  part  ils  pensent  tous  avoir  la  préférence, 

Et  paroissent  ensemble  entrer  en  concurrence*  ;  i  «  00 

Que  tout  l'extérieur  de  son  visage  égal 

Ne  rende  aucun  jaloux  du  bonheur  d'un  rival  ; 

Que  ses  yeux  partagés  leur  donnent  de  quoi  craindre, 

Sans  donner  à  pas  un  aucun  lieu  de  se  plaindre  ; 

Qu'ils  vivent  tous  d'espoir  jusqu'au  choix  dun  mari,  1 1  o5 

Mais  qu'aucun  cependant  ne  soit  le  plus  chéri, 

Et  qu'elle  cède  enfin,  puisqu'il  faut  qu'elle  cède^, 

A  qui  paiera  le  mieux  le  bien  qu'elle  possède. 

Si  tu  n'eusses  jamais  quitté  cette  leçon, 

Ton  Eraste  avec  toi  vivroit  d'autre  façon.  1 1 1  o 

M  ÉLITE. 

Ce  n'est  pas  son  humeur  de  souffrir  ce  partage  : 
Il  croit  que  mes  regards  soient  son  propre  héritage, 
Et  prend  ceux  que  je  donne  à  tout  autre  qu'à  lui 
Pour  autant  de  larcins  faits  sur  le  bien  d'autrui. 


I.  Var.  D'un  bien  dont  un  dédain  fait  mieux  savoir  le  prii.  (iCSS-Sy) 
2.Var.   Faire  qu'aux  vœux  de  tous  son  visage  réponde.  (iGSS-S^) 

3.  Var.  Leur  faire  bonne  mine,  et  souffrir  leur  discours.  (i633,  44  et52-57) 
Var.  Leur  montrer  bonne  mine,  et  souffrir  leur  discours.  (i648) 

4.  Var.   [Et  paroissent  ensemble  entrer  en  concurrence  :] 
Ainsi  lorsque  plusieurs  te  parlent  à  la  fois, 

En  répondant  à  l'un,  serre  à  l'autre  les  doigts. 

Et  si  l'un  te  dérobe  un  baiser  par  surprise. 

Qu'à  l'autre  incontinent  il  soit  en  belle  prise  ; 

Que  l'un  et  l'autre  juge,  à  ton  visage  égal. 

Que  tu  caches  ta  flamme  aux  yeux  de  son  rival. 

Partage  bien  les  tiens,  et  surtout  sache  feindre. 

De  sorte  que  pas  un  n'ait  sujet  de  se  plaindre.  (iC33-D7) 

5.  Var.  Tiens  bon,  et  cède  enfin,  puisqu'il  faut  que  tu  cèdes, 
A  qui  paiera  le  mieux  le  bien  que  tu  possèdes.  (i633-D'y). 

Corneille,  i  i4 


2IO  MÉLITE. 

LA    NOURRICE. 

J'entends  à  demi-mot  ;  achève,  et  m'expédie  1 1 15 

Promptement  le  motif  de  cette  maladie  \ 

MÉLITE. 

Si  tu  m'avois,  Nourrice,  entendue  à  demi, 
Tu  saurois  que  Tircis 

LA    NOURRICE. 

Quoi  ?  son  meilleur  ami  ! 
N'a-ce  pas  été  lui  qui  te  l'a  fait  connoître? 

MÉLITE. 

Il  voudroit  que  le  jour  en  fût  encore  à  naître  ;  «  «  20 

Et  si  d'auprès  de  moi  je  l'avois  écarté'^, 
Tu  verrois  tout  à  l'heure  Eraste  à  mon  côté. 

LA    NOURRICE. 

J'ai  regret  que  tu  sois  leur  pomme  de  discorde  ; 
Mais  puisque  leur  humeur  ensemble  ne  s'accorde, 
Éraste  n'est  pas  homme  à  laisser  échapper  ;  '  «  25 

Un  semblable  pigeon  ne  se  peut  rattraper  : 
Il  a  deux  fois  le  bien  de  l'autre,  et  davantage. 

MÉLITE. 

Le  bien  ne  touche  point  un  généreux  courage. 

LA    NOURRICE. 

Tout  le  monde  l'adore,  et  tâche  d'en  jouir. 

MÉLITE. 

Il  suit  un  faux  éclat  qui  ne  peut  m'éblouir.  >  '  3o 

LA    NOURRICE. 

Auprès  de  sa  splendeur  toute  autre  est  fort  petite'. 


1.  Var.   [Promptement  le  motif  de  cette  maladie.] 

MÉL.   Tirsis  est  ce  motif.  i.a  nourk.  Ce  jeune  cavalier! 

Son  ami  pins  intime  et  son  plus  familier  ! 

|N'a-ce  pas  été  lui  qui  te  l'a  fait  connoître?]  (iGSS-â^) 

2.  Var.   Et  si  dans  ce  jourd'hui  je  l'avois  écarté, 
Tu  verrois  d('s  demain  Éraste  à  mon  côté. 

LA  NOUHH.  J'ai  regret  que  tu  sois  la  pomme  de  discorde.  (lôSS-Sy) 

3.  Var.  Auprès  de  sa  splendeur  toute  autre  est  trop  petite,  (i 633-57) 


ACTE  IV,   SCÈNE  I.  au 

MÉLITK. 

Tu  le  places  '  au  rang  qui  n'est  dû  qu'au  mérite. 

LA    NOURRICE. 

On  a  trop  de  mérite  étant  riche  à  ce  point. 

MÉLITE. 

Les  biens  en  donnent-ils  à  ceux  qui  n'en  ont  point  ? 

LA    NOURRICE. 

Oui,  ce  n'est  que  par  là  qu'on  est  considérable.  i  •  35 

MÉLITE. 

Mais  ce  n'est  que  par  !à  qu'on  devient  méprisable  : 
Un  homme  dont  les  biens  font  toutes  les  vertus 
Ne  peut  être  estimé  que  des  cœurs  abattus. 

LA    NOURRICE. 

Est-il  quelques  défauts  que  les  biens  ne  réparent  ? 

MÉLITE. 

Mais  plutôt  en  est-il  où  les  biens  ne  préparent  ?  1 1 4  o 

Etant  riche,  on  méprise  assez  communément 
Des  belles  qualités  le  solide  ornement. 
Et  d'un  luxe  honteux  la  richesse  suivie"^ 
Souvent  par  l'abondance  aux  vices  nous  convie. 

LA    NOURRICE. 

Enfin  je  reconnois 

MÉLITE. 

Qu'avec  tout  ce  grand  bien^    1 1  45 
Un  jaloux  sur  mon  cœur  n'obtiendra  jamais  rien. 

LA    NOURRICE. 

Et  que  d'un  cajoleur  la  nouvelle  conquête 
T'imprime,  à  mon  regret,  ces  erreurs  dans  la  tête. 
Si  ta  mère  le  sait 

1.  On  lit  dans  l'édition  de  iC33  :  tu  te  places,   pour  tu  le  places  ;  mais  c'est 
évidemment  une  faute  d'impression. 

2.  L'édition  de  i633  porte,  mais  ce  doit  être  aussi  une  faute  : 

Et  d'un  riche  honteux  la  richesse  suivie. 

3.  Var.  Qu'avecque  tout  son  bien 

Un  jaloux  dessus  moi  n'obtiendra  jamais  rien.  (iG33-Go) 


212  MELITE. 

MÉLITE. 

Laisse-moi  ces  soucis, 
Et  rentre,  que  je  parle  à  la  sœur  de  Tircis'.  i  i5o 

LA    NOURRICE. 

Peut-être  elle  t'en  veut  dire  quelque  nouvelle. 

MÉLITE. 

Ta  curiosité  te  met  trop  en  cervelle". 
Rentre  sans  t'informer  de  ce  qu'elle  prétend  ; 
Un  meilleur  entretien  avec  elle  m'attend. 


SCENE  II. 
CLORIS,  MÉLITE. 

CLORIS. 

Je  chéris  tellement  celles  de  votre  sorte,  1 1 5  5 

Et  prends  tant  d'intérêt  en  ce  qui  leur  importe, 
Qu'aux  pièces  qu'on  leur  fait  je  ne  puis  consentir^, 
Ni  même  en  rien  savoir  sans  les  en  avertir. 
Ainsi  donc,  au  hasard  d'être  la  mal  venue, 
Encor  que  je  vous  sois,  peu  s'en  faut,  inconnue,       i«6o 
Je  viens  vous  faire  voir  que  votre  affection 
N'a  pas  été  fort  juste  en  son  élection. 

MÉLITE. 

Vous  pourriez,  sous  couleur  de  rendre  un  hon  office, 
Mettre  quelque  autre  en  peine  avec  cet  artifice  ; 
Mais  pour  m'en  repentir  j'ai  fait  un  trop  bon  choix ^  :  1 1 65 
Je  renonce  à  choisir  une  seconde  fois, 

1.  Var.   [Et  rentre,  que  je  parle  à  la  s(Bur  do  Tirsis  :] 
Je  la  vois  qui  de  loin  me  fait  signe  et  m'appelle. 

[la  nourr.  Puul-iHre  elle  t'en  veut  dire  quelque  nouvelle.] 
MÉL.  [Rentre,  sans  t'informer  de  ce  qu'elle  prétend.)  (i 633-57) 

2.  Mettre  en  cervelle,  inquiéter.  Voyez  plus  haut,  p.   192,  note  a. 

3.  Var.   Qu'aux  fourbes  qu'on  leur  fait  je  ne  puis  consentir,  (i 033-57) 
/j.  Var.   Mais  pour  m'en  repentir  j'ai  fait  un  trop  beau  choix.  (i633-Go) 


ACTE  IV,   SCÈNE  II.  ai3 

Et  mon  affection  ne  s'est  point  arrêtée 
Que  chez  un  cavalier  qui  l'a  trop  méritée. 

CLOWS. 

Vous  me  pardonnerez,  j'en  ai  de  bons  témoins, 

C'est  l'homme  qui  de  tous  la  mérite  le  moins*.         i'7o 

MÉLITE. 

Si  je  n'avois  de  lui  qu'une  foible  assurance. 
Vous  me  feriez  entrer  en  quelque  défiance  ; 
Mais  je  m'étonne  fort  que  vous  l'osiez  blâmer', 
Ayant  quelque  intérêt  vous-même  à  l'estimer. 

CLORIS. 

Je  l'estimai  jadis,  et  je  l'aime  et  l'estime  '  i?^ 

Plus  que  je  ne  faisois  auparavant  son  crime. 

Ce  n'est  qu'en  ma  faveur  qu'il  ose  vous  trahir. 

Et  vous  pouvez  juger  si  je  le  puis  haïr\ 

Lorsque  sa  trahison  m'est  un  clair  témoignage^ 

Du  pouvoir  absolu  que  j'ai  sur  son  courage.  i'8o 

MÉLITE. 

Le  pousser  à  me  faire  une  infidélité''. 
C'est  assez  mal  user  de  cette  autorité. 

CLORIS. 

Me  le  faut-il  pousser  où  son  devoir  l'oblige  ? 
C'est  son  devoir  qu'il  suit  alors  qu'il  vous  néglige. 

MÉLITE. 

Quoi  !  le  devoir  chez  vous  oblige  aux  trahisons*'?     >  «sa 

I .  La  leçon  de  1657  : 

C'est  l'homme  qui  de  tous  l'a  mérité  le  moins, 
est  certainement  une  faute  d'impression. 

a.  Var.  Mais  je  m'étonne  fort  que  vous  l'osez  blâmer, 

Vu  que  pour  votre  honneur  vous  devez  l'estimer,  (i  633-57) 

3.  Var.  Après  cela  jugez  si  je  le  peux  haïr.  (i633) 
Var.  Jugez  après  cela  si  je  le  puis  haïr.  (iQtifi-b-]) 

4.  Var.  Puisque  sa  trahison  m'est  un  grand  témoignage.  (i633-57) 

5.  Var.  Vraiment  c'est  un  pouvoir  dont  vous  usez  fort  mal, 
Le  poussant  à  me  faire  un  tour  si  déloyal,  (i 633-57) 

6.  Var.  Quoi  !  son  devoir  l'oblige  à  l'infidélité  ! 

CLOH.  N'allons  point  rechercher  tant  de  subtilité,  (i 633-57) 


3iA  MÉLITE. 

CLORIS. 

Quand  il  n'en  auroit  point  de  plus  justes  raisons, 
La  parole  donnée,  il  faut  que  l'on  la  tienne. 

MÉLITE. 

Cela  fait  contre  vous  :  il  m'a  donné  la  sienne. 

CLORlS. 

Oui  ;  mais  ayant  déjà  reçu  mon  amitié, 

Sur  un  vœu  solennel  d'être  un  jour  sa  moitié',         iig» 

Peut-il  s'en  départir  pour  accepter  la  vôtre  ? 

MÉLITE. 

De  grâce,  excusez-moi,  je  vous  prends  pour  une  autre, 
Et  c'étoit  à  Cloris  que  je  croyois  parler. 

CLORIS. 

Vous  ne  vous  trompez  pas. 

MÉLITE. 

Donc,  pour  mieux  me  railler^, 
La  sœur  de  mon  amant  contrefait  ma  rivale?  ng^ 

CLORIS. 

Donc,  pour  mieux  m'éblouir,  une  âme  déloyale^ 
Contrefait  la  fidèle  ?  Ah  !  Mélite,  sachez 
Que  je  ne  sais  que  trop  ce  que  vous  me  cachez. 
Philandre  m'a  tout  dit  :  vous  pensez  qu'il  vous  aime  ; 
Mais  sortant  d'avec  vous,  il  me  conte  lui-même         >3oo 
Jusqu'aux  moindres  discours  dont  votre  passion 
Tâche  de  suborner*^  son  inclination. 

MÉLITE. 

Moi,  suborner  Philandre  !  ah  !  que  m'osez-vous  dire  ! 

CLORIS. 

La  pure  vérité. 


I.  Var.   Sur  un  serment  commun  Hêtre  un  jour  sa  moitié.  (if)^?>-^']) 
a.  Var.  Doncqucs,  pour  me  railler.  (i633-57) 

i.Var.   Doncqucs,  pour  meblouir,  une  <iiue  déloj'ale.  (i633-57) 
4.  Voyez  plus  haut,  p.  i<jl\,  note  3. 


ACTE   IV,   SCÈNE   II.  ai5 

MÉLITE. 

Vraiment,  en  voulant  rire, 
Vous  passez  trop  avant  ;  brisons  là,  s'il  vous  plaît.        1 2o5 
Je  ne  vois  point  Philandre,  et  ne  sais  quel  il  est. 

CLORIS. 

Vous  en  croirez'  du  moins  votre  propre  écriture^. 
Tenez,  voyez,  lisez. 

MÉLITE. 

Ah,  Dieux  !  quelle  imposture  ! 
Jamais  un  de  ces  traits  ne  partit  de  ma  main. 

CLORIS. 

Nous  pourrions  demeurer  ici  jusqu'à  demain,  laio 

Que  vous  persisteriez  dans  la  méconnoissance  : 
Je  les  vous  laisse.  Adieu. 

MÉLITE. 

Tout  beau,  mon  innocence 
Veut  apprendre  de  vous  le  nom  de  l'imposteur  \ 
Pour  faire  retomber  l'afifront  sur  son  auteur. 

CLORIS. 

Vous  pensez  me  duper,  et  perdez  votre  peine.  '^iS 

Que  sert  le  désaveu  quand  la  preuve  est  certaine  ? 
A  quoi  bon  démentir.»*  à  quoi  bon  dénier...? 

MÉLITE. 

Ne  vous  obstinez  point  à  me  calomnier  ; 

Je  veux  que,  si  jamais  j'ai  dit  mot  à  Philandre — 

CLORIS. 

Remettons  ce  discours  :  quelqu'un  vient  nous  surprendre  ; 


1.  L'édition  de   i664   donne:    vous  croiriez,    poar    vous  croirez,  ce  qui  est 
sans  doute  une  faute  d'impression. 

2.  Var.  Vous  en  voulez  bien  croire  au  moins  votre  écriture.  (iBSS-ây) 

3.  Var.  Veut  savoir  par  avant  le  nom  de  1  imposteur, 
Afin  que  cet  affront  retombe  sur  l'auteur. 

CLOR.  Vous  voulez  m'affiner  ;  mais  c'est  peine  perdue  : 

Mélite,  que  vous  sert  de  faire  l'entendue  .'' 

La  chose  étant  si  claire    à  quoi  bon  la  nier?  (i  633-07) 


2i6  MÉLITE. 

C'est  le  brave  Lisis,  qui  semble  sur  le  front' 
Porter  empreints  les  traits  d'un  déplaisir  profond. 


SCENE    HT. 

LISIS,  MÉLITE,  CLORIS. 

LISlS,   à  Cloris. 
Préparez  a^os  soupirs  à  la  triste  nouvelle" 
Du  malheur  oii  nous  plonge  un  esprit  infidèle  ; 
Quittez  son  entretien,  et  venez  avec  moi  1335 

Plaindre  un  frère  au  cercueil  par  son  manque  de  foi. 

MÉLITE. 

Quoi  !  son  frère  au  cercueil  ! 

LISIS. 

Oui,  Tircis,  plein  de  rage 
De  voir  que  votre  change  indignement  l'outrage. 
Maudissant  mille  fois  le  détestable  jour 
Que  votre  bon  accueil  lui  donna  de  Tamour,  i3  3o 

Dedans  ce  désespoir  a  chez  moi  rendu  l'âme  ^, 
Et  mes  yeux  désolés 

MÉLITE. 

Je  n'en  puis  plus  ;  je  pâme. 

CLORIS. 

Au  secours  !  au  secours  ! 


I.  \'ar.  C'est  le  brave  Lisis,  qui  tout  triste  et  pensif, 

A  ce  qu'on  peut  juger,  montre  un  deuil  excessif.  (iB.^S-By) 
a.  Var.   Pouvez-vous  demeurer  auprès  d'une  personne 

Digne  pour  ses  forfaits  que  chacun  l'abandonne? 

Quittez  cette  infidèle,  et  venez  avec  moi.  (i633-57) 
3.  Var.   Dedans  ce  désespoir  a  rendu  sa  belle  ànie. 

MKL.  Hélas  !  soutenez-moi  ;  je  n'en  puis  plus,  je  pànie.  (1(133^7) 


ACTE  IV,   SCÈNE   IV.  317 


SCENE   IV. 

CLITON,  LA  Nourrice,  MÉLITE, 
LISIS,  CLORIS. 

CLITON. 

D'où  provient  cette  voix  ? 

LA   NOURRICE. 

Qu'avez-vous,  mes  enfants  ? 

CLORIS. 

Mélite  que  tu  vois — 

LA   NOURRICE. 

Hélas!  elle  se  meurt;  son  teint  vermeil  s'efface;       '2  35 
Sa  chaleur  se  dissipe  ;  elle  n'est  plus  que  glace. 
LISIS,   à  Cliton. 

Va  quérir  un  peu  d'eau  ;  mais  il  faut  te  hâter. 

CLITON,   à  Lisis'. 
Si  proches  du  logis,  il  vaut  mieux  l'y  porter". 

CLORIS^. 

Aidez  mes  foibles  pas  ;  les  forces  me  défaillent, 

Et  je  vais  succomber  aux  douleurs  qui  m'assaillent*^.    •  3  4o 

SCÈNE  V. 

ÉRASTE. 

A  la  fin  je  triomphe,  et  les  destins  amis 
M'ont  donné  le  succès  que  je  m'étois  promis. 

1.  Les  mots  :  à  Lisis,  manquent  dans  les  éditions  de  i633-6o. 

2.  Var.   Si  proche  du  logis,  il  vaut  mieux  l'y  porter.  (iGôy) 

3.  On  lit  en  marge,  dans  l'exemplaire  de  l'édition  de  i633  dont  il  a  été 
parlé  à  la  note  2  de  la  page  i83  :  Cliton  et  la  Nourrice  emportent  Mélite 
pâmée  en  son  logis,  où  Claris  les  suit,  appuyée  sur  Lisis. 

4.  Var.  CLORIS,  â  Lisis.  (i6.33,  dans  l'exemplaire  de  la  Bibliothèque  im- 
périale, cité  à  la  note  précédente,  et  i644-6o.) 


3i8  MÉLITE. 

Me  voilà  trop  heureux,  puisque  par  mon  adresse 

Mélite  est  sans  amant,  et  Tircis  sans  maîtresse  ; 

Et  comme  si  c'étoit  trop  peu  pour  me  venger,  12  45 

Philandre  et  sa  Cloris  courent  même  danger. 

Mais  par  quelle  raison  leurs  âmes  désunies  ' 

Pour  les  crimes  d' autrui  seront-elles  punies  ? 

Que  m'ont-ils  fait  tous  deux  pour  troubler  leurs  accords  ? 

Fuyez  de  ma  pensée,  inutiles  remords^;  >2  5o 

La  joie  y  veut  régner,  cessez  de  m'en  distraire. 

Cloris  m'offense  trop  d'être  sœur  d'un  tel  frère, 

Et  Philandre,  si  prompt  à  l'infidélité, 

N'a  que  la  peine  due  à  sa  crédulité^. 

Mais  que  me  veut  Cliton  qui  sort  de  chez  Mélite?        »  2 55 

SCÈNE   VI. 
ÉRASTE,   CLITON. 

CLITON. 

Monsieur,  tout  est  perdu  :  votre  fourbe  maudite. 
Dont  je  fus  à  regret  le  damnable  instrument, 
A  couché  de  douleur  Tircis  au  monument. 

I.  Var.   Mais  à  quelle  raison  leurs  âmes  désunies,  (i  633-63) 
3.  Var.   Fuyez  de  mon  penser,  inutiles  remords  ; 

J'en  ai  trop  de  sujet  de  leur  être  contraire  : 

Cloris  m  offense  trop,  étant  sœur  d'un  tel  frère.  (i633-E)7) 
3.  Var.   [N'a  que  la  peine  duc  à  sa  crédulité.] 

Allons  donc  sans  scrupule,  allons  voir  cette  belle  ; 

Faisons  tous  nos  efforts  à  nous  rapprocher  d'elle, 

El  tâchons  de  rentrer  en  son  affection. 

Avant  qu'elle  ait  rien  su  de  notre  invention  (a). 

Cliton  sort  de  chez  elle. 

SCÈNE  VI. 
ÉRASTE,  CLITON. 

ÉR.  Eh  bien  !  que  fait  Mélite  ? 
[cLiT.  Monsieur,  tout  est  perdu  :  votre  fourbe  maudite.]  (i633-57) 

(a)  Avant  qu'elle  ait  rien  su  de  notre  intention.  {iGbli) 


ACTE  IV,   SCÈNE  VI.  319 

ÉRASTE. 

Courage  !  tout  va  bien,  le  traître  m'a  fait  place  ; 

Le  seul  qui  me  rendoit  son  courage  de  glace,  "360 

D'un  favorable  coup  la  mort  me  l'a  ravi. 

CLITON. 

Monsieur,  ce  n'est  pas  tout,  Mélite  l'a  suivi. 

ÉRASTE. 

Mélite  l'a  suivi  !  que  dis-tu,  misérable? 

CLITON. 

Monsieur,  il  est  trop  vrai  :  le  moment  déplorable^ 
Qu'elle  a  su  son  trépas  a  terminé  ses  jours.  i  afi^ 

ÉRASTE. 

Ah  ciel  !  s'il  est  ainsi 

CLITON. 

Laissez  là  ces  discours, 
Et  vantez-vous  plutôt  que  par  votre  imposture 
Ces  malheureux  amants  trouvent  la  sépulture  ", 
Et  que  votre  artifice  a  mis  dans  le  tombeau 
Ce  que  le  monde  avoit  de  parfait  et  de  beau.  1270 

ÉRASTE. 

Tu  m'oses  donc  flatter,  infâme,  et  tu  supprimes^ 

Par  ce  reproche  obscur  la  moitié  de  mes  crimes  ? 

Est-ce  ainsi  qu'il  te  faut  n'en  parler  qu'à  demi? 

Achève  tout  d'un  coup  :  dis  que  maîtresse,  ami'^. 

Tout  ce  que  je  chéris,  tout  ce  qui  dans  mon  âme          •  2  70 

Sut  jamais  allumer  une  pudique  flamme. 

Tout  ce  que  l'amitié  me  rendit  précieux, 

Par  ma  fourbe  a  perdu  la  lumière  des  cieux  ^  ; 

1.  Var.  Monsieur,  il  est  tout  vrai  :  le  moment  déplorable.  (i633-6o) 

2.  Var.  Ce  pair  d'amants  sans  pair  est  sous  la  sépulture.  (i633-îi7) 
Var.  Ces  malheureux  amants  treuvent  la  sépulture.  (1660) 

3.  Var.  Tu  m'oses  donc  flatter,  et  ta  sottise  estime 
M'obliger  en  taisant  la  moitié  de  mon  crime.»'  (i633-57) 

4.  Var.  Achève  tout  d'un  trait  :  dis  que  maîtresse,  ami.  (i633-57) 

5.  Var.  Par  ma  fraude  a  perdu  la  lumière  des  cieux.  (i633-57) 


230  M  ÉLITE. 

Dis  que  j'ai  violé  les  deux  lois  les  plus  saintes, 

Qui  nous  rendent  heureux  par  leurs  douces  contraintes  ; 

Dis  que  j'ai  corrompu,  dis  que  j'ai  suborné, 

Falsifié,  trahi,  séduit,  assassiné  *  : 

Tu  n'en  diras  encor  que  la  moindre  partie. 

Quoi  !  Tircis  est  donc  mort,  et  Mélite  est  sans  vie  ! 

Je  ne  l'avois  pas  su,  Parques,  jusqu'à  ce  jour,  i  a85 

Que  vous  relevassiez  de  l'empire  d'Amour  ; 

J'ignorois  qu'aussitôt  qu'il  assemble  deux  âmes. 

Il  vous  pût  commander  d'unir  aussi  leurs  trames  ^ 


I.  lar.   [Falsifié,  trahi,  séfluit,  assassiné,] 

Que  j'ai  toute  une  ville  en  larmes  convertie  : 

[Tu  n'en  diras  encor  que  la  moindre  partie.] 

Mais  quel  ressentiment  !  quel  puissant  déplaisir  ! 

Grands  Dieux  !   et  peuvent-ils  jusque-là  nous  saisir. 

Qu'un  pauvre  amant  en  meure,  et  qu'une  âpre  tristesse 

Réduise  au  même  point  après  lui  sa  maîtresse  ? 

c.i.iT.  Tous  ces  discours  ne  font ér.  Laisse  agir  ma  douleur. 

Traître,  si  tu  ne  veux  attirer  ton  malheur  : 

Interrompre  son  cours,  c'est  n'aimer  pas  ta  vie. 

La  mort  de  son  Tirsis  me  l'a  doncques  ravie  ! 

[Je  ne  l'avois  pas  su.  Parques,  jusqu'à  ce  jour.]  (i633-57) 
a.  Var.    [Il  vous  put  commander  d'unir  aussi  leurs  trames  ;] 

J'ignorois  que,  pour  être  exemptes  de  ses  coups. 

Vous  souffrissiez  qu'il  prit  un  tel  pouvoir  sur  vous. 

[Vous  en  relevez  donc,  et  vos  ciseaux  barbares] 

Tranchent  comme  il  lui  plaît  les  choses  les  plus  rares  ! 

Vous  en  relevez  donc,  et  pour  le  flatter  mieux 

Vous  voulez  comme  lui  ne  vous  servir  point  d'yeux  ! 

Mais  je  m'en  prends  à  vous,  et  ma  funeste  ruse, 

Vous  imputant  ces  maux,  se  bâtit  une  excuse  ; 

J'ose  vous  en  charger,  et  j'en  suis  l'inventeur. 

Et  seul  de  ces  malheurs  (a)  le  détestable  auteur. 

Mon  courage,  au  besoin  se  trouvant  trop  timide 

Pour  attaquer  Tirsis  autrement  qu'en  perfide. 

Je  fis  à  mon  défaut  combattre  son  ennui. 

Son  deuil,  son  désespoir,  sa   rage,  contre  lui. 

Hélas  I  et  falloit-il  que  ma  supercherie 

Tournât  si  lâchement  son  amour  en  furie  ? 

Falloit-il,  l'aveuglant  d'une  indiscrète  erreur, 

(a\  Les  éditions  de  1 63.3  et  de  1 644  donnent,  mais  par  erreur  sans  doute  :  «  ses 
malheurs,  »  pour  «  ces  malheurs.  » 


ACTE  IV,   SCÈNE  VI.  221 

Vous  en  relevez  donc,  et  montrez  aujourd'hui 

Que  vous  êtes  pour  nous  aveugles  comme  lui  1  1290 

Vous  en  relevez  donc,  et  vos  ciseaux  barbares 

Tranchent  comme  il  lui  plaît  les  destins  les  plus  rares  ! 

Mais  je  m'en  prends  à  vous,  moi  qui  suis  l'imposteur. 

Moi  qui  suis  de  leurs  maux  le  détestable  auteur. 

Hélas  !  et  falloit-il  que  ma  supercherie  «29^ 

Tournât  si  lâchement  tant  d'amour  en  furie  ? 

Inutiles  regrets,  repentirs  superflus. 

Vous  ne  me  rendez  pas  Mélite  qui  n'est  plus  ; 

Vos  mouvements  tardifs  ne  la  font  pas  revivre  : 

Elle  a  suivi  Tircis,  et  moi  je  la  veux  suivre.  i3oo 

Il  faut  que  de  mon  sang  je  lui  fasse  raison. 

Et  de  ma  jalousie,  et  de  ma  trahison, 

Et  que  de  ma  main  propre  une  âme  si  fidèle  * 

Reçoive Mais  d'où  vient  que  tout  mon  corps  chancelle? 

Quel  murmure  confus!  et  qu'entends-je  hurler?         «3od 
Que  de  pointes  de  feu  se  perdent  parmi  l'air  ! 
Les  Dieux  à  mes  forfaits  ont  dénoncé  la  guerre  ; 
Leur  foudre  décoché  vient  de  fendre  la  terre. 
Et  pour  leur  obéir  son  sein  me  recevant 


Contre  une  âme  innocente  allumer  sa  fureur  ? 
Falloit-il  le  forcer  à  dépeindre  Mélite 
Des  infâmes  couleurs  d'une  fille  hypocrite  (u)  ? 
[Inutiles  regrets,  repentirs  superflus.]  (iGSS-ôy) 
I.  Var.  Et  que  par  ma  main  propre  un  juste  sacrifice 
De  mon  coupable  chef  venge  mon  artifice  (6). 
Avançons  donc,  allons  sur  cet  aimable  corps 
Eprouver,  s'il  se  peut,  à  la  fois  mille  morts. 
D'où  vient  qu'au  premier  pas  je  tremble,  je  chancelle.'' 
Mon  pied,  qui  me  dédit,  contre  moi  se  rebelle. 
[Quel  murmure  confus  !  et  qu'entends-je  hurler  .■']  (iGSS-ô-) 

(a)  Les  quatre  derniers  vers,  depuis  :  «  Falloit-il,  l'aveuglant,  etc.,  »  ne  sont 
que  dans  l'édition  de  i633. 

(b)  Ces  deux  vers,  ainsi  que  les  vers  i3oi  et  iSoi  du  texte,  manquent  dans 
les  éditions  de  i644-57. 


222  MÉLITE. 

M'engloutit,  et  me  plonge  aux  enfers  tout  vivant.         1 3 1  o 

Je  vous  entends,  grands  Dieux  :  c'est  là-bas  que  leurs  âmes 

Aux  champs  Élysiens  éternisent  leurs  flammes  ; 

C'est  là-bas  qu'à  leurs  pieds  il  faut  verser  mon  sang  : 

La  terre  à  ce  dessein  m'ouvre  son  large  flanc. 

Et  jusqu'aux  bords  du  Styx  me  fait  libre  passage  ;        1 3 1 5 

Je  l'aperçois  déjà,  je  suis  sur  son  rivage. 

Fleuve,  dont  le  saint  nom  est  redoutable  aux  Dieux, 

Et  dont  les  neuf  replis  ceignent  ces  tristes  lieux  \ 

N'entre  point  en  courroux  contre  mon  insolence, 

Si  j'ose  avec  mes  cris  violer  ton  silence  ;  i3  2o 

Je  ne  te  veux  qu'un  mot  :  Tircis  est-il  passé  ? 

Mélite  est-elle  ici  ?  Mais  qu'attends-je  ?  insensé  I 

Ils  sont  tous  deux  si  chers  à  ton  funeste  empire, 

Que  tu  crains  de  les  perdre,  et  n'oses  m'en  rien  dire. 

Vous  donc,  esprits  légers,  qui,  manque  de  tombeaux, 

Tournoyez  vagabonds  à  l'entour  de  ces  eaux, 

A  qui  Charon  cent  ans  refuse  sa  nacelle, 

Ne  m'en  pourriez-vous  point  donner  quelque  nouvelle  ? 

I.  Var.   Et  dont  les  neuf  remplis  ceignent  ces  tristes  lieux, 
Ne  te  colère  point  contre  mon  insolence, 
[Si  j'ose  avec  mes  cris  violer  ton  silence.] 
Ce  n'est  pas  que  je  veuille,  en  buvant  de  ton  eau, 
Avec  mon  souvenir  étouffer  mon  bourreau  ; 
Non,  je  ne  prétends  pas  une  faveur  si  grande  ; 
Réponds-moi  seulement,  réponds  à  ma  demande  ; 
As-tu  vu  ces  amants  ?  ïirsis  est-il  passé  ? 
Mélite  est-elle  ici  ?  Mais  que  dis-je  ?  insensé  ! 
Le  père  de  l'oubli,  dessous  cette  onde  noire, 
Pourroit-il  conserver  tant  soit  peu  de  mémoire  ? 
Mais  de  rechef  que  dis-je  ?  Imprudent  I  je  confonds 
Le  Léthé  pêle-mêle  et  ces  gouffres  profonds  ; 
Le  Styx,  de  qui  l'oubli  ne  prit  jamais  naissance. 
De  tout  ce  qui  se  passe  a  tant  de  connoissance. 
Que  les  Dieux  n'osoroicnt  vers  lui  s'être  mépris. 
Mais  le  traître  se  tait,  et  tenant  ces  esprits 
Pour  le  plus  f;r.ind  trésor  de  son  funeste  empire, 
De  crainte  de  les  perdre,  il  n'en  ose  rien  dire. 
Vous  donc,  esprits  légers,  qui,  faute  de  tombeaux.  (iG33-57). 


ACTE   IV,   SCÈNE  VI.  228 

Parlez,  et  je  promets  d'employer  mon  crédit* 

A  vous  faciliter  ce  passage  interdit.  i3  3o 

CLITON. 

Monsieur,  que  faites- vous  ?  Votre  raison  troublée  ^ 
Par  l'effort  des  douleurs  dont  elle  est  accablée 
Figure  à  votre  vue — 

ÉRASTE. 

Ah!  te  voilà,  Charon; 
Dépêche  promptement,  et  d'un  coup  d'aviron 
Passe-moi,  si  tu  peux,  jusqu'à  l'autre  rivage.  i33  5 

CLITON. 

Monsieur,  rentrez  en  vous,  regardez  mon  visage^  : 
Reconnoissez  Cliton. 

ÉRASTE. 

Dépêche,  vieux  nocher, 
Avant  que  ces  esprits  nous  puissent  approcher. 
Ton  bateau  de  leur  poids  fondroit  ''  dans  les  abîmes  ; 
Il  n'en  aura  que  trop  d'Eraste  et  de  ses  crimes  '.  •  34o 

Quoi  !  tu  veux  te  sauver  à  l'autre  bord  sans  moi  ? 


1.  Yar.  Dites,  et  je  promets  d'employer  mon  crédit.  (i633-6o) 

2.  Var.  Monsieur,  que  faites-vous  ?  Votre  raison  s'égai'e: 
Voyez  qu'il  n'est  ici  de  Styx  ni  de  Ténare  ; 

Revenez  à  vous-même.  [ér.  Ah!  te  voilà,  Charon.)  (i633-57) 

3.  \'ar.   Monsieur,  rentrez  en  vous,  contemplez  mon  visage.  (lôSS-S'j) 
Ix- Fondre,  aller  au  fond,  s'engloutir. 

5.  Var.   [Il  n'en  aura  que  trop  d'Eraste  et  de  ses  crimes  (a).] 
CLiT.  11  vaut  mieux  esquiver,  car  avecque  des  fous  (6) 
Souvent  on  ne  rencontre  à  gagner  que  des  coups  : 
Si  jamais  un  amant  fut  dans  l'extravagance. 
Il  s'en  peut  hien  vanter  avec  toute  assurance. 
ÉRASTE,  se  jetant  sur  ses  épaules  (c). 
Tu  veux  donc  échapper  à  l'autre  bord  sans  moi  .•' 
[Si  faut-il  qu'à  ton  cou  je  passe  malgré  toi.]  (i633-57) 

(a)  Il  n'en  aura  que  trop  d'Eraste,  de  ses  crimes.  (1657) 

(b)  I!  vaut  mieux  se  tirer,  car  avecque  des  fous,  (i 644-57) 

(c)  //  se  jette  sur  les  épaules   de   Cliton.   qui  l'emporte  du  théâtre.  (i633,  en 
marge.) 


224  MÉLITE. 

Si  faut-il  qu'à  ton  cou  je  passe  malgré  toi. 

(Il  se  jette  sur  les  épaules  de  Cliton,  qui  l'emporte 
derrière  le  théâtre  ^) 


SCÈNE  YII. 

PHILAWDRE. 

Présomptueux  rival,  dont  l'absence  importune" 

Retarde  le  succès  de  ma  bonne  fortune^, 

As-tu  sitôt  perdu  cette  ombre  de  valeur  i3  45 

Que  te  prêtoit  tantôt  l'effort  de  ta  douleur  P 

Que  devient  à  présent  cette  bouillante  envie 

De  punir  ta  volage  aux  dépens  de  ma  vie  ? 

Il  ne  tient  plus  qu'à  toi^  que  tu  ne  sois  content  : 

Ton  ennemi  l'appelle,  et  ton  rival  t'attend.  »35o 

Je  te  clierclie  en  tous  lieux,  et  cependant  ta  fuite 

Se  rit  impunément  de  ma  vaine  poursuite. 

Crois-tu,  laissant  mon  bien  dans  les  mains  de  ta  sœur, 

En  demeurer  toujours  l'injuste  possesseur. 

Ou  que  ma  patience,  à  la  fin  échappée  13  55 

(Puisque  tu  ne  veux  pas  le  débattre  à  l'épée), 


1.  Ce  jeu  de  scène  est  omis  dans  l'édition  de  i6(jo  ;  dans  celle  de  iCGi,  il  est 
placé  enlre  les  deux  derniers  vers  de  la  scène.  Voyez  p.  228,  note  c. 

2.  Var,   Rival  injurieux,  dont  l'absence  importune.  (i()33-57). 

3.  Var.    [Retarde  le  succès  de  ma  bonne  fortune,] 
Et  qui,  sachant  combien  m'importe  ton   retour. 
De  peur  de  m'obliger  n'oserois  voir  le  jour, 
As-tu  sitôt  perdu  cette  ombre  de  courage 

Que  te  prètoiont  jadis  les  transports  de  ta  rage? 
Ce  brusque  mouvement  d'un  esprit  forcené 
Relàche-t-il  sitôt  ton  cœur  efféminé  ? 
[Que  devient  à  présent  celte  bouillante  envie.]  (i033) 

4.  On  lit  dans  l'édition  de  i65/(  :  «  Il  ne  tient  plus  à  toi,  »  pour  «  qu'.\  toi.  » 
C'est  évidemment  une  faute,  ainsi  qu'à  la  page  suivante,  la  leçon  de  1667 
V.  i359  :  «  Détachez  Ixion  ;  »  et  au  vers  i36o  le  singulier  mégère,  pour  mé- 
gères, dans  les  éditions  de  i66o-6/(. 


ACTE  IV,    SCENE   VII.  aaS 


Oubliant  le  respect  du  sexe  et  tout  devoir, 
Ne  laisse  point  sur  elle  agir  mon  désespoir  ? 


SCENE   VIII. 
ÉRASTE,  PHILANDRE. 

ÉRASTE. 

Détacher  Ixion  pour  me  mettre  en  sa  place  ! 

Mégères,  c'est  à  vous  une  indiscrète  audace.  1^60 

Ai-je  avec  même  front  que  cet  ambitieux' 

Attenté  sur  le  lit  du  monarque  des  cieux  ? 

Vous  travaillez  en  vain,  barbares  Euménides"'; 

Non,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  punit  les  perfides. 

Quoi  !  me  presser  encor  ?  Sus,  de  pieds  et  de  mains     1 365 

Essayons  d'écarter  ces  monstres  inhumains. 

A  mon  secours,  esprits  !  vengez-vous  de  vos  peines  ; 

Ecrasons  leurs  serpents  ;  chargeons-les  de  vos  chaînes. 

Pour  ces  filles  d'enfer  nous  sommes  trop  puissants. 

PmLANDRE. 

Il  semble  à  ce  discours  qu'il  ait  perdu  le  sens^.  «370 

Eraste,  cher  ami,  quelle  mélancolie 

Te  met  dans  le  cerveau  cet  excès  de  folie  ? 

ÉRASTE. 

Equitable  Minos,  grand  juge  des  enfers. 

Voyez  qu'injustement  on  m'apprête  des  fers. 

Faire  un  tour  d'amoureux,  supposer  une  lettre,  '375 

Ce  n'est  pas  un  forfait  qu'on  ne  puisse  remettre. 

Il  est  vrai  que  Tircis  en  est  mort  de  douleur, 

Que  Mélite  après  lui  redouble  ce  malheur, 

1.  Var.  Ai-je,  prenant  le  front  de  cet  audacieux.  (i633-57) 
Var.  Ai-je,  prenant  le  front  de  cet  ambitieux.  (1G60-6/1) 

2.  Var.  Vous  travaillez  en  vain,  bourrelles  Euménides.  (i633-6o) 

3.  Var.  11  semble  à  ces  discours  qu'il  ait  perdu  le  sens.  (i633-57) 

Corneille,  i  i5 


226  MÉLITE. 

Que  Cloris  sans  amant  ne  sait  à  qui  s'en  prendre  ; 

Mais  la  faute  n'en  est  qu'au  crédule  Philandre;  ï38o 

Lui  seul  en  est  la  cause,  et  son  esprit  léger, 

Qui  trop  facilement  résolut  de  changer  ; 

Car  ces  lettres,  qu'il  croit  Teflet  de  ses  mérites*, 

La  main  que  vous  voyez  les  a  toutes  écrites. 

PHILANDRE. 

Je  te  laisse  impuni,  traître  :  de  tels  remords"  i385 

Te  donnent  des  tourments  pires  que  mille  morts  ; 

Je  t'obligerois  trop  de  t'arracher  la  vie, 

Et  ma  juste  vengeance  est  bien  mieux  assouvie 

Par  les  folles  horreurs  de  cette  illusion. 

Ah  I  grands  Dieux,  que  je  suis  plein  de  confusion  !      •  ^go 

SCÈNE   IX. 

ÉRASTE. 

Tu  t'enfuis  donc,  barbare,  et  me  laissant  en  proie 

A  ces  cruelles  sœurs,  tu  les  combles  de  joie  ? 

Non,  non,  retirez-vous,  Tisiphone,  Alecton, 

Et  tout  ce  que  je  vois  d'officiers  de  Pluton  : 

Vous  me  connoissez  mal  ;  dans  le  corps  d'un  perfide    '  "u^ 

Je  porte  le  courage  et  les  forces  d'Alcide. 

Je  vais  tout  renverser  dans  ces  royaumes  noirs, 

Et  saccager  moi  seul  ces  ténébreux  manoirs. 

Une  seconde  fois  le  triple  chien  Cerbère 

Vomira  l'aconit  en  voyant  la  lumière;  '4oo 

J'irai  du  fond  d'enfer  dégager  les  Titans, 


I.  Var.  Car  des  lettres  qu'il  a  de  la  part  de  Mélitc, 
Autre  que  cette  main  n'en  a  pas  une  écrite.  (iGSS-S^) 

a.  Var.  Je  te  laisse  impuni,  perfide,  tes  remords.  (i633) 

Var.  Je  te  laisse  impuni,  traître,  car  tes  remords.  (iB/i^-S?) 
Var.  Je  te  laisse  impuni,  de  si  cuisants  remords.  (1660) 


ACTE  IV,   SCÈNE  IX. 

Et  si  Pluton  s'oppose  à  ce  que  je  prétends, 
Passant  dessus  le  ventre  à  sa  troupe  mutine, 
J'irai  d'entre  ses  bras  enlever  Proserpine'. 


SCÈNE   X. 
LISIS,   CLORIS. 

LISIS. 

N'en  doute  plus,  Cloris,  ton  frère  n'est  point  mort  ^  ;    1 1o5 

Mais  ayant  su  de  lui  son  déplorable  sort, 

Je  voulois  éprouver  par  cette  triste  feinte 

Si  celle  qu'il  adore,  aucunement  atteinte^, 

Deviendroit  plus  sensible  aux  traits  de  la  pitié 

Qu'aux  sincères  ardeurs  d'une  sainte  amitié.  ifiio 

Maintenant  que  je  vois  qu'il  faut  qu'on  nous  abuse. 

Afin  que  nous  puissions  découvrir  cette  ruse. 

Et  que  Tircis  en  soit  de  tout  point  éclairci. 

Sois  sûre  que  dans  peu  je  te  le  rends  ici. 

Ma  parole  sera  d'un  prompt  effet  suivie  :  •  4 1 5 

Tu  reverras  bientôt  ce  frère  plein  de  vie  ; 

C'est  assez  que  je  passe  une  fois  pour  trompeur. 

CLORIS. 

Si  bien  qu'au  lieu  du  mal  nous  n'aurons  que  la  peur  ? 

1 .  Bien  que  Claveret  ne  conteste  pas  à  Corneille  l'invention  de  la  frénésie 
d'Eraste  (voyez  plus  haut,  p.  128),  on  pourrait  être  tenté  de  croire  que  notre 
poëte  en  a  pris  1  idée  dans  la  CUmène  de  C.  S.  sieur  de  la  Croix,  représentée, 
suivant  les  frères  Parfait,  en  1628  (^Histoire  du  théâtre  français,  tome  IV^ 
p.  4oi).  Le  berger  Liridas,  pensant  que  Climène  est  morte,  devient  fou  de 
chagrin  ;  dans  son  délire,  il  veut  obliger  un  magicien,  qu'il  prend  pour  Pluton^ 
à  rendre  la  vie  à  son  amante,  et  lui  dit  : 

Toi  seul  dedans  ces  lieux  sentiras  les  tourments. 
Sans  pouvoir  prendre  part  à  nos  contentements  ; 
J'épouserai  Climène,  et  pour  ma  concubine 
Je  prendrai,  s'il  me  plaît,  ta  femme  Proserpine. 

2.  Var.  N'en  doute  aucunement,  ton  frère  n'est  point  mort,  (i  633-57) 

3.  Var.  Si  ce  cœur,  recevant  quelque  légère  atteinte.  (i633) 


aaS  MÉLITE. 

Le  cœur  me  le  disoit  :  je  sentois  que  mes  larmes 

Refusoient  de  couler  pour  de  fausses  alarmes,  «iao 

Dont  les  plus  dangereux  et  plus  rudes  assauts* 

Avoient  beaucoup  de  peine  à  m'émouvoir  à  faux  ; 

Et  je  n'étudiai  cette  douleur  menteuse 

Qu'à  cause  qu'en  efl'et  j'étois  un  peu  honteuse^ 

Qu'une  autre  en  témoignât  plus  de  ressentiment  ^        l 'iaS 

LISIS. 

Après  tout,  entre  nous,  confesse  franchement* 

Qu'une  fille  en  ces  lieux,  qui  perd  un  frère  unique, 

Jusques  au  désespoir  fort  rarement  se  pique  : 

Ce  beau  nom  d'héritière  a  de  telles  douceurs, 

Qu'il  devient  souverain  à  consoler  des  sœurs.  i43o 

CLOUIS. 

Adieu,  railleur,  adieu  :  son  intérêt  me  presse 
D'aller  rendre  d'un  mot  la  vie  à  sa  maîtresse'^; 
Autrement  je  saurois  t'apprendre  à  discourir. 

LISIS. 

Et  moi,  de  ces  frayeurs  de  nouveau  te  guérir. 

1.  Var.  Dont  les  plus  furieux  et  plus  rudes  assauts 
Avoient  bien  de  la  peine  à  m'émouvoir  à  faux.  (iGSS-ôy) 

2.  Var.  Qu'à  cause  que  j'étois  parfaitement  honteuse.  (1633-67) 

3.  Var.  Qu'un  autre  (a)  en  témoignât  plus  de  ressentiment.  (i633-6o) 
fi.  Var.  Mais  avec  tout  cela  confesse  franchement.  (i633-57) 

5.  Var.  D'aller  vite  d'un  mot  ranimer  sa  maîtresse  ; 
Autrement  je  saurois  te  rendre  ton  paqviet. 
i.is.  Et  moi  pareillement  rabattre  ton  caquet,  (i 633-57) 

(a)  Il  y  a  plus  loin  un  semblable  emploi  du  masculin  dans  le  vers  1387  de 
CUtandre.  Voyez  le  Lexique;  voyez  aussi  la  première  variante  de  la  p.  261 
et  la  huitième  de  la  p.  365. 

FIN     DU    QUATRIÈME    ACTE. 


ACTE  V,   SCÈNE   I.  229 


ACTE   V. 


SCENE    PREMIERE. 

CLITON,  LA  Nourrice. 

CLITON. 

Je  ne  t'ai  rien  celé  :  tu  sais  toute  l'affaire.  «  435 

LA   NOURRICE. 

Tu  m'en  as  bien  conté  ;  mais  se  pourroit-il  faire 
Qu'Eraste  eût  des  remords  si  vifs  et  si  pressants 
Que  de  violenter  sa  raison  et  ses  sens  ? 

CLITON. 

Eût-il  pu,  sans  en  perdre  entièrement  l'usage, 

Se  figurer  Charon  des  traits  de  mon  visage,  'Ho 

Et  de  plus,  me  prenant  pour  ce  vieux  nautonier, 

Me  payer  à  bons  coups  des  droits  de  son  denier? 

LA   NOURRICE. 

Plaisante  illusion  ! 

CLITON. 

Mais  funeste  à  ma  tête, 
Sur  qui  se  déchargeoit  une  telle  tempête, 
Que  je  tiens  maintenant  à  miracle  évident  l 'i  't  5 

Qu'il  me  soit  demeuré  dans  la  bouche  une  dent. 

LA   NOURRICE. 

C'étoit  mal  reconnoître  un  si  rare  service. 
ÉRASTE,   derrière  le  théâtre  * . 

Arrêtez,  arrêtez,  poltrons  ! 

1.  Var.  Derrière  la  tapisserie.  (iCSS-Sy)  —  7/  est  derrière  le   théâtre.  (i663 
en  marge.) 


a3o  MÉLITE. 

CLITON. 

Adieu,  Nourrice  : 
Voici  ce  fou  qui  vient,  je  Fentends  à  la  voix  ; 
Crois  que  ce  n'est  pas  moi  qu'il  attrape  deux  fois.        '  45o 

LA   NOURRICE. 

Pour  moi,  quand  je  devrois  passer  pour  Proserpine^ 
Je  veux  voir  à  quel  point  sa  fureur  le  domine. 

CLITON. 

Contente  à  tes  périls  ton  curieux  désir". 

LA   NOURRICE. 

Quoi  qu'il  puisse  arriver,  j'en  aurai  le  plaisir. 


SCENE  II. 

ERASTE,   LA  Nourrice. 

ÉRASTE^. 

En  vain  je  les  rappelle,  en  vain  pour  se  défendre  >  ^iSt 

La  honte  et  le  devoir  leur  parlent  de  m'attendrc^  ; 

Ces  lâches  escadrons  de  fantômes  affreux 

Cherchent  leur  assurance  aux  cachots  les  plus  creux, 

Et  se  fiant  à  peine  à  la  nuit  qui  les  couvre, 

Souhaitent  sous  l'enfer  qu'un  autre  enfer  s'entr'ouvre. 

Ma  voix  met  tout  en  fuite,  et  dans  ce  vaste  effroi", 

La  peur  saisit  si  bien  les  ombres  et  leur  roi, 

Que  se  précipitant  à  de  promptes  retraites, 

Tous  leurs  soucis  ne  vont  qu'à  les  rendre  secrètes. 

Le  bouillant  Phlégéthon,  parmi  ses  flots  pierreux,       •  46^ 


I.  Var.  Et  moi,  quand  je  devrois  passer  pour  Proserpine.  (i 633-63). 
a.  Var.  Adieu;  soûle  à  ton  dam  ton  curieux  désir.  (i633-F>7) 

3.  Var.  ÉRASTE,  l'épée  au  poing,  (i 633-57)  —  L'épie  à  la  main.  (i66o) 

4.  Var.  La  honte  et  le  devoir  leur  parle  de  m'att^ndre.  (1657) 

5.  Var.  La  peur  renverse  tout,  et  dans  ce  d(^sarroi 
Elle  saisit  si  bien  les  ombres  et  leur  roi.  (i  633-07) 


ACTE  V,   SCENE    II.  281 

Pour  les  favoriser  ne  roule  plus  de  feux  ; 

Tisiphone  tremblante,  Alecton  et  Mégère, 

Ont  de  leurs  flambeaux  noirs  étouffé  la  lumière'  ; 

Les  Parques  même  en  hâte  emportent  leurs  fuseaux. 

Et  dans  ce  grand  désordre  oubliant  leurs  ciseaux,      '(it" 

Charon,  les  bras  croisés,  dans  sa  barque  s'étonne 

De  ce  qu'après  Eraste  il  n'a  passé  personne-. 

Trop  heureux  accident,  s'il  avoit  prévenu 

Le  déplorable  coup  du  malheur  avenu  ^  ! 

Trop  heureux  accident,  si  la  terre  entr'ouverte  1^7^ 

Avant  ce  jour  fatal  eût  consenti  ma  perte, 

Et  si  ce  que  le  ciel  me  donne  ici  d'accès 

Eût  de  ma  trahison  devancé  le  succès  ! 

Dieux,  que  vous  savez  mal  gouverner  votre  foudre  ! 

N'étoit-ce  pas  assez  pour  me  réduire  en  poudre         ii''^o 

Que  le  simple  dessein  d'un  si  lâche  forfait? 

Injustes,  deviez-vous  en  attendre  l'effet  ? 

Ah  Mélite  !  ah  Tircis  !  leur  cruelle  justice 

Aux  dépens  de  vos  jours  me  choisit  un  supplice  \ 

Ils  doutoient  que  l'enfer  eût  de  quoi  me  punir  i48& 

Sans  le  triste  secours  de  ce  dur  souvenir". 


1.  Var.  De  leurs  flambeaux  puants  ont  éteint  la  lumière. 
Et  tiré  de  leur  chef  les  serpents  d'alentour, 

De  crainte  que  leurs  yeux  fissent  quelque  faux  jour, 

Dont  la  foible  lueur,  éclairant  ma  poursuite, 

A  travers  ces  horreurs  me  put  trahir  leur  fuite. 

Eaque  épouvanté  se  croit  trop  en  danger, 

Et  fuit  son  criminel  au  lieu  de  le  juger  ; 

Clothon  même  et  ses  sœurs,  à  l'aspect  de  ma  lame, 

De  peur  de  tarder  trop  n'osant  couper  ma  trame, 

A  peine  ont  eu  loisir  d'emporter  leurs  fuseaux. 

Si  bien  qu'en  ce  désordre  oubliant  leurs  ciseaux.  (lôSS-ôy) 

2.  Var.  D'où  vient  qu'après  Eraste  il  n'a  passé  personne.  (i633-6o) 

3.  Var.  Le  déplorable  coup  du  malheur  advenu.  (i633-6o) 

4.  Var.  Aux  dépens  de  vos  jours  aggrave  mon  supplice,  (i 633-57) 

5.  Var.  [Sans  le  triste  secours  de  ce  dur  souvenir.] 
Souvenir  rigoureux  de  qui  l'âpre  torture 
Devient  plus  violente  et  croît  plus  on  l'endure. 


233  MELITE. 

Tout  ce  qu'ont  les  enfers  de  feux,  de  fouets,  de  chaînes \ 
Ne  sont  auprès  de  lui  que  de  légères  peines  ; 
On  reçoit  d'Alecton  un  plus  doux  traitement. 
Souvenir  rigoureux,  trêve,  trêve  un  momentM  i^go 

Qu'au  moins  avant  ma  mort  dans  ces  demeures  sombres 
Je  puisse  rencontrer  ces  bienheureuses  ombres  ! 
Use  après,  si  tu  veux,  de  toute  ta  rigueur, 
Et  si  pour  m'achever  tu  manques  de  vigueur, 

(Il  met  la  main  sur  son  épce^.) 
Voici  qui  t'aidera  :  mais  derechef,  de  grâce,  l'îgî' 

Cesse  de  me  gêner  durant  ce  peu  d'espace. 
Je  vois  déjà  Mélite.  Ah  !  belle  ombre,  voici 
L'ennemi  de  votre  heur  qui  vous  cherchoit  ici  : 
C'est  Eraste,  c'est  lui,  qui  n'a  plus  d'autre  envie 
Que  d'épandre  à  vos  pieds  son  sang  avec  sa  vie  :  '  ^0° 

Ainsi  le  veut  le  sort,  et  tout  exprès  les  Dieux 
L'ont  abîmé  vivant  en  ces  funestes  lieux. 

LA    NOURRICE. 

Pourquoi  permettez-vous  que  cette  frénésie 
Règne  si  puissamment  sur  votre  fantaisie  ? 
L'enfer  voit-il  jamais  une  telle  clarté  ?  «  ^o5 

ÉRASTE. 

Aussi  ne  la  tient-il  que  de  votre  beauté  ; 

Ce  n'est  que  de  vos  yeux  que  part  cette  lumière. 


Implacable  bourreau,  lu  vas  seul  éfoufler 

Celui  dont  le  courage  a  dompté  tout  l'enfer. 

Qu'il  m'eût  bien  mieux  valu  céder  à  ses  furies! 

Qu'il  m'eut  bien  mieux  valu  souffrir  ses  barbaries, 

Et  de  gré  me  soumcltre,  en  acceptant  sa  loi, 

A  tout  ce  que  sa  rage  eût  ordonné  de  moi  ! 

Tout  ce  qu'il  a  de  fers,  de  feux,  de  fou&ts,  de  chaînes, 

Ne  sont  auprès  de  toi  que  de  légères  peines.  (ifiSS) 
I.  Var.  Oui,  ce  qu'ont  les  enfers,  de  feux,  de  fouets,  de  chaînes.  (i6/i4-63) 
3.  Var.  De  grâce,  un  peu  de  trêve,  un  moment,  un  moment.  (ifiSS) 
H-  Vnr.   Il  montre  snn  èp^e.  (ifi33,  en  marge.)  —  Ce  jeu  de  scène  n'est  point 
indique  dans  les  éditions  de   iG44-6o. 


ACTE  V,   SCENE   II.  a33 

LA    NOURRICE. 

Ce  n'est  que  de  mes  yeux  !  Dessillez  la  paupière, 
Et  d'un  sens  plus  rassis  jugez  de  leur  éclat. 

ÉRASTE. 

Ils  ont,  de  vérité,  je  ne  sais  quoi  de  plat  ;  '  ^  i  o 

Et  plus  je  vous  contemple,  et  plus  sur  ce  visage 

Je  m'étonne  de  voir  un  autre  air,  un  autre  âge  : 

Je  ne  reconnois  plus  aucun  de  vos  attraits. 

Jadis  votre  nourrice  avoit  ainsi  les  traits. 

Le  front  ainsi  ridé,  la  couleur  ainsi  blême,  i5i5 

Le  poil  ainsi  grisou.  0  Dieux  !  c'est  elle-même. 

Nourrice,  qui  t'amène  en  ces  lieux  pleins  d'effroi'  ? 

Y  viens-tu  rechercher  Mélite  comme  moi  ? 

LA    NOURRICE. 

Ciiton  la  vit  pâmer,  et  se  brouilla  de  sorte- 

Que  la  voyant  si  pâle  il  la  crut  être  morte  ;  iSs» 

Cet  étourdi  trompé  vous  trompa  comme  lui. 

Au  reste,  elle  est  vivante,  et  peut-être  aujourd'hui 

Tircis,  de  qui  la  mort  n'étoit  qu'imaginaire, 

De  sa  fidélité  recevra  le  salaire. 

ÉRASTE. 

Désormais  donc  en  vain  je  les  cherche  ici-bas  ;  1 5  3  5 

En  vain  pour  les  trouver  je  rends  tant  de  combats. 

LA    NOURRICE. 

Votre  douleur  vous  trouble,  et  forme  des  nuages 
Qui  séduisent  vos  sens  par  de  fausses  images  : 
Cet  enfer,  ces  combats  ne  sont  qu'illusions '^ 

ÉRASTE. 

Je  ne  m'abuse  point  de  fausses  visions  :  i5  3o 


1.  Var.  Nourrice,  et  qui  t'amène  en  ces  lieux  pleins  d'effroi  ?  (i633-6o) 

2.  Var.  Ciiton  la  vit  pâmer,  et  se  troubla  de  sorte.  (1660) 

3.  Var.  Cet  enfer,   ces  combats,  ne  sont  qu'illusion. 
ÉR.  Je  ne  m'abuse  point;  j'ai  vu  sans  fiction 

Ces  monstres  terrassés  se  sauver  à  la  fuite.  (i633-57) 


234  MÉLITE. 

Mes  propres  yeux  ont  vu  tous  ces  monstres  en  fuite, 
Et  Pluton  de  frayeur  en  quitter  la  conduite. 

LA    NOURRICE. 

Peut-être  que  chacun  s'enfuyoit  devant  vous, 

Craignant  votre  fureur  et  le  poids  de  vos  coups  ; 

Mais  voyez  si  l'enfer  ressemble  à  cette  place  :  i  à  3  5 

Ces  murs,  ces  bâtiments,  ont-ils  la  même  face  ? 

Le  logis  de  Mélite  et  celui  de  Cliton 

Ont-ils  quelque  rapport  à  celui  de  Pluton  ? 

Quoi  ?  n'y  remarquez-vous  aucune  différence  ? 

ÉRASTE. 

De  vrai,  ce  que  tu  dis  a  beaucoup  d'apparence'.  i a^o 

Nourrice,  prends  pitié  d'un  esprit  égaré 
Qu'ont  mes  vives  douleurs  d'avec  moi  séparé  : 
Ma  guérison  dépend  de  parler  à  Mélite. 

LA    NOURRICE. 

Différez  pour  le  mieux  un  peu  cette  visite. 

Tant  que,  maître  absolu  de  votre  jugement,  iS^â 

Vous  soyez  en  état  de  faire  un  compliment. 

Votre  teint  et  vos  yeux  n'ont  rien  d'un  homme  sage  ; 

Donnez-vous  le  loisir  de  changer  de  visage"  : 

Un  moment  de  repos  que  vous  prendrez  chez  vous 


I.  Var.  [Devrai,  ce  que  tu  dis  a  beaucoup  d'apparence-.] 

Depuis  ce  que  j'ai  su  de  Mélite  et  Tirsis, 

Je  sens  que  tout  à  coup  mes  regrets  adoucis 

Laissent  en  liberté  les  ressorts  de  mon  âme  ; 

Ma  raison  par  ta  bouche  a  reçu  son  dictame. 

Nourrice,  prends  le  soin  d'un  esprit  égaré, 

Qui  s'est  d'avccque  moi  si  longtemps  séparé  : 

[Ma  guérison  dépend  de  parler  à  Mélite.]  (iGSS-S^) 
a.  Var.  [Donnez-vous  le  loisir  de  changer  de  visage;] 

Nous  pourvoirons  après  au  reste  en  sa  saison. 

ÉH.  Viens  donc  m'accompagner  jusques  en  ma  maison; 

Car  si  je  te  pcrdois  un  seul  moment  de  vue. 

Ma  raison,   aussitôt  de  guide  dépourvue, 

M'échapperoil  encor.  la  nourr.  Allons,  je  ne  veux  pas.  (i 533-57) 


ACTE  V,   SCÈNE   II.  335 

ÉRASTE. 

Ne  peut,  si  tu  n'y  viens,  rendre  mon  sort  plus  doux, 

Et  ma  foible  raison,  de  guide  dépourvue. 

Va  de  nouveau  se  perdre  en  te  perdant  de  vue. 

LA    NOURRICE. 

Si  je  vous  suis  utile,  allons,  je  ne  veux  pas 
Pour  un  si  bon  sujet  vous  épargner  mes  pas. 

SCÈNE  111. 
CLORIS,  PHILANDRE. 

CLORIS. 

Ne  m'importune  plus,  Philandre,  je  t'en  prie  ;  i5  55 

Me  rapaiser  jamais  passe  ton  industrie. 

Ton  meilleur,  je  t'assure,  est  de  n'y  plus  penser  ; 

Tes  protestations  ne  font  que  m'offenser  : 

Savante  à  mes  dépens  de  leur  peu  de  durée. 

Je  ne  veux  point  en  gage  une  foi  parjurée,  if>6o 

Un  cœur  que  d'autres  yeux  peuvent  sitôt  brûler \ 

Qu'un  billet  supposé  peut  sitôt  ébranler. 

PHILANDRE. 

Ah  !  ne  remettez  plus  dedans  votre  mémoire 

L'indigne  souvenir  d'une  action  si  noire. 

Et  pour  rendre  à  jamais  nos  premiers  vœux  contents. 

Etouffez  l'ennemi  du  pardon  que  j'attends. 

Mon  crime  est  sans  égal  ;  mais  enfin,  ma  chère  âme- 

CLORIS. 

Laisse  là  désormais  ces  petits  mots  de  flamme, 

Et  par  ces  faux  témoins  d'un  feu  mal  allumé 

Ne  me  reproche  plus  que  je  t'ai  trop  aimé.  i.i7o 

I.  Var.  Je  ne  veux  point  d'un  cœur  qu'un  billet  aposté 

Peut  résoudre  aussitôt  à  la  déloyauté.  (i633) 
3.  Var.  Ma  maîtresse,  mon  heur,  mon  souci,  ma  chère  àme.  (i633-5y) 


a36  MELITE. 

phila:«dre. 
De  grâce,  redonnez  à  l'amitié  passée 
Le  rang  que  je  tenois  dedans  votre  pensée. 
Derechef,  ma  Cloris,  par  ces  doux  entretiens, 
Par  ces  feux  qui  voloient  de  vos  yeux  dans  les  miens', 
Par  ce  que  votre  foi  me  permettoit  d'attendre —       i^i^ 

CLORIS. 

C'est  011  dorénavant  tu  ne  dois  plus  prétendre. 

Ta  sottise  m'instruit,  et  par  là  je  vois  bien 

Qu'un  visage  commun,  et  fait  comme  le  mien, 

N'a  point  assez  d'appas,  ni  de  chaîne  assez  forte, 

Pour  tenir  en  devoir  un  homme  de  ta  sorte.  '5So 

Mélite  a  des  attraits  qui  savent  tout  dompter  ; 

Mais  elle  ne  pourroit  qu'à  peine  t'arrètcr  : 

Il  te  faut  un  sujet  qui  la  passe  ou  Tégale. 

C'est  en  vain  que  vers  moi  ton  amour  se  ravale  ; 

Fais-lui,  si  tu  m'en  crois,  agréer  tes  ardeurs  :  i585 

Je  ne  veux  point  devoir  mon  bien  à  ses  froideurs. 

rniLANDRE. 

Ne  me  déguisez  rien,  un  autre  a  pris  ma  place  ; 
Une  autre  affection  vous  rend  pour  moi  de  glace. 

CLORIS. 

Aucun  jusqu'à  ce  point  n'est  encore  arrivé^  ; 

Mais  je  te  changerai  pour  le  premier  trouvé.  «^9° 

PHILANDRE. 

C'en  est  trop,  tes  dédains  épuisent  ma  souffrance. 
Adieu  ;  je  ne  veux  plus  avoir  d'autre  espérance, 

I.  Var.  [Par  ces  feux  qui  voloient  de  vos  yeux  dans  les  miens,) 

Par  mes  flammes  jadis  si  bien  récompensées, 

Par  ces  mains  si  souvent  dans  les  miennes  pressées, 

Par  ces  chastes  baisers  qu'un  amour  vertueux 

Accordoit  au  désir  d'un  creur  respectueux, 

[Par  ce  que  votre  foi  me  permettoit  d'atl«ndre...]  (i633-57) 
a.  Var.  Aucun  jusqu'à  ce  point  n'est  encor  parvenu  ; 

Mais  je  te  changerai  pour  le  premier  venu. 

PHiL.  Tes  dédains  outrageui  épuisent  ma  souffrance,  (i 633-57) 


ACTE  V,   SCÈNE   III.  387 

Sinon  qu'un  jour  le  ciel  te  fera  ressentir 
De  tant  de  cruautés  le  juste  repentir. 

CLORIS. 

Adieu  :  Mélite  et  moi  nous  aurons  de  quoi  rire*        lâgS 
De  tous  les  beaux  discours  que  tu  me  viens  de  dire. 
Que  lui  veux-tu  mander  ? 

PHILANDRE. 

Va,  dis-lui  de  ma  part 
Qu'elle,  ton  frère  et  toi,  reconnoîtrez  trop  tard 
Ce  que  c'est  que  d'aigrir  un  homme  de  ma  sorte-. 

CLORIS. 

Ne  crois  pas  la  chaleur  du  courroux  qui  t'emporte  :    1600 
Tu  nous  ferois  trembler  plus  d'un  quart  d'heure  ou  deux. 

PHILANDRE. 

Tu  railles,  mais  bientôt  nous  verrons  d'autres  jeux  : 
Je  sais  trop  comme  on  venge  une  flamme  outragée. 

CLORIS. 

Le  sais- tu  mieux  que  moi,  qui  suis  déjà  vengée  ? 
Par  où  t'y  prendras-tu  ?  de  quel  air  ? 

PHILANDRE. 

Il  suffit  :  I  6o5 


Je  sais  comme  on  se  venge. 


CLORIS. 

Et  moi  comme  on  s'en  rit. 


1.  Var.  Adieu  ;  Mélite  et  moi  nous  avons  de  quoi  rire.  (i6ii4-64) 

2.  Var.  Ce  que  c'est  que  d'aigrir  un   homme  de  courage, 
CLOR.  Sois  sûr  de  ton  côté  que  ta  fougue  et  ta  rage. 
Et  tout  ce  que  jamais  nous  entendrons  de  toi. 
Fournira  de  risée,  elle,  mon  frère  et  moi  (a).  (i633-57) 

(a)  C'est  la  fin  de  la  scène  ni  dans  les  éditions  indiquées 


a38  MÉLITE. 

SCÈNE   IV. 

TIRGIS,    MÉLITE. 

TIRCIS. 

Maintenant  que  le  sort,  attendri  par  nos  plaintes, 
Comble  notre  espérance  et  dissipe  nos  craintes. 
Que  nos  contentements  ne  sont  pkis  traversés 
Que  par  le  souvenir  de  nos  malheurs  passés',  1610 

Ouvrons  toute  notre  âme  à  ces  douces  tendresses 
Qu'inspirent  aux  amants  les  pleines  allégresses. 
Et  d'un  commun  accord  chérissons  nos. ennuis, 
Dont  nous  voyons  sortir  de  si  précieux  fruits. 

Adorables  regards,  fidèles  interprètes  161 5 

Par  qui  nous  expliquions  nos  passions  secrètes. 
Doux  truchements  du  cœur,  qui  déjà  tant  de  fois 
M'avez  si  bien  appris  ce  que  n'osoit  la  voix, 
Nous  n'avons  plus  besoin  de  votre  confidence  : 
L'amour  en  liberté  peut  dire  ce  qu'il  pense,  1620 

Et  dédaigne  un  secours  qu'en  sa  naissante  ardeur 
Lui  faisoient  mendier  la  crainte  et  la  pudeur. 


I.  Var.  Que  par  le  souvenir  de  nos  travaux  passés, 
Chassons-le,  ma  chère  àme,  à  force  de  caresses  ; 
Ne  parlons  plus  d'ennuis,  de  tourments,  de  tristesses 
Et  changeons  en  baisers  ces  traits  d'œil  langoureux 
Qui  ne  font  qu'irriter  nos  désirs  amoureux. 
[Adorables  regards,  fidèles  interprètes 
Par  qui  nous  expliquions  nos  passions  secrètes,] 
Je  ne  puis  plus  chérir  votre  foiblc  entretien  : 
Plus  heureux,  je  soupire  après  un  plus  grand  bien. 
Vous  étiez  bons  jadis,  quand  nos  Qammes  naissantes 
Prisoicnt,  faute  de  mieux,  vos  douceurs  impuissantes  ; 
Mais  au  point  où  je  suis,  ce  ne  sont  que  rêveurs 
Qui  vous  peuvent  tenir  pour  exquises  faveurs  : 
Il  faut  un  aliment  plus  solide  à  nos  flammes. 
Par  où  nous  unissions  nos  bouches  et  nos  âmes. 
[Mais  tu  ne  me  dis  mot,  ma  vie  ;  et  quels  soucis.]  (i 63.3-57) 


ACTE  V,   SCÈNE    IV.  289 

Beaux  yeux,  à  mon  transport  pardonnez  ce  blasphème, 
La  bouche  est  impuissante  où  l'amour  est  extrême  : 
Quand  l'espoir  est  permis,  elle  a  droit  de  parler;  «626 

Mais  vous  allez  plus  loin  qu'elle  ne  peut  aller. 
Ne  vous  lassez  donc  point  d'en  usurper  l'usage, 
Et  quoi  qu'elle  m'ait  dit,  dites-moi  davantage. 
Mais  tu  ne  me  dis  mot,  ma  vie  ;  et  quels  soucis 
T'obligent  à  te  taire  auprès  de  ton  Tircis  ?  1  (i3o 

MÉLITE. 

Tu  parles  à  mes  yeux,  et  mes  yeux  te  répondent. 

TIRClS. 

Ah  !  mon  heur,  il  est  vrai,  si  tes  désirs  secondent 
Cet  amour  qui  paroît  et  brille  dans  tes  yeux, 
Je  n'ai  rien  désormais  à  demander  aux  Dieux. 

MÉLITE. 

Tu  t'en  peux  assurer  :  mes  yeux  si  pleins  de  flamme  i63  5 

Suivent  l'instruction  des  mouvements  de  l'àme. 

On  en  a  vu  l'eff'et,  lorsque  ta  fausse  mort 

A  fait  sur  tous  mes  sens  un  véritable  effort'  ; 

On  en  a  vu  l'effet,  quand  te  sachant  en  vie. 

De  revivre  avec  toi  j'ai  pris  aussi  l'envie^  ;  '^'io 

On  en  a  vu  l'effet,  lorsqu'à  force  de  pleurs 

Mon  amour  et  mes  soins,  aidés  de  mes  douleurs, 

Ont  fléchi  la  rigueur  d'une  mère  obstinée, 

Et  gagné  cet  aveu  qui  fait  notre  hyménée^, 

Si  bien  qu'à  ton  retour  ta  chaste  affection  i6  45 

Ne  trouve  plus  d'obstacle  à  sa  prétention*. 

1.  Var.  Fit  dessus  tous  mes  sens  un  véritable  effort.  (1 633-57) 

2.  Var.  De  revivre  avec  toi  je  pris  aussi  l'envie.  (i633-57). 

3.  Var.  Lui  faisant  consentir  notre  heureux  hy menée.  (lôSS-By) 

4.  Var.  Nous  trouve  toutes  deux  à  sa  dévotion  ; 

Et  cependant  l'abord  (a)  des  lettres  d'un  faussaire,  (i  633-57) 

Var.  Ne  trouve  plus  d'obstacle  à  ta  prétention  ; 

Et  le  premier  aspect  des  lettres  d'un  faussaire.  (1660) 

(a)  L'édition  de  1657  donne,  par  erreur,  d'abord,  pour  l'abord. 


24o  MÊLITE. 

Cependant  Taspect  seul  des  lettres  d'un  faussaire 

Te  sut  persuader  tellement  le  contraire, 

Que  sans  vouloir  m'entendre,  et  sans  me  dire  adieu, 

Jaloux  et  furieux  tu  partis  de  ce  lieu*.  i65o 

TIRCIS. 

J'en  rougis,  mais  apprends  qu'il  n'étoit  pas  possible 

D'aimer  comme  j'aimois,  et  d'être  moins  sensible; 

Qu'un  juste  déplaisir  ne  sauroit  écouter 

La  raison  qui  s'efforce  à  le  A^olenter"; 

Et  qu'après  des  transports  de  telle  promptitude,  i6  55 

Ma  flamme  ne  te  laisse  aucune  incertitude. 

MÉLITE. 

Tout  cela  seroit  peu,  n'étoit  que  ma  bonté  ^ 

T'en  accorde  un  oubli  sans  l'avoir  mérité, 

Et  que,  tout  criminel,  tu  m'es  encore  aimable. 

TIRCIS. 

Je  me  tiens  donc  heureux  d'avoir  été  coupable,  1660 

Puisque  l'on  me  rappelle  au  lieu  de  me  bannir, 

Et  qu'on  me  récompense  au  lieu  de  me  punir. 

J'en  aimerai  l'auteur  de  cette  perfidie*. 

Et  si  jamais  je  sais  quelle  main  si  hardie 

SCÈNE  V. 
GLORIS,  TIRCIS,  MÉLITE. 

CLORIS. 

Il  VOUS  fait  fort  bon  voir,  mon  frère,  à  cajoler,  '665 


1.  Var.  Furieux,  enrage,  tu  partis  de  ce  lieu. 

TIRS.  Mon  cœur,  j'en  suis  honteux,  mais  songe  que  possible. 
Si  j'eusse  moins  aimé,  j'eusse  été  moins  sensible.  (i633-57) 

2.  Var.  La  voix  de  la  raison  qui  vient  pour  le  dompter.  (lôSS-B^) 

3.  Var.  Foible  excuse  pourtant,  n'étoit  que  ma  bonté.  (i633-57) 

4.  Var.  MÉL.  Mais  apprends-moi  1  auteur  de  cette  perfidie. 
TIRS.  Je  nu  sais  quelle  main  pût  être  assez  hardie.   i,iC33-57) 


ACTE  V,   SCÈNE   V.  24i 

Cependant  qu'une  sœur  ne  se  peut  consoler, 
Et  que  le  triste  ennui  d'une  attente  incertaine 
Touchant  votre  retour  la  tient  encore  en  peine. 

TIRCIS. 

L'amour  a  fait  au  sang  un  peu  de  trahison'  ; 

Mais  Philandre  pour  moi  t'en  aura  l'ait  raison.  «070 

Dis-nous,  auprès  de  lui  retrouves-tu  ton  conte, 

Et  te  peut-il  revoir  sans  montrer  quelque  honte  !* 

CLOKIS. 

L'infidèle  m'a  fait  tant  de  nouveaux  serments. 

Tant  d'offres,  tant  de  vœux,  et  tant  de  compliments. 

Mêlés  de  repentir — 

MÉLITE. 

Qu'à  la  fin  exorable,  •675 


I.  Var.   [L'amour  a  fait  au  sang  un  peu  cli-  trahison  ;] 
Mais  deux  ou  trois  baisers  t'en  feront  la  raison. 
Que  ce  soit  toutefois,  mon  cœur,  sans  te  déplaire. 
CLOB.  Les  baisers  d  une  sœur  satisfont  mal  un  frère  : 
Adresse  mieux  les  liens  vers  l'objet  que  je  voi  (a). 
TiBs.  De  la  part  de  ma  sœur  reçois  donc  ce  renvoi. 
MÉL.  Recevoir  le  refus  d'un  autre  (6)!  à  Dieu  ne  plaise  ! 
TiBs.  Refus  d'un  autre,  ou  non,  il  faut  que  je  te  baise. 
Et  que  dessus  ta  bouche  un  prompt  redoublement 
Me  venge  des  longueurs  de  ce  retardement. 
cLOB.  A  force  de  baiser  vous  m'en  feriez  envie  : 
Trêve.  TIBS.  Si  notre  exemple  à  baiser  te  convie. 
Va  trouver  ton  Philandre,  avec  qui  tu  prendras 
De  ces  chastes  plaisirs  autant  que  tu  voudras. 
CLOB.  A  propos,  je  venois  pour  vous  en  faire  un  conte. 
Sachez  donc  que,  sitôt  qu'il  a  vu  son  méconte, 
[L'inËdèle  m'a  fait  tant  de  nouveaux  serments.]  (i 633-57) 

(a)  Dans  les  éditions  de  i644-57,  le  morceau  qui  suit  remplace  les  douze  vers 
précédents  :  «  Adresse  mieux  les  tiens,  etc. ,  »  qui  ne  sont  que  dans  celle  de  i^'i'i  : 

TIBS.  Autant  que  ceux  d'un  frère  une  sicur,  et  je  croi 

Que  tu  baiserois  mieux  ton  Philandre  que  moi. 

CLOB.  Mon  Philandre,  il  se  trouve  assez  loin  de  son  conte. 

TIBS.  Un  change  si  soudain  lui  donne  un  peu  de  honte, 

[cLOB.  L'inSdèle  m'a  fait  tant  de  nouveaux  serments.]  (i6ii-57) 

(b)  Il  y  a  le  masculin  :  d'an  nuire,  à  ce  vers  et  au  suivant,  dans  l'édition  de 
i(j33,  qui  seule  donne  ces  deux  vers.  Voyez  la  variante  du  vers  iliuô  de  MélUe 

Corneille,  i  i(j 


242  JtlELITE. 

Vous  l'avez  regardé  d'un  œil  plus  favorable. 

CLORIS. 

Vous  devinez  fort  mal. 

TIRCIS. 

Quoi,  tu  las  dédaigné? 

CLORIS. 

Du  moins,  tous  ses  discours  n'ont  encor  rien  gagné  '. 

MÉLITE. 

Si  bien  qu'à  n'aimer  plus  votre  dépit  s'obstine  ? 

CLORIS. 

Non  pas  cela  du  tout,  mais  je  suis  assez  fine  :  1680 

Pour  la  première  fois,  il  me  dupe  qui  veut  ; 
Mais  pour  une  seconde,  il  m'attrape  qui  peut. 

MÉLITE. 

C'est-à-dire,  en  un  mot 

CLORIS. 

Que  son  humeur  volage  ^ 
Ne  me  tient  pas  deux  fois  en  un  même  passage  ; 
En  vain  dessous  mes  lois  il  revient  se  ranger.  i685 

Il  m'est  avantageux  de  l'avoir  vu  changer. 
Avant  que  de  l'hymen  le  joug  impitoyable  % 
M'attachant  avec  lui,  me  rendît  misérable*. 
Qu'il  cherche  femme  ailleurs,  tandis  que  de  m.a  part 
J'attendrai  du  destin  quelque  meilleur  hasard.  '^yo 

MÉLITE. 

Mais  le  peu  qu'il  voulut  me  rendre  de  service 
Ne  lui  doit  pas  porter  un  si  grand  préjudice. 


I.  \  ar.   Au  moins  tous  ses  discours  n'onl  cni'or  rien  f^ngné.  (iG33-57) 

a.  Var.   Qu'inl'érez-vous  par  là?  (<:Lon.  Que  son  humeur  volage.]  (iG33-57) 

3.  Var.   Paravant  qiic  l'hymen,  d'un  joug  inséparable.  (i633) 
Var.  Avant  que  de  l'hymen  le  joug  inséparable.  (iG^/i-S^) 

4.  ^  ar.   Me  soumcllant  à  lui,  me  rendit  misérable. 

(^u'il  cherche  l'einme  ailleurs,  cl  pour  moi,  de  ma  part,  (i 033-57) 


ACTE  Y,   SCÈNE  V.  2/13 

CLORIS. 

Après  un  tel  faux  bond,  un  change  si  soudain, 
A  volage,  volage,  et  dédain  pour  dédain. 

MÉLITE. 

Ma  sœur,  ce  fut  pour  moi  qu'il  osa  s'en  dédire.         1695 

CLORIS. 

Et  pour  l'amour  de  vous  je  n'en  ferai  que  rire. 

MEUTE. 

Et  pour  l'amour  de  moi  vous  lui  pardonnerez. 

CLORIS. 

Et  pour  l'amour  de  moi  vous  m'en  dispenserez. 

MÉLITE. 

Que  vous  êtes  mauvaise  ! 

CLORIS. 

Un  peu  plus  qu'il  ne  semble. 

MÉLITE. 

Je  vous  veux  toutefois  remettre  bien  ensemble  '.  1700 

CLORIS. 

Ne  l'entreprenez  pas;  peut-être  qu'après  tout"^ 
Votre  dextérité  n'en  viendroit  pas  à  bout. 


SCENE   VI. 

TIRGIS,  LA  Nourrices  ÉHASTE,  MÉLITE, 
CLORIS. 

TIRCIS. 

De  grâce,  mon  souci,  laissons  cette  causeuse*  : 
Qu'elle  soit  à  son  choix  facile  ou  rigoureuse, 

i.Var.  Si  vous  veux-je  pourtant  remettre  bien  ensemble    (if>33-57) 

2.  Var.  Ne  l'entreprenez  pas,  possible  qu'après  tout.  (iG33-A/i  et  02-57) 

3.  Il  y  a  NOURBiCE,  sans  article,  dans  les  éditions  de  1 633-52. 

4-  En  marge,  dans  l'édition  de  i633  :  La  Nourrice  paroU  à  l'autre  bout  du 
théâtre,  avec  Erasle,  l'épèe  nue  à  la  main,  et  ayant  parlé  à  lui  quelque  temps 
à  l'oreille,  elle  le  laisse  à  quartier  (yoyez  p.  g3,  note  2),  et  s'avance  vers  Tirsis. 


2\!x  ÎNIELITE. 

L'excès  de  mon  ardeur  ne  sauroit  consentir  1705 

Que  ces  frivoles  soins  te  viennent  divertir  : 
Tous  nos  pensers  sont  dus,  en  Tétat  où  nous  sommes', 
A  ce  nœud  qui  me  rend  le  plus  heureux  des  hommes, 
Et  ma  fidélité,  qu'il  va  récompenser 

LA   NOURRICE  ^ 

Vous  donnera  bientôt  autre  chose  à  penser.  1 7 1  o 

Votre  rival  vous  cherche,  et  la  main  à  l'épée 
Vient  demander  raison  de  sa  place  usurpée. 

ÉRASTE,   à  Mélite. 
ÎSon,  non,  vous  ne  voyez  en  moi  qu'un  criminel, 
A  qui  l'âpre  rigueur  d'un  remords  éternel 
Rend  le  jour  odieux,  et  fait  naître  l'envie  >  7  '  5 

De  sortir  de  sa  gêne  en  sortant  de  la  vie^. 


I.  Var.  Tous  nos  pensers  sont  dus  à  ces  chastes  délices 

Dont  le  ciel  se  prépare  à  borner  nos  supplices  ; 

Le  terme  en  est  si  proche,  il  n'attend  que  la  nuit. 

Vois  qu'en  notre  faveur  déjà  le  jour  s'enfuit, 

Que  déjà  le  soleil,  en  cédant  à  la  brune. 

Dérobe  tant  qu'il  peut  sa  lumière  importune, 

Et  que  pour  lui  donner  mêmes  contentements 

Thétis  court  au-devant  de  ses  embrassements. 

LA  NOUHR.  Vois  toi-mèmc  un  rival  qui,  la  main  à  l'épée, 

Vient  quereller  sa  place  à  faux  titre  occupée, 

Et  ne  peut  endurer  qu'on  enlève  son  bien. 

Sans  l'acheter  au  prix  de  son  sang  et  du  tien. 

MÉL.  Relirons-nous,  mon  cœur.  tirs.  Es-tu  lassé  de  vivre? 

CLOR.  Mon  frère,  arrêtez-vous.  tirs.  Voici  'Mii  t'en  délivre  : 

Parle,  tu  n'as  qu'à  dire,  éraste,  à  Mélile.  Un  pauvre  criminel, 

[A  qui  l'àpre  rigueur  d'un  remords  éternel.]  (i 633-57) 
î.  Var.   LA  NOURRicK,  montrant  Éraste.  (1644-07) 
3.  Var.   De  sortir  de  torture  en  sortant  de  la  vie, 

Vous  apporte  aujourd'hui  sa  tête  à  l'abandon, 

Souhaitant  le  trépas  à  l'égal  du  pardon. 

Tenez  donc,  vengez-vous  de  ce  traître  adversaire, 

Vengez-vous  de  celui  dont  la  plume  faussaire 

Désunit  d'un  .seul  trait  Mélile  de  Tirsis, 

Cloris  d'avec  Philandre.  mki.ite,  à  Tirsis.  A  ce  compte,  édaircis 

Du  principal  sujel  qui  nous  mcltuit  en  doute, 

Qu'es-lu  d'avis,  mon  C(Bur,   de  lui  répondre  .•*  (i633-â7) 


ACTE  V,   SCÈNE  VI.  a45 

Il  vient  mettre  à  vos  pieds  sa  tcte  à  Tabandon  ; 

La  mort  lui  sera  douce  à  Tégal  du  pardon. 

Vengez  donc  vos  malheurs  ;  jugez  ce  que  mérite 

La  main  qui  sépara  Tircis  d'avec  Mélite,  «T^o 

Et  de  qui  l'imposture  avec  de  faux  écrits 

A  dérobé  Philandre  aux  vœux  de  sa  Gloris. 

MÉLITE. 

Eclaircis  du  seul  point  qui  nous  tenoit  en  doute, 
Que  serois-tu  d'avis  de  lui  répondre  ? 

TIRCIS. 

Ecoute 
Quatre  mots  à  quartier'. 

ÉRASTE. 

Que  vous  avez  de  tort         '7^^ 
De  prolonger  ma  peine  en  différant  ma  mort  ! 
De  grâce,  hâtez-vous  d'abréger  mon  supplice', 
Ou  ma  main  préviendra  votre  lente  justice. 

MÉLITE. 

Voyez  comme  le  ciel  a  de  secrets  ressorts 

Pour  se  faire  obéir  malgré  nos  vains  efforts  :  '  7  3  o 

Votre  fourbe,  inventée  à  dessein  de  nous  nuire. 

Avance  nos  amours  au  lieu  de  les  détruire  ; 

De  son  fâcheux  succès,  dont  nous  devions  périr. 

Le  sort  tire  un  remède  afin  de  nous  guérir. 

Donc  pour  nous  revancher  de  la  faveur  reçue,  '7^^ 

Nous  en  aimons  l'auteur  à  cause  de  l'issue, 

Obligés  désormais  de  ce  que  tour  à  tour 

Nous  nous  sommes  rendu  ^  tant  de  preuves  d'amour. 


1.  A  quartier,  à  l'écart  :  voyez  la  note  2  de  la  p.  gS. 

2.  Var.   Vite,  dépèchez-vous  d'abréger  mon  supplice.  (i633) 

.3.  Toutes  les  éditions  portent  :  «  Nous  nous  sommes  rendus,  n  Voyez  l'intro- 
duction du  Lexique. 


346  MELITE 

Et  de  ce  que  l'excès  de  ma  douleur  sincère* 
A  mis  tant  de  pitié  dans  le  cœur  de  ma  mère,  17 4" 

Que  cette  occasion  prise  comme  aux  cheveux, 
Tircis  n'a  rien  trouvé  de  contraire  à  ses  vœux  ; 
Outre  qu'en  fait  d'amour  la  fraude  est  légitime  ; 
Mais  puisque  vous  voulez  la  prendre  pour  un  crime, 
Regardez,  acceptant  le  pardon,  ou  l'oubli,  174^ 

Par  où  votre  repos  sera  mieux  établi. 

ÉRASTE. 

Tout  confus  et  honteux  de  tant  de  courtoisie. 
Je  veux  dorénavant  chérir  ma  jalousie. 
Et  puisque  c'est  de  là  que  vos  félicités — 

LA   NOURRICE,    à  Éraste. 

Quittez  ces  compliments  qu'ils  n'ont  pas  mérités  :        17^0 

Ils  ont  tous  deux  leur  compte,  et  sur  cette  assurance 

Ils  tiennent  le  passé  dans  quelque  indifférence^, 

N'osant  se  hasarder  à  des  ressentiments 

Qui  donneroient  du  trouble  à  leurs  contentements. 

Mais  Cloris,  qui  s'en  tait,  vous  la  gardera  bonne,         17^5 

Et  seule  intéressée,  à  ce  que  je  soupçonne, 

Saura  bien  se  venger  sur  vous  à  l'avenir 

D'un  amant  échappé  qu'elle  pensoit  tenir. 

ÉRASTE,   à  Cloris. 
Si  vous  pouviez  souffrir  qu'en  votre  bonne  grâce 
Celui  qui  l'en  tira  put  occuper  sa  placée  '76" 

Eraste,  qu'un  pardon  purge  de  son  forfait*, 
Est  prêt  de  réparer  le  tort  qu'il  vous  a  fait. 

I.  Var.   El  rie  ce  que  l'excès  de  ma  rloulrnr  amiTc.  (iG^S-'tj) 
3.  Var.    Ils  tiennent  le  passé  flcflans  l'inrlilTérence.  (i  6.33-57') 

3.  Var.   Celui  qui  l'en  tira  put  entrer  en  sa  plare.  (i633-6o) 

4.  Var.   Eraste,  qu'un  pardon  purge  de  tous   forfaits, 
Est  prêt  de  réparer  les  torts  qu'il  vous  a  faits. 
\l('liti>  répondra  de  sa  persévérance  : 

Il  ne  l'a  pu  quitter  qu'en  perdant  l'cspcrance  ; 


ACTE  V,   SCÈNE  VI.  2^'] 

Mélite  répondra  de  ma  persévérance  : 

Je  n'ai  pu  la  quitter  qu'en  perdant  l'espérance  ; 

Encore  avez-vous  vu  mon  amour  irrité  1763 

Mettre  tout  en  usage  en  cette  extrémité  ; 

Et  c'est  avec  raison  que  ma  flamme  contrainte 

De  réduire  ses  feux  dans  une  amitié  sainte, 

Mes  amoureux  désirs,  vers  elle  superflus  ', 

Tournent  vers  la  beauté  qu'elle  chérit  le  plus.  '770 

TIRGIS. 

Que  t'en  semble,  ma  sœur  ? 

CLORIS. 

Mais  toi-même,  mon  frère  ? 

TIRCIS. 

Tu  sais  bien  que  jamais  je  ne  te  fus  contraire. 

CLORIS. 

Tu  sais  qu'en  tel  sujet  ce  fut  toujours  de  toi 
Que  mon  affection  voulut  prendre  la  loi. 

TIRCIS. 

Encor  que  dans  tes  yeux  tes  sentiments  se  lisent',       '77^ 
Tu  veux  qu'auparavant  les  miens  les  autorisent. 
Parlons  donc  pour  la  forme.  Oui,  ma  sœur,  j'y  consens', 
Bien  sûr  que  mon  avis  s'accommode  à  ton  sens. 
Fassent  les  puissants  Dieux  que  par  cette  alliance  *^ 
Il  ne  reste  entre  nous  aucune  défiance,  «  7^" 

Et  que  m'aimant  en  frère,  et  ma  maîtresse  en  sœur, 
Nos  ans  puissent  couler  avec  plus  de  douceur  ! 


Encore  avez-vous  vu  son  amour  irrite 

Faire  d'étranges  coups  en  cette  extrémité  ; 

Et  c'est  avec  raison  que  sa  flamme  contrainte.  (1633-5^) 

1.  Var.   Ses  amoureux  désirs,  vers  elle  superflus,  (i 633-57) 

2.  Var.   Bien  que  dedans  tes  yeux  tes  sentiments  se  lisent   (i  633-57) 

3.  Var.   Excusable  pudeur,  soit  donc,  je  le  consens, 

Trop  sur  que  mon  avis  s'accommode  à  ton  sens.  (i633-57). 

4.  En  marge,   dans  l'édition  de   i633  :  //  parle  à  Eraste  et  lai  baille  la  main 
de  Claris. 


a48  MÉLITE. 

ÉRASTE. 

Heureux  dans  mon  malheur,  c'est  dont  je  les  supplie  ; 
Mais  ma  félicité  ne  peut  être  accomplie 
Jusqu'à  ce  qu'après  vous  son  aveu  m'ait  permis'         n^^ 
D'aspirer  à  ce  bien  que  vous  m'avez  promis. 

CLORIS. 

Aimez-moi  seulemerit,  et  pour  la  récompense 
On  me  donnera  bien  le  loisir  que  j'y  pense. 

TIRGIS. 

Oui,  sous  condition  qu'avant  la  fin  du  jour^ 

Vous  vous  rendrez  sensible  à  ce  naissant  amour'.         '7  9° 

CLORIS. 

Vous  prodiguez  en  vain  vos  foibles  artifices  ; 
Je  n'ai  reçu  de  lui  ni  devoirs  ni  services. 

MÉLITE. 

C'est  bien  quelque  raison  ;  mais  ceux  qu'il  m'a  rendus, 
Il  ne  les  faut  pas  mettre  au  ranjï  des  pas  perdus. 
Ma  sœur,  acquitte-moi  d'une  reconnoissance  '79^ 

Dont  un  autre  destin  m'a  mise  en  impuissance'  : 
Accorde  cette  grâce  à  nos  justes  désirs. 

TIRCIS. 

Ne  nous  refuse  pas  ce  comble  à  nos  plaisirs**. 


I.  Var.   .Jusqu'à  ce  que  ma  bplle  après  vous  m'ait  permis.  (lôSS-ny) 
a.  Var.  Oui,  jusqu'à  cette  nuit,  qu'ensemble,  «linsi  que  nous, 

Vous  goûterez  d'Hymen  les  plaisirs  les  plus  doux. 
CLOR.  Ne  le  présumez  pas,  je  veux  après  Philandre  (a) 
L'éprouver  tout  du  long  de  peur  de  me  méprendre. 
LA  NOURB.  (6)  Mais  de  peur  qu'il  n'en  fasse  autant  que  l'autre  a  fait, 
Attache-le  d'un  nœud  qui  jamais  ne  défait. 
jcioR.  Vois  prodiguez  on  vain  vos  foibles  artifices.]  iG.S.^-^^) 
3.  Var.  Vous  vous  rendrez  sensible  à  son  naissant  amour.  (i()6o) 

II.  Var.   Dont  un  destin  meilleur  m'a  mise  en  impuissance.  (iliS.^-îSy) 

r).  l'ar.   i.a  noiirb.(c)  Tu  ferois  mieux  de  dire:  A  ses  propres  plaisirs.  (i6.S3-r-)7) 

(a)  Ne  le  présumes  (sic)  pas.  je  veux  après  Philandre.  (i033) 
(fc)   LA    NOURRICK,  à  ClorU.  ('i6/iS) 
(c)  LA   NOURRICE,  à  MéUlc.  (lC/|8) 


ACTE  V,  SCÈNE   VI.  Mg 

éraste'. 
Donnez  à  leurs  souhaits,  donnez  à  leurs  prières, 
Donnez  à  leurs  raisons  ces  faveurs  singulières  ;  i?oo 

Et  pour  faire  aujourd'hui  le  honheur  d'un  amant'^, 
Laissez-les  disposer  de  votre  sentiment. 

CLORIS^. 

En  vain  en  ta  faveur  chacun  me  sollicite, 

J'en  croirai  seulement  la  mère  de  Mélite  : 

Son  avis  m'ôtera  la  peur  du  repentir \  i8o5 

Et  ton  mérite  alors  m'y  fera  consentir. 

TIRCIS. 

Entrons  donc  ;  et  tandis  que  nous  irons  le  prendre, 
Nourrice,  va  t'oilrir  pour  maîtresse  à  Philandre^ 

LA    NOLRHICE. 
(Tous  rentrent,  et  elle  demeure  seule'"'.) 

Là,  là,  n'en  riez  point  :  autrefois  en  mon  temps 
D'aussi  beaux  fils  que  vous  étoient  assez  contents,  i^io 
Et  croyoient  de  leur  peine  avoir  trop  de  salaire 
Quand  je  quittois  un  peu  mon  dédain  ordinaire. 
A  leur  compte,  mes  yeux  étoient  de  vrais  soleils 
Qui  répandoient  partout  des  rayons  nompareils  ; 
Je  n'avois  rien  en  moi  qui  ne  fût  un  miracle  ;  «  ^  1 5 

Un  seul  mot  de  ma  part  leur  étoit  un  oracle — 
Mais  je  parle  à  moi  seule.  Amoureux,  qu'est-ce-ci? 
Vous  êtes  bien  hâtés  de  me  laisser  ainsi  '  ! 


I.  Var.   ÉRASTE,  à  Claris.  (i64f^) 

3.  Var.   Et  dans  un  point  où  gît  tout  mon  contentement. 
Comme  partout  ailleurs,  suivez  leur  jugement.  (i633-57) 

3.  Var.  cLORis,  à  Eraste.  (i648) 

4.  Var.  Ayant  eu  son  avis,  sans  craindre  un  repentir. 
Ton  mérite  et  sa  foi  m'y  feront  consentir,  (i  633-57) 

5.  Var.  Nourrice,  va  t'offrir  pour  nourrice  à  Philandre.  0633) 

6.  Cette  indication  manque  dans  les  éditions  de  i633-6o. 

7.  Var.   Vous  êtes  bien  pressés  de  me  laisser  ainsi.  (i633-il8) 
Var.  Vous  êtes  bien  hâtés  de  me  quitter  ainsi.  (i6Gii  et  68) 


a5o  MELITE. 

Allez,  quelle  que  soit  Tardeur  qui  vous  emporte', 
On  ne  se  moque  point  des  femmes  de  ma  sorte,       «820 
Et  je  ferai  bien  voir  à  vos  feux  empressés 
Que  vous  n'en  êtes  pas  encore  où  vous  pensez. 

I.  Var.   Allez,  je  vais  vous  faire  h  ce  soir  telle  niche, 

Qu'au  lieu  de  labourer,  vous  lairrez  tout  en  friche  (a).  (i633-4S) 

(a)  Ces  deux  vers  terminent   la  pièce  dans  les  éditions  indiquées. 


FIN     DU    CINQUIEME    ET    DERNIER     ACTE. 


COMPLEMENT 

DES  VARIANTES. 


:oio*[Ah  !  si  mon  fou  de  frère  en  pouvoit  faire  autant,] 
Qu'en  ce  plaisant  malheur  je  serois  satisfaite  ! 
Si  je  puis  découvrir  le  lieu  de  sa  retraite, 
Et  qu'il  me  veuille  croire,  éteignant  tous  ses  feux. 
Nous  passerons  le  temps  à  ne  rire  que  d'eux. 
Je  la  ferai  rougir,  cette  jeune  éventée. 
Lorsque,  son  écriture  à  ses  yeux  présentée 
Mettant  au  jour  un  crime  estimé  si  secret. 
Elle  reconnoitra  qu'elle  aime  »in  indiscret. 
Je  lui  veux  dire  alors,  pour  aggraver  1  offense. 
Que  Philandrc,  avec  moi  toujours  d'intelligence. 
Me  fait  des  contes  d'elle  et  de  tous  les  discours 
Qui  servent  d'aliment  à  ses  vaines  amours  ; 
Si  qu'à  peine  il  reçoit  de  sa  part  une  lettre  (a), 
Qu'il  ne  vienne  en  mes  mains  aussitôt  la  remettre. 
La  preuve  captieuse  et  faite  en  même  temps 
Produira  sur-le-champ  l'effet  que  j'en  attends. 

SCÈNE  VI. 
PHILANDRE. 

Donc  pour  l'avoir  tenu  si  longtemps  en  haleine. 

Il  me  faudra  souffrir  une  éternelle  peine. 

Et  payer  désormais  avecque  tant  d'ennui 

Le  plaisir  que  j'ai  pris  à  me  jouer  de  lui  ? 

Vit-on  jamais  amant  dont  la  jeune  insolence 

Malmenât  un  rival  avec  tant  d'imprudence  ? 

Vit-on  jamais  amant  dont  l'indiscrétion 

Fût  de  tel  préjudice  à  son  affection  ? 

Les  lettres  de  Mélite  en  ses  mains  demeurées. 

En  ses  mains,  autant  vaut,  à  jamais  égarées. 

Ruinent  à  la  fois  ma  gloire,  mon  honneur, 

Mes  desseins,  mon  espoir,  mon  repos  et  mon  heur. 

Mon  trop  de  vanité  tout  au  rehours  succède  : 

Le  chiffre  placé  au  commencement  d'une  variante  marque  à  quel  vers  du 
texte  elle  se  rapporte. 

(a)  Si  bien  qu'il  en  reçoit  à  grand'peine  une  lettre.  (iC44-57) 


252  MEUTE. 

J'ai  reçu  des  faveurs,  et  Tirsis  les  possède, 

Et  cet  amant  trahi  convaincra  sa  beauté 

Par  des  signes  si  clairs  de  sa  déloyauté. 

C'est  mal  avec  Mélite  être  d'intelligence 

D'armer  son  ennemi,  d'instruire  sa  vengeance  ; 

Me  pourra-t-elle  après  regarder  de  bon  œil  ? 

M'oserois-je  en  promettre  un  gracieux  accueil  ? 

Non,  il  les  faut  ravoir  des  mains  de  ce  bravache  (a), 

Et  laver  de  son  sang  cette  honteuse  tache  (6). 

De  force  ou  d'amitié,  j'en  aurai  la  raison  : 

Je  m'en  vais  l'affronter  jusque  dans  sa  maison  (c). 

Et  là,  si  je  le  trouve,  il  faudra  que  sur  l'heure, 

En  dépit  qu'il  en  ait,  il  les  rende  ou  qu'il  meure. 

SCÈNE  VII. 

PHILANDRE,  CLORIS. 

pniLANDRH,  frappant  à  la  porte  de  Tirsis  (d). 

Tirsis!  CLOR.  Que  lui  veux-tu  ?  poil.  Cloris,  pardonne-moi. 

Si  je  cherche  plutôt  à  lui  parler  qu'à  toi  : 

Nous  avons  entre  nous  quelque  affaire  qui  presse. 

ci.oR.  Le  crois-tu  rencontrer  hors  de  chez  sa  maîtresse  ? 

PHiL.   Sais-tu  bien  qu'il  y  soit?  clor.  Non  pas  assurément  ; 

Mais  j  ose  présumer  que,  1  aimant  chèrement. 

Le  plus  qu'il  peut  de  temps,  il  le  passe  chez  elle. 

PHii,.  Je  m'en  vais  de  ce  pas  le  trouver  chez  la  belle  (e). 

Adieu,  jusqu'au  revoir.  Je  meurs  de  déplaisir. 

ci.oR.  Un  mot,  Philandre,  un  mot  :  n'aurois-tu  point  loisir 

Devoir  quelques  papiers  que  je  viens  de  surprendre? 

PHIL.  Qu'est-ce  qu'au  bout  du  compte  ils  me  pourroient  apprendre  (/)  ? 

ci.oR.  PeTitêtre  leurs  secrets  :  regarde,  si  tu  veux 

Perdre  un  demi-quart  d'heure  à  les  lire  nous  deux. 

PHIL.  Hasard,  voyons  que  c'est,  mais  vite  et  sans  demeure  : 

Ma  curiosité  pour  un  demi-quart  d'heure 

Se  pourra  dispenser.  cLf)R.  Mais  aussi  garde  bien 

Qu'en  discourant  ensemble  il  n'en  découvre  rien. 

Prometsle-moi,  sinon 

|piiiLANr>Rii,  reconnnissant  les  lettres  (g). 

Cela  s'en  va  sans  dire, 
lionne,  donne-les-moi,  tu  ne  les  saurois  lire, 

(n)  Non,  il  les  faut  avoir  des'  mains  de  ce  bravache.  (i6ii8) 
(^h)  Et  laver  dans  son  sang  celle  honteuse  tache.  (i6W-.')7) 
(c)  Je  le  vais  quereller  jusque  dans  sa  maison.  (iGi^-b^) 
((/)  Ce  jeu  de  scène  manque  dans  l'édition  de  i633. 
(e)  Je  m'en  vais  de  ce  pas  le  voir  chez  celle  belle.  (iGiii-iiy) 
if)  Qu'csl-cc  que  par  leur  vue  ils  mn  pourroient  apprendre  ?  {l6l^!^-b^]) 
(g)  Il  rernnnoit    les    lettres   et    tâche   de   s'en   saisir,   mais  Cloris    les  res-^erre. 
(i633,  en  marge.) 


COMPLÉMENT  DES  VARIANTES.  ^53 

Et  nous  aurions  ainsi  besoin  de  trop  de  temps.] 

CLOHis,  resserrant  les  lettres  (a). 

[Philandre,  tu  n'es  pas  encore  où  tu  prétends;] 

Assure,  assure-toi  que  Cloris  te  dépite 

De  les  ravoir  jamais  que  des  mains  de  Mélite  (6), 

A  qui  je  veux  montrer,  avant  qu  il  soit  huit  jours, 

La  façon  dont  tu  tiens  secrètes  ses  amours  (c). 

SCÈNE   DERNIÈRE  (d). 

PHILANDRE. 

Confus,  désespéré,  que  faut-il  que  je  fasse  ? 

J'ai  malheur  sur  malheur,  disgrâce  sur  disgrâce. 

On  diroit  que  le  ciel,  ami  de  l'équité. 

Prend  le  soin  de  punir  mon  infidélité. 

Si  faut-il  néanmoins,  en  dépit  de  sa  haine. 

Que  Tirsis  retrouvé  me  tire  hors  de  peine  ; 

Il  faut  qu'il  me  les  rende,  il  le  faut,  et  je  veux 

Qu'un  duel  accepté  les  mette  entre  nous  deux  ; 

Et  si  je  suis  alors  encore  ce  Philandre, 

Par  un  détour  subtil  qu  il  ne  pourra  comprendre, 

Elles  demeureront,  le  laissant  abusé. 

Sinon  au  plus  vaillant,  du  moins  au  plus  rusé  (e).  (lôSS-S^) 

(a)  Ce  jeu  de  scène  n'est  pas  indiqué  dans  l'édition  de  i633. 

(6)  De  les  avoir  jamais  que  des  mains  de  Mélite    (iC48) 

(c)  En  marge,  dans  l'édition  de  i033  :  Elle  lui  ferme  la  porte  au  nez. 

{d)  Dans  les  éditions  de  i644-57  :  sck.ne  vm. 

(e)   Ici  finit  le  Ul"  acte. 


FIN    DU    CO.MPLE.MEIST    DES    V.VRIANTES. 


CLITANDRE 


TRAGÉDIE 

i632 


NOTICE 


Cette  pièce,  publiée  en  1682,  passe  généralement  pour  avoir 
été  représentée  en  iG3o.  On  a  cru  pouvoir  se  fonder,  pour 
fixer  cette  date,  sur  les  premières  lignes  de  l'Examen,  où  Cor- 
neille nous  apprend  que  c'est  après  avoir  fait  un  voyage  à  Paris 
«  pour  voir  le  succès  de  Mélite,  »  qu'il  entreprit  de  composer 
celte  seconde  pièce  ;  mais  entreprendre  et  exécuter,  et  surtout 
achever,  ne  sont  pas  même  chose.  Puis,  il  est  dit  dans  la 
Dédicace  que  Clitandre  est  venu  conter  «  il  y  a  quelque  temps  » 
au  duc  de  Longueville  (f  une  partie  de  ses  aventures,  autant 
qu'en  pouvoient  contenir  deux  actes  de  ce  poëme  encore  tous 
informes,  et  qui  n'étoient  qu'à  peine  ébauchés.  »  Ces  mots  «  il 
y  a  quelque  temps  »  ne  s'appliqueraient  guère  bien,  ce  nous 
semble,  à  une  communication  faite  au  duc  de  Longueville  deux 
ans  auparavant;  d'ailleurs,  il  ne  s'agit  pas  du  poi'me  tout  entier, 
mais  de  deux  actes,  et  encore  de  deux  actes  seulement  ébau- 
chés. C'est  là  sans  doute  ce  qui  a  déterminé  les  frères  Parfait 
à  porter  à  l'année  1682  la  représentation  de  cet  ouvrage  :  ils 
en  placent  l'analyse  à  cette  date  dans  leur  Histoire  da  théâtre 
français  (tome  IV,  p.  54 1). 

Voici  le  titre  exact  de  la  première  édition  : 

Clitandre,  ov  l'Innocence  délivrée,  tragi-comedie.  Dédiée 
A  MoNSEiGNEVR  LE  Dvc  DE  LoNGVEViLLE.  A  Poris,  chcz  François 
Targa M. DC. XXXII.  Auec  Priailege  du  Roy. 

Le  privilège  est  daté  du  8  mars  i632,  et  l'achevé  d'impri- 
mer du  20  du  même  mois.  A  la  page  121  on  trouve  un  fron- 
tispice qui  porte  :  Meslanges  poetiqves  dv  mesme,  avec  l'adresse 
de  Targa.  La  pièce  et  les  mélanges  forment  ensemble  un  vo- 
lume in-8°  de  1 69  pages.  Nous  n'avons  point  à  nous  étendre  ici 
Corneille.  1  17 


258  CLITANDRE. 

sur  ces  petites  pièces  de  vers,  que  nous  réimprimerons  en  tète 
des  Poésies  diverses  ;  nous  nous  contenterons  de  reproduire  la 
phrase  suivante  de  ÏAvis  au  lecteur  dont  elles  sont  précédées  : 
«Je  ne  crois  pas  cette  tragi-comédie  si  mauvaise  que  je  me 
tienne  obligé  de  te  récompenser  par  trois  ou  quatre  bons  son- 
nets. »  Si  l'on  rapproche  de  ce  passage  la  préface  de  Clilandre, 
et  si  l'on  considère  que  Corneille  le  publia  avant  Mélite,  on  se 
convaincra  qu'il  ne  lui  déplaisait  point  quand  il  parut.  Plus 
tard  le  poêle,  parvenu  à  la  maturité  de  son  génie,  changea 
d'opinion.  Lorsqu'il  écrit  dans  V Examen  de  Clitandre  :  «  Pour 
la  justifier  {JMéliie)  contre  cette  censure  par  une  espèce  de  bra- 
vade  j'entrepris  d'en  faix'e  une  (une  pièce^  régulière,  c'est- 
à-dire  dans  les  vingt  et  quatre  heures,  pleine  d'incidents  et 
d'un  style  plus  élevé,  mais  qui  ne  vaudroit  rien  du  tout:  en 
quoi  je  réussis  parlaitement,  »  il  est  clair  qu'il  cherche  un  biais 
qui  lui  permette  de  ne  point  traiter  d  une  manière  sérieuse 
une  pièce  qui  lui  semblait  alors  indigne  de  lui. 

En  1644  le  sous-titre  (ou  l'Innocence  délivrée)  disparut,  et 
en  i(i6o  cette  pièce  reçut  le  nom  de  tragédie,  au  lieu  de  celui 
de  iragi-comédie  qu'elle  avait  porté  jusqu'alors. 

On  n'a  pas  de  renseignements  précis  sur  le  théâtre  où  furent 
jouées  les  pièces  que  nous  allons  passer  en  revue  ;  mais  tout 
porte  à  croire  que  Corneille,  reconnaissant  envers  le  directeur 
qui  avait  si  favorablement  accueilli  Melile,  les  donna  toutes  à 
la  troupe  de  Mondory  qui  eut,  nous  le  savons,  la  gloire  de 
jouer  le  Cid.  Ce  qui  doit  nous  confumer  dans  cette  opinion, 
c'est  que,  même  après  la  retraite  de  Mondory  et  le  départ  de 
Baron,  de  la  Villiers  et  de  Jodelet  pour  l'hôtel  de  Bourgogne, 
Corneille  conservait,  à  l'égard  du  théâtre  du  Marais,  une  pré- 
dilection très-marquée.  ïallemanl  des  Réaux  la  constate,  en 
l'attribuant,  comme  c'est  assez  sa  coutume,  à  un  motif  peu 
honorabU' :  cf  D'Orgcmonl  et  Floridor,  avec  la  Beaupré,  sou- 
tinrent, dit-il,  la  troupe  du  Marais,  à  laquelle  Corneille,  par 
politique,  car  c'est  un  grand  avare,  donnoit  ses  pièces;  car  il 
vouloit  qu'il  y  eût  deux  troupes.  »  (Historié lies,  l.  VII,  p.  I74-) 
Le  cardinal  de  Uichelieu  avait  dessein  deréunir  les  deux  troupes 
en  une  seule. 


ÉPITRE.  359 

A  MONSEIGNEUR 

LE  DUC  DE   LONGUEVILLE'. 

MoiSSEIGNEUR, 

Je  prends  avantage  de  ma  témérité,  et  quelque  dé- 
fiance que  j'aye  de  Clitandre,  je  ne  puis  croire  qu'on 
s'en  promette  rien  de  mauvais,  après  avoir  \u  la  har- 
diesse que  j'ai  de  vous  l'oJtl'rir.  Il  est  impossible  qu'on 
s'imagine  qu'à  des  personnes  de  votre  rang,  et  à  des 
esprits  de  Texcellence  du  vôtre,  on  présente  rien  qui  ne 
soit  de  mise,  puisqu'il  est  tout  vrai  que  vous  avez  un  tel 
dégoût  des  mauvaises  choses,  et  les  savez  si  nettement 
démêler  d'avec  les  bonnes,  qu'on  fait  paroître  plus  de 
manque  de  jugement  à  vous  les  présenter  qu'à  les  con- 
cevoir ^  Cette  vérité  est  si  généralement  reconnue,  qu'il 
faudroit  n'être  pas  du  monde  pour  ignorer  que  votre 
condition  vous  relève  encore  moins  par-dessus  le  reste 
des  hommes  que  votre  esprit,  et  que  les  belles  parties 
qui  ont  accompagné  la  splendeur  de  votre  naissance 
n'ont  reçu  d'elle  que  ce  qui  leur  étoit  dû  :  c'est  ce  qui 
fait  dire  aux  plus    honnêtes   gens  de   notre  siècle  qu'il 

1.  Henri  II,  duc  de  Longueville,  né  en  iSgS,  se  maria  à  vingt  et 
un  ans  à  Louise  (fille  de  Charles  de  Bourbon  Soissons),  qui  mourut 
en  1637.  Ce  fut  seulement  en  16^2  qu'il  épousa  la  sœur  du  grand 
Condé,  dont  Villefore  a  esquissé  la  vie  et  que  M.  Cousin  nous  a  si 
bien  fait  connaître.  «  M.  le  duc  de  Longueville,  dit  Segrais,  faisoit 
pension  aux  gens  de  lettres  et  particulièrement  aux  habiles  généalo- 
gistes, comme  à  M.  de  Sainte-Marthe  el  M.  du  Bouchet.  »  {OEavres, 
tome  II,  Mémoires  anecdotes,  p.  53.)  Il  mourut  à  Rouen  en  i663.  — 
h'Epître  dédicatoire  figure  dans  toutes  les  impressions  antérieures 
à  1660:  nous  nous  conformons  au  texte  de  l'édition  de  lôSa  ;  c'est 
la  seule  qui  donne  la  Préface  et  l'Argument. 

2.  Var.  (édit.  de  i644-i657):  qu'à  les  produire. 


26o  CLITANDRE. 

semble  que  le  ciel  ne  vous  a  fait  naître  prince  qu'afin 
d'ôter  au  Roi  la  gloire  de  choisir  votre  personne,  et  d'é- 
tablir votre  grandeur  sur  la  seule  reconnoissance  de  vos 
vertus.  Aussi,  Monseigtseur,  ces  considérations  m'au- 
roient  intimidé,  et  ce  cavalier  n'eût  jamais  osé  vous  aller 
entretenir  de  ma  part',  si  votre  permission  ne  l'en  eût 
autorisé,  et  comme  assuré  que  vous  l'aviez  en  quelque 
sorte  d'estime,  vu  qu'il  ne  vous  étoit  pas  tout  à  fait 
inconnu.  C'est  le  même  qui  par  vos  commandements 
vous  fut  conter,  il  y  a  quelque  temps,  une  partie  de  ses 
aventures,  autant  qu'en  pouvoient  contenir  deux  actes 
de  ce  poëme  encore  tous  informes,  et  qui  n'étoient  qu'à 
peine  ébauchés.  Le  malheur  ne  persécutoit  point  encore 
son  innocence,  et  ses  contentements  dévoient  être  en 
un  haut  degré,  puisque  l'aiTeclion,  la  promesse  et  l'au- 
torité de  son  prince  lui  rendoicnt  la  possession  de  sa 
maîtresse  presque  infaillible  :  ses  faveurs  toutefois  ne 
lui  étoient  point  si  chères  que  celles  qu'il  recevoit  de 
vous  ;  et  jamais  il  ne  se  fût  plaint  de  sa  prison,  s'il  y  eût 
trouvé  autant  de  douceur  qu'en  votre  cabinet.  Il  a  couru 
de  grands  périls  durant  sa  vie,  et  n'en  court  pas  de 
moindres  à  présent  que  je  tâche  à  le  faire  revivre.  Son 
prince  le  préserva  des  premiers  ;  il  espère  que  vous  le 
garantirez  des  autres,  et  que  comme  il  l'arracha  du  sup- 
plice qui  l'alloit  perdre,  vous  le  défendrez  de  l'envie, 
qui  a  déjà  fait  une  partie  de  ses  efforts  à  l'étouffer.  C'est, 
Monseigneur,  dont  vous  supplie  très-humblement  celui 
qui  n'est  pas  moins  par  la  force  de  son  inclination  que 
par  les  obligations  de  son  devoir, 
MONSEIGNEUR, 

Votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur, 

CoiOKILLE. 
I.   Les  mots  :  «  de  ma  part  >>  ne  sont  que  dans  l'édition  de  lOSa, 


PREFACE.  261 


PRÉFACE. 

Pour  peu  de  souvenir  qu'on  ait  de  Mélite,  il  sera  fort 
aisé  de  juger,  après  la  lecture  de  ce  poëme,  que  peut- 
être  jamais  deux  pièces  ne  partirent  d'une  même  main, 
plus  différentes  et  d'invention  et  de  style.  Il  ne  faut  pas 
moins  d'adresse  à  réduire  un  grand  sujet  qu'à  en  dé- 
duire un  petit  ;  et  si  je  m'étois  aussi  dignement  acquitté 
de  celui-ci  qu'heureusement  de  l'autre,  j'estimerois 
avoir  en  quelque  façon  approché  de  ce  que  demande 
Horace  au  poëte  qu'il  instruit,  quand  il  veut  qu'il  pos- 
sède tellement  ses  sujets,  qu'il  en  demeure  toujours  le 
maître,  et  les  asservisse  à  soi-même,  sans  se  laisser  em- 
porter par  eux'.  Ceux  qui  ont  blâmé  l'autre  de  peu  d'ef- 
fets auront  ici  de  quoi  se  satisfaire,  si  toutefois  ils  ont 
l'esprit  assez  tendu  pour  me  suivre  au  théâtre,  et  si  la 
quantité  d'intriques  et  de  rencontres  n'accable  et  ne 
confond  leur  mémoire.  Que  si  cela  leur  arrive,  je  les 
supplie  de  prendre  ma  justification  chez  le  libraire,  et 
de  reconnoître  par  la  lecture  que  ce  n'est  pas  ma  faute. 
Il  faut  néanmoins  que  j'avoue  que  ceux  qui  n'ayant  vu 
représenter   Clitandre  qu'une    fois,  ne  le  comprendront 

I.  Dans  l'Art  poétique,  où  les  mots  «  au  poëte  qu'il  instruit  »  nous 
invitent  à  chercher  cette  citation,  il  n'y  a  guère  qu'un  passage  qui 
ait  quelque  rapport  avec  la  pensée  exprimée  ici  ;  c'est  l'hémistiche  : 
cui  lecta  patenter  erit  res,  qui,  d'après  plusieurs  commentateurs,  si- 
gnifie que  le  sujet  doit  être  choisi  de  manière  à  ne  pas  surpasser  les 
forces  de  l'auteur  et  à  pouvoir  être  gouverné,  dominé  par  lui.  Mais 
n'est-il  pas  possible  que  cette  fois  encore  Corneille  ait  cité  de  mé- 
moire et  que  confondant  une  idée  toute  morale  avec  un  précepte  lit- 
téraire, il  ait  eu  en  vue  ce  vers  bien  connu  de  le  i""»  épître  du 
I^""  livre  d'Horace  (v.  19): 

Et  mihi  res,  non  me  rébus  subjunrjere  conor? 


203  CLITANDRE. 

pas  nettement,  seront  fort  excusables,  vu  que  les  nar- 
rations qui  doivent  donner  le  jour  au  reste  y  sont  si 
courtes,  que  le  moindre  défaut,  ou  d'attention  du  spec- 
tateur, ou  de  mémoire  de  Facteur,  laisse  une  obscurité 
perpétuelle  en  la  suite,  et  ôte  presque  Fentière  intelli- 
gence de  ces  grands  mouvements  dont  les  pensées  ne 
s'égarent  point  du  fait,  et  ne  sont  que  des  raisonnements 
continus  sur  ce  qui  s'est  passé.  Que  si  j'ai  renfermé  cette 
pièce  dans  la  règle  d'un  jour,  ce  n'est  pas  que  je  me  re- 
pente de  n'y  avoir  point  mis  Mélite,  ou  que  je  me  sois 
résolu  à  m'y  attacher  dorénavant.  Aujourd'hui  quelques- 
uns  adorent  cette  règle,  beaucoup  la  méprisent  :  pour 
moi,  j'ai  voulu  seulement  montrer  que  si  je  m'en  éloigne, 
ce  n'est  pas  faute  de  la  connoître.  Il  est  vrai  qu'on 
pourra  m'imputer  que  m'étant  proposé  de  suivre  la 
règle  des  anciens,  j'ai  renversé  leur  ordre,  vu  qu'au 
lieu  des  messagers  qu'ils  introduisent  à  chaque  bout  de 
champ  pour  raconter  les  choses  merveilleuses  qui  ar- 
rivent à  leurs  personnages,  j'ai  mis  les  accidents  mêmes 
sur  la  scène.  Cette  nouveauté  pourra  plaire  à  quelques- 
uns  ;  et  (|uiconque  voudra  bien  peser  l'avantage  que 
l'action  a  sur  ces  longs  et  ennuyeux  récits,  ne  trouvera 
pas  étrange  que  j'aye  mieux  aimé  divertir  les  yeux  qu'im- 
portuner les  oreilles,  el  que  me  tenant  dans  la  con- 
trainte de  celte  méthode,  j'en  aye  pris  la  beauté,  sans 
tomber  dans  les  incommodités  que  les  (îrecs  et  les  La- 
tins, qni  l'ont  suivie,  n'ont  sti  (Tordinairo  ou  du  moins 
n'ont  osé  éviter,  .le  me  donne  ici  quelque  sorte  de  liberté 
de  choquer  les  anciens,  d'autant  (ju'ils  ne  sont  plus  en 
éf;it  (\r  nio  répondre,  et  f|iie  je  no  veux  engager  |)pr- 
sonne  en  la  recherche  de  mes  défauts.  Puisque  les 
sciences  et  les  arts   ne   sont   jamais   à  leur   période',  il 

T.    Prrinflr,  rmplovi''   fl'nnf    manirro    alisoliio,    dans   In    sons  de  la 
Ictulion  ordinaire  :   Ir  plus  haut  jUTiuile. 


PRÉFACE.  363 

m'est  permis  de  croire  qu'ils  n'ont  pas  tout  su,  et  que 
de  leurs  instructions  on  peut  tirer  des  lumières  qu'ils 
n'ont  pas  eues.  Je  leur  porte  du  respect  comme  à  des 
gens  qui  nous  ont  frayé  le  chemin,  et  qui  après  avoir 
défriché  un  pays  fort  rude,  nous  ont  laissé  à  le  cultiver. 
J'honore  les  modernes  sans  les  envier,  et  n'attribuerai 
jamais  au  hasard  ce  qu'ils  auront  fait  par  science,  ou 
par  des  règles  particulières  qu'ils  se  seront  eux-mêmes 
prescrites  ;  outre  que  c'est  ce  qui  ne  me  tombera  ja- 
mais en  la  pensée,  qu'une  pièce  de  si  longue  haleine,  où 
il  faut  coucher  l'esprit*  à  tant  de  reprises,  et  s'imprimer 
tant  de  contraires  mouvements,  se  puisse  faire  par  aven- 
ture. Il  n'en  va  pas  de  la  comédie  comme  d'un  songe 
qui  saisit  notre  imagination  tumultuairement  et  sans 
notre  aveu,  ou  comme  d'un  sonnet  ou  d'une  ode,  qu'une 
chaleur  extraordinaire  peut  pousser  par  boutade,  et  sans 
lever  la  plume.  Aussi  l'antiquité  nous  parle  bien  de 
l'écume  d'un  cheval  qu'une  éponge  jetée  par  dépit  sur 
un  tableau  exprima  parfaitement,  après  que  l'industrie 
du  peintre  n'en  avoit  su  venir  à  bout';  mais  il  ne  se  lit 
point  que  jamais  un  tableau  tout  entier  ait  été  produit 
de  cette  sorte.  Au  reste,  je  laisse  le  lieu  de  ma  scène  au 
choix  du  lecteur,  bien  qu'il  ne  me  coûtât  ici  qu'à  nom- 
mer'.  Si  mon  sujet  est  véritable,  j'ai  raison  de  le  taire  ;  si 
c'est  une  fiction,  quelle  apparence,  pour  suivre  je  ne  sais 
quelle  chorographie,  de  donner  un  soufflet  à  l'histoire, 
d'attribuer  à  un  pays  des  princes  imaginaires,  et  d'en  rap- 
porter des  aventures  qui  ne  se  lisent  point  dans  les  chro- 

1.  Appliquer  l'esprit. 

2.  Valère  Maxime  (livre  VIII,  chap.  n)  ne  nomme  pas  le  peintre. 
Pline  (livre  XXXV,  chap.  .\l)  attribue  le  fait  à  Néalcès  ;  Sextus  Em- 
piricus  {Hypotyposes  pyrrhoniennes,  livre  I,  chapitre  xii),  à  Âpelle. 

3.  A  partir  de  l'édition  de  i6/|^,  Corneille  a  déterminé  le  lien  de 
la  scène  en  faisant  du  Roi,  dans  la  liste  des  acteurs,  un  roi  d'Ecosse. 


364  CLITANDRE. 

niques  de  leur  royaume  ?  Ma  scène  est  donc  en  un  châ- 
teau d'un  roi,  proche  d  une  forêt  ;  je  n'en  détermine  ni  la 
province  ni  le  royaume  :  où  vous  l'aurez  une  fois  placée, 
elle  s'y  tiendra.  Que  si  l'on  remarque  des  concurrences* 
dans  mes  vers,  qu'on  ne  les  prenne  pas  pour  des  larcins. 
Je  n'y  en  ai  point  laissé  que  j'aye  connues,  et  j'ai  toujours 
cru  que  pour  belle  que  fût  une  pensée,  tomber  en  soup- 
çon de  la  tenir  d'un  autre,  c'est  l'acheter  plus  qu'elle  ne 
vaut  ;  de  sorte  qu'en  l'état  que  je  donne  cette  pièce  au 
public,  je  pense  n'avoir  rien  de  commun  avec  la  plupart 
des  écrivains  modernes,  qu'un  peu  de  vanité  que  je  té- 
moigne ici. 


ARGUMENT. 

RosiDOR,  favori  du  Roi,  étoit  si  passionnément  aimé 
de  deux  des  filles  de  la  Reine,  Caliste  et  Dorise,  que 
celle-ci  en  dédaignoit  Pymante,  et  celle-là  Clitandre.  Ses 
affections  toutefois  n'étoient  que  pour  la  première,  de 
sorte  que  cette  amour  mutuelle  n'eût  point  eu  d'obstacle 
sans  Clitandre.  Ce  cavalier  étoit  le  mignon  du  Prince, 
fds  unique  du  Roi,  qui  pouvoit  tout  sur  la  Reine  sa  mère, 
dont  cette  fille  dépendoit  ;  et  de  là  procédoient  les  refus 
de  la  Reine  toutes  les  fois  que  Rosidor  la  supplioit 
d'agréer  leur  mariage.  Ces  deux  damoiselles,  bien  que 
rivales,  ne  laissoient  pas  d'être  amies,  d'autant  que  Do- 
rise fcignoil  que  son  amour  n'éloit  que  par  galanterie, 
et  comme  [)our  avoir  de  quoi  répliquer  aux  importunités 
de  Pymante.  De  cette  façon,  elle  entroil  dans  la  confi- 
dence de  Calisle,    et  se   tenant   toujours   assidue  auprès 

I.   Conriirrenccs,   rcnconiros,  ici  rencontres  d'idées,  d'expressions. 


ARGUMENT.  a65 

d'elle,  elle  se  donnoit  plus  de  moyen  de  voir  Rosidor, 
qui  ne  s'en  éloignoit  que  le  moins  qu'il  lui  étoit  possible. 
Cependant  la  jalousie  la  rongeoit  au  dedans,  et  excitoit 
en  son  âme  autant  de  véritables  mouvements  de  haine 
pour  sa  compagne  qu'elle  lui  rendoit  de  feints  témoi- 
gnages d'amitié.  Un  jour  que  le  Roi,  avec  toute  sa  cour, 
s'étoit  retiré  en  un  château  de  plaisance  proche  d'une 
forêt,  cette  fille,  entretenant  en  ces  bois  ses  pensées  mé- 
lancoliques, rencontra  par  hasard  une  épée  :  c'étoit  celle 
d'un  cavaUer  nommé  Arimant,  demeurée  là  par  mégarde 
depuis  deux  jours  qu'il  avoit  été  tué  en  duel,  disputant  sa 
maîtresse  Daphné  contre  Eraste.  Cette  jalouse,  dans  sa 
profonde  rêverie,  devenue  furieuse,  jugea  cette  occasion 
propre  à  perdre  sa  rivale.  Elle  la  cache  donc  au  même 
endroit,  et  à  son  retour  conte  à  Caliste  que  Rosidor  la 
trompe,  qu'elle  a  découvert  une  secrète  affection  entre 
Hippolyte  et  lui,  et  enfin  qu'ils  avoient  rendez-vous  dans 
le  bois  le  lendemain  au  lever  du  soleil  pour  en  venir  aux 
dernières  faveurs  :  une  offre  en  outre  de  les  lui  faire  sur- 
prendre éveille  la  curiosité  de  cet  esprit  facile,  qui  lui 
promet  de  se  dérober,  et  se  dérobe  en  effet  le  lendemain 
avec  elle  pour  faire  ses  yeux  témoins  de  cette  perfidie. 
D'autre  côté,  Pymante,  résolu  de  se  défaire  de  Rosidor, 
comme  du  seul  qui  l'empêchoit  d'être  aimé  de  Dorise, 
et  ne  l'osant  attaquer  ouvertement,  à  cause  de  sa  faveur 
auprès  du  Roi,  dont  il  n'eût  pu  rapprocher,  suborne 
Géronde,  écuyer  de  Clitandre,  et  Lycaste,  page  du  même. 
Cet  écuyer  écrit  un  cartel  à  Rosidor  au  nom  de  son 
maître,  prend  pour  prétexte  l'affection  qu'ils  avoient 
tous  deux  pour  Caliste,  contrefait  au  bas  son  seing,  le 
fait  rendre  par  ce  page,  et  eux  trois  le  vont  attendre 
masqués  et  déguisés  en  paysans.  L'heure  éloit  la  même 
que  Dorise  avoit  donnée  à  Caliste,  à  cause  que  l'un  et 
l'autre  vouloit  être  assez   tôt  de  retour  pour   se   rendre 


366  CLITANDRE. 

au  lever  du  Roi  et  de  la  Reine  après  le  coup  exécuté. 
Les  lieux  mêmes  n'étoient  pas  fort  éloignés  ;  de  sorte  que 
Rosidor,  poursuivi  par  ces  trois  assassins,  arrive  auprès 
de  ces  deux  fdles  comme  Dorise  avoit  l'épée  à  la  main, 
prête  de  l'enfoncer  dans  l'estomac  de  Caliste.  Il  pare,  et 
blesse  toujours  en  reculant,  et  tue  enfin  ce  page,  mais  si 
malheureusement,  que  retirant  son  cpée,  elle  se  rompt 
contre  la  branche  d'vm  arbre.  En  cette  extrémité,  il  voit 
celle  que  tient  Dorise,  et  sans  la  reconnoître,  il  la  lui 
arrache,  passe  tout  d'un  temps  le  tronçon  de  la  sienne 
en  la  main  gauche,  à  guise  d'un  poignard,  se  défend 
ainsi  contre  Pymante  et  Géronte,  tue  encore  ce  dernier, 
et  met  l'autre  en  fuite.  Dorise  fuit  aussi,  se  voyant  désar- 
mée par  Rosidor;  et  Caliste,  sitôt  qu'elle  l'a  reconnu, 
se  pâme  d'appréhension  de  son  péril.  Rosidor  démasque 
les  morts,  et  fulmine  contre  Clitandre,  qu'il  prend  pour 
Fauteur  de  cette  perfidie,  attendu  qu'ils  sont  ses  domes- 
tiques et  qu'il  étoit  venu  dans  ce  bois  sur  un  cartel  reçu 
de  sa  part.  Dans  ce  mouvement,  il  voit  Caliste  pâmée,  et 
la  croit  morte  :  ses  regrets  avec  ses  plaies  le  font  tomber 
en  foiblesse.  Caliste  revient  de  pâmoison,  et  s'entr'aidant 
l'un  à  l'autre  à  marcher,  ils  gagnent  la  maison  d'un 
paysan,  oii  elle  lui  bande  ses  blessures.  Dorise  déses- 
pérée, et  n'osant  retourner  à  la  cour,  trouve  les  vrais 
habits  de  ces  assassins,  et  s'accommode  de  celui  de  Gé- 
ronte pour  se  mieux  cacher.  Pymante,  qui  alloit  recher- 
cher les  siens,  et  cependant,  afin  de  mieux  passer  pour 
villageois,  avoit  jeté  son  masque  et  son  épée  dans  une 
caverne,  la  voit  en  cet  état.  Après  quelque  mécompte, 
Dorise  se  feint  être  un  jeune  gentilhomme,  contraint 
pour  quelque  occasion  de  se  retirer  de  la  cour,  et  le  prie 
de  le  tenir  là  quelque  temps  caché.  Pymante  lui  baille 
quelque  échappatoire  ;  mais  s'élant  aperçu  à  ses  discours 
(|u'cllc  avoit  vu  son  crime,  et  d'ailleurs  entré  en  quelque 


ARGUMENT.  367 

soupçon  que  ce  fût  Dorise,  il  accorde  sa  demande,  et  la 
mène  en  cette  caverne,  résolu,  si  c  etoit  elle,  de  se  servir 
de  Toccasion,  sinon  d'ôter  du  monde  un  témoin  de  son 
forfait,  en  ce  lieu  011  il  étoit  assuré  de  retrouver  son 
épée.  Sur  le  chemin,  au  moyen  d'un  poinçon  qui  lui 
étoit  demeuré  dans  les  cheveux,  il  la  reconnoît,  et  se 
fait  connoître  à  elle  :  ses  offres  de  service  sont  aussi  mal 
reçues  que  par  le  passé  ;  elle  persiste  toujours  à  ne  vou- 
loir chérir  que  Rosidor.  Pymante  l'assure  qu'il  l'a  tué'; 
elle  entre  en  furie,  qui  n'empêche  pas  ce  paysan  dé- 
guisé de  l'enlever  dans  cette  caverne,  où,  tâchant  d'user 
de  force,  cette  courageuse  fille  lui  crève  un  œil  de  son 
poinçon  ;  et  comme  la  douleur  lui  fait  y  porter  les  deux 
mains,  elle  s'échappe  de  lui,  dont  l'amour  tournée  en 
rage  le  fait  sortir  l'épée  à  la  main  de  cette  caverne,  à 
dessein  et  de  venger  cette  injure  par  sa  mort  et  délouf- 
fer  ensemble  l'indice  de  son  crime.  Rosidor  cependant 
n'avoit  pu  se  dérober  si  secrètement  qu'il  ne  fût  suivi  de 
son  écuyer  Lysarque,  à  qui  par  iniportunité  il  conte  le 
sujet  de  sa  sortie.  Ce  généreux  serviteur,  ne  pouvant  en- 
durer que  la  partie  s'achevât  sans  lui,  le  quitte  pour  aller 
engager  l'écuyer  de  Clitandre  à  servir  de  second  à  son 
maître.  En  cette  résolution,  il  rencontre  un  gentil- 
homme, son  particulier  ami,  nommé  Cléon,  dont  il  ap- 
prend que  Clitandre  venoit  de  monter  à  cheval  avec  le 
Prince  pour  aller  à  la  chasse.  Cette  nouvelle  le  met  en 
inquiétude;  et  ne  sachant  tous  deux  que  juger  de  ce  mé- 
compte, ils  vont  de  compagnie  en  avertir  le  Roi.  Le  Roi, 
qui  ne  vouloit  pas  perdre  ces  cavaliers,  envoie  en  même 
temps  Cléon  rappeler  Clitandre  de  la  chasse,  et  Lysarque 
avec  une  troupe  d'archers  au  lieu  de  l'assignation,  afin 


I.  Dans  l'édition  de  1682  on  lit  :  «  qu'il  la  tue.  «  C'est  une  faute 
d'impression  :  voyez  la  scène  vu  de  l'acte  III, 


268  CLITANDRE. 

que,  si  Clilandre  s'étoit  échappé  d'auprès  du  Prince  pour 
aller  joindre  son  rival,  il  fût  assez  fort  pour  les  séparer. 
Lysarque  ne  trouve  que  les  deux  corps  des  gens  de  Cli- 
tandre,  qu'il  renvoie  au  Roi  par  la  moitié  de  ses  archers, 
cependant  qu'avec  l'autre  il  suit  une  trace  de  sang  qui  le 
mènejusques  au  lieu  où  Rosidor  et  Caliste  s'étoient  reti- 
rés. La  vue  de  ces  corps  fait  soupçonner  au  Roi  quelque 
supercherie  de  la  part  de  Clitandre,  et  l'aigrit  tellement 
contre  lui,  qu'à  son  retour  de  la  chasse  il  le  fait  mettre 
en  prison,  sans  qu'on  lui  en  dît  même  le  sujet.  Cette  co- 
lère s'augmente  par  l'arrivée  de  Rosidor  tout  blessé,  qui, 
après  le  récit  de  ses  aventures,  présente  au  Roi  le  cartel 
de  Clitandre,  signé  de  sa  main  (contrefaite  toutefois)  et 
rendu  par  son  page  :  si  bien  que  le  Roi,  ne  doutant 
plus  de  son  crime,  le  fait  venir  en  son  conseil,  oii, 
quelque  protestation  que  pût  faire  son  innocence,  il  le 
condamne  à  perdre  la  tête  dans  le  jour  même,  de  peur 
de  se  voir  comme  forcé  de  le  donner  aux  prières  de  son 
fds,  s'il  attendoit  son  retour  de  la  chasse.  Cléon  en  ap- 
prend la  nouvelle  ;  et  redoutant  que  le  Prince  ne  se  prît 
à  lui  de  la  perte  de  ce  cavalier  qu'il  affectionnoit,  il  le  va 
chercher  encore  une  fois  à  la  chasse  pour  l'en  avertir. 
Tandis  que  tout  ceci  se  passe,  une  tempête  surprend  le 
Prince  à  la  chasse  ;  ses  gens,  effrayés  de  la  violence  des 
foudres  et  des  orages,  qui  cà  qui  là  cherchent  oij  se 
cacher:  si  bien  que,  demeuré  seul,  un  coup  de  tonnerre 
lui  tue  son  cheval  sous  lui.  La  tempête  finie,  il  voit  un 
jeune  gentilhomme  qu'un  paysan  poursuivoit  l'épéc  à  la 
main  (c'étoil  Pymanlc  et  Dorise).  11  étoit  déjà  terrassé, 
et  près  de  recevoir  le  coup  de  la  mort  ;  mais  le  Prince, 
ne  pouvant  souffrir  une  action  si  méchante,  tâche  d'em- 
pêcher cet  assassinat.  Pymante,  tenant  Dorise  d'une 
main,  le  combat  de  l'autre,  ne  croyant  pas  de  sûreté 
pour  soi,  après  avoir  été  vu  en  cet  équipage,  que  par  sa 


ARGUMENT.  269 

mort.  Dorise  reconnoît  le  Prince,  et  s'entrelace  tellement 
dans  les  jambes  de  son  ravisseur,  qu'elle  le  fait  trébu- 
cher. Le  Prince  saute  aussitôt  sur  lui,  et  le  désarme  ; 
l'ayant  désarmé,  il  crie  ses  gens,  et  enfin  deux  veneurs 
paroissent  chargés  des  vrais  habits  de  Pymante,  Dorise 
et  Lycaste.  Ils  les  lui  présentent  comme  un  effet  extraor- 
dinaire du  foudre,  qui  avoit  consommé  trois  corps,  à  ce 
qu'ils  s'imaginoient,  sans  toucher  à  leurs  habits.  C'est  de 
là  que  Dorise  prend  occasion  de  se  faire  connoître  au 
Prince,  et  de  lui  déclarer  tout  ce  qui  s'est  passé  dans  ce 
bois.  Le  Prince  étonné  commande  à  ses  veneurs  de  gar- 
rotter Pymante  avec  les  couples  de  leurs  chiens  :  en  même 
temps  Cléon  arrive,  qui  fait  le  récit  au  Prince  du  péril  de 
Chtandre,  et  du  sujet  qui  l'avoit  réduit  en  l'extrémité  où 
il  étoit.  Cela  lui  fait  reconnoître  Pymante  pour  l'auteur 
de  ces  perfidies  ;  et  l'ayant  baillé  à  ses  veneurs  à  rame- 
ner, il  pique  à  toute  bride  vers  le  château,  arrache  Cli- 
tandre  aux  bourreaux,  et  le  va  présenter  au  Roi  avec  les 
criminels,  Pymante  et  Dorise,  arrivés  quelque  temps 
après  lui.  Le  Roi  venoit  de  conclure  avec  la  Reine  le 
mariage  de  Rosidor  et  de  Caliste,  sitôt  qu'il  seroit  guéri, 
dont  Caliste  étoit  allée  porter  la  nouvelle  au  blessé  ;  et 
après  que  le  Prince  lui  eut  fait  connoître  Tinnocence  de 
Clitandre,  il  le  reçoit  à  bras  ouverts,  et  lui  promet  toute 
sorte  de  faveurs  pour  récompense  du  tort  qu'il  lui  avoit 
pensé  faire.  De  là  il  envoie  Pymante  à  son  conseil  pour 
être  puni,  voulant  voir  par  là  de  quelle  façon  ses  sujets 
vengeroient  un  attentat  fait  sur  leur  prince.  Le  Prince 
obtient  un  pardon  pour  Dorise,  qui  lui  avoit  assuré  la 
vie  ;  et  la  voulant  désormais  favoriser,  en  propose  le 
mariage  à  Clitandre,  qui  s'en  excuse  modestement.  Ro- 
sidor et  Caliste  viennent  remercier  le  Roi,  qui  les  récon- 
cilie avec  Clitandre  et  Dorise,  et  invite  ces  derniers, 
voire  même  leur  commande  de  s'entr'aimer,  puisque  lui 


370  CLITANDRE. 

et  le  Prince  le  désirent,  leur  donnant  jusques  à  la  gué- 
rison  de  Rosidor  pour  allumer  cette  flamme, 

AGn  de  voir  alors  cueillir  en  même  jour 

A  deux  couples  d'amants  les  fruits  de  leur  amour*. 


EXAMEN. 

Un  voyage  que  je  fis  à  Paris  pour  voir  le  succès  de 
Mélite  m'apprit  qu'elle  n'étoit  pas  dans  les  vingt  et 
quatre"  heures  :  c'étoit  l'unique  règle  que  l'on  connût  en 
ce  temps-là.  J'entendis  que  ceux  du  métier  la  blàmoient 
de  peu  d'etlets,  et  de  ce  que  le  style  en  étoit^  trop  fami- 
lier. Pour  la  justifier  contre  cette  censure  par  une  espèce 
de  bravade,  et  montrer  que  ce  genre  de  pièces  avoit  les 
vraies  beautés  du  théâtre,  j'entrepris  d'en  faire  une  ré- 
gulière (c'est-à-dire  dans  ces  vingt  et  quatre  heures), 
pleine  d'incidents,  et  d'un  style  plus  élevé,  mais  qui  ne 
vaudroit  rien  du  tout  :  en  quoi  je  réussis  parfaitement*. 
Le  style  en  est  véritablement  plus  fort  que  celui  de  l'au- 
tre ;  mais  c'est  tout  ce  qu'on  y  peut  trouver  de  suppor- 
table. Il  est  mêlé'^  de  pointes  comme  dans  cette  première; 
mais  ce  n'éloit  pas  alors  un  si  grand  vice  dans  le  choix 
des  pensées,  que  la  scène  en  dut  être  entièrement  purgée. 
Pour  la  constitution,  elle  est  si  désordonnée,  que  vous 
avez  de  la  peine  à  deviner  qui  sont  les  premiers  acteurs. 
P»osidor  et  Calislc  sont  ceux  qui  le  paroissent  le  plus  [)ar 
l'avantage  de  leur    caractère  et  de   leur  amour   mutuel  ; 

1.  Ce  sont,  à  peu  près,  les  deux  vers  qui  terminent  la  pièce  : 

Ainsi  nous  verrons  lors  cueillir  en  môme  jour,  etc. 

2.  Vah.  (édit.  de  1G60)  :  vingt-quatre.  De  môme  six  lignes  plus  bas. 

3.  Var.  (édit.  de  1660)  :  de  ce  que  le  style  éloit. 

4.  Voyez  la  Notice,  p.  258. 

5.  Var.  ((^dit.  de  1660):  il  est  encor  môle. 


i 


EXAMEN.  371 

mais  leur  action  finit  dès  le  premier  acte  avec  leur  péril  ; 
et  ce  qu'ils  disent  au  troisième  et  au  cinquième  ne  fait  que 
montrer  leurs  visages,  attendant  que  les  autres  achèvent. 
Pymante  et  Dorise  y  ont  le  plus  grand  emploi  ;  mais  ce 
ne  sont  que  deux  criminels  qui  cherchent  à  éviter  la 
punition  de  leurs  crimes,  et  dont  même  le  premier  en 
attente  de  plus  grands  pour  mettre  à  couvert  les  autres. 
Clitandre,  autour  de  qui  semble  tourner  le  nœud  de  la 
pièce,  puisque  les  premières  actions  vont  à  le  faire  cou- 
pable, et  les  dernières  à  le  justifier,  n'en  peut  être  qu'un 
héros  bien  ennuyeux,  qui  n'est  introduit  que  pour  dé- 
clamer en  prison,  et  ne  parle  pas  même  à  cette  maîtresse 
dont  les  dédains  servent  de  couleur  à  le  faire  passer  pour 
criminel.  Tout  le  cinquième  acte  languit  comme  celui  de 
Mélite  après  la  conclusion  des  épisodes,  et  n'a  rien  de 
surprenant,  puisque,  dès  le  quatrième,  on  devine  tout 
ce  qui  doit  arriver',  hormis  le  mariage  de  Clitandre  avec 
Dorise,  qui  est  encore  plus  étrange  que  celui  d'Eraste, 
et  dont  on  n'a  garde  de  se  défier. 

Le  Roi  et  le  Prince  son  fils  y  paroisscnl  dans  un  emploi 
fort  au-dessous  de  leur  dignité:  l'un  n'y  est  que  comme 
juge,  et  l'autre  comme  confident  de  son  favori.  Ce  dé- 
faut n'a  pas  accoutumé  de  passer  pour  défaut  :  aussi 
n'est-ce  qu'un  sentiment  particulier  dont  je  me  suis  fait" 
une  règle,  qui  peut-être  ne  semblera  pas  déraisonnable, 
bien  que  nouvelle. 

Pour  m'expliquer,  je  dis  qu'un  roi,  un  héritier  de  la 
couronne,  un  gouverneur  de  province,  et  généralement 
un  homme  d'autorité,  peut  paroître  sur  le  théâtre  en 
trois  façons  :  comme  roi,  comme  homme,  et  comme  juge; 
quelquefois  avec  deux  de  ces  qualités,  quelquefois  avec 


I.  \ar.  (édit.  de  1GG0-1668)  :  tout  ce  qui  doit  y  arriver, 
a.  "Var.  (édit.  de  1660-1668):  dont  je  me  fais. 


272  CLITANDRE. 

toutes  les  trois  ensemble.  Il  paroît  comme  roi  seulement 
quand  il  n'a  intérêt  qu'à  la  conservation  de  son  trône, 
ou  de  sa  vie,  qu'on  attaque  pour  changer  l'État,  sans 
avoir  l'esprit  agité  d'aucune  passion  particulière  ;  et  c'est 
ainsi  qu'Auguste  agit  dans  Cinna,  et  Phocas  dans  Héra- 
clius.  Il  paroît  comme  homme  seulement  quand  il  n'a 
que  l'intérêt  d'une  passion  à  suivre  ou  à  vaincre,  sans 
aucun  péril  pour  son  Etat  ;  et  tel  est  Grimoald  dans  les 
trois  premiers  actes  de  Pertharite,  et  les  deux  reines  dans 
Don  Sanche.  Il  ne  paroît  enfin  que  comme  juge  quand 
il  est  introduit  sans  aucun  intérêt  pour  son  Etat,  ni  pour 
sa  personne,  ni  pour  ses  affections,  mais  seulement 
pour  régler  celui  des  autres,  comme  dans  ce  poëme  et 
dans /e  Ciel;  et  on  ne  peut'  désavouer  cju'en  cette  der- 
nière posture  il  remplit  assez  mal  la  dignité  d'un  si  grand 
titre,  n'ayant  aucune  part  en  l'action  que  celle  qu'il  y 
veut  prendre  pour  d'autres,  et  demeurant  bien  éloigné 
de  l'éclat  des  deux  autres  manières.  Aussi  on-  ne  le 
donne  jamais  à  représenter  aux  meilleurs  acteurs  ;  mais 
il  faut  qu'il  se  contente  de  passer  par  la  bouche  de  ceux 
du  second  on  du  troisième  ordre.  Il  peut  paroître  comme 
roi  et  comme  homme  tout  à  la  fois  cjuand  il  a  un  grand 
intérêt  d'État  et  une  forte  passion  tout  ensemble  à  sou- 
tenir, comme  Antiochus  dans  Rodogiine,  et  Nicomède 
dans  la  tragédie  qui  porte  son  nom  ;  et  c'est,  à  mon  avis, 
la  plus  digne  manière  et  la  plus  avantageuse  de  mettre 
sur  la  scène  des  gens  de  cette  condition,  parce  qu'ils  at- 
tirent alors  toute  l'action  à  eux,  et  ne  manquent  jamais 
d'être  représentés  par  les  premiers  acteurs.  Il  ne  me 
vient  point  d'exemple  en  la  mémoire  oii  un  roi  paroisse 
comme  homme  et  comme  juge,  avec  un  intérêt  de  pas- 


1.  Var.  (édit.  de  i66o-i664)  :  et  l'on  no  peut  pas. 

2.  Vak.  (édil.  de  iG6o-l66^)  :  l'on. 


EXAMEN.  273 

sion  pour  lui,  et  un  soin  de  régler  ceux  des  autres  sans 
aucun  péril  pour  son  Etat;  mais  pour  voir  les  trois  ma- 
nières ensemble,  on  les  peut  aucunement  remarquer  dans 
les  deux  gouverneurs  d'Arménie  et  de  Syrie,  que  j'ai  in- 
troduits, l'un  dans  Polyeucte  et  l'autre  dans  Théodore.  Je 
dis  aucunement,  parce  que  la  tendresse  que  l'un  a  pour 
son  gendre  et  l'autre  pour  son  fils,  qui  est  ce  qui  les 
fait  paroître  comme  hommes,  agit  si  foiblement,  qu'elle 
semble  étouffée  sous  le  soin  qu'a  l'un  et  l'autre  de  con- 
server sa  dignité,  dont  ils  font  tous  deux  leur  capital'  ;  et 
qu'ainsi  on  peut  dire  en  rigueur  qu'ils  ne  paroissent  que 
comme  gouverneurs  qui  craignent  de  se  perdre,  et  comme 
juges  qui  par  cette  crainte  dominante  condamnent  ou 
plutôt  s'immolent  ce  qu'ils  voudroient  conserver. 

Les  monologues-  sont  trop  longs  et  trop  fréquents  en 
cette  pièce  ;  c'étoit  une  beauté  en  ce  temps-là  :  les  comé- 
diens les  souhaitoient,  et  croyoient  y  paroître  avec  plus 
d'avantage.  La  mode  a  si  bien  changé,  que  la  plupart 
de  mes  derniers  ouvrages  n'en  ont  aucun  ;  et  vous  n'en 
trouverez  point  dans  Pompée,  la  Suite  du  Menteur, 
Théodore  et  Pertharite\  ni  dans  Héraclius,  Andromède, 
Œdipe  et  la  Toison  d'or,  à  la  réserve  des  stances. 

Pour  le  lieu,  il  a  encore  plus  d'étendue,  ou,  si  vous 
voulez  souffrir  ce  mot,  plus  de  libertinage  ici  que  dans 
Mélite  :  il  comprend  un  château  d'un  roi  avec  une  forêt 
voisine,  comme  pourroit  être  celui  de  Saint-Germain,  et 
est  bien  éloigné  de  l'exactitude  que  les  sévères  critiques 
y  demandent. 

1.  Capital,  substantivement,  affaire  principale,   principal  intérêt. 

2.  Var.  (édit.  de  i66o-i664):  monoloqiies. 

3.  Var.  (édit.  de  1660J  :  Théodore,  i^icoinhle  et  Perlharite.  — 
Corneille  avait  d'abord  compris  Nicomède  dans  cette  énumération, 
parce  qu'il  oubliait  le  court  monologue  qui  termine  le  IV*^  acte. 

Corneille,  i  18 


ACTEURS. 

ALCANDRE,  roi  d'Ecosse. 

FLORIDAN,  fils  du  Roi'. 

ROSIDOR,  favori  du  Roi  et  amant  de  Caliste. 

CLITANDRE,  favori  du  prince  Floridan,  et  amoureux  aussi 

de  Caliste,  mais  dédaigné. 
PYMANTE,  amoureux  de  Dorise,  et  dédaigné. 
CALISTE,  maîtresse  de  Rosidor  et  de  Ciitandre. 
DORISE,  maîtresse  de  Pymante. 
LYSARQUE,  écuyer  de  Rosidor. 
GÉRONTE,  écuyer  de  Ciitandre. 
CLEON,  gentilhomme  suivant  la  cour. 
LYCASTE,  page  de  Ciitandre. 
Le  Geôlier. 
Trois  Archers. 
Trois  Veneurs. 


La  scène  est  en  un  cliâlcau  du  lloi,  proclie  d'une  forôt-. 


1.  L'cdilion  de  iGG3  esl  la  i^remitTe  qui  donne  les  noms  propres 
Alcandrc  et  Floridan.  Dans  l'édition  de  1682,  on  lit  simplement  : 
le  Roi;  dans  celles  de  ifi/i/i-iGCo  :  le  Roi  d'Ecosse.  Pour  lo  second 
personnage,  les  éditions  de  iG32-i66o  portent  :  le  Prince,  Jils  du 
Roi. 

2.  Cette  indication  paraît  pour  la  prcmirre  l'ois  dans  l'édition 
de  16^/4. 


CLITANDRE 

TRAGÉDIE. 


ACTE   1. 


SCENE    PREMIERE. 

GALISTE'. 

N'en  cloute  plus,  mon  cœur,  un  amant  hypocrite', 
Feignant  de  ni'adorer,  brûle  pour  Hippolyte  : 
Dorise  m'en  a  dit  le  secret  rendez-vous 
Où  leur  naissante  ardeur  se  cache  aux  yeux  de  tous  ; 
Et  pour  les  y  surprendre  elle  m'y  doit  conduire, 
Sitôt  que  le  soleil  commencera  de  luire. 

1.  Var.  CALiSTE,  regardant  derrière  elle.  (1682) 

2.  Var.  Je  ne  suis  point  suivie,  et  sans  être  entendue, 
Mon  pas  lent  et  craintif  en  ces  lieux  m'a  rendue. 
Tout  le  monde  au  château,  plongé  dans  le  sommeil, 
Loin  de  savoir  ma  fuite,  ignore  mon  réveil  ; 

Un  silence  profond  mon  dessein  favorise. 

Heureuse  entièrement  si  j'avois  ma  Dorise, 

Ma  fidèle  compagne,  en  qui  seule  aujourd'hui 

Mon  amour  affronté  rencontre  quelque  appui  (a). 

C'est  d'elle  que  j'ai  su  qu'un  amant  hypocrite, 

[Feignant  de  m'adorer,  brûle  pour  Hippolyte  ;| 

D'elle  j'ai  su  les  lieux  où  l'amour  qui  les  joint 

Ce  matin  doit  passer  jusques  au  dernier  point. 

Et  pour  m'obliger  mieux  elle  m'y  doit  conduire  (6).  (iG32-57) 

(a)  Mon  amour  qu'on  trahit  rencontre  quelque  appui.  (i64i-5'7) 
(6)  [Et  pour  les  y  surprendre  elle  m'y  doit  conduire.]  (iG44-57) 


276  CLITANDRE. 

Mais  qu'elle  est  paresseuse  à  me  venir  trouver  '  ! 

La  dormeuse  m'oublie,  et  ne  se  peut  lever. 

Toutefois  sans  raison  j'accuse  sa  paresse  : 

La  nuit,  qui  dure  encor,  fait  que  rien  ne  la  presse  ;  i  «j 

Ma  jalouse  fureur,  mon  dépit,  mon  amour. 

Ont  troublé  mon  repos  avant  le  point  du  jour  ; 

Mais  elle,  qui  n'en  fait  aucune  expérience, 

Étant  sans  intérêt,  est  sans  impatience. 

Toi  qui  fais  ma  douleur,  et  qui  fis  mon  souci  ",  '  5 

Ne  tarde  plus,  volage,  à  te  montrer  ici  ; 

Viens  en  hâte  affermir  ton  indigne  victoire  ; 

Viens  t'assurer  l'éclat  de  cette  infâme  gloire  ; 

Viens  signaler  ton  nom  par  ton  manque  de  foi  ; 

Le  jour  s'en  va  paroître  ;  affronteur,  hâte-toi.  20 

Mais,  hélas  !  cher  ingrat,  adorable  parjure. 

Ma  timide  voix  tremble  à  te  dire  une  injure  ; 

Si  j'écoute  l'amour,  il  devient  si  puissant 

Qu'en  dépit  de  Dorise  il  te  fait  innocent  : 

Je  ne  sais  lequel  croire,  et  j'aime  tant  ce  doute,  2^ 

Que  j'ai  peur  d'en  sortir  entrant  dans  cette  route. 

Je  crains  ce  que  je  cherche,  et  je  ne  connois  pas 

De  plus  grand  heur  pour  moi  que  d'y  perdre  mes  pas. 

Ah,  mes  yeux  !  si  jamais  vos  fonctions  propices  ' 

A  mon  cœur  amoureux  firent  de  bons  services,  3o 


I.  Var.  Mads  qu'elle  est  paresseuse  à  me  venir  Ireuver  !  (lôSa) 
3.  Var.  Toi  que  l'œil  qui  te  blesse  attend  pour  te  guérir, 
Éveille-toi,  brigand,  liàte-toi  d'acquérir 
Sur  l'honneur  d'Hippolyte  une  infâme  victoire, 
Et  de  m'avoir  trompée  une  lionteuse  gloire  ; 
Ilàte-toi,  déloyal,  de  me  fausser  ta  foi.  (1632-67) 
Var.  Toi  par  qui  ma  rivale  a  de  quoi  me  braver, 
Ne  tarde  plus,  volage,  à  la  venir  trouver, 
Hàte-toi  d'affermir  ton  indigne  victoire. 
De  s'assurer  l'éclat  de  cette  infâme  gloire, 
De  signaler  ton  nom  par  ton  manque  de  foi.  (1660) 
3.  \'ar.  .\li,  mes  yeux!  si  jamais  vos  naturels  offices.  (i63a) 


ACTE  I,   SCÈNE  I.  277 

Apprenez  aujourd'hui  quel  est  votre  devoir  : 

Le  moyen  de  me  plaire  est  de  me  décevoir; 

Si  vous  ne  m'abusez,  si  vous  n'êtes  faussaires, 

Vous  êtes  de  mon  heur  les  cruels  adversaires'. 

Et  toi,  soleil,  qui  vas,  en  ramenant  le  jour,  35 

Dissiper  une  erreur  si  chère  à  mon  amour, 

Puisqu'il  faut  qu'avec  toi  ce  que  je  crains  éclate. 

Souffre  qu'encore  un  peu  l'ignorance  me  flatte. 

Mais  je  te  parle  en  vain,  et  l'aube  de  ses  rais* 

A  déjà  reblanchi  le  haut  de  ces  forets.  4o 

Si  je  puis  me  fier  à  sa  lumière  sombre  % 

Dont  l'éclat  brille  à  peine  et  dispute  avec  l'ombre '^, 

J'entrevois  le  sujet  de  mon  jaloux  ennui, 

Et  quelqu'un  de  ses  gens  qui  conteste  avec  lui*. 

Rentre,  pauvre  abusée,  et  cache- toi  de  sorte '^  'i5 

Que  tu  puisses  l'entendre  à  travers  cette  porte. 


1.  Var.  [Vous  êtes  de  mon  heur  les  cruels  adversaires.] 
Un  infidèle  encor  régnant  sur  mon  penser. 

Votre  fidélité  ne  peut  que  m'ofîenser. 

Apprenez,  apprenez  par  le  traître  que  j'aime 

Qu'il  vous  faut  me  trahir  pour  être  aimé  de  même. 

Et  toi,  père  du  jour,  dont  le  flambeau  naissant 

Va  chasser  mon  erreur  avecque  le  croissant, 

S'il  est  vrai  que  Thétis  te  reçoit  dans  sa  couche, 

Prends,  soleil,  prends  encor  deux  baisers  sur  sa  bouche. 

Ton  retour  me  va  perdre,  et  retrancher  ton  bien  : 

Prolonge,  en  l'arrêtant,  mon  bonheur  et  le  tien. 

[Puisqu'il  faut  qu'avec  toi  ce  que  je  crains  éclate.]  (1632-57) 

2.  Var.  Las  !  il  ne  m'entend  point,  et  l'aube  de  ses  rais  (a).  (i633-57) 

3.  Var.  Si  je  me  peux  fier  à  sa  lumière  sombre.  (iGSa) 
Var.  Si  je  me  puis  fier  à  sa  lumière  sombre.  (16W-60) 

4.  Var.  Dont  l'éclat  impuissant  dispute  avecque  l'ombre.  (i632-57) 

5.  En  marge,  dans  l'édition  de  i632  :   fiosidor  et  Lysandre  entrent. 

6.  Var.  Rentre,  pauvre  Caliste,  et  te  cache  de  sorte.  (1632-57) 

(a)  Rais,  rayons.  Voyez  le  Lexique. 


378  CLITANDRE. 


SCENE   II. 

ROSIDOR,  LYSARQUE'. 

ROSinOK. 

Ce  devoir,  ou  plutôt  cette  importunité, 

Au  lieu  de  m'assurer  de  ta  fidélité, 

Marque  trop  clairement  ton  peu  d'obéissance^. 

Laisse-moi  seul,  Lysarque,  une  heure  en  ma  puissance;  5° 

Que  retiré  du  monde  et  du  bruit  de  la  cour, 

Je  puisse  dans  ces  bois  consulter  mon  amour  ^  ; 

Que  là  Caliste  seul  occupe  mes  pensées, 

Et  par  le  souvenir  de  ses  faveurs  passées 

Assure  mon  espoir  de  celles  que  j'attends;  ^^ 

Qu'un  entretien  rêveur  durant  ce  peu  de  temps 

M'instruise  des  moyens  de  plaire  à  cette  belle, 

Allume  dans  mon  cœur  de  nouveaux  feux  pour  elle  : 

Enfm,  sans  persister  dans  l'obstination. 

Laisse-moi  suivre  ici  mon  inclination.  fi" 

LYSARQUE. 

Cette  inclination,  qui  jusqu'ici  vous  mène\ 

A  me  la  déguiser  vous  donne  trop  de  peine. 

Il  ne  faut  point,  Monsieur,  beaucoup  l'examiner  : 

L'heure  et  le  lieu  suspects  font  assez  deviner 

Qu'en  même  temps  que  vous  s'échappe  quelque  dame — 

Vous  m'entendez  assez. 

ROSIPOR. 

Jiip^c  mieux  de  ma  flamme, 
Et  ne  prcsuinc  point  que  je  manfjue  de  foi  ' . 

I.  Var.  i.TSARfji'E,  son  ècuyer.  (iG3a) 

3.  Var.  Mo  prouve  évidemment  la  désobéissance.  (iG.Sa-^y) 

3.  Var.  Je  puisse  dans  le  bois  consulter  mon  amour.  (16.S2) 

4.  Var.  Cette  inclination  secrète  qui  vous  mène.  (lOSa-b^) 

5.  Var.  On  ne  verra  jamais  que  je  manque  de  foi. 


ACTE   I,   SCENE   II.  379 

A  celle  que  j'adore,  et  qui  brûle  pour  moi. 

J'aime  mieux  contenter  ton  humeur  curieuse, 

Qui  par  ces  faux  soupçons  m'est  trop  injurieuse.  7" 

Tant  s'en  faut  que  le  change  ait  pour  moi  des  appas  ', 
Tant  s'en  faut  qu'en  ces  bois  il  attire  mes  pas  : 
J'y  vais —  Mais  pourrais-tu  le  savoir  et  le  taire  ? 

LYSARQUE. 

Qu'ai-je  fait  qui  vous  porte  à  craindre  le  contraire"? 

ROSIDOR. 

Tu  vas  apprendre  tout;  mais  aussi,  l'ayant  su,  7'' 

Avise  à  ta  retraite.  Hier  un  cartel  reçu'^ 
De  la  part  d'un  rival — 

LYSARQUE. 

Vous  le  nommez? 

ROSIDOR. 

Clitandre. 
Au  pied  du  grand  rocher  il  me  doit  seul  attendre*; 
Et  là,  l'épée  au  poing,  nous  verrons  qui  des  deux 
Mérite  d'embraser  Caliste  de  ses  feux.  ^o 

LYSARQUE. 

De  sorte  qu'un  second 

ROSIDOR. 

Sans  me  faire  une  offense. 
Ne  peut  se  présenter  à  prendre  ma  défense  : 
Nous  devons  seul  à  seul  vider  notre  débat. 

A  celle  que  j'adore  et  qui  n'aime  que  moi. 

LTs.  Bien  que  vous  en  ayez  une  entière  assurance. 

Vous  pouvez  vous  lasser  de  vivre  d'espérance, 

Et  tandis  que  l'attente  amuse  vos  désirs, 

Prendre  ailleurs  quelquefois  de  solides  plaisirs. 

Ros.  Purge,  purge  d'erreur  ton  àme  curieuse, 

[Qui  par  ces  faux  soupçons  m'est  trop  injurieuse.]  (iGSa-Dy) 

1 .  Voyez  la  note  relative  au  vers  96  de  Mélite. 

2.  Var.  Monsieur,  pour  en  douter  que  vous  ai-je  pu  faire  .■'  (1633-57) 

3.  Var.  Avise  à  ta  retraite.  Hier  le  cartel  reçu.  (jôS^) 

4.  Var.  LTS.  Et  ce  cartel  contient  ?  ros.  Que  seul  il  doit  m'altendre 
Près  du  chêne  sacré,  pourvoir  qui  de  nous  deux.  (1632-07) 


a8o  CLITANDRE. 

LYSARQUE. 

Ne  pensez  pas  sans  moi  terminer  ce  combat  : 

L'écuyer  de  Clitandre  est  homme  de  courage  ;  ^5 

Il  sera  trop  heureux  que  mon  défi  l'engage 

A  s'acquitter  vers  lui  d'un  semblable  devoir, 

Et  je  vais  de  ce  pas  y  faire  mon  pouvoir. 

ROSinOR. 

Ta  volonté  suffit  ;  va-t'en  donc  et  désiste 

De  plus  m'ofîrir  une  aide  à  mériter  Caliste'.  9" 

LYSARQUE  est  seul". 

Vous  obéir  ici  me  coùteroit  trop  cher, 

Et  je  serois  honteux  qu'on  me  pût  reprocher 

D'avoir  su  le  sujet  d'une  telle  sortie, 

Sans  trouver  les  moyens  d'être  de  la  partie'. 

SCÈNE   III. 

CAUSIEZ 

Qu'il  s'en  est  bien  défait  !  qu'avec  dextérité  9^ 

Le  fourbe  se  prévaut  de  son  autorité  M 

Qu'il  trouve  un  beau  prétexte  en  ses  flammes  éteintes^  I 

Et  que  mon  nom  lui  sert  h  colorer  ses  feintes  ! 

Il  y  va  cependant,  le  perfide  qu'il  est  ; 

Hippolyte  le  charme,  Hippolyte  lui  plaît;  'oo 

Et  ses  lâches  désirs  l'emportent  où  l'appelle' 

Le  cartel  amoureux  de  sa  flamme  nouvelle. 

1.  Viir.  De  plus  ni'oiïrir  un  nidc  à  mériter  Calistp.  (i653-!S-). 

2.  Var.  LYSARQUE,  .çeu/.  (i633-6o). 

3    Var.  Sans  trouver  les  moyens  d'être  de  la  partie.  (1^32) 

4.  Dans  l'édition  de  i632,  les  scènes  iii  et  iv  n'en  forment  qu'une,  qui  porte 
en   tête  :  cai.iste,  dorise,  et  au-dessous  :  calistk,  seule 

5.  Var.  Sa  fourbe  se  prévaut  de  son  autorité.  ("1632) 

6.  Var.  Qu'il  treuve  un  beau  prétexte  en  ses  llanimes  éteintes!  (iC32-54) 

7.  Var.  Et  ses  traîtres  désirs  l'emportent  où  l'appelle 
Le  cartel  amoureux  d'une  beauté  nouvelle.  (1682-57) 


ACTE   I,    SCÈNE  IV.  a8i 

SCÈNE  IV. 

CALISTE,  DORISE. 

CALISTE. 

Je  n'en  puis  plus  douter,  mon  feu  désabusé' 

Ne  tient  plus  le  parti  de  ce  cœur  déguisé. 

Allons,  ma  chère  sœur,  allons  à  la  vengeance  ;  «o^ 

Allons  de  ses  douceurs  tirer  quelque  allégeance  ; 

Allons,  et  sans  te  mettre  en  peine  de  m'aider, 

Ne  prends  aucun  souci  que  de  me  regarder. 

Pour  en  venir  à  bout,  il  suffit  de  ma  rage  ; 

D'elle  j'aurai  la  force  ainsi  que  le  courage;  Jio 

Et  déjà  dépouillant  tout  naturel  humain. 

Je  laisse  à  ses  transports  à  gouverner  ma  main. 

Vois-tu  comme  suivant  de  si  furieux  guides 

Elle  cherche  déjà  les  yeux  de  ces  perfides, 

Et  comme  de  fureur  tous  mes  sens  animés  1 1 5 

Menacent  les  appas  qui  les  avoient  charmés  ? 

DORISE. 

Modère  ces  bouillons  d'une  âme  colérée. 

Ils  sont  trop  violents  pour  être  de  durée  ; 

Pour  faire  quelque  mal,  c'est  frapper  de  trop  loin. 

Réserve  ton  courroux  tout  entier  au  besoin  ;  120 

Sa  plus  forte  chaleur  se  dissipe  en  paroles. 

Ses  résolutions  en  deviennent  plus  molles  : 

En  lui  donnant  de  l'air,  son  ardeur  s'alenfit. 

CALISTE. 

Ce  n'est  que  faute  d'air  que  le  feu  s'amortit'. 

Allons,  et  tu  verras  qu'ainsi  le  mien  s'allume,  12^ 

Que  ma  douleur  aigrie  en  a  plus  d'amertume ', 

1.  En  marge,  dans  l'édition  de   i633  :  Dorise  entre. 

2.  Var.  Mais  c'est  à  faute  d'air  que  le  feu  s'amortit.  (lôSaôy) 

3.  Var.  Que  par  lama  douleur  accroît  son  amertume.  (1632-D7) 


283  CLITANDRE. 

Et  qu'ainsi  mon  esprit  ne  fait  que  s'exciter 
A  ce  que  ma  colère  a  droit  d  exécuter*. 

DORISE,   seule". 
Si  ma  ruse  est  enfin  de  son  effet  suivie, 
Cette  aveugle  chaleur  te  va  coûter  la  vie^  :  i3o 

Un  fer  caché  me  donne  en  ces  lieux  écartés 
La  vengeance  des  maux  que  me  font  tes  beautés. 
Tu  m'ôtes  Rosidor,  tu  possèdes  son  âme  : 
Il  n'a  d'yeux  que  pour  toi,  que  mépris  pour  ma  flamme; 
Mais  puisque  tous  mes  soins  ne  le  peuvent  gagner,       i35 
J'en  punirai  l'objet  qui  m'en  fait  dédaignera 


SCENE   V. 

PYMANTE,    GÉRONTE,    sortants  d'une  grotte ^ 
déguises  en  paysans. 

GÉRONTE. 

En  ce  déguisement  on  ne  peut  nous  connoître, 
Et  sans  doute  bientôt  le  jour  qui  vient  de  naître 
Conduira  Rosidor,  séduit  d'un  faux  cartel'', 

1.  Var.  A.UX  desseins  enragés  qu'il  veut  exécuter.  (lôSa-ny) 

2.  Caliste  va  toujours  devant,  et  Dorise  demeure  seule.  (lôSa,  en  marge.) 

3.  Var.  Ces  desseins  enragés  le  font  coûter  la  vie  : 
Un  fer  caché  me  donne  en  ces  lieux  sans  secours 
La  fin  de  mes  malheurs  dans  celle  de  tes  jours  ; 
Et  lors  ce  Rosidor  qui  possède  mon  âme, 

Cet  ingrat  qui  t'adore  et  néglige  ma  flamme. 
Que  mes  affections  n'ont  encor  su  gagner, 
Toi  morte,  n'aura  plus  pour  qui  me  dédaigner,  (i 632-57) 
h-  En  marge,  dans  l'édition  de  i633  :   Elle  va  rejoindre  Caliste. 
5.  Var.    D'une    caverne.    (i64'i-6o)   —   Ils   sortent  d'une   grotte,  déguisés  en 
paysans.  (i6(i3,  en  marge.) —  Dans  l'édition  de  i632,  les  «cènes  v  et  vi  sont 
réunies  en  une  seule,  en  tête  de  laquelle  on  lit  :  pymante,  gkronte,  écuyer  de 
Clilandre  ;  ltcaste,  page  de  Clitandre.  A   la  marge,  auprès  des  premiers  vers 
de  la   scène  :  Pymante   et  Gérante    sortent  d'une   caverne,  seuls    et   déguisés  en 
paysans. 

0.  Var.  Amène  Rosidor,  séduit  d'im  fn{i\  <arlol.  (iG32-[)7) 


ACTE   I,   SCÈNE  V.  288 

Aux  lieux  où  cette  main  lui  prarde  un  coup  mortel.         •  4" 

Vos  vœux  si  mal  reçus  de  Tingrate  Dorise, 

Qui  l'idolâtre  autant  comme  elle  vous  méprise', 

Ne  rencontreront  plus  aucun  empêchement. 

Mais  je  m'étonne  fort  de  son  aveuglement, 

Et  je  ne  comprends  point  cet  orgueilleux  caprice^  1 45 

Qui  fait  qu'elle  vous  traite  avec  tant  d'injustice. 

Vos  rares  qualités 

PÎMANTE. 

Au  lieu  de  me  fiai  ter, 
Voyons  si  le  projet  ne  sauroit  avorter, 
Si  la  supercherie 

GÉRONTE. 

Elle  est  si  bien  tissue. 
Qu'il  faut  manquer  de  sens  pour  douter  de  l'issue.         >  5o 

Clitandre  aime  Caliste,  et  comme  son  rival 
Il  a  trop  de  sujet  de  lui  vouloir  du  mal. 
Moi  que  depuis  dix  ans  il  tient  à  son  service. 
D'écrire  comme  lui  j'ai  trouvé  l'artifice'; 
Si  bien  que  ce  cartel,  quoique  tout  de  ma  main  '\  >  55 

A  son  dépit  jaloux  s'imputera  soudain. 

I.  Var.  Qui  le  caresse  autant  comme  elle  vous  méprise.  (1683), 
3.  Var.  Et  ne  puis  deviner  quelle  raison  l'oblige  (a) 

A  dédaigner  vos  feux  pour  un  qui  la  néglige. 

Vous  qui  valez pïm.  Gérontc,  au  lieu  de  me  flatter, 

Parlons  du  principal.  Ne  peut-il  éventer 

Notre  supercherie?  (1632-57) 
3.  Var.  J'ai  contrefait  son  seing,  et  par  cet  artifice.  (lôSa-Sy) 
4    Var.  Ce  faux  cartel,  encor  que  de  ma  main  écrit. 

Est  présumé  de  lui.  pyg.  Que  ton  subtil  esprit 

Sur  tous  ceux  des  mortels  a  de  grands  avantages  ! 

Mais  qui  fut  le  porteur?  (i632) 

Var.  J'ai  fait  que  ce  cartel,  par  un  des  siens  porté, 

A  nul  autre  qu'à  lui  ne  peut  être  imputé. 

[pYM.  Que  ton  subtil  esprit  a  de  grands  avantages  !]  (i644-57) 

(a)  Et  ne  puis  deviner  par  quel  charme  surprise 
Elle  fuit  qui  l'adore  et  suit  qui  la  méprise, 
Vu  que  votre  mérite pïm.  Au  lieu  de  me  flatter,  (lôii-ôy) 


384  CLITANDRE. 

PYMANTE. 

Que  ton  subtil  esprit  a  de  grands  avantages 
Mais  le  nom  du  porteur? 

GÉRONTE. 

Lycaste,  un  de  ses  pages. 

PTMA?iTE. 

Celui  qui  fait  le  guet  auprès  du  rendez-vous? 

GÉRONTE. 

Lui-même,  et  le  voici  qui  s'avance  vers  nous  :  i6o 

A  force  de  courir  il  s'est  mis  hors  d'haleine. 


SCENE  VI. 

PYMANTE,  GÉRONTE,  LYCASTE,  aussi  déguisé 

en  paysan*. 
PYMANTE. 

Eh  bien,  est-il  venu  ? 

LYCASTE. 

N'en  soyez  plus  en  peine; 
Il  est  011  vous  savez,  et  tout  bouffi  d'orgueil 
Il  n'y  pense  à  rien  moins  qu'à  son  propre  cercueil'. 

PYMANTE. 

Ne  perdons  point  de  temps.  Nos  masques,  nos  épées^I  i65 


1 .  Cette  indication  manque,  en  tête  de  cette  scène,  dans  les  éditions  de  iGSa 
et  de  i663.  A  la  place,  on  lit  en  marge,  dans  l'édition  de  i63a,  auprès  des 
derniers  vers  de  notre  scène  v  :  Lycaste  arrive  déguisé  comme  eux  :  et  dans 
l'édition  de  i663,  auprès  des  premiers  vers  de  la  scène  vi  :  Lycaste  est  dé- 
guisé comme  eux  en  paysan, 

2.  Var.  Ne  s'attend  à  rien  moins  qu'à  son  proche  cercueil  (a).  (iGSa-Sii) 

3.  Var.  N'usons  plus  de  discours.  Nos  masques,  nos  épées  !  (i63a-6o) 

(à)  On  lit  propre  cercueil,  pour  prochr  cercueil,  dans  les  éditions  de  1657 
et  de  1682  ;  mais  c'est  très-vraisemblablement  une  faute  d'impression.  Toutes 
les  autres  éditions  donnent  proche. 


ACTE  I,   SCÈNE  VI.  283 

(Lycaste  les  va  quérir  dans  la  grotte  d'où  ils  sont  sortis  '.) 
Qu'il  me  tarde  déjà  que,  dans  son  sang  trempées, 
Elles  ne  me  font  voir  à  mes  pieds  étendu 
Le  seul  qui  sert  d'obstacle  au  bonheur  qui  m'est  dû  ! 
Ah  !  qu'il  va  bien  trouver  d'autres  gens  que  Clitandre  "  ! 
Mais  pourquoi  ces  habits  ?  qui  te  les  fait  reprendre  ^  ?     17° 

LYCASTE  leur  présente  à  chacun  un  masque  et  une  épée, 
et  porte  leurs  habits^. 
Pour  notre  sûreté,  portons-les  avec  nous, 
De  peur  que,  cependant  que  nous  serons  aux  coups. 
Quelque  maraud,  conduit  par  sa  bonne  aventure, 
Ne  nous  laisse  tous  trois  en  mauvaise  posture  ^ 
Quand  il  faudra  donner,  sans  les  perdre  des  yeux,      17^ 
Au  pied  du  premier  arbre  ils  seront  beaucoup  mieux. 

PYMANTE. 

Prends-en  donc  même  soin  après  la  chose  faite. 

LYCASTE. 

Ne  craignez  pas  sans  eux  que  je  fasse  retraite*^. 

PYMANTE. 

Sus  donc  !  chacun  déjà  devroit  être  masqué. 

Allons,  qu'il  tombe  mort  aussitôt  qu'attaqué'.  1^0 


1.  Ces  mots  manquent  dans  les  éditions  de  i644-6o  ;  à  la  place,  on  lit  en 
marge  dans  celle  de  i(j32  :  Lycaste  les  va  quérir  dans  la  caverne,  où  tous 
trois  s'étaient  déjà  déguisés. 

2.  Var.  Ah  !  qu'il  va  bien  treuver  d'autres  gens  que  Clitandre  !  (iG32-52) 

3.  En  marge,  dans  l'édition  de  1682  :  Lycaste  revient,  et  avec  leurs  masques 
et  leurs  épées,  rapporte  encore  leurs  vrais  habits. 

4.  Var.  LïCASTE,  en  leur  baillant  chacun  un  masque  et  une  épée  (1682).  — 
Les  éditions  de  i644-57  ajoutent  à  ce  jeu  de  scène  de  i632  :  et  portent  leurs 
habits.  —  En  marge,  dans  l'édition  de  i663  :  //  leur  présente  à  chacun,  etc.  La 
leçon  de  1G60  est  :  En  leur  présentant  à  chacun et  portant,  etc. 

5.  Var.  Les  prenant  ne  nous  mette  en  mauvaise  posture,  (i 632 -67) 

6.  Var.  Je  n'ai  garde  sans  eux  de  faire  ma  retraite.  (1632-37) 

7.  En  marge,  dans  l'édition  de  i632  :  Ils  se  masquent  tous  trois. 


286  CLITANDRE. 

SCÈNE   VU. 
CLÉON,  LYSARQUE. 

CLÉON. 

Réserve  à  d'autres  temps  cette  ardeur  de  courage^ 

Qui  rend  de  ta  valeur  un  si  grand  témoignage. 

Ce  duel  que  tu  dis  ne  se  peut  concevoir. 

Tu  parles  de  Glitandre,  et  je  viens  de  le  voir^ 

Que  notre  jeune  prince  enlevoit  à  la  chasse.  ï85 

LYSARQUE. 

Tu  les  as  vus  passer  ? 

CLÉON. 

Par  cette  même  place  ^. 
Sans  doute  que  ton  maître  a  quelque  occasion 
Qui  le  fait  t'éblouir  par  cette  illusion^. 

LYSARQUE. 

Non,  il  parloit  du  cœur;  je  connois  sa  franchise. 

CLÉON. 

S'il  est  ainsi,  je  crains  que  par  quelque  surprise  >9" 

Ce  généreux  guerrier,  sous  le  nombre  abattu^. 
Ne  cède  aux  envieux  que  lui  fait  sa  vertu. 

LYSARQUE. 

A  présent  il  n'a  point  d'ennemis  que  je  sache '^i 

1.  Var.  Réserve  à  d'autres  fois  celte  ardeur  décourage.  (1632-57) 

2.  Var.  Tu  parles  de  Glitandre,  et  je  le  viens  de  voir 
Que  notre  jeune  prince  ainenoil  à  la  chasse.  (1632-57) 

3.  Far.  LYS.  lïn  es-tu  bien  certain  ?  ci.kox.  Je  l'ai  vu  face  à  face, 
Sans  doute  qu'il  en  baille  à  ton  maître  à  garder. 

i.YS.  Il  est  trop  généreux  pour  si  mal  procéder. 

CLKON.  Je  sais  bien  que  l'honneur  tout  autrement  ordonne  ; 

Mais  qui  le  retiendroit  P  Toutefois  je  soupç-onne 

LYS.  Quoi?  que  soupçonnes-tu?  ct.iioN.  Que  ton  mailre  rusé 
Avec  un  faux  cartel  t'auroit  bien  abusé. 

[lys.  Non,  il  parloit  du  cœur  ;  je  connois  sa  franchise.]  (1O32) 
6.  Var.  Qui  le  fait  t'éblouir  par  quelque  illusion,  (1657) 

5.  Var.  Ce  valeureux  seigneur,  sous  le  nombre  abattu.  (1632-57) 

6.  Var.  A  présent  il  n'a  point  d'ennemi  que  je  sache.  (1657) 


ACTE  I,   SCÈNE  VII.  287 

Mais  quelque  événement  que  le  destin  nous  cache, 

Si  tu  veux  m'obliger,  viens  de  grâce  aA'ec  moi,  19^ 

Que  nous  donnions  ensemble  avis  de  tout  au  Roi  *. 


SCENE   VIII. 

CALISTE,  DORISE. 

CALISTE,   cependant  que  Doriso  s'arrête  à  cliercher 
derrière  un  buisson-. 
Ma  sœur,  l'heure  s'avance,  et  nous  serons  à  peine. 
Si  nous  ne  retournons,  au  lever  de  la  Reine. 
Je  ne  vois  point  mon  traître,  Hippolyte  non  plus. 
DORISE,   tirant  une  épée  de  derriîre  ce  buisson, 
et  saisissant  Caliste  par  le  bras^. 
Voici  qui  va  trancher  tes  soucis  superflus*;  200 

Voici  dont  je  vais  rendre,  aux  dépens  de  ta  vie, 
Et  ma  flamme  vengée,  et  ma  haine  assouvie. 

CALISTE. 

Tout  beau,  tout  beau,  ma  sœur,  tu  veux  m'épouvanter  ; 
Mais  je  te  connois  trop  pour  m'en  inquiéter ^ 
Laisse  la  feinte  à  part,  et  mettons,  je  te  prie*,  ïo5 

A  les  trouver  bientôt  toute  notre  industrie. 

DORISE. 

Va,  va,  ne  songe  plus  à  leurs  fausses  amours, 


1.  Var.  Qu'ensemble  nous  donnions  avis  de  tout  au  Roi.  (1682) 

2.  Var.  Dorise  s'arrête  à  chercher,  etc.  (i663,  en  marge.) 

3.  Var.  Elle  tire,  etc.  (i663,  en  marge.)  —  Les  mots  par  le  bras  manquent 
dans  les  éditions  de  1682 -60. 

4.  Var.  Voici  qui  va  trancher  tels  soucis  superflus  ; 
Voici  dont  je  vais  rendre,  en  te  privant  de  vie. 

Ma  flamme  bien  heureuse  et  ma  haine  assouvie.  (iGSa-B^) 

5.  Var.  DOR.  Dis  que  dedans  ton  sang  je  me  veux  contenter.  (1682) 
Var.  DOR.  Dis  qu'avecque  ta  mort  je  me  veux  contenter.  (iG44-57) 

6.  Var.  CAL.  Laisse,  laisse  la  feinte,  et  mettons,  je  te  prie.  (1682-57) 


288  CLITANDRE. 

Dont  le  récit  n'étoit  qu'une  embûche  à  tes  jours  '  : 

Rosidor  t'est  fidèle,  et  celte  feinte  amante 

Brûle  aussi  peu  pour  lui  que  je  fais  pour  Pymante.    210 

CALISTE. 

Déloyale,  ainsi  donc  ton  courage  inhumain 

DORISE. 

Ces  injures  en  l'air  n'arrêtent  point  ma  main. 

CALISTE. 

Le  reproche  honteux  d'une  action  si  noire" 

DORISE. 

Qui  se  venge  en  secret,  en  secret  en  fait  gloire. 

CALISTE. 

T'ai-je  donc  pu,  ma  sœur,  déplaire  en  quelque  point?  2 15 

DORISE. 

Oui,  puisque  Rosidor  t'aime  et  ne  m'aime  point  ; 
C'est  assez  m'offenser  que  d'être  ma  rivale. 


SCENE  IX. 

ROSIDOR,  PYMANTE,  GÉRONTE,  LYCASTE, 
CALISTE,  DORISE. 

Comme  Dorise  est  prête  de  tuer  Caliste,  un  bruit  entendu  lui  fait  relever 
son  épée,  et  Rosidor  paroît  tout  en  sang,  poursuivi  par  ces  trois 
assassins  masqués.  En  entrant,  il  tue  Lycastc  ;  et  retirant  son  épée, 
elle  se  rompt  contre  la  brandie  d'un  arbre.  En  celte  extrémité,  il 
voit  celle  ^  que  tient  Dorise  ;  et  sans  la  reconnoîtrc,  il  s'en  saisit,  et 
passe  tout  d'un  temps  le  tronçon  qui  lui  restoit  de  la  sienne  en  la 
main  gauche,  et  se  défend  ainsi  contre  Pymante  et  Géronte,  dont  il 
tue  le  dernier  et  met  l'autre  en  fuite. 
ROSIDOR. 

Meurs,  brigand.  Ah  !  malheur  !  celle  branche  fatale 

I.  Var.  Dont  le  récit  n'étoit  qu'un  embûche  à  tes  jours.  (i65i  et  60) 

a.  Var.  Le  reproche  éternel  d'une  action  si  lâche 

DOR.  Agréable  toujours,  n'aura  rien  qui  me  fâche.  (lOSa-â^) 
.  Var.  Il  voit  l'épée.  (iCSa) 


ACTE    I,   SCÈNE   IX.  289 

A  rompu  mon  épée.  Assassins —  Toutefois, 

J'ai  de  quoi  me  défendre  une  seconde  fois.  aao 

DORISE,   s'enfuyant  '. 

N'est-ce  pas  Rosidor  qui  m'arrache  les  armes? 
Ah  !  qu'il  va  me  causer  de  périls  et  de  larmes^  ! 
Fuis,  Dorise,  et  fuyant  laisse-toi  reprocher 
Que  tu  fuis  aujourd'hui  ce  qui  t'est  le  plus  cher. 

CALISTE. 

C'est  lui-même  de  vrai.  Rosidor,  ah  !  je  pâme  !  225 

Et  la  peur  de  sa  mort  ne  me  laisse  point  d'âme. 
Adieu,  mon  cher  espoir. 

ROSIDOR,  après  avoir  tué  Géronte. 
Cettui-ci  dépêché, 
C'est  de  toi  maintenant  que  j'aurai  bon  marché. 
Nous  sommes  seul  à  seul.  Quoi  !  ton  peu  d'assurance^ 
Ne  met  plus  qu'en  tes  pieds  sa  dernière  espérance  ?        jSo 
Marche,  sans  emprunter  d'ailes  de  ton  effroi  : 
Je  ne  cours  point  après  des  lâches  comme  toi^. 
Il  suffit  de  ces  deux.  Mais  qui  pourroient-ils  être? 
Ah  ciel  !  le  masque  ôté  me  les  fait  trop  connoître". 
Le  seul  Clitandre  arma  contre  moi  ces  voleurs;  335 

Cettui  ci  fut  toujours  vêtu  de  ses  couleurs^; 
Voilà  son  écuyer,  dont  la  pâleur  exprime 
Moins  de  traits  de  la  mort  que  d'horreurs  de  son  crime'  ; 
Et  ces  deux  reconnus,  je  douterois  en  vain^ 


1 .  Far.  Laissant    Caliste,   et    s'enfuyant.   (iG32)    —    Ce  jeu    de    scène   n'est 
point  indiqué  dans  l'édition  de  i663. 

2.  Var.   Las  !  qu'il  me  va  causer  de  périls  et  de  larmes  !  (1682-57) 

3.  En  marge,  dans  les  éditions  de  1682  et  de  i663  :  Pymante  fuit. 

4.  Var.  Je  ne  cours  point  après  de  tels  coquins  que  toi.  (1632-07) 

5.  En  marge,  dans  l'édition  de  1682  :  //  les  démasque. 

6.  Var.  Cettui-ci  fut  toujours  couvert  de  ses  couleurs.  (i654) 

7.  Var.  Moins  de  traits  de  la  mort  que  l'horreur  de  son  crime.  (1667) 

8.  Var.  Et  j'ose  présumer  avec  juste  raison 

Que  le  tiers  est  sans  doute  encor  de  sa  maison. 

Traître,  traître  rival,  crois-tu  que  ton  absence.  (1682-57) 

Corneille,   i  ig 


290  CLITANDRE. 

De  celui  que  sa  fuite  a  sauvé  de  ma  main.  240 

Trop  indigne  rival,  crois-tu  que  ton  absence 

Donne  à  tes  lâchetés  quelque  ombre  d'innocence, 

Et  qu'après  avoir  vu  renverser  ton  dessein. 

Un  désaveu  démente  et  tes  gens  et  ton  seing? 

JNe  le  présume  pas;  sans  autre  conjecture,  245 

Je  te  rends  convaincu  de  ta  seule  écriture, 

Sitôt  que  j'aurai  pu  faire  ma  plainte  au  Roi. 

Mais  quel  piteux  objet  se  vient  offrir  à  moi'  ? 

Traîtres,  auriez-vous  fait  sur  un  si  beau  visage, 

Attendant  Rosidor,  l'essai  de  votre  rage?  aâo 

C'est  Galiste  elle-même!  Ah  Dieux,  injustes  Dieux^l 

Ainsi  donc,  pour  montrer  ce  spectacle  à  mes  yeux, 

Votre  faveur  barbare  a  conservé  ma  vie  ^  ! 

Je  n'en  veux  point  chercher  d'auteurs  que  votre  envie  : 

La  nature,  qui  perd  ce  qu'elle  a  de  parfait,  ^55 

Sur  tout  autre  que  vous  eût  vengé  ce  forfait, 

Et  vous  eût  accablés,  si  vous  n'étiez  ses  maîtres. 

Vous  m'envoyez  en  vain  ce  fer  contre  des  traîtres^; 

1.  En   marge,    dans   l'édition  de    1682  :    //   voit    Calisle   pâmée   et   la  croît 
morte. 

2.  ]ar.   C'est  ma  chère  Caliste  !  Ah!  Dieux,  injustes  Dieux  !  (1  632-57) 

3.  Var.   Votre  faveur  cruelle  a  conservé  ma  vie.  (1632-57) 

4.  Var.    [Vous  m'envoyez  en  vain  ce  fer  contre  des  traîtres,] 
Sachez  que  Rosidor  maudit  votre  secours  : 

Vous  ne  méritez  pas  qu'il  vous  doive  ses  jours. 

Unique  déité  qu'à  présent  je  réclame. 

Belle  àme,  viens  aider  à  sortir  à  mon  âme  ; 

Reçois-la  sur  les  bords  de  ce  paie  coral  ; 

Fais  qu'en  dépit  des  Dieux,  qui  nous  traitent  si  mal, 

Nos  esprits,  rassemblés  hors  de  leur  tyrannie. 

Goûtent  là-bas  un  bien  qu'ici  l'on  nous  dénie. 

Tristes  embrasscmcnts,  baisers  mal  répondus, 

Pour  la  première  Ibis  donnés  et  non  rendus, 

Hélas  !  quand  mes  doideurs  me  l'ont  presque  ravie, 

Tous  glacés  et  tous  morts,  vous  me  rendez  la  vie. 

Cruels,  n'abusez  plus  de  l'absolu  pouvoir 

Que  dessus  tous  mes  sens  l'amour  vous  fait  avoir  ; 

N'employez  qu'à  ma  mort  ce  souverain  empire. 


ACTE  I,   SCÈNE  IX.  291 

Je  ne  veux  point  devoir  mes  déplorables  jours 

A  l'affreuse  rigueur  d'un  si  fatal  secours.  260 

0  vous  qui  me  restez  d'une  troupe  ennemie 
Pour  marques  de  ma  gloire  et  de  son  infamie, 
Blessures,  hâtez-vous  d'élargir  vos  canaux', 
Par  011  mon  sang  emporte  et  ma  vie  et  mes  maux  ! 
Ah  !  pour  l'être  trop  peu,  blessures  trop  cruelles,  265 

De  peur  de  m'obliger  vous  n'êtes  pas  mortelles. 
Eh  quoi,  ce  bel  objet,  mon  aimable  vainqueur, 
Avoit-il  seul  le  droit  de  me  blesser  au  cœur  ? 
Et  d'où  vient  que  la  mort,  à  qui  tout  fait  hommage, 
L'ayant  si  mal  traité,  respecte  son  image  .-^  270 

Noires  divinités,  qui  tournez  mon  fuseau, 
Vous  faut-il  tant  prier  pour  un  coup  de  ciseau  ? 
Insensé  que  je  suis  !  en  ce  malheur  extrême. 
Je  demande  la  mort  à  d'autres  qu'à  moi-même  ; 
Aveugle  !  je  m'arrête  à  supplier  en  vain,  27^ 

Et  pour  me  contenter  j'ai  de  quoi  dans  la  main. 
Il  faut  rendre  ma  vie  au  fer  qui  l'a  sauvée  ; 
C'est  à  lui  qu'elle  est  due,  il  se  l'est  réservée  ; 
Et  l'honneur,  quel  qu'il  soit,  de  finir  mes  malheurs, 
C'est  pour  me  le  donner  qu'il  l'ôte  à  des  voleurs.  280 

Ou  bien,  me  refusant  le  trépas  où  j'aspire, 
Laissez  faire  à  mes  maux,  ils  me  viennent  l'offrir  ; 
Ne  me  redonnez  plus  de  force  à  les  souffrir. 
Caliste,  auprès  de  toi  la  mort  m'est  interdite  (a); 
Si  je  te  veux  rejoindre,  il  faut  que  je  te  quitte  : 
Adieu,  pour  un  moment,  consens  à  ce  départ. 
Sus,  ma  douleur,  achève,  ici  que  de  sa  part 
Je  n'ai  plus  de  secours,  ni  toi  plus  de  contraintes. 
Porte-moi  dans  le  cœuç  tes  plus  vives  atteintes. 
Et  pour  la  bien  punir  de  m'avoir  ranimé. 
Déchire  son  portrait  que  j'y  tiens  enfermé  ; 
Et  vous,  qui  me  restez  d'une  troupe  ennemie.  (1632-67) 
I.  Var.  Blessures,  dépêchez  d'élargir  vos  canaux.  (1682) 

(a)  En  marge,  dans  l'édition    de    i632  :    //  se    relève   d'auprès   d'elle,   et   il 
laisse  cette  garde  d'épée  rompue. 


aga  CLITANDRE. 

Poussons  donc  hardiment.  Mais,  hélas  1  cette  épée', 

Coulant  entre  mes  doigts,  laisse  ma  main  trompée; 

Et  sa  lame,  timide  à  procurer  mon  bien, 

Au  sang  des  assassins  n'ose  mêler  le  mien. 

Ma  foiblesse  importune  à  mon  trépas  s'oppose  ;  285 

En  vain  je  m'y  résous,  en  vain  je  m'y  dispose  ; 

Mon  reste  de  vigueur  ne  peut  l'effectuer  ; 

J'en  ai  trop  pour  mourir,  trop  peu  pour  me  tuer  : 

L'un  me  manque  au  besoin,  et  l'autre  me  résiste. 

Mais  je  vois  s'entr'ouvrir  les  beaux  yeux  de  Galiste^     29.1 

Les  roses  de  son  teint  n'ont  plus  tant  de  pâleur. 

Et  j'entends  un  soupir  qui  flatte  ma  douleur. 

Voyez,  Dieux  inhumains,  que  malgré  votre  envie 
L'amour  lui  sait  donner  la  moitié  de  ma  vie. 
Qu'une  âme  désormais  suffit  à  deux  amants.  295 

CALISTE. 

Hélas  !  qui  me  rappelle  à  de  nouveaux  tourments  ? 

Si  Rosidor  n'est  plus,  pourquoi  reviens-je  au  monde'? 

ROSIDOK. 

0  merveilleux  effet  d'une  amour  sans  seconde^  ! 

1.  En  marge,  dans    l'édition   de  1682  :    //   tombe    de  foiblesse;  cl  son  èpée 
tombe  aussi  de  l'autre  côté,  et  lui  insensiblement  se  traîne  aupri^s  de  Caliste. 

2.  Var.  Mais  insensiblement  je  retrouve  Caliste  ; 

Ma  langueur  m'y  reporte,  et  mes  genoux  tremblants 

Y  conduisent  l'erreur  de  mes  pas  chancelants. 

Adorable  sujet  de  mes  flammes  pudiques, 

Dont  je  trouve  en  mourant  les  aimables  reliques, 

Cesse  de  me  prêter  un  secours  inhumain, 

Ou  ne  donne  du  moins  des  forces  qu'à  ma  main. 

Qui  m'arrache  aux  tourments  que  ton  malheur  me  livre  ; 

Donne-m'en  pour  mourir  comme  tu  fais  pour  vivre. 

Quel  miracle  succède  à  mes  tristes  clameurs  (a)! 

Caliste  se  ranime  autant  que  je  me  meurs  (t). 

[Voyez,  Dieux  inhumains,  que  malgré  votre  envie.]  (  i6i2^b']) 

3.  ['ar.   Rosidor  n'étant  plus,  qu'ai-je  à  faire  en  ce  monde?  (1682) 

4.  On  lit  dans  l'édition  de  1G57  :  d'un  amour,   pour  d'une  amour;  mais  la  lin 
du  vers  :  sans  seconde,  prouve  que  c'est  une  faute  d'impression. 

(a)  En  marge,  dans  l'édition  de  1682  :  Elle  revient  de  pâmoison. 

(b)  Caliste  se  ranime  à  même  que  je  meurs   (  lO^ii-fi^) 


ACTE  T,   SCÈNE   IX.  398 

CALISTE. 

Exécrable  assassin,  qui  rougis  de  son  sang', 

Dépêche  comme  à  lui  de  me  percer  le  flanc,  3oo 

Prends  de  lui  ce  qui  reste. 

ROSIDOR. 

Adorable  cruelle' 
Est-ce  ainsi  qu'on  reçoit  un  amant  si  fidèle? 

CALISTE. 

Ne  m'en  fais  point  un  crime  :  encor  pleine  d'effroi. 

Je  ne  t'ai  méconnu  qu'en  songeant  trop  à  toi. 

J'avois  si  bien  gravé  là  dedans  ton  image',  3o5 

Qu'elle  ne  vouloit  pas  céder  à  ton  visage. 

Mon  esprit,  glorieux  et  jaloux  de  l'avoir, 

Envioit  à  mes  yeux  le  bonheur  de  te  voir\ 

Mais  quel  secours  propice  a  trompé  mes  alarmes  ? 

Contre  tant  d'assassins  qui  t'a  prêté  des  armes  ?  3 1  o 

ROSIDOR. 

Toi-même,  qui  t'a  mise  à  telle  heure  en  ces  lieux, 
Oii  je  te  vois  mourir  et  revivre  à  mes  yeux  ? 

CALISTE. 

Quand  l'amour  une  fois  règne  sur  un  courage 

Mais  tâchons  de  gagner  jusqu'au  premier  village, 

I.  En  marge,  dans  l'édition  de    1682  :  Elle    regarde    Bosidor,    et   le  prend 
pour  un  des  assassins. 

3.  Var.   Prends  de  lui  ce  qui  reste,  achève,  ros.  Quoi  !  ma  belle, 
Contrefais-tu  l'aveugle  afin  d'être  cruelle  ? 
CAL.  (a)  Pardonne-moi,  mon  cœur:  encor  pleine  d'effroi.  (iGSî-Sy) 

3.  Var.  J'avois  si  bien  logé  là  dedans  ton  image.  (iG32-57) 

4.  Var.   [Envioit  à  mes  yeux  le  bonheur  de  te  voir.] 

Ros.   Puisqu'un  si  doux  appas  se  treuve  en  tes  rudesses  (fc), 

Que  feront  tes  faveurs,  que  feront  tes  caresses  ? 

Tu  me  fais  un  outrage  à  force  de  m'aimer. 

Dont  la  douce  rigueur  ne  sert  qu'à  m'enflammer. 

Mais  si  tu  peux  souffrir  qu'avec  toi,  ma  chère  àme. 

Je  tienne  des  discours  autre  que  de  mia  flamme, 

(a)  En  marge,  dans  l'édition  de  1682  :  Elle  se  jelte  à  son  cnl. 

(6)  Puisqu'un  ai  doux  appas  se  trouve  en  tes  rudesses.  (lëSa-ô^) 


29^  GLITANDRE. 

Où  ces  bouillons  de  sang  se  puissent  arrêter  ;  3 15 

Là  j'aurai  tout  loisir  de  te  le  raconter, 

Aux  charges  qu'à  '  mon  tour  aussi  Ton  m'entretienne. 

ROSIDOR. 

Allons  ;  ma  volonté  n'a  de  loi  que  la  tienne  ; 

Et  l'amour,  par  tes  yeux  devenu  tout-puissant. 

Rend  déjà  la  vigueur  à  mon  corps  languissant.  3 20 

CALISTE. 

Il  donne  en  même  temps  une  aide  à  ta  foiblesse^, 
Puisqu'il  fait  que  la  mienne  auprès  de  toi  me  laisse, 
Et  qu'en  dépit  du  sort  ta  Caliste  aujourd'hui^ 
A  tes  pas  chancelants  pourra  servir  d'appui. 


Permets  que,  t'ayant  vue  en  celte  extrémité, 

Mon  amour  laisse  agir  ma  curiosité, 

Pour  savoir  quel  malheur  te  met  en  ce  bocage. 

CAL.  Allons  premièrement  jusqu'au  prochain  village, 

Où  ces  bouillons  de  sang  se  puissent  étancher, 

Et  là  je  le  promets  de  ne  te  rien  cacher, 

[Aux  charges  qu'à  mon  tour  aussi  l'on  m'entretienne.]  (1632-67) 

1.  Aux  charçjes  que,  à  la  charge  que,  à  condition  que. 

2.  Var.   Il  forme  tout  d'un  temps  un  aide  à  la  foiblosse.  (i632-48) 
Var.   Il  forme  tout  d'un  temps  une  aide  à  la  foiblesse.  (iGôa-Sy) 

3.  Var.   Si  bien  que  la  bravant  ta  maîtresse  aujourd'hui 
N'aura  que  trop  de  force  à  te  servir  d'appui.  (iC32-57) 


FIN     DU    PREMIHR    ACTE. 


ACTE  II,   SCÈNE   I.  agS 


ACTE   II. 


SCÈNE   PREMIERE. 

PYMANTE,    masqué  1. 

Destins,  qui  réglez  tout  au  gré  de  vos  caprices,  3  25 

Sur  moi  donc  tout  à  coup  fondent  vos  injustices", 
Et  trouvent  à  leurs  traits  si  longtemps  retenus, 
Afin  de  mieux  frapper,  des  chemins  inconnus'^  1 
Dites,  que  vous  ont  fait  Rosidor  ou  Pymanle  ? 
Fournissez  de  raison,  destins,  qui  me  démente*  ;        33o 
Dites  ce  qu'ils  ont  fait  qui  vous  puisse  émouvoir  ^ 
A  partager  si  mal  entre  eux  votre  pouvoir. 
Lui  rendre  contre  moi  l'impossible  possible* 
Pour  rompre  le  succès  d'un  dessein  infaillible. 
C'est  prêter  un  miracle  à  son  bras  sans  secours,         3  35 
Pour  conserver  son  sang  au  péril  de  mes  jours. 
Trois  ont  fondu  sur  lui  sans  le  jeter  en  fuite  ; 

1.  Le  mot  masqué  manque  dans  l'édition  de  i632.  —  En  marge,  dans  Tédi- 
tion  de  i663  :  Il  est  encor  masqué. 

2.  Var.   C'est  donc  moi,   sans  raison,  qu'attaquent  vos  malices.  (i632) 

3.  Var.   Pour  mieux  frapper  leur  coup  des  chemins  inconnus.  (1682) 

li.  C'est-à-dire  douez  de  raison  un  être  quelconque,  afin  qu'il  me  démente. 

5.  Var.   Dites  ce  qu'ils  ont  fait  qui  vous  peut  émouvoir.  (1682-57) 

6.  lar.    [Lui  rendre  contre  moi  l'impossible  possible,] 
C'est  le  favoriser  par  miracle  visible. 

Tandis  que  votre  haine  a  pour  moi  tant  d'excès. 
Qu'un  dessein  infaillible  avorte  sans  succès. 
Sans  succès  1  c'est  trop  peu  :  vous  avez  voulu  faire 
Qu'un  dessein  infaillible  eût  un  succès  contraire. 
Dieux!  vous  présidez  donc  à  leur  ordre  fat-il, 
Et  vous  leur  permettez  ce  mouvement  brutal  ! 


agf)  CLITANDRE. 

A  peine  en  m'y  jetant  moi-même  je  l'évite  ; 

Loin  de  laisser  la  vie,  il  a  su  l'arracher  ; 

Loin  de  céder  au  nombre,  il  l'a  su  retrancher  :  3  4o 

Toute  votre  faveur,  à  son  aide  occupée, 

Trouve  à  le  mieux  armer  en  rompant  son  épée, 

Et  ressaisit  ses  mains',  par  celles  du  hasard. 

L'une  d'une  autre  épée,  et  l'autre  d'un  poignard. 

O  honte  !  o  déplaisirs  !  ô  désespoir  !  ô  rage^  !  S/i5 

Ainsi  donc  un  rival  pris  à  mon  avantage 

Ne  tombe  dans  mes  rets  que  pour  les  déchirer  ! 

Son  bonheur  qui  me  brave  ose  l'en  retirer  % 

Lui  donne  sur  mes  gens  une  prompte  victoire, 

Et  fait  de  son  péril  un  sujet  de  sa  gloire  I  3F)o 

Retournons  animés  d'un  courage  plus  fort. 

Retournons,  et  du  moins  perdons-nous  dans  sa  mort. 

Sortez  de  vos  cachots,  infernales  Furies  ; 
Apportez  à  m'aider  toutes  vos  barbaries  ; 
Qu'avec  vous  tout  l'enfer  m'aide  en  ce  noir  dessein *^,    355 
Qu'un  sanglant  désespoir  me  verse  dans  le  sein. 
J'avois  de  point  en  point  l'entreprise  tramée, 
Gomme  dans  mon  esprit  vous  me  l'aviez  formée  ; 


Je  ne  veux  plus  vous  rendre  aucune  obéissance  : 

Si  vous  avez  là-haut  quelque  toute-puissance, 

Je  suis  seul  contre  qui  vous  vouliez  l'exercer. 

Vous  ne  vous  en  servez  que  pour  me  traverser. 

Je  peux  en  sûreté  désormais  vous  déplaire  : 

Comment  me  jjuniroit  votre  vaine  colère  ? 

Vous  m'avez  fait  sentir  tant  de  malheurs  divers 

Que  le  sort  épuisé  n'a  plus  aucun  revers  1 

Rosidor  nous  a  vus,  et  n  a  pas  pris  la  fuite  ; 

A  grand'peinc,  en  fuyant,  moi-uiènie  je  l'évite  (a").  (1682) 
I .  liessaisit  ses  muins,  c'est-à-dire  arme  de  nouveau  ses  mains,  l'tine  de,  etc. 
p.  Var.   O  honte  !  o  crèvc-ciT'ur  !   o  désespoir!  ô  rage!  (iGSa-By) 

3.  Var.   Son  bonheur  qui  me  brave  et  l'en  vient  retirer.  (iGSa) 

4.  Var.  Qu'avec  vous  tout  l'enfer  m'assiste  en  ce  dessein.  (i63a-6o) 

(a)  I.ps  trois  premiers  et  les  deux  derniers  vers  de  cette  variante  sont  dan 
les  éditions  de  iG/i'i-5y. 


ACTE  II,   SCÈNE   I.  397 

Mais  contre  Rosidor  tout  le  pouvoir  humain 

N'a  que  de  la  foiblesse  ;  il  y  faut  votre  main.  36o 

En  vain,  cruelles  sœurs,  ma  fureur  vous  appelle  ; 

En  vain  vous  armeriez  l'enfer  pour  ma  querelle'  : 

La  terre  vous  refuse  un  passage  à  sortir. 

Ouvre  du  moins  ton  sein,  terre,  pour  m'engloutir  ; 

N'attends  pas  que  Mercure  avec  son  caducée  365 

M'en  fasse  après  ma  mort  l'ouverture  forcée"; 

N'attends  pas  qu'un  supplice,  hélas  !  trop  mérité, 

Ajoute  l'infamie  à  tant  de  lâcheté  ; 

Préviens-en  la  rigueur  ;  rends  toi-même  justice 

Aux  projets  avortés  d'un  si  noir  artifice.  370 

Mes  cris  s'en  vont  en  l'air,  et  s'y  perdent  sans  fruit. 

Dedans  mon  désespoir,  tout  me  fuit  ou  me  nuit  : 

La  terre  n'entend  point  la  douleur  qui  me  presse  ; 

Le  ciel  me  persécute,  et  l'enfer  me  délaisse. 

Affronte-les,  Pymante,  et  sauve  en  dépit  d'eux ^  375 

Ta  vie  et  ton  honneur  d'un  pas  si  dangereux. 

Si  quelque  espoir  te  reste,  il  n'est  plus  qu'en  toi-même  ; 

Et  si  tu  veux  t'aider,  ton  mal  n'est  pas  extrême *^. 

Passe  pour  villageois  dans  un  lieu  si  fatal  ; 

Et  réservant  ailleurs  la  mort  de  ton  rival,  38o 


I.  l'ar.  La  terre  vous  défend  d'embrasser  ma  querelle, 

Et  son  flanc  vous  refuse  un  passage  à  sortir. 

Terre,  crève-toi  donc  afin  de  m'engloutir.  (16.33-57) 
i.Var.  Me  fasse  de  ton  sein  l'ouverture  forcée  ; 

N'attends  pas  qu'un  supplice,  avec  ses  cruautés, 

Ajoute  l'infamie  à  tant  de  lâchetés  : 

Détourne  de  mon  chef  ce  comble  de  misère  ; 

Rends-moi,  le  prévenant,  un  oflîce  de  mère. 

[Mes  cris  s'en  vont  en  l'air,  et  s'y  perdent  sans  fruit.]  (1632-57) 
3.  Var.  Affronte-les,  Pymante,  et  malgré  leurs  complots, 

Conserve  ton  vaisseau  dans  la  rafre  des  flots. 

Accablé  de  malheurs  et  réduit  à  l'extrême, 

[Si  qiïelque  espoir  tt  reste,  il  n'est  plus  qu'en  toi-même.] 

Passe  pour  villageois  dedans  ce  lieu  fatal.  (i632-57) 
4   Var.  Mais  situ  veux  t'aider,  ton  mal  n'est  pas  extrême.  (1660-68 


agS  CLITANDRE. 

Fais  que  d'un  même  habit  la  trompeuse  apparence, 
Qui  le  mit  en  péril,  te  mette  en  assurance. 

Mais  ce  masque  l'empêche,  et  me  vient  reprocher' 
Un  crime  qu'il  découvre  au  lieu  de  me  cacher. 
Ce  damnable  instrument  de  mon  traître  artifice,  3  85 

Après  mon  coup  manqué,  n'en  est  plus  que  l'indice  ; 
Et  ce  fer,  qui  tantôt,  inutile  en  ma  main". 
Que  ma  fureur  jalouse  avoit  armée  en  vain. 
Sut  si  mal  attaquer  et  plus  mal  me  défendre. 
N'est  propre  désormais  qu'à  me  faire  surprendre.        Sgo 

(Il  jette  son  masque  et  son  épce  dans  la  grotte'^.) 
Allez,  témoins  honteux  de  mes  lâches  forfaits, 
N'en  produisez  non  plus  de  soupçons  que  d'effets \ 
Ainsi  n'ayant  plus  rien  qui  démente  ma  feinte. 
Dedans  celte  forêt  je  marcherai  sans  crainte. 
Tant  que 

SCÈNE  M. 
LYSARQUE,  PYMANTE,  Auch.îrs  . 

lASARQUE. 

Mon  grand  ami  ? 

PYMANTE. 

Monsieur  ? 


1.  En  m.irgc,  dans  lodition  de  i632  :  Il  lire  son  masque. 

2.  Var.  Et  ce  fer,  qui  tantôt,  inutile  en  mon  poing, 
Ainsi  que  ma  valeur  me  faillant  au  besoin.  (i632) 

3.  Ce  jeu  de  scène  n'est  point  indiqué  dans  l'édition  de   1660. 
/(.  Var.   [N'en  produisez  non  plus  de  soupçons  que  d'eirets.) 

Cessez  de  m'accuser  :  vous  doit-il  pas  suffire 

De  m'avoir  mal  servi  ?  c'est  trop  que  de  me  nuire. 

Allez,  retirez-vous  dans  ces  obscurités  ; 

(//  jelle  son  masque  et  son  épée  dans  la  caverne.^ 

Ainsi  je  pourrai  voir  le  jour  que  vous  quittez  : 

|Ainsi  n'ayant  plus  rien  qui  démente  ma  feinte.]  (iGSa-By) 

5.    Var.     IHOLPK    I)  ARCHERS.    (l633-0o) 


ACTE   II,   SCENE  II.  399 

LTSARQUE. 

Viens  çà,  dis-nous, 
N'as-tu  point  ici  vu  deux  cavaliers  aux  coups  ? 

PYMANTE. 

Non,  Monsieur. 

LTSARQUE. 

Ou  Tun  d'eux  se  sauver  à  la  fuite  ? 

P"ÏMA?iTE. 

Non,  Monsieur. 

LTSARQUE. 

Ni  passer  dedans  ces  bois  sans  suite  ? 

PTMANTE . 

Attendez,  il  y  peut  avoir  quelques'  huit  jours — 

LTSARQUE. 

Je  parle  d'aujourd'hui  :  laisse  là  ces  discours  ;  4 00 

Réponds  précisément. 

PTMANTE. 

Pour  aujourd'hui,  je  pense'... 
Toutefois,  si  la  chose  étoit  de  conséquence. 
Dans  le  prochain  village  on  sauroit  aisément — 

LTSARQUE. 

Donnons  jusques  au  lieu^;  c'est  trop  d'amusement. 

PTMANTE,    seul. 

Ce  départ  favorable  enfin  me  rend  la  vie,  4o5 

Que  tant  de  questions  m'avoient  presque  ravie. 
Cette  troupe  d'archers,  aveugles  en  ce  point, 
Trouve  ce  qu'elle  cherche  et  ne  s'en  saisit  point ^  ; 

I .  Ce  mot  est  ainsi  orthographié  dans  toutes  les  éditions  de  Corneille  publiées 
de  son  vivant.  A  oyez  le  Lexique. 

3.  Var.  [Réponds  précisément.]  pym.  J'arrive  tout  à  l'heure. 
Et  de  peur  que  ma  femme  en  son  travail  ne  meure, 

Je  cherche i«'' archer.  Allons,  Monsieur,  donnons  jusques  au  lieu, 

Nous  perdons  notre  temps lts.  Adieu,  compère,  adieu. 

PYMA^TE,  seul.  Cet  adieu  favorable  enfin  me  rend  la  vie.  (1632-57) 

3.  C'est-à-dire,  allons  jusqu'à  cet  endroit,  poussons  jusque-là. 

4.  Var.  Treuve  ce  qu'elle  cherche  et  ne  s'en  saisit  point.  (1632-62  et  5^) 


3oo  CLITANDRE. 

Bien  que  leur  conducteur  donne  assez  à  connoître 

Qu'ils  vont  pour  arrêter  l'ennemi  de  son  maître,  4  'o 

J'échappe  néanmoins  en  ce  pas  hasardeux 

D'aiissi  près  de  la  mort  que  je  me  voyois  d'eux'. 

Que  j'aime  ce  péril,  dont  la  vaine  menace' 

Promettoit  un  orage  et  se  tourne  en  bonace, 

Ce  péril  qui  ne  veut  que  me  faire  trembler,  i  1 5 

Ou  plutôt  qui  se  montre,  et  n'ose  m'accabler  ! 

Qu'à  bonne  heure  défait  d'un  masque  et  d'une  épée, 

J'ai  leur  crédulité  sous  ces  habits  trompée  ! 

De  sorte  qu'à  présent  deux  corps  désanimés 

Termineront  l'exploit  de  tant  de  gens  armés,  4^0 

Corps  qui  gardent  tous  deux  un  naturel  si  traître, 

Qu'encore  après  leur  mort  ils  vont  trahir  leur  maître, 

Et  le  faire  l'auteur  de  cette  lâcheté, 

Pour  mettre  à  ses  dépens  Pymante  en  sûreté  ! 

Mes  habits,  rencontrés  sous  les  yeux  de  Lysarque',       4?3 

Peuvent  de  mes  forfaits  donner  seuls  quelque  marque  ; 

Mais  s'il  ne  les  voit  pas,  lors  sans  aucun  effroi 

Je  n'ai  qu'à  me  ranger  en  hâte  auprès  du  Roi^, 

Où  je  verrai  tantôt  avec  effronterie 

Clilandre  convaincu  de  ma  supercherie.  4  3o 


I.  Var.  D'aussi  près  de  la  mort  comme  je  l'ctois  d'eux.  (1683 -68) 
3.  Var.  Que  j'aime  ce  péril,  dont  la  douce  menace.  (iC32) 

3.  Var.  Je  n'ai  dans  mes  forfaits  rien  à  craindre,  et  Lysarque, 
Sans  trouver  mes  habits  n'en  peut  avoir  de  marque. 

Que  s'il  ne  les  voit  pas,  lors  sans  aucun  effroi.  (i63a-r)7) 

4.  y'ar.   Eux  repris,  je  retourne  aussitôt  vers  le  Roi, 
Où  je  veux  regarder  avec  effronterie.  (1682) 

Var.  Je  n'ai  qu'à  me  ranger  promptement  chez  le  Roi.  (iG^/l-n^) 


ACTE   II,   SCÈNE  III.  3oi 


SCENE    III. 

LYSARQLE,  Archers'. 

LYSARQUE  regarde  les  corps  de  Géronte  et  de  Lycaste^. 
Cela  ne  sufBt  pas  ;  il  faut  chercher  encor, 
Et  trouver,  s'il  se  peut,  Clitandre  ou  Rosidor. 
Amis,  Sa  Majesté,  par  ma  bouche  avertie 
Des  soupçons  que  j'avois  touchant  cette  partie, 
Voudra  savoir  au  vrai  ce  qu'ils  sont  devenus.  43â 

PREMIER    ARCHER^. 

Pourroit-elle  en  douter?  Ces  deux  corps  reconnus 
Font  trop  voir  le  succès  de  toute  l'entreprise. 

LTSARQUE. 

Et  qu'en  présumes-tu.^ 

PREMIER    ARCHER. 

Que  malgré  leur  surprise. 
Leur  nombre  avantageux  et  leur  déguisement, 
Rosidor  de  leurs  mains  se  tire  heureusement.  4  4o 

LTSARQUE. 

Ce  n'est  qu'en  me  flattant  que  tu  te  le  figures  ; 
Pour  moi,  je  n'en  conçois  que  de  mauvais  augures*, 
Et  présume  plutôt  que  son  bras  valeureux 
Avant  que  de  mourir  s'est  immolé  ces  deux. 

PREMIER    ARCHER. 

Mais  où  seroit  son  corps  ? 


i.Var.  TBOUPE  d'archers.  (1682-60) 

a.  Var.  Ils  regardent   les  corps,   etc.    (i632,    en    marge.)  —   Regardant  les 
corps,  etc.  (i644-6o)  —  //  regarde  les  corps,  etc.  (i663,  en  marge.) 

3.  Tout  ce  qui,  dans  cette  scène,  est  dit  par  le  premier  archer,  est  dit  par 
le  second  dans  l'édition  de  1682,  et  réciproquement. 

4.  Var.   [Pour  moi,  je  n'en  conçois  que  de  mauvais  augures,] 

2^  ARCHER.  Et  quels?  LYS.  Qu'avant  mourir,  par  un  vaillant  effort, 
Il  en  aura  fait  deux  compagnons  de  sa  mort.  (1682-57) 


3o2  CLITANDRE. 

LYSARQUE. 

Au  creux  de  quelque  roche,   4^5 
Où  les  traîtres,  voyant  notre  troupe  si  proche, 
N'auront  pas  eu  loisir  de  mettre  encor  ceux-ci. 
De  qui  le  seul  aspect  rend  le  crime  éclairci'. 

SECOîND   ARCHER,   lui  présentant  les  deux  pièces  rompues 
de  l'épée  de  Rosidor^. 
Monsieur,  connoissez-vous  ce  fer  et  cette  garde  ? 

LYSARQUE. 

Donne-moi,  que  je  voie.  Oui,  plus  je  les  regarde,       ^^i^o 
Plus  j'ai  par  eux  d'avis  du  déplorable  sort 
D'un  maître  qui  n'a  pu  s'en  dessaisir  que  mort. 

SECOND    ARCHER. 

Monsieur,  avec  cela  j'ai  vu  dans  cette  route 
Des  pas  mêlés  de  sang  distillé  goutte  à  goutte^. 

LYSARQUE. 

Suivons- les  au  hasard.  Vous  autres,  enlevez  ''•55 

Promptement  ces  deux  corps  que  nous  avons  trouvés. 
(Lysarque  et  cet  archer^  rentrent  dans  le  bois,  et  le  reste  des  archers 
reportent  à  la  cour  les  corps  de  Géronte  et  de  Lycaste.) 


I.  Var.   Do  qui  l'aspect  nous  rend  tout  le  crime  éclairci.  (iGSa-B^) 
2.Var.   Il  revient    de    chercher    d'un   autre  côté,  et  rapporte    les   deux  pièces 
de  l'épée  rompue  de  Rosidor.   (1682,    en    marge.)  —  Lui  présentant  les  deux 
pièces  de  l'épée  rompue  de  Bosidor.  (i644-6o)  —  //   lui  présente  les  deux  pièces 
de  l'épée  rompue  de  Bosidor.  (i6G3,  en  marge.) 

3.  Var.  [Des  pas  mêlés  de  sang  distillé  goutte  à  goutte,] 
Dont  les  traces  vont  loin.  lys.  Suivons  à  tous  hasards  ; 
Vous  autres,  enlevez  les  corps  de  ces  pendards.  (iGSa-By) 

4.  Var.  Lysarque  et  ce  premier  archer  rentrent,  etc.  (i53a,  en  marge.) 


ACTE   II,   SCÈNE  IV.  3o3 


SCÈNE   IV. 
FLORIDAN,  CLITANDRE,  Page'. 

FLORIDAN,   parlant  à  son  page'. 
Ce  cheval  trop  fougueux  m'incommode  à  la  chasse  ; 
Tiens-m'en  un  autre  prêt,  tandis  qu'en  cette  place, 
A  l'ombre  des  ormeaux  l'un  dans  l'autre  enlacés, 
Glitandre  m'entretient  de  ses  travaux  passés.  ^tio 

Qu'au  reste  les  veneurs,  allant  sur  leurs  brisées, 
Ne  forcent  pas  le  cerf,  s'il  est  aux  reposées  ; 
Qu'ils  prennent  connoissance,  et  pressent  mollement. 
Sans  le  donner  aux  chiens  qu'à  mon  commandement. 
(Le  Page  rentre ■*.) 
Achève  maintenant  l'histoire  commencée  465 

De  ton  affection  si  mal  récompensée. 

CLITANDRE. 

Ce  récit  ennuyeux  de  ma  triste  langueur. 

Mon  prince,  ne  vaut  pas  le  tirer  en  longueur  ; 

J'ai  tout  dit  en  un  mot  :  cette  fière  Galiste 

Dans  ses  cruels  mépris  incessamment  persiste;  '*io 

C'est  toujours  elle-même  ;  et  sous  sa  dure  loi 

Tout  ce  qu'elle  a  d'orgueil  se  réserve  pour  moi, 

Cependant  qu'un  rival,  ses  plus  chères  délices. 

Redouble  ses  plaisirs  en  voyant  mes  supplices. 

FLORmAN. 

Ou  tu  te  plains  à  faux,  ou,  puissamment  épris,  ^75 

Ton  courage  demeure  insensible  aux  mépris  ; 

\.Var.  PAGE  DU  PRINCE.  (i632)  —  L'édition  de  1682  ajoute  aux  person- 
nages CLÉON  ;  les  scènes  iv  et  v  y  sont  réunies  en  une  seule.  Voyez  la  note  i 
de  la  page  3o5. 

2.  Var.  Il  parle  à  son  page,  qui  tient  en  main  une  bride  et  fait  paraître  la 
tête  d'un  cheval.  (1682,  en  marge.)  —  Il  parle  d  son  page.  (iG63,  en  marge.) 

S. Var.  Le  page  s'en  va,  et  le  prince  commence  à  parlera  CUtandre.  (1682, 
en  marge.) —  Ce  jeu  de  scène  n'est  point  indiqué  dans  les  éditions  de  iC44-6o. 


3o4 


CLITANDRE. 


Et  je  m'étonne  fort  comme  ils  n'ont  dans  ton  âme 
Rétabli  ta  raison  ou  disssipé  ta  flamme. 

CLITA>'DRE. 

Quelques  charmes  secrets  mêlés  dans  ses  rigueurs 
Étouffent  en  naissant  la  révolte  des  cœurs  ;  iSo 

Et  le  mien  auprès  d'elle,  à  quoi  qu'il  se  dispose, 
Murmurant  de  son  mal,  en  adore  la  cause. 

FLORIDAN. 

Mais  puisque  son  dédain,  au  lieu  de  te  guérir. 

Ranime  ton  amour,  qu'il  dût  faire  mourir^, 

Sers-toi  de  mon  pouvoir;  en  ma  faveur,  la  Reine      485 

Tient  et  tiendra  toujours  Rosidor  en  haleine  ; 

Mais  son  commandement  dans  peu,  si  tu  le  veux, 

Te  met,  à  ma  prière,  avi  comble  de  tes  vœux. 

Avise  donc  ;  tu  sais  qu'un  fds  peut  tout  sur  elle. 

CLITANDRE. 

Malgré  tous  les  mépris  de  cette  âme  cruelle,  ^g*^ 

Dont  un  autre  a  charmé  les  inclinations, 
J'ai  toujours  du  respect  pour  ses  perfections^, 
Et  je  serois  marri  qu'aucune  violence 

FLORIDAN. 

L'amour  sur  le  respect  emporte  la  balance. 

CLITANDRE. 

Je  brûle  ;  et  le  bonheur  de  vaincre  ses  froideurs,        ^o^ 
Je  ne  le  veux  devoir  qu'à  mes  vives  ardeurs^  ; 
Je  ne  la  veux  gagner  qu'à  force  de  services. 

FLORIDAN. 

Tandis  tu  veux  donc  vivre  en  d'éternels  supplices? 

CLITANDRE. 

Tandis  ce  m'est  assez  qu'un  rival  préféré 


I.  I  ar.    Ranime  les  ardeurs,  qu'il  dut  faire  mourir.  (i632-57) 
a.  Var.  Le  respect  que  je  porte  à  ses  perfections 

M'empêche  d'employer  aucune  violence.  (iG3a-d7) 
3.  Var.  Je  ne  le  veux  devoir  qu'à  mes  chastes  ardeurs.  (iC32-57) 


ACTE  II,   SCÈNE   IV.  3o5 

N'obtient,  non  plus  que  moi,  le  succès  espéré.  5oo 

A  la  longue  ennuyés,  la  moindre  négligence 

Pourra  de  leurs  esprits  rompre  l'intelligence  ; 

Un  temps  bien  pris  alors  me  donne  en  un  moment 

Ce  que  depuis  trois  ans  je  poursuis  vainement. 

Mon  prince,  trouvez  bon'  — 

FLORIDAN. 

N'en  dis  pas  davantage  ; 
Cettui-ci  qui  me  vient  faire  quelque  message 
Apprendroit  malgré  toi  l'état  de  tes  amours. 

SCÈNE  V. 

FLORIDAN,  GLIT ANDRE,  CLÉON. 

CLÉON. 

Pardonnez-moi,  seigneur,  si  je  romps  vos  discours"; 

C'est  en  obéissant  au  Roi  qui  me  l'orclonne, 

Et  rappelle  Clitandre  auprès  de  sa  personne.  5io 

FLORIDAN. 

Qui? 

CLÉON. 

Clitandre,  seigneur. 

FLORmAN. 

Et  que  lui  veut  le  Roi^? 

CLÉON. 

De  semblables  secrets  ne  s'ouvrent  pas  à  moi*. 

FLORmAN. 

Je  n'en  sais  que  penser  ;  et  la  cause  incertaine 

1.  Dans  l'édition  de  1682,  on  lit  en  marge:  Cléon  entre,  et,  comme  nous 
l'avons  dit,  il  n'y  a  point  de  division  de  scène  après  le  vers  bon. 

2.  Var.  Pardonnez,   Monseigneur,  si  je  romps  vos  discours.  (lôSa-ôy) 

3.  Var.  LE  PR.  Clitandre?  cléon.  Oui,  Monseigneur. 

LE  PR.  [Et  que  lui  veut  le  Roi  ?]  (16,^2-57) 

4.  Var.  Monseigneur,  ses  secrets  ne  s'ouvrent  pas  à  moi.  (1682) 

COKNEILLE.    I  20 


3o6  CLITANDRE. 

De  ce  commandement  tient  mon  esprit  en  peine. 
Pourrais-je  me  résoudre  à  te  laisser  aller*  5 «5 

Sans  savoir  les  motifs  qui  te  font  rappeler? 

CLIT  ANDRE . 

C'est,  à  mon  jugement,  quelque  prompte  entreprise, 

Dont  l'exécution  à  moi  seul  est  remise  ; 

Mais  quoi  que  là-dessus  j'ose  m'imaginer. 

C'est  à  moi  d'obéir  sans  rien  examiner.  5^0 

FLORIDAN. 

J'y  consens  à  regret  :  va,  mais  qu'il  te  souvienne - 

Que  je  chéris  ta  vie  à  l'égal  de  la  mienne. 

Et  si  tu  veux  m'ôter  de  cette  anxiété, 

Que  j'en  sache  au  plus  tôt  toute  la  vérité. 

Ce  cor  m'appelle^.  Adieu.  Toute  la  chasse  prête         SaS 

N'attend  que  ma  présence  à  relancer  la  bête. 


SCÈNE  VI. 

DORISE,  achevant  de  vêtir  l'habit  de  Géronte,  qu'elle  avoit  trouvé 
dans  le  bois^. 

Achève,  malheureuse,  achève  de  vêtir 

Ce  que  ton  mauvais  sort  laisse  à  te  garantir. 

Si  de  tes  trahisons  la  jalouse  impuissance 

Sut  donner  un  faux  crime  à  la  même  innocence,  53o 


1.  Var.  Le  moyen,  cher  ami,  que  je  te  laisse  aller.  (1632-67) 

2.  Var.  [J'y  consens  à  regret:  va,  mais  qu'il  te  souvienne] 
Combien  le  Prince  t'aime,  et  quoi  qu'il  te  survienne  (a), 
Que  j'en  sache  aussitôt  toute  la  vérité  : 

Jusque-là  mon  esprit  n'est  qu'en  perplexité.  (iCSa-B^) 

3.  En  marge,  dans  l'édition  de  i632  ;  On  sonne  du  cor  derrière  le  tliMire. 

4.  Var.  Elle  entre  demi- vêtue  de  l'habit  de  Géronte,  quelle  avoit  trouvé  dans 
le  bois,  avec  celai  de  Pymante  et  de  Lycaste.  (iGSa,  en  marge.)  —  Elle  sort 
demie-vèlue  de  l'habit  de  Géronte.  qu'elle  avoit  trouvé  dans  le  bois,  (i  663,  en  marge.) 

(a)  Combien  ton  Prince  t'aime,  et  quoi  qu'il  te  survienne.  (i644-57) 


ACTE   II,   SCÈNE  VI.  807 

Recherche  maintenant,  par  un  plus  juste  effet, 

Une  fausse  innocence  à  cacher  ton  forfait. 

Quelle  honte  importune  au  visage  te  monte 

Pour  un  sexe  quitté  dont  tu  n'es  que  la  honte  ? 

Il  t'abhorre  lui  même  ;  et  ce  déguisement,  535 

En  le  désavouant,  l'oblige  pleinement'. 

Après  avoir  perdu  sa  douceur  naturelle, 

Dépouille  sa  pudeur,  qui  te  messied  sans  elle  ; 

Dérobe  tout  d'un  temps,  par  ce  crime  nouveau, 

Et  l'autre  aux  yeux  du  monde,  et  ta  tète  au  bourreau,   aio 

Si  tu  veux  empêcher  ta  perte  inévitable. 

Deviens  plus  criminelle,  et  parois  moins  coupable. 

Par  une  fausseté  tu  tombes  en  danger. 

Par  une  fausseté  sache  t'en  dégager. 

Fausseté  détestable,  où  me  viens-tu  réduire."*  545 

Honteux  déguisement,  où  me  vas-tu  conduire  ? 

Ici  de  tous  côtés  l'effroi  suit  mon  erreur. 

Et  j'y  suis  à  moi-même  une  nouvelle  horreur-: 

L'image  de  Caliste  à  ma  fureur  soustraite 

Y  brave  fièrement  ma  timide  retraite.  55o 

Encor  si  son  trépas  secondant  mon  désir 

Mêloit  à  mes  douleurs  l'ombre  d'un  faux  plaisir  ! 

Mais  tels  sont  les  excès  du  malheur  qui  m'opprime*. 

Qu'il  ne  m'est  pas  permis  de  jouir  de  mon  crime  ; 

Dans  l'état  pitoyable  où  le  sort  me  réduit,  555 

1.  Var.  En  le  désavouant  l'oblige  infiniment.  (i632-5y) 

2.  Var.  Et  je  suis  à  moi-même  une  nouvelle  horreur  : 
Cet  insolent  objet  rie  Caliste  échappée 

Tient  et  brave  toujours  ma  mémoire  occupée.  (1632-5-) 

3.  Var.  Mais,  hélas  !  dans  l'excès  du  malheur  qui  m'opprime, 
11  ne  m'est  point  permis  de  jouir  de  mon  crime  (a). 

Mon  jaloux  aiguillon,  de  sa  rage  séduit, 

En  mérite  la  peine  et  n'en  a  pas  le  fruit. 

Le  ciel,  qui  contre  moi  soutient  mon  ennemie. 

Augmente  son  honneur  dedans  mon  infamie.  (1632-57). 

(a)  Il  ne  m'est  pas  permis  de  jouir  de  mon  crime    (i6/i4) 


3o8  CLITANDRE. 

J'en  mérite  la  peine,  et  n'en  ai  pas  le  fruit  ; 
Et  tout  ce  que  j'ai  fait  contre  mon  ennemie 
Sert  à  croître  sa  gloire  avec  mon  infamie. 

N'importe,  Rosidor  de  mes  cruels  destins^ 
Tient  de  quoi  repousser  ses  lâches  assassins.  56o 

Sa  valeur,  inutile  en  sa  main  désarmée, 
Sans  moi  ne  vivroit  plus  que  chez  la  renommée  : 
Ainsi  rien  désormais  ne  pourroit  m'enflammer  ; 
N'ayant  plus  que  haïr,  je  n'aurois  plus  qu'aimer. 
Fâcheuse  loi  du  sort  qui  s'obstine  à  ma  peine,  !î6  5 

Je  sauve  mon  amour,  et  je  manque  à  ma  haine. 
Ces  contraires  succès,  demeurant  sans  effet. 
Font  naître  mon  malheur  de  mon  heur  imparfait. 
Toutefois  l'orgueilleux  pour  qui  mon  cœur  soupire 
De  moi  seule  aujourd'hui  tient  le  jour  qu'il  respire-  :    57° 
Il  m'en  est  redevable,  et  peut-être  à  son  tour 
Cette  obligation  produira  quelque  amour. 
Dorise,  à  quels  pensers  ton  espoir  se  ravale  ! 
S'il  vit  par  ton  moyen,  c'est  pour  une  rivale. 
N'attends  plus,  n'attends  plus  que  haine  de  sa  part  ;   5? 5 
L'offense  vint  de  toi,  le  secours  du  hasard. 
Malgré  les  vains  efl'orls  de  la  rude  traîtresse. 
Le  hasard  par  tes  mains  le  rend  à  sa  maîtresse  ; 
Ce  péril  mutuel  qui  conserve  leurs  jours 
D'un  contre-coup  égal  va  croître  leurs  amours.  S'^o 

Heureux  couple  d'amants  que  le  destin  assemble. 
Qu'il  expose  en  péril,  qu'il  en  relire  ensemble  ! 


1.  Var.  N'imporle,  Rosidor  ili'  mon  tlessoin  l'ailli 

A  (le  quoi  malmener  ceux  qui  l'ont  assailli.  (lOSa) 
\'ar.  N'importe,  Rosidor  de  mon  dessein  manqué, 
A  de  quoi  malmener  ceux  qui  l'ont  attaqué.  (iG/i^-B^) 

2.  Var.  D'un  autre  que  de  moi  ne  tient  l'air  qu'il  respire  : 
Il  m'en  est  redevable,  et  pcut-ctrc  qu'un  jour.  (iG32-Go) 


ACTE   II,   SCÈNE   VII.  809 

SCÈNE   VII. 
PYMANTE,  DORISE. 

PTM.OTE,   la  prenant  pourGéronte,  et  l'embrassant  •. 
0  Dieux  !  voici  Géronle,  et  je  le  croyois  mort. 
Malheureux  compagnon  de  mon  funeste  sort — 

DOWSE,   croyant  qu'il  -  la  prend  pour  Rosidor,  et  qu'en 
l'embrassant  il  la  poignarde. 

Ton  œil  t'abuse.  Hélas  !  misérable,  regarde  5  85 

Qu'au  lieu  de  Rosidor  ton  erreur  me  poignarde. 

PYMANTE. 

Ne  crains  pas,  cher  ami,  ce  funeste  accident, 

Je  te  connois  assez,  je  suis Mais  imprudent, 

Où  m'alloit  engager  mon  erreur  indiscrète? 

Monsieur,  pardonnez-moi  la  faute  que  j'ai  faite.      59" 
Un  berger  d'ici  près  a  quitté  ses  brebis 
Pour  s'en  aller  au  camp  presque  en  pareils  habits  ; 
Et  d'abord  vous  prenant  pour  ce  mien  camarade, 
Mes  sens  d'aise  aveuglés  ont  fait  cette  escapade. 
Ne  craignez  point  au  reste  un  pauvre  villageois  5 9  5 

Qui  seul  et  désarmé  court  à  travers  ces  bois^. 


1.  Var.  Il  prend  Dorise  pour  Gêronte,  et  court  l'embrasser.  (1682,  en  marge.) 
—  //  la  prend  pour  Géronle  dont  elle  a  velu  l'habit,  et  court  l'embrasser.  (i663, 
en  marge.) 

2.  Var.  Elle  croit  qu'il,  etc.  (1682,  en  marge.)  —  Elle  croit  qu'il  la  prend 
pour  Rosidor,  et  qu'il  l'embrasse  pour  la  poignarder.  (1660,  en  marge.) 

3.  Var.  Qui  seul  et  désarmé  cherche  dedans  ces  bois 
Un  bœuf  piqué  du  taon,   qui,  brisant  nos  dosages. 
Hier,  sur  le  chaud  du  jour,  s'enfuit  des  pâturages  : 
M'en  apprendrez-vous  rien,  Monsieur  .••  j'ose  penser 
Que  par  quelque  hasard  vous  l'aurez  vu  passer. 
DOB.  Non,  je  ne  te  saurois  rien  dire  de  ta  bête. 
PTM.  Monsieur,  excusez  donc  mon  incivile  enquête  : 
Je  vais  d'autre  côté  tâcher  à  la  revoir  ; 

Disposez  librement  de  mon  petit  pouvoir  (a). 

(a)  C'est  le  vers  646  de  Mélite. 


3io  CLITANDRE. 

D'un  ordre  assez  précis  l'heure  presque  expirée 

Me  défend  des  discours  de  plus  longue  durée. 

A  mon  empressement  pardonnez  cet  adieu  ; 

Je  perdrois  trop,  Monsieur,  à  tarder  en  ce  lieu.  600 

DORISE. 

Ami,  qui  que  tu  sois,  si  ton  âme  sensible 

A  la  compassion  peut  se  rendre  accessible, 

Un  jeune  gentilhomme  implore  ton  secours  : 

Prends  pitié  de  mes  maux  pour  trois  ou  quatre  jours'  ; 

Durant  ce  peu  de  temps,  accorde  une  retraite  6o5 

Sous  ton  chaume  rustique  à  ma  fuite  secrète  : 

D'un  ennemi  puissant  la  haine  me  poursuit, 

Et  n'ayant  pu  qu'à  peine  éviter  cette  nuit 

PTMANTE. 

L'affaire  qui  me  presse  est  assez  importante 

Pour  ne  pouvoir.  Monsieur,  répondre  à  votre  attente  ;   6 1  o 

Mais  si  vous  me  donniez  le  loisir  d'un  moment, 

[dor.  Ami,  qui  que  tu  sois,  si  ton  àme  sensible] 
A  la  compassion  se  peut  rendre  accessible.  (1632-67) 
I.  Var.  Prends  pitié  de  mes  maux,  et  durant  quelques  jours 
Tiens-moi  dans  ta  cabane,  où  bornant  ma  retraite. 
Je  rencontre  un  asile  à  ma  fuite  secrète. 
PTM.  Tout  lourdaud  que  je  suis  en  ma  rusticité, 
Je  vois  bien  quand  on  rit  de  ma  simplicité. 
Je  vais  chercher  mon  bœuf:  laissez-moi,  je  vous  prie. 
Et  ne  vous  moquez  plus  de  mon  peu  d'industrie. 
DOR.  Hélas  1  et  plut  aux  Dieux  que  mon  affliction 
Fût  seulement  l'efiet  de  quelque  fiction  I 
Mon  grand  ami,  de  grâce,  accorde  ma  prière, 
PTM.  Il  faudroit  donc  un  peu  vous  cacher  là  derrière  : 
Quelques  mugissements  entendus  de  là-bas 
Me  font  en  ce  vallon  hasarder  quelques  pas  : 
J'y  cours  et  vous  rejoins,  dob.  Souffre  que  je  te  suive. 
PYM.  Vous  me  retarderiez.  Monsieur:  homme  qui  vive- 
Ne  peut  à  mon  égal  brosser  dans  ces  buissons. 
noR.  Non,  non,  je  courrai  trop.  pïm.  Que  voilà  do  façons  ! 
.Monsieur,  résolvez- vous,  choisissez  l'un  ou  l'autre  : 
Ou  faites  ma  demande,  ou  j'éconduis  la  votre. 
DOR.  Bien  donc,  je  t'attendrai,  pym.  Cette  touffe  d'ormeaux 
Aisément  vous  pourra  couvrir  de  ses  rameaux.  (1633-57) 


ACTE   II,   SCÈ^'E   VII.  3ii 

Je  vous  assurerois  d'être  ici  promptement  ; 
Et  j'estime  qu'alors  il  me  seroit  facile 
Contre  cet  ennemi  de  vous  faire  un  asile. 

DORISE. 

Mais,  avant  ton  retour,  si  quelque  instant  fatal  6 1 5 

M'exposoit  par  malheur  aux  yeux  de  ce  brutal. 
Et  que  l'emportement  de  son  humeur  altière 

PTMA.NTE. 

Pour  ne  rien  hasarder,  cachez-vous  là  derrière. 

DORISE. 

Souffre  que  je  te  suive,  et  que  mes  tristes  pas  — 

PYMANTE. 

J'ai  des  secrets,  Monsieur,  qui  ne  le  souffrent  pas,        630 
Et  ne  puis  rien  pour  vous,  à  moins  que  de  m'altendre  : 
Avisez  au  parti  que  vous  avez  à  prendre. 

DORISE. 

Va  donc,  je  t'attendrai. 

PYMANTE. 

Cette  touffe  d'ormeaux 
Vous  pourra  cependant  couvrir  de  ses  rameaux. 

SCÈNE   VIII. 

PYMANTE. 

Enfin,  grâces  au  ciel,  ayant  su  m'en  défaire',  fi 2^ 

Je  puis  seul  aviser  à  ce  que  je  dois  faire. 

Qui  qu'il  soit,  il  a  vu  Rosidor  attaqué. 

Et  sait  assurément  que  nous  l'avons  manqué  : 

N'en  étant  point  connu,  je  n'en  ai  rien  à  craindre, 

Puisqu'ainsi  déguisé  tout  ce  que  je  veux  feindre  63o 


I.  Dans  l'édition  de  1682 ,  on  lit  en  marge  :  Il  est  seul,  et  il  n'y  a  point  de 
distinction  de  scène. 


3r2  CLITANDRE. 

Sur  son  esprit  crédule  obtient  un  tel  pouvoir. 

Toutefois  plus  j'y  songe,  et  plus  je  pense  voir, 

Par  quelque  grand  effet  de  vengeance  divine, 

En  ce  foible  témoin  Tauleur  de  ma  ruine  : 

Son  indice  douteux,  pour  peu  qu'il  ait  de  jour,  635 

N'éclairera  que  trop  mon  forfait  à  la  cour. 

Simple  !  j'ai  peur  eucor  que  ce  malheur  m'avlenne  ', 

Et  je  puis  éviter  ma  perte  par  la  sienne  ! 

Et  mêmes  on  diroit  qu'un  antre  tout  exprès 

Me  garde  mon  épée  au  fond  de  ces  forets  :  Rio 

C'est  en  ce  lieu  fatal  qu'il  me  le  faut  conduire; 

C'est  là  qu'un  heureux  coup  l'empêche  de  me  nuire. 

Je  ne  m'y  puis  résoudre  :  un  reste  de  pitié" 

Violente  mon  cœur  à  des  traits  d'amitié  ; 

En  vain  je  lui  résiste,  et  tâche  à  me  défendre  6  45 

D'un  secret  mouvement  que  je  ne  puis  comprendre  : 

Son  âge,  sa  beauté,  sa  grâce,  son  maintien. 

Forcent  mes  sentiments  à  lui  vouloir  du  bien  ; 

El  l'air  de  son  visage  a  quelque  mignardise 

Qui  ne  tire  pas  mal  à  celle  de  Dorise.  6  5o 

Ah  !  que  tant  de  malheurs  m'atiroient  favorisé, 

Si  c'étoit  elle-même  en  habit  déguisé  ! 

J'en  meurs  déjà  de  joie,  et  mon  âme  ravie' 

Abandonne  le  soin  du  reste  de  ma  vie. 

Je  ne  suis  plus  à  moi,  quand  je  viens  à  penser  655 

A  quoi  l'occasion  me  pourroit  dispenser'. 

Quoi  qu'il  en  soit,  voyant  tant  de  ses  traits  ensemble, 

Je  porte  du  respect  à  ce  qui  lui  ressemble. 

Misérable  Pymante,  ainsi  donc  tu  te  perds  ! 
Encor  qu'il  tienne  un  peu  de  celle  que  tu  sers,.  6f)n 

I.  I  ar.  Siiiipli' !  .1  .li  ppur  pnror  que  rc  iiinllicnr  nradvienno.  (ifi52,  67  et  60) 
3.  \  ar.  .le  ne  m'y  poux  résoudre  :  un  reste  de  pitié.  (ifi3a) 

3.  Var.  J'en  p.imc  déjà  d'aise,  et  mon  àme  ravie.  (i632-6o) 

4.  Voyez  plus  haut,  p.  208,  note  2. 


ACTE   II,   SCÈNE  VIII.  3i3 

Etouffe  ce  témoin  pour  assurer  ta  tête  : 

S'il  est,  comme  il  le  dit,  battu  d'une  tempête. 

Au  lieu  qu'en  ta  cabane  il  cherche  quelque  port, 

Fais  que  dans  cette  grotte  il  rencontre  sa  mort  '. 

Modère-toi,  cruel,  et  plutôt  examine"  665 

Sa  parole,  son  teint,  sa  taille,  et  sa  mine  : 

Si  c'est  Dorise,  alors  révoque  cet  arrêt  ; 

Sinon,  que  la  pitié  cède  à  ton  intérêt. 


I  .  Var.  Fais  qu'en  cette  caverne  il  rencontre  sa  mort  (i 682-60) 
2.  Var.  Modère-toi,  Pymante,  et  plutôt  examine.  (1632-67) 


FIN    DU    SECOND    ACTE. 


3i4  GLITANDRE. 


ACTE   111. 


SCENE  PREMIERE. 

ALGANDRE,  ROSIDOR,  CALISTE, 
UN  Prévôt. 

ALCANDRE. 

L'admirable  rencontre  à  mon  âme  ravie', 

De  voir  que  deux  amants  s'en tre-doi vent  la  vie,  670 

De  voir  que  ton  péril  la  tire  de  danger, 

Que  le  sien  te  fournit  de  quoi  t'en  dégager. 

Qu'à  deux  desseins  divers  la  même  heure  choisie  ^ 

Assemble  en  même  lieu  pareille  jalousie. 

Et  que  l'heureux  malheur  qui  vous  a  menacés  673 

Avec  tant  de  justesse  a  ses  temps  compassés  ! 

ROSIDOR. 

Sire,  ajoutez  du  ciel  l'occulte  providence  : 

Sur  deux  amants  il  verse  une  même  influence  ; 

Et  comme  l'un  par  l'autre  il  a  su  nous  sauver, 

Il  semble  l'un  pour  l'autre  exprès  nous  conserver.         680 

ALGANDRE. 

Je  t'entends,  Rosidor  :  par  là  tu  me  veux  dire 
Qu'il  faut  qu'avec  le  ciel  ma  volonté  conspire, 

1.  Nous  avons  cru  devoir  conserver  cette  leçon,  qui  nous  a  paru  conforme 
aux  habitudes  de  style  de  Corneille.  Cependant  les  éditions  de  1682  et  de  1667 
sont  les  seules  où  ce  monosyllabe  soit  accentué  comme  une  préposition  (à). 
Dans  toutes  les  autres,  jusqu'à  celle  de  1682,  et  même  encore  dans  l'édition 
de  1692,  publiée  par  Thomas  Corneille,  on  lit  a  (verbe,  sans  accent). 

2.  Var.  Qu'en  deui  desseins  divers  pareille  jalousie 

Même  lieu  contre  vous,  et  même  heure  a  choisie.  (iti32-64) 


ACTE  III,   SCÈNE  I.  3i5 

Et  ne  s'oppose  pas  à  ses  justes  décrets, 

Qu'il  vient  de  témoigner  par  tant  d'avis  secrets. 

Eh  bien  !  je  veux  moi-même  en  parler  à  la  Reine  ;       6  85 

Elle  se  fléchira,  ne  t'en  mets  pas  en  peine. 

Achève  seulement  de  me  rendre  raison 

De  ce  qui  t'arriva  depuis  sa  pâmoison. 

ROSmOR. 

Sire,  un  mot  désormais  suffit  pour  ce  qui  reste. 

Lysarque  et  vos  archers  depuis  ce  lieu  funeste  690 
Se  laissèrent  conduire  aux  traces  de  mon  sang, 
Qui  durant  le  chemin  me  dégouttoit  du  flanc  ; 
Et  me  trouvant  enfin  dessous  un  toit  rustique, 
Ranimé  par  les  soins  de  son  amour  pudique*, 
Leurs  bras  officieux  m'ont  ici  rapporté,  695 

Pour  en  faire  ma  plainte  à  Votre  Majesté. 
Non  pas  que  je  soupire  après  une  vengeance, 
Qui  ne  peut  me  donner  qu'une  fausse  allégeance  ^  : 
Le  Prince  aime  Glitandre,  et  mon  respect  consent 
Que  son  affection  le  déclare  innocent  ;  7  o  " 

Mais  si  quelque  pitié  d'une  telle  infortune 
Peut  souffrir  aujourd'hui  que  je  vous  importune  ^, 
Otant  par  un  hymen  l'espoir  à  mes  rivaux, 
Sire,  vous  taririez  la  source  de  nos  maux\ 

ALC ANDRE. 

Tu  fuis  à  te  venger:  l'objet  de  ta  maîtresse  7"^ 

Fait  qu'un  tel  désir  cède  à  l'amour  qui  te  presse  '  ; 

!.  Var.  Admirèrent  l'effet  d'une  amitié  pudique. 

Me  voyant  appliquer  par  ce  jeune  soleil 

D'un  peu  d'huile  et  de  vin  le  premier  appareil  ; 

Enfin  quand,  pour  bander  ma  dernière  blessure, 

La  belle  eut  prodigué  jusques  à  sa  coiffure, 

[Leurs  bras  officieux  m'ont  ici  rapporté.]  (i632) 
2    Var.  Qui  ne  me  peut  donner  qu'une  fausse  allégeance.  (iGSa-Sy) 

3.  Var.  Vous  touche,  et  peut  souffrir  que  je  vous  importune.  (i632) 

4.  Var.  Sire,  vous  tarirez  la  source  de  nos  maux.  (1657) 

5.  Var.  Fait  qu'un  seul  désir  cède  à  l'amour  qui  te  presse.  (i65y) 


3ir.  CLITANDRE. 

Aussi  n'est-ce  qu'à  moi  de  punir  ces  forfaits, 

Et  de  montrer  à  tous  par  de  puissants  effets 

Qu'attaquer  Rosidor,  c'est  se  prendre  à  moi-même: 

Tant  je  veux  que  chacun  respecte  ce  que  j'aime  !        7 1  " 

Je  le  ferai  bien  voir.  Quand  ce  perfide  tour 

Auroit  eu  pour  objet  le  moindre  de  ma  cour, 

Je  devrois  au  public,  par  un  honteux  supplice, 

De  telles  trahisons  l'exemplaire  justice. 

Mais  Rosidor,  surpris  et  blessé  comme  il  l'est',  7>5 

Au  devoir  d'un  vrai  roi  joint  mon  propre  intérêt-. 

Je  lui  ferai  sentir,  à  ce  traître  Clitandre, 

Quelque  part  que  le  Prince  y  puisse  ou  veuille  prendre^, 

Combien  mal  à  propos  sa  folle  vanité^ 

Croyoit  dans  sa  faveur  trouver  l'impunité.  7^0 

Je  tiens  cet  assassin  :  un  soupçon  véritable  " , 

Que  m'ont  donné  les  corps  d'un  couple  détestable, 

De  son  lâche  attentat  m'avoit  si  bien  instruit^. 

Que  déjà  dans  les  fers  il  en  reçoit  le  fruit. 

Toi,  qu'avec  Rosidor  le  bonheur  a  sauvée,  7^5 

Tu  te  peux  assurer  que,  Dorise  trouvée. 
Comme  ils  avoient  choisi  même  heure  à  votre  mort, 
En  même  heure  tous  deux  auront  un  même  sort. 

CALISTE. 

Sire,  ne  songez  pas  à  cette  misérable  ; 

Rosidor  garanti  me  rend  sa  redevable^,  7-^" 

1.  Var.  Mais  Rosidor,  surpris  et  blessé  comme  il  est.  (i632-Go) 

2.  Var.  A  mon  devoir  de  roi  joint  mon  propre  intérêt.  (lOSa-fT;) 

.S.  Var.  Quelque  part  que  mon  fils  y  puisse  ou  veuille  prendre.  (if)32-()o) 

f\.  Var.  Combien  mal  à  propos  sa  sotte  vanité.  (i632-57) 

fi.  Var.  ,Ic  le  tiens,  l'alTronteur:  nn  soupçon  véritable.  (iGSa) 

6.  Var.  M'avoit  si  bien  instruit  de  son  perfide  tour. 

Qu'il  s'est  vu  mis  aux  fers  sitôt  que  de  retour.  (iCSs-ô^) 

7.  Var.  Quelque  dessein  qu'elle  eût,  je  lui  suis  redevable, 
Et  lui  voudrai  du  bien  le  reste  de  mes  jours 

De  m'avoir  conservé  l'objet  de  mes  amours. 

i,E  noi.  L'un  et  l'autre  attentat  plus  que  vous  deux  me  touche  : 

Vous  avez  bien,  de  vrai,  la  clémence  en  la  bouche  ; 


ACTE  III,   SCÈNE  I.  817 

Et  je  me  sens  forcée  à  lui  vouloir  du  bien 
D'avoir  à  votre  Etat  conservé  ce  soutien. 

ALCANDRE. 

Le  généreux  orgueil  des  âmes  magnanimes 

Par  un  noble  dédain  sait  pardonner  les  crimes  ; 

Mais  votre  aspect  m'emporte  à  d'autres  sentiments,     7  35 

Dont  je  ne  puis  cacher  les  justes  mouvements  ; 

Ce  teint  pâle  à  tous  deux  me  rougit  de  colère', 

Et  vouloir  m'adoucir,  c'est  vouloir  me  déplaire-. 

ROSIDOR. 

Mais,  Sire,  que  sait-on?  peut-être  ce  rival, 

Qui  m'a  fait  après  tout  plus  de  bien  que  de  mal",       7^0 

Sitôt  qu'il  vous  plaira  d'écouler  sa  défense. 

Saura  de  ce  forfait  purger  son  innocence. 

ALCANDRE. 

Et  par  où  la  purger?  Sa  main  d'un  trait  mortel 

A  signé  son  arrêt  en  signant  ce  cartel  '. 

Peut-il  désavouer  ce  qu'assure  un  tel  gage'',  7^)5 

Envoyé  de  sa  part,  et  rendu  par  son  page? 

Peut-il  désavouer  que  ses  gens  déguisés 

De  son  commandement  ne  soient  autorisés  ? 

Les  deux,  tous  morts  qu'ils  sont,  qu'on  les  traîne  à  la  boue'^, 

L'autre,  aussitôt  que  pris,  se  verra  sur  la  roue";         7  5" 


[Mais  voire  aspect  m'emporte  à  d'autres  sentiments  ;] 

Vous  voyant,  je  ne  puis  cacher  mes  mouvements.  (1032-67) 

1.  Var.  Votre  pâleur  de  teint  me  rougit  de  colère.  (iGSa) 

2.  Var.  Et  vouloir  m'adoucir,  ce  n'est  que  me  déplaire.  (1032-67) 

3.  Var.  Qui  m'a  fait  en  tout  cas  plus  de  bien  que  de  mal, 
Lorsqu'en  votre  conseil  vous  orrez  sa  défense.  (1632-67) 

4.  En   marge,   dans  l'édition  de    i032  :  Il  montre  un  cartel  qu'il  avoit  reçu 
de  Rosidor  avant  que  d'entrer. 

5.  Var.  [Envoyé  de  sa  part,  et  rendu  par  son  page,] 
Peut-il  désavouer  ce  funeste  message? 

[Peut-il  désavouer  que  ses  gens  déguisés.]  (1032-67) 

6.  C'est  ce  qu'on  appelait  traîner  sur   la    claie.  Les  cadavres  de  ceux  qui 
avaient  subi  ce  châtiment  après  leur  mort  étaient  d'ordinaire  jetés  à  la  voirie. 

7.  Var.  L'autre,  aussitôt  que  pris,  se  mettra  sur  la  roue.  (1632-67) 


3i8  CLITANDRE. 

Et  pour  le  scélérat  que  je  tiens  prisonnier, 

Ce  jour  que  nous  voyons  lui  sera  le  dernier. 

Qu'on  l'amène  au  conseil;  par  forme  il  faut  l'entendre', 

Et  voir  par  quelle  adresse  il  pourra  se  défendre. 

Toi,  pense  à  te  guérir,  et  crois  que  pour  le  mieux       7^^ 

Je  ne  veux  pas  montrer  ce  perfide  à  tes  yeux  : 

Sans  doute  qu'aussitôt  qu'il  se  feroit  paroîlre, 

Ton  sang  rejailliroit  au  visage  du  traître. 

ROSIDOR. 

L'apparence  déçoit,  et  souvent  on  a  vu 

Sortir  la  vérité  d'un  moyen  imprévu-,  760 

Bien  que  la  conjecture  y  fût  encor  plus  forte  ; 

Du  moins,  Sire,  apaisez  l'ardeur  qui  vous  transporte  ; 

Que  l'âme  plus  tranquille  et  l'esprit  plus  remis, 

Le  seul  pouvoir  des  lois  perde  nos  ennemis. 

ALC ANDRE. 

Sans  plus  m'importuner,  ne  songe  qu'à  les  plaies.         7^5 
Non,  il  ne  fut  jamais  d'apparences  si  vraies  ; 
Douter  de  ce  forfait,  c'est  manquer  de  raison. 
Derechef,  ne  prends  soin  que  de  ta  guérison^. 


SCENE  II. 
ROSIDOR,  CALISTE. 

ROSIDOR. 

Ah  !  que  ce  grand  courroux  sensiblement  m'afflige  ! 


1.  \'ar.  Qu'on  l'amène  au  conseil,  seulement  pour  entendre 
Le  genre  de  sa  mort,  cl  non  pour  se  défendre  (u). 

Toi,  va  te  mettre  au  lit,  et  crois  que  pour  le  mieui.  (  i63a-5-) 

2.  Var.  Sortir  la  vérité  d'un  moyen  impourvu.  (lOSa) 

3.  En  marge,  dans  l'édition  de  i633  :  //  sorl.  —  Il  n'y  a  pas  de  ili>tin(lion 
de  scène. 

(a)  En  marge,  dans  l'édition  do  i632  :   Le  Prévôt  sort,  et  va  quérir  Clitandre. 


ACTE  III,    SCÈXE  II.  3i9 

CALISTE. 

C'est  ainsi  que  le  Roi,  te  refusant,  t'oblige*  :  7  7° 

Il  te  donne  beaucoup  en  ce  qu'il  t'interdit, 

Et  tu  gagnes  beaucoup  d'y  perdre  ton  crédit. 

On  voit  dans  ces  refus  une  marque  certaine  "^ 

Que  contre  Rosidor  toute  prière  est  vaine. 

Ses  violents  transports  sont  d'assurés  témoins  77^ 

Qu'il  t'écouteroit  mieux  s'il  te  cbérissoit  moins. 

Mais  un  plus  long  séjour  pourroit  ici  te  nuire  ^  : 

Ne  perdons  plus  de  temps  ;  laisse-moi  te  conduire  * 

Jusque  dans  l'antichambre  où  Lysarque  t'attend, 

Et  montre  désormais  un  esprit  plus  content.  780 

ROSIDOR. 

Si  près  de  te  quitter — 

CALISTE. 

N'achève  pas  ta  plainte. 
Tous  deux  nous  ressentons  cette  commune  atteinte  ; 
Mais  d'un  fâcheux  respect  la  tyrannique  loi 
M'appelle  chez  la  Reine  et  m'éloigne  de  toi. 
Il  me  lui  faut  conter  comme  l'on  m'a  surprise,  7^5 

Excuser  mon  absence  en  accusant  Dorise  ; 
Et  lui  dire  comment,  par  un  cruel  destin  ^, 
Mon  devoir  auprès  d'elle  a  manqué  ce  matin. 

ROSmOR. 

Va  donc,  et  quand  son  âme,  après  la  chose  sue, 

Fera  voir  la  pitié  qu'elle  en  aura  conçue,  790 

Figure-lui  si  bien  Glitandre  tel  qu'il  est, 

Qu'elle  n'ose  en  ses  feux  prendre  plus  d'intérêt. 


1.  Var.  Mon  cœur,  ainsi  le  Roi,  te  refusant,  t'oblige.  (1632-57) 

2.  Var.  \ois  dedans  ces  refus  une  marque  certaine.  (1632-07) 

3.  Var.  Mais  un  plus  long  séjour  ici  te  pourroit  nuire.  (i632-6o) 

4.  Var.  Viens  donc,  mon  cher  souci,  laisse-moi  te  conduire.  (1632-67) 

5.  Var.  Et  l'informer  comment,  par  un   cruel  destin.  (i632-64) 


320  CLITAXDRE. 

CALTSTE. 

Ne  crains  pas  désormais  que  mon  amour  s'oublie  ^  ; 
Répare  seulement  la  vigueur  afToiblie  : 
Sache  bien  le  servir  de  la  faveur  du  Roi,  79^ 

Et  pour  tout  le  surplus  repose-t'en  sur  moi". 

SCÈNE   III. 

CLITANDRE,    en  prison  l 

Je  ne  sais  si  je  veille,  ou  si  ma  rêverie 

A  mes  sens  endormis  fait  quelque  tromperie  ; 

Peu  s'en  faut,  dans  l'excès  de  ma  confusion. 

Que  je  ne  prenne  tout  pour  une  illusion.  800 

Clitandre  prisonnier  !  je  n'en  fais  pas  croyable 

Ni  Tair  sale  et  puant  d'un  cachot  effroyable. 

Ni  de  ce  foible  jour  l'incertaine  clarté, 

Ni  le  poids  de  ces  fers  dont  je  suis  arrêté  : 

Je  les  sens,  je  les  vois  ;  mais  mon  âme  innocente        8o5 

Dément  tous  les  objets  que  mon  œil  lui  présente, 

El  le  désavouant,  défend  à  ma  raison 

De  me  persuader  que  je  sois  en  prison. 

Jamais  aucun  forfait,  aucun  dessein  infâme  ^ 

N'a  pu  souiller  ma  main  ni  glisser  dans  mon  âme  ;    810 

Et  je  suis  retenu  dans  ces  funestes  lieux  ! 

Non,  cela  ne  se  peut:  vous  vous  trompez,  mes  yeux  ^  ; 

J'aime  mieux  rejeter  vos  plus  clairs  témoignages. 


1.  Var.  Ne  crains  pas,  mon  souci,  que  mon  amour  s'oublie.  (1O32-57). 

2.  Var.  Et  tu  peux  du  surplus  te  reposer  sur  moi.  (iCiSa-By) 

3.  Var.  Il  parle  en  prison.  (i663,  en  marge.)  —  Dans  l'édition  de  iC32,on 
lit  en  tète  de  la  scène  :  clitandre,  en  prison,  i,e  geôlier,  et  au-dessous  de  ces 
noms  :  clitandre,  seul. 

4.  Far.  Doncques  aucun  forfait,  aucun  dessein  infâme 

N'a  jamais  pu  souiller  ni  ma  main  ni  mon  âme.  (i 632-57) 

5.  Var.  [Non,  cela  no  se  peut:  vous  vous  trompez,  mes  yeux;] 
Vous  aviez  autrefois  des  ressorts  infaillibles 


ACTE   III,   SCÈNE  III.  821 

J'aime  mieux  démentir  ce  qu'on  me  fait  d'outrages, 

Que  de  m'imaginer,  sous  un  si  juste  roi,  8 1 5 

Qu'on  peuple  les  prisons  d'innocents  comme  moi. 

Cependant  je  m'y  trouve  ;  et  bien  que  ma  pensée' 
Recherche  à  la  rigueur  ma  conduite  passée  -, 
Mon  exacte  censure  a  beau  l'examiner. 
Le  crime  qui  me  perd  ne  se  peut  deviner  ;  820 

Et  quelque  grand  effort  que  fasse  ma  mémoire. 
Elle  ne  me  fournit  que  des  sujets  de  gloire. 
Ah  !  Prince,  c'est  quelqu'un  de  vos  faveurs  jaloux 
Qui  m'impute  à  forfait  d'être  chéri  de  vous. 
Le  temps  qu'on  m'en  sépare,  on  le  donne  à  l'envie,       826 
Comme  une  liberté  d'attenter  sur  ma  vie. 
Le  cœur  vous  le  disoit,  et  je  ne  sais  comment 
Mon  destin  me  poussa  dans  cet  aveuglement. 
De  rejeter  l'avis  de  mon  Dieu  tutélaire  : 
C'est  là  ma  seule  faute,  et  c'en  est  le  salaire,  83û 

C'en  est  le  châtiment  que  je  reçois  ici. 
On  vous  venge,  mon  prince,  en  me  traitant  ainsi  ; 
Mais  vous  saurez  montrer,  embrassant  ma  défense  ^, 

Qui  portoient  en  mon  cœur  les  espèces  visibles  (a); 
Mais  mon  cœur  en  prison  vous  renvoie  à  son  tour 
L'image  et  le  rapport  de  son  triste  séjour. 
Triste  séjour!  que  dis-je  •■'  Osai-jc  appeler  triste 
L'adorable  prison  où  me  retient  Caliste  ? 
En  vain  dorénavant  mon  esprit  irrité 
Se  plaindra  d'un  cachot  qu'il  a  trop  mérité  ; 
Puisque  d'un  tel  blasphème  11  s'est  rendu  capable, 
D'innocent  que  j  entrai,  j'y  demeure  coupable. 
Folles  raisons  d'amour,  mouvements  égarés, 
Qu'à  vous  suivre  mes  sens  se  trouvent  préparés  ! 
Et  que  vous  vous  jouez  d'un  esprit  en  balance 
Qui  veut  croire  plutôt  la  même  extravagance, 
Que  de  s'imaginer,  sous  un  si  juste  roi.  (i632-D'j) 

1.  Var.   M'y  voilà  cependant,  et  bien  que  ma  pensée.  (1632-67) 

2.  Var.  Épluche  à  la  rigueur  ma  conduite  passée.  (i632) 

3.  Var.  Mais  vous  montrerez  bien,  embrassant  ma  défense, 

(a)  Qui  portoient  dans  mon  cœur  les  espèces  visibles.  (i6iii) 

Corneille,  i  21 


322  CLITANDRE. 

Que  qui  vous  venge  ainsi  puissamment  vous  offense. 

Les  perfides  auteurs  de  ce  complot  maudit,  835 

Qu'à  me  persécuter  votre  absence  eniiardit, 

A  votre  heureux  retour  verront  que  ces  tempêtes, 

Clitandre  préservé,  n'abatteront  que  leurs  têtes. 

Mais  on  ouvre,  et  quelqu'un,  dans  cette  sombre  horreur, 

Par  son  visage  affreux  redouble  ma  terreur'.  8  4o 


SCENE    IV. 

CLITANDRE,  le  Geôlier. 

LE    GEÔLIER. 

Permettez  que  ma  main  de  ces  fers  vous  détache. 

CLITANDRE. 

Suis-je  libre  déjà  ? 

LE  GEOLIER. 

Non  encor,  que  je  sache. 

CLITANDRE. 

Quoi  !  ta  seule  pitié  s'y  hasarde  pour  moi  ? 

LE  GEÔLIER. 

Non,  c'est  un  ordre  exprès  de  vous  conduire  au  Roi. 


Que  qui  vous  venge  ainsi  lui-même  vous  ofTcnso. 
Les  damnablcs  auteurs  de  ce  com()Iot  maudit.  (iGSa-^^) 
I.  Var.  De  son  visage  affreux  redoulilo  ma  terreur  (a). 
Parle,  que  me  veux-tu?  i.e  geol.  Vous  ôter  cette  chaîne. 
ci.iT.  Se  repent-on  déjà  de  m'avoir  mis  en  peine  ? 
LE  GEÔL.  Non  pas  que  l'on  m'ait  dit.  ci.rr.  Quoi  !   ta  seule  bonté 
Me  détache  ces  fers  ?  le  geôl.  Non,  c'est  Sa  Majesté 
Qui  vous  mande  au  conseil,  olit.  Ne  peux-tu  rien  m'apprendre 
Du  crime  qu'on  impose  au  malheureux  Clitandre? 
[i.K  GEÔr..   Descendons  :  un  prévôt,  qui  vous  (/>)  attend  là-bas.]  (lOSa-S^) 

(a)  En  marge,  dans  l'édition  do  iGSa  :  Le  Geôlier  ouvre  la  prison.  —  Il  n'y 
a  pas  de  distinction  de  scène. 

(6)  L'édition  de  iGSa,  au  lieu  de  vous,  porte  ici  nous,  ce  qui  pourrait  bien 
être  une  lauto  d'impression. 


ACTE  III,   SCÈNE   IV.  3a3 

CLITANDRE. 

Ne  m'apprendras-tu  point  le  crime  qu'on  m'impute,     845 
Et  quel  lâche  imposteur  ainsi  me  persécute  ? 

LE    GEOLIER. 

Descendons  :  un  prévôt,  qui  vous  attend  là-bas. 
Vous  pourra  mieux  que  moi  contenter  sur  ce  cas. 


SCÈNE  V. 
PYMANTE,  DORISE. 

PTMANTE,  regardant  une  aiguille  qu'elle  avoit  laissée  par  mcgarde 
dans  ses  cheveux  en  se  déguisant*. 
En  vain  pour  m'éblouir  vous  usez  de  la  ruse. 
Mon  esprit,  quoique  lourd,  aisément  ne  s'abuse  ;  800 

Ce  que  vous  me  cachez,  je  le  lis  dans  vos  yeux  : 
Quelque  revers  d'amour  vous  conduit  en  ces  lieux  ; 
N'est-il  pas  vrai.  Monsieur?  et  même  celte  aiguille 
Sent  assez  les  faveurs  de  quelque  belle  fille  ^  : 
Elle  est,  ou  je  me  trompe,  un  gage  de  sa  foi*.  855 

DORlSE. 

0  malheureuse  aiguille  !  Hélas  !  c'est  fait  de  moi. 

PYMANTE. 

Sans  doute  votre  plaie  à  ce  mot  s'est  rouverte. 
Monsieur,  regrettez-vous  son  absence,  ou  sa  perte  ? 
\ous  auroit-elle  bien  pour  un  autre  quitté^, 

1.  Var.  Il  regarde  une  aiguille  que  Dorise  avoit,  etc.  (i663,  en  marge.)  — 
Ce  jeu  de  scène  n'est  point  indique  ici  dans  l'édition  de  1682,  mais  on  lit  en 
marge,  aux  derniers  vers  du  premier  couplet  :  //  lui  montre  une  aiguille  que 
par  mégarde  elle  avoit  laissée  dans  ses  cheveux  en  se  déguisant. 

2.  Var.   Ressent  fort  les  faveurs  de  quelque  belle  fille.  (iG32-57) 

3.  Var.  Qui  vous  l'aura  donnée  en  gage  de  sa  foi  (a).  (i632-6o) 

4.  Var.   Ou  payant  vos  ardeurs  d'une  infidélité, 
[Vous  auroit-elle  bien  pour  un  autre  quitté?] 

Vous  ne  me  dites  mot;  cette  rougeur  confuse.  (1G32-D7) 

(a)  L'édition  de  1G57  donne,  par  erreur  sans  doute,  en  garde,  ^out  en  gage. 


324  CLITANDRE. 

Et  payé  vos  ardeurs  d'une  infidélité?  860 

Vous  ne  répondez  point  ;  cette  rougeur  confuse, 
Quoique  vous  vous  taisiez,  clairement  vous  accuse. 
Brisons  là  :  ce  discours  vous  fàcheroit  enfin, 
Et  c'étoit  pour  tromper  la  longueur  du  chemin. 
Qu'après  plusieurs  discours,  ne  sachant  que  vous  dire', 
J'ai  touché  sur  un  point  dont  votre  cœur  soupire, 
Et  de  quoi  fort  souvent  on  aime  mieux  parler 
Que  de  perdre  son  temps  à  des  propos^  en  l'air ^ 

DORISE. 

Ami,  ne  porte  plus  la  sonde  en  mon  courage  : 

Ton  entretien  commun  me  charme  davantage  ;  870 

Il  ne  peut  me  lasser,  indifférent  qu'il  est^  ; 

Et  ce  n'est  pas  aussi  sans  sujet  qu'il  me  plaît. 

Ta  conversation  est  tellement  civile. 

Que  pour  un  tel  esprit  ta  naissance  est  trop  vile  ; 

Tu  n'as  de  villageois  que  l'habit  et  le  rang  ;  875 

Tes  rares  qualités  te  font  d'un  autre  sang  ; 

Même,  plus  je  te  vois,  plus  en  toi  je  remarque 

Des  traits  pareils  à  ceux  d'un  cavalier  de  marque  : 

Il  s'appelle  Pymante,  et  ton  air  et  ton  port 

Ont  avec  tous  les  siens  un  merveilleux  rapport"" .  880 

PYMAISTE. 

J'en  suis  tout  glorieux,  et  de  ma  part  je  prise 
Votre  rencontre  autant  que  celle  de  Dorise, 
Autant  que  si  le  ciel,  apaisant  sa  rigueur, 
Me  faisoit  maintenant  un  présent  de  son  cœur. 


1.  \ar.  Qu'après  plïisieurs  devis,  n  ayant  plus  où  nie  prendre, 
J'ai  touché  par  hasard  une  chose  si  tendre, 

Dont  beaucoup  toutefois  aiment  bien  mieux  parler.  (1G32-57) 

2.  Dans  les  éditions  de  1668  et  de  1682,  il  y  a  en  des  propos  :  mais  ce  pour- 
rait bien  être  une  faute  ;  toutes  les  autres  donnent  à  des  propos. 

3.  Var.   Que  do  perdre  leur  temps  à  des  propos  en  l'air.  (i()32-r).3) 

4.  Var.  Il  ne  me  peut  lasser,  indilTérent  qu'il  est.  (iGSa-Cxi) 

5.  Var.  Ont  avecque  les  siens  un  merveilleux  rapport.  (i633-6o) 


ACTE   III,  SCENE  V.  325 

DORISE. 

Qui  nommes-tu  Dorise  ? 

PTMA>'TE. 

Une  jeune  cruelle  885 

Qui  me  fuit  pour  un  autre. 

DORISE . 

Et  ce  rival  s'appelle  ? 

PTMANTE. 

Le  berger  Rosidor. 

DORISE. 

Ami,  ce  nom  si  beau 
Chez  vous  donc  se  profane  à  garder  un  troupeau  ? 

PTMANTE. 

Madame,  il  ne  faut  plus  que  mon  feu  vous  déguise  ' 

Que  sous  ces  faux  habits  il  reconnoît  Dorise.  8 go 

Je  ne  suis  point  surpris  de  me  voir  dans  ces  bois- 

Ne  passer  à  vos  yeux  que  pour  un  villageois  ; 

Votre  haine  pour  moi  fut  toujours  assez  forte 

Pour  déférer  sans  peine  à  l'habit  que  je  porte. 

Cette  fausse  apparence  aide  et  suit  vos  mépris  ;  895 

Mais  cette  erreur  vers  vous  ne  m'a  jamais  surpris  ; 

Je  sais  trop  que  le  ciel  n'a  donné  l'avantage 

De  tant  de  raretés  qu'à  votre  seul  visage  : 

Sitôt  que  je  l'ai  \'u,  j'ai  cru  voir  en  ces  lieux 

Dorise  déguisée,  ou  quelqu'un  de  nos  Dieux  ;  900 

Et  si  j'ai  quelque  temps  feint  de  vous  méconnoître 

En  vous  prenant  pour  tel  que  vous  vouliez  paroître, 

Admirez  mon  amour,  dont  la  discrétion 


1.  Var.   Ma  belle,  il  ne  faut  plus  que  mon  feu  vous  déguise.  (i63a) 

2.  Var.  Ce  n'est  pas  sans  raison  qu'à  vos  yeux  cette  fois 
Je  passe  pour  quelqu'un  d'entre  nos  villageois  ; 
M'ayant  traité  toujours  en  homme  de  leur  sorte, 
Vous  croyez  aisément  à  l'habit  que  je  porte, 

Dont  la  fausse  apparence  aide  et  suit  vos  mépris.  (lôSa-D^) 


326  CLITANDRE. 

Rendoit  à  vos  désirs  cette  submission, 

Et  disposez  de  moi,  qui  borne  mon  envie  905 

A  prodiguer  pour  vous  tout  ce  que  j'ai  de  vie. 

DORISE . 

Pymante,  eh  quoi  ?  faut-il  qu'en  l'état  où  je  suis 

Tes  importunités  augmentent  mes  ennuis  ? 

Faut-il  que  dans  ce  bois  ta  rencontre  funeste 

Vienne  encor  m'arracher  le  seul  bien  qui  me  reste,        9  »  « 

Et  qu'ainsi  mon  malheur  au  dernier  point  venu 

N'ose  plus  espérer  de  n'être  pas  connu  ? 

PYMANTE. 

Voyez  comme  le  ciel  égale  nos  fortunes. 
Et  comme,  pour  les  faire  entre  nous  deux  communes, 
Nous  réduisant  ensemble  à  ces  déguisements,  9 1 5 

Il  montre  avoir  pour  nous  de  pareils  mouvements. 

DOKISE. 

Nous  changeons  bien  d'habits,  mais  non  pas  de  visages  ; 
Nous  changeons  bien  d'habits,  mais  non  pas  de  courages  ; 
Et  ces  masques  trompeurs  de  nos  conditions 
Cachent,  sans  les  changer,  nos  inclinations^  920 

PYMANTE. 

Me  négliger  toujours  !  et  pour  qui  vous  néglige  ! 

DORISE. 

Que  veux-tu  ?  son  mépris  plus  que  ton  feu  m'oblige  ; 
J'y  trouve  malgré  moi  je  ne  sais  quel  appas-. 
Par  011  l'ingrat  me  tue,  et  ne  m'oH'cnse  pas. 


I.  Var.  [Cachcnl  sans  les  changer  nos  inclinations.] 
PYM.  Pardonnez-moi,  ma  reine,  ils  onl  changé  mon  àmc, 
Puisque  mcis  feux  plus  vifs  y  redoublent  leur  flamme. 
Df)n.  Aussi  font  bien  les  miens,  mais  c'est  pour  Rosidor. 
pvM.  Trop  cruelle  beauté,  persistez-vous  encor 
A  dédaigner  mes  yeux  pour  un  qui  vous  néglige?  (iri?>a-r)'y) 

3.  \ar.  J'y  trouve,  malgré  lui,  je  no  sais  quel  appas.  (iG^ï-fi'y) 


ACTE  III,   SCÈNE  V.  827 

PYMANTE. 

Qu'espérez- VOUS  enfin  d'un  amour  si  frivole*  g^^ 

Pour  cet  ingrat  amant  qui  n'est  plus  qu'une  idole^? 

DORISE. 

Qu'une  idole  !  Ah  !  ce  mot  me  donne  de  l'effroi. 

Rosidor  une  idole  I  ah  I  perfide,  c'est  toi, 

Ce  sont  tes  trahisons  qui  l'empêchent  de  vivre  ; 

Je  t'ai  vu  dans  ce  bois  moi-même  le  poursuivre^,  g^o 

Avantagé  du  nombre,  et  vêtu  de  façon 

Que  ce  rustique  habit  effaçoit  tout  soupçon  : 

Ton  embûche  a  surpris  une  valeur  si  rare. 

PYMANTE. 

Il  est  vrai,  j'ai  puni  l'orgueil  de  ce  barbare, 

De  cet  heureux  ingrat,  si  cruel  envers  vous*,  9^5 

Qui  maintenant  par  terre  et  percé  de  mes  coups, 

Eprouve  par  sa  mort  comme  un  amant  fidèle 

Venge  votre  beauté  du  mépris  qu'on  fait  d'elle. 

DORISE. 

Monstre  de  la  nature,  exécrable  bourreau, 

Après  ce  lâche  coup  qui  creuse  mon  tombeau,  g*!" 

D'un  compliment  railleur  ta  malice  me  flatte^*  1 

Fuis,  fuis,  que  dessus  toi  ma  vengeance  n'éclate. 

Ces  mains,  ces  foibles  mains,  que  vont  armer  les  Dieux, 

N'auront  que  trop  de  force  à  t'arracher  les  yeux. 

Que  trop  à  t'imprimer  sur  ce  hideux  visage  9^*5 

En  mille  traits  de  sang  les  marques  de  ma  rage. 

PYMANTE. 

Le  courroux  d'une  femme,  impétueux  d'abord^, 

i.Var.  Qu'espérez-vous  enfin  de  cette  amour  frivole.  (1682-57) 

2.  Var.  Envers  un  qui  n'est  plus  peut-être  qu'une  idole  ?  (1682) 
Var.  Vers  un  homme  qui  n'est  peut-être  qu'une  idole  ?  (16M-57) 

3.  Var.  Je  t'ai  vu  dans  ces  bois  moi-même  le  poursuivre.  (1632-57) 

4.  Var.  De  ce  tigre  jadis  si  cruel  envers  vous.  (1632-57) 

5.  Var.  D'un  compliment  moqueur  ta  malice  me  (latte  !  (1632-57) 

6.  Var.  L'impétueux  Louilloa  d'un  courroux  féminiu, 


328  CLITANDRE. 

Promet  tout  ce  qu'il  ose  à  son  premier  transport  ; 
Mais  comme  il  n'a  pour  lui  que  sa  seule  impuissance, 
A  force  de  grossir  il  meurt  en  sa  naissance  ;  9^^° 

Ou  s'étouffant  soi-même,  à  la  fin  ne  produit 
Que  point  ou  peu  d'effet  après  beaucoup  de  bruit. 

DORISE. 

Va,  va,  ne  prétends  pas  que  le  mien  s'adoucisse'  : 

Il  faut  que  ma  fureur  ou  l'enfer  te  punisse  ; 

Le  reste  des  humains  ne  sauroit  inventer  ii^S 

De  gêne  qui  te  puisse  à  mon  gré  tourmenter". 

Si  tu  ne  crains  mes  bras,  crains  de  meilleures  armes  ; 

Crains  tout  ce  que  le  ciel  m'a  départi  de  charmes  : 

Tu  sais  quelle  est  leur  force,  et  ton  cœur  la  ressent  ; 

Grains  qu'elle  ne  m'assure  un  vengeur  plus  puissant.    9*^" 

Ce  courroux,  dont  tu  ris,  en  fera  la  conquête 

De  quiconque  à  ma  haine  exposera  ta  tête, 

De  quiconque  mettra  ma  vengeance  en  mon  choix  ^ 

Adieu  :  j'en  perds  le  temps  à  crier  dans  ce  bois*  ; 

Mais  tu  verras  bientôt  si  je  vaux  quelque  chose,         96^ 

Et  si  ma  rage  en  vain  se  promet  ce  qu'elle  ose. 

PYMANTE. 

J'aime  tant  cette  ardeur  à  me  faire  périr. 

Que  je  veux  bien  moi-même  avec  vous  y  courir. 

Qui  s'échappe  sur  l'heure  et  jette  son  venin, 
Comme  il  est  anime  de  la  seule  impuissance, 
A  force  de  grossir,  se  crève  en  sa  naissance.  (i635!-57) 

1.  Var.  Traître,  ne  prétend  pas  que  le  mien  s'adoucisse.  (iGSa-S^) 

î.  Voyez  au  Complément  des  variantes,  p.  365. 

3.  Dans  ce  passage,  qui  paraît  pour  la  première  fois  en  1660,  Dorise  exprime 
la  même  confiance  qu'fimilie  : 

Et  si  pour  me  gagner  il  faut  trahir  ton  maître. 

Mille  antres  à  l'envi  recevroirnt  cette  loi. 

S'ils  pouvoient  rn'acquérir  à  même  prix  que  toi. 

(Cinna,  acte  III,  se.  iv.) 
Si  j'ai  séduit  Cinna,  j'en  séduirai  bien  d'autres. 

{IhirI,,  acte  V,  se.  11.) 

4.  Var.  Adieu  :  j'en  perds  le  temps  à  crier  dans  ces  bois.  (i6Co-6ii) 


ACTE   III,   SCENE   V.  Sag 

DORISE. 

Traître,  ne  me  suis  point. 

PYMA>TE. 

Prendre  seule  la  fuite  ! 
Vous  vous  égareriez  à  marcher  sans  conduite;  97° 

Et  d'ailleurs  votre  habit,  où  je  ne  comprends  rien, 
Peut  avoir  du  mystère  aussi  bien  que  le  mien. 
L'asile  dont  tantôt  vous  faisiez  la  demande 
Montre  quelque  besoin  d'un  bras  qui  vous  défende  ; 
Et  mon  devoir  vers  vous  seroit  mal  acquitté,  97 ^ 

S'il  ne  vous  avoit  mise  en  lieu  de  sûreté. 
Vous  pensez  m'échapper  quand  je  vous  le  témoigne  ; 
Mais  vous  n'irez  pas  loin  que  je  ne  vous  rejoigne. 
L'amour  que  j'ai  pour  vous,  malgré  vos  dures  lois, 
Sait  trop  ce  qu'il  vous  doit,  et  ce  que  je  me  dois.      980 


FIN    DU    TROISIEME    ACTE. 


33o  CLITA-NDRE. 


ACTE   IV. 


SCENE   PREMIÈRE. 
PYMANTE,  DORISE'. 

DORISE. 

Je  te  le  dis  encor,  tu  perds  temps  à  me  suivre  ; 
Souffre  que  de  tes  yeux  ta  pitié  me  délivre  : 
Tu  redoubles  mes  maux  par  de  tels  entretiens. 

PYMANTE. 

Prenez  à  votre  tour  quelque  pitié  des  miens, 

Madame,  et  tarissez  ce  déluge  de  larmes-  :  oJ^s 

Pour  rappeler  un  mort  ce  sont  de  f'oibles  armes  ; 

Et  quoi  que  vous  conseille  un  inutile  ennui, 

Vos  cris  et  vos  sanglots  ne  vont  point  jusqu'à  lui. 

DORISE. 

Si  mes  sanglots  ne  vont  où  mon  cœur  les  envoie, 

Du  moins  par  eux  mon  àmc  y  trouvera  la  voic^  :       99" 

S'il  lui  faut  un  passage  afm  de  s'envoler. 

Ils  le  lui  vont  ouvrir  en  le  fermant  à  l'air. 

Sus  donc,  sus,  mes  sanglots  !  redoublez  vos  secousses  : 

Pour  un  tel  désespoir  vous  les  avez  trop  douces  ; 

Faites  pour  m'étouffcr  de  plus  puissants  efforts.  99^ 


1.  Var.  PYMANTE,  DonisE  dans  une  caverne.  (i632-57) 

2.  Var.  Tarissez  désormais  ce  rléluge  de  larmes  (a).   lOSa-fiy) 

3.  \'ar.   Au  moins  par  eux  mon  niuc  y  tmiivora  la  voie.  (ifiSa-B^) 

(a)  Le  IV"  aclc  commence  à  ce  vers  dans  les  éditions  do  lôSa-Sy. 


ACTE  IV,   SCÈNE   I.  33i 

PYMANTE. 

Ne  songez  plus,  Madame,  à  rejoindre  les  morts*  ; 
Pensez  plutôt  à  ceux  qui  n'ont  point  d'autre  envie  - 
Que  d'employer  pour  vous  le  reste  de  leur  vie  ; 
Pensez  plutôt  à  ceux  dont  le  service  offert 
Accepté  vous  conserve,  et  refusé  vous  perd.  looo 

DORISE. 

Crois-tu  donc,  assassin,  m'acqucrir  par  ton  crime  ? 

Qu'innocent  méprisé,  coupable  je  t'estime  ? 

A  ce  compte,  tes  feux  n'ayant  pu  m'émouvoir. 

Ta  noire  perfidie  obtiendroit  ce  pouvoir^? 

Je  chérirois  en  toi  la  qualité  de  traître,  ioo5 

Et  mon  affection  commenceroit  à  naître 

Lorsque  tout  l'univers  a  droit  de  te  haïr  ? 

PYMANTE. 

Si  j'oubliai  l'honneur  jusques  à  le  trahir, 

Si  pour  vous  posséder  mon  esprit,  tout  de  flamme, 

N'a  rien  cru  de  honteux,  n'a  rien  trouvé  d'Infàme,     loio 

Voyez  par  là,  voyez  l'excès  de  mon  ardeur  : 

Par  cet  aveuglement  jugez  de  sa  grandeur. 

DORISE. 

Non,  non,  ta  lâcheté,  que  j'y  vois  trop  certaine, 

N'a  servi  qu'à  donner  des  raisons  à  ma  haine. 

Ainsi  ce  que  j'avois  pour  toi  d'aversion  ioi5 

Vient  maintenant  d'ailleurs  que  d'inclination  : 

C'est  la  raison,  c'est  elle  à  présent  qui  me  guide 

Aux  mépris  que  je  fais  des  flammes  d'un  perfide. 

PYMANTE. 

Je  ne  sache  raison  qui  s'oppose  à  mes  vœux, 
Puisqu'ici  la  raison  n'est  que  ce  que  je  veux,  1020 


1.  Var.  Belle,  ne  songez  plus  à  rejoindre  les  morts.  (i632) 
Var.  Ne  songez  plus,  Dorise,  à  rejoindre  les  morts.  (iGW-ôy) 

2.  Var.  Pensez  plutôt  à  ceux  qui  vivants  n'ont  envie.  (1682-57) 

3.  Var.  Ton  perfide  attentat  obtiendroit  ce  pouvoir  .>•  (1632-57) 


332  CLITANDRE. 

Et  ployant  dessous  mol,  permet  à  mon  envie 
De  recueillir  les  fruits  de  vous  avoir  servie. 
Il  me  faut  des  faveurs  malgré  vos  cruautés'. 

DORTSE. 

Exécrable  !  ainsi  donc  tes  désirs  effrontés 

Voudroient  sur  ma  foiblesse  user  de  violence'?  'o^S 

PYMANTE. 

Je  ris  de  vos  refus,  et  sais  trop  la  licence 
Que  me  donne  l'amour  en  cette  occasion. 

DORISE,   lui  crevant  l'œil  de  son  aiguille'. 
Traître,  ce  ne  sera  qu'à  ta  confusion. 

PYMANTE,   portant  les  mains  à  son  œil  crevé  ^. 

Ah,  cruelle  ! 

DORISE  ^ 

Ah  !  brigand  ^  ! 

PYMANTE. 

Ah  !  que  viens-tu  de  faire? 

DORISE  '. 

De  punir  l'attentat  d'un  infâme  corsaire \  io3o 

1.  Var.   Il  me  faut  un  baiser  malgré  vos  cruautés  (a).  (1682-57) 

2.  Var.  Veulent  sur  ma  foiblesse  user  de  \iolence. 

PTM.  Que  sert  d'y  résister  ?  je  sais  trop  la  licence.  (i632-5-) 

3.  Var.  Elle  lui  crève   un   œil  du  poinçon   qui  Ini   étoil  demeuré  dans  les  che- 
veux. (1682,  en  marge.) — Elle  lui  crève  l'œil  de  son  aiguille.  (1668,  en  marge.) 

4.  Var.  Il  porte  les  mains  à  son  œil  crevé.  (i663,  en  marge.) 

5.  Var.  DORISE,  en  s'échappani  de  lui.  (1682-1657) 

6.  Var.  Ah  !  infâme  1  (1682) 

7.  Var.  DORISE,  sortie  de  la  caverne. 

8.  Var.  De  tirer  mon  honneur  des  cfTorts  d'tm  corsaire  (h). 
PYMANTE,  ramassant  son  èpée. 

Barbare,  je  t'aurai,  doiuse,  «e  cachant.  Fuyons,  il  va  sortir. 

Qu  a  propos  ce  buisson  s'offre  à  me  garantir  ! 

PYMANTE,  sorti.  Ne  crois  pas  m'échapper  ;  quoi  que  ta  ruse  fasse. 

J'ai  ta  mort  en  ma  main,  dorise,  cachée.  Dieux  !  le  voilà  qui  passe. 

PYMANTE  passe  de  Vautre  côté  du  théâtre  (c). 

Tigrcsse  ! 

(a)  En  marge  dans  l'édition  de  1683  :   //  veut  user  de  force. 

(';)  De  sauver  mon  honneur  des  efforts  d'un  corsaire.  (i644-57) 

(c)  PYMANTE,  passé  de  l'autre  côté  du  théâtre.  (  1644-57) 


ACTE   IV,   SCENE   I.  333 

PYMAINTE,  prenant  son  épée  dans  la  caverne,  où  il  l'avoit  jetée 
au  second  acte  '. 

Ton  sang  m'en  répondra  ;  tu  m'auras  beau  prier, 
Tu  mourras. 

DORISE. 

Fuis,  Dorise,  et  laisse-le  crier. 

DORISE,  revenant  sur  le  Ihéâlre  (a). 

Il  est  passé,  je  suis  hors  de  danger. 
Ainsi  dorénavant  mon  sort  puisse  changer  ! 
Ainsi  dorénavant  le  ciel  plus  favorable 
Me  prête  en  ces  malheurs  une  main  secourable  I 
Cependant  pour  loyer  de  sa  lubricité  (6), 
Son  œil  m'a  répondu  de  sa  pudicité. 
Et  dedans  son  cristal  mon  aiguille  enfoncée. 
Attirant  ses  deux  mains,  ma  désembarrassée. 
Aussi  le  falloit-il  que  ce  même  poinçon. 
Qui  premier  de  mon  sexe  engendra  ce  soupçon. 
Fût  l'auteur  de  ma  prise  et  de  ma  délivrance, 
Et  qu'après  mon  péril  il  fît  mon  assurance  (c). 
Va  donc,  monstre  bouEB  de  luxure  et  d'orgueil. 
Venge  sur  ces  rameaux  la  perte  de  ton  œil, 
Fais  servir  si  tu  veux,  dans  ta  forcenerie. 
Les  feuilles  et  le  vent  d'objets  à  ta  furie  : 
Dorise,  qui  s'en  moque  et  fuit  d'autre  côté, 
En  s'éloignant  de  toi  se  met  en  sûreté, 

SCÈNE  II  (d). 

PYM.  Qu'est-elle  devenue  ?  Ainsi  donc  l'inhumaine 
Après  un  tel  affront  rend  ma  poursuite  vaine  ! 
Ainsi  donc  la  cruelle,  à  guise  d'un  éclair. 
En  me  frappant  les  yeux  est  disparue  en  l'air  ! 
[Ou  plutôt,  l'un  perdu,  l'autre  m'est  inutile.]  (lôSa-ôy) 
i.Var.  Il  prend  son  épée   dans    la    ijrotte    où    il  l'avoit  jetée  au  second  acte. 
(i663,  en  marge.) 

(o)  Ici  commence  la  scène  ii  dans  les  éditions  de  1644-67. 
(6)  Pour  peine  cependant  de  sa  lubricité.  (1644-67) 

(c)  Ces  quatre  vers,  à  partir  de  :  «  Aussi  le  falloit-il,  etc. ,  »  manquent  dans  les 
éditions  de   i644-57. 

(d)  scÈ.NE  ni.  (1644-57) 


334  CLIT\>^DRE. 

SCÈNE  II. 

PYMANTE. 

Où  s'est-elle  cachée  ?  où  l'emporte  sa  fuite  ? 

Où  faut-il  que  ma  rage  adresse  ma  poursuite  ? 

La  tigresse  m'échappe,  et  telle  qu'un  éclair,  io35 

En  me  frappant  les  yeux,  elle  se  perd  en  l'air  ; 

Ou  plutôt,  l'un  perdu,  l'autre  m'est  inutile  ; 

L'un  s'offusque  du  sang  qui  de  l'autre  distile. 

Coule,  coule,  mon  sang:  en  de  si  grands  malheurs', 

Tu  dois  avec  raison  me  tenir  lieu  de  pleurs  :  io4o 

Ne  verser  désormais  que  des  larmes  communes. 

C'est  pleurer  lâchement  de  telles  infortunes. 

Je  vois  de  tous  côtés  mon  supplice  approcher  ; 

N'osant  me  découvrir,  je  ne  me  puis  cacher. 

Mon  forfait  avorté  se  lit  dans  ma  disgrâce",  '"45 

Et  ces  gouttes  de  sang  me  font  suivre  à  la  trace. 

Miraculeux  effet  !  Pour  traître  que  je  sois. 

Mon  sang  l'est  encor  plus,  et  sert  tout  à  la  fois 

De  pleurs  à  ma  douleur,  d'indices  à  ma  prise, 

De  peine  à  mon  forfait,  de  vengeance  à  Dorise.         >o5o 

0  toi  qui,  secondant  son  courage  inhumain^, 
Loin  d'orner  ses  cheveux,  déshonores  sa  main. 
Exécrable  instrument  de  sa  brutale  rage, 
ïu  dcvois  '  pour  le  moins  respecter  son  image: 
Ce  portrait  accompli  d'un  chef-d'œuvre  des  cieux,    i<>^i5 

1.  Far.   Coule,  coule,  mon  sang  :  dans  de  si  grands  malheurs.  (iGSa-S^) 

2.  Var.   Mon  forfait  évidunt  se  lit,  dans  ma  di.sgràce.  (1632-57) 

3.  Var.   Bourreau  qui,  serondanl  son  courant  inhumain  (a). 
Au  lieu  d'orner  son  poil,  deshonorez  (sic)  sa  main.  (i032) 

4.  On  lit  lu  devrais  dans  l'édition  de    i(332,   mais   c'est    proljabloiucnl   une 
faute  d'impression. 

(a)  En  marge  :  //  tient  à  la  main  le  poinçon   que   Dorise  lui  avoit  laissé  ilans 
l'œil. 


ACTE  IV,   SCÈNE  II.  335 

Imprimé  dans  mon  cœur,  exprimé  dans  mes  yeux, 
Quoi  que  te  commandât  une  âme  si  cruelle  ', 
Devoit  être  adoré  de  ta  pointe  rebelle. 

Honteux  restes  d'amour  qui  brouillez  mon  cerveau  ! 
Quoi  !  puis-je  en  ma  maîtresse  adorer  mon  bourreau"? 
Remettez-vous,  mes  sens  ;  rassure-toi,  ma  rage  ; 
Reviens,  mais  reviens  seule  animer  mon  courage^  ; 
Tu  n'as  plus  à  débattre  avec  mes  passions 
L'empire  souverain  dessus  mes  actions  ; 
L'amour  vient  d'expirer,  et  ses  flammes  éteintes^        io6  5 
Ne  t'imposeront  plus  leurs  infâmes  contraintes. 
Dorise  ne  tient  plus  dedans  mon  souvenir 
Que  ce  qu'il  faut  de  place  à  l'ardeur  de  punir"  : 

1 .  Var.  Quoi  que  te  commandât  son  âme  courroucée, 
Devoit  être  adoré  de  ta  pointe  émoussée  ; 
Quelque  secret  instinct  te  devoit  figurer 

Que  se  prendre  à  mon  œil  c  etoit  le  déchirer. 

Et  toi,  belle,  reviens,  reviens,  cruelle  ingrate, 

Voir  comme  encor  lamour  en  ta  faveur  me  flatte. 

Ce  poinçon  qu'à  mon  heur  j'éprouve  si  fatal. 

Ce  n'est  qu'à  ton  sujet  que  je  lui  veux  du  mal  : 

Vois  dans  ces  vains  propos,  par  où  mon  cœur  se  venge. 

Moins  de  blâme  pour  lui  que  pour  toi  de  louange  (a). 

Tu  n'as  dans  ta  colère  usé  que  de  tes  droits. 

Et  ma  vie  et  ma  mort  dépendant  de  tes  lois, 

11  t'étoit  libre  encor  de  m 'être  plus  funeste. 

Et  c'est  de  ta  pitié  que  j'en  tiens  ce  qui  reste. 

Reviens,  belle,  reviens,  que  j'offre  tout  blessé 

A  tes  ressentiments  ce  que  tu  m'as  laissé. 

Lâche  et  honteux  retour  de  ma  flamme  insensée  ! 

Il  semble  que  déjà  ma  fureur  soit  passée. 

Et  tous  mes  sens,  brouillés  d'un  désordre  nouveau. 

Au  lieu  de  ma  maîtresse  adorent  mon  bourreau,  (i  682-57) 

2.  Var.   Pourrois-je  en  ma  maîtresse  adorer  mon  bourreau.  (i66o) 

3.  Var.   Seule  je  te  permets  d'occuper  mon  courage.  (1682-57) 

4.  Var.   L'amour  vient  d'expirer,  et  ses  flammes  dernières 
S'éteignant  ont  jeté  leurs  plus  vives  lumières.  (i632-57) 

5.  Var.   Que  ce  qu'il  faut  de  place  aux  soins  de  la  punir  : 

Je  n'ai  plus  de  penser  qui  n'en  veuille  à  sa  vie.  (1682-D7) 

(a)  Ces  quatre  vers,  à  partir  de  ;  «  Ce  poinçon  qu'à  mon  heur,  etc.,  »  ne  sont 
que  dans  l'édition  de  1682. 


336  CLITANDRE. 

Je  n'ai  plus  rien  en  moi  qui  n'en  veuille  à  sa  vie. 

Sus  donc,  qui  me  la  rend?  Destins,  si  votre  envie,      "170 

Si  votre  haine  encor  s'obstine  à  mes  tourments  ', 

Jusqu'à  me  réserver  à  d'autres  châtiments, 

Faites  que  je  mérite,  en  trouvant  l'inhumaine, 

Par  un  nouveau  forfait,  une  nouvelle  peine  ; 

Et  ne  me  traitez  pas  avec  tant  de  rigueur,  1075 

Que  mon  feu  ni  mon  fer  ne  touchent  point  son  cœur. 

Mais  ma  fureur  se  joue,  et  demi-languissante. 

S'amuse  au  vain  éclat  d'une  voix  impuissante. 

Recourons  aux  effets,  cherchons  de  toutes  parts  ; 

Prenons  dorénavant  pour  guides  les  hasards'-.  loSo 

Quiconque  ne  pourra  me  montrer  la  cruelle  ^, 

Que  son  sang  aussitôt  me  réponde  pour  elle  ; 

Et  ne  suivant  ainsi  qu'une  incertaine  erreur, 

Remplissons  tous  ces  lieux  de  carnage  et  d'horreur. 

(Une  tempête  survient.) 
Mes  menaces  déjà  font  trembler  tout  le  monde  :  iof^5 

Le  vent  fuit  d'épouvante,  et  le  tonnerre  en  gronde  ; 
L'œil  du  ciel  s'en  retire,  et  par  un  voile  noir. 
N'y  pouvant  résister,  se  défend  d'en  rien  voir  ; 
Cent  nuages  épais  se  distillant  en  larmes, 
A  force  de  pitié,  veulent  m'ôter  les  armes  ;  "ogo 

La  nature  étonnée  embrasse  mon  courroux*, 
Et  veut  m'oifrir  Dorise,  ou  devancer  mes  coups. 
Tout  est  de  mon  parti  :  le  ciel  même  n'envoie 
Tant  d'éclairs  redoublés  qu'afm  que  je  la  voie. 
Quelques  lieux  où  l'elTroi  porte  ses  pas  errants'',  «og^ 

1.  Var.   Implacable  pour  moi,  s'obstine  à  mes  lounnents, 
Si  vous  me  réservez  à  d'autres  chtitimcnls.  (i63a-57) 

2.  Var.   Prenons  dorénavant  pour  guide  les  hasards,  (i 644-57) 

3.  Var.  Quiconque  rencontré  n'en  saura  de  nouvelle.  (i632  et  48) 
Var.  Quiconque  rencontré  n'en  saura  la  nouvelle.  (i644et  62-57) 

4.  Var.  L'univers,  n'ayant  pas  de  force  à  m'opposer. 
Me  vient  offrir  Dorise  afin  de  m'apaiser.  (1682-57) 

.  Var.  Quelque  part  où  la  peur  porte  ses  pas  errants.  (iG32-47) 


ACTE  IV,   SCÈNE  II.  33; 

Ils  sont  entrecoupés  de  mille  gros  torrents. 

Que  je  serois  heureux,  si  cet  éclat  de  foudre', 

Pour  m'en  faire  raison,  l'avoit  réduite  en  poudre  1 

Allons  voir  ce  miracle,  et  désarmer  nos  mains, 

Si  le  ciel  a  daigné  prévenir  nos  desseins.  i  lot 

Destins,  soyez  enfin  de  mon  intelligence. 

Et  vengez  mon  affront,  ou  souffrez  ma  vengeance  ! 


SCENE   III. 

FLORIDAN. 

Quel  bonheur  m'accompagne  en  ce  moment  fatal  ! 

Le  tonnerre  a  sous  moi  foudroyé  mon  cheval, 

Et  consumant  sur  lui  toute  sa  violence, 

Il  m'a  porté  respect  parmi  son  insolence. 

Tous  mes  gens,  écartés  par  un  subit  effroi. 

Loin  d'être  à  mon  secours,  ont  lui  d'autour  de  moi. 


1.    Var.   0  suprême  faveur  !  Ce  grand  éclat  de  foudre, 
Décoché  sur  son  chef,  le  vient  de  mettre  en  poudre. 
Ce  fer,  s'il  est  ainsi,  me  va  tomber  des  mains  ; 
Ce  coup  aura  sauvé  le  reste  des  humains. 
Satisfait  par  sa  mort,  mon  esprit  se  modère, 
Et  va  sur  sa  charogne  achever  sa  colère  (a). 

SCÈNE  III  (6). 

LE  PBiscE.  Que  d'heur  en  ce  péril  !  sans  me  faire  aucun  mal, 

[Le  tonnerre  a  sous  moi  foudroyé  mon  cheval,] 

Et  consommant  sur  lui  toute  sa  violence  (c). 

M'a  montré  son  respect  parmi  son  insolence. 

Holà  !  quelqu'un  à  moi  !  Tous  mes  gens  écartés. 

Loin  de  me  secourir,  suivent  de  tous  côtés 

L'effroi  de  la  tempête  ou  l'ardeur  de  la  chasse. 

Cette  ardeur  les  emporte  ou  la  frayeur  les  glace. 

[Cependant  seul,  à  pied,  je  pense  à  tous  moments.]  (1632-07) 

(a)  Et  va  par  ce  spectacle  assouvir  sa  colère.  (iGii-ôy) 

(6)  SCÈNE  IV.  (i644-57) 

(c)  [Et  consumant  sur  lui  toute  sa  violence.]  (1648-67) 

Corneille,  i  2 


338  CLITANDRE. 

Ou  déjà  dispersés  par  l'ardeur  de  la  chasse, 

Ont  dérobé  leur  tête  à  sa  fière  menace.  1 1  •  o 

Cependant  seul,  à  pied,  je  pense  à  tous  moments 

Voir  le  dernier  débris  de  tous  les  éléments, 

Dont  Tobstination  à  se  faire  la  guerre 

Met  toute  la  nature  au  pouvoir  du  tonnerre. 

Dieux,  si  vous  témoignez  par  là  votre  courroux,  «  «  i5 

De  Clitandre  ou  de  moi  lequel  menacez-vous  ? 

La  perte  m'est  égale,  et  la  même  tempête 

Qui  Tauroit  accablé  tomberoit  sur  ma  tête. 

Pour  le  moins,  justes  Dieux,  s'il  court  quelque  danger'. 

Souffrez  que  je  le  puisse  avec  lui  partager.  »  1 20 

J'en  découvre  à  la  fin  quelque  meilleur  présage  ; 

L'haleine  manque  aux  vents,  et  la  force  à  l'orage  ; 

Les  éclairs,  indignés  d'être  éteints  par  les  eaux. 

En  ont  tari  la  source  et  séché  les  ruisseaux  ; 

Et  déjà  le  soleil  de  ses  rayons  essuie  '  '  35 

Sur  ces  moites  rameaux  le  reste  de  la  pluie. 

Au  lieu  du  bruit  affreux  des  foudres  décochés, 

Les  petits  oisillons,  encor  demi-cachés^ 

Mais  je  verrai  bientôt  quelques-uns  de  ma  suite  : 
Je  le  juge  à  ce  bruit. 


,  Var.  Pour  témoins,  Dieux,  s'il  court  quelque  danger  fatal. 
Qu'il  en  ait  comme  moi  plus  de  peur  que  de  mal.  (iC32-57) 

.  \ar.  [Les  petits  oisillons,  encor  dcmi-cachés.] 
Poussent  en  tremblotant,  et  hasardent  à  peine 
Leur  voix,  qui  se  dérobe  à  la  peur  incertaine 
Qui  tient  encor  leur  âme  et  ne  leur  permet  pas 
De  se  croire  du  tout  préservés  du  trépas. 
J'aurai  bientôt  ici  quelques-uns  de  ma  suite.  (lôSa-S^) 


ACTE  IV,    SCÈNE   IV.  SSg 

SCÈNE  IV. 
FLORIDAN,  PYMANTE,  DORISE». 

PYMANTE  saisit  Dorise  qui  le  fuyoit^. 

Enfin,  malgré  ta  fuite,  1 1 3o 

Je  te  retiens,  barbare. 

DORISE. 

Hélas  ! 

PYMANTE. 

Songe  à  mourir  ; 
Tout  l'univers  ici  ne  te  peut  secourir. 

FLORIDAN. 

L'égorger  à  ma  vue  !  ô  l'indigne  spectacle  ! 
Sus,  sus,  à  ce  brigand  opposons  un  obstacle. 
Arrête,  scélérat  ! 

PTMAXTE. 

Téméraire,  où  vas-tu  !  1 1  35 

FLORIDAN. 

Sauver  ce  gentilhomme  à  tes  pieds  abattu. 

DORISE. 

Traître,  n'avance  pas  ;  c'est  le  Prince. 

PTMANTE,  tenant  Dorise  d'une  main,  et  se  battant  de  l'aulre    . 

N'importe*  ; 
Il  m'oblige  à  sa  mort,  m'ayant  vu  de  la  sorte. 

FLORIDAN . 

Est-ce  là  le  respect  que  tu  dois  à  mon  rang  ? 


I.  Var.    LE    PBINCE,    PYMAXTE,  DORISE,  DEUX   VENEIRS.    (iGSa) 

2.Var.   PTMAXTE,   terrassant   Dorise.    (iGSa-Go)  —    //    saisit    Dorise    qui- 
fuyait.  (i663,  en  marge.) 

3.  Var.  PïMASTE,  tenant  Dorise  d'une  main,  se  bat  de  l'autre  contre  le  Prince, 
(1632)  —  //  tient  Dorise  d'un  main,  et  se  bat  de  l'autre.  (i663,  en  marge.) 

l\.  Var.  C'est  le    Prince,  tout  beau  !    pym.  Prince  ou  non,   ne   m'importe. 

(1632-57) 


34o  •  CLITANDRE. 

PYMANTE. 

Je  ne  connois  ici  ni  qualités  ni  sang  :  1 1 4o 

Quelque  respect  ailleurs  que  ta  naissance  obtienne  \ 
Pour  assurer  ma  vie,  il  faut  perdre  la  tienne. 

DORISE. 

S'il  me  demeure  encor  quelque  peu  de  vigueur, 
Si  mon  débile  bras  ne  dédit  point  mon  cœur, 
J'arrêterai  le  tien. 

PYMAjNTE. 

Que  fais-tu,  misérable  ?  1 1 45 

DORISE  "". 

Je  détourne  le  coup  d'un  forfait  exécrable. 

PIMA^'TE. 

Avec  ces  vains  efforts  crois-tu  m'en  empêcher  ^^ 

FLORIDAN. 

Par  une  heureuse  adresse  il  l'a  fait  trébucher. 
Assassin,  rends  l'épée*. 


SCENE  V. 

FLORIDAN,    PYMANTE,    DORISE,    trois    Veneurs, 

portant    en    leurs    inains    les    vrais     habits    de    Pymante,     Lycaste    et 
Dorise  3. 

PREMIER    VEÎSEUR. 

Ecoute,  il  est  fort  proche  : 


I.  Var,  Quelque  respect  ailleurs  que  ton  gratlo  s'obtienne.  (iCSa-S^) 
3.Var.  DORISE,  le  faisant  trébucher.  (lO/ii-Oo  et  Gi't)  —    Elle  fait  trébucher 
Pymante.  (i6G3,  en  marge.) 

3.  En  marge,  dans  l'édition  de  1682  :  Dorise,  s' embarrassant  dans  ses  jambes, 
le  fait  trébucher. 

4.  En  marge,  dans  l'édition  do  iGSa  :  //  saute  sur  Pymante,  et  deu.r  veneurs 
paraissent,  chargés  des  vrais  habits  de  Pymante,  Lycaste  et  Dorise.  —  Il  n'y  a 
point  de  distinction  de  scène. 

3.  ]ar.Ils  portent  en  leurs  mains  les  vrais  habits,  etc.  (i6G3,  en  marge.) 


ACTE   IV,   SCÈNE  V.  3^1 

C'est  sa  voix  qui  résonne  au  creux  de  cette  roche,        i  '  5o 
Et  c'est  lui  que  tantôt  nous  avions  entendu. 

FLORIDAN  désarme  Pymante,  et  en  donne  1  epée  à  garder 
à  Dorise  ' . 

Prends  ce  fer  en  ta  main. 

PYMANTE. 

Ah  ci  eux  !  je  suis  perdu. 

SECOND    VENEUR. 

Oui,  je  le  vois.  Seigneur,  quelle  aventure  étrange  % 
Quel  malheureux  destin  en  cet  état  vous  range  P 

FLORIDAN. 

Garrottez  ce  maraud  ;  les  couples  de  vos  chiens  i  lââ 

Vous  y  pourront  servir,  faute  d'autres  liens. 

Je  veux  qu'à  mon  retour  une  prompte  justice 

Lui  fasse  ressentir  par  l'éclat  d'un  supplice  ', 

Sans  armer  contre  lui  que  les  lois  de  l'Etat, 

Que  m'attaquer  n'est  pas  un  léger  attentat.  »  ' 60 

Sachez  que  s'il  s'échappe  il  y  va  de  vos  têtes. 

PREMIER   VENEUR. 

Si  nous  manquons,  Seigneur,  les  voilà  toutes  prêtes^. 

Admirez  cependant  le  foudre  et  ses  efforts, 

Qui  dans  cette  forêt  ont  consumé  trois  corps  ^  : 

En  voici  les  habits,  qui  sans  aucun  dommage  »  '65 

Semblent  avoir  bravé  la  fureur  de  l'orage. 

FLORIDAN. 

Tu  montres  à  mes  yeux  de  merveilleux  effets  ^. 

1.  Var.  LE  pauiCE,  à  Dorise.   (i633-6o)  —  //  désarme  Pymante,  etc.  (i663, 
en  marge.) 

2.  Var.  Le  voilà,  Monseigneur,  quelle  aventure  étrange. 
Et  quel  mauvais  destin  en  cet  état  vous  range  ? 

LE  PRniCE.  Garrottez  ce  maraud  ;  faute  d'autres  liens. 
Employez-y  plutôt  les  couples  de  vos  chiens.  (1632-57) 

3.  Var.  Lui  fasse  ressentir  par  un  cruel  supplice.  (i63a-57) 
Var.  Lui  fasse  ressentir  par  un  juste  supplice.  (1660) 

4.  Var.   En  ce  cas,  Monseigneur,  les  voilà  toutes  prêtes.  (1632-07) 

5.  Var.  Qui  dans  cette  forêt  ont  consommé  trois  corps.  (i632) 

6.  Var.  Tu  me  montres  vraiment  de  merveilleux  effets.  (1632-57) 


343  CLITANDRE. 

DORISE. 

Mais  des  marques  plutôt  de  merveilleux  forfaits. 
Ces  habits,  dont  n'a  point  approché  le  tonnerre  *, 
Sont  aux  plus  criminels  qui  vivent  sur  la  terre  :  1 170 

Connoissez-les,  grand  prince,  et  voyez  devant  vous  ^ 
Pymante  prisonnier,  et  Dorise  à  genoux. 

FLORIDAN. 

Que  ce  soit  là  Pymante,  et  que  tu  sois  Dorise  I 

DORISE. 

Quelques  étonnements  qu'une  telle  surprise 

Jette  dans  votre  esprit,  que  vos  yeux  ont  déçu,  1 1 75 

D'autres  le  saisiront  quand  vous  aurez  tout  su. 

La  honte  de  paroître  en  un  tel  équipage 

Coupe  ici  ma  parole  et  l'étouffé  au  passage  ; 

Souffrez  que  je  reprenne  en  un  coin  de  ce  bois  ^ 

Avec  mes  vêlements  l'usage  de  la  voix,  1 180 

Pour  vous  conter  le  reste  en  habit  plus  sortable. 

FLORIDAN. 

Cette  honte  me  plaît  :  ta  prière  équitable, 

En  faveur  de  ton  sexe  et  du  secours  prêté. 

Suspendra  jusqu'alors  ma  curiosité. 

Tandis,  sans  m'éloigner  beaucoup  de  cette  place,        1 1  85 

Je  vais  sur  ce  coteau  pour  découvrir  la  chasse  ; 

Tu  l'y  ramèneras.  Vous,  s'il  ne  veut  marcher  ^, 

I.  Var.   Ces  habil.s  que  n'a  point  apiiroché  Çtic)  le  lonnorre.  (i632-57) 
3.  Var.   Connoissez-les,  mon  prince,  et  voyez  devant  vous.  (iG.Sa-fio) 

3.  Var.   Souffrez  que  je  reprenne  en  un  coin  de  ces  bois.  (i632-6i) 

4.  Var.  Tu  l'y  ramèneras.  Toi,  s'il  ne  veut  marcher, 
Garde-le  cependant  au  pied  de  ce  rocher. 

SCÈNE  V. 

CLÉON  et  encore  un   Veneur  (a). 
ciroN.  Tes  avis,  qui  n'ont  rien  que  do  l'incertitude, 
N'otenl  point  mon  esprit  de  son  inquiétude, 

(a)  sctNK  vil.  CLtoN  el  un  autre  ve.xeur.  (i6/i.''i-57) 


ACTE  IV,   SCÈNE  V.  343 

Gardez-le  cependant  au  pied  de  ce  rocher. 

(Le  Prince  sort,  et  un  des  veneurs  s'en  va  avec  Dorise,  et  les  autres 
mènent  1  Pymante  d'un  autre  côté.) 


SCENE  VI. 

CLITANDRE,  le  Geôlier. 

CLITANDRE,  en  prison". 

Dans  ces  funestes  lieux  où  la  seule  inclémence 

D'un  rigoureux  destin  réduit  mon  innocence,  •  ■  9" 

Je  n'attends  désormais  dti  reste  des  humains 

Ni  faveur  ni  secours,  si  ce  n'est  par  tes  mains. 

LE    GEOLIER. 

Je  ne  connois  que  trop  où  tend  ce  préambule  \ 
Vous  n'avez  pas  affaire  à  quelque  homme  crédule  : 

Et  ne  me  font  pas  voir  le  Prince  en  ce  besoin. 

3«  VESEUB.  Assurez-vous  sur  moi  qu'il  ne  peut  être  loin  : 

La  mort  de  son  cheval,  étendu  sur  la  terre. 

Et  tout  fumant  encor  d'un  éclat  de  tonnerre. 

L'ayant  réduit  à  pied,  ne  lui  permettra  pas 

En  si  peu  de  loisir  d'en  éloigner  ses  pas. 

ciÉoN.  Ta  foible  conjecture  a  bien  peu  d'apparence. 

Et  flatte  vainement  ma  débile  espérance  : 

Le  moyen  que  le  Prince,  aussitôt  remonté, 

De  ce  funeste  lieu  ne  se  soit  écarté. 

.3^  VENEUR.  Chacun,  plein  de  frayeur  au  bruit  de  la  tempête. 

Qui  çà,  qui  là,  cherchoit  où  garantir  sa  tète  ; 

Si  bien  que,  séparé  possible  de  son  train, 

Il  n'aura  trouvé  lors  d'autre  cheval  en  main  (a)  ; 

Joint  à  cela  que  l'œil,  au  sentier  où  nous  sommes, 

N'en  remarque  aucuns  pas  mêlés  à  ceux  des  hommes. 

niÉo>.  Poursuivons  ;  mais  je  crois  que,  pour  le  rencontrer, 

11  faudroit  quelque  Dieu  qui  nous  le  vînt  montrer,  (i 632-57) 

1.  Var.  Et  l'autre  mène.  (1682-57) 

2.  Dans  les  éditions  de  1682-60  les  mots  en  prison  ne  sont  pas  placés  ici, 
mais  à  la  ligne  précédente  :  clitandre,  en  prison,  le  geôlier.  —  En  marge, 
dans  l'édition  de  i663  :   //  parle  en  prison. 

3.  Var.  A  d'autres  :  je  vois  trop  où  tend  ce  préambule.  (i632) 

(a)  Il  n'aura  pas  trouvé  d'autre  cheval  en  main.  (16H-57) 


3A4  CLITANDRE. 

Tons,  dans  cette  prison,  dont  je  porte  les  clés',  1 19^ 

Se  disent  comme  vous  du  malheur  accablés  ^, 

Et  la  justice  à  tous  est  injuste  de  sorte 

Que  la  pitié  me  doit  leur  faire  ouvrir  la  porte  ; 

Mais  je  me  tiens  toujours  ferme  dans  mon  devoir  : 

Soyez  coupable  ou  non,  je  n'en  veux  rien  savoir  ;        i  aoo 

Le  Roi,  quoi  qu'il  en  soit,  vous  a  mis  en  ma  garde 

Il  me  sufBt  :  le  reste  en  rien  ne  me  regarde  \ 

CLITAINDRE. 

Tu  juges  mes  desseins  autres  qu'ils  ne  sont  pas. 

Je  tiens  Féloignement  pire  que  le  trépas, 

Et  la  terre  n'a  point  de  si  douce  province  i3o5 

Où  le  jour  m'agréât  loin  des  yeux  de  mon  Prince. 

Hélas  !  si  tu  voulois  l'envoyer  avertir^ 

Du  péril  dont  sans  lui  je  ne  saurois  sortir, 

Ou  qu'il  lui  fût  porté  de  ma  part  une  lettre. 

De  la  sienne  en  ce  cas  je  t'ose  bien  promettre  '  3 1 

Que  son  retour  soudain  des  plus  riches  te  rend  : 

Que  cet  anneau  t'en  serve  et  d'arrhe  et  de  garant  ; 

Tends  la  main  et  l'esprit  vers  un  bonheur  si  proche. 

LE    GEÔLIER. 

Monsieur,  jusqu'à  présent  j'ai  vécu  sans  reproche. 

Et  pour  me  suborner  promesses  ni  présents  i3i5 

N'ont  et  n'auront  jamais  de  charmes  suffisants. 

C'est  de  quoi  je  vous  donne  une  entière  assurance  : 

Perdez-en  le  dessein  avecque  l'espérance  : 

Et  puisque  vous  dressez  des  pièges  à  ma  foi. 

Adieu,  ce  lieu  devient  trop  dangereux  pour  moi ''.      '33" 


I.  Var.  Tous,  dedans  ces  cachots,  dont  je  porte  les  clés.  (iGSa-S^) 
a.  Var.   Se  disent  comme  vous  de  malheur  accablés.  (lô^i) 
3.  Var.   Il  suffit  :  le  surplus  en  rien  ne  me  regarde.  (iG^a) 
fi.  Var.   Hélas!  si  tu  voulois  envoyer  l'avertir.  (i632) 
F).  En  marge,  dans  l'édition  de  lôSa  :  Il  sort,  —  Il  n'y  a  pas  de  distinction 
de  scène. 


ACTE  IV,   SCÈNE  VII.  345 

SCÈNE   VII. 

CLITANDRE. 

Va,  tigre!  va,  cruel,  barbare,  impitoyable'! 

Ce  noir  cachot  n'a  rien  tant  que  toi  d'effroyable. 

Va,  porte  aux  criminels  tes  regards,  dont  Thorreur 

Peut  seule  aux  innocents  imprimer  la  terreur": 

Ton  visage  déjà  commençoit  mon  supplice;  i^^s 

Et  mon  injuste  sort,  dont  tu  te  fais  complice, 

Ne  t'envoyoit  ici  que  pour  m'épouvanter, 

Ne  t'envoyoit  ici  que  pour  me  tourmenter. 

Cependant,  malheureux,  à  qui  me  dois-je  prendre 

D'une  accusation  que  je  ne  puis  comprendre?  >  2  3o 

A-t-on  rien  vu  jamais,  a-t-on  rien  vu  de  tel  ? 

Mes  gens  assassinés  me  rendent  criminel  ; 

L'auteur  du  coup  s'en  vante,  et  l'on  m'en  calomnie  ; 

On  le  comble  d'honneur  et  moi  d'ignominie  ; 

L'échafaud  qu'on  m'apprête  au  sortir  de  prison,         i23  5 

C'est  par  où  de  ce  meurtre  on  me  fait  la  raison. 

Mais  leur  déguisement  d'autre  côté  m'étonne  : 

Jamais  un  bon  dessein  ne  déguisa  personne  ; 

Leur  masque  les  condamne,  et  mon  seing  contrefait, 

M'imputant  un  cartel,  me  charge  d'un  forfait.  laio 

Mon  jugement  s'aveugle,  et,  ce  que  je  déplore. 

Je  me  sens  bien  trahi,  mais  par  qui  ?  je  l'ignore  ; 

Et  mon  esprit  troublé,  dans  ce  confus  rapport. 

Ne  voit  rien  de  certain  que  ma  honteuse  mort. 

Traître,  qui  que  tu  sois,  rival,  ou  domestique,       1245 


1.  Var.  Va,  tigre  !  va,  cruel,  barbare  impitoyable  (a)!  (1652-07) 

2.  Var.   Seule  aux  cœurs  innocents  imprime  la  terreur.  (1633-57) 

(a)  Les  éditions  indiquées  n'ont  point  de   virgule  entre  les  deux  derniers 
mots  du  vers. 


346  GLITANDRE. 

Le  ciel  te  garde  encore  un  destin  plus  tragique. 

N'importe,  vif  ou  mort,  les  gouffres  des  enfers 

Auront  pour  ton  supplice  encor  de  pires  fers  *. 

Là  mille  affreux  bourreaux  t'attendent  dans  les  flammes  ; 

Moins  les  corps  sont  punis,  plus  ils  gênent  lésâmes,  i2  5o 

Et  par  des  cruautés  qu'on  ne  peut  concevoir, 

Ils  vengent  l'innocence  au  delà  de  l'espoir^. 

Et  vous,  que  désormais  je  n'ose  plus  attendre, 

Prince,  qui  m'honoriez  d'une  amitié  si  tendre. 

Et  dont  l'éloignement  fait  mon  plus  grand  malheur^,    1 2  5  5 

Bien  qu'un  crime  imputé  noircisse  ma  valeur. 

Que  le  prétexte  faux  d'une  action  si  noire 

Ne  laisse  plus  de  moi  qu'une  sale  mémoire  ^, 

Permettez  que  mon  nom,  qu'un  bourreau  va  ternir, 

Dure  sans  infamie  en  votre  souvenir;  1360 

Ne  vous  repentez  point  de  vos  faveurs  passées, 

Comme  chez  un  perfide  indignement  placées  : 

J'ose,  j'ose  espérer  qu'un  jour  la  vérité 

Paroîtra  toute  nue  à  la  postérité. 

Et  je  tiens  d'un  tel  heur  l'attente  si  certaine,  '2  65 

Qu'elle  adoucit  déjà  la  rigueur  de  ma  peine  ; 

Mon  âme  s'en  chatouille,  et  ce  plaisir  secret 

La  prépare  à  sortir  avec  moins  de  regret. 


1.  Var.  Auront  pour  ton  supplirc  rncor  ries  pires  fers.  (i652  et  5") 

2.  Var.  Vengent  les  innocents  par  delà  leur  espoir.  (1602-57) 

3.  Var.  Et  dont  l'éloignement  fut  mon  plus  grand  malheur,  (i  632-57) 
fi.  Var.  N'aille  laisser  de  moi  qu'une  sale  mémoire.  (1632-57) 


ACTE  IV,   SCENE  VIII.  34? 


SGElNE  VIII. 
FLORIDAN,  PYMA^TE,  CLÉON,  DORISE, 

en  habit  de  femme  ;   TROIS  Veneurs'. 

FLORIDAN,   à  Dorise  et  Cléon''^. 
Vous  m'avez  dit  tous  deux  d'étranges  aventures. 
Ah!  Glitandre  !  ainsi  donc  de  fausses  conjectures      1270 
T'accablent,  malheureux,  sous  le  courroux  du  Roi^! 
Ce  funeste  récit  me  met  tout  hors  de  moi. 

CLÉON. 

Hâtant  un  peu  le  pas,  quelque  espoir  me  demeure^ 
Que  vous  arriverez  auparavant  qu'il  meure. 

FLORIDAN. 

Si  je  n'y  viens  à  temps,  ce  perfide  en  ce  cas  1273 

A  son  ombre  immolé  ne  me  suffira  pas. 

C'est  trop  peu  de  l'auteur  de  tant  d'énormes  crimes  ; 

Innocent,  il  aura  d'innocentes  victimes. 

Où  que  soit  Rosidor,  il  le  suivra  de  près. 

Et  je  saurai  changer  ses  myrtes  en  cyprès\  "3^0 

DORISE. 

Souiller  ainsi  vos  mains  du  sang  de  l'innocence  ! 

FLORIDAN. 

Mon  déplaisir  m'en  donne  une  entière  licence. 
J'en  veux,  comme  le  Roi,  faire  autant  à  mon  tour; 

1.  Var.  LE  PRINCE,  DORISE,  fin  son  habit  de  femme  ;  pymantk,  garrotté  et  con- 
duit par  trois  veneurs  ;  cléon.  (lôSa)  —  Les  mots  en  habit  de  femme  man- 
quent dans  l'édition  de  i663. 

2.  Les  mots  à  Dorise  et  Cléon  ne  se  trouvent  pas  dans  les  éditions  de  iGSa 
et  de  i663. 

3.  Var.  T'accablent  malheureux  (a)  sous  le  courroux  du  Roi  !  (1633-07) 

4.  Var.   Hâtant  un  peu  de  pas,  quelque  espoir  me  demeure.  (i632) 

5.  Var.  Ses  myrtes  prétendus  tourneront  en  cyprès.  (1632-57) 

(a)  L'omission  des  deux  virgules  modifie  le  sens,  mais  c'est  probablement 
une  faute,  commune  aux  éditions  indiquées. 


348  CLITANDRE. 

Et  puisqu'en  sa  faveur  on  prévient  mon  retour, 

Il  est  trop  criminel.  Mais  que  viens-je  d'entendre'  ?    laSô 

Je  me  tiens  presque  sûr  de  sauver  mon  Glitandre  ; 

La  chasse  n'est  pas  loin,  où  prenant  un  cheval, 

Je  préviendrai  le  coup  de  son  malheur  fatal  ; 

Il  suffit  de  Cléon'  pour  ramener  Dorise. 

Vous  autres,  gardez  bien  de  lâcher  votre  prise;         139° 

Un  supplice  l'attend,  qui  doit  faire  trembler 

Quiconque  désormais  voudroit  lui  ressembler. 


I.  En  marge,  dans  l'édition  de  1682  :   On  sonne  dn  cor  derrière. 
3    L'édition  de  lôSa  porte  ;   //  suffit  que  Cléon  ;  toutes  les  autres  :  //  suffit 
de  Cléon. 


i 


FIN     DU    QUATRIEME    ACTE. 


ACTE  V,   SCÈNE  I.  Sig 


ACTE  V. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

FLORIDAN,  CLITANDRE,  un  Prévôt, 
CLÉON. 

FLORIDAN,   parlant  au  prévôt*. 

Dites  vous-même  au  Roi  qu'une  telle  innocence' 

Légitime  en  ce  point  ma  désobéissance. 

Et  qu'un  homme  sans  crime  avoit  bien  mérité  »  295 

Que  j'usasse  pour  lui  de  quelque  autorité. 

Je  vous  suis.  Cependant,  que  mon  heur  est  extrême, 

Ami,  que  je  chéris  à  l'égal  de  moi-même^, 

D'avoir  su  justement  venir  à  ton  secours 

Lorsqu'un  infâme  glaive  alloit  trancher  tes  jours,         1 3oo 

Et  qu'un  injuste  sort,  ne  trouvant  point  d'obstacle, 

Apprêtoit  de  ta  tête  un  indigne  spectacle  ! 

CLITANDRE. 

Ainsi  qu'un  autre  Alcide,  en  m'arrachant  des  fers, 
Vous  m'avez  aujourd'hui  retiré  des  enfers^; 
Et  moi  dorénavant  j'arrête  mon  envie  1 3o5 

A  ne  servir  qu'un  prince  à  qui  je  dois  la  vie. 

FLORIDAN. 

Réserve  pour  Galiste  une  part  de  tes  soins. 

I.  Var.  Il  parle  au  prévôt.  (i663,  en  marge.) 
3.  Var.  Allez  toujours  au  Roi  dire  qu'une  innocence.  (1682) 
Var.  Allez  devant  au  Roi  dire  qu'une  innocence.  (i644-57) 

3.  Var.  Cher  ami,  que  je  tiens  comme  un  autre  moi-même.  (i63a-57) 

4.  Var.  Vous  m'avez,  autant  vaut,  retiré  des  enfers.  (1682-57) 


35o  CLITANDRE. 

CLIT  ANDRE. 

C'est  à  quoi  désormais  je  veux  penser  le  moins'. 

FLORIDAN. 

Le  moins  !  Quoi  I  désormais  Galiste  en  ta  pensée 
iN'auroit  plus  que  le  rang  d'une  image  effacée  ?  1 3io 

CLITANDRE. 

J'ai  honle  que  mon  cœur  auprès  d'elle  attaché 

De  son  ardeur  pour  vous  ait  souvent  relâché'-, 

Ait  souvent  pour  le  sien  quitté  votre  service  : 

C'est  par  là  que  j'avois  mérité  mon  supplice  ; 

Et  pour  m'en  faire  naître  un  juste  repentir,  1 3 1 5 

Il  semble  que  les  Dieux  y  vouloient  consentir  ; 

Mais  voire  heureux  retour  a  calmé  cet  orage. 

FLORIDAN. 

Tu  me  fais  assez  lire  au  fond  de  ton  courage^  : 

La  crainte  de  la  mort  en  chasse  des  appas 

Qui  l'ont  mis  au  péril  d'un  si  honteux  trépas,  «3ao 

Puisque  sans  cet  amour  la  fourbe  mal  conçue* 

Eûl  manqué  contre  toi  de  prétexte  et  d'issue  ; 

Ou  peut-être  à  présent  tes  désirs  amoureux 

Tournent  vers  des  objets  un  peu  moins  rigoureux''. 

CLITANDRE. 

Doux  ou  cruels,  aucun  désormais  ne  me  touche.  '325 

FLORIDAN. 

L'amour  dompte  aisément  l'esprit  le  plus  farouche  ; 
C'est  à  ceux  de  notre  âge  un  puissant  ennemi  : 
Tu  ne  connois  encor  ses  forces  qu'à  demi  ; 
Ta  résolution,  un  peu  trop  violente. 


1.  Var.  C'est  à  quoi  désormais  je  veux  songer  lo  moins.  (i6!?2-Go) 

2.  Var.  Ait  son  ardeur  vers  vous  si  souvent  relâché, 

Si  souvent  pour  le  sien  quitté  votre  service.  (i632-57) 

3.  Var.   Je  devine  à  peu  prés  le  fond  de  ton  courage,  (i 082-57) 

4.  Var.   Vu  que  sans  cette  amour  la  fourbe  mal  conçue.  (i632-6o) 
D   Var.  Se  cherchent  des  objets  un  peu  moins  rigoureux.  (1O32-57) 


ACTE  V,    SCENE  I.  35i 

N'a  pas  bien  consulté  ta  jeunesse  bouillante.  i3  3o 

Mais  que  veux-tu,  Gléon,  et  qu'est- il  arrivé'  ? 
Pymante  de  vos  mains  se  seroit-il  sauvé  ? 

CLÉON. 

Non,  Seigneur  :  acquittés  de  la  charge  commise', 
Vos  veneurs  ont  conduit  Pymante,  et  moi  Dorise  ; 
Et  je  viens  seulement  prendre  un  ordre  nouveau^.        «  335 

FLORIDAN. 

Qu'on  m'attende  avec  eux  aux  portes  du  château. 

Allons,  allons  au  Roi  montrer  ton  innocence^  ; 

Les  auteurs  des  forfaits  sont  en  notre  puissance  ; 

Et  l'un  d'eux,  convaincu  dès  le  premier  aspect. 

Ne  te  laissera  plus  aucunement  suspect.  i3/io 

SCÈNE  II. 

ROSIDOR,    sur  son  lit^. 

Amants  les  mieux  payés  de  votre  longue  peine, 

Vous  de  qui  l'espérance  est  la  moins  incertaine, 

Et  qui  vous  figurez,  après  tant  de  longueurs, 

Avoir  droit  sur  les  corps  dont  vous  tenez  les  cœurs, 

En  est-il  parmi  vous  de  qui  l'âme  contente  i3  45 

Goûte  plus  de  plaisir  que  moi  dans  son  attente  ? 

En  est-il  parmi  vous  de  qui  l'heur  à  venir 

D'un  espoir  mieux  fondé  se  puisse  entretenir  ? 

Mon  esprit,  que  captive  un  objet  adorable. 

Ne  l'éprouva  jamais  autre  que  favorable.  1 35o 

J'ignorerois  encor  ce  que  c'est  que  mépris, 


I.  En  marge,  dans  l'édition  de  1682  :  Cléon  entre. 

1.  Var.  Grâce  ans  Dieux,  acquittés  de  la  charge  commise.  (1632-57) 

3.  Var.  Et  je  viens,  Monseigneur,  prendre  un  ordre  nouveau.  (1632-57) 

4.  En  marge,  dans  l'édition  de  i632  :  Cléon  s'en  va. 

5.  Var.  RosiDOB,  dansson  lit.  (1682-57) —  H  est  sur  son  lit.  (i663,  en  marge.) 


3d2  CLITANDRE. 

Si  le  sort  d'un  rival  ne  me  Tavoit  appris*. 

Je  te  plains  toutefois,  Clitandre,  et  la  colère 

D'un  grand  roi  qui  te  perd  me  semble  trop  sévère. 

Tes  desseins  par  l'effet  n'étoient  que  trop  punis ^  ;        1 355 

Nous  voulant  séparer,  tu  nous  as  réunis. 

Il  ne  te  falloit  point  de  plus  cruels  supplices 

Que  de  te  voir  toi-même  auteur  de  nos  délices. 

Puisqu'il  n'est  pas  à  croire,  après  ce  lâche  tour', 

Que  le  Prince  ose  plus  traverser  notre  amour.  i  36û 

Ton  crime  t'a  rendu  désormais  trop  infâme 

Pour  tenir  ton  parti  sans  s'exposer  au  blâme  : 

On  devient  ton  complice  à  te  favoriser. 

Mais,  hélas  I  mes  pensers,  qui  vous  vient  diviser*? 

Quel  plaisir  de  vengeance  à  présent  vous  engage?        1 36  5 

Faut-il  qu'avec  Caliste  un  rival  vous  partage  ? 

Retournez,  retournez  vers  mon  unique  bien  : 

Que  seul  dorénavant  il  soit  votre  entretien  ; 

Ne  vous  repaissez  plus  que  de  sa  seule  idée  ; 

Faites-moi  voir  la  mienne  en  son  âme  gardée.  «370 

Ne  vous  arrêtez  pas  à  peindre  sa  beauté, 

C'est  par  oii  mon  esprit  est  le  moins  enchanté  ; 

Elle  servit  d'amorce  à  mes  désirs  avides  ; 

Mais  ils  ont  su  trouver  des  objets  plus  solides"^  : 


1.  \ar.  [Si  le  sort  d'un  rival  ne  me  l'avoit  appris.] 

Les  flammes  de  Caliste  à  mes  flammes  répondent, 

Je  ne  lais  point  de  vœux  que  les  siens  ne  secondent  ; 

11  n'est  point  de  souhaits  qui  ne  m'en  soient  permis, 

Ni  de  contentonienis  qui  ne  m'en  soient  promis, 

Clitandre,   qui  jamais  n'attira  que  sa  haine. 

Ne  peut  plus  m'opposer  le  Prince,  ni  la  Reine  ; 

Si  mon  heur  de  sa  part  avoit  quelque  défaut, 

Avec  sa  tète  on  va  l'ôter  sur  l'échafaud. 

[Je  te  plains  toutefois,  Clitandre,  et  la  colère.]  (i63a-57) 
a.  Var.  Tes  desseins  du  succès  étoient  assez  punis.  (iGSa-S^) 

3.  Var.  Vu  qu'il  n'est  pas  à  croire,  après  ce  lâche  tour.  (1682-67) 

4.  Var,  Mais  hélas!  mes  pensées  (sic)  qui  vous  veut  diviser?  (1667) 

5.  Var.   Mais  il  leur  faut  depuis  des  objets  plus  solides.  (1632-67) 


ACTE  V,   SCÈNE   II.  353 

Mon  feu  qu'elle  alluma  fût  mort  au  premier  jour,        1375 

S'il  n'eût  été  nourri  d'un  réciproque  amour. 

Oui,  Caliste,  et  je  veux  toujours  qu'il  m'en  souvienne, 

J'aperçus  aussitôt  ta  flamme  que  la  mienne  : 

L'amour  apprit  ensemble  à  nos  cœurs  à  brûler  ; 

L'amour  apprit  ensemble  à  nos  yeux  à  parler  ;  1 38o 

Et  sa  timidité  lui  donna  la  prudence 

De  n'admettre  que  nous  en  notre  confidence  : 

Ainsi  nos  passions  se  déroboient  à  tous  ; 

Ainsi  nos  feux  secrets  n'ayant  point  de  jaloux' 

Mais  qui  vient  jusqu'ici  troubler  mes  rêveries  ?  1 385 

SCÈNE  III. 

ROSIDOR,  CALISTE. 

CALISTE. 

Celle  qui  voudroit  voir  tes  blessures  guéries, 
Celle.... 

ROSIDOR. 

Ah  !  mon  lieur,  jamais  je  n'obtiendrois  sur  moi 
De  pardonner  ce  crime  à  tout  aulre^  qu'à  toi. 
De  notre  amour  naissant  la  douceur  et  la  gloire 
De  leur  charmante  idée  occupoient  ma  mémoire  :     'Sgo 
Je  flattois  ton  image,  elle  me  reflattoit  ; 
Je  lui  faisois  des  vœux,  elle  les  acceptoit  ; 
Je  formols  des  désirs,  elle  en  aimoit  l'hommage. 
La  désavoueras-tu,  cette  flatteuse  image? 
Voudras-tu  démentir  notre  entretien  secret?  iSgS 

Seras-tu  plus  mauvaise  enfin  que  ton  portrait  ? 

CALISTE. 

Tu  pourrois  de  sa  part  te  faire  tant  promettre, 

1.  Voyez  au  Complément  des  variantes,  p.  867. 

2.  Il  y  a  tout  autre,  au  masculin,  dans  toutes  les  éditions  qui  ont  ce    texte. 
\oyez  ci-dessus,  p.  228,  note  a. 

Corneille,  i  a3 


354  CLITANDRE. 

Que  je  ne  voudrois  pas  tout  à  fait  m'y  remettre  ; 

Quoiquà  dire  le  vrai  je  ne  sais  pas  trop  bien 

En  quoi  je  dédirois  ce  secret  entretien,  i4oo 

Si  ta  pleine  santé  me  donnoit  lieu  de  dire 

Quelle  borne  à  tes  vœux  je  puis  et  dois  prescrire. 

Prends  soin  de  te  guérir,  et  les  miens  plus  contents 

Mais  je  te  le  dirai  quand  il  en  sera  temps. 

ROSIDOR. 

Cet  énigme  enjoué  n'a  point  d'incertitude  i4o5 

Qui  soit  propre  à  donner  beaucoup  d'inquiétude, 

Et  si  j'ose  entrevoir  dans  son  obscurité, 

Ma  guérison  importe  à  plus  qu'à  ma  santé. 

Mais  dis  tout,  ou  du  moins  souffre  que  je  devine, 

Et  te  die  à  mon  tour  ce  que  je  m'imagine.  l'iio 

CALISTE. 

Tu  dois,  par  complaisance  au  peu  que  j'ai  d'appas. 

Feindre  d'entendre  mal  ce  que  je  ne  dis  pas. 

Et  ne  point  m'envier  un  moment  de  délices 

Que  fait  goûter  l'amour  en  ces  petits  supplices. 

Doute  donc,  sois  en  peine,  et  montre  un  cœur  gêné    >  ^  ■& 

D'une  amoureuse  peur  d'avoir  mal  deviné  ; 

Tremble  sans  craindre  trop;  hésite,  mais  aspire'; 

Attends  de  ma  bonté  qu'il  me  plaise  tout  dire. 

Et  sans  en  concevoir  d'espoir  trop  affermi, 

N'espère  qu'à  demi,  quand  je  parle  à  demi.  >4^o 

ROSIDOR. 

Tu  parles  à  demi,  mais  un  secret  langage 
Qui  va  jusques  au  cœur  m'en  dit  bien  davantage. 
Et  tes  yeux  sont  du  tien  de  mauvais  truchements, 
Ou  rien  plus  ne  s'oppose  à  nos  contentements. 

CALISTE. 

Je  l'avois  bien  prévu,  que  ton  impatience  '4 35 

I.  Var.  Espère,  mais  hésite  ;  hésite,  mais  aspire.   (1G60  et  G3) 
[  ar.   Doute  clans  ton  espoir;  héslle,  mais  aspire.  (itJ64) 


ACTE  V,   SCÈNE  III.  355 

Porteroit  ton  espoir  à  trop  de  confiance, 

Que  pour  craindre  trop  peu  tu  devinerois  mal. 

ROSIDOR. 

Quoi  !  la  Reine  ose  encor  soutenir  mon  rival  ? 
Et  sans  avoir  d'horreur  d'une  action  si  noire 

CALISTE. 

Elle  a  rame  trop  haute  et  chérit  trop  la  gloire  i43o 

Pour  ne  pas  s'accorder  aux  volontés  du  Roi, 
Qui  d'un  heureux  hymen  récompense  ta  foi 

ROSIDOR. 

Si  notre  heureux  malheur  a  produit  ce  miracle, 

Qui  peut  à  nos  désirs  mettre  encor  quelque  obstacle  ? 

CALISTE. 

Tes  blessures. 

ROSIDOR. 

Allons,  je  suis  déjà  guéri.  i435 

CALISTE. 

Ce  n'est  pas  pour  un  jour  que  je  veux  un  mari, 
Et  je  ne  puis  souffrir  que  ton  ardeur  hasarde 
Un  bien  que  de  ton  roi  la  prudence  retarde. 
Prends  soin  de  te  guérir,  mais  guérir  tout  à  fait, 
Et  crois  que  tes  désirs 

ROSIDOR. 

N'auront  aucun  effet.        '44o 

CALISTE. 

N'auront  aucun  effet  !  qui  te  le  persuade? 

ROSIDOR. 

Un  corps  peut-il  guérir,  dont  le  cœur  est  malade? 

CALISTE. 

Tu  m'as  rendu  mon  change,  et  m'as  fait  quelque  peur  ; 
Mais  je  sais  le  remède  aux  blessures  du  cœur. 
Les  tiennes,  attendant  le  jour  que  tu  souhaites,         i4  45 
Auront  pour  médecins  mes  yeux  qui  les  ont  faites  : 
Je  me  rends  désormais  assidue  à  te  voir. 


356  CLITANDRE. 

ROSIDOR. 

Cependant,  ma  chère  âme,  il  est  de  mon  devoir 
Que  sans  perdre  de  temps  j'aille  rendre  en  personne* 
D'humbles  grâces  au  Roi  du  bonheur  qu'il  nous  donne. 

CALISTE. 

Je  me  charge  pour  toi  de  ce  remercîment. 

Toutefois  qui  sauroit  que  pour  ce  compliment 

Une  heure  hors  d'ici  ne  pût  beaucoup  te  nuire  ^, 

Je  voudrois  en  ce  cas  moi-même  t'y  conduire, 

Et  j'aimerois  mieux  être  un  peu  plus  tard  à  toi,        1455 

Que  tes  justes  devoirs  manquassent  vers  ton  roi  ^. 

ROSmOR. 

Mes  blessures  n'ont  point,  dans  leurs  foibles  atteintes, 
Sur  quoi  ton  amitié  puisse  fonder  ses  craintes. 

CALISTE. 

Viens  donc,  et  puisqu'enfin  nous  faisons  mêmes  vœux, 
En  le  remerciant  parle  au  nom  de  tous  deux.  UGo 


SCENE  IV. 

ALCANDRE,  FLORIDAN,  CLITANDRE,  PYMANTE, 
DORISE,  GLÉON,  Prévôt,  trois  Veneurs. 

ALCANDRE. 

Que  souvent  notre  esprit,  trompé  par  l'apparence^, 
Règle  ses  mouvements  avec  peu  d'assurance  ! 


1 .  Var.  Que  sans  plus  difTérer  je  m'en  aille  en  personne 
Remercier  le  Roi  du  bonheur  qu'il  nous  donne.  (iGSa-S^) 

2.  Var.  Une  heure  hors  du  lit  ne  te  ])ùt  beaucoup  nuire.  (1682-57) 

3.  Fur.  Que  tes  humbles  devoirs  manquassent  vers  ton  roi. 
Ros.  Mes  blessures  n'ont  pas,  en  leurs  foibles  atteintes, 
[Sur  quoi  ton  amitié  puisse  fonder  ses  craintes.] 

CAL.  Reprends  donc  tes  habits,   nos.  Ne  sors  pas  de  ce  lieu. 
CAL.  Je  rentre  incontinent,  nos.   Adieu  donc,  sans  adieu.  (1632-67) 
/».  Var.  Que  souvent  notre  esprit,  trompé  de  l'apparence.  (i632) 


ACTE  V,   SCÈNE  IV.  35? 

Qu'il  est  peu  de  lumière  en  nos  entendements, 

Et  que  d'incertitude  en  nos  raisonnements'  ! 

Qui  voudra  désormais  se  fie'  aux  impostures  i465 

Qu'en  notre  jugement  forment  les  conjectures  : 

Tu  suffis  pour  apprendre  à  la  postérité 

Combien  la  vraisemblance  a  peu  de  vérité. 

Jamais  jusqu'à  ce  jour  la  raison  en  déroute 

N'a  conçu  tant  d'erreur  avec  si  peu  de  doute '^;  '47° 

Jamais,  par  des  soupçons  si  faux  et  si  pressants, 

On  n'a  jusqu'à  ce  jour  convaincu  d'innocents. 

J'en  suis  honteux,  Clitandre,  et  mon  âme  confuse 

De  trop  de  promptitude  en  soi-même  s'accuse. 

Un  roi  doit  se  donner,  quand  il  est  irrité,  id?^ 

Ou  plus  de  retenue,  ou  moins  d'autorité. 

Perds-en  le  souvenir,  et  pour  moi,  je  te  jure 

Qu'à  force  de  bienfaits  j'en  répare  l'injure. 

CLIT.\>'DRE. 

Que  Votre  Majesté,  Sire,  n'estime  pas 

Qu'il  faille  m'attirer  par  de  nouveaux  appas.  1^80 

L'honneur  de  vous  servir  m'apporte  assez  de  gloire, 

Et  je  perdrois  le  mien,  si  quelqu'un  pouvoit  croire 

Que  mon  devoir  penchât  au  refroidissement. 

Sans  le  flatteur  espoir  d'un  agrandissement. 

Vous  n'avez  exercé  qu'une  juste  colère:  i48d 

On  est  trop  criminel  quand  on  peut  vous  déplaire  *, 

Et  tout  chargé  de  fers,  ma  plus  forte  douleur 

Ne  s'en  osa  jamais  prendre  qu'à  mon  malheur. 


1.  L'exemplaire  de  l'édition  de  1682  qui  appartient  à  la  Bibliothèque  impé- 
riale porte  ici  mes  raisonnements  ;  deux  autres,  que  nous  avons  pu  comparer, 
donnent  nos  raisonnements,  comme  notre  texte. 

2.  L'édition  de  1682,  au  lieu  de  se  fie,  qui  est  dans  toutes  les  autres, 
donne  se  fier.  C'est  évidemment  une  faute. 

3.  Var.  N'a  conçu  tant  d'erreur  avecque  moins  de  doute.  (i63a-57) 
Ix,  Var.  On  est  trop  criminel  quand  on  vous  peut  déplaire.  (iCoa-ôy) 


358  CLITANDRE. 

FLORIDAIS . 

Seigneur,  moi  qui  connois  le  fond  de  son  courage*, 
Et  qui  n'ai  jamais  vu  de  fard  en  son  langage,  Ugo 

Je  tiendrois  à  bonheur  que  Votre  Majesté 
M'acceptât  pour  garant  de  sa  fidélité. 

ALC ANDRE. 

Ne  nous  arrêtons  plus  sur  la  reconnoissance 

Et  de  mon  injustice,  et  de  son  innocence  : 

Passons  aux  criminels.  Toi  dont  la  trahison  1491 

A  fait  si  lourdement  trébucher  ma  raison  -, 

Approche,  scélérat.  Un  homme  de  courage 

Se  met  avec  honneur  en  un  tel  équipage^  ? 

Attaque,  le  plus  fort,  un  rival  plus  heureux? 

Et  présumant  encor  cet  exploit  dangereux,  i  âoo 

A  force  de  présents  et  d'infâmes  pratiques. 

D'un  autre  cavalier  corrompt  les  domestiques  ? 

Prend  cFun  autre  le  nom,  et  contrefait  son  seing, 

Afin  qu'exécutant  son  perfide  dessein, 

Sur  un  homme  innocent  tombent  les  conjectures  ?       i  no5 

Parle,  parle,  confesse,  et  préviens  les  tortures. 

PYMANTE. 

Sire,  écoutez-en  donc  la  pure  vérité. 

Votre  seule  faveur  a  fait  ma  lâcheté, 
Vous  dis-je,  et  cet  objet  dont  l'amour  me  transporte  \ 
L'honneur  doit  pouvoir  tout  sur  les  gens  de  ma  sorte  ;   •  ''  >  » 
Mais  recherchant  la  mort  de  qui  vous  est  si  cher% 
Pour  en  avoir  le  fruit  il  me  falloit  cacher  : 

1.  \ar.  Monsieur,  mol  qui  connois  lo  fond  do  son  courage.  (iGSa-Sy) 

2.  Var.  A  fait  si  lourdonioni  choppcr  notre  raison.  (iGSa-Sy) 

3.  Var.  Se  met  souvent,  non  pas?  en  un  tel  équipage.  (]fiîi?.-b']) 

4.  Var.  Vous,  dis-je,  cl  cet  objet  dont  l'amour  me  consomme. 
Je  sais  ce  que  l'iionneur  vouloit  d'im  genlllhomme; 

Mais  recherchant  la   mort  d'un  qui  nous  (a)  est  si  cher, 
Pour  en  avoir  les  fruits  il  me  falloit  cacher.  (1682) 

5.  Var.  M.nis  recherchant  la  mort  d'un  qui  vous  est  si  cher.  (ifi^i^i-Fty) 

(a)  C'est  évidemment  vous  qu'il  faut  lire. 


ACTE  V,   SCÈNE  IV.  359 

Reconnu  pour  Fauteur  d'une  telle  surprise, 
Le  moyen  d'approcher  de  vous  ou  de  Dorise  ? 

ALCA^DRE. 

Tu  dois  aller  plus  outre,  et  m'imputer  encor'  i  â  •  5 

L'attentat  sur  mon  fils  comme  sur  Rosidor  ; 

Car  je  ne  touche  point  à  Dorise  outragée  ; 

Chacun,  en  te  voyant,  la  voit  assez  vengée, 

Et  coupable  elle-même,  elle  a  bien  mérité 

L'affront  qu'elle  a  reçu  de  ta  témérité.  1^20 

PTMANTE. 

Un  crime  attire  l'autre,  et  de  peur  d'un  supplice, 

On  tâche,  en  étoufTant  ce  qu'on  en  voit  d'indice. 

De  paroître  innocent  à  force  de  forfaits. 

Je  ne  suis  criminel  sinon  manque  d'effets. 

Et  sans  l'âpre  rigueur  du  sort  qui  me  tourmente,         •  â  2  5 

\'ous  pleureriez  le  Prince  et  souffririez  Pymante. 

Mais  que  tardez- vous  plus  ?  j'ai  tout  dit  :  punissez. 

ALCANDRE. 

Est-ce  là  le  regret  de  tes  crimes  passés  ? 

Otez-le-moi  d'ici  :  je  ne  puis  voir  sans  honte 

Que  de  tant  de  forfaits  il  tient  si  peu  de  conte -.  1 5  3o 

Dites  à  mon  conseil  que,  pour  le  châtiment. 

J'en  laisse  à  ses  avis  le  libre  jugement  ; 

Mais  qu'après  son  arrêt  je  saurai  reconnoître 

L'amour  que  vers  son  prince  il  aura  fait  paroître. 

Viens  çà,  toi,  maintenant,  monstre  de  cruauté \      i535 
Qui  joins  l'assassinat  à  la  déloyauté^. 
Détestable  Alecton,  que  la  Reine  déçue 
Avoit  naguère  au  rang  de  ses  lilles  reçue  ! 

1.  Var.  Va  plus  outre,  impudent,  pousse,  et  m'impute  encor.  (1682-57) 

2.  A  oyez  plus  haut,  p.   i5o,  la  note  relative  à  la  variante  du  vers  i34  de 
Mélite. 

3.  En  marge,  dans  l'édition  de  1682  :  Pymante  sort,  et  le  Roi  fait  approcher 
Dorise. 

4.  Var.  Qui  veux  joindre  le  meurtre  à  la  déloyauté.  (i632-64) 


36o  CLITAXDRE. 

Quel  barbare,  ou  pbitot  quelle  peste  d'enfer 

Se  rendit  ton  complice  et  te  donna  ce  fer  '  ?  1 5 4o 

DORISE. 

L'autre  jour,  dans  ce  bois  trouvé  par  aventure-, 
Sire,  il  donna  sujet  à  toute  l'imposture  ; 
Mille  jaloux  serpents  qui  me  rougeoient  le  sein 
Sur  cette  occasion  formèrent  mon  dessein  : 
Je  le  cachai  dès  lors. 

FLORIDAN. 

Il  est  tout  manifeste  >^45 

Que  ce  fer  n'est  enfm  qu'un  misérable  reste  ^ 
Du  malheureux  duel  où  le  triste  Arimant 
Laissa  son  corps  sans  âme  et  Daphné  sans  amant. 
Mais  quant  à  son  forfait,  un  ver  de  jalousie 
Jette  souvent  notre  âme  en  telle  frénésie,  i^âo 

Que  la  raison,  qu'aveugle  un  plein  emportement^, 
Laisse  notre  conduite  à  son  dérèglement  ; 
Lors  tout  ce  qu'il  produit  mérite  qu'on  l'excuse. 

ALCA^JDRE. 

De  si  foibles  raisons  mon  esprit  ne  s'abuse. 

FLORIDAN. 

Seigneur,  quoi  qu'il  en  soit,  un  fds  qu'elle  vous  rend  "  i  âss 
Sous  votre  bon  plaisir  sa  défense  entreprend  : 
Innocente  ou  coupable,  elle  assura  ma  vie. 

ALCANDRE. 

Ma  justice  en  ce  cas  la  donne  à  ton  envie  ; 

Ta  prière  obtient  môme  avant  que  demander 

Ce  qu'aucune  raison  ne  pouvoit  t'accorder.  lî^fio 

Le  pardon  t'est  acquis,  relève-toi,  Dorise, 

I.  \'ar.  Se  rendit  ton  complice  et  te  bailla  ce  fer  ?  (i63a-57) 

3.  \'ar.   L'autre  jour,  dans  ces  bois  trouvé  par  aventure.  (i63a-64) 

3.  V'ar.  Que  ce  fer  n'est  sinon  un  misérable  reste 

Du  malheureux  duel  où  le  pauvre  Arimant.  (1632-57) 
5.  Var.  Que  la  raison,  tombée  en  un  aveuglement.  (i633-.-)7') 
5.  Var.  Monsieur,  quoi  qu'il  en  soit,  un  fils  qu'elle  vous  rend.  (i63a-57) 


ACTE   V,   SCENE   IV.  36i 

Et  va  dire  partout,  en  liberté  remise, 

Que  le  Prince  aujourd'hui  te  préserve  à  la  fois 

Des  fureurs  de  Pymante  et  des  rigueurs  des  lois. 

DORISE. 

Après  une  bonté  tellement  excessive,  i5  65 

Puisque  votre  clémence  ordonne  que  je  vive, 
Permettez  désormais,  Sire,  que  mes  desseins 
Prennent  des  mouvements  plus  réglés  et  plus  sains  : 
Souffrez  que  pour  pleurer  mes  actions  brutales, 
Je  fasse  ma  retraite  avecque  les  Vestales,  «570 

Et  qu'une  criminelle  indigne  d'être  au  jour  ' 
Se  puisse  renfermer  en  leur  sacré  séjour. 

FLORIDAN . 

Te  bannir  de  la  cour  après  m'ètre  obligée, 
Ce  seroit  trop  montrer  ma  faveur  négligée. 

DORISE. 

N'arrêtez  point  au  monde  un  objet  odieux',  «57^ 

De  qui  chacun  d'horreur  détourneroit  les  yeux. 

FLORIDAN. 

Fusses-tu  mille  fois  encor  plus  méprisable, 

Ma  faveur  te  va  rendre  assez  considérable 

Pour  t'acquérir  ici  mille  inclinations  '. 

Outre  l'attrait  puissant  de  tes  perfections,  i58o 

Mon  respect  à  l'amour  tout  le  monde  convie 

Vers  celle  à  qui  je  dois  et  qui  me  doit  la  vie. 

Fais-le  voir,  cher  Clitandre,  et  tourne  ton  désir* 

Du  côté  que  ton  prince  a  voulu  te  choisir  : 

Réunis  mes  faveurs  t'unissant  à  Dorise.  «585 

CLITANDRE. 

Mais  par  cette  union  mon  esprit  se  divise, 

1.  Var.  Et  qu'ainsi  je  renferme  en  leur  sacré  séjour 
Une  qui  ne  dût  pas  seulement  voir  le  jour.  (i632-57) 

2.  lar.  N'arrêtez  point  au  monde  un  sujet  odieux.  (1632-07) 

3.  Var.  Pour  te  faire  l'objet  de  mille  affections.  (1632-57) 

II.  Var.  Fais-le  voir,  mon  Clitandre,  et  tourne  ton  désir.  (1632-57) 


362  CLlTAr^DRE. 

Puisqu'il  faut  que  je  donne  aux  devoirs  d'un  époux 
La  moitié  des  pensers  qui  ne  sont  dus  qu'à  vous. 

FLORIDAN. 

Ce  partage  m'oblige,  et  je  tiens  tes  pensées 

Vers  un  si  beau  sujet  d'autant  mieux  adressées.  iSgo 

Que  je  lui  veux  céder  ce  qui  m'en  appartient. 

ALCANDRE. 

Taisez- vous,  j'aperçois  notre  blessé  qui  vient. 


SCENE  V. 

ALCANDRE,  FLORIDAN,  CLÉON  *  CLITANDRE, 
ROSIDOR,  CALISTE,  DORISE. 

ALCANDRE. 

Au  comble  de  tes  vœux,  sûr  de  ton  mariage, 
N'es-tu  point  satisfait  ?  que  veux-tu  davantage  ? 

ROSIDOR. 

L'apprendre  de  vous.  Sire,  et  pour  remercîments      logS 
Nous  offrir  l'un  et  l'autre  à  vos  commandements-. 

ALCANDRE. 

Si  mon  commandement  peut  sur  toi  quelque  chose. 

Et  si  ma  volonté  de  la  tienne  dispose. 

Embrasse  un  cavalier  indigne  des  liens 

Oii  l'a  mis  aujourd'hui  la  trahison  des  siens.  i^oo 

Le  Prince  heureusement  l'a  sauvé  du  supplice, 

Et  ces  deux  '  que  ton  bras  dérobe  à  ma  justice, 

Corrompus  par  Pymante,  avoient  juré  ta  mort. 

Le  suborneur  depuis  n'a  pas  eu  meilleur  sort, 


I .  Dans  l'édition  de  i63a,  i,k  phince  (^Florldan)  et  clkon    no    fit^iironl  point 
parmi  les  acteurs  de  cette  scène. 

■2.  Var.  Offrir  encor  ma  vie  à  vos  commandements.  (16,32-57) 
3.  Lycaste  et  Gérontc.  Voyez  la  scène  ix  du  1'=''  acte. 


ACTE  V,   SCÈNE   V.  363 

Et  ce  traître,  à  présent  tombé  sous  ma  puissance,     i6o5 
Clitandre,  fait  trop  voir  quelle  est  son  innocence. 

rosidor'. 
Sire,  vous  le  savez,  le  cœur  me  l'avoit  dit, 
Et  si  peu  que  j'avois  près  de  vous  de  crédit-, 
Je  l'employai  dès  lors  contre  votre  colère. 

(A  Clitandre 3.) 
En  moi  dorénavant  faites  état  d'un  frère.  '  6 1  o 

CLITANDRE,    à   Rosidor^. 

En  moi,  d'un  serviteur  dont  l'amour  éperdu 
Ne  vous  conteste  plus  un  prix  qui  vous  est  dû''. 

DORISE,   à  Caliste. 
Si  le  pardon  du  Roi  ne  peut  donner  le  vôtre, 

Si  mon  crime 

caliste''. 
Ah  !  ma  sœur,  tu  me  prends  pour  une  autre^. 
Si  tu  crois  que  je  puisse  encor  m'en  souvenir*.  •  6 1 5 

ALCANDRE. 

Tu  ne  veux  plus  songer  qu'à  ce  jour  à  venir 
Oii  Rosidor  guéri  termine  une  hyménée''. 

Clitandre,  en  attendant  cette  heureuse  journée. 
Tâchera  d'allumer  en  son  âme  des  feux 
Pour  celle  que  mon  fils  désire,  et  que  je  veux;         1620 
A  qui,  pour  réparer  sa  faute  criminelle. 


1.  Var.  ROSIDOR,  au  Roi.  (i648) 

2.  Var.  Et  si  peu  que  j'avois  envers  vous  de  crédit.   (i632-6!5) 

3.  Les  mots  à  Clitandre  manquent  dans  les  éditions  de  1682,  Itti  et  53-6o. 
II.  Var.  CLITANDRE,  emhrassant  Rosidor.  (i64i-6o)  —  En  marge,  dans  l'édi- 
tion de  1682  :  //  embrasse  Clitandre  :  mais  ce  nom  est  là  par  erreur  pour  Rosidor. 

5.  Var.  Ne  vous  querelle  plus  un  prix  qui  vous  est  dû.  (i632-5y) 

6.  Var.  CALISTE,  en  l'embrassant.  (i632-6o) 

7    Var.  Ah  !  ma  sœur,  tu  me  prends  pour  un  autre  (a).  (  i633-6o) 

8.  Var.  Si  tu  crois  que  je  veuille  encor  m'en  souvenir.  (i632) 

9.  Var.  Que  Rosidor  guéri  termine  un  hyménée.  (1682-60) 

(a)  Vovez  ci-dessus,  p.  228,  la  variante  du  vers  1^25  deMclite,  et  la  note  qui 
s'y  rapporte. 


364  CLITANDRE. 

Je  défends  désormais  de  se  montrer  cruelle  ; 

Et  nous  verrons  alors  cueillir  en  même  jour' 

A  deux  couples  d'amants  les  fruits  de  leur  amour. 

I.  Far.  Ainsi  nous  verrons  lors  cueillir  en  même  jour.  (i633-57) 


FIN    DU    CINQUIEME    ET    DEUNIER     ACTE. 


COMPLEMENT 

DES   VARIANTES. 


956   [De  gène  qui  te  puisse  à  mon  gré  tourmenter.] 

Sus  d'ongles  et  de  dents  !  ptm.  Et  que  voulez- vous  faire  ? 

Dorise,  arrêtez-vous.  dor.  Je  me  veux  satisfaire  (a), 

Te  déchirant  le  cœur  (6).  pym.  \ouloir  ainsi  ma  mort  ! 

Il  faudroit  paravant  que  j'en  fusse  d'accord. 

Et  que  ma  patience  aidât  votre  foiblesse. 

Que  d'heur  !  je  tiens  ici  captive  ma  maîtresse. 

(//  lui  prend  les  mains  et  (es  lui  baise.)  (c) 

Elle  reçoit  mes  lois,  et  je  puis  disposer 

De  ses  mains  qu'à  mon  aise  on  me  laisse  baiser. 

DOR.  Cieux  cruels  !  ainsi  donc  votre  injustice  avoue 

Qu'un  perfide  plus  fort  de  ma  fureur  se  joue. 

Et  contre  ce  brigand  votre  inique  rigueur 

Me  donne  un  tel  courage,  et  si  peu  de  vigueur. 

Ah  sort  injurieux  !  maudite  destinée  ! 

Malheurs  trop  redoublés  !  détestable  journée  ! 

PTM.   Enfin  vos  cris  aigus  nous  pourroient  déceler  : 

Voici  tout  proche  un  lieu  plus  commode  à  parler  ; 

Belle  Dorise,  entrons  dedans  cette  caverne. 

Qu'un  peu  plus  à  loisir  Pymante  vous  gouverne. 

DOR.  Que  plutôt  ce  moment  puisse  achever  mes  jours  ! 

PTMANTE.  (Il  l'enlève  dans  la  caverne.)  (</) 

Non,  non,  il  faut  venir.  Doa.  A  la  force,  au  secours  ! 

SCÈNE  VI  (e). 
LYSARQUE,  CLÉON. 

iTS.  Je  t'ai  dit  en  deux  mots  ce  qu'on  fera  du  traître, 
Et  c'est  comme  le  Roi  l'a  promis  à  mon  maître. 
Dont  il  prend  l'intérêt  extrêmement  à  cœur. 
CLÉON.  Tu  me  viens  de  conter  des  excès  de  rigueur. 

(a)  Je  veux  me  satisfaire.  (16D2-57) 

(6)  Te  déchirer  le  cœur.  (i64ii-57) 

(c)  Lui  prenant  les  mains.  (1652-57. 

{d)  PYMANTE,  l'enlevant  dans  la  caverne.  (i644-57) 

(e)  SCÈNE  IV.  (1632) 


366  CLITANDRE. 

Bien  que  ce  cavalier  soit  atteint  de  ce  crime, 

On  dût  considérer  que  le  Prince  l'estime  (a). 

Lïs.   Et  c'est  ce  qui  le  perd  :  de  peur  de  son  retour. 

On  hâte  le  supplice  avant  la  fin  du  jour  ; 

Le  Roi,  qui  ne  pourroit  refuser  sa  requête. 

Lui  veut  à  son  desçu  (fc)  faire  couper  la  tête. 

De  vrai,  tout  le  conseil,  d'un  sentiment  plus  doux. 

Essayant  d'adoucir  l'aigreur  de  son  courroux, 

Vu  ce  tiers  échappé,  lui  propose  d'attendre 

Que  le  pendard  repris  ait  convaincu  Clitandre  (c)  ; 

Mais  il  ne  reçoit  point  d'autre  avis  que  le  sien. 

CLÉON.  L'accusé  cependant  coupable  ne  dit  rien  ? 

Lvs.  En  vain  le  malheureux  proteste  d'innocence, 

Le  Roi  dans  sa  colère  use  de  sa  puissance. 

Et  l'on  n'a  su  gagner  qu'avec  un  grand  effort 

Quatre  heures  qu'il  lui  donne  à  songer  à  la  mort. 

C'est  dont  je  vais  porter  la  nouvelle  à  mon  maître. 

CLÉoN.  S'il  n'est  content,  au  moins  il  a  sujet  de  l'être. 

Mais  dis-moi  si  ses  coups  le  mettent  en  danger. 

ivs.  11  ne  s'en  trouve  aucun  qui  ne  soit  fort  léger  ; 

Un  seul  du  genou  droit  offense  la  jointure. 

Dont  il  faut  que  le  lit  facilite  la  cure  ; 

Le  reste  ne  l'oblige  à  garder  la  maison, 

Et  quelque  écharpe  au  bras  en  feroit  la  raison. 

Adieu,  fais,  je  te  prie,  état  de  mon  service. 

Et  crois  qu'il  n'est  pour  toi  chose  que  je  ne  fisse. 

CLÉOiN.  Et  moi  pareillement  je  suis  ton  serviteur.  (//  esl  seul.')  (c/) 

Me  voilà  de  sa  mort  le  véritable  auteur  : 

Sur  mes  premiers  soupçons  le  Roi  mis  en  cervelle 

Devint  préoccupé  d'une  haine  mortelle, 

Et  depuis,  sous  1  appas  d'un  mandement  caché. 

Je  l'ai  d'entre  les  bras  de  son  prince  arraché. 

Que  sera-ce  de  moi  s'il  en  a  connoissance  .'' 

Rien  ne  me  garantit  qu'une  éternelle  absence  ; 

Après  qu'il  l'aura  su,  me  montrer  à  la  cour, 

C'est  m'offrir  librement  à  la  perte  du  jour. 

Faisons  mieux  toutefois  :  avant  que  l'heure  passe. 

Allons  encor  un  coup  le  trouver  à  la  chasse. 

Et  s'il  ne  peut  venir  à  temps  pour  le  sauver  (e), 

Par  une  prompte  fuite  il  faudra  s'esquiver.  (i632-57) 

(a)  Ne  se  souvient-on  point  que  le  prince  l'estime  ? 

LYS.  C'est  là  ce  qui  le  perd  :  de  peur  de  son  retour,  (i 6^4-57) 

(b)  A  son  desçu.  à  son  insu.  Voyez  plus  haut,  p.  i8o,  note  a. 

(c)  Que  l'assassin  repris  ait  convaincu  Clitandre.  (i644-57) 

((/)  Une  nouvelle  scène  (scink  vu)  commence  après  ce  vers  dans  les  éditions 
de  164^-57.  —  Les  mots  :  //  esl  seul,  y  manquent, 
(e)  Et  s'il  ne  vient  à  temps  pour  rabattre  les  coups. 

Par  une  prompte  fuite  évitons  son  courroux.  (i6^(4-57) 


VARIANTES.  367 

i384  Ainsi  nos  feux  secrets  n'avoient  point  de  jaloux, 
Tant  que  leur  sainte  ardeur,  plus  forte  devenue, 
Voulut  un  peu  de  mal  à  tant  de  retenue. 
Lors  on  nous  vit  quitter  ces  ridicules  soins. 
Et  nos  petits  larcins  souffrirent  les  témoins. 
Si  je  voulois  baiser  ou  tes  yeux  ou  ta  bouche. 
Tu  savois  dextrement  faire  un  peu  la  farouche. 
Et  me  laissant  toujours  de  quoi  me  prévaloir. 
Montrer  également  le  craindre  et  le  vouloir. 
Depuis  avec  le  temps  l'amour  s'est  fait  le  maître  ; 
Sans  aucune  contrainte  il  a  voulu  paroître  : 
Si  bien  que  plus  nos  cœurs  perdoient  de  liberté. 
Et  plus  on  en  voyoit  en  notre  privante. 
Ainsi  dorénavant,  après  la  foi  donnée, 
Nous  ne  respirons  plus  qu'un  heureux  hyménée, 
Et,  ne  touchant  encor  ses  droits  que  du  penser. 
Nos  feux  à  tout  le  reste  osent  se  dispenser  ; 
Hors  ce  point,  tout  est  libre  à  l'ardeur  qui  nous  presse  (a). 

SCÈNE  III. 
CALISTE,  ROSIDOR  (6). 

CAi.  Que  diras-tu,  mon  cœur,  de  voir  que  ma  maîtresse 

Te  vient  effrontément  trouver  jusques  au  lit  ? 

Ros.  Que  dirai-je,  sinon  que  pour  un  tel  délit, 

On  ne  m'échappe  à  moins  de  trois  baisers  d'amende  P 

CAL.  La  gentille  façon  d'en  faire  la  demande  ! 

ROS.  Mon  regret,  dans  ce  lit  qu'on  m'oblige  à  garder. 

C'est  de  ne  pouvoir  plus  prendre  sans  demander  : 

Autrement,  mon  souci,  tu  sais  comme  j'en  use. 

CAL.  En  effet,  il  est  vrai,  de  peur  qu'on  te  refuse. 

Sans  rien  dire  souvent  et  par  force  tu  prends. 

Ros.  Ce  que,  forcée  ou  non,  de  bon  cœur  tu  me  rends. 

CAL.  Tout  beau  :  si  quelquefois  je  souffre  et  je  pardonne 

Le  trop  de  liberté  que  ta  flamme  se  donne, 

C'est  sous  condition  de  n'y  plus  revenir. 

ROS.  Si  tu  me  rencontrois  d'humeur  à  la  tenir, 

Tu  chercherois  bientôt  moyen  de  t'en  dédire. 

Ton  sexe,  qui  défend  ce  que  plus  il  désire. 

Voit  fort  à  contre-cœur cal.  Qu'on  lui  désobéit. 

Et  que  notre  foiblesse  au  plus  fort  le  trahit. 

ROS.  Ne  dissimulons  point  :  est-il  quelque  avantage 

Qu'avec  nous  au  baiser  ton  sexe  ne  partage  ? 

CAL.  Vos  importunités  le  font  assez  juger. 

ROS.  Nous  ne  nous  en  servons  que  pour  vous  obliger  : 

C'est  par  où  notre  ardeur  supplée  à  votre  honte  ; 

(a)  En  marge,  dans  lédition  de    i632  :  caliste  entre  el  s'assied  sur  son  lit 
(6)  RosiDOR,  caliste.  (i644-57) 


368  CLITANDRE. 

Mais  l'un  et  l'autre  y  trouve  également  son  conte, 

Et  toutes  vous  dussiez  prendre  en  un  jeu  si  doux, 

Comme  même  plaisir,  même  intérêt  que  nous. 

CAL.  Ne  pouvant  le  gagner  contre  toi  de  paroles, 

J'opposerai  l'effet  à  tes  raisons  frivoles, 

Et  saurai  désormais  si  bien  te  refuser. 

Que  tu  verras  le  goût  que  je  prends  à  baiser  : 

Aussi  bien  ton  orgueil  en  devient  trop  extrême. 

Ros.  Simple,  pour  le  punir,  tu  te  punis  toi-même  : 

Ce  dessein  mal  conçu  te  venge  à  tes  dépens. 

Déjà  n'est-il  pas  vrai,  mon  heur,  tu  t'en  repens  ? 

Et  déjà  la  rigueur  d'une  telle  contrainte 

Dans  tes  yeux  languissants  met  une  douce  plainte  ; 

L'amour  par  tes  regards  murmure  de  ce  tort, 

Et  semble  m'avouer  d'un  agréable  effort. 

CAL.  Quoi  qu'il  en  soit,  Caliste  au  moins  t'en  désavoue. 

ROS.  Ce  vermillon  nouveau  qui  colore  ta  joue 

M'invite  expressément  à  me  licencier. 

CAL.   Voilà  le  vrai  chemin  de  te  disgracier. 

ROS.  Ces  refus  attrayants  ne  font  que  des  remises. 

CAL.  Lorsque  tu  te  verras  ces  privautés  permises, 

Tu  pourras  t'assurer  que  nos  contentements 

Ne  redouteront  plus  aucuns  empêchements. 

Kos.  Vienne  cet  heureux  jour  !  mais  jusque-là,  mauvaise, 

N'avoir  point  de  baisers  à  rafraîchir  ma  braise  ! 

Dussai-jc  être  impudent  autant  comme  importun  (a), 

A   tel  prix  que  ce  soit,  sache  qu'il  m'en  faut  un  (6). 

Dégoûtée,  ainsi  donc  ta  menace  s'exerce  ? 

CAL.  Aussi  n'est-il  plus  rien,  mon  cœur,  qui  nous  traverse. 

Aussi  n'est-il  plus  rien  qui  s'oppose  à  nos  vœux  : 

La  Reine,  qui  toujours  fut  contraire  à  nos  feux. 

Soit  du  piteux  récit  de  nos  hasards  touchée. 

Soit  de  trop  de  faveur  vers  un  traître  fâchée, 

A  la  fin  s'accommode  aux  volontés  du  Roi, 

[Qui  d'un  heureux  hymen  récompense  ta  foi.] 

ROS.  Qu'un  hymen  doive  unir  nos  ardeurs  nmtucUes  ! 

Ah  mon  heur  !  pour  le  port  de  si  bonnes  nouvelles, 

C'est  trop  peu  d'un  baiser,  cal.  Et  pour  moi  c'est  assez. 

ROS.  Ils  n'en  sont  que  plus  doux  étant  un  peu  forcés. 

Je  ne  m'étonne  plus  de  te  voir  si  privée. 

Te  mettre  sur  mon  lit  aussitôt  qu'arrivée  ; 

Tu  prends  possession  déjà  de  la  moitié, 

Comme  étant  toute  acquise  à  ta  chaste  amitié. 

Mais  à  quand  ce  beau  jour  qui  nous  doit  tout  permettre  ? 

CAL.  Jusqu'à  ta  guéri.son  on  l'a  voulu  renuittre. 

ROS.  Allons,  allons,  mon  ciuur,  je  suis  di-jà  guéri. 

(a)  Dussai-je  être  insolent  autant  comme  importun.  (16(48) 

lit)  En  marge,  dans  l'édition  de  i632  :  //  la  baise  sans  n'sistance. 


VARIAMES.  36c) 

[cAi.  Ce  n'est  pas  pour  un  jour  que  je  veux  un  mari.] 

Tout  beau  :  j  au  rois  regret,  ta  santé  liasardée. 

Si  tu  m'allois  quitter  sitôt  que  possédée. 

Retiens  un  peu  la  bride  à  tes  bouillants  désirs, 

Et  pour  les  mieux  goûter  assure  nos  plaisirs. 

Ros.  Que  le  sort  a  pour  moi  de  subtiles  malices  ! 

Ce  lit  doit  être  un  jour  le  champ  de  mes  délices, 

Et  recule  lui  seul  ce  qu'il  doit  terminer  ; 

Lui  seul  il  m'interdit  ce  qu'il  me  doit  donner 

c^iL.  L'attente  n'est  pas  longue,  et  son  peu  de  durée.... 

ROS.  N'augmente  que  la  soif  de  mon  àme  altérée. 

CAL.  Cette  soif  s'éteindra  :  ta  prompte  guérison 

Paravant  qu'il  soit  peu  t'en  fera  la  raison. 

ROS.  A  ce  compte,  tu  veux  que  je  me  persuade 

Qu'un  corps  puisse  guérir  dont  le  cœur  est  malade. 

CAL.  N'use  point  avec  moi  de  ce  discours  moqueur  : 

On  sait  bien  ce  que  c'est  des  blessures  du  cœur. 

Les  tiennes,  attendant  l'heure  que  tu  souhaites,  (i 632-5^) 


FIN     DU    COMPLEMENT    DES    V.MÎIANTES. 


Corneille,   i  '^h 


LA  VEUVE 


COMÉDIE 
i633 


NOTICE 


Le  Privilpge  de  cette  comédie  est  daté  du  g  mars  i634,  et 
suivant  la  plupart  des  éditeurs  de  Corneille,  elle  a  été  repré- 
sentée au  commencement  de  la  même  année. 

Cela  nous  paraît  peu  probable.  En  effet,  voici  comment  Cor- 
neille s'exprime  dans  sa  Dédicace  :  «  Madame,  le  bon  accueil 
qu'autrefois  cette  Veuve  a  reçu  de  vous  l'oblige  à  vous  en  re- 
mercier. »  A  la  vérité,  l'on  pourrait  croire  jusqu  ici  qu'il  est 
simplement  question  d'une  lecture,  mais  le  poëte  ajoute:  «Elle 
espère  que  vous  ne  la  méconnoîtrez  pas,  pour  être  dépouillée 
de  tous  autres  ornements  que  les  siens,  et  que  vous  la  traiterez 
aussi  bien  qu'alors  que  la  grâce  de  la  représentation  la  mcttoit 
en  son  jour.  »  Enfin,  parmi  les  nombreux  hommages  poétiques 
qui  précèdent  la  pièce,  un  sonnet:  A  la  Veuve  de  Monsieur  Cor- 
neille, commence  ainsi  : 

Clarice,  un  temps  si  long  sans  te  montrer  au  jour 
M'a  fait  apprétiender  que  le  deuil  du  veuvage 
Ayant  terni  l'éclat  des  traits  de  ton  visage, 
T'empêchât  d'établir  parmi  nous  ton  séjour; 

cecjui  veut  dire,  en  langage  vulgaire,  que  l'impression  de  celte 
pièce  s'est  fait  beaucoup  attendre. 

Il  semble  donc  prudent  de  se  ranger  à  l'opinion  des  frères 
Parfait,  qui,  dans  leur  Histoire  du  théâtre  franrois  (tome  V, 
p.  /i3),  placent  l'ouvrage  à  l'année   i633. 

L'édition  originale  a  pour  titre  : 

La  Vefve  ou  le  TRAisTRE  TRAHY,  COMEDIE,  à  Poris ,  chez 
François  Targa....  M. DC. XXXIV.  Auec  priuilege  du  Roy.  Le 
second  titre  (ou  le  Traître  trahira  été  supprimé  à  partir  de  iQlili. 


374  LA  VEUVE. 

Le  volume,  de  format  in-8",  se  compose  de  20  feuillefs  non 
chiffrés  et  de  iZi/i  pages.  On  lit  au  bas  du  privilège  :  «  Acheué 
d'imprimer  le  treisiesme  iour  de  Mars  mil  six  cens  trente- 
quatre.  » 


ÉPITRE.  375 


A  MADAME  DE  LA  MAISONFORT». 

Madame, 

Le  bon  accueil  qu'autrefois  cette  Veuve  a  reçu  de  vous 
l'oblige  à  vous  en  remercier,  et  l'enhardit  à  vous  de- 
mander la  faveur  de  votre  protection.  Etant  exposée  aux 
coups  de  l'envie  et  de  la  médisance,  elle  n'en  peut  trou- 
ver de  plus  assurée  que  celle  d'une  personne  sur  c[ui  ces 
deux  monstres  n'ont  jamais  eu  de  prise.  Elle  espère  qtie 
vous  ne  la  méconnoîtrez  pas,  pour  être  dépouillée  de 
tous  autres  ornements  que  les  siens,  et  que  vous  la  trai- 
terez aussi  bien  qu'alors  que  la  grâce  de  la  représentation 
la  mettoit  en  son  jour-.  Pourvu  qu'elle  vous  puisse  diver- 
tir encore  une  heure,  elle  est  trop  contente,  et  se  ban- 
nira sans  regret  du  théâtre  pour  avoir  une  place  dans 
votre  cabinet.  Elle  est  honteuse  de  vous  ressembler  si 
peu,  et  a  de  grands  sujets  d'appréhender  qu'on  ne  l'ac- 
cuse de  peu  de  jugement  de  se  présenter  devant  vous, 
dont  les  perfections  la  feront  paroître  d'autant  plus  im- 
parfaite ;  mais  quand  elle  considère  qu'elles  sont  en  un  si 
haut  point,  qu'on  n'en  peut  avoir  de  légères  teintures 
sans  des  privilèges  tous  particuliers  du  ciel,  elle  se  ras- 
sure entièrement,  et  n'ose  plus  craindre  qu'il  se  ren- 
contre des  esprits  assez  injustes  pour  lui  imputer  à  défaut 

1.  Cette  dédicace  a  été  réimprimée  dans  les  éditions  de  16/4^-1657. 
Au  moment  où  Corneille  l'écrivait,  Elisabeth  d'Estampes  était  veuve 
de  Louis  de  la  Châtre,  baron  de  la  Maisonfort,  maréchal  de  France, 
mort  en  octobre  i63o;  mais  ce  n'était  pas  une  jeune  veuve  comme 
l'héroïne  de  notre  poëte  :  elle  avait  cinquante-deux  ans.  Elle  mourut 
à  Coubert  en  Brie,  le  i4  septembre  i65^,  âgée  de  soixante-douze  ans. 

2.  Var.  (édit.  de  i644-i657)  :  les  grâces  de  la  représentation  la 
mettoient  en  son  jour. 


376  LA    VEUVE. 

le  manque  des  choses  qui  sont  au-dessus  des  forces  de  la 
nature  :  en  efl'et,  Madame,  quelque  difficullé  que  vous 
fassiez  de  croire  aux  miracles,  il  faut  que  vous  en  recon- 
noissiez  en  vous-même,  ou  que  vous  ne  vous  connois- 
siez  pas,  puisqu'il  est  tout  vrai  que  des  vertus  et  des  qua- 
lités si  peu  communes  que  les  vôtres  ne  sauroient  avoir 
d'autre  nom.  Ce  n'est  pas  mon  dessein  d'en  faire  ici  les 
éloges  :  outre  qu'il  seroit  superflu  de  particulariser  ce 
que  tout  le  monde  sait,  la  bassesse  de  mon  discours  pro- 
faneroit  des  choses  si  relevées.  Ma  plume  est  trop  foible 
pour  entreprendre  de  voler  si  haut  :  c'est  assez  pour 
elle  de  vous  rendre  mes  devoirs,  et  de  vous  prolester, 
avec  plus  de  vérité  que  d'éloquence,  que  je  serai  toute 
ma  vie, 

MADAME, 

Votre  très-hiuuble  et  très-obéissant 
serviteur, 

CORNIÎILLE. 


AU  LECTEUR'. 

Si  tu  n'es  homme  à  te  contenter  de  la  naïveté  du  style 
et  de  la  subtilité  de  l'intrique,  je  ne  t'invite  point  à  la 
lecture  de  cette  y)ièce  :  son  ornement  n'est  pas  dans 
l'éclat  des  vers.  C'est  une  belle  chose  que  de  les  faire 
puissants  et  majestueux  :  cette  pompe  ravit  d'ordinaire 
les  esprits,  et  pour  le  moins  les  éblouit;  mais  il  faut  que 
les  sujets  en  fassent  naître  les  occasions:  autrement  c'est 
en  faire  parade  mal  à  propos,  et  pour  gagner  le  nom  de 

t.  Col  avis  au  lecteur,  cl  les  liommages  poétiques  adressés  k 
Corneille,  an  sujet  de  sa  comédie  do  la  Veuve,  par  divers  poêles  con- 
temporains, ne  se  trouvent,  ainsi  que  l'Argument,  que  dans  l'éflilion 
de   ir)3/|. 


AU   LECTEUR.  877 

poëte,  perdre  celui  de  judicieux.  La  comédie  n'est  qu'un 
portrait  de  nos  actions  et  de  nos  discours,  et  la  perfec- 
tion des  portraits  consiste  en  la  ressemblance.  Sur  cette 
maxime  je  tâche  de  ne  mettre  en  la  bouche  de  mes  ac- 
teurs que  ce  que  diroient  vraisemblablement  en  leur  place 
ceux  qu'ils  représentent,  et  de  les  faire  discourir  en  hon- 
nêtes gens,  et  non  pas  en  auteurs.  Ce  n'est  qu'aux  ou- 
vrages où  le  poëte  parle  qu'il  faut  parler  en  poëte  :  Plaute 
n'a  pas  écrit  comme  Virgile,  et  ne  laisse  pas  d'avoir  bien 
écrit.  Ici  donc  tu  ne  trouveras  en  beaucoup  d'endroits 
qu'une  prose  rimée,  peu  de  scènes  toutefois  sans  quelque 
raisonnement  assez  véritable,  et  partout  une  conduite 
assez  industrieuse.  Tu  y  reconnoîtras  trois  sortes  d'a- 
mours aussi  extraordinaires  au  théâtre  qu'ordinaires  dans 
le  monde  :  celle  de  Philiste  et  Clarice,  d'Alcidon  et  Do- 
ris,  et  celle  de  la  même  Doris  avec  Florange,  qui  ne 
paroît  point.  Le  plus  beau  de  leurs  entretiens  est  en 
équivoques,  et  en  propositions  dont  ils  te  laissent  les 
conséquences  à  tirer.  Si  tu  en  pénètres  bien  le  sens, 
l'artifice  ne  t'en  déplaira  point.  Pour  l'ordre  de  la  pièce, 
je  ne  l'ai  mis  ni  dans  la  sévérité  des  règles,  ni  dans  la 
liberté  qui  n'est  que  trop  ordinaire  sur  le  théâtre  fran- 
çois  :  l'une  est  trop  rarement  capable  de  beaux  effets, 
et  on  les  trouve  à  trop  bon  marché  dans  l'autre,  qui 
prend  quelquefois  tout  un  siècle  pour  la  durée  de  son 
action,  et  toute  la  terre  habitable  pour  le  lieu  de  sa 
scène.  Cela  sent  un  peu  trop  son  abandon,  messéant  à 
toute  sorte  de  poëme,  et  particidièrement  aux  drama- 
tiques, qui  ont  toujours  été  les  plus  réglés.  J'ai  donc 
cherché  quelque  milieu  pour  la  règle  du  temps,  et  me 
suis  persuadé  que  la  comédie  étant  disposée  en  cinq  actes, 
cinq  jours  consécutifs  n'y  seroient  point  mal  employés. 
Ce  n'est  pas  que  je  méprise  l'antiquité;  mais  comme  on 
épouse  malaisément  des   beautés  si   vieilles,  j'ai  cru  lui 


378  LA   VEUVE. 

rendre  assez  de  respect  de  lui  partager  mes  ouvrages  ;  et 
de  six  pièces  de  théâtre  qui  me  sont  échappées',  en  ayant 
réduit  trois  dans  la  contrainte  qu'elle  nous  a  prescrite, 
je  n'ai  point  fait  de  conscience  d'allonger  un  peu  les  vingt 
et  quatre  heures  aux  trois  autres.  Pour  l'unité  de  lieu  et 
d'action,  ce  sont  deux  règles  que  j'observe  inviolable- 
ment  ;  mais  j'interprète  la  dernière  à  ma  mode  ;  et  la 
première,  tantôt  je  la  resserre  à  la  seule  grandeur  du 
théâtre,  et  tantôt  je  l'étends  jusqu'à  toute  une  ville, 
comme  en  cette  pièce.  Je  l'ai  poussée  dans  le  Clitandre 
jusques  aux  lieux  011  l'on  peut  aller  dans  les  vingt  et 
quatre  heures  ;  mais  bien  que  j'en  pusse  trouver  de  bons 
garants  et  de  grands  exemples  dans  les  vieux  et  nouveaux 
siècles,  j'estime  qu'il  n'est  que  meilleur  de  se  passer  de 
leur  imitation  en  ce  point.  Quelque  jour  je  m'expliquerai 
davantage  sur  ces  matières  ^  ;  mais  il  faut  attendre  l'occa- 
sion d'un  plus  grand  volume  :  cette  préface  n'est  déjà 
que  trop  longue  pour  une  comédie. 

1.  Corneille  a  ici  en  vue,  outre  la  Veuve,  Mélile  et  Clitandre,  déjà 
imprimés,  la  Galerie  du  Palais  et  la  Suivante,  qui  furent  jouées  dans 
lo  courant  de  l'année  i63/i,  et  la  Place  Royale,  qui  ne  fut  repré- 
sentée qu'au  commencement  de  i635.  Ce  passage  nous  apprend  que 
Corneille  avait  terminé  ces  trois  dernières  pièces  avant  le  1 3  mars  1 63^ , 
date  de  l'achevé  d'imprimer  de  la  Veavc. 

2.  Voyez  ci-dessus,  p.  117. 


HOMMAGES  ADRESSÉS   A  CORNEILLE.        879 


HOMMAGES 

ADRESSÉS  A  CORNEILLE,   AU  SUJET  DE   LA   VEUVE, 
PAR  DIVERS  POETES  CONTEMPORAINS. 


POUR  LA   VEUVE  DE  MONSIEUR  CORNEILLE. 

AUX    DAMES. 

Le  soleil  est  levé,  retirez-vous,  étoiles; 
Remarquez  son  éclat  à  travers  de  ses  voiles  ; 
Petits  feux  de  la  nuit  qui  luisez  en  ces  lieux, 
Souffrez  le  même  affront  que  les  autres^  des  cieux. 
Orgueilleuses  beautés  que  tout  le  inonde  estime, 
Qui  prenez  un  pouvoir  qui  n'est  pas  légitime, 
Clarice  vient  au  jour  ;  votre  lustre  s'éteint  ; 
Il  faut  céder  la  place  à  celui  de  son  teint. 
Et  voir  dedans  ces  vers  une  double  merveille  : 
La  beauté  de  la  Veuve,  et  l'esprit  de  Corneille. 

Dk  Scudéry  ^ 

I.  Ainsi  dans  lédition  de  i63/j,  qui  seule,  comme  nous  l'avons 
dit,  renferme  ces  hommages  poétiques.  Serail-ce  une  faute,  et  faut-il 
lire  les  astres  ? 

3.  Georges  de  Scudéry,  né  au  Havre  vers  1601.  Après  avoir  servi 
quelque  temps  dans  le  régiment  des  gardes  (voyez  p.  129),  il  s'adonna 
entièrement  à  la  littérature  et  à  la  poésie.  L'hommage  qu'il  rend  ici 
à  Corneille  n'est  que  le  remercîment  dû  à  une  politesse  du  même 
genre.  En  effet,  en  i63i,  lors  de  la  publication  de  Ligdainon,  notre 
poëte  lui  avait  adressé  un  quatrain,  signalé  dans  ces  derniers  temps 
par  M.  Triçotel,  et  qui  sera  placé  pour  la  première  fois  dans  la  pré- 
sente édition,  parmi  les  poésies  diverses  de  Corneille.  On  trouvera 
dans  notre  Notice  sur  le  Cid  le  récit  des  différends  que  le  succès  de 
cet  ouvrage  fit  naître  entre  les  deux  amis.  Scudéry  mourut  en  1667. 


38o  LA   VEUVE. 

A  MONSIEUR  CORNEILLE,  POETE  COMIQUE, 

SUR  SA   VEUVE. 

ÉPIGRAMME. 

Rare  écrivain  de  notre  France, 
Qui  le  premier  des  beaux  esprits 
As  fait  revivre  en  tes  écrits 
L'esprit  de  Plante  et  de  Térence, 
Sans  rien  dérober  des  douceurs 
De  Mélile  ni  de  ses  sœurs, 
0  Dieu  !  que  ta  Clarice  est  belle, 
Et  que  de  veuves  à  Paris 
Souhaiteroient  d'être  comme  elle, 
Pour  ne  manquer  pas  de  maris  ! 

Mairet  ' 


A  MONSIEUR  CORNEILLE,  SUR  SA  CLARICE. 

Corneille,  que  ta  Veuve  a  des  charmes  puissants  ! 
Ses  yeux  remplis  d'amour,  ses  discours  innocents, 
Joints  à  sa  majesté  plus  divine  qu'humaine, 
Paroissent  au  théâtre  avec  tant  de  splendeur. 
Que  Mélite,  admirant  cette  belle  germaine^, 
Confesse  qu'elle  doit  l'hommage  à  sa  grandeur. 
Mais  ce  n'est  pas  assez  :  sa  parlante  peinture 
A  tant  de  ressemblance  avecque  la  nature, 
Qu'en  lisant  tes  écrits  l'on  croit  voir  des  amants 
Dont  la  mourante  voix  naïvement  ])ropose 
Ou  l'extrême  bonheur  ou  les  rudes  tourments 
Qui  furent  lo  sujet  de  leur  métamorphose. 
Fais-la  donc  imprimer,  fais  que  sa  déité 
Jour  et  nuit  entretienne  avecque  privante 

1.  Jean  Mairot,  ne  à  Besançon  en  i6o4,  mort  en  1686,  est  au 
nombre  des  amis  de  Corneille  dont  l'affection  ne  sut  pas  résister  au 
succès  du  Cid  ;  il  est  longuement  question  de  lui  dans  la  Notice  sur 
cet  ouvrage. 

2.  Germaine,  sœur. 


HOMMAGES   ADRESSÉS   A   COR^'EILLE.        38i 

Ceux  qui  n'ont  le  moyen  de  la  voir  au  théâtre  ; 
Car  si  Mélite  a  plu  pour  ses  divins  appas, 
Tout  le  monde  sera  de  Clarice  idolâtre, 
Qui  jouit  de  beautés  que  Mélite  n'a  pas. 

GuÉRENTE. 


MADRIGAL  POUR  LA  COMÉDIE  DE  LA   VEUVE 
DE  MONSIEUR  CORNEILLE. 


A    CLARICE. 


Clarice,  la  plus  douce  veine 

Qui  sache  le  métier  des  vers 

Donne  un  portrait  à  l'univers 

De  tes  beautés  et  de  ta  peine  ; 
Et  les  traits  du  pinceau  qui  te  font  admirer 
Te  dépeignent  au  vif  si  constante  et  si  belle, 
Que  ce  divin  portrait,  bien  que  tu  sois  mortelle, 
Demande  des  autels  pour  te  faire  adorer. 

I.  G.  A.  E.  P. 


A  MONSIEUR  CORNEILLE. 

ÉLÉGIE. 

Pour  te  rendre  justice  autant  que  pour  te  plaire, 

Je  veux  parler,  Corneille,  et  ne  me  puis  plus  taire. 

Juge  de  ton  mérite,  à  qui  rien  n'est  égal. 

Par  la  confession  de  ton  propre  rival. 

Pour  un  même  sujet,  même  désir  nous  presse  ; 

Nous  poursuivons  tous  deux  une  même  maîtresse 

La  gloire,  cet  objet  des  belles  volontés. 

Préside  également  dessus  nos  libertés  ; 

Comme  toi  je  la  sers,  et  personne  ne  doute 

Des  veilles  et  des  soins  que  cette  ardeur  me  coûte. 

Mon  espoir  toutefois  est  décru  chaque  jour 

Depuis  que  je  t'ai  vu  prétendre  à  son  amour. 

Je  n'ai  point  le  trésor  de  ces  douces  paroles 


382  LA  VEUVE. 

Dont  tu  lui  fais  la  cour  et  dont  tu  la  cajoles; 

Je  vois  que  ton  esprit,  unique  de  son  art, 

A  des  naïvetés  plus  belles  que  le  fard. 

Que  tes  inventions  ont  des  charmes  étranges, 

Que  leur  moindre  incident  attire  des  louanges, 

Que  par  toute  la  France  on  parle  de  ton  nom. 

Et  qu'il  nest  plus  d'estime  égale  à  ton  renom. 

Depuis,  ma  Muse  tremble  et  n'est  plus  si  hardie; 

Une  jalouse  peur  l'a  longtemps  refroidie. 

Et  depuis,  cher  rival,  je  serois  rebuté 

De  ce  bruit  spécieux  dont  Paris  m'a  flatté. 

Si  cet  ange  mortel  qui  fait  tant  de  miracles. 

Et  dont  tous  les  discours  passent  pour  des  oracles, 

Ce  fameux  cardinal,  l'honneur  de  l'univers, 

N'aimoit  ce  que  je  fais  et  n'écoutoit  mes  vers. 

Sa  faveur  m'a  rendu  mon  humeur  ordinaire  ; 

La  gloire  où  je  prétends  est  l'honneur  de  lui  plaire, 

Et  lui  seul  réveillant  mon  génie  endormi 

Est  cause  qu'il  te  reste  un  si  foible  ennemi. 

Mais  la  gloire  n'est  pas  de  ces  chastes  maîtresses 

Qui  n'osent  en  deux  lieux  répandre  leurs  caresses  ; 

Cet  objet  de  nos  vœux  nous  peut  obliger  tous. 

Et  faire  mille  amants  sans  en  faire  un  jaloux. 

Tel  je  te  sais  connoîtreet  te  rendre  justice, 

Tel  on  me  voit  partout  adorer  ta  Clarice. 

Aussi  rien  n'est  égal  à  ses  moindres  attraits  ; 

Tout  ce  que  j'ai  produit  cède  à  ses  moindres  traits; 

Toute  veuve  qu'elle  est,  de  quoi  que  tu  l'habilles. 

Elle  ternit  l'éclat  de  nos  plus  belles  tilles. 

J'ai  vu  trembler  Silvie,  Amaranthe  et  Filis, 

Célimène  a  changé,  ses  attraits  sont  pâlis  '  ; 

I .  Ces  noms  sont  ceux  des  licroïnes  des  pièces  de  théâtre  qui 
avaient  eu  le  plus  de  succès  dans  les  années  précédentes  :  la  Silvie, 
tragi-comédie-pastorale  de  Mairet,  fut  représentée  en  1621  ;  l' Ama- 
ranthe, pastorale  de  Jean  Ogier  de  Gombaud,  en  1O25  ;  la  Filis  de 
Scire,  comédie-pastorale  du  sieur  Pichou,  en  i63o;  enfin,  en  citant  la 
Célimène,  Rotrou  avoue  sa  propre  défaite,  car  ce  titre  est  celui  d'une 
comédie  qu'il  fit  représenter  en  1625.  (Voyez  Histoire  du  théâtre 
frunçois,  tome  IV,  p.  352,  377  et  5oo,  et  tome  V,  p.  7.) 


HOMMAGES   ADRESSÉS  A   CORNEILLE.        383 

Et  tant  d'autres  beautés  que  l'on  a  tant  vantées 
Sitôt  qu'elle  a  paru  se  sont  épouvantées. 
Adieu  ;  fais-nous  souvent  des  enfants  si  parfaits, 
Et  que  ta  bonne  humeur  ne  se  lasse  jamais. 

De  Rotrou  •. 


A  MONSIEUR  CORNEILLE. 


De  mille  adorateurs  Mélite  est  poursuivie  ; 
Ces  autres  belles  sœurs  le  sont  éo-alement  : 
Clarice,  quoique  veuve,  a  surmené  l'envie 
Et  fait  de  tout  le  monde  un  parti  seulement. 

C. 


A  MONSIEUR  CORNEILLE  SUR  SA   VEUVE. 


EPIGKAMME. 


Ta  veuve  s'est  assez  cachée, 

Ne  crains  point  de  la  mettre  au  jour  ; 

Tu  sais  bien  qu'elle  est  recherchée 

Par  les  mieux  sensés  de  la  cour. 

Déjà  des  plus  grands  de  la  France, 

Dont  elle  est  l'heureuse  espérance. 

Les  cœurs  lui  sont  assujettis, 

Et  leur  amour  est  une  preuve 

Qu'une  si  glorieuse  Veuve 

Ne  peut  manquer  de  bons  partis. 

Du  Ryer,  Parisien^. 

1.  Jean  Rotrou,  né  à  Dreux  en  1609,  mort  en  i65o,  est  le  seul 
auteur  dramatique  lié  avec  Corneille  que  le  succès  du  Cld  n'ait  pas 
brouillé  avec  lui. 

2.  Pierre  du  Ryer,  né  en  i6o5,  mort  en  i658,  a  fait  un  grand 
nombre  de  traductions  et  dix-huit  pièces  de  théâtre.  Il  a  été  secré- 
taire de  César,  duc  de  Vendôme. 


384  LA  VEUVE. 

AU  MÊME,  PAR  LE  MÊME. 

Que  pour  louer  ta  belle  Veuve 
Chacun  de  son  esprit  donne  une  riche  preuve, 
Qu'on  voye  en  cent  façons  ses  mérites  tracés  : 
Pour  moi,  je  pense  dire  assez 
Quand  je  dis  de  cette  merveille 
Qu'elle  est  sœur  de  Mélite  et  fille  de  Corneille. 


A  MONSIEUR  CORNEILLE. 

Belle  Veuve  adorée, 

Tu  n'es  pas  demeurée 
Sans  supports  et  sans  gloire  en  la  fleur  de  tes  ans 

Puisque  Ion  cher  Corneille 

A  ta  conduite  veille. 
Tu  ne  peux  redouter  les  traits  des  médisants. 

BoiS-RoBERT  '. 


A  MONSIEUR  CORNEILLE  SUR  SA  VEUVE. 

Cette  belle  Clarice  à  qui  l'on  porte  envie 
Peut-elle  être  ta  Veuve  et  que  tu  sois  en  vie? 
Quel  accident  étrange  à  ton  bonheur  est  joint  ? 
Si  jamais  un  auteur  a  vécu  par  son  livre, 
En  dépit  de  l'envie  elle  te  fera  vivre, 
Elle  sera  ta  Veuve  et  tu  ne  mourras  point. 

DOuville'-. 

I.  François  le  Métel,  sieur  de  Boisroberl,  abbé  et  poëte,  né  à 
Caen  vers  1592,  mort  en  1662,  fut  le  favori  du  cardinal  de  Riche- 
lieu, et  un  des  cinq  auteurs  qu'il  chargeait  de  la  rédaction  de  ses 
pièces.  Voyez  les  Notices  sur  la  Comédie  des  Tuileries  et  sur  le  Cid. 

1.  Antoine  le  Métel,  sieur  d'Ouville,  frère  de  l'abbé  de  Boisro- 
bert,  plus  connu  par  ses  contes  que  par  ses  œuvres  dramatiques,  a 
écrit  neuf  ou  dix  pièces  de  théâtre,  que  les  frères  Parfait  placent 
entre  1687  et  i65o.  L'époque  de  sa  naissance  et  colle  de  sa  mort 
sont  ignorées.  Voyez  Histoire  du  théâtre  français,  tome  V,  p.  357. 


HOMMAGES  ADRESSES  A  CORNEILLE.       385 
A  MONSIEUR  CORNEILLE  SUR  SA   VEUVE. 

ÉPI  GRAMME. 

La  Renommée  est  si  ravie 

Des  mignardises  de  tes  vers, 

Qu'elle  chante  par  l'univers 

L'immortalité  de  ta  vie. 

Mais  elle  se  trompe  en  un  point, 

Et  voici  comme  je  l'épreuve  : 

Un  homme  qui  ne  mourra  point 

Ne  peut  jamais  faire  une  Veuve. 

Quoique  chacun  en  soit  d'accord, 
Il  faut  bien  que  du  ciel  ce  beau  renom  te  vienne. 

Car  je  sais  que  lu  n'es  pas  mort, 
Et  toutefois  j'adore  et  recherche  la  tienne. 

Claveret*. 


MADRIGAL  DU  MÊME. 

Philiste  en  ses^  amours  a  dû  craindre  un  rival, 

Puisque  ta  Veuve  est  la  copie 

De  ce  charmant  original 

A  qui  ta  plume  la  dédie. 
Ton  bel  art  nous  peint  l'une  adorable  à  la  cour  ; 
La  nature  a  fait  l'autre  un  miracle  d'amour. 

Je  sais  bien  que  l'on  nous  figure 

L'art  moins  parfait  que  la  nature  ; 

Mais  laissant  ces  raisons  à  part, 
Je  ne  sais  qui  l'emporte,  ou  la  nature  ou  l'art. 
Ta  \  euve  toutefois  par  sa  douceur  extrême 

Sait  si  bien  celui  de  charmer. 

Qu'à  la  voir  on  la  peut  nommer 

Un  original  elle-même, 

1 .  Un  des  rivaux  les  plus   acharnés   de  Corneille,  après  le  succès 
du  Cid.  Voyez  notre  Notice  sur  cette  tragédie. 

2.  Il  y  a  ces  pour  ses  dans  l'édition  originale. 

Corneille,  i  25 


386  LA   VEUVE. 

Et  toutes  deux  des  ravissants  accords  * 
D'un  bel  esprit  et  d'un  beau  corps. 

Claveret. 


A  MONSIEUR  CORNEILLE  SUR  L'IMPRESSION  DE  SA   VEUVE. 

La  veuve  qui  n'a  d'autres  soins 
Que  de  se  tenir  renfermée 
Et  de  qui  l'on  parle  le  moins, 
Est  plus  chaste  et  plus  estimée  ; 
Mais  celle  que  tu  mets  au  jour 
Accroît  son  lustre  et  notre  amour, 
Alors  qu'elle  se  communique  : 
Bien  loin  de  se  faire  blâmer, 
Tant  plus  elle  se  rend  publique 
Plus  elle  se  fait  estimer. 

J.     GOLLARDEAU^. 


POUR  LA    VEU\E  DE  MONSIEUR  CORNEILLE. 

Bien  que  les  amours  des  filles 
Soient  vives  et  sans  fard,  llorissantes,  gentilles. 
Et  que  le  pucelage  ait  des  goûts  si  charmants. 

Celte  Veuve,  en  dépit  d'elles, 

Va  posséder  plus  d'amants 

Qu'un  million  de  pucelles. 

L.  M.  P. 


A  MONSIEUR  CORNEILLE. 


Tous  ces  présomptueux  dont  les  foibles  esprits 
S'efforcent  vainement  de  le  suivre  à  la  trace. 


1.  On  lit  ainsi  (des.  et  non  de)  dans  l'édilion  originale. 

2.  Julien  CoUarileau,  procureur  du  lloi  à  Fonlcnay-le-Comle,  au- 


HOMMAGES  ADRESSÉS  A  CORNEILLE.        887 

Se  trouvent  à  la  fin  des  corneilles  d'Horace', 
Quand  ils  mettent  au  jour  leurs  comiques  écrits. 

Ce  style  familier  non  encore  entrepris, 
Ni  connu  de  personne,  a  de  si  bonne  grâce 
Du  théâtre  françois  changé  la  vieille  face. 
Que  la  scène  tragique  en  a  perdu  le  prix. 

Saint-Amant^,  ne  crains  plus  d'avouer  ta  patrie. 
Puisque  ce  Dieu  des  vers  est  né  dans  la  Neustrie, 
Qui  pour  se  rendre  illustre  à  la  postérité. 

Accomplit  en  nos  jours  l'incroyable  inervcille 

De  cet  oiseau  fameux  parmi  l'antiquité, 

Nous  donnant  un  Phénix  sous  le  nom  de  Corneille. 

Du  Petit-Val^. 


A  MONSIEUR  CORNEILLE. 


Mélite,  qu'un  miracle  a  fait  venir  des  cieux. 
Les  cœurs  charmés  à  soi  comme  l'aimant  attire  ; 
Mais  c'est  avec  raison  que  tout  le  monde  admire 
La  Veuve  qui  n'a  pas  moins  d'attraits  dans  les  yeux. 

Faire  parler  les  rois  le  langage  des  Dieux, 
Faire  régner  l'amour,  accroître  son  empire, 
Peindre  avec  tant  d'adresse  un  gracieux  martyre, 
Fermer  si  puissamment  la  bouche  aux  envieux  ; 

leur  de  diverses  poésies  latines  et  françaises,  et  notamment  de  cpiatrc 
petits  poëmes  intitulés  :  Tableaux  des  victoires  du  Roi,  Paris,  J.  Ques- 
nel,  i63o,  in-8°. 

1 .  Allusion  à  ces  vers  d'Horace  : 

Ne  si  forte  suas  repetitum  venerit  olim 
Grex  avium  plumas,  moveat  cornicula  risum, 
Furliuis  nudata  coloribus. 

{Épîtres,  liv.  I,  ép.  m,  v.   18-20.) 

2.  Le  poëte  Saint-Amant  était  né  à  Rouen,  comme  Corneille. 

3.  Raphaël    du    Petit- Val,   libraire  et   poëte    de  Rouen,  dont   on 
trouve  des  vers  en  tête  de  plusieurs  ouvrages  de  Béroalde  de  Yerville. 


388  LA   VEUVE. 

Plaire  honneur  à  son  temps,  enseigner  à  notre  âge 
A  polir  doucement  son  vers  et  son  langage*, 
Corneille,  c'est  assez  pour  avoir  des  lauriers. 

Dessus  le  mont  sacré,  toujours  tranquille  et  calme  ; 
Mais  pour  dire  en  un  mot,  de  venir  des  derniers 
Et  les  surpasser  tous,  c'est  emporter  la  palme. 


A  MONSIEUR  CORNEILLE. 


Ce  n'est  rien  d'avoir  peint  une  vierge  beauté, 

Mélite,  vrai  portrait  de  la  divinité. 

La  grâce  de  l'objet  embellit  la  peinture 

Et  conduit  le  pinceau  qui  ne  s'égare  pas  ; 

Mais  de  peindre  une  Veuve  avec  autant  d'appas, 

C'est  un  effet  de  l'art  qui  passe  la  nature. 

PiLLASTRE,  avocat  en  parlement. 


A  MONSIEUR  CORNEILLE. 

ÉPIGRAMME. 

Toi  que  le  Parnasse  idolâtre, 
Et  dout  le  vers  doux  et  coulant 
Ne  fait  point  voir  sur  le  théâtre 
Les  effets  d'un  bras  violent. 
Esprit  de  qui  les  rares  veilles 
Tous  les  ans  font  voir  des  merveilles 
Au-dessus  de  l'humain  pouvoir, 
Reçois  ces  vers  dont  Villeneuve'^, 
Ravi  des  beautés  de  ta  Veuve, 
A  l'ait  hommage  à  ton  savoir. 

1.  Ce  vers  est  étrangement  défiguré  dans  l'édition  originale  : 

A  polie  (^sic)  doucement  son  vœu  (^sic^  et  son  langage. 

2.  Ce  poëte  était  en  relation    avec  Guillaume  Colletet.  Voyez 
Divertissements  de  Colletet,  i(j3i,p.  38. 


HOMMAGES   ADRESSÉS  A  CORNEILLE.        889 

A  MONSIEUR  CORNEILLE, 

Corneille,  je  suis  amoureux 
De  ta  Veuve  et  de  ta  Mélite, 
Et  leurs  beautés  et  leur  mérite 
Font  naître  tes  vers  et  mes  feux. 
Je  veux  que  l'une  soit  pucelle  ; 
L'autre  ici  me  semble  si  belle 
Qu'elle  captive  mes  esprits, 
Et  ce  qui  m'en  plaît  davantage, 
C'est  que  les  traits  de  son  visage 
Viennent  de  ceux  de  tes  écrits. 

De  Marbeuf'. 


A  MONSIEUR  CORNEILLE  SUR  SA  VEUVE. 


On  vante  les  exploits  de  ces  mains  valeureuses 
Qui  font  dans  les  combats  des  veuves  malheureuses  ; 
Mais  j'estime,  pour  moi,  qu'il  t'est  plus  glorieux 
D'avoir  fait  en  nos  cours  une  Veuve  sans  larmes, 
Et  que  l'on  ne  sauroit,  sans  t'être  injurieux, 
Donner  moins  de  lauriers  à  tes  vers  qu'à  leurs  armes. 

De  Canon. 


A  MONSIEUR  CORNEILLE  SUR  SA   VEUVE. 

SONNET. 

Corneille,  que  ta  Veuve  est  pleine  de  beauté  ! 
Que  tu  l'as  d'ornements  et  de  grâce  pourvue  ! 
Le  plaisir  de  la  voir  tous  mes  sens  diminue. 
Et  trahir  tant  d'appas  ce  seroit  lâcheté^. 

I.  Il  était  maître  des  forêts  à  Pont-de-l' Arche.  On  a  un  Recueil 
des  vers  de  M.  de  Marbeuf,  Rouen,  David  du  Petit- Val,  1628, 
in-8°. 

a.  Dans  l'édition  de  i634  il  y  a  le  non-sens  que  voici  : 
Et  traîne  (s/c)  tant  d'appas  ce  seroit  la  cheté  (^sic). 


3r)o  LA  VEUVE. 

Quoi  que  puisse  à  nos  yeux  offrir  la  nouveauté, 
Rien  ne  les  peut  toucher  à  l'égal  de  sa  vue  ; 
Il  n'est  point  de  mortel,  après  l'avoir  connue, 
Qui  se  puisse  vanter  de  voir  sa  liberté'. 

x\dmire  le  pouvoir  qu'elle  a  sur  mon  esprit, 
Ne  cherche  point  le  nom  de  celui  qui  t'écrit. 
Qui  jamais  ne  connut  Apollon  ni  sa  lyre. 

Ton  mérite  l'oblige  à  te  donner  ces  vers, 
Et  la  douceur  des  tiens  le  force  de  te  dire 
Qu'il  n'est  rien  de  si  beau  dedans  tout  l'univers. 

L.  N. 


A  MONSIEUR  CORNEILLE  EN  FAVEUR  DE  SA   VEUVE. 

Corneille,  que  ton  chant  est  doux  ! 
Que  ta  plume  a  trouvé  de  gloire  ! 
Il  n'est  plus  d'esprit  parmi  nous 
Dont  tu  n'emportes  la  victoire. 
Ce  que  tu  feins  a  tant  d'allraits 
Que  les  ouvrages  plus  parfaits 
N'ont  rien  d'égal  h  ton  mérite'^  ; 
Et  la  Veuve  que  tu  fais  voir, 
Plus  ravissante  que  Mélite, 
Montre  l'excès  de  ton  savoir. 

BURNEL. 


A  MONSIEUR  CORNEILLE. 

Clarice  est  sans  doute  si  belle 
Que  Philiste  n'a  le  pouvoir 
De  goûter  le  bien  de  la  voir, 
Sans  devenir  amoureux  d'elle. 
Ses  discours  me  font  estimer 
Qu'on  a  plus  de  gloire  à  l'aimer^ 

1.  Tel  est  le  texte  de  l'édition  originale;    j>eiil-ctre    faut-il     ire 
«  d'avoir  sa  liberté.  « 

2.  Dans  l'édition  originale  :  «  h  son  m(Tite.  >i 

3.  Dans  l'édition  originale  :  «  de  l'aimer.  » 


HOMMAGES  ADRESSÉS   A   CORNEILLE.        Syi 

Que  de  raison  à  s'en  défendre, 
Et  que  les  argus  les  plus  grands, 
Pour  Y  trouver  de  quoi  reprendre, 
N'ont  point  d'veux  assez  pénétrants. 

Apollon,  qui  par  ses  oracles 
A  plus  d'éclat  qu'il  n'eut  jamais. 
Tient  sur  les  deux  sacrés  sommets 
Tes  vers  pour  autant  de  miracles  ; 
Et  les  plaisirs  que  ces  neuf  sœurs 
Trouvent  dans  les  rares  douceurs 
Que  parfaitement  tu  leur  donnes. 
Sont  purs  témoignages  de  foi 
Qu'au  partage  de  leurs  couronnes 
La  plus  digne  sera  pour  toi. 

Marcel. 


A  MONSIEUR  CORNEILLE  SUR  SA  VEUVE. 

STANCES. 

Divin  esprit,  puissant  génie. 
Tu  vas  produire  en  moi  des  miracles  divers  ; 
Je  n'ai  jamais  donné  de  louange  infinie. 
Et  je  ne  croyois  plus  pouvoir  faire  de  vers. 

Il  te  falloit,  pour  m'y  contraindre. 
Faire  une  belle  Veuve  et  lui  donner  des  traits 
Dont  mon  cœur  amoureux  peut  '  se  laisser  atteindre  ; 
L'amour  me  fait  rimer  et  louer  ses  attraits. 

Digne  sujet  de  mille  flammes. 
Incomparable  V^euve,  ornement  de  ce  temps. 
Tu  vas  mettre  du  trouble  et  du  feu  dans  les  âmes, 
Faisant  moins  d'ennemis  que  de  cœurs  inconstants. 

Qui  vit  jamais  tant  de  merveilles  ? 
Mes  sens  sont  aujourd'hui  l'un  de  l'autre  envieux  ; 
Ton  discours  me  ravit  l'âme  par  les  oreilles. 
Et  ta  beauté  la  veut  arracher  par  les  yeux. 

I.   Ainsi  dans  la  première  édition  ;    mais   c'est   sans  doute  peust, 
c'est-à-dire  pût,  (ju'il  faut  lire. 


392  LA  VEUVE. 

Quand  on  te  voit,  les  plus  barbares 
A  tes  charmes  sans  fard  et  tes  naïfs  appas 
Donneroient  mille  cœurs,  et  des  choses  plus  rares 
S'ils  en  pouvoient  avoir,  pour  ne  te  perdre  pas. 

Lorsqu'on  t'entend,  les  plus  critiques 
Remarquent  tes  discours  et  font  tous  un  serment 
De  les  faire  observer  pour  des  lois  authentiques, 
Et  de  condamner  ceux  qui  parlent  autrement. 

Cher  ami,  pardon  si  ma  Muse, 
Pour  plaire  à  mon  amour  manque  à  notre  amitié  ; 
Donnant  tout  à  ta  fille,  elle  a  bien  cette  ruse 
De  juger  que  tu  dois  en  avoir  la  moitié. 

Prends  donc  en  gré  tant  de  franchise, 
Et  ne  t' étonne  pas  si  ceci  ne  vaut  rien. 
Par  son  désordre  seul  tu  sauras  ma  surprise  : 
Un  cœur  qui  sait  aimer  ne  s'exprime  pas  bien. 

Il  me  suffit  que  je  me  treuve 
Dans  ce  rang  qui  n'est  pas  à  tout  chacun  permis, 
Des  humbles  serviteurs  de  ton  aimable  Veuve, 
Et  de  ceux  que  tu  tiens  pour  tes  meilleurs  amis. 

VoiLLE. 


STANCES  SUR  LES  OEUVRES  DE  MONSIEUR  CORNEILLE 

Corneille,  occupant  nos  esprits, 
Fait  voir  par  ces  divins  écrits 
Que  nous  vivions  dans  l'ignorance, 
Et  je  crois  que  tout  l'univers 
Saura  bientôt  que  notre  France 
N'a  que  lui  seul  qui  fait  des  vers. 

La  nature  tout  à  loisir 

A  pris  un  extrême  plaisir 

A  créer  ta  veine  animée. 

Et  parlant  ainsi  que  les  Dieux, 

Le  temps  veut  que  la  renommée 

T'aille  publier  en  tous  lieux. 


HOMMAGES  ADRESSES  A  CORNEILLE.        ^Z 

Apollon  forma  ton  esprit, 

Et  d'un  soin  merveilleux  t'apprit 

Le  moyen  de  charmer  des  hommes  ^  ; 

Il  t'a  rendu  par  son  métier 

L'oracle  du  siècle  où  nous  sommes, 

Comme  son  unique  héritier. 

Beaulieu. 


A  LA   VEUVE  DE  MONSIEUR  CORNEILLE. 

SONNET. 

Clarice,  un  temps  si  long  sans  te  montrer  au  jour 
M'a  fait  appréhender  que  le  deuil  du  veuvage. 
Ayant  terni  l'éclat  des  traits  de  ton  visage, 
T'empêchât  d'établir  parmi  nous  ton  séjour. 

Mais  tant  de  grands  esprits,  ravis  de  ton  amour. 
Parlent  de  tes  appas  dans  un  tel  avantage 
Qu'après  eux  tout  l'orgueil  des  beautés  de  cet  âge 
Doit  tirer  vanité  de  te  faire  la  cour. 

Parois  donc  librement,  sans  craindre  que  tes  charmes 
Te  suscitent  encor  de  nouvelles  alarmes, 
Exposée  aux  efforts  d'un  second  ravisseur  ; 

Puisque  de  la  façon  que  tu  te  fais  paroître. 
Chacun  sans  t'offenser  peut  se  lendre  ton  maître, 
Comme  depuis  un  an  chacun  l'est  de  ta  sœur  "^. 

A.  C. 


ARGUMENT. 

Alcidon,  amoureux  de  Clarice,  veuve  d'Alcandre  et 
maîtresse  de  Philiste,  son  particulier  ami,  de  peur  qu'il 
ne  s'en  aperçût,  feint   d'aimer   sa   sœur  Doris  '^5    qui   ne 

1.  Tel  est  le  texte  de   i63/l.  Peut-être  faudrait-il  lire  les  hommes. 

2.  L'impression  de  Méliie  fut  achevée,  comme  nous  l'avons  dit, 
au  mois  de  février  i633,  et  celle  de  la  Veuve  au  mois  de  mars   i63^. 

3.  Le  texte  de  cette  phrase,  tel  que  nous  le  donnons  ici,  est   par- 


Sg^  LA   VEUVE. 

s'abusant  point  par  ses  caresses,  consent  au  mariage  de 
Florange,  que  samèrelui  propose.  Ce  faux  ami,  sous  un 
prétexte  de  se  venger  de  Taffront  cjue  lui  faisoit  ce  ma- 
riage, fait  consentir  Célidan  à  enlever  Claiice  en  sa  fa- 
veur, et  ils  la  mènent  ensemble  à  un  château  de  Célidan. 
Philiste,  abusé  des  faux  ressentiments  de  son  ami,  fait 
rompre  le  mariage  de  Florange  :  sur  quoi  Célidan  con- 
jure Alcidon  de  reprendre  Doris  et  rendre  Clarice  à  son 
amant.  Ne  l'y  pouvant  résoudre,  il  soupçonne  quelque 
fourbe  de  sa  part,  et  fait  si  bien  qu'il  tire  les  vers  du  nez 
à  la  nourrice  de  Clarice,  qui  avoit  toujours  eu  une  intel- 
ligence avec  Alcidon,  et  lui  avoit  même  facilité  l'enlève- 
ment de  sa  maîtresse  ;  ce  qui  le  porte  à  quitter  le  parti 
de  ce  perfide  :  de  sorte  que  ramenant  Clarice  à  Philiste, 
il  obtient  de  lui  en  récompense  sa  sœur  Doris. 


EXAMEN 


Cette  comédie  n'est  pas  plus  régulière  que  Mélitc  en 
ce  qui  regarde  l'vmité  de  Heu,  et  a  le  même  défaut  au 
cinquième  acte,  qui  se  passe  en  compliments  pour  venir 
à  la  conclusion  d'un  amour  épisodique,  avec  cette  diffé- 
rence toutefois  que  le  mariage  de  Célidan  avec  Doris  a 
plus  de  justesse  dans  celle-ci  que  celui  d'Erasteavcc  Clo- 
ris  dans  l'autre.  Elle  a  quelque  chose  de  mieux  ordonné 
pour  le  temps  en  général,  qui  n'est  pas  si  vague  que 
dans  Méidc,  et  a  ses  intervalles  mieux  proportionnés 
par  cinq  jours  consécutifs.   C'éloit   un  tempérament  que 

faitemcnl  conforme  à  celui  de  rédition  de  i()34.  Nous  croyons  devoir 
en  avertir,  parce  qu'en  voyant  l'embarras  de  la  construction  et  l'em- 
ploi irrôgulior  (Vaperçûl  pour  apcrçnivr,  on  pourrait  (^tro  liante  do 
supposer  ici  cpickpic  faute  d'impression. 


EXAMEN.  395 

je  croyois  lors  fort  raisonnable  entre  la  rigueur  des  vingt 
et  quatre  heures  et  cette  étendue  libertine  qui  n'avoit 
aucunes  bornes.  Mais  elle  a  ce  même  défaut  dans  le  par- 
ticulier de  la  durée  de  chaque  acte,  que  souvent  celle  de 
l'action  y  excède  de  beaucoup  celle  de  la  représentation. 
Dans  le  commencement  du  premier,  Pbiliste  quitte  Alci- 
don  pour  aller  faire  des  visites  avec  Clarice,  et  paroît  en 
la  dernière  scène  avec  elle  au  sortir  de  ces  visites,  qui 
doivent  avoir  consumé  toute  l'après-dînée,  ou  du  moins 
la  meilleure  partie.  La  même  chose  se  trouve  au  cin- 
quième :  Alcidon  y  fait  partie  avec  Célidan  d'aller  voir 
Clarice  sur  Je  soir  dans  son  château,  011  il  la  croit  encore 
prisonnière,  et  se  résout  de  faire  part  de  sa  joie  à  la 
nourrice,  qu'il  n'oseroit  voir  de  jour,  de  peur  de  faire 
soupçonner  l'intelligence  secrète  et  criminelle  qu'ils  ont 
ensemble  ;  et  environ  cent  vers  après,  il  vient  chercher 
cette  confidente  chez  Clarice,  dont  il  ignore  le  retour.  Il 
ne  pouvoit  être  qu'environ  midi  quand  il  en  a  formé  le 
dessein,  puisque  Célidan  venoit  de  ramener  Clarice  (ce  que 
vraisemblablement  il  a  fait  le  plus  toi  qu'il  a  pu,  ayant  un 
intérêt  d'amour  qui  lepressoit'  de  lui  rendre  ce  service 
en  faveur  de  son  amant)  ;  et  quand  il  vient  pour  exécuter 
cette  résolution,  la  nuit  doit  avoir  déjà  assez  d'obscurité 
pour  cacher  cette  visite  qu'il  lui  va  rendre.  L'excuse 
qu'on  pourroit  y  donner,  aussi  bien  qu'à  ce  que  j'ai  re- 
marqué de  ïircis  dans  Mélite,  c'est  qu'il  n'y  a  point  de 
liaison  de  scènes,  et  par  conséquent  point  de  continuité 
d'action.  Aussi  on  '  pourroit  dire  que  ces  scènes  déta- 
chées qui  sont  placées  l'une  après  l'autre  ne  s'entre- 
suivent  pas  immédiatement,  et  qu'il  se  consume  un  temps 
notable  entre  la  lin    de  l'une  et    le  commencement   de 


1.  Var.  (édit.  de  1660):  qui  le  presse. 

2.  Var.  (édit.  de  i66o-i66/i):  l'on, 


896  LA  VEUVE. 

l'autre  ;  ce  qui  n'arrive  point  quand  elles  sont  liées  en- 
semble, cette  liaison  étant  cause  que  Tune  commence 
nécessairement  au  même  instant  que  Tautre  fmit. 

Cette  comédie  peut  faire  connoître  '  l'aversion  naturelle 
que  j'ai  toujours  eue  pour  les  a  parte.  Elle  m'en  donnoit 
de  belles  occasions,  m'étant  proposé  d'y  peindre  un 
amour  réciproque  qui  parût  dans  les  entretiens  de  deux 
personnes  qui  ne  parlent  point  d'amour  ensemble,  et  de 
mettre  des  compliments  d'amour  suivis  entre  deux  gens 
qui  n'en  ont  point  du  tout  l'un  pour  l'autre,  et  qui  sont 
toutefois  obligés  par  des  considérations  particulières  de 
s'en  rendre  des  témoignages  mutuels.  C'étoit  un  beau 
jeu  pour  ces  discours  à  part,  si  fréquents  chez  les  an- 
ciens et  chez  les  modernes  de  toutes  les  langues  ;  cepen- 
dant j'ai  si  bien  fait,  par  le  moyen  des  confidences  qui 
ont  précédé  des  scènes  artificieuses,  et  des  réflexions  qui 
les  ont  suivies,  que  sans  emprunter  ce  secours,  l'amour 
a  paru  entre  ceux  qui  n'en  parlent  point,  et  le  mépris  a 
été  visible  entre  ceux  qui  se  font  des  protestations 
d'amour.  La  sixième  scène  du  quatrième  acte  semble 
commencer  par  ces  a  parte,  et  n'en  a  toutefois  aucun. 
Célidan  et  la  nourrice  y  parlent  véritablement  chacun  à 
part,  mais  en  sorte  que  chacun  des  deux  veut  bien  que 
l'autre  entende  ce  qu'il  dit.  La  nourrice  cherche  à  donner 
à  Célidan  des  marques  d'une  douleur  très-vive,  qu'elle 
n'a  point,  et  en  affecte  d'autant  plus  les  dehors  pour 
l'éblouir  ;  et  Célidan,  de  son  côté,  veut  qu'elle  aye  lieu  de 
croire  qu'il  la  cherche  pour  la  tirer  dvi  péril  où  il  feint 
qu'elle  est,  et  qu'ainsi  il  la  rencontre  fort  à  propos.  Le 
reste  de  cette  scène  est  fort  adroit,  par  la  manière  dont 
il  dupe  cette  vieille,  et  lui  arrache  l'aveu  d'une  fourbe  011 
on  le  vouloil  prendre  lui-même  pour  dupe.    11  l'enferme, 

1.    Var.  (('dit.  flo  i66o-i()G8)  :  rccoimoîtrc. 


EXAMEN.  397 

de  peur  qu'elle  ne  fasse  encore  quelque  pièce  qui  trouble 
son  dessein  ;  et  quelques-uns  ont  trouvé  à  dire  qu'on  ne 
parle  point  d'elle  au  cinquième  ;  mais  ces  sortes  de  per- 
sonnages, qui  n'agissent  que  pour  l'intérêt  des  autres,  ne 
sont  pas  assez  d'importance  pour  faire  naître  une  curio- 
sité légitime  de  savoir  leurs  sentiments  sur  l'événement 
delà  comédie,  oîi  ils  n'ont  plus  que  faire  quand  on  n'y  a 
plus  affaire  d'eux  ;  et  d'ailleurs  Clarice  y  a  trop  de  satis- 
faction de  se  voir  hors  du  pouvoir  de  ses  ravisseurs  et 
rendue  à  son  amant,  pour  penser  en  sa  présence  à  cette 
nourrice,  et  prendre  garde  si  elle  est  en  sa  maison,  ou  si 
elle  n'y  est  pas. 

Le  style  n'est  pas  plus  élevé  ici  que  dans  Méiile,  mais 
il  est  plus  net  et  plus  dégagé  des  pointes  dont  l'autre 
est  semée,  qui  ne  sont,  à  en  bien  parler,  que  de  fausses 
lumières,  dont  le  brillant  marque  bien  quelque  vivacité 
d'esprit,  mais  sans  aucune  solidité  de  raisonnement. 
L'intrique  y  est  aussi  beaucoup  plus  raisonnable  que  dans 
l'autre  ;  et  Alcidon  a  lieu  d'espérer  un  bien  plus  heureux 
succès  de  sa  fourbe  qu'Eraste  de  la  sienne  '. 

I.  Voyez,  comme  complément  de  cet  examen,  ce  qui  est  dit  plus 
haut,  p.  28,  29  et  43. 


ACTEURS 


PHILISTE,  amant  de  Clarice. 

ALCIDON,  ami  de  Philisteet  amant  de  Doris. 

CÉLIDAN,  ami  d'Alcidon  et  amoureux  de  Doris. 

CLARICE,  veuve  d'Alcandre  et  maîtresse  de  Philiste. 

CHRYSANTE,  mère  de  Doris. 

DORIS,  sœur  de  Philiste. 

La  Nourrice  de  Clarice. 

GÉRON,  agent  de  Florange,  amoureux  de  Doris  '. 

LYCAS,  domestique  de  Philiste. 

POLIMAS,    \ 

DORASTE,  >  domestiques  de  Clarice. 

LISTOR,       ) 


La  scène  est  à  Paris '^. 


1.  Dans  les  ('ditions  de  1 034-1 608  :  «  amoureux  de  Doris,  qui  ne 
paroît  point.  » 

2.  Ces  mots  manquent  dans  réditioii  de  lOS/i. 


LA   VEUVE. 

COMÉDIE. 


ACTE    1. 


SCENE   PREMIERE. 
PHILISTE,  ALGIDON. 

ALCIDON. 

J'en  demeure  d'accord,  chacun  a  sa  méthode^  ; 
Mais  la  tienne  pour  moi  seroit  trop  incommode"  : 
Mon  cœur  ne  pourroit  pas  conserver  tant  de  feu, 
S'il  falloit  que  ma  bouche  en  témoignât  si  peu. 
Depuis  près  de  deux  ans  tu  brûles  pour  Clarice, 
Et  plus  ton  amour  croît,  moins  elle  en  a  d'indice. 
Il  semble  qu'à  languir  tes  désirs  sont  contents. 
Et  que  tu  n'as  pour  but  que  de  perdre  ton  temps. 
Quel  fruit  espères-tu  de  ta  persévérance 
A  la  traiter  toujours  avec  indifférence  ? 
Auprès  d'elle  assidu,  sans  lui  parler  d'amour, 
Veux-tu  qu'elle  commence  à  te  faire  la  cour  ? 

PmUSTE. 

Non  ;  mais,  à  dire  vrai,  je  veux  qu'elle  devine^. 

1.  Var.  Dis  ce  que  tu  voudras,  chacun  a  sa  méthode.  (i634-57) 

2.  Var.  Mais  la  tienne  pour  moi  seroit  fort  incommode.  (i63i-68) 

3.  Var.  Non  pas,  mais  pour  le  moins  je  veux  qu'elle  devine.  (i63i-57) 


4oo  LA  VEUVE. 

ALCIDON. 

Ton  espoir,  qui  te  flatte,  en  vain  se  l'imagine*  : 

Clarice  avec  raison  prend  pour  stupidité  ■  5 

Ce  ridicule  efl"et  de  ta  timidité. 

PHILISTE. 

Peut-être.  Mais  enfin  vois-tu  qu'elle  me  ftiie, 

Qu'indifférent  qu'il  est  mon  entretien  l'ennuie, 

Que  je  lui  sois  à  charge,  et  lorsque  je  la  voi. 

Qu'elle  use  d'artifice  à  s'échapper  de  moi  ?  20 

Sans  te  mettre  en  souci  quelle  en  sera  la  suite '^, 

Apprends  comme  l'amour  doit  régler  sa  conduite. 

Aussitôt  qu'une  dame  a  charmé  nos  esprits, 
Offrir  notre  service  au  hasard  d'un  mépris, 
Et  nous  abandonnant  à  nos  brusques  saillies^,  2 5 

Au  lieu  de  notre  ardeur  lui  montrer  nos  folies, 
Nous  attirer  sur  l'heure  un  dédain  éclatant  : 
Il  n'est  si  maladroit  qui  n'en  fît  bien  autant. 
Il  faut  s'en  faire  aimer  avant  qu'on  se  déclare. 
Notre  submission  à  l'orgueil  la  prépare.  3o 

Lui  dire  incontinent  son  pouvoir  souverain. 
C'est  mettre  à  sa  rigueur  les  armes  à  la  main. 
Usons,  pour  être  aimés,  d'un  meilleur  artifice, 
Et  sans  lui  rien  offrir,  rendons-lui  du  service*  ; 
Réglons  sur  son  humeur  toutes  nos  actions,  35 

Réglons  tous  nos  desseins  sur  ses  intentions"^, 

1.  Var.  C'en  est  trop  présumer,  cette  beauté  divine 
Avec  juste  raison  prend  pour  stupidité 

Ce  qui  n'est  qu'un  effet  de  ta  timidité. 

PHiL.  Mais  as-tu  remarqué  que  Clarice  me  fuie  ?  (i634-Go) 

2.  Var.  Sans  te  mettre  en  souci  du  feu  qui  me  consomme, 
Apprends  comme  l'amour  se  traite  en  lionncte  homme  : 
Aussitôt  qu'une  dame  en  ses  rets  nous  a  pris.  (i(j3lx-b']) 

3.  Var.   Et  nous  laissant  conduire  à  nos  brusques  saillies 
Au  lieu  de  notre  amour  lui  montrer  nos  folies. 

Qu'un  superbe  dédain  punisse  au  même  instant.  (i63i-57) 
l^.  Var.   Sans  en  rien  protester,  rendons-lui  du  service.  (i634) 
5.  Var.   AJTistons  nos  desseins  à  ses  intentions.  (i6.3i-57) 


ACTE   I,   SCENE  I.  4oi 

Tant  que  par  la  douceur  d'une  longue  hantise 
Comme  insensiblement  elle  se  trouve  prise. 
C'est  par  là  que  Ton  sème  aux  dames  des  appas*, 
Qu'elles  n'évitent  point,  ne  les  prévoyant  pas.  4o 

Leur  haine  envers  l'amour  pourroit  être  un  prodige, 
Que  le  seul  nom  les  choque,  et  l'effet  les  oblige^. 

ALCIDON. 

Suive  qui  le  voudra  ce  procédé  nouveau^  : 

Mon  feu  me  déplairoit  caché  sous  ce  rideau. 

Ne  parler  point  d'amour  !  Pour  moi,  je  me  défie  45 

Des  fantasques  raisons  de  ta  philosophie  : 

Ce  n'est  pas  là  mon  jeu.  Le  joli  passe-temps, 

D'être  auprès  d'une  dame  et  causer  du  beau  temps, 

Lui  jurer  que  Paris  est  toujours  plein  de  fange, 

Qu'un  certain  parfumeur  vend  de  fort  bonne  eau  d'ange*, 

Qu'un  cavalier  regarde  un  autre  de  travers, 

Que  dans  la  comédie  on  dit  d'assez  bons  vers, 

Qu'Aglante  avec  Philis  dans  un  mois  se  marie '^  ! 

Change,  pauvre  abusé,  change  de  batterie. 

Conte  ce  qui  te  mène,  et  ne  t'amuse  pas  5  5 

A  perdre  innocemment  les  discours  et  tes  pas®. 

PHILISTE. 

Je  les  aurois  perdus  auprès  de  ma  maîtresse. 
Si  je  n'eusse  employé  que  la  commune  adresse, 


1.  Voyez  plus  haut,  p.  i48,  le  vers  96  de  Mélite,  et  la  note  qui  s'y 
rapporte. 

2.  C'est-à-dire,  leur  haine  contre  l'amour  aura  beau  être  extrême,  prodi- 
gieuse, elle  ne  tomberait  jamais  que  sur  le  nom,  et  non  pas  sur  la  chose. 

3.  Var.   Suive  qui  le  voudra  ce  nouveau  procédé  : 

Mon  feu  se  déplairoit  d'être  ainsi  gourmande,  (i 634-57) 

4.  On  appelle  eau  d'ange  «une  eau  d'une  odeur  très-agréable,  faite  de  fleurs 
d'orange,  musc,  cannelle,  et  autres  choses  odoriférantes.  «  (^Dictionnaire  de 
l'Académie  de  1694.) 

5.  Var.  Qu'un  tel  dedans  le  mois  d'une  telle  s'accorde  ! 
Touche,  pauvre  abusé,  touche  la  grosse  corde.  (i634) 

6.  Var.  A  perdre  sottement  tes  discours  et  tes  pas.  (i634-57) 

Corneille,  i  a6 


4o2  LA  VEUVE. 

Puisqu'inégal  de  biens  et  de  condition, 

Je  ne  pouvois  prétendre  à  son  affection.  60 

ALCIDON. 

Mais  si  tu  ne  les  perds,  je  le  tiens  à  miracle, 
Puisqu'ainsi  ton  amour  rencontre  un  double  obstacle', 
Et  que  ton  froid  silence  et  l'inégalité 
S'opposent  tout  ensemble  à  ta  témérité. 

PHILISTE. 

Crois  que  de  la  façon  dont  j'ai  su  me  conduire  6  5 

Mon  silence  n'est  pas  en  état  de  me  nuire  : 

Mille  petits  devoirs  ont  tant  parlé  pour  moi^, 

Qu'il  ne  m'est  plus  permis  de  douter  de  sa  foi. 

Mes  soupirs  et  les  siens  font  un  secret  langage^ 

Par  011  son  cœur  au  mien  à  tous  moments  s'engage*  :    7» 

Des  coups  d'œil  languissants,  des  souris  ajustés, 

Des  penchements  de  tête  à  demi  concertés, 

Et  mille  autres  douceurs  aux  seuls  amants  connues 


1.  Far.   Vu  que  par  là  ton  feu  rencontre  un  double  obstacle, 
Et  qu  ainsi  ton  silence  et  l'inégalité 

S  opposent  à  la    fois  à  ta  témérité. 

PHiL.   Crois  que  de  la  façon  que  j'ai  su  me  conduire,  (i 634-57) 

2.  Var.   Mille  petits  devoirs  ont  trop  parlé  pour  moi  ; 

Ses  regards  chaque  jour  m'assurent  de  sa  foi.  (i634-tJ7) 

3.  Var.   Ses  soupirs  et  les  miens  font  un  secret  langage,  (i 034-60) 

4.  Var.   [Par  où  son  cœur  au  mien  à  tous  moments  s'engage  ;| 
Nos  vœux,  quoique  muets,  s'entendent  aisément, 

Et  quand  quelques  baisers  sont  dus  par  compliment 

AI.C.  Je  m'imagine  alors  qu'elle  ne  t'en  dénie  ? 
pniL.  Mais  ils  tiennent  bien  peu  de  la  cérémonie  : 
Parmi  la  bienséance,  il  m'est  aisé  de  voir 
Que  l'amour  me  les  donne  autant  que  le  devoir. 
En  cette  occasion,  c'est  un  plaisir  extrême, 
Lorsque  de  part  et  d'autre  un  couple  qui  s'entr'aime. 
Abuse  dcxtrcment  de  cette  liberté 
Que  permettent  les  lois  de  la  civilité, 
Et  que  le  peu  souvent  que  ce  bonheur  arrive, 
Piquant  notre  appétit,  rend  sa  pointe  plus  vive  : 
Notre  flamme  irritée  en  croît  de  jour  en  jour. 
AI.C.  Tout  cela  cependant  sans  lui  parler  d'amour  ?]  (i634-57) 


ACTE   I,   SCÈNE  I.  ^o3 


75 


Nous  font  voir  chaque  jour  nos  âmes  toutes  nues, 
Nous  sont  de  bons  garants  d'un  feu  qui  chaque  jour. 

ALCIDON. 

Tout  cela  cependant  sans  lui  parler  d'amour  ? 

PHILISTE. 

Sans  lui  parler  d'amour. 

ALClDON. 

J'estime  ta  science  ; 
Mais  j'aurois  à  l'épreuve  un  peu  d'impatience. 

PHILISTE. 

Le  ciel,  qui  nous  choisit  lui-même  des  partis', 

A  tes  feux  et  les  miens  prudemment  assortis  ;  80 

Et  comme  à  ces  longueurs  t'ayant  fait  indocile, 

Il  te  donne  en  ma  sœur  un  naturel  facile. 

Ainsi  pour  cette  veuve  il  a  su  m'enflammer^, 

Après  m'avoir  donné  par  où  m'en  faire  aimer. 

ALCIDON. 

Mais  il  lui  faut  enfin  découvrir  ton  courage.  85 

PHILISTE. 

C'est  ce  qu'en  ma  faveur  sa  nourrice  ménage  : 

Cette  vieille  subtile  a  mille  inventions 

Pour  m'avancer  au  but  de  mes  intentions  ; 

Elle  m'avertira  du  temps  que  je  dois  prendre, 

Le  reste  une  autre  fois  se  pourra  mieux  apprendre  :        9° 

Adieu . 

ALCIDON . 

La  confidence  avec  un  bon  ami 
Jamais  sans  l'offenser  ne  s'exerce  à  demi. 

PHILISTE. 

Un  intérêt  d'amour  me  prescrit  ces  limites  : 

1.  Var,  Le  ciel,  qui  bien  souvent  nous  choisit  des  partis.  (lôS^-oy) 
Var.   Cet  ordre  qui  du  ciel  nous  choisit  des  partis.  (1660) 

2.  Var.  Ainsi  pour  cette  veuve  il  voulut  m'cnflammer.  (iG34-6o) 


lioh  LA  VEUVE. 

Ma  maîtresse  m'attend  pour  faire  des  visites 

Où  je  lui  promis  hier  de  lui  prêter  la  main.  9 5 

ALCmON. 

Adieu  donc,  cher  Philiste. 

PHILISTE. 

Adieu,  jusqu'à  demain. 

SCÈNE  II. 

ALCIDON,  LA  Nourrice. 

ALCIDON,    seul'. 

Vit-on  jamais  amant  de  pareille  imprudence 

Faire  avec  son  rival  entière  confidence^? 

Simple,  apprends  que  ta  sœur  n'aura  jamais  de  quoi 

Asservir  sous  ses  lois  des  gens  faits  comme  moi;        loo 

Qu'Alcidon  feint  pour  elle,  et  brûle  pour  Glarice. 

Ton  agente  est  à  moi.  N'est-il  pas  vrai,  Nourrice? 

LA    NOURRICE. 

Tu  le  peux  bien  jurer. 

ALCIDON . 

Et  notre  ami  rivaP  ? 

LA    NOURRICE. 

Si  jamais  on  m'en  croit,  son  affaire  ira  mal. 

ALCIDON. 

Tu  lui  promets  pourtant. 

LA    NOURRICE. 

C'est  par  où  je  l'amuse,       'o5 
Jusqu'à  ce  que  l'effet  lui  découvre  ma  ruse*. 

1.  Ce  mot  manque  dans  IcHition  de  i634. 

2.  Var.  Avecque  son  rival  traiter  de  confidence.  (i63^i-57) 

3.  Var.  LA  NouRn.  La  belle  question  !  Quoi?  alc.  Que  Philiste la  noubr. 

Eh  bien  ? 
Ai.c.  C'est  toi  qu'il  espère,  i.a  nourr.  Oui,  mais  il  no  tient  rien. 
[aic.  Tu  lui  promets  pourtant.]  (i 634-57) 

4.  Var.  Tant  que  tes  bons  succès  lui  découvrent  ma  ruse.  (i634-64) 


ACTE   I,   SCÈNE  II.  4o5 

ALCIDON. 

Je  viens  de  le  quitter*. 

LA    NOURRICE. 

Eh  bien  !  que  t'a-t-il  dit? 

ALCIDON. 

Que  tu  veux  employer  pour  lui  tout  ton  crédit, 

Et  que  rendant  toujours  quelque  petit  service, 

Il  s'est  fait  une  entrée  en  l'âme  de  Clarice.  »  lo 

LA    NOURRICE. 

Moindre  qu'il  ne  présume.  Et  toi  ? 

ALCIDON. 

Je  l'ai  poussé 
A  s'enhardir  un  peu  plus  que  par  le  passé, 
Et  découvrir  son  mal  à  celle  qui  le  cause. 

LA    NOURRICE. 

Pourquoi  ? 

ALCIDON. 

Pour  deux  raisons  :  l'une,  qu'il  me  propose 
Ce  qu'il  a  dans  le  cœur  beaucoup  plus  librement^  ;    •  •  5 
L'autre,  que  ta  maîtresse  après  ce  compliment 
Le  chassera  peut-être  ainsi  qu'un  téméraire. 

LA    NOURRICE. 

Ne  l'enhardis  pas  tant  :  j'aurois  peur  au  contraire^ 
Que  malgré  tes  raisons  quelque  mal  ne  t'en  prît  ; 
Car  enfin  ce  rival  est  bien  dans  son  esprit^,  '2" 

Mais  non  pas  tellement  qu'avant  que  le  mois  passe 
Notre  adresse  sous  main  ne  le  mette  en  disgrâce^ 

ALCIDON. 

Et  lors  ? 

LA    NOURRICE. 

Je  te  réponds  de  ce  que  tu  chéris. 

1.  Var.  Je  le  viens  de  quitter.  (i634-6o) 

a.  Var.  Ce  qu'il  a  sur  le  cœur  beaucoup  plus  librement.  (i634) 

3.  Var.  Ne  l'enhardis  pas  tant  :  j'aurois  peur  du  contraire.  (i634-57) 

4.  Var.  Ce  rival,  d'assurance,  est  bien  dans  son  esprit,  (i  634-57) 

5.  Var.  Nous  ne  le  sachions  mettre  en  sa  mauvaise  grâce.  (i63i-57) 


^o6  LA   VEUVE. 

Cependant  continue  à  caresser  Doris  ; 

Que  son  frère,  ébloui  par  cette  accorte  feinte',  125 

De  nos  prétentions  n'ait  ni  soupçon  ni  crainte". 

ALCID0?f. 

A  m'en  ouïr  conter,  l'amour  de  Céladon  ^ 
N'eut  jamais  rien  d'égal  à  celui  d'Alcidon  : 
Tu  rirois  trop  de  voir  comme  je  la  cajole. 

LA    NOURRICE. 

Et  la  dupe  qu'elle  est  croit  tout  sur  ta  parole?  i3o 

ALCIDON. 

Cette  jeune  étourdie  est  si  folle  de  moi. 

Quelle  prend  chaque  mot  pour  article  de  foi  ; 

Et  son  frère,  pipé  du  fard  de  mon  langage, 

Qui  croit  que  je  soupire  après  son  mariage. 

Pensant  bien  m'obliger,  m'en  parle  tous  les  jours;     i35 

Mais  quand  il  en  vient  là,  je  sais  bien  mes  détours  ; 

Tantôt,  vu  l'amitié  qui  tous  deux  nous  assemble, 

J'attendrai  son  hymen  pour  être  heureux  ensemble  ; 

Tantôt  il  faut  du  temps  pour  le  consentement. 

D'un  oncle  dont  j'espère  un  haut  avancement^  ;  i^o 

Tantôt  je  sais  trouver  quelque  autre  bagatelle. 

LA    NOURRICE. 

Séparons-nous,  de  peur  qu'il  entrât  en  cervelle", 
S'il  a  voit  découvert  un  si  long  entretien. 
Joue  aussi  bien  ton  jeu  que  je  jouerai  le  mien. 

ALCIDON. 

Nourrice,  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  se  sépare.  '  4^ 

LA    NOURRICE. 

Monsieur,  vous  méjugez  d'un  naturel  avare. 

1 .  Var.  Qui,  son  frère  ébloui  par  cette  accorte  feinte.  (i663  et  6')) 

2.  Var.   De  ce  que  nous  brassons  n'ait  ni  soupçon,  ni  crainte.  (i63i). 

3.  Quand  Corneille  écrivait  la  Veuve,  il  y  avait  une  vingtaine  d'années 
qu'avait  paru  le  roman  où  figure  ce  modèle  des  amants:  c'est  en  ifiio  que 
d'Urfé  a  publié  la  première  partie  de  l'Aslrce. 

Ix.  Var.  D'un  oncle  dont  j'espère  un  bon  avancement.  (iGS/i-ôy) 
5.  Voyez  plus  haut,  p.  192,  note  2. 


ACTE  I,   SCÈNE  II.  407 

ALCIDON. 

ïu  veilleras  pour  moi  d'un  soin  plus  diligent. 

LA    NOURRICE. 

Ce  sera  donc  pour  vous  plus  que  pour  votre  argent'. 

SCÈNE  III. 
CHRYSANTE,  DORIS. 

CHRTSANTE. 

C'est  trop  désavouer  une  si  belle  flamme, 

Qui  n'a  rien  de  honteux,  rien  de  sujet  au  blâme  :       '^o 

Confesse-le,  ma  fille,  Alcidon  a  ton  cœur  ; 

Ses  rares  qualités  l'en  ont  rendu  vainqueur. 

Ne  vous  entr'appeler  que  «  mon  âme  et  ma  vie,  » 

C'est  montrer  que  tous  deux  vous  n'avez  qu'une  envie, 

Et  que  d'un  même  trait  vos  esprits  sont  blessés.         '55 

DORIS. 

Madame,  il  n'en  va  pas  ainsi  que  vous  pensez. 

Mon  frère  aime  Alcidon,  et  sa  prière  expresse 

M'oblige  à  lui  répondre  en  termes  de  maîtresse. 

Je  me  fais,  comme  lui,  souvent  toute  de  feux  ; 

Mais  mon  cœur  se  conserve,  au  point  où  je  le  veux,      160 

Toujours  libre,  et  qui  garde  une  amitié  sincère 

A  celui  qui  voudra  me  prescrire  une  mère. 

CHRYSANTE. 

Oui,  pourvu  qu'Alcidon  te  soit  ainsi  prescrit. 

DORIS. 

Madame,  pussiez-vous  lire  dans  mon  esprit  ! 

Vous  verriez  jusqu'où  va  ma  pure  obéissance.  «65 

CHRYSANTE. 

Ne  crains  pas  que  je  veuille  user  de  ma  puissance  : 

I .  La  leçon  de  i6/i4  : 

Ce  sera  donc  pour  plus  que  vous  pour  votre  argent, 
est  évidemment  une  faute  d'impression. 


4o8  LA   VEUVE. 

Je  croirois  en  produire  un  trop  cruel  effet, 
Si  je  te  séparols  d'un  amant  si  parfait. 

DORIS. 

Vous  le  connoissez  mal  :  son  âme  a  deux  visages, 

Et  ce  dissimulé  n'est  qu'un  conteur  à  gages.  17° 

Il  a  beau  m'accabler  de  protestations, 

Je  démêle  aisément  toutes  ses  fictions  ; 

Il  ne  me  prête  rien  que  je  ne  lui  renvoie*  : 

Nous  nous  entre-payons  d'une  même  monnoie  ; 

Et  malgré  nos  discours,  mon  vertueux  désir  17^ 

Attend  toujours  celui  que  vous  voudrez  choisir  : 

Votre  vouloir  du  mien  absolument  dispose. 

CHRYSA>TE. 

L'épreuve  en  fera  foi  ;  mais  parlons  d'autre  chose. 

Nous  vîmes  hier  au  bal,  entre  autres  nouveautés. 
Tout  plein  d'honnêtes  gens  caresser  les  beautés.  180 

DORIS. 

Oui,  Madame  :  Alindor  en  vouloit  à  Célie  ; 
Lysandre,  à  Célidée  ;  Oronte,  à  Rosélie. 

CHRYSANTE. 

Et  nommant  celles-ci,  tu  caches  finement^ 
Qu'un  certain  t'entretint  assez  paisiblement. 

DORIS. 

Ce  visage  inconnu  qu'on  appeloit  Florange?  i85 

CHRYSANTE. 

Lui-même. 

DORIS. 

Ah  !  Dieu,  que  c'est  un  cajoleur  étrange  ! 
Ce  fut  paisiblement,  de  vrai,  qu'il  m'entretint. 
Soit  que  quelque  raison  en  secret  le  retînt", 
Soit  que  son  bel  esprit  me  jugeât  incapable 

1.  Var.  Ainsi  qu'il  me  les  baille,  ainsi  je  les  renvoie.  (i634-5-) 

2.  Var.  En  nommant  celles-ci,  fu  caches  finement.  (i63/'i-57) 

3.  Var.   Soit  que  quelque  raison  secrète  le  retînt,  (i 034-57) 


ACTE   I,   SCENE   m.  409 

De  lui  pouvoir  fournir  un  entretien  sortable,  19° 

Il  m'épargna  si  bien,  que  ses  plus  longs  propos 
A  peine  en  plus  d'une  heure  étoient  de  quatre  mots'; 
Il  me  mena  danser  deux  fois  sans  me  rien  dire. 

CHRYSANTE. 

Mais  ensuite"? 

DORIS, 

La  suite  est  digne  qu'on  l'admire  ^ 
Mon  baladin  muet  se  retranche  en  un  coin,  19^ 

Pour  faire  mieux  jouer  la  prunelle  de  loin  ; 
Après  m'avoir  de  là  longtemps  considérée, 
Après  m'avoir  des  yeux  mille  fois  mesurée, 
Il  m'aborde  en  tremblant,  avec  ce  compliment  : 
«  Vous  m'attirez  à  vous  ainsi  que  fait  l'aimant.  »  200 

(II  pensoit  m'avoir  dit  le  meilleur  mot  du  monde.) 
Entendant  ce  haut  style,  aussitôt  je  seconde, 
Et  réponds  brusquement,  sans  beaucoup  m'émouvoir  : 
«  Vous  êtes  donc  de  fer,  à  ce  que  je  puis  voir.  » 
Ce  grand  mot  étouffa  tout  ce  qu'il  vouloit  dire^,  2o5 

Et  pour  toute  réplique  il  se  mit  à  sourire. 
Depuis  il  s'avisa  de  me  serrer  les  doigts  ; 
Et  retrouvant  un  peu  l'usage  de  la  voix. 
Il  prit  un  de  mes  gants  :  «  La  mode  en  est  nouvelle. 
Me  dit-il,  et  jamais  je  n'en  vis  de  si  belle  ;  210 

Vous  portez  sur  la  gorge  un  mouchoir  fort  carré  ^  ; 


1.  Var.  A  grand'peine  en  une  heure  étoient  de  quatre  mots.  (i634-57) 

2.  Var.  CHRTs.  Oui,  mais  après  ?  dor.  Après  ?  C'est  bien  le  mot  pour  rire. 
Mon  baladin  muet  se  retire  en  un  coin. 

Content  de  m  envoyer  des  œillades  de  loin  ; 

Enfin,  après  m'avoir  longtemps  considérée. 

Après  m'avoir  de  l'œil  mille  fois  mesurée.  (lôSi-Sy) 

3.  Var.  Le  reste  est  digne  qu'on  l'admire.  (i66o-64) 

4.  Var.  Après  cette  réponse,  il  eut  don  de  silence. 
Surpris,  comme  je  crois,  par  quelque  défaillance. 
[Depuis  il  s'avisa  de  me  serrer  les  doigts.]  (i 634-57) 

5.  Var.  Vous  portez  sur  le  sein  un  mouchoir  fort  carré.  (i634-57) 


4io  LA  VEUVE. 

Votre  éventail  me  plaît  d'être  ainsi  bigarré  ; 

L'amour,  je  vous  assure,  est  une  belle  chose  ; 

Vraiment  vous  aimez  fort  cette  couleur  de  rose  ; 

La  ville  est  en  hiver  tout  autre  que  les  champs  ;  3 1 5 

Les  charges  à  présent  n'ont  que  trop  de  marchands  ; 

On  n'en  peut  approcher.  » 

CHRYSANTE. 

Mais  enfin  que  t'en  semble  ? 

DORIS. 

Je  n'ai  jamais  connu  d'homme  qui  lui  ressemble, 
Ni  qui  mêle  en  discours  tant  de  diversités. 

CHRYSANTE. 

Il  est  nouveau  venu  des  universités,  ^  30 

Mais  après  tout  fort  riche,  et  que  la  mort  d'un  père', 
Sans  deux  successions  que  de  plus  il  espère, 
Comble  de  tant  de  biens,  qu'il  n'est  fille  aujourd'hui 
Qui  ne  lui  rie  au  nez  et  n'ait  dessein  sur  lui. 

DORIS. 

Aussi  me  contez- vous  de  beaux  traits  de  visage.  335 

CHRYSANTE. 

Eh  bien  !  avec  ces  traits  est-il  à  ton  usage  .^* 

DORIS. 

Je  douterois  plutôt  si  je  serois  au  sien. 

CHRYSANTE. 

Je  sais  qu'assurément  il  te  veut  force  bien  ; 
Mais  il  te  le  faudroit,  en  fille  plus  accorte^, 
Recevoir  désormais  un  peu  d'une  autre  sorte.  3-^" 

DORIS. 

Commandez  seulement,  Madame,  et  mon  devoir 
Ne  négligera  rien  qui  soit  en  mon  pouvoir. 


I.  Var.   Ail  (Ifnipiir.int  fort  riche,  et  que  la  mort  d'un  pcrc, 

Sans  deux  successions  encore  qu'il  espère.  (i634-57) 
3.  Var.   Mais  il  le  le  faudroit,  plus  sage  et  plus  accorle.  (iG34-57) 


ACTE  I,   SCÈNE   III.  4ii 

CHRYSANTE. 

Ma  fille,  te  voilà  telle  que  je  souhaite. 

Pour  ne  te  rien  celer,  c'est  chose  qui  vaut  faite. 

Géron,  qui  depuis  peu  fait  ici  tant  de  tours,  2  35 

Au  desçu'  d'un  chacun  a  traité  ces  amours  ; 

Et  puisqu'à  mes  désirs  je  te  vois  résolue, 

Je  veux  qu'avant  deux  jours  l'affaire  soit  conclue. 

Au  regard  d'Alcidon  tu  dois  continuer. 

Et  de  ton  beau  semblant  ne  rien  diminuer"  :  340 

Il  faut  jouer  au  fin  contre  un  esprit  si  double. 

DORIS. 

Mon  frère  en  sa  faveur  vous  donnera  du  trouble. 

CHRl SANTE. 

Il  n'est  pas  si  mauvais  que  l'on  n'en  vienne  à  bout. 

DORIS. 

Madame,  avisez-y  :  je  vous  remets  le  tout. 

CHRTSANTE. 

Rentre  :  voici  Géron,  de  qui  la  conférence  2  4^ 

Doit  rompre,  ou  nous  donner  une  entière  assurance. 

SCÈNE    IV. 

CHRYSANTE,  GÉRON. 

CHRYSANTE. 

Ils  se  sont  vus  enfin. 

GÉROIN . 

Je  l'avois  déjà  su. 
Madame,  et  les  effets  ne  m'en  ont  point  déçu^, 
Du  moins  quant  à  Florange. 

1.  Voyez  p.  180,  note  2. 

2.  Var.  [Et  de  ton  beau  semblant  ne  rien  diminuer.] 
DOB.  Mon  frère,  qui  croira  sa  poursuite  abusée, 
Sans  doute  en  sa  faveur  brouillera  la  fusée.  (i634) 

3.  Var.  Madame,  et  les  effets  ne  m'en  ont  pas  déçu, 
Au  moins  quant  à  Florange.  (i  634-57) 


4i2  LA  VEUVE. 

CHRYSAKTE. 

Eh  bien  !  mais  qu'est-ce  encore  ? 
Que  dit-il  de  ma  fille  ? 

GÉRON. 

Ah  !  Madame,  il  l'adore  I  aSo 

Il  n'a  point  encor  vu  de  miracles  pareils  : 
Ses  yeux,  à  son  avis,  sont  autant  de  soleils  ; 
L'enflure  de  son  sein,  un  double  petit  monde  ; 
C'est  le  seul  ornement  de  la  machine  ronde. 
L'amour  à  ses  regards  allume  son  flambeau,  255 

Et  souvent  pour  la  voir  il  ôte  son  bandeau  ; 
Diane  n'eut  jamais  une  si  belle  taille  ; 
Auprès  d'elle  Vénus  ne  seroit  rien  qui  vaille  ; 
Ce  ne  sont  rien  que  lis  et  roses  que  son  teint  ; 
Enfin  de  ses  beautés  il  est  si  fort  atteint 360 

CHRYSANTE. 

Atteint  I  Ah  !  mon  ami,  tant  de  badinerie' 
Ne  témoigne  que  trop  qu'il  en  fait  raillerie. 

GÉRON. 

Madame,  je  vous  jure,  il  pèche  innocemment. 

Et  s'il  savoit  mieux  dire,  il  diroit  autrement. 

C'est  un  homme  tout  neuf  :  que  voulez-vous  qu'il  fasse? 

11  dit  ce  qu'il  a  lu.  Daignez  juger,  de  gràce"^. 

Plus  favorablement  de  son  intention  ; 

Et  pour  mieux  vous  montrer  où  va  sa  passion, 

Vous  savez  les  deux  points  (mais  aussi,  je  vous  prie, 

Vous  ne  lui  direz  pas  cette  supercherie) 27" 

CHRYSANTE. 

Non,  non. 


I.  Var.  Atloinl  I  Ah  !  mon  .imi,  ce  sont  des  rêveries  ; 

Il  s'en  moque  en  disant  do  telles  niaiseries,  (i  634- 67) 
a.  Var.  11  dit  ce  qu'il  a  lu.  Jugez,  pour  Dieu,  do  grâce,  (i 634-57) 


ACTE   I,   SCÈNE  IV.  /ii3 

GÉRON . 

Vous  savez  donc  les  deux  difTicultés 
Qui  jusqu'à  maintenant  vous  tiennent  arrêtés'  ? 

CHR\ SANTE. 

Il  veut  son  avantage,  et  nous  cherchons  le  nôtre. 

GÉRON. 

«  Va,  Géron,  m'a-t-il  dit  ;  et  pour  l'une  et  pour  l'autre. 

Si  par  dextérité  tu  n'en  peux  rien  tirer,  2  7  5 

Accorde  tout  plutôt  que  de  plus  différer. 

Doris  est  à  mes  yeux  de  tant  d'attraits  pourvue, 

Qu'il  faut  bien  qu'il  m'en  coûte  un  peu  pour  l'avoir  vue.  » 

Mais  qu'en  dit  votre  fille  ? 

CHRTSANTE. 

Elle  suivra  mon  choix-, 
Et  montre  une  âme  prête  à  recevoir  mes  lois  ;  280 

Non  qu'elle  en  fasse  état  plus  que  de  bonne  sorte  : 
Il  suffit  qu'elle  voit  ce  que  le  bien  apporte. 
Et  qu'elle  s'accommode  aux  solides  raisons 
Qui  forment  à  présent  les  meilleures  maisons. 

GÉRON. 

A  ce  compte,  c'est  fait.  Quand  vous  plaît-il  qu'il  vienne'^ 
Dégager  ma  parole,  et  vous  donner  la  sienne? 

CHRTSANTE. 

Deux  jours  me  suffiront,  ménagés  dextrement. 

Pour  disposer  mon  fils  à  son  contentement^. 

Durant  ce  peu  de  temps,  si  son  ardeur  le  presse. 

Il  peut  hors  du  logis  rencontrer  sa  maîtresse  :  390 

Assez  d'occasions  s'offrent  aux  amoureux. 


1.  Var.  Qui  jusqu'à  maintenant  nous  tiennent  arrêtés.  (i634) 

2.  Var.  CHBYS.  Ainsi  que  je  voulois, 

Elle  se  montre  prête  à  recevoir  mes  lois.  (i63/l-G3) 

3.  Var.  A  ce  compte,  c'est  fait.  Quand  voulez-vous  qu'il  vienne.  (iÔS^-St 

4.  Var.  Pour  disposer  mon  fils  à  mon  contentement.  (i634-57) 


4i4  LA  VEUVE. 

GÉRON. 

Madame,  que  d'un  mot  je  vais  le  rendre  heureux'  ! 

SCÈNE  V. 
PHILISTE,  CLARICE. 

PHILISTE. 

Le  bonheur  aujourd'hui  conduisoit  vos  visites", 

Et  sembloit  rendre  hommage  à  vos  rares  mérites  : 

Vous  avez  rencontré  tout  ce  que  vous  cherchiez.  295 

CLARICE. 

Oui  ;  mais  n'estimez  pas  qu'ainsi  vous  m'empêchiez 
De  vous  dire,  à  présent  que  nous  faisons  retraite. 
Combien  de  chez  Daphnis  je  sors  mal  satisfaite. 

PHILISTE. 

Madame,  toutefois  elle  a  fait  son  pouvoir. 

Du  moins  en  apparence,  à  vous  bien  recevoir^.  "^oo 

CLARICE. 

Ne  pensez  pas  aussi  que  je  me  plaigne  d'elle. 

PHILISTE. 

Sa  compagnie  étoit,  ce  me  semble,  assez  belle. 

CLARICE. 

Que  trop  belle  à  mon  goût,  et,  que  je  pense,  au  tien  ! 
Deux  filles  possédoient  seules  ton  entretien^  ; 
Et  leur  orgueil,  enflé  par  cette  préférence,  3o5 

De  ce  qu'elles  valoient  tiroit  pleine  assurance. 

1.  Var.  Madame,  que  d'un  mot  je  le  vais  rendre  heureux,  (i  634-57) 

2.  Var.  Le  bonheur  conduisoit  aujourd'hui  nos  visites.  (i634  et  37) 
Var.  Le  bonheur  conduisoit  aujourd'hui  vos  visites.  (i64ii-54  et  60) 

3.  Var.  Au  moins  en  apparence,  à  vous  bien  recevoir. 

CLAR.   Aussi  no  pensez  pas  que  je  me  plaigne  d'elle.  (i634-57) 

4.  Var.  [Deux  filles  possédoient  seules  ton  entretien  ;] 
Et  ce  que  nous  étions  de  femmes  méprisées, 

Nous  servions  cependant  d  objets  à  vos  risées. 

PHIL.  C'est  maintenant,  Madame,  aux  vôtres  que  j'en  sers; 


ACTE  I,   SCÈNE  V.  /ii5 

PHILISTE. 

Ce  reproche  obligeant  me  laisse  tout  surpris  : 
Avec  tant  de  beautés,  et  tant  de  bons  esprits, 
Je  ne  valus  jamais  qu'on  me  trouvât  à  dire\ 

CLARICE. 

Avec  ces  bons  esprits  je  n'étois  qu'en  martyre^  :         3io 
Leur  discours  m'assassine,  et  n'a  qu'un  certain  jeu 
Qui  m'étourdit  beaucoup,  et  qui  me  plaît  fort  peu. 

PHILISTE. 

Celui  que  nous  tenions  me  plaisoit  à  merveilles. 

CLARICE. 

Tes  yeux  s'y  plaisoient  bien  autant  que  tes  oreilles. 

PHILISTE. 

Je  ne  le  puis  nier,  puisqu'en  parlant  de  vous^,  3i5 

Sur  les  vôtres  mes  yeux  se  portoient  à  tous  coups, 
Et  s'en  alloient  chercher  sur  un  si  beau  visage* 
Mille  et  mille  raisons  d'un  éternel  hommage. 

CLARICE. 

0  la  subtile  ruse  !  et  l'excellent  détour^  ! 

Sans  doute  une  des  deux  te  donne  de  l'amour;  3 20 

Mais  tu  le  veux  cacher. 

Avec  tant  de  beautés,  et  tant  d'esprits  divers, 

[Je  ne  valus  Jamais  qu'on  me  trouvât  à  dire.]  (i 63^-57) 

1.  Trouver  à   dire,    trouver   qu'il  manque    quelque  chose  ou   quelqu'un. 
Voyez  le  Lexique. 

2.  Var.  Avec  ces  beaux  esprits  je  n'étois  qu'en  martyre.  (lôS/i) 
L'édition  de  i634  porte  : 

Avec  ces  bons  esprits  je  n'étois  qu'en  martyre  ; 
mais  il  y  a  dans  Les  plus  notables  fautes  survenues  en  l'impression  :  «  Lisez 
beaux  esprits.  »  Néanmoins  Corneille  n  a  tenu  compte  de  cette  correction  dans 
aucune  des  éditions  suivantes.  Dans  les  unes,  de  i6/i4  à  1657,  on  lit,  comme 
l'on  voit,  bons  esprits,  une  fois,  au  versSio  ;  dans  les  autres,  de  1660  à  1682, 
deux  fois,  aux  vers  3o8  et  3 10. 

3.  Var.  Je  ne  le  peux  nier,  puisqu'en  parlant  de  vous.  (i634) 

4.  Var.  Et  s'en  alloient  chercher  sur  ce  visage  d'ange 
Mille  sujets  nouveaux  d'éternelle  louange.  (lôSi-Sy) 

5.  Var.  O  la  subtile  ruse  !  ô  l'excellent  détour!  (iG34-68) 


liiQ  LA  VEUVE. 

PHILISTE. 

Que  dites-vous,  Madame^? 
Un  de  ces  deux  objets  captiveroit  mon  âme  ! 
Jugez-en  mieux,  de  grâce,  et  croyez  que  mon  cœur 
Ghoisiroit  pour  se  rendre  un  plus  puissant  vainqueur. 

CLARICE. 

Tu  tranches  du  fâcheux.  Béhnde  et  ChrysoHte  3  25 

Manquent  donc,  à  ton  gré,  d'attraits  et  de  mérite, 
Elles  dont  les  beautés  captivent  mille  amants  ? 

PmLISTE. 

Tout  autre  trouveroit  leurs  visages  charmants", 

Et  j'en  ferois  état,  si  le  ciel  m'eût  fait  naître 

D'un  malheur  assez  grand  pour  ne  vous  pas  connoître  ; 

Mais  l'honneur  de  vous  voir,  que  vous  me  permettez, 

Fait  que  je  n'y  remarque  aucunes  raretés^, 

Et  plein  de  votre  idée,  il  ne  m'est  pas  possible 

Ni  d'admirer  ailleurs,  ni  d'être  ailleurs  sensible. 

CLARICE. 

On  ne  m'éblouit  pas  à  force  de  flatter  :  3  35 

Revenons  au  propos  que  tu  veux  éviter*. 
Je  veux  savoir  des  deux  laquelle  est  ta  maîtresse  ; 
Ne  dissimule  plus,  Philiste,  et  me  confesse... 

PHILISTE. 

Que  Ghrysolite  et  l'autre,  égales  toutes  deux, 

N'ont  rien  d'assez  puissant  pour  attirer  mes  vœux.     3io 

Si  blessé  des  regards  de  quelque  beau  visage, 

Mon  cœur  de  sa  franchise  avoit  perdu  l'usage — 

I.  Var.  \)c  l'amour  !  moi,  Madame, 

Que  pour  une  des  deux  l'amour  m'entrât  dans  l'àme  ! 
Croyez-moi,  s'il  vous  plaît,  que  mon  alTcction 
Voudroit,  pour  s'enllanimcr,  plus  de  perfection,  (i  034-57) 

a.  Var.  Quelque  autre  trouveroit  leurs  visages  charmants,  (i  634-57) 

3.  Var.   [Fait  que  je  n'y  remarque  aucunes  raretés,] 
Vu  que  ce  qui  seroit  de  soi-même  admirable, 

A  peine  auprès  de  vous  demeure  supportable,  (i  634-57) 

4.  Var.   Revenons  aux  propos  que  tu  veux  éviter.  (i634-57) 


ACTE  I,   SCÈNE   V.  ^17 

CLARICE. 

Tu  serois  assez  fin  pour  bien  cacher  ton  jeu. 

PHILISTE. 

C'est  ce  qui  ne  se  peut  :  l'amour  est  tout  de  feu, 

Il  éclaire  en  brûlant,  et  se  trahit  soi-même.  3  45 

Un  esprit  amoureux,  absent  de  ce  qu'il  aime', 

Par  sa  mauvaise  humeur  fait  trop  voir  ce  qu'il  est  : 

Toujours  morne,  rêveur,  triste,  tout  lui  déplaît  : 

A  tout  autre  propos  qu'à  celui  de  sa  flamme. 

Le  silence  à  la  bouche,  et  le  chagrin  en  l'âme,  3  5o 

Son  œil  semble  à  regret  nous  donner  ses  regards, 

Et  les  jette  à  la  fois  souvent  de  toutes  parts. 

Qu'ainsi  sa  fonction  confuse  ou  mal  guidée  ^ 

Se  ramène  en  soi-même,  et  ne  voit  qu'une  idée  ; 

Mais  auprès  de  l'objet  qui  possède  son  cœur,  3  55 

Ses  esprits  ranimés  reprennent  leur  vigueur  : 

Gai,  complaisant,  actif — 

CLARICE. 

Enfin  que  veux-tu  dire? 

PHILISTE. 

Que  par  ces  actions  que  je  viens  de  décrire, 

Vous,  de  qui  j'ai  l'honneur  chaque  jour  d'approcher. 

Jugiez  pour  quel  objet  l'amour  m'a  su  toucher'.         36 o 

CLARICE. 

Pour  faire  un  jugement  d'une  telle  importance. 
Il  faudroit  plus  de  temps.  Adieu  :  la  nuit  s'avance. 
Te  verra-t-on  demain  ? 

PHILISTE. 

Madame,  en-doutez-vous  ? 
Jamais  commandements  ne  me  furent  si  doux  : 


1.  Var.  L'esprit  d'un  amoureux,  absent  de  ce  qu'il  aime.  (lôS^-By) 

2.  Var.   Qu'ainsi  sa  fonction  confuse  et  mal  guidée.  (lôS^-ôy) 

3.  Far.  Jugiez  pour  quels  objets  l'amour  m'a  su  toucher.  (i63/i-6o) 

Corneille,   i  27 


Zii8  LA  VEUVE. 

Loin  de  vous,  je  n'ai  rien  qu'avec  plaisir  je  voie*;     365 
Tout  me  devient  fâcheux,  tout  s'oppose  à  ma  joie^  : 
Un  chagrin  invincible  accable  tous  mes  sens^ 

CLARICE. 

Si,  comme  tu  le  dis,  dans  le  cœur  des  absents 
C'est  l'amour  qui  fait  naître  une  telle  tristesse, 
Ce  compliment  n'est  bon  qu'auprès  d'une  maîtresse^.  370 

PHILISTE. 

Souffrez-le  d'un  respect  qui  produit  chaque  jour 
Pour  un  sujet  si  haut  les  effets  de  l'amour. 


SCENE    VI. 

CLARICE. 

Las  !  il  m'en  dit  assez,  si  je  Tosois  entendre, 

Et  ses  désirs  aux  miens  se  font  assez  comprendre  ; 

Mais  pour  nous  déclarer  une  si  belle  ardeur,  375 

L'un  est  muet  de  crainte,  et  l'autre  de  pudeur. 

Que  mon  rang  me  déplaît  !  que  mon  trop  de  fortune, 

Au  lieu  de  m'obliger,  me  choque  et  m'importune  ! 

lîlgale  à  mon  IHiiliste,  il  m'olfriroit  ses  vœux, 

Je  m'entendrois  nommer  le  sujet  de  ses  feux,  3 80 

Et  ses  discours  pourroient  forcer  ma  modestie 

A  l'assurer  bientôt  de  notre  sympathie  ; 

Mais  le  peu  de  rapport  de  nos  conditions 

Ote  le  nom  d'amour  à  ses  submissions  ; 

Et  sous  l'injuste  loi  de  cette  retenue,  385 


I.  Var.   Puisque  loin  fie  vos  yeux  je  n'ai  rien  qui  nie  plaise.  (i63:'i-57) 
Var.   Eloigné  de  vos  jeux,  je  n'ai  rien  qui  me  [jlaise.  (i66o-G^) 

3.  Var.   Tout  me  devient  fàeheux,  tout  s'oppose  à  mon  aise,  (i  634-68) 

3.  Var.   Un  chagrin  éternel  triomphe  de  mes  sens. 

CLAR.  Si,  comme  tu  disois,  dans  le  cœur  des  absents.  (i63.'i-57) 

It.  Var.   Ce  compliment  n'est  bon  que  vers  une  maîtresse.  (i63/i-57) 
Var.   Ce  compliment  n'est  bon  qu'auprès  une  maîtresse.  (1660) 


ACTE  I,   SCÈNE   VI.  4i9 

Le  remède  me  manque,  et  mon  mal  continue. 

Il  me  sert  en  esclave,  et  non  pas  en  amant, 

Tant  son  respect  s'oppose  à  mon  contentement  '  ! 

Ah  !  que  ne  devient-il  un  peu  plus  téméraire? 

Que  ne  s'expose-t-il  au  hasard  de  me  plaire  ?  Sgo 

Amour,  gagne  à  la  fin  ce  respect  ennuyeux, 

Et  rends-le  moins  timide,  ou  Tôte  de  mes  yeux. 

1.  Var.  Tant  mon  grade  s'oppose  à  mon  contentement.  (:634-6i) 


FIN    DU     PREMIER    ACTE. 


420  LA  VEUVE. 


ACTE  II. 

SCÈNE    PREMIÈRE. 
PHILISTE'. 

Secrets  tyrans  de  ma  pensée, 

Respect,  amour,  de  qui  les  lois 

D'un  juste  et  fâcheux  contre-poids  395 

La  tiennent  toujours  balancée, 

Que  vos  mouvements  opposés" 

Vos  traits,  l'un  par  l'autre  brisés, 

Sont  puissants  à  s'entre-détruire  ! 
Que  l'un  m'olîre  d'espoir  !  que  l'autre  a  de  rigueur  !     ^oo 
Et  tandis  que  tous  deux  tâchent  à  me  séduire. 
Que  leur  combat  est  rude  au  milieu  de  mon  cœur  ! 

Moi-même  je  lais  mon  supplice 
A  force  de  leur  obéir  '  : 


1.  Dans  l'édition  de  i634,  au-dessous  du  nom  de   i-niiisTr,  on    lit  en  titre: 

STANCES. 

2.  l'a/-.  Vos  mouvements  irrésolus 

Ont  trop  de  flux  et  de  retins  (a), 

L'un  m'élève  et  l'autre  m'atterre  ; 
L'un  nourrit  mon  espoir,  et  l'autre  ma  langueur. 
N'avez- vous  point  ailleurs  où  vous  faire  la  guerre, 
Sans  ainsi  vous  combattre  aux  dépens  de  mon  cœur  ?  (iG34) 

3.  Var.  A  force  de  vous  obéir  ; 

Mais  le  moyen  de  vous  haïr  .' 

Vous  venez  tous  deux  de  Clarice  ; 

^  DUS  m  en  entretenez  tous  deux. 

Et  formez  ma  crainte  et  mes  vœux 

Pour  ce  bel  œil  qui  vous  fait  naître  (iG34) 

(a)  Rejlus  paraît  avoir  été  écrit  ainsi  pour  la  rime  ;  cardans  ce  même  vers  le 
mot  sim[)ley?uj'  se  termine  régulièrement  par  un  x. 


ACTE   II,   SCÈNE  I.  ^21 

Mais  le  moyen  de  les  haïr  ?  4o5 

Ils  viennent  tous  deux  de  Clarice  ; 

Ils  m'en  entretiennent  tous  deux, 

Et  forment  ma  crainte  et  mes  vœux  * 

Pour  ce  bel  œil  qui  les  fait  naître  ; 
Et  de  deux  flots  divers  mon  esprit  agité,  4 1  o 

Plein  de  glace,  et  d'un  feu  qui  n'oseroit  paroître. 
Blâme  sa  retenue  et  sa  témérité. 

Mon  âme,  dans  cet  esclavage. 

Fait  des  vœux  qu'elle  n'ose  offrir  ; 

J'aime  seulement  pour  souffrir  ;  4 1 5 

J'ai  trop  et  trop  peu  de  courage  : 

Je  vois  bien  que  je  suis  aimé, 

Et  que  l'objet  qui  m'a  charmé 

Vit  en  de  pareilles  contraintes. 
Mon  silence  à  ses  feux  fait  tant  de  trahison,  420 

Qu'impertinent  captif  de  mes  frivoles  craintes. 
Pour  accroître  son  mal,  je  fuis  ma  guérison. 

Elle  brûle,  et  par  quelque  signe 

Que  son  cœur  s'explique  avec  moi  ", 

Je  doute  de  ce  que  je  voi\  isS 

Parce  que  je  m'en  trouve  indigne. 

Espoir,  adieu  ;  c'est  trop  flatté  : 

Ne  crois  pas  que  cette  beauté 

Daigne  avouer  de  telles  flammes  ''  ; 

1 .  Var.  Et  formant  ma  crainte  et  mes  vœux 

[Pour  ce  bel  œil  qui  les  fait  naître.] 
De  deux  contraires  flots  mon  esprit  agité.   (i648) 

2.  lar.  Qu'elle  me  découvre  son  cœur, 

Je  le  prends  pour  un  trait  moqueur, 

D'autant  que  je  m'en  trouve  indigne.  (163^-67) 

3.  Il  ne  faut  pas  voir  ici  une  licence  poétique  destinée  à  faciliter  la  rime. 
Cette  orthographe  est  partout  celle  de  Corneille  et  de  ses  contemporains. 

4.  Var.  Avouât  des  flammes  si  basses  ; 

Et  par  le  soin  exact  qu'elle  a  de  les  cacher, 


422  LA  VEUVE. 

Et  dans  le  juste  soin  qu'elle  a  de  les  cacher,  43o 

Vois  que  si  même  ardeur  embrase  nos  deux  âmes, 
Sa  bouche  à  son  esprit  n'ose  le  reprocher. 

Pauvre  amant,  vois  par  son  silence 

Qu'elle  t'en  commande  un  égal, 

Et  que  le  récit  de  ton  mal  435 

Te  convaincroit  d'une  insolence. 

Quel  fantasque  raisonnement  ! 

Et  qu'au  milieu  de  mon  tourment 

Je  deviens  subtil  à  ma  peine  ! 
Pourquoi  m'imaginer  qu'un  discours  amoureux  Ho 

Par  un  contraire  effet  change  l'amour  en  haine', 
Et  malgré  mon  bonheur  me  rendre  malheureux  ? 

Mais  j'aperçois  Clarice.  0  Dieux  !  si  cette  belle 

Parloit  autant  de  moi  que  je  m'entretiens  d'elle  ! 

Du  moins  si  sa  nourrice  a  soin  de  nos  amours,  4  45 

C'est  de  moi  cju'à  présent  doit  être  leur  discours. 

Une  humeur  curieuse  avec  chaleur  m'emporte^ 

A  me  couler  sans  bruit  derrière  cette  porte '\ 

Pour  écouter  de  là,  sans  en  être  aperçu. 

En  quoi  mon  fol  espoir  me  peut  avoir  déçu.  4  5o 

Allons.  Souvent  l'amour  ne  veut  qu'une  bonne  heure  ^  : 

Jamais  l'occasion  ne  s'offrira  meilleure, 

Et  peut-être  qu'enfin  nous  en  pourrons  tirer 

Celle  que  nous  cherchons  pour  nous  mieux  déclarer*. 

Apprends  que  si  Philiste  est  en  sos  bonnes  grâces, 
[Sa  bouche  à  son  esprit  n'ose  le  reprocher.]  (i  634-57) 
Var.  Avouât  de  si  basses  flammes.  (i66o-64) 

I.  Var.   Par  un  contraire  ciïet  change  un  amour  en  haine.  (iCSi-fio) 
3.  Var.  Je  ne  sais  quelle  humeur  curieuse  m'emporte.  (i63/!i-68) 

3.  Var.  A  me  couler  sans  bruit  dans  la  prochaine  porte,  (i 634-57) 

4.  Var.   Suivrons-nous  cette  ardeur  ?  Suivons,  à  la  bonne  heure.  (i634-57) 

5.  Var.   Celle  que  notre  amour  cherche  à  se  déclarer,  (i 634-57) 


ACTE  II,   SCÈNE  II.  428 

SCÈNE  II. 

CLARICE,  LA  Nourrice. 

CLARICE. 

Tu  me  veux  détourner  d'une  seconde  flamme,  45  5 

Dont  je  ne  pense  pas  qu'autre  que  toi  me  blâme. 
Être  veuve  à  mon  âge,  et  toujours  déplorer  * 
La  perte  d'un  mari  que  je  puis  réparer  '  ! 
Refuser  d'un  amant  ce  doux  nom  de  maîtresse  ! 
IN'avoir  que  des  mépris  pour  les  vœux  qu'il  m'adresse  !  46o 
Le  voir  toujours  languir  dessous  ma  dure  loi  ! 
Cette  vertu,  Nourrice,  est  trop  haute  pour  moi. 

LA    NOURRICE. 

Madame,  mon  avis  au  votre  ne  résiste 
Qu'alors  que  votre  ardeur  se  porte  vers  Philiste  ^ 
Aimez,  aimez  quelqu'im  ;  mais  comme  à  l'autre  fois,   46  5 
Qu'un  lieu  digne  de  vous  arrête  votre  choix. 

CLARICE. 

Brise  là  ce  discours  dont  mon  amour  s'irrite  : 
Philiste  n'en  voit  point  qui  le  passe  en  mérite. 

LA    NOURRICE. 

Je  ne  remarque  en  lui  rien  que  de  fort  commun. 

Sinon  que  plus  qu'un  autre  il  se  rend  importun^.        470 

CLARICE. 

Que  ton  aveuglement  en  ce  point  est  extrême  ! 
Et  que  tu  connois  mal  et  Philiste  et  moi-même, 
Si  tu  crois  que  l'excès  de  sa  civilité 
Passe  jamais  chez  moi  pour  importunité  ! 


I.  Var.  Être  veuve  à  mon  âge,  et  toujours  soupirer.  (1634-07) 

a.  Var.  La  perte  d'un  mari  que  je  peux  réparer.  (i634) 

3.  Var.  Qu'en  tant  que  votre  ardeur  se  porte  vers  Philiste.  Ci 634-57) 

4.  Var.  Sinon  qu'il  est  un  peu  plus  qu'un  autre  importun.  (i634-57) 


434  LA   VEUVE. 

LA    NOURRICE. 

Ce  cajoleur  rusé,  qui  toujours  vous  assiège,  4?^ 

A  tant  fait  qu'à  la  fin  vous  tombez  dans  son  piège. 

CLARICE. 

Ce  cavalier  parfait,  de  qui  je  tiens  le  cœur, 

A  tant  fait  que  du  mien  il  s'est  rendu  vainqueur. 

LA    NOURRICE. 

Il  aime  votre  bien,  et  non  votre  personne. 

CLARICE. 

Son  vertueux  amour  Fun  et  l'autre  lui  donne  :  48o 

Ce  m'est  trop  d'heur  encor,  dans  le  peu  que  je  vaux, 
Qu'un  peu  de  bien  que  j'ai  supplée  à  mes  défauts. 

LA    NOURRICE. 

La  mémoire  d'Alcandre,  et  le  rang  qu'il  vous  laisse, 
Voudroient  un  successeur  de  plus  haute  noblesse. 

CLARICE. 

S'il  précéda  Philiste  en  vaines  dignités',  4^^ 

Philiste  le  devance  en  rares  qualités  ; 
Il  est  né  gentilhomme,  et  sa  vertu  répare 
Tout  ce  dont  la  fortune  envers  lui  fut  avare  : 
Nous  avons,  elle  et  moi,  trop  de  quoi  l'agrandira 

LA    NOURRICE. 

Si  vous  pouviez.  Madame,  un  peu  vous  refroidir  4  9° 

Pour  le  considérer  avec  indifférence, 

Sans  prendre  pour  mérite  une  fausse  apparence, 

La  raison  feroit  voir  à  vos  yeux  insensés 

Que  Philiste  n'est  pas  tout  ce  que  vous  pensez. 

Croyez-m'en  plus  que  vous;  j'ai  vieilli  dans  le  monde '^  AgS 

J'ai  de  l'expérience,  et  c'est  où  je  me  fonde  : 


I.  \'ar.    Il  précofla  Philiste  on  vaines  dignités, 

El  riiiliste  le  passe  en  rares  qualités.  (ifiSi-fi'y) 
3.  Var.    Elle  el  moi,  nous  avons  trop  de  quoi  l'agrandir. 

LA  NOL'RR.   Hélas  !  si  vous  pouviez  un  peu  vous  refroidir.  (i(î3'i-!i7) 
3,  Var.   Madame,  croyez-moi  ;  j'ai  vieilli  dans  le  monde.  (lOSi-fiy) 


ACTE   II,   SCENE   II.  425 

Eloignez  quelque  temps  ce  dangereux  charmeur', 
Faites  en  son  absence  essai  d'une  autre  humeur^  ; 
Pratiquez-en  quelque  autre,  et  désintéressée 
Comparez-lui  l'objet  dont  vous  êtes  blessée;  5oo 

Comparez-en  l'esprit,  la  façon,  l'entretien. 
Et  lors  vous  trouverez  qu'un  autre  le  vaut  bien. 

CLARICE. 

Exercer  contre  moi  de  si  noirs  artifices  ! 

Donner  à  mon  amour  de  si  cruels  supplices  ! 

Trahir  tous  mes  désirs  !  éteindre  un  feu  si  beau  ^?         5 «5 

Qu'on  m'enferme  plutôt  toute  vive  au  tombeau. 

Fais  venir  cet  amant:  dussé-je  la  première^ 

Lui  faire  de  mon  cœur  une  ouverture  entière. 

Je  ne  permettrai  point  qu'il  sorte  d'avec  moi^ 

Sans  avoir  Tun  à  l'autre  engage  notre  foi.  5  •  " 

LA    NOURRICE. 

Ne  précipitez  point  ce  que  le  temps  ménage  ; 
Vous  pourrez  à  loisir  éprouver  son  courage. 

CLARICE. 

Ne  m'importune  plus  de  tes  conseils  maudits. 
Et  sans  me  répliquer  fais  ce  que  je  te  dis. 

SCÈNE  m. 

PHILISTE,  LA  Nourrice. 

PHILISTE. 

Je  te  ferai  cracher  cette  langue  traîtresse.  5 1 5 

Est-ce  ainsi  qu'on  me  sert  auprès  de  ma  maîtresse. 
Détestable  sorcière  ? 

I.  Var.  Eloignez,  s'il  vous  plaît,  quelque  temps  ce  charmeur.  (lôSi-B^) 
a.  Var.   Faites  en  son  absence  essai  d'un  autre  humeur.  (i63/i,  Ittt  et  48) 

3.  Var.   Trahir  ainsi  mon  aise  !  éteindre  un  feu  si  beau  !  (i634-57) 

4.  Var.  Va  quérir  mon  amant:  dussé-je  la  première.  (1036-04) 
D.  Var,  Je  ne  permettrai  pas  qu  il  sorte  d'avec  moi.  (i634-5'y) 


426  LA   VEUVE. 

LA    NOURRICE. 

Eh  bien,  quoi?  qu'ai-je  fait  ? 

PHILISTE. 

Et  tu  doutes  encor  si  j'ai  vu  ton  forfait'  ? 

LA    NOURRICE. 

Quel  forfait  ? 

PHILISTE. 

Peut-on  voir  lâcheté  plus  hardie  ? 
Joindre  encor  l'impudence  à  tant  de  perfidie  !  Sao 

LA    NOURRICE. 

Tenir  ce  qu'on  promet,  est-ce  une  trahison? 

PHILISTE. 

Est-ce  ainsi  qu'on  le  tient? 

LA    NOURRICE. 

Parlons  avec  raison  : 
Que  t'avois-je  promis  ? 

PHILISTE. 

Que  de  tout  ton  possible 
Tu  rendrois  ta  maîtresse  à  mes  désirs  sensible, 
Et  la  disposerois  à  recevoir  mes  vœux.  535 

LA    NOURRICE. 

Et  ne  la  vois-tu  pas  au  point  oii  tu  la  veux  ^^ 

PHILISTE. 

Malgré  toi  mon  bonheur  à  ce  point  l'a  réduite. 

LA    NOURRICE. 

Mais  tu  dois  ce  bonheur  à  ma  sage  conduite. 

Jeune  et  simple  novice  en  matière  d'amour, 

Qui  ne  saurois  comprendre  encore  un  si  bon  tour.       53o 

I.  Var.    |Et  tu  floutes  encor  si  j'ai  vu  ton  forfait  ?] 

Monstre  de  trahisons,  horreur  de  la  nature, 

Viens  ça  que  je  t'étrangle,  la  >oi'rr.  Ah  !  ah  !  piul.  Cmrhc.  parjure. 

Ton  àme  abominable  et  que  l'enfer  attend. 

i.A  NOt'RB.  De  grâce,  quatre  mots,  et  tu  seras  content. 

PBiL.   Et  je  serai  content  !  qui  te  fait  si  hardie 

D  ajouter  l'impudence  à  tant  de  perfidie  ?  (i 634-57) 
a.  Var.    Et  quoi  ?  n'esl-eile  pas  au  point  où  tu  la  veux  ?  (i634-6o) 


ACTE  II,   SCÈNE  III.  A27 

Flatter  de  nos  discours  les  passions  des  dames*, 
C'est  aider  lâchement  à  leurs  naissantes  flammes  ; 
C'est  traiter  lourdement  un  délicat  efiet  ; 
C'est  n'y  savoir  enfin  que  ce  que  chacun  sait  ^  : 
Moi,  qui  de  ce  métier  ai  la  haute  science,  535 

Et  qui  pour  te  servir  brûle  d'impatience. 
Par  un  chemin  plus  court  qu'un  propos  complaisant, 
J'ai  su  croître  sa  flamme  en  la  contredisant  ; 
J'ai  su  faire  éclater,  mais  avec  violence  "*, 
Un  amour  étouffé  sous  un  honteux  silence,  5  4o 

Et  n'ai  pas  tant  choqué  que  piqué  ses  désirs, 
Dont  la  soif  irritée  avance  tes  plaisirs. 

PHILISTE. 

A  croire  ton  babil,  la  ruse  est  merveilleuse*; 
Mais  l'épreuve,  à  mon  goût,  en  est  fort  périlleuse. 

LA    IVOURRICE. 

Jamais  il  ne  s'est  vu  de  tours  plus  assurés.  ^^5 

La  raison  et  l'amour  sont  ennemis  jurés  ; 

Et  lorsque  ce  dernier  dans  un  esprit  commande, 

Jl  ne  peut  endurer  que  l'autre  le  gourmande  : 

Plus  la  raison  l'attaque,  et  plus  il  se  roidit  ; 

Plus  elle  l'intimide,  et  plus  il  s'enhardit.  55o 

Je  le  dis  sans  besoin,  vos  yeux  et  vos  oreilles^ 

Sont  de  trop  bons  témoins  de  toutes  ces  merveilles  : 

Vous-même  avez  tout  vu,  que  voulez- vous  de  plus  ? 

Entrez,  on  vous  attend  ;  ces  discours  superflus 

Reculent  votre  bien,  et  font  languir  Clarice.  55  5 

Allez,  allez  cueillir  les  fruits  de  mon  service  : 

Usez  bien  de  votre  heur  et  de  l'occasion. 

1.  Var.   Flatter  de  vos  discours  les  passions  des  daines.  (1660) 
a.  Var.   C'est  ny  savoir  enfin  que  ce  qu'un  chacun  sait.  (i654) 

3.  Var.   J'ai  su  faire  éclater  avecque  violence.  (i63i-57) 

4.  Var.  Qui  croira  ton  babil,  la  ruse  est  merveilleuse.  (i634-57) 

5.  Var.  Mais  je  vous  parle  en  vain,  vos  yeux  et  vos  oreilles 
Vous  sont  de  bons  témoins  de  toutes  ces  merveilles.  (i634-Dy) 


438  LA   VET'VE. 

PHILISTE. 

Soit  une  vérité,  soit  une  illusion 

Que  ton  esprit  adroit  emploie  à  ta  défense  ', 

Le  mien  de  tes  discours  plus  outre  ne  s'ofTense,  5 60 

Et  j'en  estimerai  mon  bonheur  plus  parfait, 

Si  d'un  mauvais  dessein  je  tire  un  bon  effet  ^. 

LA    iVOURRICE. 

Que  de  propos  perdus  !  Voyez  l'impatiente 
Qui  ne  peut  plus  souffrir  une  si  longue  attente. 

SCÈNE  IV. 

CLARICE,  PHILISTE,  la  Nourrice. 

CLARICE. 

Paresseux,  qui  tardez  si  longtemps  à  venir,  ^6  5 

Devinez  la  façon  dont  je  veux  vous  punir. 

PHILISTE. 

M'interdiriez-vous  bien  l'honneur  de  votre  vue? 

CLARICE. 

Vraiment,  vous  me  jugez  de  sens  fort  dépourvue  : 
Vous  bannir  de  mes  yeux  !  une  si  dure  loi 
Feroit  trop  retomber  le  châtiment  sur  moi,  57" 

Et  je  n'ai  pas  failli,  pour  me  punir  moi-même. 

PHILISTE. 

L'absence  ne  fait  mal  que  de  ceux  que  l'on  aime. 

CLARICE. 

Aussi,  que  savez-vous  si  vos  perfections 
Ne  vous  ont  rien  acquis  sur  mes  affections? 

PHILISTE. 

Madame,  excusez-moi,  je  sais  mieux  rcconnoîlrc  ^7^ 

Mes  défauts,  et  le  peu  que  le  ciel  m'a  fait  naître. 

1.  Var.    Que  Ion  siihlil  cspiil   ciiiplnii'  à  In   (Irfcnsc.  fifiSi-S'y) 

2.  I  nr.    Si  ri  un  mauvais  dessein  il  lire  un  hon  ilfct.  (i634-f)-) 


ACTE   II,    SCÈNE   IV.  /iag 

CLARICE. 

N'oublierez-vous  jamais  ces  termes  ravalés, 

Pour  vous  priser  de  bouche  autant  que  vous  valez  ? 

Seriez-vous  bien  content  qu'on  crût  ce  que  vous  dites  ? 

Demeurez  avec  moi  d'accord  de  vos  mérites  ;  5«o 

Laissez-moi  me  flatter  de  cette  vanité, 

Que  j'ai  quelque  pouvoir  sur  votre  liberté, 

Et  qu'une  humeur  si  froide,  à  toute  autre  invincible. 

Ne  perd  qu'auprès  de  moi  le  titre  d'insensible  : 

Une  si  douce  erreur  tâche  à  s'autoriser;  585 

Quel  plaisir  prenez-vous  à  m'en  désabuser  ? 

PHILISTE. 

Ce  n'est  point  une  erreur;  pardonnez-moi,  Madame, 

Ce  sont  les  mouvements  les  plus  sains  de  mon  âme. 

Il  est  vrai,  je  vous  aime,  et  mes  feux  indiscrets 

Se  donnent  leur  supplice  en  demeurant  secrets.  ^go 

Je  reçois  sans  contrainte  une  ardeur  téméraire  '  ; 

Mais  si  j'ose  brûler,  je  sais  aussi  me  taire  ; 

Et  près  de  votre  objet,  mon  unique  vainqueur. 

Je  puis  tout  sur  ma  langue,  et  rien  dessus  mon  cœur. 

En  vain  j'avois  appris  que  la  seule  espérance  -  Sg^ 

Entretenoit  l'amour  dans  la  persévérance  : 

J'aime  sans  espérer,  et  mon  cœur  enflammé  ^ 

A  pour  but  de  vous  plaire,  et  non  pas  d'être  aimé. 

L'amour  devient  servile,  alors  qu'il  se  dispense 

A  n'allumer  ses  feux  que  pour  la  récompense.  600 

Ma  flamme  est  toute  pure,  et  sans  rien  présumer, 

Je  ne  cherche  en  aimant  que  le  seul  bien  d'aimer. 

1 .  Var.  Je  reçois  sans  contrainte  un  amour  téméraire  ; 
Mais  si  j'ose  brûler,  aussi  sais-je  me  taire.  (i63/i-57) 

2.  Var.   En  vain  j'aurois  appris  que  la  seule  espérance.  (1G57) 

3.  Var.  J'aime  sans  espérer,  et  je  ne  me  promets 
Aucun  loyer  d'un  feu  qu'on  n'éteindra  jamais. 
L'amour  devient  servile,  alors  qu  il  se  propose 

Le  seul  espoir  d  un  prix  pour  ton  but  et  sa  cause.  (i634) 


43o  LA  VEUVE. 

CLAMCE. 

Et  celui  d'être  aimé,  sans  que  tu  le  prétendes, 

Préviendra  tes  désirs  et  tes  justes  demandes. 

INe  déguisons  plus  rien,  cher  Pliiliste  :  il  est  temps'    60 5 

Qu'un  aveu  mutuel  rende  nos  vœux  contents. 

Donnons-leur,  je  te  prie,  une  entière  assurance; 

Vengeons-nous  à  loisir  de  notre  indifTérence, 

Vengeons-nous  à  loisir  de  toutes  ces  langueurs 

Oii  sa  fausse  couleur  avoit  réduit  nos  cœurs.  610 

PHILISTE. 

Vous  me  jouez,  Madame,  et  cette  accorte  feinte 
Ne  donne  à  mon  amour  qu'une  railleuse  atteinte^. 

CLARICE. 

Quelle  façon  étrange  I  En  me  voyant  brûler. 

Tu  t'obstines  encore  à  le  dissimuler  ; 

Tu  veux  qu'encore  un  coup  je  me  donne  la  honte ^      61 5 

De  te  dire  à  quel  point  l'amour  pour  toi  me  dompte  : 

Tu  le  vois  cependant  avec  pleine  clarté  ', 

Et  veux  douter  encor  de  cette  vérité  ? 

PHILISTE. 

Oui,  j'en  doute,  et  l'excès  du  bonheur  qui  m'accable"^ 
Me  surprend,  me  confond,  me  paroît  incroyable.         620 
Madame,  est-il  possible?  et  me  puis-je  assurer 
D'un  bien  à  quoi  mes  vœux  n'oseroient  aspirer  ? 

1.  Var.   Ne  déguisons  plus  rien,  mon  l'hiliste,  il  est  temps 
Qu'un  aveu  mutuel  rende  nos  feux  contents.  (iGSi-S^) 

2.  Var.  Ne  donne  à  mes  amours  qu'une  moqueuse  atteinte  (a).  (iG34-5/J) 
Var.  Ne  donne  à  mes  amours  qu'une  railleuse  atteinte.  (1G60  et  63) 

3.  Var.   Tu  veux  qu'encore  un  coup  je  devienne  effrontée, 
Pour  te  dire  à  quel  point  mon  ardeur  est  montée  : 

Tu  la  vois  cependant  en  son  extrémité, 

Et  tu  doutes  encor  de  cette  vérité  ?  (i 634-67) 

4.  Var.   Tu  le  vois  cependant  en  son  extrémité.  (1660) 

5.  Var.  Oui,  j'en  doute,  et  l'excès  de  ma  béatitude 

(a)  Dans  l'édition   de   1657,  il  y  a  moqueuse  feinte,  au    lieu  de    moqueuse  at- 
teinte :   mais  c'est  sans  doute  une  faute  d'impression. 


ACTE  II,   SCÈNE   IV.  /13i 

CLARICE. 

Cesse  de  me  tuer  par  cette  défiance. 

Qui  pourroit  des  mortels  troubler  notre  alliance  ? 

Quelqu'un  a-t-il  à  voir  dessus  mes  actions,  C25 

Dont  j'aye  à  prendre  l'ordre  en  mes  afiFections*  ? 

Veuve,  et  qui  ne  dois  plus  de  respect  à  personne. 

Ne  puis-je  disposer  de  ce  que  je  te  donne ^  ? 

PHILISTE. 

N'ayant  jamais  été  digne  d'un  tel  honneur. 

J'ai  de  la  peine  encore  à  croire  mon  bonheur.  <J3o 

CLARICE. 

Pour  t'obliger  enfin  à  changer  de  langage, 
Si  ma  foi  ne  suffit,  que  je  te  donne  en  gage, 
Un  bracelet,  exprès  tissu  de  mes  cheveux. 
T'attend  pour  enchaîner  et  ton  bras  et  tes  vœux  ; 
Viens  le  quérir,  et  prendre  avec  moi  la  journée  635 

Qui  termine  bientôt  notre  heureux  hyménée^ 

PHILISTE. 

C'est  dont  vos  seuls  avis  se  doivent  consulter  : 
Trop  heureux,  quant  à  moi,  de  les  exécuter  ! 

LA    NOURRICE,     seule. 

Vous  comptez  sans  votre  hôte,  et  vous  pourrez  apprendre 

Que  ce  n'est  pas  sans  moi  que  ce  jour  se  doit  prendre.     6  4o 

De  vos  prétentions  Âlcidon  averti^ 

Vous  fera,  s'il  m'en  croit,  un  dangereux  parti  ^ 

Je  lui  vais  bien  donner  de  plus  sûres  adresses 

Que  d'amuser  Doris  par  de  fausses  caresses; 


Et  le  seul  fondement  de  mon  incertitude. 

Ma  reine,  est-il  possible,  et  me  puis-je  assurer.  (i634) 

1.  Var.  Qui  prescrive  une  règle  à  mes  aflections.  (i634-6o) 

2.  Var.   Puis-je  pas  disposer  de  ce  que  je  te  donne  ?  (i634-57) 

3.  Var.   Que  termine  bientôt  notre  beureux  byménée.  (i663) 

4.  Var.   Alcidon,  averti  de  ce  que  vous  brassez. 

Va  rendre  en  un  moment  vos  desseins  renversés.  (i634) 

5.  Var.  Vous  fera,  s'il  me  croit,  un  dangereux  parti.  (lôi^-S^) 


432  LA  VEUVE. 

Aussi  bien,  m'a-t-on  dit,  à  beau  jeu  beau  retour  :       6(^5 

Au  lieu  de  la  duper  avec  ce  feint  amour, 

Elle-même  le  dupe,  et  lui  rendant  son  change  \ 

Lui  promet  un  amoiu*  qu'elle  garde  à  Florange^  : 

Ainsi,  de  tous  côtés  primé  par  un  rival, 

Ses  affaires  sans  moi  se  porteroient  fort  mal.  6  5o 


SCENE   V. 
ALCIDON,  DORIS. 

ALCIDON. 

Adieu,  mon  cher  souci,  sois  sûre  que  mon  âme 
Jusqu'au  dernier  soupir  conservera  sa  flamme. 

DORIS. 

Alcidon,  cet  adieu  me  prend  au  dépourvu. 

Tu  ne  fais  que  d'entrer  ;  à  peine  t'ai-je  vu  : 

C'est  m'envier  trop  tôt  le  bien  de  ta  présence.  6  55 

De  grâce,  oblige-moi  d'un  peu  de  complaisance', 

Et  puisque  je  te  tiens,  souffre  qu'avec  loisir 

Je  puisse  m'en  donner  un  peu  plus  de  plaisir. 

ALCIDON. 

Je  t'explique  si  mal  le  feu  qui  me  consume^. 

Qu'il  me  force  à  rougir  d'autant  plus  qu'il  s'allume.     66o 

Mon  discours  s'en  confond,  j'en  demeure  interdit; 


1.  Var.   Elle-même  le  dupe,  et  par  un  contre-échange.  (i634) 
Far.  EUe-mcmc  le  dupe,  et  par  un  contre-change.  (i6/J/i-57) 

2.  Var.   En  écoutant  ses  vœux  reçoit  ceux  de  Florange.  (i 634-57) 

3.  Var.   Eh  !  de  grâce,  ma  vie,  un  peu  de  complaisance  : 
Tandis  que  je  te  tiens,  souffre  qu'avec  loisir,  (i 634-57) 

4.  Var.   En  peux-tu  recevoir  de  l'entretien  d'un  homme 
Qui  t'explique  si  mal  le  feu  qui  le  consomme, 
Dont  le  discours  est  plat,  et  pour  tout  compliment 
N'a  jam.Tis  que  ce  mot  :  «Je  t'aime  infiniment  ?» 
J'ai  honte  auprès  de  toi  que  ma  langue  grossière 
Manque  d'expressions  et  non  pas  de  matière.  (i63.'i-57) 


ACTE  II,   SCÈNE  V.  433 

Ce  que  je  ne  puis  dire  est  plus  que  je  n'ai  dit  : 

J'en  hais  les  vains  efforts  de  ma  langue  grossière, 

Qui  manquent  de  justesse  en  si  belle  matière, 

Et  ne  répondant  point  aux  mouvements  du  cœur,      665 

Te  découvrent  si  peu  le  fond  de  ma  langueur. 

Doris,  si  tu  pouvois  lire  dans  ma  pensée, 

Et  voir  jusqu'au  milieu  de  mon  âme  blessée*, 

Tu  verrois  un  brasier  bien  autre  et  bien  plus  grand ^ 

Qu'en  ces  foibles  devoirs  que  ma  bouche  te  rend.       670 

DOWS. 

Si  tu  pouvois  aussi  pénétrer  mon  courage, 

Et  voir  jusqu'à  quel  point  ma  passion  m'engage^. 

Ce  que  dans  mes  discours  tu  prends  pour  des  ardeurs 

Ne  te  sembleroit  plus  que  de  tristes  froideurs. 

Ton  amour  et  le  mien  ont  faute  de  paroles.  675 

Par  un  malheur  égal  ainsi  tu  me  consoles  ; 

Et  de  mille  défauts  me  sentant  accabler. 

Ce  m'est  trop  d'heur  qu'un  d'eux  me  fait  te  ressembler. 

ALCmON. 

Mais  quelque  ressemblance  entre  nous  qui  survienne, 
Ta  passion  n'a  rien  qui  ressemble  à  la  mienne,  680 

Et  tu  ne  m'aimes  pas  de  la  même  façon. 

DORIS. 

Si  tu  m'aimes  encor,  quitte  un  si  faux  soupçon*  ; 

Tu  douterois  à  tort  d'une  chose  trop  claire  ; 

L'épreuve  fera  foi  comme  j'aime  à  te  plaire. 

Je  meurs  d'impatience,  attendant  l'heureux  jour         685 

Qui  te  montre  quel  est  envers  toi  mon  amour  ; 

Ma  mère  en  ma  faveur  brûle  de  même  envie. 

1.  Var.  Et  voir  tous  les  ressorts  de  mon  àme  blessée.  (i63i-6o) 

2.  Var.  Que  tu  verrois  un  feu  bien  autre  et  bien  plus  grand.  (1634-07) 

3.  Var.  Pour  y  voir  comme  quoi  ma  passion  m'engage.  (i634) 

Var.  Pour  voir  jusqu'à  quel  point  ma  passion  m'engage.  (i644-6o) 

4.  Var.  Quitte,  mon  cher  souci,  quitte  ce  faux  soupçon  : 
Tu  douterois  à  tort  d'une  chose  si  claire.  (iGSi-O/) 

Corneille,  i  a8 


434  LA  VEUVE. 

ALCIDON. 

Hélas  !  ma  volonté  sous  un  autre  asservie*, 

Dont  je  ne  puis  encore  à  mon  gré  disposer, 

Fait  que  d'un  tel  bonheur  je  ne  saurois  user.  690 

Je  dépends  d'un  vieil  oncle,  et  s'il  ne  m'autorise, 

Je  ne  te  fais  qu'en  vain  le  don  de  ma  franchise^  ; 

Tu  sais  que  tout  son  bien  ne  regarde  que  moi. 

Et  qu'attendant  sa  mort  je  vis  dessous  sa  loi. 

Mais  nous  le  gagnerons,  et  mon  humeur  accorte         695 

Sait  comme  il  faut  avoir  les  hommes  de  sa  sorte  : 

Un  peu  de  temps  fait  tout. 

DORIS. 

Ne  précipite  rien. 
Je  connois  ce  qu'au  monde  aujourd'hui  vaut  le  bien. 
Conserve  ce  vieillard;  pourquoi  te  mettre  en  peine, 
A  force  de  m'aimer,  de  t'acquérir  sa  haine?  700 

Ce  qui  te  plaît  m'agrée;  et  ce  retardement. 
Parce  qu'il  vient  de  toi,  m'oblige  infiniment. 

ALCIDON. 

De  moi  I  C'est  oflenser  une  pure  innocence. 

Si  reffet  de  mes  vœux  n'est  pas  en  ma  puissance', 

Leur  obstacle  me  gêne  autant  ou  plus  que  toi.  7o5 

DORIS. 

C'est  prendre  mal  mon  sens  :  je  sais  quelle  est  ta  foi. 

ALCmON. 

En  veux-tu  par  écrit  une  entière  assurance^? 

noRis. 
Elle  m'assure  assez  de  la  persévérance  ; 


1.  Var.   Hélas!  ma  volonté  sous  une  autre  asservie.  (iGSa-Sy) 

2.  Var.  Je  te  fais  vainement  un  don  de  ma  franchise  ; 

Tu  sais  que  ses  grands  biens  ne  regardent  que  moi.  (i 68^-57) 

3.  Var.   Si  l'efTet  de  mes  vœux  est  hors  de  ma  puissance.  (163^-67) 

4.  Var.   Qu'un  baiser  de  nouveau  t'en  donne  l'assurance.  (i634-57) 


ACTE   II,   SCÈNE  V.  Z,35 

Et  je  lui  ferois  tort  d'en  recevoir  d'ailleurs 

Une  preuve  plus  ample  ou  des  garants  meilleurs ^     7'» 

ALCmON. 

Je  l'apporte  demain,  pour  mieux  faire  connoître 

DOIUS. 

J'en  crois  si  fortement  ce  que  j'en  vois  paroître, 
Que  c'est  perdre  du  temps  que  de  plus  en  parler. 
Adieu  ;  va  désormais  où  tu  voulois  aller. 
Si  pour  te  retenir  j'ai  trop  peu  de  mérite,  7'^ 

Souviens-toi  pour  le  moins  que  c'est  moi  qui  te  quitte-. 

ALCIDON^. 

Ce  brusque  adieu  m'étonne,  et  je  n'entends  pas  bien 

SCÈNE  VI. 

La  Nourrice,  ALCIDON. 

la  !vourrige. 
Je  te  prends  au  sortir  d'un  plaisant  entretien. 

ALCIDON. 

Plaisant,  de  vérité,  vu  que  mon  artifice 

Lui  raconte  les  vœux  que  j'envoie  à  Clarice  ;  720 

Et  de  tous  mes  soupirs,  qui  se  portent  plus  loin. 

Elle  se  croit  l'objet,  et  n'en  est  que  témoin. 

LA    NOURRICE. 

Ainsi  ton  feu  se  joue  ? 

1.  Var.   [Une  preuve  plus  ample  ou  des  garants  meilleurs.] 
ALC.  Que  cette  feinte  est  belle  et  qu'elle  a  d'industrie  ! 
DOB.  On  a  les  yeux  sur  nous,  laisse-moi,  je  te  prie. 
ALC.   Crains-tu  que  cette  vieille  en  ose  babiller  (a)  ? 

DOH.  Adieu,  va  maintenant  où  tu  voulois  aller  (i634-57). 

2.  Var.  Qu'il  te  souvienne  au  moins  que  c'est  moi  qui  te  quitte. 
ALC.  Quoi  donc,  sans  un  baiser  ?  Je  m'en  passerai  bien.  (i634-57) 

3.  Var.  ALCIDON,  seul.  (1660) 

(a)  Crains-tu  que...?  dor.  Cette  vieille  auroit  de  quoi  parler.  (164^-67) 


43Ô  LA   VEUVE. 

ALCIDON . 

Ainsi  quand  je  soupire. 
Je  la  prends  pour  une  autre,  et  lui  dis  mon  martyre  '  : 
Et  sa  réponse,  au  point  cpie  je  puis  souhaiter".  T^â 

Dans  cette  illusion  a  droit  de  me  flatter. 

LA    :iOURRICE. 

Elle  t'aime  ? 

ALcmox. 
Et  de  plus,  un  discours  équivoque 
Lui  fait  aisément  croire  un  amour  réciproque. 
EUe  se  pense  belle,  et  cette  vanité 

Lassure  imprudemment  de  ma  capti>"ité  :  t^*» 

Et  comme  si  j'étois  des  amants  ordinaires. 
Elle  prend  sur  mon  cœur  des  droits  imaginaires, 
Cependant  que  le  sien  sent  tout  ce  que  je  feins  \ 
Et  ^it  dans  les  langueurs  dont  à  faux  je  me  plains. 

LA    ^iOURRICE. 

Je  te  réponds  que  non.  Si  tu  n'y  mets  remède,  T^â 

Avant  qu"il  soit  trois  jours  Florange  la  possède*. 

ALCID05. 

Et  qui  t'en  a  tant  dit  ? 

LV    NOURRICE. 

Géron  m"a  tout  conté  : 
C'est  lui  qui  sourdement  a  conduit  ce  traité^ 

ALCIDO:*. 

C'est  ce  qu'en  mots  obscurs  son  adieu  vouloit  dire. 

1.  Var.  Je  la  prends  pour  un  antreetluidismon  martvre.  (i634,48.53  et  37 

2.  Var.  Et  sa  réponse,  au  point  qne  je  peux  souhaiter.  (t63i) 

3.  Var.  Cependant  que  le  sien  ressent  ce  que  je  feins.  (i63i-57) 
d.  l'or.  Paravant  qull  soit  peu,  Florange  la  possède.  (lôSi-ôy) 
5.  Var.   [C'est  lui  qui  sourdement  a  conduit  ce  traité.] 

ixc.  Ce  n"est  pas  grand  dommage  :  aussi  bien  tant  de  feintes 

M"alloient  bientôt  donner  d'ennnveuses  contraintes. 

Ils  peuvent  achever  quand  Us  trouveront  bon  : 

Rien  ne  les  troublera  du  côté  d'Alcidon. 

Ceptendant  apprends-moi  ce  que  fait  ta  maîtresse. 

LA  socaa.  Elle  met  la  nourrice  au  bout  de  sa  finesse.  (i63i-57) 


ACTE   II,   SCÈNE  VI.  ^87 

Elle  a  cru  me  braver,  mais  je  n'en  fais  que  rire  ;  7^° 

Et  comme  j'étois  las  de  me  contraindre  tant, 
La  coquette  qu'elle  est  m'oblige  en  me  quittant. 
Ne  m'apprendras-tu  point  ce  que  fait  ta  maîtresse? 

LA    NOURHICE. 

Elle  met  ton  agente  au  bout  de  sa  finesse. 

Philiste  assurément  tient  son  esprit  charmé  :  i^'^ 

Je  n'aurois jamais  cru  qu'elle  leùt  tant  aimé'. 

alcuk:»'. 
C'est  à  faire  à  du  temps. 

LA    NOURRICE. 

Quitte  celte  espérance  : 
Ils  ont  pris  l'un  de  l'autre  ime  entière  assurance, 
Jusqu'à  sentre-donner  la  parole  et  la  foi. 

ALCmON . 

Que  tu  demeures  froide  en  te  moquant  de  moi  !  ~^o 

LA    NOURRICE. 

Il  n'est  rien  de  si  vrai  ;  ce  n'est  point  raillerie. 

ALCmON. 

C'est  donc  fait  d'Alcidon  !  Nourrice,  je  te  prie — 

LA    NOURRICE. 

Rien  ne  sert  de  prier  ;  mon  esprit  épuisé^ 

Pour  divertir^  ce  coup  n'est  point  assez  rusé. 

Je  n'en  sais  qu'un  moyen,  mais  je  ne  l'ose  dire\  7^^ 

ALCIDON. 

Dépêche,  ta  longueur  m'est  un  second  martyre. 

LA    NOURRICE. 

Clarice,  tous  les  soirs,  rêvant  à  ses  amours. 
Seule  dans  son  jardin  fait  trois  ou  quatre  tours. 

ALCIDON. 

Et  qu'a  cela  de  propre  à  reculer  ma  perte  ? 

I.  Var.  Je  n'eusse  jamais  cru  qu'elle  l'eût  tant  aimé.  (i635-6o) 
7.  Var.  Tu  m'as  beau  supplier  ;  mon  esprit  épuisé.  (i634-6o) 

3.  Divertir,  détourner. 

4.  Var.  Je  ne  sais  qu'un  moyen,  mais  je  ne  l'ose  dire.  (i634-6o) 


438  LA  VEUVE. 

LA    NOURRICE. 

Je  te  puis  en  tenir  la  fausse  porte  ouverte'.  760 

Aurois-tu  du  courage  assez  pour  l'enlever? 

ALCIDON. 

Oui,  mais  il  faut  retraite  après  où  me  sauver^  ; 

Et  je  n'ai  point  d'ami  si  peu  jaloux  de  gloire 

Que  d'être  partisan  d'une  action  si  noire. 

Si  j'avois  un  prétexte,  alors  je  ne  dis  pas  765 

Que  quelqu'un  abusé  n'accompagnât  mes  pas. 

LA    NOURRICE. 

On  te  vole  Doris,  et  ta  feinte  colère^ 

Manqueroit  de  prétexte  à  quereller  son  frère  ! 

Fais- en  sonner  partout  un  faux  ressentiment  : 

Tu  verras  trop  d'amis  s'offrir  aveuglément,  770 

Se  prendre  à  ces  dehors,  et  sans  voir  dans  ton  âme, 

Vouloir  venger  l'affront  qu'aura  reçu  ta  flamme. 

Sers-toi  de  leur  erreur,  et  dupe-les  si  bien 

ALCIDON. 

Ce  prétexte  est  si  beau  que  je  ne  crains  plus  rien. 

LA    NOURRICE. 

Pour  ôter  tout  soupçon  de  notre  intelligence,  77^» 

Ne  faisons  plus  ensemble  aucune  conférence. 

Et  viens  quand  tu  pourras  :  je  t'attends  dès  demain. 

ALCIDON. 

Adieu  ;  je  tiens  le  coup,  autant  vaut,  dans  ma  main. 

1.  Var.  Je  te  peux  en  tenir  la  fausse  porte  ouverte.  (i634) 

2.  Var.  Que  trop,  mais  je  ne  sache  après  où  me  sauver.  (i63/j-57) 

3.  Var.   Tu  n'en  saurois  manquer,  aveugle,  considère 
Qu'on  t'enlève  Doris  :  va  quereller  son  frère, 
Fais  éclater  partout  un  faux  ressentiment. 

Trop  d'amis  s'offriront  à  venger  promptcment 

L'affront  qu'en  apparence  aura  reçu  ta  flamme, 

Et  lors  (mais  sans  ouvrir  les  secrets  de  ton  âme) 

Tâche  à  te  servir  d'eux,  alc.  Ainsi  tout  ira  bien. 

[Ce  prétexte  est  si  beau  que  je  ne  crains  plus  rien.]  (i  634-57) 

Var,  On  t'enlève  Doris,  et  ta  feinte  colère.  (1660) 

FIN    DU    SECOND    ACTE. 


ACTE  III,   SCÈNE   1.  489 


ACTE  III. 


SCENE    PREMIÈRE. 
CÉLIDAN,  ALCIDON. 

CÉLIDAN. 

Ce  n'est  pas  que  j'excuse  ou  la  sœur,  ou  le  frère, 
Dont  l'infidélité  fait  naître  ta  colère;  780 

Mais,  à  ne  point  mentir,  ton  dessein  à  l'abord 
N'a  gagné  mon  esprit  qu'avec  un  peu  d'efTort. 
Lorsque  tu  m'as  parlé  d'enlever  sa  maîtresse. 
L'honneur  a  quelque  temps  combattu  ma  promesse  : 
Ce  mot  d'enlèvement  me  faisoit  de  l'horreur;  i'^^ 

Mes  sens,  embarrassés  dans  cette  vaine  erreur, 
N'avoient  plus  la  raison  de  leur  intelligence. 
En  plaignant  ton  malheur,  je  blâmois  ta  vengeance, 
Et  l'ombre  d'un  forfait,  amusant  ma  pitié, 
Retardoit  les  effets  dus  à  notre  amitié ^  79" 


I.  Var.   [Retardoit  les  effets  dus  à  notre  amitié  ] 
ALC.   Voilà  grossièrement  chercher  à  te  dédire  : 
Avec  leurs  trahisons  ta  lâcheté  conspire  (a), 
Puisque  tu  sais  leur  crime  et  consens  leur  bonheur. 
Mais  c'est  trop  désormais  survivre  à  mon  honneur  ; 
C'est  trop  porter  en  vain  par  leur  perfide  trame 
La  rougeur  sur  le  front  et  la  fureur  en  lame  : 
Va,  va,  n'empêche  plus  mon  désespoir  d'agir  ; 
Souffre  qu'après  mon  front  ce  flanc  puisse  en  rougir, 
Et  qu'un  bras  impuissant  à  venger  cet  outrage 
Reporte  dans  mon  cœur  les  effets  de  ma  rage. 
cÉL.  Bien  loin  de  révoquer  ce  que  je  t'ai  promis, 

(a)  Avec  leurs  trahisons  ton  amitié  conspire.  (1644-67) 


^o  LA  VEUVE. 

Pardonne  un  vain  scrupule  à  mon  âme  inquiète  ; 

Prends  mon  bras  pour  second,  mon  château  pour  retraite. 

Le  déloyal  Philiste,  en  te  volant  ton  bien, 

N'a  que  trop  mérité  qu'on  le  prive  du  sien  : 

Après  son  action  la  tienne  est  légitime  ;  795 

Et  l'on  venge  sans  honte  un  crime  par  im  crime'. 

ALcrooN. 
Tu  vois  comme  il  me  trompe,  et  me  promet  sa  sœur 
Pour  en  faire  sous  main  Florange  possesseur-. 
Ah  ciel  I  fut-il  jamais  un  si  noir  artifice  ? 
Il  lui  fait  recevoir  mes  offres  de  service  ;  ?oo 

Cette  belle  m'accepte,  et  fier  de  son  aveu  ^, 
Je  me  vante  partout  du  bonheur  de  mon  feu. 
Cependant  il  me  l'ôte,  et  par  cette  pratique, 
Plus  mon  amour  est  su,  plus  ma  honte  est  publique. 

CÉLmAN. 

Après  sa  trahison,  vois  ma  fidélité:  8o5 

Il  t'enlève  un  objet  que  je  t'avois  quitté. 

Ta  Doris  fut  toujours  la  reine  de  mon  âme  ; 

J'ai  toujours  eu  pour  elle  une  secrète  flamme, 

Sans  jamais  témoigner  que  j'en  étois  épris, 

Tant  que  tes  feux  ont  pu  te  promettre  ce  prix;  ^10 

Mais  je  te  l'ai  quittée,  et  non  pas  à  Florange. 

Quand  je  t'aurai  vengé,  contre  lui  je  me  venge, 

Et  je  lui  fais  savoir  que  jusqu'à  mon  trépas  \ 

Tout  autre  qu'Alcidon  ne  l'emportera  pas. 

ALCIDON . 

Pour  moi  donc  à  ce  point  ta  contrainte  est  venue!     81 5 

Je  t'offre  avec  mon  bras  celui  de  cent  amis. 

Prends,  puisque  tu  le  veux,  ma  maison  pour  retr<iite  ; 

Dispose  absolument  d'une  amitié  parfaite  : 

Je  vois  trop  que  Pbiliste  en  te  volant  ton  bien.  (i634-F)y) 

1.  Var.   On  venge  honnêtement  un  crime  par  un  crime,  (i  634-57) 

2.  Var.   Dont  il  fait  sourdement  Florange  possesseur.  (iG3'i-.')y) 

3.  Var.   Cette  belle  m'accepte,  et  dessous  cet  aveu.  (i63/l-57) 

4.  Var.  Et  jo  lui  fais  savoir  que  devant  mon  trépas.  (i634-57) 


ACTE   m,   SCÈ>E  I.  44i 

Que  je  te  veux  de  mal  '  de  cette  retenue  ! 
Est-ce  ainsi  qu'entre  amis  on  vit  à  cœur  ouvert? 

CÉLIDAN. 

Mon  feu,  qui  t'offensoit,  est  demeuré  couvert  ; 

Et  si  cette  beauté  malgré  moi  l'a  fait  naître, 

J'ai  su  pour  ton  respect  l'empêcher  de  paroître.  Sao 

ALGIDON. 

Hélas  !  tu  m'as  perdu,  me  voulant  obliger  ; 

Notre  vieille  amitié  m'en  eût  fait  dégager". 

Je  soufiFre  maintenant  la  honte  de  sa  perte, 

Et  j'aurois  eu  l'honneur  de  te  l'avoir  offerte, 

De  te  l'avoir  cédée,  et  réduit  mes  désirs  835 

Au  glorieux  dessein  d'avancer  tes  plaisirs. 

Faites,  Dieux  tout-puissants,  que  Philiste  se  change^, 

Et  l'inspirant  bientôt  de  rompre  avec  Florange, 

Donnez-moi  le  moyen  de  montrer  qu'à  mon  tour 

Je  sais  pour  un  ami  contraindre  mon  amour ^.  83 o 

CÉLIDAN. 

Tes  souhaits  arrivés,  nous  t'en  verrions  dédire; 
Doris  sur  ton  esprit  reprendroit  son  empire  : 
Nous  donnons  aisément  ce  qui  n'est  plus  à  nous. 

ALCmON . 

Si  j'y  manquois,  grands  Dieux  !  je  vous  conjure  tous 
D'armer  contre  Alcidon  vos  dextres  vengeresses.         83  5 

CÉLIDAN . 

Un  ami  tel  que  toi  m'est  plus  que  cent  maîtresses  ; 
Il  n'y  va  pas  de  tant  ;  résolvons  seulement 
Du  jour  et  des  moyens  de  cet  enlèvement. 

ALCIDON. 

Mon  secret  n'a  besoin  que  de  ton  assistance. 

I.  L'édition  de  1682  a  seule  du  mal,  pour  de  mal. 

3.  Var.  Vu  que  notre  amitié  m'en  eût  fait  dégager.  (lôSi-Sy) 

3.  Var.   Mais  faites  que  l'humeur  de  Philiste  se  change, 

Grands  Dieux,  et  l'inspirant  de  rompre  avec  Florange.  (lôSi-By) 

4.  Var,  Pour  un  ami  je  sais  étouffer  mon  amour.  (i634-57) 


443  LA   VEUVE. 

Je  n'ai  point  lieu  de  craindre  aucune  résistance*  :  8  4o 

La  beauté  dont  mon  traître  adore  les  attraits  - 
Chaque  soir  au  jardin  va  prendre  un  peu  de  frais  ; 
J'en  ai  su  de  lui-même  ouvrir  la  fausse  porte  ; 
Etant  seule,  et  de  nuit,  le  moindre  effort  l'emporte. 
Allons-y  dès  ce  soir  :  le  plus  tôt  vaut  le  mieux  ;  8  45 

Et  surtout  déguisés,  dérobons  à  ses  yeux, 
Et  de  nous,  et  du  coup,  l'entière  connoissance. 

CÉODAN. 

Si  Clarice  une  fois  est  en  notre  puissance. 

Crois  que  c'est  un  bon  gage  à  moyenner  l'accord, 

Et  rendre,  en  le  faisant,  ton  parti  le  plus  fort^  85o 

Mais  pour  la  sûreté  d'une  telle  surprise  ^ , 

Aussitôt  que  chez  moi  nous  pourrons  l'avoir  mise, 

Retournons  sur  nos  pas,  et  soudain  effaçons 

Ce  que  pourroit  l'absence  engendrer  de  soupçons. 

ALCmON. 

Ton  salutaire  avis  est  la  même  prudence  ;  ^5  5 

Et  déjà  je  prépare  une  froide  impudence 
A  m'informer  demain,  avec  étonnement, 
De  l'heure  et  de  l'auteur  de  cet  enlèvement. 

CÉLIDAN. 

Adieu  ;  j'y  vais  mettre  ordre. 

ALGIDON. 

Estime  qu'en  revanche 
Je  n'ai  goutte  de  sang  que  pour  toi  je  n'épanche.  8^" 

I.  Var.  Vu  que  je  ne  puis  craindre  aucune  résistance.  (ifiSd-^^) 

a.  Var.  La  belle  dont  mon  traître  adore  les  attraits.  (i634-6o) 

3   Var.  Et  rendre,  en  ce  faisant,  ton  parti  le  plus  fort.  (i()34) 

It.  Var.  Mais  pour  la  sûreté  d'une  telle  entreprise.  (i634-08) 


ACTE  III,    SCÈNE  II.  US 

SCÈNE   II. 

ALCIDON». 

Bons  Dieux  !  que  d'innocence  et  de  simplicité  ! 

Ou  pour  la  mieux  nommer,  que  de  stupidité, 

Dont  le  manque  de  sens  se  cache  et  se  déguise 

Sous  le  front  spécieux  d'une  sotte  franchise  ! 

Que  Célidan  est  hon  !  que  j'aime  sa  candeur  !  86  5 

Et  que  son  peu  d'adresse  oblige  mon  ardeur  ! 

Oh  !  qu'il  n'est  pas  de  ceux  dont  l'esprit  à  la  mode 

A  l'humeur  d'un  ami  jamais  ne  s'accommode, 

Et  qui  nous  font  souvent  cent  protestations. 

Et  contre  les  effets  ont  mille  inventions  !  87 o 

Lui,  quand  il  a  promis,  il  meurt  qu'il  n'effectue. 

Et  l'attente  déjà  de  me  servir  le  tue. 

J'admire  cependant  par  quel  secret  ressort 

Sa  fortune  et  la  mienne  ont  cela  de  rapport. 

Que  celle  qu'un  ami  nomme  ou  tient  sa  maîtresse         875 

Est  l'objet  qui  tous  deux  au  fond  du  cœur  nous  blesse, 

Et  qu'ayant  comme  moi  caché  sa  passion. 

Nous  n'avons  différé  que  de  l'intention. 

Puisqu'il  met  pour  autrui  son  bonheur  en  arrière". 

Et  pour  moi 

SCÈNE  III. 
PHILISTE,  ALCIDOiN. 

PHILISTE. 

Je  t'y  prends,  rêveur. 

ALCIDON. 

Oui,  par  derrière. 
C'est  d'ordinaire  ainsi  que  les  traîtres  en  font. 

I.  Var.  ALciDON,  seul.  (i63/i) 

a.  Var.  Vu  qu'il  met  pour  autrui  son  bonheur  en  arrière,  (i 634-5 y) 


m  LA   VEUVE. 

PHÏLISTE. 

Je  te  vois  accablé  d'un  chagrin  si  profond, 

Que  j'excuse  aisément  ta  réponse  un  peu  crue. 

Mais  que  fais-tu  si  triste  au  milieu  d'une  rue  ? 

Quelque  penser  fâcheux  te  servoit  d'entretien  ?  885 

ALCIDON. 

Je  revois  que  le  monde  en  l'âme  ne  vaut  rien, 

Du  moins  pour  la  plupart  ;  que  le  siècle  où  nous  sommes^ 

A  bien  dissimuler  met  la  vertu  des  hommes  ; 

Qu'à  peine  quatre  mots  se  peuvent  échapper" 

Sans  quelque  double  sens  afin  de  nous  tromper  ;  890 

Et  que  souvent  de  bouche  un  dessein  se  propose. 

Cependant  que  l'esprit  songe  à  toute  autre  chose. 

PmLISTE. 

Et  cela  t'affligeoit ?  Laissons  courir  le  temps, 

Et  malgré  ses  abus,  vivons  toujours  contents'. 

Le  monde  est  un  chaos,  et  son  désordre  excède  895 

Tout  ce  qu'on  y  voudroit  apporter  de  remède. 

N'ayons  l'œil,  cher  ami,  que  sur  nos  actions  ; 

Aussi  bien,  s'offenser  de  ses  corruptions, 

A  des  gens  comme  nous  ce  n'est  qu'une  folie. 

Mais  pour  te  retirer  de  ta  mélancolie^,  900 

Je  te  veux  faire  part  de  mes  mécontentements. 

Si  l'on  peut  en  amour  s'assurer  aux  serments, 
Dans  trois  jours  au  plus  tard,  par  un  bonheur  étrange, 
Clarice  est  à  Philiste. 

ALCIDON. 

Et  Doris,  à  Florange. 


I.  Var.   Au  moins  pour  la  plupart  ;  que  le  siècle  où  noiis  sommes,  (i  634-57) 
a.  Var.  Qu'à  grand'peine  deux  mots  se  peuvent  échapper,  (i 634-67) 

3.  Var.   Et  malgré  les  abus  vivons  toujours  contents.  (i634) 

4.  Var.  Or  pour  te  retirer  de  la  mélancolie.  (i634  et  53-57) 
Var.  Or  pour  te  retirer  de  ta  mélancolie.  (i644  et  48) 
Var.  Mais  pour  te  retirer  de  la  mélancolie.  (1660  et  63) 


ACTE  III,   SCÈNE  III.  Ai5 

PHILISTE. 

Quelque  soupçon  frivole  en  ce  point  te  déçoit*  ;  9°^ 

J'aurai  perdu  la  vie  avant  que  cela  soit. 

ALCIDON. 

Voilà  faire  le  fin  de  fort  mauvaise  grâce  : 
Philiste,  vois-tu  bien,  je  sais  ce  qui  se  passe. 

PHILISTE. 

Ma  mère  en  a  reçu,  de  vrai,  quelque  propos', 

Et  voulut  hier  au  soir  m'en  toucher  quelques  mots.       9  '  » 

Les  femmes  de  son  âge  ont  ce  mal  ordinaire 

De  régler  sur  les  biens  une  pareille  affaire  ^  : 

Un  si  honteux  motif  leur  fait  tout  décider, 

Et  Tor  qui  les  aveugle  a  droit  de  les  guider  : 

Mais  comme  son  éclat  n'éblouit  point  mon  âme^,         9  •  ^ 

Que  je  vois  d'un  autre  œil  ton  mérite  et  ta  flamme, 

Je  lui  fis  bien  savoir  que  mon  consentement 

Ne  dépendroit  jamais  de  son  aveuglement, 

Et  que  jusqu'au  tombeau,  quant  à  cet  hyménée. 

Je  maintiendrois  la  foi  que  je  t'avois  donnée.  920 

Ma  soeur  accortement  feignoit  de  l'écouter  ; 

Non  pas  que  son  amour  n'osât  lui  résister. 

Mais  elle  vouloit  bien  qu'un  peu  de  jalousie^ 

Sur  quelque  bruit  léger  piquât  ta  fantaisie  : 

Ce  petit  aiguillon  quelquefois,  en  passant,  9  ^  â 

Réveille  puissamment  un  amour  languissant. 

ALCIDON. 

Fais  à  qui  tu  voudras  ce  conte  ridicule. 

Soit  que  ta  sœur  l'accepte,  ou  qu'elle  dissimule, 

1.  Var.   Quelque  soupçon  frivole  en  ce  cas  te  déçoit.  (iG34) 

2.  Var.   Ma  mère  en  a  reçu,  de  vrai,  quelques  propos.  (iG34-57) 

3.  Var.   De  ne  régler  qu'aus  biens  une  pareille  affaire.  (i63/i) 

4.  Var.  Moi  dont  ce  faux  éclat  n'éblouit  jamais  l'âme. 

Qui  connois  ton  mérite  autant  comme  ta  flamme,  (i  634-37) 

5.  Var.   Mais  fine,  elle  vouloit  qu'un  ver  de  jalousie.  (i634-57) 
Var.  Mais  elle  vouloit  bien  qu'un  ver  de  jalousie.  (1660) 


446  LA  VEUVE. 

Le  peu  que  j'y  perdrai  ne  vaut  pas  m'en  fâcher'. 

Rien  de  mes  sentiments  ne  sauroit  approcher  gSo 

Comme  alors  qu'au  théâtre  on  nous  fait  voir  Mélile, 

Le  discours  de  Cloris,  quand  Philandre  la  quitte"  : 

Ce  qu'elle  dit  de  lui,  je  le  dis  de  ta  sœur, 

Et  je  la  veux  traiter  avec  même  douceur. 

Pourquoi  m'aigrir  contre  elle  "^  En  cet  indigne  change,  gSS 

Le  beau  choix  qu'elle  fait  la  punit  et  me  venge  ^  ; 

Et  ce  sexe  imparfait,  de  soi-mcme  ennemi*, 

Ne  posséda  jamais  la  raison  qu'à  demi. 

J'aurois  tort  de  vouloir  qu'elle  en  eût  davantage  ; 

Sa  foiblesse  la  force  à  devenir  volage.  g/lo 

Je  n'ai  que  pitié  d'elle  en  ce  manque  de  foi  ; 

Et  mon  courroux  entier  se  réserve  pour  toi, 

Toi  qui  trahis  ma  flamme  après  l'avoir  fait  naître, 

Toi  qui  ne  m'es  ami  qu'afîn  d'être  plus  traître. 

Et  que  tes  lâchetés  tirent  de  leur  excès  ',  giS 

Par  ce  damnable  appas,  un  facile  succès. 

Déloyal  !  ainsi  donc  de  ta  vaine  promesse 

Je  reçois  mille  affronts  au  lieu  d'une  maîtresse  ; 

Et  ton  perfide  cœur,  masqué  jusqu'à  ce  jour, 

Pour  assouvir  ta  haine  alluma  mon  amour  !  gSo 

PHILISTE. 

Ces  soupçons  dissipés  par  des  effets  contraires, 
Nous  renouerons  bientôt  une  amitié  de  frères. 

1.  Var.   Le  peu  que  j'y  perdrai  ne  vaut  pas  s'en  fâcher.  (iGS^) 

2.  Mélite,  acte  IH,  se.  v,  p.  202.  Les  poëtes  dramatiques  du  dix-seplii-nie 
siècle  aimaient  à  placer  ainsi  dans  la  bouche  de  leurs  personnages  des  allusions 
à  leurs  ouvrages  antérieurs.  Voyez  la  note  sur  le  vers  702  do  la  Place  Royale. 
Molière  dit  dans  le  Misanthrope  (acte  l,  se.  i)  : 

Je  ris  des  noirs  accès  où  je  vous  envisage. 

Et  crois  voir  en  nous  deux,  sous  même  soin  nourris, 

Les  deux  frères  que  peint  l'École  des  maris. 

3.  Var.  Le  choix  de  ce  lourdaud  la  punit  et  me  venge.  (1 634-57) 

4.  Var.   Et  ce  sexe  imparfait,  de  son  mieux  ennemi.  (i634-6o) 

5.  Var.    Et  que  tes  lâchetés  tirent  de  leurs  excès.  (iC34-57) 


ACTE  III,   SCÈNE  III.  ^7 

Puisse  dessus  ma  tête  éclater  à  tes  yeux 

Ce  qu'a  de  plus  mortel  la  colère  des  cieux, 

Si  jamais  ton  rival  a  ma  sœur  sans  ma  vie  !  gSS 

A  cause  de  son  bien  ma  mère  en  meurt  d'envie  '  ; 

Mais  malgré... 

ALCIDON. 

Laisse  là  ces  propos  superflus  : 
Ces  protestations  ne  m'éblouissent  plus  ; 
Et  ma  simplicité,  lasse  d^êlre  dupée, 
N'admet  plus  de  raisons  qu'au  bout  de  mon  épée.        960 

PHILISTE. 

Etrange  impression  d'une  jalouse  erreur, 

Dont  ton  esprit  atteint  ne  suit  que  sa  fureur  I 

Eh  bien  !  tu  veux  ma  vie,  et  je  te  l'abandonne  ; 

Ce  courroux  insensé  qui  dans  ton  cœur  bouillonne. 

Contente-le  par  là,  pousse,  mais  n'attends  pas  g 65 

Que  par  le  tien  je  veuille  éviter  mon  trépas. 

Trop  heureux  que  mon  sang  puisse  te  satisfaire, 

Je  le  veux  tout  donner  au  seul  bien  de  te  plaire. 

Toujours  à  ces  défis  j'ai  couru  sans  effroi  ^  ; 

Mais  je  n'ai  point  d'épée  à  tirer  contre  toi,  970 

ALCIDON. 

Voilà  bien  déguiser  un  manque  ^  de  courage*. 

PHILISTE. 

C'est  presser  un  peu  trop  qu'aller  jusqu'à  l'outrage. 

1.  Var.  A  cause  de  ses  biens  ma  mère  en  meurt  d'envie.  (i634-6o) 

2.  Var.   Toujours  pour  les  duels  l'on  m'a  vu  sans  effroi, 
Mais  je  n'ai  point  de  lame  à  trancher  contre  toi.  (i63/() 

Var.  Toujours  pour  les  duels  on  m'a  vu  sans  effroi.  (lô^i-Sy) 

3.  Dans  l'édition  de  1682,  on  lit  masque,  au  lieu  de  manque  ;  mais  le  sens 
prouve,  ainsi  que  le  texte  des  impressions  antérieures,  que  c'est  une  faute 
d'impression. 

4.  Var.  [Voilà  bien  déguiser  un  manque  de  courage.] 
PHiL.  Si  jamais  quelque  part  ton  intérêt  m'engage, 
Tu  pourras  voir  alors  si  je  suis  un  moqueur. 

Et  si  pour  te  servir  j'aurai  manqué  de  cceur  ; 
Mais  pour  te  mieux  ôter  tout  sujet  de  colère, 


m  LA  VEUVE. 

On  n'a  point  encor  vu  que  ce  manque  de  cœur 

M'ait  rendu  le  dernier  où  vont  les  gens  d'honneur. 

Je  te  veux  bien  ôter  tout  sujet  de  colère;  97;^ 

Et  quoi  que  de  ma  sœur  ait  résolu  ma  mère, 

Dût  mon  peu  de  respect  irriter  tous  les  Dieux, 

J'atfronterai  Géron  et  Flo range  à  ses  yeux. 

Mais  après  les  efforts  de  cette  déférence', 

Si  tu  gardes  encor  la  même  violence,  980 

Peut-être  saurons-nous  apaiser  autrement 

Les  obstinations  de  ton  emportement. 

ALcmoN,  seul. 
Je  crains  son  amitié  plus  que  cette  menace  : 
Sans  doute  il  va  chasser  Florange  de  ma  place. 
Mon  prétexte  est  perdu,  s'il  ne  quitte  ces  soins ^:  9^5 

Dieux  !  qu'il  m'obligeroit  de  m'aimer  un  peu  moins  ! 

SCÈNE  IV. 
CHRYSANTE,  DORIS. 

CHRTSANTE. 

Je  meure,  mon  enfant,  si  tu  n'es  admirable  ! 
Et  ta  dextérité  me  semble  incomparable  : 
Tu  mérites  de  vivre  après  un  si  beau  tour  ^. 

DORIS. 

Croyez-moi  qu'Alcidon  n'en  sait  guère  en  amour  ;       9  9'^ 
Vous  n'eussiez  pu  m'entendre,  et  vous  garder  de  rire'*. 

Sitôt  j'aurai  pu  me  rendre  chez  ma  mère, 

Diit  mon  peu  do  respect  offenser  tous  les  Dieux.  (iGSi-Sy) 

I.  Var.  Je  souffre  jusque-là  ton  humeur  violente  ; 
Mais,  ces  devoirs  rendus,  si  rien  ne  te  contente, 
Sache  alors  que  voici  de  quoi  nous  apaisons 
Quiconque  ne  veut  pas  se  payer  de  raisons.  (iGS/i-B^) 

a.  Var.  Mon  prétexte  est  perdu,  s'il  ne  quitte  ses  soins.  (iG64  et  G8) 

3.  Var.   Tu  mérites  de  vivre  après  un  si  bon  tour,  (i 634-68) 

4.  Var.   Vous  n'eussiez  pu  m'entendre,  et  vous  tenir  de  rire,  (i 634-57) 


ACTE  III.   SCENE  IV.  449 

Je  me  tuois  moi-même  à  tous  coups  de  lui  dire 

Que  mon  âme  pour  lui  n'a  que  de  la  froideur, 

Et  que  je  lui  ressemble  en  ce  que  notre  ardeur 

Ne  s'explique  à  tous  deux  point  du  tout  par  la  bouche  '  ; 

Enfin  que  je  le  quitte. 

CHRTSANTE. 

Il  est  donc  une  souche, 
S'il  ne  peut  rien  comprendre  à  ces  naïvetés. 
Peut-être  y  mêlois-tu  quelques  obscurités.^ 

DORIS. 

Pas  une;,  en  mots  exprès  je  lui  rendois  son  change^, 
Et  n'ai  couvert  mon  jeu  qu'au  regard  de  Florange  \  i  ooo 

CHRTSANTE. 

De  Florange  !  et  comment  en  osois-tu  parler? 

DORIS. 

Je  ne  me  trouvois  pas  d'humeur  à  rien  celer  ; 
Mais  nous  nous  sûmes  lors  jeter  sur  l'équivoque. 

CHRTSANTE. 

Tu  vaux  trop.  C'est  ainsi  qu'il  faut,  quand  on  se  moque, 
Que  le  moqué  toujours  sorte  fort  satisfait  *  ;  i  oo5 

Ce  n'est  plus  autrement  qu'un  plaisir  imparfait. 
Qui  souvent  malgré  noiis  se  termine  en  querelle. 

DORIS. 

Je  lui  prépare  encore  une  ruse  nouvelle  ^ 

Pour  la  première  fois  qu'il  m'en  viendra  conter. 

CHRYSANTE. 

Mais  pour  en  dire  trop  tu  pourras  tout  gâter '^.  loio 


1.  Var.  Ne  s'explique  à  tous  deux  nullement  par  la  bouche.  (iGSd-Sy) 

2.  Rendre   le  change  à  quelqu'un,   lai  donner  son   cliange,   c'est,  suivant   Fu- 
relière,  lui  répliquer  fortement,  lui  rendre  la  pareille.  Voyez  le  Lexique. 

3.  Au  regard  de  Florange,  en  ce  qui  regarde  Florange,  dans  ce  que  je  lui  ai 
dit  de  Florange. 

4.  Var.  Que  le  moqué  toujours  reste  fort  satisfait.  (i63i) 

5.  Var.  Je  lui  présente  encore  une  ruse  nouvelle.  (i634) 

6.  Var.  Mais  pour  en  dire  trop  tu  pourrois  tout  gâter.  (i634-Go) 

Corneille,  i  39 


45o  [LA  VEUVE. 

DORIS. 

N'en  ayez  pas  de  peur. 

CHRTSANTE. 

Quoi  que  Ton  se  propose, 
Assez  souvent  l'issue... 

DORIS. 

On  vous  veut  quelque  chose, 
Madame,  je  vous  laisse. 

CIIRTSANTE. 

Oui,  va-t'en  ;  il  vaut  mieux 
Que  l'on  ne  traite  point  cette  affaire  à  tes  yeux. 

SCÈNE  V. 
CHRYSANTE,  GÉRON. 

CHRTSANTE. 

Je  devine  à  peu  près  le  sujet  qui  t'amène  ;  i  o  1 5 

Mais,  sans  mentir,  mon  fils  me  donne  un  peu  de  peine. 

Et  s'emporte  si  fort  en  faveur  d'un  ami. 

Que  je  n'ai  su  gagner  son  esprit  qu'à  demi. 

Encore  une  remise  ;  et  que  tandis  Florange 

Ne  craigne  aucunement  qu'on  lui  donne  le  change ^  ;  1020 

Moi-même  j'ai  tant  fait  que  ma  fdle  aujourd'hui 

(Le  crois-tu,  Géron?)  a  de  l'amour  pour  lui. 

GÉRON. 

Florange,  impatient  de  n'avoir  pas  encore 

L'entier  et  libre  accès  vers  l'objet  qu'il  adore, 

Ne  pourra  consentir  à  ce  retardement.  totb 

CHRTSANTE. 

Le  tout  en  ira  mieux  pour  son  contentement. 


I.  Donner,  non  pas  comme  plus  haut  «on  c/ianj/e,  mais  le  change  à  quelqu'un, 
c'est  le  tromper  ;  cette  expression  est  empruntée  au  vocabulaire  de  la  vénerie 


ACTE  III,   SCENE  V.  45i 

Quel  plaisir  aura-t-il  auprès  de  sa  maîtresse, 

Si  mon  fils  ne  l'y  voit  que  d'un  œil  de  rudesse, 

Si  sa  mauvaise  humeur  ne  daigne  lui  parler  ', 

Ou  ne  lui  parle  enfin  que  pour  le  quereller?  «o3o 

GÉRON. 

Madame,  il  ne  faut  point  tant  de  discours  frivoles  ; 
Je  ne  fus  jamais  homme  à  porter  des  paroles. 
Depuis  que  j'ai  connu  qu'on  ne  les  peut  tenir  ; 
Si  monsieur  votre  fils... 

CHRTSANTE. 

Je  l'aperçois  venir. 

GÉRON. 

Tant  mieux.  Nous  allons  voir  s'il  dédira  sa  mère.     io35 

CHRTSANTE. 

Sauve-toi  ;  ses  regards  ne  sont  que  de  colère. 

SCÈNE  VI. 
GHRYSANTE,  PHILISTE,  GÉRON,  LYCAS  ^ 

PHILISTE. 

Te  voilà  donc  ici,  peste  du  bien  public. 

Qui  réduis  les  amours  en  un  sale  trafic  I 

Va  pratiquer  ailleurs  tes  commerces  Infâmes. 

Ce  n'est  pas  oij  je  suis  que  l'on  surprend  des  femmes,  i  o4o 

GÉRON. 

Vous  me  prenez  à  tort  pour  quelque  suborneur^? 
Je  ne  sortis  jamais  des  termes  de  l'honneur; 
Et  Madame  elle-même  a  choisi  cette  voie  *. 


1.  Var.  Si  sa  mauvaise  humeur  refuse  à  lui  parler.  (1634-67) 

2.  Le  nom  de  lycas  manque  en  tête  de  cette  scène  dans  l'édition  de  i634. 

3.  Var.  Monsieur,  vous  m'offensez  :  loin  d'être  un  suborneur.  (i63/(-57) 

4.  Var.  Madame  a  trouvé  bon  de  prendre  cette  voie,  (i 634-07) 


452  LA.  VEUVE. 

riIILISTE,  lui  donnant  des  coups  de  plat  d'épée. 

Tiens,  porte  ce  revers  à  celui  qui  t'envoie  ; 
Ceux-ci  seront  pour  toi. 


SCÈNE  VIL 
CHRYSANTE,  PHILITE,  LYCAS. 

CHRYSANTE. 

Mon  fils,  qu'avez- vous  fait?  io45 

PHILISTE. 

J'ai  mis,  grâces  aux  Dieux,  ma  promesse  en  effet. 

CHRYSANTE. 

Ainsi  vous  m'empêchez  d'exécuter  la  mienne. 

PHILISTE. 

Je  ne  puis  empêcher  que  la  vôtre  ne  tienne  ; 

Mais  si  jamais  je  trouve  ici  ce  courratier', 

Je  lui  saurai,  Madame,  apprendre  son  métier.  io5o 

CHRYSANTE. 

Il  vient  sous  mon  aveu. 

PHILISTE. 

Votre  aveu  ne  m'importe  ; 
C'est  un  fou  s'il  me  voit  sans  regagner  la  porte  -  : 
Autrement,  il  saura  ce  que  pèsent  mes  coups. 

CHRYSANTE. 

Est-ce  là  le  respect  que  j'allendois  de  vous? 

PHILISTE. 

Commandez  que  le  cœur  à  vos  yeux  je  m'arrache,    'o5  5 
Pourvu  que  mon  honneur  ne  souffre  aucune  tache  : 
Je  suis  prêt  d'expier  avec  mille  tourments 
Ce  que  je  mets  d'ohstacle  à  vos  contentements. 

I .  Courtier.  Voyez  le  Lexique. 

a.  Var.  C'est  un  fou,  me  voyant,  s'il  ne  gagne  la  porte.  (iGSi-Sy) 


ACTE  III,   SCENE  VII.  453 

CHRTSANTE. 

Souffrez  que  la  raison  règle  votre  courage  ; 

Considérez,  mon  fils,  quel  heur,  quel  avantage,  1060 

L'affaire  qui  se  traite  apporte  à  votre  sœur. 

Le  bien  est  en  ce  siècle  une  grande  douceur  : 

Etant  riche,  on  est  tout  '  ;  ajoutez  qu'elle-même 

IN'aime  point  Alcidon,  et  ne  croit  pas  qu'il  l'aime. 

Quoi  !  voulez-vous  forcer  son  inclination  ?  io6  5 

PHILISTE. 

Vous  la  forcez  vous-même  à  cette  élection  : 
Je  suis  de  ses  amours  le  témoin  oculaire. 

CHRYSANTE. 

Elle  se  contraignoit  seulement  pour  vous  plaire. 

PHILISTE. 

Elle  doit  donc  encor  se  contraindre  pour  moi. 

CHRYSANTE. 

Et  pourquoi  lui  prescrire  une  si  dure  loi  ?  1070 

PHILISTE. 

Puisqu'elle  m'a  trompé,  qu'elle  en  porte  la  peine. 

CHRYSANTE. 

Voulez-vous  l'attacher  à  l'objet  de  sa  haine? 

PHILISTE. 

Je  veux  tenir  parole  à  mes  meilleurs  amis, 
Et  qu'elle  tienne  aussi  ce  qu'elle  m'a  promis. 

CHRYSANTE. 

Mais  elle  ne  vous  doit  aucune  obéissance.  1075 

PHILISTE. 

Sa  promesse  me  donne  une  entière  puissance. 

CHRYSANTE. 

Sa  promesse,  sans  moi,  ne  la  peut  obliger. 

PHILISTE. 

Que  deviendra  ma  foi,  qu'elle  a  fait  engager  ? 

I.  Quiconque  est  riche  est  tout. 

(Boileau,  Satire  VIII.) 


lihlx  LA  VEUVE. 

CHRYSANTE. 

Il  la  faut  révoquer,  comme  elle  sa  promesse. 

PHILISTE. 

Il  faudroit  donc,  comme  elle,  avoir  l'âme  traîtresse.    1080 
Lycas,  cours  chez  Florange,  et  dis-lui  de  ma  part* 

CHRTSANTE. 

Quel  violent  esprit  ! 

PHILISTE. 

Que  s'il  ne  se  départ 
D'une  place  chez  nous  par  surprise  occupée, 
Je  ne  le  trouve  point  sans  une  bonne  épée. 

CHRYSANTE. 

Attends  un  peu.  Mon  fils 

PHILISTE,   à  Lycas  ". 

Marche,  mais  promptement. 

CHRYSANTE,    seule. 

Dieux  !  que  cet  emporté  me  donne  de  tourment^  ! 

Que  je  te  plains,  ma  fille  !  Hélas  !  pour  ta  misère 

Les  destins  ennemis  t'ont  fait  naître  ce  frère. 

Déplorable  !  le  ciel  te  veut  favoriser 

D'une  bonne  fortune,  et  lu  n'en  peux  user.  1090 

Rejoignons  toutes  deux  ce  naturel  sauvage, 

Et  tâchons  par  nos  pleurs  d'amollir  son  courage. 


SCENE  VIII. 

CLARICE,  dans  son  jarrlin  *. 

Chers  confidents  de  mes  désirs, 
Beaux  lieux,  secrets  témoins  de  mon  inquiétude, 

I.  Var.  N'en  parlons  plus.  Lycas.  i,yc.  Monsieur.''  puii.   Sus,  de  ma  part 

Va  Florange  avertir  que  s'il  ne  se  départ.  (i63/i) 
5.  Cette  indication  manque  dans  l'édition  de  i663. 
?>.  Var.  Dieux  !  que  cet  obstiné  me  donne  de  tourment!  (i634-57) 
4.   Dans  l'édition  de  i6.Vi,  on  lit  en  titre,  au-dessous  du  nom  de  clarice  : 

STANCES. 


ACTE  III,   SCÈNE  VIII.  455 

Ce  n'est  plus  avec  des  soupirs  «ogB 

Que  je  viens  abuser  de  votre  solitude  ; 

Mes  tourments  sont  passés, 

Mes  vœux  sont  exaucés, 

La  joie  aux  maux  succède*  : 
Mon  sort  en  ma  faveur  change  sa  dure  loi,  '  loo 

Et  pour  dire  en  un  mot  le  bien  que  je  possède, 

Mon  Philiste  est  à  moi. 

En  vain  nos  inégalités 
M'avoient  avantagée  à  mon  désavantage. 

L'amour  confond  nos  qualités,  i  «o5 

Et  nous  réduit  tous  deux  sous  un  même  esclavage. 

L'aveugle  outrecuidé 

Se  croiroit  mal  guidé 

Par  l'aveugle  fortune  ; 
Et  son  aveuglement  par  miracle  fait  voir  •  «  >  «^ 

Que  quand  il  nous  saisit,  l'autre  nous  importune. 

Et  n'a  plus  de  pouvoir. 

Cher  Philiste,  à  présent  tes  yeux. 
Que  j'entendois  si  bien  sans  les  vouloir  entendre. 

Et  tes  propos  mystérieux,  •  «  '  5 

Par  leurs  rusés  détours  n'ont  plus  rien  à  m'apprendre. 

Notre  libre  entretien 

Ne  dissimule  rien  ; 

Et  ces  respects  farouches 
N'exerçant  plus  sur  nous  de  secrètes  rigueurs,  •  •  20 

L'amour  est  maintenant  le  maître  de  nos  bouches 

Ainsi  que  de  nos  cœurs. 

Qu'il  fait  bon  avoir  enduré  I 
Que  le  plaisir  se  goûte  au  sortir  des  supplices  ! 

Et  qu'après  avoir  tant  duré,  ''25 

I.  Var.  L'aise  à  mes^maux  succède.  (i634-68) 


456  LA  VEUVE. 

La  peine  qui  n'est  plus  augmente  nos  délices  ! 

Qu'un  si  doux  souvenir 

M'apprête  à  l'avenir 

D'amoureuses  tendresses  ! 
Que  mes  malheurs  finis  auront  de  volupté  !  1 1 3o 

Et  que  j'estimerai  chèrement  ces  caresses 

Qui  m'auront  tant  coûté  ! 

Mon  heur  me  semble  sans  pareil'  ; 
Depuis  qu'en  liberté  notre  amour  m'en  assure-, 

Je  ne  crois  pas  que  le  soleil 1 1 3  5 


SCENE  IX. 
CÉLIDAN,  ALCIDON,  CLARIGE. 

LA    NOURMCE. 

CÉLIDAN  dit  ces  mots  derrière  le  théâtre  3. 
Cocher,  attends-nous  là. 

CLARIGE. 

D'où  provient  ce  murmure? 

ALCIDON. 

Il  est  temps  d'avancer  ;  baissons  le  lapabord*"  ; 
Moins  nous  ferons  de  bruit,  moins  il  faudra  d'effort. 

CLARIGE. 

Aux  voleurs  !  au  secours  ! 

LA    NOURRICE. 

Quoi!  des  voleurs,  Madame? 


1.  Var.  Mon  heur  me  semble  nompareil.  (i63i) 

2.  Var.  Depuis  que  notre  amour  déclaré  m'en  assure.  (i63't-57) 

3.  Far.  cÉLinAN,  derrière  le  thèdlrc.  (ifi3/|-6o) 

fi.  Bonnet  à  l'anglaise,  qui,  lorsqu'on  veut,  se  rabat  sur  les  épaules.  On  peut 
voir  la  représentation  de  cette  sorte  de  coifTure  dans  une  gravure  faite  pour 
l'édition  de  i66o  et  qui  accompagne  aussi  d'ordinaire  celle  de  i66d. 


ACTE  III,   SCÈNE   IX.  45? 

CLARICE. 

Oui,  des  voleurs,  Nourrice. 

LA  NOURRICE  embrasse  les  genoux  de  Clarice, 
et  l'empêche  de  fuir*. 

Ah  !  de  frayeur  je  pâme,  i  "io 

CLARICE. 

Laisse-moi,  misérable. 

CÉLIDAN . 

Allons,  il  faut  marcher, 
Madame  ;  vous  viendrez. 

CLARICE. 
(Célidan  lui  met  la  main  sur  la  bouche-.) 
Aux  VO...  ^. 

CÉLIDAN. 

(Il  dit  ces  mots  derrière  le  théâtre*.) 

Touche,  cocher. 


1 .  Pour  ce  jeu  de  scène,  la  leçon  de  i634  est,  en  tenant  compte  de  la  cor- 
rection contenue  dans  l'errata  :  la  nourrice,  se  jetant  à  ses  genoux.  —  Dans 
les  éditions  de   i644-6o:  embrassant  ses  genoux. 

2.  Var.  CLARICE,  à  qui  Célidan  met  la  main  sur  la  bouche.  (i634-6o) 

3.  Ce  mot  interrompu  nous  semble  d'un  effet  bizarre,  mais  il  serait  facile  de 
trouver  dans  les  œuvres  dramatiques  des  prédécesseurs  de  Corneille  plus  d'un 
exemple  de  ce  genre.  Le  plus  connu,  et  le  plus  souvent  cité  peut-être,  est  celui 
qu'on  rencontre  au  V^  acte  du  Daire  (^Darius)  de  Jacques  de  la  Taille  (voyez 
sur  ce  poète  l'Histoire  du  théâtre  français,  tome  III,  p.  337  ^*  suivantes)  ; 

Ma  femme  et  mes  enfants  aye  en  recommanda 

Il  ne  put  achever,  car  la  mort  l'en  garda. 

4.  Var.  CÉLIDAN,  derrière  le  théâtre.  (i634-6o)  —  Il  dit  ces  deux  mots  der- 
rière le  théâtre.  (i663,  en  marge.) 


A58  LA  VEUVE. 


SCENE  X. 

La  Nourrice,  DORASTE,  POLYMAS, 
LISTOR. 

LA    NOURRICE,    seule. 

Sortons  de  pâmoison,  reprenons  la  parole  ; 

Il  nous  faut  à  grands  cris  jouer  un  autre  rôle. 

Ou  je  n'y  connois  rien,  ou  j'ai  bien  pris  mon  temps  :  1 1 45 

Ils  n'en  seront  pas  tous  également  contents'  ; 

Et  Philiste  demain,  cette  nouvelle  sue. 

Sera  de  belle  humeur,  ou  je  suis  fort  déçue. 

Mais  par  où  vont  nos  gens.*^  Voyons,  qu'en  sûreté 

Je  fasse  aller  après  par  un  autre  côté.  1 1 5o 

A  présent  il  est  temps  que  ma  voix  s'évertue. 

Aux  armes  !  aux  voleurs  !  on  m'égorge,  on  me  tue. 
On  enlève  Madame  !  amis,  secourez-nous  ; 
A  la  force  1  aux  brigands  I  au  meurtre  !  accourez  tous, 
Doraste,  Polymas,  Listor. 

POLYMAS. 

Qu'as-tu,  Nourrice  ?        »  i  ^5 

LA    NOURRICE. 

Des  voleurs 

POLYMAS. 

Qu'ont-ils  fait  ? 

LA    NOURRICE. 

Ils  ont  ravi  Glarice. 

POLYMAS. 

Comment?  ravi  Clarice? 

LA    NOURRICE. 

Oui  ;  suivez  promptement. 
Bons  Dieux?  que  j'ai  reçu  de  coups  en  un  moment  I 

I.  Var.  Tous  n'en  rcsleronf  pas  pgalcmcnl  contents.  (iGSii) 


ACTE   III,   SCÈNE  X.  ASg 

DORASTE. 

Suivons-les  ;  mais  dis-nous  la  route  qu'ils  ont  prise. 

LA    NOURMCE. 

Ils  vont  tout  droit  par  là.  Le  ciel  vous  favorise  !  i  i6o 

(Elle  est  seule'.) 
Oh,  qu'ils  en  vont  abattre  !  ils  sont  morts,  c'en  est  fait; 
Et  leur  sang,  autant  vaut,  a  lavé  leur  forfait. 
Pourvu  que  le  bonheur  à  leurs  souhaits  réponde. 
Ils  les  rencontreront  s'ils  font  le  tour  du  monde. 
Quant  à  nous  cependant  subornons  quelques  pleurs'     1 1 6  5 
Qui  servent  de  témoins  à  nos  fausses  douleurs. 

1.  Cette  indication  ne  se  trouve  qne  dans  les  éditions  de  i663-82. 

2.  C'est-à-dire  versons  quelques  larmes  feintes.  Voyez  plus  haut,   sur  un 
autre  emploi  de  suborner,  p.  i84,  note  i. 


FIN    DU    TROISIEME    ACTE. 


46o  LA  VEUVE. 


ACTE  IV. 


SCENE  PREMIÈRE. 
PHILISTE,  LYCAS. 

PHILISTE. 

Des  voleurs  cette  nuit  ont  enlevé  Clarice  ! 

Quelle  preuve  en  as-tu?  quel  ténnoin?  quel  indice? 

Ton  rapport  n'est  fondé  que  sur  quelque  faux  bruit. 

LYCAS. 

Je  n'en  suis  par  les  yeux,  hélas  !  que  trop  instruit  ;     117° 

Les  cris  de  sa  nourrice  en  sa  maison  déserte 

M'ont  trop  suffisamment  assuré  de  sa  perte  ; 

Seule  en  ce  grand  logis,  elle  court  haut  et  bas, 

Elle  renverse  tout  ce  qui  s'offre  à  ses  pas, 

Et  sur  ceux  qu'elle  voit  frappe  sans  reconnoître ;         117^ 

A  peine  devant  elle  oseroit-on  paroître  : 

De  furie  elle  écume,  et  fait  sans  cesse  un  bruit' 

Que  le  désespoir  forme,  et  que  la  rage  suit  ; 

Et  parmi  ses  transports,  son  hurlement  farouche 

Ne  laisse  distinguer  que  Clarice  en  sa  bouche.  1 1 80 

PHILISTE. 

Ne  t'a-t-elle  rien  dit  ? 

LYCAS. 

Soudain  qu'elle  m'a  vu, 
Ces  mots  ont  éclaté  d'un  transport  imprévu-  : 


I.  Var.  Do  furio  elle  pciime,  et  fait  toujours  nn   bruit.  (if)3/(-F)7) 
3.  Var.  Ces  mois  ont  éclate  d'un  transport  impourvu,  (i63i) 


ACTE  IV,   SCÈNE  1.  46i 

«  Va  lui  dire  qu'il  perd  sa  maîtresse  et  la  nôtre  ;  » 

Et  puis  incontinent,  me  prenant  pour  un  autre, 

Elle  m'alloit  traiter  en  auteur  du  forfait  ;  >  «  85 

Mais  ma  fuite  a  rendu  sa  fureur  sans  effet. 

PHILISTE. 

Elle  nomme  du  moins  celui  qu'elle  en  soupçonne? 

LTCAS. 

Ses  confuses  clameurs  n'en  accusent  personne. 
Et  même  les  voisins  n'en  savent  que  juger. 

PHILISTE. 

Tu  m'apprends  seulement  ce  qui  peut  m'affliger,         >  "g» 
Traître,  sans  que  je  sache  où  pour  mon  allégeance 
Adresser  ma  poursuite  et  porter  ma  vengeance. 
Tu  fais  bien  d'échapper  ;  dessus  toi  ma  douleur, 
Faute  d'un  autre  objet,  eût  vengé  ce  malheur  : 
Malheur  d'autant  plus  grand  que  sa  source  ignorée     «  •  g5 
Ne  laisse  aucun  espoir  à  mon  âme  éplorée. 
Ne  laisse  à  ma  douleur,  qui  va  finir  mes  jours. 
Qu'une  plainte  inutile,  au  lieu  d'un  prompt  secours  : 
Foible  soulagement  en  un  coup  si  funeste'  ; 
Mais  il  s'en  faut  servir,  puisque  seul  il  nous  reste.       1 200 
Plains,  Philiste,  plains-toi,  mais  avec  des  accents 
Plus  remplis  de  fureur  qu'ils  ne  sont  impuissants  ; 
Fais  qu'à  force  de  cris  poussés  jusqu'en  la  nue. 
Ton  mal  soit  plus  connu  que  sa  cause  inconnue  ; 
Fais  que  chacun  le  sache,  et  que  par  tes  clameurs    '2o5 
Clarice,  où  qu'elle  soit,  apprenne  que  tu  meurs. 
Glarice,  unique  objet  qui  me  tiens  en  servage, 
Reçois  de  mon  ardeur  ce  dernier  témoignage-  : 
Vois  comme  en  te  perdant  je  vais  perdre  le  jour. 
Et  par  mon  désespoir  juge  de  mon  amour.  12 10 


1.  Var.  Vain  et  foible  soûlas  en  un  coup  si  funeste.  (i634-57) 

2.  Var.  Keçois  donc  de  mes  feux  ce  dernier  témoignage.  (i634-57) 


462  LA  VEUVE. 

Hélas  !  pour  en  juger,  peut-être  est-ce  ta  feinte' 

Qui  me  porte  à  dessein  cette  cruelle  atteinte; 

Et  ton  amour,  qui  doute  encor  de  mes  serments, 

Cherche  à  m'en  assurer  par  mes  ressentiments. 

Soupçonneuse  beauté,  contente  ton  envie,  »  2 1 5 

Et  prends  cette  assurance  aux  dépens  de  ma  vie. 

Si  ton  feu  dure  encor,  par  mes  derniers  soupirs 

Reçois  ensemble  et  perds  l'effet  de  tes  désirs. 

Alors  ta  flamme  en  vain  pour  Philiste  allumée. 

Tu  lui  voudras  du  mal  de  t'avoir  trop  aimée";  1220 

Et  sûre  d'une  foi  que  tu  crains  d'accepter*, 

Tu  pleureras  en  vain  le  bonheur  d'en  douter. 

Que  ce  penser  flatteur  me  dérobe  à  moi-même! 

Quel  charme  à  mon  trépas  de  penser  qu'elle  m'aime*  1 

Et  dans  mon  désespoir  qu'il  m'est  doux  d'espérer^      1225 

Que  ma  mort,  à  son  tour,  le  fera  soupirer  ! 

Simple,  qu'espères-tu  ?  Sa  perte  volontaire 
Ne  veut  que  te  punir  d'un  amour  téméraire  ; 
Ton  déplaisir  lui  plaît,  et  tous  autres  tourments 
Lui  sembleroient  pour  toi  de  légers  châtiments.        >2  3o 
Elle  en  rit  maintenant,  cette  belle  inhumaine  ; 
Elle  pâme  de  joie  au  récit  de  ta  peine", 
Et  choisit  pour  objet  de  son  affection 
Un  amant  plus  sortable  à  sa  condition. 

1.  Var.  Aussi  pour  en  juger  peut-être  est-ce  ta  feinte.  (168/1-57) 

2.  Var.  Tu  lui  voudras  du  mal  pour  t'avoir  trop  aimée.  (i634) 
Var.  Tu  lui  voudras  du  mal  de  t'avoir  tant  aimée.  (iG^i-S^) 

3.  Var.  Et  sûre  de  sa  foi,  tu  viendras  rcgreller 

Sur  sa  tombe  le  temps  et  lo  bien  d'en  douter.  (iGB/i-B^) 

4.  Var.  Qu'il  m'est  doux  en  mourant  de  penser  qu'elle  m'aime!  (iG34-6o) 

5.  Var.  Et  dans  ce  désespoir  que  causent  mes  malheurs, 
Espérer  que  ma  mort  lui  coûtera  des  pleurs  I 
Simple,  qu'cspères-tu  ?  sa  perte  est  volontaire. 

Et  pour  mieux  te  punir  d'un  amour  téméraire, 

Elle  veut  tes  regrets,  tous  autres  châtiments 

Ne  lui  semblent  pour  toi  (juc  de  légers  tourments.  (iG3/(-57) 

6.  Var.  Elle  se  pàine  d'aise  au  récit  de  la  peine.  (iC34-68) 


ACTE  IV,   SCÈNE  I.  463 

Pauvre  désespéré,  que  ta  raison  s'égare  !  '2  35 

Et  que  tu  traites  mal  une  amitié  si  rare  1 
Après  tant  de  serments  de  n'aimer  rien  que  toi, 
Tu  la  veux  faire  heureuse  aux  dépens  de  sa  foi  ; 
Tu  veux  seul  avoir  part  à  la  douleur  commune  ; 
Tu  veux  seul  te  charger  de  toute  l'infortune,  12/to 

Comme  si  tu  pouvois  en  croissant  tes  malheurs 
Diminuer  les  siens,  et  l'ôter  aux  voleurs. 
N'en  doute  plus,  Philiste,  un  ravisseur  infâme 
A  mis  en  son  pouvoir  la  reine  de  ton  âme, 
Et  peut-être  déjà  ce  corsaire  efifronté  iHS 

Triomphe  insolemment  de  sa  fidélité'. 
Qu'à  ce  triste  penser  ma  vigueur  diminue  ! 

SCÈNE  II. 
PHILISTE,  DORASTE,  POLYMAS,  LISTOR. 

PHILISTE. 

Mais  voici  de  ses  gens.  Qu'est-elle  devenue? 
Amis,  le  savez -vous  ?  N'avez- vous  rien  trouvé 
Qui  nous  puisse  éclaircir  du  malheur  arrivé?  i2  5o 

DORASTE. 

Nous  avons  fait,  Monsieur,  une  vaine  poursuite. 

PHILISTE. 

Du  moins  vous  avez  vu  des  marques  de  leur  fuite. 

DORASTE. 

Si  nous  avions  pu  voir  les  traces  de  leurs  pas, 

Des  brigands  ou  de  nous  vous  sauriez  le  trépas  ; 

Mais,  hélas  !  quelque  soin  et  quelque  diligence —     '2  55 

PHILISTE. 

Ce  sont  là  des  effets  de  votre  intelligence. 
Traîtres  ;  ces  feints  hélas  ne  sauroient  m'abuser. 

I.  Var.  Triomphe  insolemment  de  sa  pudicité. 

Hélas  !  qu'à  ce  penser  ma  vigueur  diminue  !  (lôSi-S^) 


A64  LA  VEUVE. 

POLYMAS. 

Vous  n'avez  point,  Monsieur,  de  quoi  nous  accuser*. 

PHILISTE. 

Perfides,  vous  prêtez  épaule  à-  leur  retraite^, 

Et  c'est  ce  qui  vous  fait  me  la  tenir  secrète.  «260 

Mais  voici Vous  fuyez  !  vous  avez  beau  courir. 

Il  faut  me  ramener  ma  maîtresse,  ou  mourir. 
DORASTE,  rentrant  avec  ses  compagnons,  cependant  que  Philiste 
les  cherche  derrière  le  théâtre*. 

Cédons  à  sa  fureur,  évitons-en  l'orage. 

POLYMAS. 

Ne  nous  présentons  plus  aux  transports  de  sa  rage  ; 
Mais  plutôt  derechef  allons  si  bien  chercher,  1265 

Qu'il  n'ait  plus  au  retour  sujet  de  se  fâcher. 

LISTOR,   voyant  revenir  PhiHste,  et  s'enfuyant 
avec  ses  compagnons. 
Le  voilà. 

PHILISTE,  l'épée  à  la  main,  et  seul^. 
Qui  les  ôte  à  ma  juste  colère  ? 
Venez  de  vos  forfaits  recevoir  le  salaire. 
Infâmes  scélérats,  venez,  qu'espérez-vous  ^? 
Votre  fuite  ne  peut  vous  sauver  de  mes  coups.  127° 

I.  Var.  Vous  ne  devez,  Monsieur,  en  rien  nous  accuser.  (i634) 

Var.  Vous  n'avez  point.  Monsieur,  lieu  de  nous  accuser.  (i6/lil-57) 
7.  Prêter  épaule  à,  seconder,  favoriser. 

3.  Var.  Perfides,  vous  prêtez  l'épaule  à  leur  retraite,  (i634-57) 
U-  Var.  DORASTE,  cependant  que  Philiste  est  derrière  le  théâtre.  (iG34-57) 
5.  Var.  Il  a  l'épée  à  la  main.   (i6G3,  en  marge.) 
G.  Var.  Infâmes,  scélérats,  venez,  qu'espérez-vous  ?  (iG3,'i) 


ACTE   lY,   SC^NE  III.  465 


SCENE  III. 

ALCIDON,  CÉLIDAN,  PHILISTE. 

ALCIDON  met  l'épée  à  la  main  ' . 
Philiste,  à  la  bonne  heure,  un  miracle  visible 
T'a  rendu  maintenant  à  l'honneur  plus  sensible, 
Puisqu'ainsi  tu  m'attends  les  armes  à  la  main. 
J'admire  avec  plaisir  ce  changement  soudain  -, 
Et  vais 

CÉLmAN. 

Ne  pense  pas  ainsi 

ALCIDON. 

Laisse-nous  faire  ;    1275 
C'est  en  homme  de  cœur  qu'il  me  va  satisfaire^. 
Crains-tu  d'être  témoin  d'une  bonne  action*? 

PHILISTE. 

Dieux  !  ce  comble  manquoit  à  mon  affliction. 

Que  j'éprouve  en  mon  sort  une  rigueur  cruelle  ! 

Ma  maîtresse  perdue,  un  ami  me  querelle.  1280 

ALCIDON. 

Ta  maîtresse  perdue  ! 

PHILISTE. 

Hélas  !  hier,  des  voleurs 

ALCIDON . 

Je  n'en  veux  rien  savoir,  va  le  conter  ailleurs  ; 

Je  ne  prends  point  de  part  aux  intérêts  d'un  traître  ^  ; 

1.  Var.  AiciDO>-,    meltant  l'épée  à   la   main.  (iG34-6o)  —  //  met   aussi  l'épée 
à  la  main.  (i663,  en  marge.) 

2.  Var.   Quoi  !  ta  poltronnerie  a  changé  bien  soudain  ! 

cÉL.  Modère  cet  ardeur  (a),  tout  beau.  alc.  Laisse-nous  faire.  (i634-57) 

3.  Var.   C'est  en  homme  de  bien  qu'il  me  va  satisfaire.  (i63/j-(3o) 
A.  Var.  Veux-tu  rompre  le  coup  d'une  bonne  action  .3  (i63/i-57) 

5.  Var.  Je  ne  prends  plus  de  part  aux  intérêts  d'un  traître.  (i634-57) 

(a)  Tel  est  ici  le  texte  de  toutes  les  éditions  indiquées  ;  mais  elles  font  ardeur 
du  féminin  dans  les  autres  endroits  de  la  l  euve  ou  ce  mot  se  trouve. 

Corneille,  i  3o 


/166  LA  VEUVE. 

Et  puisqu'il  est  ainsi,  le  ciel  fait  bien  connoître* 

Que  son  juste  courroux  a  soin  de  me  venger ^  1285 

PHILISTE. 

Quel  plaisir,  Alcidon,  prends-tu  de  m'outrager  ? 

Mon  amitié  se  lasse,  et  ma  fureur  m'emporte  ; 

Mon  âme  pour  sortir  ne  cherche  qu'une  porte. 

Ne  me  presse  donc  plus  dans  un  tel  désespoir  ^  : 

J'ai  déjà  fait  pour  toi  par  delà  mon  devoir.  1290 

Te  peux-tu  plaindre  encor  de  ta  place  usurpée  *  I 

J'ai  renvoyé  Géron  à  coups  de  plat  d'épée  ; 

J'ai  menacé  Florange,  et  rompu  les  accords  ^ 

Qui  t'avoient  su  causer  ces  violents  transports. 

ALCIDON. 

Entre  des  cavaliers  une  offense  reçue  1295 

Ne  se  contente  point  d'une  si  lâche  issue  ; 
Va  m'attendre 

CÉLmAN. 

Arrêtez,  je  ne  permettrai  pas 
Qu'un  si  funeste  mot  termine  vos  débats. 

PHILISTE. 

Faire  ici  du  fendant  tandis  qu'on  nous  sépare*, 

C'est  montrer  un  esprit  lâche  autant  que  barbare.     'Soo 

Adieu,  mauvais,  adieu  :  nous  nous  pourrons  trouver  ; 

Et  si  le  cœur  t'en  dit,  au  lieu  de  tant  braver. 

J'apprendrai  seul  à  seul,  dans  peu,  de  tes  nouvelles. 

Mon  honneur  souffriroit  des  taches  éternelles 

A  craindre  encor  de  perdre  une  telle  amitié.  '3o5 

1.  Var.  El  puisqu'il  est  ainsi,  le  riel  fait  bien  paroître.  (i634-6o) 

2.  Var.  Que  son  juste  courroux  a  voulu  me  venger.  (i()3i) 

3.  Var.  Ne  me  presse  donc  plus  dedans  mon  désespoir.  (i634-6o) 

4.  Var.   Te  peux-tu  plaindre  encor  de  ta  place  occupée  ?  (i63/i-57) 

5.  Var.  J'ai  menacé  Florange,  et  rompu  des  accords 
Qui  te  causoient  jadis  ces  violents  transports.  (iG34-57) 

6.  Var.  Faire  ici  du  fendant  alors  qu'on  nous  sépare.  (i634-6o) 


ACTE  IV,   SCÈNE  IV.  467 

SCÈNE  IV. 
GÉLIDAN,  ALCIDON. 

CÉLIDAN . 

Mon  cœur  à  ses  douleurs  s'attendrit  de  pitié*  ; 

Il  montre  une  franchise  ici  trop  naturelle, 

Pour  ne  te  pas  ôter  tout  sujet  de  querelle. 

L'affaire  se  traitoit  sans  doute  à  son  desçu, 

Et  quelque  faux  soupçon  en  ce  point  t'a  déçu.  i3io 

Va  retrouver  Doris,  et  rendons-lui  Glarice. 

ALCIDON. 

Tu  te  laisses  donc  prendre  à  ce  lourd  artifice, 
A  ce  piège,  qu'il  dresse  afin  de  me  duper"? 

CÉLIDAN. 

Romproit-il  ces  accords  à  dessein  de  tromper? 

Que  vois-tu  là  qui  sente  une  supercherie?  i3i5 

ALCIDON. 

Je  n'y  vois  qu'un  effet  de  sa  poltronnerie. 

Qu'un  lâche  désaveu  de  cette  trahison  '\ 

De  peur  d'être  obligé  de  m'en  faire  raison. 

Je  l'en  pressai  dès  hier  ;  mais  son  peu  de  courage 

Aima  mieux  pratiquer  ce  rusé  témoignage,  iSao 

Par  011  m'éblouissant  il  put  un  de  ces  jours 

Renouer  sourdement  ces  muettes  amours. 

Il  en  donne  en  secret  des  avis  à  Florange  : 

Tu  ne  le  connois  pas  ;  c'est  un  esprit  étrange. 

CÉLIDAN. 

Quelque  étrange  qu'il  soit,  si  tu  prends  bien  ton  temps. 
Malgré  lui  tes  désirs  se  trouveront  contents. 


1.  Var.  Le  cœur  à  ses  douleurs  me  saigne  de  pitié.  (i634-6o) 

2.  Var.  A  ce  piège  qu'il  dresse  afin  de  m'attraper.  (i6'6!i-b']) 

3.  Var.   Un  lâche  désaveu  de  cette  trahison.  (i648) 


/,68  LA  VEUVE. 

Ses  offres  acceptés',  que  rien  ne  se  diffère  ; 
Après  un  prompt  hymen,  tu  le  mets  à  pis  faire  ^. 

ALCmON. 

Cet  ordre  est  infaillible  à  procurer  mon  bien  ; 

Mais  ton  contentement  m'est  plus  cher  que  le  mien.    1 33o 

Longtemps  à  mon  sujet  tes  passions  contraintes 

Ont  souffert  et  caché  leurs  plus  vives  atteintes  ; 

Il  me  faut  à  mon  tour  en  faire  autant  pour  toi  : 

Hier  devant  tous  les  Dieux  je  t'en  donnai  ma  foi, 

Et  pour  la  maintenir  tout  me  sera  possible \  1 335 

CÉLmAN. 

Ta  perte  en  mon  bonheur  me  seroit  trop  sensible  *  ; 
Et  je  m'en  haïrois,  si  j'avois  consenti" 
Que  mon  hymen  laissât  Alcidon  sans  parti. 

ALCIDON. 

Eh  bien,  pour  t'arracher  ce  scrupule  de  l'âme 

(Quoique  je  n'eus  jamais  [)our  elle  aucune  flamme),    1 3  4o 

J'épouserai  Clarice.  Ainsi,  puisque  mon  sort, 

Veut  qu'à  mes  amitiés  je  fasse  un  tel  effort, 

Que  d'un  de  mes  amis  j'épouse  la  maîtresse. 

C'est  là  que  par  devoir  il  faut  que  je  m'adresse. 

Philiste  est  un  parjure,  et  moi  ton  obligé**  :  '3  45 

Il  m'a  fait  un  affront,  et  tu  m'en  as  vengé. 


1.  Tel  est  le  texte  de  toutes  les  éditions.  Voyez  au  sujet  du  genre  du  mot 
offre,  rintroduction  grammaticale  en  tète  du  Lexique. 

2.  Mettre  quelqu'un  au  pis,  à  pis  faire  «se  dit  par  manière  de  défi,  pour 
marquer  à  un  homme  que  quelque  volonté  qu'il  ait  de  nuire,  on  ne  le  craint 
point.»  (^Dictionnaire  de  l'Académie  de   i6g/i.) 

3.  ]  ar.   Et  pour  la  maintenir  j'éteindrai  bien  ma  braise. 

ci.i..   Mais  je  ne  veux  [)oint  d'heur  aux  dépens  de  ton  aise.  (i(33/i) 

4.  Var.   Ta  perte  en  mon  bonheur  te  seroit  trop  sensible.  (i6/i4-Go) 

5.  Var.   Et  j'aurois  un  regret  trop  sensible  de  voir  (a) 
Que  mon  hymen  laissât  Alcidon  à  pourvoir.  (16^/1-57) 

6.  Var.   Philiste  m'est  parjure,  et  moi  ton  obligé.  (iG34-63) 

(a)  Et  moi-même  j'aurois  trop  de  regret  de  voir,  (i  644-57) 


ACTE  IV,   SCÈNE   IV.  469 

Balancer  un  tel  choix  avec  inquiétude*, 
Ce  seroit  me  noircir  de  trop  d'ingratitude. 

CÉLIDAN. 

Mais  te  priver  pour  moi  de  ce  que  tu  chéris  ! 

ALCmON. 

C'est  faire  mon  devoir,  te  quittant  ma  Doris,  i35o 

Et  me  venger  d'un  traître,  épousant  sa  Clarice. 

Mes  discours  ni  mon  cœur  n'ont  aucun  artifice. 

Je  vais,  pour  confirmer  tout  ce  que  je  t'ai  dit, 

Emplover  vers  Doris  mon  reste  de  crédit  ; 

Si  je  la  puis  gagner,  je  te  réponds  du  frère,  i3  55 

Trop  heureux  à  ce  prix  d'apaiser  ma  colère  ! 

CÉLIDAN. 

C'est  ainsi  que  tu  veux  m'obliger  doublement  ; 
Vois  ce  que  je  pourrai  pour  ton  contentement. 

ALCIDON. 

L'afTaire,  à  mon  avis,  deviendroit  plus  aisée, 

Si  Clarice  apprenoit  une  mort  supposée —  '  3  6  o 

CÉLIDAN . 

De  qui?  de  son  amant?  Va,  tiens  pour  assuré 
Qu'elle  croira  dans  peu  ce  perfide  expiré. 

ALCmON. 

Quand  elle  en  aura  su  la  nouvelle  funeste, 

Nous  aurons  moins  de  peine  à  la  résoudre  au  reste. 

On  a  beau  nous  aimer,  des  pleurs  sont  tôt  séchés,        1 3  6  5 

Et  les  morts  soudain  mis  au  rang  des  vieux  péchés. 

SCENE  V. 

CÉLIDAN. 

Il  me  cède  à  mon  gré  Doris  de  bon  courage  ; 

I.  Var.  Ma  raison  en  ce  choix  n'a  point  d'incertitude, 
Puisque  l'un  est  justice  et  l'autre  ingratitude.  (1634-D7) 


^70  LA  VEUVE. 

Et  ce  nouveau  dessein  d'un  autre  mariage, 

Pour  être  fait  sur  Pheure,  et  tout  nonchalamment, 

Est  conduit,  ce  me  semble,  assez  accortement  *.  1870 

Qu'il  en  sait  les  moyens  !  qu'il  a  ses  raisons  prêtes  ! 

Et  qu'il  trouve  à  l'instant  de  prétextes  honnêtes 

Pour  ne  point  rapprocher  -  de  son  premier  amour  ! 

Plus  j'y  porte  la  vue,  et  moins  j'y  vois  de  jour  \ 

M'auroit-il  bien  caché  le  fond  de  sa  pensée  ?  1375 

Oui,  sans  doute,  Clarice  a  son  âme  blessée; 

Il  se  venge  en  parole,  et  s'oblige  en  effet. 

On  ne  le  voit  que  trop,  rien  ne  le  satisfait^  : 

Quand  on  lui  rend  Doris,  il  s'aigrit  davantage. 

Je  jouerois,  à  ce  compte,  un  joli  personnage  !  i3  8o 

Il  s'en  faut  éclaircir.  Alcidon  ruse  en  vain, 

Tandis  que  le  succès  est  encore  en  ma  main  : 

Si  mon  soupçon  est  vrai,  je  lui  ferai  connoître 

Que  je  ne  suis  pas  homme  à  seconder  un  traître^. 

Ce  n'est  point  avec  moi  qu'il  faut  faire  le  fin  '^,  1 385 

Et  qui  me  veut  duper  en  doit  craindre  la  fin. 

Il  ne  vouloit  que  moi  pour  lui  servir  d'escorte, 

Et  si  je  ne  me  trompe,  il  n'ouvrit  point  la  porte  ; 

Nous  étions  attendus,  on  secondoit  nos  coups  : 

La  nourrice  parut  en  même  temps  que  nous,  1390 

Et  se  pâma  soudain  avec  tant  de  justesse, 

Que  cette  pâmoison  nous  livra  sa  maîtresse. 

Qui  lui  pourroit  un  peu  tirer  les  vers  du  nez, 

Que  nous  verrions  demain  des  gens  bien  étonnés  ! 


1.  Far.  Ne  me  semble  conduit  que  trop  accortement.  (i634-57) 

2.  L'édition  de  ifiSa  porte  l'approcher,  qui  ne  donne  point  de  signification 
raisonnable  ;  la  leçon  que  nous  avons  suivie  (rapprocher,  dans  le  sens  neutre, 
pour  se  rapprocher)  se  trouve  dans  toutes  les  autres  impressions. 

3.  Var.  Quant  à  moi,  plus  j'y  songe,  et  moins  j'y  vois  de  jour.  (i634-57) 

4.  Var.  Cela  se  juge  h  l'œil,  rien  ne  le  satisfait.  (i634-57) 

5.  Var.  Que  je  ne  fus  jamais  homme  ,i  servir  un  traître.  (i63^i-57) 

6.  Var.  Ce  n'est  pas  avec  moi  qu'il  faut  faire  le  fin.  (i634-6o) 


ACTE  IV,  SCÈNE  VI.  h-^i 

SCÈNE  VI. 

CÉLIDAN,  LA  Nourrice. 

LA    NOURRICE. 


Ah! 


CELIDAN. 

J'entends  des  soupirs. 

LA    NOURRICE. 

Destins  ! 

CÉLIDAN. 

C'est  la  nourrice  ; 
Qu'elle  vient  à  propos  ! 

LA    NOURRICE. 

Ou  rendez-moi  Clarice — 

CÉLIDAN. 

Il  la  faut  aborder. 

LA    NOURRICE. 

Ou  me  donnez  la  mort. 

CÉLIDAN. 

Qu'est-ce?  qu'as-tu,  Nourrice,  à  t'affliger  si  fort? 
Quel  funeste  accident  ?  quelle  perte  arrivée  ? 

LA    NOURRICE. 

Perfide!  c'est  donc  toi  qui  me  l'as  enlevée?  >4oo 

En  quel  lieu  la  tiens-tu?  dis-moi,  qu'en  as-tu  fait? 

CÉLIDAN. 

Ta  douleur  sans  raison  m'impute  ce  forfait*  ; 
Car  enfin  je  t'entends,  tu  cherches  ta  maîtresse? 

LA    NOURRICE. 

Oui,  je  te  la  demande,  âme  double  et  traîtresse. 

CÉLIDAN . 

Je  n'ai  point  eu  de  part  en  cet  enlèvement^  ;  i4°5 

I.  Var.  C'est  à  tort  que  tu  veux  m'imputer  un  forfait. 

LA  NOURH.  Où  l'as-tii  mise  enfin  ?  cél.  Tu  cherches  ta  maîtresse  ?  (ifi.M-By) 
a.  Var.  Je  ne  trempai  jamais  en  cet  enlèvement.  (lôSi-Sy) 


473  LA  VEUVE. 

Mais  je  t'en  dirai  bien  l'heureux  événement. 
Il  ne  faut  plus  avoir  un  visage  si  triste, 
Elle  est  en  bonne  main. 

LA    iVOURRICE, 

De  qui  ? 

CÉLIDAN. 

De  son  Philiste. 

LA    NOURRICE. 

Le  cœur  me  le  clisoit,  que  ce  rusé  flatteur 

Devoit  être  du  coup  le  véritable  auteur.  <4io 

CÉLIDAN. 

Je  ne  dis  pas  cela,  Nourrice  ;  du  contraire, 
Sa  rencontre  à  Clarice  étoit  fort  nécessaire. 

LA    NOURRICE. 

Quoi?  Ta-t-il  délivrée? 

CÉLIDAN. 

Oui. 

LA    NOURRICE. 

Bons  Dieux  ! 

CÉLIDAN . 

Sa  valeur 
Ote  ensemble  la  vie  et  Clarice  au  voleur. 

LA    NOURRICE. 

Vous  ne  parlez  que  d'un. 

CÉLIDAN. 

L'autre  ayant  pris  la  fuite,   •  4 1 5 
Philiste  a  négligé  d'en  faire  la  poursuite. 

LA    NOURRICE. 

Leur  carrosse  roulant,  comme  est-il  avenu* — 

CÉLIDAN. 

Tu  m'en  veux  informer^  en  vain  par  le  menu. 
Peut-être  un  mauvais  pas,  une  branche,  une  pierre, 

t.  Var.   Leur  carrosse  roulant,  commo  est-il  advenu....  (i63''i-Ro) 
3.  Interroger,  demander.  Voyez  le  Lexique. 


ACTE  IV,  SCÈNE  VI.  ^^^ 

Fit  verser  leur  carrosse,  et  les  jeta  par  terre  ;  '  4  20 

Et  Philiste  eut  tant  dheur  que  de  les  rencontrer, 
Comme  eux  et  ta  maîtresse  étoient  prêts  d'y  rentrer. 

LA    NOURRICE. 

Cette  heureuse  nouvelle  a  mon  âme  ravie. 
Mais  le  nom  de  celui  qu'il  a  privé  de  vie  ? 

CÉLIDAN. 

C'est je  l'aurois  nommé  mille  fois  en  un  jour  :        1 4  2  5 

Que  ma  mémoire  ici  me  fait  un  mauvais  tour  ! 
C'est  un  des  bons  amis  que  Philiste  eût  au  monde. 
Rêve  un  peu  comme  moi,  Nourrice,  et  me  seconde. 

LA    NOURRICE. 

Donnez-m'en  quelque  adresse  ^ 

CÉLmAN . 

Il  se  termine  en  don. 
C'est j'y  suis;  peu  s'en  faut;  attends,  c'est — 

LA    NOURRICE. 

Alcidon  ? 

CÉLIDAN. 

T'y  voilà  justement. 

LA    NOURRICE. 

Est-ce  lui  ?  Quel  dommage 
Qu'un  brave  gentilhomme  en  la  fleur  de  son  âge — 
Toutefois  il  n'a  rien  qu'il  n'ait  bien  mérité, 
Et  grâces  aux  bons  Dieux,  son  dessein  avorté — 
Mais  du  moins,  en  mourant,  il  nomma  son  complice?  >  435 

CÉLmAN. 

C'est  là  le  pis  pour  toi. 

LA    NOURRICE. 

Pour  moi  ! 

CÉLIDAN. 

Pour  toi.  Nourrice. 

i.Var.  Donne-m'en  quelque  adresse.  (lôii-Sy) 

Dans  l'édition  de  i634  il  y  a  donnes,  qui  est  très-probablement  pour  donnez . 
Voyez  plus  haut,  p.  248,  note  a. 


474  LA  VEUVE. 

LA    NOURRICE. 

Ah,  le  traître  ! 

CÉLIDAN. 

Sans  doute  il  te  vouloit  du  mal. 

LA    NOURRICE. 

Et  m'en  pourroit-il  faire? 

CÉLIDAN. 

Oui,  son  rapport  fatal 

LA    NOURRICE. 

Ne  peut  rien  contenir  que  je  ne  le  dénie. 

CÉLIDAN. 

En  effet,  ce  rapport  n'est  qu'une  calomnie.  i4/lo 

Ecoute  cependant  :  il  a  dit  qu'à  ton  su 

Ce  malheureux  dessein  avoit  été  conçu  ; 

Et  que  pour  empêcher  la  fuite  de  Clarice 

Ta  feinte  pâmoison  lui  fit  un  bon  office  ; 

Qu'il  trouva  le  jardin  par  ton  moyen  ouvert.  1^45 

LA    NOURRICE. 

De  quels  damnables  tours  cet  imposteur  se  sert  1 

Non,  Monsieur,  à  présent  il  faut  que  je  le  die, 

Le  ciel  ne  vit  jamais  de  telle  perfidie. 

Ce  traître  aimoit  Clarice,  et  brûlant  de  ce  feu, 

Il  n'amusoit  Doris  que  pour  couvrir  son  jeu'  ;  ii5o 

Depuis  près  de  six  mois  il  a  tâché  sans  cesse 

D'acheter  ma  faveur  auprès  de  ma  maîtresse  : 

11  n'a  rien  épargné  qui  fût  en  son  pouvoir  ; 

Mais  me  voyant  toujours  ferme  dans  le  devoir. 

Et  que  pour  moi  ses  dons  n'avoient  aucune  amorce,       i45  5 

Enfin  il  a  voulu  recourir  à  la  force. 

Vous  savez  le  surplus,  vous  voyez  son  effort 

A  se  venger  de  moi  pour  le  moins  en  sa  mort  : 

Piqué  de  mes  refus,  il  me  fait  criminelle, 

I.  Var.   Ne  carcssoit  Doris  que  pour  couvrir  son  jeu.  (iBS'j-S^) 


ACTE  IV,    SCÈNE   VI.  ^76 

Et  mon  crime  ne  vient  que  d'être  trop  fidèle.  i46o 

Mais,  Monsieur,  le  croit-on  ? 

CÉLIDAN. 

N'en  doute  aucunement. 
Le  bruit  est  qu'on  t'apprête  un  rude  châtiment. 

LA    NOURRICE. 

Las  !  que  me  dites-vous  ? 

CÉLIDAN. 

Ta  maîtresse  en  colère 
Jure  que  tes  forfaits  recevront  leur  salaire  ; 
Surtout  elle  s'aigrit  contre  ta  pâmoison.  «465 

Si  tu  veux  éviter  une  infâme  prison, 
N'attends  pas  son  retour. 

LA   NOURRICE. 

Où  me  vois-je  réduite. 
Si  mon  salut  dépend  d'une  soudaine  fuite', 
Et  mon  esprit  confus  ne  sait  oîi  l'adresser^? 

CÉLIDAN. 

J'ai  pitié  des  malheurs  qui  te  viennent  presser  :        li?" 
Nourrice,  fais  chez  moi,  si  tu  veux,  ta  retraite^  ; 
Autant  qu'en  lieu  du  monde  elle  y  sera  secrète. 

LA    NOURRICE. 

Oserois-je  espérer  que  la  compassion  — 

CÉLIDAN. 

Je  prends  ton  innocence  en  ma  protection. 

Va,  ne  perds  point  de  temps  :  être  ici  davantage  •  4?^ 

Ne  pourroit  à  la  fin  tourner  qu'à  ton  dommage. 

Je  te  suivrai  de  l'œil,  et  ne  dis  encor  rien, 

Comme  après  je  saurai  m'employer  pour  ton  bien  : 

Durant  l'éloignement  ta  paix  se  pourra  faire. 

I .  Var.  Mon  salut  dépend  donc  d'une  soudaine  fuite. 
Et  mon  esprit  confus  ne  peut  où  l'adresser  !  (i634) 
a.  C'est-à-dire  ne  sait  de  quel  côté  diriger  ma  fuite. 
3.  Var.  Nourrice,  j'ai  chez  moi,  si  tu  veui,  ta  retraite.  (i634) 


476  LA  VEUVE. 

LA    NOURRICE. 

Vous  me  serez,  Monsieur,  comme  un  Dieu  tutélaire.      1 48o 

CÉLIDAN. 

Trêve,  pour  le  présent,  de  ces  remercîments  ; 
Va,  tu  n'as  pas  loisir  de  tant  de  compliments. 

SCÈNE  VII. 

CÉLIDAN. 

Voilà  mon  homme  pris,  et  ma  vieille  attrapée. 

Vraiment  un  mauvais  conte  aisément  Ta  dupée  : 

Je  la  croyois  plus  fine,  et  n'eusse  pas  pensé  1 4^5 

Qu'un  discours  sur-le-champ  par  hasard  commencé. 

Dont  la  suite  non  plus  n'alloit  qu'à  l'aventure, 

Pût  donner  à  son  âme  une  telle  torture, 

La  jeter  en  désordre,  et  brouiller  ses  ressorts  ; 

Mais  la  raison  le  veut,  c'est  l'effet  des  remords.  1A90 

Le  cuisant  souvenir  d'une  action  méchante 

Soudain  au  moindre  mot  nous  donne  l'épouvante. 

Mettons-la  cependant  en  lieu  de  sûreté, 

D'où  nous  ne  craignions  rien  de  sa  subtilité'  ; 

Après,  nous  ferons  voir  qu'il  me  faut  d'une  affaire       '  ig^ 

Ou  du  tout  ne  rien  dire,  ou  du  tout  ne  rien  taire, 

Et  que  depuis  qu'on  joue  à  surprendre  un  ami, 

Un  trompeur  en  moi  trouve  un  trompeur  et  demi. 

SCÈNE  VIll. 

ALCIDON,   DORIS. 

DORIS. 

C'est  donc  pour  un  ami  que  tu  veux  que  mon  âme 
Allume  à  ta  prière  une  nouvelle  flamme  ?  1 5oo 

I.  Var.   D'où  nous  ne  craignons  rien  de  sa  subtilité.  (i653  et  67) 


ACTE  IV,   SCÈNE  VIII.  477 

ALCIDO^J. 

Oui,  de  tout  mon  pouvoir  je  t'en  viens  conjurer. 

DORIS. 

A  ce  coup,  Alcidon,  voilà  te  déclarer  ; 

Ce  compliment,  fort  beau  pour  des  âmes  glacées, 

M'est  un  aveu  bien  clair  de  tes  feintes  passées. 

ALCIDON. 

Ne  parle  point  de  feinte  ;  il  n'appartient  qu'à  toi  1 5o5 

D'être  dissimulée  et  de  manquer  de  foi  ; 
L'effet  l'a  trop  montré. 

DORIS. 

L'effet  a  dû  l'apprendre. 
Quand  on  feint  avec  moi,  que  je  sais  bien  le  rendre. 
Mais  je  reviens  à  toi.  Tu  fais  donc  tant  de  bruit 
Afin  qu'après  un  autre  en  recueille  le  fruit  ;  1 5 1  o 

Et  c'est  à  ce  dessein  que  ta  fausse  colère 
Abuse  insolemment  de  l'esprit  de  mon  frère  ? 

ALCIDON. 

Ce  qu'il  a  pris  de  part  en  mes  ressentiments 

Apporte  seul  du  trouble  à  tes  contentements'  ; 

Et  pour  moi,  qui  vois  trop  ta  haine  par  ce  change       1 5  >  5 

Qui  t'a  fait  sans  raison  me  préférer  Florangc", 

Je  n'ose  plus  t'ofifrir  un  service  odieux. 

DORIS. 

Tu  ne  fais  pas  tant  mal.  Mais  pour  faire  encor  mieux, 
Puisque  tu  reconnois  ma  véritable  haine, 
De  moi  ni  de  mon  choix  ne  te  mets  point  en  peine.     «5 20 
C'est  trop  manquer  de  sens  ;  je  te  prie,  est-ce  à  toi, 
A  l'objet  de  ma  haine,  à  disposer  de  moi  ? 

ALCIDON. 

Non  ;  mais  puisque  je  vois  à  mon  peu  de  mérite 
De  ta  possession  l'espérance  interdite, 

1.  Var.   Seul  apporte  du  trouble  à  tes  contentements.  (lôSi-B^) 

2.  Var.  Où  tu  m'as  préféré  ce  lourdaud  de  Florange.  (i634-57) 


^78  LA  VEUVjE. 

Je  sentirois  mon  mal  puissamment  soulagé*,  iSaS 

Si  du  moins  un  ami  m'en  étoit  obligé. 

Ce  cavalier,  au  reste,  a  tous  les  avantages 

Que  l'on  peut  remarquer  aux  plus  braves  courages, 

Beau  de  corps  et  d'esprit,  riche,  adroit,  valeureux. 

Et  surtout  de  Doris  à  l'extrême  amoureux.  i53o 

DORIS. 

Toutes  ces  qualités  n'ont  rien  qui  me  déplaise. 
Mais  il  en  a  de  plus  une  autre  fort  mauvaise, 
C'est  qu'il  est  ton  ami  :  cette  seule  raison 
Me  le  leroit  haïr,  si  j'en  savois  le  nom. 

ALCIDON. 

Donc  pour  le  bien  servir  il  faut  ici  le  taire^?  «5  35 

DORIS. 

Et  de  plus  lui  donner  cet  avis  salutaire, 

Que  s'il  est  vrai  qu'il  m'aime  et  qu'il  veuille  être  aimé, 

Quand  il  m'entretiendra,  tu  ne  sois  point  nommé  ; 

Qu'il  n'espère  autrement  de  réponse  que  triste. 

J'ai  dépit  que  le  sang  me  lie  avec  Philiste,  >5  4o 

Et  qu'ainsi  malgré  moi  j'aime  un  de  tes  amis. 

ALCIDON. 

Tu  seras  quelque  jour  d'un  esprit  plus  remis. 

Adieu  :  quoi  qu'il  en  soit,  souviens-toi,  dédaigneuse^ 

Que  tu  hais  Alcidon  qui  te  veut  rendre  heureuse. 

DORIS. 

Ya,  je  ne  veux  point  d'heur  qui  parte  de  ta  main.        '5  45 

1.  Var.  Je  sentirois  mon  mal  de  beaucoup  soulagé.  (i63;5-57) 

2.  Var.  Donc,  pour  le  bien  servir,  il  me  le  faudroit  taire  ?  (i634) 
Var.  Donc,  pour  le  bien  servir,  il  me  faut  vous  le  taire  ?  (iG^d-Sy) 

3.  \  ar.  Je  m'en  vais  ;  cependant  souviens-toi,  rigoureuse,  (iGSi'i-â^) 


\ 


r 


ACTE  IV,   SCÈNE  IX.  /i79 

SCÈNE  IX. 

DORIS. 

Qu'aux  filles  comme  moi  le  sort  est  inhumain  ! 

Que  leur  condition  se  trouve  déplorable  ^  I 

Une  mère  aveuglée,  un  frère  inexorable, 

Chacun  de  son  côté,  prennent  sur  mon  devoir  ^ 

Et  sur  mes  volontés  un  absolu  pouvoir.  i5  5o 

Chacun  me  veut  forcer  à  suivre  son  caprice  : 

L'un  a  ses  amitiés,  l'autre  a  son  avarice. 

Ma  mère  veut  Florange,  et  mon  frère  Alcidon  ; 

Dans  leurs  divisions  mon  cœur  à  l'abandon 

N'attend  que  leur  accord  pour  souffrir  et  pour  feindre. 

Je  n'ose  qu'espérer,  et  je  ne  sais  que  craindre, 

Ou  plutôt  je  crains  tout  et  je  n'espère  rien  ; 

Je  n'ose  fuir  mon  mal,  ni  rechercher  mon  bien. 

Dure  sujétion  !  étrange  tyrannie  ! 

Toute  liberté  donc  à  mon  choix  se  dénie  I  1 56o 

On  ne  laisse  à  mes  yeux  rien  à  dire  à  mon  cœur, 

Et  par  force  un  amant  n'a  de  moi  que  rigueur. 

Cependant  il  y  va  du  reste  de  ma  vie  "*, 

Et  je  n'ose  écouter  tant  soit  peu  mon  envie  ; 

Il  faut  que  mes  désirs,  toujours  indifférents,  i365 

Aillent  sans  résistance  au  gré  de  mes  parents. 

Qui  m'apprêtent  peut-être  un  brutal,  un  sauvage  : 

Et  puis  cela  s'appelle  une  fille  bien  sage  ! 

Ciel,  qui  vois  ma  misère  et  qui  fais  les  heureux*. 
Prends  pitié  d'un  devoir  qui  m'est  si  rigoureux  !        iS?© 

1.  Var.  Que  leur  condition  me  semble  déplorable!  (i63/i-57) 

2.  Var.  Chacun  de  leur  coté,  prennent  sur  mon  devoir.  (i63/l-57) 

3.  Var.  Il  y  va  cependant  du  reste  de  ma  vie.  (i634-6o) 

4.  Var.  Ciel,  qui  vois  ma  misère  et  qui  sais  mon  besoin, 

Pour  le  moins,  par  pitié,  prends  de  moi  quelque  soin  !  (i634-57) 

FIN    DU    QUATRIÈME    ACTE. 


48o  LA  VEUVE. 


ACTE  V. 


SCENE  PREMIÈRE. 
CÉLIDAN,  CLARIGE. 

CÉLIDAN. 

N'espérez  pas,  Madame,  avec  cet  artifice 

Apprendre  du  ibrlait  l'auteur  ni  le  complice: 

Je  chéris  l'un  et  l'autre,  et  crois  qu'il  m'est  permis 

De  conserver  Thonneur  de  mes  plus  chers  amis*. 

L'un,  aveuglé  d'amour,  ne  jugea  point  de  blâme        i57  5 

A  ravir  la  beauté  qui  lui  ravissoit  l'àme  ; 

Et  l'autre  l'assista  par  importunité  : 

C'est  ce  que  vous  saurez  de  leur  témérité. 

CLARIGE. 

Puisque  vous  le  voulez.  Monsieur,  je  suis  contente 

De  voir  qu'un  bon  succès  a  trompé  leur  attente" ;       1 58o 

Et  me  résolvant  même  à  perdre  à  l'avenir 

De  toute  ma  douleur  l'odieux  souvenir^. 

J'estime  que  la  perte  en  sera  plus  aisée, 

Si  j'ignore  les  noms  de  ceux  qui  l'ont  causée. 

C'est  assez  que  je  sais  qu'à  voire  heureux  secours      '585 

1.  Var.   De  conserver  l'honneur  de  mes  meilleurs  amis.  (168^-57) 

2.  Var.   De  voir  qu'un  bon  succès  ail  trompe  mon  attente.  (i634-6o) 

3.  Var.    De  mon  afTliction  le  triste  souvenir.  (iG3/i-(Jo) 
Var.  De  toute  ma  flouleur  le  triste  souvenir  (a).  (iG63) 

(a)  Nous  donnons  ce  vers  tel  qu'il  est  corrigé  dans  l'errata.  Aoici  comme  il 
est  imprimé  dans  le  texte  de  i663  : 

De  cet  enlèvement  le  triste  souvenir. 


ACTE  V,   SCÈNE  I.  48i 

Je  dois  tout  le  bonheur  du  reste  de  mes  jours*. 

Philiste  autant  que  moi  vous  en  est  redevable  ; 

S'il  a  su  mon  malheur,  il  est  inconsolable  ; 

Et  dans  son  désespoir  sans  doute  qu'aujourd'hui 

Vous  lui  rendez  la  vie  en  me  rendant  à  lui.  iBgo 

Disposez  du  pouvoir  et  de  l'un  et  de  l'autre"  ; 

Ce  que  vous  y  verrez,  tenez-le  comme  au  vôtre  ; 

Et  souffrez  cependant  qu'on  le  puisse  avertir 

Que  nos  maux  en  plaisirs  se  doivent  convertir^. 

La  douleur  trop  longtemps  règne  sur  son  courage.    >  Sijâ 

CÉLIDAN . 

C'est  à  moi  qu'appartient  l'honneur  de  ce  message  ; 
Mon  secours,  sans  cela,  comme  de  nul  effet, 
Ne  vous  auroit  rendu  qu'un  service  imparfait. 

CLARICE. 

Après  avoir  rompu  les  fers  d'une  captive, 

C'est  tout  de  nouveau  prendre  une  peine  excessive,     '600 

Et  l'obligation  que  j'en  vais  vous  avoir 

Met  la  revanche  hors  de  mon  peu  de  pouvoir. 

Ainsi  dorénavant,  quelque  espoir  qui  me  flatte  % 

Il  faudra  malgré  moi  que  j'en  demeure  ingrate. 

CÉLIDAN. 

En  quoi  que  mon  service  oblige  votre  amour,  i6o5 

Vos  seuls  remercîments  me  mettent  à  retour  ^ 

1.  Var.  Je  dois  ma  liberté,  mon  honneur,  mes  amours.  (i634-57) 

2.  Var.  Disposez  de  tous  deux,  et  ce  tjue  l'un  et  l'autre 
Auront  en  leur  pouvoir,  tenez-le  comme  au  vôtre  ; 
Tandis  permettez-moi  de  le  faire  avertir 

Qu'il  lui  faut  en  plaisirs  ses  douleurs  convertir. 
cÉL.  [C'est  à  moi  qu'appartient  1  honneur  de  ce  message,] 
Trop  heureux  en  ce  point  de  vous  servir  de  page  ; 
[Mon  secours,  sans  cela,  comme  de  nul  effet.]  (1634-67) 

3.  Ce  vers  a  été  omis  par  erreur  dans  l'édition  de  1G82. 

II.  Var.  Si  bien  que  désormais,  quelque  espoir  qui  me  flatte,  (i 634-57) 
5.  Me  mettent  à  retour,  font  que  je  vous  dois  du  retour. 

Corneille,  i  3i 


482  LA  VEUVE. 

SCÈNE    II. 

CÉLIDAN. 

Qu'Alcidon  maintenant  soit  de  feu  pour  Clarice, 

Qu'il  ait  de  son  parti  sa  traîtresse  nourrice, 

Que  d'un  ami  trop  simple  il  fasse  un  ravisseur, 

Qu'il  querelle  Philiste,  et  néglige  sa  sœur,  1610 

Enfin  qu'il  aime,  dupe,  enlève,  feigne,  abuse. 

Je  trouve  mieux  que  lui  mon  compte  dans  sa  ruse  : 

Son  artifice  m'aide,  et  succède  si  bien, 

Qu'il  me  donne  Doris,  et  ne  lui  laisse  rien. 

Il  semble  n'enlever  qu'à  dessein  que  je  rende,  «61 5 

Et  que  Philiste  après  une  faveur  si  grande 

N'ose  me  refuser  celle  dont  ses  transports 

Et  ses  faux  mouvements  font  rompre  les  accords. 

Ne  m'offre  plus  Doris,  elle  m'est  toute  acquise  ; 
Je  ne  la  veux  devoir,  traître,  qu'à  ma  franchise  ;         1  6^^. 
Il  suffit  que  ta  ruse  ait  dégagé  sa  foi  : 
Gesse  tes  compliments,  je  l'aurai  bien  sans  toi. 
Mais  pour  voir  ces  effets  allons  trouver  le  frère  : 
Notre  heur  s'accorde  mal  avecque  sa  misère'. 
Et  ne  peut  s'avancer  qu'en  lui  disant  le  sien.  '625 

SCÈNE  m. 

ALGIDON,  CÉLIDAN. 

CÉLIDAN. 

Ah  !  je  chcrchois  une  heure  avec  toi  d'entretien  ; 
Ta  rencontre  jamais  ne  fut  plus  opportune. 


ï.Var.  Notre  tien r,  incompaliblc  avecque  sa  misère, 
Ne  se  [leut  avancer  qu'en  lui  disant  le  sien.  (i63.'(-5'j) 


ACTE  V,   SCÈ^E  III.  483 

ALCIDON. 

En  quel  point  as-tu  mis  l'état  de  ma  fortune  ? 

CÉLIDAN. 

Tout  va  le  mieux  du  monde.  Il  ne  se  pouvoit  pas 

Avec  plus  de  succès  supposer  un  trépas;  i6  3o 

Glarice  au  désespoir  croit  Philiste  sans  vie. 

ALcroo?f. 
Et  l'auteur  de  ce  coup  ? 

CÉLIDAN. 

Celui  qui  Va  ravie. 
Un  amant  inconnu  dont  je  lui  fais  parler. 

ALCIDO>'. 

Elle  a  donc  bien  jeté  des  injures  en  l'air  ? 

CÉLIDAN. 

Cela  s'en  va  sans  dire. 

ALcrooN. 
Ainsi  rien  ne  l'apaise*  ?  '63  5 

CÉLIDAN . 

Si  je  te  disois  tout,  tu  mourrois  de  trop  d'aise. 

ALCIDON. 

Je  n'en  veux  point  qui  porte  une  si  dure  loi. 

CÉLIDAN. 

Dans  ce  grand  désespoir  elle  parle  de  toi". 

ALCIDON . 

Elle  parle  de  moi  ! 

CÉLIDAN. 

«  J'ai  perdu  ce  que  j'aime, 
Dit-elle;  mais  du  moins  si  cet  autre  lui-même,  i64o 

Son  fidèle  Alcidon,  m'en  consoloit  ici  ^  !  » 


1.  Var.  cÉL.  Mais  dedans  sa  fureur  quoique  rien  ne  l'apaise, 
Si  je  tavois  tout  dit,  c'est  pour  en  mourir  d'aise,  (i  634-57) 

2.  Var.  Dedans  son  désespoir  elle  parle  de  toi.  (i634-6d) 

3.  Var.  [Son  fidèle  Alcidon,  m'en  consoloit  ici,] 

Qu'en  le  voyant  mon  mal  deviendroit  adouci  !  (i63/i-5-) 


m  LA  VEUVE. 

ALCIDON. 

Tout  de  bon? 

CÉLIDA?Î. 

Son  esprit  en  paroît  adouci. 

ALCIDON. 

Je  ne  me  pensois  pas  si  fort  dans  sa  mémoire  V 
Mais  non,  cela  n'est  point,  tu  m'en  donnes  à  croire. 

GÉUDAN. 

Tu  peux  dans  ce  jour  même,  en  voir  la  vérité".        i6  45 

ALCmON. 

J'accepte  le  parti  par  curiosité  : 
Dérobons-nous  ce  soir  pour  lui  rendre  visite. 

CÉLIDAN. 

Tu  verras  à  quel  point  elle  met  ton  mérite. 

ALCmON. 

Si  l'occasion  s'offre,  on  peut  la  disposer, 
Mais  comme  sans  dessein.... 

CÉODAN. 

J'entends,  à  t' épouser.    ifi5o 

ALCIDON. 

Nous  pourrons  feindre  alors  que  par  ma  diligence 

Le  concierge,  rendu  de  mon  intelligence, 

Me  donne  un  accès  libre  aux  lieux  de  sa  prison  '^  ; 

Que  déjà  quelque  argent  m'en  a  fait  la  raison  ; 

Et  que  s'il  en  faut  croire  une  juste  espérance,  '65  5 

Les  pistoles  dans  peu  feront  sa  délivrance, 

Pourvu  qu'un  prompt  hymen  succède  à  mes  désirs. 


Var.  Je  ne  me  pensois  pas  si  fort  en  sa  mémoire.  (i634-6o) 
.  Var.  Il  ne  tiendra  qu'à  toi  d'en  voir  la  vérité. 

ALC.  Quand  ?  ci;l.  Même  avant  demain,  alc.  Ma  curiosité 

Accepte  ce  parti  :  ce  soir,  si  bon  te  semble, 

Nous  nous  déroberons  pour  l'aller  voir  ensemble. 

Et,  comme  sans  dessein,  de  loin  la  disposer. 

Puisque  Philiste  est  mort....  [cél.  J'entends,  à  t'cpoiiser.]  (iG3/i-57) 
,  Var.  Me  donne  un  libre  accès  aux  lieux  de  sa  prison.  (i63ii-6o) 


ACTE  V,   SCÈNE  III.  /i85 

CÉLIDAN. 

Que  cette  invention  t'assure  de  plaisirs  ! 

Une  subtilité  si  dextremenl  tissue 

Ne  peut  jamais  avoir  qu'une  admirable  issue.  1660 

ALCIDON. 

Mais  l'exécution  ne  s'en  doit  pas  surseoir. 

CÉLIDAN. 

Ne  diffère  donc  point.  Je  t'attends  vers  le  soir  ; 

N'y  manque  pas.  Adieu  ;  j'ai  quelque  aËFaire  en  ville*. 

ALCIDON,    soûl. 

0  l'excellent  ami  !  qu'il  a  l'esprit  docile  ! 

Pouvois-je  faire  un  choix  plus  commode  pour  moi?  '665 

Je  trompe  tout  le  monde  avec  sa  bonne  foi  ; 

Et  quant  à  sa  Doris,  si  sa  poursuite  est  vaine, 

C'est  de  quoi  maintenant  je  ne  suis  guère  en  peine  : 

Puisque  j'aurai  mon  compte,  il  m'importe  fort  peu 

Si  la  coquette  agrée  ou  néglige  son  feu.  1670 

Mais  je  ne  songe  pas  que  ma  joie  imprudente  " 

Laisse  en  perplexité  ma  chère  confidente  ; 

Avant  que  de  partir,  il  faudra  sur  le  tard 

De  nos  heureux  succès  lui  faire  quelque  part\ 

SCÈNE  IV. 
GHRYSANTE,  PHILISTE,  DORIS. 

CHRYSANTE. 

Je  ne  le  puis  celer  :  bien  que  j'y  compatisse,  1673 

Je  trouve  en  ton  malheur  quelque  peu  de  justice  : 
Le  ciel  venge  ta  sœur  ;  ton  fol  emportement  '* 


1.  Var.  Adieu,  pour  le  présent  j'ai  quelque  affaire  en  ville.  (i63i-57) 

2.  Var.  Mais  je  ne  songe  pas  que  mon  aise  imprudente.  (iGSi-ôy) 

3.  Var.  De  mes  contentements  lui  faire  quelque  part,  (i 634-57) 

4.  Var.  Le  ciel  venge  ta  sœur;  ton  brusque  aveuglement,  (i 634-57) 


^86  LA   VEUVE. 

A  rompu  sa  fortune,  et  chassé  son  amant, 

Et  tu  vois  aussitôt  la  tienne  renversée, 

Ta  maîtresse  par  force  en  d'autres  mains  passée  '.       1 680 

Cependant  Alcidon,  que  tu  crois  rappeler, 

Toujours  de  plus  en  plus  s'obstine  à  quereller. 

PmLISTE. 

Madame,  c'est  à  vous  que  nous  devons  nous  prendre 

De  tous  les  déplaisirs  qu'il  nous  en  faut  attendre. 

D'un  si  honteux  affront  le  cuisant  souvenir  i685 

Eteint  toute  autre  ardeur  que  celle  de  punir. 

Ainsi  mon  mauvais  sort  m'a  bien  ôté  Clarice  ; 

Mais  du  reste  accusez  votre  seule  avarice. 

Madame,  nous  perdons  par  votre  aveuglement 

Votre  fils,  un  ami  ;  votre  fille,  un  amant.  «690 

DORIS. 

Otez  ce  nom  d'amant  :  le  fard  de  son  langage 

Ne  m'empêcha  jamais  de  voir  dans  son  courage  ; 

Et  nous  étions  tous  deux  semblables  en  ce  point, 

Que  nous  feignions  d'aimer  ce  que  nous  n'aimions  point. 

PHILISTE. 

Ce  que  vous  n'aimiez  point  !  Jeune  dissimulée"^,         «695 
Falloit-il  donc  souffrir  d'en  être  cajolée  ? 

DORIS. 

Il  le  falloit  souffrir,  ou  vous  désobliger. 

PHILISTE. 

Dites  qu'il  vous  falloit  un  esprit  moins  léger ^. 

I .  Var,  Ta  maîtresse  ravie  et  peut-être  forcée. 

Cependant  Alcidon  te  querelle  toujours, 

Au  lieu  de  renouer  ses  premières  amours. 

pnii,.   Madame,  c'est  sur  vous  qu'en  tombe  le  reproche  : 

Le  moyen  que  jamais  Alcidon  en  rapproche  ! 

L'affront  qu'il   a  reçu  ne  lui  peut  plus  laisser 

De  souvenir  de  nous  que  pour  nous  offenser. 

[Ainsi  mon  mauvais  sort  m'a  bien  ôté  Clarice.]  (1034-07) 
a.  Var.  Ce  que  vous  n'aimiez  point  !  Petite  écervelée.  (i  634-57) 
3.  Var.  Mais  dis  qu'il  te  falloit  un  esprit  moins  léger.  (iG34-57) 


ACTE   V,   SCÈNE  IV.  487 

CHRYSANTE. 

Célidan  vient  d'entrer  :  fais  un  peu  de  silence, 

Et  du  moins  à  ses  yeux  cache  ta  violence.  170° 


SCENE  V. 
PHILISTE,  GHRYSÂNTE,  CÉLIDAN,  DORIS. 

PHILISTE,  à  Célidan*. 
Eh  bien  !  que  dit,  que  fait  notre  amant  irrité? 
Persiste-t-il  encor  dans  sa  brutalité  ? 

CÉLIDAN. 

Quitte  pour  aujourd'hui  le  soin  de  tes  querelles  ; 

J'ai  bien  à  te  conter  de  meilleures  nouvelles  : 

Les  ravisseurs  n'ont  plus  Glarice  en  leur  pouvoir.        '  7"^ 

PHILISTE. 

Ami,  que  me  dis-tu  ? 

CÉLIDAN. 

Ce  que  je  viens  de  voir. 

PHILISTE. 

Et,  de  grâce,  où  voit-on  le  sujet  que  j'adore? 
Dis-moi  le  lieu. 

CÉLIDAN. 

Le  lieu  ne  se  dit  pas  encore. 
Celui  qui  te  la  rend  te  veut  faire  une  loi 

PHILISTE. 

Après  cette  faveur,  qu'il  dispose  de  moi  :  1 7  i  o 

Mon  possible  est  à  lui. 

CÉLIDAN. 

Donc,  sous  cette  promesse, 
Tu  peux  dans  son  logis  aller  voir  ta  maîtresse  : 
Ambassadeur  exprès 

I.  Les  mots  à  Célidan  manquent  dans  1  édition  de  i663. 


488  LA  VEUVE. 

SCÈNE    VI. 
CHRYSANTE,  CÉLIDAN,  DORIS. 

CHRTSANTE. 

Son  feu  précipité 
Lui  fait  faire  envers  vous  une  incivilité'  : 
Vous  la  pardonnerez  à  cette  ardeur  trop  forte  '  7  '  ^ 

Qui  sans  vous  dire  adieu,  vers  son  objet  Temporte. 

CÉLIDAN. 

C'est  comme  doit  agir  un  véritable  amour  : 

Un  feu  moindre  eût  souffert  quelque  plus  long  séjour  ; 

Et  nous  Aoyons  assez  par  cette  expérience 

Que  le  sien  est  égal  à  son  impatience.  172° 

Mais  puisqu'ainsi  le  ciel  rejoint  ces  deux  amants, 

Et  que  tout  se  dispose  à  vos  contentements. 

Pour  m'avancer  aux  miens,  oserois-je,  Madame, 

Offrir  à  tant  d'appas  un  cœur  qui  n'est  que  flamme", 

Un  cœur  sur  qui  ses  yeux  de  tout  temps  absolus  1725 

Ont  imprimé  des  traits  qui  ne  s'effacent  plus  ? 

J'ai  cru  par  le  passé  qu'une  ardeur  mutuelle 

Unissoit  les  esprits  et  d'Alcidon  et  d'elle, 

Et  qu'en  ce  cavalier  son  désir  arrêté 

Prendroit  tous  autres  vœux  pour  importunité.  17^0 

Cette  seule  raison  m'obligeant  à  me  taire, 

Je  trahissois  mon  feu  de  peur  de  lui  déplaire  ; 

Mais  aujourd'hui  qu'un  autre  en  sa  place  reçu^ 

1.  Var.  Lui  fait  faire  envers  nous  une  incivilité  : 
Excusez,  s'il  vous  plaît,  sa  passion  trop  forte.  (iCS.'i-Sy) 

2.  Var.  OITrir  à  cette  belle  iin  cœur  qui  n'est  que  flamme.  (iGSi-Sy) 

3.  Var.  Mais  à  présent  qu'un  autre  en  sa  place  reçu 
[Me  fait  voir  clairement  combien  j'ctois  déçu,] 
Et  que  ce  malheureux  l'a  si  peu  conservée, 

Mon  âme,  que  ses  yeux  ont  toujours  captivée. 

Dans  le  malheur  d'autnii  vient  chercher  son  bonheur. 

cnRTs.  Votre  offre  avantageux  nous  fait  beaucoup  d'honneur.  (iGS'i-ô^) 


ACTE   V,   SCÈNE   VI.  489 

Me  fait  voir  clairement  combien  j'étois  déçu, 

Je  ne  condamne  plus  mon  amour  au  silence,  ly^^ 

Et  viens  faire  éclater  toute  sa  violence'. 

Souffrez  que  mes  désirs,  si  longtemps  retenus. 

Rendent  à  sa  beauté  des  vœux  qui  lui  sont  dus  ; 

Et  du  moins  par  pitié  d'un  si  cruel  martyre 

Permettez  quelque  espoir  à  ce  cœur  qui  soupire  i?'»" 

CHRirSANTE. 

Votre  amour  pour  Doris  est  un  si  grand  bonheur 

Que  je  voudrois  sur  Theure  en  accepter  Thonneur  ; 

Mais  vous  voyez  le  point  où  me  réduit  Philiste, 

Et  comme  son  caprice  à  mes  souhaits  résiste-. 

Trop  chaud  ami  qu'il  est,  il  s'emporle  à  tous  coups     i?'»^ 

Pour  un  fourbe  insolent  qui  se  moque  de  nous. 

Honteuse  qu'il  me  force  à  manquer  de  promesse, 

Je  n'ose  vous  donner  une  réponse  expresse. 

Tant  je  crains  de  sa  part  un  désordre  nouveau. 

CÉLIDA?J. 

Vous  me  tuez.  Madame,  et  cachez  le  couteau  :  «7^0 

Sous  ce  détour  discret  un  refus  se  colore. 

CHRTSANTE. 

Non,  Monsieur,  croyez-moi,  votre  offre  nous  honore  : 
Aussi  dans  le  refus  j 'au rois  peu  de  raison  : 
Je  connois  votre  bien,  je  sais  votre  maison. 
Votre  père  jadis  (hélas  !  que  cette  histoire  i?^^ 

Encor  sur  mes  vieux  ans  m'est  douce  en  la  mémoire  !), 
Votre  feu  père,  dis-je,  eut  de  l'amour  pour  moi  : 
J'étois  son  cher  objet  ;  et  maintenant  je  voi 
Que  comme  par  un  droit  successif  de  famille 
L'amour  qu'il  eut  pour  moi,  vous  l'avez  pour  ma  fdle. 

1.  Var.  J'en  viens  faire  éclater  toute  la  violence.  (i66o-64) 

2.  Var.  Et  comme  sa  boutade  à  mes  souhaits  résiste. 
Trop  chaud  ami  qu'il  est,  il  s'emporte  aujourd'hui 
Pour  un  qui  nous  méprise  et  se  moque  de  lui.  (i 634-57) 


^go  LA  VEUVE. 

S'il  m'aimoit,  je  Taimois  ;  et  les  seules  rigueurs 

De  ses  cruels  parents  divisèrent  nos  cœurs  : 

On  l'éloigna  de  moi  par  ce  maudit  usage' 

Qui  n'a  d'égard  qu'aux  biens  pour  faire  un  mariage  ; 

Et  son  père  jamais  ne  soufTrit  son  retour  1765 

Que  ma  foi  n'eût  d'ailleurs  engagé  mon  amour. 

En  vain  à  cet  hymen  j'opposai  ma  constance  ; 

La  volonté  des  miens  vainquit  ma  résistance. 

Mais  je  reviens  à  vous,  en  qui  je  vois  portraits" 

De  ses  perfections  les  plus  aimables  traits.  177" 

Afin  de  vous  ôter  désormais  toute  crainte 

Que  dessous  mes  discours  se  cache  aucune  feinte, 

Allons  trouver  Philiste,  et  vous  verrez  alors 

Comme  en  votre  faveur  je  ferai  mes  efforts. 

CÉLIDAN. 

Si  de  ce  cher  objet  j'avois  même  assurance^,  '775 

Rien  ne  pourroit  jamais  troubler  mon  espérance. 

DORIS. 

Je  ne  sais  qu'obéir,  et  n'ai  point  de  vouloir. 

CÉLIDAN. 

Employer  contre  vous  un  absolu  pouvoir  ! 
Ma  flamme  d'y  penser  se  tiendroit  criminelle. 

CHRYSAINTE. 

Je  connois  bien  ma  fille,  et  je  vous  réponds  d'elle.       «7^" 
Dépêchons  seulement  d'aller  vers  ces  amants. 


1.  Var.  On  l'éloigna  de  moi,  vu  le  peu  d'avantage 
Qui  se  trouva  pour  lui  dedans  mon  mariage, 
Et  jamais  le  retour  ne  lui  fut  accordé 

Qu'ils  ne  vissent  mon  lit  d'Acaste  possédé.  (ifiS/l-ô^) 

2.  Poriraire,  peindre,  tracer. 

3.  Var.  Il  faudroit  de  ma  belle  une  même  assurance. 
Et  rien  ne  pourroit  plus  troubler  mon  espérance. 

DOR.    Monsieur,  où  Madame  est  je  n'ai  point  de  vouloir. 

ci5l.  Employer  contre  vous  son  absolu  pouvoir  ! 

Ma  flamme  d'y  penser  deviendroit  criminelle,  (i 686-57) 


ACTE  V,   SCÈNE  VI.  Agi 

CÉLIDAN. 

Allons  :  mon  heur  dépend  de  vos  commandements. 


SCENE  VIL 
PHILISTE,  CLARICE. 

PHILISTE. 

Ma  douleur,  qui  s'obstine  à  combattre  ma  joie, 

Pousse  encor  des  soupirs,  bien  que  je  vous  revoie  ; 

Et  l'excès  des  plaisirs  qui  me  viennent  charmer        17 85 

Mêle  dans  ces  douceurs  je  ne  sais  quoi  d'amer. 

Mon  âme  en  est  ensemble  et  ravie  et  confuse  : 

D'un  peu  de  lâcheté  votre  retour  m'accuse, 

Et  votre  liberté  me  reproche  aujourd'hui 

Que  mon  amour  la  doit  à  la  pitié  d'autrui.  «79° 

Elle  me  comble  d'aise  et  m'accable  de  honte  : 

Celui  qui  vous  la  rend,  en  m'obligeant  m'affronte  ; 

Un  coup  si  glorieux  n'appartenoit  qu'à  moi. 

CLARICE. 

Vois-tu  dans  mon  esprit  des  doutes  de  ta  foi? 

Y  vois-tu  des  soupçons  qui  blessent  ton  courage,      179^ 

Et  dispensent  ta  bouche'  à  ce  fâcheux  langage  .^^ 

Ton  amour  et  tes  soins  trompés  par  mon  malheur. 

Ma  prison  inconnue  a  bravé  ta  valeur. 

Que  t'importe  à  présent  qu'un  autre  m'en  délivre, 

Puisque  c'est  pour  toi  seul  que  Clarice  veut  vivre,       i^o« 

Et  que  d'un  tel  orage  en  bonace  réduit 

Célidan  a  la  peine,  et  Philiste  le  fruit  ? 

PHILISTE. 

Mais  vous  ne  dites  pas  que  le  point  qui  m'afflige 
C'est  la  reconnoissance  où  l'honneur  vous  oblige  : 

I.  Voyez  p.  208,  note  2. 


492  LA  VEUVE. 

Il  vous  faut  être  ingrat,  ou  bien  à  l'avenir  i8o5 

Lui  garder  en  votre  âme  un  peu  de  souvenir'. 

La  mienne  en  est  jalouse,  et  trouve  ce  partage. 

Quelque  inégal  qu'il  soit,  à  son  désavantage  : 

Je  ne  puis  le  souffrir.  Nos  pensers  à  tous  deux" 

l\e  devroient,  à  mon  gré,  parler  que  de  nos  feux  ;        1 8 1  o 

Tout  autre  objet  que  moi  dans  votre  esprit  me  pique. 

CI.ARICE. 

Ton  humeur,  à  ce  compte,  est  un  peu  tyrannique  : 
Penses-tu  que  je  veuille  un  amant  si  jaloux  ? 

PHILISTE. 

Je  tâche  d'imiter  ce  que  je  vois  en  vous  : 

Mon  esprit  amoureux,  qui  vous  tient  pour  sa  reine,     i8i5 

Fait  de  vos  actions  sa  règle  souveraine. 

CLARICE. 

Je  ne  puis  endurer  ces  propos  outrageux  : 

Où  me  vois-tu  jalouse,  afm  d'être  ombrageux^? 

PHILISTE. 

Quoi?  ne  l'étiez-vous  point  l'autre  jour  qu'en  visite 
J'entretins  quelque  temps  Bélinde  et  Chrysolite  ?         1820 

CLARICE. 

Ne  me  reproche  point  l'excès  de  mon  amour. 

PHILISTE. 

Mais  permettez-moi  donc  cet  excès  à  mon  tour  : 
Est-il  rien  de  plus  juste,  ou  de  plus  équitable? 

CLARICE. 

Encor  pour  un  jaloux  tu  seras  fort  traitable. 

Et  n'es  pas  maladroit  en  ces  doux  entretiens*,  '825 

D'accuser  mes  défauts  pour  excuser  les  tiens  ; 

1.  Var.  Lui  garder  en  votre  àme  un  petit  souvenir.  (i634-6o) 

2.  Var.  Je  ne  le  puis  souffrir.  Nos  pensers  à  tous  deux.  (iGSd-By) 

3.  Var.  Où  m'as-tu  vu  jalouse,  afin  d'être  ombrageux  ? 

PHii,.  Ce  fut,  vous  le  savez,  l'autre  jour  qu'en  visite.  (iG3^i  Co) 

4.  Var.  Et  lu  sais  dextrement  dedans  nos  entretiens 
Accuser  mes  défauts  en  excusant  les  liens.  (i634-57) 


ACTE  V,   SGÈXE  YII.  ^98 

Par  cette  liberté  tu  me  fais  bien  paroître 

Que  tu  crois  que  l'hymen  t'ait  déjà  rendu  maître, 

Puisque  laissant  les  vœux  et  les  submissions, 

Tu  me  dis  seulement  mes  imperfections.  «880 

Philiste,  c'est  douter  trop  peu  de  ta  puissance. 

Et  prendre  avant  le  temps  un  peu  trop  de  licence. 

TNous  avions  notre  hymen  à  demain  arrêté  ; 

Mais  pour  te  bien  punir  de  cette  liberté. 

De  plus  de  quatre  jours  ne  crois  pas  qu'il  s'achève'.    1 83  5 

PHILISTE. 

Mais  si  durant  ce  temps  quelque  autre  vous  enlève, 
Avez-vous  sûreté  que  pour  votre  secours' 
Le  même  Célidan  se  rencontre  toujours? 

CLARICE. 

Il  faut  savoir  de  lui  s'il  prendroit  cette  peine. 

Vois  ta  mère  et  ta  sœur  que  vers  nous  il  amène.  1 8/Jo 

Sa  réponse  rendra  nos  débats  terminés. 

PHILISTE. 

Ah  !  mère,  sœur,  ami,  que  vous  m'importunez  ! 


SCENE  VIII. 

CHRYSANTE,  DORIS,  CÉLIDAN,  CLARICE, 
PHILISTE. 

CHRYSANTE,   à  Clarice. 
Je  viens  après  mon  fils  vous  rendre  une  assurance 
De  la  part  que  je  prends  en  votre  délivrance  ; 
Et  mon  cœur  tout  à  vous  ne  saurolt  endurer^  i8  45 

Que  mes  humbles  devoirs  osent  se  différer. 


I.  Var.   Tu  peux  compter  Luit  jours  paravant  qu'il  s'achève.  (iGS^-ôj) 
a.  Var.  Pensez-vous,  mon  souci,  que  pour  votre  secours.  (iGS^-ô^) 
3.  Var.  L'aise  que  j'en  reçois  ne  savoit  endurer 

Que  mes  humbles  devoirs  se  pussent  différer.  (iGSi-ay) 


494  LA  VEUVE. 

CLARICE,    à    Chrysante. 

N'usez  point  de  ce  mot  vers  celle  dont  l'envie 

Est  de  vous  obéir  le  reste  de  sa  vie, 

Que  son  retour  rend  moins  à  soi-même  qu'à  vous. 

Ce  brave  cavalier  accepté  pour  époux,  1 85o 

C'est  à  moi  désormais,  entrant  dans  sa  famille, 

A  vous  rendre  un  devoir  de  servante  et  de  fille  ; 

Heureuse  mille  fois,  si  le  peu  que  je  vaux' 

Ne  vous  empêche  point  d'excuser  mes  défauts. 

Et  si  votre  bonté  d'un  tel  choix  se  contente  !  i855 

CHRYSANTE,    à    Clarice. 
Dans  ce  bien  excessif  qui  passe  mon  attente, 
Je  soupçonne  mes  sens  d'une  infidélité, 
Tant  ma  raison  s'oppose  à  ma  crédulité'. 
Surprise  que  je  suis  d'une  telle  merveille, 
Mon  esprit  tout  confus  doute  encor  si  je  veille^  ;  1860 

Mon  âme  en  est  ravie,  et  ces  ravissements 
M'ôtent  la  liberté  de  tous  remercîments. 

DORIS,    à   Clarice. 
Souffrez  qu'en  ce  bonheur  mon  zèle  m'enhardisse* 
A  vous  offrir.  Madame,  un  fidèle  service. 

CLARICE,    à    Doris. 

Et  moi,  sans  compliment  qui  vous  farde  mon  cœur,    i865 
Je  vous  otfre  et  demande  une  amilié  de  sœur. 

PHILISTE,    à    Cclidan. 
Toi,  sans  qui  mon  malheur  étoit  inconsolable. 
Ma  douleur  sans  espoir,  ma  perle  irréparable. 
Qui  m'as  seul  obligé  plus  que  tous  mes  amis. 
Puisque  je  te  dois  tout,  que  je  l'ai  tout  promis,  1870 

1.  Var.  Pourvu  qu'en  mes  défauts  j'aye  tant  de  bonheur 
Que  vous  me  réputiez  digne  d'un  tel  honnetir, 

Et  que  sa  passion  en  ce  choix  vous  contente.  (iGSi-ôy) 

2.  Var.  Tant  la  raison  s'oppose  à  ma  crédulité.  (iG34) 

3.  Var.  Mon  esprit  tout  confus  fait  doute  si  je  veille.  (i63/i) 

4.  \  ar.  Soulfrcz  qu'en  ce  bonheur  mon  aise  m'enhardisse.  (i034-6/l) 


ACTE   V,   SCÈNE  YIII.  /I95 

Cesse  de  me  tenir  dedans  l'incertitude  : 
Dis-moi  par  011  je  puis  sortir  d'ingratitude  ; 
Donne-moi  le  moyen,  après  un  tel  bienfait, 
De  réduire  pour  toi  ma  parole  en  effet. 

CÉUDAN,    à    Philiste. 

S'il  est  vrai  que  ta  flamme  et  celle  de  Clarice  1876 

Doivent  leur  bonne  issue  à  mon  peu  de  service, 
Qu'un  bon  succès  par  moi  réponde  à  tous  vos  vœux, 
J'ose  t'en  demander  un  pareil  à  mes  feux. 
J'ose  te  demander,  sous  Taveu  de  Madame, 
Ce  digne  et  seul  objet  de  ma  secrète  flamme',  1880 

Cette  sœur  que  j'adore,  et  qui  pour  faire  un  choix 
Attend  de  ton  vouloir  les  favorables  lois. 

PHILISTE,    à    Célidan. 
Ta  demande  m'étonne  ensemble  et  m'embarrasse. 
Sur  ton  meilleur  ami  tu  brigues  celte  place, 
El  tu  sais  que  ma  foi  la  réserve  pour  lui.  1 8  85 

CHRTSATSTE,    à    Philiste. 

Si  tu  n'as  entrepris  de  m'accabler  d'ennui, 
Ne  te  fais  point  ingrat  pour  une  âme  si  double. 

PHILISTE,    à    Célidan. 
Mon  esprit  divisé  de  plus  en  plus  se  trouble  ; 
Dispense-moi,  de  grâce,  et  songe  qu'avant  toi 
Ce  bizarre  Alcidon  tient  en  gage  ma  foi'',  1890 

Si  ton  amour  est  grand,  l'excuse  t'est  sensible  ; 
Mais  je  ne  t'ai  promis  que  ce  qui  m'est  possible  ; 

1.  Var.  Celle  qui  de  tout  temps  a   possédé  mon  àme, 
Une  sœur  qui,  reçue  en  mon  lit  pour  moitié  (a), 
D'un  lien  plus  étroit  serre  notre  amitié.  (iGS/i-Sy) 

2.  Var.  Ce  colère  Alcidon  tient  en  gage  ma  foi. 

CÉLIDAN,  d  Philiste.  Voilà  de  ta  parole  un  manque  trop  visible. 
PHii.isTE,  à  Célidan.  Je  t'ai  bien  tout  promis  ce  qui  m  etoit  possible, 
Mais  une  autre  promesse  ôte  de  mon  pouvoir 
Ce  qu'aux  plaisirs  reçus  je  me  sais  trop  devoir.  (lôS/i-Sy) 

(a)  Une  sœur  qui,  reçue  à  mon  lit  pour  moitié.  (i65/i  et  07) 


/igô  LA   VEUVE. 

Et  cette  foi  donnée  ôte  de  mon  pouA'oir 
Ce  qu'à  notre  amitié  je  me  sais  trop  devoir. 

CHRYSANTE,    à    Philiste. 

Ne  te  ressouviens  plus  d'une  vieille  promesse;  «895 

Et  juge,  en  regardant  cette  belle  maîtresse, 
Si  celui  qui  pour  toi  l'ôte  à  son  ravisseur 
N'a  pas  bien  mérité  l'échange  de  ta  sœur. 

CLARICE,    à    Chrysante. 

Je  ne  saurois  soutTrir  qu'en  ma  présence  on  die 

Qu'il  doive  m'acquérir  par  une  perfidie  :  1900 

Et  pour  un  tel  ami  lui  voir  si  peu  de  foi 

Me  feroit  redouter  qu'il  en  eût  moins  pour  moi. 

Mais  Âlcidon  survient  ;  nous  Talions  voir  lui-même 

Contre  un  rival  et  vous  disputer  ce  qu'il  aime'. 

SCÈNE  IX. 

CLARICE,  ALCIDON,  PHILISTE,  CHRYSANTE, 
CÉLIDAN,  DORIS. 

CLARICE,    à    Alcidon. 

Mon  abord  t'a  surpris,  tu  changes  de  couleur;  1905 

Tu  me  croyois  sans  doute  encor  dans  le  malheur  : 

Voici  qui  m'en  délivre  ;  et  n'étoit  que  Philiste 

A  ses  nouveaux  desseins  en  ta  faveur  résiste, 

Cet  ami  si  parfait  qu'entre  tous  tu  chéris 

T'auroit  pour  récompense  enlevé  ta  Doris.  19 10 

ALCIDON. 

Le  désordre  éclatant  qu'on  voit  sur  mon  visage^ 
N'est  que  l'effet  trop  prompt  d'une  soudaine  rage. 


1.  Var.  Disputer  maintenant  contre  vous  ce  qu'il  aime,  (i  634-57) 
Var.  Contre  voire  faveur  disputer  ce  qu'il  aime.  (lOGo) 

2.  Var.  Le  désordre  qu'on  lit  en  mon  àmc  étourdie 

Vient  moins  de  voire  aspect  que  de  sa  [)crlidie.  (i  634-57) 


ACTE  \,   SCENE   IX.  l,g^ 

Je  forcené'  de  voir  que  sur  votre  retour 
Ce  traître  assure  ainsi  ma  perte  et  mon  amour-. 
Perfide  I  à  mes  dépens  tu  veux  donc  des  maîtresses  ?       •  9  '  5 
Et  mon  honneur  perdu  te  gagne  leurs  caresses? 

CÉLIDAN,    à   Alcidon. 
Quoi  !  j'ai  su  jusqu'ici  cacher  tes  lâchetés, 
Et  tu  m'oses  couvrir  de  ces  indignités  I 
Cesse  de  m'outrager,  ou  le  respect  des  dames 
N'est  plus  pour  contenir  celui  que  tu  diffames.  1920 

PHILISTE,    à    Alcidon. 
Cher  ami,  ne  crains  rien,  et  demeure  assuré 
Que  je  sais  maintenir  ce  que  je  t'ai  juré  : 
Pour  t'enlever  ma  sœur,  il  faut  m'arracher  l'âme. 

ALCIDON,    à   Philiste. 
Non,  non,  il  n'est  plus  temps  de  déguiser  ma  flamme. 
Il  te  faut,  malgré  moi,  faire  un  honteux  aveu'  1925 

Que  si  mon  cœur  brùloit,  c'étoit  d'un  autre  feu. 
Ami,  ne  cherche  plus  qui  t'a  ravi  Clarice  : 
Voici  l'auteur  du  coup,  et  voilà  le  complice. 
Adieu  :  ce  mot  lâché,  je  te  suis  en  horreur. 

1.  Je  forcené,  c'est-à-dire  j'enrage. 

2.  Var.  [Ce  traître  assure  ainsi  ma  perte  et  son  amour.] 
O  honte  !  ô  crève-creur  1  ô  désespoir  !  ô  rage  ! 

Qui  venez  à  l'envi  déchirer  mon  courage, 

Au  lieu  de  vous  combattre,  unissez  vos  efforts 

Afin  de  désunir  mon  àme  de  mon  corps. 

Je  tiens  les  plus  cruels  pour  les  plus  favorables. 

Mais  pourquoi  vous  prier  de  m'ètre  secourables  ? 

Je  mourrai  bien  sans  vous  :  dans  cette  trahison, 

Mon  cœur  n'a,  parles  yeux,  que  trop  pris  de  poison. 

Perfide,  à  mes  dépens  tu  soûles  donc  ta  braise  (a). 

Et  mon  honneur  perdu  contribue  à  ton  aise  ? 

cÉLiDAN,  à  Alcidon.  Traître,  jusques  ici  j'ai  caché  tes  défauts, 

Et  pour  remercîment  tu  m'en  donnes  de  faux  ? 

[Cesse  de  m'outrager,  ou  le  respect  des  dames. J  (i 634-57) 

3.  Var.  Il  faut  lever  le  masque,  il  faut  te  confesser 
Qu'une  toute  autre  ardeur  occupoit  mon  penser.  (1634-D7) 

(a)  Ce  vers  et  le  suivant  ne  se  trouvent  sous  celte  forme  que  dans  1  édition 
Corneille,  i  82 


498  LA   VEUVE. 


SCENE  X. 

GHRYSANTE,  CLARIGE,  PHILISTE,  CÉLIDAN, 
DORIS. 

GHRYSANTE,    à    Philiste. 

Eh  bien!  rebelle,  enfin  sortiras-tu  d'erreur?  igSo 

CÉLIDAN,    à    Philiste. 

Puisque  son  désespoir  vous  découvre  un  mystère 

Que  ma  discrétion  vous  avoit  voulu  taire, 

C'est  à  moi  de  montrer  quel  étoit  mon  dessein. 

Il  est  vrai  qu'en  ce  coup  je  lui  prêtai  la  main  : 

La  peur  que  j'eus  alors  qu'après  ma  résistance  «q-^d 

11  ne  trouvât  ailleurs  trop  fidèle'  assistance 

PHILISTE,    à   Célidan. 
Quittons  là  ce  discours,  puisqu'en  celte  action 
La  fin  m'éclaircit  trop  de  ton  intention, 
Et  ta  sincérité  se  lait  assez  connoîlre. 
Je  m'obstinois  tantôt  dans  le  parti  d'un  traître;        19^° 
Mais  au  lieu  d'atïoiblir  vers  toi  mon  amitié, 
Ln  tel  aveuglement  te  doit  iaire  pitié. 
Plains-moi,  plains  mon  malheur,  plains  mon  trop  de  fran- 
Qu'un  ami  déloyal  a  tellement  surprise  ;  [chise, 

Vois  par  là  comme  j'aime,  et  ne  te  souviens  plus^    «a^â 
Que  j  ai  voulu  te  faire  un  injuste  refus. 

de  i634  ;  dans  celles  de  lOi^-S^,  ils  sont  semblables  aux  vers  iyi5et  igiCde 
notre  texte. 

1.  On  ïilfoiblc  dans  l'édilion  de  1C82,  mais  c'est  une  faute  typOjjraphique 
qui  mérite  ù  peine  d'être  relevée. 

2.  Var.  Vois  par  là  comme  j'aime,  et  perds  le  souvenir 
Qu'un  traître  contre  toi  tu  m'as  vu  maintenir. 

Bien   que  ma  Uamme.   au  point  d'avoir  sa  récompense, 

De  me  venger  de  lui  pour  l'heure  me  dispense. 

Il  jouira  Ibrt  peu  de  cette  vanité 

D'avoir  su  m'oflenser  avec  impunité. 

[Fais,  malgré  mon  erreur,  que  ton  feu  persévère.]  (iGSi-ôy) 


ACTE  V,   SCÈNE  X.  ^99 

Fais,  malgré  mon  erreur,  que  ton  feu  persévère  ; 

Ne  punis  point  la  sœur  de  la  faute  du  frère  ; 

Et  reçois  de  ma  main  celle  que  ton  désir. 

Avant  mon  imprudence,  avoit  daigné  choisir'.  19^0 

cr.ARICE,    à    Célidan. 
Une  pareille  erreur  me  rend  toute  confuse  ; 
Mais  ici  mon  amour  me  servira  d'excuse  : 
Il  serre  nos  esprits  d'un  trop  étroit  lien 
Pour  permettre  à  mon  sens  de  s'éloigner  du  sien. 

CÉLIDAN. 

Si  vous  croyez  encor  que  cette  erreur  me  touche,     19^^ 
Un  mot  me  satisfait  de  cette  belle  bouche  ; 
Mais,  hélas  !  quel  espoir  ose  rien  présumer-. 
Quand  on  n'a  pu  servir,  et  qu'on  n'a  fait  qu'aimer  ? 

DORIS. 

Réunir  les  esprits  d'une  mère  et  d'un  frère, 

Du  choix  qu'ils  m'avoient  fait  avoir  su  me  défaire,      <  960 

M'arracher  à  Florange  et  m'ôter  Alcidon, 

Et  d'un  cœur  généreux  me  faire  l'heureux  don, 

I.  Var.  Paravànt  cette  offense,  avoit  voulu  choisir.  (iGSd-By) 
3.  Var.  Mais  hélas  I  mon  souci,  je  n'ose  avoir  pensé 

Que  sans  avoir  servi  je  sois  récompensé. 

DORis,  à  Célidan.  Ici  votre  mérite  est  joint  à  leur  puissance, 

Et  la  raison  s'accorde  à  mon  obéissance. 

En  secondant  vos  feux,  je  fais  par  jugement 

Ce  qu'ailleurs  je  ferois  par  leur  commandement. 

cÉL.  A  ces  mots  enchanteurs  mon  martyre  s'apaise, 

Et  je  ne  conçois  rien  de  pareil  à  mon  aise  (a), 

Pourvu  que  ce  propos  soit  suivi  d'un  baiser. 

CHRTSANTE,  à  Doris.  Ma  fille,  ton  devoir  ne  le  peut  refuser. 

PHiLisTE,  à  Clarice.  Leur  exemple,  mon  cœur,  t'oblige  à  la  pareille. 

CLARicE,  à  Philiste.  Mais  je  n'ai  point  de  mère  ici  qui  me  conseille. 

Tu  prends  toujours  d'avance,  chrts.  Oh  !  que  sur  mes  vieux  ans  (6) 

Le  pitoyable  ciel  me  fait  de  doux  présents  !  (i 634-57) 

(a)  Et  je  n'en  conçois  rien  de  pareil  à  mon  aise.  (i654  et  67) 
(6)  Ces  cinq  vers  depuis  :  «  Pourvu   que....  »  ne   sont  que  dans    l'édition 
de  1634.  Après  mon  aise,  celles  de  1644-67  portent  : 

[Que  la  mienne  est  extrême,  et  que  sur  mes  vieux  ans] 
Le  pitoyable  ciel  me  fait  de  doux  présents  ! 


5oo  LA  VEUVE,    ACTE   V,   SCÈNE   X. 

C'est  avoir  su  me  rendre  un  assez  grand  service 
Pour  espérer  beaucoup  avec  quelque  justice. 
Et  puisqu'on  me  l'ordonne,  on  peut  vous  assurer        >o'^5 
Qu'alors  que  j'obéis,  c'est  sans  en  murmurer. 

CÉLIDAN. 

A  ces  mots  enchanteurs  tout  mon  cœur  se  déploie. 
Et  s'ouvre  tout  entier  à  l'excès  de  ma  joie. 

CHRT SANTE. 

Que  la  mienne  est  extrême,  et  que  sur  mes  vieux  ans 
Le  favorable  ciel  me  lait  de  doux  présents  !  197° 

Qu'il  conduit  mon  bonheur  par  un  ressort  étrange  ! 
Qu'à  propos  sa  faveur  m'a  fait  perdre  Florange  ! 
Puisse  t-elle,  pour  comble,  accorder  à  mes  vœux' 
Qu'une  éternelle  paix  suive  de  si  beaux  nœuds, 
Et  rendre  par  les  fruits  de  ce  double  hyménée  «  97^ 

Ma  dernière  vieillesse  à  jamais  fortunée  ! 

CLARICE,    à    Chrysantc. 

Cependant  pour  ce  soir  ne  me  refusez  pas 

L'heur  de  vous  voir  ici  prendre  un  mauvais  repas. 

Afin  qu'à  ce  qui  reste  ensemble  on  se  prcparc% 

Tant  qu'un  mystère  saint  deux  à  deux  nous  sépare.    '9^" 

CHRTSANTE,    à    Clarice. 
Nous  éloigner  de  vous  avant  ce  doux  moment  % 
Ce  seroit  me  priver  de  tout  contentement. 

I.  Var.  Ainsi  me  clonno-t-il,  |)oiir  comble  rie  mes  vipiix, 

Bientôt  des  ricux  côtés  quelques  petits  nevcuv  (a), 

Rendant  par  les  doux  fruits  de  ce  double  hyménée 

Ma  débile  vieillesse  à  jamais  fortunée  !  (iGSd-Sy) 
a.  Var.  Alin  qu  a  ces  plaisirs  ensemble  on  se  prépare.  (ifiS^i-Sy) 
3.  Var.  Vous  (piitler  [)aravant  ce  bienheureux  moment.  (!63.')-57) 

(a)  bientôt  de  deux  côlés  quelques  petits  neveux.   (ifiSy) 


FIN    DU    CINQUIIME    ET    DERNIER    ACTE, 


TABLE  DES  MATIÈRES 

CONTENUES  DANS  LE  PREMIER  VOLUME. 


Avertissement i 

Notice  biographique  sur  Corneille xvii 

Avertissements  placés  par  Corneille  en  tète  des  divers  recueils 

de  ses  pièces i 

Discours  de  l'utilité  et  des  parties  du  poëme  dramatique i3 

Discours  de  la  tragédie  cl  des  moyens  de  la  traiter  selon  le 

vraisemblable  ou  le  nécessaire 52 

Discours  des  trois  unités,  d'action,  de  jour  et  de  lieu 98 

MÉLITE,  comédie 1 23 

Notice 125 

A  Monsieur  de  Liancour i3^ 

Au  lecteur 1 35 

Argument 1 36 

Examen 137 

Mélite 1^3 

Complément  des  variantes 35 1 

CLITANDRE,  tragédie 255 

Notice 207 

A  Monseigneur  le  duc  de  Longueville 259 

Préface 261 

Argument 26^ 

Examen 270 


5o3  TABLE  DES   MATIÈRES. 

Clitandre , 275 

Complément  des  variantes 365 

LA  VEUVE,  comédie 871 

Notice 878 

A  Madame  de  la  Maisonfort 876 

Au  lecteur, 876 

Hommages  adressés  à  Corneille,  au  sujet  de  In  Veuve,  par 

divers  poêles  contemporains 879 

Argument 3()3 

Examen 3g4 

La  Veuve 899 


FIN     DE     LA    TABLE    DES    MATIERES. 


CHARTRES.    —   IMI'IUMERIE   DURAND 
Rue  Fulbert,  9. 


^ 


'0'\ 


i 


PQ  Corneille,  Pierre 

174J-  Oeuvres 

1910 
t.l 


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