:V!BlïàRy
"b.'
LES
GRANDS ÉCRIVAINS
DE LA FRANCE
NOUVELLES ÉDITIONS
PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION
DE M. AD. REGÎVIER
Membre de l'Institut
^
OEUVRES
P. CORNEILLE
TOME I
CHARTRES — IMPRIMERIE DURAND
Rue Fulbert, 9
-1)
OEUVRES
DE
Pr CORNEILLE
NOUVELLE ÉDITION
REVUE SUR LES PLUS ANCIENNES IMPRESSIONS
ET LES AUTOGRAPHES
ET AUGMENTÉE
de morceaux inédits, de variantes, de notices, de notes, d'un lexique des mots
et locutions remarquables, d'un portrait, d'un fac-similé, etc.
PAR M. CH. MARTY-LAVEAUX
TOME PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C*
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 f^
7-
'-i
1741
i.l
AVERTISSEMENT.
Notre premier soin a été de constituer le texte de cette
édition avec exactitude et sincérité. Si ce devoir eût été gé-
néralement mieux rempli par nos devanciers, nous n'au-
rions sur ce point aucune observation à faire ; mais comme
en nous rapprochant de Corneille nous nous éloignons
souvent de ceux qui ont publié ses œuvres, sans pouvoir en
avertir en chaque circonstance, nous prions tout d'abord
le lecteur qui voudrait s'assurer par lui-même de l'exac-
titude de notre travail, de remonter aux éditions données
par notre poëte, et de ne considérer comme fautifs que
les passages qui ne se trouveraient pas conformes à ces
impressions anciennes, les seules qui fassent autorité :
nous avons cherché à les suivre fidèlement, et si, par
hasard, nous nous en écartions en quelque endroit, ce qui,
nous l'espérons, n'arrivera que bien rarement, ce serait du
moins contre notre volonté et par suite d'une erreur toute
matérielle. Au contraire, la plupart de ceux qui nous ont
précédé, alarmés des moindres singularités grammati-
cales, des hardiesses de style les plus légitimes, se sont
hâtés de corriger, avec une sollicitude qu'ils croyaient
respectueuse, les passages qui offusquaient leur goût.
Corneille, i a
II AVERTISSEMENT.
Ce n'est pas seulement, comme on pourrait le croire,
dans le courant du dix-huitième siècle qu'il en a été
ainsi. La dernière édition des œuvres de Corneille, pu-
bliée par M. Lefèvre et recherchée à bon droit comme
la plus complète, ne se distingue guère à cet égard des
précédentes.
On lit dans un Sonnet à M. de Campion sur ses
hommes illustres :
J'ai quelque art d'arracher les grands noms du tombeau,
De leur rendre un destin plus durable et plus beau,
De faire qu'après moi l'avenir s'en souvienne :
Le mien semble avoir droit à l'immortalité.
Cette tournure excellente a choqué les éditeurs, et, où
il y avait le mien, ils ont mis nion nom, détruisant ainsi,
afin de faire disparaître une incorrection imaginaire,
toute la vivacité de ce passage.
Les altérations de ce genre ne tombent pas seulement
sur les ouvrages de second ordre : elles défigurent parfois
de très-beaux morceaux des chefs-d'œuvre de Corneille.
A qui venge son père, il n'est rien d'impossible,
dit Rodrigue au Comte'. C'est ainsi que ce vers est
imprimé dans toutes les éditions courantes, ainsi qu'il
est dit au théâtre, ainsi qu'il est récité dans nos collèges;
seulement, par un scrupule d'exactitude, M. Lefèvre fait
remarquer que de 1687 à 16/18 on lit:
A qui venge son père, il n'est rien impossible,
sans le mot de. Qui s'aviserait de soupçonner après cela
I. Le Cid, acte II, scène 11.
AVERTISSEMENT. m
que cette dernière leçon (il n'est rien impossible^ est la
seule exacte, la seule qui se trouve dans toutes les im-
pressions surveillées par Corneille, et encore dans celle
de 1692, dont son frère a pris soin?
Ce n'est pas là un fait unique, isolé. On a souvent
admis de la sorte, comme par pitié, en variante, la leçon
authentique émanée de Corneille, tandis qu'on insérait
dans le texte une correction inutile ou un rajeunissement
maladroit. Une seule pièce nous fournira trois nouveaux
exemples de ce singulier genre d'inexactitude.
Corneille a dit dans Cinna:
De quelques légions qu'Auguste soit gardé.
Quelque soin qu'il se donne et quelque ordre qu'il tienne,
Qui méprise sa vie est maître de la sienne '.
Et plus loin :
Le ravage des champs, le pillage des villes,
Et les proscriptions, et les guerres civiles
Sont les degrés sanglants dont Auguste a fait choix
Pour monter dans le trône et nous donner des lois"-.
Enfin :
On a fait contre vous dix entreprises vaines ;
Peut-être que l'onzième est prête d'éclater,
Et que ce mouvement qui vous vient agiter
N'est qu'un avis secret que le ciel vous envoie^.
« Qui méprise sa vie est maître de la sienne » a paru
amphibologique aux éditeurs ; ils ont mis : « Qui méprise
la vie. »
I. Acte I, scène II. — 2. Acte I, scène m. — 3. Acte II, scène i.
IV AVERTISSEMENT.
« Monter dans le trône » les choquait ; ils y ont substitué
la phrase aujourd'hui consacrée : « monter sur le trône. »
Ils ont pensé que l'agitation d'Auguste ne devait pas
durer plus longtemps que le morceau dans lequel il
l'exprime, et, par suite de ce raisonnement : « Qui vous
vient agiter » est devenu « qui vous vient (/'agiter. »
M. Lefèvre a reproduit ce texte sans paraître soupçon-
ner qu'il eût subi la moindre altération. Toutefois, pour
chacun de ces vers, il a admis comme variante la rédac-
tion de Corneille, qui ne figurait à aucun titre dans les im-
pressions postérieures à 1692. C'est toujours un progrès'.
I. Voici, comme complément de ces remarques, un relevé des
altérations de texte et des omissions que nous offre une autre pièce
prise au hasard, le Pompée de l'édition de M. Lefèvre :
ACTE I.
SCÈNE I.
Et je crains d'être injuste et d'être malheureux.
Ce vers est donné comme une variante de i6/i4-48. C'est cependant
la vraie et la seule leçon des éditions de Corneille; « ou d'être mal-
heureux » qu'on y a substitué dans le texte ne se trouve nulle part.
SCÈNE III.
11 fut jusque dans Rome implorer le sénat.
Ce vers, donné comme variante, n'existe pas dans les éditions citées.
Toutes celles qui diffèrent du texte de 1682 portent : « Il fut jusques
à Kome. »
ACTE III.
SCÈNE II.
El plus j'ai fait pour vous, plus l'action est noire.
Toutes les éditions données par Corneille portent: « El j'ai plus
fait pour vous. »
SCÈNE III.
Vous qui la pouvez mettre au faîte des grandeurs !
C'est la leçon des premières éditions ; mais en 1682 Corneille y a
AVERTISSEMENT.
En général, nous avons suivi, pour chaque ouvrage, la
dernière édition donnée par l'auteur ; mais on verra par
substitué : « vous qui pouvez la mettre, » qu'il aurait fallu faire passer
dans le texte.
ACTE IV.
SCÈNE I.
Il est mort; et mourant, Sire, il doit vous apprendre,
dans le premier passage cité comme variante. C'est « il vous doit
apprendre » qu'il faut lire.
Que je n'en puis choisir de plus digne que toi ;
il y a dignes, au pluriel, dans toutes les éditions publiées du vivant
de Corneille.
Lorsqu'avec tant de fast il a vu ses faisceaux.
Cette forme curieuse du mot faste, qui se trouve dans toutes les
éditions, n'est ni conservée dans le texte, ni même indiquée en note.
SCKNE IV.
Et me laisse encor voir qu'il y va de ma gloire
De punir son audace autant que sa victoire,
Au lieu de autant que, il faut lire avant que dans ce passage donné
en variante.
ACTE V.
SCÈNE I.
Et n'y voyant qu'un tronc dont la tête est coupée,
A cette triste marque il reconnoît Pompée.
On donne comme variante du premier de ces vers pour les édi-
tions de 1 644-48 :
Et n'y voyant qu'un tronc dont la tête coupée,
qui n'a point de sens dans ce passage et ne se trouve d'ailleurs dans
aucune des éditions citées.
Ces restes d'un héros par le feu consumé.
Les premières éditions portent : consommé, qui aurait dû être re-
cueilli comme variante.
Ajoutons que dans tout le théâtre les variantes, pourtant si cu-
rieuses, des jeux de scène, ont été recueillies avec la plus grande
négligence, et que les Discours, avis Au lecteur, Examens n'ont pas
même été collationnés.
VI AVERTISSEMENT.
les notes que nous Tavons toujours soumise à un contrôle
sévère, à une attentive révision.
Le Théâtre de P. Corneille, de 1682, si important
pour l'ensemble du texte, fourmille de fautes typogra-
phiques, contre lesquelles il faut se tenir continuellement
en garde. Souvent un vers entier s'y trouve passé ; parfois
un mot y est estropié ; plus fréquemment encore il est
remplacé par un autre qui semble avoir un sens, et c'est
certes là le cas le plus difficile et le plus délicat.
Dans cette édition de 1682, Médée, pour ne citer
qu'un exemple, parle ainsi dans la iv" scène du I*"" acte :
Filles de i'Achéron, pestes, larves, furies,
Fiores sœurs, si jamais notre commerce étroit
Sur vous et vos serments me donna quelque droit
Sortez de vos cachots avec les mêmes flammes,
Et les mêmes tourments dont vous gênez les âmes.
Le sens n'a en lui-même rien d'absolument invraisem-
blable, et, si l'on n'avait que ce texte, il ne viendrait
peut-être pas à l'esprit d'y introduire une correction ;
mais, quand on s'est convaincu que toutes les éditions
antérieures portent serpents au lieu de serments, il est
difficile de voir dans ce dernier mot autre chose qu'une
faute d'impression ; aussi n'hésitons-nous pas à le rejeter,
en le mentionnant toutefois en note, afin que le lecteur
soit toujours complètement renseigné sur la constitution
du texte.
Les variantes n'ont pas été de notre part l'objet d'une
moindre attention ; nous n'avons pas cru qu'il nous fût
permis de rien exclure, de rien sacrifier. Nous nous
sommes appliqué à faciliter l'étude des éditions données
AVERTISSEMENT. vu
par Corneille, et à fournir les moyens de suivre sans fa-
tigue la pensée du poëte dans ses progrès et parfois dans
ses défaillances, à travers toutes les rédactions successives
qu'il a tour à tour adoptées.
Elles sont fort nombreuses : il y a pour les œuvres de
la première moitié de sa carrière dramatique, trois états
principaux et un grand nombre de retouches intermé-
diaires, que nous ne rappelons ici que fort sommaire-
ment, mais dont on se rendra compte d'une manière
plus complète, en parcourant les variantes et la notice
bibliographique. On trouve d'abord l'édition en pièce
séparée, à laquelle les recueils publiés de iÇiMi à lôSy
changent peu de chose, bien qu'il y ait déjà çà et là un
certain nombre de vers à recueillir. En 1660, l'économie
du recueil est entièrement modifiée : les dédicaces, avis
au lecteur, arguments des premières impressions et les
fragments d'historiens et de poètes placés en tête de
certaines tragédies, soit lors de leur publication, soit en
i544, disparaissent, et font place à d'autres préliminaires.
L'édition est divisée en trois tomes ; en tête de chacun se
trouve, pour la première fois, un des Discours sur le
théâtre et la série consécutive de tous les examens des
pièces contenues dans le volume. Ces examens forment
ainsi comme des chapitres d'un même ouvrage ; et, en les
séparant, les éditeurs les ont altérés en plus d'un endroit'.
Les impressions de i663 et de 166.4 ne contiennent en-
core que des variantes de détail ; puis on arrive enfin à
celles de 1668 et de 1682, qui diffèrent fort peu l'une de
I. Voyez tome I, p. i3, note i, et p. 187, note i .
VIII AVERTISSEMENT.
l'autre. La seconde, dont nous avons déjà parlé, est la
dernière que l'auteur ait revue, et doit être incontesta-
blement la base même du texte de Corneille'.
Malgré les objections spécieuses de quelques bons es-
prits et l'exemple du plus consciencieux éditeur de Cor-
neille, M. Taschereau, qui a cru devoir publier seulement
les variantes d'un grand intérêt historique ou littéraire,
nous avons entrepris de reproduire dans tous leurs dé-
tails jusqu'aux moindres de ces changements^.
1 . Voici une liste complète des impressions auxquelles nous ren-
voyons pour les variantes dans les deux premiers volumes de cette
édition :
Édition originale de chaque pièce à part, présentant parfois deux
états différents, comme par exemple pour Mélite (voyez tome I,
p. i83, note 2, et p. 217, note 3).
16/1/1. OEuvres Paris, Antoine de Sommaville, et Augustin Cour'yé,
in-i2.
16A8. Œuvres Rouen et Paris, Toussaint Quinet, in-12. 1
1662. Œuvres.... Rouen et Paris, Antoine de Sommaville, in-i3.
i65il4- OEuvres.... Rouen et Paris. Augustin Courbé, in-12.
1657. OEuvres Paris, Augustin Courbé, in-12.
1660. Le Théâtre.... Rouen et Paris, Augustin Courbé, et Guillaume de
Luyne, in-8°.
i663. Le Théâtre.... Rouen et Paris, Thomas Jolly, in-fol.
166^. Le Théâtre Rouen et Paris, Guillaume de Luyne, in 8".
1668. Le Théâtre.... Rouen et Paris, Louis Billaine, ini3.
1682. Le Théâtre Paris, Guillaume de Lnyne, in-i3.
C'est dans la première partie de ces recueils (celui de i6/14 n'en a
qu'une) que sont contenues les pièces de nos deux premiers volumes.
A. partir du tome 111, qui commencera par 7c Cid, nous indique-
rons à la fin des diverses notices les éditions collationnces pour
chaque pièce.
2. Pour mener à bien ce difTicile travail des variantes, nous avons
eu grand besoin de communications et de secours, qui du reste ne
nous ont jamais fait défaut. Les bibliothèques publiques et les bi-
AVERTISSEMENT. ix
Corneille commence à écrire à une époque où la plus
grande licence règne dans la comédie. Plus modeste,
plus retenu que ses contemporains, il cède encore par-
fois à son insu à la contagion de l'exemple ; mais à me-
sure que le théâtre, grâce à son influence, s'épure davan-
tage, il s'applique à faire disparaître quelques scènes un
peu libres, quelques expressions hasardées. Une édition
où les divers textes de ses premières pièces sont tous réu-
nis, permet donc d'apprécier d'un coup d'œil le progrès
qui s'est accompli à cet égard en peu d'années.
Pour l'histoire de la langue, les variantes sont plus
utiles encore. Elles nous font connaître l'instant précis
de la disparition des termes surannés, des constructions
tombées en désuétude, et nous montrent, contre toute
attente, le grand Corneille, superstitieux observateur des
règles de Vaugelas, s'appliquant sans cesse à modifier
dans ses œuvres ce qui n'est pas conforme aux lois nou-
velles introduites dans le langage.
Enfin, on comprend de reste, sans que nous insistions,
combien ces études sont indispensables aux personnes
qui veulent aborder sérieusement la critique et l'histoire
de notre littérature ; pour les avoir négligées, l'auteur
d'un article d'ailleurs fort estimable, intitulé les Contem-
porains de Corneille^ est tombé dans une bien étrange
bliothèques privées nous ont prodigué leurs trésors avec une égale
libéralité, et nous ne savons réellement qu'admirer le plus, des ri-
chesses bibliographiques de M. Cousin, de M. le comte de Ligne-
rolles, de M. le comte de Lurde, de MM. Potier, Rochebilière et
Salacroux, ou du noble usage qu'ils en font.
I. Revue contemporaine, année i85/i, p. i6i et 35g.
X AVERTISSEME^'T.
erreur: il compare à des fragments de diverses pièces
jouées vers i63o, le commencement de Mélite, non tel
qu'il a été écrit d'abord, mais tel qu'il a été refait en
1660, et il s'écrie avec étonnement : « Voilà les premiers
A'ers de Corneille; à l'exception d'un mot, il n'y a rien
qui ait vieilli. »
Il ne sullisait pas d'avoir la volonté bien arrêtée de
recueillir toutes les variantes, ni même de parvenir à se
procurer les éditions où elles se trouvent, il fallait en-
core trouver la manière la plus expéditive et la plus sûre
d'exécuter le travail. M. Ad. Régnier, qui dirige la col-
lection des Grands écrivains de la France, avec une vigi-
lance infatigable et une sûreté de goût des plus rares,
a eu l'excellente idée de convoquer pour cette collation
autant de lecteurs que nous avions de textes ditTérents.
Ce mode de révision, qui sera employé pour tous les au-
teurs auxquels il pourra utilement s'appliquer, nous pa-
raît être le moyen le plus sûr d'arriver à une exactitude
presque absolue '.
Après avoir dit jusqu'où nous avons poussé le scrupule
à l'égard des variantes, il est presque inutile d'ajouter
que nous avons fait tous nos efforts pour révmir et publier
jusqu'aux plus minces productions sorties de la plume
de Corneille. Cette tâche, aujourd'hui pénible, l'eût
été beaucoup moins au siècle dernier, mais alors les
1. Je suis heureux de remercier ici mes collaborateurs dans ce
pénible travail. .le dois citer fl'abord M. Adolphe Repnicr fils, dont
l'heureuBC mémoire m'a suggéré plus d'un utib- rapprochement ; en-
suite MM. Schmit et Alphonse l'auly, mes collègues de la Biblio-
Ihf'fpie impériale ; enfin plusieurs employés fort méritants de la
librairie de M. Hachette et do l'imprimerie de M. Lahure.
AVERTISSEMENT. xi
éditeurs se regardaient comme des juges, chargés de pro-
céder à un choix des plus sévères, et ils omettaient de
propos délibéré ce qui ne leur semblait pas excellent.
L'abbé Granet en convient avec une grande naïveté dans
la Préface des Œuvres diverses^ et les efforts suc-
cessifs de plusieurs générations d'éditeurs n'ont sans
doute pas encore suffi à retrouver tous les opuscules
qu'il avait alors sous la main et qu'il a négligés volon-
tairement.
Des publications récentes fort curieuses, quelques re-
cherches personnelles, d'obligeantes communications et
surtout des hasards heureux nous ont permis d'augmen-
ter cette édition de bon nombre de lettres et de pièces
de vers de Corneille, et de quelques morceaux importants
à la composition desquels il a pris une part difficile à
déterminer, mais qui paraît incontestable.
Nous sommes parvenu à retrouver l'épitaphe latine
du P. Goulu, que M. Taschereau a signalée le premier
comme étant de Corneille, mais qui avait échappé à ses
recherches.
Nous ajouterons aux poésies diverses un assez grand
nombre de pièces :
Un quatrain qui figure, en i63i, en tête du Ligdamon
et Lidias de Scudéry, et que M. Triçotel a recueilli, en
1869, dans le Bulletin du bouquiniste ;
Une épigramme publiée en 1682 dans les Mélanges
poétiques, à la suite de Clitandre, et que personne ce-
pendant ne semble avoir connue ;
I. 4^ feuillet recto et 7e feuillet verso.
XII AVERTISSEMENT.
Une pièce en l'honneur de la Vierge, composée en
i633 pour le Palinod de Rouen, et recueillie tout ré-
cemment par M. Edouard Fournier dans ses Notes sur
la vie de Corneille, qui précèdent sa charmante comédie
de Corneille à la butte Saint-Roch ;
Un compliment adressé la même année (i633) à Ma-
reschal sur sa tragi-comédie de la Sœur valeureuse,
publié par lui en tête de sa pièce ;
Un hommage poétique du même genre publié en i635
par de la Pinelière, en tête de son Hippolyte, tous deux
recueillis également par M. Edouard Fournier ;
Un remercîment aux juges du Palinod, improvisé en
i6/io par Corneille, au nom de Jacqueline Pascal, signalé
en iSi^a par M. Sainte-Beuve dans son Histoire de Port-
Royal, et publié plus tard par M. Cousin, mais qui ne se
trouve pas dans l'édition de M. Lefèvre ;
Un sonnet qui a paru, en i65o, en tête de VOvide en
belle humeur de d'Assoucy ;
Un autre compliment du même genre, mais qui s'ap-
plique à un ouvrage bien différent, au Traité de la théo-
logie des saints du P. Delidel, publié en 1668. C'est en-
core M. Edouard Fournier qui a renouvelé le souvenir
effacé de ces deux dernières petites pièces.
Nous ajouterons quatre belles lettres à celles qu'on
connaît. La première traite d'affaires ; elle a été signalée
par M. Taschereau qui en a publié un curieux frag-
ment; les trois autres, toutes littéraires, adressées à
M. de Zuylichem, secrétaire des commandements du
prince dOrange, et à l'abl)c de I*urc, sont entièrement
inédites.
AVERTISSEMENT. xiii
Dans l'édition de M. Lefèvre, les lettres sont, pour
la plupart, rapprochées des ouvrages auxquels elles ont
rapport ; nous avons préféré les classer tout simplement
d'après leurs dates. Nous y avons joint celles qui ont été
adressées à Corneille par Balzac et Saint-Evremont, et
de la sorte s'est trouvée constituée pour la première fois
une véritable correspondance de Corneille, composée de
plus de vingt lettres ou fragments de lettres.
« Nous regrettons beaucoup, disait M. Lefèvre, en
1854, de ne pouvoir augmenter notre édition de la tra-
duction en vers que Corneille a faite des deux premiers
livres de la Thébaide de Stace, mais les recherches
de M. Floquet, de l'Académie de Rouen, de M. Aimé
Martin, etc., etc., ainsi que les nôtres, n'ont eu aucun
résultat. » Nous avons ajouté sans plus de succès nos
investigations à celles de nos prédécesseurs. Nous avons
pu seulement déterminer avec un peu plus d'exactitude la
date de l'impression qui doit être fixée aux premiers mois
de 1672, et nous avons soigneusement recueilli les trois
vers conservés par Ménage. Reproduits par M. Tasche-
reau dans son Histoire de la vie de Corneille, connus
de M. Lefèvre, qui en parle sans les citer, ils ne figurent
néanmoins jusqu'ici dans aucune édition des Œuvres de
notre poëte. Ce n'est pas toutefois, on le comprend, pour
annoncer une addition de ce genre que nous parlons ici
de ce poëme ; mais il nous paraît utile d'attirer une fois
de plus l'attention des bibliophiles et des amis de Cor-
neille sur un fait si singulier. Il semble impossible en
effet que cet ouvrage ait disparu pour toujours, et qu'à
moins de deux cents ans de distance, et malgré les bien-
XIV AVERTISSEMENT.
faits de l'imprimerie, il en soit pour nous du père de notre
théâtre comme de ces écrivains de l'antiquité dont cer-
tains livres ne nous sont connus que grâce aux fragments
conservés par les grammairiens.
Le théâtre, comme on doit le penser, ne s'est guère
accru; nous reproduirons cependant deux publications,
peu importantes en elles mêmes, mais fort intéressantes
pour l'histoire de la représentation des pièces de Cor-
neille* : le Dessein d'Andromède et le Dessein de la
Toison d'or. Ces desseins sont de véritables livrets très-
semblables à ceux qui se vendent encore aujourd'hui
dans les théâtres d'opéra. Nous sommes contraint d'ajou-
ter qu'ils ne sont pas rédigés d'une manière beaucoup
plus attachante. Notre poëte en est cependant bien l'au-
teur, car il dit en tête du Dessein d'Andromède : « J'ai
dressé ce discours seulement en attendant l'impression
de la pièce. »
Nous avons cru pouvoir extraire de la Comédie des
Tuileries, pour le faire figurer dans notre édition, un
acte, le troisième, dont la rédaction paraît très-vrai-
semblablement avoir été confiée à notre poëte ; néan-
moins nous l'avons fait imprimer en petits caractères,
afin que le lecteur pùl toujours distinguer à première vue
ce qui est incontestablement de Corneille de ce qui peut
seulement lui être attribué.
Cette précaution était encore plus nécessaire à l'égard
des pamphlets publiés en sa faveur dans la querelle du
I. Ces deux publicalioiis ont élc signalées par nous pour la pre-
mirre fuis, en 18G1 : de la Lnmjue de Corneille, p. 46.
AVERTISSEMENT. xv
Cid, et réunis par nous à la suite de la Notice relative à
cet ouvrage. En eflfet, bien que Niceron les regarde
comme de Corneille, et que Barbier lui en attribue au
moins un, nous n'hésitons pas à déclarer qu'il n'en est
point l'auteur; mais écrits par ses amis, et très-proba-
blement sous son inspiration, ils renferment sur sa per-
sonne des particularités intéressantes ; ils sont d'ailleurs
peu nombreux, assez courts, fort rares : c'était plus
qu'il n'en fallait pour nous décider à les publier.
L'histoire des ouvrages de Corneille sera exposée dans
des Notices historiques, littéraires et bibliographiques
placées en tête de chacun d'eux, conformément au plan
général adopté pour toute la collection des Grands
écrivains.
Ces notices, dont nous aurons soin d'exclure les théo-
ries et les appréciations littéraires, afin de réserver plus
de place aux faits certains et aux pièces originales, se-
ront complétées et reliées entre elles par une Vie de
Corneille, où il sera plus question de lui que de ses
ouvrages, et dans laquelle l'homme passera avant le
poëte.
Un portrait de Corneille avec les armes de sa famille,
un fac-similé de son écriture, la vue de la maison où il
est né, la reproduction de quelques anciennes gravures
propres à faire mieux comprendre certaines particula-
rités contenues dans ses œuvres, en seront un com-
plément agréable et presque nécessaire, bien que tout
nouveau.
Les éclaircissements généraux donnés dans les notices
nous permettront de ne pas multiplier les notes et sur-
XVI AVERTISSEMENT.
tout de les rédiger avec une grande brièveté. La table
de tous les noms de personnes et de lieux, et des prin-
cipales matières contenues dans les œuvres de Corneille,
dans les notices et dans les notes, facilitera d'ailleurs
singulièrement les rapprochements et les recherches, et
le Lexique qui terminera l'ouvrage contiendra la solution
d'un grand nombre de problèmes relatifs à l'histoire du
langage au dix-septième siècle. En accordant à ce der-
nier travail le prix du concours ouvert en i858, l'Aca-
démie française m'a imposé le devoir de le rendre aussi
digne qu'il serait en moi de cette honorable distinction.
Une étude plus sérieuse et plus approfondie du texte de
Corneille vient de m'en fournir les moyens ; puissé-je en
avoir profité autant que je l'ai dû et voulu faire I
Ch. Marty-Laveaux.
NOTICE BIOGRAPHIQUE
PIERRE CORNEILLE .
Corneille est issu d'une famille de robe dans laquelle le
prénom de Pierre était réservé aux fils aînés bien avant qu'il
l'eût porté.
Pierre Corneille, arrière-grand-père du poëte, ne remplis-
sait sans doute point de fonctions publiques, car son nom n'est
suivi d'aucune qualité dans les actes où il se lit. Son iils,
Pierre Corneille, épousa en 1670 Barbe Houel, qui apparte-
nait à une famille noble, et fut dotée par son oncle, Pierre
Houel, sieur de Vandelot, vieux garçon, greffier criminel du
Parlement et notaire secrétaire de la maison et couronne de
I. En racontant la vie de Corneille, nous ne nous arrêterons pas
à l'histoire de ses ouvrages, des succès qu'ils ont obtenus, des que-
relles littéraires qu'ils ont excitées. Cette histoire se trouve dans les
notices que nous avons placées en tête de chacun d'eux ; nous nous
contentons de les mentionner ici rapidement à leur date, en prenant
soin toutefois de signaler et de corriger les erreurs qui nous sont
échappées (voyez aussi à ce sujet les Additions et Corrections, tome XII,
p. 567-570). Divers détails qui eussent été de trop dans la Notice
biographique auront leur place dans les annexes que nous don-
nons à la suite, à savoir dans les Pièces justificatives, et dans le
Tableau généalogique. Nous avons aussi rédigé une Table chronolo-
gique, où l'on pourra suivre année par année le développement et le
déclin du génie de Corneille.
Corneille, i b
XVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE
France. Pierre Houel fit admettre son neveu au greffe en
qualité de commis ; bientôt après, celui-ci traita d'une petite
charge de conseiller référendaire à la chancellerie et se fit
recevoir avocat. Ce Pierre Corneille eut pour fils, en 1572,
Pierre Corneille, père du poëte, puis Antoine et François Cor-
neille, ses deux oncles. Le 5 mai 1699, le père de Corneille
obtint du Roi des provisions de maître particulier des eaux et
forêts en la vicomte de Rouen, et fut reçu en cette qualité le
3i juillet de la même année. 11 épousa, le 9 juin 1602, Marthe
Lepesant, fille de François Lepesant '. Le 29 septembre 1G02,
un acte régulier de partage mit les jeunes époux en possession
d'une maison située à Rouen, rue de la Pie, qui venait du
père du marié, décédé en i588, et dont la succession était
demeurée depuis lors indivise.
Ce fut dans cette maison que naquit, le G juin r6o0, l'enfant
qui devait être le grand Corneille ^. Trois jours plus tard, le 9,
il était présenté au baptême dans la paroisse Saint-Sauveur
par Pierre Lepesant, secrétaire du Roi, son oncle maternel, et
Barbe Ilouel, son aïeule paternelle, et il recevait sur les fonts
1. Jusqu'ici les biographes ont généralement ajouté au nom de
Lepesant celui de Boisguilbert ; mais il résulte d'une découverte ré-
cente de M. Gosselin que le titre de Boisguilbert n'appartenait pas à
Marthe, mère de CorneilUî, mais seulement au fn re de celle-ci, et
qu'il fut acquis par lui longtemps après la naissance du poëte.
2. Voyez un dessin de cette maison dans l'Album qui accompagne
noire édition de Corneille. En 182 1, M. de Jouy l'a visitée et l'a
décrite dans son Hermile en province (tome XIII des Œuvres, p. i55
et suivantes). A celte époque elle était recouverte d'un crépi qui en
avait changé l'aspect ; on y avait placé un buste de Corneille et une
inscription oià la date de sa naissance avait été confondue avec celle
de son baptême, et qui plus tard fut ainsi rectifiée ?
Ir.i
est nk, i.e 6 jui.\ 1606,
Pierre Corneille.
Celle maison ayant été démolie, ainsi que riiabilation contiguë où.
était né Thomas Corneille, elles furent remplacées par des magasins j
il ne reste plus, pour rappeler le souvenir de l'une et de l'autre, que
la porte d'entrée de la première, transportée au musée d'archéologie
SUR PIERRE CORNEILLE. xix
le prénom de Pierre, que portaient son père et son parrain *.
Nous ne savons rien de particulier sur son enfance. M. Gos-
selin, dans un excellent travail , auquel nous avons emprunté la
plupart des faits qui précèdent-, a conjecturé, non sans vrai-
semblance, qu'elle s'écoula en partie dans une maison de cam-
pagne des plus riantes que Pierre Corneille, le père, acheta le
7 juin 1608 à Petit- Couronne, lorsque son enfant venait d'at-
teindre la fin de sa seconde année ^.
Corneille fît ses études avec succès au collège des Jésuites
de Rouen. En 1620, il reçut en prix un exemplaire de l'ou-
vrage de Panciroli intitulé : Notifia utraque dignitatiim, cuin
Orienlis, tum Occidentis, ultra Arcadii Honoriique tempora
(Lugdani, 1608) : c'est un volume in-folio, relié en veau brun,
doré sur tranche, et portant sur les plats les armes d'Alphonse
Ornano, alors lieutenant général au gouvernement de Nor-
mandie, et qui, en cette qualité, avait fait les frais des prix
distribués au collège. Ce livre appartenait à la bibliothc-que
de M. Villenave ^, et M. Floquet,qui l'y a vu, fait remarquer
de Rouen, et la nouvelle inscription que voici, qui fut rédigée en
1857 par l'Académie de Rouen :
Ici
étaient les maisons
où sont nés les deux corneille :
Pierre, le 6 juin 1606;
Thomas, le 3^ août 1625.
Cette inscription n'est point placée, par suite du refus du propriétaire,
sur la maison où elle aurait dû être ; elle se trouve à une certaine
distance des deux endroits, très-voisins l'un de l'autre, où sont nés
les frères Corneille. (Voyez le Bulletin des travaux de la Société libre
d'émulation, du commerce et de l'industrie de la Seine-Inférieure, i857-58,
p. il\0, et le Précis analytique des travaux de l'Académie de Rouen,
1857-53, p. 204.)
1. Voyez ci-après, Pièces justificatives, n° I.
2. Pierre Corneille (^le père), par E. Gosselin, Rouen, i864, in-S".
3. Voyez, dans notre Album, le dessin de la propriété de Petit-
Couronne.
4- Catalogue des principaux livres de la bibliothèque de feu M. Vil-
XX NOTICE BIOGRAPHIQUE
que, suivant l'usage. « une notice détaillée et signée du prin-
cipal indique dans quelle classe et à quel titre cette récom-
pense avait été décernée au jeune Corneille'. » Par malheur
nous ignorons ce qu'est devenu ce volume et nous n'avons pu
voir nous-mème ni reproduire le curieux renseignement qu'il
renferme.
Suivant une tradition dont roria:ine est demeurée inconnue.
Corneille a remporté un prix de rhétorique pour une traduc-
tion en vers français d'un morceau de la Pharsdle -. Mais nous
ne croyons pas que ce prix soit le volume que nous venons de
décrire : il est, non pas impossible, mais peu probable, que
noire poëte, né en 1606, ait fait sa rhétorique en 1620.
Le temps n'a pas fait disparaître entièrement les témoigna-
ges de la gratitude de Corneille envers ses maîtres. La biblio-
thèque de la Sorbonne possède un exemplaire de l'édition de
1664 de son Théâtre, sur le titre duquel il a inscrit cet
envoi :
Patribus Societatis Jesu
Colendissimis prœceptoribus suis
Grati an uni pignus
D. D. Pelrus Corneille.
DU, niajorum urnbris tenueni et sine pondère terrain,
Qui prseceptorem sancti voluere parentis
Esse loco ^ .
Un monument plus durable et plus touchant des sentiments
de respect dont il demeura toujours animé à l'égard de ceux
lenave dont la vente aura lieu le lundi i5 février i848 Paris,
Chinot, in-S", n» 969.
1. Voyez Pierre Corneille et son temps par M. Guizot, Paris,
i858, in-i2, p. i43, note 2.
2. Voyez notre tome IV, p. 3.
3. Ce passage latin est emprunté à la vii"^ satire de Juvénal,
vers 207, 209 et 210. — Le volume de la bibliothèque de la Sor-
bonne a déjà été décrit dans un article de VAllienxum français du
22 décembre i855 (p. iii4), signé A. de Bougy, et dans l'édition
de la traduction de l'imilalion par Corneille, publiée en 1807 par
M. Alexandre de Saint-Albin, chez l'éditeur LecofTro.
SUR PIERRE CORNEILLE. xxi
qui avaient formé sa jeunesse, est la pièce de vers qu'il adressa,
à l'âge de soixante-deux ans, au P. Delidel, et qu'il signa af-
fectueusement : « Son très-obligé disciple '. »
Ce furent peut-être ces reconnaissants souvenirs qui déter-
minèrent Corneille à mettre en vers français certains poèmes
latins du P. de la Rue. Du reste il fit le même honneur à San-
teul. Cela irritait fort Huet, qui s'écrie avec humeur dans ses
Mémoires : « Il avait acquis une réputation considérable et
méritée, et il régnait au théâtre, lorsque, oublieux de sa di-
gnité, il s'abaissa à de petites compositions fort peu dignes de
l'excellence de son génie. S'il paraissait quelque poème ayant
du succès dans les écoles, il se faisait l'interprète de ceux qu'il
eût à peine dû accepter pour interprètes de ses ouvrages '-. »
Au sortir du collège, Corneille étudia le droit, et, le i8juin
1624, il fut reçu avocat et prêta serment en cette qualité au
parlement de Rouen ^ « Mais, dit un de ses contemporains,
comme il avoit trop d'élévation d'esprit pour ce métier-là, et
un génie trop différent de celui des alTaircs, il n'eut pas plus
tôt plaidé une fois, qu'il y renonça. Il ne laissa pas de prendre
la charge d'avocat général à la table de marbre du Palais, qui
ne l'engageoit qu'à fort peu de chose*. » M. Gosselin a pris
soin de nous faire connaître cette juridiction et le lieu où
elle s'exerçait: « La table de marbre du Palais, à Rouen,
créée par Louis XII en 1 008, connaissait des eaux et forêts en
appel, mais jugeait en première instance tout ce qui concer-
nait la navigation Le lieu des séances n'était par lui-même
guère capable d'imposer le moindre respect aux justiciables ;
il était situé dans la grande salle des procureurs, au bout,
1. Tome X, p. 220-222.
2. Voici le texte latin: Magnam ille sibi meritis suis quœsiverat
nominis claritatem, planeque regnabat in thealris, quum decoris sui
oblitus demittere cœpit animum. ad levissimas scriptiones, ingenii sui
prœstantia minime dignas. Si quod enim felicibus auspiciis exierat carmen
ex scholasticorum exhedris, his se dabat interpretem quos vix operum
suorum interprètes ferre debuisset.(V. D. Huetii Commentarius de rébus
ad eum pertineniibus, liber V, p. 3i3. Amstelodami, 1718.)
3. Voyez Pièces justificatives, n" II.
4. Nouvelles de la république des lettres, janvier i685, 2'" édition,
p. 89. — Voyez ci-après, Pièces justificatives, n° III.
XXII NOTICE BIOGRAPHIQUE
vers la rue Saint-Lô, et le bureau de justice n'était autre
qu'une grande table en marbre, derrière laquelle les juges
étaient assis, ayant à leurs côtés et un peu au-dessus de leurs
tètes, dans des niches existant encore aujourd'hui, au milieu
la sainte ^ierge, d'un côté GelTrov Hébert, évèque de Cou-
tances, et de l'autre côté Antoine Bover. abbé de Saint-Ouen * . »
A sa charge d'avocat général à la table de marbre Corneille
joignit, ainsi que son prédécesseur, celle d'avocat du Roi aux
sièges généraux de l'Amirauté. M. Gosselin a prouvé récem-
ment, dans une intéressante étude, que, malgré l'assertion,
souvent reproduite, contenue dans l'article des Nouvelles de
la république des lettres, ces charges n'étaient point, comme
on l'a prétendu, de pures sinécures "-.
Pendant que Corneille étudiait au collège des Jésuites, il
avait pris en amitié une petite fille, Marie Courant, dont il
devint fort épris plus tard, et dont le bon goût, les sages con-
seils eurent, si nous en croyons notre poète ^, une grande in-
fluence sur son talent. Si, ce que nous ignorons, il aspiraàsa
main, sa prétention fut vaine : Marie Courant fit un beau
mariage ; au lieu de prendre le nom, bien modeste encore, de
Corneille, elle épousa M. Thomas du Pont, correcteur en la
chambre des comptes de Normandie '".
C'est encore M. Gosselin qui nous a fait connaître le nom
de famille de Mme du Pont \ Tant qu'on l'a ignoré, on était
très-porté à la confondre avec Mlle Milet, dont Corneille fut
amoureux plus tard, et en l'honneur de qui il composa vin
sonnet, dont il fut si content, qu'à en croire son frère, il fit
sa comédie de Melite (1629) tout exprès pour l'employer". Je
penchais fort, je l'avoue, vers cette opinion ; mais elle ne peut
plus se soutenir aujourd'hui, et il faut admettre, ce qui du
reste n'a rien d'invraisemblable, que l'ancienne passion, la
sérieuse amitié de Corneille pour Marie Courant, a été tra-
I. Pierre Corneille (le prrr), p. 4-
a. Parlicularités de la vie judiciaire de Pierre Corneille, parE. Gos-
selin, Rouen, i865, p. 6.
3. Tomo X, p. 77.
ij. Voyo3z tome I, p. 127 et 128.
5 Parlicularités de la vie judiciaire de P. Corneille, p. i5.
6. Voyez tome I, p. 126.
SUR PIERRE CORNEILEE. xxiii
versée par une passagère amourette : tout se trouve ainsi con-
cilié, M. Taschereau invoque, il est vrai, le propre témoi-
gnage de Corneille, qui dit dans l'Excuse à Ariste ' :
Nul objet vainqueur
N'a possédé depuis ma veine ni mon cœur.
Mais si Corneille, qui écrivait ceci en 1687, se plaisait alors
à oublier les galanteries et les caprices de sa vie de jeune
homme, dans les Mélanges poétiques, publiés cinq ans aupa-
ravant, en 1682, il tenait un tout autre langage :
J'ai fait autrefois de la bête ;
J'avois des Philis à la tête'-;
et ailleurs :
Plus inconstant que la lune,
Je ne veux jamais d'arrêt^.
Ce sont là, dira-t-on, des exagérations de poëte ; cela est
possible ; mais il peut bien y avoir aussi dans l'Excuse à Ariste
exagération de constance et de fidélité.
Quelle qu'ait été du reste l'occasion qui a donné naissance
à Mélite, cette comédie eut un très-grand succès, malgré les
critiques assez vives que lui attirèrent la simplicité du plan et
le naturel du style. « Ceux du métier la blàmoient de peu
d'effets ^, » ainsi que nous l'apprend l'auteur lui-même. Bientôt
après, il composa dans un système très-différent, qui fut en
ce temps un essai très-sérieux, la tragi-comédie de Clitandre
(1632), qu'il aimait à présenter plus tard comme une espèce de
bravade ". La preuve de l'importance qu'il y attacha est dans
l'empressement qu'il mil à la publier avant Mélile. Clitandre
est suivi de Mélanges poétiques, contenant des pièces galantes,
des vers de ballet, et quelques traductions des épigrammes
d'Owen*. Avant cette époque, Corneille n'avait encore eu d'im-
primé qu'un quatrain en l'honneur de Scudéry ', avec qui il
I. Voyez tome X, p. 77. — 2. Tome X, p. 26.
3. Tome X, p. 55. — 4- Tome I, p. 270.
5. Ibidem. — 6. Tome X, p. 2/4 et suivantes.
7. Tome X, p. 57.
XXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE
s'était lié dès qu'il avait travaillé pour le théâtre, et dont, en
retour, le nom figure le premier dans une série d'une ving-
taine d'hommages poétiques placés en tête de /n Veuve (i633),
dus pour la plupart à des rimeurs aujourd'hui complètement
inconnus, mais dont le patronage parut alors à Corneille utile
et honorable.
La Veuve fut suivie de la Galerie du Palais (i633), de la
Suivante (\6^[\) et de la Place Royale (i63/|). Cette dernière
comédie, que nous avons donnée comme ayant été jouée en
i635, suivant en cela l'opinion générale, est un peu plus an-
cienne, comme le prouve un opuscule de notre poëte, qui est
d'une assez grande importance pour la chronologie de ses pre-
mières pièces.
Lorsque Louis XIII, la Reine et leCardinal séjournèrent en
i633 aux eaux de Forges, les hauts dignitaires des environs
s'empressèrent d'aller leur rendre hommage. Corneille fut in-
vité par François de Harlay de Champvallon, archevêque de
Rouen, à composer des vers en leur honneur. Il s'en excusa
dans une pièce latine, où il se tire fort agréablement de ces
éloges qu'il a l'air de n'oser aborder. Malgré sa feinte modes-
tie, il n'hésite pas à énuméreren tète de son poëme ses succès
de théâtre, et à déclarer que là il règne presque sans rival :
Me pauci hic fece.re parem, nulliisque secundiim '.
Ces vers latins furent peut-être l'occasion qui le mit direc-
tement en rapport avec le Cardinal, auquel devaient du reste
le recommander puissamment ses premiers essais dramatiques.
Bientôt il fut placé par lui au nombre des poêles chargés de
composer des pièces de théâtre sous sa direction. Nous avons
indiqué la part qu'il prit, comme un des <( cinq auteurs, » à la
Comédie fies Tuileries (i635), et nous avons raconté comment
le défaut d'esprit de suite, ou plutôt de docilité, dont l'accusait
Richelieu, le porta à renoncer à cette tâche de collaborateur
et à quitter Paris en prétextant quelques affaires de famille
qui l'appelaient à Rouen.
Lorsqu'il se remit au travail pour son propre compte, il
aborda sérieusement le genre tragique dans Medée (i635) ;
I. Voyez tomn X, p. 71.
SUR PIERRE CORNEILLE. xxv
mais quoique ce fût là à beaucoup d'égards une tentative heu-
reuse, elle ne satisfit entièrement ni son auteur ni le public, et
le génie inquiet et infatigable de Corneille se remit en quête
de sa voie, certain déjà de la trouver. L'Espagne l'attira, soit
qu'il eût de lui-même donné cette direction à ses études, soit,
comme on l'a prétendu, qu'il eût suivi en cela les conseils de
M. de Châlon, ancien secrétaire des commandements de la
Reine mère, retiré à Rouen. Ce qu'on n'a pas assez remarqué,
c'est qu'il préluda au Cid par V Illusion comiijue (i636). Les
exagérations du capitan ne manquent sous sa plume ni de
noblesse ni de dignité : il le fait en plus d'une circonstance
plus réellement majestueux qu'il n'aurait fallu. Sa grande
âme tournait malgré lui au sublime ; elle y était entraînée
invinciblement, et Matamore parle déjà parfois le langage de
Rodrigue. Ce fut dans les derniers jours de i636 que parut
ce merveilleux Cid, sur lequel nous nous étendrons d'autant
moins ici, que nous en avons plus longuement exposé l'his-
toire dans notre édition. Le savant M. Viguier, dont les amis
des lettres déplorent la perte récente, en a indiqué, dans un
mémoire spécial, les origines espagnoles '. Quant à nous, nous
avons raconté, dans la longue notice consacrée à cet ou-
vrage^, tout ce que nous avons pu recueillir de relatif à ses
premières représentations, à l'afiluence qui s'y porta, au jeu
des comédiens qui remplirent les principaux rôles ; nous avons
dit la colère des confrères de Corneille et en particulier de
Scudéry, la complicité de Richelieu, dont cette pièce excitait
la jalousie de poète et les légitimes susceptibilités de ministre ;
nous avons exposé, dans tous ses détails, le long procès porté
à cette occasion devant la juridiction littéraire de l'Académie
française ; nous avons reproduit les principales pièces de ce
procès, et enfin le jugement lui-même. On peut parcourir suc-
cessivement l'Excuse à Ariste et le Rondeau de Corneille^, qui
ont servi de point de départ et de prétexte à toute la querelle ;
les vers placés dans la dédicace de la Suivante '* et dont on
n'avait pas bien apprécié la portée, faute de remarquer qu'ils
n'avaient été publiés qu'après le Cid; les Observations de Scu-
I.. Tome III, p. 207 et suivantes. — 2. Tome III, p. 3 et suivantes.
3. Tome X, p. 74 et 79. — 4- Tome II, p. 118.
XXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE
déry ', les titres et l'analyse des pamphlets publiés contre Cor-
neille - ; le texte complet de tous ceux auxquels on a prétendu
qu'il avait eu, au moins indirectement, quelque part'^; enfin
les Senliments de l Académie *.
Au mois de janvier 1687, Pierre Corneille père reçut des
lettres de noblesse '', qu'il avait méritées, mais que, sans l'éclat
jeté sur son nom par son fils, il n'eût peut-être jamais obte-
nues, disions-nous dans notre notice sur le Cid''. Les dé-
couvertes intéressantes faites par M. Gosselin, depuis le mo-
ment où nous nous exprimions delà sorte, ont établi que nous
avions raison plus encore que nous ne pouvions le supposer.
Investi en iSgg, comme nous l'avons dit, de sa charge de
maître des eaux et forêts, Pierre Corneille père y avait trouvé
maintes occasions de déployer sa fermeté et son courage.
Plus d'une fois il avait eu à réprimer, les armes à la main,
les vols de bois qui se commettaient dans les forêts, et les
registres du Parlement attestent avec quels soins vigilants il
s'appliquait à réprimer tout désordre et à maintenir ses agents
dans le devoir. Par malheur, si Pierre Corneille, le père,
était énergique et intègre, il avait vui caractère âpre et absolu,
qui lui attira beaucoup d'ennemis. Des difiicultés qu'il eut
avec Amfrye, son verdier ', amenèrent, à l'occasion d'un mur
indûment élevé sur la limite de la propriété de Petit-Cou-
ronne, un très-long procès, que Pierre Corneille perdit le
i'"" juin 1618. En 1620, sans attendre que son fils fût en âge
de lui succéder, il donna sa démission. 11 avait donc quitté
ses fonctions depuis dix-sept ans, lorsque, au mois de jan-
vier 1687, on lui accorda des lettres de noblesse pour le
récompenser de la manière dont il s'en était acquitté. N'est-il
pas évident par là que ses bons services étaient fort oubliés, et
que les exploits de Rodrigue vinrent grandement en aide à la
I. Tome XII, p. 4^i-46i. — 3. Tome XII, p. 5o2-5i5.
3. Tomo III, p. 53--6. — II. Tome XII, p. ^63-5oi.
5. Voyez Pièces jiislificalives, n" iV, et, d.'ins VAIbnm. les armoi-
ries do la famille Corneille.
6. Tome m, p. 16.
7. On appelait ainsi, dit l'Académie, nn olficier iHabli pour com-
mander aux gardes d'inif^ for(îl éloignée des maîtrises.
SUR PIERRE CORNEILLE. xxvii
courageuse conduite du maître des eaux et forêts? Le père
de Corneille ne jouit pas longtemps de la distinction qu'il ve-
nait d'obtenir: il mourut le 12 février lOSg, à l'âge de
soixante-sept ans.
Les années qui sviivirent le succès du Cid furent bien tris-
tement remplies pour Corneille par les persécutions des jaloux
et des envieux, les chagrins de famille, les règlements de suc-
cessions*, les tracas d'affaires. Un sieur François Hays avait
obtenu des provisions de second avocat du Roi au siège géné-
ral des eaux et forêts, à la table de marbre du Palais, à Rouen ^,
qui venaient réduire de moitié les profits de la charge acquise
par Corneille dix ans auparavant. Nous ignorons quelle fut
l'issue de l'atraire ; mais elle demeura longtemps pendante et
nécessita de nombreuses démarches. On voit que les motifs qui
retardèrent jusqu au commencement de l'année i6Z(0 la repré-
sentation d'Horace furent de plus d'un genre et que le décou-
ragement de Corneille ne tenait pas à des causes purement lit-
téraires. Fort maltraité par les poètes et les critiques du temps,
lors de la nouveauté du Cid, Corneille espéra se ménager la
bienveillance de certains d'entre eux en leur lisant Horace
avant la représentation. Ce fut chez Boisrobert que la lecture
eut lieu, probablement afin de bien disposer le cardinal de
Richelieu. Les assistants, dont on ne nous a nominé peut-être
que les principaux, étaient Cliapelain, Barreau, Charpi, Faret,
l'Estoile et d'Aubignac^. Ce dernier fut d'avis de changer le
dénoûment ; l'Estoile appuya d'Aubignac ; Chapelain proposa
aussi un cinquième acte de sa façon. Mais si, en certaines cir-
constances. Corneille était un bourgeois assez humble, il garda
toujours comme poète une fière indépendance : il goûta peu
toutes ces observations. Nous ne savons pas ce qu'il y répondit
dans cette assemblée ; mais nous connaissons les sentiments
dont il était animé, par le a mauvais compliment » qu'il fit plus
tard à Chapelain, à qui il dit, d'un ton à ce qu'il paraît assez
bourru , « qu'en matière d'avis il craignait toujours qu'on ne les
lui donnât par envie et pour détruire ce qu'il avait bien fait. »
I. Voyez Pièces justificatives, n° V. — 2. Voyez ibidem, n° VI.
3. Voyez au tome III, p. 25^-257, ce que nous avons dit de cette
lecture, dont les biograpties de Corneille n'avaient pas parlé jusqu'ici.
XXVIII NOTICE HIOr.RAPHIQUE
La manière dont Corneille accueillit les critiques qu'on lui
adressa détruisit tout le bon eiîet qu'il eût pu se promettre de
la déférence témoignée aux hommes de lettres, plus ou moins
en crédit, à qui il avait lu Horace. On comprend que toute la
coterie hostile à l'auteur du Cid se soit émue et qu'il ait été
un instant question d'observations et de jugement sur la nou-
velle pièce'. Heureusement la position que Corneille avait
déjà conquise et la fermeté de son altitude calmèrent cette ef-
fervescence; et, à partir de ce moment, il n'eut plus à redouter
d'autre juge que le public.
A Horace succéda Cinna. Ce fut après ce nouveau triomphe
qu'eut lieu le mariage de Corneille. A en croire son neveu
Fontenelle, il ne fallut rien moins qu'une intervention toute-
puissante et fort inattendue pour que le poêle pût épouser
Marie de Lamperière, fille de Mathieu de Lamperière, lieute-
nant général aux Andelys.
« M. Corneille, encore fort jeune, dit-il, se présenta un jour
plus triste et plus rêveur qu'à l'ordinaire devant le cardinal
de Richelieu, qui lui demanda s'il IravalUoit : il répondit qu'il
étoit bien éloigné de la tranquillité nécessaire pour la compo-
sition, et qu'il avoit la tète renversée par l'amour. Il en lallut
venir à un plus grand éclaircissement, et il dit au Cardinal
qu'il aimoit passion némen tune fille du lieutenant général d'An-
dely, en Normandie, et qu'il ne pouvoit l'obtenir de son père.
Le Cardinal \oiilut que ce père si difficile vînt à Paris; il y
arriva tout tremblant d un ordre si imprévu, et s'en retourna
bien content d'en être quitte pour avoir donné sa fille à un
homme qui avoit tant de crédit-. »
La première nuit de ses noces. Corneille lut tellement ma-
lade que le bruit courut à Paris qu'il était mort d'une pneu-
monie. Ménage lit, sans perdre de temps, une pièce de vers
latins en l'honneur du prétendu défunt-'.
Ce morceau est important pour la biographie de Corneille ;
1. Voyez lomc III, p. a5^i.
2. Œuvres rir Fonlenrllc, Vie de. CnrnciUc, tomn III, p. 12a et laS
(/•dition (le 17/1:*).
3. Pktiu Cornui,!! Eimckdium.
Ilos versus scrijisi tjuiiin falso nobis nitnlinliini fuisset Corneliuin. quo die
SUR PIERRE CORBEILLE. xxix
car, à défaut d'acte authentique, il nous fait approximativement
connaitre l'époque à laquelle il prit femme. Dans ses vers, Mé-
nage parle d'Horace, de Cinna, ce qui prouve que le nouveau
marié n'était pas fort jeune, comme le dit Fontenelle, mais déjà
d'un âge mûr. Cinna est de i64o; Corneille, né en 1606, se
maria donc à trente-quatre ou trente-cinq ans, et ne tarda
guère à devenir père; car dans une lettre du i"" juillet i64i ',
il annonce à un ami la grossesse de sa femme ; et le 10 janvier
i6/i2, elle accoucha d'une fille, qui fut appelée Marie.
C'est sans doute vers le temps de son mariage que Cor-
neille entra en relation avec l'hôtel de Rambouillet. C'était
là un puissant secours contre la jalousie de ses ennemis lit-
téraires, mais non le moyen de nourrir et de développer cette
admirable simplicité qui, dans les moments de haute et grande
inspiration, distinguait son génie-. Dans cette Guirlande
poétique que Montausier offrit à Julie d'Angennes trois ou
uxorem duxerat, diem suurn ex peripneuinonia obiisse : nain vivit Corné-
lius, et precor vivat.
Vita fugit, sed faina manet tua, maxime vatun,
Sœcla feres Clarii munere longa Dei.
Donec Apollineo gaudcbil scena cothurno.
Ignés dicentur, piilchra Chimena, lui :
Quos maie qui carpsit, dicam, dolor omnia promit,
Carminis Iliaci nobile carpat opus.
haie, testis eris ; testis qui jlumina polas
Flava Tagi ; nec tu, docte Batave, neges :
Omnibus in terris per quos audita Chimena ;
Jamque ignés vario personat ore suos.
Nec tu, crudelis Medea, taceberis unquam.
Non Graia inferior, non minor Ausonia.
Vos quoque tergemini, mavorlia pectora, fratres.
Et te, Cinna ferox, fama loqueiur anus.
Quid referam soccos, quos tempora nulla silebunt,
Totque, Elegeia, tuos, totque, Epigramma, sales?
{Miscellanea, i652, in-4°, p. 17-20.)
1. Tome X, p. 437.
2. Corneille fut de son temps un poëte fort à la mode, et fort ad-
miré des précieuses. On pourrait l'ctabUr par de très-nombreux, té-
moignages. On lit dans le Dictionnaire des précieuses de Somaize (édi-
tion de M. Livet, tome I, p. 290) : « Noziane (/a comtesse de
XXX NOTICE BIOGRAPHIQUE
quatre ans avant de l'épouser, il y a trois fleurs au moins, six
peut-être, à qui Corneille a dicté leurs hommages'. Ce fut dans
la chambre bleue de l'hôtel qu'il lut Polyeiicte à de belles
dames, un peu offusquées de l'austérité de l'ouvrage, et à un
évèque, fort blessé des excès de zèle de l'ardent néophyte^.
Corneille, à qui l'habitude de communiquer ses pièces, avant
la représentation, à un auditoire choisi ne profitait décidément
pas, et qui cependant ne la perdit point, ne fut, dit-on, con-
solé de sa déconvenue que par les conseils d'un acteur fort
médiocre, qui ranima son courage et le décida à laisser sa
pièce aux comédiens. On a même prétendu^ que ceux-ci ayant
d'abord refusé de jouer cette tragédie, Corneille donna son
manuscrit à l'un d'eux, qui le jeta sur un ciel de lit, où 11
demeura oublié plus de dix-huit mois ; mais M. Taschereau a
fait justice de cette fable invraisemblable.
Il faut dire à la décharge des auditeurs de Corneille que son
extérieur n'avait rien d'aimable, son débit rien de séduisant.
Nous avons déjà fait remarquer ailleurs^ que Boisrobert lui
reprochait de barbouiller ses vers ; les divers portraits que ses
contemporains ont faits de lui prouvent que ce reproche n'avait
rien d'exagéré.
« Simple, timide, d'une ennuyeuse conversation, dit la
Bruyère"; il prend un mot pour un autre, et il ne juge delà
Noailles) est une précieuse aussi spirituelle qu'elle a l'humeur douce.
Elle aime le jeu ; les vers lui plaisent extraordinairement, mais elle
ne les sauroit souffrir s'ils ne sont tout à fait beaux, et c'est par cette
raison qu'elle protège les deux Cléocritos {Pierre et Thomas Cor-
neille'), qui ne font rien que d'achevé, et qui, dans la composition
des jeux du cirque, surpassent tous les auteurs qui ont jamais écrit. »
— Dans un opuscule intitulé la belle de Ludre, Nancy, 18O1, on
trouve le passage suivant, tiré d'une oraison funèbre inédite : « Les
Benserade, les Racine, les Corneille rendront témoignage que per-
sonne ne savoit mieux estimer les choses louables, ni mieux louer
ce qu'il eslimoit. »
1. Tome X, p. 10 et 1 1 .
2. Voyez tome III, p. liC)C).
3. Anecdotes dramatiques, tome II, p. 8/|.
II. Tome III, p. a54 cl 255.
5. Des jiKjements, n" 50, tome II, p. loi de l'édition de M. Servois.
SUR PIERRE CORNEILLE. xxx
bonté de sa pièce que par l'argent qui lui en revient'; il ne
sait pas la réciter, ni lire son écriture. »
Vigneul Marville parle à peu près de même ^ : «A voir
M. de Corneille, on ne l'auroit pas pris pour un homme qui
faisoit si bien parler les Grecs et les Romains et qui donnoit
un si grand relief aux sentiments et aux pensées des héros. La
première fois que je le vis, je le pris pour un marchand de
Rouen. Son extérieur n'avoit rien qui parlât pour son esprit ;
et sa conversation étoit si pesante qu'elle devenoit à charge dès
qu'elle duroit un peu. Une grande princesse, qui avoit désiré
de le voir et de l'entretenir, disoit fort bien qu'il ne falloit
point l'écouter ailleurs qu'à l'Hôtel de Bourgogne. Certaine-
ment M. de Corneille se négligeoit trop, ou pour mieux dire,
la nature, qui lui avoit été si libérale en des choses extraordi-
naires, l'avoit comme oublié dans les plus communes. Quand
ses familiers amis, qui auroient souhaité de le voir parfait en
tout, lui faisoient remarquer ces légers défauts, il sourioit et
disoit: « Je n'en suis pas moins pour cela Pierre de Cor-
ce neille. » Il n'a jamais parlé bien correctement la langue fran-
çoise ; peut-être ne se mettoit-il pas en peine de cette exac-
titude, mais peut-être aussi n'avoit-il pas assez de force pour
s'y soumettre. »
Fontenelle, à la fin du portrait, fort intéressant pour nous
et fidèle sans aucun doute, qu'il nous a laissé de son oncle, ne
rend pas un témoignage beaucoup plus favorable de son talent
de lecteur: « M. Corneille, dit-il, étoit assez grand et assez
plein, l'air fort simple et fort commun, toujours négligé, et peu
curieux de son extérieur. Il avoit le visage assez agréable, un
grand nez, la bouche belle, les yeux pleins de feu, la physio-
1. « Corneille ne sentoit pas la Leauté de ses vers, » a dit Segrais
{Mémoires anecdotes, tome II des Œuvras, 1755, p. 5i). Charpen-
tier, plus rigoureux, accusant, comme d'autres l'ont fait. Corneille
d'avidité et d'avarice, s'exprime ainsi: « Corneille..., avec son pa-
tois normand, vous dit franchement qu'il ne se soucie point des ap-
plaudissements qu'il obtient ordinairement sur le théâtre, s'ils ne
sont suivis de quelque chose de plus solide. » (^Carpenleriana, Paris,
1724, p. iio.)
2. Mélanges d'histoire et de littérature, recueillis par Vigneul Mar-
ville (Bonaventure d'Argonne), 1701, tome I, p. 167 et 168.
XXXII NOTICE BIOGRAPHIQUE
nomie vive, des traits fort marqués et propres à être transmis à
la postérité dans une médaille ou dans un buste. Sa pronon-
ciation n'étoit pas tout à fait nette ; il lisoit ses vers avec force,
mais sans grâce '. »
Enfm Corneille, confirmant par avance ces divers témoi-
gnages, a dit de lui-même :
L'on peut rarement m'écouler sans ennui,
Que quand je me produis par la bouche d'autrui 2.
Heureusement le jeu des acteurs mit en relief les beautés de
l'admirable tragédie dont le débit de l'auteur et les préjugés
de ses auditeurs avaient un instant compromis le succès, et
Polyeucle parcourut une longue et fructueuse carrière ^. Les
contemporains de Corneille nous l'ont appris, sans nous four-
nir toutefois les éléments d'une relation quelque peu suivie
de la première représentation de ce chef-d'œuvre, dont la
date même est douteuse. On l'a généralement placée à l'an-
née i64o, mais un passage de la lettre latine du 12 décem-
bre 1G42, dans laquelle Sarrau engage Corneille à écrire
un éloge funèbre de Richelieu, semble devoir la reporter à
l'année i643*.
Pompée et le Menteur, ces deux pièces si différentes, sont,
comme nous l'apprend Corneille^, « parties toutes deux de la
même main, dans le même hiver. » Mais quel est cet hiver ?
Celui-de 1G41-1642, dit-on généralement; ce serait plutôt
1. Œuvres do Fontenelle, tome III, p. ia4 el i25.
2. Tome X, p. ^77.
3. Voyez tome III, p. 466-468.
4. Voyez tome X, p. 424- — Si celte date était adoptée, ce serait
il la lecture de Polyeucle dont nous venons do parler que se rappor-
terait on partie le passage suivant de la BiblioUùujae de Goujel. que
nous avons cité au tome IV (p. 277*), dans la Notice de la Suite du
Menteur. « Ces lettres (de Cluipeluin) montrent aussi que Corneille
fréquentoit souvent M. le chancelier Seguicr et l'hotcl de Rambouillet,
et (pj'll lisoit SCS piôces dramatiques avant de les livrer au théâtre. »
(^Lettres du 16 août iG43 et du 8 novembre i652.)
5. Tome IV, p. i3o.
* Où il fout, dans la note 2, remplacer tome X V II [iar tome XVIU.
SUR PIERRE CORNEILLE. xxxni
celui de 1 643-1 644, si la date que nous venons de proposer
pour Polyeucle paraissait devoir être adoptée.
En 1643, Corneille sollicita vainement le droit de faire jouer
par qui bon lui semblerait Cinna, Polyeucle et la Mort de
Pompée, qu'il avait fait représenter d'abord par les comédiens
du Marais, et que d'autres comédiens, le frustrant « de son la-
beur » (ce sont ses termes), avaient entrepris de représenter ;
mais ce « privilège, » qui ne nous semble aujourd'hui que la
simple garantie de la propriété de son travail, ne lui fut pas
accordé ' .
La suite du Menteur paraît devoir être placée à l'année i644-
C'est aussi en i644 ou i645 que vient la première représenta-
tion de Rodogane, qui obtint un éclatant succès, fort propre
à dédommager le poète des ennuis qu'avait dû lui causer le
plagiat, d'ailleurs très-maladroit, de Gilbert, que nous avons
raconté tout au long dans notre i\otice sur Hodogune-.
En 1644, Antoine Corneille, frère de Pierre, et religieux au
Mont-aux-Malades, fut nommé curé de Fréville. A cette occa-
sion, il reçut de sa mère, à titre de prêt, quelques objets mobi-
liers et la casaque de drap noir de son père, et donna du tout
un reçu qui prouve quelle était encore la simplicité de vie de
cette famille à l'époque même où l'illustre poète avait déjà
écrit ses chefs-d'œuvre ^
La chute de Théodore, qui suivit de fort près l'heureux
succès de Hodogune, dut surprendre d'autant plus Corneille
qu'il considérait les choses de trop haut pour être sensible à ce
que le sujet de sa pièce présentait de choquant, et qu'il s'éton-
nait de la meilleure foi du monde de la prévention et de l'aveu-
glement du public.
Vers cette époque, Louis XIV enfant lui adressa une lettre
officielle afin de le prier de composer des vers pour un grand
ouvrage à figures que préparait Valdor, les Triomphes de
Louis le Juste''. Cet honneur fut bientôt suivi d'un témoignage
d'admiration et d'amitié venu de moins haut, mais qui proba-
1. \ oyez Pièces justificatives, n^ \II.
2. Tome IV, p. 899.
3. Voyez Pièces justificatives, n° VIII.
4. Voyez notre tome X, p. lo/j et suivantes.
Corneille, i c
XXXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE
blement toucha encore plus Corneille : d'un éloge des plus
enthousiastes parti de la plume de son cher Rotrou'. La ma-
nière inattendue dont ces louanges sont amenées, dans une
tragédie romaine, au moyen d'un étrange anachronisme,
montre combien ce sincère ami avait recherché l'occasion
d exprimer ses sentiments d admiration. Dans le Véritable
Saint-Genest (acte I, scène v), le principal personnage est,
comme l'on sait, un comédien qui devient chrétien et martyr.
L empereur Dioclétien, après lui avoir prodigué des éloges
mérités, l'interroge ainsi :
Mais passons aux auteurs, et dis-nous quel ouvrage
Aujourd'hui dans la scène a le plus haut suffrage,
Quelle plume est en règne, et quel fameux esprit
S'est acquis dans le cirque un plus juste crédit.
A quoi Saint-Genest finit par répondre en faisant allusion à
Cinna et à Pompée :
Nos plus nouveaux sujets, les plus dignes de Rome,
Et les plus grands efforts des veilles d'un grand homme,
A qui les rares fruits que la muse produit
Ont acquis dans la scène un légitime bruit.
Et de qui certes l'art comme l'eslime est juste.
Portent les noms fameux de Pompée et d'Auguste.
Ces poëmes sans prix où son illustre main
D'un pinceau sans pareil a peint l'esprit romain.
Rendront de leurs beautés votre oreille idolâtre,
Et sont aujourd'hui l'âme et l'amour du tliéâtre.
Nousinenlionnerons ici à sa date une lettre du i8 mai i646,
où Corneille remercie \oyer d'Argenson d'un poème sacré
qu'il vient de recevoir de lui en présent, et nous fait connaître
son opinion sur les écrits de ce genre. Je « m'étois persuadé,
dit-il dans un passage fort altéré par les premiers éditeurs,
que d'autant plus que les passions pour Dieu sont plus élevées
et plus justes que celles qu'on prend pour les créatures, d'au-
tant plus un esprit qui en seroit bien touché pourroit faire des
I. Corneille disait un jour avec orgueil que « lui et Rotrou
feroienl subsister des saltimbanques. » (^Menagiana, Paris, 171 5,
tome III, p. 3oG.)
SUR PIERRE CORNEILLE. xxxv
poussées plus hardies et plus enflammées en ce genre d'é-
crire ' . »
Voilà qui fait pressentir le futur traducteur de V Imitation de
Jésus-Christ. Jusqu'à ce moment toutefois Corneille était exclu-
sivement occupé du théâtre, et vers la fin de cette année 1646,
ou dès les premiers jours de la suivante^, il fit représenter
Héraclius, que Boileau appelait une espèce de logogriphe^,
mais dont, malgré la complication volontaire de l'intrigue, le
succès ne fut pas un instant compromis.
C'est le 22 janvier 1647, plus de dix ans après le Cid,
que Corneille fut élu membre de l'Académie française, qui
avait si vivement critiqué son premier chef-d'œuvre. Il
s'était vu préférer successivement M. de Salomon, M. du Ryer,
et il aurait peut-être encore échoué devant M. Ballesdens si
celui-ci n'avait eu le bon goût de se retirer devant lui, et si
d'autre part, pour lever un dernier obstacle, l'illustre candidat
n'avait pris soin de faire dire à la Compagnie : « qu'il avoit
disposé ses aflaires de telle sorte qu'il pourroit passer une
partie de l'année à Paris*. »
Charles le Brun reproduisit les traits du nouvel académicien
dans une excellente peinture, qui est devenue le portrait com-
munément adopté où tous le reconnaissent •'. Ce lut, suivant
I. Tome X, p. /i/15. — 2. Tome V, p. ii5 et iiG.
3. Bolœana, Amsterdam, 1742, p. 112. — 4- Tome V, p. i4i.
5. Il faut consulter sur les portraits de Corneille l'excellente no-
tice de M. Hellis intitulée : Découverte du portrait de Corneille peint
par Ch. Lebrun, Rouen, le Brument, i848, in-8". L'auteur signale
particulièrement : le portrait gravé, in 4°, de Michel Lasne, qui
porte la date de i643, et qui a été reproduit plusieurs fois en tête
des œuvres du poëte, notamment dans l'édition in- 12 de i644 ; le
portrait fait par le Brun en 1647. gravé en 1766 par Ficquet, et dont
on peut voir la reproduction dans l'A/èumqui accompagne notre édi-
tion ; le portrait gravé par Vallet, d'après le dessin de Paillet, pour
l'édition in-folio, de i663, du Théâtre de Corneille; enfin le portrait
maladroitement flatté et fort peu ressemblant exécuté par Sicre,
gravé par Cossin en i683, et par Lubin pour les Hommes illustres
de Perrault, publiés de i6g6 à 1701. On voit au musée do Rouen,
sous le n° 477, ^" " Portrait de Pierre Corneille par Philippe de
Champaigne, acquis en 1860; » mais cette attribution à Philippe de
Champaigne ne paraît pas mériter beaucoup de confiance.
XXXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE
toute apparence, pour l'en remercier que Corneille écrivit, au
sujet de la fondation de l'Académie de peinture, la pièce de
vers intitulée : la Poésie à la Peinture, en faveur de l'Acadé-
mie des peintres illustres'. Il y célèbre le retour de « cette
belle incormue, la Libéralité, » qui, vainement appelée par les
poètes, semble consentir à reparaître aux yeux des peintres.
Nous arrivons au temps de la Fronde, si désastreux pour
l'État, si funeste pour les arts et les lettres, particulièrement
pour les auteurs dramatiques et les comédiens, etdurantlequel,
suivant l'expression de Corneille, les désordi-es de la France
ont resserré dans son cabinet ce qu'il se préparait à lui don-
ner-. Ces troubles n'empêchèrent point toutefois la publication
du magnifique ouvrage de N'aldor, auquel avait travaillé notre
poëte: les Triomplies de Louis le Juste. 11 parut le 22 mai i649-
On devait tenir naturellement, dans des circonstances si graves,
à ne rien négliger de ce qui pouvait rendre à la royauté un
peu de prestige et d'éclat.
Il est assez difficile de suivre pendant cette époque le dé-
tail de la vie de Corneille. Il faut se contenter d'indiquer
quelques faits, qui ont pour nous leur intérêt, mais qu'aucun
lien commun ne rattache les uns aux autres. Le Sonnet au
R. P. dam Gabriel à l'occasion de sa traduction des Épîtres
de saint Bernard'^ nous montre une fois de plus que notre
poète avait dès lors avec divers religieux d'excellentes rela-
tions, qui durent contribuer pour une certaine part au change-
ment de direction que subit par la suite son talent.
Un billet du 25 août 16^9 ' nous apprend, par le lieu d'où
il est daté, que Corneille avait alors momentanément quitté
Rouen, et qu'il était à Nemours, très-probablement chez le
médecin Dubé, son parent et allié, comme il rappelle, dont
il adresse à un de ses amis un ouvrage tout réceuuncnt pu-
blié.
Vers les derniers jours de i6Zi(), les troubles politiques, un
instant apaisés, laissèrent quelque place aux questions litté-
1. Tome X, p. n6.
2. Tome X, p. ^^g. — Voyez aussi la Notice d'Andromède,
tome V, p. 2^8-25 1.
3. Tome X, p. 123. — [^. Tome X, p. I\b2 et /i53.
SUR PIERRE COR?sE[[J>E. xxxvn
raires. Une discussion des plus frivoles, mais qui néanmoins
conservait, ainsi que l'a remarqué notre poëte, quelque chose
de l'ardeur des passions du moment, occupa vivement les es-
prits. Il s'agissait de se déterminer entre le sonnet d'Uranie,
par Voiture, et celui de Job, par Benserade. Corneille, prié
de se prononcer à ce sujet, écrivit tour à tour trois petites
pièces, bien marquées au coin de cette réserve propre, dit-
on, aux caractères normands et dans lesquelles il est im-
possible de deviner auquel des deux poètes il donne vraiment
la préférence'. Peut-être, au fond du cœur, avait-il pour
ces deux productions, alors si goûtées, une indifférence égale,
que nous serions, pour notre compte, très-disposé à lui par-
donner.
Enfin le calme devint assez grand pour permettre de repré-
senter Andromède et Don Sanche, qui se suivirent de fort
près dans un ordre assez diiricilc à déterminer-.
Au moment où Corneille venait de faire représenter Andro-
mède, il se trouva investi pour un temps de fonctions pu-
bliques, qu'il ne regretta pas plus, sans doute, lorsqu'il les
quitta, qu'il ne les avait souhaitées quand on l'en revêtit.
Le i*"" février i65o, le Roi et la Reine mère quittèrent Paris
pour Rouen, où Mazarin vint les rejoindre le 3 du même
mois^. Plusieui's des créatures du duc de Longueville, gou-
verneur de Normandie, alors prisonnier à Vincennes, furent
destituées pendant ce vovage royal, et la Gazelle et divers
actes découverts par M. Floquet au greffe de Rouen, et qu'on
trouvera à la suite de cette notice^, établissent que le i5 fé-
vrier le sieur Bauldry, procureur des états de Normandie,
fut remplacé dans ses fonctions par Pierre Corneille, ce qui
lui valut, dans l'Apologie particulière pour M. le duc de
Longueville, une attaque d'ailleurs fort adoucie par l'estime
dont jouissait le poëte. Après un éloge très-complaisamment
développé du sieur Bauldry, l'auteur anonvme parle en ces
termes de celui par qui on l'a remplacé : « On lui a donné
un successeur qui sait fort bien faire des vers pour le théâtre,
I. Tome X, p. 125-128. — 2. Voyez tome V, p. Sgg et i^oo.
3. Gazette de i65o, p. i84 et p. 807 et 3o8.
4. Voyez Pièces justificatives, n° IX.
xxxviii NOTICE BIOGRAPHIQUE
mais qu'on dit être assez mal habile pour manier de grandes
affaires. Bref, il faut qu'il soit ennemi du peuple, puisqu'il
est pensionnaire de M. de Mazarin. » Du reste, on ne sait
rien de la façon dont Corneille remplit cette charge, qui,
l'année suivante, le i5 mars, fut rendue à Bauldry, lorsque
le duc de Longueville eut fait sa paix avec la cour. Le 18 mars
i65o, Corneille avait vendu et résigné, moyennant six mille li-
vres tournois, ses offices de conseiller et avocat du Roi à la
table de marbre' ; il se trouva donc, à partir de ce moment,
dépourvu de toutes fonctions officielles.
Nicomède fut représenté au commencement de i65i. Le ton
de ce drame, élégant mélange de tragique et de familier, pro-
cède directement, ce semble, de l'époque de la Fronde, où, dans
les affaires publiques, la tragédie tournait à l'ironie, et où les
plus tristes désastres, les plus affreuses misères engendrées
par les luttes des grands étaient masqués à leurs yeux par des
mots spirituels et d'agréables reparties.
Après celte pièce, Corneille aborde un genre d'écrits tout
différents. Longtemps, malgré ses sentiments chrétiens, son
talent avait eu, dans la plupart de ses œuvres, un caractère
tout profane. Dans Polyeucte, il avait réussi à réunir les plus
intéressantes conceptions dramatiques à l'expression la plus
élevée de la foi et de la ferveur. Dans Théodore, il avait
espéré de remporter de nouveau un triomphe si difficile ; mais
la nature du sujet avait été un obstacle insurmontable, même
pour un poêle de génie. 11 ne voulait cependant pas renoncer
à revêtir des ornements de la poésie les pensées religieuses
qui se présentaient souvent à son esprit et dans lesquelles ses
anciens et vénérés maîtres ne cessaient de l'entretenir. Ce
fut sans grand'pcine assurément qu'il se laissa persuader
par des Pères jésuites de ses amis d'entreprendre la traduc-
tion en vers de Vlinilaùon de Jésus-Christ; et le i5 no-
vembre if)5i il en faisait paraître les vingt premiers cha-
pitres. Pendant qu'ils étaient accueillis avec faveur et même
avec enthousiasme par tous ceux qui se réjouissaient de cet
éclatant témoignage de la profonde piété du grand poëte, on
fit à Perlkarite(^iQb2)\a plus k mauvaise réception'''. » Les cir-
I. Voyez Pièces justificatives, n" X. — 2. Tome VI, p. 5.
SUR PIERRE CORNEILLE. xxxix
constances politiques et la misère générale n'étaient alors
guère favorables au théâtre, et Scarron ne faisait que se
rendre l'écho de l'opinion publique en disant dans son Epitre
chagrine :
Rien n'est plus pauvre que la scène
Qu'on vit opulente autrefois,
Quoique le plaisir de nos rois.
Il n'est saltimbanque en la place
Qui mieux ses affaires ne fasse
Que le meilleur comédien.
Soit françois, soit italien.
De Corneille les comédies,
Si magnifiques, si hardies,
De jour en jour baissent de prix.
(^Les Œuvres de M. Scarron, 1668, tome I, p. 16.)
Corneille lui-même s'exprime ainsi dans l'avis Aa lecteur
de Pertharite^ : «Il est temps que des préceptes de mon
Horace je ne songe plus à pratiquer que celui-ci :
Solve senescentem mature sanus equum, ne
Peccel ad extremum ridendus et ilia ducat'^. »
Bien des années plus tard, lorsqu'après un long éloigne-
ment Corneille était revenu au théâtre, un écrivain sans
mérite, qui a été du moins pour lui un sincère ami, et à qui
cette amitié a fait écrire par hasard quelques pages naturelles
et convaincues, l'abbé de Pure, faisait ainsi 1 éloge de cette
résolution :
« Puisque le plaisir est l'objet naturel et primitif des spec-
tacles, sitôt qu'on s'aperçoit que l'on ne plaît plus, il faut que
le poëte fasse judicieusement sa retraite, qu'il se résolve de
bonne foi à quitter une place qu'il ne peut tenir, et qu'à
l'exemple d'un ancien, il cesse par raison, sans attendre de
s'y voir forcé par sa foiblesse. Nous avons vu de nos jours
une pareille résolution qui a passé pour exemplaire, et dont le
souvenir a plu même après la dédite et la conlrevention ; mais
c'est toujours beaucoup d'avoir pu la former, et la vanité qui
1. Tome VI, p. 5.
2. Livre I, épilre i, vers 8 et 9.
XL NOTICE BIOGRAPHIQUE
ne nous quitte point ne nous laisse pas souvent cette liberté
de reconnoître et encore moins d'avouer nos défauts '■. »
Il n'est pas étonnant qu'après le succès si divers de ses deux
derniers ouvrages, Periharite et le commencement de Vlmi-
ialion. Corneille ait longtemps cessé de travailler pour le
théâtre, et se soit attaché avec ardeur à continuer sa pieuse
traduction, dont il avait publié les premiers chapitres sans trop
savoir s'il poursuivrait sa tâche, et seulement, nous dit-il,
« pour coup d'essai, et pour arrhes du reste ^. »
Les recherches dont la vie et les œuvres de Corneille ont été
l'objet dans ces derniers temps ont en partie comblé le vide
que ses biographes du dix-huitième siècle avaient laissé dans
l'histoire des années où il demeura éloigné du théâtre. En
1840, M. Devillc a communiqué à l'Académie de Rouen la
description d'un registre de la paroisse Saint-Sauveur de
Rouen, qui contient les comptes dressés par Pierre Corneille
en sa qualité de marguillier et de trésorier en charge de ladite
paroisse, pour l'année écoulée de Pâques i65i à Pâques
ifi52^. M. Célestin Port publia en i852 quatre lettres iné-
dites, adressées par Pierre Corneille au R. P. Boulard,abbé
coadjutcur de Sainte-Geneviève, au sujet de la traduction de
l'Imitation. La première est de la veille de Pâques 1603, et il
y est question de ces comptes de la paroisse Saint-Sauveur
dont nous venons déparier ; la dernière est du 10 juin iGSO^.
Enfin, en 1867, une intéressante communication de M. Gos-
selin à M. Taschereau nous montre Corneille faisant en i652
quelques acquisitions dans une vente de livres à Rouent
Si l'on joint aux lettres publiées par M. Port l'ensemble des
préfaces des diverses éditions de l'Imitation, que nous avons
pour la première fois rassemblées d'une manière complète, si
Ion prend la peine de lire en note au commeucemcnl de chacun
des chapitres la description des divers sujets des gravures que
1. Idée drs spectacles anciens et nouveaux, par M. !\I. D. P. (Michel
de Pure). A l'aris, chez Michol iîrunnt, i6(')8, p. 168.
2. Tomo VIII, p. 17.
3. Voyez Pièces justificatives, n" XI.
Ix. Voyez tome X, p. 458-1^73.
5. La bibliothèque mise en vente, par suite de saisie, ûtait celle
SUR PIERRE CORNEILLE. xli
le traducteur y avait jointes dans plusieurs éditions, et si l'on
considère le soin qu'il avait pris de les accompagner de de-
d'un commis au greffe du parlement de Normandie. On lit dans le
procès-verbal de la première vacation :
Corneille. Neuf livres in-octavo couverts de parchemin, tous diffé-
lo. rents, contre les jésuites, adjugés à M. Corneille,
demeurant rue de la Pie, à 6 livres.
Dans celui d'une vacation suivante :
Corneille. Un Blondi de Roma triumphante, in-folio couvert en
327. bois, adjugé audit sieur Corneille, à 8 livres.
Et enfin dans la sixième et dernière :
Corneille. Un Dante italien, in-folio, adjugé audit sieur Corneille,
3/14. 12 livres.
Rien jusque-là ne prouve qu'il soit ici question de Pierre plutôt que
de Thomas. M. Gosselin, prévoyant l'objection, la réfute ainsi: a A.
cela je n'ai qu'une réponse à faire : c'est que l'année dernière, avant
trouvé à la foire de Saint-Romain un mauvais exemplaire de de Roma
triumphante. j'y ai vu, à ne m'y pas tromper, cinq à six mots de la
main de Pierre Corneille. J'ai voulu l'acheter, mais il était trop tard ;
une personne, que je n'ai pu connaître, l'avait, avant moi, payé et fait
mettre en réserve. » (OEuvres complètes de P. Corneille, édition de
M. J. Taschereau, 1867, tome I, p. xxiv et xxv.)
Il serait fort intéressant de reconstituer la bibliothèque de Cor-
neille. Par malheur, je n'ai à mentionner, outre le volume qui lui
fut donné en prix (voyez ci-dessus, p. xix), et ceux qui précèdent,
cpae deux autres ouvrages. Encore le second donne-t-il lieu à un doute
très-fondé (voyez ci-après). Ce sont: i" les Tableaux des deux Philos-
trate, volume in-folio, qui porte au commencement la signature de
Pierre Corneille et à la fin celle de Thomas Corneille, et était conserve
par un M. de Boisguilbert près de Louviers ; le sujet de Rodogune
fait partie de ces tableaux ; c'est peut-être la vue de la gravure qui a
donné au poëte l'idée de le traiter. 2° Aresta amorum, Parisiis, apud
J. Ruellium. Sur le titre est écrit : Par Martial d'Auvergne, procureur
au parlement de Paris. Corneille ai La fin du mot est dans la marge
et ne se lit pas bien. L'orthographe aîné, avec un accent circonflexe,
n'était pas inconnue du temps de Corneille ; mais nous avons toute
raison de croire que ce n'était pas la sienne (voyez tome XI, p. xc).
Le premier de ces renseignements nous a été fourni par un carton
de Notes et documents manuscrits relatifs à P. Corneille, venant de
M. Houel et de quelques autres personnes, et faisant partie de la
bibliothèque de M. le baron Taylor, qui a bien voulu nous les com-
muniquer ; le second est dû à l'obligeance de M. Julien Travers.
xLii NOTICE BIOGRAPHIQUE
vises choisies avec une ingénieuse recherche, soit par lui soit
par ses amis, on n'aura pas de peine à croire que Corneille,
qui avait toujours été (Polyencie ne permet guère d'en douter)
un chrétien sincère, ait, en s'éloignant du théâtre, embrassé
avec ferveur les pratiques de la dévotion.
Les documents que nous venons de mentionner ne devaient
pas être ignorés au moment de la mort de Corneille. Si l'on
ne s'occupa pas alors de les réunir, c'est qu'à celte époque on
ne s'intéressait qu'aux œuvres d'un poëte, non à sa personne, et
encore, parmi ses œuvres, aux plus brillantes et aux plus cé-
lèbres. Quant aux commentateurs et aux biographes du dix-
huitième siècle. Voltaire et Fontenelle, ils n'auraient eu garde
d'insister sur ces détails, même s'ils les eussent connus. Ces
vérités auraient été de celles que ce dernier eût gardées dans
sa main, car d'ordinaire les critiques de ce temps ne pous-
saient pas la sincérité jusqu'à rapporter, en historiens fidèles,
même les faits contraires à leurs convictions.
Pendant cette période de la vie de Corneille, éclairée dans
ces dernières années, comme nous venons de le voir, d'un
jour nouveau, on fit courir encore le bruit de sa mort, qui fut
démenti en ces termes par Lorcl, dans la Muse historique du
2 janvier i655 :
Par je ne sais quels colporteurs
Un de nos plus fameux auteurs
Fut occis dès l'autre semaine,
C'est-à-dire, ils prirent la peine
De crier partout son trépas.
Quoique défunt il ne fiU pas.
Cet auteur est Monsieur Corneille,
Qui du Parnasse est la merveille,
Dans la France fort estimé.
Et surtout beaucoup renomme
Pour S(!S beaux poëmes comiques.
Mais cncor plus pour les tragiques,
l'ar lesquels il a mérité
D'ennoblir sa postérité,
Dès le temps do ce prince auguste
Que l'on nommoit Louis le Juste.
Divin génie 1 esprit cbarmant I
Rare honneur du pays normand I
SUR PIERRE CORNEILLE. xliii
Mon illustre compatriote.
Dont l'àme est à présent dévote,
Détruisant cette folle erreur,
Qui me mettoit presque en fureur,
Mon âme est aujourd'hui ravie
De te restituer la vie.
Les rares petites pièces de vers échappées à Corneille vers
ce temps-là se distinguent presque toutes par leur caractère
sérieux. Nous citerons l'épitaphe d'Elisabeth Ranquet, morte au
mois d'avril i6bfi, a Briquebec, en odeur de sainteté * ; un son-
net d'untourtrès-ferme,pourobtenirlaconûrmation des lettres
de noblesse de 163-, mises en question par la déclaration du
3o décembre i656- ; un autre, plein de fierté, placé en 16Ô7
par Campion en tète de ses Hommes illustres *. Ce n'était plus
d'ailleurs qu'avec peine que Corneille se décidait à écrire de
ces petites poésies. Gilles Boileau, qui lui avait demandé des
vers sur la mort du président Pomponne de Bellièvre, et au-
quel il répondit, à ce qu'il parait, qu'il n'avait ni le talent de
louer, ni celui de blâmer, fait vivement ressortir le contraste
que forme un refus ainsi motivé avec la conduite qu'il avait
tenue précédemment. En exhalant sa mauvaise humeur à
cette occasion, il énumère une série d'opuscules, dont quel-
ques-uns n'ont pas encore été retrouvés *.
Corneille étant parvenu à la cinquantaine tout occupé de
graves pensées, de pieuses résolutions, semblait s'être pour
jamais éloigné du théâtre, lorsqu'un incident assez simple vint
changer ses nouvelles habitudes, modifia ses dispositions, et
lui fit reprendre ses anciens travaux. En i658, la troupe de
Molière s'établit à Rouen vers Pâques, et v resta jusqu'au mois
d'octobre. Un auteur dramatique, même devenu marguillier,
a bien du mal à ne point fréquenter le théâtre, surtout lors-
qu'on y joue ses pièces, et il lui est difficile de rester indiffé-
rent à la vue des belles et aimables personnes qui y remplis-
sent avec éclat les principaux rôles. On remarquait principa-
lement dans cette troupe la du Parc, assez habituellement
appelée» la Marquise. » Corneille, charmé, se mit bientôt à la
I. Tome X, p. i33. — 2. Tome \, p. i35.
3. Tome X, p. i3-. — 4- Tome X, p. 473-/476.
XLiv NOTICE BIOGRAPHIQUE
célébrer, tant sous cette dénomination que sous celle d7/'(s.
Comment ce chrétien austère, déjà sur le penchant de l'âge,
parvient-il à parler de sa passion poétique à la jeune et jolie
comédienne, sans scandaliser et sans faire sourire ? comment
sait-il prendre un ton presque badin, sans rien perdre de sa
dignité ? c'est ce qu'il est plus facile de sentir que d'expli-
quer, et nous ne saurions mieux faire que de renvoyer le lec-
teur aux poésies mêmes : « Iris, dit le poëte,
Iris, que pourricz-vous faire
D'un galant de cinquante ans ' ? »
Cependant, si déraisonnable que lui paraisse cet amour, il s'y
laisse entraîner, et l'on sent que sous la frivolité apparente du
langage se cache un sentiment profond, qui nous paraît s'être
prolongé plus encore qu'on ne l'a cru. Est-il bien hardi de sup-
poser que c'est ce sentiment qui a inspiré à Corneille, dans les
pièces postérieures à ce temps, ses types de vieillards amou-
reux, très-neufs dans la tragédie, et d'une vérité fort origi-
nale ^ ? L'élégie Sur le dépari d'Iris se termine de façon à faire
croire que cet hommage fut le terme de ce commerce de galan-
terie ^ ; mais les vers amoureux continuèrent : ilsudit pour le
voir de feuilleter les œuvres de Corneille. Cette disposition
d'esprit aidant, il fit bon accueil aux présents et aux proposi-
tions encourageantes de Foucquet, qui l'engageait à travail-
ler de nouveau pour le théâtre. Voici en quels termes il lui
répond :
Je sens le même feu, je sons la môme auilacc
Qui fit plaindre le Cid, qui fit combattre Horace;
Et je me trouve encor la main qui crayoïma
F/àme du grand Pompée et l'esprit de Cinua.
Choisis-moi seulement quelque nom dans l'Instoirc
Pour qui tu veuilles place au temple do la Gloire''.
Eiilrc plusieurs sujets que le Surintendant bii proposa, Cor-
neille s'arrêta à celui d OEdipe'. La pièce réussit parfaitement,
I. Tome X, p. i68. — 2. Voyez tome X, p. i46, note 3.
3. Tome X, p. i/i8 et i/Jg. — 4- Tome VI, p. 122.
5. Tome \'I, p. 12/i.
SUR PIERRE CORBEILLE. xlv
et valut au poëte, de la part du Roi, des libéralités, qu'il consi-
déra comme « des ordres tacites, mais pressants, de consacrer
aux divertissements de Sa Majesté ce que l'âge et les vieux
travaux » lui avaient laissé d'esprit et de vigueur ' . Il agit en
conséquence. Après avoir écrit pour Marie-Thérèse d'Autriche
un sixain destiné à être mis en musique par Lambert -, il cé-
lébra le mariage de cette princesse avec le roi de France dans
le Prologue de la Toison d'or, pièce représentée avec grande
pompe à Neubourg, aux frais de M. de Sourdeac, et plus tard
à Paris, avec un succès et un éclat dont nous avons rapporté
tout au long les abondants témoignages^.
Le 3i octobre 1660 est la date de l'Achevé d^imprimer d'une
édition importante des œuvres de Corneille, revue par lui avec
le soin le plus consciencieux. Une de ses lettres nous le monti'e
occupé de cette révision. Dès le 9 juillet i658, il écrit à l'abbé
de Pure qu'il compte avoir terminé dans deux mois la correc-
tion de ses ouvrages, si quelque nouveau dessein ne vient l'in-
terrompre*. Depuis quelques années Corneille s'apercevait avec
douleur que les immenses progrès qu'il avait plus que personne
introduits dans la langue et dans l'art dramatique faisaient plus
vivement ressortir la faiblesse relative de ses premiers ouvra-
ges °. Comme il arrive toujours à la suite d'un grand mouve-
ment littéraire, les grammairiens et les critiques étaient venus
en foule. En 1647, Vaugelas avait écrit ses judicieuses /?emar-
ques, et Corneille en tint compte, dans sa révision, avec une
déférence dont on n'avait pas été suffisamment frappé, mais
que nous avons signalée à l'attention du lecteur dans la pré-
face de notre Lexique, et dont l'examen des variantes fournira
des preuves nombreuses. Il était loin, on le conçoit, d'ac-
I. Tome VI, p. 126. — 2. Tome X, p. i53.
3. Tome VI, p. 228-227. — ^- Tome X, p. /i82.
5. Santeul, dans un passage curieux, qu'on a négligé de recueillir,
nous montre notre poëte préoccupé de l'avenir, et prévoyant cpie sa
diction paraîtra un jour surannée : « La langue françoise est une
grande reine qui change de siècle en siècle d'équipage et de cou-
leurs, parce que l'usage est un tyran qui la gouverne sans raison. Le
grand Corneille me dit très souvent (lui dont le théâtre est si bien
paré) qu'il sera un jour habillé à la vieille mode. » {Réponse de Santeul
à la critique des inscriptions faites pour l'arsenal de Brest.^
xLvi NOTICE BIOGRAPHIQUE
cepter aussi volontiers les décisions de l'abbé d'Aubignac, qui,
dix ans après Yaugelas, en iGd-, avait écrit sur la Pratique
du théâtre un livre où, se proclamant de sa propre autorité le
législateur de la scène, il exagérait fort les rigueurs d'Aristote
et d'Horace, abusait étrangement des aveux pleins de noblesse
et de sincérité que notre poète avait eu l'imprudence de faire
devant lui, et s'attribuait le mérite des progrès accomplis de
son temps.
« M' étant avancé, dit-il, dans la connoissance des savants
de notre siècle, j'en rencontrai quelques-uns assez intelligents
au théâtre, principalement dans la théorie et dans les maximes
d'Aristote, et d'autres qui s'appliquoient même à la considéra-
tion de la pratique, et tous ensemble approuvèrent les senti-
ments que j'avois de l'aveuglement volontaire de notre siècle,
et m'aidèrent beaucoup à confondre l'opiniâtreté de ceux qui
refusoient de céder à la raison : si bien que peu à peu le
théâtre a changé de face, et s'est perfectionné jusqu'à ce point
que l'un de nos auteurs les plus célèbres (e/i marge : Monsieur
de Corneille) a confessé plusieurs fois, et tout haut, qu'en
repassant sur des poèmes qu'il avoit donnés au public avec
grande approbation, il y a dix ou douze ans, il avoit honte de
lui-même, et pitié de ses approbateurs '. »
Parfois d'Aubignac donne à Corneille de grands élooes, mais
presque toujours avec l'intention bien marquée de limiter son
génie et de restreindre l'admiration qu'il excite. Ainsi, défen-
dant les longues délibérations qui se trouvent dans certaines
tragédies : « J'exhorte, dit-il, autant que je le puis, tous les
poètes d'en introduire sur leur théâtre tant que le sujet en
pourra fournir, et d'examiner soigneusement avec combien
d adresse et de variété elles se trouvent ornées chez les an-
ciens, et, j'ajoute, dans les œuvres de M. Corneille ; car si on
y prend bien garde, on trouvera que c'est en cela ])rincipale-
ment que consiste ce qu'on appelle en lui des merveilles, cl ce
qui l'a rendu si célèbre-. »
Après avoir lu le passage qui précède, on comprend que
notre poète écrive à l'abbé de Pure avec sa fierté naïve : « Je
I . Pratique du Ihédlrc, p. 2(i et 27.
a. Ibidem, j). l\oZ.
SUR PIERRE CORNEILLE. xlvii
ne suis pas d'accord avec M. d'Aubignac de tout le bien
même qu'il a dit de moi '. »
Il eut l'ambition fort légitime de prendre à son tour la pa-
role sur des questions qu'il avait si bien étudiées et qui lui
importaient si fort, et joignit à son édition de 1660 trois Dis-
cours sur le théâtre, et des Examens de chacune de ses pièces
représentées jusqu'à cette époque.
Corneille prend au début de ce travail un ton modéré et
modeste, qu'on peut regarder comme une adroite critique de
celui de d'Aubignac : « Je hasarderai quelque chose, dit-il,
sur cinquante ans de travail pour la scène, et en dirai mes
pensées tout simplement, sans esprit de contestation qui m en-
gage à les soutenir, et sans prétendre que personne renonce
en ma faveur à celles qu'il en aura conçues^. » Ces paroles
adressées au public se trouvent commentées par les explica-
tions que Corneille donne à l'abbé de Pure, dans la lettre que
nous avons déjà citée ^ : « Bien que je contredise quelquefois
M. d'Aubignac et Messieurs de l'Académie, je ne les nomme
jamais, et ne parle non plus d'eux que s'ils n'avoient point
parlé de moi. »
On ne saurait trop apprécier chez l'impétueux auteur de
V Excuse à Ariste et de la Lettre apologétique les modifications
que l'âge et l'expérience avaient apportées à son tempérament
littéraire. 11 a su si heureusement, et avec une si habile modé-
ration, faire dominer dans son nouveau travail la forme du
précepte et de la fine observation, que les lecteurs qui négli-
gent de lire la lettre à l'abbé de Pure avant d'aborder les Z)ts-
cours sur le théâtre et les Examens, peuvent prendre cette
défense, adroite et souvent solide, pour un simple traité théo-
rique.
Au commencement de l'année 1661, nous trouvons Cor-
neille fort occupé des démarches à faire pour placer son se-
cond fils comme page chez la duchesse de Nemours *, démar-
ches couronnées, du reste, d'un prompt succès. Vers la fin de la
même année, une curieuse lettre à l'abbé de Pure ', jusqu'ici
I. Tome X, p. 486. — 2. Tome I, p. 16.
3. Tome X, p. 487. — 4. Voyez tome X, p. 488 et 489.
5. Voyez tome X, p. 489492.
xLviii NOTICE BIOGRAPHIQUE
fort mal publiée ', nous apprend qu'il a déjà presque achevé les
trois premiers actes de Sertorius ; nous le voyons persuadé
qu il n'a « rien écrit de mieux, » et le public contemporain
semble avoir partagé cette opinion -.
Au mois d'avril 1662, il écrit au même abbé de Pure : « Le
déménagement que je prépare pour me transporter à Paris me
donne tant d'alTaircs que je ne sais si j'aurai assez de liberté
desprit pour mettre quelque chose cette année sur le théâ-
tre ^. » 11 ne fit, en effet, rien représenter en 1662 ; et au
commencement d'octobre il n'avait pas encoi'e quitté Rouen''.
Non-seulement aucun ouvrage dramatique, mais nulle pièce
de vers ne vient se placer dans cette année, qu'un déménage-
ment de poëte semble, on a peine à le croire, avoir occupée
ou du moins troublée tout entière. C'est, il est vrai, à cette
époque que se rattache la Plainte de la France à Rome, écrite à
l'occasion de l'insulte faite au duc de Créquy, ambassadeur de
France, par les Corses de la garde du Pape ; mais nous avons
prouvé que cette pièce de vers, attribuée sans hésitation à Cor-
neille par la plupart de ses éditeurs et de ses biographes,
n'est point de lui, mais de Fléchier '.
Où Corneille vint-il habiter à Paris en quittant Rouen? Ce
fut, selon M. Edouard Fournier, à l'hôtel de Guise, rue du
Chaume, où est aujourd'hui le palais des Archives. Il est vrai
qu'en i663 d'Aubignac nous apj)rcnd que notre auteur y avait
« le couvert et la table, » et Tallemant des Réaux raconte
qu'il avait « trouvé moyen » d'y « avoir une chambre* ; » mais
cela ne s'applique-t-il pas aux séjours passagers que le poëtc
venait faire seul à Paris, dans le temps où il hal)ilait encore
Rouen, plutôt qu'à une installation [)crmancnte et complète
avec femme et enfants ?
On peut être encore plus tenté de le croire si l'on remarque
que le 7 septembre i(355, Tristan i'Ilcrmitc mourut à l'hôtel
1. Voyez tome X, p. /^go, notes 1, 4 et 5, et p. ^gi, noie 4.
2. Voyez tome VI, p. 353 et 35/i.
3. Voyez tome X, p. 4g4-
4. Tome X, p. 496-
5. Voyez tome X, p. 367 et 368.
6. Voyez tome X, p. i83 tic notre; édition.
SUR PIERRE CORNEILLE. xlix
de Guise, comme nous l'apprend Loret par les vers suivants
de sa Muse historique :
Mardi, cet auteur de mérite,
Que l'on nommoit Tristan l'Hermite,
Décéda d'un mal de poulmon
Dans le très-noble hôtel de Guise,
Où ce prince, qu'un chacun prise,
Par ses admirables bontés,
Ses soins et générosités.
Dès longtemps s'étoit fait paraître
Son bienfaiteur, Mécène, et maître.
N'est-il pas probable que Corneille eut dès i655 la survivance
de ce logis, dès longtemps consacré à un poëte dramatique,
et auquel sa supériorité sur tous ses rivaux lui donnait une
sorte de droit ?
En tout cas, il est certain qu'il n'alla pas s'établir en 1662
rue d'Argenteuil, et qu'il y vint beaucoup plus tard qu'on
ne l'a cru; il n'y était pas encore fixé en 1676, car, ainsi
que l'a remarqué M. Taschereau', une procuration du 28 août
lô^o, relative à la tutelle des enfants d'un cousin de Corneille,
avec qui il paraissait fort lié, et qu'il avait chargé depuis son
départ de Rouen d'y surveiller ses intérêts "^, prouve qu'à cette
époque Pierre Corneille demeurait rue de Cléry, paroisse Saint-
Eustache^.ll y habitait encore au commencement de l'année
suivante, comme le montre une Liste {avec les adresses) de
Messieurs de V Académie francoise en lanaier 1676, la seule
de ce genre que nous connaissions pour tout le dix-septième
siècle*.
1. Œuvres complètes de P. Corneille, 1807, tome I, p. xxvi.
2. \oyez Pièces justificatives, n° XII.
3. Voyez Pièces justificatives, n° XIII.
l\. Cette liste, de format in-Zi», a été publiée chez Pierre le Petit,
imprimeur ordinaire du Roi et de l'Académie. L'exemplaire que nous
en avons vu appartient à la Bibliothèque impériale, où il porte le
n° Z^l^*. L'article consacré à Corneille y est ainsi conçu :
1647. Pierre Corneille, cy-deuant Aduocat General à la Ta-
ble de marbre de Normandie, rue de Clery.
Corneille, i d
L NOTICE BIOGRAPHIQUE
En 1662, Colbert fit dresser par Costar et Chapelain une
double liste des savants et des écrivains qui paraissaient méri-
ter des pensions du Roi. Corneille est naturellement sur l'une et
sur l'autre. Les jugements qui se rapportent à lui et que nous
reproduisons ailleui's ' lui sont très-favorables. Par malheur, on
se montra beaucoup moins prodigue envers lui d'argent que
d'éloges ; et tandis que le i'^' janvier i663 la pension de Méze-
rai était fixée à quatre mille livres et celle de Chapelain et de
plusieurs autres à trois, notre poëte n'en obtint que deux
mille, dont il parut, du reste, fort satisfait, car il exprima son
contentement avec beaucoup d'effusion dans un Remercîment
en vers, où il rappelle les louanges qu'il a adressées au Roi
dans ses ouvrages. Moins empressé, il est vrai, à l'égard
de Colbert, il laissa passer plus d'un an avant de lui témoigner
sa reconnaissance-.
A la fin de janvier i663, peu de temps après avoir reçu sa
pension, Corneille fit représenter Sophonisbc, qui eut une vo-
gue assez grande, mais de peu de durée, et qui donna lieu à
divers écrits de Donneau de Visé et de d'Aublgnac, dont on
trouvera l'analyse dans la Notice consacrée à cet ouvrage^.
Nous y avons réuni plusieurs témoignages qui semblent établir
d'une manière certaine que cette pièce a été, ainsi que beau-
coup d'autres tragédies de Corneille, retouchée avant l'impres-
sion. Un passage de d'Aublgnac, qui nous avait échappé, sem-
ble encore confirmer ce fait : Toutes les choses qu'il a pu
réformer dans sa Sophonisbe ont été rajustées, mais assez mal,
comme on l'a remarqué à la nouvelle couleur qu'il a depuis
peu donnée au mauvais mariage de cette reine, fait un peu
trop à la hâte, l'ayant prétexté de quelques vieilles lois des
Africains ; et maintenant il dit que je me suis trompé dans mes
observations. Cela vraiment est bien fin, de corriger ses fautes
et soutenir hardiment que l'on n'en a point fait, et d'avancer
que je dormois ou que je revois ailleurs durant la représenta-
tion ; ses amis, qui lors étoient auprès de mol, savent bien que
j'étois assez attentif, et que je me plalgnols souvent de leur in-
1. Voyez tome X, p. 175.
2. Voyez ibidem, p. 176.
3. Tome VI, p. /^^g et suivantes.
SUR PIERRE CORNEILLE. li
terruption, quand ils exigeoient de moi des louanges que ma
conscience ne pouvoit donner ' . »
Au mois d'août i664, Othon eut à son tour un remarquable
succès. Puis un an se passe sans que Corneille fasse rien
paraître de nouveau. Le 19 juillet i665, il obtient un privi-
lège pour une traduction des Louanges de la sainte Vierge attri-
buées à saint Bonaventure, et la publie à ses frais le 23 août,
chez Gabriel Quinet. « Si ce coup d'essai ne déplaît pas, dit
le poëte dans l'avis Au lecteur, il m'enhardira à donner de
temps en temps au public des ouvrages de cette nature ; » et
il ajoute, avec un regret sincère, il faut le croire, mais que
peut-être on aura quelque peine à regarder comme très-pro-
fond : « Ce n'est pas sans beaucoup de confusion que je me
sens un esprit si fécond pour les choses du monde, et si stérile
pour celles de Dieu-. »
Jusqu'alors Corneille, quoique sans cesse exposé aux traits
de l'envie et engagé parlbis dans les luttes littéraires les plus
animées, avait été un poëte heureux : de prompts succès avaient
balancé ses chutes, et il avait été l'objet des hommages les
plus flatteurs. « Tout Paris, dit Perrault dans ses Hommes il-
lustres, a vu un cabinet de pierres de rapport fait à Florence,
et dont on avoit fait présent au cardinal Mazarin, où entre les
divers ornements dont il est enrichi, on avoit mis aux quatre
coins les médailles ou portraits des quatre plus grands poètes
qui aient jamais paru dans le monde : savoir Homère, \ irgile,
le Tasse et Corneille. On ne peut pas croire qu'il entrât de la
flatterie dans ce choix, et qu'il n'ait été fait par la voix publi-
que, non-seulement de la France, mais de l'Italie même, assez
avare de pareils éloges. Cette espèce d'honneur n'est pas or-
dinaire, et peu de gens en ont joui, comme M. Corneille,
pendant leur vie Il seroit malaisé d'exprimer les applau-
dissements que ses ouvrages reçurent. La moitié du temps
qu'on donnoit aux spectacles s'employoit en des exclamations
qui se faisoient de temps en temps aux plus beaux endroits, et
lorsque par hasard il paroissoit lui-même sur le théâtre, la
I. Seconde Dissertalion.... sur Sertorias. Recueil de Granet,
tome I, p. 285.
a. Tome IX, p. 6.
LU NOTICE BIOGRAPHIQUE
pièce étant finie, les exclamations redoubloient et ne finissoient
point qu'il ne se fût retiré, ne pouvant plus soutenir le poids
de tant de gloire *. »
Novis arrivons maintenant à l'époque douloureuse de la vie
de Corneille. A la fin de i665, nous le voyons signalant dans
un sixain spirituel et mordant les retards apportés au payement
de sa pension-. Un peu plus tard, il laisse paraître dans un
remercîment adressé à Saint-Evremont, qui avait défendu sa
Sophonisbe, les appréhensions que lui avait causées le succès
de r^/ea:an(ire de Racine^, appréhensions que l'accueil fait cinq
mois après à ['Agésilas ne fut point de nature à calmer. Attila,
un peu plus heureux devant le public, eut toutefois encore à
essuyer de mordantes critiques. Mais les difficultés de la vie,
les contrariétés d'amour-propre ne sont rien auprès des cha-
grins dont Corneille se vit frappé. Il avait quatre fils : deux
au service, où ils faisaient vaillamment leur devoir, et deux
autres, beaucoup plus jeunes, qui étaient confiés (cela est cer-
tain pour l'un et probable pour l'autre) aux soins des Pères
jésuites, comme Corneille l'avait été lui-même.
Le 6 juillet 1667, le second, que nous avons vu page de la
duchesse de Nemours, blessé au pied au siège de Douai, est
ramené à Paris, et on le rapporte sur un brancard dans la
maison de son père*. Peu de temps après, dans la même an-
née, le troisième fils du poëte, Charles Corneille, filleul du
P. de la Rue, qui a déploré son trépas dans une touchante élé-
gie latine^, mourait à quatorze ans, au moment où sa précoce
intelligence faisait concevoir à son père les plus légitimes espé-
rances.
Sept ans plus lard, en 1672, nous trouvons un témoignage
de l'amitié de Corneille pour le P. de la Rue, dans le soin
qu'il prit de traduire son poëmc latin Sur les Victoires du Roi,
1. Hommes illustres, Paris, 1677 et 1O78, p. 96.
2. Tome X, p. i85. — 3. Voyez tome X, p. 1^98.
4. Voyez tome X, p. 189, note 2. — Rappelons à ce propos que
Cornoilic n'habitait pas alors rue d'Argenleuil, puisque, comme
nous l'avons vu, il logeait encore en 1676 rue de Gléry.
5. Tome X, p. 383. — La devise placée en tôle do celte élégie est
reproduite dans la Philosophie des inuiycs du P. Menestrier, 1682,
p. 314.
SUR PIERRE CORNEILLE. lui
et surtout de dire à Louis XIY, en lui présentant sa tiaduclion,
« qu'elle n'égaloit point l'original du jeune jésuite, qu'il lui
nomma*. » Avant et après cette traduction, Corneille com-
posa encore d'autres vers sur les campagnes du Roi et des imi-
tations de pièces latines de Santeul. En 1670, il publia son
Office de la sainte Vierge, dédié à la Reine, et accompagné
d'une Approbation datée d'octobre 1669.
Nous avons eu occasion d'indiquer tout à l'heure combien
la renommée naissante de Racine portait ombrage à Corneille,
et déjà nous avions dit ailleurs quelle impatience lui causaient
les plus innocentes malices de son jeune rival 2. Soumettre
deux poètes si différents d'âge, de talent, de caractère, à un
véritable concours semblait impossible. Henriette d'Angleterre
y parvint pourtant, et Corneille, qui avait imprudemment ac-
cepté un sujet auquel ses qualités ne convenaient point, donna
1. Voyez tome X, p. igS.
2. Voyez ci-dessus, p. lu, et tome III, p. 107, note 2. — La
plupart des témoignages contemporains établissent que Corneille
était exempt de toute envie, mais que, de fort bonne foi, il n'appré-
ciait pas à sa valeur le talent de Racine. Valincourt dit, en parlant
de ce poëte, dans une lettre adressée à l'abbé d'Olivet : « qu'étant
allé lire au grand Corneille la seconde de ses tragédies, qui est
Alexandre, Corneille lui donna beaucoup de louanges, mais en
même temps lui conseilla de s'appliquer à tout autre genre de poésie
qu'au dramatique, l'assurant qu'il n'y étoit pas propre. Corneille
étoit incapable d'une basse jalousie : s'il parloit ainsi à Racine, c'est
qu'il pensoit ainsi ; mais vous savez qu'il préféroit Lucain à Vir-
gile. » {Histoire de l'Académie française, édition de M. Livet, tome II,
p. 336.) Il était particulièrement blessé du défaut d'exactitude histo-
rique qu'il remarquait dans certains ouvrages de Racine : « Etant une
fois près de Corneille sur le théâtre, à une représentation du Bajazet.
il me dit : « Je me garderois bien de le dire à d'autre que vous, parce
« qu'on diroit que j'en parlerois par jalousie; mais prenez-y garde,
« il n'y a pas un seul personnage dans le Bajazet qui ait les senti-
« ments qu'il doit avoir, et que l'on a à Constantinople : ils ont tous,
« sous un habit turc, le sentiment qu'on a au milieu de la France. »
Il avoit raison et l'on ne voit pas cela dans Corneille : le Romain y
parle comme un Romain, le Grec comme un Grec, l'Indien comme
un Indien, et l'Espagnol comme un Espagnol. « {Mémoires anecdotes
de Segrais, tome II des OEavres, 1755, p. 43.)
Liv NOTICE BIOGRAPHIQUE
dans Tite et Bérénice (1670) une triste preuve de l'afTaiblis-
ment de son génie *.
Le privilège de cette tragédie fait mention d'une traduction
en vers de la Thèbaïde de Stace, dont un livre tout au moins,
le second, paraît avoir été imprimé, mais probablement comme
essai et à très-petit nombre. Corneille, découragé sans doute
du peu de succès de cette tentative, n'aura pas jugé à propos
d'y donner suite. On n'a pas pu retrouver un seul exemplaire
de l'ouvrage 2.
Il eut une heureuse inspiration en 167/4, lorsqu'il se fit le
collaborateur de Molière, et consacra « une quinzaine, » nous
dit-il, à écrire une grande partie de la tragédie -ballet de
Psyché"^, et notamment cette scène si délicate et si tendre
où Psyché déclare à l'Amour les sentiments qu'il lui fait
éprouver.
Après avoir composé encore quelques vers en l'honneur de
Louis XIV, et particulièrement les Victoires du Roi sur les
états de Hollande, autre traduction d'un poëme du P. de la
Rue*^, Corneille fit jouer, en 1672, sa Pulchérie par les comé-
1. Voyez tome VII, p. 185-196. — Nous avons reproduit à la
page igS de la Notice de Tite et Bérénice quatre vers rapportés par
Subligny, dont nous ne connaissions pas l'auteur et que nous regar-
dions comme étant probablement de celui qui les avait cités. Voici
la pièce même d'où ils sont tirés ; nous en devons la communication
à l'obligeance do M. Paul Lacroix :
A MoNSiEUK DK Corneille i.'aînk, sur le râle de Tite
dans sa Bérénice.
Quand Tite dans tes vers dit qu'il se fait tant craindre.
Qu'il n'a qu'à faire un pas pour faire tout trembler,
Corneille, c'est Louis que tu nous veux dépeindre;
Mais ton Tite à Louis ne peut bien ressembler :
Tite, par de grands mots, nous vante son mérite ;
Louis fait, sans parler, cent exploits inouïs ;
Et ce que Tite dit de Tite,
C'est l'univers entier qui le dit de Louis.
(Billets en vers de M. de Saint-Ussans. Paris, Jean Guignard et Hi-
laire Foucault, i688, p. 6.)
3. Voyez tome X, p. 3^^ et 3^6.
3. Voyez tome Vil, p. 280 et 388. — 4. Tome X, p. sSa.
SUR PIERRE CORNEILLE. lv
diens du Marais, et se montra satisfait du demi-succès qu'elle
obtint 1. Il l'avait lue plusieurs fois avant la représentation à
des auditeurs de son choix. 11 s'était fait une habitude de ces
lectures. Les gens de qualité tenaient à grand honneur d'être
consultés par lui, et en 1661 Molière nous présente un de ses
Fâcheux s'écriant :
Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait,
Et Corneille me vient lire tout ce qu'il fait.
{Les Fâcheux, acte I, scène i, vers 53 et 54.)
En 1674, de nouveaux malheurs de famille vinrent assaillir
le poète: son vaillant fds, qui en 1667 était revenu blessé du
siège de Douai, fut frappé mortellement au siège de Grave, à
la tête de la compagnie qu'il commandait en qualité de lieu-
tenant de cavalerie. Son pauvre père ne travailla plus guère
à partir de ce nouveau deuil. Il termina sa carrière dramatique
à la fin de l'année par Suréna -, et n'écrivit plus que quelques
petits poèmes officiels ou des suppliques en vers ou en prose.
Deux de ces pièces sont surtout intéressantes.
D'abord un placet, par lequel Corneille rappelle à Louis XIV
la promesse qu'il lui a faite depuis quatre ans d'un bénéfice
pour Thomas Corneille, son quatrième fils, et qu'il termine si
hardiment en lui disant :
Qu'un grand roi ne promet que ce qu'il veut tenir 3.
Ce placet, qu'on était tenté de regarder comme une boutade
qui, au lieu d'avoir été adressée au Roi, était demeurée
renfermée dans le portefeuille du poète, ou n'avait du moins
circulé que dans un petit cercle d'amis ; ce placet, que Gra-
net croyait publier pour la première fois d'après un ma-
nuscrit, nous l'avons trouvé, non sans étonnement, imprimé
en 1677 dans le Mercure, un an ou deux à peine après le mo-
ment où il fut écrit. C'est là un curieux témoignage à joindre à
ceux qu'une étude attentive permettrait aujourd'hui de réunir
sur les libertés littéraires du siècle de Louis XIV.
Ensuite cette belle et touchante épître yl « i?oi, qui est comme
I. Voyez tome VII, p. 878. — 3. Tome VII, p. ^55.
3. Tome X, p. 3o8.
Lvi NOTICE BIOGRAPHIQUE
le testament poétique de Corneille, et dans laquelle il recom-
mande, avec une éloquence si simple, ce qu'il avait de plus cher
au monde : ses chefs-d'œuvre, pour lesquels il craignait l'ou-
bli ; puis ses deux derniers fils : le capitaine, pour qui il trem-
blait ; l'ecclésiastique, sur qui il cherche encore à attirer l'at-
tention royale, et qui obtint enfin, le 20 avril 1680, l'abbaye
d'Aigueviveen Touraine*. Se peut-il que cette noble supplique
n'ait pas suffi pour assurer la tranquillité de sa vieillesse ?
Pourquoi faut-il qu'il ait été obligé d'écrire à Colbert la lettre
déchirante dans laquelle il se plaint du malheur qui l'accable
« depuis quatre ans, de n'avoir plus de part aux gratifications
dont Sa Majesté honore les lettres? »
Aux motifs d'inquiétude qu'avait alors Corneille se joignait
l'ennui d'un long procès intenté à sa famille par suite d'une
tutelle de son père, et dans lequel il jugea utile d'intervenir,
quoique n'ayant pas été d'abord compris dans la poursuite^.
C'est à cette époque de la vie du poète que se rapporte la
lettre suivante, écrite, en 1679, par un Rouennaisàun de ses
amis, et publiée par M. Em. Gaillard, qui, par malheur, ne dit
ni où est l'original de la lettre, ni quel en est l'auteur, ni à qui
elle est adressée ' :
« J'ai vu hier M. Corneille, notre parent et ami ; il se porte as-
sez bien pour son âge. Il m'a prié de vous faire ses amitiés. Nous
sommes sortis ensemble après le dîner, et en passant par la rue
de la Parcheminerie, il est entré dans une boutique pour faire
raccommoder sa chaussure, qui étoit décousue. II s'est assis
sur une planche, et moi auprès de lui ; et lorsque l'ouvrier eut
refait, il lui a donné trois pièces qu'il avoit dans sa poche.
Lorsque nous fûmes rentrés, je lui ai offert ma bourse ; mais il
n'a point voulu la recevoir ni la partager. J'ai pleuré qu'un
si grand génie fût réduit à cet excès de misère. »
Au commencement de 1680, «sitôt, dit le Mercure^ , que \e
mariage (^uDau/)/im) fut déclaré, » Corneille, alors âgé de près
I. Tome X, p. 3i3 et 3i4i et p. 5oi .
1. Voyez Pièces justificatives, n" XIV.
3. Nouveaux détails sur P. Corneille, dans le Précis annlylique des
travaux de l'Académie de Rouen, 183/4, p- 167.
4. Le Mercure fjnlant, mars r68o, p a6i.
SUR PIERRE CORNEILLE. lvh
de soixante-quatorze ans, alla présenter au Roi et au jeune
prince une pièce de vers sur ce sujet. Tout ce morceau est em-
preint de la plus vive tristesse, et du sentiment, hélas ! trop
sincère, qu'a le poète de la caducité de son génie. C'est avec
une réelle conviction qu'il dit au Dauphin :
Quel supplice pour moi, que l'âge a tout usé,
De n'avoir à t'offrir qu'un esprit épuisé ' !
et qu'il termine par ces mots :
De quel front oserois-je, avec mes cheveux gris,
Ranger autour de toi les Amours et les Ris?
Ce sont de petits dieux, enjoués, mais timides,
Qui s'épouvanteroient dès qu'ils verroient mes rides ;
Et ne me point mêler à leur galant aspect.
C'est te marquer mon zèle avec plus de respect'^.
Ce sont là les derniers vers qui nous restent de lui, les der-
niers sans doute qu'il ait écrits. Depuis lors son unique travail
fut la révision définitive de ses œuvres pour l'édition de 1683.
Il ne paraît pas que cette édition ait été bien fructueuse pour
lui.
Le 10 novembre i683, il vendit sa maison de Rouen, de
la rue de la Pie, moyennant quatre mille trois cents livres, sur
lesquelles il ne devait lui en revenir que treize cents, les trois
mille autres étant destinées à l'amortissement de la pension,
jusqu'alors garantie par cette propriété, qu'il payait pour sa fille
Marguerite, religieuse au couvcntdes dominicaines^. Corneille
n'intervint pas personnellement dans cet acte d'amortissement ;
il n'y figure que par l'entremise de le Bovier de Fontenelle,
son beau-frère ; son neveu nous apprend le triste motif qui
le tint éloigné : « Ses forces, dit-il, diminuèrent toujours
de plus en plus, et la dernière année de sa vie son esprit
se ressentit beaucoup d'avoir tant produit et si longtemps*. »
I. Tome X, p. 334- — 3. Tome X, p. 339.
3. Notice sur la maison et la généalogie de Corneille, par A. G. Bal-
lin, Rouen, mai i833, p. 8. — Voyez les Pièces justificatives,
n» XV.
4. Œuvres de Fontenelle, tomo III, p. 120.
Lviii NOTICE BIOGRAPHIQUE
Son dénûment ne fit que s'accroître à l'approche de ses der-
niers moments, et Boileau indigné alla chez le Roi pour faire
rétablir la pension de Corneille, et offrit le sacrifice de la
sienne. « Action très-véritable, dit Louis Racine, que m'a ra-
contée un témoin encore vivant ; on a eu tort de la révoquer
en doute, puisque Boursault, qui ne devoit pas être disposé à
le louer, la rapporte dans ses lettres'. » Le Roi envoya im-
médiatement deux cents louis ; ce fut la Chapelle, parent de
Boileau, qui fut chargé de les porter. Le P. Tournemine, qui
met en doute l'exactitude de tout ce récit, convient toute-
fois de cette circonstance^. Ce secours avait été bien tardif;
l'illustre poëte expira peu de jours après l'avoir reçu^. Il
mourut dans la nuit du 3o septembre au i""" octobre i684*.
« Comme c'est ime loi dans cette Académie Q'Acadénne
française), dit Fontenelle, que le directeur fait les frais d'un
service pour ceux qui meurent sous son directorat, il y eut
une contestation de générosité entre M. Racine et M. l'abbé de
Lavaujà qui feroit le service de M. Corneille, parce qu'il parois-
soit incertain sous le directorat duquel il étoit mort. La chose
ayant été remise au jugement de la Compagnie, M. l'abbé de
Lavau l'emporta, et M. de Benserade dit à M. Racine: « Si
« quelqu'un pouvoit prétendre à enterrer M. Corneille, c'étoit
« vous : vous ne l'avez pourtant pas fait ". »
Ce à quoi il pouvait prétendre à plus juste titre et ce qu'il
obtint, ce fut l'honneur de louer dignement son illustre rival.
Lorsque, le 2 janvier 1680, Thomas Corneille, élu à l'unanimité
à la place que son frère laissait vacante à l'Académie française,
eut prononcé son discours de réception, ce fut Racine qui lui
répondit. 11 sut faire de son illustre prédécesseur un portrait
I. Mémoires sur la Vie de Jean Racine, dans les Œuvres de Racine
publiées par M. Mesnard, tome I, p. aôô. — Boursault rapporte le
fait à la page ^65 des Lettres nouvelles.
1. Défense flu grand Corneille en tôte des Œuvres diverses de P. Cor-
neille (Paris, 1788, in-ia), p. xxxii et xxxni.
3. Mercure ij a lant, octobre i684, p- 179.
4. Voyez Républifjue des lettres, janvier i685, p 33; et ci-après,
Pièces justificatives, n" XVI.
5. Œuvres de Fonlenollo, tome III, p. I30.
SUR PIERRE CORNEILLE. lix
à la fois brillant et familier, fort connu assurément, mais dont
rien ne saurait tenir lieu à la fin d'une étude sur Corneille, car
en même temps qu'il résume le jugement des contemporains,
il devance celui de la postérité avec une exactitude, une jus-
tesse que le temps nous permet aujourd'hui d'apprécier et
d'admirer :
« Lorsque, dans les âges suivants, on parlera avec éton-
nement des victoires prodigieuses et de toutes les grandes
choses qui rendront notre siècle l'admiration de tous les
siècles à venir, Corneille, n'en doutons point, Corneille tien-
dra sa place parmi toutes ses merveilles. La France se sou-
viendra avec plaisir que sous le règne du plus grand de ses
rois a fleuri le plus grand de ses poètes. On croira même
ajouter quelque chose à la gloire de notre auguste monarque
lorsqu'on dira qu'il a estimé, qu'il a honoré de ses bienfaits
cet excellent génie ; que même, deux ou trois jours avant sa
mort, et lorsqu'il ne lui restoit plus qu'un rayon de con-
noissance, il lui envoya encore des marques de sa libéralité,
et qu'enfin les dernières paroles de Corneille ont été des re-
merciments pour Louis le Grand.
« Voilà, Monsieur, comme la postérité parlera de votre
illustre frère ; voilà une partie des excellentes qualités qui l'ont
fait connoître à toute l'Europe. 11 en avoit d'autres, qui bien
que moins éclatantes aux veux du public, ne sont peut-être pas
moins dignes de nos louanges : je veux dire homme de pro-
bité et de piété, bon père de famille, bon parent, bon ami.
Vous le savez, vous qui avez toujours été uni avec lui d'une
amitié qu'aucun intérêt, non pas même aucune émulation pour
la gloire, n'a pu altérer. Mais ce qui nous touche de plus
près, c'est qu'il étoit encore un très bon académicien ; il
aimoit, il cultivoit nos exercices ' ; il y apportoit surtout cet
I. Il serait assez diËBcile de déterminer au juste dans quelle me-
sure Corneille participait aux travaux de l'Académie ; toutefois le
passage suivant des Factums de Furetière semble indiquer cpi'il
n'assistait pas fort régulièrement aux séances ordinaires :
« Si en général j'ai appelé jetonniers ceux qui sont assidus à l'Aca-
démie pour vaquer au travail du Dictionnaire, je n'ai pu trouver de
nom plus propre et plus significatif pour les distinguer des académi-
ciens illustres par leur qualité et par leur mérite, dont les noms
NOTICE RIOHR VPHIOUE
esprit de douceur, d'égalité, de déférence même, si nécessaire
pour entretenir l'union dans les compagnies. L'a-t-on jamais
vu se préférer à aucun de ses confrères? L'a-t-on jamais vu
sont dans la liste, qui n'ont aucune part à cet ouvrage et qui ne se
trouvent qu'aux assemblées solennelles de réceptions; encore n'ai-je
pas la gloire de l'invention de ce titre : elle est due au grand Cor-
neille, qui en a été le parrain, et qui donna un billet d'exclusion au
sieur de la Fontaine parce qu'il le jugeoit dangereux aux jetons, sur
le fondement que c'est un misérable qu'on nourrit par charité et qui
en a besoin pour subsister. On ne peut pécher après l'exemple d'un
si grand homme, et son autorité est de tel poids, que tous les con-
frères ont suivi son exemple, et se traitent les uns les autres dejeton-
niers, selon qu'ils affectent plus ou moins d'être assidus, et de se
trouver avant que l'heure sonne pour participer à cette distribution. »
(^Recueil des Faclums d'Antoine Furetière, édition de M. "Asselineau,
tome I, p. 3o4.)
Nous ne pouvons contrôler aujourd'hui ce que dit Furetière, et il
serait imprudent de lui accorder trop de confiance. Remarquons tou-
tefois que le peu de documents dont nous pouvons disposer nous
montrent en effet Corneille assistant aux cérémonies publiques, mais
ne prenant pas toujours une part bien active aux occupations de la
Compagnie. Ainsi, en 1673, lorsque l'Académie française se rend à
Versailles pour remercier le Roi d'avoir remplacé le chancelier Se-
guier comme prolecteur de la Compagnie, le Mercure du mois de mars
(tome I, p. 221 et 222) signale la présence de Corneille ; au con-
traire, nommé membre d'inie commission qui fut occupée, du i^ août
au 12 octobre 1673, à réunir, pour la préparation du Dictionnaire, des
Observations touchant l'orthographe, il n'a même pas mis son visa à ce
travail, où ses opinions sur l'orthographe, placées dans V Avertisse-
ment de son édition du Théâtre publiée en i663, ont été longuement
discutées et en général favorablement reçues. Voyez les Cahiers de
remarques sur l'orthographe française que j'ai publics en i863 (p. vin,
xxni et 97.)
Ses collègues du reste n'exigeaient pas de lui une trop rigoureuse
exactitude, fiers qu'ils étaient de le posséder parmi eux. « Ce n'est
pas la coutume de l'Académie, dit Segrais dans ses Mémoires, de se
lever de sa place dans les assemblées pour personne, chacun demeure
comme il t!st ; cependant lorsque M. Corneille arrivoit après moi,
j'avois pour lui tant de vénération que je lui faisois cet honneur.
C'est lui qui a formé le théâtre françois. » {Mémoires anecdotes de
Segrais, tome II des Œuvres, p. 158.)
SUR PIERRE CORNEILLE. lxi
vouloir tirer ici aucun avantage des applaudissements qu'il
recevoit dans le public ? Au contraire, après avoir paru en
maître et, pour ainsi dire, régné sur la scène, il venolt,
disciple docile, chercher à s'instruire dans nos assemblées ;
lalssolt, pour me servir de ses propres termes, laissoit ses lau-
riers à la porte de l'Académie' ; toujours prêt à soumettre son
opinion à l'avis d'autrul, et de tous tant que nous sommes, le
plus modeste à parler, à prononcer, je dis même sur des ma-
tières de poésie. »
Laisse en entrant ici tes lauriers à la porte.
(Horace, vers 1876, tome III, p. S^a.)
PIECES JUSTIFICATIVES
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE'.
I. — Page XIX.
Actes de baptême de Pierre Corneille.
Le neuvième jour [de juin 1606], Pierre, fils de M. Pierre
Corneille, a esté baptisé. Le parrain, ^L Pierre le Pesant, secrétaire
du Roy, et Barbe Houel. (Registre de la paroisse Saint-Sauveur de
Rouen, déposé au greffe du tribunal de première instance de Rouen.')
Le vendredi neuvième, Pierre, fils de M. Pierre Corneille, a
esté baptisé. Le parrain, M. Pierre le Pesant, secrétaire du Roy, et
damoiselle Barbe Houel. (Registre de la paroisse Saint-Sauveur de
Rouen, déposé à la mairie de Rouen.)
II. — Page XXI.
Réception dé Pierre Corneille comme avocat
par la cour de Rouen.
Du mardi xviiie jour de juin 1624, M« Pierre Corneille,
licencié es loix, après que par ordonnance de la Cour a esté informé
I . Ces pièces, déjà connues pour la plupart, mais seulement par extraits, ont
été presque toutes copiées à Rouen sous la direction de M. Gti. de Beaure-
paire, archiviste delà Seine-Inférieure. Elles sont en grande partie dues à ses
recherches et à celles de MM. Floquet, Deville rt Gosselin.
Lxiv PIÈCES JUSTIFICATIVES
d'office, par les conseillers commissaires à ce députés, de sa vie,
mœurs, actions, comportemens, religion catholique, apostolique et
romaine; oui sur ce le procureur gênerai du Roi, et de son con-
sentement, a esté receu advocat en ladite cour, et a fait et preste le
serment en tel cas requis et accoustumé. (^Archives du greffe de l'an-
cien parlement de Rouen.)
III. — Page XXI.
Nomination de Pierre Corneille, comme avocat du Roi
en la Table de marbre.
Jay receu de M^ Pierre Corneille le jeune la somme de trois cens
soixante et quinze livres pour la résignation de loffice de conseiller
et advocat du Roy antien à la table de marbre du Pallais à Rouen
pour le siège dos eaues et forestz aux gaiges et droicts y appartenant
faicte à son profict par M*^ Pierre Desmogeretz qui a paie l'annuel
duquel office ledit Corneille a esté pourveu. Faict à la Rochelle
le xviii*^ novembre xvi<= vingt huict. Signé Deligny, et au dos Enre-
gistré au Contrôle général des finances par moy soubsigné commis
audit contrôle. A. Paris le dernier de décembre xvr' vingt huict.
Signé Sublet.
Jay receu de M« Pierre Corneille la somme de (;viii 1. pour le
droit de mar d'or de loffice de conseiller et advocat du Pioy antien
a la table de marbre du Pallais à Rouen pour le siège des eaues et
forestz dont il a esté pourveu pour la résignation de M'" Pierre
Desmogeretz. Faict à Paris le xxx« décembre iGa8. Signé de la
Court, et au dos Enregistré au Contrôle gênerai des financ(-s par
moy soubsigné commis audit contrôle. A Paris le dernier de dé-
cembre 1628. Signé Sublet, et plus bas, coUationné par moy con-
seiller secrettaire du Roy et de ses finances. Signé Couppcau.
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE. lxv
Louis* par la grâce de Dieu Roy de France et de Navare A tous
ceux qui ces présentes verront salut sçavoir faisons que pour le bon
et louable rapport qui faict nous a esté de la personne de notre cher
et bien amé M'' Pierre Corneille et de ses sens suffisance loiauté
preudhommie expérience et bonne dilligence a icelluy pour ces
causes et autres a ce nous mouvans. Avons donné et octroie donnons
et octroions par ces présentes l'office de notre Conseiller et advocat
antien à la table de marbre du Pallais à Rouen pour le siège des
eaux et foretz que nagueres soulloit tenir et exercer M>= Pierre Des-
mogeretz dernier paisible possesseur dicelluy vaccant a présent par
la résignation quil en a faite par sa procuration cy attachée soubz le
contrescel de notre chancelerie. Pour le dit office avoir tenir et
doresnavant exercer en jouir et user par le dit Corneille aux hon-
neurs authoritez prérogatives prééminences franchises libériez gaiges,
droictz de chauffages proffictz revenus et esmolumens accoustumez
et y appartenans telz et semblables qu'en jouissoit le dit Desmogerets
tant quil nous plaira, encore quil ne vive les quarante jours portez
par noz ordonnances de la rigueur desquelles nous l'en avons rel-
levé et dispensé attendu le droit annuel pour ce par luy paie Sy
donnons en mandement a nos amez et féaux conseillers les gens
tenans notre court de parlement de Rouen. Qu'après leur estre ap-
paru des bonne vie mœurs conversation et religion CathoIic[ue apos-
tolicque et Romaine du dit Corneille et de luy pris et receu le
serment en tel cas requis et accoustumé Hz le mettent et instituent
ou facent mettre et instituer de par nous en possession et saisine du
dit office l'en faisant jouir et user aux honneurs authoritez préro-
gatives prééminences franchises libériez gaiges droictz de chevauchée
profictz revenus et esmollumens susdit plainement paisiblement et a
luy obéir et entendre de tous ceux et ainsy quil appartiendra ez
choses touchant et concernant le dit office Pourveu touttesfois qu'il
nayt au dit siège aucuns parens ni alliez au degré de nos ordon-
nances a peyne de nullité des présentes et de sa réception. Mandons
en outre a noz amez et féaux conseillers les Presidens et trésoriers
généraux de France à Rouen que par le receveur et paieur des gaiges
des officiers du dit siège ou autres noz officiers comptables qu'il
appartiendra ilz facent paier et dellivrer au dit Corneille les ditz
gaiges et droictz doresnavant par chacun an aux termes et en la
manière accoustumée A commencer du jour et datte des présentes
Rapportant lesquelles ou coppie dicelles deument collationnée pour
une fois seulement. Avec quittance du dit Corneille sur ce suffisante.
Nous voulions les ditz gaiges et droictz et que paie baillé luy aura
I. On lit en marge : « Ad»' du Roy en la Table de Marbre. »
COR.NEILLE. I E
Lxvi PIÈCES JUSTIFICATIVES
esté estre passé et alloué en la despense des comptes des dits rece-
veurs qui les auront paiez par noz amez et féaux les gens de noz
comptes a Rouen ausquelz mandons ainsy le faire sans difficulté
car tel est notre plaisir En tesmoing de quoy nous avons faict mettre
notre scel à ces dites présentes données a Paris le dernier jour de
décembre l'an de grâce xvi*" vingt huict et de notre règne le xix«.
Et sur le replj est escript par le Roy Gouppeau et scellé sur double
queue du grand sceau de cire jaulne et a costé est escript Le dit
M« Pierre Corneille a esté receu au dit estât et office dadvocat du
Roy pour les eaues et foreslz au dit siège de la table de marbre sui-
vant ces présentes et a faict et preste le serment a ce requis et accous-
tumé a Rouen en parlement le seizi"^' jour de febvrier xvi<= vingt et neuf
signé Deschamps.
Les presidens et Trésoriers généraux de France en Normandie
au bureau des finances en la generallité de Rouen veu par nous
les lettres pattentes du Roy données à Paris le dernier jour de
décembre dernier par lesquelles Sa Majesté a donné et octroie a
M"^ Pierre Corneille loffice de son conseiller et advocat antien a la
table de marbre du pallais à Rouen pour le siège des eaues et forestz
que nagueres souUoit tenir et exercer M*^ Pierre de Mogeretz dernier
paisible possesseur d Icelluy vaccant lors par la résignation qu'il en
a faicte Pour le dit office avoir tenir et doresnavant exercer en jouir
et user par le dit Corneille aux honneurs, aullioritez prérogatives
prééminences francliises libertez gaiges droictz de chauffages jjrof-
fictz revenus et esmolluraens accoustumez et y appartenant telz
semblables qu'en jouissoit le dit Desmogeretz Nous mandant Sa dite
Majesté le faire paier des dits gaiges et droitz comme plus ample-
ment les dites lettres patentes le contiennent desquelles et apprès
quil nous est apparu de sa réception en la court de Parlement de
Rouen le xvi<^ jour de febvrier dernier, Consentons Entant qu'a nous
est lentherinement Mandant aux receveurs du domaine en la vicomte
de Vernon chacun en lannée de son exercice paier bailler et dclli-
vrer au dit M" Pierre Corneille les gaiges de huict vingtz dix livres
au dit office appartenant telz et semblables qu'en a jouy le dit De-
mogeretz aux termes et en la manière acoustumce A commencer les
cours d'Iceux du jour et dabte des dites lettres do provision, des-
quelles rapportant par celluy des dits receveurs qui en fera le pre-
mier paiement coppie et de ces présentes pour une fois scullement
avec quittance sur ce suffisante Seront les ditz gaiges et droicfs par
nous passez et allouez en leurs estatz partout qu'il ap^jartiendra Donné
à Rouen le neuf^ jour de mars xvi"^ vingt et neuf.
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE. lxvh
Jay Receu de M'- Pierre Corneille la somme de cent huict livres
pour le droit de mar dor de loffice de conseiller du Roy et son pre-
mier advocat du Roy en la marine de France au siège gênerai de la
table de marbre de notre pallais à Rouen dont il a esté pourveu par
la démission de M^ Pierre Desmogeretz, faict à Paris le viii" janvier
1629 Signé de la Court et au dos Enregistrée au contrôle gênerai
des finances par moy soubsigné commis au dit contrôle le dixi^ de
Janvier 1629 Signé Sublet et plus bas Collationné par moy Con-
seiller Secrettaire du Roy et de ses finances Signé Couppeau.
Louis par la grâce de Dieu Roy de France et de Navarre A tous
ceux qui ces présentes verront salut Sçavoir faisons que pour le bon
rapport qui nous a esté faict de la personne de notre cher et bien
amé M« Pierre Corneille et de ses sens suffisance loiauté preudhom-
mie expérience et bonne dilligence a Icelluy pour ces causes et autres
A ce nous mouvans Avons a la nomination de notre très cher cousin
le s' Cardinal de Richelieu Grand M'^ chef et Sur Intendant gênerai
de la navigation et commerce de France Aiant pouvoir de ce donné
et octroie donnons et octroions par ces présentes loffice de notre
conseiller et premier advocat en ladmiraulé de France au siège gê-
nerai de la table de marbre de notre pallais a Rouen que nagueress
souUoit tenir et exercer M'' Pierre Demogeretz dernier paisible pos-
sesseur d'Icelluy vaccant a présent par la résignation quil en a
faicte par sa procuration cy avec La dite nomination attachée soubz le
contre scel de notre chancelerie. Pour le dit office avoir tenir et
doresnavant exercer en jouir et user par le dit Corneille aux hon-
neurs auctoritez prérogatives prééminences exemptions franchises
libertez gaiges droictz fruictz proffictz revenus et esmollumens y
apartenant telz et semblables quen jouissoit le dit Demogeretz Tant
quil nous plaira Sy donnons en mandement a nos amez et féaux
conseillers les gens tenans notre court de Parlement a Rouen qu'après
leur estre apparu des bonne vie mœurs conversation et relligion
catholique apostolique et romaine du dit Corneille et de luy prins
et receu le serment en tel cas requis et accoustumé Hz le mettent et
instituent ou facent mettre et instituer de par nous en possession et
saisine du dit office len faisant jouir et user aux honneurs auctho-
ritez prérogatives prééminences exemptions franchises libertez gaiges
droicts fruicts profficls revenus et esmollumens susdits plainement et
paisiblement Et a luy obéir et entendre de tous ceux et ainsy quil
apartiendra ez choses touchant et concernant le dit office, pourveu
touttefois que le dit Corneille n'ayt au dit siège aucuns parens ny
Lxvni PIECES JUSTIFIC VTTVES
alliez au degré de noz ordonnances a peine de nullité des présentes
et de sa réception Mandons en outre a noz amez et féaux conseillers
les Presidens et trésoriers generaulx de France audict Rouen que par
le Receveur et paieur des gaiges des officiers dudit siège Hz facent
paier audit Corneille les dits gaiges et droictz doresnavant par cha-
cun an A commencer du jour et date des présentes Rapportant les-
quelles ou coppie d'Icelles deuement collationnée pour une fois
seuUement avec quittance dudit Corneille sur ce suffisante Nous
voulions les dits gaiges et droictz estre passez et allouez en la des-
pence des comptes dudit receveur desduicts et rabattus de sa
recepte par noz amez et féaux les gens de noz comptez à Rouen
ausquelz mandons ainsy le faire sans difficulté Car tel est notre
plaisir en tesmoing de quoy nous avons faict mettre notre scel à ces
dites présentes données à Paris le dix'-' jour de Janvier lan de grâce
mil six cens vingt neuf et de notre règne le dix neuf*^ et sur le reply
est escript par le Roy signé Gouppeau et scellé sur double queue du
grand sceau de cire jaulno et a costé du dit reply est escript le dit
M<-" Pierre Corneille a esté receu au dit estât et office dadvocat du
Roy en ladmirauté de France au siège de la tailede marbre du pallais
à Rouen suivant ces présentes et a faict et preste le serment a ce
requis A Rouen en parlement le seizi'' jour de febvrier xvi'^ vingt
neuf signé Deschamps.
Les Presidens et trésoriers generaulx de France en Normandie au
bureau des finances en la generallité de Rouen, Veu par nous les
lettres patientes du Roy donnez a Paris le dix« jour de Janvier
dernier par lesquelles Sa Majesté a la nomination de son très cher
cousin le s"" Cardinal de Richelieu grand M'''= chef et surintendant
gênerai de la navigation et commerce de France aiant pouvoir de ce
a donné et octroie A M'' Pierre Corneille loffice de son conseiller et
premier advocat en ladmirauté de France au siège gênerai de la table
de marbre du pallais a Rouen que nagueres soulloit tenir et exercer
M"= Pierre de Mogerctz dernier paisible possesseur d'Icelluy. Vaccant
lors par la résignation quil en a faicte pour le dit office avoir tenir
et doresnavant exercer en jouir et user par le dit (Corneille aux hon-
neurs aucthoritez prérogatives prééminences exemptions franchises
libertez gaiges droictz fruicts profficts revenus et osmollumens y
appartenans lelz et semblables qu'en jouissoit le dit de Mogeretz.
Nous mandant Sa dite Majesté le faire paier de ses gaiges et droicts
comme plus amplement les dites lettres pattentes le contiennent des-
quelles et apprcs qu'il nous est apparu de sa réception en la court de
Parlement de Rouen le seizi" jour de febvrier dernier consentons on
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE. lxix
tant qu'a nous est lentherinement Mandant aux receveurs généraux
des finances en la generallité de Rouen chacun en lannée de son
exercice paier bailler et dellivrer au dit M« Pierre Corneille aux
termes et en la manière accoustumée les gaiges de viii"'' x" attribuez
au dit office telz et semblables qu'en jouissoit le dit de Mogeretz,
a commencer le cours d'Iceux du jour et datte des dites lettres do
provision desquelles raportant par celluy des dits receveurs qui en
fera le premier paiement coppie et de ces présentes pour une fois
seulement avec quittance sur ce suffisante Seront les dits gaiges et
droictz par nous passez et Allouez en leurs estatz par tout quil apar-
tiendra donné a Rouen le neuf" jour de mars mil vi*" vingt neuf.
(Archives de la Seine-Inférieure.')
IV. — Page XXVI.
Lettres de noblesse accordées, le 2^ mars 1637, à Pierre Corneille,
père du poêle ' .
Louis, par la grâce de Dieu, roy de France et de Navarre, à tous
presens et advenir, salut.
La Noblesse, fille de la Vertu, prend sa naissance, en tous estais
bien policés, des actes généreux de ceux qui tesmoignent, au péril
et pertes de leurs biens et incommoditez de leurs personnes, estre
utiles au service de leur prince et de la chose publicque ; ce qui a
donné subject aux roys nos prédécesseurs et à nous, de faire choix
de ceux qui par leurs bons et louables effects ont rendu preuve
entière de leur fidellité, pour les eslever et mettre au rang des
nobles, et, par ceste prerogatifve, rendre leurs vie et actions remar-
quables à la postérité. Ce qui doibt servir d'émulation aux autres
à ceste exemple, de s'acquérir de l'honneur et réputation, et espé-
rance de pareille rescompence.
Et d'autant que par le tesmoignage de nos plus spéciaux servi-
teurs nous sommes deuemcnt informé que noslre amé et féal Pierre
Corneille, issu de bonne et honorable race et famille, a toujours eu
I. Ces lettres de noblesse furent enregistrées, le 27 mars lôSy, dans la
chambre des comptes de Normandie, et renouvelées par Louis XIV, en
mai 1669, en faveur de Pierre et de Thomas Corneille.
Lxx PIECES JUSTIFICATIVES
en bonne et singulière recommandation le bien de cest estât et le
nostre en divers emplois qu'il a eus par nostre commandement et
pour le bien de nostre service et du publicq et particulièrement en
l'exercice de l'office de maistre de nos caues et forestz en la vicomte
do Rouen, durant plus de vingt ans, dont il s'est acquitté avec un
extrême soing et fidélité, pour la conservation de nos dictes forests,
et en plusieurs autres occasions où il s'est porté avec tel zelc et affec-
tion que ses services rendus et ceux que nous espérons de Iny à
l'advenir, nous donnent subject de recongnoistre sa vertu et mérites,
et les décorer de ce degré d'honneur, pour marque et mémoire à sa
postérité.
Sçavoir faisons que nous, pour ces causes et autres bonnes et
justes considérations à ce nous mouvans, voulant le gratifier et favo-
rablement traicter, avons le dict Corneille de nos grâce specialle
plaine puissance et authorité royalle, ses enfans et postérité, masles
et femelles, nais et à naistre en loyal mariage, annoblys et annoblis-
sons, et du tittre et quallité de noblesse décoré et décorons par ces
présentes signées de notre main. Voulons et nous plaist qu'en tous
actes et endroicts, tant en jugement que dehors, ilz soient tenus et
reputtez pour nobles, et puissent porter le titre d'escuyer, jouir et
uzer de tous honneurs, privilleges et exemptions, franchises, préro-
gatives, prééminences dont jouissent et ont accoustumé jouyr les
autres nobles de nostre royaume, extraictz de noble et ancienne
race, et, comme telz, ilz puissent acquérir tous fiefz, possessions
nobles, de quelque nature et quallité qu'ilz soient et d'iceux, en-
semble de ceux qu'ils ont acquis et leur pourroient escheoir à l'adve-
nir, jouir et uzer tout ainsy que s'ils estoient nais et issus de noble
et ancienne race, sans qu'ils soient ou puissent estre contraincts en
vuider leurs mains, ayant d'habondant au dict Corneille et à sa
postérité, de nostre plus ample grâce, permis et octroie, permettons
et octroyons qu'ils puissent dorcsnavant porter partout et en tous
lieux que bon leur semblera, mesmes faire cslever par toutes et cha-
cune leurs terres et seigneuries, leurs armoiries timbreez telles que
nous leur donnons et sont cy empreintes*, tout ainsy et en la mesmc
forme et manière que font et ont accoustumé faire les autres nobles
de nostre dict royaume.
Sy donnons en mandement à nos amcz et féaux conseillers les
gens tenans nostre cour fies aides à Rouen, et autres nos justiciers
I. D'azur, à une face d'or, chargée de trois testes de lion de gueules, et
accompagnée de trois cstoilcs d'argent, deux en chef et une en pointe. (Ar-
moriai général de la France, Ville de Paris, tome I, fol. 1066. Hibl. imp., dé-
partement des manuscrits.) — Voir ces armoiries dans l'Album joint à notre
édition.
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE. lxxi
et officiers qu'il appartiendra, chacun en droict soy, qiie de nos pré-
sente grâce, don d'armes, et de tout le contenu ci-dessus ils facent,
souffrent et laissent jouir et uzer pleinement, paisiblement et per-
pétuellement le dit Corneille, ses dits enfans et postérité masles et
femelles, nais et à naistre en loial mariage, cessant et faisant cesser
tous troubles et empeschemens au contraire. Car tel est nostre
plaisir nonosbtant quelzconques edictz, ordonnance, revocquations,
et reiglemens à ce contraires, ausquels et à la dcsrogatoire des dcs-
rogatoires y contenue, nous avons desrogé et desrogeons par ces
dictes présentes. Et afin que ce soit chose ferme et stable à tousjours,
nous avons faict mettre nostre seel aux dictes présentes sauf, en au-
tres choses, nostre droict et l'autruy en toutes. Donné à Paris, au
mois de janvier, l'an de grâce mil six cent trente sept, et de nostre
reigne le vingt-septième. Signé Louis. Et sur le reply par le Roy,
De Loménie ung paraphe. Et à costé visa, et scellé en laas de soye
rouge et verd du grand sceau de cire verde.
Et sur ledict reply est escript : Registrez es registres de la court des
Aides en Normandie, suivant l'arrest d'icelle du vingl-quatrieme
jour de mars mil six cent trente sept. Signé De L'esloille, ung
paraphe.
V. — Page xxYii.
Aveu fait par Pierre Corneille, tant en son nom qu'au nom de Thomas,
son frère, pour des fiefs provenant de la succession de son pere^.
De Nobles et Religieuses personnes Messieurs Abbé et couvent de
l'Abbaye et Baronnie de St. Ouen de Rouen tient et advoue tenir
en leurs fiefs de l'eau de Seine au droit de l'office de Pitancier ^
dicelle M. Pierre Corneille Escuyer Conseiller du Roy et Advocat de
Sa Majesté aux sièges généraux de la table de marbre du palais à
I. Cet acte, qui fait partie du fonds de Saint-Ouen de Rouen aux archives
de la Seine- Inférieure, nous était inconnu. Il nous a été signalé et communiqué
par notre savant confrère, M. Ch. de Beaurepaire, archiviste du département.
La première partie de cet acte, jusqu'à la signature, est entièrement de l'écri-
ture de Corneille.
3. « Pitancier. OÉBcier claustral qui subsiste encore dans quelques abbayes,
qui distribuoit autrefois la pitance aux moines. » (Furetière, Dictionnaire uni-
versel, i6go.)
Lxxn PIECES JUSTIFICATIVES
Rouen fils aisnc et héritier en partie de deffunt M. Pierre Corneille
Escuyer Conseiller du Roy et ^I« particulier des Eaux et forestz en
la viconté de Rouen tant pour luy que pour Thomas Corneille son
frère mineur d'ans et son cohéritier en la dite succession. C'est
assavoir une pièce de terre en isle nommée la Litte contenant cinq
vergées ou environ ainsy plantée de cerisiers, pruniers, oziers, fresnes,
vignes que autres plantz assise en la paroisse dOrival près Cleon
bornée de tous boutz et costes leau de Seine a cause de quoy il
doibt six sols de rente seigneuriale par [an] laquelle pièce luy ap-
partient a cause de la succession du dit deffunt s'' son père. Plus le
dit s"" Corneille audit nom tient et advoue tenir desdits s'** Religieux,
Abbé et convent de la dite Abbaye et Raronnie de St. Ouen une
vergée de terre en isle en plant et labeur sise en la grande isle de
Cleon, paroisse dudit lieu bornée de deux costes le canal de Seine
et des deux boutz Roger Daniel dont il doibt douze deniers de rente
seigneurialle par chacun an, laquelle luy appartient aussi a cause de
la succession du dit deffunt s'" son père avec reliefs treiziesme droitz
et devoirs seigneuriaux quand le cas y eschct saouf a augmenter ou
diminuer par le dit s'" Corneille pour les héritages contenus au pré-
sent adveu s'il vient cy après en sa cognoissance que faire se doihve
ou qu'il y eust autres héritages sujetz et contribuables ausdites
rentes.
Signé : Corneille.
Les pieds des Seigneuries de labbaie et baronnie de St. Ouen à
Rouen tenus au manoir abbatial du dit lieu par nous Mathieu Poul-
lain escuyer s"" Du boscguillaume advocat en la cour Scneschal de la
dite abbaie et baronnie de St. Ouen le mercredy dixhuict» jour de
juin xvi<= quarante deux est comparu Le dit s'" Corneille lequel a
baillé et présenté cest adveu icelluy juré et affirmé véritable qui a
esté receu saouf le droict propriétaire de MMsi^s ^i ^ blasmer et sans
préjudice des frais de prise de fief et reunion a laquelle fin assigna-
tion à luy faicte aux prochains pledz pour produire. Donné comme
dessuz.
Signé: Pgullain et Pigeon.
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE. lxxiii
VI. — Page XXVII.
Pièces relatives à la crénlion d'un second avocat du Roi au siège général
des eaux et forêts à la Table de marbre du Palais à Rouent
A Maistre Charles Ycard. advocat an privé conseil de Sa Majesté :
A la requeste de Pierre Corneille, escuyer, conseiller du Roy ot
advocat de Sa Majesté au siège gênerai des eaûes et forests à la table
de marbre du Palais à Rouen, soit signifié en copies les exploicts
d'opposition du quinziesme jour d'octobre i638 et du troisiesme de
juin i6.Sg à Monseigneur le Chancelier ou à^ garde
des roolles des offices de finance, que le requérant s'oppose, comme
de faict il s'oppose, à l'expédition des provisions ou lettres du pré-
tendu office de second advocat du Roy au dit siège, cy-devant possédé
par maistre Gilles Aubert, ledict office vacquant à cause de mort ;
employant pour moyen en la présente opposition qu'il n'y avoit eu
aulcun edict de création dudict office, en quoy Sa Majesté — ■'y
auroit esté surprise en la délivrance desdites provisions, et telles et
aultres raisons qu'il entend desduirc en temps et lieu. Elisant, aux
fins de la présente opposition, son domicile en la maison et personne
de maistre Charles Ycard advocat au privé conseil de Sa Majesté.
Dont ledict Corneille a requis acte.
COR.NEILLE.
Au Roy et à nos Seigneurs de son Conseil.
Sire,
Pierre Corneille, vostrc conseiller et advocat à la table de mar-
bre du Palais, remonstre qu'il y auroit instance pendante en vostre
Conseil sur l'opposition qu'il a formée aux pro\'isions de l'office de
second advocat à la table de marbre du Palais, entre luy d'une part,
1. Ces pièces font partie des minutes du greffe du Parlement et se trou-
vent réunies en une liasse intitulée : Dossier de Pierre Corneille.
2. Demeuré en blanc dans l'original.
3. Ici deux ou trois mots effacés par l'humidité. L'ensemble de la pièce a
du reste beaucoup souffert et est aujourd'hui très-peu lisible.
Lxxiv PIECES JUSTIFICATIVES
et Francoys Ilays, prétendant obtenir, d'aultrc, et la vefvc de
M" Gilles Aubert aussy opposante, en la quelle instance, bien que
ses soubstiens soient justes tant contre ledict Hays que contre la
dicte vefve, et bien que ses conclusions aillent à faire déclarer ledict
office supprimé et exteinct, neantmoins, si le bon plaisir de Vostre
Majesté est tel que lesdictes provisions ayent lieu et que ledict office
revive, Il vous supplie de considérer que ledict office faict la moitié
du sien qui est d'antienne création, et à ces causes d'estre receu à
l'offre du faict de rembourser ledict Hays de ce qu'il aura financé en
vos coffres et que les provisions seront délivrées en blanc audict sup-
pléant, pour par luy ledict office estre exercé conjoinctement ou
séparément.
Et il priera Dieu pour votre prospérité, longue et heureuse vie.
Dans les moyens à l'appui présentés par Jacques Goujon il est dit
que les fonctions de second avocat n'ont été créées que par l'abus d'un
sieur Isaac Payer, seul advocat du Roy audict siège, lequel en 1611,
en un temps où ceux de la relligion prétendue reformée faisoient
leurs efforts de s'accroistre en la magistrature, s'estant faict désin-
téresser par un nommé Gilles Aubert, huguenot comme luy, luy
permit d'obtenir des provisions de second avocat ; qu'Aubert estant
decedé dernièrement, sa vefve n'a pu vendre à Francoys Hays un
droit qui n'existoit pas et qui n'estoit que la suite d'un abus ;
qu'enfin ledit Hays, après avoir esté contrainct par certaines consi-
dérations de vendre sa charge de M" particulier au mesme siège des
eaûcs et forests ne desdaignant pas de s'y venir asseoir au dernier
rang, monstroit par la combien peu il meritoit que le Roy prist sa
demande en considération.
VII. — Page XXXIII.
Projet de lettres patentes concédant à P. Corneille le droit de ne laisser
jouer ses pièces qu'aux troupes autorisées par lui.
Louis, etc., à nos améz féaux conseillers les m*" des rcq'»»
ordres Je nostre hostcl, salut. Notre cher et bien amc conseiller et
advocat au siège g»! de la table de marbre du Pallais des caucs et
forests de Rouen, le sieur Corneille nous a fait remonstrer qu'il
a cy-devant employé beaucoup de temps à composer plusieurs pièces
tragiques nommées Cinnu, Polycucle cl la Mort de Pompée, lesquelles
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE. lxxv
il auroit fait représenter par nos comédiens ordi^^^, représentant au
marais du Temple à Paris ; et d'autant qu'il a appris que depuis
quelque temps les aultres comédiens auroient, à son grand préjudice,
entreprins de représenter les dictes pièces et que si Ils avoient cette
liberté l'exposant seroit frustré de son labeur*, nous suppliant sur
ce luy pourvoir et luy accorder nos lettres nécessaires ; nous à ces
causes, désirant favorablement traitter l'expo"', luy avons de nos
grâce specialle, pleine puissance et authorité royalle permis et per-
mettons par ces présentes de f''" jouer et représenter lesdictes pièces
de théâtre ci-dessus speciffiées, nommées Cinna, Polyeucte, la Mort
de Pompée par troupe de nos comédiens, en tels lieux et endroicts
de nostre royaulme que bon luy semblera, et ce durant le temps
de — à compter du jour qu'elles auront esté représentées la pre-
mière fois, pendant lequel temps vous ferez, comme nous faisons
par ces présentes, tres-expresses inhibitions et défenses à tous nos
comédiens representans tant en nostre dicte ville de Paris qu'autres
lieux de nostre royaulme de jouer ny représenter lesdictes pièces
sans le vouloir et consentement dudict exposant ou de ceux qui
auront droit de luy, à peine de dix mille livres d'amende et de tous
despens, dommages et interests. Si vous mandons que du contenu
en ces présentes fassiez, souffriez et laissiez jouir et.... exposant
pleinement et paisiblement, et à ce souffrir et obéir tous ceux
qu'il appartien Mandons au premier nostre huissier ou sergent
royal sur ce requis fr», pour l'exécution des présentes, tous
exploicts de justice à ce requis et nécessaires sans aucune aultre
plus que ces présentes. Car tel est nostre plaisir. Donné à le
jour de l'an de grâce i643 et de nostre règne le premier.
Par le Roy 2.
1. Corneille a substitué « de son labeur » à « de ses intentions. »
2. Ecrit de la main d'un clerc de Jacques Goujon et corrigé en plusieurs
endroits par Corneille. — On lit au bas de ce projet, dans la marge, ces mots
écrits perpendiculairement de la main de Jacques Goujon : Privilège Corneille
refusé, et après « Pab le Rot, » ces mots : Pour les comédiens du marais
pour la d. lettre.
PIÈCES JUSTIFICATIVES
VIII. — Page XXXIII.
Reçu d'objets mobiliers donné le 2Ô ./""( i*'''i4 /'«r Antoine Corneille,
frère de Pierre Corneille^.
Jo soussigné prieur curé de Frevillc cognois et confesse avoir reçu
de Mademoiselle Corneille, ma mère, une douzeine d'assiettes et
demie douzeine de platz, le tout de fin estain ; plus trois douzcines
de serviettes dont il en a une douzeine de doubleuvre et deux nappes
de lin et un doublier. Une Casaque de drap noir qui estoit à feu
mon père, une grande table qui se tire des deux costez et deux
formes, une toile de lit de ces estoffcs jaulnes imprimées. Tous les-
quels meubles elle m'a prestes en ma nécessité, lorsque j'ay esté
demeurer à Frevillc et luy promets les restituer ou à clic ou à mes
frères, toutes fois et quantes. Faict ce samedy vingt cinquiesmc jour
de juin mil six cens quarante quatre.
Si(iné : F. Antoink Corneii.li., et un paraplie.
I. Ce reçu a été publié dans le Prccis analytique des travaux de V Académie
de Rouen ; il était inséré dans le rapport de M. Dccordo, secrétaire de la classe
des lettres, et se trouvait précédé de l'exposé suivant. :
« Une pièce inédite, due aux recherches toujours si précieuses de M. de
Reaurepairc, a achevé de mettre en lumière combien était simple et modeste
l'intérieur de la maison dans laquelle s'écoula la jeunesse du grand poète. C'est
un reçu donné le 20 juin i64^i, par son frère Antoine, religieux du Mont-aux-
Malades, à Mme Corneille, sa mère, et contenant la nomenclature de divers
objets mobiliers qu'il avait dû lui emprunter, quand il alla prendre possession
de la cure de Fréville, n'ayant pas le moyen de les acheter. »
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE. lxxvh
IX. — Page xxxvii.
Nomination de Corneille à la charge de procureur des états
de Normandie.
Lettre de cachet adressée à l'hôtel de ville de Rouen.
Sa Majesté ayant pour des considérations importantes à son ser-
vice destitué par son ordonnance de ce jourd'huy le sieur Baul-
dry de la charge de procureur des Estats de Normandie, et estant
nécessaire de la remplir de quelque personne capable, et dont la
fidélité et affection sont connues, sadite Majesté a fait choix du sieur
de Corneille, lequel, par l'advis de la Reyne Régente, elle a commis
et commet à ladite charge, au lieu et place dudit sieur Bauldry, pour
doresnavant l'exercer et en faire les fonctions jusques à la tenue des
Estats prochains, et jusques à ce qu'il en soit autrement ordonné
par sadicte Majesté, laquelle mande et ordonne à tous qu'il appar-
tiendra de reconnoistre ledit sieur de Corneille en ladite qualité de
procureur desdits Estats sans difficulté.
Fait à Rouen, le quinzième jour de febvricr i65o.
Louis.
Et plus bas :
De Lomenie.
Lettre de cachet à Messieurs de la Grand' Chambre.
De par le Roy,
Nos amez et féaux ayant pour des considérations importantes à
notre service destitué le sieur Bauldry de la charge de procureur
des Estatz de Normandie, nous avons en mesme temps commis à
icelle le sieur de Corneille pour l'exercer et en faire les fonctions
jusques à ce qu'aux premiers Estatz il y soit pourveu. Sur quoy
nous vous avons bien voulu faire cette lettre, de l'advis de la Reyne
Régente, nostre tres-honorée dame et mère, pour vous en informer,
Lxxviii PIÈCES JUSTIFICATIVES
Et n'estant la présente pour un autre subjct, nous ne vous la ferons
plus longue.
Donné à Rouen, le dix-septieme jour de febvrier i65o.
Louis.
Et plus bas :
De Lomenie.
(Archives de l'hôtel de ville de Rouen.)
X. — Page XXXVIII.
Résignation des fonctions d'avocat du Roi en la Table de marbre.
Du vendredi après midy dix-huitieme jour de mars seize cent
cinquante en l'Escriploire.
B'ut présent maistre Pierre Corneille escuyer conseiller du Roi et
anlien advocat aux sièges généraux de l'admirauté, eaux et forests
de Normandie, en la table de marbre du Palais à Rouen, y demeu-
rant, lequel de son bon gré confessa avoir vendu et resigné par ces
présentes à noble homme maistre Alexandre Lcprovost sieur de la
Malleterre advocat en parlement de Rouen y demeurant présent ce
acceptant en la présence accord et consentement de noble homme
maistre Gabriel Leprovost sieur de la Bardelliere conseiller du Roi
au siège gênerai des dites eaux et forests de Normandie, son père
c'est assavoir : Les dits offices de conseiller et advocat du Roy ancien
es sièges generau.v de l'admirauté eaux et for(>sts de Normandie en la
dite table de marbre du Palais à Rouen auxquels il a esté pourvu par
lettre du Roy donnée à Paris le dernier de décembre seize cent vingt-
huit et dernier janvier an suivant, par la résignation que faite en
avoit été à son profit par noble homme maistre Pierre de Mogeres
lors titulaire d'iceux offices, desquels le dit sieur Corneille promet
obtenir les provisions à ses frais et despens savoir du dit ofBce des
dites eaux et forests dans trois mois de ce jour et de celui de l'admi-
rauté six semaines après le retour de la Reine Régente en la ville de
Paris et en saisir ledit sieur Leprovost fils pour par le dit se faire
recevoir aux dits oflices à ses frais et despens comme il advisera bien
estrc et jouir par lui des gaiges du dit office du dit jour et à l'avenir
comme des autres droits fruits profits chauffages revenus et emolu-
mens y attribués tels et scmblablcmenl qu'en ont joui les autres
titulaires des dits ollices et le dit sieur Corneille qu'il sera tenu et
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE. lxxix
obligé faire cesser tout trouble et opposition qui pourroient arriver
à la réception du dit sieur Leprovost par le fait du dit sieur Cor-
neille seulement auquel il promet aussi mettre es mains les dites
lettres de provision sus datées et autres pièces dont il est saisi con-
cernant les dits offices lors et au temps de la livraison de la dite
provision. Cette vendue et résignation est faite moyennant la somme
de six mille livres tournois laquelle ils ont convenu ensemble de la
dite somme les dits sieurs Leprovost père et fils se sont solidairement
et sans division ordre de distribution ni appellation de garantie en
payer au dit sieur Corneille dans le lundi de quasimodo prochain
venant la somme de sept cens livres tournois pour subvenir au dit
sieur Corneille à l'obtention des dites lettres de provision des dites
forests plus la somme de deux mille trois cens livres tournois lorsque
le dit sieur Corneille mettra en leurs mains les dites lettres de pro-
vision des dites eaux et forests et pour les trois mille livres restant
pour et au lieu d'iceux les dits sieur Leprovost père et fils se sont
submis et obligés par ces présentes solidairement comme dit est en faire
payer au dit sieur Corneille en cette ville de Rouen à leurs despens
le nombre de cent quatorze livres cinq sous huit deniers de rente
par an à commencer à courir du jour que le dit sieur Corneille leur
mettra es mains les dites lettres de provision de l'admirauté et con-
tinuer jusques au racquit que les dits sieurs Leprovost père et fils
chacun et l'un d'eux leurs héritiers pourroit faire toutefois et quantes
qu'il leur plaira en payer au dit sieur Corneille et ses héritiers la
dite somme de trois mille livres en arrérages prorata et à la seureté
du paiement livraison et garantie de laquelle rente les dits sieurs
Leprovost ont obligé par spéciale et principale hypothèque les dits
offices ci-dessus vendus gaiges et droits d'iceux outre la générale
obligation de tous leurs autres biens et héritages présents et à venir
sans déroger à aucunes généralités ni spécialités et pour plus grande
seureté de garantie de la dite rente et assurer les dits offices en la
famille des dits sieurs Leprovost y se sont submis et obligés payer
chacun an le droit annuel à quoi les dits offices seront taxés et en
fourniront copie des dites lettres au dit sieur Corneille quinze jours
après l'ouverture du bureau qui sera establi en cette ville et faute par
eux de ce faire le dit sieur Corneille demeure permis et autorisé
payer le dit droit pour en être remboursé sur les dits sieurs Lepro-
vost, le tout tant et si longtemps que la dite rente aura cours et que
le dit droit aura lieu. Présents Pierre Crosnier et Nicolas Labé.
Signé : Corneille, Leprovost, Leprovost, Cros.mer, Labé,
HOUPVILLE et Hllye.
Lxxx PIÈCES JUSTIFICATIVES
Du vendredi après midv dix-huitiemc jour de mars, en l'cscrip-
toire à Rouen, fut présent maistre Pierre Corneille escuyer conseiller
et advocat du Roy antien en la table de marbre du Palais à Rouen
pour le siège des eaux et forests demeurant au dit Rouen lequel de
son bon gré a fait et constitvié son procureur gênerai et spécial c'est
assavoir auquel le dit sieur constituant a donné
pouvoir et puissance de pour lui et en son nom resigner et mettre
es mains du Roy notre sire et à monseigneur le chancelier ou autres
ayant pouvoir quant à ce son dit estât et office de conseiller du Roy
antien en la dite salle de marbre du Palais à Rouen pour le siège des
eaux et forests pour et au nom profit et faveur de maistre Alexandre
Leprovost advocat en la Cour et non d'autre et de la dite résignation
en requérir demander et obtenir telles lettres de don, provision et
octroi que besoin sur ce est généralement promettant obliger biens et
héritages. Presens Pierre Grosnier et Nicolas Labé demeurant à Rouen.
Signé : Corneille, Crosmek, Labé, Heme et Houpville.
Et du dit jour fut présent Monsieur Pierre Corneille escuyer con-
seiller et ancien advocat du Roy au siège de l'admirauté de France en
la table de marbre du Palais h Rouen lequel de son bon gré a fait
et constitué son procureur gênerai et spécial, c'est assavoir
auquel portant la dite présente le dit sieur constituant a donné
pouvoir et puissance de pour lui et en son nom resigner et remettre
es mains du Roy notre sire et de la Reine Régente sa mcre jouissant
de l'office de grand maistre chef surintendant gênerai du commerce
et navigation de France ou autres ayant pouvoir le dit estât et office
de conseiller et advocat du Roy antien en la dite admirante de France
au dit siège de la table de marbre du Palais à Rouen en faveur toute-
fois de maistre Alexandre Leprovost avocat en parlement et non
autre consentir toutes lettres de provision estre sur ce expédiées et
généralement promettant obliger tous ces biens et héritages. Presens
les dessus dits.
Sifjné : Cormille, Crosnier, Labé, Houpville et IIelye.
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE. lxxxi
XI. — Page XL.
Extrait du registre des comptes de la paroisse de Saint- Sauveur
de Rouen pendant les années i622-i653.
Gestion de Pierre Corneille père. 1622-1623.
Combpte de la recepte mise et despense que moy Pierre Cor-
neille cydevant M" des eaux et forestz de la vicomte de Rouen ay
eue et faicte comme trésorier de la paroisse de Saint-Sauveur du
dit Rouen, des rentes et revenus appartenanz à la d. esglize, pour
ung an à Pasques mil six cens vingt deux et finissant à Pasques
mil six cens vingt trois pour estre procédé à l'audition et clausion
d'icelluy.
Se charge ledit comptable de la somme de dix livres pour
une année escheue au jour de Pasques mil six cens vingt trois de
pareille somme de rente deue à cause d'une fondation faicte en la
dicte esglize par damoiselle Barbe Houel sa mère et par luy par
contrat passé devant les tabellions de Rouen le vingt™"^ febvrier
mil six cens quatorze.
Fondation de Pierre Corneille père. 162^-1625.
Reçu du dit Pierre Corneille, la somme de soixante livres,
pour deux années escheuez au dit jour de Pasques vi<^ vingt cinq
pour pareille somme de rente par luy constituée sur tous ses biens
et héritages pour et à cause d'une fondation par luy faite en icelle
esglize à condition de luy faire dire et cellebrer à perpétuité par son
chapelain abbitué en la dite esglize une basse messe le vendredy de
chacune semaine de l'an, à l'heure de huict heures de matin et une
haulte messe de requiem le jour des Trépassés et jour précèdent, qui
est le jour de Toussaint, après vespre vigilles des morts de neuf
seaulmes dix neuf lessons et avec sous franges ordinaires pour
ce cy Lx '
Corneille, i
Lxxxii PIECES JUSTIFICATIVES
Gestion de Pierre Corneille, le poêle. i65i-i653.
Compte et estât de la recepte mise et despense que Pierre Cor-
neille Escuyer cy devant advocat de sa ÏMajesté aux sièges généraux
de la table de marbre du palais à Rouen, trésorier en charge de la
paroisse de Saint Sauveur dudit Rouen a faite des rentes revenus
et deniers appartenanz a la dite église, et ce pour l'année commen-
çant a Pasques mil six cens cinquante et un et finissant a pareil jour
mil six cens cinquante et deux par luy présenté à Messieurs les curés
et trésoriers de la dite paroisse à ce que pour sa décharge il soit pro-
cédé à l'examen du dit compte et clausion d'iceluy.
PREMIEREMENT.
Se charge le dit comptable de la somme de cent quarante et neuf
livres six sols neuf deniers par luy receue de Monsieur Pauiot
Procureur gênerai de sa Majesté en sa chambre des Comptes de
Normandie et trésorier précèdent r.xLix ' vi * ix ^'
Plus de la somme de trente livres reccues de Jaques Basin pour
le vin du bail a luy fait de trois boutiques appartenant audit tré-
sor xxx 1
De la somme de six livres receue d'André Brlssel pour le vin du
bail a luy fait d'une autre boutique vi '
De la somme de trois livres receues de Simon Gosselin pour le
vin du bail a luy fait d'une autre boutique m'
De la somme de trois livres receue de Marie Régnant, vefve de
Mahon pour le vin du bail a elle fait d'une autre boutique. . . m'
De la somme de quarante sols receus de Marguerite Lose pour le
vin du bail a elle fait d'une autre boutique xl »
De la somme de vint sols pour le vin du bail d'une autre bou-
tique fait à Marie le Lièvre xx *
De la somme de quatre livres receue de la confrairic^ de Saint Jo-
seph en la présente année iv '
De la somme de vint livres receue des héritiers de feu Madame
Fumiere pour deux années de dix livres do rente par elle léguées par
testament au trésor de la dite Eglise l'une escheue a Pasques précè-
dent et passée en reprise au compte de M. Pauiot et l'autre escheue
a Pasques de cette présente année sauf la reprise comme audit
compte XX '
Do la somme de cent sept sols donnée par Madame Godin pour
l'occupation d'un banc v ' vu ^
Somme ii '^ xxiii ' xiii ' ix '^
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE, lxxxiii
Autre chapitre des deniers receus par ledit comptable pour
arrérages des rentes foncières deues audit trésor.
PREMIEREMENT.
Se charge ledit comptable de la somme de dix sols receus de la
vefve de deffunt sieur de Houppeville apoticaire représentant Jean
Gavé pour une année de la rente foncière quelle doibt audit trésor a
cause de sa maison située en la dite paroisse ou pendoit pour en-
seigne la couronne d'or. La dite rente escheue à Pascjues mil six
cens cinquante et un x»
De la somme de quarante sols receus de M"" Nalot représentant
Guillaume Costil fils au précèdent Jean Duchemin pour une année
escheue a Pasques mil six cens cinquante et un de la rente foncière
quil doibt à cause dune mcdson située en la dite paroisse ou pend
pour enseigne le franc Archer xl=*
De la somme de quatre livres dix sols receus des héritiers de def-
funt Guillaume Costil père représentant Pierre et Abraham Toustain
pour une année escheue a Pasques mil six cens cinquante et un de
la rente foncière qu'ils doibvent audit trésor a cause d'une maison
située en la dite paroisse proche le mouton rouge * iv • x**
De la somme de sept livres dix sols receue de Madame de Rombosc
représentant feu M. le Président Jubert pour une année escheue a
Pasques mil six cens cinquante et un de la rente foncière qu'elle
doibt audit trésor pour une maison située en la paroisse Saint Pa-
trice vu' x^
De la somme de quatre sols receue des héritiers de Philippes le
Prévost et Estienne l'Allemand pour une année escheue a Pasques
mil six cens cinquante et un de la rente foncière qu'ils doibvent audit
trésor a cause d'une maison située en la dite paroisse ou pend pour
enseigne la Licorne iv»
De la somme de soixante sols receue d'honorable homme Claude
le Forestier Espicier pour une année escheue a Pasques mil six cens
cinquante et un de la rente foncière quil doibt au dit trésor a cause
d'une maison située en la paroisse de Saint Maclou m '
De la somme de douze sols receue de Charles Moisant représen-
tant Guillaume et Louys Allain et au précèdent Vautier pour une
année escheue a Pasques mil six cens cinquante et un de la rente
I. En marge : « Nota que ladite rente n'estoit escheue qu'a la Saint-Mi-
chel i65i, et non pas a Pasques ; l'erreur a commencé au compte rendu par
Desalleurs en l'année mil six cens trente quatre. »
Lxxxiv PIÈCES JUSTIFICATIVES
foncière qu'ils doivent audit trésor a cause d'une maison située rue
Malpalu ou pend pour enseigne l'image St. Martin xii*
De la somme de douze sols six deniers receue de M. Hellot Re-
ceveur de la fabrique de St. Ouen pour une année escheue a Pasques
mil six cens cinquante et un de la rente foncière deue par la dite fa-
brique au dit trésor a cause d'une maison située paroisse de St. Ma-
clou ou pend pour enseigne la Chapelle xii ^ \i^
De la somme de vint sols receue des pères Minimes pour une
année escheue a Pasques mil six cens cinquante et un de la rente
foncière deue audit trésor a cause d une maison située rue du Figuier
paroisse St. ?Sicaise xx*
De la somme de trente sols receus des héritiers de M. de Civile
YassonvLUe représentant feu M. du Rombosc conseiller au parlement
pour une année escheue a Pasques mil six cens cinquante et un de
la rente foncière qu'il doibt audit trésor a cause d'une maison située
en la paroisse St. Patrice xxx*
De la somme de dix sols receue des héritiers de feu M. Nicolas le
Prévost héritier de feu Jean Tillard pour une année escheue a Pasques
mil six cent cinc[uanle et un de la rente foncière qu'il doibt audit
trésor située paroisse St. Maclou x*
De la somme de trois sols receue des héritiers de Pierre Parent
pour une année escheue a Pasques mil six cens cinquante et un de la
rente foncière quils doivent audit trésor a cause d'une maison sise
rue Cauchoise ou pend pour enseigne l'Eschiquier m ^
De Monsieur du Resnel tuteur des soubsaagés de feu M"" Alonse
du Resnel son frère vivant R"" des tailles de l'eslection d'Arqués re-
présentant la vefve de Hugues Hébert au droit d'Estiennc le Feb^Te
la somme de cinq sols pour une année escheue a Pasques mil six
cens cinquante et un de la rente foncière que doibvent les dits soubs-
aagés audit trésor a cause dune maison située paroisse St. Martin
sur Renelle ou pend pour enseigne l'image dudit St. Martin. . . v*
De la somme de quatre livres receue de ' Plait bou-
Icnger représentant Guillaume Pigerre pour une année escheue a
Pasques mil six cens cinquante et un de la rente foncière deue audit
trésor a cause d'une maison située rue Cauchoise ou pend l'image
St. Pierre un '
De la somme de quarante sols receue de la vefve Nicolas Paullé
au droit de feu sieur du Parc pour une année escheue a Pasques mil
six cens cinc[uante et un de la rente foncière deue audit trésor a
cause d'une maison située rue Cauchoise ou pend pour enseigne le
Limaçon xl ^
I. Il y a ici un blanc dans le manuscrit.
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE. txxxv
De la somme de huit livres rcceue de ladite vefve Paulé pour une
année de pareille rente escheue a Pasques mil six cens cinquante et
un pour sa part d'une partie de vint livres de rente foncière que ledit
trésor a droit de prendre par indivis sur une maison située en ladite
paroisse ou pend pour enseigne le grand moulin sans préjudice dudit
indivis viii l
De la somme de douze livres reccue d'honorable homme Tous-
saint Brunel représentant la vefve Lenoble pour une année darre-
rages de rente foncière escheue a Pasques mil six cens cinqiiante et
un pour le reste de la dite partie de vint livres de rente deue par
indivis audit trésor sur la dite maison du grand moulin sans préjudice
pareillement dudit indivis xii'
De la somme de douze livres dix sols receue de M"" Nicolas Coulon
représentant le feu sieur de Boiievcsque pour une année escheue de
Pasques mil six cens cinquante et un de la rente foncière qu'il doibt
audit trésor a cause des deux maisons situées l'une on la dite paroisse
l'autre en la paroisse St. Pierre l'honoré xii' x»
De la somme de trente sols recoue de la vefve Nicolas Bonnet
pour une année escheue a Pasques mil six cens cinquante et un de
la rente foncière qu'elle doibt audit trésor a cause d'une maison
sise sur l'eau de Robec ou pend pour enseigne la poésie. . . . xxx»
De la somme de soixante sols receue des héritiers de Philippe
l'Anglois et de Nicolas le Monnier pour une année escheue a Pasques
mil six cens cinquante et un de la rente foncière qu'ils doivent audit
trésor a cause d'une maison sise sur la dite paroisse ou pend pour
enseigne le petit More lx»
De la somme de soixante et sept sols six deniers receue d'honneste
femme Marie Bihorel a la descharge de' Dubreuil proprié-
taire d'une maison située rue Cauchoise ou pendoit pour enseigne
le Cigne Royal a présent l'Aigle d'or pour une année de la rente
foncière deue audit trésor a cause d'icelle maison escheue a Pasques
mil six cens cinquante et un lxviisvi^*
De la somme de trente sols receue de la vefve Mathurin Banquet
au droit de Guillaume de la Mare pour une année escheue a Pasques
mil six cens cinquante et un a cause d'une maison située rue Cau-
choise XXX *
De la somme de vint huit livres quatre sols pour les arrérages
escheus a Pasques mil six cens cinquante et un de neuf sols de rente
foncière que ledit trésor a droit de prendre sur une maison située
sur ladite paroisse ou pend pour enseigne le Bras d'or dont le
comptable n'a receu aucune chose non plus que les precedenz tre-
1. Le prénom est resté en blanc.
Lxxxvi PIECES JUSTIFICATIVES
soriers, néanmoins se charge de la dite somme pour tenir forme de
compte sauf la reprise comme an compte précèdent. . . xxviii ^ iv *
De la somme de dix sols receue des héritiers de deffunt Nicolas
Petit pour une année escheue a Pasques mil six cens cinquante et un
de la rente foncière qu'ils doivent audit trésor a cause d'une maison
située paroisse de Saint Martin sur Renelle ou pend pour enseigne
la Clef X s
De la somme de trente six sols receue de M. du Saussey conseiller
au Parlement pour une année escheue a Pasques mil six cens cin-
quante et un de la rente foncière qu'il doibt au dit trésor a cause
d'une maison sise rue de la Miette xxxvi s
De la somme de quarante sols receue de Nicolas Mouton parche-
minier demeurant a Erbane pour une année escheue a Pasques mil
six cens cinquante et un de la rente foncière qu'il doibt au dit tré-
sor a cause d'une maison située devant Saint Maclou xl «
De la somme de soixante et quatre livres pour les arrérages escheus
a Pasques mil six cens cinquante et un de vint sols de rente foncière
deubs audit trésor par Messieurs les Eschevins de cette ville
representanz Pierre Piedeleu a cause d'un jardin situé hors Cau-
choise proche le Vieil palais sauf la reprise comme au compte pré-
cèdent LXIV '
De la somme de soixante sols receue des héritiers de feu M. Toulon
représentant le s"" de Marconville pour une année escheue a Pas-
ques mil six cens cinquante et un de rente foncière qu'ils doibvent
audit trésor a cause d'une maison située paroisse de St. Michel, lx »
De la somme de soixante sols receue de' Moulin capitaine
de la cinquantaine de celle ville représentant Pierre du Clos pour
une année escheue a Pasques mil six cens cinquante et un de pa-
reille partie de rente foncière deue audit trésor a cause d'ime
maison située en la paroisse de St. Martin sur Renelle lx *
De la somme de dix livres deue par le présent comptable comme
héritier du feu S'' Corneille vivant M*' des eaux et foretz de cette
vicomte de Rouen pour une année eschue a Pasques mil six cens
cinquante et deux de la rente qu'il doibt audit trésor a cause de
la fondation faicte en la dite paroisse par damoiselle Barbe Ilouel,
son aycule paternelle et le dit feu sieur Corneille son perc suivant
le contrat passé par devant les tabellions de Rouen en l'année mil
six cens vingt et quatre le huitiesme de febvrier^ x'
De la somme de trente livres reçue de Thomas Corneille Escuyer
S"" de Lisle frerc dudit comptable pour ime année escheue a
I. Prénom en bl.inc.
■> . I£n marge : « Nota qu'il y .i erreur aux comptes precedcns pour les dablcs
dudit contrat, qui est du 20 de fcbvrier i6i4- »
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE, lxxxmi
Pasques mil six cens cinquante et deux de la rente foncière par luy
deue comme héritier dudit feu S'" Corneille a cause d'une fonda-
tion par luy faite en la ditte paroisse par contrat passé devant les ta-
bellions de Rouen le dix septiesme d'Avril mil six cens vingt et
trois XXX ^
De la somme de cent livres escheue a Pasques mil six cens cin-
quante et deux pour une année d'arrérages de la rente foncière deue
par M. du Saussey cons"" au parlement et par la vefve de feu M. de
Boislevesque a cause de la fondation faite par le dit s"" de Boisleves-
que en la dite paroisse par contrat passé devant les tabellions de Rouen
le vint et quatriesme de Juin mil six cens trente six c '
De la somme de trente livres pour une année escheue a Pasques
mil six cent cinquante et deux de rente foncière deue par Jacques
Desmarets héritier de feu M. Robert Desmarets clerc de la dite
paroisse a cause de la fondation faite par luy en la dite paroisse
par contrat passé par devant les tabellions de Rouen le dixiesme
d'Avril mil six cens quarante et quatre xxx '
De la somme de six livres receue de Jan Bouffart pour un sixiesme
de trente six livres de rente deues a la dite paroisse [en] vertu du tes-
tament de Luque de la Londe femme de Thomas Duval, la dite année
escheue a Pasques mil six cens cinquante et deux, et sans préjudice
de l'indivis pour les autres trente livres vi '
De la somme de trente livres receue du sieur Minedorge grossier
mercier pour le surplus de la dite partie des trente six livres escheues
a Pasques mil six cens cinquante et deux sans préjudice pareil-
lement de l'indivis xxx '
De la somme de cinquante livres receue de M. Charles Lefebvre
procureur au Parlement comme ayant acquis la maison des héritiers
de M. Thomas Duval pour une année de pareille rente escheue le
cinquiesme de septembre mil six cens cinquante et un l '
Sommes du présent chapitre iiii'^ xxviii ' xiv »
Autre recepte a cause des rentes hypothèques deues audit trésor
par ihostel commun de la ville de Rouen.
PBEMIEREMENT.
Se charge ledit comptable de la somme de soixante livres pour
les arrérages de rentes que ledit trésor a a prendre par chacun an
sur la recepte generalle des finances de la généralité de Rouen pour
l'année dernière escheue dont ledit comptable n'a receu aucune
chose mais seulement a receu la somme de sept livres dix sols pour
un demy quartier de la dite rente escheue le quinziezme de febvrier
Lxxxviii PIECES JUSTIFICATIVES
mil six cens quarante huit de quinze livres pour un quartier cscheu
le dernier de mars mil six cens quarante neuf sauf la reprise pour
le surplus lx '
De la somme de douze livres seize sols huit deniers pour les ar-
rérages de rentes que ledit trésor a a prendre sur les deniers de la
solde pour l'année dernière escheue dont ledit comptable na peu
recevoir que trente deux sols et un denier pour un demy quartier
escheu à Pasques mil six cens cinquante et soixante et quatre sols
deux deniers pour un quartier escheu a Noël de ladite année i65o
neantmoins se charge de la dite somme sauf la reprise
XII 1 XVI s VIII ^
De la somme de quatre vint livres pour les arrérages de pareille
rente que ledit trésor a a prendre par chacun an sur les deniers de
ladite solde pour l'année dernière escheue dont ledit comptable n'a
receu que dix livres pour deux quartiers escheus a Pasques mil six
cens cinquante et vingt livres pour un quartier escheu a Noël de la-
dite année i65o neantmoins se charge de ladite somme pour tenir
forme de compte sauf la reprise lxxx ^
De la somme de cinquante et quatre livres pour les arrérages de
pareille rente que ledit trésor a a prendre par chacun an sur les
deniers de ladite solde pour l'année dernière escheue dont ledit
comptable n'a receu que six livres quinze sols pour demy quartier
escheu a Pasques mil six cens cinquante de treize livres dix sols pour
un quartier escheu a Noël en ladite année neantmoins se charge de
ladite somme pour tenir forme de compte sauf la reprise. . . liiii '
Somme ii "^ vi ^ xvi^ vni '•
Autre receple de ce qui est deu des arrérages de la rente autrefois
deue par M. Jean Gravé.
Se charge ledit comptable de la somme de quatre livres huit sols
pour une année escheue a Pasques mil six cens cinquante deux de la
rente deue audit trésor par M. Louys Fargcol a cause de sa femme
pour sa part de ladite rente a la faisance de laquelle il a este con-
damne iiir' vin s
De la somme de soixante et une livres douze sols quil a rcceue de
M. Nicolas de Sahurs chirurgien pour le raquit damorlissement de
quatre livres huit sols de rente doue par ledit de Sahurs pour sa part
et contribution de ladite rente constituée sur ledit M. Jean Grave
demeuré insolvable suivant l'acquit qu'en a baille ledit comptable
audit de Sahurs le quinziesme d'A.vril mil six cens cinquante et un. .
LXI ' XII ^
De la somme de quatre livres huit sols pour une année escheue a
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE. lxxxix
Pasques mil six cens cinquante et un de la rente deue audit trésor
par les héritiers de Philippe le Prévost pour leur part de contribution
de ladite rente un' viii »
Somme lxx' viii^
Autre recepte a cause des boutiques et places de derrière le chœur de
l'Eglise dans la poissonnerie pour l'année escheue de Pasques mil six
cens cinquante et deux.
PREMIEREMENT.
De Robert Gausseaume six livres pour une année de louage d'une
petite boutique quil tient vi '
De Fleury le Faucheur pour une petite boutique un auvent at-
taché derrière le chœur et place dans la poissonnerie vingt et cinq
livres xxv '
De Messieurs les vendeurs de poisson pour une année du louage
de la boutique qu'ils tiennent dix huit livres xviii 1
De Vincente Poignant poissonnière pour une année du louage d'un
estai dans la poissonnerie huit livres viii l
De la vefve du Hamel pour une année du louage de la boutique
qu'elle tient six livres vi '
De Perrette Fiquais pour une année du louage de la boutique
qu'elle tient dix huit livres xviii ^
De Louys le Gâcheur pour pareille année du louage de la bou-
tique qu'il tient vint livres xx '
De Marguerite Lose pour pareille année de louage de la boutique
qu'elle tient dudit trésor vint et quatre livres xxiiii ^
Somme cxxv '
Autre recepte des rentes hypothèques qui ont esté données par M. Jean
Pépin vivant curé de la dite paroisse pour lesquelles il avoit fait
fondation suivant le contrat fait et passé devant les tabellions de Rouen
le i3 de may i635 et du revenu des boutiques qu'il a fait bastir sur
le cimetière de la dite Eqlise suivant la permission a luy donnée par
M""* les précèdent thresoriers aux charges du contrat cy dessus dabté.
Se charge ledit comptable de la somme de trente livres pour une
année escheue a Pasques mil six cens cinquante deux de la rente
deue par Pierre Estienne xxx '
Somme xxx '
xc PIÈCES JUSTIFICATIVES
Boutiques.
Fait recepte ledit comptable de la somme de trente six livres
reccue de Robert Gosseaiime pour l'année escheue a Pasques mil six
cens cinquante et deux de la boutique qu'il tient dudit trésor, xxxvi 1
De maistre Jacques Basire sergent pour pareille année du louage
de la boutique qu'il tient la somme de vint livres xx ^
D'honorable homme Jaques Basin la somme de six vint livres
pour pareille année du louage de trois boutiques qu'il tient dudit
trésor cxx ■
De Louys Grenguet coutre de la dite Eglise pour pareille année
du louage de la boutique qu'il tient la somme de trente six livres. .
XXXVI '
De Jean Alexandre la somme de trente six livres pour pareille
année de louage de la boutique qu'il tient xxxvi '
D'André Brisset pour et au nom de la vefve Nicolas Nervet a
présent défunte la somme de trente trois livres pour pareille année
du louage de la boutique qu'il tient dudit trésor xxxiii '
De Susanne d'Orange vefve de Jacques de St. Loup la somme de
trente trois livres pour pareille année du louage de la boutique
qu'elle tient dudit trésor xxxin '
De Simon Gossclin pour pareille année de la boutique qu'il tient
dudit trésor la somme de trente trois livres xxxiii
De François Doutev ayant espousé Geneviefve le Vacher la somme
de vint quatre livres pour pareille année du louage de la boutique
qu'il tient xxiiii ^
De Marie le Lièvre pour pareille année du louage de la boutique
qu'elle tient la somme de dix huit livres xviii '
De Marie Regnault vefve de feu Mahon la somme de vint livres
pour pareille année du louage de la boutique qu'elle tient dudit
trésor xx ^
Somme un" ix '
Autre rcceplc des deniers receiis par ledit comptable pour les sépultures
faites en ladite Eglise pendant l'année quil a esté en charge.
Pour l'ouvertiirc de la terre de Gilles le Maistre brouclicr trois
livres m ^
Pour l'ouverture de la terre de Madame Glinel trois livres. . m '
Pour l'ouverltirc de la terre de Madame Hébert et pour avoir
sonné la grosse cloche neuf livres ix •
Pour la fille de M. Hébert vint sols xx '
Pour avoir sonné la grosse cloche pour la mcrc du nepveu à
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE. xci
Monsieur l'Asne six livres vi •
Pour l'enfant de M. le Bon vint sols xx«
Pour le laquais de M. Pauiot trente sols xxx^
Pour Catherine Coudre trois livres m '
Pour Madame le Carpentier*
De Monsieur le Curé exécuteur du testament de Jean Mousse Bre-
men pour legs qu'il a fait a l'Eglise la somme de trente livres, xxx '
Pour l'enfant de Robert le Roy dix sols x **
Pour l'ouverture de la terre de la sœur de Monsieur de Houppe-
ville trois livres m '
Pour l'ouverture de la terre de Madame Poulain trois livres, m '
Pour l'enfant de Monsieur Bellien vint sols xx*
Pour l'ouverture de la terre de M'" Coulon apporté de la paroisse
de Sainte Marie quatre livres un '
Pour l'ouverture de la terre de Simon Gosselin trois livres. . m '
Pour l'ouverture de la terre de Charles Delamare chargeur trois
livres m ^
Pour un enfant de M. le Sauvage sergent rpiinze sols xv»
Pour l'ouverture de la terre du laquais de Monsieur du Gourrel
unescu m '
Pour l'ouverture de la terre de M. Barré calcndreur trois livres. .
ITI
Pour le son de la grosse cloche pour Monsieur du Castel cspicier
six li\Tes VI '
Plus M""^ du Moustier prebstrc en mourant a donné a leglise ce
qui luy estoit deu par le trésor dicelle qui se montoit a ^int et sept
livres quatorze sols scavoir dix livres pour dernière année de ses
gages qui estoient entre les mains dudit comptable, douze livres dix
sept sols qui luy ont este rendus par M. le curé pour ses distributions
journalières de la dite dernière année de quatre livres dix sept sols
qui ont esté rendus aussi audit comptable par M^'^ les chappelains
pour sa part des obitz de ladite dernière année et sen charge en
recepte ledit comptable parce quil employera en despense les-
dites sommes xxvii 1 xiv s
Somme cxv l iv ^
Autre recepte des deniers receus par ledit comptable pendant son
année pour les cueillettes des bassins.
Pour la cueillette faite par Monsieur Brunel du bassin de l'œuvre
la somme de cinquante livres quatorze sols sept deniers
L ' XIV s VII d
I. Le manuscrit n'indique pas la somme.
xcii PIÈCES JUSTIFICATIVES
Pour la cueillette faite par M. le Bon pour le bassin de la Vierge
la somme de quatre vint et une livres sept sols dix deniers
LXXXI 1 VII s X <1
Pour la cueiDette faite par Messieurs les prebstres pendant l'année
pour le bassin des trespasses non compris ce qu'avoit peu cueillir
feu M''^ du Moustier au lieu de quoy il a donné a l'Eglise ce qui luy
estoit deu par ledit trésor, que ledit comptable a employé cy de-
vant en recepte au chapitre précèdent la somme de onze livres seize
sols six deniers xi 1 xvi * vi <^
Pour la cueillette faite pendant les festes solennelles y compris le
cierge benist la somme de soixante deux livres quatre sols dix
deniers lxii > iv s x "'
Pour la cueillette faite sur la paroisse pour le linge la sepmaine
sainte, la somme de quarante deux livres quinze sols. . . xlii ^ xv «
Plus cueilly par une fille pour les trespasses pendant ladite année
la somme de vingt et une livres seize sols quatre deniers
XXI ' XVI *^ IV <•
Plus on m'a envoyé pour le linge vint et quatre sols six deniers . .
XXIV 8 VI <!
Somme ii*^ lxxi ' xix * vu ''
Somme toute de la Recepte xvin<= nii"" i ' i *
Chapitre des mises ordinaires faites par ledit comptable.
PRFMIKREMENT.
A Monsieur le Curé pour la célébration de la messe du Saint Sa-
crement la somme de trente livres xxx^
A Messieurs les chappclains pour leur assistance a la célébration
de ladite messe dix neuf livres dix huit sols xviiii ' xviii »
Audit S'' curé tant pour luy que pour lesditz sieurs chapelains
pour les distributions journalières de la haute messe et salut qui se
dit tous les jours de la fondation de Monsieur le curé Pépin la somme
de deux cens trente une livres unze sols ce xxxi ' xi **
Audit sieur curé pour une année de ses gages vingt et sept livres.
XXVII '
Audit sieur pour la messe des trespasses qui se dit tous les lundis
de l'année vint livres xx *
Audit sieur pour la célébration de quatre obitz de M. de Beren-
gcvillc quarante huit sols xlviii »
Audit sieur pour quatre autres obitz de la fondation de feu M. Cor-
neille père dudit comptable quarante et huit sols xlviii *
Audit sieur pour quatre autres obitz de la fondation de feu M. Ro-
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE. xciii
bert Desmarets vivant prebstre clerc de ladite paroisse quatre li-
vres IV '
Audit sieur pour treize obits de la fondation de feu Lucque de la
Londe dix livres dix sols x'x»
Audit sieur pour douze obitz de diverses fondations neuf livres
douze sols IX ' XII =*
Audit sieur pour dix huit obitz et trois saints de la fondation de
feu Monsieur de Boislevesque la somme de vint livres quatre sols. .
XX ' IV s
Ausditz sieurs chapelains pour leur assistance ' ausditz dix huit
obitz et trois salutz la somme de vint et trois livres seize sols
XXIII ' XVI «
Audit sieur curé pour l'inviolala trois livres m '
A Monsieur Alexandre prebstre vicaire de ladite paroisse pour
une année de ses gages finissant a Pasques de la présente année vint
livres xx '
Audit sieur pour avoir célébré durant ladite année tous les jours
la première messe qui se dit tous les jours de l'année a six heures
du matin en hyver et a cinq heures en este, cent cinquante livres, cl '
A Monsieur de la Motte prebstre premier chappier en la dite pa-
roisse pour ses gages de ladite année vint et cinq livres XXV '
A Monsieur le Pelletier prebstre second chappier en la dite pa-
roisse pour ses gages de ladite année pareille somme de vint et cinq
livres xxv '
A M. Frechon prebstre chapelain en ladite paroisse pour ses gages
de ladite année vint livres xx '
A Monsieur le Vasseur prebstre pour avoir célébré la messe de la
fondation de feu Monsieur Pépin durant ladite année cent cinquante
livres cl '
A feu M''^ du Moustier prebstre chapelain de ladite paroisse pour
ses gages de ladite année la somme de vint livres dont ledit comp-
table ne luy a payé que dix livres, et s'est chargé des dix autres au
chapitre de la recepte des deniers des inhumations comme données
a leglise pour ledit feu S^ du Moustier et partant fait employ au
présent article de ladite somme de vint livres xx '
A Monsieur Heurtaut prebstre pour ses gages de ladite année
pareille somme de vint livres xx l
A Monsieur le Vallois prebstre et organiste de ladite Eglise pour
une année de ses gages cinquante livres l s
Audit sieur pour avoir célébré tous les vendredis une messe basse
de la fondation dudit feu sieur Corneille vint livres xx '
Audit sieur pour la célébration d'une messe toutes les semaines
I. Corneille a mis assistanle par mégarde.
X O I V
PIÈCES JUSTIFICATIVES
pour défunte Madelaine Gavé qui se doibt célébrer aussi tous les
vendredis xx '
Audit sieur pour la célébration de deux messes la semaine durant
ladite année scavoir tous les mardy et mercredy de la fondation de
feu Luque de la Londe quarante livres xl '
A lui pour avoir joué des orgues aux trois salutz de la fondation
de feu M. de Boislevesque trente sols xxx ^
A Monsieur Millet prebstre clerc de ladite paroisse pour ses gages
de ladite année vint et sept livres xvii '
Audit sieur Millet pour ses gages anciens six livres dix sols. . .
VI ' X s
Audit sieur pour assister et sonner la première messe qui se dit
tous les jours à six beures cinquante sols l '
A luy pour les chantres qui cbantent la passion en musique le jour
du vendredy saint trois livres dix sols ni ' x ^
Audit sieur pour quatre obitz de feu M. Robert Desmarets vint
sols XX '
Audit sieur pour treize obitz de Lucque de la Londe trente neuf
sols xxxix s
A sept chapelains pour quatre; obitz de la fondation do feu M. de
Berengeville quatre autres de la fondation de feu Monsieur Corneille
et douze autres de diverses fondations quatorze livres xiv^
Auditz sept chappelains pour quatre obitz de la fondation de feu
M. Robert Desmarets quatre livres quatre sols un' 1111**
A six chapelains pour treize obitz de la fondation de I^ucque de
la Londe sept livres seize sols vu ' xvi =*
Pour la célébration d'une haute messe le jour des morts et vigiles
au jour de Toussainlz de la fondation dudit feu sieur Corneille trois
livres m'
A Richard Noël sousclerc en la dite paroisse pour avoir sonné les
vint obits cy-dessus vint sols xx *
A luy pour avoir sonné la messe de la fondation de feu M . le Curé
Pépin pendant la dite année douze livres xii ^
A luy pour avoir soiuié les obits de feu M. Robert Desmarets
six sols VI "
A luv pour avoir sonné les obits de feu Luque de la Londe treize
sols XIII «
A Louys Granguet père, de la dite paroisse pour ses gages de la-
dite année vint et quatre livres xxiiii '
A Louys Granguet fils autre soubsclerc en la dite paroisse pour
une année des gages a luy accordés l'année dernière par Messieurs
les Trésoriers suivant quil appert a la fin du précèdent compte la
somme de douze livres xit '
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE. xcv
Au souffleur d'orgues pour une année de ses gages six livres, vi '
Pour avoir fourny pendant ladite année le luminaire cent quinze
livres cxv '
Pour l'huile et l'encens vint et quatre livres dix sols. . xxiv l x «
Pour la chandelle fournie a la lanterne huit livres douze sols. . .
VIII ' XII ^
Pour le pain a chanter huit livres viii '
Pour les herbes a semer le jour du Saint Sacrement vint sols, xx**
Pour le buis du dimanche des rameaux trente cinq sols. . . xxxv^
Pour l'escurage des chandeliers de cuivre paye audit Granguet,
contre, six livres vi '
Somme xii^ lviii * i «
Autre chapitre des despenses extraordinaires faites par ledit
comptable durant la dite année.
PREMIEREMENT.
A Pierre d'Aust masson pour avoir raccommodé les voûtes et le
dessus des deux sacristies, fourny la limaille, piastre et ciment la
somme de cinquante livres l
A la vefve Bense pour du plomb fourny pour raccommoder les-
diles voûtes, vint livres dix sois xx ' x **
A Pierre du Maine maistre paveur pour avoir pavé devant une
boutique appartenant a l'église proche du Lyon d'or quarante sept
sols XLVII *
A Jean Robin serrurier pour le for qu'il a fourny a raccommoder
lesdites voûtes et autres ouvrages par luy faitz par ledit trésor
douze livres xii '
A Jean Bertelin vitrier pour avoir raccommodé deux paneaux de
vitre derrière le chœur et en iceux refait un visage de la vierge et
mis quelques pièces de peinture remis la lanterne en plomb neuf et
raccommodé les vitres de la sacristie la somme de unze livres. . xi '
Pour une goutiere de fer blanc seize sols xvi *
Pour avoir fait raccommoder une fenestrc sur la boutique de
François Doutey douze sols xii *
Pour avoir fait raccommoder le benistier d'argent et le baston de
la croix trente sols xxx »
Pour avoir fait raccommoder le vipillon d'argent vint sols. . xx »
A Nicolas le Clerc plastrier pour avoir raccommodé la couverture
de leglise fourny d'ardoises piastre, tuiles et ciment trente et une
livres dix sols xxxi ' x *
XCVI
PIÈCES JUSTIFICATIVES
Pour huit quittances de la ville payt'' au sieur Badran quarante
sols ^L s
Pour un pannier a porter le pain benist dix sols x «
Pour du papier a noter la messe et séquence de St. Sauveur qua-
torze sols XIV *
Pour un casset de cuir a porter la croix dorée aux processions et
pour avoir fait raccommoder le pulpitre vint sols xx ^
Pour avoir fait raccommoder l'image de la Résurrection do dessus
le grand Autel et les deux tableaux de Nostre Seigneur et de la
vierge quinze sols xv s
Pour deux verres a la lampe d'argent douze sols xii ^
Pour un vipiUon trois sols m *
Pour avoir fait refaire le petit chandelier dix sols x »
Pour avoir fait raccommoder les ornemens quarante cinq sols. .
XLV **
Pour avoir fait raccommoder les missels et supplemens trente sols.
XXX s
Pour avoir fait raccommoder un antiphonier neuf dix sols. . . x *
Pour avoir fait raccommoder une des branches du chandelier a
trois branches qui est devant l'image de Saint Sauveur dix sept sols
six deniers xvii s vi J
Somme <:xlii xi « xi d
Chapitre des deniers comptés et non receus.
Fait reprise ledit comptable de la somme de vint livres dont il
sest trop chargé au premier chapitre de recepte ou il auroit employé
vint livres pour deux années de dix livres de rente que feu Madame
Fumiere auroit donnée au trésor de ladite paroisse pendant dix ans
desquels vint livres il n'a\iroit peu eslre payé des héritiers de ladite
dame que de la somme de dix livres seulement pour l'année escheue
a l'asqucs mil six cens cinquante et un et parlant souslienl a bon
droit la dite reprise xx ^
De la somme de vint huit livres quatre sols pour les arrérages
eschcus de Pasques mil six cens cinquante et un de neuf sols de rente
foncière que ledit trésor a droit de prendre et avoir sur une maison
située en ladite paroisse, ou pcnt pour enseigne le Bras d'or dont
ledit comptable n'avant rcceu aucune chose souslient a bon droit la-
dite reprise comme aux comptes precedens xxviii ' iv '
De la somme de soixante et quatre livres dont il sest aussi chargé
en recepte des rentes foncières pour les arrérages escheus a Pasques
mil six cens cinquante et un de vint sols de rente foncière dcubs au-
dit trésor par Messieurs les Eschevins de Rouen représentant Pierre
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE. xcvii
Piedeleu dont il n'a receu aucune chose non plus que les prccedens
trésoriers lxiv 1
De la somme de trente sept livres dix sols dont ledit comptable
sest trop chargé au premier article des rentes hypothèques deues au-
dit trésor par Ihostel commun de cette ville de Rouen pour ime année
des arrérages de soixante livres de rente a prendre sur la recepte
generalle des finances dont ledit comptable na peu recevoir que vint
et deux livres dix sols pour un quartier et demi et partant soustient
a bon droit ladite reprise de trente sept livres dix sols pour le sur-
plus xxxvii ' X *
De la somme de huit livres cinq deniers dont ledit comptable
sest trop chargé au second article desdites rentes deues audit trésor
par Ihostel commun de la ville sur les deniers de la solde pour une
année darrerage de douze livres seize sols huit deniers de rente dont
il n'auroit peu recevoir que quatre livres seize sols trois deniers pour
un cpaartier et demy et partant soustient a bon droit ladite reprise
de huit livres cinq deniers pour le surplus viii ' v ^
De la somme de cinquante livres dont il sest aussi trop chargé au
3" article desdites rentes pour une année de quatre vint livres de
rente sur la dite solde dont il n'auroit receu que trente livres pour
un quartier et demy et partant soustient la dite reprise de cinquante
livres a bon droit pour le surplus l '
De la somme de trente trois livres quinze sols dont il sest pareille-
ment trop chargé au dernier article desdites rentes pour une année
de cinquante quatre livres de rente a prendre sur la dite solde dont
il na peu toucher que vint livres cinq sols pour un quartier et demi,
partant met en reprise lesdites trente trois livres quinze sols pour le
surplus xxxiii ' XV »
Somme ii'^ xxxi ' ix^ v^
La mise et reprise xvi^ xxxii ' ii s \i J
Et' la Recepte monte la somme de dix huit centz quatre vingtz une
livres et partant seroit deu par Mons' Corneille prêtent comptable
pour plus receu que mis la somme de deux centz quarante huict
livres dix huict sols un denier laquelle il a présentement payée
comptant a Monsieur Brunel trésorier entrant en charge au moven
de c[uoi ledit sieur Corneille demeure quicte de l'administration du-
dit Trésor. Et a esté donné par ledit sieur Corneille au Trésor de
la dite Eglise un drap de veloux noir mortuaire pour lequel !\lade-
moiselle sa mère a contribué de la somme de cent livres qu'elle a don-
I. Tout ce qui suit, à partir de ce nouveau paragraphe, n'est plus île la
main de Corneille.
Co
RJiLlLLE. I
xcviii PIÈGES JUSTIFICATIVES
née audit Trésor parce que ledit sieur Corneille aura la faculté de scn
servir pour ceulx de sa famille et domestiques * sans pour ce payer
aucune chose la mcsmc faculté demeurant a Messieurs les trésoriers
leurs veufves et enfantz seulement. Et ou le dit drap mortuaire seroit
baillé ou preste ce qui ne se fera que du consentement de Monsieur
le Curé et de M. le Trésorier en charge, il fera payer et donner au-
dit Trésor par chaque fois soixante solz au moins et ce pour ceulx
de ladite paroisse seulement a la reserve des parentz dudit sieur
Corneille qui la donne et ce au troisième degré autres que ceulx qui
portent le nom. Faict et arresté à Rouen en la chambre dudit Trésor
ce lundy premier jour d'avril mil six cents cinquante deux. Approuvé
en glose et domestiques^.
Signé: Piquais, Puchot fils, Pauyot, Ff.rron, Toussaint Brunel,
(un nom illisible), Corneille, Duboys, Osmont, Philippe Veillant,
BiLLOuiiT, DE Sahurs, NicoUas Lefeubvre, Leforestier, Re-
GNAULT, LE SaUVA(;E ET LE BoN.
Le dix'' jour d'octobre mil six cents cinquante deux après la
Visitation des Sts. Sacrements de Leglise de St. Sauveur faicte par
nous pr'"'^ chanoine et grand archidiacre de Leglise de Roiien,
vicaire gênerai de Monseigneur Lillustrlssime et Revercndissimc
archevesque de Rouen primat de Normandie et hault doyen de St.
Meslon a Pontoisc avons approuvé le compte après qu'il nous est
apparu avoir esté veu et diligamment examiné [en] présence de Mon-
sieur le curé et plus notables marguiiliers et parroissiens. Avons
aussi ordonné qua ladvenir les Statuts dos confrairies seront leus a
tous les maistres et frères une fois l'an a ce que cliacun cognoissc
son obligation.
Si(jné : d'Aquillenguy.
1. Les mots et domestiqufs ont élo ajoutes en interligne
2. Voyez la noie préeédenlc.
DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE.
XII. — Page xLix.
Modèle de procuration écrit en entier de la main
de Pierre Corneille ' .
Pierre Corneille Escuyer cy devant advocat du Roy a la table de
marbre du Palais a Rouen et Thomas Corneille Escuyer s"" de Lisle
estantz depresent a Rouen, passent procuration a noble homme
Pierre Corneille leur cousin demeurant à Rouen proche des feuillantz
rue des bons enfantz pour poursuivre en leur absence leurs débiteurs
tant pour arrérages de rente et fermages que debtes mobiles et bailler
toutes quittances pour ce nécessaires, eslisant leur domicile chcs le
dit s' Corneille leur cousin, etc.
XIII. — Page XLIX.
Extrait du dossier de la tutelle des enfants de Pierre Corneille et de
Catherine de Melun, déposé aux archives du palais de justice de
Rouen. Procuration à François le Bovyer.
Par devant les conseillers du Roy, notaires au Chatelet de Paris
soubzsignés : fut présent Pierre Corneille escuyer demeurant à Paris
Rue de Clerv paroisse St. Eustache, lequel a faict et constitué son
procureur gênerai et spécial M<= François le Bovyer escuyer advocat
en la cour auquel il donne pouvoir et puissance de pour luy en son
nom comparoir par devant Monsieur le vicomte de Rouen ou autre
juge compétent qu'il appartiendra a l'assemblée qui se doit faire dt^s
parents et amis des enfants mineurs de defunctz Pierre Corneille
vivant secrétaire du Rov et de damoiselle Catherine de Melun jadis
sa femme. Et la pour le dit s"" constituant en qualité de cousin pater-
nel qu'il est aux dits mineurs nommer et convenir de la personne de
M« Adrien Hcmery, Procureur au Parlement de Rouen, oncle des
I. Nous devons la communication de cette pièce à M. Gosselin, à qui elle
appartient.
c PIÈCES JUSTIFICATIVES
dits mineurs pour tuteur à iceulx mineurs, que le dit s'' Corneille
nomme, estant d'avis qu'il soit esleu en la dicte qualité de tuteur
principal à iceulx mineurs ne connoissant personnes plus capables
d'exercer la dite charge que le dit s'' Hemery. Et généralement faire
par le dit Procureur pour raison de ce que dessus tout ce qu'il sera
nécessaire. Promettant avoir le tout agréable.
Fait et passé à Paris le 28 aoust 1676 après midy. Et a signé.
Corneille, Torinon et Dumont.
XIV. — Page Lvi.
Supjjliijue de Corneille au sujet d'un procès relatif
à une tutelle de son pire.
Extrait d'un dossier intitulé: Dossier de Pierre Corneille ^ .
A. nos seigneurs de Parlement en la chambre des Enquestes.
Suplie humblement Pierre Corneille escuyer demeurant à Paris.
Disant quil y a proccz pendant en la cour clos et distribué entre
les mains de Monsieur de Gruchet entre les s"'^ Daval de Beneray et
les électeurs de la tutelle de dam''"*' Françoise Lengeigneur sa femme
au quel il s'agit d'une somme de deux mil sept cents livres payée
au s"^ de la Rosière premier mary de la dite Lengeigneur ou quoi
que ce soit a ses créanciers avec stipulation expresse de subrogation
de la dite dam"^'''' Lengeigneur a Ihypotheque des debtes du dit de
la Rosière laqui'lle somme les dits électeurs soustiennent qu'elle doit
estre imputée à leur descharge sur le débet de compte rendu par le
tuteur decedé insolvable et décrété et d'autant que le dit suppliant
est héritier du deffunt s'" Corneille son père qui estoit l'un des élec-
teurs de la dite tutelle, et qu'en cette qualité il a inlerest d'empescher
quil se fasse rien par collusion entre les parties qui sont présentement
en cause.
Il vous plaise nos ditz seigneurs recevoir le dit suppliant partie
intervenante au dict procès pour y conserver son interest et faire
deffenses aux dites parties d'appointer ni transiger si non en sa pré-
sence et vous ferez justice.
Soit monstrée b partye. Fait à Rouen le 21 avril 1078.
Sifjné : Douillard.
I. Voyez ci-tles8us, p. lxxmi, note i. — On lit cti iiiaii;L' de lu Supplique :
<i Jobuy pf, Dclafossc p'', Fremons p''. »
DE LA -\0T1GE BIOGRAPH IQ L E.
XV. — Page Lvii.
Vente de la maison rie la rue de la Pie.
Du dix novembre seize cent quatre-vingt-trois.
Fut présent maJstre François Lebovier escuyer sieur de Fontanelle
avocat dans la cour de parlement de Rouen y demeurant rue du
Cordier paroisse de Saint Godard au nom et comme procureur gê-
nerai spécial de Pierre Corneille escuyer sieur d'Amville demeurant
à Paris rue d'Argenteuil paroisse de Saint Roch par procuration
passée devant Laverdy et Lenormand conseillers du Roy, notaires
garde notes au Chatelet de Paris le quatrième de ce présent mois
spécial à l'effet des présentes demeurées annexées avec la présente
note après avoir esté paraphée du dit sieur de Fontenelle et du sieur
acquéreur ci-après nommé et de leurs réquisitions par les notaires
soussignés, lequel sieur de Fontenelle en usant du pouvoir contenu
en la dite procuration a vendu quitte cédé et délaissé et promis
garantir pour et au nom du dit sieur do Corneille au sieur Domi-
nique Sonnes chirurgien juré à Rouen y demeurant paroisse de
Saint Sauveur, présent acquéreur, c'est assavoir :
Une maison assise en la dite paroisse de Saint Sauveur rue de la
Pie de telle continence qu'elle est et toute et autant qu'il en a esté
baillé à maistre Jean Costy médecin par le dit sieur de Fontenelle
au nom du dit sieur de Corneille par bail sous seing privé de trente
et unième jour d'aoust dernier et qu'en tenoit auparavant le sieur
Cotelle marchand 'sans du tout en rien excepter ni retenir, bornée
d'un costé : une grande maison appartenant au sieur de Lisle Cor-
neille frère du dit sieur vendeur d'austre costé monsieur de Beringe-
ville trésorier de France, d'un bout le dit sieur de Lisle et d'autre
bout le pavé du Roy en la dite rue de la Pie, franche quitte et
exempte de toute rente et charge quelconque pour en jouir posséder,
faire et disposer par le dit sieur acquéreur du jour de Saint Michel
dernier passé et à l'avenir comme de chose à lui proprietairement
appartenant pour lequel effet le dit sieur de Fontenelle au dit nom
a subrogé le dit sieur Sonnes à tous les droits, noms, raisons et
actions du dit sieur Corneille auquel la dite maison appartient de
son ancien propre à la charge par le dit sieur acquéreur d'entretenir
le bail du dit sieur Cotelle le temps restant de la jouissance d'icelui
lequel bail le dit sieur de Fontenelle a présentement mis es mains
cil PIÈCES JUSTIFICATIVES, ETC.
du dit sieur acquéreur cette vente ainsi faite moyennant le prix et
somme de quatre mille trois cents livres que le dit sieur acquéreur
a présentement payé comptant au sieur de Fontenelle au dit nom
on la présence des dits notaires en louis d'argent et monnoies ayant
cours au prix du Roy du nombre de laquelle somme il en sera em-
ployé celle de trois mille livres pour racquitter la pension de dame
Marguerite Corneille dite de la Trinité fille au dit sieur vendeur
religieuse au monastère des religieuses dominiquaines au faubourg
de Cauchoise. A l'entretenement et garantie duquel présent contrat
le dit sieur de Fontenelle en a oblige tous les biens et héritages du
dit sieur de Corneille comme faire le peut en vertu de la dite pro-
curation faite et passée à Rouen en la maison dvi dit sieur de Fon-
tenelle le mercredy après midy sixième jour de novembre i683 :
Présents Laurent Langlois et Guillaume Blondel demeurant à Rouen,
témoins.
Signé : Le Bovyer, Sonnes, Langlois, Blondel et Liot.
XVI. — Page Lviii.
Acte de décès de Pierre Corneille.
Octobre dud. jour second.
M" Pierre Corneille escuvcr cvdcuant auocat gnal a la table de
marbre a Rouen âgé dcnuiron soixante et dix huit ans décode hier
rue d'argenlcûil en cette parroisse a este inhume en Icglisc * en
présence de M""*^ Thomas Corneille cscuyer s'' de Lisle dem°i rue
Clos gcrgeau en celte paroisse et de M" Michel Bicheur prcslre de
cette église y dcm"* proche.
Bicheur, Corneille.
(Regislrc des sépultures faites en l'cglize parroissialle de St. Roch à
Paris pendant l'année mil six cens quatre vingt quatre, fol. 6i r°.)
I. On avait d aborrl écrit : au cimetière; ces mots ont été cfTacés.
LISTE DES MOTS REMARQUABLES
qui se trouvent dans les documents écrits de la main de plerre
Corneille et notam.ment dans le Registre de la paroisse Saint-
Sauveur.
On sait combien les pièces judiciaires et les comptes d'abbayes ou de pa-
roisses abondent en termes intéressants à recueillir pour les lexiques spéciaux.
Il nous a paru curieux de réunir les mots anciens ou techniques qui, ne pou-
vant être considérés comme appartenant à la diction de Corneille puisqu'ils
lui étaient imposés par des nécessités particulières, ne devaient pas se trouver
dans le Lexique de ses œuvres, mais qui formeront ici un utile appendice.
ÂNTiPHONiER. Pour avoir fait raccommoder un antiplionier, page xcxvi.
Appert (II). Suivant qu'il appert, p. xciv.
Arrérage. Douze livres seize sols huit deniers pour les arrérages de rentes,
p. Lxxxvni.
Assistance. A Messieurs les Chappelains pour leur assistance à la célébra"
tion de ladite messe, p. xcii.
Bassin. Autre recepte des deniers reccus par ledit comptable pendant son
année pour les cueillettes des bassins, p. xci.
Brouetier. Pour l'ouverture de la terre de Gilles le Maistre brouelier,
trois livres, p. xc.
Calexdreur. Pour l'ouverture de la terre de M. Barre calendreur, p. xci.
Casset. Pour un casset de cuir à porter la croix dorée aux processions,
p. xcxvi.
Chappier. A Monsieur de la Motte, prebstre premier chappier à Monsieur
Pelletier, prebstre second chappier en la dite paroisse, p. xciii.
Chargeur. Pour l'ouverture de la terre de Charles Delamare, chargeur,
trois livres, p. cxi.
Convent. p. lxxi et passim.
CouTHE (sacristain, voyez le Dictionnaire du patois normand, de MM. Du-
méril, et le Glossaire de du Gange, au mot Coulter). De Louys Grenguet contre
de la dite Eglise, p. xc. — Audit Granguet coutre, .six livres, p. xcv.
Cueillette. Autre recepte des deniers receus par ledit comptable pendant
son année pour les cueillettes des bassins, p. xci.
Cueillir. Plus cueilly par une fille pour les trespassés pendant ladite année,
p. xcii.
Escurage. Pour l'escurage des chandeliers de cuivre, p. xcv.
civ LISTE DES "MOTS REM APvQT\\BLES.
Faisance. Sa part ile ladite rente à la faisance de laquelle il a esté condamné,
p. LXXXVIII.
Gages. A Monsieur Alexandre preiistre vicaire de ladite paroisse pour une
année de ses gages finissant à Pasques de la présente année vint livres, p. xcui ;
voyez aussi p. xciv et passim.
Grossieb. De la somme de trente livres receue du sieur Minedorge grossier
mercier, p. lxxxvii.
Haute messe. Pour la célébration d'une haute messe, p. xciv.
Indivis. Prendre par indivis, p. i.xxxv. — Sans préjudice de l'indivis,
p. LXXXVII.
Louage. Une année du louaïi;e d'une petite boutique qu il tient, p. lxxxix.
Obit. Audit sieur pour la célébration de quatre obitz, p. xcii.
Ouverture de la tebre. Pour l'ouverture de la terre de Gilles le Maistre
brouetier, trois livres, p. xc.
Pain a chanter. P. xcv.
PiTANCiER, p. Lxxi (vojez la note i).
Poissonnière. De Vinccnte Poignant poissonnière, p. lxxxix.
Séquence. Pour du papier à noter la messe et séquence de Saint-Sauveur,
p. xcxvi.
SouBSAAGii. De Monsieur du Resnel tuteur des soubsaagés de feu M. Alonse
du Resnel, p. lxxxiv.
Trespassé. Pour le bassin des Ircspassés, p. xcii.
YlN DU BAIL. p. L.\X\1I.
ViPiLi.oN (goupillon, voyez le Dicliontiaire da patois normand, de MM. Du-
luéril). Pour avoir fait raccommoder le vipillon d'argent, p. xcv. — Pour un
vipillon, trois sols, p. xcvi.
GÉNÉALOGIE DE PIERRE CORNEILLE.
o
u
cd
Q
3
o
s
<à
o
"f^
es
>
c
_o
2
a
13
1>
^
_o
.2 00 ïo «
.-- S « .3 == s;
•r o
C - -Q ET-t. H o ■
„- baptisée le 2 3
I juillet i583,
•^ ^ morte le 6
« novembre
^ 1601.
e^2 i
■ «'3 s-
S ë =
^tr;
âû3
O '-s •" >'
5 -a
O « i
5 baptisé le 2 fé-
5 vrier i58o.
ce
c baptisée le 16
<! mars 1070.
oa '
H né en iSyy, curé de
I Sainte-Marie des
g Champs, près d'Y-
<! vetot.
" o 13 «a
"2 '-«
"BIS
« c
Oit
e 0
k«
5 «
« tw
2fe
■«£
t^ -
d
""4J
CN 0>
u
.^•3
0 to
a ♦;
(S
c ^
•^ d
j _,
u
in
^ "*
yi C
0
6
•w 0
û;J5
H ~ \
(S -o .j
M .g
S '-S O -■ ° 3 a
^ ^ o t,
s g-
«^ a
ë^
Eh
«
l-~
(M -.S
*j ^
jj
S
M
^s
d
S d
S
4)
cï
.2-5
Oi ai
0
d
,J3
*^
3 c
co
tl)
-0
a
os
\n
0
-0
"ô
0
— . ><
s
0
B
'0 .^
Oh
D
cS^"
^0
n
B I '2 ""^ 5 „ o ^ ïf
C-iS — ^ -3 c3 U 1-,
d o ^^, '2
^ ~Z _2
■« S 'S 'S
■.3 S 2 S
cij >■ B ta
!ïl .
fa H 0
-J 0
a^oD
d-5
s-s:
Z d
s '- °
1^1
qS '~
o-^
0 ~ 33
0 <^
'S /-^
« — <
0 c ?>
g -O
.0 '^
DESCENDANCE
fi
S-g
5 ^ ?,'
)> ><! "S
H-2 "
pa « - s
r, - - '='5
© c3 ,- ta
c
a
^ I-
c
U
d
o
w
°>>«!
u "S
■g ^ cÊ- g S ^ o
^ -H -" Ji " a; P
-, 3 o 1 -« "S
t^ tH _ -^ .S--4)
^ o g C <M -n :S
- O 4)
O C
2 -ÎS «
Cm c ^ ~ -^
'c-p.
o ;
=' hO c P3
'.o .p^
2 a
a u.
r" œ to
P ET a. s,
< _ _» d
■o .« CC
d
<o ^ o
1^ 0-J3
4J o rt
.^"-5 s
s a^ s —
^ « « 2
■o S [*< 'C
1 -^ "^ O D bC_
2 '-5 ^ -S fc" o
- a o 5 2 '^ -E
o •>. ^2 o = d i,
:Si «5 Cï, O) ca j> o
2 ,2 .»-«•« -o "O
~ ^" j2 -i ^ s N m
■^ ^ d -S S— d g
'^ c2 -g %:b --s -« tc-^
■^ .£ i i •:! -c 3 d
^ £ S o -g.
■-C ^-a-f^dC^**
'S >-,^ i3 !D.2 ~ P
2'^ g-E^-<o SS
fSb
^ :ïï -= o •-
t- fc. -^ ^ .
re
S-â
o
o
ï^
^
r-oo
tn
0) lO
— C.
"c
M
p
d
d
t^
<
D
2
"d
u
_i
■O
d
d
o
>*
c
rt
d
"^
d
o
c
tf
aT
cî
CJ
«
S>„
o
bC
-«
(M
c~
S
_2
es
c
U
i^ es
o
,^j
■"
a
a
u
n
-T5
o
•d-d
a>
't
a
o
d
1
o
(4
r> a>
a
»rr
CN
4J
—
-O
o
o
c^ 1^
t:
a
c
-
^
CQ^
V
DE PIERRE CORNEILLE.
:; ^ ■« ~
i ■<; -o i~~ ,
a JJ H
.2 "^ S v3 3 -—
3 2""
*" is ~ d
> o S,"5c"S °
■ - O o &<
.° i 3 .9 la "^ ■'^
5-3 « T3 -^ .jj ^-
~ ■ -g •- "g o
o C.-S
** *C -2 O ^ "2
■^ c °
o 'S
'S S 3j~ _ 5 Q «
-'- *^ o t. ,, ■-
c —
•3 a"" S.S ^--a
" T- o -2 a 3 .2
.43 -o
C "^ ta
h-. o •
g 3 3 * T5 ^ *CJ
-j) cr „- g t, a j2
" *i C3 c 5 2 j;
o c o "- .s .^ .-ï
2 a. 2 S-B J2'=>
« s — „ ^ ja
= •? S'a c'S^'^
3»vaa— M-sv
•" ° i I ? "^ ^ '»'■■
c~ "".Se
.S o «
ô r
o J= •
■o T3 .-s a — s 'c ^
" h 2 - a s =- _.
o^ 5^-= '5 £- =
|a
— ei o
' H Ji
o Q iJ eu
» J2
§-ïï'
- _2 a .ci o e ty
to ^ c I
• 2 c o '
S. "^ "s- £ O a ^
'a-s
3 . • -
.s :^ ^ ^ ~
"S tr-co
o o •*7' M
"r" :z; Ji ^o
c- a - 2 .3 .5 '« ë
St- o o '^i "S -'-' X^
Z '■J -s t ï; £ ï -o
a Jî "^J g 5 aj "
= ca„"c<> = 3
.£ p r; -„ a .2 -^ °
Ô 0) "^ .
a ...
9 s
3_T
.9 E = :ç.
J a-='g a
) a 3 o"^
g ,£ I J s ;,- £ §
- ".a 'g "iJ ^-S J. -^
bo^ '5 5 'E cil S
«g
" o.-t;
TABLE CHRONOLOGIQUE
DES OLVRAGES ET ÉCRITS DE TOUT GENRE
DE PIERRE CORNEILE' .
162. (?) — i632. Pièces i-xiv des Mélanges poéti-
ques imprimés à la suite de Chtandre X, 25-56
1629 Mélite I, 128
ibol A M. DK ScLDiiRY (sur son Ligdamoii et Lidias) A, ô'J
l632 Clitandre I, 355
RkCIT POl n 11: BAII.F.T lui CUATKAU DE BlCÈTRK A, 5o
Pour Monsikiir L. G. D. F., représkntant in diabi.k
AU MKME BAi.t.KT. Épigramme A, ()()
— A Monseigneur le duc de Longueville (Dédicace de Cli-
tanire). Préface (L'Achevé d'imprimer est du 20 mars
i632.) I, 259
— Au Lecteur (des Mélani/es poélirjui's) A, 24
1 000 A M. DE ScuDÉRY SLR SON TroTTipeur puni. MadrigaL
(L'Achevé d'imprimer est du 4 janvier i633.) A, UI
— A Monsieur de Liancour (Dédicace de Mélite). Au Lec-
li'ur. (L'Achevé d'imprimer est du 12 février 1 633.). I, ' •'>'l
— Pour la Sacar valeureuse de M. Maheschai A, 02
I . .Nous n'avons pas cru devoir faire figurer dans cette talilo h-s ouvrages
altrihués à Corneille, mais que, pour la plupart, nous n'avons pas considérés
c<mimc cl.int réellement de lui. Ils ne forment du reste que trois groupes
faciles à parcourir : i" EcriLt en faveur du Cid, tome III, p. b3-']6; 2" Poé-
sies diverses, .appendice, tome X, p. 344-388 ; 3" Appendice des lellres,
tome X, p. 5oo cl 5o4.
TABLE CHRONOLOGIQUE, ETC. cix
i633 La Veuve I, 871
— La Galerie du Palais' II, i
l634 A Madame de la Maisonfort (Dédicace de la Veuve). Au
Lecteur. (L'Achevé d'imprimer est du 1 3 mars 1 63^.). 1, O~0
— La Suivante II, Ii3
— La Place royale- II, 2i5
— P. CoRNKLii ExciSATio. (Achcvé d'imprimer du i 4 août
i634. — Il est question de la Place royale dans celte
pièce de vers latins.) A, 04
I030 Pour L'Hlppolyte de monsieir de i.a Pinei.ièhe A, "J^l
— La Comédie des Tuileries. IIP' acte II, 3o3
— Médée Il, 327
i636 L'Illusion II, l\-2i
— Le Cid III, I
1637 A Madame de Liancour (Dédicace de la Galerie du Pa-
lais. — L'Achevé d imprimer est du 20 février 163^). Il, I O
— A Monsieur *** (Dédicace de la Place royale. — L'A-
chevé d'imprimer est du 20 février i*>37) 11, 2 Ilj
— Excuse a Ariste A, 74
Rondeau A, 79
Lettre apologétique A , 3qQ
— A Madame de Combalet (Dédicace du Cid). Avertisse-
ment. (L'Achevé d'imprimer est du 24 mars 1637.). 111, 77
— (i3 juin.) Lettre à Boisrobert A, li^'J
A Monsieur *** (Dédicace de la Suivante. — L'Achevé
d'imprimer est du 9 septembre iCS^) H , I I O
— (i5 novembre.) Lettre à Boisrobert X, 428
— (3 décembre.) Lettre à Boisrobert A, 420
1. Nous avions d'abord laissé la Galerie du Palais à l'année i63'i el la
Place royale à l'année i635, où les placent les frères Parfait et tons les his-
toriens du théâtre. On peut voir tome X, p. 7, quels sont les motifs qui nous
ont fait changer d'avis.
2. Voyez la note précédente.
ex TABLE CHRONOLOGIQUE
1687 Lettre (sans date) X, ^29
— (i3 décembre.) Lettre à Boisrobert A, 400
l63g A Monsieur P. T. N. G. (Dédicace de Médée. — L'A-
chevé d'imprimer est du 16 mars 1689) H, O02
— A Mademoiselle M. F. D. R. (Dédicace de l'Illusion —
L'Achevé d'imprimer est du iG mars i(J3y) H, 4JO
— Au Roy et à nos Seigneurs de son Conseil 1, LXXIII
1640 Horace III, a/jS
— CiNNA m, 359
ReMUBCÎMENT fait Sun-LK-CHAMP PAR MONSIKUR DE CoR-
NEILI.E A, Ol
1041 A Monseigneur le cardinal duc de Richelieu (Dédicace
d'Horace. — L'Achevé d'imprimer est du i5 jan-
vier iG'ii) III, 258
— Lettre (sans date) X, ^32
La Tri.iPE. Madrigal. Au Soleil X, 02
La Fi.eur D'oRA^GE. Madrigal A, OO
— L'Immortelle blanche. Madrigal A, o5
— (i'^'' juillet.) Lettre à M. Goujon, avocat au conseil privé
du Roi X, 433
l()'|2 ÉiMTEiAPiiE i)i; DOM Jean Goulu, général des Feuillants.. X, 390
\ iRS SUR LE CARDINAL DE RlCHEMEU A, OU
1040 A Monsieur de Montoron (Dédicace de Cinna. — L'A-
chevé d imprimer est du 18 janvier iG/i3) III, 3()9
— Polyeugte' III, 403
— Projet de lettres patentes concédant à P. Corneille le
droit de no laisser jouer ses pièces qu'aux lrou[)cs au-
torisées par lui 1 , LXXI V
— StR LA MORT DU ROI Louis XIII. Soiinet A , 07
— A la Reine régente (Dédicace de Poljcucle). Abrégé du
I. Sur les motifs qui nous ont fait placer aux dates ici marquées Polyeucte,
Pompée, le Menteur et la Suite du Menteur, que nous avions laissés d'abord,
d'après les frères Parfait et les biographes de Corneille, aux années 1 G4o, 1 G4 1 ,
iC/u et iGi3, voyez tome X, p. /jaS-ZlaS.
DES ÉCRITS DE PIERRE CORNEILLE. cxi
martyre de saint Polyeucte. (L'Achevé d'impriiiier est
du 2 0 octobre i6/i3.) III, l\']l
1
1643 Pompée IV,
— Le Menteur IV, 117
1644 La Suite du Menteur IV, 270
A Monseigneur leminentissime cardinal Mazarin (Dé-
dicace de Pompée. — L'Achevé d'imprimer est du
lO février i6:i 4) IV, II
A Monseigneur Monseigneur l'éminentissiuie cardinal
Mazarin, Remercîment A , C)2
Au Lecteur (de Pompée) iV, l4
A MAÎTRE Adam, menuisier de Nevers, sur ses Chevilles.
(L'Achevé d'imprimer est du 2 5 mai 16/4/4) 1 » , lOO
RoDOGUNE IV, 897
Epître. Au lecteur (du Menleur. — L'Achevé d'imprimer
est du dernier octobre 16/4^) IV, I OO
— Au Lecteur (des Œuvres de Corneille, première partie,
édition de 164/4) 1? I
1645 Théodore V, i
— Epître (en tète de la Suite du Menteur. — L'Achevé
d'imprimer est du dernier septembre 16/45) IV, 279
Id4d (18 mai.) Lettre à Voyer d'Argenson X, 444
— A Monsieur de Boisrobert, abbé de Chàtillon, sur ses
Epilres. (L'Achevé d imprimer est du 21 juillet.). . . A, I02
— A Monsieur L. P. C.B. (Dédicace de Théodore. — L'Achevé
d'imprimer est du 3i octobre 16/46) V , 8
1647 Héraclius V, Il3
— Discours prononci-; par Monsieur Cormeille, avocat
général à la Table de marbre de Normandie, le 22 jan-
vier 1647, lorsqu'il fut reçu (à l'Académie frânçoise)
à la place de M. Maynard X, 4o7
— A Monseigneur Monseigneur le Prince (Dédicace de llo-
dogune. — L'Achevéd'imprimerestduSi janvier 1647). ^^ ^ 4l I
— A Monseigneur Seguier, chancelier de France (Dédicace
cxM TABLE CHROISOLOGIQUE
d'Héraclias). Au Lecteur. (L'Achevé d'imprimer est
du 28 juin 16/17.) ^' ^^^
I0Z|O Au Lecteur (des OEuvres de Corneille, seconde partie,
publiée en 1 648) 1 > 2
lOZJQ (6 mars.) Lettre à Monsieur de Zuylichem . A., Zi4o
Les Triomphes de Louis le Juste. (Le privilège est
du 22 mai 16/19.) •^' ^'^^
La Poésii. a r,A Peinture, en faveur de l'Académie des
peintres illustres A, IID
— A SAINT Bernard, sur la traduction de ses Epilres, par
le R. P. dom Gabriel de Sainte-Geme. Sonnet. (L'A-
chevé d'imprimer est du 28 août 16/19) ' ' "^^
— (26 août.) Leltre à Monsieur Dubuisson A, Lii)2
i65o Andbomède V, 243
— Don Sakche d'Akagon V, 897
— A Monsieur d'Assoucv, sur son Ouide en belle humeur.
(L'Achevé d'imprimer est du 25 février i65o.) A, 12Z|
Dessein de la tragédie d'Andromède. (L'Achevé d'im-
primer est du 3 mars i65o.) ' ? 21)0
Sl'K LA CONTESTATION ENTRE LE SONNET d'UrAME 11
DE JOB -^» I2D
A Mademoiselle de Cosnard de Ses X, 1 2U
— A Monsieur do Zuylichem (Dédicace de Don Sanclte^.
Argument. (L'Achevéd'iinprimerestdu i/i mai 16Ô0.). V, 4o4
— (28 mai.) Lettre à Monsieur de Zuvlichem X, 453
i65i NicoMÈDE V, 495
A M. M. M. M. (Dédicace d'Andromède). Argument tiré
du quatrième et cinquième livre des Métamorphoses
d'Ovide. (L'Achevé d'imprimer est du 1 3 août 1631.). V, 201
— Au Lecteur (des vingt premiers chapitres de l'Imitation.
— L'Achevé d'imprimer est du i5 novembre i65i.). vlll, 17
— Au Lecteur (de IS'icomèJe. — L'Achevé d'imprimer est
du 29 novembre i65i) V , OOI
~~ Extrait du Registre des comptes de la paroisse de Saint-
Sauveur de Rouen. Gestion de Pierre Corneille, le
poète (i65i-i65a) 1, Lxxxu
DES ÉCRITS DE PIERRE CORNEILLE, cxm
1602 Pertharite VI, I
— (3o mars.) Lettre au R. p. Boulart X, 458
— (12 avril.) Lettre au R. P. Boulart X, Zi62
— (28 avril.) Lettre au R. P. Boulart X, 466
— Au Lecteur (des cinq derniers chapitres du livre I de
l'Imitation de Jésus-Christ, et des sis premiers du
livre II. — L'Achevé d'imprimer est du 3i octobre
i652) VIII, 19
l65o Au Lecteur (de Pertharite. — L'Achevé d'imprimor est
du 3o avril 1 653) ' I ? 3
— Au Lecteur (trois avertissements des diverses éditions des
deux premiers livres de ilmilation de Jésus-Clirisi
publiées en i653) VllI, 21
— A Monsieur de Lot..., sur son panégyrique de Monsei-
gneur le premier président de Bellièvrc ^j I >J I
— Pour Monsieur d'Assoucy, sur ses Airs A., I 0'2
ID54 Au Lecteur (des trente premiers chapitres du livre 111
de l'Imitation de Jésus-Chrisi) V 111, 2J
Epitaphe sur la mort de Damoiseli.e Elisabeth Ban-
quet -A, I ôô
l656 (10 juin.) Lettre au R. P. Boulart X, 47©
— Au souverain pontife Alexandre Vil. (Dédicace de
l'Imitation de Jésus-Christ.) V 111 , I
I DO"^ Sonmet (Au Roi, pour obtenir la confirmation des lettres
de noblesse accordées à son père) -^5 I ^^
— A Monsieur de Campion, sur ses Hommes illustres.
Sonnet. (L'Achevé d'imprimerestdu i5janvier 1667). -^j ^^7
1 658 Lettre à Pellisson X, 477
— Sonnet perdu au jeu A. , 1 40
— (9 juillet.) Lettre à l'abbé de Pure X, 478
— Sur le départ de Madame la marquise de B. A. T -"^5 l4l
1659 Œdipe VI, loi
— (i2 mars.) Lettre à l'abbé de Pure X, 482
Vers présentés a Monseigneur le procureur général
Corneille, i h
cxiv TABLE CHRONOLOGIQUE
FoucQUEi', surintendant des finances. — Au Lecteur
(d'Œdipe. — L'Achevé d'imprimer est du 2O mars
1659) VI, 121
1659 Madrigai X, l5o
Autre sur le même sujet A, 102
lODO Air de M. Lambert tour la Reine A, lOo
Pour une dame qui représentait la Nuit en la co-
médie n'Endymion. Madrigal -A, I O4
Jalousie A, I OD
Bagatelle A, lOo
- Stances X. , I DO
Sonnet A, 102
Sonnet A, luo
Sonnet A, 1 04
- Stances A, 1 U»>
Sonnet A, ID'^
Chanson A, [DO
- Stances A, l 'JO
Stances X, I72
- Épigramme A, l 'JO
- Rondeau X, I ^4
(25 août.) Lettre à l'alibé de Pure X, /40O
Discours de l'utilité et des parties du Poëme dra-
matique. — Discours de la Tragédie.... — Discours
des Trois Unités l,IO-I22
- Examen de chacune des pièces publiées jusqu'en 1660.
En tète de chaque pièce.
- La Toison u'or VI, 221
IDOI Desseins de la Toison d'or. (L'Achevé d'imprimer est
du 3i janvier 1661.) VI, aSo
(,S novembre.) Lettre ii l'abbé de Pure X, ^OQ
1662 Sertorius VI, 35 1
- (26 avril.) Lettre à l'abbé de Pure X, /it)3
DES ÉCRITS DE PIERRE CORNEILLE. cxv
1002 Au Lecteur (de Sertorius. — L'Achevé d'imprimer est
du 8 juillet 1662) VI, 357
lODO Remercîment présenté au Roi en l'année i663 ^»-» I "y 3
SOPHONISBE VI, 447
— Au Lecteur (de Sophonisbe. — L'Achevé d'imprimer est
du 10 avril i663) VI, 46o
— Au Lecteur (de l'édition du Théâtre de Corneille de 1 663). 1 ? 4
1004 A Monseigneur le duc de Guise, sur la mort de
Monseigneur son oncle. Sonnet A, lo3
— (3 août.) Othon VI, 565
IDOO Au Lecteur (d'Olhon. — L'Achevé d'imprimer est du
3 février 1 665) VI, 671
— Au Roi, pour le retardement du payement de sa
PENSION A. , I 00
— Hymnes de sainte Geneviève ^A, OIO
— Louanges de la sainte Vierge I-'»^ » I
1666 Lettre à M. de Saint-Évremond X, 497
— Agésilas VII, I
Au Lecteur (d'Agésilas. — L'Achevé d'imprimer est du
3 avril) VII, 5
1667 Attila VII, 97
Au Roi, sur son retour de Flandre A, loD
Poëme sur les victoires du Roi, traduit de latin en
françois par P. Corneille A, I 92
Traductions et imitations de l'épigramme latine de
M. de Montmor X, 218
Au Lecteur (d'Attila. — L'Achevé d'imprimer est du
20 novembre 1667) 'II? 'C)<J
IDuo Au R. p. Delidel, de la Compagnie de Jésus, sur son
Traité de la Théologie des saints X, 2 20
Au Roi, sur sa conquête de la Fkanche-Comté a, 220
Sur le canal du Languedoc, pour la jonction des
deux mers. Imitation X, 20 1
Air de m . Blondel X, 200
luog Défense des fables dans la poésie. Imitation du latin.. X, 234
cxvi TABLE CHRONOLOGIQUE, ETC.
1670 L'Office de la sainte Vierge IX, 55
— Sur la pompe du pont Notre-Dame. Traduction par
Pierre Corneille X, 242
PoiR LA FOMAINE DES Qi'ATRE-NaTIONS, vis-à-vis Ic
Louvre. Traduction par Pierre Corneille. X, 244
Tradlctiox es vers FRANÇOIS DE la Théboïde de Stace.. A, 240
— TiTE ET Bérénice VII, i83
167 1 Psyché VII, 277
ID72 SlR LE DÉPART DU Roi X, 247
— Vers présentés au Roi à son retour de la guerre d Hol-
lande, le 2 août 1672 X, 249
Les victoires du Roi sur les états de Hollande,
de l'année M. DC.LXXII X, 202
PuLCHÉRIE VII, 871
107'J Au Lecteur (de Pu/c/aVie. — LAchevé dimpriiuer est
du 20 janvier 1O73) Vil, 6"0
— Sur la prise de Mastric. Sonnet X, 2o5
1 07^ ^^ ^^'i' ^u*" *^ libéralité envers les marchands de la ville
de Paris X, 287
— SuRÉNA VII, 455
107 ^^ If^oi, sur son départ pour l'armée en 1G7G X, 2QQ
— Vers présentés au Roi, sur sa campagne de 1G76 X, 004
— Placet au Roi X, oOo
— Au Roi, sur Cinna, Pompée, Horace, Scrtorius, Œdipe,
Rodogune, qu'il a fait représenter de suite devant lui
h Versailles, en octobre 1676 X, 0O9
— Version de l'ode a M. Pellisson X, 010
1077 S''" '■^® victoires du Roi, en l'année 1677 X, 022
1678 Au Roi, sur la paix de 1G78 X, 826
— Lettre à Colbert X, 5oi
1079 Inscription pour l'arsenal db Brest. Traduction X, OOI
IDOO A Monseigneur, sur son mariage X, 384
OEUVRES
DE
P. CORNEILLE.
AVERTISSEMENTS
PLACÉS PAR CORNEILLE EN TÊTE DES DIVERS RECUEILS
DE SES PIÈGES.
I
AU LECTEUR'.
C'est contre mon inclination que mes libraires vous
font ce présent, et j'aurois été plus aise de la suppression
entière de la plus grande partie de ces poëmes, que d'en
voir renouveler la mémoire par ce recueil. Ce n'est pas
qu'ils n'ayent tous eu des succès assez heureux pour ne
me repentir point^ de les avoir faits ; mais il y a une si no-
table différence d'eux à ceux qui les ont suivis, que je ne
puis voir cette inégalité sans quelque sorte de confusion.
Et certes, j'aurois laissé périr entièrement ceux-ci, si je
I. Cet avis est tiré du recueil intitulé OEavres de Corneille, pre-
mière partie (contenant : Mélite, Clitandre, la Veuve, la Galerie du
Palais, la Suivante, la Place Royale, Médée et l'Illusion comique).
Rouen et Paris, i644, petit in-i2. Il a été reproduit en tète des réim-
pressions de la première partie, de i648 à i657 inclusivement.
a. Var. (édit. de 16481657) : pour ne me repentir pas.
Corneille, i i*
2 AU LECTEUR.
n'eusse reconnu que le bruit qu'ont fait les derniers obli-
geoit déjà quelques curieux à la recherche des autres, et
pourroit être cause qu'un imprimeur, faisant sans mon
aveu ce que je ne voulois pas consentir, ajouteroit mille
fautes aux miennes. J'ai donc cru qu'il valoit mieux, et
pour votre contentement et pour ma réputation, y jeter
un coup d'oeil, non pas pour les corriger exactement (il
eût été besoin de les refaire presque entiers), mais du
moins pour en ôter ce qu'il y a* de plus insupportable.
Je vous les donne dans l'ordre que je les ai composés, et
vous avouerai franchement que pour les vers, outre la
foiblesse d'un homme qui commençoit à en faire, il est
malaisé qu'ils ne sentent la province où je suis né. Comme
Dieu m'a fait naître mauvais courtisan, j'ai trouvé dans
la cour plus de louanges que de bienfaits, et plus d'estime
que d'établissement. Ainsi étant demeuré provincial, ce
n'est pas merveille si mon élocution en conserve quelque-
fois le caractère. Pour la conduite, je me dédirois de peu
de chose si j'avols à les refaire. Je ne m'étendrai point à
vous spécifier quelles règles j'y ai observées : ceux qui s'y
connoissent s'en apercevront aisément, et de pareils dis-
cours ne font qu'importuner les savants, embarrasser les
foibles, et étourdir les ignorants.
II
AU LECTEURS
Voici une seconde partie de pièces de théâtre un peu
plus supportables que celles de la première. Elles sont
I. Var. (édit. de iG48) : ce qu'il y avoil.
3. Go second avis est on liîle du rocuoil inliluK' OKuorcs de Cor-
neille, seconde partie (contenant : le Cid. Horace, Cinna, Polyeacle,
AU LECTEUR. 3
toutes assez régulières, avec cette différence toutefois,
que les règles sont observées avec plus de sévérité dans
les unes que dans les autres ; car il y en a qu'on peut
élargir et resserrer, selon que les incidents du poëme le
peuvent souffrir. Telle est celle de l'unité de jour, ou des
vingt et quatre heures. Je crois que nous devons toujours
faire notre possible en sa faveur, jusqu'à forcer un peu
les événements que nous traitons, pour les y accommo-
der ; mais si je n'en pouvois venir à bout, je la néglige-
rois même sans scrupule, et ne voudrois pas perdre un
beau sujet pour ne l'y pouvoir réduire. Telle est encore
celle de l'unité du lieu, qu'on doit arrêter, s'il se peut,
dans la salle d'un palais, ou dans quelque espace qui ne
soit pas de beaucoup plus grand que le théâtre, mais
qu'on peut étendre jusqu'à toute une ville, et se servir
même, s'il en est besoin, d'un peu des environs. Je dirois
la même chose de la liaison des scènes, si j'osois la nom-
mer une règle; mais comme je n'en vois rien dans Aris-
tote; que notre Horace n'en dit que ce petit mot : Nea
quid hiet\ dont la signification peut être douteuse; que
les anciens ne l'ont pas toujours observée, quoiqu'il leur
fût assez aisé, ne mettant qu'une scène ou deux à chaque
acte; que le miracle de Tltalie, le Pastor Fido-, l'a entiè-
Pompée, le Menteur et la Suite du Menteur^ Rouen et Paris, i648,
petit in-i2. Cette seconde partie est destinée à compléter la pre-
mière partie de i644 et la réimpression qui en a été faite en i648.
L'avis au lecteur a été reproduit dans les éditions de la seconde par-
tie, jusqu'en 1657.
1. Ce petit mot, que Corneille cite de mémoire, n'est pas d'Ho-
race. Il y a dans la xvi" idylle d'Ausone, de Viro bono, un vers qui
commence par Ne quid hiet, mais où il s'agit de tout autre chose que
de la liaison des scènes; et dans VArt poétique d'Horace (v. igi) on
lit un précepte ainsi conçu: Neu quid medios intercinat actus, etc.,
précepte relatif au chant du chœur entre les actes. Corneille aurait-il
confondu ces deux passages ?
2. Cette tragi-comédie pastorale de Guarini, représentée pour la
4 AU LECTEUR.
rement négligée : j'aime mieux l'appeler un embellisse-
ment qu'une règle ; mais un embellissement qui fait grand
effet, comme il est aisé de le remarquer par les exemples
du Cid et de V Horace. Sabine ne contribue non plus aux
incidents de la tragédie dans ce dernier que l'Infante dans
l'autre, étant toutes deux des personnages épisodiques
qui s'émeuvent de tout ce qui arrive selon la passion
qu'elles en ressentent, mais qu'on pourroit retrancher
sans rien ôter de l'action principale. Néanmoins l'une a
été condamnée presque de tout le monde comme inutile,
et de l'autre personne n'en a murmuré, cette inégalité ne
provenant que de la liaison des scènes qui attache Sa-
bine au reste des personnages et qui n'étant pas observée
dans le Cid, y laisse l'Infante tenir sa cour à part.
Au reste, comme les tragédies de cette seconde partie
sont prises de l'histoire, j'ai cru qu'il ne seroit pas hors
de propos de vous donner au devant de chacune le texte
ou l'abrégé des auteurs dont je les ai tirées, afin qu'on
puisse voir par là ce que j'y ai ajouté du mien et jusqucs
011 je me suis persuadé que peut aller la licence poétique
en traitant des sujets véritables.
III
AU LECTEUR'.
Ces quatre Volumes contiennent trente deux Pièces
promière fois h Turin en i585, eut du vivant do son auteur quarante
(jdilions. Il en a paru doux en iSgo : l'une à Venise, in-;^" ; l'autre à
Ferrare, in-ia. On ignore laquelle est la première.
1 . Ce troisième avis, pour lequel nous avons suivi le texte de
l'édition de 1682, avait paru d'abord dans celles de i663 (in-folio),
de 166^ et de 1668 (in-8"), avec quelques différences que nous indi-
AU LECTEUR. 5
de Théâtre. Ils font réglez à huit chacun*. Vous pourrez
trouver quelque choie d'étrange aux innovations en l'or-
thographe que j'ay hazardées icy, et je veux bien vous
en rendre raifon. L'ufage de noftre Langue eft à prefent
fi épandu par toute l'Europe, principalement vers le
Nord, qu'on y voit peu d'Eflats où elle ne foit connue ;
c'eft ce qui m'a fait croire qu'il ne feroit pas mal à pro-
pos d'en faciliter la prononciation aux Eflrangers, qui
s'y trouvent fouvent embarraffez par les divers Ions
qu'elle donne quelquefois aux mefmes lettres. Les Hol-
landois m'ont frayé le chemin, et donné ouverture à
y mettre diftinction par de différents Caractères, que juf-
querons. L'édition de 1660 n'est précédée d'aucun avertissement.
Comme ce morceau est un exposé du système d'orthographe que
Corneille avait adopté, nous avons tenu à en donner une sorte de
fac-similé : c'était le seul moyen de faire comprendre les règles qu'é-
tablit l'auteur et les détails où il entre. Les fautes et les inconsé-
quences que l'on remarquera çà et là, montrent combien il était fondé
à dire, à la fin de cet avis, que les imprimeurs avaient eu de la peine
à suivre ses instructions. Dans les éditions de i663, i664, 1668, ils
n'avaient même pas fait la distinction, dont notre poëte parle en
commençant, de Vi et du j, de Vu et du v.
I. Dans l'édition de i663, l'avis commence ainsi:
« Ces deux Volumes contiennent autant de Pièces de Théâtre que
les trois que vous auez veus cy-deuant imprimez in Octavo *. Ils
sont réglez à douze chacun, et les autres à huit. Sertorius et Sopho-
nisbe ne s'y joindront point**, qu'il n'y en aye assez pour faire vn
troisième de cette Impression, ou vn quatrième de l'autre. Cepen-
dant comme il ne peut entrer en celle-cy que deux des trois Discours
qui ont seruy de Préfaces à la précédente, et que dans ces trois Dis-
cours j'ay tasché d'expliquer ma pensée touchant les plus curieuses
et les plus importantes questions de l'Art Poétique, cet Ouurage de
mes reflexions demeureroit imparfait si j'en retranchois le troisième.
Et c'est ce qui me fait vous le donner en suite du second Volume,
Il s'agit ici de l'édition de 1660. Les deux premiers volumes
contiennent huit pièces chacun, comme le dit Corneille, mais le troi-
sième n'en renferme que sept : Rodogune. Héraclius, Andromède, Don
Sanche d'Arragon, Nicomède, Perlharile et OEdipe.
Ces deux pièces avaient été représentées en 1662 et en i663.
6 AU LECTEUR
quMcy nos Imprimeurs ont employé indifféremment. Ils
ont leparé les i et les u consones d'avec les i et les u
voyelles, en fe fervant toufiours de Yj et de l'i', pour les
premières, et laiflant Vi et Vu pour les autres, qui juf-
qu'à ces derniers temps avoient efté confondus' . Ainli la
attendant qu'on le puisse reporter au douant de celuy qui le suiura,
si-tost qu'il pourra cstre complet.
« Vous trouuerez quelque chose d'étrange, etc. »
Le début de l'avis de l'édition de iBB^, in-8°, est beaucoup plus
court :
« Ces trois volumes contiennent autant de Pièces de Théâtre que
les deux nouvellement imprimez in folio. Ils sont réglez à huit cha-
cun, et les autres à douze. Sertorius, Sophonisbe et Othon* ne s'y
joindront point, qu'il n'y en aye assez pour en faire vn quatrième.
(c Cependant vous pourrez trouuer quelque chose d'étrange, etc. »
Dans l'édition de 1668, l'avis commence de même que dans celle
de iGtU ; mais les mots : « Vous pourrez trouver, etc., » viennent
immédiatement après les derniers mots de la seconde phrase : « les
autres à douze ; « et la phrase intermédiaire est omise.
I. On a prétendu, mais à tort, que Ramvis avait proposé le pre-
mier de distinguer dans l'impression l'i du j et Vu du v. Il faut re-
monter au moins jusqu'à Meigret, qui a dit en i55o dans le Tretté
de la tjrainmere francoeze : « Rest'encores j consonante a laqell ie
donc double proporcion de celle qi et voyelle, e lui rens sa puis-
sanc' en mon écritturc. » (Folio i4 recto.) « Ao regard de Vu conso-
nante, ell'aoroet bien bezoin d'être diuersifiéc, attendu qe qant deus
uu s'entresuyuet aveq qelq'aotre voyelle nou' pouuons prononcer l'un
pour l'aotre. « (Folio 12 verso.) On voit, du reste, que Meigret, qui
pourtant ne manquait pas de hardiesse, se borne à proposer cotte
distinction sans la mettre lui-même en pratique.
Les imprimeurs hollandais furent les premiers à l'établir. Elle est
déjà très-nettement observée dans VArgenis de Barclay imprimée
en i63o parles Elzévirs ; les majuscules seules font exception. Quel-
ques imprimeurs des confins de la France ne tardèrent pas à suivre
cet exemple. Les Zetzner, de Strasbourg, introduisirent l'U rond et
le J consonne dans les lettres capitales. On trouve déjà ces caractères
dans le volume intitule : Clnvis arlis LuUianx opcra cl studio
* Cette dernière pièce a été représentée à Fontainebleau à la fin
de juillet 166^, et l'achevé d'imprimer du I'"' volume de l'édition
de i60/( porto la date du i5 août.
AU LECTEUR. 7
prononciation de ces deux lettres ne peut eftre douteufe,
dans les impreffions où Ton garde le mefme ordre, comme
en celle-cy. Leur exemple m'a enhardy à pafTer plus
avant. J'ay veu quatre prononciations différentes dans
nos y, et trois dans nos e, et j'ay cherché les moyens d'en
ofler toutes ambiguitez, ou par des caractères differens,
ou par des régies générales, avec quelques exceptions.
Je ne fçay fi j'y auray reiiiïi, mais fi cette ébauche ne
déplaift pas, elle pourra donner jour à faire un travail
plus achevé fur cette matière, et peut-eflre que ce ne fera
pas rendre un petit fervice à noflre Langue et au Public.
Nous prononçons l'y de quatre diverfes manières : tan-
toft nous l'afpirons, comme en ces mots, pejle, chajie ;
tantoft elle allonge la fyllabe, comme en ceux-cy, pajle,
te/te ; tantoft elle ne fait aucun fon, comme à esbloiiir,
esbranler, il e/toit; et tantoft elle fe prononce comme
un z, comme à prejider, prefamer. Nous n'avons que
deux differens caractères, y, et s, pour ces quatre diffé-
rentes prononciations ; il faut donc eftablir quelques
maximes générales pour faire les diftinctions entières.
Cette lettre fe rencontre au commencement des mots, ou
au milieu, ou à la fin. Au commencement elle afpire
toujours : foy, Jien, faiiver, fuborner ; à la fin, elle n'a
presque point de fon, et ne fait qu'allonger, tant foit
peu la fyllabe, quand le mot qui fuit je commence par
une confone ; et quand il commence par une voyelle,
elle fe détache de celuy qu'elle finit pour fe joindre avec
elle, et fe prononce toujours comme un z, foit qu'elle
foit précédée par une confone, ou par une voyelle.
Dans le milieu du mot, elle eft, ou entre deux voyelles.
Johannis Henrici Alstedl, Argentorati, sumptibus heredum Lazari
Zetzneri, i633. Cependant il faut convenir que dans le texte cou-
rant on rencontre de temps à autre quelques infractions à la règle.
8 AU LECTEUR.
ou après une confone, ou avant une confone. Entre deux
voyelles elle paffe toufiours pour z, et après une confone
elle aspire toufiours, et cette différence fe remarque en-
tre les verbes compofez qui viennent de la mefme racine.
On prononce prezumer, rezijier, mais on ne prononce
pas conzumer, ny perzijter. Ces régies n'ont aucune ex-
ception, et j'ay abandonné en ces rencontres le choix des
caractères à Tlmprimeur, pour fe fervir du grand ou du
petit, félon qu'ils le font le mieux accommodez avec les
lettres qui les joignent. Mais je n'en ay pas fait de mefme,
quand ly^eft avant une confone dans le milieu du mot,
et je n'ay pu fouffrir que ces trois mots, rejie, tempejle,
vous ejles, fuffent efcrits l'un comme l'autre, ayant des
prononciations fi différentes. J'ay refervé la petite s pour
celle où la fyllabe efl afpirée, la grande pour celle oii
elle eft Amplement allongée, et l'ay fupprimée entière-
ment au trolfiéme mot où elle ne fait point de fon, la
marquant feulement par un accent fur la lettre qui la
précède. J'ay donc fait ortographier ainfi les mots fui-
vants et leurs femblables, peste, fimcsle, chaste, refiste,
espoir ; tempe fte, hnjte, tejte ; vous êtes, il était, éblouir,
écouter, épargner, arrêter. Ce dernier verbe ne laiffc pas
d'avoir quelques temps dans fa conjugaifon, où il faulluy
rendre Vf, parce qu'elle allonge la fyllabe ; comme à l'im-
pératif arrefte, qui rime bien evec tejle ; mais à l'infinitif
et en quelques autres où elle ne fait pas cet effet, il eft
bon de la fupprimer et efcrire, j' arrêtais, fay arrêté,
j'arréteray, nous arrêtons, etc.\
I. Ce projet a failli être oHicicllcment adopte. On trouve des ren-
seignements à ce siijct dans les Observations de l'Académie française
louchant l'orthographe, conservées au département des manuscrits de
la Bibliothique impériale, dont j'ai donné l'analyse dans l'Ami de la
rcli<jion du 3i mai 1860.
Ces Observations, rédigées par Mczcray, furent soumises en 1673
AU LECTEUR. 9
Quant à Ve, nous en avons de trois fortes. LV fémi-
nin, qui fe rencontre toulîours, ou feul, ou en diphton-
gue, dans toutes les dernières fyllabes de nos mots qui
ont la terminaifon féminine, et qui fait fî peu de fon,
que cette fyllabe n'eft jamais contée' à rien à la fin de
nos vers féminins, qui en ont toufiours une plus que les
autres. L'e masculin, qui fe prononce comme dans la
langue Latine, et un troificme e qui ne va jamais fans 1'^,
qui luy donne un fon eflcvé qui fe prononce à bouche
ouverte, en ces mois: fucces, accès, exprès. Or comme
ce feroit une grande confufion, que ces trois e, en ces
trois mots , afpres, vérité, et après, qui ont une pronon-
ciation fî différente, euffent un caractère pareil, il eft
aifé d'y remédier, par ces trois fortes dV que nous donne
l'Imprimerie, e, é, è, qu'on peut nommer Ve fimple, Ve
à l'examen de plusieurs académiciens, dont la liste se trouve en tête
du volume. Corneille y figure, toutefois on ne rencontre dans ce
manuscrit aucune note de lui ; mais, dans son travail préparatoire,
Mézeray avait rappelé en ces termes l'innovation introduite par l'il-
lustre poëte : « M', de Corneille a proposé que pour faire connoistre
quand l'S est muette dans les mots où qu'elle sifle, il seroit bon de
mettre une S ronde aux endroits où elle siQe, comme à chaste, triste,
reste, et une /longue aux endroits où elle est muette, soit qu'elle
fasse longue la voyelle qui la précède, comme en tempe/le, fefte,
te/te, etc., soit qu'elle ne la fasse pas, comme en efcii, efpine, défaire,
efpurer, etc. »
« L'usage en seroit bon, objecte Segrais, mais l'innovation en est
dangereuse. »
« Je n'y trouve point d'inconvénient, sur tout dans l'impression,
réplique Doiijat, et ce n'est plus une nouveauté puisque M'', de Cor-
neille l'a pratiqué depuis plus de dix ou douze ans. »
« Où est l'inconuenient? dit Bossuetj ie le suiurois ainsi dans le
dictionnaire et l'en ferois une remarque expresse où i'alleguerois
l'exemple de M'. Corneille. Les HoUandois ont bien introduit u et u
pour u voyelle et u consone, et de mesme i sans queue ou avec queue.
Personne ne s'en est formalisé ; peu à peu les yeux s'y accoustument
et la main les suit. »
I. Contée, comptée. Voyez le Lexique.
10 AU LECTEUR.
aigu, et IV grave. Le premier fervira pour nos terminai-
fons féminines, le lecond pour les Latines, et le troifiéme
pour les eilevées, et nous efc rirons ainfi ces trois mots et
leurs pareils, afpres, vérité, après, ce que nous eften-
drons kfuccès, excès, procès, qu'on avoit jufqu'icy efcrits
avec Ve aigu, comme les terminaifons Latines, quoy que
le fon en foit fort différent. Il eit vray que les Impri-
meurs y avoient mis quelque différence, en ce que cette
terminaifon n'eflant jamais lans/", quand il s'en rencon-
troit une après un é Latin, ils la cliangeoient en z, et ne la
faifoient précéder que par un e simple. Ils impriment
veritez, Deïtez, dignilez, et non pas vérités, Dettes, di-
gnités ; et j'ay confervé cette Ortographe : mais pour
éviter toute forte de confufion entre le fon des mots qui
ont Te Latin fansy, comme vérité, et ceux qui ont la pro-
nonciation élevée, comme succès, j'ay cru à propos de
nous fervir de différents caractères, puifque nous en
avons, et donner Vè grave à ceux de cette dernière ef-
pece. Nos deux articles pluriels, les et des, ont le mefme
fon, quoy qu'écrits avec Ve limple : il eft fi mal-aifé de
les prononcer autrement, que je n'ay pas crû qu'il fuft
befoin d'y rien changer. Je dy la mefme chofe de 1'^? de-
vant deux //, qui prend le fon aulïî eflevé en ces mots,
belle, fidelle, rebelle, etc., qu'en ceux-cy, /«ccè^, excès;
mais comme cela arrive toujours quand il fe rencontre
avant ces deux //. il fuffit d'en faire cette remarque fans
changement de caractère. Le mefme arrive devant la
simple /, à la fin du mot, mortel, appel, criminel, et non
pas au milieu, comme en ces mots, celer, chanceler, oii
Ve avant cette / garde le fon de Ve féminin.
Il efl bon aufli de remarquer qu'on ne fe fert d'ordi-
naire de Vé aigu, qu'à la fin du mot, ou quand on fiip-
prime ryqui le fuit; comme à établir, étonner: cepen-
dant il fc rencontre fouvcnt au milieu des mots avec le
AU LECTEUR. ii
mefme fon, bien qu'on ne l'écrive qu'avec un e fimple;
comme en ce mot feverité, qu'il faudroit efcrire févérité,
pour le faire prononcer exactement, et je l'ay fait obier-
ver dans cette imprelTion ', bien que je n'aye pas gardé le
mefme ordre dans celle qui s'eft faite in folio"".
Le double // dont je viens de parler à l'occafion de Ve,
a auffi deux prononciations en noftre Langue, Tune lèche
et fimple, qui luit l'Ortographe, l'autre molle, qui fem-
ble y joindre une h. Nous n'avons point de différents ca-
ractères à les diftinguer ; mais on ne peut donner cette
régie infaillible. Toutes les fois qu'il n'y a point d'/ avant
les deux //, la prononciation ne prend point cette mol-
leffe. En voicy des exemples dans les quatre autres
voyelles : haller, rebeller, coller, annuller. Toutes les
fois qu'il y a un i avant les deux //, foit feul, foit en
diphtongue, la prononciation y adjoufte une h. On efcrit
bailler, éveiller, briller, chatouiller, cueillir, et on pro-
norwce baillher, éveillhcr, brillher, chatouillher , cueillhir.
Il faut excepter de cette Régie tous les mots qui viennent
du Latin, et qui ont deux // dans cette Langue, comme
ville, mille, tranquille, imbecille, dijîille, illajîre, illé-
gitime, illicite, etc. Je dis qui ont deux // en Latin, parce
que les mois àe fille et famille en viennent, et fe pro-
noncent avec cette mollelTe des autres qui ont 1'/ devant
les deux //, et n'en viennent pas ; mais ce qui fait cette
différence, c'eft qu'ils ne tiennent pas les deux // des
mots Latins, ^/ra et /am«7/a, qui n'en ont qu'une, mais
purement de noftre Langue. Cette régie et cette excep-
tion font générales et alfeurées. Quelques Modernes,
pour ofter toute l'ambiguité de cette prononciation, ont
I. On lit ici dans l'édition de i663 : « Et peut-estre le feray-je
obseruer en la première impression qui se pourra faire de ces Re-
cueils. »
a. Il s'agit de l'édition datée de i663, dont nous venons de parler.
12 AU LECTEUR.
efcrit les mots qui fe prononcent fans la mollelîe de Vh,
avec une / fimple, en cette manière, tranqiiile, imbécile,
difîile, et cette Ortographe pourrolt s'accommoder dans
les trois voyelles a, o, u, pour efcrire Amplement baler,
affoler, annuler, mais elle ne s'accommoderoit point du
tout avec Ve, et on auroit de la peine à prononcer fîdelle
belle, fi on efcrivoit fidèle et bêle ; Vi mefme fur lequel
ils ont pris ce droit, nelepourroit pas fouffrir toufiours,
et particulièrement en ces mots ville, mille, dont le pre-
mier, fi on le reduifoit à une / fimple, fe confondroitavec
vile, qui a une fignification tout autre.
Il y auroit encor quantité, de remarques à faire fur les
différentes manières que nous avons de prononcer quel-
ques lettres en noftre Langue ; mais je n'entreprens pas
de faire un Traité entier de l'Ortographe et de la pro-
nonciation, et me contente de vous avoir donné ce mot
d'avis touchant ce que j'ay innové icy ; comme les Impri-
meurs ont eu de la peine à s'y accoulfumer, ils n'auront
pas fuivy ce nouvel ordre û ponctuellement, qu'il ne s'y
foit coulé bien des fautes, vous me ferez la grâce d'y
fuppléer.
DISCOURS
DE L UTILITE ET DES PARTIES
DU POEME DRAMATIQUEV
Bien que, selon Aristote, le seul but de la poésie dra-
matique soit de plaire aux spectateurs, et que la plupart
de ces poëmes leur ayent plu, je veux bien avouer toute-
fois que beaucoup d'entr'eux n'ont pas atteint le but de
l'art. // ne faut pas prétendre, dit ce philosophe, que
ce genre de poésie nous donne toute sorte de plaisir,
mais seulement celui qui lui est propre -; et pour trouver
1. L'édition de 1660, dans laquelle ces discours ont paru pour la
première fois, est divisée en trois volumes, et en tête de chaque
volume est placé l'un des discours. L'édition de i663 forme deux
tomes qui commencent par les deux premiers discours ; le troisième
termine le tome II (voyez plus haut, p. 5, note i). Enfin les trois
éditions, en quatre volumes, de i664 (in-S"), de 1668, et de 1682,
contiennent un discours en tète de chacun des trois premiers vo-
lumes. La plupart des éditeurs ont séparé ces discours du Théâtre,
pour les faire entrer dans les Œuvres diverses; nous avons préféré
conserver le premier, suivant l'intention de Corneille, en tète du
Théâtre, où les premières lignes le placent nécessairement, et nous
avons cru devoir en rapprocher les deux autres, mais sans rien chan-
ger au texte, c'est-à-dire en y laissant ce qui a trait à la place que
l'auteur leur avait assignée.
Si l'on veut avoir des renseignements sur le temps que ces dis-
cours ont coûté à Corneille et sur les circonstances dans lesquelles
il les a composés, il faut lire sa lettre du 25 août 1660, adressée à
l'abbé de Pure.
2. Oj yàp ;:aaav Saî Çr)"cïv îjoovfjv a~û Tpayojot'a;, àÀÀà 1^,» ry.y.v.cci .
(Aristote, Poétique, chap. xiv, 2.) — Dans la phrase suivante, Aris-
tote exprime l'idée, par laquelle Corneille commence son discours,
que le but de la poésie dramatique est de plaire.
i4 DISCOURS
ce plaisir qui lui est propre, et le donner aux spectateurs,
il faut suivre les préceptes de l'art, et leur plaire selon
ses règles. Il est constant qu'il y a des préceptes, puis-
qu'il y a un art ; mais il n'est pas constant quels ils sont.
On convient du nom sans convenir de la chose, et on
s'accorde sur les paroles pour contester sur leur signifi-
cation. Il faut observer l'unité d'action, de lieu, et de jour,
personne n'en doute ; mais ce n'est pas une petite diffi-
culté de savoir ce que c'est que cette unité d'action, et
jusques où peut s'étendre cette unité de jour et de lieu.
Il faut que le poë te traite son sujet selon le vraisemblable
et le nécessaire ^ ; Aristote le dit, et tous ses interprètes
répètent les mêmes mots, qui leur semblent si clairs - et si
intelligibles, qu'aucun d'eux n'a daigné nous dire, non
plus que lui, ce que c'est cpie ce vraisemblable et ce né-
cessaire. Beaucoup même ont si peu considéré ce dernier',
qui accompagne toujours l'autre chez ce philosophe, hor-
mis une seule fois, où il parle de la comédie'', qu'on en
est venu jusqu'à établir une maxime très fausse, qu'il
faut que le sujet d'une tragédie soit vraisemblable ; ap-
pliquant ainsi ' aux conditions du sujet la moitié de ce
qu'il a dit de la manière de le traiter. Ce n'est pas qu'on
ne puisse faire une tragédie d'un sujet purement vraisem-
blable : il en donne pour exemple la Fleur ^ d'Agathon,
1 . Xpïj oÈ iû Çtjteïv r] xô âvay/.aïov, r] là zl/.ôç. (Aristolo, Poétique,
chap. XV, 6.)
2. Var. (édit. de lOGo) : les mêmes paroles (pii leur semblent
si claires.
3. Var. (édit. de iGOo): ce dernier mol.
4. Voyez la Poétique, chap. ix, 5.
5. Il y a aussi, pour ainsi, dans les éditions de 1G82 et de 1O93 : la
leçon des éditions antérieures nous a paru préférable.
6. Aristote, Poé^i^uc.cbap. IX, 7. — La Fleur, avOo;, piècp du poëte
Agatbon, contemporain de Sophocle et d'Eschyle, n'est <d6nnue que
par ce passage d'.\ristote.
DU POËME DRAMATIQUE. i5
où les noms et les choses étoient de pure invention,
aussi bien qu'en la comédie ; mais les grands sujets qui
remuent fortement les passions, et en opposant l'impé-
tuosité aux lois du devoir ou aux tendresses du sang,
doivent toujours aller au delà du vraisemblable, et ne
trouveroient aucune croyance parmi les auditeurs, s'ils
n'étoient soutenus, ou par l'autorité de l'histoire qui per-
suade avec empire, ou par la préoccupation de l'opinion
commune qui nous donne ces mêmes auditeurs déjà tous
persuadés. Il n'est pas vraisemblable que Médée tue ses
enfants, que Clytemnestre assassine son mari, qu'Oreste
poignarde sa mère ; mais l'histoire le dit, et la représen-
tation de ces grands crimes ne trouve point d'incrédules.
Il n'est ni vrai ni vraisemblable qu'Andromède, exposée
à un monstre marin, ave été garantie de ce péril par un
cavalier volant, qui avoitdes ailes aux pieds ; mais c'est
une fiction * que l'antiquité a reçue ; et comme elle l'a
transmise jusqu'à nous, personne ne s'en offense quand
on ^ la voit sur le théâtre. Il ne seroit pas permis toutefois
d'inventer sur ces exemples. Ce que la vérité ou l'opinion
fait accepter seroit rejeté, s'il n'avoit point d'autre fon-
dement qu'une ressemblance à cette vérité ou à cette opi-
nion. C'est pourquoi notre docteur dit que les sujets
viennent de la fortune, qui h'it arrixer les choses, et non
de l'art, qui les imagine ". Elle est maîtresse des événe-
ments, et le choix qu'elle nous donne de ceux qu'elle nous
présente enveloppe une secrète défense d'entreprendre
sur elle, et d'en produire sur la scène qui ne soient pas
de sa façon. Aussi les anciennes trarjédies se sont arrê-
tées autour de peu de familles, parce quil ètoit arrivé
1. Var. (édit. de 1660) : une erreur.
2. Var. (édit. de 1660 et de i663): il.
3. Ztj-ojvtcÇ -fxo ojy. xTzô tî'/vt);, iXX' àrco tÛ/tj; îjpov tÔ TOioutov
-xpaiy-cyâ,:-.'/ Èv toî; ,u.u9o'.;. (Aristotc, Poétique, chap. xiv, 10.)
i6 DISCOURS
à peu de familles des choses dignes de la tragédie '. Les
siècles suivants nous en ont assez fourni pour franchir
ces bornes, et ne marcher plus sur les pas des Grecs ;
mais je ne pense pas qu'ils nous ayent donné la liberté de
nous écarter de leurs règles. Il faut, s'il se peut, nous
accommoder avec elles, et les amener jusqu'à nous -. Le
retranchement que nous avons fait des chœurs nous
oblige à remplir nos poëmes de plus d'épisodes qu'ils ne
faisoient ; c'est quelque chose de plus, mais qui ne doit
pas aller au delà de leurs maximes, bien qu'il aille au
delà de leur pratique.
Il faut donc savoir quelles sont ces règles ; mais notre
malheur est qu'Aristole et Horace après lui en ont écrit
assez obscurément pour avoir besoin d'interprètes, et que
ceux qui leur en ont voulu servir jusques ici ne les ont
souvent expliqués qu'en grammairiens ou en philosophes.
Comme ils avoient plus d'étude et de spéculation que
d'expérience du théâtre, leur lecture nous peut rendre
plus doctes, mais non pas nous donner beaucoup de lu-
mières fort sûres pour y réussir.
Je hasarderai quelque chose sur cinquante ans Me tra-
vail pour la scène, et en dirai mes pensées tout simple-
ment, sans esprit de contestation qui m'engage à les sou-
tenir, et sans prétendre que personne renonce en ma
faveur à celles qu'il en aura conçues.
Ainsi ce que j'ai avancé dès l'entrée de ce discours,
que la poésie dramatique a pour but le seul plaisir des
spectateurs, n'est pas pour l'emporter opiniâtrement sur
1. YltpX ôX^Yaç ot/.''aç a; y.â?vX'.'îiat TpayoSia'. auvriOev-ai, otov rspî
'A^.xi-ia'wva /.a\ O'.oitîo'jv — /.a't oao'.; «XXoi; au[i.6£6r]X£v f] ;taO£îv oeivà rj
r.oir^oct.'.. (Arislote, Poétique, chap. xiii, 5.)
2. Var. (édit. do i66o-i664): jusques à nous.
3. Var. (édil. de i06o et de i603): Ironie ans; — (édil. de i664):
plus de trente ans ; — (édit. de iGG8) : quarante ans.
DU POËME DRAMATIQUE. 17
ceux qui pensent ennoblir l'art, en lui donnant pour objet
de profiter aussi bien que de plaire. Cette dispute même
seroit très-inutile, puisqu'il est impossible de plaire selon
les règles, qu'il ne s'y rencontre beaucoup d'utilité. Il est
vrai qu'Aristote, dans tout son Traité de la Poétique, n'a
jamais employé ce mot une seule fois; qu'il attribue l'ori-
gine de la poésie au plaisir que nous prenons à voirimiter
les actions des hommes' ; qu'il préfère la partie du poëme
qui regarde le sujet à celle qui regarde les mœurs, parce
que cette première contient ce qui agrée le plus, comme
les agnitions et les péripéties-; qu'il fait entrer dans la
définition de la tragédie l'agrément du discours dont elle
est composée^ ; et qu'il l'estime enfin plus que le poëme
épique, en ce qu'elle a de plus* la décoration extérieure
et la musique, qui délectent puissamment, et qu'étant
plus courte et moins diffuse, le plaisir qu'on y prend est
plus parfait^; mais il n'est pas moins vrai quHorace nous
apprend que nous ne saurions plaire à tout le monde, si
nous n'y mêlons l'utile, et que les gens graves et sérieux,
les vieillards, les amateurs de la vertu, s'y ennuieront,
s'ils n'y trouvent rien à profiter :
Centuriœ seniorwn agitant expert ia f rugis ^' .
Ainsi, quoique l'utile n'y entre que sous la forme du dé-
lectable, il ne laisse pas d'y être nécessaire, et il vaut
mieux examiner de quelle façon il y peut trouver sa place,
que d'agiter, comme je l'ai déjà dit, une question inutile
touchant l'utilité de cette sorte de poëmes. J'estime donc
qu'il s'y en peut rencontrer de quatre sortes.
1. Voyez Aristote, Poétique, chap. iv, i et 2.
2. Ibid., chap. vi, i3. — 3. Ibid., chap. vi, 2.
4. Var. (édit de 1660): de plus que lui,
5. Aristote, Poétique, chap. xxvi, 8 et 9.
6. Horace, Art poétique. \. 34 1.
COKNEILLE. I 2
i8 DISCOURS
La première consiste aux sentences et instructions mo-
rales qu'on y peut semer presque partout; mais il en faut
user sobrement, les mettre rarement en discours géné-
raux, ou ne les pousser guère loin, surtout quand on fait
parler un homme passionné, ou qu'on lui fait répondre
par un autre ; car il ne doit avoir non plus de patience
pour les entendre, que de quiétude d'esprit pour les con-
cevoir et les dire. Dans les délibérations d'État, où un
homme d'importance consulté par un roi s'explique de
sens rassis, ces sortes de discours trouvent lieu de plus
d'étendue ; mais enfm il est toujours bon de les réduire
souvent de la thèse à l'hypothèse; et j'aime mieux faire
dire à un acteur, l'amour vous donne beaucoup d'inquié-
tudes, que, l'amour donne beaucoup d'inquiétudes aux
esprits qu'il possède.
Ce n'est pas que je voulusse entièrement bannir cette
dernière façon de s'énoncer sur les maximes de la morale
et de la politique. Tous mes poëmes demeureroient bien
estropiés, si on en relranchoit ce que j'y en ai mêlé; mais
encore un coup, il ne les faut pas pousser loin sans les
appliquer au particulier ; autrement c'est un lieu commun,
qui ne manque jamais d'ennuyer l'auditeur, parce qu'il
fait languir l'action; et quelque heureusement que réus-
sisse cet étalage de moralités, il faut toujours craindre'
que ce ne soit un de ces ornements ambitieux qu'Horace
nous ordonne de retrancher"-.
J'avouerai toutefois que les discours généraux ont
souvent grâce, quand celui qui les prononce et celui
qui les écoute ont tous deux l'esprit assez tranquille pour
se donner raisonnablement cette patience. Dans le qua-
I. Var. (éditdc 1660): Il faut prendre garde.
a. Ambitiosa recidct
Ornamenta.
{A ri poétique, v. 4470
DU POËME DRAMATIQUE. 19
trième acte de Mélite, la joie qu'elle a d'être aimée de
Tircis lui fait souffrir sans chagrin la remontrance de
sa nourrice, qui de son côté satisfait à cette démangeai-
son qu'Horace attribue aux vieilles gens, de faire des le-
çons aux jeunes ' ; mais si elle savoit que Tircis la crût
infidèle, et qu'il en fût au désespoir, comme elle l'ap-
prend ensuite, elle n'en souflfriroit pas quatre vers. Quel-
quefois même ces discours sont nécessaires pour appuyer
des sentiments dont le raisonnement ne se peut fon-
der sur aucune des actions particulières de ceux dont
on parle. Rodogune, au premier acte, ne sauroit justi-
fier la défiance qu'elle a de Gléopatre, que par le peu
de sincérité qu'il y a d'ordinaire dans la réconciliation'
des grands après une offense signalée, parce que, de-
puis le traité de paix, cette reine n'a rien fait qui la
doive rendre suspecte de cette haine qu'elle lui conserve
dans le cœur. L'assurance que prend Mélisse, au qua-
trième de la Suite du Menteur, sur les premières pro-
testations d'amour que lui fait Dorante, qu'elle n'a vu
qu'une seule fois, ne se peut autoriser que sur la facilité
et la promptitude que deux amants nés l'un pour l'autre
ont à donner croyance à ce qu'ils s'entre-disent; et les
douze vers qui expriment cette moralité en termes géné-
raux ont tellement plu, que beaucoup de gens d'esprit
n'ont pas dédaigné d'en charger leur mémoire \ Vous en
trouverez ici quelques autres de cette nature. La seule
règle qu'on y peut établir, c'est qu'il les faut placer judi-
cieusement, et surtout les mettre en la bouche de gens
I. Voyez la scène i du IV« acte de Mélite, et VArt poétique d'Ho-
race, V. l'jlt.
3. Var. (édit. de 1660 et de i663) : les réconciliations.
3. Voyez, dans la scène i du IV" acte de la Suite du Menteur, le
couplet qui commence par ce vers :
Quand les ordres du ciel nous ont faits l'un pour l'autre, etc.
20 DISCOURS
qui ayent Tesprit sans ambarras, et qui ne soient point
emportés par la chaleur de l'action.
La seconde utilité du poëme dramatique se rencontre
en la naïve peinture des vices et des vertus, qui ne manque
jamais à faire son effet, quand elle est bien achevée, et
que les traits en sont si reconnoissables qu'on ne les peut
confondre l'un dans l'autre, ni prendre le vice pour
vertu. Celle-ci se fait alors toujours aimer, quoique mal-
heureuse ; et celui-là se fait toujours haïr, bien que
triomphant. Les anciens se sont fort souvent contentés
de cette peinture, sans se mettre en peine de faire ré-
compenser les bonnes actions, et punir les mauvaises.
Glytemnestre et son adultère tuent Agamemnon impuné-
ment; Médée en fait autant de ses enfants, et Atrée- de
ceux de son frère Thyeste, qu'il lui fait manger. Il est
vrai qu'à bien considérer ces actions qu'ils choisissoient
pour la catastrophe de leurs tragédies, c'étolent des cri-
minels qu'ils faisoient punir, mais par des crimes plus
grands que les leurs. Thyeste avoit abusé de la femme de
son frère; mais la vengeance qu'il en prend a quelque
chose de plus affreux que ce premier crime. Jason étoit
un perfide d'abandonner Médée, à qui il devoit tout;
mais massacrer ses enfants à ses yeux est quelque chose
de plus. Glytemnestre se plaignoit des concubines qu'A-
gamemnon ramenoit de Troie; mais il n'avoit point
attenté sur sa vie, comme elle fait sur la sienne; et
ces maîtres de l'art ont trouvé le crime de son fils
Oreste, qui la tue pour venger son père, encore plus
grand que le sien, puisqu'ils lui ont donné des Fu-
ries vengeresses pour le tourmenter, et n'en ont point
donné à sa mère, qu'ils font jouir paisiblement avec
son Egisthe du royaume d'un mari qu'elle avoit as-
sassiné.
Notre théâtre souffre dillicilement de pareils sujets : le
DU POËME DRAMATIQUE. 21
Thyeste de Sénèque' n'y a pas été fort heureux ; sa Médée
y a trouvé plus de faveur; mais aussi, à le bien prendre,
la perfidie de Jason et la violence du roi de Corinthe la
font paroître si injustement opprimée, que Fauditeur
entre aisément dans ses intérêts, et regarde sa vengeance
comme une justice qu'elle se fait elle-même de ceux qui
l'oppriment.
C'est cet intérêt qu'on aime à prendre pour les ver-
tueux qui a obligé d'en venir à cette autre manière de
finir le poëme dramatique par la punition des mauvaises
actions et la récompense des bonnes, qui n'est pas un
précepte de l'art, mais un usage que nous avons embrassé,
dont chacun peut se départir à ses périls. Il étoit dès le
temps d'Aristote, et peut-être qu'il ne plaisoit pas trop à
ce philosophe, puisqu'il dit qu'il n'a eu vogue que par
r imbécillité du jugement des spectateurs , et que ceux qui
le pratiquent s'accommodent au goût du peuple, et écri-
vent selon les souhaits de leur auditoire-. En effet, il est
certain que nous ne saurions voir un honnête homme sur
notre théâtre sans lui souhaiter de la prospérité, et nous
fâcher de ses infortunes. Cela fait que quand il en de-
meure accablé, nous sortons avec chagrin, et remportons
une espèce d'indignation contre l'auteur et les acteurs;
mais quand l'événement remplit nos souhaits, et que la
vertu y est couronnée, nous sortons avec pleine joie, et
remportons une entière satisfaction et de l'ouvrage, et de
ceux qui l'ont représenté. Le succès heureux de la vertu,
en dépit des traverses et des périls, nous excite à l'em-
I. II s'agit ici du Thyeste de Monléon, représenté, suivant les
frères Parfait, en i683. Voyez l'Histoire du Théâtre français, tome V,
p. 3i.
3. Aoxei ûÈ sivat izom-t^ o'.à rr,v xtov SsaTwi' aîôc'veiav • ày.oXo-jOo'j'ai
Y«p ot 5rotT)Tat xat:' cÙ/tjv -oioù'vtî; toI; ÔcaiaT;. (Aristote, Poétique,
chap. xiii, 7.)
22 DISCOURS
brasser; et le succès funeste du crime ou de l'injustice est
capable de nous en augmenter Thorreur naturelle, par
l'appréhension d'un pareil malheur.
C'est en cela que consiste la troisième utilité du théâtre,
comme la quatrième en la purgation des passions par le
moyen de la pitié et de la crainte'. Mais comme cette uti-
lité est particulière à la tragédie, je m'expliquerai sur cet
article au second volume, où je traiterai de la tragédie
en particulier^, et passe à l'examen des parties qu'Aristote
attribue au poëme dramatique. Je dis au poëme drama-
tique en général, bien qu'en traitant cette matière il ne
parle que de la tragédie ; parce que tout ce qu'il en dit
convient aussi à la comédie, et que la différence de ces
deux espèces de poëmes ne consiste qu'en la dignité des
personnages, et des actions qu'ils imitent, et non pas en
la façon de les imiter, ni aux choses qui servent à cette
imitation.
Le poëme est composé de deux sortes de parties. Les
unes sont appelées parties de quantité, ou d'extension ;
et Aristote en nomme quatre : le prologue, l'épisode,
l'exode, et le chœur ^ Les autres se peuvent nommer des
parties intégrantes^, qui se rencontrent dans chacune de
ces premières pour former tout le corps avec elles. Ce
philosophe y en trouve six : le sujet, les mœurs, les sen-
timents, la diction, la musique, et la décoration du
1. Voyez Âristole, Poétique, chap. vi, 2.
2. Var. (cdit. fie 1660): Mais comme cette utilité est particulière
à la tragédie, et que cette première partie de mes poëmes ne con-
tient presque que des comédies oii elle n'a point de place, je ne
m'expliquerai sur cet article qu'au second volume, oi'i la tragédie
l'emporte, et passe, etc. — La première partie de l'édition de 1660
contient les mômes pièces que le recueil de i644- Voyez plus haut,
p. I , note I.
3. Voyez Aristote, Poétique, cliap. xii.
ti. Vau. (cdit. de 1660 i66/i) : intégrales.
DU POËME DRAMATIQUE. aS
théâtre'. De ces six, il n'y a que le sujet dont la bonne
constitution dépende proprement de l'art poétique ; les
autres ont besoin d'autres arts subsidiaires : les mœurs,
de la morale ; les sentiments, de la rhétorique ; la diction,
de la grammaire ; et les deux autres parties ont chacune
leur art, dont il n'est pas besoin que le poëte soit in-
struit, parce qu'il y peut faire suppléer par d'autres que
lui-, ce qui fait qu'Aristote ne les traite pas. Mais comme
il faut qu'il exécute lui-même ce qui concerne les quatre
premières, la connoissance des arts dont elles dépendent
lui est absolument nécessaire, à moins qu'il aye reçu de la
nature un sens commun assez fort et assez profond pour
suppléer à ce défaut^.
Les conditions du sujet sont diverses pour la tragédie
et pour la comédie. Je ne toucherai à présent qu'à ce qui
regarde cette dernière, qu'Aristote définit simplement
une imitation de personnes basses et fourbes^. Je ne puis
m'empêcher de dire que cette définition ne me satisfait
point ; et puisque beaucoup de savants tiennent que son
Traité de la Poétique n'est pas venu tout entier jusques à
nous, je veux croire que dans ce que le temps nous en a
dérobé il s'en rencontroit une plus achevée.
La poésie dramatique, selon lui, est une imitation des
actions, et il s'arrête ici à la condition des personnes,
sans dire quelles doivent être ces actions. Quoi qu'il en
soit, cette définition avoit du rapport à l'usage de son
temps, où l'on ne faisoit parler dans la comédie que des
personnes d'une condition très-médiocre ; mais elle n'a
1. Voyez Aristote, Poétique, chap. vi, 6.
2. Var. (édit de 1660) : Qu'il y peut faire suppléer par d'autres,
ce qui fait, etc.
3. Var. (édit. de 1660): pour réparer ce défaut.
4. 'H 0£ ■/.fij[i.(])0''a z<z-''. jj.''|j.rjrjiî -jauXoTcptov. (Aristote, Poé/iV^î/e,
chap. V, I .)
24 DISCOURS
pas une entière justesse pour le nôtre, où les rois même
y peuvent entrer, quand leurs actions ne sont point au-
dessus d'elle. Lorsqu'on met sur la scène un simple in-
trique ' d'amour entre des rois, et qu'ils ne courent aucun
péril, ni de leur vie, ni de leur Etat, je ne crois pas que,
bien que les personnes soient illustres, l'action le soit
assez pour s'élever" jusqu'à^ la tragédie. Sa dignité de-
mande quelque grand intérêt d'Etat, ou quelque passion
plus noble et plus mâle que l'amour, telles que sont l'am-
bition ou la vengeance, et veut donner à craindre des
malheurs plus grands que la perte d'une maîtresse. Il est
à propos d'y mêler l'amour, parce qu'il a toujours beau-
coup d'agrément, et peut servir de fondement à ces inté-
rêts, et à ces autres passions dont je parle ; mais il faut
qu'il se contente du second rang dans le poëme, et leur
laisse le premier.
Cette maxime semblera nouvelle d'abord : elle est tou-
tefois de la pratique des anciens, chez qui nous ne voyons
aucune tragédie oii il n'y aye qu'un intérêt d'amour à dé-
mêler. Au contraire, ils l'en bannissoient souvent ; et ceux
qui voudront considérer les miennes, reconnoîtront qu'à
leur exemple je ne lui ai jamais laissé y prendre le pas
devant, et que dans le Cid même, qui est sans contredit
la pièce la plus remplie d'amour* que j'aye faite, le devoir
de la naissance et le soin de l'honneur l'emportent sur
toutes les tendresses qu'il insprire aux amants que j'y fais
parler.
.le dirai plus. Bien qu'il y aye de grands intérêts d'Etat
dans un poëme, et que le soin qu'une personne royale
1. Une simple intrigue.
2 . Telle est la leçon de toutes les éditions antérieures à celle de 1 682 ,
qui donne, sans doute par erreur : « pour l'élever. »
3. VAR.(édit. de 1 660-166^) : jusques à.
l^. ^ AR. (cdit. de 1660-166^) : la plus amoureuse.
DU POËME DRAMATIQUE. a5
doit avoir de sa gloire fasse taire sa passion, comme en
Don Sanche, s'il ne s'y rencontre point de péril de vie, de
pertes d'Etats, ou de bannissement, je ne pense pas qu'il
aye droit de prendre un nom plus relevé que celui de co-
médie ; mais pour répondre aucunement à la dignité des
personnes dont celui-là représente les actions, je me suis
hasardé d'y ajouter Tépithète d'héroïque, pour le distin-
guer d'avec les comédies ordinaires. Cela est sans exemple
parmi les anciens ; mais aussi il est sans exemple parmi
eux de mettre des rois sur le théâtre sans quelqu'un de
ces grands périls. Nous ne devons pas nous attacher si
servilement à leur imitation, que nous n'osions essayer
quelque chose de nous-mêmes, quand cela ne renverse
point les règles de l'art ; ne fût-ce que pour mériter cette
louange que donnoit Horace aux poètes de son temps :
Nec minimum meruere decus, veslirjia grseca
Ausi deserere ' ;
et n'avoir point de part en ce honteux éloge :
0 imitatores, servum pecus'l
Ce qui nous sert maintenant d'exemple, dit Tacite, a
été autrefois sans exemple, et ce que nous faisons sans
exemple en pourra servir unjour^.
La comédie diffère donc en cela de la tragédie, que
celle-ci veut pour son sujet une action illustre, extraor-
dinaire, sérieuse : celle-là s'arrête à une action commune
et enjouée ; celle-ci demande de grands périls pour ses
héros : celle-là se contente de l'inquiétude et des déplai-
sirs de ceux à qui elle donne le premier rang parmi ses
1. Horace, Art poétique, v. 286, 287.
2. Horace, Epîtres, liv. I, ép. xix, v. 19.
3. « Inveterascet hoc quoque, et quod hodie exemplis tuemur
« inter exempla erit. » (Annales, liv. XI, chap. xxiv.)
26 DISCOURS
acteurs. Toutes les deux ont cela de commun, que cette
action doit être complète et achevée; c'est-à-dire que dans
révénement qui la termine, le spectateur doit être si bien
instruit des sentiments de tous ceux qui y ont eu quelque
part, qu'il sorte l'esprit en repos, et ne soit plus en doute
de rien. Cinna conspire contre Auguste, sa conspiration
est découverte, Auguste le fait arrêter. Si le poëme en
demeuroit là, l'action ne seroit pas complète, parce que
l'auditeur sortiroit dans l'incertitude de ce que cet empe-
reur auroit ordonné de cet ingrat favori. Ptolomée craint
que César, qui vient en Egypte, ne favorise sa sœur dont
il est amoureux, et ne le force à lui rendre sa part du
royaume, que son père lui a laissée par testament : pour
attirer la faveur de son côté par un grand service, il lui
immole Pompée ; ce n'est pas assez, il faut voir comment
César recevra ce grand sacrifice. Il arrive, il s'en fâche, il
menace Ptolomée, il le veut obliger d'immoler les con-
seillers de cet attentat à cet illustre mort; ce roi, surpris
de cette réception si peu attendue, se résout à prévenir
César, et conspire contre lui, pour éviter par sa perte
le malheur dont il se voit menacé. Ce n'est pas encore
assez; il faut savoir ce qui réussira de cette conspiration.
César en a l'avis, et Ptolomée, périssant dans un combat
avec ses ministres, laisse Cléopatre en paisible posses-
sion du royaume dont elle demandoit la moitié, et César
hors de péril; l'auditeur n'a plus rien à demander, et
sort satisfait, parce que l'action est complète. ^
Je connois des gens d'esprit, et des plus savants en
l'art poétique, qui m'imputent d'avoir négligé d'achever
le Cid, et quelques autres de mes poëmes, parce que je
n'y conclus pas précisément le mariage des premiers
acteurs, et que je ne les envoie point marier au sortir du
théâtre. A quoi il est aisé de répondre que le mariage
n'est point un achèvement nécessaire pour la tragédie
DU POËME DRAMATIQUE. 37
heureuse, ni même pour la comédie. Quant à la pre-
mière, c'est le péril d'un héros qui la constitue, et lors-
qu'il en est sorti, l'action est terminée. Bien qu'il aye de
l'amour, il n'est point besoin qu'il parle d'épouser sa
maîtresse quand la bienséance ne le permet pas ; et il
suffit d'en donner Tidée après en avoir levé tous les em-
pêchements, sans lui en faire déterminer le jour. Ce se-
roit une chose insupportable que Chimène en convînt
avec Rodrigue dès le lendemain qu'il a tué son père, et
Rodrigue seroit ridicule, s'il faisoit la moindre démon-
stration de le désirer. Je dis la même chose d'Antiochus.
Il ne pourroit dire de douceurs à Rodogune qui ne fus-
sent de mauvaise grâce, dans l'instant que sa mère se
vient d'empoisonner à leurs yeux, et meurt dans la rage
de n'avoir pu les faire périr avec elle. Pour la comédie, \
Aristote ne lui impose point d'autre devoir pour conclu- '
sion que de rendre amis ceux qui étaient ennemis^ ; ce
qu'il faut entendre un peu plus généralement que les
termes ne semblent porter, et l'étendre à la réconcilia-
tion de toute sorte de mauvaise intelligence ; comme
quand un fils rentre aux bonnes grâces d'un père qu'on
a vu en colère contre lui pour ses débauches, ce qui est
une fin assez ordinaire aux anciennes comédies ; ou que
deux amants, séparés par quelque fourbe qu'on leur a
faite, ou par quelque pouvoir dominant, se réunissent
par l'éclaircissement de cette fourbe, ou par le consen-
tement de ceux qui y mettoient obstacle ; ce qui arrive
presque toujours dans les nôtres, qui n'ont que très-ra-
rement une autre fin que des mariages. Nous devons tou-
tefois prendre garde que ce consentement ne vienne pas
I. 'Ex£t yàp ay 0'. È'yOta-uoi tÙTiv h xw [jl'jÔw, ofov 'Opeitr]; -/.aï AV-
Yta6o;, «pîXoi y£vdu.£vot ItuI TcXajXTÎ; àÇEp/ovrai. (Aristote, Poétique,
chap. XIII, 8.)
a8 DISCOURS
par un simple changement de volonté, mais par un évé-
nement qui en fournisse Toccasion. Autrement il n'y
auroit pas grand artifice au dénouement d'une pièce, si,
après l'avoir soutenue durant quatre actes sur l'autorité
d'un père qui n'approuve point les inclinations amou-
reuses de son fils ou de sa fille, il y consentoit tout d'un
coup au cinquième, par cette seule raison que c'est le
cinquième, et que l'auteur n'oseroit en faire six. Il faut
un effet considérable qui l'y oblige, comme si l'amant de
sa fille lui sauvoit la vie en quelque rencontre oii il fût
prêt d'être assassiné par ses ennemis, ou que par quelque
accident inespéré, il fût reconnu pour être de plus grande
condition, et mieux dans la fortune qu'il ne paroissoit.
Comme il est nécessaire que l'action soit complète, il
faut aussi n'ajouter rien au delà, parce que quand l'effet
est arrivé, l'auditeur ne souhaite plus rien et s'ennuie de
tout le reste. Ainsi les sentiments de joie qu'ont deux
amants qui se voient réunis après de longues traverses
doivent être bien courts ; et je ne sais pas quelle grâce a
eue chez les Athéniens la contestation de Ménélas et de
Teucer pour la sépulture d'Ajax, que Sophocle fait mou-
rir au quatrième acte ; mais je sais bien que de notre
temps la dispute du même Ajax et d'Ulysse pour les
armes d'Achille après sa mort, lassa fort les oreilles,
bien qu'elle partit d'une bonne main'. Je ne puis dé-
guiser même que j'ai peine encore à comprendre com-
ment on a pu souffrir le cinquième de Mélite et de la
Veuve. On n'y voit les premiers acteurs que réunis en-
semble, et ils n'y ont plus d'intérêt qu'à savoir les au-
teurs de la fausseté ou de la violence qui les a séparés.
I. Corneille fait allusion à la tragédie do. Benscradc intitulée : La
Mort d' Achille et la Dispute de ses armes, rcprésontéo en i636 et pu-
bliée l'année suivante par Antoine de Sommavillc.
DU POËME DRAMATIQUE. 29
Cependant ils en pouvoient êlre déjà instruits, si je l'eusse
voulu, et semblent n'être plus sur le théâtre que pour
servir de témoins au mariage de ceux du second ordre* ;
ce qui fait languir toute cette fin, où ils n'ont point de
part. Je n'ose attribuer le bonheur qu'eurent ces deux co-
médies à l'ignorance des préceptes, qui étoit assez géné-
rale en ce temps-là, d'autant que ces mêmes préceptes,
bien ou mal observés, doivent faire leur effet, bon ou
mauvais, sur ceux même qui, faute de les savoir, s'aban-
donnent au courant des sentiments naturels ; mais je ne
puis que je n'avoue du moins que la vieille habitude qu'on
avoit alors à ne voir rien de mieux ordonné a été cause
qu'on ne s'est pas indigné contre ces défauts, et que la
nouveauté d'un genre de comédie très-agréable, et qui
jusque-là n'avoit point paru sur la scène, a fait qu'on a
voulu trouver belles toutes les parties d'un corps qui plai-
soit à la vue, bien qu'il n'eût pas toutes ses proportions
dans leur justesse.
La comédie et la tragédie se ressemblent encore en ce
que l'action qu'elles choisissent pour imiter doit avoir
une juste grandeur^, c'est-à-dire qu'elle ne doit être, ni
si petite qu'elle échappe à la vue comme un atome, ni si
vaste qu'elle confonde la mémoire de l'auditeur et égare
son imagination ^. C'est ainsi qu'Aristote explique cette
condition du poëme, et ajoute que pour être d'une juste
grandeur, elle doit avoir un commencement, un milieu,
et une fin*. Ces termes sont si généraux, qu'ils semblent
1. Var. (édit. de 1660) : des acteurs du second ordre.
2. KsTxat 8' Î][jlTv tt)v TpaYwotav TSASta; xaî oXt); r.pâÇew; sivai aifir,-
a'.v, lyouoT); xi fj.:'Ys8o;. (Aristote, Poétique, chap. vu, 2.)
3 . "ilrszi Scî, xaôa-sp etîi xôiv aa)[i.à-a)v xai È-l Twv Çojwv ï/ £iv fxÈv y.c'Y£-
80;, TO'JTO oà cjaÛvOTZTOV £iV3tt • OUtW xal £7:i TWV [i.!j9wv s'x^îtV [JISV [JLY/.OÇ,
xo'jTo 8 ' £Ù[jLVT]u.o'v=uTOv £Îva'.. (Jbid., 5.)
[\. "0).ov ^£ ItT! 70 £/_ov âp-/7]v xa'; afaov xa: TîXsuxrlv. (Ibid., 7.)
3o DISCOURS
ne signifier rien ; mais à les bien entendre, ils excluent
les actions momentanées qui n'ont point ces trois parties.
Telle est peut-être la mort de la sœur d'Horace, qui se
fait tout d'un coup sans aucune préparation dans les trois
actes qui la précèdent ; et je m'assure que si Cinna atten-
doit au cinquième à conspirer contre Auguste, et qu'il con-
sumât les quatre autres en protestations d'amour à Emilie,
ou en jalousies contre Maxime, cette conspiration surpre-
nante feroit bien des révoltes dans les esprits, à qui ces
quatre premiers auroient fait attendre toute autre chose.
Il faut donc qu'une action, pour être d'une juste gran-
deur, ayeun commencement, un milieu et une fin. Cinna
conspire contre Auguste et rend compte de sa conspira-
tion à Emilie, voilà le commencement ; Maxime en fait
avertir Auguste, voilà le milieu ; Auguste lui pardonne,
voilà la fin. Ainsi dans les comédies de ce premier vo-
lume, j'ai presque toujours établi deux amants en bonne
intelligence ; je les ai brouillés ensemble par quelque
fourbe, et les ai réunis par l'éclaircissement de cette
même fourbe qui les séparoit.
A ce que je viens de dire de la juste grandeur de l'ac-
tion j'ajoute un mot touchant celle de sa représentation,
que nous bornons d'ordinaire à un peu moins de deux
heures. Quelques-uns réduisent le nombre des vers qu'on
y récite à quinze cents, et veulent que les pièces de théâtre
ne puissent aller jusqu'à dix-huit, sans laisser un chagrin
capable de faire oublier les plus belles choses. J'ai été
plus heureux que leur règle ne me le permet, en ayant
pour l'ordinaire donné deux mille aux comédies, et un
peu plus de dix-huit cents aux tragédies, sans avoir sujet
de me plaindre que mon auditoire ait* montré trop de
chagrin pour cette longueur.
I . Toutes les (jclilions, de 1660 à 1683, donnent ici ait (et non aye).
DU POËME DRAMATIQUE. 3i
C'est assez parlé du sujet de la comédie, et des condi-
tions qui luisent nécessaires. La vraisemblance en est une
dont je parlerai dans un autre lieu^ ; il y a de plus, que les
événements en doivent toujours être heureux, ce qui n'est
pas une obligation de la tragédie, où nous avons le choix de
faire un changement de bonheur en malheur, ou de mal-
heur en bonheur. Cela n'a pas besoin de commentaire ; je
viens à la seconde partie du poëme, qui sont les mœurs.
Aristote leur prescrit quatre conditions, quelles soient
bonnes, convenables , semblables, et égales -. Ce sont des
termes qu'il a si peu expliqués, qu'il nous laisse grand lieu
de douter de ce qu'il veut dire.
Je ne puis comprendre comment on a voulu entendre
par cemotde bonnes, qu'il faut qu'elles soient vertueuses.
La plupart des poëmes, tant anciens que modernes, de-
meureroient en un pitoyable état, si Ton en retranchoit
tout ce qui s'y rencontre de personnages méchants, ou
vicieux, ou tachés de quelque foiblesse qui s'accorde mal
avec la vertu. Horace a pris soin de décrire en général les
mœurs de chaque âge^, et leur attribue plus de défauts
que de perfections ; et quand il nous prescrit de peindre
Médée fière et indomptable, Ixion perfide, Achille em-
porté de colère, jusqu'à maintenir que les lois ne sont pas
faites pour lui, et ne vouloir prendre droit que par les
armes *, il ne nous donne pas de grandes vertus à exprimer.
Il faut donc trouver une bonté compatible avec ces sortes
de mœurs ; et s'il m'est permis de dire mes conjectures
sur ce qu'Aristote nous demande par là, je crois que c'est
1. Voyez le Discours de la tragédie, p. 8i et suivantes.
2 . Iltpl 8à ta rfii] xsTTaoà iat'.v wv osT atoy â^saOat • è'v ji.£v zaî ::ptuTov,
Ôtîw; "/pTjaià fj osÛTspov ôà xà àpjjLOTXOvT/. TpiTOv oà xô ouo'.ov....
xéxapxov 0£ xô ô[i.aXdv. (Aristote, Poélique, chap. xv, i.)
3. Voyez \' Art poélique, v. i58-i74-
4. Ihid., V. I20-I2/i.
32 DISCOURS
le caractère brillant et élevé d'une habitude vertueuse ou
criminelle, selon qu'elle est propre et convenable à la
personne qu'on introduit. Cléopatre, dans Rodogune, 6st
très-méchante ; il n'y a point de parricide qui lui fasse
horreur, pourvu qu'il la puisse conserver sur un trône
qu'elle préfère à toutes choses, tant son attachement à la
domination est violent ; mais tous ses crimes sont accom-
pagnés d'une grandeur d'âme qui a quelque chose de si
haut, qu'en même temps qu'on déteste ses actions, on
admire la source dont elles partent. J'ose dire la même
chose du Menteur. Il est hors de doute que c'est une ha-
bitude vicieuse que de mentir ; mais il débite ses mente-
ries avec une telle présence d'esprit et tant de vivacité,
que cette imperfection a bonne grâce en sa personne, et
fait confesser aux spectateurs que le talent de mentir
ainsi est un vice dont les sots ne sont point capables.
Pour troisième exemple, ceux qui voudront examiner la
manière dont Horace décrit la colèie d'Achille ne s'éloi-
gneront pas de ma pensée. Elle a pour fondement un
passage d'Aristote, qui suit d'assez près celui que je tâche
d'expliquer. La poésie, dit-il, est une imitation de gens
meilleurs qu'ils nont été, et comme les peintres font sou-
vent des portraits flattés, qui sont plus beaux que l'ori-
ginal, et conservent toutefois la ressemblance, ainsi les
poètes, représentant des hommes colères ou fainéants,
doivent tirer une haute idée de ces qualités quils leur
attribuent, en sorte qu'il s'y trouve un bel exemplaire
d'équité ou de dureté; et c'est ainsi qu Homère a fait
Achille bon^. Ce dernier mot est à remarquer, pour faire
I. 'l'iTTci Se [j.;[jL7]'Jt'i; Èariv r\ TpaywSia peXxiovwv, 7)[j.a; Ô£; [jitfi.£taOat
xo'jç (xya9où; EÎxovcypâ^ou; ■ zal yào ii/£îvot, aTioôiôovT;; trjv îoîav piop-^rjv,
ô|j.ofou; 7ioiouvT£ç,y.aXÀ:ouçypâyouatvouTa) xaiTov :toiif)T/]vfj.t[i.oûp.£vovxaî
opY^'^ouç xal pa9jji.'ju; y.al TocXXa ta roiauxa sy^ovra; STci twv rj'Jtliv, ir.m-
■/.£:'a; ttouîv T.7.^xfji'.^<^y. fj a/.Xr,po'r7)TO; ôîî, oiov -vi 'A/tXXî'a ciyot'Jov xai
DU POËME DRAMATIQUE. 33
voir qu'Homère a donné aux emportements de la colère
d'Achille cette bonté nécessaire aux mœurs, que je tais
consister en cette élévation de leur caractère, et dont Ro-
bortel* parle ainsi : Unumquodque genm per se supremos
quosdam habet decoris yradus, et ahsoliitissimam recipit
formam, non tamen degenerans a sua natura et effigie
pristina^.
Ce texte d'Aristote que je viens de citer peut faire de
la peine, en ce qu'il porte que les mœurs des hommes co-
lères ou fainéants doivent être peintes dans un tel degré
d'excellence, qu'il s'y rencontre un haut exemplaire
d'équité ou de dureté. Il y a du rapport de la dureté à la
colère ; et c'est ce qu'attribue Horace à celle d'Achille
en ce vers :
.... Iracandus, inexorabilis, acer^.
Mais il n'y en a point de l'équité à la fainéantise, et je
ne puis voir quelle part elle peut avoir en son caractère.
C'est ce qui me fait douter si le mot grec paOû[j.C'jç a été
"O[xrjpo;. (Aristole, Poétique, chap. xv, 8.) — La plupart des édi-
tions, au lieu de àyaOôv, donnent 'AyaOïuv, leçon qui obligerait à mo-
difier la traduction de la manière suivante : et C'est ainsi qu'Agathon
et Homère ont représenté Achille. » La variante iyaBô^j est dans
l'édition de Pacius (voyez ci-après, p. 34, note i) ; elle y est ren-
due dans la version latine par forlem, non par bonuin. Deux autres
éditions, assez récentes encore au temps où Corneille écrivait, celle
de Paccius (1597, réimprimée en 1606), et celle de G. Duval (1619,
1639, etc.), ont 'AyaOojv dans le texte grec, mais toutes deux boiium
dans leur traduction latine, qui est celle d'Ant. Riccoboni.
1. Fr. Robortello, jjhilologue italien du seizième siècle, à qui l'on
doit une édition de la Poétique d'Aristote accompagnée de plusieurs
dissertations. Florence, i548, in-folio.
2. « Chaque genre a par lui-même certains degrés suprêmes de
beauté, et est susceptible d'une forme très-parfaite, sans dégénérer
pour cela de sa nature et de sa figure première. »
3. Horace, Art poétique, v. 121.
Corneille, i 3
U DISCOURS
rendu dans le sens d'Aristote par les interprètes latins
que j'ai suivis. Pacius^ le tourne desides ; Yictorius^, iner-
tes ; Heinsius ^, segnes ; et le mot de fainéants , dont je me
suis servi pour le mettre en notre langue, répond assez
à ces trois versions ; maiis Castelvetro * le rend en la sienne
par celui de mansueti, « débonnaires ou pleins de man-
suétude ; » et non-seulement ce mot a une opposition plus
juste à celui de colères, mais aussi il s'accorderoit mieux
avec cette habitude qu'Aristote appelle eTriîîxeiav, dont il
nous demande un bel exemplaire. Ces trois interprètes
traduisent ce mot grec par celui di équité ou de probité,
qui répondroit mieux au mansueti de l'Italien " qu'à leurs
segnes, desides, inertes, pourvu qu'on n'entendît par là
qu'une bonté naturelle, qui ne se fâche que malaisément :
mais j'aimerois mieux encore celui de piacevolezza^, dont
1 . Dans l'édition de Jules Pacius, l'adjectif paOûiiou; est traduit
par socordes ; c'est Alexandre Paccius qui l'a rendu par desides ;
c'est donc de ce dernier que Corneille veut ici parler, bien qu'il ait
écrit le nom par un seul c. Nous avons nommé ces deux, philologues
un peu plus haut (p. 33, fin de la note de la p. 32). Le second,
Alexandre Paccius, après avoir revu le texte de la Poétique d'Aristote
sur trois manuscrits, en avait fait une traduction latine, qu'il termina
en 1627, mais à laquelle la mort l'empêcha de mettre la dernière
main. Son travail fut publié par Guillaume, son fils, sous le titre
suivant: Aristotelis Poetica,perAlexandrvm Paccivm, patritivm,
FLORENTINVM IN LATINVM, CONVERSA. AlduS, M.D.XXXVI, in-H".
2. Pierre Vettori, l'un des meilleurs critiques de son temps, né à
Florence en 1^99, est auteur de commentaires fort estimés sur la
Rhétorique, la Poétique (i573), la Politique et la Morale d'Aristote.
3. Daniel Heinsius, piiilologue hollandais, publia en 161 1, à
Leyde, une édition de la Poétique d'Aristote, avec un traité De con-
stitulione tragica secunduin Aristotelem.
t\. Louis Castelvetro, célèbre critique italien, né au commence-
ment du seizième siècle, auteur d'une traduction et d'un commen-
taire de la Poétique d'Aristote, publiés à Vienne en 1570.
5. De Castelvetro, le seul de ces philologues qui ait traduit la
Poétique en italien.
6. « DoucoTir affable. »
DU POEME DRAMATIQUE. 35
l'autre se sert pour l'exprimer en sa langue ; et je crois
que pour lui laisser sa force en la nôtre, on le pourroit
tourner par celui de condescendance, ou facilité équi-
table d'approuver, excuser, et supporter tout ce qui ar-
rive. Ce n'est pas que je me veuille faire juge entre de si
grands hommes ; mais je ne puis dissimuler que la ver-
sion italienne de ce passage me semble avoir quelque
chose de plus juste que ces trois latines. Dans cette di-
versité d'interprétations, chacun est en liberté de choisir,
puisque même on a droit de les rejeter toutes, quand il
s'en présente une nouvelle qui plaît davantage, et que les
opinions des plus savants ne sont pas des lois pour nous.
Il me vient encore une autre conjecture, touchant ce
qu'entend Âristote par cette bonté de mœurs qu'il leur
impose pour première condition. C'est qu'elles doivent
être vertueuses tant qu'il se peut, en sorte que nous n'ex-
posions point de vicieux ou de criminels sur le théâtre,
si le sujet que nous traitons n'en a besoin. Il donne lieu
lui-même à cette pensée, lorsque voulant marquer un
exemple d'une faute contre cette règle, il se sert de celui
de Ménélas dans VOreste d'Euripide, dont le défaut ne
consiste pas en ce qu'il est injuste, mais en ce qu'il l'est
sans nécessité'.
Je trouve dans Castelvetro une troisième explication
qui pourroit ne déplaire pas, qui est que cette bonté de
mœurs ne regarde que le premier personnage, qui doit
toujours se faire aimer, et par conséquent être vertueux,
et non pas ceux qui le persécutent, ou le font périr ; mais
comme c'est restreindre" à un seul ce qu'Aristote dit en
général, j'aimerois mieux m'arrêter, pour l'intelligence
1. Voyez la Poétique d'Aristote, chap. xv, 6.
2. Corneille écrit rétraindre, ce qui prouve que de son temps \'s
ne se prononçait pas.
36 DISCOURS
de cette première condition, à cette élévation ou perfec-
tion de caractère dont j'ai parlé, qui peut convenir à tous
ceux qui paroissent sur la scène ; et je ne pourrois suivre
cette dernière interprétation sans condamner le Menteur,
dont l'habitude est vicieuse, bien qu'il tienne le premier
rang dans la comédie qui porte ce titre.
En second lieu, les mœurs doivent être convenables.
Cette condition est plus aisée à entendre que la première.
Le poëte doit considérer l'âge, la dignité, la naissance,
l'emploi et le pays de ceux qu'il introduit : il faut qu'il
sache ce qu'on doit à sa patrie, à ses parents, à ses amis,
à son roi ; quel est l'office d'un magistrat, ou d'un gé-
néral d'armée^, afin qu'il puisse y conformer ceux qu'il
veut faire aimer aux spectateurs, et en éloigner ceux qu'il
leur veut faire haïr ; car c'est une maxime infaillible que,
pour bien réussir, il faut intéresser l'auditoire pour les
premiers acteurs. Il est bon de remarquer encore que ce
qu'Horace dit des mœurs de chaque âge n'est pas une
règle dont on ne se puisse dispenser sans scrupule. Il fait
les jeunes gens prodigues et les vieillards avares : le con-
traire arrive tous les jours sans merveille ; mais il ne faut
pas que l'un agisse à la manière de l'autre, bien qu'il aye
quelquefois des habitudes et des passions qui convien-
droient mieux à l'autre. C'est le propre d'un jeune homme
d'être amoureux, et non pas d'un vieillard ; cela n'em-
pêche pas qu'un vieillard ne le devienne : les exemples
en sont assez souvent devant nos yeux ; mais il passeroit
pour fou s'il vouloil faire l'amour en jeune homme, et s'il
prétendoit se faire aimer par les bonnes qualités de sa
personne. Il peut espérer qu'on l'écoutera, mais cette
espérance doit être fondée sur son bien, ou sur sa qua-
lité, et non pas sur ses mérites ; et ses prétentions ne
I, Voyez Horace, Art poétique, v. 3i2 cl suivants.
DU POEME DRAMATIQUE. 87
peuvent être raisonnables, s'il ne croit avoir afiFaire à une
âme assez intéressée pour déférer tout à Téclat des ri-
chesses, ou à l'ambition du rang.
La qualité de semblables, qu'Aristote demande aux
mœurs, regarde particulièrement les personnes que l'his-
toire ou la fable nous fait connoître, et qu'il faut toujours
peindre telles que nous les y trouvons. C'est ce que veut
dire Horace par ce vers :
Sit Medea ferox invictaqueK . . .
Qui peindroit Ulysse en grand guerrier, ou Achille en
grand discoureur, ou Médée en femme fort soumise,
s'exposeroil à la risée publique. Ainsi ces deux qualités,
dont quelques interprètes ont beaucoup de peine à trou-
ver la difiérence qu'Aristote veut qui soit entre elles sans
la désigner, s'accorderont aisément, pourvu qu'on les
sépare, et qu'on donne celle de convenables aux per-
sonnes imaginées, qui n'ont jamais eu d'être que dans
l'esprit du poëte, en réservant l'autre pour celles qui sont
connues par l'histoire ou par la fable, comme je le viens
de dire.
Il reste à parler de l'égalité, qui nous oblige à conser-
ver jusqu'à la fin à nos personnages les mœurs que nous
leur avons données au commencement :
Servetar ad iiniim
Qnalis ah incepio processeril, et sibi constet^.
L'inégalité y peut toutefois entrer sans défaut, non-
seulement quand nous introduisons des personnes d'un
1. Horace, Art poétique, v. laS. — Il s'est ici glissé une singu-
lière faute d'impression dans l'édition de 1660 :
Sit Medea ferox indomptaque. . . .
2. Horace, Arl poétique, y. 126, 127.
38 DISCOURS
esprit léger et inégal, mais encore lorsqu'en conservant
l'égalité au dedans, nous donnons l'inégalité au dehors,
selon l'occasion '. Telle est celle de Chimène, du côté de
l'amour ; elle aime toujours fortement Rodrigue dans son
cœur ; mais cet amour agit autrement en la présence -du
Roi, autrement en celle de l'Infante, et autrement en celle
de Rodrigue ; et c'est ce qu'Aristote appelle des mœurs
inégalement égales ^
Il se présente une difficulté à éclaircir sur cette ma-
tière, touchant ce qu'entend Aristote lorsqu'il dit que
la tragédie se peut faire sans mœurs, et que la plupart
de celles des modernes de son temps nen ont point^.
Le sens de ce passage est assez malaisé à concevoir, vu
que, selon lui-même, c'est par les mœurs qu'un homme
est méchant ou homme de bien, spirituel ou stupide,
timide ou hardi, constant ou irrésolu, bon ou mauvais
politique, et qu'il est impossible qu'on en mette aucun
sur le théâtre qui ne soit bon ou méchant, et qui n'aye^
quelqu'une de ces autres qualités. Pour accorder ces deux
sentiments qui semblent opposés l'un à l'autre, j'ai re-
marqué que ce philosophe dit ensuite que si un poète a
fait de belles narrations morales et des discours bien
sentencieux, il n'a fait encore rien par là qui concerne
la tragédie^. Cela m'a fait considérer que les mœurs ne
I. Var. (c'îdit. de 1660-1668) : les occasions.
3. Var. (édit. de 1660 et de i663) : en présence.
3. '();/aXo); avfô[j.a).ov, dit Aristote, chap. xv, 5, ce qui littéra-
lement signifie plutôt « également inégal ; » mais au fond le sens est
le même.
/j. "AvcU p.£v :tpâ$cw; O'jy.av yc'voiio Tpaywoia,av£u 31 f,6(TJv Y-vo'.t'av.
A', yàp Tojv vî'wv X(T)v Tzyc^aïajv ocrjOE'.; tpaytijoiat cîat. (Aristote, Poétique,
chap. VI, II.)
5. Tel est le texte de 1660-1668. Dans le texte de i68'». on lit :
« Qu'il n'aye, » ce qui pourrait bien être une faute d'impression.
DU POËME DRAMATIQUE. 89
sont pas seulement le principe des actions, mais aussi du
raisonnement. Un homme de bien agit et raisonne en
homme de bien, un méchant agit et raisonne en méchant,
et l'un et l'autre étale de diverses maximes de morale sui-
vant cette diverse habitude. C'est donc de ces maximes,
que cette habitude produit, que la tragédie peut se pas-
ser, et non pas de l'habitude même, puisqu'elle' est le
principe des actions, et que les actions sont l'âme de la
tragédie, oij l'on ne doit parler qu'en agissant et pour
agir. Ainsi pour expliquer ce passage d'Aristote par
l'autre, nous pouvons dire que quand il parle d'une tra-
gédie sans mœurs, il entend une tragédie où les acteurs
énoncent simplement leurs sentiments, ou ne les ap-
puient que sur des raisonnements tirés du fait, comme
Cléopatre dans le second acte de Bodogune, et non pas
sur des maximes de morale ou de politique, comme Ro-
dogune dans son premier acte. Car, je le répète encore,
faire un poëme de théâtre où aucun des acteurs ne soit
bon ni méchant, prudent ni imprudent, cela est abso-
lument impossible.
Après les mœurs viennent les sentiments, par où l'ac-
teur fait connoître ce qu'il veut ou ne veut pas, en quoi
il peut se contenter d'un simple témoignage de ce qu'il
se propose de faire, sans le fortifier de raisonnements
moraux, comme je le viens de dire. Cette partie a besoin
de la rhétorique pour peindre les passions et les troubles
de l'esprit, pour en consulter % délibérer, exagérer ou ex-
ténuer ; mais il y a cette différence pour ce regard entre
le poëte dramatique et l'orateur, que celui-ci peut étaler
[leva;, où noirîaEi 0 f^v ttJ? xpayojôîa; ïpfov. (Aristotc, Poétique,
chap. VI, 12.)
1. Var. (édit. de 1660-1668): puisque elle.
2. Var. (édit. de 1660-1668) : pour consulter.
4o DISCOURS
son art, et le rendre remarquable avec pleine liberté, et
que l'autre doit le cacher avec soin, parce que ce n'est
jamais lui qui parle, et ceux qu'il fait parler ne sont
pas des orateurs.
La diction dépend de la grammaire. Aristote lui attri-
bue les figures, que nous ne laissons pas d'appeler com-
munément figures de rhétorique. Je n'ai rien à dire là-
dessus, sinon que le langage doit être net, les figures
placées à propos et diversifiées, et la versification aisée
et élevée au-dessus de la prose, mais non pas jusqu'à
l'enflure du poëme épique, puisque ceux que le poëte fait
parler ne sont pas des poètes.
Le retranchement que nous avons fait des chœurs a
retranché la musique de nos poëmes. Une chanson y a
quelquefois bonne grâce, et dans les pièces de machines
cet ornement est redevenu nécessaire pour remplir les
oreilles de l'auditeur cependant que les* machines des-
cendent.
La décoration du théâtre a besoin de trois arts pour
la rendre belle, de la peinture, de l'architecture, et de la
perspective. Aristote prétend que cette partie, non plus
que la précédente, ne regarde pas le poëte ; et comme il
ne la traite point, je me dispenserai d'en dire plus qu'il
ne m'en a appris.
Pour achever ce discours, je n'ai plus qu'à parler des
parties de quantité, qui sont le prologue, l'épisode,
l'exode et le chœur. Le prologue est ce qui se récite
avant le premier chant du chœur; l'épisode, ce qui se
récite entre les chants du chœur ; et l'exode, ce qui se
récite après le dernier chant du chœur^. Voilà tout ce que
1. Var. (édit. de 1 660-1 (168): ces.
2. "Eazi oÈ Tzpôïo^oz [j.Èv [7.c'poç oXov Tpaywota; xô koo yopou nxpôoou,
ETCctaoO'.ov Ô£ [Xc'po; ôÀov tpay-ootaç xô [j.£TaÇù oXwv /opty.ôjv [xsXC'iv è'Çoooç
DU POËME DRAMATIQUE. 4i
nous en dit Aristote, qui nous marque plutôt la situation
de ces parties, et Tordre qu'elles ont entre elles dans la
représentation, que la part de l'action qu'elles doivent
contenir. Ainsi pour les appliquer à notre usage, le pro-
logue est notre premier acte, l'épisode fait les trois sui-
vants, l'exode le dernier.
Je dis que le prologue est ce qui se récite devant le pre-
mier chant du chœur, bien que la version ordinaire porte,
devant la première entrée du chœur, ce qui nous embar-
rasseroit fort, vu que dans beaucoup de tragédies grec-
ques le chœur parle le premier, et ainsi elles manque-
roient de cette partie, ce qu'Aristole n'eût pas manqué
de remarquer. Pour m'enhardir à changer ce terme, afin
de lever la difficulté, j'ai considéré qu'encore que le mot
grec Tuapoooc, dont se sert ici ce philosophe, signifie com-
munément l'entrée en un chemin ou place publique, qui
étoit le lieu ordinaire où nos anciens faisoicnt parler
leurs acteurs, en cet endroit toutefois il ne peut signifier
que le premier chant du chœur. C'est ce qu'il m'apprend
lui-même un peu après, en disant que leirxpcoiç du chœur
est la première chose que dit tout le chœur ensemble *.
Or quand le chœur entier disoit quelque chose, il chan-
toit ; et quand il parloit sans chanter, il n'y avoit qu'un
de ceux dont il étoit composé qui parlât au nom de tous.
La raison en est que le chœur alors tenoit lieu d'acteur,
et que ce qu'il disoit servoit à l'action, et devoit par con-
séquent être entendu ; ce qui n'eût pas été possible, si
tous ceux qui le composoient, et qui étoient quelquefois
jusqu'au nombre de cinquante, eussent parlé ou chanté
tous à la fois. Il faut donc rejeter ce premier Tiâp^oo; du
8a iiipoi oXov TpaY(i}8''a; [xeG ' o où-/, sax'. y opou [Xc'Xoç. (Aristote, Poétique,
chap. XII, 2.)
I. nâpoSo; [i.£V r) jîpojTr) Xe'çt? oÀou yopoù. (^Ibid.)
43 DISCOURS
chœur, qui est la borne du prologue, à la première fois
qu'il demeuroit seul sur le théâtre et chantoit : jusque-là
il n'y étoit introduit que parlant avec un acteur par une
seule bouche, ou s'il y demeuroit seul sans chanter, il se
séparoit en deux demi- chœurs, qui ne parloient non plus
chacun de leur côté que par un seul organe, afin que
l'auditeur pût entendre ce qu'ils disoient, et s'instruire de
ce qu'il falloit qu'il apprît pour l'intelligence de l'action.
Je réduis ce prologue à notre premier acte, suivant
l'intention d'Aristote, et pour suppléer en quelque façon
à ce qu'il ne nous a pas dit, ou que les années nous ont
dérobé de son livre, je dirai qu'il doit contenir les se-
mences de tout ce qui doit arriver, tant pour l'action
principale que pour les épisodiques, en sorte qu'il n'entre
aucun acteur dans les actes suivants qui ne soit connu
par ce premier, ou du moins appelé par quelqu'un qui y
aura été introduit. Cette maxime est nouvelle et assez
sévère, et je ne l'ai pas toujours gardée ; mais j'estime
qu'elle sert beaucoup à fonder une véritable unité d'ac-
tion, par la liaison de toutes celles qui concurrent' dans
le poëme. Les anciens s'en sont fort écartés, particuliè-
rement dans les agnitions, pour lesquelles ils se sont
presque toujours servis de gens qui survenoient par
hasard au cinquième acte, et ne seroient arrivés qu'au
dixième, si la pièce en eût eu dix. Tel est ce vieillard de
Corinthe dans VŒdipe de Sophocle et de Sénèque, où il
semble tomber des nues par miracle, en un temps où les
acteurs ne sauroient plus par où en prendre-, ni quelle
1. Corneille emploie un pou plus loin (p. f\f)) l'infinitif conciirrcr.
pour concourir.
2. Locution proverbiale. Dans In Trésor de In Inrigiir frniiçoise
de IVicot : « On n'en sait par où prendre « est expliqué par : Non
pes. non capiil nppare.t (on n'aperçoit ni pied ni tclc). Nous disons
encore dans un sens analogue : « On ne sait où se prendre. »
DU POËME DRAMATIQUE. ^^
posture tenir, s'il arrivoit une heure plus tard. Je ne Tai
introduit qu'au cinquième acte non plus qu'eux ; mais
j'ai préparé sa venue dès le premier, en faisant dire à
Œdipe qu'il attend dans le jour la nouvelle de la mort
de son père. Ainsi dans la Veuve, bien que Célidan ne
paroisse qu'au troisième, il y est amené par Alcidon, qui
est du premier. Il n'en est pas de même des Maures dans
le Cid, pour lesquels il n'y a aucune préparation au pre-
mier acte. Le plaideur de Poitiers dans le Menteur avoit
le même défaut ; mais j'ai trouvé le moyen d'y remédier
en cette édition', où le dénouement se trouve préparé
par Philiste, et non plus par lui.
Je voudrois donc que le premier acte contînt le fon-
dement de toutes les actions, et fermât la porte à tout
ce qu'on voudroit introduire d'ailleurs dans le reste du
poëme ^ Encore que souvent il ne donne pas toutes
les lumières nécessaires pour l'entière intelligence du
sujet, et que tous les acteurs n'y paroissent pas, il suf-
fit qu'on y parle d'eux, ou que ceux qu'on y fait pa-
roître ayent besoin de les aller chercher pour venir à
bout de leurs intentions. Ce que je dis ne se doit en-
tendre que des personnages qui agissent dans la pièce
par quelque propre intérêt considérable, ou qui appor-
tent une nouvelle importante qui produit un notable
efiFet. Un domestique qui n'agit que par l'ordre de son
maître, un confident qui reçoit le secret de son ami et
le plaint dans son malheur, un père qui ne se montre
que pour consentir ou contredire le mariage de ses en-
1. Ces mots se trouvent déjà dans l'édition de 1660, et par consé-
quent Corneille avait fait dès lors dans le Menteur le changement
dont il est ici parlé.
2. Var. (édit. de 1660) : Je voudrois donc que le premier acte
contînt si bien le fondement de toutes les actions, qu'il fermât la
porte à tout le reste.
A4 DISCOURS
fants, une femme qui console et conseille son mari : en
un mot, tous ces gens sans action n'ont point besoin d'être
insinués au premier acte ; et quand je n'y aurois point
parlé de Livie dans Cinna, j 'aurois pu la faire entrer au
quatrième, sans pécher contre cette règle. Mais je sou-
haiterois qu'on Tobservàt inviolablement quand on fait
concurrer deux actions dififérentes, bien qu'ensuite elles
se mêlent ensemble. La conspiration de Cinna, et la con-
sultation d'Auguste avec lui et Maxime, n'ont aucune
liaison entre elles, et ne font que concurrer d'abord,
bien que le résultat de l'une produise de beaux effets
pour l'autre, et soit cause que Maxime en fait découvrir
le secret à cet empereur. Il a été besoin d'en donner
l'idée dès le premier acte, oii Auguste mande Cinna et
Maxime. On n'en sait pas la cause ; mais enfin il les
mande, et cela suffît pour faire une surprise très-agréa-
ble, de le voir délibérer s'il quittera l'empire ou non,
avec deux hommes qui ont conspiré contre lui. Celte sur-
prise auroit perdu la moitié de ses grâces s'il ne les eût
point mandés dès le premier acte, ou si on n'y eût point
connu Maxime pour un des chefs de ce grand dessein.
Dans Don Sanche, le choix que la reine de Castille doit
faire d'un mari, et le rappel de celle d'Aragon dans ses
Etats, sont deux choses tout à fait différentes : aussi
sont-elles proposées toutes deux au premier acte, et
quand on introduit deux sortes d'amours, il ne faut ja-
mais y manquer.
Ce premier acte s'appeloit prologue du temps d'Aris-
tote, et communément on y faisoit l'ouverture du sujet,
pour instruire le spectateur de tout ce qui s'étoit passé
avant le commencement de l'action qu'on alloit repré-
senter, et de tout ce qu'il falloit qu'il sût pour comprendre
ce qu'il alloit voir. La manière de donner cette intelli-
gence a changé suivant les temps. Euripide en a usé assez
DU POËME DRAMATIQUE. /i5
grossièrement, en introduisant, tantôt un dieu dans une
machine, par qui les spectateurs recevoient cet éclaircis-
sement, et tantôt un de ses principaux personnages qui
les en instruisoit lui-même, comme dans son Iphi<jémc,
et dans son Hélène, oh ces deux héroïnes racontent d'a-
bord toute leur histoire, et l'apprennent à l'auditeur,
sans avoir aucun acteur avec elles à qui adresser leur
discours.
Ce n'est pas que je veuille dire que quand un acteur
parle seul, il ne puisse instruire l'auditeur de beaucoup
de choses ; mais il faut que ce soit par les sentiments
d'une passion qui l'agite, et non pas par une simple nar-
ration. Le monologue d'Emilie, qui ouvre le théâtre
dans Cinna, fait assez connoître qu'Auguste a fait mourir
son père, et que pour venger sa mort elle engage son
amant à conspirer contre lui ; mais c'est par le trouble
et la crainte que le péril où elle expose Cinna jette dans
son âme, que nous en avons la connoissance. Surtout le
poêle se doit souvenir que quand un acteur est seul sur
le théâtre, il est présumé ne faire que s'entretenir en
lui-même, et ne parle qu'afin que le spectateur sache de
quoi il s'entretient, et à quoi il pense. Ainsi ce seroit
une faute insupportable si un autre acteur apprenoit par
là ses secrets. On excuse cela dans une passion si vio-
lente, qu'elle force d'éclater, bien qu'on n'aye personne à
qui la faire entendre, et je ne le voudrois pas condamner
en un autre, mais j'aurois de la peine à me le souffrir.
Plante a cru remédier à ce désordre d'Euripide en in-
troduisant un prologue détaché, qui se récitoit par un
personnage qui n'avoit quelquefois autre nom que celui
de Prologue, et n'étoit point du tout du corps de la
pièce. Aussi ne parloit-il qu'aux spectateurs pour les ins-
struire de ce qui avoit précédé, et amener le sujet jus-
ques au premier acte où commençoit l'action.
46 DISCOURS
Térence, qui est venu depuis lui, a gardé ses prolo-
gues, et en a changé la matière. Il les a employés à faire
son apologie contre ses envieux, et pour ouvrir son
sujet, il a introduit une nouvelle sorte de personnages,
qu'on a appelés protatiques, parce qu'ils ne paroissent
que dans la protase, où se doit faire la proposition et
l'ouverture du sujet '. Ils en écoutoient l'histoire, qui leur
étoit racontée par un autre acteur; et par ce récit qu'on
leur en faisoit, l'auditeur demeuroit instruit de ce qu'il
devoit savoir, touchant les intérêts des premiers acteurs,
avant qu'ils parussent sur le théâtre '\ Tels sont Sosie
dans son Andriennc, et Davusdans son Phorinion, qu'on
ne revoit plus après la narration^, et qui ne servent
qu'à l'écouter. Cette méthode est fort artificieuse ; mais
je voudrois pour sa perfection que ces mêmes person-
nages servissent encore à quelque autre chose dans la
pièce, et qu'ils y fussent introduits par quelque autre oc-
casion que celle d'écouter ce récit. PoUux dans Médée
est de cette nature. Il passe par Gorinthe en allant au
mariage de sa sœur, et s'étonne d'y rencontrer Jason,
qu'il croyoit en Thessalie ; il apprend de lui sa fortune, et
son divorce avec Médée, pour épouser Creuse, qu'il aide
ensuite à sauver des mains d'Egée, qui l'avoit fait enle-
ver, et raisonne avec le Roi sur la défiance qu'il doit avoir
des présents de Médée. Toutes les pièces n'ont pas be-
soin de ces éclaircissements, et par conséquent on se
peut passer souvent de ces personnages, dont Térence ne
s'est servi que ces deux fois dans les six comédies que
nous avons de lui.
Notre siècle a inventé une autre espèce de prologue
1. Var. (('(lil. de lOGo) : OTi s'en doit faire la proposition.
2. La fin de la phrase, depuis: « touciiant les intérêts, » manque
dans l'édition do 16G0.
3. Var. (édil. de iGGo) : après la narration écoutée.
DU POËME DRAMATIQUE. ^7
pour les pièces de machines, qui ne touche point au su-
jet, et n'est qu'une louange adroite du prince devant qui
ces poëmes doivent être représentés. Dans V Andromède ,
Melpomène emprunte au soleil ses rayons pour éclairer
son théâtre en faveur du Roi, pour qui elle a préparé un
spectacle magnifique. Le prologue de la Toison d'or, sur
le mariage de Sa Majesté et la paix avec l'Espagne, a
quelque chose encore de plus éclatant. Ces prologues
doivent avoir beaucoup d'invention ; et je ne pense pas
qu'on y puisse raisonnablement introduire que des Dieux
imaginaires de l'antiquité, qui ne laissent pas toutefois
de parler des choses de notre temps, par une fiction poé-
tique, qui fait un grand accommodement de théâtre.
L'épisode, selon Aristote, en cet endroit, sont nos
trois actes du milieu ; mais comme il applique ce nom
ailleurs aux actions qui sont hors de la principale', et qui
lui servent d'un ornement dont elle se pourroit passer,
je dirai que bien que ces trois actes s'appellent épisode,
ce n'est pas à dire qu'ils ne soient composés que d'épi-
sodes. La consultation d'Auguste au second de Cinna,
les remords de cet ingrat, ce qu'il en découvre à Emilie,
et l'effort que fait Maxime pour persuader à cet objet de
son amour caché de s'enfuir avec lui, ne sont que des
épisodes ; mais l'avis que fait donner Maxime par Eu-
phorbe à l'Empereur, les irrésolutions de ce prince, et les
conseils de Livie, sont de l'action principale ; et dans
Héraclîus, ces trois actes ont plus d'action principale
que d'épisodes. Ces épisodes sont de deux sortes, et peu-
vent être composés des actions particulières des princi-
paux acteurs, dont toutefois l'action principale pourroit
se passer, ou des intérêts des seconds amants qu'on in-
troduit, et qu'on appelle communément des personnages
1. Voyez la Poétique, chap. iv, i5, et xvii, 6.
48 DISCOURS
épisodiques. Les uns et les autres doivent avoir leur fon-
dement dans le premier acte, et être attachés à l'action
principale, c'est-à-dire y servir de quelque chose ; et par-
ticulièrement ces personnages épisodiques doivent s'em-
barrasser si bien avec les premiers, qu'un seul intrique
brouille les uns et les autres. Aristote blâme fort les épi-
sodes détachés, et dit que les mauvais poètes en font par
ignorance, et les bons en faveur des comédiens pour leur
donner de l'emploie L'Infante du Cid est de ce nombre,
et on la pourra condamner ou lui faire grâce par ce
texte d' Aristote, suivant le rang qu'on voudra me donner
parmi nos modernes.
Je ne dirai rien de l'exode, qui n'est autre chose que
notre cinquième acte. Je pense en avoir expliqué le prin-
cipal emploi, quand j'ai dit que l'action du poëme dra-
matique doit- être complète. Je n'y ajouterai que ce mot:
qu'il faut, s'il se peut, lui réserver toute la catastrophe,
et même la reculer vers la fin, autant qu'il est possible.
Plus on la diffère, plus les esprits demeurent suspendus,
et l'impatience qu'ils ont de savoir de quel côté elle tour-
nera est cause qu'ils la reçoivent avec plus de plaisir : ce
qui n'arrive pas quand elle commence avec cet acte. L'au-
diteur qui la sait trop tôt n'a plus de curiosité ; et son at-
tention languit durant tout le reste, qui ne lui apprend
rien de nouveau. Le contraire s'est vu dans la Mariane,
dont la mort, bien qu'arrivée dans l'intervalle qui sépare
le quatrième acte du cinquième, n'a pas empêché que
les déplaisirs d'IIérode, qui occupent tout ce dernier,
n'ayent plu extraordinairemcnt ; mais je ne conscillerois
à personne de s'assurer sur cet exemple. 11 ne se fait pas
1. Toix'jia'. oà TiO'.oÙvTai \>r.h |jl£v xôiv çaiiXwv Tto'.rjiwv ot' auTOÙ;, itizo
ùï Twv àyaOùiv otà toù; j-o/.ptTâ;. (.Yristote, Poétique, chap. ix, lo.)
2. Var. (6dit. de 1660 et de i663): devoil.
DU POËME DRAMATIQUE. ^9
des miracles tous les jours ; et quoique son auteur' eût
bien mérité ce beau succès par le grand effort d'esprit
qu'il avoit fait à peindre les désespoirs de ce monarque,
peut-être que l'excellence de Facteur qui en soutenoit le
personnage, y contribuoit beaucoup^
Voilà ce qui m'est venu en pensée touchant le but, les
utilités, et les parties du poëme dramatique. Quelques
personnes de condition, qui peuvent tout sur moi, ont
voulu que je donnasse mes sentiments au public sur les
règles d'un art qu'il y a si longtemps que je pratique assez
heureusement. Gomme ce recueil est séparé en trois vo-
I. Var. (édit. de 1 660-1 66A) : Et quoique feu M. Tristan (voyez
la note suivante). — Tristan était mort en i655.
a. Cet acteur était Mondory. « II n'étoit ni grand ni bien fait,
dit Tallemant ; cependant il se mettoit bien, il vouloit sortir de tout
à son honneur, et pour faire voir jusqu'où alloit son art, il pria des
gens de bon sens, et qui s'y connoissoient, de voir quatre fois de
suite \a Mariamne. Ils y remarqutrent toujours quelque chose de nou-
veau ; aussi pour dire le vrai, c'étoit son chef-d'œuvre, et il étoit plus
propre à faire un héros qu'un amoureux. Ce personnage d'Hérode
lui coûta bon ; car comme il avoit l'imagination forte, dans le mo-
ment il croyoit être quasi ce qu'il représentoit, et il lui tomba, en
jouant ce rôle, une apoplexie sur la langue qui l'a empêché déjouer
depuis. Le cardinal de Richelieu l'y obligea une fois, mais il ne put
achever. » (^Historiettes, tome VII, p. 17/i.)
Les contemporains ne tarissent pas sur le talent de Mondory dans
ce rôle, ni sur l'accident qui vint le frapper au moment où il le rem-
plissait. Le P. Rapin, après avoir parlé, dans ses Réflexions sur la Poé-
tique (11*= partie, chap. xis) , de la singulière folie que causa aux Abdé-
ritains une représentation de V Andromède d'Eurij^ide, ajoute ; « On a
vu, même dans ces derniers temps, quelque crayon grossier de ces
sortes d'impressions que faisoit autrefois la tragédie. Quand Mondory
jouoitla Mariamne de Tristan au Marais, le peuple n'en sortoit jamais
que rêveur et pensif, faisant réflexion à ce qu'il venoit de voir et
pénétré à même temps d'un grand plaisir. » Dans le Parnasse réformé
de Guéret, Montfleury rencontrant Tristan l'apostrophe ainsi : « Vous
voudriez, je pense, qu'on ne jouât jamais que Mariamne et qu'il mou-
rût toutes les semaines un Mondory à votre service. »
Corneille, i /è
5o DISCOURS
lûmes, j'ai séparé' les principales matières en trois Dis-
cours, pour leur servir de préfaces. Je parle- au second
des conditions particulières de la tragédie, des qualités
des personnes et des événements qui lui peuvent fournir
de sujet, et de la manière de le traiter selon le vraisem-
blable ou le nécessaire. Je m'explique dans le troisième^
sur les trois unités, d'action, de jour, et de lieu. Cette
entreprise mériloit une longue et très-exacte étude de
tous les poëmes qui nous restent de l'antiquité, et de tous
ceux qui ont commenté les traités qu'Aristote et Horace
ont faits de l'art poétique, ou qui en ont écrit en parti-
ticulier ; mais je n'ai pu me résoudre à en prendre le loi-
sir ; et je m'assure que beaucoup de mes lecteurs me
pardonneront aisément cette paresse, et ne seront pas
faciles que je donne à des productions nouvelles le temps
qu'il m'eût fallu consumer à des remanpies sur celles
des autres siècles. J'y fais quelques courses, et y prends
des exemples quand ma mémoire m'en peut fournir. Je
n'en cherche de modernes que chez moi, tant parce que
je connois mieux mes ouvrages que ceux des autres, et
en suis plus le maître, que parce que je neveux pas m'ex-
poser au péril de déplaire à ceux que je reprendrois en
quelque chose, ou que je ne louerois pas assez en ce
qu'ils ont fait d'excellent. J'écris sans ambition et sans
esprit de contestation, je l'ai déjà dit. Je tâche de suivre
toujours le sentiment d'Aristote dans les matières qu'il
a traitées ; et comme peut-être je l'entends à ma mode,
I. Onlit dans rédilionde 1660 : « Je sépare, » pour «j'ai séparé; »
dans l'édition de i603, qui forme, comme nous l'avons dit, deux
volumes in-folio : « Comme ce recueil a été séparé en trois volumes
dans l'impression qui s'en est faite in-octavo, j'avois séparé »
a. Var. (édit. de 1G60): Je parlerai.
3. Var. (édit. de 1G60): Je réserve pour le troisième à m'expli-
quer.
DU POËME DRAMATIQUE. 5i
je ne suis point jaloux qu'un autre l'entende à la sienne.
Le commentaire dont je m'y sers le plus est l'expérience
du théâtre et les réflexions sur ce que j'ai vu y plaire ou
déplaire. J'ai pris pour m'expliquer un style simple, et
me contente d'une expression nue de mes opinions,
bonnes ou mauvaises, sans y rechercher aucun enrichis-
sement d'éloquence. Il me suffit de me faire entendre ;
je ne prétends pas qu'on admire ici ma façon d'écrire,
et ne fais point de scrupule de m'y servir' souvent des
mêmes termes, ne fût-ce que pour épargner le temps
d'en chercher d'autres, dont peut-être la variété ne di-
roit pas si justement ce que je veux dire. J'ajoute à ces
trois Discours généraux l'examen de chacun de mes
poëmes en particulier, afin de voir en quoi ils s'écartent
ou se conforment aux règles que j'établis. Je n'en dissi-
mulerai point les défauts, et en revanche je me donnerai
la liberté de remarquer ce que j'y trouverai de moins
imparfait. Balzac" accorde ce privilège à une certaine es-
pèce de gens, et soutient qu'ils peuvent dire d'eux-
mêmes par franchise ce que d'autres diroient par vanité.
Je ne sais si j'en suis ; mais je veux avoir assez bonne
opinion de moi pour n'en désespérer pas.
1. Var. (édit. de 16G0) : de me servir.
2. Var. (édit. de i66o-i664) : Monsieur de Balzac. — Quand
les Discours parurent pour la première fois, en 1660, il n'y avait
que cinq ans que Balzac était mort.
DISCOURS
DE LA TRAGÉDIE
ET DES MOYENS DE LA TRATTER
SELON LE VRAISEMBLABLE OU LE NÉCESSAIRE.
Outre les trois utilités du poëme dramatique dont j'ai
parlé dans le discours que j'ai fait servir de préface à la
première partie de ce recueil, la tragédie a celle-ci de
particulière que par la pitié et la crainte elle purye de
semblables passions\ Ce sont les termes dont Aristote
se sert dans sa définition, et qui nous apprennent deux
choses : Tune, qu'elle excite" la pitié et la crainte ; l'au-
' tre, que par leur moyen elle purge de semblables pas-
sions. Il explique la première assez au long, mais il ne dit
pas un mot de la dernière ; et de toutes les conditions
qu'il emploie en cette définition, c'est la seule qu'il n'é-
claircit point. Il témoigne toutefois dans le dernier cha-
pitre de ses Politiques un dessein d'en parler fort au
long de ce tiaité', et c'est ce qui fait que la plupart de
ses interprètes veulent que nous ne l'ayons pas entier^,
parce que nous n'y voyons rien du tout sur cette ma-
tière. Quoi qu'il en puisse être, je crois qu'il est à propos
1. A'.' èXc'ou y.a.\ cpo'Çou Tisoat'vouaa Tr)v tojv toioûtwv 7:a07][j:âTCJV Z3Î-
Oapaiv. (Aristote, Poétique, chap. vi, 2.)
2. Vau. (édit. do lOGo) : qii'elle doit exciter.
3. T'' Se X^YOaev ttjv xâOapatv, vvv [aIv (xtiXw;, TîâXtv 0' sv toT; mpl
notT]Tix^; ÈpouiJi-voao^aTEpov. (Aristote, Politique, liv. VIII, cliap. vu.)
/|. Yar. (édit. de 1660 et de i663) : tout entier.
DISCOURS DE LA TRArTÉDlE. 53
de paTler de ce qu'il a dit, avant que de faire effort pour
deviner ce qu'il a voulu dire. Les maximes qu'il établit
pour l'un pourront nous conduire à quelques conjectures
pour l'autre, et sur la certitude de ce qui nous demeure
nous pourrons fonder une opinion probable de ce qui
n'est point venu jusqu'à' nous.
Nous avons pitié, dit-il, de ceux que nous voyons
souffrir un malheur qu'ils ne méritent pas, et nous crai-
gnons qu'il ne nous en arrive un pareil, quand nous le
voyons souffrir à nos semblables-. Ainsi la pitié embrasse
l'intérêt de, la personne que nous voyons souffrir, la
crainte qui la suit regarde la nôtre, et ce passage seul
nous donne assez d'ouverture pour trouver la manière
dont se fait la purgation des passions dans la tragédie.
La pitié d'un malheur où nous voyons tomber nos sem-
blables nous porte à la crainte d'un pareil pour nous ;
cette crainte, au désir de l'éviter ; et ce désir, à purger,
modérer, rectifier, et même déraciner en nous la pas-
sion qui plonge à nos yeux dans ce malheur les per-
sonnes que nous plaignons, par cette raison commune,
mais naturelle et indubitable, que pour éviter l'effet il
faut retrancher la cause. Cette explication ne plaira pas
à ceux qui s'attachent aux commentateurs de ce philo-
sophe. Ils se gênent sur ce passage, et s'accordent si peu
l'un avec l'autre, que Paul Beni^ marque jusqu'à *^ douze
ou quinze opinions diverses, qu'il réfute avant que de
nous donner la sienne. Elle est conforme à celle-ci pour
I. Var. (édit. de i663 et de i66d) : jusques à.
3. 'EXeo; ix£v Tuep' tov àvâÇtov, cpdSo; oÈ nepi tov o|J-otov. (Aristole,
Poétique, chap. xiii, a.)
3. Paul Béni, littérateur et critique italien, né dans l'île de Candie
au milieu du seizième siècle, auteur d'un commentaire sur la Poé-
tique d'Aristote, publié à Padoue en i6i3, et à Venise en 1023.
4. \'ar. (édit de i66o-i66/i) : jusques à.
54 DISCOURS
le raisonnement, mais elle diffère en ce point, qu'elle
n'en applique l'effet qu'aux rois et aux princes, peut-
être par cette raison que la tragédie ne peut nous faire
craindre que les maux que nous voyons arriver à nos
semblables, et que n'en faisant arriver qu'à des rois et
à des princes, cette crainte ne peut faire d'effet que sur
des gens de leur condition. Mais sans doute il a en-
tendu trop littéralement ce mot de nos semblables, et
n'a pas assez considéré qu'il n'y avoit point de rois à
Athènes, où se représentoient les poëmes dont Aristote
tire ses exemples, et sur lesquels il forme ses règles. Ce
philosophe n'avoit garde d'avoir cette pensée qu'il lui
attribue, et n'eût pas employé dans la définition de la
tragédie une chose dont l'cifet pût arriver si rarement,
et dont l'utilité se fût restreinte' à si peu de personnes.
Il est vrai qu'on n'introduit d'ordinaire que des rois
pour premiers acteurs dans la tragédie, et que les audi-
teurs n'ont point de sceptres par où leur ressembler,
afin d'avoir lieu de craindre les malheurs qui leur arri-
vent ; mais ces rois sont hommes comme les auditeurs,
et tombent dans ces malheurs par l'emportement des
passions dont les auditeurs sont capables. Ils prêtent
même un raisonnement aisé à faire du plus grand au
moindre; et le spectateur peut concevoir avec facilité
que si un roi, pour trop s'abandonner à l'ambition, à
l'amour, à la haine, à la vengeance, tombe dans un
malheur si grand qu'il lui fait pitié, à plus forte raison
lui qui n'est qu'un homme du commun doit tenir la
bride à de telles passions, de peur qu'elles ne Tabiment
dans un pareil niniliour. Otilie que ce n'est pas une né-
cessité de ne mettre que les infortunes des rois sur le
théâtre. Celles des autres hommes y trouveroient place,
I . Voyez la noie 2 rie lapageSS. L'édilion de 1660 porte : Rcatrainlc.
DE LV TRAGEDIE. 55
s'il leur en arrivoit d'assez illustres et d'assez extraordi-
naires pour la mériter, et que l'histoire prît assez de soin
d'eux pour nous les apprendre. Scédase n'étoit qu'un
paysan de Leuctres ; et je ne tiendrois pas la sienne in-
digne d'y paroître, si la pureté de notre scène pouvoit souf-
fait qu'on y parlât du violement effectif de ses deux filles,
après que l'idée de la prostitution n'y a pu être soufferte
dans la personne d'une sainte qui en fut garantie'.
Pour nous faciliter les moyens de faire naître celte
pitié et cette crainte où Aristote semble nous obliger, il
nous aide à choisir les personnes et les événements qui
peuvent exciter l'une et l'autre. Sur quoi je suppose, ce
qui est très-véritable, que notre auditoire n'est composé
ni de méchants, ni de saints, mais de gens d'une probité
commune, et qui ne sont pas si sévèrement retranchés
dans l'exacte vertu, qu'ils ne soient susceptibles des pas-
sions et capables des périls où elles engagent ceux qui
leur défèrent trop. Cela supposé, examinons ceux que ce
philosophe exclut de la tragédie, pour en venir avec lui
à ceux dans lesquels il fait consister sa perfection.
En premier lieu, il ne veut point qu'un homme fort
vertueux y tombe de la félicité dans le malheur, et sou-
tient que cela ne produit ni pitié, ni crainte, parce que
c'est un événement tout à fait injuste'. Quelques inter-
prètes poussent la force de ce mot grec •jj.'.apôv, qu'il fait
servir d'épithète à cet événement, jusqu'à le rendre par
1. Corneille songe ici au peu de succès de sa tragédie de Théodore
(i645); quant à l'autre sujet dont il parle, sujet tiré de la Vie de
Pélopidas (chap. xxxvir-xxxix) et de la troisième des cinq Histoires
amoureuses de Plutarque, et que notre poète regarde avec raison
comme peu convenable pour notre théâtre, Alexandre Hardy l'a
traité en i6o4, sous ce titre : Scédase ou l'Hospitalité violée.
2. IlpwTOv [iâv ô^Xov Ôt'. oïi= TOJî iTZ'.v.y.V-i avopa; osT |jLîTx6aX).ovTa;
çaîvsaSat èÇ cù-u/t'a; st; ouatu/t'av • où yàp oo6cpov oùoà ÈXêc-.vov xouto.
âXXà [l'.apo'v laTt. (Aristote, Poétique, chap. xni, 2.)
56 DISCOURS
celui d'abominable'; a quoi j'ajoute qu'un tel succès excite
plus d'indignation et de haine contre celui qui fait souf-
frir, que de pitié pour celui qui souffre, et qu'ainsi ce
sentiment, qui n'est pas le propre de la tragédie, à moins
que d'être bien ménagé, peut étouffer celui qu'elle doit
produire, et laisser l'auditeur mécontent par la colère
qu'il remporte, et qui se mêle à la compassion, qui lui
plairoil s'il la remportoit seule.
Il ne veut pas non plus qu'un méchant homme passe
du malheur à la félicité, parce que non-seulement il ne
peut naître d'un tel succès aucune pitié, ni crainte, mais
il ne peut pas même nous toucher par ce sentiment na-
turel de joie dont nous remplit la prospérité d'un premier
acteur, à qui notre faveur s'attache"^. La chute d'un mé-
chant dans le malheur a de quoi nous plaire par l'aver-
sion que nous prenons pour lui ; mais comme ce n'est
qu'une juste punition, elle ne nous fait point de pitié, et
ne nous imprime aucune crainte, d'autant que nous ne
Sommes pas si méchants que lui, pour être capables de
ses crimes, et en appréhender une aussi funeste issue.
Il reste donc à trouver un milieu entre ces deux extré-
mités, parle choix d'un homme qui ne soit ni tout à fait
bon, ni tout à fait méchant, et qui, par une faute, ou
foiblesse humaine, tombe dans im malheur qu'il ne mé-
rite pas. Aristote en donne pour exemples Œdipe et
Thyeste, en quoi véritablement je ne comprends point
sa pensée. Le premier me semble ne faire aucune faute,
bien qu'il lue son père, parce qu'il ne le connoît pas, et
qu'il ne fait que disputer le chemin en homme de cœur
I. La traduction de Corneille (Iniit à fait injuste) est trop faible on
effet. Le vrai sens est : « chose scélérate, abominable, odieuse. »
3. ( Jjte toÙ; [jio-/Or)poù; s'Ç àiu/t'a; Et; euTU/tav • àxpaYwôoTaTOv yàp
TOJTO ÈdTl TcâvTWV ' 0Ù5Èv Y*P ï'/et WV SeÏ • OÙ'tE yip ipiXâvOpwTCOV O'JTE
DeeivÔv oSte cpooEpcJv ÈdTt. (Aflstote, Poeiif^uc. cliap. xiii, 2.)
DE LA TRAGÉDIE 67
contre un inconnu qui l'attaque avec avantage. Néan-
moins, comme la signification du mot grec xyxz-T^'yj. peut
s'étendre à une simple erreur de méconnoissance, telle
qu'étoit la sienne, admettons-le avec ce philosophe, bien
que je ne puisse voir quelle passion il nous donne à pur-
ger, ni de quoi nous pouvons nous corriger sur son
exemple. Mais pour Thyeste, je n'y puis découvrir cette
probité commune, ni cette faute sans crime qui le plonge
dans son malheur. Si nous le regardons avant la tragédie
que porte son nom, c'est un incestueux qui abuse de la
femme de son frère ; si nous le considérons dans la tra-
gédie, c'est un homme de bonne foi qui s'assure sur la
parole de son frère, avec qui il s'est réconcilié. En ce pre-
mier état il est très-criminel ; en ce dernier, très-homme
de bien. Si nous attribuons son malheur à son inceste,
c'est un crime dont l'auditoire n'est point capable, et la
pitié qu'il prendra de lui n'ira point jusqu'à cette crainte
qui purge, parce qu'il ne lui ressemble point. Si nous
imputons son désastre à sa bonne foi, quelque crainte
pourra suivre la pitié que nous en aurons ; mais elle ne
purgera qu'une facilité de confiance sur la parole d'un
ennemi réconcilié, qui est plutôt une qualité d'honnête
homme qu'une vicieuse habitude ; et cette purgation ne
fera que bannir la sincérité des réconciliations. J'avoue
donc avec franchise que je n'entends point l'application
de cet exemple.
J'avouerai plus. Si la purgation des passions se fait
dans la tragédie, je tiens qu'elle se doit faire de la ma-
nière que je l'explique ; mais je doute si elle s'y fait
jamais, et dans celles-là même qui ont les conditions
que demande Aristote. Elles se rencontrent dans le Cid,
et en ont causé le grand succès : Rodrigue et Chimène
y ont cette probité sujette aux passions, et ces passions
font leur malheur, puisqu'ils ne sont malheureux qu'au-
58 DISCOURS
tant qu'ils sont passionnés l'un pour l'autre. Ils tombent
dans l'infélicité par cette foiblesse humaine dont nous
sommes capables comme eux ; leur malheur fait pitié,
cela est constant, et il en a coûté assez de larmes aux
spectateurs pour ne le point contester. Cette pitié nous
doit donner une crainte de tomber dans un pareil mal-
heur, et purger en nous ce trop d'amour qui cause leur
infortune et nous les fait plaindre ; mais je ne sais si elle
nous la donne, ni si elle le purge, et j'ai bien peur que
le raisonnement d'Aristote sur ce point ne soit qu'une
belle idée, qui n'ait jamais son eifet dans la vérité. Je
m'en raj)porte à ceux qui en ont vu les représentations:
ils peuvent en demander compte au secret de leur cœur,
et repasser sur ce qui les a touchés au théâtre, pour re-
connoître s'ils en sont venus par là jusqu'à cette crainte
réfléchie, et si elle a rectifié en eux la passion qui a causé
la disgrâce, qu'ils ont plainte. Un des interprètes d'Aris-
tote veut qu'il n'aye parlé de celte purgation des passions
dans la tragédie C[ue parce qu'il écrivoit après Platon,
qui bannit les poêles tragiques de sa république, parce
qu'ils les remuent trop fortement. Comme il écrivoit
pour le contredire, et montrer qu'il n'est pas à propos
de les bannir des Etats bien policés, il a voulu trouver
cette utilité dans ces agitations de l'âme, pour les rendre
recommnndables par la raison même sur qui l'autre se
fonde pour les bannir. Le fruit qui peut naître des im-
pressions que fait la force de l'exemple lui manquoit : la
punition des méchantes actions, et la récompense des
bonnes, n'étoient pas de l'usage de son siècle, comme
nous les avons rendues de celui du nôtre ; et n'y pouvant
trouver une utilité solide, hors celle des sentences et des
discours didactiques, dont la tragédie se peut passer
selon son avis, il en a substitué une qui peut-être n'est
qu'imaginaire. Du moins, si pour la produire il faut les
DE LA TRAGÉDIE. 69
conditions qu'il demande, elles se rencontrent si rare-
ment, que Robortel ne les trouve que dans le seul
Œdipe, et soutient que ce philosophe ne nous les pres-
crit pas comme si nécessaires que leur manquement
rende un ouvrage défectueux, mais seulement comme
des idées de la perfection des tragédies. Notre siècle les
a vues dans le Cid, mais je ne sais s'il les a vues en beau-
coup d'autres ; et si nous voulons rejeter un coup d'oeil
sur cette règle, nous avouerons que le succès a justifié
beaucoup de pièces où elle n'est pas observée.
L'exclusion des personnes tout à fait vertueuses qui
tombent dans le malheur bannit les martyrs de notre
théâtre. Polyeucte y a réussi contre cette maxime, et
Héraclius et Nicomède y ont plu, bien qu'ils n'impri-
ment que de la pitié, et ne nous donnent rien à craindre,
ni aucune passion à purger, puisque nous les y voyons
opprimés et près de' périr, sans aucune faute de leur
part dont nous puissions nous corriger sur leur exemple.
Le malheur d'un homme fort méchant n'excite ni pi-
tié, ni crainte, parce qu'il n'est pas digne de la première,
et que les spectateurs ne sont pas méchants comme lui
pour concevoir l'autre à la vue de sa punition ; mais il
seroit à propos de mettre quelque distinction entre les
crimes. Il en est dont les honnêtes gens sont capables
par une violence de passion, dont le mauvais succès
peut faire effet dans l'âme de l'auditeur. Un honnête
homme ne va pas voler au coin d'un bois, ni faire un
assassinat de sang-froid ; mais s'il est bien amoureux,
il peut faire une supercherie à son rival, il peut s'em-
porter de colère et tuer dans un premier mouvement,
et l'ambition le peut engager dans un crime ou dans
I. Plus haut (p. 28), toutes les éditions de 1660 à 1683, s'ac-
cordent à donner, dans le même sens : prêt de.
fio DISCOIRS
une action blàroable. Il est peu de mères qui voulussent
assassiner ou empoisonner leurs enfants de peur de leur
rendre leur bien, comme Cléopatre dans Bodogune ;
mais il en est assez qui prennent goût à en jouir, et ne
s'en dessaisissent qu'à regret et le plus tard qu'il leur est
possible. Bien qu'elles ne soient pas capables d'une ac-
tion si noire et si dénaturée que celle de cette reine de
Syrie, elles ont en elles quelque teinture du principe
qui l'y porta, et la vue de la juste punition qu'elle en
reçoit leur peut faire craindre, non pas un pareil mal-
heur, mais une infortune proportionnée à ce qu'elles
sont capables de commettre. Il en est ainsi de quelques
autres crimes qui ne sont pas de la portée de nos audi-
teurs. Le lecteur en pourra faire l'examen et l'applica-
tion sur cet exemple.
Cependant, quelque difficulté qu'il y aye à trouver
cette purgation effective et sensible des passions par le
moyen de la pitié et de la crainte, il est aisé de nous ac-
commoder avec Aristote. ?\ous n'avons qu'à dire que par
cette façon de s'énoncer il n'a pas entendu que ces deux
moyens y servissent toujours ensemble ; et qu'il suffit
selon lui de l'un des deux pour faire cette purgation,
avec cette différence toutefois, que la pitié n'y peut arri-
ver sans la crainte, et que la crainte peut y parvenir sans
la pitié. La mort du Comte n'en fait aucune dans le Cid,
et peut toutefois mieux purger en nous cette sorte d'or-
gueil envieux de la gloire d'autrui, que toute la compas-
sion que nous avons de Rodrigue et de Chimène ne
purge les attachements de ce violent amour qui les rend
à plaindre l'un et l'autre. L'auditeur peut avoir de la
commisération pour Antiochus, pour Nicomcdc, pour
Héraclius; mais s'il en demeure là, et qu'il ne puisse
craindre de tomber dans un pareil malliem-, il ne gué-
rira d'aucune passion. An contraire, il n'en a point pour
DE LA TRAGEDIE, 6i
Cléopatre, ni pour Prusias, ni pour Phocas ; mais la
crainte d'une infortune semblable ou approchante peut
purger en une mère l'opiniâtreté à ne se point dessaisir
du bien de ses enfants, en un mari le trop de déférence
à une seconde femme au préjudice de ceux de son pre-
mier lit, en tout le monde l'avidité d'usurper le bien ou
la dignité d'autrui par la violence; et tout cela propor-
tionnément à la condition d'un chacun et à ce qu'il est
capable d'entreprendre. Les déplaisirs et les irrésolutions
d'Auguste dans Cinna peuvent faire ce dernier effet par
la pitié et la crainte jointes ensemble ; mais, comme je l'ai
déjà dit, il n'arrive pas toujours que ceux que nous plai-
gnons soient malheureux par leur faute. Quand ils sont
innocents, la pilié que nous en prenons ne produit au-
cune crainte, et si nous en concevons quelqu'une qui
purge nos passions, c'est par le moyen d'une autre per-
sonne que de celle qui nous fait pitié, et nous la devons
toute à la force de l'exemple.
Cette explication se trouvera autorisée par Aristote
même, si nous voulons bien peser la raison qu'il rend
de l'exclusion de ces événements qu'il désapprouve
dans la tragédie. Il ne dit jamais : Celui-là n'y est pas
propre, parce qu'il n'excite que de la pitié^ et ne fait
point naître de crainte, et cet autre n'y est pas sup-
portable, parce qu'il n'excite que de la crainte et ne fait
point naître de pitié; mais il les rebute, parce, dit-il,
qu'ils n'excitent ni pitié ni crainte^, et nous donne à
connoître par là que c'est par le manque de l'une et de
l'autre qu'ils ne lui plaisent pas, et que s'ils produisoient
l'une des deux, il ne leur refuseroit point son suffrage.
1. Nous avons suivi le texte de 1660 et de i663, qui nous parait
être la vraie leçon. On lit dans les éditions de i66/i, 1G68, 168:^ :
« que la pitié. »
2. Voyez p. 55 et 56.
62 DISCOURS
L'exemple d'Œdipe qu'il allègue me confirme dans cette
pensée. Si nous l'en croyons, il a toutes les conditions
requises en la tragédie ; néanmoins son malheur n'excite
que de la pitié, et je ne pense pas qu'à le voir représenter,
aucun de ceux qui le plaignent s'avise de craindre de tuer
son père ou d'épouser sa mère. Si sa représentation nous
peut imprimer quelque crainte, et que cette crainte soit
capable de purger en nous quelque inclination blâmable
ou vicieuse, elle y purgera Ja curiosité de savoir l'avenir,
et nous empêchera d'avoir recours à des prédictions, qui
ne servent d'ordinaire qu'à nous faire choir dans le mal-
heur qu'on nous prédit par les soins mêmes que nous pre-
nons de l'éviter ; puisqu'il est certain qu'il n'eût jamais
tué son père, ni épousé sa mère, si son père et sa mère,
à qui l'oracle avoit prédit que cela arriveroit, ne l'eussent
fait exposer de peur qu'il n'arrivât'. Ainsi non-seule-
ment ce seront Laïus et Jocasle qui feront naître cette
crainte, mais elle ne naîtra que de l'image d'une faute
qu'ils ont faite quarante ans avant l'action qu'on repré-
sente, et ne s'exprimera en nous que par un autre acteur
que le premier, et par une action hors de la tragédie.
Pour recueillir ce discours, avant que de passer à une
autre matière, établissons pour maxime que la perfec-
tion de la tragédie consiste bien à exciter de la pitié et
de la crainte par le moyen d'un premier acteur, comme
peut faire Rodrigue dans le Cid, et Placide dans Théo-
dore, mais que cela n'est pas d'une nécessité si absolue
qu'on ne se puisse servir de divers personnages pour
faire naître ces deux sentiments, comme dans Rodo-
gune ; et même ne porter l'auditeur qu'à l'un des deux,
comme dans Polyeucte, dont la représentation n'im-
I. Var. ((jdit. de 1660 et de i663) : Si son pire et sa mère ne
l'eussent fait exposer, de peur que cela n'arrivât.
DE LA TRAGEDIE. 63
prime que de la pitié sans aucune crainte'. Cela posé,
trouvons quelque modération à la rigueur de ces règles
du philosophe, ou du moins quelque favorable interpré-
tation, pour n'être pas obligés de condamner beaucoup
de poëmes que nous avons vu réussir- sur nos théâtres.
Il ne veut point qu'un homme tout à fait innocent
tombe dans l'infortune, parce que, cela étant abomi-
nable, il excite plus d'indignation contre celui qui le
persécute que de pitié pour son malheur ; il ne veut pas
non plus qu'un très-méchant y tombe, parce qu il ne
peut donner de pitié par un malheur qu'il mérite, ni
en faire craindre un pareil à des spectateurs qui ne lui
ressemblent pas ; mais quand ces deux raisons cessent,
en sorte qu'un homme de bien qui souffre excite plus de
pitié pour lui que d'indignation contre celui qui le fait
souffrir, ou que la punition d'un grand crime peut cor-
riger en nous quelque imperfection qui a du rapport avec
lui, j'estime qu'il ne faut point faire de difficulté d'ex-
poser sur la scène des hommes très-vertueux ou très-
méchants dans le malheur. En voici deux ou trois ma-
nières, que peut-être Aristote n'a su prévoir, parce qu'on
n'en voyoit pas d'exemples sur les théâtres de son temps.
La première est, quand un homme très-vertueux est
persécuté par un très-méchant, et qu'il échappe du péril
oij le méchant demeure enveloppé, comme dans Rodo-
gune et dans Héraclius, qu'on n'auroit pu souffrir si An-
tiochus et Rodogune eussent péri dans la première, et
Héraclius, Pulchérie et Martian dans l'autre, et que
1. On lit ici, dans les éditions de 1660 et de i663, ce passage re-
tranché dans l'édition de i664 et dans les suivantes : « Je ne dis pas
la même chose de la crainte sans la pitié, parce que je n'en sais point
d'exemple, et n'en conçois point d'idée que je puisse croire agréable. »
2. Voyez sur l'accord des participes chez Corneille, l'introduction
grammaticale placée en tête du Lexique.
64 DISCOURS
Cléopatre et Phocas y eussent triomphé. Leur malheur y
donne une pitié qui n'est point étouffée par Taversion
qu'on a pour ceux qui les tyrannisent, parce qu'on espère
toujours que quelque heureuse révolution les empêchera
de succomber ; et bien que les crimes de Phocas et de
Cléopatre soient trop grands pour faire craindre l'audi-
teur d'en commettre de pareils, leur funeste issue peut
faire sur lui les effets dont j'ai déjà parlé. 11 peut arriver
d'ailleurs qu'un homme très-vertueux soit persécuté, et
périsse même par les ordres d'un autre, qui ne soit pas
assez méchant pour attirer trop d'indignation sur lui, et
qui montre plus de foiblesse que de crime dans la per-
sécution qu'il lui fait. Si Félix fait périr son gendre
Polyeucle, ce n'est pas par cette haine enragée contre les
chrétiens, qui nous le rendroit exécrable, mais seulement
par une lâche timidité, qui n'ose le sauver en présence de
Sévère, dont il craint la haine et la vengeance après les
mépris qu'il en a faits durant son peu de fortune. On
prend bien quelque aversion pour lui, on désapprouve sa
manière d'agir ; mais cette aversion ne l'emporte pas sur
la pitié qu'on a de Polyeucte, et n'empêche pas que sa
conversion miraculeuse, à la fin de la pièce, ne le récon-
cilie pleinement avec l'auditoire. On peut dire la même
chose de Prusias dans Nicomède, et de Valens dans
Théodore. L'un maltraite son fds, bien que très-ver-
tueux, et l'autre est cause de la perle du sien, qui ne
l'est pas moins ; mais tous les deux n'ont que des foi-
blesses qui ne vont point jusques au crime, et loin d'ex-
citer une indignation qui étouffe la pitié qu'on a pour
ces fils généreux, la lâcheté de leur abaissement sous des
puissances qu'ils redoutent, et qu'ils devroient braver
pour bien agir, fait qu'on a quelque compassion d'eux-
mêmes et de leur honteuse politique.
Pour nous faciliter les moyens d'exciter cette pitié, qui
DE LA TRAGÉDIE. 65
fait de si beaux effets sur nos théâtres, Aristote nous
donne* une lumière. Toute action, dit-il, se passe, ou
entre des amis, ou entre des ennemis, ou entre des gens in-
différents l'un pour l'autre. Qu'un ennemi tue ou veuille
tuer son ennemi, cela ne produit aucune commisération,
sinon en tant qu'on s'émeut d'apprendre ou de voir la mort
d'un homme, quel qu'il soit. Qu'un indifférent tue un in-
différent, cela ne touche guère davantage, d'autant qu'il
n'excite aucun combat dans l'âme de celui qui fait l'action;
mais quand les choses arrivent entre des gens que la nais-
sance ou l'affection attache aux intérêts l'un de l'autre,
comme alors qu'un mari tue ou est prêt de tuer sa femme,
une mère ses enfants, un frère sa sœur; c'est ce qui con-
vient merveilleusement à la tragédie^. La raison en est
claire. Les oppositions des sentiments de la nature aux
emportements de la passion, ou à la sévérité du devoir,
forment de puissantes agitations, qui sont reçues de l'au-
diteur avec plaisir; et il se porte aisément à plaindre un
malheureux opprimé ou poursuivi par une personne qui
devroit s'intéresser à sa conservation, et qui quelquefois
ne poursuit sa perte qu'avec déplaisir, ou du moins avec
répugnance. Horace et Guriace ne seroient point à
plaindre, s'ils n'étoient point amis et beaux-frères; ni
Rodrigue, s'il étoit poursuivi par un autre que par sa
maîtresse; et le malheur d'Antiochus toucheroit beau-
coup moins, si un autre que sa mère lui demandoit le
sang de sa maîtresse, ou qu'un autre que sa maîtresse lui
1. Var. (édit. de 1660): nous donne encore.
2. 'Avâyx/) 0£ 7) -^cXwv slvai Ttpô; àXXrj/.O'j; xà; xoiaûta; TîpàÇst;, rj
£/Opàjv, rj [jLT)5£T£'pwv. "Av (xàv oùv £"/0p6; £-/9pov à;:oxx£tvT), oûSàv £Àe£'.vciv
OÙ'xE rotwv 0'jx£ [ae'XXwv 8£''y.vuat, JxXrjv x.ax' ajxo xo 7:â9oç"oùo' à'v (Jir]0£-
xspoj; £y_ovx£;. "Oxav 0' èv xaTç 'Stikinii lyyEvrjxat xà TïâOr], oioy el àScXcpo;
aS£Xcpôv, ^ uiôç Tiax^pa, ^ pL7Jxr]p ulov, ^ uïo; [i.r)X£pa à7xozx£tv£i, rj [léXXi:, rf
XI àXXo TO'.ouxov 5pà, xa'jxar7]xriXc'ov. (Aristote, Poétique, chap. xiv, i^.)
Corneille. 1 5
66 DISCOURS
demandât celui de sa mère; ou si, après la mort de son
frère, qui lui donne sujet de craindre un pareil attentat
sur sa personne, il avoit à se défier d'autres que de sa
mère et de sa maîtresse.
C'est donc un grand avantage, pour exciter la commi-
sération, que la proximité du sang et' les liaisons d'amour
ou d'amitié entre le persécutant et le persécuté, le pour-
suivant et le poursuivi, celui qui fait souffrir et celui qui
souffre; mais il y a quelque apparence que cette condition
n'est pas d'une nécessité plus absolue que celle dont je
viens de parler, et qu'elle ne regarde que les tragédies
parfaites, non plus que celle-là. Du moins les anciens ne
l'ont pas toujours observée : je ne la vois point dans
VAjax de Sophocle, ni dans son Philoctète ; et qui voudra
parcourir ce qui nous reste d'Eschyle et d'Euripide y
pourra rencontrer quelques exemples à joindre à ceux-ci.
Quand je dis que ces deux conditions ne sont que pour les
tragédies parfaites, je n'entends pas dire que celles oii
elles ne se recontrent point soient imparfaites : ce seroit
les rendre d'une nécessité absolue, et me contredire moi-
même. Mais par ce mot de tragédies parfaites j'entends
celles du genre le plus sublime et le plus touchant, en
sorte que celles qui manquent de l'une de ces deux
conditions, ou de toutes les deux, pourvu qu'elles soient
régulières à cela près, ne laissent pas d'être parfaites en
leur genre, bien qu'elles demeurent dans un rang moins
élevé, et n'approchent pas de la beauté et de l'éclat des
autres, si elles n'en empruntent de la pompe des vers,
ou de la magnificence du spectacle, ou de quelque autre
agrément qui vienne d'ailleurs (|ue du sujet.
Dans ces actions tragiques qui se passent entre proches,
il faut considérer si celui qui veut faire périr l'autre le
I. f^l maiiqnij dans l'c'dition de l663.
DE LA TRAGÉDIE. 67
connoîtou ne le connoîl pas', et s'il achève, ou n'achève
pas. La diverse combination^ de ces deux manières d'agir
forme quatre sortes de tragédies, à qui notre philosophe
attribue divers degrés de perfection. On connoit celui
qu'on veut perdre, et on le fait périr en effet, comme
Médée tue ses enfants, Clytemnestre son mari. Ores te sa
mère ; et la moindre espèce est celle-là. On le fait périr
sans le connoître, et on le reconnoît avec déplaisir après
l'avoir perdu; et cela, dit -il, ou avant la tragédie, comme
Œdipe, ou dans la tragédie, comme l'Alcméon d'Asty-
damas, et Télégonus dans Ulysse blessé^, qui sont deux
pièces que le temps n'a pas laissé venir jusqu'à nous;
et cette seconde espèce a quelque chose de plus élevé,
selon lui, que la première. La troisième est dans le haut
degré d'excellence, quand on est prêt de faire périr un de
ses proches sans le connoître, et qu'on le reconnaît assez
tôt pour le sauver, comme Iphigénie reconnoît Orestepour
son frère, lorsqu'elle dewoit le sacrifier à Diane, et s'en-
fuit avec lui*. Il en cite encore deux autres exemples, de
Mérope dans Cresphonte, et de Hellé, dont nous ne
1. Var. (édit. de i663) : le connoît ou ne connoît pas.
2. Combination, combinaison. Voyez le Lexique.
3. "EcîT'. [Asv yàp ou-oi yivciOat Tr)v rt;aÇtv waTCsp ol :taXaio\ Inoiouv,
EtooTaç -/.où yivciiTy.ovxa;, x.aOâîiep xat E'jpt;:forj; £7rotr)CT£v âjuozTBÎvouaav
toù; Tiaîoa; xrjv Mi^'ôetav. saTt 8a Tipa^a'. [xàv, xvvoo'jvta; 81 7:pàjat -ô
8£[vôv, ûlô' uaTspov âvayvwpc'aai T7]v o'.Xiav, o)07:£p ô So'^oy.Xc'ouj Oloiïzoji.
ToÙTO [LVJ oùv Ë^wxoj oca[xaTO;. 'Ev 3 ' a'jxrj xtJ xpavtooia, oiov ô 'AXxaaiwv
ô 'Aaxuoàaavxo;, rj ô TrjXc'yovo; ô iv xû Tpauaaxîa 'OSu^act. (Aristote,
Poétique, chap. xiv, 6.) — Un passage d'Athénée (liv. XIII, p. 662)
nous apprend que cette tragédie d'Ulysse blessé est de Gliérémon.
4- "Exi oÈ -pixo'/ 7-apà xaCixx xov p.£XXovxa "oicîv xi xwv àvTjxsaxoivot'
a-j'vcitav, àvayvwp'cjai ;wp"tv j^O'TJ'ja'. Xfyoj 0: oiov £v xw KpcCjyovxT] t)
Mepo^ïT) [i-éXÀEi xov u'.ov à;ioy.X£tv£iv, xtcoxxeîvî'. oà o"J, àXX 'àv£YV(ijpi!î£, y.a't
èv xf) 'Iï)iY£v£ia T] à8£Xçi] xov ào£X'j6v, xa\ Èv x^ "EXXrj 6 u'.o; xrjv ptrjxs'pa
£/.8ioova'. [j.^Xajv àv£vv(ijpt'3£. (Aristote, Poétique, chap. xiv, 7.) — Il
n'est pas besoin de dire qu'il s'agit ici de V Iphigénie en Tauride d'Eu-
68 D[SCOURS
connoissons ni l'un ni l'autre. Il condamne entièrement
la quatrième espèce de ceux qui connoissent, entrepren-
nent et n'achèvent pas, qu'il dit avoir quelque chose de
méchant, et rien de tragique^ et en donne pour exemple
Hémon qui tire l'épée contre son père dans VAntigone^,
et ne s'en sert que pour se tuer lui-même. Mais si cette
condamnation n'étoit modifiée, elle s'étendroit un peu
loin, et envelopperoit non-seulement le Cid, mais Cinna,
Rodogune, Héracliiis et Niconièdc.
Disons donc qu'elle ne doit s'entendre que de ceux qui
connoissent la personne qu'ils veulent perdre, et s'en dé-
disent par un simple changement de volonté, sans aucun
événement notable qui les y oblige, et sans aucun manque
de pouvoir de leurpart. J'ai déjà marqué cette sorte de
dénouement pour vicieux^; mais quand ils y font de leur
côté tout ce qu'ils peuvent, et qu'ils sont empêchés d'en
venir à l'effet par quelque puissance supérieure, ou par
quelque changement de fortune qui les fait périr eux-
mêmes, ou les réduit sous le pouvoir de ceux qu'ils vou-
loient perdre, il est hors de doute que cela fait une tra-
gédie d'un genre peut-être plus sublime que les trois
qu'Aristote avoue ; et que s'il n'en a point parlé, c'est
qu'il n'en voyoit point d'exemples sur les théâtres de son
temps, où ce n'étoit pas la mode de sauver les bons par
ripide ; quant au Cresphonie, c'est sans doute la pièce du môme poëte
dont nous possédons encore quelques fragments (cdit. F. Didot,
p. 72G); pour VHellé on manque tout à fait de renseignements.
1. 'l"o X£ yàp [iiapôv syst, xal où Toaytxdv. {Xri&lotc, Poétique,
chap. XIV, 7.)
2. Peut-ôtre Aristotc vcml-il [)ar]or ici de IWntiijonc d'Eurij)idc,
qui ne nous est point parvenue, plutôt que de celle de Sophocle,
'toutefois, dans cette dernière aussi, Hcinon, après s'cîtrc défendu
(v. 753) de faire des menaces à Créon, son père, tire l'épée contre
lui, et Créon ne lui échappe que par la fuite (v. ia54).
3. Voyez plus haut, p. 28.
DE LA TRAGEDIE. 69
la perte des méchants, à moins que de les souiller eux-
mêmes de quelque crime, comme Electre, qui se délivre
d'oppression par la mort de sa mère, oîi elle encourage
son frère, et lui en facilite les moyens.
L'action de Chimène n'est donc pas défectueuse pour
ne perdre pas Rodrigue après l'avoir entrepris, puisqu'elle
y fait son possible, et que tout ce qu'elle peut obtenir de
la justice de son roi, c'est un combat où la victoire de ce
déplorable amant lui impose silence. Cinna et son Emilie
ne pèchent point contre la règle en ne perdant point Au-
guste, puisque la conspiration découverte les en met dans
l'impuissance, et qu'il faudroit qu'ils n'eussent aucune tein-
ture d'humanité, si une clémence si peu attendue ne dissi-
poit toute leur haine. Qu'épargne Cléopatre pour perdre
Rodogune? Qu'oublie Phocaspourse défaire d'Héraclius?
Et si Prusias demeuroit le maître, Nicomède n'iroit-il pas
servir d'otage à Rome, ce qui lui seroit un plus rude sup-
plice que la mort ? Les deux premiers reçoivent la peine
de leurs crimes, et succombent dans leurs entreprises'
sans s'en dédire ; et ce dernier est forcé de reconnoitre
son injustice après que le soulèvement de son peuple, et
la générosité de ce fils qu'il vouloit agrandir aux dépens
de son aîné, ne lui permettent plus de la faire réussir.
Ce n'est pas démentir Aristote que de lexpliquer ainsi
favorablement, pour trouver dans cette quatrième ma-
nière d'agir qu'il rebute, une espèce de nouvelle tragédie
plus belle que les trois qu'il recommande, et qu'il leur
eût sans doute préférée, s'il l'eût connue. C'est faire hon-
neur à notre siècle, sans rien retrancher de l'autorité de
ce philosophe ; mais je ne sais comment faire pour lui
conserver cette autorité, et renverser l'ordre de la préfé-
rence qu'il établit entre ces trois espèces. Cependant je
I. Var. (édit. de 1660-1668) : leur entreprise.
70
DISCOURS
pense être bien fondé sur Texpérience à douter si celle
qu'il estime la moindre des trois n'est point la plus belle,
et si celle qu'il tient la plus belle n'est point la moindre.
La raison est que celle-ci ne peut exciter de pi lié. Un
père y veut perdre son fds sans le connoître, et ne le
regarde que comme indifférent, et peut-être comme
ennemi. Soit qu'il passe pour l'un ou pour l'autre, son
péril n'est digne d'aucune commisération, selon Aristote
môme, et ne fait naître en l'auditeur qu'un certain
mouvement de trépidation intérieure, qui le porte à
craindre que ce fils ne périsse avant que l'erreur soit
découverte, et à souhaiter qu'elle se découvre assez
tôt pour l'empêcher de périr : ce qui part de l'intérêt
qu'on ne manque jamais à prendre dans la fortune d'un
homme assez vertueux pour se faire aimer ; et quand
cette reconnoissance arrive, elle ne produit qu'un sen-
timent de conjouissance, de voir arriver la chose comme
on le souhaitoit'.
Quand elle ne se fait qu'après la mort de l'inconnu, la
compassion qu'excitent les déplaisirs de celui qui le fait
périr ne peut avoir grande étendue, puisqu'elle est re-
culée et renfermée dans la catastrophe ; mais lorsqu'on
agit à visage découvert, et qu'on sait à qui on en veut, le
combat des passions contre la nature, ou du devoir contre
l'amour, occupe la meilleure partie du poëme ; et de là
naissent les grandes et fortes émotions qui renouvellent
à tous moments et redoublent la commisération. Pour
justifier ce raisonnement par l'expérience, nous voyons
que Chimène et Antiochusen excitent beaucoup plus que
ne fait Œdipe de sa personne. Je dis de sa personne,
parce que le poëme entier en excite peut-être aulant que
le Cid ou que Bodofjnne ; mais il en doit une partie à
I. Var. (cflit. de ifiGo): comme on le souhaite.
DE LA TRAGEDIE. 71
Dircé, et ce qu'elle en fait naître n'est qu'une pitié em-
pruntée d'un épisode.
Je sais que l'agnition est un grand ornement dans les
tragédies : Aristote le dit ; mais il est certain qu'elle a ses
incommodités. Les Italiens l'affectent en la plupart de
leurs poëmes, et perdent quelquefois, par rattachement
qu'ils y ont, beaucoup d'occasions de sentiments pathé-
tiques qui auroient des beautés plus considérables. Gela se
voit manifestement en la Mort de Crispe, faite par un de
leurs plus beaux esprits, Jean-Baptiste Ghirardelli', et im-
primée à Rome en Tannée i653. Il n'a pas manqué d'y ca-
cher sa naissance à Constantin, et d'en faire seulement un
grand capitaine, qu'il ne rcconnoît pour son fils qu'après
qu'il l'a fait mourir. Toute cette pièce est si pleine d'es-
prit et de beaux sentiments, qu'elle eut assez d'éclat pour
obliger à écrire contre son auteur, et à La censurer sitôt
qu'elle parut. Mais combien cette naissance cachée sans
besoin, et contre la vérité d'une histoire connue, lui
a-t-elle dérobé de choses plus belles que les brillants
dont il a semé cet ouvrage ! Les ressentiments, le trouble,
l'irrésolution et les déplaisirs de Constantin auroient été
bien autres à prononcer un arrêt de mort contre son fils
que contre un soldat de fortune. L'injustice de sa préoc-
cupation auroit été bien plus sensible à Crispe de la
part d'un père que de la part d'un maître ; et la qualité
de fils, augmentant la grandeur du crime qu'on lui impo-
soit, eût en même temps augmenté la douleur d'en voir
un père persuadé. Fauste même auroit eu plus de com-
I. J.-B. -Philippe Ghirardelli, né à Rome en iGaS, est auteur de
deux tragédies: Otlone, représenté au palais Panfili, en i652, et//
Costantino, publié à Rome en i653. Celle-ci est la première tragédie
italienne écrite en prose ; elle fut très-vivement critiquée par Au-
gustin Favoriti, sous le pseudonyme d'Ippolito Schiri Bandolo. Ghi-
rardelli travailla avec tant d'ardeur à la défense de sa pièce qu'il fut
saisi d'une fièvre qui l'emporta le 20 octobre i653.
73 DISCOURS
bats intérieurs pour entreprendre un inceste que pour se
résoudre à un adultère ; ses remords en auroient été plus
animés, et ses désespoirs plus violents. L'auteur a renoncé
à tous ces avantages pour avoir dédaigné de traiter ce su-
jet comme Ta traité de notre temps le P. Stéplionius*, jé-
suite, et comme nos anciens ont traité celui d'' Hippolyte ;
et pour avoir cru l'élever d'un étage plus haut selon la
pensée d'Aristote, je ne sais s'il ne l'a point fait tomber
au-dessous de ceux que je viens de nommer.
Il y a grande apparence que ce qu'a dit ce philosophe
de ces divers degrés de perfection pour la tragédie avoit
une entière justesse de son temps, et en la présence de
ses compatriotes^ ; je n'en veux point douter; mais aussi
je ne puis empêcher de dire que le goût de notre
siècle n'est point celui du sien sur cette préférence d'une
espèce à l'autre, ou du moins que ce qui plaisoit au der-
nier point à ses Athéniens ne plaît pas également à nos
François ; et je ne sais point d'autre moyen de trouver
mes doutes supportables, et demeurer tout ensemble
dans la vénération que nous devons à tout ce qu'il a
écrit de la poétique.
Avant que de quitter cette matière, examinons son sen-
timent sur deux questions touchant ces sujets entre des
personnes proches : l'une, si le poëte les peut inventer ;
l'autre, s'il ne peut rien changer en ceux^ qu'il tire de
l'histoire ou de la fable.
I. Bernardin Stnfoni ou Stefonio, en latin Stefonius, né en i56o,
dans la province de Sabine, et entré en i58o dans la Société de
.Tésus, composa des tragédies que ses élèves firent représenter avec
un grand succès. Son Crispus parut à Rome en 1601. Stefonio,
chargé dans les derniers temps de sa vie de l'éducation des princes
d'Esté, mourut à Modène le 8 décembre 1620.
a. Vau. (édit. de 1660): devant ses compatriotes.
3. On lit ainsi dans les éditions de 1660-1668. L'édition de 1682
porte ce, qui ne donne pas un sens aussi naturel.
DE LA TRAGÉDIE. 78
Pour la première, il est indubitable que les anciens
en prenoient si peu de liberté, qu'ils arrêtoient leurs
tragédies autour de peu de familles, parce que ces sortes
d'actions étoient arrivées en peu de familles ; ce qui fait
dire à ce philosophe que la fortune leur fournissoit des
sujets, et non pas l'art. Je pense l'avoir dit en l'autre
discours'. Il semble toutefois qu'il en accorde un plein
pouvoir aux poètes par ces paroles : Ils doivent bien user
de ce qui est reçu, ou inventer eux-mêmes^. Ces termes
décideroient la question, s'ils n'étoient point si géné-
raux ; mais comme il a posé trois espèces de tragédies,
selon les divers temps de connoîlre et les diverses fa-
çons d'agir, nous pouvons faire une revue sur toutes les
trois, pour juger s'il n'est point à propos d'y faire
quelque distinction qui resserre cette liberté. J'en dirai
mon avis d'autant plus hardiment, qu'on ne pourra
m'imputer de contredire Aristote, pourvu que je la laisse
entière à quelqu'une des trois.
J'estime donc, en premier lieu, qu'en celles où l'on se
propose de faire périr quelqu'un que l'on connoît, soit
qu'on achève, soit qu'on soit empêché d'achever, il n'y
a aucune liberté d'inventer la principale action, mais
qu'elle doit être tirée de l'histoire ou de la fable. Ces
entreprises contre^ des proches ont toujours quelque
chose de si criminel et de si contraire à la nature,
qu'elles ne sont pas croyables, à moins que d'être ap-
puyées sur l'une ou sur l'autre ; et jamais elles n'ont
cette vraisemblance sans laquelle ce qu'on invente ne
peut être de mise.
Je n'ose décider si absolument de la seconde espèce.
1. Voyez ci- dessus, p. i5.
2. AÙtov ok ejçIt/.îvj 8cî, /.al TOÎ;:tapaoîûO[jLc'yo;; /pfjaOaiy.aAw;. (Aris-
tote, Poétique, chap. xiv, 5.)
3. Yar. (édil. de 1660): entre.
7^ DISCOURS
Qu'un homme prenne querelle avec un autre, et que
l'ayant tué il vienne à le reconnoître pour son père ou
pour son frère, et en tombe au désespoir, cela n'a rien
que de vraisemblable', et par conséquent on le peut in-
venter ; mais d'ailleurs cette circonstance de tuer son
père ou son frère sans le connoître, est si extraordi-
naire et si éclatante, qu'on a quelque droit de dire que
l'histoire n'ose manquer à s'en souvenir, quand elle ar-
rive entre des personnes illustres, et de refuser toute
croyance à de tels événements, quand elle ne les marque
point. Le théâtre ancien ne nous en fournit aucun
exemple qx! Œdipe ; et je ne me souviens point d'en
avoir vu aucun autre chez nos historiens. Je sais que cet
événement sent plus la fable que l'histoire, et que par
conséquent il peut y avoir été inventé^, ou en tout, ou en
partie ; mais la fable et l'histoire de l'antiquité sont si
mêlées ensemble, que pour n'être pas en péril d'en
faire un faux discernement, nous leur donnons une égale
autorité sur nos théâtres. Il suffit que nous n'inventions
pas ce qui de soi n'est point vraisemblable, et qu'étant
inventé de longue main, il soit devenu si bien de la con-
noissance de l'auditeur, qu'il ne s'effarouche point à le
voir sur la scène. Toute la Métamorphose d'Ovide est
manifestement d'invention ; on peut en tirer' des sujets
de tragédie, mais non pas inventer sur ce modèle, si ce
1. J^c rjue manque clans l'édition de i663, mais c'est évidemment
une faute.
2. Var. (édit. de ififio) : « Et je ne me souviens point d'en avoir
vu chez nos historiens que celui de Thésée, qui fut reconnu par son
père comme il étoit prôt de l'empoisonner. Je sais que l'un et l'autre
sentent plus la fable que l'histoire et que par conséquent leur aven-
ture peut avoir été inventée. » — Dans les éditions de i663-i683 le
passage relatif à Thésée a été transporté un peu plus loin. Voyez
p. 77, note I, et p. 123, note a.
3. Var. (édit. de 1660 et de i663): on en peut tirer.
DE LA TRAGÉDIE. 76
n'est des épisodes de même trempe : la raison en est
que bien que nous ne devions rien inventer que de
vraisemblable, et que ces sujets fabuleux, comme An-
dromède et Phaéton, ne le soient point du tout, inventer
des épisodes, ce n'est pas tant inventer qu'ajouter à ce
qui est déjà inventé ; et ces épisodes trouvent une espèce
de vraisemblance dans leur rapport avec l'action princi-
pale ; en sorte qu'on peut dire que supposé que cela se
soit pu faire, il s'est pu faire comme le poëte le décrit'.
De tels épisodes toutefois ne serolent pas propres à
un sujet historique ou de pure invention, parce qu'ils
manqueroient de rapport avec l'action principale, et se-
roient moins vraisemblables qu'elle. Les apparitions de
Vénus et d'Eole ont eu bonne grâce dans Andromède ;
mais si j'avois fait descendre Jupiter pour réconcilier
Nicomède avec son père, ou Mercure pour révéler à Au-
guste la conspiration de Ginna, j'aurois fait révolter tout
mon auditoire, et cette merveille auroil détruit toute la
croyance que le reste de l'action auroit obtenue. Ces dé-
nouements par des Dieux de machine sont fort fréquents
chez les Grecs, dans des tragédies qui paroissent histo-
riques, et qui sont vraisemblables à cela près : aussi
Aristote ne les condamne pas tout à fait, et se contente
de leur préférer ceux qui viennent du sujet. Je ne sais
ce qu'en décidoient les Athéniens, qui étoient leurs juges ;
mais les deux exemples que je viens de citer montrent
suffisamment qu'il seroit dangereux pour nous de les
imiter en cette sorte de licence. On me dira que ces ap-
paritions n'ont garde de nous plaire, parce que nous en
savons manifestement la fausseté, et qu'elles choquent
notre religion, ce qui n'arrivoit pas chez les Grecs.
J'avoue qu'il faut s'accommoder aux mœurs de l'audi
I. Var. (édit. de 1660 et de i663) : l'a décrit.
76 DISCOURS
leur et à plus forte raison à sa croyance ; mais aussi
doit-on m'accorder que nous avons du moins autant de
foi pour l'apparition des anges et des saints que les an-
ciens en avoient pour celle' de leur Apollon et de leur
Mercure : cependant qu'auroit-on dit, si pour démêler
Héraclius d'avec Martian, après la mort de Phocas, je
me fusse servi d'un ange? Ce poëme est entre des chré-
tiens, et cette apparition y auroit eu autant de justesse que
celle^des Dieux de l'antiquité dans ceux des Grecs ; c'eût
été néanmoins un secret infaillible de rendre celui-là
ridicule, et il ne faut qu'avoir un peu de sens commun
pour en demeurer d'accord. Qu'on me permette donc de
dire avec Tacite : Non omnia apud priores meliora, sed
nosfra quocjue setas multa laiidis et ardum imitanda pos-
te ris iulit^.
Je reviens aux tragédies de cette seconde espèce, où
l'on ne connoît un père ou un fils qu'après l'avoir fait
périr ; et pour conclure en deux mots après cette di-
gression, je ne condamnerai jamais personne pour en
avoir inventé ; mais je ne me le permettrai jamais.
Celles de la troisième espèce ne reçoivent aucune dif-
ficulté : non-seulement on les peut inventer, puisque tout
y est vraisemblable et suit le train commun des affec-
tions naturelles, mais je doute même si ce ne seroit point
les bannir du théâtre que d'obliger les poètes à en prendre
les sujets dans l'histoire. Nous n'en voyons point de cette
nature chez les Grecs, qui n'aycnt la mine d'avoir été in-
ventés par leurs auteurs. Il se peut faire que la fable leur
en aye prêté quelques-uns. Je n'ai pas les yeux assez pé-
1. Var. (édit. rie i6fi3) : celles.
2. Var. (édit. do 1660-1668): celles.
3. iVcc omnia (Annales, liv. III, chapitre lv.) — « Tout no fut
pas mieux autrefois ; notre siècle aussi a produit des vertus et des
talents dignes d'ôlre un jour proposés pour modèles. »
DE LA TRAGÉDIE. 77
nétrants pour percer de si épaisses obscurités, et déter-
miner si VIphigénie in Tauris est de l'invention d'Euri-
pide, comme son Hélène et son Ion, ou s'il l'a prise d'un
autre ; mais je crois pouvoir dire qu'il est très-malaisé
d'en trouver dans l'histoire, soit que tels événements '
n'arrivent que très-rarement, soit qu'ils n'ayent pas assez
d'éclat pour y mériter une place : celui de Thésée, re-
connu par le roi d'Athènes, son père, sur le point qu'il
l'alloit faire périr, est le seul dont il me souvienne-. Quoi
qu'il en soit, ceux qui aiment à les mettre sur la scène
peuvent les inventer sans crainte de la censure : ils pour-
ront produire par là quelque agréable suspension dans
l'esprit de l'auditeur ; mais il ne faut pas qu'ils se pro-
mettent de lui tirer beaucoup de larmes.
L'autre question, s'il est permis de changer quelque
chose aux sujets qu'on emprunte de l'histoire ou de la
fable, semble décidée en termes assez formels par Aris-
tote, lorsqu'il dit qu'il ne faut point changer les sujets
reçus, et que Clytemnestre ne doit point être tuée par un
autre quOreste, ni Ériphyle par un autre qu'Alcméon 'K
Cette décision peut toutefois recevoir quelque distinction
et quelque tempérament. Il est constant que les cir-
constances, ou si vous l'aimez mieux, les moyens de
parvenir à l'action, demeurent en notre pouvoir. L'his-
toire souvent ne les marque pas, ou en rapporte si peu,
qu'il est besoin d'y suppléer pour remplir le poëme; et
même il y a quelque apparence de présumer que la
1. Var. (édit. de i663) : de tels événements.
2. Dans l'édition de 1660 ce passage relatif à Thésée se trouve
plus haut sous une forme un peu différente (voyez p. 74, note 2).
C'est à partir de l'édition de i663 qu'il a été transporté ici.
3. To'j; [J.ÈV ouv ;:apîtXri[jL[j.cvoj; [aûOoj; )v'jc'.v ojx ia~'.. Aiyoj oà oîov
-/•jV KXuTa'.uLVTfaxpav àTzoOavojiav ÛKO toj 'OpHiTOu, /.«i T7Jv'Epi-^ûXT)v'J7:ô
toj 'AÀ"/'.|i.ai'wvo;. (Aristote, Poétique, cliap. xiv, 5.)
78 DISCOURS
mémoire de l'auditeur, qui les aura lues autrefois, ne s'y
sera pas si fort attachée qu'il s'aperçoive assez du chan-
gement que nous y aurons fait, pour nous accuser de
mensonge ; ce qu'il ne manqueroit pas de faire s'il voyoit
que nous changeassions l'action principale. Cette falsifi-
cation seroit cause qu'il n'ajouteroit aucune foi à tout
le reste ; comme au contraire il croit aisément tout ce
reste quand il le voit servir d'acheminement à l'effet
qu'il sait véritable, et dont l'histoire lui a laissé une
phis forte impression. L'exemple de la mort de Cly-
temnestre peut servir de preuve à ce que je viens d'a-
vancer : Sophocle et Euripide l'ont traitée tous deux,
mais chacun avec un nœud et un dénouement tout à fait
différents l'un de l'autre ; et c'est cette diflerence qui
empêche que ce ne soit la même pièce, bien que ce soit
le même sujet, dont ils ont conservé l'action principale.
Il faut donc la conserver comme eux ; mais il faut exami-
ner en même temps si elle n'est point si cruelle, on si dif-
ficile à représenter, qu'elle puisse diminuer quelque chose
de la croyance que l'auditeur doit à l'histoire, et qu'il
veut bien donner à la fable, en se mettant en la place de
ceux qui l'ont prise pour une vérité. Lorsque cet incon-
vénient est à craindre, il est bon de cacher l'événement
à la vue, et de le faire savoir par un récit qui frappe
moins que le spectacle, et nous impose plus aisément.
C'est par cette raison qu'Horace ne veut pas que Médée
tue ses enfants, ni qu'Atrée fasse rôtir ceux de Thyeste'
à la vue du peuple ^ L'horreur de ces actions engendre
une répugnance à les croire, aussi bien que la méta-
morphose de Progné en oiseau et de Cadmus en ser-
pent, dont la représentation presque impossible excite
I. Art poéLique, \. i85, i86.
•j. \ AK (ôdit. (le 1660); devant lu peuple.
DE LA TRAGEDIE. 79
la même incrédulité quand on la hasarde aux yeux du
spectateur :
Qasecumque ostendis mihi sic, incredulus odi^.
Je passe plus outre, et pour exténuer ou retrancher
cette horreur dangereuse d'une action historique, je vou-
drois la faire arriver sans la participation du premier ac-
teur, pour qui nous devons toujours ménager la faveur
de l'auditoire. Après que Cléopatre eut tué Séleucus, elle
présenta du poison à son autre fils Antiochus, à son re-
tour de la chasse ; et ce prince, soupçonnant ce qu'il- en
étoit, la contraignit de le prendre, et la força à s'empoi-
sonner. Si j'eusse fait voir cette action sans y rien chan-
ger, c'eût été punir un parricide par un autre parricide ;
on eût pris aversion pour Antiochus, et il a été bien plus
doux de faire qu'elle-même, voyant que sa haine et sa
noire perfidie alloient être découvertes, s'empoisonne
dans son désespoir, à dessein d'envelopper ces deux
amants dans sa perte, en leur ôtant tout sujet de dé-
fiance. Gela fait deux effets. La punition de cette impi-
toyable mère laisse un plus fort exemple, puisqu'elle
devient un effet de la justice du ciel, et non pas de la
vengeance des hommes ; d'autre côté, Antiochus ne perd
rien de la compassion et de l'amitié qu'on avoit pour lui,
qui redoublent plutôt qu'elles ne diminuent ; et enfin
laction historique s'y trouve conservée malgré ce chan-
gement, puisque Cléopatre périt par le même poison
qu'elle présente à Antiochus.
Phocas étoit un tyran, et sa mort n'étoit pas un crime;
cependant il a été sans doute plus à propos de la faire
arriver par la main d'Exupère que par celle d'Héraclius.
1. Quodcumque. . . . (Horace, Art poétique, v. 188.)
2. V\R. (édit. de 1660-1668); ce qui.
8o DISCOL'RS
C'est un soin que nous devons prendre de préserver nos
héros du crime tant qu'il se peut, et les exempter même
de tremper leurs mains dans le sang, si ce n'est en un juste
combat. J'ai beaucoup osé dans Nicomède: Prusias son
père l'avoit voulu faire assassiner dans son armée ; sur
l'avis qu'il en eut par les assassins mêmes, il entra dans
son royaume, s'en empara, et réduisit ce malheureux
père à se cacher dans une caverne, oii il le fit assassiner
lui-même'. Je n'ai pas poussé l'histoire jusque-là : et
après l'avoir peint trop vertueux pour l'engager dans un
parricide, j'ai cru que je pouvois me contenter de le
rendre maître de la vie de ceux qui le persécutoient, sans
le faire passer plus avant.
Je ne saurois dissimuler une délicatesse que j'ai sur la
mort de Clytemnestre, qu'Aristote nous propose pour
exemple des actions qui ne doivent point être changées.
Je veux bien avec lui qu'elle ne meure que de la main de
son fils Oreste ; mais je ne puis souffrir chez Sophocle
que ce fils la poignarde de dessein formé cependant
qu'elle est à genoux devant lui et le conjure de lui lais-
ser la vie'\ Je ne puis même pardonner à Electre, qui
passe pour une vertueuse opprimée dans le reste de la
pièce, l'inhumanité dont elle encourage son frère à ce
parricide. C'est un fils qui venge son père, mais c'est sur
sa mère qu'il le venge. Séleucus et Anliochus avoient
droit d'en faire autant dans Rodogune ; mais je n'ai osé
leur en donner la moindre pensée. Aussi notre maxime
de faire aimer nos principaux acteurs n'étoitpas de l'usage
des anciens^; et ces répubhcains avoient une si forte haine
1. Vah. (édit. de 1660 et de i663): Où il lui fit trouver la mort
qu'il lui destinoit.
2. Voyez la fin de VEIcclre de Sophocle.
3. Var. (édit. de 1660 et de i663): de nos anciens.
DE L.\ TRAGÉDIE. 8i
des rois, qu'ils voyoient avec plaisir des crimes dans les
plus innocents de leur race. Pour rectifier ce sujet à notre
mode, il faudroit qu'Oreste n'eût dessein que contre
Égisthe ; qu'un reste de tendresse respectueuse pour sa
mère lui en fit remettre la punition aux Dieux ; que cette
reine s'opiniâtrât à la protection de son adultère, et
qu'elle se mît entre son fils et lui si malheureusement
qu'elle reçût le coup que ce prince voudroit porter à cet
assassin de son père. Ainsi elle mourroit de la main de
son fils, comme le veut Aristote, sans que la barbarie
d'Oreste nous fît horreur, comme dans Sophocle, ni que
son action méritât des Furies vengeresses pour le tour-
menter, puisqu'il demeureroit innocent.
Le même Aristote nous autorise à en user de cette
manière, lorsqu'il nous apprend que le poêle n'est pas
obligé de traiter les choses comme elles se sont passées,
mais comme elles ont pu ou dû se passer, selon le vrai-
semblable ou le nécessaire \ Il répète souvent ces der-
niers mots-, et ne les explique jamais. Je tâcherai d'y
suppléer au moins mal qu'il me sera possible, et j'espère
qu'on me pardonnera si je m'abuse.
Je dis donc premièrement que cette liberté qu'il nous
laisse d'embellir les actions historiques par des inventions
vraisemblables n'emporte aucune défense de nous écar-
ter du vraisemblable dans le besoin. C'est un privilège
qu'il nous donne, et non pas une servitude qu'il nous im-
pose : cela est clair par ses paroles mêmes. Si nous pou-
vons traiter les choses selon le vraisemblable ou selon le
nécessaire, nous pouvons quitter le vraisemblable pour
1. <ï>av£pôv Si £•/. Tôjv sîpTi[JL£vwv xaî OTt où t6 xà ysvoijLSya X^yctv, xouto
TîoiTjTOÙ ïpyov èailv, âXk' oia av ys'votTO, xai xà ouvaxà y.axà x6 eI/.o; rj xo
âvayxaTov. (Aristote, Poétique, chap. ix, i.)
2. Particulièrement au chapitre xv, où ils sont répétés trois fois
de suite.
Corneille, i fi
82 DISCOURS
suivre le nécessaire ; et cette alternative met en notre
choix de nous servir de celui des deux que nous jugerons
le plus à propos.
Cette liberté du poëte se trouve encore en termes plus
formels dans le vingt et cinquième chapitre, qui contient
les excuses ou plutôt les justifications dont il se peut ser-
vir contre la censure : Il faut, dit-il, qu'il suive un de
ces trois moyens de traiter les choses, et qu'il les repré-
sente ou comme elles ont été', ou comme on dit qu'elles
ont été, ou comme elles ont dû être^ : par où il lui donne
le choix, ou de la vérité historique, ou de l'opinion
commune sur quoi la fable est fondée, ou de la vraisem-
blance. Il ajoute ensuite : «Si on le reprend de ce qu'il
n'a pas écrit les choses dans la vérité, qu'il réponde
qu'il les a écrites comme elles ont dû être; si on lui im-
pute de n'avoir fait ni l'un ni l'autre, qu'il se défende
sur ce qu'en publie l'opinion commune, comme en ce qu'on
raconte des Dieux, dont la plus grande partie n'a rien
de véritable. Et un peu plus bas : Quelquefois ce n'est
pas le meilleur qu'elles se soient passées de la manière
qu'il décrit'; néanmoins elles se sont passées effective-
ment de cette manière \ et par conséquent il est hors
de faute. Ce dernier passage montre que nous ne sommes
point obligés de nous écarter de la vérité pour donner
une meilleure forme aux actions de la tragédie par les
ornements de la vraisemblance, et le montre d'autant
1 . ' !•]"=; Y*P ^^"' i^-'-P-'T^'i ? ^ Tzoïr^TTji, oja;:£p av t] ÇioYpâço; tj Ttç aXXoç
Eixovo~oto;, âvoty/.r, [i.i[i.£ÎaOai tpiwv ûvtwv tÔv àpiOuôv É'v xt aeî • ^ yàp
oTa f,v ï) à'cTiv, fj O'ot ^aai xa; ôozEÎ, yj o:a Etvac oeT. (Arislôte, Poétique,
chap. XXV, I.)
2. Var. (cdit. (Je 16G0 et do i(303) : De la maniôre qu'il les dé
crit.
3. npô; Ô£ -ûûxot; Êàv £7itTi[i.atat 0x1 ojy. àXTjOfj, à/.X ' o'a Seî — Et Se
[jiTjOcXipw;, 0x1 o'jxto ça-7\v, O'ov xà ::£pt Oîàiv "lacoç 0£ où (BeT^xiov [aev,
àXX' oûxwi; £r/£. (Aristote, Poétique, chap. xxv, 6 et 7.)
DE LA TRAGEDIE. 83
plus fortement, qu'il demeure pour constant, par le se-
cond de ces trois passages, que l'opinion commune suffit
pour nous justifier quand nous n'avons pas pour nous la
vérité, et que nous pourrions faire quelque chose de mieux
que ce que nous faisons, si nous recherchions les beautés
de cette vraisemblance. Nous courons par là quelque
risque d'un plus foible succès ; mais nous ne péchons
que contre le soin que nous devons avoir de notre gloire,
et non pas contre les règles du théâtre.
Je fais une seconde remarque sur ces termes de vrai-
semblable et de nécessaire, dont l'ordre se trouve quel-
quefois renversé chez ce philosophe, qui tantôt dit, se-
lon le nécessaire ou le vraisemblable, et tantôt selon le
vraisemblable ou le nécessaire. D'où je tire une consé-
quence, qu'il y a des occasions où il faut préférer le vrai-
semblable au nécessaire, et d'autres où il faut préférer
le nécessaire au vraisemblable. La raison en est que ce
qu'on emploie le dernier dans les propositions alternatives
y est placé comme un pis aller, dont il faut se contenter
quand on ne peut arriver à l'autre, et qu'on doit faire
effort pour le premier avant que de se réduire au second,
où l'on n'a droit de recourir qu'au défaut de ce premier.
Pour éclaircir cette préférence mutuelle du vraisem-
blable au nécessaire, et du nécessaire au vraisemblable,
il faut distinguer deux choses dans les actions qui com-
posent la tragédie. La première consiste en ces actions
mêmes, accompagnées des inséparables circonstances
du temps et du lieu ; et l'autre en la liaison qu'elles ont
ensemble, qui les fait naître l'une de l'autre. En la pre-
mière, le vraisemblable est à préférer au nécessaire ; et
le nécessaire au vraisemblable, dans la seconde.
Il faut placer les actions où il est plus facile et mieux
séant qu'elles arrivent, et les faire arriver dans un loisir
raisonnable, sans les presser extraordinairement, si la
84 DISCOURS
nécessité de les renfermer dans un lieu et dans un jour
ne nous y oblige. J'ai déjà fait voir en l'autre Discours
que pour conserver l'unité de lieu, nous faisons parler
souvent des personnes dans une place publique ', qui vrai-
semblablement s'entretiendroient dans une chambre ; et
je m'assure que si on racontoit dans un roman ce que je
fais arriver dans le Cid, dans Polyeiicte, dans Pompée, ou
dans le Menteur, on lui donneroit un peu plus d'un jour
pour l'étendue de sa durée. L'obéissance que nous devons
aux règles de l'unité de jour et de lieu nous dispense alors
du vraisemblable, bien qu'elle ne nous permette pas
l'impossible ; mais nous ne tombons pas toujours dans
cette nécessité ; et la Suivante, Cinna, Théodore, et Ni-
comède, n'ont point eu besoin de s'écarter de la vrai-
semblance à regard du temps, comme ces autres poëmes.
Cette réduction de la tragédie au roman est la pierre
de touche pour démêler les actions nécessaires d'avec les
vraisemblables. Nous sommes gênés au théâtre par le
lieu, par le temps, et par les incommodités de la repré-
sentation, qui nous empêchent d'exposer à la vue beau-
coup de personnages tout à la fois, de peur que les uns
ne demeurent sans action, ou troublent^ celle des autres.
Le roman n'a aucune de ces contraintes : il donne aux
actions qu'il décrit tout le loisir qu'il leur faut pour arri-
ver ; il place ceux qu'il fait parler, agir ou rêver, dans une
chambre, dans une forêt, en place publique, selon qu'il
est plus à propos pour leur action particulière ; il a pour
cela tout un palais, toute une ville, tout un royaume,
toute la terre % où les promener; et s'il fait arriver ou
1. Il n'y a sur ce suji-t dans le pri^micr Discours qu'un passage
fort [Util important (voye/ p. f\i); mais la question est traitée tout au
long dans lus /ixa//itfn6', notamment dans celui de lu Galerie du Pulais.
2. V\R. (édit. di! iCGo et de iG63): ou ne troublent.
3. Ces trois derniers mots manquent dans l'édition de lOOo.
DE LA TRAGÉDIE. 85
raconter quelque chose en présence de trente personnes,
il en peut décrire les divers sentiments l'un après l'autre.
C'est pourquoi il n'a jamais aucune liberté de se dépar-
tir* de la vraisemblance, parce qu'il n'a jamais aucune
raison ni excuse légitime pour s'en écarter.
Comme le théâtre ne nous laisse pas tant de facilité
de réduire tout dans le vraisemblable, parce qu'il ne
nous fait rien savoir que par des gens qu'il expose à la
vue de l'auditeur en peu de temps, il nous en dispense
aussi plus aisément. On peut soutenir que ce n'est pas
tant nous en dispenser, que nous permettre une vraisem-
blance plus large ; mais puisque Aristote nous autorise à y
traiter les choses selon le nécessaire, j'aime mieux dire
que tout ce qui s'y passe d'une autre façon qu'il ne se pas-
seroit dans un roman n'a point de vraisemblance, à le bien
prendre, et se doit ranger entre les actions nécessaires.
V Horace en peut fournir quelques exemples"^: l'unité
de lieu y est exacte, tout s'y passe dans une salle. Mais
si on en faisoit un roman avec les mêmes particularités
de scène en scène que j'y ai employées, feroit-on tout
passer dans cette salle ? A la fin du premier acte, Curiace
et Camille sa maîtresse vont rejoindre le reste de la fa-
mille, qui doit être dans un autre appartement ; entre
les deux actes, ils y reçoivent la nouvelle de l'élection
des trois Horaces ; à l'ouverture du second, Curiace pa-
roît dans cette même salle pour l'en congratuler. Dans le
roman, il auroit fait cette congratulation au même lieu
où l'on en reçoit la nouvelle, en présence de toute la
famille, et il n'est point vraisemblable qu'ils s'écartent
eux deux pour cette conjouissance ; mais il est néces-
I. Var. (édit. de 1660) : de s'écarter.
3. Var. (édit. de 1660) : J'anticipe l'examen d'/Zomce pour en
donner des exemples.
86 DISCOURS
saire pour le théâtre ; et à moins que cela, les senti-
ments des trois Horaces, de leur père, de leur sœur, de
Curiace, et de Sabine, se fussent présentés à faire pa-
roître tous à la fois^ Le roman, qui ne fait rien voir, en
fût aisément venu à bout ; mais sur la scène il a fallu les
séparer, pour y mettre quelque ordre, et les prendre
l'un après Fautre, en commençant par ces deux-ci, que
j'ai été forcé de ramener dans cette salle sans vraisem-
blance. Cela passé, le reste de l'acte est tout à fait vrai-
semblable, et n'a rien qu'on fût obligé de faire arriver
d'une autre manière dans le roman. A la fin de cet acte,
Sabine et Camille, outrées de déplaisir, se retirent de
cette salle avec un emportement de douleur, qui vraisem-
blablement va renfermer leurs larmes dans leur chambre,
où le roman les feroit demeurer et y recevoir la nouvelle
du combat. Cependant, par la nécessité de les faire voir
aux spectateurs, Sabine quitte sa chambre au commen-
cement du troisième acte, et revient entretenir ses dou-
loureuses inquiétudes dans cette salle, où Camille la vient
trouver. Cela fait, le reste de cet acte est vraisemblable,
comme en l'autre ; et si vous voulez examiner avec cette
rigueur les premières scènes des deux derniers, vous
trouverez peut-être la même chose, et que le roman pla-
ceroit ses personnages ailleurs qu'en cette salle, s'ils en
étoient une fois sortis, comme ils en sortent à la fin de
chaque acte.
Ces exemples peuvent suffire pour expliquer comme
on peut traiter une action selon le nécessaire, quand on
ne la peut traiter selon le vraisemblable, qu'on doit tou-
jours préférer au nécessaire lorsqu'on ne regarde que les
actions en elles-mêmes.
Il n'en va pas ainsi de leur liaison qui les fait naître
I. Vah. (cdil (le iTifio) : tout à la fois.
DE LA TRAGÉDIE. 87
l'une de l'autre : le nécessaire y est à préférer au vrai-
semblable, non que cette liaison ne doive toujours être
vraisemblable, mais parce qu'elle est beaucoup meilleure
quand elle est vraisemblable et nécessaire tout ensemble.
La raison en est aisée à concevoir. Lorsqu'elle n'est que
vraisemblable sans être nécessaire, le poëme s'en peut
passer, et elle n'y est pas de grande importance ; mais
quand elle est vraisemblable et nécessaire, elle devient
une partie essentielle du poëme, qui ne peut subsister
sans elle. Vous trouverez dans Cinna des exemples' de ces
deux sortes de liaisons : j'appelle ainsi la manière dont
une action est produite jjar l'autre. Sa conspiration contre
Auguste est causée nécessairement par l'amour qu'il a pour
Emilie, parce qu'il la veut épouser, et qu'elle ne veut se
donner à lui qu'à cette condition. De ces deux actions,
l'une est vraie, l'autre est vraisemblable, et leur liaison
est nécessaire. La bonté d'Auguste donne des remords
et de l'irrésolution à Cinna : ces remords et cette irréso-
lution ne sont causés que vraisemblablement par cette
bonté, et n'ont qu'une liaison vraisemblable avec elle,
parce que Cinna pouvoit demeurer dans la fermeté, et
arriver à son but, qui est d'épouser Emilie. Il la consulte
dans cette irrésolution : cette consultation n'est que vrai-
semblable, mais elle est un effet nécessaire de son amour,
parce que s'il eût rompu la conjuration sans son aveu, il
ne fût jamais arrivé à ce but qu'il s'étoit proposé, et par
conséquent voilà une liaison nécessaire entre deux ac-
tions vraisemblables, ou si vous l'aimez mieux, une pro-
duction nécessaire d'une action vraisemblable par une
autre pareillement vraisemblable.
Avant que d'en venir aux définitions et divisions du
vraisemblable et du nécessaire, je fais encore une ré-
I. Var. (édit. de 1660): Cinna peut nous fournir des exemples.
88 DISCOURS
flexion sur les actions qui composent la tragédie, et trouve
que nous pouvons y en faire entrer de trois sortes, selon
que nous le jugeons à propos : les unes suivent l'histoire,
les autres ajoutent à l'histoire, les troisièmes falsifient
l'histoire. Les premières sont vraies, les secondes quel-
quefois vraisemblables et quelquefois nécessaires, et les
dernières doivent toujours être nécessaires.
Lorsqu'elles sont vraies, il ne faut point se mettre en
peine de la vraisemblance, elles n'ont pas besoin de son
secours. Tout ce qui s'est fait manifestement s'est pu
faire, dit Aristote, parce que, s'il ne s'étoit pu faire, il
ne se serait pas fait\ Ce que nous ajoutons à l'histoire,
comme il n'est pas appuyé de son autorilé, n'a pas cette
prérogative. Nous avons une pente naturelle, ajoute ce
philosophe, à croire que ce qui ne s'est point fait n''a pu
encore se faire^ ; et c'est pourquoi ce que nous inventons
a besoin delà vraisemblance la plus exacte qu'il est pos-
sible pour le rendre croyable.
A. bien peser ces deux passages, je crois ne m'éloigner
point de sa pensée quand j'ose dire, pour définir le vrai-
semblable, que c'est une chose manifestement possible
dans la bienséance, et qui n'est ni manifestement vraie ni
manifestement fausse. On en peut faire deux divisions,
l'une en vraisemblable général et particulier, l'autre en
ordinaire et extraordinaire.
Le vraisemblable général est ce que peut faire et qu'il
est à propos que fasse un roi, un général d'armée, un
amant, un ambitieux, etc. Le particulier est ce qu'a
pu ou dû faire Alexandre, César, Alcibiade, compatible
I. Ta 0£ yi'/rjij,sv(x, oavspôv oti ouvaxa ■ oùyào av Ifivtxo, £t rjv âoû-
vaia. (Aristote, Pnétiquc, chap. ix, 6.)
•>,. Ta jxàv O'Jv [j.T) ysvOjxEva outt'o 7tt(3T£U0(i£v etvat ouvaxâ. (/6(V/.) —
f Corneille a tort de dire « ajoute; » ces mots viennent dans Aristote
avant lu citation {)r('cc'denle.
DE LA TRAGÉDIE. 89
avec ce que l'histoire nous apprend de ses actions. Ainsi
tout ce qui choque l'histoire sort de cette vraisemblance,
parce qu'il est manifestement faux ; et il n'est pas vrai-
semblable que César, après la bataille de Pharsale, se soit
remis en bonne intelligence avec Pompée, ou Auguste
avec Antoine après celle d'Actium, bien qu'à parler en
termes généraux il soit vraisemblable que, dans une
guerre civile, après une grande bataille, les chefs des
partis contraires se réconcilient, principalement lorsqu'ils
sont généreux l'un et l'autre.
Cette fausseté manifeste, qui détruit la vraisemblance,
se peut rencontrer même dans les pièces qui sont toutes
d'invention. On n'y peut falsifier l'histoire, puisqu'elle
n'y a aucune part ; mais il y a des circonstances, des
temps et des lieux qui peuvent convaincre un auteur de
fausseté quand il prend mal ses mesures. Si j'introduisois
un roi de France ou d'Espagne sous un nom imaginaire,
et que je choisisse pour le temps de mon action un siècle
dont l'histoire eût marqué les véritables rois de ces deux
royaumes, la fausseté seroit toute visible ; et c'en seroit
une encore plus palpable si je plaçois Rome à deux lieues
de Paris, afin qu'on pût y aller et revenir en un même
jour. Il y a des choses sur qui le poëte n'a jamais aucun
droit. Il peut prendre quelque licence sur l'histoire, en
tant qu'elle regarde les actions des particuliers, comme
celle de César ou d'Auguste, et leur attribuer des actions
qu'ils n'ont pas faites, ou les faire arriver d'une autre
manière qu'ils ne les ont faites ; mais il ne peut pas ren-
verser la chronologie pour faire vivre Alexandre du temps
de César, et moins encore changer la situation des lieux,
ou les noms des royaumes, des provinces, des villes, des
montagnes, et des fleuves remarquables. La raison est
que ces provinces, ces montagnes, ces rivières, sont des
choses permanentes. Ce que nous savons de leur situation
go DISCOURS
étoit dès le commencement du monde ; nous devons pré-
sumer qu'il n'y a point eu de changement, à moins que
l'histoire le marque ; et la géographie nous en apprend
tous les noms anciens et modernes. Ainsi un homme se-
roit ridicule d'imaginer que du temps d'Abraham Paris
fut au pied des Alpes, ou que la Seine traversât l'Es-
pagne, et de mêler de pareilles grotesques dans une pièce
d'invention. Mais l'histoire est des choses qui passent, et
qui succédant les unes aux autres, n'ont que chacune un
moment pour leur durée, dont il en échappe beaucoup à
la connoissance de ceux qui l'écrivent. Aussi n'en peut-
on montrer aucune qui contienne tout ce qui s'est passé
dans les lieux dont elle parle, ni tout ce qu'ont fait ceux
dont elle décrit la vie. Je n'en excepte pas même les Coin-
mentaires de César, qui écrivoit sa propre histoire, et de-
voit la savoir toute entière. Nous savons quels pays ar-
rosoit le Rhône et la Seine avant qu'il vînt dans les
Gaules ; mais nous ne savons que fort peu de chose, et
peut-être rien du tout, de ce qui s'y est passé avant sa
venue. Ainsi nous pouvons bien y placer des actions que
nous feignons arrivées avant ce temps-là, mais non pas,
sous ce prétexte de fiction poétique et d'éloignement des
temps, y changer la distance naturelle d'un lieu à l'autre.
C'est de cette façon que Barclay en a usé dans son Arge-
nis\ où il ne nomme aucune ville ni fleuve de Sicile, ni
de nos provinces, que par des noms véritables, bien
que ceux de toutes les personnes qu'il y met sur le tapis
soient entièrement de son invention aussi bien que leurs
actions.
I. .lean Barclay, né à Pont-à-Mousson en iSSa, écrivit à Rome
son roman allégorique intitulé Anjenis, dans lequel il raconte sous
des noms supposés les intrigues politiques de la cour de France.
Il le dédia à Louis XIII le !«' juillet 1621, et mourut le 12 août
suivant.
DE LA TRAGÉDIE. 91
Aristote semble plus indulgent sur cet article, puisqu'il
trouve le poète excusable quand il pèche contre un autre
art que le sien, comme contre la médecine ou contre Vas-
trologie^. A quoi je réponds qu'il ne l'excuse que sous
cette condition qu'il arrive par là au but de son art, au-
quel il n'auroit pu arriver autrement; encore avoue-t-il
qu'il pèche en ce cas, et qu'il est meilleur de ne pécher
point du tout-. Pour moi, s'il faut recevoir cette excuse,
je ferois distinction entre les arts qu'il peut ignorer sans
honte, parce qu'il lui arrive rarement des occasions d'en
parler sur son théâtre, tels que sont la médecine et l'as-
trologie, que je viens de nommer, et les arts sans la con-
noissànce desquels, ou en tout ou en partie, il ne sauroit
établir de justesse dans aucune pièce, tels que sont la
géographie et la chronologie. Comme il ne sauroit repré-
senter aucune action sans la placer en quelque lieu et en
quelque temps, il est inexcusable s'il fait paroître de
l'ignorance dans le choix de ce lieu et de ce temps où il
la place.
Je viens à l'autre division du vraisemblable en ordi-
naire et extraordinaire : l'ordinaire est une action qui
arrive plus souvent, ou du moins aussi souvent que sa
contraire; l'extraordinaire est une action qui arrive, à la
vérité, moins souvent que sa contraire, mais qui ne laisse
pas d'avoir sa possibilité assez aisée pour n'aller point
jusqu'au miracle, ni jusqu'à ces événements singuliers qui
1 . E'. 5È z6 7:poc).£<36a'. [i./] opOfî)?, à).),à xôv î' 7:7:0V aaow ta oeçtà Tcpo-
SeSXrjxOTa rj z6 xaQ' lxa(itr;v xiy/ri'/ àaacpxr,tjia, oiov tÔ xat' '!a-:ptx7]v ^
aXXriv Tc'/VTjv, T^aoûvaxa ::£7:o;r;Tat ÔTZOïaoOv, où xa9' lauTr//. (Aristote,
Poétique, chap. xxv, ^.)
2. npwxov [j.l;v yâp, av ta 7:p6; ajTr]v T7]v Tc'/vr)v âoJvaxa T.z7:Q<.r\Z(x.'.,
r)[j.âpT7]Tat. 'AXX' ôp9wç £70'., et Tuy/avoi to'j tî'Xou; toCÎ auxrj';. Eî [Aev—
TOI TO -ztkoc, r\ jj.àÂXov t\ rjxTOv Ivsor/cxo Û7rap/£!v xai xaxà xt]v T:£pl xoû-
xwv ziyvriv f;[JLâpT7]Xat, oùx ôpôw; • 0£Î y*?, s! Ivoê'y £xat, oXwç (i.r)5a[i^
f,|jLapx^a6a[. {Ibid., 5.)
92 DISCOURS
servent de matière aux tragédies sanglantes par l'appui
qu'ils ont de l'histoire ou de l'opinion commune, et qui
ne se peuvent tirer en exemple que pour les épisodes de
la pièce dont ils font le corps, parce qu'ils ne sont pas
croyables à moins que d'avoir cet appui. Aristote donne
deux idées ou exemples généraux de ce vraisemblable
extraordinaire : l'un d'un homme subtil et adroit qui
se trouve trompé par un moins subtil que lui ; l'autre
d'un foible qui se bat contre un plus fort que lui et en
demeure victorieux, ce qui surtout ne manque jamais à
être bien reçu quand la cause du plus simple ou du plus
foible est la plus équitable'. Il semble alors que la justice
du ciel ait présidé au succès, qui trouve d'ailleurs une
croyance d'autant plus facile qu'il répond aux souhaits
de l'auditoire, qui s'intéresse toujours pour ceux dont le
procédé est le meilleur. Ainsi la victoire du Cid contre le
Comte se trouveroit dans la vraisemblance extraordinaire,
quand elle ne seroit pas vraie. // est vraisemblable, dit
notre docteur, <pie beaucoup de choses arrivent contre le
vraisemblable-; et puisqu'il avoue par là que ces effets
extraordinaires arrivent contre la vraisemblance, j'aime-
rois mieux les nommer simplement croyables, et les
ranger sous le nécessaire, attendu qu'on ne s'en doit
jamais servir sans nécessité.
On peut m'objecter que le même philosophe dit qu'au
regard de la poésie on doit préférer l'impossible croyable
au possible incroyable ^ et conclure de là que j'ai peu de
raison d'exiger du vraisemblable, [)ar la définition que
j'en ai faite, qu'il soit manifestement possible pour être
I. Voyez Aristote, Poétique, chap. xviii, 6.
3. E'.xo; yàp -/.ai Tzocpà. tô cîy.ôç ^EviiOai. (Aristote, Pnél.iqur. clia-
pitrc XXV, i'^; voyez aussi chap. xviii, 6.)
3. I FpoatoEîTOa^ T£ Ssî otoûvaTa e'.y.oTK uàXXov t] ouvatà àîrtOava. (76;//. ,
cliaji. XXIV, lo.)
DE LA TRAGÉDIE. gS
croyable, puisque selon Aristote il y a des choses im-
possibles qui sont croyables.
Pour résoudre cette difficulté, et trouver de quelle
nature est cet impossible croyable dont il ne donne au-
cun exemple, je réponds qu'il y a des choses impossibles
en elles-mêmes qui paroissent aisément possibles, et par
conséquent croyables, quand on les envisage d'une autre
manière. Telles sont toutes celles où nous falsifions l'his-
toire. Il est impossible qu'elles soient passées * comme
nous les représentons, puisqu'elles se sont passées autre-
ment, et qu'il n'est pas au pouvoir de Dieu même de rien
changer au passé ; mais elles paroissent manifestement
possibles quand elles sont dans la vraisemblance géné-
rale, pourvu qu'on les regarde détachées de l'histoire, et
qu'on veuille oublier pour quelque temps ce qu'elle dit
de contraire à ce que nous inventons. Tout ce qui se
passe dans Nicomède est impossible, puisque l'histoire
porte qu'il fit mourir son père sans le voir, et que ses
frères du second lit étoient en otage à Rome lorsqu'il
s'empara du royaume. Tout ce qui arrive dans Héraclius
ne l'est pas moins, puisqu'il n'étoit pas fils de Maurice,
et que bien loin de passer pour celui de Phocas et être
nourri comme tel chez ce tyran, il vint fondre sur lui
à force ouverte des bords de l'Afrique, dont il étoit
gouverneur, et ne le vit peut-être jamais. On ne prend
point néanmoins pour incroyables les incidents de ces
deux tragédies ; et ceux qui savent le désaveu qu'en fait
l'histoire la mettent aisément à quartier - pour se plaire
à leur représentation, parce qu'ils sont dans la vrai-
semblance générale, bien qu'ils manquent de la par-
ticulière.
1. Var. (édit. de 1660) : Se soient passées.
2. Mettre à quartier, mettre à l'écart, mettre décote.
g/i DISCOURS
Tout ce que la fable nous dit de ses Dieux et de ses
métamorphoses est encore impossible, et ne laisse pas
d'être croyable par l'opinion commune, et par cette
vieille traditive ^ qui nous a accoutumés à en ouïr parler.
Nous avons droit d'inventer même sur ce modèle, et de
joindre des incidents également impossibles à ceux que
ces anciennes erreurs nous prêtent. L'auditeur n'est
point trompé de son attente, quand le titre du poëme
le prépare à n'y voir rien que d'impossible en effet ; il y
trouve tout croyable ; et cette première supposition faite
qu'il est des Dieux, et qu'ils prennent intérêt et font com-
merce avec les hommes, à quoi il vient tout résolu, il n'a
aucime difficulté à se persuader du reste.
Après avoir tâché d'éclaircir ce que c'est que le vrai-
semblable, il est temps que je hasarde une définition du
nécessaire dont Aristote parle tant, et qui seul nous peut
autoriser à changer l'histoire et à nous écarter de la vrai-
semblance. Je dis donc que le nécessaire, en ce qui re-
garde la poésie, n'est autre chose que le besoin da poète
pour arriver à son but ou pour y faire arriver ses ac-
teurs. Cette définition a son fondement sur les diverses
acceptions du mot grec àvaY/.xT:v, qui ne signifie pas tou-
jours ce qui est absolument nécessaire, mais aussi quel-
quefois ce qui est seulement utile à parvenir à quelque
chose.
Le but des acteurs est divers, selon les divers desseins
que la variété des sujets leur donne. Un amant a celui de
posséder sa maîtresse; un ambitieux, de s'emparer d'une
couronne ; un homme offensé, de se venger ; et ainsi des
autres. Les choses qu'ils ont besoin de faire pour y arri-
ver constituent ce nécessaire, qu'il faut préférer au vrai-
semblable, ou pour parler plus juste, qu'il faut ajouter
1. Tradiliue, IradiUon, cliosc apprise par Iradilioii.
DE LA TRAGÉDIE. gS
au vraisemblable dans la liaison des actions, et leur dé-
pendance Tune de l'autre. Je pense m'être déjà assez
expliqué là-dessus ; je n'en dirai pas davantage.
Le but du poëte est de plaire selon les règles de son
art. Pour plaire, il a besoin quelquefois de rehausser
Téclat des belles actions et d'exténuer Fborreur des fu-
nestes. Ce sont des nécessités d'embellissement où il
peut bien choquer la vraisemblance particulière par quel-
que altération de l'histoire, mais non pas se dispenser
de la générale, que rarement, et pour des choses qui
soient de la dernière beauté, et si brillantes, qu'elles
éblouissent. Surtout il ne doit jamais les pousser au delà
de la vraisemblance extraordinaire, parce que ces orne-
ments qu'il ajoute de son invention ne sont pas d'une
nécessité absolue, et qu'il fait mieux de s'en passer tout
à fait que d'en parer son poëme contre toute sorte de
vraisemblance. Pour plaire selon les règles de son art, il
a besoin de renfermer son action dans l'unité de jour et
de lieu ; et comme cela est d'une nécessité absolue et
indispensable, il lui est beaucoup plus permis sur ces
deux articles que sur celui des embellissements.
Il est si malaisé qu'il se rencontre dans l'histoire ni
dans l'imagination des hommes quantité de ces événe-
ments illustres et dignes de la tragédie, dont les délibé-
rations et leurs effets puissent arriver en un même lieu
et en un même jour, sans faire un peu de violence à
l'ordre commun des choses, que je ne puis croire cette
sorte de violence tout à fait condamnable, pourvu qu'elle
n'aille pas jusqu'à l'impossible. Il est de beaux sujets oiî
on ne la peut éviter ; et un auteur scrupuleux se priveroit
d'une belle occasion de gloire, et le public de beaucoup
de satisfaction, s'il n'osoit s'enhardir à les mettre sur le
théâtre, de peur de se voir forcé à les faire aller plus vite
que la vraisemblance ne le permet. Je lui donnerois en
96 DISCOURS
ce cas un conseil que peut-être il trouveroit salutaire :
c'est de ne marquer aucun temps prétîx dans son poëme,
ni aucun lieu déterminé où il pose ses acteurs. L'imagi-
nation de l'auditeur auroit plus de liberté de se laisser
aller au courant de Faction, si elle n'étoit point fixée par
ces marques ; et ' il pourroit ne s'apercevoir pas de cette
précipitation, si elles ne l'en faisoient souvenir, et n'y
appliquoient son esprit malgré lui. Je me suis toujours
repenti d'avoir fait dire au Roi, dans le Cid, qu'il vouloit
que Rodrigue se délassât une heure ou deux après la dé-
faite des Maures avant que de combattre don Sanche ; je
l'avois fait pour montrer que la pièce étoit dans les vingt-
quatre heures ; et cela n'a servi qu'à ayertir les specta-
teurs de la contrainte avec laquelle je l'y ai réduite. Si
j'avois fait résoudre ce combat sans en désigner l'heure,
peut-être n'y auroit-on pas pris garde.
Je ne pense pas que dans la comédie le poëte ait cette
liberté de presser son action, par la nécessité de la ré-
duire dans l'unité de jour. Aristole veut que toutes les
actions qu'il y fait entrer soient vraisemblables, et n'a-
joute point ce mot : ou nécessaires, comme pour la tra-
gédie. Aussi la différence est assez grande entre les
actions de l'une et celles de l'autre. Celles de la comédie
partent de personnes communes, et ne consistent qu'en
intriques d'amour et en fourberies, qui se développent
si aisément en un jour, qu'assez souvent, chez Plante et
chez ïérence, le temps de leur durée excède à peine
celui de leur représentation ; mais dans la tragédie les
atlaires publiques sont mêlées d'ordinaire avec les inté-
rêts particuliers des personnes illustres qu'on y fait pa-
roître ; il y entre des batailles, des prises de villes, de
grands périls, des révolutions d'Etats; et luul cela va
1. Le mol el no se trouve pas dans IV'dilion de lOOo.
DE L.\ TRAGEDIE.
97
malaisément avec la promptitude que la règle nous oblige
de donner à ce qui se passe sur la scène.
Si vous me demandez jusqu'où' peut s'étendre cette
liberté qu'a le poëte d'aller contre la vérité et contre la
vraisemblance, par la considération du besoin qu'il en a,
j'aurai de la peine à vous faire une réponse précise. J'ai
fait voir qu'il y a des choses sur qui nous n'avons aucun
droit; et pour celles où ce privilège peut avoir lieu, il
doit être plus ou moins resserré, selon que les sujets sont
plus ou moins connus. Il m'étoit beaucoup moins permis
dans Horace et dans Pompée, dont les histoires ne sont
ignorées de personne, que dans Rodogune et dans Nico-
mède, dont peu de gens savoient les noms avant que je
les eusse mis sur le théâtre. La seule mesure qu'on y
peut prendre, c'est que tout ce qu'an y ajoute à l'his-
toire, et tous les changements qu'on y apporte, ne soient
jamais plus incroyables que ce qu'on en conserve dans
le même poëme. C'est ainsi qu'il faut entendre ce vers
d'Horace touchant les fictions d'ornement:
Ficta voluptatis causa sint proxiina veris ^,
et non pas en porter la signification jusqu'à celles^ qui
peuvent trouver quelque exemple dans l'histoire ou dans
la fable, hors du sujet qu'on traite. Le môme Horace dé-
cide la question, autant qu'on la peut décider, par cet
autre vers avec lequel je finis ce discours :
....Dabilurque licentia sumpta pudenter''.
Servons-nous-en donc avec retenue, mais sans scrupule ;
et s'il se peut, ne nous en servons point du tout : il vaut
mieux n'avoir point besoin de grâce que d'en recevoir.
1. \ar. (édit. de i66o-i664) : jusques où.
2. Horace, Art poétique, v. 338.
3. Var. (édit. de 1660-166A) : jusques à celles.
l^. Horace, Art Poétique, v. 5i.
Corneille, i 1
DISCOURS
DES TROIS UNITÉS
d'action, de jour, ef de lieu.
Les deux discours précédents, et Pexamen des pièces
de théâtre' que contiennent mes deux premiers volumes,
m'ont fourni tant d'occasions d'expliquer ma pensée sur
ces matières, qu'il m'en resteroit peu de chose à dire, si
je me défendois absolument de répéter.
Je tiens donc, et je l'ai déjà dit, que l'unité d'action
consiste, dans la comédie, en l'unité d'intrique, ou d'ob-
stacle aux desseins des principaux acteurs, et en l'yjiité
de péril dans la tragédie, soit que son héros y succombe,
soit qu'il en sorte. Ce n'est pas que je prétende qu'on ne
puisse admettre plusieurs périls dans l'une, et phisicurs
intriques ou obstacles dans l'autre, pourvu que de l'un
on tombe nécessairement dans l'autre ; car alors la sortie
du premier péril ne rend point Taclion complète, puis-
qu'elle en attire un second ; et l'éclaircissement d'un
intrique ne met point les acteurs en repos, puisqu'il les
embarrasse dans un nouveau. Ma mémoire ne me four-
nit point d'exemples anciens de cette mnlliplicité de pé-
rils attachés l'un à l'autre qui ne détruit point l'unité
d'action; mais j'en ai marqué la duplicité indépendante
pour un déiaut dans Horace et dans Théodore, dont il
n'est point besoin que le premier tue sa sœur au sortir
de sa victoire, ni que l'autre s'offre au martyre après
I. Var. (cdil. de 1660) : de seize pitccs de lliéitre.
DISCOURS DES TROIS UNITÉS. 99
aAoir échappé la prostitution; et je me trompe fort si
la mort de Polyxène et celle d'Astyanax, dans la Troade
de Sénèque, ne font la même irrégularité.
En second lieu, ce mot d'unité d'action ne veut pas
dire que la tragédie n'en doive faire qu'une sur le
théâtre. Celle que le poëte choisit pour son sujet doit
avoir un commencement, un milieu et une fin ; et ces
trois parties non-seulement sont autant d'actions qui
aboutissent à la principale, mais en outre chacune d'elles
en peut contenir plusieurs avec la même subordination.
Il n'y doit avoir qu'une action complète, qui laisse l'es-
prit de l'auditeur dans le calme ; mais elle ne peut le
devenir que par plusieurs autres imparfaites, qui lui ser-
vent d'acheminements, et tiennent cet auditeur dans une
agréable suspension. C'est ce qu'il faut pratiquer à la fin
de chaque acte pour rendre Faction continue. Il n'est
pas" besoin qu'on sache précisément tout ce que font
les acteurs durant les intervalles qui les séparent, ni
même qu'ils agissent lorsqu'ils ne paroissent point sur
le théâtre ; mais il est nécessaire que chaque acte laisse
une attente de quelque chose qui se doive faire dans
celui qui le suit.
Si vous me demandiez ce que fait Cléopatre dans
Rodogune, depuis qu'elle a quitté ses deux fils au se-
cond acte jusqu'à ce qu'elle rejoigne Antiochus au qua-
trième, je serois bien empêché à vous le dire, et je
ne crois pas être obligé à en rendre compte ; mais la
fin de ce second prépare à voir un eff'ort de l'amitié
des deux frères pour régner, et dérober Rodogune à la
haine envenimée de leur mère. On en voit l'effet dans
le troisième, dont la fin prépare encore à voir un
autre effort d'Antiochus pour regagner ces deux en-
nemies l'une après l'autre, et à ce que fait Séleucus
dans le quatrième, qui oblige cette mère dénaturée à
loo DISCOURS
résoudre et faire attendre ce qu'elle tâche d'exécuter au
cinquième.
Dans le Menteur, tout l'intervalle du troisième au qua-
trième vraisemblablement se consume à dormir par tous
les acteurs ; leur repos n'empêche pas toutefois la conti-
nuité d'action entre ces deux actes, parce que ce troisième
n'en a point de complète. Dorante le finit par le dessein
de chercher des moyens de rega2:ner l'esprit de Lucrèce ;
et dès le commencement de l'autre il se présente pour
tâcher de parler à quelqu'un de ses gens, et prendre
roccasion de l'entretenir elle-même si elle se montre.
Quand je dis qu'il n'est pas besoin de rendre compte de
ce que font les acteurs cependant qu'ils n'occupent point
la scène, je n'entends pas dire qu'il ne soit quelquefois
fort à propos de le rendre, mais seulement qu'on n'y est
pas obligé, et qu'il n'en faut prendre le soin que quand
ce qui s'est fait derrière le théâtre sert à l'intelligence de
ce qui se doit faire devant les spectateurs. Ainsi je ne dis
rien de ce qu'a fait Cléopatre depuis le second acte jus-
ques au quatrième, parce que durant tout ce temps-là elle
a pu ne rien faire d'important pour l'action principale que
je prépare ; mais je fais connoître, dès le premier vers du
cinquième, qu'elle a employé tout l'intervalle d'entre ces
deux derniers à tuer Séleucus, parce que celte mort fait
une partie de l'action. C'est ce qui me donne lieu de re-
marquer que le poëte n'est pas tenu d'exposer à la vue
toutes les actions particulières qui amènent à la princi-
pale : il doit choisir celles qui lui sont les plus avanta-
geuses à faire voir, soit par la beauté du sj)cclacle, soit
par l'éclat et la véhémence des passions qu'elles produi-
sent, soit par quelque autre agrément qui leur soit atta-
ché, et cacher les autres derrière la scène, pour les faire
connoître au spectateur, ou par une narration, ou par
quoique autre adresse de l'art; surtout il doit se souvenir
DES TROIS UNITES. loi
que les unes et les autres doivent avoir une telle liaison
ensemble, que les dernières soient produites par celles
qui les précèdent, et que toutes ayent leur source dans la
protase que doit fermer le premier acte. Cette règle que
j'ai établie dès le premier Discours', bien qu'elle soit nou-
velle et contre Tusage des anciens, a son fondement sur
deux passages d'Aristote. En voici le premier : Il y a
grande dijjérence, dit-il, entre les événements qui vien-
nent les uns après les autres, et ceux qui viennent les uns
à cause des autres^-. Les Maures viennent dans le Cid
après la mort du Comte, et non pas à cause de la mort du
Comte; et le pêcheur vient dans Don Sanche après qu'on
soupçonne Carlos d'être le prince dWragon, et non pas à
cause qu'on l'en soupçonne; ainsi tous les deux sont con-
damnables. Le second passage est encore plus formel, cl
porte en termes exprès, que tout ce qui se passe dans la
tragédie doit arriver nécessairement ou vraisemblable-
ment de ce qui l'a précédé^.
La liaison des scènes qui unit toutes les actions parti-
culières de chaque acte l'une avec l'autre, et dont j'ai
parlé en l'examen de la Suivante, est un grand ornement
dans un poëme, et qui sert beaucoup à former une con-
tinuité d'action par la continuité de la représentation ;
mais enfin ce n'est qu'un ornement et non pas une règle.
Les anciens ne s'y sont pas toujours assiijettis, bien que
la plupart de leurs actes ne soient chargés que de deux
ou trois scènes ; ce qui la rendoit bien plus facile pour
eux que pour nous, qui leur en donnons quelquefois jus-
I . Voyez plus haut, p. ^2 et suivantes.
3. Aiaœ^pat j-àp ::oXù ytvsaôat totos 8ià tscoe, f] [xsià tocoô. (Aristotc,
poétique, chap. x, 3.)
3. TaOra oà 0£Ï y;v£a6a; IÇ ajT^; rfj; auiTaoî'jj; toCÎ (jl'jGou, witô Ix. tûv
Tîpov^YEvriaevcjv U'jfjioaivciv fj IÇ àvâvy.rj; ^ xa-cà xô Er/io; -^i^^iafiot'. TaOïa-
(Aristote, poétique, ctiap. x, 3.)
103 DISCOURS
qu'à neuf ou dix. Je ne rapporterai que deux exemples
du mépris qu'ils en ont fait : l'un est de Sophocle dans
VAjax, dont le monologue, avant que de se tuer, n'a au-
cune liaison avec la scène qui le précède, ni avec celle
qui le suit ; l'autre est du troisième acte de l'Eunuque, de
Térence, oii celle d'Antiphon seul n'a aucune communi-
cation avec Chrêmes et Pythias, qui sortent du théâtre
quand il y entre. Les savants de notre siècle, qui les ont
pris pour modèles dans les tragédies qu'ils nous ont lais-
sées, ont encore phis négligé cette liaison qu'eux; et il ne
faut que jeter l'œil sur celles de Buchanan ', de Grotius" et
de Heinsius% dont j'ai parlé dans l'examen de Polyeucte,
pour en demeurer d'accord. Nous y avons tellement ac-
coutumé nos spectateurs, qu'ils ne sauroient plus voir une
scène détachée sans la marquer pour un défaut: l'œil et
l'oreille même s'en scandalisent avant que l'esprit y ayepu
faire de réflexion. Le quatrième acte de Cinna demeure
au-dessous des autres par ce manquement ; et ce qui
n'étoit point une règle autrefois l'est devenu maintenant
par l'assiduité de la pratique.
1. George Buchanan, pocte et historien, ne en i5o6 à Klikerne,
en Ecosse, mort à t^flimhourg, le ?.8 septembre iSSa, est auteur de
deux tragédies latines: un JcpIUé qu'il dédia en i55i au maréchal
de Brissac, et qui fut traduit par Pierre Brinon, conseiller au Par-
lement de Normandie, et divisé par lui en sept actes, eliui Saint Jean-
Baptiste.
2. Grotius, dont le véritable nom est Hugues de Groot, ne à
Delft le lo avril i583 et mort dans la nuit du 28 au 29 août iG/iS,
est célèbre comme ériidit et comme publiciste. Il a écrit trois tragé-
dies latines : la première sur la chute d'Adam, Adamus exsul; la
seconde sur la Passion, Christus pa tiens ; la troisième sur l'élévation
de Joseph, Sophompanras, c'est-à dire le Sauveur du monde.
3. Daniel lleinsius, illustre philologue, né à Gand en i5<So,
mort à Lcydc le 28 février if)05, est auteur d'un Ilerodcs infanti-
cida, vivement critiqué par Balzac, mais qui n'en fut pas moins fort
admiré.
DES TROIS UNITÉS. io3
J'ai parlé de trois sortes de liaisons dans cet examen de
la Suivante : j'ai montré aversion pour celles de bruit,
indulgence pour celles de vue, estime pour celles de pré-
sence et de discours ; et dans ces dernières j'ai confondu
deux choses qui méritent d'être séparées. Celles qui sont
de présence et de discours ensemble ont sans doute toute
l'excellence dont elles sont capables ; mais il en est de
discours sans présence, et de présence sans discours, qui
ne sont pas dans le même degré. Un acteur qui parle à
un autre d'un lieu caché, sans se montrer, fait une liaison
de discours sans présence, qui ne laisse pas d'être fort
bonne ; mais cela arrive fort rarement. Un homme qui
demeure sur le théâtre, seulement pour entendre ce que
diront ceux qu'il y voit entrer, fait une liaison de pré-
sence sans discours, qui souvent a mauvaise grâce, et
tombe dans une affectation mendiée, plutôt pour remplir
ce nouvel usage qui passe en précepte, que pour aucun
besoin qu'en puisse avoir le sujet. Ainsi dans le troisième
acte de Pompée, Achorée, après avoir rendu compte à
Gharmion de la réception que César a faite au Roi quand
il lui a présenté la tête de ce héros, demeure sur le théâ-
tre, oii il voit venir l'un et l'autre, seulement pour en-
tendre ce qu'ils diront, et le rapporter à Cléopatre. Am-
mon ' fait la même chose au quatrième d'Andromède, en
faveur de Phinée, qui se retire à la vue du Roi et de toute
sa cour, qu'il voit arriver. Ces personnages qui deviennent
muets lient assez mal les scènes, oiî ils ont si peu départ
qu'ils n'y sont comptés pour rien. Autre chose est quand
ils se tiennent cachés pour s'instruire de quelque secret
I . Dans les éditions publiées par Pierre Corneille on lit ici et un
peu plus loin, au lieu de ce nom, celui de Timante, autre person-
nage d' Andromède ; mais c'est par suite d'une confusion évidente.
Elle n'a pas échappé à Thomas Corneille; en 1692 il a corrigé ce
passage, et son texte a été suivi par tous les éditeurs.
io4 DISCOURS
d'importance par le moyen de ceux qui parlent, et qui
croient n'être entendus de personne; car alors l'intérêt
qu'ils ont à ce qui se dit, joint aune curiosité raisonnable
d'apprendre ce qu'ils ne peuvent savoir d'ailleurs, leur
donne grande part en l'action malgré leur silence ; mais,
en ces deux exemples, Ammon et Achorée mêlent une
présence si froide aux scènes qu'ils écoutent, qu'à ne rien
déguiser, quelque couleur que je leur donne pour leur
servir de prétexte, ils ne s'arrêtent que pour les lier avec
celles qui les précèdent, tant Tune et l'autre pièce s'en
peut aisément passer.
Bien que l'action du poëme dramatique doive avoir son
unité, il y faut considérer deux parties : le nœud et le
dénouement. Le nœud est composé, selon Aristotc, en par-
tie de ce qui s'est passé hors du théâtre avant le commen-
cement de l'action qu'on y décrit et en partie de ce qui
s'y passe ; le reste appartient au dénouem.ent. Le change-
ment d'une fortune en l'autre fait la séparation de ces
deux parties. Tout ce qui le précède est de la première ;
et ce changement avec ce qui le suit regarde l'autre '. Le
nœud dépend entièrement du choix et de l'imagination
industrieuse du poëte ; et Ton n'y peut donner de règle,
sinon qu'il y doit ranger toutes choses selon le vraisem-
blable ou le nécessaire, dont j'ai parlé dans le second
Discours ; à quoi j'ajoute un conseil, de s'embarrasser le
moins qu'il lui est possible de choses arrivées avant l'ac-
tion qui se représente. Ces narrations importunent d'or-
dinaire, parce qu'elles ne sont pas attendues, et qu'elles
gênent l'esprit de l'auditeur, qui estobligéde charger sa
f, Xût'.i;. Ac'yoj 0£ Oc'aiv [aÈv S'.vat Tr;v a-' «p/TJ; [Xc'/pt toutou tou [xecouço
È'a/aTo'v ÈiTiv, Èç ou tj.£Taoa{va cï; ouaTu/t'avrj £t; eÙTu/iav, Àûcjtv 81 Tr^v
ar.o T^; ip"/^i? "Jj; a£Ta6o(Tc(o; P-'/P- tô'Xouç. (Aristote, Poétique, cha-
pitre XVIII, I.)
DES TROIS UNITÉS. m5
mémoire de ce qui s'est fait dix ou douze ans auparavant*,
pour comprendre ce qu'il voit représenter ; mais celles
qui se font des choses qui arrivent et se passent derrière
le théâtre, depuis l'action commencée, font toujours un
meilleur effet, parce qu'elles sont attendues avec quelque
curiosité, et font partie de cette action qui se représente.
Une des raisons qui donne tant d'illustres suffrages à
Cinna pour le mettre au-dessus de ce que j'ai fait, c'est
qu'il n'y a aucune narration du passé, celle qu'il fait de
sa conspiration à Emilie étant plutôt un ornement qui
chatouille l'esprit des spectateurs qu'une instruction né-
cessaire de particularités qu'ils doivent savoir et impri-
mer dans leur mémoire pour l'intelligence de la suite.
Emilie leur fait assez connoître dans les deux premières
scènes qu'il conspiroit contre Auguste en sa faveur ; et
quand Cinna lui diroit tout simplement que les conjurés
sont prêts au lendemain, il avanceroit autant pour l'action
que par les cent vers qu'il emploie à lui rendre compte?
et de ce qu'il leur a dit, et de la manière dont ils l'ont
reçu. Il y a des intrigues qui commencent dès la nais-
sance du héros, comme celui d'Héracliiis ; mais ces grands
efforts d'imagination en demandent un extraordinaire à
l'attention du spectateur, et l'empêchent souvent de pren-
dre un plaisir entier aux premières représentations, tant
ils le fatiguent.
Dans le dénouement je trouve deux choses à éviter, le
simple changement de volonté, et la machine. 11 n'y a
pas grand artifice à finir un poëme, quand celui qui a fait
obstacle aux desseins des premiers acteurs, durant quatre
actes, en désiste au cinquième, sans aucun événement
notable qui l'y oblige: j'en ai parlé au premier Dis-
1. Var. (édit. de 1660 et de i663) : de ce qui s'est fait il y a dix
ou douze ans.
io6 DISCOURS
cours', et n'y ajouterai rien ici. La machine n'a pas plus
d'adresse quand elle ne sert qu'à faire descendre un Dieu
pour accommoder toutes choses, sur le point que les acteurs
ne savent plus comment les terminer. C'est ainsi qu'Apol-
lon agit dans VOreste : ce prince et son ami Pylade, ac-
cusés par Tyndare et Ménélas delà mort de Clytemnestre,
et condamnés à leur poursuite, se saisissent d'Hélène et
d'Hermione : ils tuent ou croient tuer la première, et
menacent d'en faire autant de l'autre, si on ne révoque
l'arrêt prononcé contre eux. Pour apaiser ces troubles,
Euripide ne cherche point d'autre finesse que de faire
descendre Apollon du ciel, qui d'autorité absolue or-
donne qu'Oreste épouse Hermione, et Pylade Electre ; et
de peur que la mort d'Hélène n'y servît d'obstacle, n'y
ayant pas d'apparence qu'Hermione épousât Oreste qui
venoit de tuer sa mère, il leur apprend qu'elle n'est pas
morte, et qu'il l'a dérobée à leurs coups, et enlevée au
ciel dans l'instant qu'ils pensoient la tuer. Cette sorte de
machine est entièrement hors de propos, n'ayant aucun
fondement sur le reste de la pièce, et fait un dénouement
vicieux. Mais je trouve un peu de rigueur au sentiment
d'Aristote, qui met en même rang le char dont Médée se
sert pour s'enfuir de Gorinthe après la vengeance qu'elle
a prise de Créon. Il me semble que c'en est un assez
grand fondement que de Tavoir faite magicienne, et d'en
avoir rapporté dans le poëme des actions autant au-des-
sus des forces de la nature que celle-là. Après ce qu'elle
a fait pour Jason à Colchos, après qu'elle a rajeuni son
père Eson depuis son retour, a[)rès qu'elle a attaché des
feux invisibles au présent qu'elle a fait à Creuse, ce char
volant n'est point hors de la vraisemblance; et ce poëme
n'a point besoin (Taulre préparation pour cet ellct cxira-
I. Voyez. [iliiR li;iut, p. 'aS.
DES TROIS UNITÉS 107
ordinaire. Sénèque lui en donne une par ce vers, que
Médée dit à sa nourrice :
Tum quoque ipsa corpus hinc mecum aveham^ ;
et moi, par celui-ci qu'elle dit à Egée :
Je vous suivrai demain par un chemin nouveau 2.
Ainsi la condamnation d'Euripide, qui ne s'y est servi
d'aucune précaution, peut être juste, et ne retomber ni
sur Sénèque, ni sur moi ; et je n'ai point besoin de con-
tredire Aristote pour me justifier sur cet article.
De l'action je passe aux actes, qui en doivent contenir
chacun une portion, mais non pas si égale qu'on n'en
réserve plus pour le dernier que pour les autres, et qu'on
n'en puisse moins donner aux premiers qu'aux autres. On
peut même ne faire autre chose dans ce premier que'^
peindre les mœurs des personnages, et marquer à quel
point ils en sont de l'histoire qu'on va représenter ^.
Aristote n'en prescrit point le nombre ; Horace le borne
à cinq ; et bien qu'il défende d'y en mettre moins ^ les
Espagnols s'opiniàtrent à l'arrêter à trois, et les Italiens
font souvent la même chose. Les Grecs les distinguoient
par le chant du chœur, et comme je trouve lieu de croire
qu'en quelques-uns de leurs poëmes ils le faisoient chan-
ter plus de quatre fois, je ne A'oudrois pas répondre
qu'ils ne les poussassent jamais au delà de cinq. Cette
1. Vers974- — 2. Vers 1279.
3. Vak. (édit. de 1660-166/i) : On peut même n'y faire autre
chose que, etc.
4- Var. (édit. de 1660 et de i663) : Qu'on va représenter et qui
a quelquefois commencé longtemps auparavant.
5. Neve minor, neu sit quinto productior actu
Fabula
(Horace, Art poétique, v. 189, 190.)
inS DISCOURS
manière de les distinguer étoit plus incommode que la
nôtre ; car on Ton prêtoit attention à ce que chantoit le
chœur, ou l'on n'y en prêtoit point: si l'on y en prêtoit,
l'esprit de l'auditeur étoit trop tendu, et n'avoit aucun
moment pour se délasser ; si l'on n'y en prêtoit point,
son attention étoit trop dissipée par la longueur du chant,
et lorsqu'un autre acte commençoit, il avoit besoin
d'un effort de mémoire pour rappeler en son imagination
ce qu'il avoit déjà vu', et en quel point l'action étoit de-
meurée. Nos violons n'ont aucune de ces deux incom-
modités : l'esprit de l'auditeur se relâche durant qu'ils
jouent, et réfléchit même sur ce qu'il a vu, pour le louer
ou le blâmer, suivant qu'il lui a plu ou déplu ; et le peu
qu'on les laisse jouer lui en laisse les idées si récentes,
que quand les acteurs reviennent, il n'a point besoin
de se faire d'effort pour rappeler et renouer son at-
tention.
Le nombre des scènes dans chaque acte ne reçoit au-
cune règle ; mais comme tout l'acte doit avoir une cer-
taine quantité de vers qui proportionne sa durée à celle
des autres, on y peut mettre plus ou moins de scènes,
selon qu'elles sont plus ou moins longues, pour em-
ployer le temps que tout l'acte ensemble doit consumer.
Il faut, s'il se peut, y rendre raison de l'entrée et de la
sortie de chaque acteur; surlout pour la sortie je tiens
cette règle indispensable, et il n'y a rien de si mauvaise
grâce qu'im acteur qui se retire du théâtre seulement
parce qu'il n'a plus de vers à dire.
Je neseroispas si rigoureux pour les entrées. L'audi-
teur attend l'acteur ; et bien que le théâtre représente la
chambre ou le cabinet de celui qui parle, il ne peut tou-
I. Vak. (cdit. de i6f)0-i6f)^) : II n\oit besoin d'un cfTorl d'esprit,
jioiir y rappeler ce qu'il avoil déjà \u.
DES TROIS UNITÉS. 109
tefois s'y montrer qu'il ne vienne de derrière la tapisse-
rie, et il n'est pas toujours aisé de rendre raison de ce
qu'il vient de faire en ville avant que de rentrer chez lui,
puisque même quelquefois il est vraisemblable qu'il n'en
est pas sorti. Je n'ai vu personne se scandaliser de voir
Emilie commencer Cinna sans dire pourquoi elle vient
dans sa chambre : elle est présumée y être avant que la
pièce commence, et ce n'est que la nécessité de la repré-
sentation qui la fait sortir de derrière le théâtre pour y
venir. Ainsi je dispenserois volontiers de cette rigueur
toutes les premières scènes de chaque acte, mais non
pas les autres, parce qu'un acteur occupant une fois le
théâtre, aucun n'y doit entrer qui n'aye sujet de parler à
lui, ou du moins qui n'ait' lieu de prendre l'occasion
quand elle s'offre. Surtout lorsqu'un acteur entre deux
fois dans un acte, soit dans la comédie, soit dans la tra-
gédie, il doit absolument ou faire juger qu'il reviendra
bientôt quand il sort la première fois, comme Horace
dans le second acte- et Julie dans le troisième de la
même pièce, ou donner raison en rentrant pourquoi il
revient sitôt.
Aristote veut que la tragédie bien faite soit belle et ca-
pable de plaire sans le secours des comédiens, et hors
delà représentation*. Pour faciliter ce plaisir au lecteur,
il ne faut pas plus gêner son esprit que celui du specta-
teur, parce que l'effort qu'il est obligé de se faire pour la
concevoir et se la représenter * lui-même dans son esprit
1. Ici, contre l'usage le plus ordinaire de Corneille, on lit ail, au
lieu de la forme aye, qui est à la ligne précédente. Le mot est im-
primé de même, avec cette double orthographe aye et ail, dans les
éditions de 1660-1668.
2. Var. (édit. de 1660) : le deuxième acte.
3. Voyez le chapitre xxvi de la Poétique.
l\. Vak. (édit. de 1 660-1 664) : et la représenter
no DISCOURS
diminue la satisfaction qu'il en doit recevoir. Ainsi je
serois d'avis que le poëte prît grand soin de marquer à
la marge' les menues actions qui ne méritent pas qu'il
en charge ses vers, et c{ui leur ôteroient même quelque
chose de leur dignité, s'il se ravaloit à les exprimer. Le
comédien y supplée aisément sur le théâtre ; mais sur le
livre on seroit assez souvent réduit à deviner, et quel-
quefois même on pourroit deviner mal, à moins que
d'être instruit par là de ces petites choses. J'avoue que ce
n'est pas l'usage des anciens ; mais il faut m'avouer aussi
que faute de l'avoir pratiqué, ils nous laissent beaucoup
d'obscurités dans leurs poëmes, cju'il n'y a que les maî-
tres de l'art qui puissent développer; encore ne sais-je
s'ils en viennent à bout toutes les fois qu'ils se l'ima-
ginent. Si nous nous assujettissions à suivre entièrement
leur méthode, il ne faudroit mettre aucune distinction
d'actes ni de scènes, non plus que les Grecs. Ce manque
est souvent cause que je ne sais combien il y a d'actes
dans leurs pièces, ni si à la fin d'un acte un acteur se re-
tire pour laisser chanter le chœur, ou s'il demeure sans
action cependant qu'il chante, parce que ni eux ni leurs
interprètes n'ont daigné nous en donner un mot d'avis à
la marge ^
Nous avons encore une autre raison particulière de ne
pas négliger ce petit secours comme ils ont fait : c'est
que l'impression met nos pièces entre les mains des co-
médiens qui courent les provinces^, que nous ne pou-
1. Ces indications se trouvcnl ofTcctivcmcnt imprimées à la marge
dans la plupart des {)remii"Tes éditions des pièces séparées et dans
l'édition in-folio du Thcùlrc de Corneille (i()G3).
2. En général Corneille a plus dév(;loppé ces indications de mise
en scène dans la première édition de chacune de ses pièces que dans
les réimpressions qu'il en a faites.
3. Var. (édil. de iGGo) : des comédiens des provinces
DES TROIS UNITES. m
vons avertir que par là de ce qu'ils ont à faire, et qui
feroient d'étranges contre-temps, si nous ne leur aidions
par ces notes. Ils se trouveroient bien embarrassés au
cinquième acte des pièces qui finissent heureusement, et
011 nous rassemblons tous les acteurs sur notre théâtre ;
ce que ne faisoient pas les anciens ; ils diroient souvent à
l'un ce qui s'adresse à l'autre, principalement quand il
faut que le même acteur parle à trois ou quatre l'un
après l'autre. Quand il y a quelque commandement à faire
à l'oreille, comme celui de Gléopatre à Laonice pour lui
aller quérir du poison', il faudroit un a parte pour l'ex-
primer en vers, si l'on se vouloit passer de ces avis en
marge; et l'un me semble beaucoup plus insupportable
que les autres, qui nous donnent le vrai et unique moyen
de faire, suivant le sentiment d'Aristote, que la tragédie
soit aussi belle à la lecture qu'à la représentation, en
rendant facile à l'imagination du lecteur tout ce que le
théâtre présente à la vue des spectateurs.
La règle de l'unité de jour a son fondement sur ce
mot d'Aristote, que la tragédie doit renfermer la durée
de son action dans un tour du soleil, ou tâcher de ne le
passer pas de beaucoup'. Ces paroles donnent lieu à cette
dispute fameuse, si elles doivent être entendues d'un
jour naturel de vingt-quatre heures, ou d'vm jour artifi-
ciel de douze : ce sont deux opinions dont chacune a des
partisans considérables ; et pour moi, je trouve qu'il y a
des sujets si malaisés à renfermer en si peu de temps,
que non-seulement je leur accorderois les vingt-quatre
heures entières, mais je me servirois même de la licence
que donne ce philosophe de les excéder un peu, et les
I. Voyez la scène m du V" acte de Rodocjune.
3. 'H [i.£v yàp OT'. [jiàÀ'.aTa -stpàTai br.o pLiav Trspi'ooov fjXtou eiva; Jj
[jL'.zpov È^aXXatieiv. (Aristote, Poétique, cliap. v, [\.)
112 DISCOURS
pousserois sans scrupule jusqu'à trente. Nous avons une
maxime en droit qu'il faut élargir la faveur, et restreindre '
les rigueurs, odia reslringenda, favores ampliandi ; et
je trouve qu'un auteur est assez gêné par cette con-
trainte, qui a forcé quelques-uns de nos anciens d'aller
jusqu'à l'impossible. Euripide, dans les Suppliantes, fait
partir Thésée d'Athènes avec une armée, donner une
bataille devant les murs de Thèbes, qui en étoient éloi-
gnés de douze ou quinze lieues, et revenir victorieux en
l'acte suivant; et depuis qu'il est parti jusqu'à l'arrivée
du messager qui vient faire le récit de sa victoire, Ethra
et le chœur n'ont que trente-six vers à dire^ C'est assez
bien employé ^ un temps si court. Eschyle fait revenir
Agamemnon de Troie avec une vitesse encore toute autre.
11 étoil demeuré d'accord avec Clytemnestre sa femme
qui sitôt que cette ville seroit prise, 11 le lui feroit sa-
voir par des flambeaux disposés de montagne en mon-
tagne, dont le second s'allumeroit incontinent à la vue
du premier, le troisième à la vue du second, et ainsi du
reste ; et par ce moyen elle devoit apprendre cette grande
nouvelle dès la même nuit. Cependant à peine l'a-t-elle
apprise par ces flambeaux allumés, qu'Agamemnon ar-
rive, dont il faut que le navire, quoique battu d'une
tempête, si j'ai bonne mémoire*, aye été aussi vite, que
l'œil à découvrir ces lumières. Le Cid et Pompée, où les
actions sont un peu précipitées, sont bien éloignés de
I . Dans ce passage restreindre est écrit ainsi ; mais dans l'édition
de iO(33 il y a rélraindre, comme plus liant (voyez p. 35 et note a).
•j.. Voyez les Suppliantes d'Euripidcî, v. r)()8-(')3/|. Du reste Ethra
ne dit rien et ne (ail qu'écouteur le cliceur divisé eu deux parties.
3. C'est le texte de toutes les éditions données par P. (jorneùUe et
encore de celle qui a été publiée par son frère en i(m),«.
^. Corneille a bonne mémoire: le héraut (pii précède Agamemnon
et annonce sa venue raconte assez longuement la tempête à laquelle
il a échappé. Voyez VAgainemnon d'Eschyle, v. 65o et suivants.
DES TROIS UNITÉS. ii3
cette licence ; et s'ils forcent la vraisemblance commune
en quelque chose, du moins ils ne vont point jusqu'à de
telles impossibilités.
Beaucoup déclament contre cette rèo^le, qu'ils nom-
ment tyrannique, et auroient raison, si elle nétoit fondée
que sur Fautorité d'Aristote ; mais ce qui la doit faire
accepter, c'est la raison naturelle qui lui sert d'appui. Le
poëme dramatique est une imitation, ou pour en mieux
parler, un portrait des actions des hommes ; et il est
hors de doute que les portraits sont d'autant plus excel-
lents qu'ils ressemblent mieux à l'original. La représen-
tation dure deux heures, et ressembleroit parfaitement,
si l'action qu'elle représente n'en demandoit pas davan-
tage pour sa réalité. Ainsi ne nous arrêtons point ni aux
douze, ni aux vingt-quatre heures ; mais resserrons l'ac-
tion du poëme dans la moindre durée qu'il nous sera
possible, afin que sa représentation ressemble mieux
et soit plus parfaite. Ne donnons, s'il se peut, à Tune
que les deux heures que l'autre remplit. Je ne crois pas
que Rodogune en demande guère davantage, et peut-
être qu'elles suffiroient pour Cinna. Si nous ne pouvons
la renfermer dans ces deux heures, prenons-en quatre,
six, dix, mais ne passons pas de beaucoup les vingt-
quatre, de peur de tomber dans le dérèglement, et de
réduire tellement le portrait en petit, qu'il naye plus ses
dimensions proportionnées, et ne soit qu'imperfection.
Surtout je voudrois laisser cette durée à l'imagination
des auditeurs, et ne déterminer jamais le temps qu'elle
emporte, si le sujet n'en avoit besoin, principalement
quand la vraisemblance y est un peu forcée comme au
Cid, parce qu'alors cela ne sert qu'à les avertir de cette
précipitation. Lors même que rien n'est violenté dans un
poëme par la nécessité d'obéir à cette règle, qu'est-il be-
soin de marquer à l'ouverture du théâtre que le soleil se
Corneille, i 8
ii4 DISCOURS
lève, qu'il est midi au troisième acte, et qu'il se couche à
la tin du dernier? C'est une affectation qui ne fait qu'im-
portuner ; il suffit d'établir la possibilité de la chose dans
le temps où on la renferme, et qu'on le puisse trouver
aisément, si on' y veut prendre garde, sans y appliquer
l'esprit malgré soi^ Dans les actions même qui n'ont
point plus de durée que la représentation, cela seroit de
mauvaise grâce si l'on marquoit d'acte en acte qu'il s'est
passé une demie heure ^ de l'un à l'autre.
Je répète ce que j'ai dit ailleurs'*, que quand nous pre-
nons un temps plus long, comme de dix heures, je vou-
drois que les huit qu'il faut perdre se consumassent dans
les intervalles des actes, et que chacun d'eux n'eût en
son particulier que ce que la représentation en consume,
principalement lorsqu'il y a liaison de scènes perpé-
tuelle; car cette liaison ne souffre point de vide entre
deux scènes. J'estime toutefois que le cinquième, par un
privilège particulier, a quelque droit de presser un peu
le temps, en sorte que la part de l'action qu'il représente
en tienne davantage qu'il n'en faut pour sa représenta-
tion. La raison en est que le spectateur est alors dans
l'impatience de voir la fin, et que quand elle dépend
d'acteurs qui sont sortis du théâtre, tout l'entretien
qu'on donne à ceux qui y demeurent en attendant de
1. Var. (édit. de 1668): si l'on.
2. Var. (édit. de 1660-166^) : Qui ne l'ait que l'importuner.... et
qu'il le puisse trouver aisément, s'il y veut prendre garde, sans y
appliquer son esprit malgré lui. — Le changement fait en 1682 était
une correction nécessaire ; dans les premières éditions de ce dis-
cours, Corneille avait construit la phrase comme si, au commence-
ment du paragraphe, il avait employé le mot auditeur au singulier
et non au pluriel.
3. Telle est l'orthographe de Corneille. Voyez le Lexique.
4. Dans l'Examen de Mélite (p. i/li), qui précède le présent Discours
dans les éditions données par Corneille. Voyez la note i de la p. i3.
DES TROIS UNITES. ii5
leurs nouvelles ne fait que languir, et semble demeurer
sans action*. Il est hors de doute que depuis que Phocas
est sorti au cinquième d' Héraclàis jusqu'à ce qu'Amyntas
vienne raconter sa mort, il faut plus de temps pour ce
qui se fait derrière le théâtre que pour le récit des vers
qu'Héraclius, Martian et Pulchérie emploient à plaindre
leur malheur. Prusias et Flaminius, dans celui de Nico-
mède, n'ont pas tout le loisir dont ils auroient besoin
pour se rejoindre sur la mer, consulter ensemble, et re-
venir à la défense de la Reine ; et le Cid n'en a pas assez
pour se battre contre don Sanche durant l'entretien de
l'Infante avec Léonor et de Chimène avec Elvire. Je l'ai
bien vu, et n'ai point fait de scrupule de cette précipi-
tation, dont peut-être on trouveroit plusieurs exemples
chez les anciens; mais ma paresse, dont j'ai déjà parlé,
me fera contenter de celui-ci, qui est de Térence dans
VAndrienne. Simon y fait entrer Pamphile son fils chez
Glycère , pour en faire sortir le vieillard Criton , et
s'éclaircir avec lui de la naissance de sa maîtresse, qui
se trouve fille de Chrêmes. Pamphile y entre, parle à
Criton, le prie de le servir, revient avec lui; et durant
cette entrée, cette prière, et cette sortie, Simon et Chrê-
mes, qui demeurent sur le théâtre, ne disent que chacun
un vers, qui ne sauroit donner tout au plus à Pamphile
que le loisir de demander où est Criton, et non pas de
parler à lui, et lui dire les raisons qui le doivent porter
à découvrir en sa faveur ce qu'il sait de la naissance de
cette inconnue.
Quand la fin de l'action dépend d'acteurs qui n'ont
point quitté le théâtre, et ne font point attendre de leurs
nouvelles , comme dans Cinna et dans Rodogune , le
cinquième acte n'a point besoin de ce privilège, parce
I. \ar. (édit. de 1660): sans actions.
ii6 DISCOURS
qu'alors toute l'action est en vue ; ce qui n'arrive pas
quand il s'en passe une partie derrière le théâtre depuis
qu'il est commencé. Les autres actes ne méritent point la
même grâce. S'il ne s'y trouve pas assez de temps pour
y faire rentrer un acteur qui en est sorti, ou pour faire
savoir ce qu'il a fait depuis cette sortie, on peut attendre
à en rendre compte en l'acte suivant ; et le violon, qui
les distingue l'un de l'autre, en peut consumer autant
qu'il en est besoin ; mais dans le cinquième, il n'y a point
de remise : l'attention est épuisée, et il faut finir.
Je ne puis oublier que, bien qu'il nous faille réduire
toute l'action tragique en un jour, cela n'empêche pas
que la tragédie ne fasse connoître par narration, ou par
quelque autre manière plus artificieuse, ce qu'a fait son
héros en plusieurs années, puisqu'il y en a dont le nœud
consiste en l'obscurité de sa naissance qu'il faut éclaircir,
comme Œdipe. Je ne répéterai point que, moins on se
charge d'actions passées, plus on a l'auditeur propice
par le peu de gêne qu'on lui donne, en lui rendant toutes
les choses présentes, sans demander aucune réflexion à
sa mémoire que pour ce qu'il a vu ; mais je ne puis ou-
blier que c'est un grand ornement pour un poëme que le
choix d'un jour illustre et attendu depuis quelque temps.
Il ne s'en présente pas toujours des occasions ; et dans
tout ce que j'ai fait jusqu'ici', vous n'en trouverez de cette
nature que quatre : celui iV Horace-, où deux peuples dé-
voient décider de leur empire par une bataille ; celui de
liodogune^, d'Andromède, et de Don Sanche. Dans Rodo-
gune, c'est un jour choisi par deux souverains pour l'effet
1. \ AU. (c'clit. (le i6()o) : et dans m(;s deux premiers volumes.
2. Var. (édil. de iO(Joj : Vous n'en trouven^z de cette nature que
celui à' Horace, etc.
3. Devant les mots : « Celui de Rodmcjunc, etc., » l'édition de 1660
ajoute : « Ce dernier (volume) en a trois, celui de Rodoijune, etc. »
DES TROIS UNITES. 117
d'un traité de paix entre leurs couronnes ennemies, pour
une entière réconciliation de deux rivales par un ma-
riage, et pour l'éclaircissement d'un secret de plus de
vingt ans, touchant le droit d'aînesse entre deux princes
gémeaux dont dépend le royaume, et le succès de leur
amour. Celui d'Andromède et de Don Sanche ne sont
pas de moindre considération ; mais comme je le viens
de dire*, les occasions ne s'en offrent pas souvent ; et
dans le reste de mes ouvrages, je n'ai pu choisir des
jours remarquables que par ce que le hasard y fait arri-
ver, et non pas par l'emploi où Tordre public les aye
destinés de longue main.
Quant à l'unité de lieu, je n'en trouve aucun précepte
ni dans Aristote ni dans Horace. C'est ce qui porte quel-
ques-uns à croire que la règle ne s'en est établie qu'en
conséquence de l'unité de jour ^, et à se persuader ensuite
qu'on le peut étendre jusques oij un homme peut aller et
revenir en vingt-quatre heures. Cette opinion est un peu
licencieuse ; et si l'on faisoit aller un acteur en poste,
les deux côtés du théâtre pourroient représenter Paris et
Rouen ^. Je souhaiterois, pour ne point gêner du tout le
I. Var. (cdit. de 1660-1668) : Mais comme je viens de dire.
3. Nous avons adopté la leçon des éditions de 1660- 1668 ; elle
nous paraît préférable à celle de l'édition de 1682, où on lit :
« l'unité du jour. »
3. Corneille a bien fait de supposer que l'acteur va en poste, car,
en employant les moyens de transport habituels, il lui aurait alors
fallu quatre jours pour aller et venir. C'est ce que prouve le passage
suivant d'un placard publié par M. Ph. Salmon dans les Archives du
bibliophile du libraire Claudin (8<= année, 1860, n° 33, p. 357) •
« De par le Roi,
« On fait à savoir que les coches et carrosses de Paris à Rouen, et
de Rouen à Paris, logent présentement à la rue Saint-Denis devant
l'Hôtel Saint-Chaumont oià pend pour enseigne l'image sainte Mar-
guerite ; et à Rouen à la Truie gui file rue Martainville. Et commen-
ceront les premiers départs le vingt-troisième mars mil six. cent qua-
ii8 DISCOURS
spectateur, que ce qu'on fait représenter devant lui en
deux heures se pût passer en efïet en deux heures, et que
ce qu'on lui fait voir sur un théâtre qui ne change point,
pût s'arrêter dans une chambre ou dans une salle, sui-
vant le choix qu'on en auroit fait ; mais souvent cela est
si malaisé, pour ne pas dire impossible', qu'il faut de
nécessité trouver quelque élargissement pour le lieu,
comme pour le temps. Je l'ai fait voir exact dans Horace,
dans Polyeucte et dans Pompée ; mais il faut pour cela
ou n'introduire qu'une femme, comme dans Polyeucte,
ou que les deux qu'on introduit ayent tant d'amitié l'une
pour l'autre, et des intérêts si conjoints, qu'elles puissent
être toujours ensemble, comme dans VHorace, ou qu'il
leur puisse arriver comme dans Pompée, oii l'empresse-
ment de la curiosité naturelle fait sortir de leurs apparte-
ments Cléopatre au second acte, et Cornélie au cinquième,
pour aller jusque dans la grande salle du palais du Roi au-
devant des nouvelles qu'elles attendent. Il n'en va pas de
même dans Rodogune : Cléopatre et elle ont des intérêts
trop divers pour expliquer leurs plus secrètes pensées en
même lieu. Je pourrois en dire ce que j'ai dit de Cinna,
où en général tout se passe dans Rome, et en particulier
moitié dans le cabinet d'Auguste, et moitié chez Emilie.
Suivant cet ordre, le premier acte de cette tragédie seroit
dans l'antichambre de Rodogune, le second dans la
chambre de Cléopatre, le troisième dans celle de Rodo-
gune; mais si le quatrième peut commencer chez cette
princesse, il n'y peut achever, et ce que Cléopatre y dit
à SCS deux fils l'un après l'autre y seroit mal placé. Le
cinquième a besoin d'une salle d'audience où un grand
rantc-sept, cinq licuros du matin prccisc'menf, pour arriver aux riils
lieux en deux jours.
1. Var. (édit. de i66o-i668) : pour ne dire impossible.
DES TROIS UNITÉS. 119
peuple puisse être présent. La même chose se rencontre
dans Héraclius. Le premier acte seroit fort bien dans le
cabinet de Phocas, et le second chez Léontine ; mais si le
troisième commence chez Pulchérie, il n'y peut achever,
et il est hors d'apparence que Phocas délibère dans l'ap-
partement de cette princesse de la perte de son frère.
Nos anciens, qui faisoient parler leurs rois en place
publique, donnoient assez aisément Tunité rigoureuse
de lieu à leurs tragédies. Sophocle toutefois ne Ta pas
observée dans son Ajax, qui sort du théâtre afin de trou-
ver' un lieu écarté pour se tuer, et s'y tue à la vue du
peuple ; ce qui fait juger aisément que celui où il se tue
n'est pas le même que celui d'où on l'a vu sortir, puis-
qu'il n'en est sorti que pour en choisir un autre.
Nous ne prenons pas la même liberté de tirer les rois
et les princesses de leurs appartements ; et comme sou-
vent la différence et l'opposition des intérêts de ceux qui
sont logés dans le même palais ne souffrent pas qu'ils
fassent leurs confidences et ouvrent leurs secrets en
même chambre, il nous faut chercher quelque autre
accommodement pour l'unité de lieu, si nous la voulons
conserver dans tous nos poëmes : autrement il faudroit
prononcer contre beaucoup de ceux que nous voyons
réussir avec éclat.
Je tiens donc qu'il faut chercher cette unité exacte
autant qu'il est possible ; mais comme elle ne s'accom-
mode pas avec toute sorte de sujets, j'accorderois très-
volontiers que ce qu'on feroit passer en une seule ville
auroit l'unité de lieu. Ce n'est pas que je voulusse que le
théâtre représentât cette ville toute entière, cela seroit un
peu trop vaste, mais seulement deux ou trois lieux parti-
culiers enfermés dans l'enclos de ses murailles. Ainsi la
I. Var. (édit. de 1660- 1668) : afin de chercher.
120 DISCOURS
scène de Cinna ne sort point de Rome, et est tantôt l'ap-
partement d'Auguste dans son palais, et tantôt la maison
d'Emilie. Le Menteur a les Tuileries et la place Royale
dans Paris, et la Suite fait voir la prison et le logis de
Mélisse dans Lyon. Le Cid multiplie encore davantage
les lieux particuliers sans quitter Séville ; et, comme la
liaison de scènes n'y est pas gardée, le théâtre, dès le
premier acte, est la maison de Ghimène, l'appartement
de l'Infante dans le palais du Roi, et la place publique ; le
second y ajoute la chambre du Roi ; et sans doute il y a
quelque excès dans cette licence. Pour rectifier en quel-
que façon cette duplicité de lieu quand elle est inévi-
table, je voudrois qu'on fît deux choses : l'une, que
jamais on ne changeât' dans le même acte, mais seule-
ment de l'un à l'autre, comme il se fait dans les trois
premiers de Cinna; l'autre, que ces deux lieux n'eussent
point besoin de diverses décorations, et qu'aucun des
deux ne fût jamais nommé, mais seulement le lieu gé-
néral où tous les deux sont compris, comme Paris, Rome,
Lyon, Constantinople, etc. Cela aideroit à tromper l'au-
diteur, qui ne voyant rien qui lui marquât la diversité
des lieux, ne s'en apercevroit pas, à moins d'une ré-
flexion malicieuse et critique, dont il y en a peu qui soient
capables, la plupart s'attachant avec chaleur à l'action
qu'ils voient représenter. Le plaisir qu'ils y prennent est
cause qu'ils n'en veulent pas chercher le peu de justesse
pour s'en dégoûter ; et ils ne le reconnoissent que par
force, quand il est trop visible, comme dans le Menteur
et la Suite, où les différentes décorations font recon-
noître cette duplicité de lieu, malgré qu'on en ait".
Mais comme les personnes qui ont des intérêts op-
1. Var. (relit, (le 1660 et (te lôful) : on n'en cliangcàt.
a. I-c mot est écrit ainsi flans toutes les éditions, de i(i6o à 1683.
DES TROIS UNITÉS. lai
posés ne peuvent pas vraisemblablement expliquer leurs
secrets en même place, et qu'ils sont quelquefois intro-
duits dans le même acte avec liaison de scènes qui em-
porte nécessairement cette unité, il faut trouver un
moyen qui la rende compatible avec cette contradiction
qu'y forme la vraisemblance rigoureuse, et voir comment
pourra subsister le quatrième acte de Rodogune, et le troi-
sième d^Héracliiis, où j'ai déjà marqué cette répugnance
du côté des deux personnes ennemies qui parlent en l'un
et en l'autre. Les* jurisconsultes admettent des fictions de
droit; et je voudrois, à leur exemple, introduire des fic-
tions de théâtre, pour établir un lieu théâtral qui ne se-
roit ni l'appartement de Cléopatre, ni celui de Rodogune
dans la pièce qui porte ce titre, ni celui de Phocas, de
Léontine, ou de Pulchérie, dans Héraclius ; mais une
salle sur laquelle ouvrent ces divers appartements, à qui
j'attribuerois deux privilèges : l'un, que chacun de ceux
qui y parleroient fût présumé y parler avec le même se-
cret que s'il étoit dans sa chambre ; l'autre, qu'au lieu que
dans l'ordre commun il est quelquefois de la bienséance
que ceux qui occupent le théâtre aillent trouver ceux qui
sont dans leur cabinet pour parlera eux, ceux-ci pussent
les venir trouver sur le théâtre, sans choquer cette bien-
séance, afin de conserver l'unité de lieu et la liaison des
scènes. Ainsi Rodogune dans le premier acte vient
trouver Laonice, qu'elle devroit mander pour parler à
elle ; et dans le quatrième Cléopatre vient trouver Antio-
chus au même lieu où il vient de fléchir Rodogune, bien
que, dans l'exacte vraisemblance, ce prince devroit aller
chercher sa mère dans son cabinet, puisqu'elle hait trop
celte princesse pour venir parler à lui dans son apparte-
ment, où la première scène fixeroit le reste de cet acte,
I. Var. (édit. de 1660 et de i663) : nos.
133 DISCOURS DES TROIS UNITES.
si Ton n'apportoit ce tempérament dont j'ai parlé, à la
rigoureuse unité de lieu.
Beaucoup de mes pièces ' en manqueront si Ton ne veut
point admettre cette modération, dont je me contenterai
toujours à Tavenir, quand je ne pourrai satisfaire à la der-
nière rigueur de la règle. Je n'ai pu y en réduire que trois :
Horace, Polyeiicte et Pompée. Si je me donne trop d'in-
dulgence dans les autres, j'en aurai encore davantage pour
ceux dont je verrai réussir les ouvrages sur la scène avec
quelque apparence de régularité. Il est facile aux spécula-
tifs d'être sévères ; mais s'ils vouloient donner dix ou douze
poëmes de cette nature au public, ils élargiroient peut-être
les règles encore plus que je ne fais, sitôt qu'ils auroient
reconnu par l'expérience quelle contrainte apporte leur
exactitude, et combien de belles choses elle bannit de
notre théâtre. Quoi qu'il en soit, voilà mes opinions,
ou si vous voulez, mes hérésies touchant les principaux
points de l'art ; et je ne sais point mieux accorder les règles
anciennes avec les agréments modernes. Je ne doute point
qu'il ne soit aisé d'en trouver de meilleurs moyens, et je
serai tout prêt de les suivre lorsqu'on les aura mis en pra-
tique aussi heureusement qu'on y a vu les miens'.
1. \a.k. (édit. do 1660) : toutes les pièces de ce volume.
2. Dans l'édition de ifilio, le Discours se termine par le para-
graphe suivant : « Au reste, je viens de m'apercevoir qu'en la
page XXXI v du Discours que j'ai mis au-devant du second volume
(voyez plus haut, p. 'jl^, note 2), je me suis mépris, et ai cité pour un
sujet de tragédie de la seconde espèce, comme Œdipe, l'exemple de
Thésée, qui manifestement se doit ranger entre ceux de la troisième,
tels que YIphi(jénic in Tauris. C'est un effet d'un peu de précipita-
tion, qui ne rompt point le raisonnement en ce lieu-là ; mais j'ai cru
en devoir avertir le lecteur, afin qu'il ne s'y méprenne pas comme
moi. »
MELITE
COMEDIE
1639
NOTICE
J'ai brûlé fort longtemps d'une amour assez grande,
Et que jusqu'au tombeau je dois bien estimer,
Puisque ce fut par là que j'appris à rimer.
Mon bonheur commença quand mon àme fut prise,
Je gagnai de la gloire en perdant ma franchise ;
Charmé de deux beaux yeux, mon vers charma la cour.
Et ce que j'ai de nom je le dois à l'amour.
Si l'on rapproche de ces vers de VExcuse à Ariste le pas-
sage suivant de l'examen deMélite, où Corneille dit en jjarlant
du succès de sa pièce : « Il égala tout ce qui s'étoit l'ail de
plus beau jusqu'alors et me fit connoUre à la cour ; » il devient
très-vraisemblable, par le propre témoignage du poète, que
son premier amour lui inspira sa première comédie.
Suivant une anecdote fort connue, qui s'est enrichie de dé-
tails plus précis et de circonstances plus nombreuses à mesure
qu'on s'est éloigné davantage de l'époque à laquelle elle semble
appartenir, non-seulement Mélite serait due à l'influence de
l'amante de Corneille, mais elle renfermerait le récit exact de
sa passion et deviendrait de la sorte un précieux élément de
sa biographie.
Dans l'impossibilité où nous sommes de distinguer ici le
vrai du faux, nous nous contenterons d'exposer au lecteur la
manière dont s'est formée cette gracieuse tradition ; il s'aven-
turera ensuite plus ou moins loin, selon sa témérité person-
nelle, sur la foi des guides que nous lui indiquons sans oser lui
garantir toujours leur exactitude.
Les Nouvelles de la république des lettres de janxier i685'
I. Article x, p 89.
126 MÉLITE.
contiennent un éloge de Corneille, où cette anecdote est déjà
indiquée en ces termes : « 11 ne songeoit à rien moins qu'à la
poésie, et il ignoroit lui-même le talent extraordinaire qu'il y
avoit, lorsqu'il lui arriva une petite aventure de galanterie
dont il s'avisa de faire une pièce de théâtre en ajoutant quelque
chose à la vérité. »
Un peu plus tard, en 1708, Thomas, son frère, s'exprime
ainsi, dans son Dictionnaire géographique, au moi Rouen:
« Lue aventure galante lui fit prendre le dessein de faire une
comédie pour y employer un sonnet qu'il avoit fait pour une
demoiselle qu'il aimoit. »
Nous arrivons enlin au récit le plus détaillé et le plus géné-
ralement répandu ; nous le trouvons dans une vie de Cor-
neille, destinée par Fontenelle à faire partie d'une Histoiredu
théâtre français, et composée par lui dans sa jeunesse, mais
publiée pour la première fois en 1729 par d'Olivet, à la suite
de V Histoire de V Académie de Pellisson : « Un jeune homme
de ses amis, amoureux d'une demoiselle de la même ville (de
Rouen), le mena chez elle. Le nouveau venu se rendit plus
agréable que l'introducteur. Le plaisir de cette aventure excita
dans M. Corneille un talent qu'il ne se connoissoil pas, et sur
ce léger sujet il lit la comédie de Mélite. » En publiant lui-
même, en 17/12, son Histoire du théâtre françois, Fontenelle
ajouta : « La demoiselle — porta longtemps dans Rouen le nom
de Mélite, nom glorieux pour elle, et qui l'associoit à toutes les
louanges que reçut son amant. »
Dans un manuscrit de 1720, intitulé ^//lena? Normannorum
veteres ac récentes, seu syllabus auctorwnqui uriundi e Norinan-
nia, conservé à la Bibliothèque de Caen sous le n" 55, et dont je
dois la connaissance à M, Eugène Chatel, archiviste du Calva-
dos, on lit l'article suivant sur Mélite : « Melita, nomen fœ-
« mina^ cujusdam nobilis rothomagcse. »
L'existence de Mélite paraît, on le voit, constatée par un
grand nombre de témoignages; seulement jusqu'ici nous ne la
connaissons que sous son k nom de Parnasse, » suivant une
jolie expression de la Fontaine. Un autre manuscrit de la Bi-
bliollir((ue de Caen, portant le n" 57, « Le Moréri des Nor-
mands, en deux tomes, par Joseph-André Guiot de Rouen,
KiUiiiAèment au dictionnaire de Moréri, édition en X volumes,
NOTjICE. 127
pour ce qui concerne la province de Normandie et ses illustres, »
nous fait connaître son nom réel.
Dans l'article consacré à noti'e poète, on trouve au milieu
de beaucoup de redites le passage suivant : « Sans la demoi-
selle Milet, très-jolie Rouennaise, Corneille peut-être n'eût pas
sitôt connu l'amour ; sans cette héroïne aussi, peut-être la
France n'eût jamais connu le talent de Corneille. » Puis vient
l'anecdote racontée par Fontenelle, après quoi Guiot reprend :
« Le plaisir de cette aventure détermina Corneille à faire la
comédie de Mélite, anagramme du nom de sa maîtresse. »
« J'ajouterai, dit M. Emmanuel Gaillard, dans ses Nouveaux
détails sur Pierre Corneille publiés en i834, qu'elle demeu-
rait à Rouen, rue aux Juifs, n° i5. Le fait m'a été attesté par
M. Dommey, ancien greffier. »
A ma prière, M. Francis Wadington a bien voulu examiner
les registres de la paroisse Saint-Lô, dont dépendait autrefois
cette rue, aûn de tâcher d'y découvrir quelque acte relatif à
Mlle Milet ; malheureusement la recherche a été vaine, ce qui
du reste peut fort bien s'expliquer par le grand nombre de
lacunes que les registres présentent : on n'y trouve ni l'an-
née 1601, ni les années T6oZ|-i6o8et 1621-1666; il faut donc
renoncer à ce moyen d'investigation et ne plus espérer qu'en
quelque heureux hasard.
Malgré l'intérêt que nous inspire Mlle Milet, nous sommes
forcé d'avouer qu'elle a une rivale, rivale obstinée, qui lui
dispute encore, à l'heure qu'il est, le cœur du grand Cor-
neille. Voici la note que l'abbé Granet a mise au bas du pas-
sage de ï Excuse à Ariste que nous avons transcrit en com-
mençant :
ce II avoit aimé très-passionément une dame de Rouen,
nommée Mme du Pont, femme d'un maître des comptes delà
même ville, parfaitement belle. Il l'avoit connue toute petite
fille pendant qu'il étudioit à Rouen au collège des Jésuites, et
fit pour elle plusieurs petites pièces de galanterie, qu'il n'a ja-
mais voulu rendre publiques, quelques instances que lui aient
faites ses amis ; il les brûla lui-même environ deux ans avant
sa mort. Il lui communiquoit la plupart de ses pièces avant de
les mettre au jour, et comme elle avoit beaucoup d'esprit, elle
les critiquoit fort judicieusement, de sorte que M. Corneille a
128 MÊLITE.
dit plusieurs fois qu'il lui étoil redevable de plusieurs endroits
de ses premières pièces '. »
Je n'ai pu me procurer aucune espèce de renseignement sur
Mme du Pont ; mais j'ai appris, de M. Charles de Beaurepaire,
que Thomas du Pont . correcteur en la chambre des comptes de
rSormandie, figure dans les registres de la cour depuis iGoo
jusqu'à i6(")6 inclusivement, ce qui fait supposer que le père et
le fils, portant tous deux le même prénom, ont tour à tour
occupé cette charge.
Sans oser être aussi alBrmatif que M. Geruzez, qui dit en
parlant de Mlle Milet : « Il est certain que la dame de ses
pensées devint la femme d'un autre sous le nom de Mme du
Pont % » je serais assez porté à croire, malgré quelques con-
tradictions apparentes, que les deux rivales sont en réalité
une seule et même personne. L'abbé Granet ne s'élève point
contre lanecdotc relative à Mélite, et les détails nouveaux
qu'il donne ne la contredisent pas absolument. Serait-il im-
possible que Corneille, après avoir connu Mlle Milet toute pe-
tite fille, pendant qu'il était encore au collège, 1 eût ensuite
perdue de vue, qu'il lui eût été présenté par un jeune homme
qui lui faisait la cour, que le souvenir de leur aniilié d'enfance
eût éveillé un sentiment plus tendre, et que malgré cela
Mlle Milet fût devenue quelques années plus tard la femme de
Thomas du Pont ?
A en croire un des adversaires de Corneille, notre poëte au-
rait commis un plagiat dès son premier ouvrage, mais l'accusa-
tion est entièrement dépourvue de preuves. On lit dans la Lettre
du sieur Cbweret à Monsieur de Corneille : « A la vérité ceux
qui considèrent bien votre Veuve, votre Galerie du Palais, le
Clitandre et la fin de la Mélite, c'est-à-dire la frénésie d'Éraste,
que tout le monde avoue franchement être de votre invention,
et qui verront le peu de rapport que ces badincries ont avec
ce que vous avez dérobé, jugeront sans doute que le commen-
cement de la Mélite, et la lourbe des fausses lettres qui est
assez passable, n'est pas une pièce de votre invention. Aussi
l'on commence à voir clair en celte aflaire et à découvrir l'en-
I. Œuvres diverses, i~Z8, p. i^^.
a. Tliéàlre choisi de Corneille. Paris, Hachette, 18A8, in-12, p. iv.
NOTICE. lag
droit d'où vous l'avez pris, et l'on en avertira le inonde en
temps et lieu. »
L'époque de la première représentation de Mélite n'est guère
moins incertaine que les circonstances qui en ont fourni le
sujet. « Mélite fut jouée en 1626, » dit Fontenelle, et, jusqu'à
la publication de V Histoire du théâtre français des frères Par-
fait, cette date a été acceptée sans contrôle ; mais ils ont fait
observer que la pièce en question n'avait pu être représentée
avant 1629, en s'appuyant sur ce passage de V Épitre dédica-
toire comique et familière des Galanteries du duc d''Ossonne,
vice-roi de Naples, comédie de Mairet : « Il est très-vrai que
si mes premiers ouvrages ne furent guère bons, au moins ne
peut-on nier qu'ils n'ayent été l'heureuse semence de beau-
coup d'autres meilleurs, produits par les fécondes plumes de
Messieurs de Rotrou, de Scudéry, Corneille et du Ryer, que
je nomme ici suivant l'ordre du temps qu'ils ont commencé
d'écrire après moi. »
Si ce témoignage curieux est rigoureusement exact, et il y
a tout lieu de le croire, nous arrivons presque à une date pré-
cise, et nous ne pouvons hésiter qu'entre la fin de 1629 et le
commencement de i63o.
En effet Scudéry nous apprend, dans la préface de son Armi-
nius, qu'il fit Ligdamon, sa première pièce, « en sortant du
régiment des gardes, » et nous avons de lui, à la suite du
Trompeur puni, une Ode au Roi faite à Suze, qui nous prouve
qu'en mars 1629 il était encore au service. D'un autre côté
Argénis et Poliarque ou Théocrine, première pièce de du Ryer,
a été imprimée en i65o chez Nicolas Bessin ; c'est donc entre
ces deux dates que se place le début de Corneille, et, comme
l'a remarqué M. Taschereau, les diverses rédactions succes-
sives d'un passagedu Discours de l'utilité et des parties du poë me
dramatique^, et le commencement de l'avis Au lecteur de
Pertharite, paraissent confirmer l'exactitude de ce calcul.
Dans sa Lettre apologétique, publiée en 163^, Corneille dit
à Scudéry : a Vous m'avez voulu arracher en un jour ce que
I. \oyez plus haut, p. 16, note 3.
Corneille, i u
i3o MÉLITE.
près de trente ans d'étude m'ont acquis ; » et il y aurait certes
là de quoi nous embarrasser si nous ne lisions dans la Lettre du
sieur Claveret au sieur Corneille : « Je vous déclare que je ne
me pique point de savoir faire des vers, que je vous en laisse
toute la gloire, à vous qui avez commencé d'être poëte avant
votre naissance, comme il est facile à juger par vos trente an-
nées d'étude, que vous n'eûtes jamais. Je vous confesse en-
core qu'il me seroit peut-être bien ditlicile de vous atteindre en
ce bel art, quand aussi bien que vous, durant neuf ou dix ans,
j'en aurois fait métier et marchandise. »
A prendre cette phrase à la rigueur, Mélite serait de 1627
ou de 1628 ; mais il ne s'agit ici que d'une simple approxima-
tion fort propre au contraire à corroborer les autorités précé-
dentes et à faire adopter définitivement la date de 1629.
Corneille avait confié sa comédie au célèbre comédien Mon-
dory, de passage à Rouen, qui la fit représenter à Paris, sans
apprendre au public qui en était l'auteur. Il était alors telle-
ment inconnu à Paris qu'il y avait, comme il nous le dit lui-
même, avantage à taire son nom ' .
L'usage de publier le nom des poètes dramatiques venait d'ail-
leurs seulement de s'établir, et ne s'était sans doute pas encore
généralisé. Sorel nous apprend, dans sa Bibliothèque fran-
çaise-, qu'il s'introduisit après le Pyranie de Théophile, la
Sylvie de Mairet, les Bergeries de Bacan, et l'Amarante de
Gombaud, c'est-à-dire vers 1626 : « Les poètes, dit-il, no
firent plus de difficulté de laisser mettre leur nom aux affiches
des comédiens, car auparavant on n'y en avoit jamais vu au-
cun ; on y mettoit seulctncnt le nom des pièces, et les comé-
diens annonçoienl seulement que leur auteur leur donnoitune
comédie nouvelle de tel nom. »
Mélile produisit d'abord peu d'effet : « Ses trois premières
représentations ensemble, dit Corneille dans la dédicace, n'eu-
rent point tant d'aiïluence que la moindre de celles qui les
suivirent dans le même hiver. » Mais il ajoute dans l'Examen :
« Le succès en fut surprenant. H établit une nouvelle troupe
de comédiens à Paris, malgré le mérite de celle qui étoit en
possession de s'y voir l'unique. »
1. Dédicace de Mélite, p. i35. — 2. Page i83.
NOTICE. i3i
Cette nouvelle troupe est, suivant Félibien et les frères Par-
fait, celle de Mondory, qui vient se fixer au théâtre du Marais,
d'où une première troupe, établie en 1620, d'après le témoi-
gnage de Chapuzeau, avait été forcée de se retirer, en sorte
qu'avant les représentations de Mélite il n'y avait plus à Paris
d'autre théâtre que celui de l'hôtel de Bourgogne.
Devenu directeur du théâtre du Marais, Mondory conserva
l'habitude de ses voyages en Normandie. « Cette troupe, dit
Chapuzeau, alloit quelquefois passer l'été à Rouen, étant bien
aise de donner cette satisfaction à une des premières villes du
royaume. De retour à Paris de cette petite course dans le voisi-
nage, à la première affiche le monde y couroit et elle se voyoit
visitée comme de coutume. »
On trouve une anecdote assez curieuse, relative à Mélite,
dans une courte notice nécrologique sur Corneille publiée par
le Mercure galant * :
« L'heureux talent qu'il avoit pour la poésie parut avec
beaucoup d'avantage dès la première pièce qu'il donna sous le
titre de Mélite. La nouveauté de ses incidents, qui commen-
cèrent à tirer la comédie de ce sérieux obscur où elle étoit
enfoncée, y fit courir tout Paris, et Hardy, qui étoit alors
l'auteur fameux du théâtre, et associé pour une part avec les
comédiens, à qui il devoit fournir six tragédies tous les ans,
surpris des nombreuses assemblées que cette pièce attiroit,
disoit chaque fois qu'elle étoit jouée : « Voilà une jolie baga-
« telle. » C'est ainsi qu'il appeloit ce comique aisé qui avoit si
peu de rapport avec la rudesse de ses vers. »
Ainsi raconté, le mot de Hardy paraît très-vraisemblable,
mais au siècle dernier il ne fut pas trouvé assez piquant, et
l'on fit dire au vieil auteur : « Mélite, bonne farce. » C'est là
bien évidemment de l'exagération. Même aux yeux de Hardy,
Mélite ne pouvait passer pour une farce ; il y devait trouver
au contraire quelque chose d'un peu trop délicat, d'un peu
trop mesuré : c'est ce que le jugement que lui prête le Mer-
cure exprime avec disciélion, mais de la façon la plus claire.
Notre poète vint à Paris pour assister à la première repré-
sentation de son ouvrage. Il avait dès lors une noble confiance
I. Octobre i684.
i33 MÊLITE.
en lui-même. « Ce ne sera pas un petit plaisir pour le monde,
lit-on dans la Lettre <la sieur Claveret, si vous continuez à vous
persuader d'être si grand poëte ; il est vrai que dès le premier
voyage que vous files en cette ville, les judicieux reconnurent
en vous cette humeur. » Toutefois l'assurance de Corneille ne
l'empêchait pas de profiter de tout ce qui pouvait compléter
son éducation poétique. « Un voyage que je fis à Paris pour
voir le succès de Mélite, dit notre poêle dans l'Examen de
CUtandre, m'apprit qu'elle n'étoit pas dans les vingt et quatre
heures : c'étoit l'unique règle que l'on connût en ce temps-là.
J'entendis que ceux du métier le blâmoient de peu d'effets et
de ce que le style en étoit trop familier. »
Depuis lors il s'attacha d'une manière assez constante à la
règle des vingt-quatre heures. Quant aux critiques qui lui
étaient adressées, il y répondit par CUtandre, qui ne fut, s'il
faut en croire Corneille, qu'une démonstration, assurément
très- victorieuse, du mauvais effet des coups de théâtre et des
intrigues compliquées.
jNon-seulement Mélite eut un grand succès sur le théâtre de
Mondory, mais elle figura bientôt avec honneur au répertoire
des principales troupes de province. Dans la Comédie des co-
médiens de Scudéry, un acteur à qui l'on demande ce que ses
camarades peuvent jouer, indique d'abord les pièces de Hardy,
et le Pyrame de Théophile, puis il ajoute : « Nous avons aussi
a Sylvie, la Chryséide et la Syluanire, les Folies de Cardénio,
rinjidèle confidente, et la Filis de Scire, les Bergeries de
M. de Racan, le Ligdamon, le Trompeur puni, Mélite, CUtan-
dre, la Veuve, la Bague de l'oubli, et tout ce qu'ont mis en
lumière les plus beaux esprits de ce temps. »
Celte Comédie des comédiens fut jouée dans sa nouveauté,
le 28 novembre i63/t, à l'Arsenal, aux noces du duc de la
Valette, du sieur de Puy Laurens et du comte de Guiche, en
présence de la Reine. Selon la Gazette extraordinaire du 3o no-
vembre 1634, qui donne des détails étendus sur cette repré-
sentation, « la comédie qui fut représentée en vers fut la
Melite deScudéry, où vingt violons jouèrent aux intermèdes. »
Mais le i5 décembre suivant cette erreur lut ainsi corrigée:
« Vous serez avertis pour la fin, qu'au récit des trois noces
dernièrement faites à l'Arsenal, la comédie en prose étoit de
NOTICE. i33
Scudéry, et la Mélite, en vers, du sieur Corneille : ne vou-
lant attribuer à l'un, comme il s'est fait erronémenten l'im-
primé, ce qui est de l'autre. »
Il n'y avait alors que vingt-deux mois que Mélite était pu-
bliée ; car bien qu'elle soit la première pièce de Corneille, il
ne la fit imprimer que la seconde. Ce fut Clitandre qui parut
d'abord, en 1682. Il est suivi dans l'édition originale de Mé-
langes poétiques, parmi lesquels figure le sonnet que nous trou-
vons dans la scène iv de l'acte II de Mélite.
Voici la reproduction exacte du titre que porte l'édition
originale de la première comédie de Corneille :
Mélite, ov les favsses lettres. Pièce Comique. A Paris,
chez François Targa, au premier pillier de la grande Salle du
Palais, deuant les Consultations, au Soleil dor. M. DC. XXXIII.
Auec priuileye du Roy.
Cette pièce forme un volume in-Zj", qui se compose de
6 feuillets non chiffrés et de i5o pages. L'exposé du privi-
lège « donné à Sainct Germain en Lave, le dernier iour de
lanuier mil six cens trente trois » est ainsi conçu : « Xostre
bien amé François Targa Marchand Libraire de nostre bonne
ville Paris, nous a fait remonstrer qu'il a nouuellement re-
couuré vn Liure intitulé Mélite, ou les fausses Lettres. Pièce
Comique, faicte par M'' Pierre Corneille, Aduocat en nostre
Cour de Parlement de Rouen, qu'il desireroit faire imprimer
et mettre en vente »
On lit à la fin : « Acheué d'Imprimer pour la première fois,
le douzième iour de Feurier mil six cens trente-trois. »
Il est à remarquer que dans son édition de i644, Corneille
a supprimé les sous-litres qu'il avait donnés à ses premières
pièces. A partir de celte époque Mélite ou les Fausses lettres,
Clitandre ou l'Innocence délivrée, la Veuve ou le Traître trahi,
la Galerie du Palais ou l'Amie rivale, la Place Royale ou
VAmoureux extravagant, deviennent tout simplement Mélite,
Clitandre, la Veuve, la Galerie du Palais, etc. Ces sortes de
paraphrases, encore en usage aujourd'hui sur les affiches de nos
petits théâtres de province, étaient dès lors passées de mode.
i34 MÉLITE.
A MONSIEUR DE LIANCOUR^
Monsieur,
Mélite seroit trop ingrate de rechercher une autre
protection que la vôtre ; elle vous doit cet hommage et
cette légère reconnoissance de tant d'obligations qu'elle
vous a : non qu'elle présume par là s'en acquitter en
quelque sorte, mais seulement pour les publier à toute la
France. Quand je considère le peu de bruit qu'elle fît à
I. Roger du Plessis, seigneur de Liancourt, près de Clermont en
Beauvoisis, naquit en iSgg. En 1630 il épousa Jeanne de Schom-
berg, alors àgce de vingt ans. Mariée contre son gré deux ans aupa-
ravant à François de Cossé, comte de Brissac, elle s'était opposée à
la consommation de cette union, qui avait été rompue sous prétexte
d'impuissance. Belle, aimable, spirituelle, elle eût brillé à la cour,
si sa piété ne l'en eût éloignée. Elle n'épargna rien pour faire parta-
ger à son mari son goût pour la retraite et ses convictions religieuses.
Il était brave et plein de cœur, « mais il avoit pris les mœurs ordi-
naires des courtisans de son âge : l'amour du jeu, du luxe, des amu-
sements et la galanterie. « Cependant il aimait fort la campagne, et
la compagnie des personnes de mérite. Sa femme fit faire à Lian-
court d'admirables jardins et « attacha à sa maison des gens d'es-
prit, savants, d'humeur et de conversation agréable. » La dédicace
de Mélite nous apprend que ^L de Liancourt avait assiste aux pre-
mières représentations de cette pièce ; celle de la Galerie du Palais.
adressée à Mme de Liancourt, nous montre qu'elle n'avait point vu
cette dernière comédie (représentée pour la première fois en i63/|).
Déjà les deux époux vivaient fort retirés, et lorsqu'on i643 M. de
Liancourt fut fait duc de la Roche-Guyon, sa conversion était com-
plète. La duchesse mourut le il\ juin 167^ ; son mari rie lui survé-
cut que sept semaines. Nous avons tiré presque tous ces détails de
l'Avertissement que l'abbé Boileau a placé en tète d'un petit *lraité
religieux de Mme de Liancourt, qu'il a publié sous le titre de Ré-
(jlement donné par une dame de hante qualité à M*** (la princesse
de Marsillac), sa petite-fille Paris, Augustin Legucrrier, 1698,
inia. Nous avons consulté aussi l'historioltc que Tallemaiit des Réaux
a consacrée à Mme de Liancourt.
ÉPÎTRE. i35
son arrivée à Paris, venant d'un homme qui ne pouvoit
sentir que la rudesse de son pays, et tellement inconnu
qu'il étoit avantageux d'en taire le nom ; quand je me
souviens, dis-je, que ses trois premières représentations
ensemble n'eurent point tant d'afïluence que la moindre
de celles qui les suivirent dans le même hiver, je ne puis
rapporter de si foibles commencements qu'au loisir qu'il
falloit au monde pour apprendre que vous en faisiez état',
ni des progrès si peu attendus qu'à votre approbation,
que chacun se croyoit obligé de suivre après l'avoir sue".
C'est de là. Monsieur, qu'est venu tout le bonheur de
Méiite; et quelques hauts effets qu'elle ait produits de-
puis, celui dont je me tiens le plus glorieux, c'est l'hon-
neur d'être connu de vous, et de vous pouvoir souvent
assurer de bouche que je serai toute ma vie,
MONSIEUR,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
C0R>EILLE^.
AU LECTEUR.
Je sais bien que l'impression d'une pièce en affoiblit la
réputation : la publier, c'est l'avilir ; et même il s'y ren-
contre un particulier désavantage pour moi, vu que ma
façon d'écrire étant simple et familière, la lecture fera
prendre mes naïvetés pour des bassesses. Aussi beaucoup
de mes amis m'ont toujours conseillé de ne rien mettre
i* Var. (édit. de 1657): que vous en fassiez état.
a. Les mots « après l'avoir sue, » et cinq lignes plus bas « de
bouche, « manquent dans l'édition de i6/|8.
3. h'Epitre à Monsieur de Liancour se trouve dans toutes les édi-
tions antérieures à 1660 ; les deux pièces suivantes, l'avis Au lecteur
et VArgumenl, ne sont que dans celle de i633.
r86 INIEMTE.
sons la presse, et ont raison, comme je crois; mais, par
je ne sais quel malheur, c'est un conseil que reçoivent
de tout le monde ceux qui écrivent, et pas un d'eux ne
s'en sert. Ronsard, Malherbe et Théophile l'ont méprisé;
et si je ne les puis imiter en leurs grâces, je les veux du
moins imiter en leurs fautes, si c'en est une que de faire
imprimer. Je contenterai par là deux sortes de per-
sonnes, mes amis et mes envieux, donnant aux uns de
quoi se divertir, aux autres de quoi censurer : et j'espère
que les premiers me conserveront encore la même aflec-
tion qu'ils m'ont témoignée par le passé ; que des der-
niers, si beaucoup font mieux, peu réussiront plus heu-
reusement, et que le reste fera encore quelque sorte
d'estime de cette pièce, soit par coutume de l'approuver,
soit par honte de se dédire. En tout cas, elle est mon
coup d'essai ; et d'autres que moi ont intérêt à la dé-
fendre, puisque, si elle n'est pas bonne, celles qui sont
demeurées au-dessous doivent être fort mauvaises.
ARGUMENT.
Eraste, amoureux de Mélite, l'a fait connoître à son
ami Tircis, et devenu puis après jaloux de leur hantise,
fait rendre des lettres d'amour supposées, de la part de
Mélite, à Philandre, accordé de Cloris, sœur de Tircis.
Philandre s'étant résolu, par l'artifice et les suasions
fl'Eraste, de quitter Cloris pour Mélite, montre ces lettres
à Tircis. Ce pauvre amant en tombe en désespoir, et se
retire chez Lisis, qm" vient donner à Mélite de fausses
alarmes de sa mort. Elle se pâme à cette nouvelle, et
témoignant par là son affection, Lisis la désabuse, et fait
revenir Tircis, qui ré[)ouse. Cependant Cliton ayant vu
ARGUMENT. 187
Mélite pâmée, la croit morte, et en porte la nouvelle à
Éraste, aussi bien que de la mort de Tircis. Eraste, saisi
de remords, entre en folie ; et remis en son bon sens
par la nourrice de Mélite, dont il apprend qu'elle et
Tircis sont vivants, il lui va demander pardon de sa
fourbe et obtient de ces deux amants Cloris, qui ne vou-
loit plus de Philandre après sa légèreté.
EXAMEN
Cette pièce fut mon coup d'essai, et elle n'a garde
d'être dans les règles, puisque je ne savois pas alors qu'il
y en eût. Je n'avois pour guide qu'un peu de sens com-
mun, avec les exemples de feu Hardy", dont la veine étoit
I. Dans les éditions données par Corneille à partir de 1660, on
trouve, à la suite de chacun des Discours, l'Examen des poèmes con-
tenus en cette première (^seconde, troisième} partie. L'examen de chaque
ouvrage forme ainsi comme un chapitre particulier dans VExamen
des pièces de chaque volume, mais non une dissertation distincte.
Thomas Corneille, qui le premier a séparé les examens en 1692, a
été obligé parfois de modifier le texte pour faire disparaître les traces
de cette continuité de rédaction (voyez la première note de l'exa-
men de la Suite du Menteur}. Il est inutile d'ajouter que tous les
éditeurs ont agi de même. Sans les imiter en cela, nous séparons
comme eux les divers examens, mais nous les mettons en tête de
chaque pièce, au lieu de ne les faire venir qu'à la suite. Il v a deux
motifs pour procéder ainsi : d'abord l'exemple de Corneille qui,
nous venons de le dire, plaça les examens avant les pièces, en-
suite la nécessité de rapprocher ces examens des Avertissements,
Préfaces, avis Au lecteur, avec lesquels ils ont les plus grands rap-
ports et dont ils ne sont même souvent que des éditions remaniées.
— Corneille n'a pas composé d'examens pour ses dernières pièces,
à partir à'Othon inclusivement. Pour combler cette lacune, on a,
dans les anciennes éditions de la Quatrième partie, réuni en tète du
volume les préfaces des tragédies qui y sont contenues.
3. Yar. (édit. de 1660-166^) : de feu M. Hardy. — Il était
i38 MÉLITE.
plus féconde que polie, et de quelques modernes qui
commençoient à se produire, et qui n'étoient pas^ plus
réguliers que lui. Le succès en fut surprenant : il établit
une nouvelle troupe de comédiens à Pa^s, malgré le
mérite de celle qui étoit en possession de s'y voir Tuni-
que ; il égala tout ce qui s'étoit fait de plus beau jus-
qu'alors^, et me fit connoître à la cour. Ce sens com-
mun, qui étoit toute ma règle, m'avoit fait trouver l'unité
d'action pour brouiller quatre amants par un sevil in-
trique, et m'avoit donné assez d'aversion de cet horrible
dérèglement qui mettoit Paris, Rome et Constantinople
sur le même théâtre, pour réduire le mien dans une
seule ville.
La nouveauté de ce genre de comédie, dont il n'y a
point d'exemple en aucune langue, et le style naïf qui
faisoit une peinture de la conversation des honnêtes
gens, furent sans doute cause de ce bonheur surprenant,
qui fit alors tant de bruit. On n'avoit jamais vu jusque-là
que la comédie fît rire sans personnages ridicules, tels
que les valets bouffons, les parasites, les capitans, les
docteurs, etc. Celle-ci faisoit son effet par l'humeur en-
jouée de gens d'une condition au-dessus de ceux qu'on
voit dans les comédies de Plante et de ïérence, qui
n'étoient que des marchands. Avec tout cela, j'avoue que
l'auditeur fut bien facile à donner son approbation à une
pièce dont le nœud n'avoit aucune justesse. Erasle y fait
contrefaire des lettres de Mélilc, et les porter à Phi-
landre. Ce Philandre est bien crédule de se persuader
d'être aimé d'une personne qu'il n'a jamais entretenue,
mort vers i63o. Les fn-res Parfait citent un plaidoyer de 1682 en
faveur de sa veuve : voyez Histoire du théâtre français, tome IV,
P- ^'^ ^ , .
1. V*R. (f'rlit. de 1660 et de iftf'iS) : et n'c'toient pas.
2. \ AK. (édil. de ifi6o-iH64) : juscjiics alors.
EXAMEN. 189
dont il ne connoît point l'écriture, et qui lui défend de
l'aller voir, cependant qu'elle reçoit les visites d'un autre
avec qui il doit avoir une amitié assez étroite, puisqu'il
est accordé de sa sœur. Il fait plus : sur la légèreté d'une
croyance si peu raisonnable, il renonce à une affection
dont il étoit assuré, et qui étoit prête d'avoir son effet.
Eraste n'est pas moins ridicule que lui, de s'imaginer
que sa fourbe causera cette rupture, qui seroit toutefois
inutile à son dessein, s'il ne savoit de certitude que Phi-
landre, malgré le secret qu'il lui fait demander par Mélite
dans ces fausses lettres, ne manquera pas à les montrer à
Tircis ; que' cet amant favorisé croira plutôt un caractère
qu'il n'a jamais vu, que les assurances d'amour qu'il re-
çoit tous les jours de sa maîtresse ; et qu'il rompra avec
elle sans lui parler, de peur de s'en éclaircir. Cette pré-
tention d'Eraste ne pouvoit être supportable, à moins
d'une révélation ; et Tircis, qui est l'honnête homme de
la pièce, n'a pas l'esprit moins léger que les deux autres,
de s'abandonner au désespoir par une même facilité de
croyance, à la vue de ce caractère inconnu. Les senti-
ments de douleur qu'il en peut légitimement concevoir
devroient du moins l'emporter à faire quelques repro-
ches à celle dont il se croit trahi, et lui donner par là
l'occasion de le désabuser. La folie d'Eraste n'est pas de
meilleure trempe. Je la condamnois dès lors en mon
âme ; mais comme c'étoit un ornement de théâtre qui ne
manquoit jamais de plaire, et se faisoit souvent admirer,
j'affectai volontiers ces grands égarements, et en tirai
un effet que je tiendrois encore admirable en ce temps :
c'est la manière dont Eraste fait connoître à Philandre,
en le prenant pour Minos, la fourbe qu'il lui a faite, et
l'erreur où il l'a jeté. Dans tout ce que j'ai fait depuis, je
I. Var. (édit. de 1660) : et que.
iliO MÊLITE.
ne pense pas qu'il se rencontre rien de plus adroit pour
un dénouement.
Tout le cinquième acte peut passer pour inutile'. Tircis
et Alélite se sont raccommodés avant qu'il commence,
et par conséquent Faction est terminée. Il n'est plus ques-
tion que de savoir qui a fait la supposition des lettres, et
ils pouvoient Tavoir su de Cloris, à qui Philandre Tavoit
dit pour se justifier. Il est vrai que cet acte retire Eraste
de folie, qu'il le réconcilie avec les deux amants, et fait
son mariage avec Cloris ; mais tout cela ne regarde plus
qu'une action épisodique, qui ne doit pas amuser le
théâtre quand la principale est finie ; et surtout ce ma-
riage a si peu d'apparence, qu'il est aisé de voir qu'on ne
le propose que pour satisfaire à la coutume de ce temps-
là, qui ctoit de marier tout ce qu'on introduisoit sur la
scène. Il semble même que le personnage de Philandre,
qiii part avec un ressentiment ridicule, dont on ne craint
pas l'effet, ne soit point achevé, et qu'il lui falloit quelque
cousine de Mélite, ou quelque sœur d' Eraste, pour le
réunir avec les autres. Mais dès lors je ne m'assujettissois
pas tout à fait à cette mode, et je me contentai " de faire
voir l'assiette de son esprit, sans prendre soin de le pour-
voir d'une autre femme.
Quant cà la durée do l'action, il est assez visible qu'elle
passe l'unité de jour; mais ce n'en est pas le seul défaut :
il y a de plus une inégalité d'intervalle entre les actes,
qu'il faut éviter. 11 doit s'être passé huit ou quinze jours
entre le premier et le second, et autant entre le second
I. « J'ai poinc encore à comprcnclre comment on a pu souffrir le
cinquième de Mélite et de la Veuve, » a déjà dit Corneille dans le
Discours de l'utilité et des parties du poëme dramatique, p. a8. Quel-
ques pages plus haut, dans ce discours, il a fait au contraire l'clogc
d'une scène du IV» acte.
a. Var. (cdit. de 1660- 1668) : et me contentai.
EXAMEN. i4i
et le troisième; mais du troisième au quatrième il n'est
pas besoin de plus d'une heure, et il en faut encore
moins entre les deux derniers, de peur de donner le
temps de se ralentir à cette chaleur qui jette Eraste dans
l'égarement d'esprit. Je ne sais même si les personnages
qui paroissent deux fois dans un même acte (posé que
cela soit permis, ce que j'examinerai ailleurs '), je ne sais,
dis-je, s'ils ont le loisir d'aller d'un quartier de la ville
à l'autre, puisque ces quartiers doivent être si éloignés
l'un de l'autre, que les acteurs ayent lieu de ne pas s'entre-
connoître. Au premier acte, Tircis, après avoir quitté
Mélite chez elle, n'a que le temps d'environ soixante
vers pour aller chez lui, où il rencontre Philandre avec
sa sœur, et n'en a guère davantage au second à refaire le
même chemin. Je sais bien que la représentation rac-
courcit la durée de l'action, et qu'elle fait voir en deux
heures, sans sortir de la règle, ce qui souvent a besoin
d'un jour entier pour s'efTectuer; mais je voudrois que
pour mettre les choses dans leur justesse, ce raccourcis-
sement se ménageât dans les intervalles des actes, et que
le temps qu'il faut perdre s'y perdît, en sorte que chaque
acte n'en eût, pour la partie de l'action qu'il représente,
que ce qu'il en faut pour sa représentation ^
Ce coup d'essai a sans doute encore d'autres irrégula-
rités ; mais je ne m'attache pas à les examiner si ponc-
tuellement que je m'obstine à n'en vouloir oublier aucune.
Je pense avoir marqué les plus notables ; et pour peu
que le lecteur aye peu dindulgencepour moi, j'espère qu'il
ne s'ofl'ensera pas d'un peu de négligence pour le reste.
1. Voyez plus haut, p. 109, le Discours des trois unités, qui, dans
les éditions données par Corneille, est placé en tète du second volume
de son Théâtre.
2. Voyez ci-dessus, p. ii4 et note 4-
ACTEURS'.
ÉRASTE, amoureux de Mélite.
ÏIRCIS, ami d'Éraste et son rival.
PHILANDRE, amant de Cloris.
MÉLITE, maîtresse d'Éraste et de Tircis.
CLORIS, sœur de Tircis.
LISIS, ami de Tircis.
CLITON, voisin de Mélite.
La Nourrice de Mélite -.
La scène est à Paris.
1. Dans l'édition de i633 : Les acteurs.
2. Les éditions antérieures à 1660 placent Cliton apn-s la Nour-
rice.
MELITE.
COMEDIE.
ACTE I.
SCÈNE PREMIERE.
ÉRASTE, TIRCIS.
ÉRASTE.
Je te l'avoue, ami, mon mal est incurable' ;
Je n'y sais qu'un remède, et j'en suis incapable :
Le change seroit juste, après tant de rigueur;
Mais malgré ses dédains, Mélite a tout mon cœur ;
I . Var* Parmi tant de rigueurs n'est-ce pas chose étrange
Que rien n'est assez fort pour me résoudre au change ?
Jamais un pauvre amant ne fut si mal traité,
Et jamais un amant n'eut tant de fermeté :
Mélite a sur mes sens une entière puissance ;
Si sa rigueur m'aigrit, ce n'est qu'en son absence,
Et j'ai beau ménager dans un éloignement. (i 633 -5 7)
* Les chiffres qui sont à la fin des variantes, entre parenthèses, marquent
les dates des éditions d'où elles sont tirées. Le premier chiffre seul est entier ;
il faut suppléer 16 devant les suivants. 1 633-07 signifie que la variante se trouve
dans toutes les éditions publiées de i633 à 1607 inclusivement.
Les variantes trop longues pour figurer au bas des pages sont données à la
suite de la pièce.
ll^!^ MÉLITE.
Elle a sur tous mes sens une entière puissance ; 5
Si j'ose en murmurer, ce n'est qu'en son absence,
Et je ménage en vain dans un éloignement
Un peu de liberté pour mon ressentiment :
D'un seul de ses regards l'adorable contrainte '
Me rend tous mes liens, en resserre l'étreinte, lo
Et par un si doux charme aveugle ma raison'.
Que je cherche mon mal et fuis ma guérison.
Son œil agit sur moi d'une vertu si forte,
Qu'il ranime soudain mon espérance morte,
Combat les déplaisirs de mon cœur irrité, « 5
Et soutient mon amour contre sa cruauté ;
Mais ce flatteur espoir qu'il rejette en mon âme
N'est qu'un doux imposteur qu'autorise ma flamme^,
Et qui sans m'assurer ce qu'il semble m'offrir*,
Me fait plaire en ma peine, et m'obstine à souffrir. 20
TIRGIS.
Que je te trouve, ami, d'une humeur admirable!
Pour paroitre éloquent tu te feins misérable :
Est-ce à dessein de voir avec quelles couleurs
Je saurois adoucir les traits de tes malheurs ?
Ne t'imagine pas qu'ainsi sur ta parole ' ^5
D'une fausse douleur un ami te console :
Ce que chacun en dit ne m"a que trop appris
Que Mélite pour toi n'eut jamais de mépris.
KRASTE.
Son gracieux accueil et ma persévérance
1. Var. Un seul de ses regards réloufTe et le dissipe,
Un seul de ses regards me séduit et me pipe. (lOSS-S^)
2. Var. Et d'un tel ascendant maîtrise ma raison
Que je chéris mon mal et luis ma guérison. (i633)
3. Var. N'est rien qu'un vent <[ui souffle et rallume ma flamme. (i633)
Var. N'est rien qu'un imposteur q>ii rallume ma flamme. (i6(l:'i-57)
Var. N'est qu'un doux imposteur qui rallume ma flamme. (iGGo)
4. Var. Et reculant toujours ce qu'il sendjle m'olTrir. (i633-6o)
5. \ ar. Ne t iuiaj^ine pas que dessus ta parole. (i633-[j7)
ACTE I, SCÈNE I. i45
Font naître ce faux bruit d'une vaine apparence : 3o
Ses mépris sont cachés, et s'en font mieux sentir',
Et n'étant point connus, on n'y peut compatira
TIRGIS.
En étant bien reçu, du reste que t'importe ?
C'est tout ce que tu veux des filles de sa sorte.
ÉRASTE.
Cet accès favorable, ouvert et libre à tous, 3 5
Ne me fait pas trouver mon martyre plus doux" :
Elle souffre aisément mes soins et mon service ;
Mais loin de se résoudre à leur rendre justice,
Parler de Thyménée à ce cœur de rocher,
C'est l'unique moyen de n'en plus approcher. 4o
TIRGIS.
Ne dissimulons point : tu règles mieux ta flamme,
Et tu n'es pas si fou que d'en faire ta femme.
ÉRASTE.
Quoi ! tu semblés douter de mes intentions ?
TIHCIS.
Je crois malaisément que tes affections
Sur l'éclat d'un beau teint, qu'on voit si périssable^, 4 5
Règlent d'une moitié le choix invariable.
Tu serois incivil de la voir chaque jour''
r. Var. Ses dédains sont cachés, encor que continus,
Et d'autant plus cruels que moins ils sont connus. (i633)
Var. Ses dédains sont cachés, bien que continuels,
Et moins ils sont connus, et plus ils sont cruels. (iG/i^-a?)
2. Var. Puisqu étant inconnus, on n'y peut compatir. (1G60)
3. Var. [Ne me fait pas trouver mon martyre plus doux ;]
Sa hantise me perd, mon mal en devient pire.
Vu que loin d'obtenir le bonheur où j'aspire,
Parler de mariage à ce cœur de rocher. (i633-5y)
!t. Var. Arrêtent en un lieu si peu considérable
D'une chaste moitié le choix invariable. (i633-0o)
5. Var. Tu serois incivil, la voyant chaque jour,
De ne lui tenir pas quelques propos d'amour. (i663 et 64)
Corneille, i
i46 MÉLITE.
Et ne lui pas tenir quelques propos d'amour^ ;
Mais d'un vain compliment ta passion bornée
Laisse aller tes desseins ailleurs pour Thyménée. 5o
Tu sais qu'on te souhaite aux plus riches maisons,
Que les meilleurs partis"
ÉRASTE.
Trêve de ces raisons ;
Mon amour s'en offense, et tiendroit pour supplice
De recevoir des lois d'une sale avarice^;
Il me rend insensible aux faux attraits de l'or, 5 5
Et trouve en sa personne un assez grand trésor.
TIRCIS.
Si c'est là le chemin qu'en aimant tu veux suivre.
Tu ne sais guère encor ce que c'est que de vivre.
Ces visages d'éclat sont bons à cajoler ;
C'est là qu'un apprenlif doit s'instruire à parler^ ; 60
J'aime à remplir de feux ma bouche en leur présence ;
La mode nous oblige à cette complaisance ;
Tous ces discours de livre alors sont de saison :
Il faut feindre des maux, demander guérison^,
Donner sur le phébus, promettre des miracles; 6 5
Jurer qu'on brisera toute sorte d'obstacles ;
Mais du vent et cela doivent être tout un.
p:raste.
Passe pour des beautés qui sont dans le commun'' :
1. Var. Et no lui tenir pas quelques propos {j'aniour. (iC^S-B^ et 68)
Var. Et ne lui tenir pas quelque propos d'amour. (1660)
2. Var. Où de meilleurs partis (i 033-54)
Var. Où des meilleurs partis.... (1657)
3. Var. D'avoir à prendre avis d'une sale (a) avarice ;
Je ne sache point d'or capable de mes vœux
Que celui dont Nature a paré ses chcveui. (i633-57)
4. Var. C'est là qu'un jeune oiseau doit s'apprendre à parler, (i 033-57)
5. Var. Il faut feindre du mal, demander guérison. (i633-6/i)
6. Var. Passe pour des beautés qui soient dans le commun. (i633-6o)
(a) L'édition de 1O57 donne, par erreur sans doute, seule, au lieu de sale.
ACTE I, SCÈNE I. 1^7
C'est ainsi qu'autrefois j'amusai Crisolite ;
Mais c'est d'autre façon qu'on doit servir Mélite. 7°
Malgré tes sentiments, il me faut accorder
Que le souverain bien n'est qu'à la posséder ' .
Le jour qu'elle naquit, Vénus, bien qu'immortelle^,
Pensa mourir de honte en la voyant si belle ;
Les Grâces, à l'envi, descendirent des cieux^, 7 5
Pour se donner Ihonneur d'accompagner ses yeux ;
Et l'Amour, qui ne put entrer dans son courage,
\oulut obstinément loger sur son visage^.
TIRCIS.
Tu le prends d'un haut ton, et je crois qu'au besoin
Ce discours emphatique iroit encor bien loin. 80
Pauvre amant, je te plains, qui ne sais pas encore
Que bien qu'une beauté mérite qu'on l'adore,
Pour en perdre le goût, on n'a qu'à Tépouser.
Un bien qui nous est dû se fait si peu priser.
Qu'une femme fût-elle entre toutes choisie, 85
On en voit en six mois passer la fantaisie.
Tel au bout de ce temps n'en voit plus la beauté^
Qu'avec un esprit sombre, inquiet, agité ^;
Au premier qui lui parle ou jette l'œil sur elle ',
I. Var. Que le souverain bien gît à là posséder. (i633-6o)
a. Var. Le jour qu'elle naquit, Vénus, quoiqu'immortelle. (i633-64)
3. Var. Les Grâces au séjour qu'elles faisoient aui cieux
Préférèrent l'honneur d'accompagner ses yeux. (i633)
Var. Les Grâces aussitôt descendirent des cieui. (i 644-57)
4. Var. \oulut à tout le moins loger sur son visage.
Tirs, (a) Te voilà bien en train ; si je veux t'écouter,
Sur ce même ton-là tu m'en vas bien conter.
[Pauvre amant, je te plains, qui ne sais pas encore.] (i633-57)
5. Var. Tel au bout de ce temps la souhaite bien loin. (1633-57)
6. Var. La beauté n'y sert plus que d'un fantasque soin, (i 633-54)
Var. La beauté ne sert plus que d'un fantasque soin. (1657)
7. Var. A troubler le repos de qui se formalise. (i633)
Var. A troubler le repos de qui se scandalise. (i644-57)
(a) Il y a Tirsis, au lieu de Tircis, dans toutes les éditions antérieures à 1660,
i/,8 MÉLITE.
Mille sottes frayeurs lui brouillent la cervelle* ; 90
Ce n'est plus lors qu'une aide à faire un favori^,
Un charme pour tout autre, et non pour un mari.
ÉRASTE.
Ces caprices honteux et ces chimères vaines
Ne sauroient ébranler des cervelles bien saines,
Et quiconque a su prendre une fille d'honneur 95
iN'a point à redouter l'appas^ d'un suborneur.
TIRCIS.
Peut-être dis-tu vrai ; mais ce choix difficile
Assez et trop souvent trompe le plus habile,
Et l'hymen de soi-même est un si lourd fardeau,
Qu'il faut l'appréhender à l'égal du tombeau. 100
S'attacher pour jamais aux côtés d'une femme*!
Perdre pour des enfants le repos de son âme !
Voir leur nombre importun remplir une maison ^ !
Ah ! qu'on aime ce joug avec peu de raison !
ÉRASTE.
Mais il y faut venir; c'est en vain qu'on recule, 'o5
C'est en vain qu'on refuit, tôt ou tard on s'y brûle";
Pour libertin qu'on soit, on s'y trouve attrapé :
Toi-même, qui fais tant le cheval échappé^.
Nous te verrons un jour songer au mariage*.
TIRCIS.
Alors ne pense pas que j'épouse un visage : ' 10
1. Var. S'il advient qu'à ses yeux quelqu'un la galantise. (1633-5^)
2. Var. Ce n'est plus lors qu'un aide à faire un favori. (i033-t')o)
3. Corneille ne distingue pas l'orthographe appà/(app(i(i) et ap;)as, dont nous
faisons deux mots, llécritap/jai dans tous les sens, tant au singulier qu'au pluriel.
/i, Var. S'attacher pour jamais au côté (u) d'une femme. (i633-5/i)
5. Var. Quand leur nombre importun accable la maison. (i633-57)
6. Var. C'est en vain que l'on fuit, tôt ou tard on s'y brûle, (i 633-57)
n. Var. Toi-même qui fais tant du cheval échappé. dôGo-GS)
8. Var. Un jour nous te verrons songer au mariage. (i633-6o)
(u) Dans l'édition do 1657 : « aux côté d'une femme. » La faule est-elle
à l'article ou au nom, et faut-il lire au côté ou aux côtés'.'
ACTE I, SCÈNE I. 1/I9
Je règle mes désirs suivant mon intérêt.
Si Doris me vouloit, toute laide qu'elle est,
Je l'estimerois plus qu'Aminte et qu'Hippolyte ;
Son revenu chez moi tiendrait lieu de mérite :
C'est comme il faut aimer. L'abondance des biens 1 1 5
Pour l'amour conjugal a de puissants liens :
La beauté, les attraits, l'esprit, la bonne mine',
Echauffent bien le cœur, mais non pas la cuisine ;
Et rhymen qui succède à ces folles amours,
Après quelques douceurs, a bien de mauvais jours'. ' 20
Une amitié si longue est fort mal assurée
Dessus des fondements de si peu de durée ^
L'argent dans le ménage a certaine splendeur
Qui donne un teint d'éclat à la même laideur^;
Et tu ne peux trouver de si douces caresses i^â
Dont le goût dure autant que celui des richesses.
ÉRASTE \
Auprès de ce bel œil qui tient mes sens ravis,
A peine pourrois-tu conserver ton avis.
TIRCIS.
La raison en tous lieux est également forte
ÉRASTE.
L'essai n'en coûte rien : Mélite est à sa porte ; «So
Allons, et tu verras dans ses aimables traits
Tant de charmants appas, tant de brillants attraits ^
1. Var. La beauté, les attraits, le port, la bonne mine,
EchaufTent bien les draps, mais non pas la cuisine. (i633).
2. Var. Pour quelques bonnes nuits, a bien de mauvais jours. (i633-57)
3. Var. [Dessus des fondements de si peu de durée.]
C'est assez qu'une femme ait un peu d'entregent,
La laideur est trop belle étant teinte en argent. (i()33)
U- L'or même à la laideur donne un teint de beauté,
a dit plus tard Bolleau dans sa \llb satire.
5. En marge, dans l'édition de i633 : Mélite paraît.
6. Var. Tant de charmants appas, tant de divins attraits. (1 63.3-57)
i5o MÉLITE.
Que tu seras forcé toi-même à reconnoître'
Que si je suis un fou, j'ai bien raison de l'être.
TIRCIS.
Allons, et tu verras que toute sa beauté i35
Ne saura me tourner contre la vérité ^
SCÈNE II.
MÉLITE, ÉRASTE, TIRCIS.
ÉRASTE.
De deux amis, Madame, apaisez la querelle^.
Un esclave d'Amour le défend d'un rebelle.
Si toutefois un cœur qui n'a jamais aimé.
Fier et vain qu'il en est, peut être ainsi nommé. i4o
Comme dès le moment que je vous ai servie
J'ai cru qu'il étoit seul la véritable vie,
Il n'est pas merveilleux que ce peu de rapport
Entre nos deux esprits sème quelque discorde
Je me suis donc piqué contre sa médisance, 1 45
Avec tant de malheur ou tant d'insuffisance.
Que des droits si sacrés et si pleins d'équité^.
I. Var. Que tu seras contraint ri avouor à ta honte,
Que si je suis un fou, je le suis à bon conte (a). (i633)
3. Var. Ne me saura tourner contre la vérité. (if)33-57)
3. Var. Au péril de vous faire une histoire importune.
Je viens vous raconter ma mauvaise fortune :
Ce jeune cavalier, autant qu'il m'est ami,
Autant est-il d'Amour implacable ennemi,
Et pour moi, qui depuis que je vous ai servie
Ne l'ai pas moins prisé qu'une seconde vie,
Jugez si nos esprits, se rapportant si peu,
Pouvoient tomber d'accord et parler de son feu.
[Je me suis donc piqué contre sa médisance.] (i633-ii7)
4. Var. Entre nos deux esprits ait semé le discord. (i66o-6.'i)
5. Var. Que les droits de l'amour, bien que pleins d'équité. (i633-57)
(a) Cnnie, compte. C'est rorthogr;iphc constante de Corneille (voyez p. g,
note i). Nous la conservons à la rime.
ACTE I, SCÈNE II. i5i
N'ont pu se garantir de sa subtilité,
Et je l'amène ici, n'ayant plus que répondre',
Assuré que vos yeux le sauront mieux confondre. i5o
MÉLITE.
Vous deviez l'assurer plutôt qu'il trouveroit
En ce mépris d'Amour qui le seconderoit.
TIRCIS.
Si le cœur ne dédit ce que la bouche exprime,
Et ne fait de l'amour une plus haute estime",
Je plains les malheureux à qui vous en donnez, «âS
Gomme à d'étranges maux par leur sort destinés.
MÉLITE.
Ce reproche sans cause avec raison m'étonne^ :
Je ne reçois d'amour et n'en donne à personne.
Les moyens de donner ce que je n'eus jamais^?
ÉRASTE.
Ils vous sont trop aisés, et par vous désormais i6o
La nature pour moi montre son injustice
A pervertir son cours pour me faire un supplice^.
MÉLITE.
Supplice imaginaire, et qui sent son moqueur.
ÉRASTE.
Supplice qui déchire et mon âme et mon cœur.
MÉLITE.
Il est rare qu'on porte avec si bon visage^ i65
L'âme et le cœur ensemble en si triste équipage".
I. Var. Et je l'amène à vous, n'ayant plus que répondre. (i63.3)
a. Var. Et ne fait de l'amour une meilleure estime, (i 633-57)
3. Var. Ce reproche sans cause, inopiné, m'étonne, (i 633-57).
h. Peut-être Molière se rappelait-il ce passage lorsqu'il faisait dire à Agnès :
Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde ?
(^L'Ecole des Femmes, acte II, se. vi.)
5. Var. A pervertir son cours pour croître mon supplice. (i633-64)
6. Var. D'ordinaire on n'a pas avec si bon visage, (i 633-57)
7. Var. Ni l'àme ni le cœur en un tel équipage. (i633)
lar. Ni l'àme ni le cœur en si triste équipage. (164^-57)
i53 MÉLITE.
ÉRASTE.
Votre charmant aspect suspendant mes douleurs',
Mon visage du vôtre emprunte les couleurs.
MÉLITE.
Faites mieux : pour finir vos maux et votre flamme,
Empruntez tout d'un temps les froideurs de mon àme. 1 7 o
ÉRASTE.
Vous voyant, les froideurs perdent tout leur pouvoir.
Et vous n'en conservez que faute de vous voir".
MÉLITE.
Et quoi! tous les miroirs ont-ils de fausses glaces.^
ÉRASTE.
Penseriez-vous y voir la moindre de vos grâces?
De si frêles sujets ne sauroient exprimer 17^
Ce que l'amour aux cœurs peut lui seul imprimer^,
Et quand vous en voudrez croire leur impuissance,
Cette légère idée et foible connoissance'*
Que vous aurez par eux de tant de raretés
Vous mettra hors du pair de toutes les beautés\ 180
MÉLITE.
Voilà trop vous tenir dans une complaisance
Que vous dussiez quitter, du moins en ma présence,
Et ne démentir pas le rapport de vos yeux.
Afin d'avoir sujet de m'cntreprendre mieux.
ÉRASTE.
Le rapport de mes yeux, aux dépens de mes larmes, i<^^
Ne m'a que trop appris le pouvoir de vos charmes.
TIRCIS.
Sur peine d'être ingrate, il faut de votre part
Reconnoître les dons que le ciel vous départ.
1. Var. Votre divin aspect sii.spenflant nios douleurs. (i633-fio)
3. Var. Et vous n'en conservez qii'.i faute do vous voir. (i633-/(4 et Ba-Sy)
3. Var. Ce qu'Amour dans les cœurs peut lui seul imprimer. (i633-63)
^1. Var. Encor cette légère et foible connoissance. (i633-fio)
5. Var. Vous mettra hors de pair de toutes les beautés. (lôfi^ et 60)
ACTE I, SCÈNE II. i53
ÉRASTE.
Voyez que d'un second mon droit se fortifie.
MÉLITE.
Voyez que son secours montre qu'il s'en défie'. 190
TIRCIS.
Je me range toujours avec^ la vérité.
MÉLITE.
Si vous la voulez suivre, elle est de mon côté.
TIRCIS.
Oui, sur votre visage, et non en vos paroles.
Mais cessez de chercher ces refuites frivoles.
Et prenant désormais des sentiments plus doux, «gS
Ne soyez plus de glace à qui brûle pour vous.
MÉLITE.
Un ennemi d'Amour me tenir ce langage !
Accordez votre bouche avec votre courage ;
Pratiquez vos conseils, ou ne m'en donnez pas.
TIRCIS.
J'ai connu mon erreur auprès de vos appas ^ : 200
Il vous l'avoit bien dit.
ÉRASTE.
Ainsi donc par l'issue*
iMon âme sur ce point n'a point été déçue ?
TIRCIS.
Si tes feux en son cœur produisoient même effet.
Crois- moi que ton bonheur seroit bientôt parfait.
MÉLITE.
Pour voir si peu de chose aussitôt vous dédire 205
1. Var. Mais plutôt son secours fait voir qu'il s'en défie. (i633-5'7)
2. Les éditions de 1668 et de 1682 donnent d'avec. Nous n'avons pas hé-
sité à y substituer avec, qui est la leçon de toutes les autres éditions.
3. Var. J'ai reconnu mon tort auprès de vos appas. (i633)
4. Var. Ainsi ma prophétie
Est, à ce que je vois, de tout point réussie.
TIRS. Si tu pouvois produire en elle un même effet, (i 633-63)
i54 MÉLITE.
Me donne à vos dépens de beaux sujets de rire ;
Mais je pourrois bientôt, à m'entendre flatter',
Concevoir quelque orgueil qu'il vaut mieux éviter.
Excusez ma retraite.
ÉRASTE.
Adieu, belle inhumaine.
De qui seule dépend et ma joie et ma peine-. 310
MÉLITE.
Plus sage à l'avenir, quittez ces vains propos,
Et laissez votre esprit et le mien en repos.
SCÈNE III.
ÉRASTE, TIRCIS.
ÉRASTE.
Maintenant suis-je un fou ? mérité- je du blâme ?
Que dis-tu de l'objet? que dis-tu de ma flamme?
TIRCIS.
Que veux-tu que j'en die? elle a je ne sais quoi ' • 5
Qui ne peut consentir que l'on demeure à soi.
Mon cœur, jusqu'à présent à l'amour invincible.
Ne se maintient qu'à force aux termes d'insensible ;
Tout autre que Tircis mourroit pour la servir.
ÉRASTE.
Confesse franchement qu'elle a su te ravir, 220
Mais que tu ne veux pas prendre pour cette belle
Avec le nom d'amant le titre d'infidMe.
Rien que notre amitié ne t'en peut détourner ;
Mais ta muse du moins, facile à suborner',
I. Var. M;iis outre qn'il m'est doux de m'entendre flatter,
Ma mère qui m'attend m'oblige à vous quitter. (i()33-5'7)
a. Var. De qui seule dépond et mon aise et ma peine. (iGSS-ô^)
3. Var. Mais ta muse du moins s'en lairra suborner ;
N'est-il pas vrai, Tirsis, déjà tu la disposes
A di" puissants cfrorls pour de si belles choses ? (i633-57)
ACTE I, SCENE III. i55
Avec plaisir déjà prépare quelques veilles 225
A de puissants efforts pour de telles merveilles.
TIRCIS.
En effet ayant vu tant et de tels appas,
Que je ne rime point, je ne le promets pas.
ÉRASTE.
Tes feux n'iront-ils point plus avant que la rime' ?
TIRCIS.
Si je brûle jamais, je veux brûler sans crime. 2 3o
ÉR.\STE.
Mais si sans y penser tu te trouvois surpris ?
TIRCIS.
Quitte pour décharger mon creur dans mes écrits.
J'aime bien ces discours de plaintes et d'alarmes.
De soupirs, de sanglots, de tourments et de larmes :
C'est de quoi fort souvent je bâtis ma chanson ; 2 35
Mais j'en connois, sans plus, la cadence et le son.
Souffre qu'en un sonnet je m'efforce à dépeindre
Cet agréable feu que tu ne peux éteindre ;
Tu le pourras donner comme venant de toi.
ÉRASTE.
Ainsi ce cœur d'acier qui me tient sous sa loi 240
Verra ma passion pour le moins en peinture.
Je doute néanmoins qu'en cette portraiture
Tu ne suives plutôt tes propres sentiments.
TIRCIS.
Me prépare le ciel de nouveaux châtiments,
Si jamais un tel crime entre dans mon courage^ ! 245
ÉRASTE.
Adieu, je suis content, j'ai ta parole en gage,
Et sais trop que l'honneur t'en fera souvenir.
1. Var. Garde aussi quêtes feux n'outre-passent la rime. (tfiS^-.Sy)
2. Var. Si jamais ce penser entre clans mon courage! (i63?)-57)
i5fi MELITE.
TIRCIS, seul.
En matière d'amour rien n'oblige à tenir,
Et les meilleurs amis, lorsque son feu les presse.
Font bientôt vanité d'oublier leur promesse. 2 5o
SCÈNE IV.
PHILANDRE, CLORIS.
PHILANDRE.
Je meure, mon souci, tu dois bien me haïr :
Tous mes soins depuis peu ne vont qu'à te trahir.
CLORIS.
Ne m'épouvante point : à ta mine, je pense
Que le pardon suivra de fort près cette offense.
Sitôt que j'aurai su quel est ce mauvais tour. 2 55
PHILANDRE.
Sache donc qu'il ne vient sinon de trop d'amour.
CLORIS.
J'eusse osé le gager qu'ainsi par quelque ruse
Ton crime officieux porleroit son excuse'.
PHILANDRE.
Ton adorable objet, mon unique vainqueur.
Fait naître chaque jour tant de feux en mon creur, a6o
Que leur excès m'accable, et que pour m'en défaire
J'y cherche des défauts qui puissent me déplaire^.
J'examine ton teint dont l'éclat me surprit,
Les traits de ton visage, et ceux de ton esprit ;
Mais je n'en puis trouver un seid qui ne me charme '. a 65
I. Var. [Ton crime officieux porteroit son exruse;)
Mais n'importe, sachons, pnii.. Ton bel œil mon vainqueur. (iR.^.S-.'i^)
?. Var. Je recherche par où tu me pourras déplaire. (i6'^3-57)
3. Var. Mais je non puis trouver un seul qui ne me plaise.
ci.oB. Et moi dans mes défauts encor suis-je bien aise
Qu'ainsi tes sons trompés te forcent désormais
,\ chérir ta Cloris ot ne changer jruiiais. (iBS^-ÎS^)
ACTE I, SCÈNE IV. i57
CLORIS.
Et moi, je suis ravie, après ce peu d'alarme.
Qu'ainsi tes sens trompés te puissent obliger
A chérir ta Gloris, et jamais ne changer.
PHIL ANDRE.
Ta beauté te répond de ma persévérance.
Et ma foi qui t'en donne une entière assurance. 270
CLORIS.
Voilà fort doucement dire que sans ta foi
Ma beauté ne pourroit te conserver à moi.
PHILANDRE.
Je traiterois trop mal une telle maîtresse
De l'aimer seulement pour tenir ma promesse :
Ma passion en est la cause, et non l'etlét ; 27 ^
Outre que tu n'as rien qui ne soit si parfait,
Qu'on ne peut te servir sans voir sur ton visage
De quoi rendre constant l'esprit le plus volage'.
CLORIS.
Ne m'en conte point tant de ma perfection^ :
1. Var. De quoi rendre constant l'homme le plus volage. (iG33-68)
2. Var. Tu m'en vas tant conter de ma perfection,
Qu'à la fin j'en aurai trop de présomption.
PHIL. S'il est permis d'en prendre à l'égal du mérite,
Tu n'en saurois avoir qui ne soit trop petite.
CLOR. Mon mérite est si peu phil. Tout beau, mon cher souci
C'est me désobliger que de parler ainsi (a).
Nous devons vivre ensemble avec plus de franchise :
Ce refus obstiné d'une louange acquise
M'accuseroit enfin de peu de jugement,
D'avoir tant pris de peine et souffert de tourment.
Pour qui ne valoit pas l'offre de mon service (6).
CLOR. A travers tes discours si remplis d'artifice
Je découvre le but de ton intention :
C'est que, te défiant de mon affection.
Tu la veux acquérir par une flatterie.
Philandre, ces propos sentent la moquerie, (i 6.33-57)
(u) Vois que c'est m'offenser que de parler ainsi. (i648)
(h) Pour qui ne vaudroit pas l'offre de mon service. (io48)
i58 MÉLITE.
Tu dois être assuré de mon afTection. 280
Et tu perds tout l'effort de ta galanterie,
Si tu crois Taugmenter par une flatterie.
Une fausse louange est un blâme secret :
Je suis belle à tes yeux ; il suffit, sois discret' ;
C'est mon plus grand bonheur, et le seul où j'aspire. 280
PmLANDRE.
Tu sais adroitement adoucir mon martyre^ ;
Mais parmi les plaisirs qu'avec toi je ressens,
A peine mon esprit ose croire mes sens^.
Toujours entre la crainte et l'espoir en balance
Car s'il faut que l'amour naisse de ressemblance, 290
Mes imperfections nous éloignant si fort,
Qu'oserois-je prétendre en ce peu de rapport?
CLORIS.
Du moins ne prétends pas qu'à présent je te loue.
Et qu'un mépris rusé, que ton cœur désavoue.
Me mette sur la langue un babil afleté, 293
Pour te rendre à mon tour ce que tu m"as prêté :
Au contraire, je veux que tout le monde sache
Que je connois en toi des défauts que je cache.
Quiconque avec raison peut être négligé
A qui le veut aimer est bien plus obligé. 3oo
PIULAXDRE.
Quant à toi, tu te crois de beaucoup plus aimable ?
CLORIS.
Sans doute ; et qu'aurois-tu qui me fût comparable ?
PHILANDRE.
Regarde dans mes yeux, et reconnois qu'en moi
On peut voir quelque chose aussi parfait que toi*.
1. Var. Épargne-moi, de grâce, et songe, plus discret,
Qu'étant belle à tes yeux, plus outre je n'aspire. (i633-G8)
2. \ ar. Que tu sais dextrcment adoucir mon martyre ! (i 633-03)
3. Var. A peine mon esprit ose croire à mes sens. (i633-57)
It. \ar. On peut voir (^uelijue cbose aussi beau comme toi. (i 633-64)
ACTE I, SCÈNE IV. iBg
CLORIS.
C'est sans difficulté, m'y voyant exprimée. 3o5
PHILANDRE.
Quitte ce vain orgueil dont ta vue est charmée.
Tu n'y vois que mon cœur, qui n'a plus un seul trait
Que ceux qu'il a reçus de ton charmant portrait*,
Et qui tout aussitôt que tu t'es fait paroître*,
Afin de te mieux voir s'est mis à la fenêtre. 3 lo
CLORIS.
Le trait n'est pas mauvais ; mais puisqu'il te plaît tant^.
Regarde dans mes yeux, ils t'en montrent autant,
Et nos feux tous pareils ont mêmes étincelles^.
PmLANDRE.
Ainsi, chère Cloris, nos ardeurs mutuelles,
Dedans cette union prenant un même cours, 3 1 5
Nous préparent un heur qui durera toujours.
Cependant, en faveur de ma longue souffrance'^
CLORIS.
Tais-toi, mon frère vient.
1. Var. Que ceux qu'il a reçus de ton divin portrait. (iGSS-ôo)
2. Var. Et qui tout aussitôt que tu te fais paroître,
Afin de te mieux voir se met à la fenêtre. (i6/i8)
3. Var. Dois-je prendre ceci pour de l'argent comptant ?
Oui, Philandre, et mes yeux t'en vont montrer autant. (lOSS-S^)
4. Far. Nos brasiers tous pareils ont mêmes étincelles. (lô.'^S-G/t)
5. Var. Cependant un baiser accordé par avance
Soulageroit beaucoup ma pénible souffrance.
CLOR. Prends-le sans demander, poltron, pour un baiser (a)
Crois-tu que ta Cloris te voulut refuser .•'
SCÈNE V.
TIRSIS, PHIL.ODRE, CLORIS.
TIRS, (b) Voilà traiter l'amour justement bouche à bouche ;
C'est par où vous alliez commencer l'escarmouche ?
Encore n'est-ce pas trop mal passé son temps.
[pHiL. Que t'en semble, Tirsis ?] (i 633-57)
(a) Le pourrai-je obtenir ? clor. Pour si peu qu'un baiser. (lôii-Sy)
(b) En marge, dans l'éditioa de iG33 : // les surprend sur ce baiser.
i6o MÉLITE.
SCÈNE V.
TIRCIS, PHILANDRE, CLORIS.
TIRCIS.
Si j'en crois Tapparence,
Mon arrivée ici fait quelque contre-temps.
PHILANDRE.
Que t'en semble, Tircis?
TIRCIS.
Je vous vois si contents, 3ao
Qu'à ne vous rien celer touchant ce qu'il me semble
Du divertissement que vous preniez ensemble,
De moins sorciers que moi pourroient bien deviner'
Qu'un troisième ne fait que vous importuner.
CLORIS.
Dis ce que tu voudras ; nos feux n'ont point de crimes, 3 a 5
Et pour t'appréhender ils sont trop légitimes,
Puisqu'un hymen sacré, promis ces jours passés.
Sous ton consentement les autorise assez.
TIRCIS.
Ou je te connois mal, ou son heure tardive
Te désoblige fort de ce qu'elle n'arrive ^ 3 3o
CLORlS.
Ta belle humeur te tient, mon frère.
TIRCIS.
Assurément.
Var. Je pense ne pouvoir vous être (ju "importun,
Vous feriez mieux un tiers que d'en accepter un. (ilj33)
Var. |Te désoijlige fort de ce qu'elle n'arrive.]
Cette légère amorce, irritant les désirs,
Fait que l'illusion d'autres meilleurs plaisirs
Vient la nuit chatouiller ton espérance avi<le,
Mal satisfaite après de tant maclicr à vide.
[cLOB. Ta belle Immeur le lient, mon frère.] (i633)
ACTE I, SCENE V. i6i
CLORIS.
Le sujet ?
TIRCIS.
J'en ai trop dans ton contentement.
CLORIS.
Le cœur t'en dit d'ailleurs ' .
TIRCIS.
Il est vrai, je te jure ;
J'ai vu je ne sais quoi. . .
CLORIS.
Dis tout, je t'en conjure'.
TIRCIS.
Ma foi, si ton Philandre avoit vu de mes yeux, 3:^5
Tes affaires, ma sœur, n'en iroient guère mieux.
CLORIS.
J'ai trop de vanité pour croire que Philandre
Trouve encore après moi qui puisse le surprendre^.
TIRCIS.
Tes vanités à part, repose-t'en sur moi.
Que celle que j'ai vue est bien autre que toi. -^^o
PHILANDRE.
Parle mieux de l'objet dont mon âme est ravie ;
Ce blasphème à tout autre auroit coûté la vie.
TIRCIS.
Nous tomberons d'accord sans nous mettre en pourpoint*.
CLORIS.
Encor, cette beauté, ne la nomme-ton point?
1. Var. Le cœur t'en dit ailleurs. (1637 et 63-68)
2. Var. Dis-le, je t'en conjure. (1633-Ô7)
Var. Dis lot, je t'en conjure. (1660)
3. Var. Trouve encore après moi qui le puisse surprendre. (iGS^)
4. Expression proverbiale, qui vient de ce que les duellistes ne gardaient
que leur pourpoint lorsqu'ils se battaient. « Quelquefois même ils mettoient
pourpoint bas, dit Furetière dans son Dictionnaire, pour montrer qu'ils se
battoient sans supercherie. » Voyez la première variante de la page 196.
COKNEILLE. I I I
i62 MÉLITE.
TIRCIS.
Non pas sitôt. Adieu : ma présence importune 3 45
Te laisse à la merci d'Amour et de la brune.
Continuez les jeux que vous avez quittés*.
CLORIS.
Ne crois pas éviter mes importunités :
Ou tu diras le nom de cette incomparable,
Ou je vais de tes pas me rendre inséparable. 35o
TIRCIS.
Il n'est pas fort aisé d'arracber ce secret.
Adieu : ne perds point temps.
CLORIS.
0 l'amoureux discret !
Eh bien ! nous allons voir si tu sauras te taire.
PHILAN'DRE.
(Il retient Cloris-, qui suit son frère.)
C'est donc ainsi qu'on quitte un amant pour un frère !
CLORIS.
Philandre, avoir un peu de curiosité, 355
Ce n'est pas envers toi grande infidélité :
Souffre que je dérobe un moment à ma flamme,
Pour lire malgré lui jusqu'au fond de son âme.
Nous en rirons après ensemble, si tu veux.
1. Var. Continuez les jeux que j'ai... clor. Tout beau, gausseur,
Ne l'imagine point de contraindre une sœur,
N'importe qui l'éclairc en ces chastes caresses ;
Et pour te faire voir des preuves plus expresses
(Qu'elle ne craint en rien la langue, ni tes yeux (a),
Philandre, d'un baiser scelle encor tes adieux.
pnu,. Ainsi vienne bientôt cette heureuse journée.
Qui nous donne le reste en faveur d'Ilyménée.
TIRS. Sa nuit est bien plutôt ce que vous attendez.
Pour vous récompenser du temps que vous perdez (6). (i 633-57)
2. Var. Retenant Cloris. (i66o)
(o) Qu'elle ne craint ici ta langue, ni tes yeux. (iG44-57)
(6) L'acte finit ici dans les éditions indiquées.
ACTE I, SCÈNE V. i63
PHILANDRE.
Quoi I c'est là tout l'état que tu fais de mes feux? 36o
CLOMS.
Je ne t'aime pas moins pour être curieuse?
Et ta flamme à mon cœur n'est pas moins précieuse.
Conserve-moi le tien, et sois sûr de ma foi.
PHILANDRE.
Ah, folle I qu'en t'aimant il faut soufi'rir de toi I
FIN DU PREMIER ACTE.
i64 MÉLITE.
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE.
ÉRASTE.
Je l'avois bien prévu, que ce cœur infidèle' 365
ISe se défendroit point des yeux de ma cruelle,
Qui traite mille amants avec mille mépris,
Et n'a point de faveurs que pour le dernier pris.
Sitôt qu'il Taborda, je lus sur son visage -
De sa déloyauté l'infaillible présage; 370
Un inconnu frisson dans mon corps épandu
Me donna les avis de ce que j'ai perdu '*.
Depuis, cette volage évite ma rencontre.
Ou si malgré ses soins le hasard me la montre.
Si je puis l'aborder, son discours se confond,
Son esprit en désordre à peine me répond ;
Une réflexion vers le traître qu'elle aime
1. Var. Je l'avois bien prévu que cette àme infidèle, (i 633-57)
2. Var. Même dès leur abord, je lus sur son visage, (i 633-57)
3. Var. [Me donna les avis de ce que j'ai perdu ;]
Mais hélas ! qui pourroit gauchir sa destinée (a) ?
Son immuable loi dans le ciel burinée
Nous fait si bien courir après notre malheur,
Que j'ai donné moi-même accès à ce voleur :
Le perfide qu'il est me doit sa connoissance ;
C'est moi qui l'ai conduit et mis en sa puissance ;
C'est moi c[ui l'engageant à ce froid compliniont,
Ai jeté de mes maux le premier fondement.
[Depuis, cette volage évite ma rencontre.] (i633-57)
(«) Mais il faut que chacun suive sa destinée. {iQMi-b'])
■iib
ACTE II, SCENE I. i65
Presque à tous les moments le ramène en lui-même' ;
Et tout rêveur qu'il est, il n'a point de soucis
Qu'un soupir ne trahisse au seul nom de Tircis. 38o
Lors, par le prompt effet d'un changement étrange.
Son silence rompu se déborde en louange.
Elle remarque en lui tant de perfections,
Que les moins éclairés verroient ses passions ^
Sa bouche ne se plaît qu'en cette flatterie, 385
Et tout autre propos lui rend sa rêverie.
Cependant chaque jour au discours attachés '^
Ils ne retiennent plus leurs sentiments cachés :
Ils ont des rendez-vous où l'amour les assemble ;
Encore hier sur le soir je les surpris ensemble; Sgo
Encor tout de nouveau je la vois qui l'attend.
Que cet œil assuré marque un esprit content !
Perds tout respect, Eraste, et tout soin de lui plaire*;
Rends, sans plus différer, ta vengeance exemplaire ;
Mais il vaut mieux t'en rire, et pour dernier effort SgS
Lui montrer en raillant combien elle a de tort.
SCENE IL
ÉRÂSTE, MÉLITE.
ÉRASTE.
Quoi ! seule et sans Tircis 1 vraiment c'est un prodige,
Et ce nouvel amant déjà trop vous néglige.
1. Var. Fresques à tous moments le ramène en lui-même, (i 633-68)
2. Var. Que les moins avisés verroient ses passions. (i633-6o)
3. Var. Cependant chaque jour au babil attachés. (i633-57)
Var. Cependant chaque jour aux discours attachés. (1660-68)
4. Var. Sus donc, perds tout respect et tout soin de lui plaire,
Et rends dessus le champ ta vengeance exemplaire.
Non, il vaut mieux s'en rire, et pour dernier effort. (i633-57)
i66 MÉLITE.
Laissant ainsi couler la belle occasion '
De vous conter Texcès de son affection. 4oo
MÉLITE.
Vous savez que son âme en est fort dépourvue '.
ÉRASTE.
Toutefois, ce dit-on, depuis qu'il vous a vue^,
Il en porte dans l'âme un si doux souvenir,
Qu'il n'a plus de plaisirs qu'à vous entretenir.
MÉLITE.
Il a lieu de s'y plaire avec quelque justice : /io5
L'amour ainsi qu'à lui me paroît un supplice ;
Et sa froideur, qu'augmente un si lourd entretien,
Le résout d'autant mieux à n'aimer jamais rien.
ÉRASTE.
Dites : à n'aimer rien que la belle Mélite.
MÉLITE.
Pour tant de vanité j'ai trop peu de mérite. 4 1 o
ÉRASTE.
En faut-il tant avoir pour ce nouveau venu?
MÉLITE.
Un peu plus que pour vous.
ÉRASTE.
De vrai, j'ai reconnu.
Vous ayant pu servir deux ans, et davantage.
Qu'il faut si peu que rien à toucher mon courage.
MÉLITE.
Encor si peu que c'est vous étant refusé, 4i5
Présumez comme ailleurs vous serez méprisé.
1. Var. De laisser perdre ainsi la belle occasion. (i6^t8)
a. Var, Vous savez que son àme en est trop dépourvue. (1657)
3. Var. [Toutefois, ce dit-on, depuis qu'il vous a vue,]
Ses chemins par ici s'adressent tous les jours.
Et ses plus grands plaisirs ne sont qu'en vos discours.
MÉi,. Et ce n'est pas aussi sans cause qu'il les prise,
Puisqu'outre que l'amour comme lui je méprise.
Sa froideur, que redouble un si lourd entretien. (1 633-57)
ACTE II, SCÈNE II. 167
ÉRASTE.
Vos mépris ne sont pas de grande conséquence,
Et ne vaudront jamais la peine que j'y pense ;
Sachant qu'il vous voyoit, je m'étois bien douté
Que je ne serois plus que fort mal écouté. 430
MÉLITE.
Sans que mes actions de plus près j'examine,
A la meilleure humeur je fais meilleure mine,
Et s'il m'osoit tenir de semblables discours.
Nous romprions ensemble avant qu'il fût deux jours.
ÉRASTE.
Si chaque objet nouveau de même vous engage, 4 25
Il changera bientôt d'humeur et de langage*.
Caressé maintenant aussitôt qu'aperçu,
Qu'auroit-il à se plaindre, étant si bien reçu ?
MÉLITE.
Eraste, voyez-vous, trêve de jalousie ;
Purgez votre cerveau de cette frénésie ; 43 o
Laissez en liberté mes inclinations.
Qui vous a fait censeur de mes affections ?
Est-ce à votre chagrin que j'en dois rendre conte-?
ÉRASTE.
Non, mais j'ai malgré moi pour vous un peu de honte
De ce qu'on dit partout du trop de privante^ '^3 5
Que déjà vous souffrez à sa témérité.
MÉLITE.
Ne soyez en souci que de ce qui vous touche.
ÉRASTE.
Le moyen, sans regret, de vous voir si farouche
1. Var. Il ne tardera guère à changer de langage. (i633-57)
2. Var. Vraiment, c'est bien à vous que j'en dois rendre conte (a).
ÉR. Aussi j'ai seulement pour vous un peu de honte. (i633-57)
3. Var. Qu'on murmure partout du trop de privante. (i633-6o)
(a) Voyez la note relative à la première variante de la page i5o.
i68 MELITE.
Aux légitimes vœux de tant de gens d'honneur,
Et d'ailleurs si facile à ceux d'un suborneur?
MÉLITE.
Ce n'est pas contre lui qu'il faut en ma présence
Lâcher les traits jaloux de votre médisance.
Adieu : souvenez-vous que ces mots insensés
L'avanceront chez moi plus que vous ne pensez.
SCÈNE 111.
ÉRASTE.
C'est là donc ce qu'enfin me gardoit ton caprice'? iitirt
C'est ce que j'ai gagné par deux ans de service?
C'est ainsi que mon feu s'étant trop abaissé
D'un outrageux mépris se voit récompensé ?
Tu m'oses préférer un traître qui te flatte';
Var. C'est là donc ce qu'enfin me gardoit ta malice, (i 633-57)
Var. C'est là donc ce qu'enfin me gardoit mon caprice. (1G60)
Var. Tu me préfères donc un traître qui te flatte ?
Inconstante beauté, lâche, perfide, ingrate,
De qui le choix brutal se porte au plus mal fait ;
Tu l'estimes à faux, tu verras à reffct.
Par le peu de rapport que nous avons ensemble,
Qu'un honnête homme et lui n'ont rien qui se ressemble
Que dis-je, tu verras ? Il vaut autant que mort ;
Ma valeur, mon dépit, ma flamme en sont d'accord.
Il suffit ; les deslins bandés à me déplaire
Ne 1 arracheroient pas à ma juste colère.
Tu démordras, parjure, et ta déloyauté
Maudira mille fois sa fatale beauté.
Si tu peux te résoudre à mourir en brave homme,
Dès demain un cartel l'heure et le lieu te nomme.
Insensé que je suis ! hélas, où me réduit
Ce mouvement bouillant dont l'ardeur me séduit .••
Quel transport déréglé ! Quelle étrange échappée !
Avec un afTronteur mesurer mon épée !
C'est bien contre un brigand qu'il me faut hasarder
Contre un traître qu'à jieino on devroit regarder !
ACTE II, SCÈNE III. 169
Mais dans ta lâcheté ne crois pas que j'éclate, iSo
Et que par la grandeur de mes ressentiments
Je laisse aller au jour celle de mes tourments.
Un aveu si public qu'en feroit ma colère
Enfleroit trop l'orgueil de ton âme légère
Et me convaincroit trop de ce désir abjet' ^55
Qui m'a fait soupirer pour un indigne objet.
Je saurai me venger, mais avec l'apparence
De n'avoir pour tous deux que de l'indifférence.
Il fut toujours permis de tirer sa raison
D'une infidélité par une trahison. ^60
Tiens, déloyal ami, tiens ton âme assurée
Que ton heur surprenant aura peu de durée,
Et que par une adresse égale à tes forfaits
Lui faisant trop d'honneur, moi-même je m'abuse ;
C'est contre lui qu'il faut n'employer que la ruse ;
[II fut toujours permis de tirer sa raison
D'une infidélité par une trahison.]
Vis doncques, déloyal, vis, mais en assurance
Que tout va désormais tromper ton espérance,
Que tes meilleurs amis s'armeront contre toi,
Et te rendront encor plus malheureux que moi.
J'en sais l'invention, qu'un voisin de Mélite
Exécutera trop aussitôt que prescrite.
Pour n'être qu'un maraud, il est assez subtil.
SCÈNE IV.
ÉRASTE, CLITON.
ÉR. Holà ! hau I vieil ami. clit. Monsieur, que vous plaît-il ?
ÉR. Me voudrois-tu servir en quelque bonne affaire ?
CLiT. Dans un empêchement fort extraordinaire.
Je ne puis m'éloigner un seul moment d'ici.
ÉR. Va, tu n'y perdras rien, et d'avance voici
Une part des effets qui suivent mes paroles.
cLiT. Allons, malaisément gagne-t-on dix pistoles (a)! (i63.3-Ô7)
i. Ce mot est toujours écrit ainsi par Corneille, qui ne fait en cela que se
conformer à l'usage général de son temps. Voyez le Lexique.
(a) Après ce vers commence, sous le titre descène v, notre scène iv, entre
Tircis et Cloris.
170 MÉLITE.
Je mettrai le désordre où tu crois voir la paix.
L'esprit fourbe et vénal d'un voisin de Mélite 46 5
Donnera prompte issue à ce que je médite.
A servir qui l'achète il est toujours tout prêt,
Et ne voit rien d'injuste où brille l'intérêt.
Allons sans perdre temps lui payer ma vengeance,
Et la pistole en main presser sa diligence. 4?°
SCENE IV.
TIRCIS, CLORIS.
TIRCIS.
Ma sœur, un mot d'avis sur un méchant sonnet
Que je viens de brouiller dedans mon cabinet.
CLORIS.
C'est à quelque beauté que ta muse l'adresse?
TIRCIS.
En faveur d'un ami je flatte sa maîtresse.
Vois si tu le connois, et si, parlant pour lui, ^i^
J'ai su m'accommoder aux passions d'autrui.
SONNET.
Après l'œil de Mélite il n'est rien d'admirable —
CLORIS .
Ah ! frère, il n'en faut plus.
TIRCIS.
Tu n'es pas supportable
De me rompre sitôt.
CLORIS.
C'étoit sans y penser ;
Achève.
TIRCIS.
Tais-toi donc, je vais recommencer. 48o
ACTE II, SCÈNE IV. 171
SONNET * .
Après l'œil de Méliie il n'est rien d'admirable ;
Il n'est rien de solide après ma loyauté.
Mon feu, comme son teint, se rend incomparable,
Et je suis en amour ce qu'elle est en beauté.
Quoi que puisse à mes sens offrir la nouveauté, 4 85
Mon cœur à tous ses traits demeure invulnérable,
Et bien qu'elle ait au sien la même cruauté.
Ma foi pour ses rigueurs n'en est pas moins durable.
C'est donc avec raison que mon extrême ardeur
Trouve chez cette belle une extrême froideur, 49°
Et que sans être aimé je brûle pour Mélite ;
Car de ce que les Dieux, nous envoyant au jour.
Donnèrent pour nous deux d'amour et de mérite.
Elle a tout le mérite, et moi j'ai tout l'amour.
CLORIS.
Tu Tas fait pour Eraste?
TIRCIS.
Oui, j'ai dépeint sa flamme, ig^
CLORIS.
Comme tu la ressens peut-être dans ton âme?
TIRCIS.
Tu sais mieux qui je suis, et que ma libre humeur
N'a de part en mes vers que celle de rimeur.
CLORIS.
Pauvre frère, vois-tu, ton silence t'abuse ;
De la langue ou des yeux, n'importe qui t'accuse^ : 5oo
I. Ce sonnet, composé, d'après Thomas Corneille, avant la comédie elle-
même (voyez ci-dessus, p. 126), a été imprimé pour la première fois en 1682,
à la page 167 des Meslanges poétiques qui suivent Clitandre. Ce texte primitif
ne présente qu'une variante sans importance ; le vers dSy commence ainsi '■
Et quoiqu'elle ait, etc.
3. Var. De la langue, des yeux, n importe qui t'accuse, (itiô^ et Go)
172 MÉLITE.
Les tiens m'avoient bien dit malgré toi que ton cœur
Soupiroit sous les lois de quelque objet vainqueur ;
Mais j'ignorois encor qui tenoit ta franchise',
Et le nom de Mélite a causé ma surprise,
Sitôt qu'au premier vers ton sonnet m'a fait voir 5"5
Ce que depuis huit jours je brûlois de savoir.
TIR CI s.
Tu crois donc que j'en tiens ?
CLORIS.
Fort avant.
TIRCIS.
Pour MéHte?
CLORIS.
Pour Mélite, et de plus que ta flamme n'excite
Au cœur de cette belle aucun embrasement^.
TIRCIS.
Qui t'en a tant appris ? mon sonnet ?
CLORIS.
Justement. ^lo
TIRCIS.
Et c'est ce qui te trompe avec tes conjectures,
Et par 011 ta finesse a mal pris ses mesures.
Un visage jamais ne m'auroit arrêté,
S'il falloit que l'amour fût tout de mon côté.
Ma rime seulement est un portrait fidèle 5 ' 5
De ce qu'Eraste souffre en servant cette belle ;
Mais quand je l'entretiens de mon affection.
J'en ai toujours assez de satisfaction.
CLORIS.
Montre, si tu dis vrai, quelque peu plus de joie,
Et rends-toi moins rêveur, alin que je te croie. ^'o
I. C'est-.i-diro qui l'avait captivé. Franchise, dans le sens do liberté. Voyez
p. Lexique.
3. Var. Dedans cette maîtresse aiuiiii eiiilirasoiiunl. (ifî.SS-Go)
ACTE II, SCÈNE IV. 173
TIRCIS.
Je rêve, et mon esprit ne s'en peut exempter ;
Car sitôt que je viens à me représenter
Qu'une vieille amitié de mon amour s'irrite,
Qu'Éraste s'en offense et s'oppose à Mélite\
Tantôt je suis ami, tantôt je suis rival, 52 5
Et toujours balancé d'un contre-poids égal,
J'ai honte de me voir insensible ou perfide :
Si l'amour m'enhardit, l'amitié m'intimide.
Entre ces mouvements mon esprit partagé
Ne sait duquel des deux il doit prendre congé. 5 3o
CLORIS.
Voilà bien des détours pour dire, au bout du conte,
Que c'est contre ton gré que l'amour te surmonte.
ïu présumes par là me le persuader ;
Mais ce n'est pas ainsi qu'on m'en donne à garder".
A la mode du temps, quand nous servons quelque autre,
C'est seulement alors qu'il n'y va rien du nôtre^
Chacun en son affaire est son meilleur ami^.
Et tout autre intérêt ne touche qu'à demi.
TIRCIS.
Que du foudre à tes yeux j'éprouve la furie.
Si rien que ce rival cause ma rêverie ! 51o
CLORIS.
C'est donc assurément son bien qui t'est suspect :
Son bien te fait rêver, et non pas son respect.
Et toute amitié bas, tu crains que sa richesse
En dépit de tes feux n'obtienne ta maîtresse ^
1. Var. Qu'Éraste m'en retire et s'oppose à Mélite. (i633)
2. Var. Mais ce n'est pas ainsi qu'on m'en baille à garder, (i 633-57)
3. Var. C'est seulement alors qu'il n'y a rien du nôtre (a) (i 657-63)
4. Var. Un chacun à soi-même est son meilleur ami. (i633-57)
5. Var. En dépit de tes feux n'emporte ta maîtresse. (i633)
(a) Au sujet de cette leçon, qui fij^ure, comme on le voit, dans plusieurs édi-
174 MÊLITE.
TIRCIS .
Tu devines, ma sœur : cela me fait mourir. 5 45
CLORIS.
Ce sont vaines frayeurs dont je veux te guérir*.
Depuis quand ton Eraste en tient-il pour Mélite ?
TIRCIS.
Il rend depuis deux ans hommage à son mérite.
CLORIS.
Mais dit-il les grands mots ? parle-t-il d'épouser ?
TIRCIS.
Presque à chaque moment.
CLORIS.
Laisse-le donc jaser. 5 5o
Ce malheureux amant ne vaut pas qu'on le craigne ;
Quelque riche qu'il soit, Mélite le dédaigne :
Puisqu'on voit sans effet deux ans d'affection,
Tu ne dois plus douter de son aversion ;
Le temps ne la rendra que plus grande et plus forte. 555
On prend soudain au mot les hommes de sa sorte ^,
1 . Var. Vaine frayeur pourtant dont je veux te guérir.
TIRS. M'en guérir ! clor. Laisse faire : Eraste sert Mélite,
Non pas? mais depuis quand (o) ? tirs. Depuis qu'il la visite
Deux ans se sont passés, clor. Mais dedans ses discours
Parle-t-il d'épouser? tirs. Oui, presque tous les jours.
CLOR. Donc, sans l'appréhender, poursuis ton (6) entreprise;
Avccquc tout son bien Mélite le méprise.
[Puisqu'on voit sans effet deux ans d'affection], (i 633-57)
Var. Ce sont vaines frayeurs dont je te veux guérir. (1G60)
2. l'ar. On prend au premier bond les hommes de sa sorte (c),
De crainte qu'à la longue ils n'éteignent leur feu ((f).
tirs. Mais il faut redouter une mère. clor. Aussi peu.
TIRS. Sa puissance pourtant sur elle est absolue.
tions, on lit dans les Fautes notables survenues pendant l'impression (éilit
de i663, tome I, p. lx) : « Qu il n'y a rien, » lisez : « qu'il n'y va rien. »
(a) Mais sais-tu depuis quand ?(i 654)
(6) Son pour ton, dans 1 édition de 1657, est évidemment une faute.
(f) On prend au premier bond les hommes de la sorle. (1652-57)
On prend soudain au mol les hommes de la sorte. (1660)
(c/) De peur qu'avec le temps ils n'éteignent leur feu. (i644-57)
ACTE II, SCÈNE IV 175
Et sans rien hasarder à la moindre longueur,
On leur donne la main dès qu'ils offrent le cœur.
TIRCIS.
Sa mère peut agir de puissance absolue,
CLORIS.
Crois que déjà l'affaire en seroit résolue, 5 60
Et qu'il auroit déjà de quoi se contenter,
Si sa mère étoit femme à la violenter.
TIRCIS.
Ma crainte diminue et ma douleur s'apaise ' ;
Mais si je t'abandonne, excuse mon trop d'aise.
Avec cette lumière et ma dextérité, 56 5
J'en veux aller savoir toute la vérité.
Adieu.
CLORIS.
Moi, je m'en vais paisiblement attendre^
Le retour désiré du paresseux Philandre.
Un moment de froideur lui fera souvenir^
Qu'il faut une autre fois tarder moins à venir. 570
SCÈNE V.
ÉRASTE, CLITON.
ÉRASTE, lui donnant une lettre*.
Va-t'en chercher Philandre, et dis-lui que Mélite*^
CLOR. Oui, mais déjà l'affaire en seroit résolue,
Et ton rival auroit de quoi se contenter. (i633-57)
1. Var. Pour de si bons avis il faut que je te baise. (i633)
2. Var. Moi, je m'en vais dans le logis attendre, (i 633-57)
3. Var. Un baiser refusé lui fera souvenir. (iG33-48)
Var. Un moment de froideur le fera souvenir. (i633 et 64)
4. Var. Il baille une lettre à Cliton. (i633, en marge.) — // lui donne une
lettre. (i663, en marge.)
5. Var. Cours vite chez Philandre, et dis-lui que Mélite
A dedans ce papier sa passion décrite, (i 633-57)
176 MÉLITE.
A dedans ce billet sa passion décrite ;
Dis- lui que sa pudeur ne sauroit plus cacher
Un feu qui la consume et qu'elle tient si cher\
Mais prends garde surtout à bien jouer ton rôle : 57^
Remarque sa couleur, son maintien, sa parole;
Vois si dans la lecture un peu d'émotion
Ne te montrera rien de son intention.
CLITON.
Cela vaut fait, Monsieur.
ÉRASTE.
Mais après ce message''
Sache avec tant d'adresse ébranler son courage, 5 8o
Que tu viennes à bout de sa fidélité.
CLITON.
Monsieur, reposez-vous sur ma subtilité ;
Il faudra malgré lui qu'il donne dans le piège :
Ma tête sur ce point vous servira de plége^;
Mais aussi vous savez
ÉBASTE.
Oui, va, sois diligent*. 5 85
Ces âmes du commun n'ont pour but que l'argent^;
1. Var. Un feu qui la consomme et qu'elle tient si cher. (iG3,i et 48-67)
2. Var. Mais avec ton message
Tâche si dcxtrement de tourner son courage. (iG3c5-G4)
3. Var. Ma tète sur ce point inc servira de plége (a). (iCfi^)
4. En marge, dans l'édition de iG33 : Cliion rentre.
5. Var. Ces âmes du commun font tout pour de l'argent,
Et sans prendre intérêt au dessein de personne,
Leur service et leur foi sont à qui plus leur donne.
Quand ils sont éhlouis de ce traître métal.
Ils ne distinguent plus le bien d'avec le mal ;
Le seul espoir du gain règle leur conscience.
Mais tu reviens bientôt, est-ce fait? clit. Patience,
Monsieur ; en vous donnant un moment de loisir.
Il ne tiendra qu'à vous d'en avoir le plaisir. (1G33-J7)
(a) De caution, de gage. Voyez le Lexiijuc.
ACTE II, SCÈNE V. 177
Et je n'ai que trop vu par mon expérience
Mais tu reviens bientôt'?
CLITON.
Donnez-vous patience,
Monsieur; il ne nous faut qu'un moment de loisir'",
Et vous pourrez vous-même en avoir le plaisir. 590
ÉRASTE .
Comment ?
CLITON.
De ce carfour j'ai vu venir Philandre.
Cachez- vous en ce coin, et de là sachez prendre
L'occasion commode à seconder mes coups :
Par là nous le tenons. Le voici ; sauvez-vous^.
SCENE VI.
PHILANDRE, ÉRASTE, CLITON.
PHILANDRE.
(Eraste est caché et les écoute '^.)
Quelle réception me fera ma maîtresse.^ 59 5
Le moyen d'excuser une telle paresse?
CLITON.
Monsieur, tout à propos je vous rencontre ici,
Expressément chargé de vous rendre ceci.
PHILANDRE.
Qu'est-ce ?
CLITON.
Vous allez voir, en lisant cette lettre,
1. En marge, dans l'édition de i633 : Cliton ressort brusqaemenl.
2. Var. Monsieur; il ne vous faut qu'un moment de loisir. (1660-68)
3. En marge, dans l'édition de i633: Philandre paroit el Érasle se cache.
4. Ces mots manquent dans les éditions de i633, de i64/i et de 1662-60 ;
ils sont remplacés, dans celle de i6i8, par ceux-ci : cependant qii Érasle est
caché.
Corneille, i i 2
178 MÉLITE.
Ce qu'un homme jamais n'oseroit se promettre'; 600
Ouvrez-la seulement.
PHILANDRE.
Va, tu n'es qu'un conteur.
CLITON.
Je veux mourir au cas qu'on me trouve menteur.
LETTRE SUPPOSÉE DE MÉLITE A PHILANDRE.
Malgré le devoir et la bienséance du sexe, celle-ci
m'échappe en faveur de vos mérites, pour vous apprendre
que c'est Mélite qui vous écrit, et qui vous aime. Si elle
est assez heureuse pour recevoir de vous une réciproque
affection, contentez-vous de cet entretien par lettres, jus-
ques à ce quelle ait^ ôté de l'esprit de sa mère quelques
personnes qui n'y sont que trop bien pour son contentement.
ÉRASTE, feignant d'avoir lu la lettre par-dessus son épaule^.
C'est donc la vérité que la belle Mélite
Fait du brave Philandre une louable élite,
Et qu'il obtient ainsi de sa seule vertu 60 5
Ce qu'Éraste et Tircis ont en vain débattu !
Vraiment dans un tel choix mon regret diminue ;
Outre qu'une froideur depuis peu survenue,
De tant de vœux perdus ayant su me lasser*,
N'attendoil qu'un prétexte à m'en débarrasser. 0 1 o
PHILANDRE.
Me dis-tu que Tircis brûle pour celte belle?
I. Var. Ce qu'un homme jamais ne s'oseroit pronieltre ;
Ouvrez-la seulement, piul. Tu n'es rien qu'un conteur. (iGSS-B^)
a. Ainsi dans les éditions de i633-48, de 1667 et de 1682 ; aye dans celles
do i652, de 1654 et de 1GC0-G8. — Voyez plus haut, p. log, note i.
3. Var. Cependant que Philandre lit, Erasle s'approche par derrière, et fei-
qnanl d'avoir lu par-dessus son épaule, il lui saisit la main encore pleine de la
lettre toute déployée. (i633, en marge.) — Il feint d'avoir lu la lettre par-
dessus l'épaule de Philandre. (i6G3, en marge.)
4. Var. Porloit nos deux esprits à s'enlre-négliger,
Si bien que je cherchois par où m'en dégager. (iG33-57)
ACTE II, SCÈNE VI. 179
ÉRASTE.
Il en meurt.
PHILANDRE.
Ce courage à l'amour si rebelle?
ÉRASTE.
Lui-même.
PHILANDRE.
Si ton cœur ne tient plus qu'à demi',
ïu peux le retirer en faveur d'un ami " ;
Sinon, pour mon regard ne cesse de prétendre : 6 1 5
Etant pris une fois, je ne suis plus à prendre.
Tout ce que je puis faire à ce beau feu naissant",
C'est de m'en revancher par un zèle impuissant";
Et ma Cloris la prie, afin de s'en distraire.
De tourner, s'il se peut, sa flamme vers son frère ^. 620
ÉRASTE.
Auprès de sa beauté qu'est-ce que ta Cloris ?
PHILANDRE.
Un pau plus de respect pour ce que je chéris.
ÉRASTE.
Je veux qu'elle ait en soi quelque chose d'aimable;
Mais enfin à Mélite est-elle comparable ** ?
PHILANDRE.
Qu'elle le soit ou non, je n'examine pas 625
Si des deux l'une ou l'autre a plus ou moins d'appas.
J'aime l'une ; et mon cœur pour toute autre insensible ^
I. Var. Si ton feu commence à te lasser. (iG33)
Var. Si ton feu commence à se lasser, (i 644-57)
a. Var. Pour un si bon ami tu peux y renoncer. (i633-57)
Var. Tu peux le retirer pour un si bon ami. (i66o-G4)
3. Var. Tout ce que je puis faire à son brasier naissant, (i 633-68)
4. Var. C'est de le revancher par un zèle impuissant. (i633-57)
5. Var. De tourner ce qu'elle a de flamme vers son frère. (iG33-57)
6. Var. Mais la peux-tu juger à l'autre comparable?
pniL. Soit comparable ou non, je n'examine pas. (i633-37)
7. Var. J'ai promis d'aimer l'une, et c'est où je m'arrête.
ÉB. Avise toutefois, le prétexte est honnête, (i 633-07)
i8o ME LITE.
ÉRASTE.
Avise toutefois, le prétexte est plausible.
PHILANDRE.
J'en serois mal voulu des hommes et des Dieux.
ÉRASTE.
On pardonne aisément à qui trouve son mieux. 6 3o
PHILANDRE.
Mais en quoi gît ce mieux?
ÉRASTE.
En esprit, en richesse*.
PHILANDRE.
0 le honteux motif à changer de maîtresse !
ÉRASTE.
En amour.
PHILANDRE.
Gloris m'aime, et si je m'y connoi,
Rien ne peut égaler celui qu'elle a pour moi.
ÉRASTE.
Tu te détromperas, si tu veux prendre garde 63 5
A ce qu'à ton sujet l'une et l'autre hasarde.
L'une en t'aimant s'expose au péril d'un mépris :
L'autre ne t'aime point que tu n'en sois épris ;
L'une t'aime engagé vers une autre moins belle :
L'autre se rend sensible à qui n'aime rien qu'elle ; 6 4o
L'une au desçu " des siens te montre son ardeur,
Et l'autre après leur choix quitte un peu sa froideur ;
L'une
PHILANDRE.
Adieu : des raisons de si peu d'importance
1 . Var. Ce mieux gît en richesse.
PHiL. O le sale motif à changer de maîtresse !
ÉB. En amour, pnii.. Ma Cloris m'aime si chèrement.
Qu'un plus parfait amour ne se voit nullement.
ÉB. Tu le verras assez, si lu veux prendre garde. (lOSS-S^)
2. A l'insu. Voyez le Lexi<jue.
ACTE II, SCÈNE VI. i8i
Ne pourroient en un siècle ébranler ma constance'.
(Il dit ce vers à Cliton tout bas '-.)
Dans deux heures d'ici tu viendras me revoir. 6 45
CLITON.
Disposez librement de mon petit pouvoir.
ÉRASTE, seur\
Il a beau déguiser, il a goûté l'amorce ;
Cloris déjà sur lui n'a presque plus de force :
Ainsi je suis deux fois vengé du ravisseur,
Ruinant tout ensemble et le frère et la sœur. 65 o
SCENE VIL
TIRCIS, ÉRASTE, MÉLITE.
TIRCIS.
Eraste, arrête un peu.
ÉRASTE.
Que me veux- tu ?
TIRCIS.
Te rendre
Ce sonnet que pour toi j'ai promis d'entreprendre*.
MÉLITE, au travers d'une jalousie, cependant qu'Éraste
lit le sonnet^.
Que font-ils là tous deux? qu'ont-ils à démêler.-^
Ce jaloux à la fin le pourra quereller :
1. y'ar. N'ont rien qui soit bastant débranler ma constance. (i633)
2. Var. Il dit ce dernier vers comme à l'oreille de Cliton, et rentre, tous
deux chacun de leur côté. (i633, en marge.) — A Cliton, tout bas. (i6/i4-6o)
3. A la place du mot seul ou seule, après le nom d'un personnage, on lit
constamment, en marge, dans l'édition de i663 : // est seul, elle est seule.
Nous n'avons remarqué qu'une exception à cet usage. La première fois que
cette indication se trouve dans Mélite, c'est-à-dire à la fin de la scène m du
I" acte, l'édition de i663 ne porte en marge que le mot même du texte : seul.
k- Var. Ce sonnet que pour toi je promis d'entreprendre. (i633-6o)
5. Var. Elle parolt au travers d'une jalousie, et dit ces vers cependant
qu'Eraste lit le sonnet tout bas. (i633, en marge.) — Elle les regarde à travers
une jalousie cependant qu'Eraste lit le sonnet. (i663,en marge.)
i83 MELITE.
Du moins les compliments, dont peut-être ils se jouent,
Sont des civilités qu'en Fàme ils désavouent.
TIRCIS ' .
J'y donne une raison de ton sort inhumain.
Allons, je le veux voir présenter de ta main
A ce charmant objet dont ton âme est blessée*.
ÉRASTE, lui rendant son sonnet^.
Une autre fois, Tircis ; quelque affaire pressée 660
Fait que je ne saurois pour l'heure m'en charger.
Tu trouveras ailleurs un meilleur messager.
TIRCIS, seul.
La belle humeur de l'homme ! 0 Dieux, quel personnage !
Quel ami j'avois fait de ce plaisant visage!
Une mine froncée, un regard de travers, c>6ï>
C'est le remercîment que j'aurai de mes vers.
Je manque, à mon avis, d'assurance ou d'adresse.
Pour les donner moi-même à sa jeune maîtresse,
Et prendre ainsi le temps de dire à sa beauté
L'empire que ses yeux ont sur ma liberté. 67"
Je pense l'entrevoir par cette jalousie :
Oui, mon âme de joie en est toute saisie *^.
Hélas ! et le moyen de pouvoir lui parler ',
Si mon premier aspect l'oblige à s'en aller?
Que cette joie est courte, et qu'elle est cher vendue*^ ! 675
Toutefois tout va bien, la voilà descendue.
Ses regards pleins de feu s'entendent avec moi" ;
Que dis-je.^ en s'avançant elle m'appelle à soi.
I. En marge, dans l'édition de i633: // montre du doigt la fin de son
sonnet à Ëraste.
a. Var. A ce divin objet dont ton âme est blessée, (i 633-57)
3. Var. Feignant de lui rendre son sonnet, il le fait choir et Tirsis le ra-
masse. (i633, en marge.) // lui rend le sonnet. (i663, en marge.)
(t. En marge, dans l'édition de i633 : Mélite se retire de la jalousie et descend-
5. Var. Hélas! et le moyen de lui pouvoir parler. (i633-F>7)
6. Var. Que d'un petit coup d'œil l'aise m'est cher vendue! (i633-57)
7. Var. Ses regards pleins de feux s'entendent avec moi. (i 633-1)8)
ACTE II, SCÈNE VIII. i83
SCÈNE viir.
TIRCIS, MÉLITE.
MÉLITE.
Eh bien ! qu'avez-vous fait de votre compagnie ?
TIRCIS.
Je ne puis rien juger de ce qui l'a bannie' : 6So
A peine ai-je eu loisir de lui dire deux mots,
Qu'aussitôt le fantasque, en me tournant le dos,
S'est échappé de moi.
MÉLITE.
Sans doute il m'aura vue,
Et c'est de là que vient cette fuite imprévue'.
TIRCIS.
Vous aimant comme il fait, qui l'eût jamais pensé ? 685
MÉLITE.
Vous ne savez donc rien de ce qui s'est passé?
TIRCIS.
J'aimerois beaucoup mieux savoir ce qui se passe.
Et la part qu'a Tircis en votre bonne grâce.
MÉLITE.
Meilleure aucunement qu'Eraste ne voudroit.
Je n'ai jamais connu d'amant si maladroit; 69
Il ne sauroit souffrir qu'autre que lui m'approche.
Dieux ! qu'à votre sujet il m'a fait de reproche !
Vous ne sauriez me voir sans le désobliger.
TIRCIS.
Et de tous mes soucis c'est là le plus léger.
Toute une légion de rivaux de sa sorte 695
1. Dans les éditions antérieures à 1660, cette scène et la précédente n'en
forment qu'une.
2. Dans certains exemplaires de l'édition de iG33, notamment dans celui de
la Bibliothèque impériale qui est marqué Y ^'^, ce vers est dit par Mélite et
non par Tircis, dont le couplet ne commence qu'au vers suivant.
3. Var. Et c'est de là que vient cette fuite impourvue. (i633)
i84 MELITE.
INe divertiroit pas'' Famour que je vous porte,
Qui ne craindra jamais les humeurs d'un jaloux.
MÉLITE.
Aussi le croit-il bien, ou je me trompe.
TIRCIS.
Et vous ?
MÉLITE.
Bien que cette croyance à quelque erreur m'expose^,
Pour lui faire dépit, j'en croirai quelque chose. 700
TIRCIS.
Mais afm qu'il reçût un entier déplaisir,
Il faudroit que nos cœurs n'eussent plus qu'un désir,
Et quitter ces discours de volontés sujettes^,
Qui ne sont point de mise en l'état 011 vous êtes.
Vous-même consultez un moment vos appas\ 705
Songez à leurs effets, et ne présumez pas
Avoir sur tous les cœurs un pouvoir si suprême^,
Sans qu'il vous soit permis d'en user sur vous-même.
Un si digne sujet ne reçoit point de loi,
De règle, ni d'avis, d'un autre que de soi. 7'"
MÉLITE.
Ton mérite, plus fort que ta raison flatteuse,
Me rend, je le confesse, un peu moins scrupuleuse.
Je dois tout à ma mère, et pour tout autre amant
Je voudrois tout remettre à son commandement ** ;
Mais attendre pour toi l'effet de sa puissance, 7 ' ^
Sans te rien témoigner que par obéissance,
1. C'cst-à-dirc, suivant le sons étymologiquo du mol, no (lotourncrait pas.
Voyez le Lexiqui^.
2. Var. Bien que ce soil un heur où prétendre je n'ose. (if)33-57)
3. Volontés sujettes, volontés soumises à une mère. La réponse de Mélile
éclaircit parfaitement ce que cette expression pourrait avoir d'oliscur.
4. Var. Consultez seulement avecque vos appas. (ifi33-ri'7)
Var. Consultez en vous-même un moment vos appas. (1660)
5 Var. Avoir sur tout le monde un pouvoir si suprême, (i 633-57)
6. Var. Je m'en voudrois remettre à son commandement. (iG33-6o)
ACTE II, SCENE VIII. i85
Tircis, ce seroit trop : tes rares qualités
Dispensent mon devoir de ces formalités'.
TIRCIS.
Que d'amour et de joie un tel aveu me donne !
MÉLITE.
C'est peut-être en trop dire, et me montrer trop bonne ;
Mais par là tu peux voir cpie mon affection
Prend confiance entière en ta discrétion.
TIRCIS.
Vous la verrez toujours, dans un respect sincère,
Attacher mon bonheur à celui de vous plaire,
N'avoir point d'autre soin, n'avoir point d'autre esprit ;
Et si vous en voulez un serment par écrit,
Ce sonnet que pour vous vient de tracer ma flamme
Vous fera voir à nu jusqu'au fond de mon âme.
MÉLITE .
Garde bien ton sonnet, et pense qu'aujourd'hui
Mélite veut te croire autant et plus que lui'^ 7 3o
I. Var. [Dispensent mon devoir de ces formalités.]
TIRS. Souffre donc qu'un baiser cueilli dessus ta bouche
M'assure entièrement que mon amour te touche.
MÉL. Ma parole sufBt. tirs. Ah ! j'entends bien que c'est:
Un peu de violence en t'excusant te plaît.
MÉi. Folâtre, j'aime mieux abandonner la place,
Car tu sais dérober avec si bonne grâce
Que bien que ton larcin me fâche infiniment ,
Je ne puis rien donner à mon ressentiment.
TIRS. Auparavant l'adieu reçois de ma constance
Dedans ce peu devers l'éternelle assurance.
MÉL. Garde bien ton papier, et pense qu'aujourd'hui. (i633-48)
a. Var. [Mélite veut te croire autant et plus que lui (a).]
TiRsis. Il lui coule le sonnet dans le sein, comme elle se dérobe (b).
Par ce refus mignard qui porte un sens contraire.
Ton feu m'instruit assez de ce que je dois faire.
0 ciel ! je ne crois pas que sous ton large tour
Un mortel eut jamais tant d'heur ni tant d'amour. (i633-48)
(a) Mélite te veut croire autant et plus que lui. (i652-6i)
(6) TIRSIS, lui coulant le sonnet dans le bras. (i6ii4 et 48)
i86 MELITE.
Je le prends toutefois comme un précieux gage
Du pouvoir que mes yeux ont pris sur ton courage.
Adieu : sois-moi fidèle en dépit du jaloux.
TIRCIS'.
0 ciel ! jamais amant eut-il un sort plus doux ?
I. Var. TiHCis, seul. (i652-6o)
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE III, SCÈNE I. 187
ACTE III.
SCENE PREMIERE.
PHILANDRE.
Tu l'as gagné, Mélite ; il ne m'est pas possible' 1^^
D'être à tant de faveurs plus longtemps insensible.
Tes lettres où sans fard tu dépeins ton esprit,
Tes lettres où ton cœur est si bien par écrit,
Ont charmé tous mes sens par leurs douces promesses^.
Leur attente vaut mieux, Cloris, que tes caresses. 7^0
Ah ! Mélite, pardon ! je t'offense à nommer
Celle qui m'empêcha si longtemps de t'aimer.
Souvenirs importuns d'une amante laissée,
Qui venez malgré moi remettre en ma pensée
Un portrait que j'en veux tellement effacer* 7^^
Que le sommeil ait peine à me le retracer,
Hâtez-vous de sortir sans plus troubler ma joie,
Et retournant trouver celle qui vous envoie,
Dites-lui de ma part pour la dernière fois
Qu'elle est en liberté de faire un autre choix ; 7^0
Que ma fidélité n'entretient plus ma flamme,
Ou que s'il m'en demeure encore un peu dans l'âme.
Je souhaite en faveur de ce reste de foi
Qu'elle puisse gagner au change autant que moi'.
1. Var. Tu l'as gagné, Mélite; il ne m'est plus possible
D'être à tant de faveurs désormais insensible, (i 633-57)
2. Var. Ont charmé tous mes sens de leurs douces promesses. (i633-6o)
3. Var. Un portrait que je veux tellement effacer. (1660)
li. Var. [Qu'elle puisse gagner au change autant que moi.]
Dites- lui de ma part que depuis que le monde
i88 MELITE.
Dites-lui que Mélite, ainsi qii'une Déesse, 7^5
Est de tous nos désirs souveraine maîtresse,
Dispose de nos cœurs, force nos volontés,
Et que par son pouvoir nos destins surmontés
Se tiennent trop heureux de prendre l'ordre d'elle ;
Enfin que tous mes vœux —
SCÈNE II.
TIRGIS, PHILANDRE.
TIRCIS.
Philandre !
PHILANDRE.
Qui m'appelle?
TIRCIS.
Tircis, dont le bonheur au plus haut point monté
Ne peut être parfait sans te l'avoir conté.
PHILANDRE.
Tu me fais trop d'honneur par cette confidence'.
TIRCIS.
J'userois envers toi d'une sotte prudence.
Si je faisois dessein de te dissimuler 7^5
Ce qu'aussi bien mes yeux ne sauroient te celer.
PHILANDRE.
En effet, si l'on peut te juger au visage.
Si l'on peut par tes yeux lire dans ton courage"",
Du milieu fin chaos lira sa forme ronrie,
C'est la première l'ois que ces vieux ennemis,
Le change et, la raison, sont devenus amis ;
[Dites-lui que Mélite, ainsi qu'une Déesse.] (i633)
1. Var. Tu mo fais trop rl'honneur en cette confidence. (i633-6o)
2. Var. [Si l'on peut par tes yeux lire dans ton courage,]
.le ne croirai jamais cju'à force do rcvcr
Au sujet de ta joie, on le puisse trouver :
[Rien n'atteint, cerne semble, aux signes qu'ils en donnent.] (iGSS-Sy)
ACTE III, SCÈNE II. 189
Ce qu'ils montrent de joie à tel point me surprend,
Que je n'en puis trouver de sujet assez grand : 770
Rien n'atteint, ce me semble, aux signes qu'ils en donnent.
TIRCIS.
Que fera le sujet, si les signes t'étonnent ?
Mon bonheur est plus grand qu'on ne peut soupçonner ;
C'est quand tu l'auras su qu'il faudra t'étonner.
PHILANDRE.
Je ne le saurai pas sans marque plus expresse. 775
TIRCIS.
Possesseur, autant vaut
PHILANDRE.
De quoi ?
TIRCIS.
D'une maîtresse.
Belle, honnête, jolie, et dont l'esprit charmant'
De son seul entretien peut ravir un amant :
En un mot, de Mélite.
PHILANDRE.
Il est vrai qu'elle est belle ;
Tu n'as pas mal choisi ; mais
TIRCIS.
Quoi, mais?
PHILANDRE.
T'aime-t-elle ?
TIRCIS.
Cela n'est plus en doute.
PHILANDRE.
Et de cœur ?
TIRCIS.
Et de cœur,
Je t'en réponds.
I. Var. belle, honnête, gentille, et dont l'esprit charmant. (i633-57)
igo MÉLITE.
PHILA?JDRE.
Souvent un visage moqueur
N'a que le beau semblant d'une mine hypocrite.
TIRGIS.
Je ne crains rien de tel du côté de Mélite'.
PHIL ANDRE.
Ecoute, j'en ai vu de toutes les façons : 7^5
J'en ai vu qui sembloient n'être que des glaçons,
Dont le feu, retenu par une adroite feinte',
S'allumoit d'autant plus qu'il soufiroit de contrainte ;
J'en ai vu, mais beaucoup, qui sous le faux appas
Des preuves d'un amour qui ne les touclioit pas, 79°
Prenoient du passe-temps d'une folle jeunesse
Qui se laisse affiner à^ ces traits de souplesse.
Et pratiquoient sous main d'autres affections ;
Mais j'en ai vu fort peu de qui les passions
Fussent d'intelligence avec tout le visage^. 79^
TIRCIS.
Et de ce petit nombre est celle qui m'engage :
De sa possession je me tiens aussi seur'
Que tu te peux tenir de celle de ma sœur.
PHILANDRE.
Donc, si ton espérance à la lin n'est déçue*^.
Ces deux amours auront une pareille issue. 8oo
TIRCIS.
Si cela n'arrivoit, je me tromperois fort.
1. Var. Je ne crains pas cola du coté de Mclite. (i633-57)
2. Var. Dont le feu, gourmande par une adroite feinte. (i633)
3. Qui se laisse prendre à tromper par
4. Var. Fussent d'intelligence avecquc le visage. (i633-6o)
5. Peut-être celte prononciation était-elle en usage lorsque la pièce fut re-
présentée pour la première fois, mais elle était certainement abandonnée
lorsque Corneille publiait les dernières éditions de son tbéàtre. Voyez le
Lexique.
G. \ar Doncques, si ta raisonne se trouve déçue. (i633-57)
ACTE m, SCÈNE II. 191
PHIL ANDRE.
Pour te faire plaisir j'en veux être d'accord.
Cependant apprends-moi comment elle te traite,
Et qui te fait juger son ardeur si parfaite'.
TIRCIS.
Une parfaite ardeur a trop de truchements 8o5
Par qui se faire entendre aux esprits des amants :
Un coup d'œil, un soupir^ —
PHILAJiDRE.
Ces faveurs ridicules'^
Ne servent qu'à duper des âmes trop crédules.
N as-tu rien que cela ?
TIRCIS.
Sa parole et sa foi.
PHILA>DRE.
Encor c'est quelque chose. Achève et conte-moi 810
Les petites douceurs, les aimables tendresses*
Qu'elle se plaît à joindre à de telles promesses.
Quelques lettres du moins te daignent confirmer
Ce vœu qu'entre tes mains elle a fait de t'aimer?
TIKCIS.
Recherche qui voudra ces menus badinages, 81 5
1. Var. Et qui te fait juger son amour si parfaite.
TIRS. Une parfaite amour a trop de truchements, (i 633-57)
2. Var. Un clin d'œil, un soupir (iG33)
3. Var. Ces choses ridicules
Ne servent qu'à piper des âmes trop crédules, (i 633-57)
4. Var. Les douceurs que la belle, à tout autre (a) farouche.
T'a laissé dérober sur ses yeux, sur sa bouche,
Sur sa gorge, où, que sais-je ? tirs. Ah ! ne présume pas
Que ma témérité profane ses appas.
Et quand bien j'aurois eu tant d'heur, ou d'insolence.
Ce secret, étouffé dans la nuit du silence,
N'échapperoit jamais à ma discrétion.
PHiL. Quelques lettres du moins pleines d'affection
Témoignent son ardeur? tirs. Ces foibles témoignages
(a) On lit dans toutes les éditions indiquées : toute autre, pour tout autre.
192 MELITE.
Qui n'en sont pas toujovn's de fort sûrs témoignages;
Je n'ai que sa parole, et ne veux que sa foi.
PHILANDRE.
Je connois donc quelqu'un plus avancé que toi^
TIRCIS.
J'entends qui tu veux dire, et pour ne te rien feindre.
Ce rival est bien moins à redouter qu'à plaindre. 820
Eraste, qu'ont banni ses dédains rigoureux
PHILANDRE.
Je parle de quelque autre un peu moins malheureux.
TIRCIS.
Je ne connois que lui qui soupire pour elle.
PHILANDRE.
Je ne te tiendrai point plus longtemps en cervelle' :
Pendant qu'elle t'amuse avec ses beaux discours, 825
Un rival inconnu possède ses amours,
Et la dissimulée, au mépris de ta flamme,
Par lettres chaque jour lui fait don de son âme.
TIRCIS.
De telles trahisons lui sont trop en horreur.
PHILANDRE.
Je te veux par pitié tirer de cette erreur. 83 o
Tantôt, sans y penser, j'ai trouvé cette lettre ;
Tiens, vois ce que tu peux désormais t'en promettre.
D'une vraie amitié sont d'inutiles iiagcs ;
Je n'en veux et n'en ai point d'autre que sa foi (a).
PBIL. Je sais donc bien quelqu'un plus avancé que toi.
TIRS. Plus avancé que moi ? j'entends qui tu veux dire,
Mais il n'a garde d'être en état de me nuire :
Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'Eraste a son congé.
PHIL. Celui dont je te parle est bien mieux partagé.
TIRS. Je ne sache que lui qui soupire pour elle. (iGSS-û^)
1. Var, J'en connois donc quelqu'im plus avancé que toi. (i663)
2. Tenir en cervelle, inquiéter, tenir dans l'inquiétude. Voyez le Lexique.
(a) Je n'en veux et n en ai [loiul il'.iiilres que sa foi. [^iGl^'i-ô"])
ACTE III, SCÈNE II. igS
LETTRE SUPPOSÉE DE MÉLITE A PHILANDRE.
Je commence à m'estimer quelque chose, puisque je
vous plais; et mon miroir m'offense tous les jours, ne
me représentant pas assez belle, comme je m'imagine
qu'il faut être pour mériter votre affection. Aussi je veux
bien que vous sachiez que Mélite ne croit la posséder que
par faveur^, ou comme une récompense extraordinaire
d'un excès d'amour, dont elle tâche de suppléer au dé-
faut des grâces que le ciel lui a refusées.
PHILANDRE.
Maintenant qu'en dis-tu? n'est-ce pas t'afFronter^?
TIRCIS.
Cette lettre en tes mains ne peut m'épouvanter.
PHIL ANDRE.
La raison ?
TIRCIS.
Le porteur a su combien je t'aime, 835
Et par galanterie il t'a pris pour moi-même^,
Comme aussi ce n'est qu'un de deux parfaits amis.
PHILA>'DRE.
Voilà bien te flatter plus qu'il ne t'est permis,
Et pour ton intérêt aimer à te méprendre*.
TIRCIS.
On t'en aura donné quelque autre pour me rendre, 84o
Afin qu'encore un coup je sois ainsi déçu.
PHILANDRE.
Oui, j'ai quelque billet que tantôt j'ai reçu^,
Et puisqu'il est pour toi
1. Var. Aussi la pauvre Mélite ne la croit posséder que par faveur. (lôSS-j'j)
2. Affronter, tromper avec audace.
3. Var. Et par un geatil trait il t'a pris pour moi-même,
D'autant que ce n'est qu'un de deux parfaits amis, (i 633-57)
4. Var. Et pour ton intérêt deitrement te méprendre. (i633-57)
5. Var. C'est par là qu'il t'en plait .^ oui-da ; j'en ai reçu
Corneille, i i3
194 MÉLITE.
TIRCIS.
Que ta longueur me tue !
Dépêche.
PHILANDRE.
Le voilà que je te restitue.
AUTRE LETTRE SUPPOSÉE DE MÉLITE A PHILANDRE.
Vous n'avez plus affaire qu'à Tircis ; je le soujfre en-
core, afin que par sa hantise je remarque plus exactement
ses défauts et les fasse mieux goûter à ma mère. Après
cela Philandre et Mélite auront tout loisir de rire en-
semble des belles imagmations dont le Jrère et la sœur
ont repu leurs espérances.
PHILANDRE.
Te voilà tout rêveur, cher ami; par ta foi, 8 45
Crois-tu que ce billet s'adresse encore à toi'?
TIRCIS.
Traître ! c'est donc ainsi que ma sœur méprisée
Sert à ton changement d'un sujet de risée?
C'est ainsi qu'à sa foi Mélite osant manquer^,
D'un parjure si noir ne fait que se moquer? 85°
C'est ainsi que sans honte à mes yeux tu subornes^
Un amour qui pour moi devoit être sans bornes ?
Suis-moi tout de ce pas, que l'épée à la main*
Encore une, qu'il faut que je te restitue.
TIRS. Dépèche, ta longueur importune me tue. (i 633-57)
1. Var. Crois tu que celle-là s'adresse encore à toi ? (i 633-57)
2. Var. Qu'à tes suasions Mélite osant manquer
A ce qu'elle a promis, ne s'en fait que moquer?
Qu'oubliant tes serments, déloyal tu subornes
[Un amour qui pour moi devoit être sans bornes?] (i633-57)
3. Suborner, séduire, appliqué ainsi aux passions, aux sentiments, est fré-
quent dans Corneille. Voyez le Lexique.
l\. Var Avise à te défendre ; un affront si cruel
Ne peut se réparer à moins que d'un duel :
[Il faut que pour tous deux ta tète me réponde.) (i 633-57)
ACTE III, SCÈNE II. 195
Un si cruel affront se répare soudain :
Il faut que pour tous deux ta tête me réponde. 85 5
PHILANDRE.
Si pour te voir trompé tu te déplais au monde,
Cherche en ce désespoir qui t'en veuille arracher ;
Quant à moi, ton trépas me coûteroit trop cher'.
TIRCIS.
Quoi 1 tu crains le duel ?
PHILANDRE.
Non; mais j'en crains la suite.
Où la mort du vaincu met le vainqueur en fuite, S6o
Et du plus beau succès le dangereux éclat
Nous fait perdre l'objet et le prix du combat.
TIRCIS.
Tant de raisonnement et si peu de courage
Sont de tes lâchetés le digne témoignage.
Viens, ou dis que ton sang n'oseroit s'exposer. 865
PmLAJNDRE.
Mon sang n'est plus à moi ; je n'en puis disposer.
Mais puisque ta douleur de mes raisons s'irrite,
J'en prendrai dès ce soir le congé de Mélite.
Adieu.
I. Var. [Quant à moi, ton trépas me coûteroit trop cher :]
Il me faudroit après, par une prompte fuite,
Éloigner trop longtemps les beaux yeux de Mélite.
TIRS. Ce discours de bouffon ne me satisfait pas :
Nous sommes seuls ici ; dépêchons, pourpoint bas (a).
PHiL. Vivons plutôt amis, et parlons d'autre chose.
TIRS. Tu n'oserois, je pense, phil. Il est tout vrai, je n'ose
Ni mon sang ni ma vie en péril exposer.
Ils ne sont plus à moi : je n'en puis disposer.
Adieu : celle qui veut qu'à présent je la serve
Mérite que pour elle ainsi je me conserve.
SCÈNE III.
ÏIRSIS.
Quoi! tu t'enfuis, perfide, et ta légèreté. (iGSS-B^)
(a) Voyez p. i6i, note !>.
196 MÉLITE.
SCÈNE III.
TIHCIS.
Tu fuis, perfide, et ta légèreté,
T'ayant fait criminel, te met en sûreté! 870
Reviens, reviens défendre ime place usurpée :
Celle qui te chérit vaut bien un coup d'épée.
Fais voir que Tinfidèle, en se donnant à toi,
A fait choix d'un amant qui valoit mieux que moi ;
Soutiens son jugement, et sauve ainsi de blâme ^^75
Celle qui pour la tienne a négligé ma flamme.
Crois-tu qu'on la mérite à force de courir?
Peux-tu m'abandonner ses faveurs sans mourir ' ?
0 lettres, ô faveurs indignement placées,
A ma discrétion honteusement laissées ! 880
0 gages qu'il néglige ainsi que superflus !
Je ne sais qui de nous vous dilfamez le plus-;
1. Var. [Peux-tu m abandonner ses faveurs sans mourir?]
Si de les plus garder ton peu d esprit se lasse,
Viens me dire du moins ce cju'il faut que j'en fasse.
Ne t en veux-tu servir qu'à me désabuser?
N'ont-elles point delTet qui soit plus à priser ?
[0 lettres, o faveurs indignement placées.] (i633)
2. Var. Je ne sais qui des trois vous diffamez le plus,
De moi, de ce perfide, ou bien de sa maîtresse ;
Car vous nous apprenez qu'elle est une traîtresse.
Son amant un poltron, et moi sans jugement,
De n'avoir rien prévu de son déguisement.
Mais que par ses transports ma raison est surprise !
Pour ce manque de cœur qu'à tort je le méprise !
(Hélas ! à mes dépens je le puis bien savoir)
Quand on a vu Mélite on n'en peut plus avoir (a).
Fuis donc, homme sans cœur, va dite à ta volage
Combien sur ton rival ta fuite a d'avantage,
Et que ton pied léger ne laisse à ma valeur
Que les vains mouvements d'une juste douleur.
(a) Ces quatre vers : « Mais que par, etc., » ne sont que dans l'édition
de i633.
ACTE III, SCÈNE III. 197
Je ne sais qui des trois doit rougir davantage ;
Car vous nous apprenez qu'elle est une volage,
Son amant un parjure, et moi sans jugement, ^85
De n'avoir rien prévu de leur déguisement.
Mais il le falloit bien, que cette âme infidèle,
Changeant d'affection, prît un traître comme elle.
Et que le digne amant qu'elle a su rechercher
A sa déloyauté n'eût rien à reprocher. ^9"
Cependant j'en croyois cette fausse apparence
Dont elle repaissoit ma frivole espérance ;
J'en croyois ses regards, qui tous remplis d'amour,
Etoient de la partie en un si lâche tour.
0 ciel! vit-on jamais tant de supercherie, 895
Que tout l'extérieur ne fût que tromperie ?
Non, non, il n'en est rien : une telle beauté
Ne fut jamais sujette à la déloyauté.
Foibles et seuls témoins du malheur qui me touche,
Ce lâche naturel qu'elle fait reconnoître
Ne t'aimera pas moins étant poltron que traître.
Traître et poltron ! voilà les belles qualités
Qui retiennent les sens de Mélite enchantés.
Aussi le falloit-il que cette àme infidèle,
[Changeant d'aflection, prît un traître comme elle,]
Et la jeune rusée a bien su rechercher (a)
Un qui n'eût sur ce point rien à lui reprocher,
Cependant que, leurré d'une fausse apparence,
Je repaissois de vent ma frivole espérance.
Mais je le méritois, et ma facilité
Tentoit trop puissamment son infidélité (b).
Je croyois à ses yeux, à sa mine embrasée (c),
A ces petits larcins pris d'une force aisée.
Hélas ! et se peut-il que ces marques d'amour
Fussent de la partie en un si lâche tour .••
Auroit-on jamais vu tant de supercherie.
Que tout l'extérieur ne fût que piperie ?
[Non, non, il n'en est rien : une telle beauté.] (i633-57)
(a) Et cette humeur légère a bien su rechercher, (i 644-57)
(6) Ces quatre vers : m Cependant que, leurré, etc. , » ne sont que dans l'édi-
tion de i633.
(c) Cependant je croyois à sa mine embrasée. (1644-57)
rgS MÊLITE.
Vous êtes trop hardis de démentir sa bouche. 900
Méhte me chérit, elle me l'a juré :
Son oracle reçu, je m'en tiens assuré'.
Que dites- vous là contre? êtes-vous plus croyables?
Caractères trompeurs, vous me contez des fables,
Vous voulez me trahir; mais vos efiforts sont vains ^ : 9" 5
Sa parole a laissé son cœur entre mes mains.
A ce doux souvenir ma flamme se rallume ;
Je ne sais plus qui croire ou d'elle ou de sa plume :
L'un et l'autre en effet n'ont rien que de léger ;
Mais du plus ou du moins je n'en puis que juger. 9 ' "
Loin, loin, doutes flatteurs que mon feu me suggère^ !
Je vois trop clairement qu'elle est la plus légère*;
La foi que j'en reçus s'en est allée en l'air^.
Et ces traits de sa plume osent encor parler*^,
Et laissent en mes mains une honteuse image, 9 • ^
Où son cœur peint au vif remplit le mien de rage.
Oui, j'enrage, je meurs, et tous mes sens troublés^
D'un excès de douleur se trouvent accablés^;
Un si cruel tourment me gêne et me déchire,
Que je ne puis plus vivre avec un tel martyre^ : 9^"
I. Var. Son oracle reçu, je m'en tins assuré. (i633)
a. Var. Vous voulez me trahir, vous voulez m'abuser :
J'ai sa parole en gage et de plus un baiser. (lôSS-By)
3. Var. C'est en vain que mon feu ces doutes me suggère. (i633-57)
4. Var. Je vois très-clairement qu'elle est la plus légère. (i6il8-57)
5. Var. Les serments que j'en ai s'en vont au vent jetés.
Et ces traits de sa plume ici me sont restés,
Qui dépeignant au vif son perfide courage.
Remplissent de bonheur Philandre, et moi de rage, (i 633-57)
6. Var. Et ces traits de sa plume, osant encor parler,
Laissent entre mes mains une honteuse imago. (i(56o)
7. Var. Oui, j'enrage, je crève, et tous mes sens troubles. (i()33)
8. Var. D'un excès de douleur succombent accablés. (i633-6o)
g. \ ar. [Que je ne puis plus vivre avec un tel martyre :]
Aussi ma prompte mort le va bientôt finir ;
Déjà mon Cfrur outré no choroiiant qu à bannir
Cet amour qui l'a fait si lourdemcnl méprendre,
ACTE III, SCÈNE III. 199
Mais cachons-en la honte, et nous donnons du moins
Ce faux soulagement, en mourant sans témoins,
Que mon trépas secret empêche l'infidèle
D'avoir la vanité que je sois mort pour elle.
SCENE IV.
TIRCIS, GLORIS.
CLORIS.
Mon frère, en ma faveur retourne sur tes pas. o^»
Dis-moi la vérité : tu ne me cherchois pas ?
Eh quoi ! tu fais semblant de ne me pas connoître ?
0 Dieux ! en quel état te vois-je ici paroitre !
Tu pâlis tout à coup, et tes louches regards
S'élancent incertains presque de toutes parts ! 9^"
Tu manques à la fois de couleur et d'haleine' !
Pour lui donner passage, est tout prêt de se fendre (a) ;
Mon âme par dépit tâche d'abandonner
Un corps que sa raison sut si mal gouverner.
Mes yeui, jusqu'à présent couverts de mille nues.
S'en vont les distiller en larmes continues.
Larmes qui donneront pour juste châtiment
A leur aveugle erreur un autre aveuglement ;
Et mes pieds, qui savoient sans eux, sans leur conduite.
Comme insensiblement me porter chez Mélite,
Me porteront sans eux en quelque lieu désert.
En quelque lieu sauvage à peine découvert,
Où ma main, d'un poignard, achèvera le reste,
Où pour suivre l'arrêt de mon destin funeste.
Je répandrai mon sang, et j'aurai pour le moins
Ce foible et vain soûlas en mourant sans témoins.
Que mon trépas secret fera que l'infidèle
Ne pourra se vanter que je sois mort pour elle. (i633-57)
I. Var. Tu manques à la fois de poumon et d'haleine. (i633-6o)
(a) Ces quatre vers : « Aussi ma prompte mort, etc., n ne sont que dans
l'édition de i633.
aoo M ÉLITE.
Ton pied mal affermi ne te soutient qu'à peine !
Quel accident nouveau te trouble ainsi les sens' ?
TIRCIS.
Puisque tu veux savoir le mal que je ressens,
Avant que d'assouvir l'inexorable envie 9^5
De mon sort rigoureux qui demande ma vie,
Je vais l'assassiner d'un fatal entretien.
Et te dire en deux mots mon malheur et le tien.
En nos chastes amours de tous deux on se moque^ :
Philandre Ah ! la douleur m'étouffe et me suffoque.
Adieu, ma sœur, adieu ; je ne puis plus parler ■' :
Lis, et si tu le peux, tâche à te consoler*.
CLORIS.
Ne m'échappe donc pas.
TIRCIS.
Ma sœur, je te supplie —
CLORIS.
Quoi ! que je t'abandonne à ta mélancolie ?
Voyons auparavant ce qui te fait mourir'', o4^
Et nous aviserons à te laisser courir.
TIRCIS.
Hélas ! quelle injustice !
CLORIS, après avoir lu les lettres qu'il lui a données''.
Est-ce là tout, fantasque?
Quoi ! si la déloyale enfin lève le masque.
Oses-tu te fâcher d'être désabusé ?
Apprends qu'il le faut être en amour plus rusé ; 9'^"
1. Var. Quel accident nouveau te brouille ainsi les sens ? (i 633-57)
2. \'ar. En nos chastes amours de nous deux on se moque. (ifi^S-Oo)
3. Far. Adieu, ma sœur, adieu ; je ne peux plus parler. (i6f)3)
l'i. Var. Lis, puis, situ le peux, tâche à te consoler. (i633-57)
5. Var. Non, non, quand j'aurai su ce qui te fait mourir.
Si bon me semble alors, je te lairrai courir, (i 633-57)
6. Var. Elle lit les ItUres que Tirsis lui avoit donnM'!. (i033, en m.Trge. —
Elle lit les lettres qu'il lui a données. (i663, en marge.)
ACTE III, SCÈNE TV. 201
Apprends que les discours des filles bien sensées*
Découvrent rarement le fond de leurs pensées,
Et que les yeux aidant à ce déguisement,
Notre sexe a le don de tromper finement.
Apprends aussi de moi que ta raison s'égare, 9^^
Que Mélite n'est pas une pièce si rare,
Qu'elle soit seule ici qui vaille la servir^ ;
Assez d'autres objets y sauront te ravir^.
Ne t'inquiète point pour une écerveiée
Qui n'a d'ambition que d'être cajolée, o^o
Et rend à plaindre ceux qui flattant ses beautés*
Ont assez de malheur pour en être écoutés.
Damon lui plut jadis, Aristandre, et Géronte^ ;
Eraste après deux ans n'y voit pas mieux son conte '^ ;
Elle t'a trouvé bon seulement pour huit jours ; 9^5
Philandre est aujourd'hui l'objet de ses amours,
Et peut-être déjà (tant elle aime le change' !)
Quelque autre nouveauté le supplante et nous venge.
Ce n'est qu'une coquette avec tous ses attraits" ;
Sa langue avec son cœur ne s'accorde jamais ; 970
Les infidélités font ses jeux ordinaires ;
Et ses plus doux appas sont tellement vulgaires.
Qu'en elle homme d'esprit n'admira jamais rien
Que le sujet pourquoi tu lui voulois du bien.
1. V'ar. Apprends que les discours des filles mieux sensées. (i633-6o)
2. Qui vaille la servir, qui vaille qu'on la serve.
3. Var. Tant d'autres te sauront en sa place ravir,
Avec trop plus d'attraits que cette écerveiée. (1633-07)
^. Var. Par les premiers venus qui flattant ses beautés. (i()33-57)
5. Var. Ainsi Damon lui plut, Aristandre, et Géronte ;
Eraste après deux ans n'en a pas meilleur conte. (i633-57)
6. Voyez ci-dessus, p. i5o, la note relative à la première variante
7. Var. Et peut-être demain (tant elle aime le change !). (i633-57)
8. Var. Ce n'est qu'une coquette, une tête à lèvent.
Dont la langue et le cœur s'accordent peu souvent,
A qui les trahisons deviennent ordinaires.
Et dont tous les appas sont tellement vulgaires. (i633-57)
303 MELITE.
TIRCIS.
Penses-tu ni'arrêter par ce torrent crinjures' ? 97^
Que ce soient vérités, que ce soient impostures,
Tu redoubles mes maux, au lieu de les guérir.
Adieu : rien que la mort ne peut me secourir.
SCENE V.
CLORIS.
Mon frère Il s'est sauvé ; son désespoir l'emporte :
Me préserve le ciel d'en user de la sorte 1 980
Un volage me quitte, et je le quitte aussi :
Je l'obligerois trop de m'en mettre en souci.
Pour perdre des amants, celles qui s'en affligent
Donnent trop d'avantage à ceux qui les négligent ;
Il n'est lors que la joie : elle nous venge mieux, 9^5
Et la fît-on à faux éclater par les yeux.
C'est montrer par bravade à leur vaine inconstance^
Qu'elle est pour nous toucher de trop peu d'importance.
Que Philandre à son gré rende ses vœux contents ;
S'il attend que j'en pleure, il attendra longtemps. 99°
Son cœur est un trésor dont j'aime qu'il dispose ;
Le larcin qu'il m'en fait me vole peu de chose,
Et l'amour qui pour lui m'éprit si follement
I. Var. Penses-lu, m'annisant avecquc des sottises.
Par tes détractions rompre mes entreprises ?
Non, non. ces traits de langue op.Tndus vainement
Ne m'arrèteroient pas encore un seul moment, (i 033-57)
s. Var. C'est toujours témoigner que leur vaine inconstance
Est pour nous émouvoir de trop peu d'importance.
Aussi ne veux-je pas le retenir d'aller,
Et si d'autres que moi ne le vont rappeler,
11 usera ses jours à courtiser Mélite ;
Outre que l'infidèle a si peu de mérite,
Que l'amour qui pour lui m'éprit si follement, (i 633-57)
ACTE III, SCÈNE V. 2o3
M'avoit fait bonne part de son aveuglement.
On enchérit pourtant sur ma faute passée : 99^
Dans la même folie une autre embarrassée'
Le rend encor parjure, et sans âme, et sans foi,
Pour se donner l'honneur de faillir après moi.
Je meure, s'il n'est vrai que la moitié du monde^
Sur l'exemple d'autrui se conduit et se fonde. looo
A cause qu'il parut quelque temps m'enflammer,
La pauvre fille a cru qu'il valoit bien l'aimer,
Et sur cette croyance elle en a pris envie :
Lui pût-elle durer jusqu'au bout de sa vie !
Si Mélite a failH me l'ayant débauché, «ooS
Dieux, par là seulement punissez son péché !
Elle verra bientôt que sa digne conquête'
N'est pas une aventure à me rompre la tête.
Un si plaisant malheur m'en console à l'instant.
Ah! si mon fou de frère en pouvoit faire autant^, ""'o
Que j'en aurois de joie, et que j'en ferois gloire !
Si je puis le rejoindre et qu'il me veuille croire,
Nous leur ferons bien voir que leur change indiscret
Ne vaut pas un soupir, ne vaut pas un regret.
Je me veux toutefois en venger par malice, • o ' 5
Me divertir une heure à m'en faire justice :
Ces lettres fourniront assez d'occasion
D'un peu de défiance et de division.
Si je prends bien mon temps, j'aurai pleine matière
A les jouer tous deux d'une belle manière. 'o^o
En voici déjà l'un qui craint de m'aborder.
1. Var. Dans la même sottise une autre embarrassée. (i633-57)
2. Var. Je meure, s'il n'est vrai que la plupart du monde. (i633)
3. Var. Elle verra bientôt, quoi qii elle se propose.
Qu'elle n'a pas gagné, ni moi perdu grand'chose.
Ma perte me console, et m'égaye à l'instant, (i 633-57)
4. Voyez au Complément des variantes, p. a5i,
2o^i MÉLITE.
SCÈNE VI.
PHILANDRE, CLORIS.
CLORIS.
Quoi, tu passes, Philandre, et sans me regarder?
PHILANDRE.
Pardonne-moi, de grâce : une affaire importune
M'empêche de jouir de ma bonne fortune,
Et son empressement, qui porte ailleurs mes pas, loaS
Me remplissoit l'esprit jusqu'à ne te voir pas.
CLORIS.
J'ai donc souvent le don d'aimer plus qu'on ne m'aime :
Je ne pense qu'à toi, j'en parlois en moi-même.
PHILAMDRE.
Me veux-tu quelque chose?
CLORIS.
Il t'ennuie avec moi ;
Mais comme de tes feux j'ai pour garant ta foi, '"'^o
Je ne m'alarme point. N'étoit ce qui le presse.
Ta flamme un peu plus loin eût porté la tendresse,
Et je t'aurois fait voir quelques vers de Tircis
Pour le charmant objet de ses nouveaux soucis.
Je viens de les surprendre, et j'y pourrois encore' «o35
Joindre quelques billets de l'objet qu'il adore ;
Mais tu n'as pas le temps. Toutefois, si tu veux"
Perdre un domi-quart d'heure à les lire nous deux —
PIllLAiVDUE.
Voyons donc ce que c'est, sans plus longue demeure ;
Ma curiosité pour ce demi-quart d'heure '"'î"
S'osera dispenser.
«. Var. Je les viens de surprendre, et, j'y pourrois encor(\ (TOflo)
3. Var. Mais tu n'as pas loisir. Toulcfois si lu veux. (ifiOo-G'i)
ACTE III, SCÈNE VI. 2o5
CLORIS.
Aussi tu me promets,
Quand tu les auras lus, de n'en parler jamais ;
Autrement, ne crois pas —
PHILAJfDRE, reconnoissant les lettres*.
Cela s'en va sans dire :
Donne, donne-les-moi, tu ne les saurois lire :
Et nous aurions ainsi besoin de trop de temps. «<>A5
CLOBIS, les resserrant^.
Philandre, tu n'es pas encore où tu prétends ;
Quelques^ hautes faveurs que ton mérite obtienne,
Elles sont aussi bien en ma main qu'en la tienne :
Je les garderai mieux, tu peux en assurer
La belle qui pour toi daigne se parjurer*. >o5o
PHILANDRE.
Un homme doit souffrir d'une fille en colère ;
Mais je sais comme il faut les ravoir de ton frère :
Tout exprès je le cherche, et son sang, ou le mien
CLORIS.
Quoi ! Philandre est vaillant, et je n'en savois rien !
Tes coups sont dangereux quand tu ne veux pas feindre ;
Mais ils ont le bonheur de se faire peu craindre,
Et mon frère, qui sait comme il s'en faut guérir,
Quand tu l'aurois tué, pourroit n'en pas mourir.
PmL ANDRE.
L'effet en fera foi, s'il en a le courage.
1. Var. Il reconnoit les lettres. (i6C3, en marge ) (a)
2. Var. Elle les resserre. (i6(33, en marge.)
3. Telle est l'orthographe de ce mot dans toutes les éditions publiées du
vivant de Corneille. Voyez le Lexique.
l\. Un des personnages de la Veuve (acte III, se. m) parle de la comédie
de Mélite et mentionne
Le discours de Cloris quand Philandre la quitte.
(a) Voyez plus loin, p. 262 et 253, quelle est la variante de ce jeu de scène
dans l'édition de i633, et celle du jeu de scène suivant dans les éditions de
1644-57.
2o6 MELITE.
Adieu : j'en perds le temps à parler davantage. 1060
Tremble.
CLORIS.
J'en ai grand lieu, connoissant ta vertu :
Pourvu qu'il y consente, il sera bien battu.
FIN DU TROISIEME ACTE.
ACTE IV, SCÈNE I. 207
ACTE IV.
SCENE PREMIERE.
MÉLITE, LA Nourrice.
LA NOURRICE.
Cette obstination à faire la secrète
M'accuse injustement d'être trop peu discrète*.
MÉLITE.
Ton importunité n'est pas à supporter : 106 5
Ce que je ne sais point, te le puis-je conter ?
LA NOURRICE.
Les visites d'Eraste un peu moins assidues
Témoignent quelque ennui de ses peines perdues,
I. Var. [M'accuse injustement d être trop peu discrète.]
MÉL, Vraiment tu me poursuis avec trop de rigueur :
Que te puis-je conter, n'ayant rien sur le cœur ?
LA NOURR. Un chacun fait à l'œil des remarques aisées,
Qu'Eraste, abandonnant ses premières brisées,
Pour te mieux témoigner son refroidissement.
Cherche sa guérison dans un bannissement.
Tu m'en veux cependant ôter la connoissance ;
Mais si jamais sur toi j'eus aucune puissance,
Par ce que tous les jours en tes affections
Tu reçois de profit de mes instructions (a),
Apprends-moi ce que c'est, mél. Et que sais-je, Nourrice,
Des fantasques ressorts qui meuvent son caprice ?
Ennuyé d'un esprit si grossier que le mien,
[Il cherche ailleurs peut-être un meilleur entretien.] (i633-57)
(a) Dans l'édition de 1667, probablement par erreur ;
Parce que tous les jours, en tes affections.
Tu reçois du profit de mes instructions.
2o8 MÉLITE.
Et ce qu'on voit par là de refroidissement
Ne fait que trop juger son mécontentement. •^70
Tu m'en veux cependant cacher tout le mystère ;
Mais je pourrois enfin en croire ma colère,
Et pour punition te priver des avis
Qu'a jusqu'ici ton cœur si doucement suivis.
MÉLITE.
C'est à moi de trembler après cette menace, 107^
Et tout autre du moins trembleroit en ma place.
LA NOURRICE.
Ne raillons point : le fruit qui t'en est demeuré
(Je parle sans reproche, et tout considéré)
Vaut bien Mais revenons à notre humeur chagrine :
Apprends-moi ce que c'est.
MÉLITE.
Veux-tu que je devine ? 1080
Dégoûté d'un esprit si grossier que le mien.
Il cherche ailleurs peut-être un meilleur entretien.
LA iSOURRICE.
Ce n'est pas bien ainsi qu'un amant perd l'envie
D'une chose deux ans ardemment poursuivie :
D'assurance un mépris l'oblige à se piquer ; • "85
Mais ce n'est pas un trait qu'il faille pratiquer.
Une fille qui voit et que voit la jeunesse
Ne s'y doit gouverner qu'avec beaucoup d'adresse;
Le dédain lui messied, ou quand elle s'en sert,
Que ce soit pour reprendre un amant qu'elle perd. 1 "90
Une heure de froideur, à propos ménagée,
Peut rcmbraser une àinc à demi dégagée'.
Qu'un traitement trop doux dispense à- des mépris
1. Var. Rembrase assez souvent une âme dég.igôe. (lôSS-b^).
2. Dispenser à.... accorder la dispense, la permission nécessaire pour l'aire
quelque chose, autoriser à....
ACTE IV, SCÈNE I. 209
D'un bien dont cet orgueil fait mieux savoir le prix'.
Hors ce cas, il lui faut complaire à tout le monde, i 09^
Faire qu'aux vœux de tous l'apparence réponde^.
Et sans embarrasser son cœur de leurs amours,
Leur faire bonne mine, et souffrir leurs discours^.
Qu'à part ils pensent tous avoir la préférence,
Et paroissent ensemble entrer en concurrence* ; i « 00
Que tout l'extérieur de son visage égal
Ne rende aucun jaloux du bonheur d'un rival ;
Que ses yeux partagés leur donnent de quoi craindre,
Sans donner à pas un aucun lieu de se plaindre ;
Qu'ils vivent tous d'espoir jusqu'au choix dun mari, 1 1 o5
Mais qu'aucun cependant ne soit le plus chéri,
Et qu'elle cède enfin, puisqu'il faut qu'elle cède^,
A qui paiera le mieux le bien qu'elle possède.
Si tu n'eusses jamais quitté cette leçon,
Ton Eraste avec toi vivroit d'autre façon. 1 1 1 o
M ÉLITE.
Ce n'est pas son humeur de souffrir ce partage :
Il croit que mes regards soient son propre héritage,
Et prend ceux que je donne à tout autre qu'à lui
Pour autant de larcins faits sur le bien d'autrui.
I. Var. D'un bien dont un dédain fait mieux savoir le prii. (iCSS-Sy)
2.Var. Faire qu'aux vœux de tous son visage réponde. (iGSS-S^)
3. Var. Leur faire bonne mine, et souffrir leur discours. (i633, 44 et52-57)
Var. Leur montrer bonne mine, et souffrir leur discours. (i648)
4. Var. [Et paroissent ensemble entrer en concurrence :]
Ainsi lorsque plusieurs te parlent à la fois,
En répondant à l'un, serre à l'autre les doigts.
Et si l'un te dérobe un baiser par surprise.
Qu'à l'autre incontinent il soit en belle prise ;
Que l'un et l'autre juge, à ton visage égal.
Que tu caches ta flamme aux yeux de son rival.
Partage bien les tiens, et surtout sache feindre.
De sorte que pas un n'ait sujet de se plaindre. (iC33-D7)
5. Var. Tiens bon, et cède enfin, puisqu'il faut que tu cèdes,
A qui paiera le mieux le bien que tu possèdes. (i633-D'y).
Corneille, i i4
2IO MÉLITE.
LA NOURRICE.
J'entends à demi-mot ; achève, et m'expédie 1 1 15
Promptement le motif de cette maladie \
MÉLITE.
Si tu m'avois, Nourrice, entendue à demi,
Tu saurois que Tircis
LA NOURRICE.
Quoi ? son meilleur ami !
N'a-ce pas été lui qui te l'a fait connoître?
MÉLITE.
Il voudroit que le jour en fût encore à naître ; « « 20
Et si d'auprès de moi je l'avois écarté'^,
Tu verrois tout à l'heure Eraste à mon côté.
LA NOURRICE.
J'ai regret que tu sois leur pomme de discorde ;
Mais puisque leur humeur ensemble ne s'accorde,
Éraste n'est pas homme à laisser échapper ; ' « 25
Un semblable pigeon ne se peut rattraper :
Il a deux fois le bien de l'autre, et davantage.
MÉLITE.
Le bien ne touche point un généreux courage.
LA NOURRICE.
Tout le monde l'adore, et tâche d'en jouir.
MÉLITE.
Il suit un faux éclat qui ne peut m'éblouir. > ' 3o
LA NOURRICE.
Auprès de sa splendeur toute autre est fort petite'.
1. Var. [Promptement le motif de cette maladie.]
MÉL. Tirsis est ce motif. i.a nourk. Ce jeune cavalier!
Son ami pins intime et son plus familier !
|N'a-ce pas été lui qui te l'a fait connoître?] (iGSS-â^)
2. Var. Et si dans ce jourd'hui je l'avois écarté,
Tu verrois d('s demain Éraste à mon côté.
LA NOUHH. J'ai regret que tu sois la pomme de discorde. (lôSS-Sy)
3. Var. Auprès de sa splendeur toute autre est trop petite, (i 633-57)
ACTE IV, SCÈNE I. au
MÉLITK.
Tu le places ' au rang qui n'est dû qu'au mérite.
LA NOURRICE.
On a trop de mérite étant riche à ce point.
MÉLITE.
Les biens en donnent-ils à ceux qui n'en ont point ?
LA NOURRICE.
Oui, ce n'est que par là qu'on est considérable. i • 35
MÉLITE.
Mais ce n'est que par !à qu'on devient méprisable :
Un homme dont les biens font toutes les vertus
Ne peut être estimé que des cœurs abattus.
LA NOURRICE.
Est-il quelques défauts que les biens ne réparent ?
MÉLITE.
Mais plutôt en est-il où les biens ne préparent ? 1 1 4 o
Etant riche, on méprise assez communément
Des belles qualités le solide ornement.
Et d'un luxe honteux la richesse suivie"^
Souvent par l'abondance aux vices nous convie.
LA NOURRICE.
Enfin je reconnois
MÉLITE.
Qu'avec tout ce grand bien^ 1 1 45
Un jaloux sur mon cœur n'obtiendra jamais rien.
LA NOURRICE.
Et que d'un cajoleur la nouvelle conquête
T'imprime, à mon regret, ces erreurs dans la tête.
Si ta mère le sait
1. On lit dans l'édition de iC33 : tu te places, pour tu le places ; mais c'est
évidemment une faute d'impression.
2. L'édition de i633 porte, mais ce doit être aussi une faute :
Et d'un riche honteux la richesse suivie.
3. Var. Qu'avecque tout son bien
Un jaloux dessus moi n'obtiendra jamais rien. (iG33-Go)
212 MELITE.
MÉLITE.
Laisse-moi ces soucis,
Et rentre, que je parle à la sœur de Tircis'. i i5o
LA NOURRICE.
Peut-être elle t'en veut dire quelque nouvelle.
MÉLITE.
Ta curiosité te met trop en cervelle".
Rentre sans t'informer de ce qu'elle prétend ;
Un meilleur entretien avec elle m'attend.
SCENE II.
CLORIS, MÉLITE.
CLORIS.
Je chéris tellement celles de votre sorte, 1 1 5 5
Et prends tant d'intérêt en ce qui leur importe,
Qu'aux pièces qu'on leur fait je ne puis consentir^,
Ni même en rien savoir sans les en avertir.
Ainsi donc, au hasard d'être la mal venue,
Encor que je vous sois, peu s'en faut, inconnue, i«6o
Je viens vous faire voir que votre affection
N'a pas été fort juste en son élection.
MÉLITE.
Vous pourriez, sous couleur de rendre un hon office,
Mettre quelque autre en peine avec cet artifice ;
Mais pour m'en repentir j'ai fait un trop bon choix ^ : 1 1 65
Je renonce à choisir une seconde fois,
1. Var. [Et rentre, que je parle à la s(Bur do Tirsis :]
Je la vois qui de loin me fait signe et m'appelle.
[la nourr. Puul-iHre elle t'en veut dire quelque nouvelle.]
MÉL. [Rentre, sans t'informer de ce qu'elle prétend.) (i 633-57)
2. Mettre en cervelle, inquiéter. Voyez plus haut, p. 192, note a.
3. Var. Qu'aux fourbes qu'on leur fait je ne puis consentir, (i 033-57)
/j. Var. Mais pour m'en repentir j'ai fait un trop beau choix. (i633-Go)
ACTE IV, SCÈNE II. ai3
Et mon affection ne s'est point arrêtée
Que chez un cavalier qui l'a trop méritée.
CLOWS.
Vous me pardonnerez, j'en ai de bons témoins,
C'est l'homme qui de tous la mérite le moins*. i'7o
MÉLITE.
Si je n'avois de lui qu'une foible assurance.
Vous me feriez entrer en quelque défiance ;
Mais je m'étonne fort que vous l'osiez blâmer',
Ayant quelque intérêt vous-même à l'estimer.
CLORIS.
Je l'estimai jadis, et je l'aime et l'estime ' i?^
Plus que je ne faisois auparavant son crime.
Ce n'est qu'en ma faveur qu'il ose vous trahir.
Et vous pouvez juger si je le puis haïr\
Lorsque sa trahison m'est un clair témoignage^
Du pouvoir absolu que j'ai sur son courage. i'8o
MÉLITE.
Le pousser à me faire une infidélité''.
C'est assez mal user de cette autorité.
CLORIS.
Me le faut-il pousser où son devoir l'oblige ?
C'est son devoir qu'il suit alors qu'il vous néglige.
MÉLITE.
Quoi ! le devoir chez vous oblige aux trahisons*'? > «sa
I . La leçon de 1657 :
C'est l'homme qui de tous l'a mérité le moins,
est certainement une faute d'impression.
a. Var. Mais je m'étonne fort que vous l'osez blâmer,
Vu que pour votre honneur vous devez l'estimer, (i 633-57)
3. Var. Après cela jugez si je le peux haïr. (i633)
Var. Jugez après cela si je le puis haïr. (iQtifi-b-])
4. Var. Puisque sa trahison m'est un grand témoignage. (i633-57)
5. Var. Vraiment c'est un pouvoir dont vous usez fort mal,
Le poussant à me faire un tour si déloyal, (i 633-57)
6. Var. Quoi ! son devoir l'oblige à l'infidélité !
CLOH. N'allons point rechercher tant de subtilité, (i 633-57)
3iA MÉLITE.
CLORIS.
Quand il n'en auroit point de plus justes raisons,
La parole donnée, il faut que l'on la tienne.
MÉLITE.
Cela fait contre vous : il m'a donné la sienne.
CLORlS.
Oui ; mais ayant déjà reçu mon amitié,
Sur un vœu solennel d'être un jour sa moitié', iig»
Peut-il s'en départir pour accepter la vôtre ?
MÉLITE.
De grâce, excusez-moi, je vous prends pour une autre,
Et c'étoit à Cloris que je croyois parler.
CLORIS.
Vous ne vous trompez pas.
MÉLITE.
Donc, pour mieux me railler^,
La sœur de mon amant contrefait ma rivale? ng^
CLORIS.
Donc, pour mieux m'éblouir, une âme déloyale^
Contrefait la fidèle ? Ah ! Mélite, sachez
Que je ne sais que trop ce que vous me cachez.
Philandre m'a tout dit : vous pensez qu'il vous aime ;
Mais sortant d'avec vous, il me conte lui-même >3oo
Jusqu'aux moindres discours dont votre passion
Tâche de suborner*^ son inclination.
MÉLITE.
Moi, suborner Philandre ! ah ! que m'osez-vous dire !
CLORIS.
La pure vérité.
I. Var. Sur un serment commun Hêtre un jour sa moitié. (if)^?>-^'])
a. Var. Doncqucs, pour me railler. (i633-57)
i.Var. Doncqucs, pour meblouir, une <iiue déloj'ale. (i633-57)
4. Voyez plus haut, p. i<jl\, note 3.
ACTE IV, SCÈNE II. ai5
MÉLITE.
Vraiment, en voulant rire,
Vous passez trop avant ; brisons là, s'il vous plaît. 1 2o5
Je ne vois point Philandre, et ne sais quel il est.
CLORIS.
Vous en croirez' du moins votre propre écriture^.
Tenez, voyez, lisez.
MÉLITE.
Ah, Dieux ! quelle imposture !
Jamais un de ces traits ne partit de ma main.
CLORIS.
Nous pourrions demeurer ici jusqu'à demain, laio
Que vous persisteriez dans la méconnoissance :
Je les vous laisse. Adieu.
MÉLITE.
Tout beau, mon innocence
Veut apprendre de vous le nom de l'imposteur \
Pour faire retomber l'afifront sur son auteur.
CLORIS.
Vous pensez me duper, et perdez votre peine. '^iS
Que sert le désaveu quand la preuve est certaine ?
A quoi bon démentir.»* à quoi bon dénier...?
MÉLITE.
Ne vous obstinez point à me calomnier ;
Je veux que, si jamais j'ai dit mot à Philandre —
CLORIS.
Remettons ce discours : quelqu'un vient nous surprendre ;
1. L'édition de i664 donne: vous croiriez, poar vous croirez, ce qui est
sans doute une faute d'impression.
2. Var. Vous en voulez bien croire au moins votre écriture. (iBSS-ây)
3. Var. Veut savoir par avant le nom de 1 imposteur,
Afin que cet affront retombe sur l'auteur.
CLOR. Vous voulez m'affiner ; mais c'est peine perdue :
Mélite, que vous sert de faire l'entendue .''
La chose étant si claire à quoi bon la nier? (i 633-07)
2i6 MÉLITE.
C'est le brave Lisis, qui semble sur le front'
Porter empreints les traits d'un déplaisir profond.
SCENE HT.
LISIS, MÉLITE, CLORIS.
LISlS, à Cloris.
Préparez a^os soupirs à la triste nouvelle"
Du malheur oii nous plonge un esprit infidèle ;
Quittez son entretien, et venez avec moi 1335
Plaindre un frère au cercueil par son manque de foi.
MÉLITE.
Quoi ! son frère au cercueil !
LISIS.
Oui, Tircis, plein de rage
De voir que votre change indignement l'outrage.
Maudissant mille fois le détestable jour
Que votre bon accueil lui donna de Tamour, i3 3o
Dedans ce désespoir a chez moi rendu l'âme ^,
Et mes yeux désolés
MÉLITE.
Je n'en puis plus ; je pâme.
CLORIS.
Au secours ! au secours !
I. \'ar. C'est le brave Lisis, qui tout triste et pensif,
A ce qu'on peut juger, montre un deuil excessif. (iB.^S-By)
a. Var. Pouvez-vous demeurer auprès d'une personne
Digne pour ses forfaits que chacun l'abandonne?
Quittez cette infidèle, et venez avec moi. (i633-57)
3. Var. Dedans ce désespoir a rendu sa belle ànie.
MKL. Hélas ! soutenez-moi ; je n'en puis plus, je pànie. (1(133^7)
ACTE IV, SCÈNE IV. 317
SCENE IV.
CLITON, LA Nourrice, MÉLITE,
LISIS, CLORIS.
CLITON.
D'où provient cette voix ?
LA NOURRICE.
Qu'avez-vous, mes enfants ?
CLORIS.
Mélite que tu vois —
LA NOURRICE.
Hélas! elle se meurt; son teint vermeil s'efface; '2 35
Sa chaleur se dissipe ; elle n'est plus que glace.
LISIS, à Cliton.
Va quérir un peu d'eau ; mais il faut te hâter.
CLITON, à Lisis'.
Si proches du logis, il vaut mieux l'y porter".
CLORIS^.
Aidez mes foibles pas ; les forces me défaillent,
Et je vais succomber aux douleurs qui m'assaillent*^. • 3 4o
SCÈNE V.
ÉRASTE.
A la fin je triomphe, et les destins amis
M'ont donné le succès que je m'étois promis.
1. Les mots : à Lisis, manquent dans les éditions de i633-6o.
2. Var. Si proche du logis, il vaut mieux l'y porter. (iGôy)
3. On lit en marge, dans l'exemplaire de l'édition de i633 dont il a été
parlé à la note 2 de la page i83 : Cliton et la Nourrice emportent Mélite
pâmée en son logis, où Claris les suit, appuyée sur Lisis.
4. Var. CLORIS, â Lisis. (i6.33, dans l'exemplaire de la Bibliothèque im-
périale, cité à la note précédente, et i644-6o.)
3i8 MÉLITE.
Me voilà trop heureux, puisque par mon adresse
Mélite est sans amant, et Tircis sans maîtresse ;
Et comme si c'étoit trop peu pour me venger, 12 45
Philandre et sa Cloris courent même danger.
Mais par quelle raison leurs âmes désunies '
Pour les crimes d' autrui seront-elles punies ?
Que m'ont-ils fait tous deux pour troubler leurs accords ?
Fuyez de ma pensée, inutiles remords^; >2 5o
La joie y veut régner, cessez de m'en distraire.
Cloris m'offense trop d'être sœur d'un tel frère,
Et Philandre, si prompt à l'infidélité,
N'a que la peine due à sa crédulité^.
Mais que me veut Cliton qui sort de chez Mélite? » 2 55
SCÈNE VI.
ÉRASTE, CLITON.
CLITON.
Monsieur, tout est perdu : votre fourbe maudite.
Dont je fus à regret le damnable instrument,
A couché de douleur Tircis au monument.
I. Var. Mais à quelle raison leurs âmes désunies, (i 633-63)
3. Var. Fuyez de mon penser, inutiles remords ;
J'en ai trop de sujet de leur être contraire :
Cloris m offense trop, étant sœur d'un tel frère. (i633-E)7)
3. Var. [N'a que la peine duc à sa crédulité.]
Allons donc sans scrupule, allons voir cette belle ;
Faisons tous nos efforts à nous rapprocher d'elle,
El tâchons de rentrer en son affection.
Avant qu'elle ait rien su de notre invention (a).
Cliton sort de chez elle.
SCÈNE VI.
ÉRASTE, CLITON.
ÉR. Eh bien ! que fait Mélite ?
[cLiT. Monsieur, tout est perdu : votre fourbe maudite.] (i633-57)
(a) Avant qu'elle ait rien su de notre intention. {iGbli)
ACTE IV, SCÈNE VI. 319
ÉRASTE.
Courage ! tout va bien, le traître m'a fait place ;
Le seul qui me rendoit son courage de glace, "360
D'un favorable coup la mort me l'a ravi.
CLITON.
Monsieur, ce n'est pas tout, Mélite l'a suivi.
ÉRASTE.
Mélite l'a suivi ! que dis-tu, misérable?
CLITON.
Monsieur, il est trop vrai : le moment déplorable^
Qu'elle a su son trépas a terminé ses jours. i afi^
ÉRASTE.
Ah ciel ! s'il est ainsi
CLITON.
Laissez là ces discours,
Et vantez-vous plutôt que par votre imposture
Ces malheureux amants trouvent la sépulture ",
Et que votre artifice a mis dans le tombeau
Ce que le monde avoit de parfait et de beau. 1270
ÉRASTE.
Tu m'oses donc flatter, infâme, et tu supprimes^
Par ce reproche obscur la moitié de mes crimes ?
Est-ce ainsi qu'il te faut n'en parler qu'à demi?
Achève tout d'un coup : dis que maîtresse, ami'^.
Tout ce que je chéris, tout ce qui dans mon âme • 2 70
Sut jamais allumer une pudique flamme.
Tout ce que l'amitié me rendit précieux,
Par ma fourbe a perdu la lumière des cieux ^ ;
1. Var. Monsieur, il est tout vrai : le moment déplorable. (i633-6o)
2. Var. Ce pair d'amants sans pair est sous la sépulture. (i633-îi7)
Var. Ces malheureux amants treuvent la sépulture. (1660)
3. Var. Tu m'oses donc flatter, et ta sottise estime
M'obliger en taisant la moitié de mon crime.»' (i633-57)
4. Var. Achève tout d'un trait : dis que maîtresse, ami. (i633-57)
5. Var. Par ma fraude a perdu la lumière des cieux. (i633-57)
230 M ÉLITE.
Dis que j'ai violé les deux lois les plus saintes,
Qui nous rendent heureux par leurs douces contraintes ;
Dis que j'ai corrompu, dis que j'ai suborné,
Falsifié, trahi, séduit, assassiné * :
Tu n'en diras encor que la moindre partie.
Quoi ! Tircis est donc mort, et Mélite est sans vie !
Je ne l'avois pas su, Parques, jusqu'à ce jour, i a85
Que vous relevassiez de l'empire d'Amour ;
J'ignorois qu'aussitôt qu'il assemble deux âmes.
Il vous pût commander d'unir aussi leurs trames ^
I. lar. [Falsifié, trahi, séfluit, assassiné,]
Que j'ai toute une ville en larmes convertie :
[Tu n'en diras encor que la moindre partie.]
Mais quel ressentiment ! quel puissant déplaisir !
Grands Dieux ! et peuvent-ils jusque-là nous saisir.
Qu'un pauvre amant en meure, et qu'une âpre tristesse
Réduise au même point après lui sa maîtresse ?
c.i.iT. Tous ces discours ne font ér. Laisse agir ma douleur.
Traître, si tu ne veux attirer ton malheur :
Interrompre son cours, c'est n'aimer pas ta vie.
La mort de son Tirsis me l'a doncques ravie !
[Je ne l'avois pas su. Parques, jusqu'à ce jour.] (i633-57)
a. Var. [Il vous put commander d'unir aussi leurs trames ;]
J'ignorois que, pour être exemptes de ses coups.
Vous souffrissiez qu'il prit un tel pouvoir sur vous.
[Vous en relevez donc, et vos ciseaux barbares]
Tranchent comme il lui plaît les choses les plus rares !
Vous en relevez donc, et pour le flatter mieux
Vous voulez comme lui ne vous servir point d'yeux !
Mais je m'en prends à vous, et ma funeste ruse,
Vous imputant ces maux, se bâtit une excuse ;
J'ose vous en charger, et j'en suis l'inventeur.
Et seul de ces malheurs (a) le détestable auteur.
Mon courage, au besoin se trouvant trop timide
Pour attaquer Tirsis autrement qu'en perfide.
Je fis à mon défaut combattre son ennui.
Son deuil, son désespoir, sa rage, contre lui.
Hélas I et falloit-il que ma supercherie
Tournât si lâchement son amour en furie ?
Falloit-il, l'aveuglant d'une indiscrète erreur,
(a\ Les éditions de 1 63.3 et de 1 644 donnent, mais par erreur sans doute : « ses
malheurs, » pour « ces malheurs. »
ACTE IV, SCÈNE VI. 221
Vous en relevez donc, et montrez aujourd'hui
Que vous êtes pour nous aveugles comme lui 1 1290
Vous en relevez donc, et vos ciseaux barbares
Tranchent comme il lui plaît les destins les plus rares !
Mais je m'en prends à vous, moi qui suis l'imposteur.
Moi qui suis de leurs maux le détestable auteur.
Hélas ! et falloit-il que ma supercherie «29^
Tournât si lâchement tant d'amour en furie ?
Inutiles regrets, repentirs superflus.
Vous ne me rendez pas Mélite qui n'est plus ;
Vos mouvements tardifs ne la font pas revivre :
Elle a suivi Tircis, et moi je la veux suivre. i3oo
Il faut que de mon sang je lui fasse raison.
Et de ma jalousie, et de ma trahison,
Et que de ma main propre une âme si fidèle *
Reçoive Mais d'où vient que tout mon corps chancelle?
Quel murmure confus! et qu'entends-je hurler? «3od
Que de pointes de feu se perdent parmi l'air !
Les Dieux à mes forfaits ont dénoncé la guerre ;
Leur foudre décoché vient de fendre la terre.
Et pour leur obéir son sein me recevant
Contre une âme innocente allumer sa fureur ?
Falloit-il le forcer à dépeindre Mélite
Des infâmes couleurs d'une fille hypocrite (u) ?
[Inutiles regrets, repentirs superflus.] (iGSS-ôy)
I. Var. Et que par ma main propre un juste sacrifice
De mon coupable chef venge mon artifice (6).
Avançons donc, allons sur cet aimable corps
Eprouver, s'il se peut, à la fois mille morts.
D'où vient qu'au premier pas je tremble, je chancelle.''
Mon pied, qui me dédit, contre moi se rebelle.
[Quel murmure confus ! et qu'entends-je hurler .■'] (iGSS-ô-)
(a) Les quatre derniers vers, depuis : « Falloit-il, l'aveuglant, etc., » ne sont
que dans l'édition de i633.
(b) Ces deux vers, ainsi que les vers i3oi et iSoi du texte, manquent dans
les éditions de i644-57.
222 MÉLITE.
M'engloutit, et me plonge aux enfers tout vivant. 1 3 1 o
Je vous entends, grands Dieux : c'est là-bas que leurs âmes
Aux champs Élysiens éternisent leurs flammes ;
C'est là-bas qu'à leurs pieds il faut verser mon sang :
La terre à ce dessein m'ouvre son large flanc.
Et jusqu'aux bords du Styx me fait libre passage ; 1 3 1 5
Je l'aperçois déjà, je suis sur son rivage.
Fleuve, dont le saint nom est redoutable aux Dieux,
Et dont les neuf replis ceignent ces tristes lieux \
N'entre point en courroux contre mon insolence,
Si j'ose avec mes cris violer ton silence ; i3 2o
Je ne te veux qu'un mot : Tircis est-il passé ?
Mélite est-elle ici ? Mais qu'attends-je ? insensé I
Ils sont tous deux si chers à ton funeste empire,
Que tu crains de les perdre, et n'oses m'en rien dire.
Vous donc, esprits légers, qui, manque de tombeaux,
Tournoyez vagabonds à l'entour de ces eaux,
A qui Charon cent ans refuse sa nacelle,
Ne m'en pourriez-vous point donner quelque nouvelle ?
I. Var. Et dont les neuf remplis ceignent ces tristes lieux,
Ne te colère point contre mon insolence,
[Si j'ose avec mes cris violer ton silence.]
Ce n'est pas que je veuille, en buvant de ton eau,
Avec mon souvenir étouffer mon bourreau ;
Non, je ne prétends pas une faveur si grande ;
Réponds-moi seulement, réponds à ma demande ;
As-tu vu ces amants ? ïirsis est-il passé ?
Mélite est-elle ici ? Mais que dis-je ? insensé !
Le père de l'oubli, dessous cette onde noire,
Pourroit-il conserver tant soit peu de mémoire ?
Mais de rechef que dis-je ? Imprudent I je confonds
Le Léthé pêle-mêle et ces gouffres profonds ;
Le Styx, de qui l'oubli ne prit jamais naissance.
De tout ce qui se passe a tant de connoissance.
Que les Dieux n'osoroicnt vers lui s'être mépris.
Mais le traître se tait, et tenant ces esprits
Pour le plus f;r.ind trésor de son funeste empire,
De crainte de les perdre, il n'en ose rien dire.
Vous donc, esprits légers, qui, faute de tombeaux. (iG33-57).
ACTE IV, SCÈNE VI. 228
Parlez, et je promets d'employer mon crédit*
A vous faciliter ce passage interdit. i3 3o
CLITON.
Monsieur, que faites- vous ? Votre raison troublée ^
Par l'effort des douleurs dont elle est accablée
Figure à votre vue —
ÉRASTE.
Ah! te voilà, Charon;
Dépêche promptement, et d'un coup d'aviron
Passe-moi, si tu peux, jusqu'à l'autre rivage. i33 5
CLITON.
Monsieur, rentrez en vous, regardez mon visage^ :
Reconnoissez Cliton.
ÉRASTE.
Dépêche, vieux nocher,
Avant que ces esprits nous puissent approcher.
Ton bateau de leur poids fondroit '' dans les abîmes ;
Il n'en aura que trop d'Eraste et de ses crimes '. • 34o
Quoi ! tu veux te sauver à l'autre bord sans moi ?
1. Yar. Dites, et je promets d'employer mon crédit. (i633-6o)
2. Var. Monsieur, que faites-vous ? Votre raison s'égai'e:
Voyez qu'il n'est ici de Styx ni de Ténare ;
Revenez à vous-même. [ér. Ah! te voilà, Charon.) (i633-57)
3. \'ar. Monsieur, rentrez en vous, contemplez mon visage. (lôSS-S'j)
Ix- Fondre, aller au fond, s'engloutir.
5. Var. [Il n'en aura que trop d'Eraste et de ses crimes (a).]
CLiT. 11 vaut mieux esquiver, car avecque des fous (6)
Souvent on ne rencontre à gagner que des coups :
Si jamais un amant fut dans l'extravagance.
Il s'en peut hien vanter avec toute assurance.
ÉRASTE, se jetant sur ses épaules (c).
Tu veux donc échapper à l'autre bord sans moi .•'
[Si faut-il qu'à ton cou je passe malgré toi.] (i633-57)
(a) Il n'en aura que trop d'Eraste, de ses crimes. (1657)
(b) I! vaut mieux se tirer, car avecque des fous, (i 644-57)
(c) // se jette sur les épaules de Cliton. qui l'emporte du théâtre. (i633, en
marge.)
224 MÉLITE.
Si faut-il qu'à ton cou je passe malgré toi.
(Il se jette sur les épaules de Cliton, qui l'emporte
derrière le théâtre ^)
SCÈNE YII.
PHILAWDRE.
Présomptueux rival, dont l'absence importune"
Retarde le succès de ma bonne fortune^,
As-tu sitôt perdu cette ombre de valeur i3 45
Que te prêtoit tantôt l'effort de ta douleur P
Que devient à présent cette bouillante envie
De punir ta volage aux dépens de ma vie ?
Il ne tient plus qu'à toi^ que tu ne sois content :
Ton ennemi l'appelle, et ton rival t'attend. »35o
Je te clierclie en tous lieux, et cependant ta fuite
Se rit impunément de ma vaine poursuite.
Crois-tu, laissant mon bien dans les mains de ta sœur,
En demeurer toujours l'injuste possesseur.
Ou que ma patience, à la fin échappée 13 55
(Puisque tu ne veux pas le débattre à l'épée),
1. Ce jeu de scène est omis dans l'édition de i6(jo ; dans celle de iCGi, il est
placé enlre les deux derniers vers de la scène. Voyez p. 228, note c.
2. Var, Rival injurieux, dont l'absence importune. (i()33-57).
3. Var. [Retarde le succès de ma bonne fortune,]
Et qui, sachant combien m'importe ton retour.
De peur de m'obliger n'oserois voir le jour,
As-tu sitôt perdu cette ombre de courage
Que te prètoiont jadis les transports de ta rage?
Ce brusque mouvement d'un esprit forcené
Relàche-t-il sitôt ton cœur efféminé ?
[Que devient à présent celte bouillante envie.] (i033)
4. On lit dans l'édition de i65/( : « Il ne tient plus à toi, » pour « qu'.\ toi. »
C'est évidemment une faute, ainsi qu'à la page suivante, la leçon de 1667
V. i359 : « Détachez Ixion ; » et au vers i36o le singulier mégère, pour mé-
gères, dans les éditions de i66o-6/(.
ACTE IV, SCENE VII. aaS
Oubliant le respect du sexe et tout devoir,
Ne laisse point sur elle agir mon désespoir ?
SCENE VIII.
ÉRASTE, PHILANDRE.
ÉRASTE.
Détacher Ixion pour me mettre en sa place !
Mégères, c'est à vous une indiscrète audace. 1^60
Ai-je avec même front que cet ambitieux'
Attenté sur le lit du monarque des cieux ?
Vous travaillez en vain, barbares Euménides"';
Non, ce n'est pas ainsi qu'on punit les perfides.
Quoi ! me presser encor ? Sus, de pieds et de mains 1 365
Essayons d'écarter ces monstres inhumains.
A mon secours, esprits ! vengez-vous de vos peines ;
Ecrasons leurs serpents ; chargeons-les de vos chaînes.
Pour ces filles d'enfer nous sommes trop puissants.
PmLANDRE.
Il semble à ce discours qu'il ait perdu le sens^. «370
Eraste, cher ami, quelle mélancolie
Te met dans le cerveau cet excès de folie ?
ÉRASTE.
Equitable Minos, grand juge des enfers.
Voyez qu'injustement on m'apprête des fers.
Faire un tour d'amoureux, supposer une lettre, '375
Ce n'est pas un forfait qu'on ne puisse remettre.
Il est vrai que Tircis en est mort de douleur,
Que Mélite après lui redouble ce malheur,
1. Var. Ai-je, prenant le front de cet audacieux. (i633-57)
Var. Ai-je, prenant le front de cet ambitieux. (1G60-6/1)
2. Var. Vous travaillez en vain, bourrelles Euménides. (i633-6o)
3. Var. 11 semble à ces discours qu'il ait perdu le sens. (i633-57)
Corneille, i i5
226 MÉLITE.
Que Cloris sans amant ne sait à qui s'en prendre ;
Mais la faute n'en est qu'au crédule Philandre; ï38o
Lui seul en est la cause, et son esprit léger,
Qui trop facilement résolut de changer ;
Car ces lettres, qu'il croit Teflet de ses mérites*,
La main que vous voyez les a toutes écrites.
PHILANDRE.
Je te laisse impuni, traître : de tels remords" i385
Te donnent des tourments pires que mille morts ;
Je t'obligerois trop de t'arracher la vie,
Et ma juste vengeance est bien mieux assouvie
Par les folles horreurs de cette illusion.
Ah I grands Dieux, que je suis plein de confusion ! • ^go
SCÈNE IX.
ÉRASTE.
Tu t'enfuis donc, barbare, et me laissant en proie
A ces cruelles sœurs, tu les combles de joie ?
Non, non, retirez-vous, Tisiphone, Alecton,
Et tout ce que je vois d'officiers de Pluton :
Vous me connoissez mal ; dans le corps d'un perfide ' "u^
Je porte le courage et les forces d'Alcide.
Je vais tout renverser dans ces royaumes noirs,
Et saccager moi seul ces ténébreux manoirs.
Une seconde fois le triple chien Cerbère
Vomira l'aconit en voyant la lumière; '4oo
J'irai du fond d'enfer dégager les Titans,
I. Var. Car des lettres qu'il a de la part de Mélitc,
Autre que cette main n'en a pas une écrite. (iGSS-S^)
a. Var. Je te laisse impuni, perfide, tes remords. (i633)
Var. Je te laisse impuni, traître, car tes remords. (iB/i^-S?)
Var. Je te laisse impuni, de si cuisants remords. (1660)
ACTE IV, SCÈNE IX.
Et si Pluton s'oppose à ce que je prétends,
Passant dessus le ventre à sa troupe mutine,
J'irai d'entre ses bras enlever Proserpine'.
SCÈNE X.
LISIS, CLORIS.
LISIS.
N'en doute plus, Cloris, ton frère n'est point mort ^ ; 1 1o5
Mais ayant su de lui son déplorable sort,
Je voulois éprouver par cette triste feinte
Si celle qu'il adore, aucunement atteinte^,
Deviendroit plus sensible aux traits de la pitié
Qu'aux sincères ardeurs d'une sainte amitié. ifiio
Maintenant que je vois qu'il faut qu'on nous abuse.
Afin que nous puissions découvrir cette ruse.
Et que Tircis en soit de tout point éclairci.
Sois sûre que dans peu je te le rends ici.
Ma parole sera d'un prompt effet suivie : • 4 1 5
Tu reverras bientôt ce frère plein de vie ;
C'est assez que je passe une fois pour trompeur.
CLORIS.
Si bien qu'au lieu du mal nous n'aurons que la peur ?
1 . Bien que Claveret ne conteste pas à Corneille l'invention de la frénésie
d'Eraste (voyez plus haut, p. 128), on pourrait être tenté de croire que notre
poëte en a pris 1 idée dans la CUmène de C. S. sieur de la Croix, représentée,
suivant les frères Parfait, en 1628 (^Histoire du théâtre français, tome IV^
p. 4oi). Le berger Liridas, pensant que Climène est morte, devient fou de
chagrin ; dans son délire, il veut obliger un magicien, qu'il prend pour Pluton^
à rendre la vie à son amante, et lui dit :
Toi seul dedans ces lieux sentiras les tourments.
Sans pouvoir prendre part à nos contentements ;
J'épouserai Climène, et pour ma concubine
Je prendrai, s'il me plaît, ta femme Proserpine.
2. Var. N'en doute aucunement, ton frère n'est point mort, (i 633-57)
3. Var. Si ce cœur, recevant quelque légère atteinte. (i633)
aaS MÉLITE.
Le cœur me le disoit : je sentois que mes larmes
Refusoient de couler pour de fausses alarmes, «iao
Dont les plus dangereux et plus rudes assauts*
Avoient beaucoup de peine à m'émouvoir à faux ;
Et je n'étudiai cette douleur menteuse
Qu'à cause qu'en efl'et j'étois un peu honteuse^
Qu'une autre en témoignât plus de ressentiment ^ l 'iaS
LISIS.
Après tout, entre nous, confesse franchement*
Qu'une fille en ces lieux, qui perd un frère unique,
Jusques au désespoir fort rarement se pique :
Ce beau nom d'héritière a de telles douceurs,
Qu'il devient souverain à consoler des sœurs. i43o
CLOUIS.
Adieu, railleur, adieu : son intérêt me presse
D'aller rendre d'un mot la vie à sa maîtresse'^;
Autrement je saurois t'apprendre à discourir.
LISIS.
Et moi, de ces frayeurs de nouveau te guérir.
1. Var. Dont les plus furieux et plus rudes assauts
Avoient bien de la peine à m'émouvoir à faux. (iGSS-ôy)
2. Var. Qu'à cause que j'étois parfaitement honteuse. (1633-67)
3. Var. Qu'un autre (a) en témoignât plus de ressentiment. (i633-6o)
fi. Var. Mais avec tout cela confesse franchement. (i633-57)
5. Var. D'aller vite d'un mot ranimer sa maîtresse ;
Autrement je saurois te rendre ton paqviet.
i.is. Et moi pareillement rabattre ton caquet, (i 633-57)
(a) Il y a plus loin un semblable emploi du masculin dans le vers 1387 de
CUtandre. Voyez le Lexique; voyez aussi la première variante de la p. 261
et la huitième de la p. 365.
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE V, SCÈNE I. 229
ACTE V.
SCENE PREMIERE.
CLITON, LA Nourrice.
CLITON.
Je ne t'ai rien celé : tu sais toute l'affaire. « 435
LA NOURRICE.
Tu m'en as bien conté ; mais se pourroit-il faire
Qu'Eraste eût des remords si vifs et si pressants
Que de violenter sa raison et ses sens ?
CLITON.
Eût-il pu, sans en perdre entièrement l'usage,
Se figurer Charon des traits de mon visage, 'Ho
Et de plus, me prenant pour ce vieux nautonier,
Me payer à bons coups des droits de son denier?
LA NOURRICE.
Plaisante illusion !
CLITON.
Mais funeste à ma tête,
Sur qui se déchargeoit une telle tempête,
Que je tiens maintenant à miracle évident l 'i 't 5
Qu'il me soit demeuré dans la bouche une dent.
LA NOURRICE.
C'étoit mal reconnoître un si rare service.
ÉRASTE, derrière le théâtre * .
Arrêtez, arrêtez, poltrons !
1. Var. Derrière la tapisserie. (iCSS-Sy) — 7/ est derrière le théâtre. (i663
en marge.)
a3o MÉLITE.
CLITON.
Adieu, Nourrice :
Voici ce fou qui vient, je Fentends à la voix ;
Crois que ce n'est pas moi qu'il attrape deux fois. ' 45o
LA NOURRICE.
Pour moi, quand je devrois passer pour Proserpine^
Je veux voir à quel point sa fureur le domine.
CLITON.
Contente à tes périls ton curieux désir".
LA NOURRICE.
Quoi qu'il puisse arriver, j'en aurai le plaisir.
SCENE II.
ERASTE, LA Nourrice.
ÉRASTE^.
En vain je les rappelle, en vain pour se défendre > ^iSt
La honte et le devoir leur parlent de m'attendrc^ ;
Ces lâches escadrons de fantômes affreux
Cherchent leur assurance aux cachots les plus creux,
Et se fiant à peine à la nuit qui les couvre,
Souhaitent sous l'enfer qu'un autre enfer s'entr'ouvre.
Ma voix met tout en fuite, et dans ce vaste effroi",
La peur saisit si bien les ombres et leur roi,
Que se précipitant à de promptes retraites,
Tous leurs soucis ne vont qu'à les rendre secrètes.
Le bouillant Phlégéthon, parmi ses flots pierreux, • 46^
I. Var. Et moi, quand je devrois passer pour Proserpine. (i 633-63).
a. Var. Adieu; soûle à ton dam ton curieux désir. (i633-F>7)
3. Var. ÉRASTE, l'épée au poing, (i 633-57) — L'épie à la main. (i66o)
4. Var. La honte et le devoir leur parle de m'att^ndre. (1657)
5. Var. La peur renverse tout, et dans ce d(^sarroi
Elle saisit si bien les ombres et leur roi. (i 633-07)
ACTE V, SCENE II. 281
Pour les favoriser ne roule plus de feux ;
Tisiphone tremblante, Alecton et Mégère,
Ont de leurs flambeaux noirs étouffé la lumière' ;
Les Parques même en hâte emportent leurs fuseaux.
Et dans ce grand désordre oubliant leurs ciseaux, '(it"
Charon, les bras croisés, dans sa barque s'étonne
De ce qu'après Eraste il n'a passé personne-.
Trop heureux accident, s'il avoit prévenu
Le déplorable coup du malheur avenu ^ !
Trop heureux accident, si la terre entr'ouverte 1^7^
Avant ce jour fatal eût consenti ma perte,
Et si ce que le ciel me donne ici d'accès
Eût de ma trahison devancé le succès !
Dieux, que vous savez mal gouverner votre foudre !
N'étoit-ce pas assez pour me réduire en poudre ii''^o
Que le simple dessein d'un si lâche forfait?
Injustes, deviez-vous en attendre l'effet ?
Ah Mélite ! ah Tircis ! leur cruelle justice
Aux dépens de vos jours me choisit un supplice \
Ils doutoient que l'enfer eût de quoi me punir i48&
Sans le triste secours de ce dur souvenir".
1. Var. De leurs flambeaux puants ont éteint la lumière.
Et tiré de leur chef les serpents d'alentour,
De crainte que leurs yeux fissent quelque faux jour,
Dont la foible lueur, éclairant ma poursuite,
A travers ces horreurs me put trahir leur fuite.
Eaque épouvanté se croit trop en danger,
Et fuit son criminel au lieu de le juger ;
Clothon même et ses sœurs, à l'aspect de ma lame,
De peur de tarder trop n'osant couper ma trame,
A peine ont eu loisir d'emporter leurs fuseaux.
Si bien qu'en ce désordre oubliant leurs ciseaux. (lôSS-ôy)
2. Var. D'où vient qu'après Eraste il n'a passé personne. (i633-6o)
3. Var. Le déplorable coup du malheur advenu. (i633-6o)
4. Var. Aux dépens de vos jours aggrave mon supplice, (i 633-57)
5. Var. [Sans le triste secours de ce dur souvenir.]
Souvenir rigoureux de qui l'âpre torture
Devient plus violente et croît plus on l'endure.
233 MELITE.
Tout ce qu'ont les enfers de feux, de fouets, de chaînes \
Ne sont auprès de lui que de légères peines ;
On reçoit d'Alecton un plus doux traitement.
Souvenir rigoureux, trêve, trêve un momentM i^go
Qu'au moins avant ma mort dans ces demeures sombres
Je puisse rencontrer ces bienheureuses ombres !
Use après, si tu veux, de toute ta rigueur,
Et si pour m'achever tu manques de vigueur,
(Il met la main sur son épce^.)
Voici qui t'aidera : mais derechef, de grâce, l'îgî'
Cesse de me gêner durant ce peu d'espace.
Je vois déjà Mélite. Ah ! belle ombre, voici
L'ennemi de votre heur qui vous cherchoit ici :
C'est Eraste, c'est lui, qui n'a plus d'autre envie
Que d'épandre à vos pieds son sang avec sa vie : ' ^0°
Ainsi le veut le sort, et tout exprès les Dieux
L'ont abîmé vivant en ces funestes lieux.
LA NOURRICE.
Pourquoi permettez-vous que cette frénésie
Règne si puissamment sur votre fantaisie ?
L'enfer voit-il jamais une telle clarté ? « ^o5
ÉRASTE.
Aussi ne la tient-il que de votre beauté ;
Ce n'est que de vos yeux que part cette lumière.
Implacable bourreau, lu vas seul éfoufler
Celui dont le courage a dompté tout l'enfer.
Qu'il m'eût bien mieux valu céder à ses furies!
Qu'il m'eut bien mieux valu souffrir ses barbaries,
Et de gré me soumcltre, en acceptant sa loi,
A tout ce que sa rage eût ordonné de moi !
Tout ce qu'il a de fers, de feux, de fou&ts, de chaînes,
Ne sont auprès de toi que de légères peines. (ifiSS)
I. Var. Oui, ce qu'ont les enfers, de feux, de fouets, de chaînes. (i6/i4-63)
3. Var. De grâce, un peu de trêve, un moment, un moment. (ifiSS)
H- Vnr. Il montre snn èp^e. (ifi33, en marge.) — Ce jeu de scène n'est point
indique dans les éditions de iG44-6o.
ACTE V, SCENE II. a33
LA NOURRICE.
Ce n'est que de mes yeux ! Dessillez la paupière,
Et d'un sens plus rassis jugez de leur éclat.
ÉRASTE.
Ils ont, de vérité, je ne sais quoi de plat ; ' ^ i o
Et plus je vous contemple, et plus sur ce visage
Je m'étonne de voir un autre air, un autre âge :
Je ne reconnois plus aucun de vos attraits.
Jadis votre nourrice avoit ainsi les traits.
Le front ainsi ridé, la couleur ainsi blême, i5i5
Le poil ainsi grisou. 0 Dieux ! c'est elle-même.
Nourrice, qui t'amène en ces lieux pleins d'effroi' ?
Y viens-tu rechercher Mélite comme moi ?
LA NOURRICE.
Ciiton la vit pâmer, et se brouilla de sorte-
Que la voyant si pâle il la crut être morte ; iSs»
Cet étourdi trompé vous trompa comme lui.
Au reste, elle est vivante, et peut-être aujourd'hui
Tircis, de qui la mort n'étoit qu'imaginaire,
De sa fidélité recevra le salaire.
ÉRASTE.
Désormais donc en vain je les cherche ici-bas ; 1 5 3 5
En vain pour les trouver je rends tant de combats.
LA NOURRICE.
Votre douleur vous trouble, et forme des nuages
Qui séduisent vos sens par de fausses images :
Cet enfer, ces combats ne sont qu'illusions '^
ÉRASTE.
Je ne m'abuse point de fausses visions : i5 3o
1. Var. Nourrice, et qui t'amène en ces lieux pleins d'effroi ? (i633-6o)
2. Var. Ciiton la vit pâmer, et se troubla de sorte. (1660)
3. Var. Cet enfer, ces combats, ne sont qu'illusion.
ÉR. Je ne m'abuse point; j'ai vu sans fiction
Ces monstres terrassés se sauver à la fuite. (i633-57)
234 MÉLITE.
Mes propres yeux ont vu tous ces monstres en fuite,
Et Pluton de frayeur en quitter la conduite.
LA NOURRICE.
Peut-être que chacun s'enfuyoit devant vous,
Craignant votre fureur et le poids de vos coups ;
Mais voyez si l'enfer ressemble à cette place : i à 3 5
Ces murs, ces bâtiments, ont-ils la même face ?
Le logis de Mélite et celui de Cliton
Ont-ils quelque rapport à celui de Pluton ?
Quoi ? n'y remarquez-vous aucune différence ?
ÉRASTE.
De vrai, ce que tu dis a beaucoup d'apparence'. i a^o
Nourrice, prends pitié d'un esprit égaré
Qu'ont mes vives douleurs d'avec moi séparé :
Ma guérison dépend de parler à Mélite.
LA NOURRICE.
Différez pour le mieux un peu cette visite.
Tant que, maître absolu de votre jugement, iS^â
Vous soyez en état de faire un compliment.
Votre teint et vos yeux n'ont rien d'un homme sage ;
Donnez-vous le loisir de changer de visage" :
Un moment de repos que vous prendrez chez vous
I. Var. [Devrai, ce que tu dis a beaucoup d'apparence-.]
Depuis ce que j'ai su de Mélite et Tirsis,
Je sens que tout à coup mes regrets adoucis
Laissent en liberté les ressorts de mon âme ;
Ma raison par ta bouche a reçu son dictame.
Nourrice, prends le soin d'un esprit égaré,
Qui s'est d'avccque moi si longtemps séparé :
[Ma guérison dépend de parler à Mélite.] (iGSS-S^)
a. Var. [Donnez-vous le loisir de changer de visage;]
Nous pourvoirons après au reste en sa saison.
ÉH. Viens donc m'accompagner jusques en ma maison;
Car si je te pcrdois un seul moment de vue.
Ma raison, aussitôt de guide dépourvue,
M'échapperoil encor. la nourr. Allons, je ne veux pas. (i 533-57)
ACTE V, SCÈNE II. 335
ÉRASTE.
Ne peut, si tu n'y viens, rendre mon sort plus doux,
Et ma foible raison, de guide dépourvue.
Va de nouveau se perdre en te perdant de vue.
LA NOURRICE.
Si je vous suis utile, allons, je ne veux pas
Pour un si bon sujet vous épargner mes pas.
SCÈNE 111.
CLORIS, PHILANDRE.
CLORIS.
Ne m'importune plus, Philandre, je t'en prie ; i5 55
Me rapaiser jamais passe ton industrie.
Ton meilleur, je t'assure, est de n'y plus penser ;
Tes protestations ne font que m'offenser :
Savante à mes dépens de leur peu de durée.
Je ne veux point en gage une foi parjurée, if>6o
Un cœur que d'autres yeux peuvent sitôt brûler \
Qu'un billet supposé peut sitôt ébranler.
PHILANDRE.
Ah ! ne remettez plus dedans votre mémoire
L'indigne souvenir d'une action si noire.
Et pour rendre à jamais nos premiers vœux contents.
Etouffez l'ennemi du pardon que j'attends.
Mon crime est sans égal ; mais enfin, ma chère âme-
CLORIS.
Laisse là désormais ces petits mots de flamme,
Et par ces faux témoins d'un feu mal allumé
Ne me reproche plus que je t'ai trop aimé. i.i7o
I. Var. Je ne veux point d'un cœur qu'un billet aposté
Peut résoudre aussitôt à la déloyauté. (i633)
3. Var. Ma maîtresse, mon heur, mon souci, ma chère àme. (i633-5y)
a36 MELITE.
phila:«dre.
De grâce, redonnez à l'amitié passée
Le rang que je tenois dedans votre pensée.
Derechef, ma Cloris, par ces doux entretiens,
Par ces feux qui voloient de vos yeux dans les miens',
Par ce que votre foi me permettoit d'attendre — i^i^
CLORIS.
C'est 011 dorénavant tu ne dois plus prétendre.
Ta sottise m'instruit, et par là je vois bien
Qu'un visage commun, et fait comme le mien,
N'a point assez d'appas, ni de chaîne assez forte,
Pour tenir en devoir un homme de ta sorte. '5So
Mélite a des attraits qui savent tout dompter ;
Mais elle ne pourroit qu'à peine t'arrètcr :
Il te faut un sujet qui la passe ou Tégale.
C'est en vain que vers moi ton amour se ravale ;
Fais-lui, si tu m'en crois, agréer tes ardeurs : i585
Je ne veux point devoir mon bien à ses froideurs.
rniLANDRE.
Ne me déguisez rien, un autre a pris ma place ;
Une autre affection vous rend pour moi de glace.
CLORIS.
Aucun jusqu'à ce point n'est encore arrivé^ ;
Mais je te changerai pour le premier trouvé. «^9°
PHILANDRE.
C'en est trop, tes dédains épuisent ma souffrance.
Adieu ; je ne veux plus avoir d'autre espérance,
I. Var. [Par ces feux qui voloient de vos yeux dans les miens,)
Par mes flammes jadis si bien récompensées,
Par ces mains si souvent dans les miennes pressées,
Par ces chastes baisers qu'un amour vertueux
Accordoit au désir d'un creur respectueux,
[Par ce que votre foi me permettoit d'atl«ndre...] (i633-57)
a. Var. Aucun jusqu'à ce point n'est encor parvenu ;
Mais je te changerai pour le premier venu.
PHiL. Tes dédains outrageui épuisent ma souffrance, (i 633-57)
ACTE V, SCÈNE III. 387
Sinon qu'un jour le ciel te fera ressentir
De tant de cruautés le juste repentir.
CLORIS.
Adieu : Mélite et moi nous aurons de quoi rire* lâgS
De tous les beaux discours que tu me viens de dire.
Que lui veux-tu mander ?
PHILANDRE.
Va, dis-lui de ma part
Qu'elle, ton frère et toi, reconnoîtrez trop tard
Ce que c'est que d'aigrir un homme de ma sorte-.
CLORIS.
Ne crois pas la chaleur du courroux qui t'emporte : 1600
Tu nous ferois trembler plus d'un quart d'heure ou deux.
PHILANDRE.
Tu railles, mais bientôt nous verrons d'autres jeux :
Je sais trop comme on venge une flamme outragée.
CLORIS.
Le sais- tu mieux que moi, qui suis déjà vengée ?
Par où t'y prendras-tu ? de quel air ?
PHILANDRE.
Il suffit : I 6o5
Je sais comme on se venge.
CLORIS.
Et moi comme on s'en rit.
1. Var. Adieu ; Mélite et moi nous avons de quoi rire. (i6ii4-64)
2. Var. Ce que c'est que d'aigrir un homme de courage,
CLOR. Sois sûr de ton côté que ta fougue et ta rage.
Et tout ce que jamais nous entendrons de toi.
Fournira de risée, elle, mon frère et moi (a). (i633-57)
(a) C'est la fin de la scène ni dans les éditions indiquées
a38 MÉLITE.
SCÈNE IV.
TIRGIS, MÉLITE.
TIRCIS.
Maintenant que le sort, attendri par nos plaintes,
Comble notre espérance et dissipe nos craintes.
Que nos contentements ne sont pkis traversés
Que par le souvenir de nos malheurs passés', 1610
Ouvrons toute notre âme à ces douces tendresses
Qu'inspirent aux amants les pleines allégresses.
Et d'un commun accord chérissons nos. ennuis,
Dont nous voyons sortir de si précieux fruits.
Adorables regards, fidèles interprètes 161 5
Par qui nous expliquions nos passions secrètes.
Doux truchements du cœur, qui déjà tant de fois
M'avez si bien appris ce que n'osoit la voix,
Nous n'avons plus besoin de votre confidence :
L'amour en liberté peut dire ce qu'il pense, 1620
Et dédaigne un secours qu'en sa naissante ardeur
Lui faisoient mendier la crainte et la pudeur.
I. Var. Que par le souvenir de nos travaux passés,
Chassons-le, ma chère àme, à force de caresses ;
Ne parlons plus d'ennuis, de tourments, de tristesses
Et changeons en baisers ces traits d'œil langoureux
Qui ne font qu'irriter nos désirs amoureux.
[Adorables regards, fidèles interprètes
Par qui nous expliquions nos passions secrètes,]
Je ne puis plus chérir votre foiblc entretien :
Plus heureux, je soupire après un plus grand bien.
Vous étiez bons jadis, quand nos Qammes naissantes
Prisoicnt, faute de mieux, vos douceurs impuissantes ;
Mais au point où je suis, ce ne sont que rêveurs
Qui vous peuvent tenir pour exquises faveurs :
Il faut un aliment plus solide à nos flammes.
Par où nous unissions nos bouches et nos âmes.
[Mais tu ne me dis mot, ma vie ; et quels soucis.] (i 63.3-57)
ACTE V, SCÈNE IV. 289
Beaux yeux, à mon transport pardonnez ce blasphème,
La bouche est impuissante où l'amour est extrême :
Quand l'espoir est permis, elle a droit de parler; «626
Mais vous allez plus loin qu'elle ne peut aller.
Ne vous lassez donc point d'en usurper l'usage,
Et quoi qu'elle m'ait dit, dites-moi davantage.
Mais tu ne me dis mot, ma vie ; et quels soucis
T'obligent à te taire auprès de ton Tircis ? 1 (i3o
MÉLITE.
Tu parles à mes yeux, et mes yeux te répondent.
TIRClS.
Ah ! mon heur, il est vrai, si tes désirs secondent
Cet amour qui paroît et brille dans tes yeux,
Je n'ai rien désormais à demander aux Dieux.
MÉLITE.
Tu t'en peux assurer : mes yeux si pleins de flamme i63 5
Suivent l'instruction des mouvements de l'àme.
On en a vu l'eff'et, lorsque ta fausse mort
A fait sur tous mes sens un véritable effort' ;
On en a vu l'effet, quand te sachant en vie.
De revivre avec toi j'ai pris aussi l'envie^ ; '^'io
On en a vu l'effet, lorsqu'à force de pleurs
Mon amour et mes soins, aidés de mes douleurs,
Ont fléchi la rigueur d'une mère obstinée,
Et gagné cet aveu qui fait notre hyménée^,
Si bien qu'à ton retour ta chaste affection i6 45
Ne trouve plus d'obstacle à sa prétention*.
1. Var. Fit dessus tous mes sens un véritable effort. (1 633-57)
2. Var. De revivre avec toi je pris aussi l'envie. (i633-57).
3. Var. Lui faisant consentir notre heureux hy menée. (lôSS-By)
4. Var. Nous trouve toutes deux à sa dévotion ;
Et cependant l'abord (a) des lettres d'un faussaire, (i 633-57)
Var. Ne trouve plus d'obstacle à ta prétention ;
Et le premier aspect des lettres d'un faussaire. (1660)
(a) L'édition de 1657 donne, par erreur, d'abord, pour l'abord.
24o MÊLITE.
Cependant Taspect seul des lettres d'un faussaire
Te sut persuader tellement le contraire,
Que sans vouloir m'entendre, et sans me dire adieu,
Jaloux et furieux tu partis de ce lieu*. i65o
TIRCIS.
J'en rougis, mais apprends qu'il n'étoit pas possible
D'aimer comme j'aimois, et d'être moins sensible;
Qu'un juste déplaisir ne sauroit écouter
La raison qui s'efforce à le A^olenter";
Et qu'après des transports de telle promptitude, i6 55
Ma flamme ne te laisse aucune incertitude.
MÉLITE.
Tout cela seroit peu, n'étoit que ma bonté ^
T'en accorde un oubli sans l'avoir mérité,
Et que, tout criminel, tu m'es encore aimable.
TIRCIS.
Je me tiens donc heureux d'avoir été coupable, 1660
Puisque l'on me rappelle au lieu de me bannir,
Et qu'on me récompense au lieu de me punir.
J'en aimerai l'auteur de cette perfidie*.
Et si jamais je sais quelle main si hardie
SCÈNE V.
GLORIS, TIRCIS, MÉLITE.
CLORIS.
Il VOUS fait fort bon voir, mon frère, à cajoler, '665
1. Var. Furieux, enrage, tu partis de ce lieu.
TIRS. Mon cœur, j'en suis honteux, mais songe que possible.
Si j'eusse moins aimé, j'eusse été moins sensible. (i633-57)
2. Var. La voix de la raison qui vient pour le dompter. (lôSS-B^)
3. Var. Foible excuse pourtant, n'étoit que ma bonté. (i633-57)
4. Var. MÉL. Mais apprends-moi 1 auteur de cette perfidie.
TIRS. Je nu sais quelle main pût être assez hardie. i,iC33-57)
ACTE V, SCÈNE V. 24i
Cependant qu'une sœur ne se peut consoler,
Et que le triste ennui d'une attente incertaine
Touchant votre retour la tient encore en peine.
TIRCIS.
L'amour a fait au sang un peu de trahison' ;
Mais Philandre pour moi t'en aura l'ait raison. «070
Dis-nous, auprès de lui retrouves-tu ton conte,
Et te peut-il revoir sans montrer quelque honte !*
CLOKIS.
L'infidèle m'a fait tant de nouveaux serments.
Tant d'offres, tant de vœux, et tant de compliments.
Mêlés de repentir —
MÉLITE.
Qu'à la fin exorable, •675
I. Var. [L'amour a fait au sang un peu cli- trahison ;]
Mais deux ou trois baisers t'en feront la raison.
Que ce soit toutefois, mon cœur, sans te déplaire.
CLOB. Les baisers d une sœur satisfont mal un frère :
Adresse mieux les liens vers l'objet que je voi (a).
TiBs. De la part de ma sœur reçois donc ce renvoi.
MÉL. Recevoir le refus d'un autre (6)! à Dieu ne plaise !
TiBs. Refus d'un autre, ou non, il faut que je te baise.
Et que dessus ta bouche un prompt redoublement
Me venge des longueurs de ce retardement.
cLOB. A force de baiser vous m'en feriez envie :
Trêve. TIBS. Si notre exemple à baiser te convie.
Va trouver ton Philandre, avec qui tu prendras
De ces chastes plaisirs autant que tu voudras.
CLOB. A propos, je venois pour vous en faire un conte.
Sachez donc que, sitôt qu'il a vu son méconte,
[L'inËdèle m'a fait tant de nouveaux serments.] (i 633-57)
(a) Dans les éditions de i644-57, le morceau qui suit remplace les douze vers
précédents : « Adresse mieux les tiens, etc. , » qui ne sont que dans celle de i^'i'i :
TIBS. Autant que ceux d'un frère une sicur, et je croi
Que tu baiserois mieux ton Philandre que moi.
CLOB. Mon Philandre, il se trouve assez loin de son conte.
TIBS. Un change si soudain lui donne un peu de honte,
[cLOB. L'inSdèle m'a fait tant de nouveaux serments.] (i6ii-57)
(b) Il y a le masculin : d'an nuire, à ce vers et au suivant, dans l'édition de
i(j33, qui seule donne ces deux vers. Voyez la variante du vers iliuô de MélUe
Corneille, i i(j
242 JtlELITE.
Vous l'avez regardé d'un œil plus favorable.
CLORIS.
Vous devinez fort mal.
TIRCIS.
Quoi, tu las dédaigné?
CLORIS.
Du moins, tous ses discours n'ont encor rien gagné '.
MÉLITE.
Si bien qu'à n'aimer plus votre dépit s'obstine ?
CLORIS.
Non pas cela du tout, mais je suis assez fine : 1680
Pour la première fois, il me dupe qui veut ;
Mais pour une seconde, il m'attrape qui peut.
MÉLITE.
C'est-à-dire, en un mot
CLORIS.
Que son humeur volage ^
Ne me tient pas deux fois en un même passage ;
En vain dessous mes lois il revient se ranger. i685
Il m'est avantageux de l'avoir vu changer.
Avant que de l'hymen le joug impitoyable %
M'attachant avec lui, me rendît misérable*.
Qu'il cherche femme ailleurs, tandis que de m.a part
J'attendrai du destin quelque meilleur hasard. '^yo
MÉLITE.
Mais le peu qu'il voulut me rendre de service
Ne lui doit pas porter un si grand préjudice.
I. \ ar. Au moins tous ses discours n'onl cni'or rien f^ngné. (iG33-57)
a. Var. Qu'inl'érez-vous par là? (<:Lon. Que son humeur volage.] (iG33-57)
3. Var. Paravant qiic l'hymen, d'un joug inséparable. (i633)
Var. Avant que de l'hymen le joug inséparable. (iG^/i-S^)
4. ^ ar. Me soumcllant à lui, me rendit misérable.
(^u'il cherche l'einme ailleurs, cl pour moi, de ma part, (i 033-57)
ACTE Y, SCÈNE V. 2/13
CLORIS.
Après un tel faux bond, un change si soudain,
A volage, volage, et dédain pour dédain.
MÉLITE.
Ma sœur, ce fut pour moi qu'il osa s'en dédire. 1695
CLORIS.
Et pour l'amour de vous je n'en ferai que rire.
MEUTE.
Et pour l'amour de moi vous lui pardonnerez.
CLORIS.
Et pour l'amour de moi vous m'en dispenserez.
MÉLITE.
Que vous êtes mauvaise !
CLORIS.
Un peu plus qu'il ne semble.
MÉLITE.
Je vous veux toutefois remettre bien ensemble '. 1700
CLORIS.
Ne l'entreprenez pas; peut-être qu'après tout"^
Votre dextérité n'en viendroit pas à bout.
SCENE VI.
TIRGIS, LA Nourrices ÉHASTE, MÉLITE,
CLORIS.
TIRCIS.
De grâce, mon souci, laissons cette causeuse* :
Qu'elle soit à son choix facile ou rigoureuse,
i.Var. Si vous veux-je pourtant remettre bien ensemble (if>33-57)
2. Var. Ne l'entreprenez pas, possible qu'après tout. (iG33-A/i et 02-57)
3. Il y a NOURBiCE, sans article, dans les éditions de 1 633-52.
4- En marge, dans l'édition de i633 : La Nourrice paroU à l'autre bout du
théâtre, avec Erasle, l'épèe nue à la main, et ayant parlé à lui quelque temps
à l'oreille, elle le laisse à quartier (yoyez p. g3, note 2), et s'avance vers Tirsis.
2\!x ÎNIELITE.
L'excès de mon ardeur ne sauroit consentir 1705
Que ces frivoles soins te viennent divertir :
Tous nos pensers sont dus, en Tétat où nous sommes',
A ce nœud qui me rend le plus heureux des hommes,
Et ma fidélité, qu'il va récompenser
LA NOURRICE ^
Vous donnera bientôt autre chose à penser. 1 7 1 o
Votre rival vous cherche, et la main à l'épée
Vient demander raison de sa place usurpée.
ÉRASTE, à Mélite.
ÎSon, non, vous ne voyez en moi qu'un criminel,
A qui l'âpre rigueur d'un remords éternel
Rend le jour odieux, et fait naître l'envie > 7 ' 5
De sortir de sa gêne en sortant de la vie^.
I. Var. Tous nos pensers sont dus à ces chastes délices
Dont le ciel se prépare à borner nos supplices ;
Le terme en est si proche, il n'attend que la nuit.
Vois qu'en notre faveur déjà le jour s'enfuit,
Que déjà le soleil, en cédant à la brune.
Dérobe tant qu'il peut sa lumière importune,
Et que pour lui donner mêmes contentements
Thétis court au-devant de ses embrassements.
LA NOUHR. Vois toi-mèmc un rival qui, la main à l'épée,
Vient quereller sa place à faux titre occupée,
Et ne peut endurer qu'on enlève son bien.
Sans l'acheter au prix de son sang et du tien.
MÉL. Relirons-nous, mon cœur. tirs. Es-tu lassé de vivre?
CLOR. Mon frère, arrêtez-vous. tirs. Voici 'Mii t'en délivre :
Parle, tu n'as qu'à dire, éraste, à Mélile. Un pauvre criminel,
[A qui l'àpre rigueur d'un remords éternel.] (i 633-57)
î. Var. LA NOURRicK, montrant Éraste. (1644-07)
3. Var. De sortir de torture en sortant de la vie,
Vous apporte aujourd'hui sa tête à l'abandon,
Souhaitant le trépas à l'égal du pardon.
Tenez donc, vengez-vous de ce traître adversaire,
Vengez-vous de celui dont la plume faussaire
Désunit d'un .seul trait Mélile de Tirsis,
Cloris d'avec Philandre. mki.ite, à Tirsis. A ce compte, édaircis
Du principal sujel qui nous mcltuit en doute,
Qu'es-lu d'avis, mon C(Bur, de lui répondre .•* (i633-â7)
ACTE V, SCÈNE VI. a45
Il vient mettre à vos pieds sa tcte à Tabandon ;
La mort lui sera douce à Tégal du pardon.
Vengez donc vos malheurs ; jugez ce que mérite
La main qui sépara Tircis d'avec Mélite, «T^o
Et de qui l'imposture avec de faux écrits
A dérobé Philandre aux vœux de sa Gloris.
MÉLITE.
Eclaircis du seul point qui nous tenoit en doute,
Que serois-tu d'avis de lui répondre ?
TIRCIS.
Ecoute
Quatre mots à quartier'.
ÉRASTE.
Que vous avez de tort '7^^
De prolonger ma peine en différant ma mort !
De grâce, hâtez-vous d'abréger mon supplice',
Ou ma main préviendra votre lente justice.
MÉLITE.
Voyez comme le ciel a de secrets ressorts
Pour se faire obéir malgré nos vains efforts : ' 7 3 o
Votre fourbe, inventée à dessein de nous nuire.
Avance nos amours au lieu de les détruire ;
De son fâcheux succès, dont nous devions périr.
Le sort tire un remède afin de nous guérir.
Donc pour nous revancher de la faveur reçue, '7^^
Nous en aimons l'auteur à cause de l'issue,
Obligés désormais de ce que tour à tour
Nous nous sommes rendu ^ tant de preuves d'amour.
1. A quartier, à l'écart : voyez la note 2 de la p. gS.
2. Var. Vite, dépèchez-vous d'abréger mon supplice. (i633)
.3. Toutes les éditions portent : « Nous nous sommes rendus, n Voyez l'intro-
duction du Lexique.
346 MELITE
Et de ce que l'excès de ma douleur sincère*
A mis tant de pitié dans le cœur de ma mère, 17 4"
Que cette occasion prise comme aux cheveux,
Tircis n'a rien trouvé de contraire à ses vœux ;
Outre qu'en fait d'amour la fraude est légitime ;
Mais puisque vous voulez la prendre pour un crime,
Regardez, acceptant le pardon, ou l'oubli, 174^
Par où votre repos sera mieux établi.
ÉRASTE.
Tout confus et honteux de tant de courtoisie.
Je veux dorénavant chérir ma jalousie.
Et puisque c'est de là que vos félicités —
LA NOURRICE, à Éraste.
Quittez ces compliments qu'ils n'ont pas mérités : 17^0
Ils ont tous deux leur compte, et sur cette assurance
Ils tiennent le passé dans quelque indifférence^,
N'osant se hasarder à des ressentiments
Qui donneroient du trouble à leurs contentements.
Mais Cloris, qui s'en tait, vous la gardera bonne, 17^5
Et seule intéressée, à ce que je soupçonne,
Saura bien se venger sur vous à l'avenir
D'un amant échappé qu'elle pensoit tenir.
ÉRASTE, à Cloris.
Si vous pouviez souffrir qu'en votre bonne grâce
Celui qui l'en tira put occuper sa placée '76"
Eraste, qu'un pardon purge de son forfait*,
Est prêt de réparer le tort qu'il vous a fait.
I. Var. El rie ce que l'excès de ma rloulrnr amiTc. (iG^S-'tj)
3. Var. Ils tiennent le passé flcflans l'inrlilTérence. (i 6.33-57')
3. Var. Celui qui l'en tira put entrer en sa plare. (i633-6o)
4. Var. Eraste, qu'un pardon purge de tous forfaits,
Est prêt de réparer les torts qu'il vous a faits.
\l('liti> répondra de sa persévérance :
Il ne l'a pu quitter qu'en perdant l'cspcrance ;
ACTE V, SCÈNE VI. 2^']
Mélite répondra de ma persévérance :
Je n'ai pu la quitter qu'en perdant l'espérance ;
Encore avez-vous vu mon amour irrité 1763
Mettre tout en usage en cette extrémité ;
Et c'est avec raison que ma flamme contrainte
De réduire ses feux dans une amitié sainte,
Mes amoureux désirs, vers elle superflus ',
Tournent vers la beauté qu'elle chérit le plus. '770
TIRGIS.
Que t'en semble, ma sœur ?
CLORIS.
Mais toi-même, mon frère ?
TIRCIS.
Tu sais bien que jamais je ne te fus contraire.
CLORIS.
Tu sais qu'en tel sujet ce fut toujours de toi
Que mon affection voulut prendre la loi.
TIRCIS.
Encor que dans tes yeux tes sentiments se lisent', '77^
Tu veux qu'auparavant les miens les autorisent.
Parlons donc pour la forme. Oui, ma sœur, j'y consens',
Bien sûr que mon avis s'accommode à ton sens.
Fassent les puissants Dieux que par cette alliance *^
Il ne reste entre nous aucune défiance, « 7^"
Et que m'aimant en frère, et ma maîtresse en sœur,
Nos ans puissent couler avec plus de douceur !
Encore avez-vous vu son amour irrite
Faire d'étranges coups en cette extrémité ;
Et c'est avec raison que sa flamme contrainte. (1633-5^)
1. Var. Ses amoureux désirs, vers elle superflus, (i 633-57)
2. Var. Bien que dedans tes yeux tes sentiments se lisent (i 633-57)
3. Var. Excusable pudeur, soit donc, je le consens,
Trop sur que mon avis s'accommode à ton sens. (i633-57).
4. En marge, dans l'édition de i633 : // parle à Eraste et lai baille la main
de Claris.
a48 MÉLITE.
ÉRASTE.
Heureux dans mon malheur, c'est dont je les supplie ;
Mais ma félicité ne peut être accomplie
Jusqu'à ce qu'après vous son aveu m'ait permis' n^^
D'aspirer à ce bien que vous m'avez promis.
CLORIS.
Aimez-moi seulemerit, et pour la récompense
On me donnera bien le loisir que j'y pense.
TIRGIS.
Oui, sous condition qu'avant la fin du jour^
Vous vous rendrez sensible à ce naissant amour'. '7 9°
CLORIS.
Vous prodiguez en vain vos foibles artifices ;
Je n'ai reçu de lui ni devoirs ni services.
MÉLITE.
C'est bien quelque raison ; mais ceux qu'il m'a rendus,
Il ne les faut pas mettre au ranjï des pas perdus.
Ma sœur, acquitte-moi d'une reconnoissance '79^
Dont un autre destin m'a mise en impuissance' :
Accorde cette grâce à nos justes désirs.
TIRCIS.
Ne nous refuse pas ce comble à nos plaisirs**.
I. Var. .Jusqu'à ce que ma bplle après vous m'ait permis. (lôSS-ny)
a. Var. Oui, jusqu'à cette nuit, qu'ensemble, «linsi que nous,
Vous goûterez d'Hymen les plaisirs les plus doux.
CLOR. Ne le présumez pas, je veux après Philandre (a)
L'éprouver tout du long de peur de me méprendre.
LA NOURB. (6) Mais de peur qu'il n'en fasse autant que l'autre a fait,
Attache-le d'un nœud qui jamais ne défait.
jcioR. Vois prodiguez on vain vos foibles artifices.] iG.S.^-^^)
3. Var. Vous vous rendrez sensible à son naissant amour. (i()6o)
II. Var. Dont un destin meilleur m'a mise en impuissance. (iliS.^-îSy)
r). l'ar. i.a noiirb.(c) Tu ferois mieux de dire: A ses propres plaisirs. (i6.S3-r-)7)
(a) Ne le présumes (sic) pas. je veux après Philandre. (i033)
(fc) LA NOURRICK, à ClorU. ('i6/iS)
(c) LA NOURRICE, à MéUlc. (lC/|8)
ACTE V, SCÈNE VI. Mg
éraste'.
Donnez à leurs souhaits, donnez à leurs prières,
Donnez à leurs raisons ces faveurs singulières ; i?oo
Et pour faire aujourd'hui le honheur d'un amant'^,
Laissez-les disposer de votre sentiment.
CLORIS^.
En vain en ta faveur chacun me sollicite,
J'en croirai seulement la mère de Mélite :
Son avis m'ôtera la peur du repentir \ i8o5
Et ton mérite alors m'y fera consentir.
TIRCIS.
Entrons donc ; et tandis que nous irons le prendre,
Nourrice, va t'oilrir pour maîtresse à Philandre^
LA NOLRHICE.
(Tous rentrent, et elle demeure seule'"'.)
Là, là, n'en riez point : autrefois en mon temps
D'aussi beaux fils que vous étoient assez contents, i^io
Et croyoient de leur peine avoir trop de salaire
Quand je quittois un peu mon dédain ordinaire.
A leur compte, mes yeux étoient de vrais soleils
Qui répandoient partout des rayons nompareils ;
Je n'avois rien en moi qui ne fût un miracle ; « ^ 1 5
Un seul mot de ma part leur étoit un oracle —
Mais je parle à moi seule. Amoureux, qu'est-ce-ci?
Vous êtes bien hâtés de me laisser ainsi ' !
I. Var. ÉRASTE, à Claris. (i64f^)
3. Var. Et dans un point où gît tout mon contentement.
Comme partout ailleurs, suivez leur jugement. (i633-57)
3. Var. cLORis, à Eraste. (i648)
4. Var. Ayant eu son avis, sans craindre un repentir.
Ton mérite et sa foi m'y feront consentir, (i 633-57)
5. Var. Nourrice, va t'offrir pour nourrice à Philandre. 0633)
6. Cette indication manque dans les éditions de i633-6o.
7. Var. Vous êtes bien pressés de me laisser ainsi. (i633-il8)
Var. Vous êtes bien hâtés de me quitter ainsi. (i6Gii et 68)
a5o MELITE.
Allez, quelle que soit Tardeur qui vous emporte',
On ne se moque point des femmes de ma sorte, «820
Et je ferai bien voir à vos feux empressés
Que vous n'en êtes pas encore où vous pensez.
I. Var. Allez, je vais vous faire h ce soir telle niche,
Qu'au lieu de labourer, vous lairrez tout en friche (a). (i633-4S)
(a) Ces deux vers terminent la pièce dans les éditions indiquées.
FIN DU CINQUIEME ET DERNIER ACTE.
COMPLEMENT
DES VARIANTES.
:oio*[Ah ! si mon fou de frère en pouvoit faire autant,]
Qu'en ce plaisant malheur je serois satisfaite !
Si je puis découvrir le lieu de sa retraite,
Et qu'il me veuille croire, éteignant tous ses feux.
Nous passerons le temps à ne rire que d'eux.
Je la ferai rougir, cette jeune éventée.
Lorsque, son écriture à ses yeux présentée
Mettant au jour un crime estimé si secret.
Elle reconnoitra qu'elle aime »in indiscret.
Je lui veux dire alors, pour aggraver 1 offense.
Que Philandrc, avec moi toujours d'intelligence.
Me fait des contes d'elle et de tous les discours
Qui servent d'aliment à ses vaines amours ;
Si qu'à peine il reçoit de sa part une lettre (a),
Qu'il ne vienne en mes mains aussitôt la remettre.
La preuve captieuse et faite en même temps
Produira sur-le-champ l'effet que j'en attends.
SCÈNE VI.
PHILANDRE.
Donc pour l'avoir tenu si longtemps en haleine.
Il me faudra souffrir une éternelle peine.
Et payer désormais avecque tant d'ennui
Le plaisir que j'ai pris à me jouer de lui ?
Vit-on jamais amant dont la jeune insolence
Malmenât un rival avec tant d'imprudence ?
Vit-on jamais amant dont l'indiscrétion
Fût de tel préjudice à son affection ?
Les lettres de Mélite en ses mains demeurées.
En ses mains, autant vaut, à jamais égarées.
Ruinent à la fois ma gloire, mon honneur,
Mes desseins, mon espoir, mon repos et mon heur.
Mon trop de vanité tout au rehours succède :
Le chiffre placé au commencement d'une variante marque à quel vers du
texte elle se rapporte.
(a) Si bien qu'il en reçoit à grand'peine une lettre. (iC44-57)
252 MEUTE.
J'ai reçu des faveurs, et Tirsis les possède,
Et cet amant trahi convaincra sa beauté
Par des signes si clairs de sa déloyauté.
C'est mal avec Mélite être d'intelligence
D'armer son ennemi, d'instruire sa vengeance ;
Me pourra-t-elle après regarder de bon œil ?
M'oserois-je en promettre un gracieux accueil ?
Non, il les faut ravoir des mains de ce bravache (a),
Et laver de son sang cette honteuse tache (6).
De force ou d'amitié, j'en aurai la raison :
Je m'en vais l'affronter jusque dans sa maison (c).
Et là, si je le trouve, il faudra que sur l'heure,
En dépit qu'il en ait, il les rende ou qu'il meure.
SCÈNE VII.
PHILANDRE, CLORIS.
pniLANDRH, frappant à la porte de Tirsis (d).
Tirsis! CLOR. Que lui veux-tu ? poil. Cloris, pardonne-moi.
Si je cherche plutôt à lui parler qu'à toi :
Nous avons entre nous quelque affaire qui presse.
ci.oR. Le crois-tu rencontrer hors de chez sa maîtresse ?
PHiL. Sais-tu bien qu'il y soit? clor. Non pas assurément ;
Mais j ose présumer que, 1 aimant chèrement.
Le plus qu'il peut de temps, il le passe chez elle.
PHii,. Je m'en vais de ce pas le trouver chez la belle (e).
Adieu, jusqu'au revoir. Je meurs de déplaisir.
ci.oR. Un mot, Philandre, un mot : n'aurois-tu point loisir
Devoir quelques papiers que je viens de surprendre?
PHIL. Qu'est-ce qu'au bout du compte ils me pourroient apprendre (/) ?
ci.oR. PeTitêtre leurs secrets : regarde, si tu veux
Perdre un demi-quart d'heure à les lire nous deux.
PHIL. Hasard, voyons que c'est, mais vite et sans demeure :
Ma curiosité pour un demi-quart d'heure
Se pourra dispenser. cLf)R. Mais aussi garde bien
Qu'en discourant ensemble il n'en découvre rien.
Prometsle-moi, sinon
|piiiLANr>Rii, reconnnissant les lettres (g).
Cela s'en va sans dire,
lionne, donne-les-moi, tu ne les saurois lire,
(n) Non, il les faut avoir des' mains de ce bravache. (i6ii8)
(^h) Et laver dans son sang celle honteuse tache. (i6W-.')7)
(c) Je le vais quereller jusque dans sa maison. (iGi^-b^)
((/) Ce jeu de scène manque dans l'édition de i633.
(e) Je m'en vais de ce pas le voir chez celle belle. (iGiii-iiy)
if) Qu'csl-cc que par leur vue ils mn pourroient apprendre ? {l6l^!^-b^])
(g) Il rernnnoit les lettres et tâche de s'en saisir, mais Cloris les res-^erre.
(i633, en marge.)
COMPLÉMENT DES VARIANTES. ^53
Et nous aurions ainsi besoin de trop de temps.]
CLOHis, resserrant les lettres (a).
[Philandre, tu n'es pas encore où tu prétends;]
Assure, assure-toi que Cloris te dépite
De les ravoir jamais que des mains de Mélite (6),
A qui je veux montrer, avant qu il soit huit jours,
La façon dont tu tiens secrètes ses amours (c).
SCÈNE DERNIÈRE (d).
PHILANDRE.
Confus, désespéré, que faut-il que je fasse ?
J'ai malheur sur malheur, disgrâce sur disgrâce.
On diroit que le ciel, ami de l'équité.
Prend le soin de punir mon infidélité.
Si faut-il néanmoins, en dépit de sa haine.
Que Tirsis retrouvé me tire hors de peine ;
Il faut qu'il me les rende, il le faut, et je veux
Qu'un duel accepté les mette entre nous deux ;
Et si je suis alors encore ce Philandre,
Par un détour subtil qu il ne pourra comprendre,
Elles demeureront, le laissant abusé.
Sinon au plus vaillant, du moins au plus rusé (e). (lôSS-S^)
(a) Ce jeu de scène n'est pas indiqué dans l'édition de i633.
(6) De les avoir jamais que des mains de Mélite (iC48)
(c) En marge, dans l'édition de i033 : Elle lui ferme la porte au nez.
{d) Dans les éditions de i644-57 : sck.ne vm.
(e) Ici finit le Ul" acte.
FIN DU CO.MPLE.MEIST DES V.VRIANTES.
CLITANDRE
TRAGÉDIE
i632
NOTICE
Cette pièce, publiée en 1682, passe généralement pour avoir
été représentée en iG3o. On a cru pouvoir se fonder, pour
fixer cette date, sur les premières lignes de l'Examen, où Cor-
neille nous apprend que c'est après avoir fait un voyage à Paris
« pour voir le succès de Mélite, » qu'il entreprit de composer
celte seconde pièce ; mais entreprendre et exécuter, et surtout
achever, ne sont pas même chose. Puis, il est dit dans la
Dédicace que Clitandre est venu conter « il y a quelque temps »
au duc de Longueville (f une partie de ses aventures, autant
qu'en pouvoient contenir deux actes de ce poëme encore tous
informes, et qui n'étoient qu'à peine ébauchés. » Ces mots « il
y a quelque temps » ne s'appliqueraient guère bien, ce nous
semble, à une communication faite au duc de Longueville deux
ans auparavant; d'ailleurs, il ne s'agit pas du poi'me tout entier,
mais de deux actes, et encore de deux actes seulement ébau-
chés. C'est là sans doute ce qui a déterminé les frères Parfait
à porter à l'année 1682 la représentation de cet ouvrage : ils
en placent l'analyse à cette date dans leur Histoire da théâtre
français (tome IV, p. 54 1).
Voici le titre exact de la première édition :
Clitandre, ov l'Innocence délivrée, tragi-comedie. Dédiée
A MoNSEiGNEVR LE Dvc DE LoNGVEViLLE. A Poris, chcz François
Targa M. DC. XXXII. Auec Priailege du Roy.
Le privilège est daté du 8 mars i632, et l'achevé d'impri-
mer du 20 du même mois. A la page 121 on trouve un fron-
tispice qui porte : Meslanges poetiqves dv mesme, avec l'adresse
de Targa. La pièce et les mélanges forment ensemble un vo-
lume in-8° de 1 69 pages. Nous n'avons point à nous étendre ici
Corneille. 1 17
258 CLITANDRE.
sur ces petites pièces de vers, que nous réimprimerons en tète
des Poésies diverses ; nous nous contenterons de reproduire la
phrase suivante de ÏAvis au lecteur dont elles sont précédées :
«Je ne crois pas cette tragi-comédie si mauvaise que je me
tienne obligé de te récompenser par trois ou quatre bons son-
nets. » Si l'on rapproche de ce passage la préface de Clilandre,
et si l'on considère que Corneille le publia avant Mélite, on se
convaincra qu'il ne lui déplaisait point quand il parut. Plus
tard le poêle, parvenu à la maturité de son génie, changea
d'opinion. Lorsqu'il écrit dans V Examen de Clitandre : « Pour
la justifier {JMéliie) contre cette censure par une espèce de bra-
vade j'entrepris d'en faix'e une (une pièce^ régulière, c'est-
à-dire dans les vingt et quatre heures, pleine d'incidents et
d'un style plus élevé, mais qui ne vaudroit rien du tout: en
quoi je réussis parlaitement, » il est clair qu'il cherche un biais
qui lui permette de ne point traiter d une manière sérieuse
une pièce qui lui semblait alors indigne de lui.
En 1644 le sous-titre (ou l'Innocence délivrée) disparut, et
en i(i6o cette pièce reçut le nom de tragédie, au lieu de celui
de iragi-comédie qu'elle avait porté jusqu'alors.
On n'a pas de renseignements précis sur le théâtre où furent
jouées les pièces que nous allons passer en revue ; mais tout
porte à croire que Corneille, reconnaissant envers le directeur
qui avait si favorablement accueilli Melile, les donna toutes à
la troupe de Mondory qui eut, nous le savons, la gloire de
jouer le Cid. Ce qui doit nous confumer dans cette opinion,
c'est que, même après la retraite de Mondory et le départ de
Baron, de la Villiers et de Jodelet pour l'hôtel de Bourgogne,
Corneille conservait, à l'égard du théâtre du Marais, une pré-
dilection très-marquée. ïallemanl des Réaux la constate, en
l'attribuant, comme c'est assez sa coutume, à un motif peu
honorabU' : cf D'Orgcmonl et Floridor, avec la Beaupré, sou-
tinrent, dit-il, la troupe du Marais, à laquelle Corneille, par
politique, car c'est un grand avare, donnoit ses pièces; car il
vouloit qu'il y eût deux troupes. » (Historié lies, l. VII, p. I74-)
Le cardinal de Uichelieu avait dessein deréunir les deux troupes
en une seule.
ÉPITRE. 359
A MONSEIGNEUR
LE DUC DE LONGUEVILLE'.
MoiSSEIGNEUR,
Je prends avantage de ma témérité, et quelque dé-
fiance que j'aye de Clitandre, je ne puis croire qu'on
s'en promette rien de mauvais, après avoir \u la har-
diesse que j'ai de vous l'oJtl'rir. Il est impossible qu'on
s'imagine qu'à des personnes de votre rang, et à des
esprits de Texcellence du vôtre, on présente rien qui ne
soit de mise, puisqu'il est tout vrai que vous avez un tel
dégoût des mauvaises choses, et les savez si nettement
démêler d'avec les bonnes, qu'on fait paroître plus de
manque de jugement à vous les présenter qu'à les con-
cevoir ^ Cette vérité est si généralement reconnue, qu'il
faudroit n'être pas du monde pour ignorer que votre
condition vous relève encore moins par-dessus le reste
des hommes que votre esprit, et que les belles parties
qui ont accompagné la splendeur de votre naissance
n'ont reçu d'elle que ce qui leur étoit dû : c'est ce qui
fait dire aux plus honnêtes gens de notre siècle qu'il
1. Henri II, duc de Longueville, né en iSgS, se maria à vingt et
un ans à Louise (fille de Charles de Bourbon Soissons), qui mourut
en 1637. Ce fut seulement en 16^2 qu'il épousa la sœur du grand
Condé, dont Villefore a esquissé la vie et que M. Cousin nous a si
bien fait connaître. « M. le duc de Longueville, dit Segrais, faisoit
pension aux gens de lettres et particulièrement aux habiles généalo-
gistes, comme à M. de Sainte-Marthe el M. du Bouchet. » {OEavres,
tome II, Mémoires anecdotes, p. 53.) Il mourut à Rouen en i663. —
h'Epître dédicatoire figure dans toutes les impressions antérieures
à 1660: nous nous conformons au texte de l'édition de lôSa ; c'est
la seule qui donne la Préface et l'Argument.
2. Var. (édit. de i644-i657): qu'à les produire.
26o CLITANDRE.
semble que le ciel ne vous a fait naître prince qu'afin
d'ôter au Roi la gloire de choisir votre personne, et d'é-
tablir votre grandeur sur la seule reconnoissance de vos
vertus. Aussi, Monseigtseur, ces considérations m'au-
roient intimidé, et ce cavalier n'eût jamais osé vous aller
entretenir de ma part', si votre permission ne l'en eût
autorisé, et comme assuré que vous l'aviez en quelque
sorte d'estime, vu qu'il ne vous étoit pas tout à fait
inconnu. C'est le même qui par vos commandements
vous fut conter, il y a quelque temps, une partie de ses
aventures, autant qu'en pouvoient contenir deux actes
de ce poëme encore tous informes, et qui n'étoient qu'à
peine ébauchés. Le malheur ne persécutoit point encore
son innocence, et ses contentements dévoient être en
un haut degré, puisque l'aiTeclion, la promesse et l'au-
torité de son prince lui rendoicnt la possession de sa
maîtresse presque infaillible : ses faveurs toutefois ne
lui étoient point si chères que celles qu'il recevoit de
vous ; et jamais il ne se fût plaint de sa prison, s'il y eût
trouvé autant de douceur qu'en votre cabinet. Il a couru
de grands périls durant sa vie, et n'en court pas de
moindres à présent que je tâche à le faire revivre. Son
prince le préserva des premiers ; il espère que vous le
garantirez des autres, et que comme il l'arracha du sup-
plice qui l'alloit perdre, vous le défendrez de l'envie,
qui a déjà fait une partie de ses efforts à l'étouffer. C'est,
Monseigneur, dont vous supplie très-humblement celui
qui n'est pas moins par la force de son inclination que
par les obligations de son devoir,
MONSEIGNEUR,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
CoiOKILLE.
I. Les mots : « de ma part >> ne sont que dans l'édition de lOSa,
PREFACE. 261
PRÉFACE.
Pour peu de souvenir qu'on ait de Mélite, il sera fort
aisé de juger, après la lecture de ce poëme, que peut-
être jamais deux pièces ne partirent d'une même main,
plus différentes et d'invention et de style. Il ne faut pas
moins d'adresse à réduire un grand sujet qu'à en dé-
duire un petit ; et si je m'étois aussi dignement acquitté
de celui-ci qu'heureusement de l'autre, j'estimerois
avoir en quelque façon approché de ce que demande
Horace au poëte qu'il instruit, quand il veut qu'il pos-
sède tellement ses sujets, qu'il en demeure toujours le
maître, et les asservisse à soi-même, sans se laisser em-
porter par eux'. Ceux qui ont blâmé l'autre de peu d'ef-
fets auront ici de quoi se satisfaire, si toutefois ils ont
l'esprit assez tendu pour me suivre au théâtre, et si la
quantité d'intriques et de rencontres n'accable et ne
confond leur mémoire. Que si cela leur arrive, je les
supplie de prendre ma justification chez le libraire, et
de reconnoître par la lecture que ce n'est pas ma faute.
Il faut néanmoins que j'avoue que ceux qui n'ayant vu
représenter Clitandre qu'une fois, ne le comprendront
I. Dans l'Art poétique, où les mots « au poëte qu'il instruit » nous
invitent à chercher cette citation, il n'y a guère qu'un passage qui
ait quelque rapport avec la pensée exprimée ici ; c'est l'hémistiche :
cui lecta patenter erit res, qui, d'après plusieurs commentateurs, si-
gnifie que le sujet doit être choisi de manière à ne pas surpasser les
forces de l'auteur et à pouvoir être gouverné, dominé par lui. Mais
n'est-il pas possible que cette fois encore Corneille ait cité de mé-
moire et que confondant une idée toute morale avec un précepte lit-
téraire, il ait eu en vue ce vers bien connu de le i""» épître du
I^"" livre d'Horace (v. 19):
Et mihi res, non me rébus subjunrjere conor?
203 CLITANDRE.
pas nettement, seront fort excusables, vu que les nar-
rations qui doivent donner le jour au reste y sont si
courtes, que le moindre défaut, ou d'attention du spec-
tateur, ou de mémoire de Facteur, laisse une obscurité
perpétuelle en la suite, et ôte presque Fentière intelli-
gence de ces grands mouvements dont les pensées ne
s'égarent point du fait, et ne sont que des raisonnements
continus sur ce qui s'est passé. Que si j'ai renfermé cette
pièce dans la règle d'un jour, ce n'est pas que je me re-
pente de n'y avoir point mis Mélite, ou que je me sois
résolu à m'y attacher dorénavant. Aujourd'hui quelques-
uns adorent cette règle, beaucoup la méprisent : pour
moi, j'ai voulu seulement montrer que si je m'en éloigne,
ce n'est pas faute de la connoître. Il est vrai qu'on
pourra m'imputer que m'étant proposé de suivre la
règle des anciens, j'ai renversé leur ordre, vu qu'au
lieu des messagers qu'ils introduisent à chaque bout de
champ pour raconter les choses merveilleuses qui ar-
rivent à leurs personnages, j'ai mis les accidents mêmes
sur la scène. Cette nouveauté pourra plaire à quelques-
uns ; et (|uiconque voudra bien peser l'avantage que
l'action a sur ces longs et ennuyeux récits, ne trouvera
pas étrange que j'aye mieux aimé divertir les yeux qu'im-
portuner les oreilles, el que me tenant dans la con-
trainte de celte méthode, j'en aye pris la beauté, sans
tomber dans les incommodités que les (îrecs et les La-
tins, qni l'ont suivie, n'ont sti (Tordinairo ou du moins
n'ont osé éviter, .le me donne ici quelque sorte de liberté
de choquer les anciens, d'autant (ju'ils ne sont plus en
éf;it (\r nio répondre, et f|iie je no veux engager |)pr-
sonne en la recherche de mes défauts. Puisque les
sciences et les arts ne sont jamais à leur période', il
T. Prrinflr, rmplovi'' fl'nnf manirro alisoliio, dans In sons de la
Ictulion ordinaire : Ir plus haut jUTiuile.
PRÉFACE. 363
m'est permis de croire qu'ils n'ont pas tout su, et que
de leurs instructions on peut tirer des lumières qu'ils
n'ont pas eues. Je leur porte du respect comme à des
gens qui nous ont frayé le chemin, et qui après avoir
défriché un pays fort rude, nous ont laissé à le cultiver.
J'honore les modernes sans les envier, et n'attribuerai
jamais au hasard ce qu'ils auront fait par science, ou
par des règles particulières qu'ils se seront eux-mêmes
prescrites ; outre que c'est ce qui ne me tombera ja-
mais en la pensée, qu'une pièce de si longue haleine, où
il faut coucher l'esprit* à tant de reprises, et s'imprimer
tant de contraires mouvements, se puisse faire par aven-
ture. Il n'en va pas de la comédie comme d'un songe
qui saisit notre imagination tumultuairement et sans
notre aveu, ou comme d'un sonnet ou d'une ode, qu'une
chaleur extraordinaire peut pousser par boutade, et sans
lever la plume. Aussi l'antiquité nous parle bien de
l'écume d'un cheval qu'une éponge jetée par dépit sur
un tableau exprima parfaitement, après que l'industrie
du peintre n'en avoit su venir à bout'; mais il ne se lit
point que jamais un tableau tout entier ait été produit
de cette sorte. Au reste, je laisse le lieu de ma scène au
choix du lecteur, bien qu'il ne me coûtât ici qu'à nom-
mer'. Si mon sujet est véritable, j'ai raison de le taire ; si
c'est une fiction, quelle apparence, pour suivre je ne sais
quelle chorographie, de donner un soufflet à l'histoire,
d'attribuer à un pays des princes imaginaires, et d'en rap-
porter des aventures qui ne se lisent point dans les chro-
1. Appliquer l'esprit.
2. Valère Maxime (livre VIII, chap. n) ne nomme pas le peintre.
Pline (livre XXXV, chap. .\l) attribue le fait à Néalcès ; Sextus Em-
piricus {Hypotyposes pyrrhoniennes, livre I, chapitre xii), à Âpelle.
3. A partir de l'édition de i6/|^, Corneille a déterminé le lien de
la scène en faisant du Roi, dans la liste des acteurs, un roi d'Ecosse.
364 CLITANDRE.
niques de leur royaume ? Ma scène est donc en un châ-
teau d'un roi, proche d une forêt ; je n'en détermine ni la
province ni le royaume : où vous l'aurez une fois placée,
elle s'y tiendra. Que si l'on remarque des concurrences*
dans mes vers, qu'on ne les prenne pas pour des larcins.
Je n'y en ai point laissé que j'aye connues, et j'ai toujours
cru que pour belle que fût une pensée, tomber en soup-
çon de la tenir d'un autre, c'est l'acheter plus qu'elle ne
vaut ; de sorte qu'en l'état que je donne cette pièce au
public, je pense n'avoir rien de commun avec la plupart
des écrivains modernes, qu'un peu de vanité que je té-
moigne ici.
ARGUMENT.
RosiDOR, favori du Roi, étoit si passionnément aimé
de deux des filles de la Reine, Caliste et Dorise, que
celle-ci en dédaignoit Pymante, et celle-là Clitandre. Ses
affections toutefois n'étoient que pour la première, de
sorte que cette amour mutuelle n'eût point eu d'obstacle
sans Clitandre. Ce cavalier étoit le mignon du Prince,
fds unique du Roi, qui pouvoit tout sur la Reine sa mère,
dont cette fille dépendoit ; et de là procédoient les refus
de la Reine toutes les fois que Rosidor la supplioit
d'agréer leur mariage. Ces deux damoiselles, bien que
rivales, ne laissoient pas d'être amies, d'autant que Do-
rise fcignoil que son amour n'éloit que par galanterie,
et comme [)our avoir de quoi répliquer aux importunités
de Pymante. De cette façon, elle entroil dans la confi-
dence de Calisle, et se tenant toujours assidue auprès
I. Conriirrenccs, rcnconiros, ici rencontres d'idées, d'expressions.
ARGUMENT. a65
d'elle, elle se donnoit plus de moyen de voir Rosidor,
qui ne s'en éloignoit que le moins qu'il lui étoit possible.
Cependant la jalousie la rongeoit au dedans, et excitoit
en son âme autant de véritables mouvements de haine
pour sa compagne qu'elle lui rendoit de feints témoi-
gnages d'amitié. Un jour que le Roi, avec toute sa cour,
s'étoit retiré en un château de plaisance proche d'une
forêt, cette fille, entretenant en ces bois ses pensées mé-
lancoliques, rencontra par hasard une épée : c'étoit celle
d'un cavaUer nommé Arimant, demeurée là par mégarde
depuis deux jours qu'il avoit été tué en duel, disputant sa
maîtresse Daphné contre Eraste. Cette jalouse, dans sa
profonde rêverie, devenue furieuse, jugea cette occasion
propre à perdre sa rivale. Elle la cache donc au même
endroit, et à son retour conte à Caliste que Rosidor la
trompe, qu'elle a découvert une secrète affection entre
Hippolyte et lui, et enfin qu'ils avoient rendez-vous dans
le bois le lendemain au lever du soleil pour en venir aux
dernières faveurs : une offre en outre de les lui faire sur-
prendre éveille la curiosité de cet esprit facile, qui lui
promet de se dérober, et se dérobe en effet le lendemain
avec elle pour faire ses yeux témoins de cette perfidie.
D'autre côté, Pymante, résolu de se défaire de Rosidor,
comme du seul qui l'empêchoit d'être aimé de Dorise,
et ne l'osant attaquer ouvertement, à cause de sa faveur
auprès du Roi, dont il n'eût pu rapprocher, suborne
Géronde, écuyer de Clitandre, et Lycaste, page du même.
Cet écuyer écrit un cartel à Rosidor au nom de son
maître, prend pour prétexte l'affection qu'ils avoient
tous deux pour Caliste, contrefait au bas son seing, le
fait rendre par ce page, et eux trois le vont attendre
masqués et déguisés en paysans. L'heure éloit la même
que Dorise avoit donnée à Caliste, à cause que l'un et
l'autre vouloit être assez tôt de retour pour se rendre
366 CLITANDRE.
au lever du Roi et de la Reine après le coup exécuté.
Les lieux mêmes n'étoient pas fort éloignés ; de sorte que
Rosidor, poursuivi par ces trois assassins, arrive auprès
de ces deux fdles comme Dorise avoit l'épée à la main,
prête de l'enfoncer dans l'estomac de Caliste. Il pare, et
blesse toujours en reculant, et tue enfin ce page, mais si
malheureusement, que retirant son cpée, elle se rompt
contre la branche d'vm arbre. En cette extrémité, il voit
celle que tient Dorise, et sans la reconnoître, il la lui
arrache, passe tout d'un temps le tronçon de la sienne
en la main gauche, à guise d'un poignard, se défend
ainsi contre Pymante et Géronte, tue encore ce dernier,
et met l'autre en fuite. Dorise fuit aussi, se voyant désar-
mée par Rosidor; et Caliste, sitôt qu'elle l'a reconnu,
se pâme d'appréhension de son péril. Rosidor démasque
les morts, et fulmine contre Clitandre, qu'il prend pour
Fauteur de cette perfidie, attendu qu'ils sont ses domes-
tiques et qu'il étoit venu dans ce bois sur un cartel reçu
de sa part. Dans ce mouvement, il voit Caliste pâmée, et
la croit morte : ses regrets avec ses plaies le font tomber
en foiblesse. Caliste revient de pâmoison, et s'entr'aidant
l'un à l'autre à marcher, ils gagnent la maison d'un
paysan, oii elle lui bande ses blessures. Dorise déses-
pérée, et n'osant retourner à la cour, trouve les vrais
habits de ces assassins, et s'accommode de celui de Gé-
ronte pour se mieux cacher. Pymante, qui alloit recher-
cher les siens, et cependant, afin de mieux passer pour
villageois, avoit jeté son masque et son épée dans une
caverne, la voit en cet état. Après quelque mécompte,
Dorise se feint être un jeune gentilhomme, contraint
pour quelque occasion de se retirer de la cour, et le prie
de le tenir là quelque temps caché. Pymante lui baille
quelque échappatoire ; mais s'élant aperçu à ses discours
(|u'cllc avoit vu son crime, et d'ailleurs entré en quelque
ARGUMENT. 367
soupçon que ce fût Dorise, il accorde sa demande, et la
mène en cette caverne, résolu, si c etoit elle, de se servir
de Toccasion, sinon d'ôter du monde un témoin de son
forfait, en ce lieu 011 il étoit assuré de retrouver son
épée. Sur le chemin, au moyen d'un poinçon qui lui
étoit demeuré dans les cheveux, il la reconnoît, et se
fait connoître à elle : ses offres de service sont aussi mal
reçues que par le passé ; elle persiste toujours à ne vou-
loir chérir que Rosidor. Pymante l'assure qu'il l'a tué';
elle entre en furie, qui n'empêche pas ce paysan dé-
guisé de l'enlever dans cette caverne, où, tâchant d'user
de force, cette courageuse fille lui crève un œil de son
poinçon ; et comme la douleur lui fait y porter les deux
mains, elle s'échappe de lui, dont l'amour tournée en
rage le fait sortir l'épée à la main de cette caverne, à
dessein et de venger cette injure par sa mort et délouf-
fer ensemble l'indice de son crime. Rosidor cependant
n'avoit pu se dérober si secrètement qu'il ne fût suivi de
son écuyer Lysarque, à qui par iniportunité il conte le
sujet de sa sortie. Ce généreux serviteur, ne pouvant en-
durer que la partie s'achevât sans lui, le quitte pour aller
engager l'écuyer de Clitandre à servir de second à son
maître. En cette résolution, il rencontre un gentil-
homme, son particulier ami, nommé Cléon, dont il ap-
prend que Clitandre venoit de monter à cheval avec le
Prince pour aller à la chasse. Cette nouvelle le met en
inquiétude; et ne sachant tous deux que juger de ce mé-
compte, ils vont de compagnie en avertir le Roi. Le Roi,
qui ne vouloit pas perdre ces cavaliers, envoie en même
temps Cléon rappeler Clitandre de la chasse, et Lysarque
avec une troupe d'archers au lieu de l'assignation, afin
I. Dans l'édition de 1682 on lit : « qu'il la tue. « C'est une faute
d'impression : voyez la scène vu de l'acte III,
268 CLITANDRE.
que, si Clilandre s'étoit échappé d'auprès du Prince pour
aller joindre son rival, il fût assez fort pour les séparer.
Lysarque ne trouve que les deux corps des gens de Cli-
tandre, qu'il renvoie au Roi par la moitié de ses archers,
cependant qu'avec l'autre il suit une trace de sang qui le
mènejusques au lieu où Rosidor et Caliste s'étoient reti-
rés. La vue de ces corps fait soupçonner au Roi quelque
supercherie de la part de Clitandre, et l'aigrit tellement
contre lui, qu'à son retour de la chasse il le fait mettre
en prison, sans qu'on lui en dît même le sujet. Cette co-
lère s'augmente par l'arrivée de Rosidor tout blessé, qui,
après le récit de ses aventures, présente au Roi le cartel
de Clitandre, signé de sa main (contrefaite toutefois) et
rendu par son page : si bien que le Roi, ne doutant
plus de son crime, le fait venir en son conseil, oii,
quelque protestation que pût faire son innocence, il le
condamne à perdre la tête dans le jour même, de peur
de se voir comme forcé de le donner aux prières de son
fds, s'il attendoit son retour de la chasse. Cléon en ap-
prend la nouvelle ; et redoutant que le Prince ne se prît
à lui de la perte de ce cavalier qu'il affectionnoit, il le va
chercher encore une fois à la chasse pour l'en avertir.
Tandis que tout ceci se passe, une tempête surprend le
Prince à la chasse ; ses gens, effrayés de la violence des
foudres et des orages, qui cà qui là cherchent oij se
cacher: si bien que, demeuré seul, un coup de tonnerre
lui tue son cheval sous lui. La tempête finie, il voit un
jeune gentilhomme qu'un paysan poursuivoit l'épéc à la
main (c'étoil Pymanlc et Dorise). 11 étoit déjà terrassé,
et près de recevoir le coup de la mort ; mais le Prince,
ne pouvant souffrir une action si méchante, tâche d'em-
pêcher cet assassinat. Pymante, tenant Dorise d'une
main, le combat de l'autre, ne croyant pas de sûreté
pour soi, après avoir été vu en cet équipage, que par sa
ARGUMENT. 269
mort. Dorise reconnoît le Prince, et s'entrelace tellement
dans les jambes de son ravisseur, qu'elle le fait trébu-
cher. Le Prince saute aussitôt sur lui, et le désarme ;
l'ayant désarmé, il crie ses gens, et enfin deux veneurs
paroissent chargés des vrais habits de Pymante, Dorise
et Lycaste. Ils les lui présentent comme un effet extraor-
dinaire du foudre, qui avoit consommé trois corps, à ce
qu'ils s'imaginoient, sans toucher à leurs habits. C'est de
là que Dorise prend occasion de se faire connoître au
Prince, et de lui déclarer tout ce qui s'est passé dans ce
bois. Le Prince étonné commande à ses veneurs de gar-
rotter Pymante avec les couples de leurs chiens : en même
temps Cléon arrive, qui fait le récit au Prince du péril de
Chtandre, et du sujet qui l'avoit réduit en l'extrémité où
il étoit. Cela lui fait reconnoître Pymante pour l'auteur
de ces perfidies ; et l'ayant baillé à ses veneurs à rame-
ner, il pique à toute bride vers le château, arrache Cli-
tandre aux bourreaux, et le va présenter au Roi avec les
criminels, Pymante et Dorise, arrivés quelque temps
après lui. Le Roi venoit de conclure avec la Reine le
mariage de Rosidor et de Caliste, sitôt qu'il seroit guéri,
dont Caliste étoit allée porter la nouvelle au blessé ; et
après que le Prince lui eut fait connoître Tinnocence de
Clitandre, il le reçoit à bras ouverts, et lui promet toute
sorte de faveurs pour récompense du tort qu'il lui avoit
pensé faire. De là il envoie Pymante à son conseil pour
être puni, voulant voir par là de quelle façon ses sujets
vengeroient un attentat fait sur leur prince. Le Prince
obtient un pardon pour Dorise, qui lui avoit assuré la
vie ; et la voulant désormais favoriser, en propose le
mariage à Clitandre, qui s'en excuse modestement. Ro-
sidor et Caliste viennent remercier le Roi, qui les récon-
cilie avec Clitandre et Dorise, et invite ces derniers,
voire même leur commande de s'entr'aimer, puisque lui
370 CLITANDRE.
et le Prince le désirent, leur donnant jusques à la gué-
rison de Rosidor pour allumer cette flamme,
AGn de voir alors cueillir en même jour
A deux couples d'amants les fruits de leur amour*.
EXAMEN.
Un voyage que je fis à Paris pour voir le succès de
Mélite m'apprit qu'elle n'étoit pas dans les vingt et
quatre" heures : c'étoit l'unique règle que l'on connût en
ce temps-là. J'entendis que ceux du métier la blàmoient
de peu d'etlets, et de ce que le style en étoit^ trop fami-
lier. Pour la justifier contre cette censure par une espèce
de bravade, et montrer que ce genre de pièces avoit les
vraies beautés du théâtre, j'entrepris d'en faire une ré-
gulière (c'est-à-dire dans ces vingt et quatre heures),
pleine d'incidents, et d'un style plus élevé, mais qui ne
vaudroit rien du tout : en quoi je réussis parfaitement*.
Le style en est véritablement plus fort que celui de l'au-
tre ; mais c'est tout ce qu'on y peut trouver de suppor-
table. Il est mêlé'^ de pointes comme dans cette première;
mais ce n'éloit pas alors un si grand vice dans le choix
des pensées, que la scène en dut être entièrement purgée.
Pour la constitution, elle est si désordonnée, que vous
avez de la peine à deviner qui sont les premiers acteurs.
P»osidor et Calislc sont ceux qui le paroissent le plus [)ar
l'avantage de leur caractère et de leur amour mutuel ;
1. Ce sont, à peu près, les deux vers qui terminent la pièce :
Ainsi nous verrons lors cueillir en môme jour, etc.
2. Vah. (édit. de 1G60) : vingt-quatre. De môme six lignes plus bas.
3. Var. (édit. de 1660) : de ce que le style éloit.
4. Voyez la Notice, p. 258.
5. Var. ((^dit. de 1660): il est encor môle.
i
EXAMEN. 371
mais leur action finit dès le premier acte avec leur péril ;
et ce qu'ils disent au troisième et au cinquième ne fait que
montrer leurs visages, attendant que les autres achèvent.
Pymante et Dorise y ont le plus grand emploi ; mais ce
ne sont que deux criminels qui cherchent à éviter la
punition de leurs crimes, et dont même le premier en
attente de plus grands pour mettre à couvert les autres.
Clitandre, autour de qui semble tourner le nœud de la
pièce, puisque les premières actions vont à le faire cou-
pable, et les dernières à le justifier, n'en peut être qu'un
héros bien ennuyeux, qui n'est introduit que pour dé-
clamer en prison, et ne parle pas même à cette maîtresse
dont les dédains servent de couleur à le faire passer pour
criminel. Tout le cinquième acte languit comme celui de
Mélite après la conclusion des épisodes, et n'a rien de
surprenant, puisque, dès le quatrième, on devine tout
ce qui doit arriver', hormis le mariage de Clitandre avec
Dorise, qui est encore plus étrange que celui d'Eraste,
et dont on n'a garde de se défier.
Le Roi et le Prince son fils y paroisscnl dans un emploi
fort au-dessous de leur dignité: l'un n'y est que comme
juge, et l'autre comme confident de son favori. Ce dé-
faut n'a pas accoutumé de passer pour défaut : aussi
n'est-ce qu'un sentiment particulier dont je me suis fait"
une règle, qui peut-être ne semblera pas déraisonnable,
bien que nouvelle.
Pour m'expliquer, je dis qu'un roi, un héritier de la
couronne, un gouverneur de province, et généralement
un homme d'autorité, peut paroître sur le théâtre en
trois façons : comme roi, comme homme, et comme juge;
quelquefois avec deux de ces qualités, quelquefois avec
I. \ar. (édit. de 1GG0-1668) : tout ce qui doit y arriver,
a. "Var. (édit. de 1660-1668): dont je me fais.
272 CLITANDRE.
toutes les trois ensemble. Il paroît comme roi seulement
quand il n'a intérêt qu'à la conservation de son trône,
ou de sa vie, qu'on attaque pour changer l'État, sans
avoir l'esprit agité d'aucune passion particulière ; et c'est
ainsi qu'Auguste agit dans Cinna, et Phocas dans Héra-
clius. Il paroît comme homme seulement quand il n'a
que l'intérêt d'une passion à suivre ou à vaincre, sans
aucun péril pour son Etat ; et tel est Grimoald dans les
trois premiers actes de Pertharite, et les deux reines dans
Don Sanche. Il ne paroît enfin que comme juge quand
il est introduit sans aucun intérêt pour son Etat, ni pour
sa personne, ni pour ses affections, mais seulement
pour régler celui des autres, comme dans ce poëme et
dans /e Ciel; et on ne peut' désavouer cju'en cette der-
nière posture il remplit assez mal la dignité d'un si grand
titre, n'ayant aucune part en l'action que celle qu'il y
veut prendre pour d'autres, et demeurant bien éloigné
de l'éclat des deux autres manières. Aussi on- ne le
donne jamais à représenter aux meilleurs acteurs ; mais
il faut qu'il se contente de passer par la bouche de ceux
du second on du troisième ordre. Il peut paroître comme
roi et comme homme tout à la fois cjuand il a un grand
intérêt d'État et une forte passion tout ensemble à sou-
tenir, comme Antiochus dans Rodogiine, et Nicomède
dans la tragédie qui porte son nom ; et c'est, à mon avis,
la plus digne manière et la plus avantageuse de mettre
sur la scène des gens de cette condition, parce qu'ils at-
tirent alors toute l'action à eux, et ne manquent jamais
d'être représentés par les premiers acteurs. Il ne me
vient point d'exemple en la mémoire oii un roi paroisse
comme homme et comme juge, avec un intérêt de pas-
1. Var. (édit. de i66o-i664) : et l'on no peut pas.
2. Vak. (édil. de iG6o-l66^) : l'on.
EXAMEN. 273
sion pour lui, et un soin de régler ceux des autres sans
aucun péril pour son Etat; mais pour voir les trois ma-
nières ensemble, on les peut aucunement remarquer dans
les deux gouverneurs d'Arménie et de Syrie, que j'ai in-
troduits, l'un dans Polyeucte et l'autre dans Théodore. Je
dis aucunement, parce que la tendresse que l'un a pour
son gendre et l'autre pour son fils, qui est ce qui les
fait paroître comme hommes, agit si foiblement, qu'elle
semble étouffée sous le soin qu'a l'un et l'autre de con-
server sa dignité, dont ils font tous deux leur capital' ; et
qu'ainsi on peut dire en rigueur qu'ils ne paroissent que
comme gouverneurs qui craignent de se perdre, et comme
juges qui par cette crainte dominante condamnent ou
plutôt s'immolent ce qu'ils voudroient conserver.
Les monologues- sont trop longs et trop fréquents en
cette pièce ; c'étoit une beauté en ce temps-là : les comé-
diens les souhaitoient, et croyoient y paroître avec plus
d'avantage. La mode a si bien changé, que la plupart
de mes derniers ouvrages n'en ont aucun ; et vous n'en
trouverez point dans Pompée, la Suite du Menteur,
Théodore et Pertharite\ ni dans Héraclius, Andromède,
Œdipe et la Toison d'or, à la réserve des stances.
Pour le lieu, il a encore plus d'étendue, ou, si vous
voulez souffrir ce mot, plus de libertinage ici que dans
Mélite : il comprend un château d'un roi avec une forêt
voisine, comme pourroit être celui de Saint-Germain, et
est bien éloigné de l'exactitude que les sévères critiques
y demandent.
1. Capital, substantivement, affaire principale, principal intérêt.
2. Var. (édit. de i66o-i664): monoloqiies.
3. Var. (édit. de 1660J : Théodore, i^icoinhle et Perlharite. —
Corneille avait d'abord compris Nicomède dans cette énumération,
parce qu'il oubliait le court monologue qui termine le IV*^ acte.
Corneille, i 18
ACTEURS.
ALCANDRE, roi d'Ecosse.
FLORIDAN, fils du Roi'.
ROSIDOR, favori du Roi et amant de Caliste.
CLITANDRE, favori du prince Floridan, et amoureux aussi
de Caliste, mais dédaigné.
PYMANTE, amoureux de Dorise, et dédaigné.
CALISTE, maîtresse de Rosidor et de Ciitandre.
DORISE, maîtresse de Pymante.
LYSARQUE, écuyer de Rosidor.
GÉRONTE, écuyer de Ciitandre.
CLEON, gentilhomme suivant la cour.
LYCASTE, page de Ciitandre.
Le Geôlier.
Trois Archers.
Trois Veneurs.
La scène est en un cliâlcau du lloi, proclie d'une forôt-.
1. L'cdilion de iGG3 esl la i^remitTe qui donne les noms propres
Alcandrc et Floridan. Dans l'édition de 1682, on lit simplement :
le Roi; dans celles de ifi/i/i-iGCo : le Roi d'Ecosse. Pour lo second
personnage, les éditions de iG32-i66o portent : le Prince, Jils du
Roi.
2. Cette indication paraît pour la prcmirre l'ois dans l'édition
de 16^/4.
CLITANDRE
TRAGÉDIE.
ACTE 1.
SCENE PREMIERE.
GALISTE'.
N'en cloute plus, mon cœur, un amant hypocrite',
Feignant de ni'adorer, brûle pour Hippolyte :
Dorise m'en a dit le secret rendez-vous
Où leur naissante ardeur se cache aux yeux de tous ;
Et pour les y surprendre elle m'y doit conduire,
Sitôt que le soleil commencera de luire.
1. Var. CALiSTE, regardant derrière elle. (1682)
2. Var. Je ne suis point suivie, et sans être entendue,
Mon pas lent et craintif en ces lieux m'a rendue.
Tout le monde au château, plongé dans le sommeil,
Loin de savoir ma fuite, ignore mon réveil ;
Un silence profond mon dessein favorise.
Heureuse entièrement si j'avois ma Dorise,
Ma fidèle compagne, en qui seule aujourd'hui
Mon amour affronté rencontre quelque appui (a).
C'est d'elle que j'ai su qu'un amant hypocrite,
[Feignant de m'adorer, brûle pour Hippolyte ;|
D'elle j'ai su les lieux où l'amour qui les joint
Ce matin doit passer jusques au dernier point.
Et pour m'obliger mieux elle m'y doit conduire (6). (iG32-57)
(a) Mon amour qu'on trahit rencontre quelque appui. (i64i-5'7)
(6) [Et pour les y surprendre elle m'y doit conduire.] (iG44-57)
276 CLITANDRE.
Mais qu'elle est paresseuse à me venir trouver ' !
La dormeuse m'oublie, et ne se peut lever.
Toutefois sans raison j'accuse sa paresse :
La nuit, qui dure encor, fait que rien ne la presse ; i «j
Ma jalouse fureur, mon dépit, mon amour.
Ont troublé mon repos avant le point du jour ;
Mais elle, qui n'en fait aucune expérience,
Étant sans intérêt, est sans impatience.
Toi qui fais ma douleur, et qui fis mon souci ", ' 5
Ne tarde plus, volage, à te montrer ici ;
Viens en hâte affermir ton indigne victoire ;
Viens t'assurer l'éclat de cette infâme gloire ;
Viens signaler ton nom par ton manque de foi ;
Le jour s'en va paroître ; affronteur, hâte-toi. 20
Mais, hélas ! cher ingrat, adorable parjure.
Ma timide voix tremble à te dire une injure ;
Si j'écoute l'amour, il devient si puissant
Qu'en dépit de Dorise il te fait innocent :
Je ne sais lequel croire, et j'aime tant ce doute, 2^
Que j'ai peur d'en sortir entrant dans cette route.
Je crains ce que je cherche, et je ne connois pas
De plus grand heur pour moi que d'y perdre mes pas.
Ah, mes yeux ! si jamais vos fonctions propices '
A mon cœur amoureux firent de bons services, 3o
I. Var. Mads qu'elle est paresseuse à me venir Ireuver ! (lôSa)
3. Var. Toi que l'œil qui te blesse attend pour te guérir,
Éveille-toi, brigand, liàte-toi d'acquérir
Sur l'honneur d'Hippolyte une infâme victoire,
Et de m'avoir trompée une lionteuse gloire ;
Ilàte-toi, déloyal, de me fausser ta foi. (1632-67)
Var. Toi par qui ma rivale a de quoi me braver,
Ne tarde plus, volage, à la venir trouver,
Hàte-toi d'affermir ton indigne victoire.
De s'assurer l'éclat de cette infâme gloire,
De signaler ton nom par ton manque de foi. (1660)
3. \'ar. .\li, mes yeux! si jamais vos naturels offices. (i63a)
ACTE I, SCÈNE I. 277
Apprenez aujourd'hui quel est votre devoir :
Le moyen de me plaire est de me décevoir;
Si vous ne m'abusez, si vous n'êtes faussaires,
Vous êtes de mon heur les cruels adversaires'.
Et toi, soleil, qui vas, en ramenant le jour, 35
Dissiper une erreur si chère à mon amour,
Puisqu'il faut qu'avec toi ce que je crains éclate.
Souffre qu'encore un peu l'ignorance me flatte.
Mais je te parle en vain, et l'aube de ses rais*
A déjà reblanchi le haut de ces forets. 4o
Si je puis me fier à sa lumière sombre %
Dont l'éclat brille à peine et dispute avec l'ombre '^,
J'entrevois le sujet de mon jaloux ennui,
Et quelqu'un de ses gens qui conteste avec lui*.
Rentre, pauvre abusée, et cache- toi de sorte '^ 'i5
Que tu puisses l'entendre à travers cette porte.
1. Var. [Vous êtes de mon heur les cruels adversaires.]
Un infidèle encor régnant sur mon penser.
Votre fidélité ne peut que m'ofîenser.
Apprenez, apprenez par le traître que j'aime
Qu'il vous faut me trahir pour être aimé de même.
Et toi, père du jour, dont le flambeau naissant
Va chasser mon erreur avecque le croissant,
S'il est vrai que Thétis te reçoit dans sa couche,
Prends, soleil, prends encor deux baisers sur sa bouche.
Ton retour me va perdre, et retrancher ton bien :
Prolonge, en l'arrêtant, mon bonheur et le tien.
[Puisqu'il faut qu'avec toi ce que je crains éclate.] (1632-57)
2. Var. Las ! il ne m'entend point, et l'aube de ses rais (a). (i633-57)
3. Var. Si je me peux fier à sa lumière sombre. (iGSa)
Var. Si je me puis fier à sa lumière sombre. (16W-60)
4. Var. Dont l'éclat impuissant dispute avecque l'ombre. (i632-57)
5. En marge, dans l'édition de i632 : fiosidor et Lysandre entrent.
6. Var. Rentre, pauvre Caliste, et te cache de sorte. (1632-57)
(a) Rais, rayons. Voyez le Lexique.
378 CLITANDRE.
SCENE II.
ROSIDOR, LYSARQUE'.
ROSinOK.
Ce devoir, ou plutôt cette importunité,
Au lieu de m'assurer de ta fidélité,
Marque trop clairement ton peu d'obéissance^.
Laisse-moi seul, Lysarque, une heure en ma puissance; 5°
Que retiré du monde et du bruit de la cour,
Je puisse dans ces bois consulter mon amour ^ ;
Que là Caliste seul occupe mes pensées,
Et par le souvenir de ses faveurs passées
Assure mon espoir de celles que j'attends; ^^
Qu'un entretien rêveur durant ce peu de temps
M'instruise des moyens de plaire à cette belle,
Allume dans mon cœur de nouveaux feux pour elle :
Enfm, sans persister dans l'obstination.
Laisse-moi suivre ici mon inclination. fi"
LYSARQUE.
Cette inclination, qui jusqu'ici vous mène\
A me la déguiser vous donne trop de peine.
Il ne faut point, Monsieur, beaucoup l'examiner :
L'heure et le lieu suspects font assez deviner
Qu'en même temps que vous s'échappe quelque dame —
Vous m'entendez assez.
ROSIPOR.
Jiip^c mieux de ma flamme,
Et ne prcsuinc point que je manfjue de foi ' .
I. Var. i.TSARfji'E, son ècuyer. (iG3a)
3. Var. Mo prouve évidemment la désobéissance. (iG.Sa-^y)
3. Var. Je puisse dans le bois consulter mon amour. (16.S2)
4. Var. Cette inclination secrète qui vous mène. (lOSa-b^)
5. Var. On ne verra jamais que je manque de foi.
ACTE I, SCENE II. 379
A celle que j'adore, et qui brûle pour moi.
J'aime mieux contenter ton humeur curieuse,
Qui par ces faux soupçons m'est trop injurieuse. 7"
Tant s'en faut que le change ait pour moi des appas ',
Tant s'en faut qu'en ces bois il attire mes pas :
J'y vais — Mais pourrais-tu le savoir et le taire ?
LYSARQUE.
Qu'ai-je fait qui vous porte à craindre le contraire"?
ROSIDOR.
Tu vas apprendre tout; mais aussi, l'ayant su, 7''
Avise à ta retraite. Hier un cartel reçu'^
De la part d'un rival —
LYSARQUE.
Vous le nommez?
ROSIDOR.
Clitandre.
Au pied du grand rocher il me doit seul attendre*;
Et là, l'épée au poing, nous verrons qui des deux
Mérite d'embraser Caliste de ses feux. ^o
LYSARQUE.
De sorte qu'un second
ROSIDOR.
Sans me faire une offense.
Ne peut se présenter à prendre ma défense :
Nous devons seul à seul vider notre débat.
A celle que j'adore et qui n'aime que moi.
LTs. Bien que vous en ayez une entière assurance.
Vous pouvez vous lasser de vivre d'espérance,
Et tandis que l'attente amuse vos désirs,
Prendre ailleurs quelquefois de solides plaisirs.
Ros. Purge, purge d'erreur ton àme curieuse,
[Qui par ces faux soupçons m'est trop injurieuse.] (iGSa-Dy)
1 . Voyez la note relative au vers 96 de Mélite.
2. Var. Monsieur, pour en douter que vous ai-je pu faire .■' (1633-57)
3. Var. Avise à ta retraite. Hier le cartel reçu. (jôS^)
4. Var. LTS. Et ce cartel contient ? ros. Que seul il doit m'altendre
Près du chêne sacré, pourvoir qui de nous deux. (1632-07)
a8o CLITANDRE.
LYSARQUE.
Ne pensez pas sans moi terminer ce combat :
L'écuyer de Clitandre est homme de courage ; ^5
Il sera trop heureux que mon défi l'engage
A s'acquitter vers lui d'un semblable devoir,
Et je vais de ce pas y faire mon pouvoir.
ROSinOR.
Ta volonté suffit ; va-t'en donc et désiste
De plus m'ofîrir une aide à mériter Caliste'. 9"
LYSARQUE est seul".
Vous obéir ici me coùteroit trop cher,
Et je serois honteux qu'on me pût reprocher
D'avoir su le sujet d'une telle sortie,
Sans trouver les moyens d'être de la partie'.
SCÈNE III.
CAUSIEZ
Qu'il s'en est bien défait ! qu'avec dextérité 9^
Le fourbe se prévaut de son autorité M
Qu'il trouve un beau prétexte en ses flammes éteintes^ I
Et que mon nom lui sert h colorer ses feintes !
Il y va cependant, le perfide qu'il est ;
Hippolyte le charme, Hippolyte lui plaît; 'oo
Et ses lâches désirs l'emportent où l'appelle'
Le cartel amoureux de sa flamme nouvelle.
1. Viir. De plus ni'oiïrir un nidc à mériter Calistp. (i653-!S-).
2. Var. LYSARQUE, .çeu/. (i633-6o).
3 Var. Sans trouver les moyens d'être de la partie. (1^32)
4. Dans l'édition de i632, les scènes iii et iv n'en forment qu'une, qui porte
en tête : cai.iste, dorise, et au-dessous : calistk, seule
5. Var. Sa fourbe se prévaut de son autorité. ("1632)
6. Var. Qu'il treuve un beau prétexte en ses llanimes éteintes! (iC32-54)
7. Var. Et ses traîtres désirs l'emportent où l'appelle
Le cartel amoureux d'une beauté nouvelle. (1682-57)
ACTE I, SCÈNE IV. a8i
SCÈNE IV.
CALISTE, DORISE.
CALISTE.
Je n'en puis plus douter, mon feu désabusé'
Ne tient plus le parti de ce cœur déguisé.
Allons, ma chère sœur, allons à la vengeance ; «o^
Allons de ses douceurs tirer quelque allégeance ;
Allons, et sans te mettre en peine de m'aider,
Ne prends aucun souci que de me regarder.
Pour en venir à bout, il suffit de ma rage ;
D'elle j'aurai la force ainsi que le courage; Jio
Et déjà dépouillant tout naturel humain.
Je laisse à ses transports à gouverner ma main.
Vois-tu comme suivant de si furieux guides
Elle cherche déjà les yeux de ces perfides,
Et comme de fureur tous mes sens animés 1 1 5
Menacent les appas qui les avoient charmés ?
DORISE.
Modère ces bouillons d'une âme colérée.
Ils sont trop violents pour être de durée ;
Pour faire quelque mal, c'est frapper de trop loin.
Réserve ton courroux tout entier au besoin ; 120
Sa plus forte chaleur se dissipe en paroles.
Ses résolutions en deviennent plus molles :
En lui donnant de l'air, son ardeur s'alenfit.
CALISTE.
Ce n'est que faute d'air que le feu s'amortit'.
Allons, et tu verras qu'ainsi le mien s'allume, 12^
Que ma douleur aigrie en a plus d'amertume ',
1. En marge, dans l'édition de i633 : Dorise entre.
2. Var. Mais c'est à faute d'air que le feu s'amortit. (lôSaôy)
3. Var. Que par lama douleur accroît son amertume. (1632-D7)
283 CLITANDRE.
Et qu'ainsi mon esprit ne fait que s'exciter
A ce que ma colère a droit d exécuter*.
DORISE, seule".
Si ma ruse est enfin de son effet suivie,
Cette aveugle chaleur te va coûter la vie^ : i3o
Un fer caché me donne en ces lieux écartés
La vengeance des maux que me font tes beautés.
Tu m'ôtes Rosidor, tu possèdes son âme :
Il n'a d'yeux que pour toi, que mépris pour ma flamme;
Mais puisque tous mes soins ne le peuvent gagner, i35
J'en punirai l'objet qui m'en fait dédaignera
SCENE V.
PYMANTE, GÉRONTE, sortants d'une grotte ^
déguises en paysans.
GÉRONTE.
En ce déguisement on ne peut nous connoître,
Et sans doute bientôt le jour qui vient de naître
Conduira Rosidor, séduit d'un faux cartel'',
1. Var. A.UX desseins enragés qu'il veut exécuter. (lôSa-ny)
2. Caliste va toujours devant, et Dorise demeure seule. (lôSa, en marge.)
3. Var. Ces desseins enragés le font coûter la vie :
Un fer caché me donne en ces lieux sans secours
La fin de mes malheurs dans celle de tes jours ;
Et lors ce Rosidor qui possède mon âme,
Cet ingrat qui t'adore et néglige ma flamme.
Que mes affections n'ont encor su gagner,
Toi morte, n'aura plus pour qui me dédaigner, (i 632-57)
h- En marge, dans l'édition de i633 : Elle va rejoindre Caliste.
5. Var. D'une caverne. (i64'i-6o) — Ils sortent d'une grotte, déguisés en
paysans. (i6(i3, en marge.) — Dans l'édition de i632, les «cènes v et vi sont
réunies en une seule, en tête de laquelle on lit : pymante, gkronte, écuyer de
Clilandre ; ltcaste, page de Clitandre. A la marge, auprès des premiers vers
de la scène : Pymante et Gérante sortent d'une caverne, seuls et déguisés en
paysans.
0. Var. Amène Rosidor, séduit d'im fn{i\ <arlol. (iG32-[)7)
ACTE I, SCÈNE V. 288
Aux lieux où cette main lui prarde un coup mortel. • 4"
Vos vœux si mal reçus de Tingrate Dorise,
Qui l'idolâtre autant comme elle vous méprise',
Ne rencontreront plus aucun empêchement.
Mais je m'étonne fort de son aveuglement,
Et je ne comprends point cet orgueilleux caprice^ 1 45
Qui fait qu'elle vous traite avec tant d'injustice.
Vos rares qualités
PÎMANTE.
Au lieu de me fiai ter,
Voyons si le projet ne sauroit avorter,
Si la supercherie
GÉRONTE.
Elle est si bien tissue.
Qu'il faut manquer de sens pour douter de l'issue. > 5o
Clitandre aime Caliste, et comme son rival
Il a trop de sujet de lui vouloir du mal.
Moi que depuis dix ans il tient à son service.
D'écrire comme lui j'ai trouvé l'artifice';
Si bien que ce cartel, quoique tout de ma main '\ > 55
A son dépit jaloux s'imputera soudain.
I. Var. Qui le caresse autant comme elle vous méprise. (1683),
3. Var. Et ne puis deviner quelle raison l'oblige (a)
A dédaigner vos feux pour un qui la néglige.
Vous qui valez pïm. Gérontc, au lieu de me flatter,
Parlons du principal. Ne peut-il éventer
Notre supercherie? (1632-57)
3. Var. J'ai contrefait son seing, et par cet artifice. (lôSa-Sy)
4 Var. Ce faux cartel, encor que de ma main écrit.
Est présumé de lui. pyg. Que ton subtil esprit
Sur tous ceux des mortels a de grands avantages !
Mais qui fut le porteur? (i632)
Var. J'ai fait que ce cartel, par un des siens porté,
A nul autre qu'à lui ne peut être imputé.
[pYM. Que ton subtil esprit a de grands avantages !] (i644-57)
(a) Et ne puis deviner par quel charme surprise
Elle fuit qui l'adore et suit qui la méprise,
Vu que votre mérite pïm. Au lieu de me flatter, (lôii-ôy)
384 CLITANDRE.
PYMANTE.
Que ton subtil esprit a de grands avantages
Mais le nom du porteur?
GÉRONTE.
Lycaste, un de ses pages.
PTMA?iTE.
Celui qui fait le guet auprès du rendez-vous?
GÉRONTE.
Lui-même, et le voici qui s'avance vers nous : i6o
A force de courir il s'est mis hors d'haleine.
SCENE VI.
PYMANTE, GÉRONTE, LYCASTE, aussi déguisé
en paysan*.
PYMANTE.
Eh bien, est-il venu ?
LYCASTE.
N'en soyez plus en peine;
Il est 011 vous savez, et tout bouffi d'orgueil
Il n'y pense à rien moins qu'à son propre cercueil'.
PYMANTE.
Ne perdons point de temps. Nos masques, nos épées^I i65
1 . Cette indication manque, en tête de cette scène, dans les éditions de iGSa
et de i663. A la place, on lit en marge, dans l'édition de i63a, auprès des
derniers vers de notre scène v : Lycaste arrive déguisé comme eux : et dans
l'édition de i663, auprès des premiers vers de la scène vi : Lycaste est dé-
guisé comme eux en paysan,
2. Var. Ne s'attend à rien moins qu'à son proche cercueil (a). (iGSa-Sii)
3. Var. N'usons plus de discours. Nos masques, nos épées ! (i63a-6o)
(à) On lit propre cercueil, pour prochr cercueil, dans les éditions de 1657
et de 1682 ; mais c'est très-vraisemblablement une faute d'impression. Toutes
les autres éditions donnent proche.
ACTE I, SCÈNE VI. 283
(Lycaste les va quérir dans la grotte d'où ils sont sortis '.)
Qu'il me tarde déjà que, dans son sang trempées,
Elles ne me font voir à mes pieds étendu
Le seul qui sert d'obstacle au bonheur qui m'est dû !
Ah ! qu'il va bien trouver d'autres gens que Clitandre " !
Mais pourquoi ces habits ? qui te les fait reprendre ^ ? 17°
LYCASTE leur présente à chacun un masque et une épée,
et porte leurs habits^.
Pour notre sûreté, portons-les avec nous,
De peur que, cependant que nous serons aux coups.
Quelque maraud, conduit par sa bonne aventure,
Ne nous laisse tous trois en mauvaise posture ^
Quand il faudra donner, sans les perdre des yeux, 17^
Au pied du premier arbre ils seront beaucoup mieux.
PYMANTE.
Prends-en donc même soin après la chose faite.
LYCASTE.
Ne craignez pas sans eux que je fasse retraite*^.
PYMANTE.
Sus donc ! chacun déjà devroit être masqué.
Allons, qu'il tombe mort aussitôt qu'attaqué'. 1^0
1. Ces mots manquent dans les éditions de i644-6o ; à la place, on lit en
marge dans celle de i(j32 : Lycaste les va quérir dans la caverne, où tous
trois s'étaient déjà déguisés.
2. Var. Ah ! qu'il va bien treuver d'autres gens que Clitandre ! (iG32-52)
3. En marge, dans l'édition de 1682 : Lycaste revient, et avec leurs masques
et leurs épées, rapporte encore leurs vrais habits.
4. Var. LïCASTE, en leur baillant chacun un masque et une épée (1682). —
Les éditions de i644-57 ajoutent à ce jeu de scène de i632 : et portent leurs
habits. — En marge, dans l'édition de i663 : // leur présente à chacun, etc. La
leçon de 1G60 est : En leur présentant à chacun et portant, etc.
5. Var. Les prenant ne nous mette en mauvaise posture, (i 632 -67)
6. Var. Je n'ai garde sans eux de faire ma retraite. (1632-37)
7. En marge, dans l'édition de i632 : Ils se masquent tous trois.
286 CLITANDRE.
SCÈNE VU.
CLÉON, LYSARQUE.
CLÉON.
Réserve à d'autres temps cette ardeur de courage^
Qui rend de ta valeur un si grand témoignage.
Ce duel que tu dis ne se peut concevoir.
Tu parles de Glitandre, et je viens de le voir^
Que notre jeune prince enlevoit à la chasse. ï85
LYSARQUE.
Tu les as vus passer ?
CLÉON.
Par cette même place ^.
Sans doute que ton maître a quelque occasion
Qui le fait t'éblouir par cette illusion^.
LYSARQUE.
Non, il parloit du cœur; je connois sa franchise.
CLÉON.
S'il est ainsi, je crains que par quelque surprise >9"
Ce généreux guerrier, sous le nombre abattu^.
Ne cède aux envieux que lui fait sa vertu.
LYSARQUE.
A présent il n'a point d'ennemis que je sache '^i
1. Var. Réserve à d'autres fois celte ardeur décourage. (1632-57)
2. Var. Tu parles de Glitandre, et je le viens de voir
Que notre jeune prince ainenoil à la chasse. (1632-57)
3. Far. LYS. lïn es-tu bien certain ? ci.kox. Je l'ai vu face à face,
Sans doute qu'il en baille à ton maître à garder.
i.YS. Il est trop généreux pour si mal procéder.
CLKON. Je sais bien que l'honneur tout autrement ordonne ;
Mais qui le retiendroit P Toutefois je soupç-onne
LYS. Quoi? que soupçonnes-tu? ct.iioN. Que ton mailre rusé
Avec un faux cartel t'auroit bien abusé.
[lys. Non, il parloit du cœur ; je connois sa franchise.] (1O32)
6. Var. Qui le fait t'éblouir par quelque illusion, (1657)
5. Var. Ce valeureux seigneur, sous le nombre abattu. (1632-57)
6. Var. A présent il n'a point d'ennemi que je sache. (1657)
ACTE I, SCÈNE VII. 287
Mais quelque événement que le destin nous cache,
Si tu veux m'obliger, viens de grâce aA'ec moi, 19^
Que nous donnions ensemble avis de tout au Roi *.
SCENE VIII.
CALISTE, DORISE.
CALISTE, cependant que Doriso s'arrête à cliercher
derrière un buisson-.
Ma sœur, l'heure s'avance, et nous serons à peine.
Si nous ne retournons, au lever de la Reine.
Je ne vois point mon traître, Hippolyte non plus.
DORISE, tirant une épée de derriîre ce buisson,
et saisissant Caliste par le bras^.
Voici qui va trancher tes soucis superflus*; 200
Voici dont je vais rendre, aux dépens de ta vie,
Et ma flamme vengée, et ma haine assouvie.
CALISTE.
Tout beau, tout beau, ma sœur, tu veux m'épouvanter ;
Mais je te connois trop pour m'en inquiéter ^
Laisse la feinte à part, et mettons, je te prie*, ïo5
A les trouver bientôt toute notre industrie.
DORISE.
Va, va, ne songe plus à leurs fausses amours,
1. Var. Qu'ensemble nous donnions avis de tout au Roi. (1682)
2. Var. Dorise s'arrête à chercher, etc. (i663, en marge.)
3. Var. Elle tire, etc. (i663, en marge.) — Les mots par le bras manquent
dans les éditions de 1682 -60.
4. Var. Voici qui va trancher tels soucis superflus ;
Voici dont je vais rendre, en te privant de vie.
Ma flamme bien heureuse et ma haine assouvie. (iGSa-B^)
5. Var. DOR. Dis que dedans ton sang je me veux contenter. (1682)
Var. DOR. Dis qu'avecque ta mort je me veux contenter. (iG44-57)
6. Var. CAL. Laisse, laisse la feinte, et mettons, je te prie. (1682-57)
288 CLITANDRE.
Dont le récit n'étoit qu'une embûche à tes jours ' :
Rosidor t'est fidèle, et celte feinte amante
Brûle aussi peu pour lui que je fais pour Pymante. 210
CALISTE.
Déloyale, ainsi donc ton courage inhumain
DORISE.
Ces injures en l'air n'arrêtent point ma main.
CALISTE.
Le reproche honteux d'une action si noire"
DORISE.
Qui se venge en secret, en secret en fait gloire.
CALISTE.
T'ai-je donc pu, ma sœur, déplaire en quelque point? 2 15
DORISE.
Oui, puisque Rosidor t'aime et ne m'aime point ;
C'est assez m'offenser que d'être ma rivale.
SCENE IX.
ROSIDOR, PYMANTE, GÉRONTE, LYCASTE,
CALISTE, DORISE.
Comme Dorise est prête de tuer Caliste, un bruit entendu lui fait relever
son épée, et Rosidor paroît tout en sang, poursuivi par ces trois
assassins masqués. En entrant, il tue Lycastc ; et retirant son épée,
elle se rompt contre la brandie d'un arbre. En celte extrémité, il
voit celle ^ que tient Dorise ; et sans la reconnoîtrc, il s'en saisit, et
passe tout d'un temps le tronçon qui lui restoit de la sienne en la
main gauche, et se défend ainsi contre Pymante et Géronte, dont il
tue le dernier et met l'autre en fuite.
ROSIDOR.
Meurs, brigand. Ah ! malheur ! celle branche fatale
I. Var. Dont le récit n'étoit qu'un embûche à tes jours. (i65i et 60)
a. Var. Le reproche éternel d'une action si lâche
DOR. Agréable toujours, n'aura rien qui me fâche. (lOSa-â^)
. Var. Il voit l'épée. (iCSa)
ACTE I, SCÈNE IX. 289
A rompu mon épée. Assassins — Toutefois,
J'ai de quoi me défendre une seconde fois. aao
DORISE, s'enfuyant '.
N'est-ce pas Rosidor qui m'arrache les armes?
Ah ! qu'il va me causer de périls et de larmes^ !
Fuis, Dorise, et fuyant laisse-toi reprocher
Que tu fuis aujourd'hui ce qui t'est le plus cher.
CALISTE.
C'est lui-même de vrai. Rosidor, ah ! je pâme ! 225
Et la peur de sa mort ne me laisse point d'âme.
Adieu, mon cher espoir.
ROSIDOR, après avoir tué Géronte.
Cettui-ci dépêché,
C'est de toi maintenant que j'aurai bon marché.
Nous sommes seul à seul. Quoi ! ton peu d'assurance^
Ne met plus qu'en tes pieds sa dernière espérance ? jSo
Marche, sans emprunter d'ailes de ton effroi :
Je ne cours point après des lâches comme toi^.
Il suffit de ces deux. Mais qui pourroient-ils être?
Ah ciel ! le masque ôté me les fait trop connoître".
Le seul Clitandre arma contre moi ces voleurs; 335
Cettui ci fut toujours vêtu de ses couleurs^;
Voilà son écuyer, dont la pâleur exprime
Moins de traits de la mort que d'horreurs de son crime' ;
Et ces deux reconnus, je douterois en vain^
1 . Far. Laissant Caliste, et s'enfuyant. (iG32) — Ce jeu de scène n'est
point indiqué dans l'édition de i663.
2. Var. Las ! qu'il me va causer de périls et de larmes ! (1682-57)
3. En marge, dans les éditions de 1682 et de i663 : Pymante fuit.
4. Var. Je ne cours point après de tels coquins que toi. (1632-07)
5. En marge, dans l'édition de 1682 : // les démasque.
6. Var. Cettui-ci fut toujours couvert de ses couleurs. (i654)
7. Var. Moins de traits de la mort que l'horreur de son crime. (1667)
8. Var. Et j'ose présumer avec juste raison
Que le tiers est sans doute encor de sa maison.
Traître, traître rival, crois-tu que ton absence. (1682-57)
Corneille, i ig
290 CLITANDRE.
De celui que sa fuite a sauvé de ma main. 240
Trop indigne rival, crois-tu que ton absence
Donne à tes lâchetés quelque ombre d'innocence,
Et qu'après avoir vu renverser ton dessein.
Un désaveu démente et tes gens et ton seing?
JNe le présume pas; sans autre conjecture, 245
Je te rends convaincu de ta seule écriture,
Sitôt que j'aurai pu faire ma plainte au Roi.
Mais quel piteux objet se vient offrir à moi' ?
Traîtres, auriez-vous fait sur un si beau visage,
Attendant Rosidor, l'essai de votre rage? aâo
C'est Galiste elle-même! Ah Dieux, injustes Dieux^l
Ainsi donc, pour montrer ce spectacle à mes yeux,
Votre faveur barbare a conservé ma vie ^ !
Je n'en veux point chercher d'auteurs que votre envie :
La nature, qui perd ce qu'elle a de parfait, ^55
Sur tout autre que vous eût vengé ce forfait,
Et vous eût accablés, si vous n'étiez ses maîtres.
Vous m'envoyez en vain ce fer contre des traîtres^;
1. En marge, dans l'édition de 1682 : // voit Calisle pâmée et la croît
morte.
2. ]ar. C'est ma chère Caliste ! Ah! Dieux, injustes Dieux ! (1 632-57)
3. Var. Votre faveur cruelle a conservé ma vie. (1632-57)
4. Var. [Vous m'envoyez en vain ce fer contre des traîtres,]
Sachez que Rosidor maudit votre secours :
Vous ne méritez pas qu'il vous doive ses jours.
Unique déité qu'à présent je réclame.
Belle àme, viens aider à sortir à mon âme ;
Reçois-la sur les bords de ce paie coral ;
Fais qu'en dépit des Dieux, qui nous traitent si mal,
Nos esprits, rassemblés hors de leur tyrannie.
Goûtent là-bas un bien qu'ici l'on nous dénie.
Tristes embrasscmcnts, baisers mal répondus,
Pour la première Ibis donnés et non rendus,
Hélas ! quand mes doideurs me l'ont presque ravie,
Tous glacés et tous morts, vous me rendez la vie.
Cruels, n'abusez plus de l'absolu pouvoir
Que dessus tous mes sens l'amour vous fait avoir ;
N'employez qu'à ma mort ce souverain empire.
ACTE I, SCÈNE IX. 291
Je ne veux point devoir mes déplorables jours
A l'affreuse rigueur d'un si fatal secours. 260
0 vous qui me restez d'une troupe ennemie
Pour marques de ma gloire et de son infamie,
Blessures, hâtez-vous d'élargir vos canaux',
Par 011 mon sang emporte et ma vie et mes maux !
Ah ! pour l'être trop peu, blessures trop cruelles, 265
De peur de m'obliger vous n'êtes pas mortelles.
Eh quoi, ce bel objet, mon aimable vainqueur,
Avoit-il seul le droit de me blesser au cœur ?
Et d'où vient que la mort, à qui tout fait hommage,
L'ayant si mal traité, respecte son image .-^ 270
Noires divinités, qui tournez mon fuseau,
Vous faut-il tant prier pour un coup de ciseau ?
Insensé que je suis ! en ce malheur extrême.
Je demande la mort à d'autres qu'à moi-même ;
Aveugle ! je m'arrête à supplier en vain, 27^
Et pour me contenter j'ai de quoi dans la main.
Il faut rendre ma vie au fer qui l'a sauvée ;
C'est à lui qu'elle est due, il se l'est réservée ;
Et l'honneur, quel qu'il soit, de finir mes malheurs,
C'est pour me le donner qu'il l'ôte à des voleurs. 280
Ou bien, me refusant le trépas où j'aspire,
Laissez faire à mes maux, ils me viennent l'offrir ;
Ne me redonnez plus de force à les souffrir.
Caliste, auprès de toi la mort m'est interdite (a);
Si je te veux rejoindre, il faut que je te quitte :
Adieu, pour un moment, consens à ce départ.
Sus, ma douleur, achève, ici que de sa part
Je n'ai plus de secours, ni toi plus de contraintes.
Porte-moi dans le cœuç tes plus vives atteintes.
Et pour la bien punir de m'avoir ranimé.
Déchire son portrait que j'y tiens enfermé ;
Et vous, qui me restez d'une troupe ennemie. (1632-67)
I. Var. Blessures, dépêchez d'élargir vos canaux. (1682)
(a) En marge, dans l'édition de i632 : // se relève d'auprès d'elle, et il
laisse cette garde d'épée rompue.
aga CLITANDRE.
Poussons donc hardiment. Mais, hélas 1 cette épée',
Coulant entre mes doigts, laisse ma main trompée;
Et sa lame, timide à procurer mon bien,
Au sang des assassins n'ose mêler le mien.
Ma foiblesse importune à mon trépas s'oppose ; 285
En vain je m'y résous, en vain je m'y dispose ;
Mon reste de vigueur ne peut l'effectuer ;
J'en ai trop pour mourir, trop peu pour me tuer :
L'un me manque au besoin, et l'autre me résiste.
Mais je vois s'entr'ouvrir les beaux yeux de Galiste^ 29.1
Les roses de son teint n'ont plus tant de pâleur.
Et j'entends un soupir qui flatte ma douleur.
Voyez, Dieux inhumains, que malgré votre envie
L'amour lui sait donner la moitié de ma vie.
Qu'une âme désormais suffit à deux amants. 295
CALISTE.
Hélas ! qui me rappelle à de nouveaux tourments ?
Si Rosidor n'est plus, pourquoi reviens-je au monde'?
ROSIDOK.
0 merveilleux effet d'une amour sans seconde^ !
1. En marge, dans l'édition de 1682 : // tombe de foiblesse; cl son èpée
tombe aussi de l'autre côté, et lui insensiblement se traîne aupri^s de Caliste.
2. Var. Mais insensiblement je retrouve Caliste ;
Ma langueur m'y reporte, et mes genoux tremblants
Y conduisent l'erreur de mes pas chancelants.
Adorable sujet de mes flammes pudiques,
Dont je trouve en mourant les aimables reliques,
Cesse de me prêter un secours inhumain,
Ou ne donne du moins des forces qu'à ma main.
Qui m'arrache aux tourments que ton malheur me livre ;
Donne-m'en pour mourir comme tu fais pour vivre.
Quel miracle succède à mes tristes clameurs (a)!
Caliste se ranime autant que je me meurs (t).
[Voyez, Dieux inhumains, que malgré votre envie.] ( i6i2^b'])
3. ['ar. Rosidor n'étant plus, qu'ai-je à faire en ce monde? (1682)
4. On lit dans l'édition de 1G57 : d'un amour, pour d'une amour; mais la lin
du vers : sans seconde, prouve que c'est une faute d'impression.
(a) En marge, dans l'édition de 1682 : Elle revient de pâmoison.
(b) Caliste se ranime à même que je meurs ( lO^ii-fi^)
ACTE T, SCÈNE IX. 398
CALISTE.
Exécrable assassin, qui rougis de son sang',
Dépêche comme à lui de me percer le flanc, 3oo
Prends de lui ce qui reste.
ROSIDOR.
Adorable cruelle'
Est-ce ainsi qu'on reçoit un amant si fidèle?
CALISTE.
Ne m'en fais point un crime : encor pleine d'effroi.
Je ne t'ai méconnu qu'en songeant trop à toi.
J'avois si bien gravé là dedans ton image', 3o5
Qu'elle ne vouloit pas céder à ton visage.
Mon esprit, glorieux et jaloux de l'avoir,
Envioit à mes yeux le bonheur de te voir\
Mais quel secours propice a trompé mes alarmes ?
Contre tant d'assassins qui t'a prêté des armes ? 3 1 o
ROSIDOR.
Toi-même, qui t'a mise à telle heure en ces lieux,
Oii je te vois mourir et revivre à mes yeux ?
CALISTE.
Quand l'amour une fois règne sur un courage
Mais tâchons de gagner jusqu'au premier village,
I. En marge, dans l'édition de 1682 : Elle regarde Bosidor, et le prend
pour un des assassins.
3. Var. Prends de lui ce qui reste, achève, ros. Quoi ! ma belle,
Contrefais-tu l'aveugle afin d'être cruelle ?
CAL. (a) Pardonne-moi, mon cœur: encor pleine d'effroi. (iGSî-Sy)
3. Var. J'avois si bien logé là dedans ton image. (iG32-57)
4. Var. [Envioit à mes yeux le bonheur de te voir.]
Ros. Puisqu'un si doux appas se treuve en tes rudesses (fc),
Que feront tes faveurs, que feront tes caresses ?
Tu me fais un outrage à force de m'aimer.
Dont la douce rigueur ne sert qu'à m'enflammer.
Mais si tu peux souffrir qu'avec toi, ma chère àme.
Je tienne des discours autre que de mia flamme,
(a) En marge, dans l'édition de 1682 : Elle se jelte à son cnl.
(6) Puisqu'un ai doux appas se trouve en tes rudesses. (lëSa-ô^)
29^ GLITANDRE.
Où ces bouillons de sang se puissent arrêter ; 3 15
Là j'aurai tout loisir de te le raconter,
Aux charges qu'à ' mon tour aussi Ton m'entretienne.
ROSIDOR.
Allons ; ma volonté n'a de loi que la tienne ;
Et l'amour, par tes yeux devenu tout-puissant.
Rend déjà la vigueur à mon corps languissant. 3 20
CALISTE.
Il donne en même temps une aide à ta foiblesse^,
Puisqu'il fait que la mienne auprès de toi me laisse,
Et qu'en dépit du sort ta Caliste aujourd'hui^
A tes pas chancelants pourra servir d'appui.
Permets que, t'ayant vue en celte extrémité,
Mon amour laisse agir ma curiosité,
Pour savoir quel malheur te met en ce bocage.
CAL. Allons premièrement jusqu'au prochain village,
Où ces bouillons de sang se puissent étancher,
Et là je le promets de ne te rien cacher,
[Aux charges qu'à mon tour aussi l'on m'entretienne.] (1632-67)
1. Aux charçjes que, à la charge que, à condition que.
2. Var. Il forme tout d'un temps un aide à la foiblosse. (i632-48)
Var. Il forme tout d'un temps une aide à la foiblesse. (iGôa-Sy)
3. Var. Si bien que la bravant ta maîtresse aujourd'hui
N'aura que trop de force à te servir d'appui. (iC32-57)
FIN DU PREMIHR ACTE.
ACTE II, SCÈNE I. agS
ACTE II.
SCÈNE PREMIERE.
PYMANTE, masqué 1.
Destins, qui réglez tout au gré de vos caprices, 3 25
Sur moi donc tout à coup fondent vos injustices",
Et trouvent à leurs traits si longtemps retenus,
Afin de mieux frapper, des chemins inconnus'^ 1
Dites, que vous ont fait Rosidor ou Pymanle ?
Fournissez de raison, destins, qui me démente* ; 33o
Dites ce qu'ils ont fait qui vous puisse émouvoir ^
A partager si mal entre eux votre pouvoir.
Lui rendre contre moi l'impossible possible*
Pour rompre le succès d'un dessein infaillible.
C'est prêter un miracle à son bras sans secours, 3 35
Pour conserver son sang au péril de mes jours.
Trois ont fondu sur lui sans le jeter en fuite ;
1. Le mot masqué manque dans l'édition de i632. — En marge, dans Tédi-
tion de i663 : Il est encor masqué.
2. Var. C'est donc moi, sans raison, qu'attaquent vos malices. (i632)
3. Var. Pour mieux frapper leur coup des chemins inconnus. (1682)
li. C'est-à-dire douez de raison un être quelconque, afin qu'il me démente.
5. Var. Dites ce qu'ils ont fait qui vous peut émouvoir. (1682-57)
6. lar. [Lui rendre contre moi l'impossible possible,]
C'est le favoriser par miracle visible.
Tandis que votre haine a pour moi tant d'excès.
Qu'un dessein infaillible avorte sans succès.
Sans succès 1 c'est trop peu : vous avez voulu faire
Qu'un dessein infaillible eût un succès contraire.
Dieux! vous présidez donc à leur ordre fat-il,
Et vous leur permettez ce mouvement brutal !
agf) CLITANDRE.
A peine en m'y jetant moi-même je l'évite ;
Loin de laisser la vie, il a su l'arracher ;
Loin de céder au nombre, il l'a su retrancher : 3 4o
Toute votre faveur, à son aide occupée,
Trouve à le mieux armer en rompant son épée,
Et ressaisit ses mains', par celles du hasard.
L'une d'une autre épée, et l'autre d'un poignard.
O honte ! o déplaisirs ! ô désespoir ! ô rage^ ! S/i5
Ainsi donc un rival pris à mon avantage
Ne tombe dans mes rets que pour les déchirer !
Son bonheur qui me brave ose l'en retirer %
Lui donne sur mes gens une prompte victoire,
Et fait de son péril un sujet de sa gloire I 3F)o
Retournons animés d'un courage plus fort.
Retournons, et du moins perdons-nous dans sa mort.
Sortez de vos cachots, infernales Furies ;
Apportez à m'aider toutes vos barbaries ;
Qu'avec vous tout l'enfer m'aide en ce noir dessein *^, 355
Qu'un sanglant désespoir me verse dans le sein.
J'avois de point en point l'entreprise tramée,
Gomme dans mon esprit vous me l'aviez formée ;
Je ne veux plus vous rendre aucune obéissance :
Si vous avez là-haut quelque toute-puissance,
Je suis seul contre qui vous vouliez l'exercer.
Vous ne vous en servez que pour me traverser.
Je peux en sûreté désormais vous déplaire :
Comment me jjuniroit votre vaine colère ?
Vous m'avez fait sentir tant de malheurs divers
Que le sort épuisé n'a plus aucun revers 1
Rosidor nous a vus, et n a pas pris la fuite ;
A grand'peinc, en fuyant, moi-uiènie je l'évite (a"). (1682)
I . liessaisit ses muins, c'est-à-dire arme de nouveau ses mains, l'tine de, etc.
p. Var. O honte ! o crèvc-ciT'ur ! o désespoir! ô rage! (iGSa-By)
3. Var. Son bonheur qui me brave et l'en vient retirer. (iGSa)
4. Var. Qu'avec vous tout l'enfer m'assiste en ce dessein. (i63a-6o)
(a) I.ps trois premiers et les deux derniers vers de cette variante sont dan
les éditions de iG/i'i-5y.
ACTE II, SCÈNE I. 397
Mais contre Rosidor tout le pouvoir humain
N'a que de la foiblesse ; il y faut votre main. 36o
En vain, cruelles sœurs, ma fureur vous appelle ;
En vain vous armeriez l'enfer pour ma querelle' :
La terre vous refuse un passage à sortir.
Ouvre du moins ton sein, terre, pour m'engloutir ;
N'attends pas que Mercure avec son caducée 365
M'en fasse après ma mort l'ouverture forcée";
N'attends pas qu'un supplice, hélas ! trop mérité,
Ajoute l'infamie à tant de lâcheté ;
Préviens-en la rigueur ; rends toi-même justice
Aux projets avortés d'un si noir artifice. 370
Mes cris s'en vont en l'air, et s'y perdent sans fruit.
Dedans mon désespoir, tout me fuit ou me nuit :
La terre n'entend point la douleur qui me presse ;
Le ciel me persécute, et l'enfer me délaisse.
Affronte-les, Pymante, et sauve en dépit d'eux ^ 375
Ta vie et ton honneur d'un pas si dangereux.
Si quelque espoir te reste, il n'est plus qu'en toi-même ;
Et si tu veux t'aider, ton mal n'est pas extrême *^.
Passe pour villageois dans un lieu si fatal ;
Et réservant ailleurs la mort de ton rival, 38o
I. l'ar. La terre vous défend d'embrasser ma querelle,
Et son flanc vous refuse un passage à sortir.
Terre, crève-toi donc afin de m'engloutir. (16.33-57)
i.Var. Me fasse de ton sein l'ouverture forcée ;
N'attends pas qu'un supplice, avec ses cruautés,
Ajoute l'infamie à tant de lâchetés :
Détourne de mon chef ce comble de misère ;
Rends-moi, le prévenant, un oflîce de mère.
[Mes cris s'en vont en l'air, et s'y perdent sans fruit.] (1632-57)
3. Var. Affronte-les, Pymante, et malgré leurs complots,
Conserve ton vaisseau dans la rafre des flots.
Accablé de malheurs et réduit à l'extrême,
[Si qiïelque espoir tt reste, il n'est plus qu'en toi-même.]
Passe pour villageois dedans ce lieu fatal. (i632-57)
4 Var. Mais situ veux t'aider, ton mal n'est pas extrême. (1660-68
agS CLITANDRE.
Fais que d'un même habit la trompeuse apparence,
Qui le mit en péril, te mette en assurance.
Mais ce masque l'empêche, et me vient reprocher'
Un crime qu'il découvre au lieu de me cacher.
Ce damnable instrument de mon traître artifice, 3 85
Après mon coup manqué, n'en est plus que l'indice ;
Et ce fer, qui tantôt, inutile en ma main".
Que ma fureur jalouse avoit armée en vain.
Sut si mal attaquer et plus mal me défendre.
N'est propre désormais qu'à me faire surprendre. Sgo
(Il jette son masque et son épce dans la grotte'^.)
Allez, témoins honteux de mes lâches forfaits,
N'en produisez non plus de soupçons que d'effets \
Ainsi n'ayant plus rien qui démente ma feinte.
Dedans celte forêt je marcherai sans crainte.
Tant que
SCÈNE M.
LYSARQUE, PYMANTE, Auch.îrs .
lASARQUE.
Mon grand ami ?
PYMANTE.
Monsieur ?
1. En m.irgc, dans lodition de i632 : Il lire son masque.
2. Var. Et ce fer, qui tantôt, inutile en mon poing,
Ainsi que ma valeur me faillant au besoin. (i632)
3. Ce jeu de scène n'est point indiqué dans l'édition de 1660.
/(. Var. [N'en produisez non plus de soupçons que d'eirets.)
Cessez de m'accuser : vous doit-il pas suffire
De m'avoir mal servi ? c'est trop que de me nuire.
Allez, retirez-vous dans ces obscurités ;
(// jelle son masque et son épée dans la caverne.^
Ainsi je pourrai voir le jour que vous quittez :
|Ainsi n'ayant plus rien qui démente ma feinte.] (iGSa-By)
5. Var. IHOLPK I) ARCHERS. (l633-0o)
ACTE II, SCENE II. 399
LTSARQUE.
Viens çà, dis-nous,
N'as-tu point ici vu deux cavaliers aux coups ?
PYMANTE.
Non, Monsieur.
LTSARQUE.
Ou Tun d'eux se sauver à la fuite ?
P"ÏMA?iTE.
Non, Monsieur.
LTSARQUE.
Ni passer dedans ces bois sans suite ?
PTMANTE .
Attendez, il y peut avoir quelques' huit jours —
LTSARQUE.
Je parle d'aujourd'hui : laisse là ces discours ; 4 00
Réponds précisément.
PTMANTE.
Pour aujourd'hui, je pense'...
Toutefois, si la chose étoit de conséquence.
Dans le prochain village on sauroit aisément —
LTSARQUE.
Donnons jusques au lieu^; c'est trop d'amusement.
PTMANTE, seul.
Ce départ favorable enfin me rend la vie, 4o5
Que tant de questions m'avoient presque ravie.
Cette troupe d'archers, aveugles en ce point,
Trouve ce qu'elle cherche et ne s'en saisit point ^ ;
I . Ce mot est ainsi orthographié dans toutes les éditions de Corneille publiées
de son vivant. A oyez le Lexique.
3. Var. [Réponds précisément.] pym. J'arrive tout à l'heure.
Et de peur que ma femme en son travail ne meure,
Je cherche i«'' archer. Allons, Monsieur, donnons jusques au lieu,
Nous perdons notre temps lts. Adieu, compère, adieu.
PYMA^TE, seul. Cet adieu favorable enfin me rend la vie. (1632-57)
3. C'est-à-dire, allons jusqu'à cet endroit, poussons jusque-là.
4. Var. Treuve ce qu'elle cherche et ne s'en saisit point. (1632-62 et 5^)
3oo CLITANDRE.
Bien que leur conducteur donne assez à connoître
Qu'ils vont pour arrêter l'ennemi de son maître, 4 'o
J'échappe néanmoins en ce pas hasardeux
D'aiissi près de la mort que je me voyois d'eux'.
Que j'aime ce péril, dont la vaine menace'
Promettoit un orage et se tourne en bonace,
Ce péril qui ne veut que me faire trembler, i 1 5
Ou plutôt qui se montre, et n'ose m'accabler !
Qu'à bonne heure défait d'un masque et d'une épée,
J'ai leur crédulité sous ces habits trompée !
De sorte qu'à présent deux corps désanimés
Termineront l'exploit de tant de gens armés, 4^0
Corps qui gardent tous deux un naturel si traître,
Qu'encore après leur mort ils vont trahir leur maître,
Et le faire l'auteur de cette lâcheté,
Pour mettre à ses dépens Pymante en sûreté !
Mes habits, rencontrés sous les yeux de Lysarque', 4?3
Peuvent de mes forfaits donner seuls quelque marque ;
Mais s'il ne les voit pas, lors sans aucun effroi
Je n'ai qu'à me ranger en hâte auprès du Roi^,
Où je verrai tantôt avec effronterie
Clilandre convaincu de ma supercherie. 4 3o
I. Var. D'aussi près de la mort comme je l'ctois d'eux. (1683 -68)
3. Var. Que j'aime ce péril, dont la douce menace. (iC32)
3. Var. Je n'ai dans mes forfaits rien à craindre, et Lysarque,
Sans trouver mes habits n'en peut avoir de marque.
Que s'il ne les voit pas, lors sans aucun effroi. (i63a-r)7)
4. y'ar. Eux repris, je retourne aussitôt vers le Roi,
Où je veux regarder avec effronterie. (1682)
Var. Je n'ai qu'à me ranger promptement chez le Roi. (iG^/l-n^)
ACTE II, SCÈNE III. 3oi
SCENE III.
LYSARQLE, Archers'.
LYSARQUE regarde les corps de Géronte et de Lycaste^.
Cela ne sufBt pas ; il faut chercher encor,
Et trouver, s'il se peut, Clitandre ou Rosidor.
Amis, Sa Majesté, par ma bouche avertie
Des soupçons que j'avois touchant cette partie,
Voudra savoir au vrai ce qu'ils sont devenus. 43â
PREMIER ARCHER^.
Pourroit-elle en douter? Ces deux corps reconnus
Font trop voir le succès de toute l'entreprise.
LTSARQUE.
Et qu'en présumes-tu.^
PREMIER ARCHER.
Que malgré leur surprise.
Leur nombre avantageux et leur déguisement,
Rosidor de leurs mains se tire heureusement. 4 4o
LTSARQUE.
Ce n'est qu'en me flattant que tu te le figures ;
Pour moi, je n'en conçois que de mauvais augures*,
Et présume plutôt que son bras valeureux
Avant que de mourir s'est immolé ces deux.
PREMIER ARCHER.
Mais où seroit son corps ?
i.Var. TBOUPE d'archers. (1682-60)
a. Var. Ils regardent les corps, etc. (i632, en marge.) — Regardant les
corps, etc. (i644-6o) — // regarde les corps, etc. (i663, en marge.)
3. Tout ce qui, dans cette scène, est dit par le premier archer, est dit par
le second dans l'édition de 1682, et réciproquement.
4. Var. [Pour moi, je n'en conçois que de mauvais augures,]
2^ ARCHER. Et quels? LYS. Qu'avant mourir, par un vaillant effort,
Il en aura fait deux compagnons de sa mort. (1682-57)
3o2 CLITANDRE.
LYSARQUE.
Au creux de quelque roche, 4^5
Où les traîtres, voyant notre troupe si proche,
N'auront pas eu loisir de mettre encor ceux-ci.
De qui le seul aspect rend le crime éclairci'.
SECOîND ARCHER, lui présentant les deux pièces rompues
de l'épée de Rosidor^.
Monsieur, connoissez-vous ce fer et cette garde ?
LYSARQUE.
Donne-moi, que je voie. Oui, plus je les regarde, ^^i^o
Plus j'ai par eux d'avis du déplorable sort
D'un maître qui n'a pu s'en dessaisir que mort.
SECOND ARCHER.
Monsieur, avec cela j'ai vu dans cette route
Des pas mêlés de sang distillé goutte à goutte^.
LYSARQUE.
Suivons- les au hasard. Vous autres, enlevez ''•55
Promptement ces deux corps que nous avons trouvés.
(Lysarque et cet archer^ rentrent dans le bois, et le reste des archers
reportent à la cour les corps de Géronte et de Lycaste.)
I. Var. Do qui l'aspect nous rend tout le crime éclairci. (iGSa-B^)
2.Var. Il revient de chercher d'un autre côté, et rapporte les deux pièces
de l'épée rompue de Rosidor. (1682, en marge.) — Lui présentant les deux
pièces de l'épée rompue de Bosidor. (i644-6o) — // lui présente les deux pièces
de l'épée rompue de Bosidor. (i6G3, en marge.)
3. Var. [Des pas mêlés de sang distillé goutte à goutte,]
Dont les traces vont loin. lys. Suivons à tous hasards ;
Vous autres, enlevez les corps de ces pendards. (iGSa-By)
4. Var. Lysarque et ce premier archer rentrent, etc. (i53a, en marge.)
ACTE II, SCÈNE IV. 3o3
SCÈNE IV.
FLORIDAN, CLITANDRE, Page'.
FLORIDAN, parlant à son page'.
Ce cheval trop fougueux m'incommode à la chasse ;
Tiens-m'en un autre prêt, tandis qu'en cette place,
A l'ombre des ormeaux l'un dans l'autre enlacés,
Glitandre m'entretient de ses travaux passés. ^tio
Qu'au reste les veneurs, allant sur leurs brisées,
Ne forcent pas le cerf, s'il est aux reposées ;
Qu'ils prennent connoissance, et pressent mollement.
Sans le donner aux chiens qu'à mon commandement.
(Le Page rentre ■*.)
Achève maintenant l'histoire commencée 465
De ton affection si mal récompensée.
CLITANDRE.
Ce récit ennuyeux de ma triste langueur.
Mon prince, ne vaut pas le tirer en longueur ;
J'ai tout dit en un mot : cette fière Galiste
Dans ses cruels mépris incessamment persiste; '*io
C'est toujours elle-même ; et sous sa dure loi
Tout ce qu'elle a d'orgueil se réserve pour moi,
Cependant qu'un rival, ses plus chères délices.
Redouble ses plaisirs en voyant mes supplices.
FLORmAN.
Ou tu te plains à faux, ou, puissamment épris, ^75
Ton courage demeure insensible aux mépris ;
\.Var. PAGE DU PRINCE. (i632) — L'édition de 1682 ajoute aux person-
nages CLÉON ; les scènes iv et v y sont réunies en une seule. Voyez la note i
de la page 3o5.
2. Var. Il parle à son page, qui tient en main une bride et fait paraître la
tête d'un cheval. (1682, en marge.) — Il parle d son page. (iG63, en marge.)
S. Var. Le page s'en va, et le prince commence à parlera CUtandre. (1682,
en marge.) — Ce jeu de scène n'est point indiqué dans les éditions de iC44-6o.
3o4
CLITANDRE.
Et je m'étonne fort comme ils n'ont dans ton âme
Rétabli ta raison ou disssipé ta flamme.
CLITA>'DRE.
Quelques charmes secrets mêlés dans ses rigueurs
Étouffent en naissant la révolte des cœurs ; iSo
Et le mien auprès d'elle, à quoi qu'il se dispose,
Murmurant de son mal, en adore la cause.
FLORIDAN.
Mais puisque son dédain, au lieu de te guérir.
Ranime ton amour, qu'il dût faire mourir^,
Sers-toi de mon pouvoir; en ma faveur, la Reine 485
Tient et tiendra toujours Rosidor en haleine ;
Mais son commandement dans peu, si tu le veux,
Te met, à ma prière, avi comble de tes vœux.
Avise donc ; tu sais qu'un fds peut tout sur elle.
CLITANDRE.
Malgré tous les mépris de cette âme cruelle, ^g*^
Dont un autre a charmé les inclinations,
J'ai toujours du respect pour ses perfections^,
Et je serois marri qu'aucune violence
FLORIDAN.
L'amour sur le respect emporte la balance.
CLITANDRE.
Je brûle ; et le bonheur de vaincre ses froideurs, ^o^
Je ne le veux devoir qu'à mes vives ardeurs^ ;
Je ne la veux gagner qu'à force de services.
FLORIDAN.
Tandis tu veux donc vivre en d'éternels supplices?
CLITANDRE.
Tandis ce m'est assez qu'un rival préféré
I. I ar. Ranime les ardeurs, qu'il dut faire mourir. (i632-57)
a. Var. Le respect que je porte à ses perfections
M'empêche d'employer aucune violence. (iG3a-d7)
3. Var. Je ne le veux devoir qu'à mes chastes ardeurs. (iC32-57)
ACTE II, SCÈNE IV. 3o5
N'obtient, non plus que moi, le succès espéré. 5oo
A la longue ennuyés, la moindre négligence
Pourra de leurs esprits rompre l'intelligence ;
Un temps bien pris alors me donne en un moment
Ce que depuis trois ans je poursuis vainement.
Mon prince, trouvez bon' —
FLORIDAN.
N'en dis pas davantage ;
Cettui-ci qui me vient faire quelque message
Apprendroit malgré toi l'état de tes amours.
SCÈNE V.
FLORIDAN, GLIT ANDRE, CLÉON.
CLÉON.
Pardonnez-moi, seigneur, si je romps vos discours";
C'est en obéissant au Roi qui me l'orclonne,
Et rappelle Clitandre auprès de sa personne. 5io
FLORIDAN.
Qui?
CLÉON.
Clitandre, seigneur.
FLORmAN.
Et que lui veut le Roi^?
CLÉON.
De semblables secrets ne s'ouvrent pas à moi*.
FLORmAN.
Je n'en sais que penser ; et la cause incertaine
1. Dans l'édition de 1682, on lit en marge: Cléon entre, et, comme nous
l'avons dit, il n'y a point de division de scène après le vers bon.
2. Var. Pardonnez, Monseigneur, si je romps vos discours. (lôSa-ôy)
3. Var. LE PR. Clitandre? cléon. Oui, Monseigneur.
LE PR. [Et que lui veut le Roi ?] (16,^2-57)
4. Var. Monseigneur, ses secrets ne s'ouvrent pas à moi. (1682)
COKNEILLE. I 20
3o6 CLITANDRE.
De ce commandement tient mon esprit en peine.
Pourrais-je me résoudre à te laisser aller* 5 «5
Sans savoir les motifs qui te font rappeler?
CLIT ANDRE .
C'est, à mon jugement, quelque prompte entreprise,
Dont l'exécution à moi seul est remise ;
Mais quoi que là-dessus j'ose m'imaginer.
C'est à moi d'obéir sans rien examiner. 5^0
FLORIDAN.
J'y consens à regret : va, mais qu'il te souvienne -
Que je chéris ta vie à l'égal de la mienne.
Et si tu veux m'ôter de cette anxiété,
Que j'en sache au plus tôt toute la vérité.
Ce cor m'appelle^. Adieu. Toute la chasse prête SaS
N'attend que ma présence à relancer la bête.
SCÈNE VI.
DORISE, achevant de vêtir l'habit de Géronte, qu'elle avoit trouvé
dans le bois^.
Achève, malheureuse, achève de vêtir
Ce que ton mauvais sort laisse à te garantir.
Si de tes trahisons la jalouse impuissance
Sut donner un faux crime à la même innocence, 53o
1. Var. Le moyen, cher ami, que je te laisse aller. (1632-67)
2. Var. [J'y consens à regret: va, mais qu'il te souvienne]
Combien le Prince t'aime, et quoi qu'il te survienne (a),
Que j'en sache aussitôt toute la vérité :
Jusque-là mon esprit n'est qu'en perplexité. (iCSa-B^)
3. En marge, dans l'édition de i632 ; On sonne du cor derrière le tliMire.
4. Var. Elle entre demi- vêtue de l'habit de Géronte, quelle avoit trouvé dans
le bois, avec celai de Pymante et de Lycaste. (iGSa, en marge.) — Elle sort
demie-vèlue de l'habit de Géronte. qu'elle avoit trouvé dans le bois, (i 663, en marge.)
(a) Combien ton Prince t'aime, et quoi qu'il te survienne. (i644-57)
ACTE II, SCÈNE VI. 807
Recherche maintenant, par un plus juste effet,
Une fausse innocence à cacher ton forfait.
Quelle honte importune au visage te monte
Pour un sexe quitté dont tu n'es que la honte ?
Il t'abhorre lui même ; et ce déguisement, 535
En le désavouant, l'oblige pleinement'.
Après avoir perdu sa douceur naturelle,
Dépouille sa pudeur, qui te messied sans elle ;
Dérobe tout d'un temps, par ce crime nouveau,
Et l'autre aux yeux du monde, et ta tète au bourreau, aio
Si tu veux empêcher ta perte inévitable.
Deviens plus criminelle, et parois moins coupable.
Par une fausseté tu tombes en danger.
Par une fausseté sache t'en dégager.
Fausseté détestable, où me viens-tu réduire."* 545
Honteux déguisement, où me vas-tu conduire ?
Ici de tous côtés l'effroi suit mon erreur.
Et j'y suis à moi-même une nouvelle horreur-:
L'image de Caliste à ma fureur soustraite
Y brave fièrement ma timide retraite. 55o
Encor si son trépas secondant mon désir
Mêloit à mes douleurs l'ombre d'un faux plaisir !
Mais tels sont les excès du malheur qui m'opprime*.
Qu'il ne m'est pas permis de jouir de mon crime ;
Dans l'état pitoyable où le sort me réduit, 555
1. Var. En le désavouant l'oblige infiniment. (i632-5y)
2. Var. Et je suis à moi-même une nouvelle horreur :
Cet insolent objet rie Caliste échappée
Tient et brave toujours ma mémoire occupée. (1632-5-)
3. Var. Mais, hélas ! dans l'excès du malheur qui m'opprime,
11 ne m'est point permis de jouir de mon crime (a).
Mon jaloux aiguillon, de sa rage séduit,
En mérite la peine et n'en a pas le fruit.
Le ciel, qui contre moi soutient mon ennemie.
Augmente son honneur dedans mon infamie. (1632-57).
(a) Il ne m'est pas permis de jouir de mon crime (i6/i4)
3o8 CLITANDRE.
J'en mérite la peine, et n'en ai pas le fruit ;
Et tout ce que j'ai fait contre mon ennemie
Sert à croître sa gloire avec mon infamie.
N'importe, Rosidor de mes cruels destins^
Tient de quoi repousser ses lâches assassins. 56o
Sa valeur, inutile en sa main désarmée,
Sans moi ne vivroit plus que chez la renommée :
Ainsi rien désormais ne pourroit m'enflammer ;
N'ayant plus que haïr, je n'aurois plus qu'aimer.
Fâcheuse loi du sort qui s'obstine à ma peine, !î6 5
Je sauve mon amour, et je manque à ma haine.
Ces contraires succès, demeurant sans effet.
Font naître mon malheur de mon heur imparfait.
Toutefois l'orgueilleux pour qui mon cœur soupire
De moi seule aujourd'hui tient le jour qu'il respire- : 57°
Il m'en est redevable, et peut-être à son tour
Cette obligation produira quelque amour.
Dorise, à quels pensers ton espoir se ravale !
S'il vit par ton moyen, c'est pour une rivale.
N'attends plus, n'attends plus que haine de sa part ; 5? 5
L'offense vint de toi, le secours du hasard.
Malgré les vains efl'orls de la rude traîtresse.
Le hasard par tes mains le rend à sa maîtresse ;
Ce péril mutuel qui conserve leurs jours
D'un contre-coup égal va croître leurs amours. S'^o
Heureux couple d'amants que le destin assemble.
Qu'il expose en péril, qu'il en relire ensemble !
1. Var. N'imporle, Rosidor ili' mon tlessoin l'ailli
A (le quoi malmener ceux qui l'ont assailli. (lOSa)
\'ar. N'importe, Rosidor de mon dessein manqué,
A de quoi malmener ceux qui l'ont attaqué. (iG/i^-B^)
2. Var. D'un autre que de moi ne tient l'air qu'il respire :
Il m'en est redevable, et pcut-ctrc qu'un jour. (iG32-Go)
ACTE II, SCÈNE VII. 809
SCÈNE VII.
PYMANTE, DORISE.
PTM.OTE, la prenant pourGéronte, et l'embrassant •.
0 Dieux ! voici Géronle, et je le croyois mort.
Malheureux compagnon de mon funeste sort —
DOWSE, croyant qu'il - la prend pour Rosidor, et qu'en
l'embrassant il la poignarde.
Ton œil t'abuse. Hélas ! misérable, regarde 5 85
Qu'au lieu de Rosidor ton erreur me poignarde.
PYMANTE.
Ne crains pas, cher ami, ce funeste accident,
Je te connois assez, je suis Mais imprudent,
Où m'alloit engager mon erreur indiscrète?
Monsieur, pardonnez-moi la faute que j'ai faite. 59"
Un berger d'ici près a quitté ses brebis
Pour s'en aller au camp presque en pareils habits ;
Et d'abord vous prenant pour ce mien camarade,
Mes sens d'aise aveuglés ont fait cette escapade.
Ne craignez point au reste un pauvre villageois 5 9 5
Qui seul et désarmé court à travers ces bois^.
1. Var. Il prend Dorise pour Gêronte, et court l'embrasser. (1682, en marge.)
— // la prend pour Géronle dont elle a velu l'habit, et court l'embrasser. (i663,
en marge.)
2. Var. Elle croit qu'il, etc. (1682, en marge.) — Elle croit qu'il la prend
pour Rosidor, et qu'il l'embrasse pour la poignarder. (1660, en marge.)
3. Var. Qui seul et désarmé cherche dedans ces bois
Un bœuf piqué du taon, qui, brisant nos dosages.
Hier, sur le chaud du jour, s'enfuit des pâturages :
M'en apprendrez-vous rien, Monsieur .•• j'ose penser
Que par quelque hasard vous l'aurez vu passer.
DOB. Non, je ne te saurois rien dire de ta bête.
PTM. Monsieur, excusez donc mon incivile enquête :
Je vais d'autre côté tâcher à la revoir ;
Disposez librement de mon petit pouvoir (a).
(a) C'est le vers 646 de Mélite.
3io CLITANDRE.
D'un ordre assez précis l'heure presque expirée
Me défend des discours de plus longue durée.
A mon empressement pardonnez cet adieu ;
Je perdrois trop, Monsieur, à tarder en ce lieu. 600
DORISE.
Ami, qui que tu sois, si ton âme sensible
A la compassion peut se rendre accessible,
Un jeune gentilhomme implore ton secours :
Prends pitié de mes maux pour trois ou quatre jours' ;
Durant ce peu de temps, accorde une retraite 6o5
Sous ton chaume rustique à ma fuite secrète :
D'un ennemi puissant la haine me poursuit,
Et n'ayant pu qu'à peine éviter cette nuit
PTMANTE.
L'affaire qui me presse est assez importante
Pour ne pouvoir. Monsieur, répondre à votre attente ; 6 1 o
Mais si vous me donniez le loisir d'un moment,
[dor. Ami, qui que tu sois, si ton àme sensible]
A la compassion se peut rendre accessible. (1632-67)
I. Var. Prends pitié de mes maux, et durant quelques jours
Tiens-moi dans ta cabane, où bornant ma retraite.
Je rencontre un asile à ma fuite secrète.
PTM. Tout lourdaud que je suis en ma rusticité,
Je vois bien quand on rit de ma simplicité.
Je vais chercher mon bœuf: laissez-moi, je vous prie.
Et ne vous moquez plus de mon peu d'industrie.
DOR. Hélas 1 et plut aux Dieux que mon affliction
Fût seulement l'efiet de quelque fiction I
Mon grand ami, de grâce, accorde ma prière,
PTM. Il faudroit donc un peu vous cacher là derrière :
Quelques mugissements entendus de là-bas
Me font en ce vallon hasarder quelques pas :
J'y cours et vous rejoins, dob. Souffre que je te suive.
PYM. Vous me retarderiez. Monsieur: homme qui vive-
Ne peut à mon égal brosser dans ces buissons.
noR. Non, non, je courrai trop. pïm. Que voilà do façons !
.Monsieur, résolvez- vous, choisissez l'un ou l'autre :
Ou faites ma demande, ou j'éconduis la votre.
DOR. Bien donc, je t'attendrai, pym. Cette touffe d'ormeaux
Aisément vous pourra couvrir de ses rameaux. (1633-57)
ACTE II, SCÈ^'E VII. 3ii
Je vous assurerois d'être ici promptement ;
Et j'estime qu'alors il me seroit facile
Contre cet ennemi de vous faire un asile.
DORISE.
Mais, avant ton retour, si quelque instant fatal 6 1 5
M'exposoit par malheur aux yeux de ce brutal.
Et que l'emportement de son humeur altière
PTMA.NTE.
Pour ne rien hasarder, cachez-vous là derrière.
DORISE.
Souffre que je te suive, et que mes tristes pas —
PYMANTE.
J'ai des secrets, Monsieur, qui ne le souffrent pas, 630
Et ne puis rien pour vous, à moins que de m'altendre :
Avisez au parti que vous avez à prendre.
DORISE.
Va donc, je t'attendrai.
PYMANTE.
Cette touffe d'ormeaux
Vous pourra cependant couvrir de ses rameaux.
SCÈNE VIII.
PYMANTE.
Enfin, grâces au ciel, ayant su m'en défaire', fi 2^
Je puis seul aviser à ce que je dois faire.
Qui qu'il soit, il a vu Rosidor attaqué.
Et sait assurément que nous l'avons manqué :
N'en étant point connu, je n'en ai rien à craindre,
Puisqu'ainsi déguisé tout ce que je veux feindre 63o
I. Dans l'édition de 1682 , on lit en marge : Il est seul, et il n'y a point de
distinction de scène.
3r2 CLITANDRE.
Sur son esprit crédule obtient un tel pouvoir.
Toutefois plus j'y songe, et plus je pense voir,
Par quelque grand effet de vengeance divine,
En ce foible témoin Tauleur de ma ruine :
Son indice douteux, pour peu qu'il ait de jour, 635
N'éclairera que trop mon forfait à la cour.
Simple ! j'ai peur eucor que ce malheur m'avlenne ',
Et je puis éviter ma perte par la sienne !
Et mêmes on diroit qu'un antre tout exprès
Me garde mon épée au fond de ces forets : Rio
C'est en ce lieu fatal qu'il me le faut conduire;
C'est là qu'un heureux coup l'empêche de me nuire.
Je ne m'y puis résoudre : un reste de pitié"
Violente mon cœur à des traits d'amitié ;
En vain je lui résiste, et tâche à me défendre 6 45
D'un secret mouvement que je ne puis comprendre :
Son âge, sa beauté, sa grâce, son maintien.
Forcent mes sentiments à lui vouloir du bien ;
El l'air de son visage a quelque mignardise
Qui ne tire pas mal à celle de Dorise. 6 5o
Ah ! que tant de malheurs m'atiroient favorisé,
Si c'étoit elle-même en habit déguisé !
J'en meurs déjà de joie, et mon âme ravie'
Abandonne le soin du reste de ma vie.
Je ne suis plus à moi, quand je viens à penser 655
A quoi l'occasion me pourroit dispenser'.
Quoi qu'il en soit, voyant tant de ses traits ensemble,
Je porte du respect à ce qui lui ressemble.
Misérable Pymante, ainsi donc tu te perds !
Encor qu'il tienne un peu de celle que tu sers,. 6f)n
I. I ar. Siiiipli' ! .1 .li ppur pnror que rc iiinllicnr nradvienno. (ifi52, 67 et 60)
3. \ ar. .le ne m'y poux résoudre : un reste de pitié. (ifi3a)
3. Var. J'en p.imc déjà d'aise, et mon àme ravie. (i632-6o)
4. Voyez plus haut, p. 208, note 2.
ACTE II, SCÈNE VIII. 3i3
Etouffe ce témoin pour assurer ta tête :
S'il est, comme il le dit, battu d'une tempête.
Au lieu qu'en ta cabane il cherche quelque port,
Fais que dans cette grotte il rencontre sa mort '.
Modère-toi, cruel, et plutôt examine" 665
Sa parole, son teint, sa taille, et sa mine :
Si c'est Dorise, alors révoque cet arrêt ;
Sinon, que la pitié cède à ton intérêt.
I . Var. Fais qu'en cette caverne il rencontre sa mort (i 682-60)
2. Var. Modère-toi, Pymante, et plutôt examine. (1632-67)
FIN DU SECOND ACTE.
3i4 GLITANDRE.
ACTE 111.
SCENE PREMIERE.
ALGANDRE, ROSIDOR, CALISTE,
UN Prévôt.
ALCANDRE.
L'admirable rencontre à mon âme ravie',
De voir que deux amants s'en tre-doi vent la vie, 670
De voir que ton péril la tire de danger,
Que le sien te fournit de quoi t'en dégager.
Qu'à deux desseins divers la même heure choisie ^
Assemble en même lieu pareille jalousie.
Et que l'heureux malheur qui vous a menacés 673
Avec tant de justesse a ses temps compassés !
ROSIDOR.
Sire, ajoutez du ciel l'occulte providence :
Sur deux amants il verse une même influence ;
Et comme l'un par l'autre il a su nous sauver,
Il semble l'un pour l'autre exprès nous conserver. 680
ALGANDRE.
Je t'entends, Rosidor : par là tu me veux dire
Qu'il faut qu'avec le ciel ma volonté conspire,
1. Nous avons cru devoir conserver cette leçon, qui nous a paru conforme
aux habitudes de style de Corneille. Cependant les éditions de 1682 et de 1667
sont les seules où ce monosyllabe soit accentué comme une préposition (à).
Dans toutes les autres, jusqu'à celle de 1682, et même encore dans l'édition
de 1692, publiée par Thomas Corneille, on lit a (verbe, sans accent).
2. Var. Qu'en deui desseins divers pareille jalousie
Même lieu contre vous, et même heure a choisie. (iti32-64)
ACTE III, SCÈNE I. 3i5
Et ne s'oppose pas à ses justes décrets,
Qu'il vient de témoigner par tant d'avis secrets.
Eh bien ! je veux moi-même en parler à la Reine ; 6 85
Elle se fléchira, ne t'en mets pas en peine.
Achève seulement de me rendre raison
De ce qui t'arriva depuis sa pâmoison.
ROSmOR.
Sire, un mot désormais suffit pour ce qui reste.
Lysarque et vos archers depuis ce lieu funeste 690
Se laissèrent conduire aux traces de mon sang,
Qui durant le chemin me dégouttoit du flanc ;
Et me trouvant enfin dessous un toit rustique,
Ranimé par les soins de son amour pudique*,
Leurs bras officieux m'ont ici rapporté, 695
Pour en faire ma plainte à Votre Majesté.
Non pas que je soupire après une vengeance,
Qui ne peut me donner qu'une fausse allégeance ^ :
Le Prince aime Glitandre, et mon respect consent
Que son affection le déclare innocent ; 7 o "
Mais si quelque pitié d'une telle infortune
Peut souffrir aujourd'hui que je vous importune ^,
Otant par un hymen l'espoir à mes rivaux,
Sire, vous taririez la source de nos maux\
ALC ANDRE.
Tu fuis à te venger: l'objet de ta maîtresse 7"^
Fait qu'un tel désir cède à l'amour qui te presse ' ;
!. Var. Admirèrent l'effet d'une amitié pudique.
Me voyant appliquer par ce jeune soleil
D'un peu d'huile et de vin le premier appareil ;
Enfin quand, pour bander ma dernière blessure,
La belle eut prodigué jusques à sa coiffure,
[Leurs bras officieux m'ont ici rapporté.] (i632)
2 Var. Qui ne me peut donner qu'une fausse allégeance. (iGSa-Sy)
3. Var. Vous touche, et peut souffrir que je vous importune. (i632)
4. Var. Sire, vous tarirez la source de nos maux. (1657)
5. Var. Fait qu'un seul désir cède à l'amour qui te presse. (i65y)
3ir. CLITANDRE.
Aussi n'est-ce qu'à moi de punir ces forfaits,
Et de montrer à tous par de puissants effets
Qu'attaquer Rosidor, c'est se prendre à moi-même:
Tant je veux que chacun respecte ce que j'aime ! 7 1 "
Je le ferai bien voir. Quand ce perfide tour
Auroit eu pour objet le moindre de ma cour,
Je devrois au public, par un honteux supplice,
De telles trahisons l'exemplaire justice.
Mais Rosidor, surpris et blessé comme il l'est', 7>5
Au devoir d'un vrai roi joint mon propre intérêt-.
Je lui ferai sentir, à ce traître Clitandre,
Quelque part que le Prince y puisse ou veuille prendre^,
Combien mal à propos sa folle vanité^
Croyoit dans sa faveur trouver l'impunité. 7^0
Je tiens cet assassin : un soupçon véritable " ,
Que m'ont donné les corps d'un couple détestable,
De son lâche attentat m'avoit si bien instruit^.
Que déjà dans les fers il en reçoit le fruit.
Toi, qu'avec Rosidor le bonheur a sauvée, 7^5
Tu te peux assurer que, Dorise trouvée.
Comme ils avoient choisi même heure à votre mort,
En même heure tous deux auront un même sort.
CALISTE.
Sire, ne songez pas à cette misérable ;
Rosidor garanti me rend sa redevable^, 7-^"
1. Var. Mais Rosidor, surpris et blessé comme il est. (i632-Go)
2. Var. A mon devoir de roi joint mon propre intérêt. (lOSa-fT;)
.S. Var. Quelque part que mon fils y puisse ou veuille prendre. (if)32-()o)
f\. Var. Combien mal à propos sa sotte vanité. (i632-57)
fi. Var. ,Ic le tiens, l'alTronteur: nn soupçon véritable. (iGSa)
6. Var. M'avoit si bien instruit de son perfide tour.
Qu'il s'est vu mis aux fers sitôt que de retour. (iCSs-ô^)
7. Var. Quelque dessein qu'elle eût, je lui suis redevable,
Et lui voudrai du bien le reste de mes jours
De m'avoir conservé l'objet de mes amours.
i,E noi. L'un et l'autre attentat plus que vous deux me touche :
Vous avez bien, de vrai, la clémence en la bouche ;
ACTE III, SCÈNE I. 817
Et je me sens forcée à lui vouloir du bien
D'avoir à votre Etat conservé ce soutien.
ALCANDRE.
Le généreux orgueil des âmes magnanimes
Par un noble dédain sait pardonner les crimes ;
Mais votre aspect m'emporte à d'autres sentiments, 7 35
Dont je ne puis cacher les justes mouvements ;
Ce teint pâle à tous deux me rougit de colère',
Et vouloir m'adoucir, c'est vouloir me déplaire-.
ROSIDOR.
Mais, Sire, que sait-on? peut-être ce rival,
Qui m'a fait après tout plus de bien que de mal", 7^0
Sitôt qu'il vous plaira d'écouler sa défense.
Saura de ce forfait purger son innocence.
ALCANDRE.
Et par où la purger? Sa main d'un trait mortel
A signé son arrêt en signant ce cartel '.
Peut-il désavouer ce qu'assure un tel gage'', 7^)5
Envoyé de sa part, et rendu par son page?
Peut-il désavouer que ses gens déguisés
De son commandement ne soient autorisés ?
Les deux, tous morts qu'ils sont, qu'on les traîne à la boue'^,
L'autre, aussitôt que pris, se verra sur la roue"; 7 5"
[Mais voire aspect m'emporte à d'autres sentiments ;]
Vous voyant, je ne puis cacher mes mouvements. (1032-67)
1. Var. Votre pâleur de teint me rougit de colère. (iGSa)
2. Var. Et vouloir m'adoucir, ce n'est que me déplaire. (1032-67)
3. Var. Qui m'a fait en tout cas plus de bien que de mal,
Lorsqu'en votre conseil vous orrez sa défense. (1632-67)
4. En marge, dans l'édition de i032 : Il montre un cartel qu'il avoit reçu
de Rosidor avant que d'entrer.
5. Var. [Envoyé de sa part, et rendu par son page,]
Peut-il désavouer ce funeste message?
[Peut-il désavouer que ses gens déguisés.] (1032-67)
6. C'est ce qu'on appelait traîner sur la claie. Les cadavres de ceux qui
avaient subi ce châtiment après leur mort étaient d'ordinaire jetés à la voirie.
7. Var. L'autre, aussitôt que pris, se mettra sur la roue. (1632-67)
3i8 CLITANDRE.
Et pour le scélérat que je tiens prisonnier,
Ce jour que nous voyons lui sera le dernier.
Qu'on l'amène au conseil; par forme il faut l'entendre',
Et voir par quelle adresse il pourra se défendre.
Toi, pense à te guérir, et crois que pour le mieux 7^^
Je ne veux pas montrer ce perfide à tes yeux :
Sans doute qu'aussitôt qu'il se feroit paroîlre,
Ton sang rejailliroit au visage du traître.
ROSIDOR.
L'apparence déçoit, et souvent on a vu
Sortir la vérité d'un moyen imprévu-, 760
Bien que la conjecture y fût encor plus forte ;
Du moins, Sire, apaisez l'ardeur qui vous transporte ;
Que l'âme plus tranquille et l'esprit plus remis,
Le seul pouvoir des lois perde nos ennemis.
ALC ANDRE.
Sans plus m'importuner, ne songe qu'à les plaies. 7^5
Non, il ne fut jamais d'apparences si vraies ;
Douter de ce forfait, c'est manquer de raison.
Derechef, ne prends soin que de ta guérison^.
SCENE II.
ROSIDOR, CALISTE.
ROSIDOR.
Ah ! que ce grand courroux sensiblement m'afflige !
1. \'ar. Qu'on l'amène au conseil, seulement pour entendre
Le genre de sa mort, cl non pour se défendre (u).
Toi, va te mettre au lit, et crois que pour le mieui. ( i63a-5-)
2. Var. Sortir la vérité d'un moyen impourvu. (lOSa)
3. En marge, dans l'édition de i633 : // sorl. — Il n'y a pas de ili>tin(lion
de scène.
(a) En marge, dans l'édition do i632 : Le Prévôt sort, et va quérir Clitandre.
ACTE III, SCÈXE II. 3i9
CALISTE.
C'est ainsi que le Roi, te refusant, t'oblige* : 7 7°
Il te donne beaucoup en ce qu'il t'interdit,
Et tu gagnes beaucoup d'y perdre ton crédit.
On voit dans ces refus une marque certaine "^
Que contre Rosidor toute prière est vaine.
Ses violents transports sont d'assurés témoins 77^
Qu'il t'écouteroit mieux s'il te cbérissoit moins.
Mais un plus long séjour pourroit ici te nuire ^ :
Ne perdons plus de temps ; laisse-moi te conduire *
Jusque dans l'antichambre où Lysarque t'attend,
Et montre désormais un esprit plus content. 780
ROSIDOR.
Si près de te quitter —
CALISTE.
N'achève pas ta plainte.
Tous deux nous ressentons cette commune atteinte ;
Mais d'un fâcheux respect la tyrannique loi
M'appelle chez la Reine et m'éloigne de toi.
Il me lui faut conter comme l'on m'a surprise, 7^5
Excuser mon absence en accusant Dorise ;
Et lui dire comment, par un cruel destin ^,
Mon devoir auprès d'elle a manqué ce matin.
ROSmOR.
Va donc, et quand son âme, après la chose sue,
Fera voir la pitié qu'elle en aura conçue, 790
Figure-lui si bien Glitandre tel qu'il est,
Qu'elle n'ose en ses feux prendre plus d'intérêt.
1. Var. Mon cœur, ainsi le Roi, te refusant, t'oblige. (1632-57)
2. Var. \ois dedans ces refus une marque certaine. (1632-07)
3. Var. Mais un plus long séjour ici te pourroit nuire. (i632-6o)
4. Var. Viens donc, mon cher souci, laisse-moi te conduire. (1632-67)
5. Var. Et l'informer comment, par un cruel destin. (i632-64)
320 CLITAXDRE.
CALTSTE.
Ne crains pas désormais que mon amour s'oublie ^ ;
Répare seulement la vigueur afToiblie :
Sache bien le servir de la faveur du Roi, 79^
Et pour tout le surplus repose-t'en sur moi".
SCÈNE III.
CLITANDRE, en prison l
Je ne sais si je veille, ou si ma rêverie
A mes sens endormis fait quelque tromperie ;
Peu s'en faut, dans l'excès de ma confusion.
Que je ne prenne tout pour une illusion. 800
Clitandre prisonnier ! je n'en fais pas croyable
Ni Tair sale et puant d'un cachot effroyable.
Ni de ce foible jour l'incertaine clarté,
Ni le poids de ces fers dont je suis arrêté :
Je les sens, je les vois ; mais mon âme innocente 8o5
Dément tous les objets que mon œil lui présente,
El le désavouant, défend à ma raison
De me persuader que je sois en prison.
Jamais aucun forfait, aucun dessein infâme ^
N'a pu souiller ma main ni glisser dans mon âme ; 810
Et je suis retenu dans ces funestes lieux !
Non, cela ne se peut: vous vous trompez, mes yeux ^ ;
J'aime mieux rejeter vos plus clairs témoignages.
1. Var. Ne crains pas, mon souci, que mon amour s'oublie. (1O32-57).
2. Var. Et tu peux du surplus te reposer sur moi. (iCiSa-By)
3. Var. Il parle en prison. (i663, en marge.) — Dans l'édition de iC32,on
lit en tète de la scène : clitandre, en prison, i,e geôlier, et au-dessous de ces
noms : clitandre, seul.
4. Far. Doncques aucun forfait, aucun dessein infâme
N'a jamais pu souiller ni ma main ni mon âme. (i 632-57)
5. Var. [Non, cela no se peut: vous vous trompez, mes yeux;]
Vous aviez autrefois des ressorts infaillibles
ACTE III, SCÈNE III. 821
J'aime mieux démentir ce qu'on me fait d'outrages,
Que de m'imaginer, sous un si juste roi, 8 1 5
Qu'on peuple les prisons d'innocents comme moi.
Cependant je m'y trouve ; et bien que ma pensée'
Recherche à la rigueur ma conduite passée -,
Mon exacte censure a beau l'examiner.
Le crime qui me perd ne se peut deviner ; 820
Et quelque grand effort que fasse ma mémoire.
Elle ne me fournit que des sujets de gloire.
Ah ! Prince, c'est quelqu'un de vos faveurs jaloux
Qui m'impute à forfait d'être chéri de vous.
Le temps qu'on m'en sépare, on le donne à l'envie, 826
Comme une liberté d'attenter sur ma vie.
Le cœur vous le disoit, et je ne sais comment
Mon destin me poussa dans cet aveuglement.
De rejeter l'avis de mon Dieu tutélaire :
C'est là ma seule faute, et c'en est le salaire, 83û
C'en est le châtiment que je reçois ici.
On vous venge, mon prince, en me traitant ainsi ;
Mais vous saurez montrer, embrassant ma défense ^,
Qui portoient en mon cœur les espèces visibles (a);
Mais mon cœur en prison vous renvoie à son tour
L'image et le rapport de son triste séjour.
Triste séjour! que dis-je •■' Osai-jc appeler triste
L'adorable prison où me retient Caliste ?
En vain dorénavant mon esprit irrité
Se plaindra d'un cachot qu'il a trop mérité ;
Puisque d'un tel blasphème 11 s'est rendu capable,
D'innocent que j entrai, j'y demeure coupable.
Folles raisons d'amour, mouvements égarés,
Qu'à vous suivre mes sens se trouvent préparés !
Et que vous vous jouez d'un esprit en balance
Qui veut croire plutôt la même extravagance,
Que de s'imaginer, sous un si juste roi. (i632-D'j)
1. Var. M'y voilà cependant, et bien que ma pensée. (1632-67)
2. Var. Épluche à la rigueur ma conduite passée. (i632)
3. Var. Mais vous montrerez bien, embrassant ma défense,
(a) Qui portoient dans mon cœur les espèces visibles. (i6iii)
Corneille, i 21
322 CLITANDRE.
Que qui vous venge ainsi puissamment vous offense.
Les perfides auteurs de ce complot maudit, 835
Qu'à me persécuter votre absence eniiardit,
A votre heureux retour verront que ces tempêtes,
Clitandre préservé, n'abatteront que leurs têtes.
Mais on ouvre, et quelqu'un, dans cette sombre horreur,
Par son visage affreux redouble ma terreur'. 8 4o
SCENE IV.
CLITANDRE, le Geôlier.
LE GEÔLIER.
Permettez que ma main de ces fers vous détache.
CLITANDRE.
Suis-je libre déjà ?
LE GEOLIER.
Non encor, que je sache.
CLITANDRE.
Quoi ! ta seule pitié s'y hasarde pour moi ?
LE GEÔLIER.
Non, c'est un ordre exprès de vous conduire au Roi.
Que qui vous venge ainsi lui-même vous ofTcnso.
Les damnablcs auteurs de ce com()Iot maudit. (iGSa-^^)
I. Var. De son visage affreux redoulilo ma terreur (a).
Parle, que me veux-tu? i.e geol. Vous ôter cette chaîne.
ci.iT. Se repent-on déjà de m'avoir mis en peine ?
LE GEÔL. Non pas que l'on m'ait dit. ci.rr. Quoi ! ta seule bonté
Me détache ces fers ? le geôl. Non, c'est Sa Majesté
Qui vous mande au conseil, olit. Ne peux-tu rien m'apprendre
Du crime qu'on impose au malheureux Clitandre?
[i.K GEÔr.. Descendons : un prévôt, qui vous (/>) attend là-bas.] (lOSa-S^)
(a) En marge, dans l'édition do iGSa : Le Geôlier ouvre la prison. — Il n'y
a pas de distinction de scène.
(6) L'édition de iGSa, au lieu de vous, porte ici nous, ce qui pourrait bien
être une lauto d'impression.
ACTE III, SCÈNE IV. 3a3
CLITANDRE.
Ne m'apprendras-tu point le crime qu'on m'impute, 845
Et quel lâche imposteur ainsi me persécute ?
LE GEOLIER.
Descendons : un prévôt, qui vous attend là-bas.
Vous pourra mieux que moi contenter sur ce cas.
SCÈNE V.
PYMANTE, DORISE.
PTMANTE, regardant une aiguille qu'elle avoit laissée par mcgarde
dans ses cheveux en se déguisant*.
En vain pour m'éblouir vous usez de la ruse.
Mon esprit, quoique lourd, aisément ne s'abuse ; 800
Ce que vous me cachez, je le lis dans vos yeux :
Quelque revers d'amour vous conduit en ces lieux ;
N'est-il pas vrai. Monsieur? et même celte aiguille
Sent assez les faveurs de quelque belle fille ^ :
Elle est, ou je me trompe, un gage de sa foi*. 855
DORlSE.
0 malheureuse aiguille ! Hélas ! c'est fait de moi.
PYMANTE.
Sans doute votre plaie à ce mot s'est rouverte.
Monsieur, regrettez-vous son absence, ou sa perte ?
\ous auroit-elle bien pour un autre quitté^,
1. Var. Il regarde une aiguille que Dorise avoit, etc. (i663, en marge.) —
Ce jeu de scène n'est point indique ici dans l'édition de 1682, mais on lit en
marge, aux derniers vers du premier couplet : // lui montre une aiguille que
par mégarde elle avoit laissée dans ses cheveux en se déguisant.
2. Var. Ressent fort les faveurs de quelque belle fille. (iG32-57)
3. Var. Qui vous l'aura donnée en gage de sa foi (a). (i632-6o)
4. Var. Ou payant vos ardeurs d'une infidélité,
[Vous auroit-elle bien pour un autre quitté?]
Vous ne me dites mot; cette rougeur confuse. (1G32-D7)
(a) L'édition de 1G57 donne, par erreur sans doute, en garde, ^out en gage.
324 CLITANDRE.
Et payé vos ardeurs d'une infidélité? 860
Vous ne répondez point ; cette rougeur confuse,
Quoique vous vous taisiez, clairement vous accuse.
Brisons là : ce discours vous fàcheroit enfin,
Et c'étoit pour tromper la longueur du chemin.
Qu'après plusieurs discours, ne sachant que vous dire',
J'ai touché sur un point dont votre cœur soupire,
Et de quoi fort souvent on aime mieux parler
Que de perdre son temps à des propos^ en l'air ^
DORISE.
Ami, ne porte plus la sonde en mon courage :
Ton entretien commun me charme davantage ; 870
Il ne peut me lasser, indifférent qu'il est^ ;
Et ce n'est pas aussi sans sujet qu'il me plaît.
Ta conversation est tellement civile.
Que pour un tel esprit ta naissance est trop vile ;
Tu n'as de villageois que l'habit et le rang ; 875
Tes rares qualités te font d'un autre sang ;
Même, plus je te vois, plus en toi je remarque
Des traits pareils à ceux d'un cavalier de marque :
Il s'appelle Pymante, et ton air et ton port
Ont avec tous les siens un merveilleux rapport"" . 880
PYMAISTE.
J'en suis tout glorieux, et de ma part je prise
Votre rencontre autant que celle de Dorise,
Autant que si le ciel, apaisant sa rigueur,
Me faisoit maintenant un présent de son cœur.
1. \ar. Qu'après plïisieurs devis, n ayant plus où nie prendre,
J'ai touché par hasard une chose si tendre,
Dont beaucoup toutefois aiment bien mieux parler. (1G32-57)
2. Dans les éditions de 1668 et de 1682, il y a en des propos : mais ce pour-
rait bien être une faute ; toutes les autres donnent à des propos.
3. Var. Que do perdre leur temps à des propos en l'air. (i()32-r).3)
4. Var. Il ne me peut lasser, indilTérent qu'il est. (iGSa-Cxi)
5. Var. Ont avecque les siens un merveilleux rapport. (i633-6o)
ACTE III, SCENE V. 325
DORISE.
Qui nommes-tu Dorise ?
PTMA>'TE.
Une jeune cruelle 885
Qui me fuit pour un autre.
DORISE .
Et ce rival s'appelle ?
PTMANTE.
Le berger Rosidor.
DORISE.
Ami, ce nom si beau
Chez vous donc se profane à garder un troupeau ?
PTMANTE.
Madame, il ne faut plus que mon feu vous déguise '
Que sous ces faux habits il reconnoît Dorise. 8 go
Je ne suis point surpris de me voir dans ces bois-
Ne passer à vos yeux que pour un villageois ;
Votre haine pour moi fut toujours assez forte
Pour déférer sans peine à l'habit que je porte.
Cette fausse apparence aide et suit vos mépris ; 895
Mais cette erreur vers vous ne m'a jamais surpris ;
Je sais trop que le ciel n'a donné l'avantage
De tant de raretés qu'à votre seul visage :
Sitôt que je l'ai \'u, j'ai cru voir en ces lieux
Dorise déguisée, ou quelqu'un de nos Dieux ; 900
Et si j'ai quelque temps feint de vous méconnoître
En vous prenant pour tel que vous vouliez paroître,
Admirez mon amour, dont la discrétion
1. Var. Ma belle, il ne faut plus que mon feu vous déguise. (i63a)
2. Var. Ce n'est pas sans raison qu'à vos yeux cette fois
Je passe pour quelqu'un d'entre nos villageois ;
M'ayant traité toujours en homme de leur sorte,
Vous croyez aisément à l'habit que je porte,
Dont la fausse apparence aide et suit vos mépris. (lôSa-D^)
326 CLITANDRE.
Rendoit à vos désirs cette submission,
Et disposez de moi, qui borne mon envie 905
A prodiguer pour vous tout ce que j'ai de vie.
DORISE .
Pymante, eh quoi ? faut-il qu'en l'état où je suis
Tes importunités augmentent mes ennuis ?
Faut-il que dans ce bois ta rencontre funeste
Vienne encor m'arracher le seul bien qui me reste, 9 » «
Et qu'ainsi mon malheur au dernier point venu
N'ose plus espérer de n'être pas connu ?
PYMANTE.
Voyez comme le ciel égale nos fortunes.
Et comme, pour les faire entre nous deux communes,
Nous réduisant ensemble à ces déguisements, 9 1 5
Il montre avoir pour nous de pareils mouvements.
DOKISE.
Nous changeons bien d'habits, mais non pas de visages ;
Nous changeons bien d'habits, mais non pas de courages ;
Et ces masques trompeurs de nos conditions
Cachent, sans les changer, nos inclinations^ 920
PYMANTE.
Me négliger toujours ! et pour qui vous néglige !
DORISE.
Que veux-tu ? son mépris plus que ton feu m'oblige ;
J'y trouve malgré moi je ne sais quel appas-.
Par 011 l'ingrat me tue, et ne m'oH'cnse pas.
I. Var. [Cachcnl sans les changer nos inclinations.]
PYM. Pardonnez-moi, ma reine, ils onl changé mon àmc,
Puisque mcis feux plus vifs y redoublent leur flamme.
Df)n. Aussi font bien les miens, mais c'est pour Rosidor.
pvM. Trop cruelle beauté, persistez-vous encor
A dédaigner mes yeux pour un qui vous néglige? (iri?>a-r)'y)
3. \ar. J'y trouve, malgré lui, je no sais quel appas. (iG^ï-fi'y)
ACTE III, SCÈNE V. 827
PYMANTE.
Qu'espérez- VOUS enfin d'un amour si frivole* g^^
Pour cet ingrat amant qui n'est plus qu'une idole^?
DORISE.
Qu'une idole ! Ah ! ce mot me donne de l'effroi.
Rosidor une idole I ah I perfide, c'est toi,
Ce sont tes trahisons qui l'empêchent de vivre ;
Je t'ai vu dans ce bois moi-même le poursuivre^, g^o
Avantagé du nombre, et vêtu de façon
Que ce rustique habit effaçoit tout soupçon :
Ton embûche a surpris une valeur si rare.
PYMANTE.
Il est vrai, j'ai puni l'orgueil de ce barbare,
De cet heureux ingrat, si cruel envers vous*, 9^5
Qui maintenant par terre et percé de mes coups,
Eprouve par sa mort comme un amant fidèle
Venge votre beauté du mépris qu'on fait d'elle.
DORISE.
Monstre de la nature, exécrable bourreau,
Après ce lâche coup qui creuse mon tombeau, g*!"
D'un compliment railleur ta malice me flatte^* 1
Fuis, fuis, que dessus toi ma vengeance n'éclate.
Ces mains, ces foibles mains, que vont armer les Dieux,
N'auront que trop de force à t'arracher les yeux.
Que trop à t'imprimer sur ce hideux visage 9^*5
En mille traits de sang les marques de ma rage.
PYMANTE.
Le courroux d'une femme, impétueux d'abord^,
i.Var. Qu'espérez-vous enfin de cette amour frivole. (1682-57)
2. Var. Envers un qui n'est plus peut-être qu'une idole ? (1682)
Var. Vers un homme qui n'est peut-être qu'une idole ? (16M-57)
3. Var. Je t'ai vu dans ces bois moi-même le poursuivre. (1632-57)
4. Var. De ce tigre jadis si cruel envers vous. (1632-57)
5. Var. D'un compliment moqueur ta malice me (latte ! (1632-57)
6. Var. L'impétueux Louilloa d'un courroux féminiu,
328 CLITANDRE.
Promet tout ce qu'il ose à son premier transport ;
Mais comme il n'a pour lui que sa seule impuissance,
A force de grossir il meurt en sa naissance ; 9^^°
Ou s'étouffant soi-même, à la fin ne produit
Que point ou peu d'effet après beaucoup de bruit.
DORISE.
Va, va, ne prétends pas que le mien s'adoucisse' :
Il faut que ma fureur ou l'enfer te punisse ;
Le reste des humains ne sauroit inventer ii^S
De gêne qui te puisse à mon gré tourmenter".
Si tu ne crains mes bras, crains de meilleures armes ;
Crains tout ce que le ciel m'a départi de charmes :
Tu sais quelle est leur force, et ton cœur la ressent ;
Grains qu'elle ne m'assure un vengeur plus puissant. 9*^"
Ce courroux, dont tu ris, en fera la conquête
De quiconque à ma haine exposera ta tête,
De quiconque mettra ma vengeance en mon choix ^
Adieu : j'en perds le temps à crier dans ce bois* ;
Mais tu verras bientôt si je vaux quelque chose, 96^
Et si ma rage en vain se promet ce qu'elle ose.
PYMANTE.
J'aime tant cette ardeur à me faire périr.
Que je veux bien moi-même avec vous y courir.
Qui s'échappe sur l'heure et jette son venin,
Comme il est anime de la seule impuissance,
A force de grossir, se crève en sa naissance. (i635!-57)
1. Var. Traître, ne prétend pas que le mien s'adoucisse. (iGSa-S^)
î. Voyez au Complément des variantes, p. 365.
3. Dans ce passage, qui paraît pour la première fois en 1660, Dorise exprime
la même confiance qu'fimilie :
Et si pour me gagner il faut trahir ton maître.
Mille antres à l'envi recevroirnt cette loi.
S'ils pouvoient rn'acquérir à même prix que toi.
(Cinna, acte III, se. iv.)
Si j'ai séduit Cinna, j'en séduirai bien d'autres.
{IhirI,, acte V, se. 11.)
4. Var. Adieu : j'en perds le temps à crier dans ces bois. (i6Co-6ii)
ACTE III, SCENE V. Sag
DORISE.
Traître, ne me suis point.
PYMA>TE.
Prendre seule la fuite !
Vous vous égareriez à marcher sans conduite; 97°
Et d'ailleurs votre habit, où je ne comprends rien,
Peut avoir du mystère aussi bien que le mien.
L'asile dont tantôt vous faisiez la demande
Montre quelque besoin d'un bras qui vous défende ;
Et mon devoir vers vous seroit mal acquitté, 97 ^
S'il ne vous avoit mise en lieu de sûreté.
Vous pensez m'échapper quand je vous le témoigne ;
Mais vous n'irez pas loin que je ne vous rejoigne.
L'amour que j'ai pour vous, malgré vos dures lois,
Sait trop ce qu'il vous doit, et ce que je me dois. 980
FIN DU TROISIEME ACTE.
33o CLITA-NDRE.
ACTE IV.
SCENE PREMIÈRE.
PYMANTE, DORISE'.
DORISE.
Je te le dis encor, tu perds temps à me suivre ;
Souffre que de tes yeux ta pitié me délivre :
Tu redoubles mes maux par de tels entretiens.
PYMANTE.
Prenez à votre tour quelque pitié des miens,
Madame, et tarissez ce déluge de larmes- : oJ^s
Pour rappeler un mort ce sont de f'oibles armes ;
Et quoi que vous conseille un inutile ennui,
Vos cris et vos sanglots ne vont point jusqu'à lui.
DORISE.
Si mes sanglots ne vont où mon cœur les envoie,
Du moins par eux mon àmc y trouvera la voic^ : 99"
S'il lui faut un passage afm de s'envoler.
Ils le lui vont ouvrir en le fermant à l'air.
Sus donc, sus, mes sanglots ! redoublez vos secousses :
Pour un tel désespoir vous les avez trop douces ;
Faites pour m'étouffcr de plus puissants efforts. 99^
1. Var. PYMANTE, DonisE dans une caverne. (i632-57)
2. Var. Tarissez désormais ce rléluge de larmes (a). lOSa-fiy)
3. \'ar. Au moins par eux mon niuc y tmiivora la voie. (ifiSa-B^)
(a) Le IV" aclc commence à ce vers dans les éditions do lôSa-Sy.
ACTE IV, SCÈNE I. 33i
PYMANTE.
Ne songez plus, Madame, à rejoindre les morts* ;
Pensez plutôt à ceux qui n'ont point d'autre envie -
Que d'employer pour vous le reste de leur vie ;
Pensez plutôt à ceux dont le service offert
Accepté vous conserve, et refusé vous perd. looo
DORISE.
Crois-tu donc, assassin, m'acqucrir par ton crime ?
Qu'innocent méprisé, coupable je t'estime ?
A ce compte, tes feux n'ayant pu m'émouvoir.
Ta noire perfidie obtiendroit ce pouvoir^?
Je chérirois en toi la qualité de traître, ioo5
Et mon affection commenceroit à naître
Lorsque tout l'univers a droit de te haïr ?
PYMANTE.
Si j'oubliai l'honneur jusques à le trahir,
Si pour vous posséder mon esprit, tout de flamme,
N'a rien cru de honteux, n'a rien trouvé d'Infàme, loio
Voyez par là, voyez l'excès de mon ardeur :
Par cet aveuglement jugez de sa grandeur.
DORISE.
Non, non, ta lâcheté, que j'y vois trop certaine,
N'a servi qu'à donner des raisons à ma haine.
Ainsi ce que j'avois pour toi d'aversion ioi5
Vient maintenant d'ailleurs que d'inclination :
C'est la raison, c'est elle à présent qui me guide
Aux mépris que je fais des flammes d'un perfide.
PYMANTE.
Je ne sache raison qui s'oppose à mes vœux,
Puisqu'ici la raison n'est que ce que je veux, 1020
1. Var. Belle, ne songez plus à rejoindre les morts. (i632)
Var. Ne songez plus, Dorise, à rejoindre les morts. (iGW-ôy)
2. Var. Pensez plutôt à ceux qui vivants n'ont envie. (1682-57)
3. Var. Ton perfide attentat obtiendroit ce pouvoir .>• (1632-57)
332 CLITANDRE.
Et ployant dessous mol, permet à mon envie
De recueillir les fruits de vous avoir servie.
Il me faut des faveurs malgré vos cruautés'.
DORTSE.
Exécrable ! ainsi donc tes désirs effrontés
Voudroient sur ma foiblesse user de violence'? 'o^S
PYMANTE.
Je ris de vos refus, et sais trop la licence
Que me donne l'amour en cette occasion.
DORISE, lui crevant l'œil de son aiguille'.
Traître, ce ne sera qu'à ta confusion.
PYMANTE, portant les mains à son œil crevé ^.
Ah, cruelle !
DORISE ^
Ah ! brigand ^ !
PYMANTE.
Ah ! que viens-tu de faire?
DORISE '.
De punir l'attentat d'un infâme corsaire \ io3o
1. Var. Il me faut un baiser malgré vos cruautés (a). (1682-57)
2. Var. Veulent sur ma foiblesse user de \iolence.
PTM. Que sert d'y résister ? je sais trop la licence. (i632-5-)
3. Var. Elle lui crève un œil du poinçon qui Ini étoil demeuré dans les che-
veux. (1682, en marge.) — Elle lui crève l'œil de son aiguille. (1668, en marge.)
4. Var. Il porte les mains à son œil crevé. (i663, en marge.)
5. Var. DORISE, en s'échappani de lui. (1682-1657)
6. Var. Ah ! infâme 1 (1682)
7. Var. DORISE, sortie de la caverne.
8. Var. De tirer mon honneur des cfTorts d'tm corsaire (h).
PYMANTE, ramassant son èpée.
Barbare, je t'aurai, doiuse, «e cachant. Fuyons, il va sortir.
Qu a propos ce buisson s'offre à me garantir !
PYMANTE, sorti. Ne crois pas m'échapper ; quoi que ta ruse fasse.
J'ai ta mort en ma main, dorise, cachée. Dieux ! le voilà qui passe.
PYMANTE passe de Vautre côté du théâtre (c).
Tigrcsse !
(a) En marge dans l'édition de 1683 : // veut user de force.
(';) De sauver mon honneur des efforts d'un corsaire. (i644-57)
(c) PYMANTE, passé de l'autre côté du théâtre. ( 1644-57)
ACTE IV, SCENE I. 333
PYMAINTE, prenant son épée dans la caverne, où il l'avoit jetée
au second acte '.
Ton sang m'en répondra ; tu m'auras beau prier,
Tu mourras.
DORISE.
Fuis, Dorise, et laisse-le crier.
DORISE, revenant sur le Ihéâlre (a).
Il est passé, je suis hors de danger.
Ainsi dorénavant mon sort puisse changer !
Ainsi dorénavant le ciel plus favorable
Me prête en ces malheurs une main secourable I
Cependant pour loyer de sa lubricité (6),
Son œil m'a répondu de sa pudicité.
Et dedans son cristal mon aiguille enfoncée.
Attirant ses deux mains, ma désembarrassée.
Aussi le falloit-il que ce même poinçon.
Qui premier de mon sexe engendra ce soupçon.
Fût l'auteur de ma prise et de ma délivrance,
Et qu'après mon péril il fît mon assurance (c).
Va donc, monstre bouEB de luxure et d'orgueil.
Venge sur ces rameaux la perte de ton œil,
Fais servir si tu veux, dans ta forcenerie.
Les feuilles et le vent d'objets à ta furie :
Dorise, qui s'en moque et fuit d'autre côté,
En s'éloignant de toi se met en sûreté,
SCÈNE II (d).
PYM. Qu'est-elle devenue ? Ainsi donc l'inhumaine
Après un tel affront rend ma poursuite vaine !
Ainsi donc la cruelle, à guise d'un éclair.
En me frappant les yeux est disparue en l'air !
[Ou plutôt, l'un perdu, l'autre m'est inutile.] (lôSa-ôy)
i.Var. Il prend son épée dans la ijrotte où il l'avoit jetée au second acte.
(i663, en marge.)
(o) Ici commence la scène ii dans les éditions de 1644-67.
(6) Pour peine cependant de sa lubricité. (1644-67)
(c) Ces quatre vers, à partir de : « Aussi le falloit-il, etc. , » manquent dans les
éditions de i644-57.
(d) scÈ.NE ni. (1644-57)
334 CLIT\>^DRE.
SCÈNE II.
PYMANTE.
Où s'est-elle cachée ? où l'emporte sa fuite ?
Où faut-il que ma rage adresse ma poursuite ?
La tigresse m'échappe, et telle qu'un éclair, io35
En me frappant les yeux, elle se perd en l'air ;
Ou plutôt, l'un perdu, l'autre m'est inutile ;
L'un s'offusque du sang qui de l'autre distile.
Coule, coule, mon sang: en de si grands malheurs',
Tu dois avec raison me tenir lieu de pleurs : io4o
Ne verser désormais que des larmes communes.
C'est pleurer lâchement de telles infortunes.
Je vois de tous côtés mon supplice approcher ;
N'osant me découvrir, je ne me puis cacher.
Mon forfait avorté se lit dans ma disgrâce", '"45
Et ces gouttes de sang me font suivre à la trace.
Miraculeux effet ! Pour traître que je sois.
Mon sang l'est encor plus, et sert tout à la fois
De pleurs à ma douleur, d'indices à ma prise,
De peine à mon forfait, de vengeance à Dorise. >o5o
0 toi qui, secondant son courage inhumain^,
Loin d'orner ses cheveux, déshonores sa main.
Exécrable instrument de sa brutale rage,
ïu dcvois ' pour le moins respecter son image:
Ce portrait accompli d'un chef-d'œuvre des cieux, i<>^i5
1. Far. Coule, coule, mon sang : dans de si grands malheurs. (iGSa-S^)
2. Var. Mon forfait évidunt se lit, dans ma di.sgràce. (1632-57)
3. Var. Bourreau qui, serondanl son courant inhumain (a).
Au lieu d'orner son poil, deshonorez (sic) sa main. (i032)
4. On lit lu devrais dans l'édition de i(332, mais c'est proljabloiucnl une
faute d'impression.
(a) En marge : // tient à la main le poinçon que Dorise lui avoit laissé ilans
l'œil.
ACTE IV, SCÈNE II. 335
Imprimé dans mon cœur, exprimé dans mes yeux,
Quoi que te commandât une âme si cruelle ',
Devoit être adoré de ta pointe rebelle.
Honteux restes d'amour qui brouillez mon cerveau !
Quoi ! puis-je en ma maîtresse adorer mon bourreau"?
Remettez-vous, mes sens ; rassure-toi, ma rage ;
Reviens, mais reviens seule animer mon courage^ ;
Tu n'as plus à débattre avec mes passions
L'empire souverain dessus mes actions ;
L'amour vient d'expirer, et ses flammes éteintes^ io6 5
Ne t'imposeront plus leurs infâmes contraintes.
Dorise ne tient plus dedans mon souvenir
Que ce qu'il faut de place à l'ardeur de punir" :
1 . Var. Quoi que te commandât son âme courroucée,
Devoit être adoré de ta pointe émoussée ;
Quelque secret instinct te devoit figurer
Que se prendre à mon œil c etoit le déchirer.
Et toi, belle, reviens, reviens, cruelle ingrate,
Voir comme encor lamour en ta faveur me flatte.
Ce poinçon qu'à mon heur j'éprouve si fatal.
Ce n'est qu'à ton sujet que je lui veux du mal :
Vois dans ces vains propos, par où mon cœur se venge.
Moins de blâme pour lui que pour toi de louange (a).
Tu n'as dans ta colère usé que de tes droits.
Et ma vie et ma mort dépendant de tes lois,
11 t'étoit libre encor de m 'être plus funeste.
Et c'est de ta pitié que j'en tiens ce qui reste.
Reviens, belle, reviens, que j'offre tout blessé
A tes ressentiments ce que tu m'as laissé.
Lâche et honteux retour de ma flamme insensée !
Il semble que déjà ma fureur soit passée.
Et tous mes sens, brouillés d'un désordre nouveau.
Au lieu de ma maîtresse adorent mon bourreau, (i 682-57)
2. Var. Pourrois-je en ma maîtresse adorer mon bourreau. (i66o)
3. Var. Seule je te permets d'occuper mon courage. (1682-57)
4. Var. L'amour vient d'expirer, et ses flammes dernières
S'éteignant ont jeté leurs plus vives lumières. (i632-57)
5. Var. Que ce qu'il faut de place aux soins de la punir :
Je n'ai plus de penser qui n'en veuille à sa vie. (1682-D7)
(a) Ces quatre vers, à partir de ; « Ce poinçon qu'à mon heur, etc., » ne sont
que dans l'édition de 1682.
336 CLITANDRE.
Je n'ai plus rien en moi qui n'en veuille à sa vie.
Sus donc, qui me la rend? Destins, si votre envie, "170
Si votre haine encor s'obstine à mes tourments ',
Jusqu'à me réserver à d'autres châtiments,
Faites que je mérite, en trouvant l'inhumaine,
Par un nouveau forfait, une nouvelle peine ;
Et ne me traitez pas avec tant de rigueur, 1075
Que mon feu ni mon fer ne touchent point son cœur.
Mais ma fureur se joue, et demi-languissante.
S'amuse au vain éclat d'une voix impuissante.
Recourons aux effets, cherchons de toutes parts ;
Prenons dorénavant pour guides les hasards'-. loSo
Quiconque ne pourra me montrer la cruelle ^,
Que son sang aussitôt me réponde pour elle ;
Et ne suivant ainsi qu'une incertaine erreur,
Remplissons tous ces lieux de carnage et d'horreur.
(Une tempête survient.)
Mes menaces déjà font trembler tout le monde : iof^5
Le vent fuit d'épouvante, et le tonnerre en gronde ;
L'œil du ciel s'en retire, et par un voile noir.
N'y pouvant résister, se défend d'en rien voir ;
Cent nuages épais se distillant en larmes,
A force de pitié, veulent m'ôter les armes ; "ogo
La nature étonnée embrasse mon courroux*,
Et veut m'oifrir Dorise, ou devancer mes coups.
Tout est de mon parti : le ciel même n'envoie
Tant d'éclairs redoublés qu'afm que je la voie.
Quelques lieux où l'elTroi porte ses pas errants'', «og^
1. Var. Implacable pour moi, s'obstine à mes lounnents,
Si vous me réservez à d'autres chtitimcnls. (i63a-57)
2. Var. Prenons dorénavant pour guide les hasards, (i 644-57)
3. Var. Quiconque rencontré n'en saura de nouvelle. (i632 et 48)
Var. Quiconque rencontré n'en saura la nouvelle. (i644et 62-57)
4. Var. L'univers, n'ayant pas de force à m'opposer.
Me vient offrir Dorise afin de m'apaiser. (1682-57)
. Var. Quelque part où la peur porte ses pas errants. (iG32-47)
ACTE IV, SCÈNE II. 33;
Ils sont entrecoupés de mille gros torrents.
Que je serois heureux, si cet éclat de foudre',
Pour m'en faire raison, l'avoit réduite en poudre 1
Allons voir ce miracle, et désarmer nos mains,
Si le ciel a daigné prévenir nos desseins. i lot
Destins, soyez enfin de mon intelligence.
Et vengez mon affront, ou souffrez ma vengeance !
SCENE III.
FLORIDAN.
Quel bonheur m'accompagne en ce moment fatal !
Le tonnerre a sous moi foudroyé mon cheval,
Et consumant sur lui toute sa violence,
Il m'a porté respect parmi son insolence.
Tous mes gens, écartés par un subit effroi.
Loin d'être à mon secours, ont lui d'autour de moi.
1. Var. 0 suprême faveur ! Ce grand éclat de foudre,
Décoché sur son chef, le vient de mettre en poudre.
Ce fer, s'il est ainsi, me va tomber des mains ;
Ce coup aura sauvé le reste des humains.
Satisfait par sa mort, mon esprit se modère,
Et va sur sa charogne achever sa colère (a).
SCÈNE III (6).
LE PBiscE. Que d'heur en ce péril ! sans me faire aucun mal,
[Le tonnerre a sous moi foudroyé mon cheval,]
Et consommant sur lui toute sa violence (c).
M'a montré son respect parmi son insolence.
Holà ! quelqu'un à moi ! Tous mes gens écartés.
Loin de me secourir, suivent de tous côtés
L'effroi de la tempête ou l'ardeur de la chasse.
Cette ardeur les emporte ou la frayeur les glace.
[Cependant seul, à pied, je pense à tous moments.] (1632-07)
(a) Et va par ce spectacle assouvir sa colère. (iGii-ôy)
(6) SCÈNE IV. (i644-57)
(c) [Et consumant sur lui toute sa violence.] (1648-67)
Corneille, i 2
338 CLITANDRE.
Ou déjà dispersés par l'ardeur de la chasse,
Ont dérobé leur tête à sa fière menace. 1 1 • o
Cependant seul, à pied, je pense à tous moments
Voir le dernier débris de tous les éléments,
Dont Tobstination à se faire la guerre
Met toute la nature au pouvoir du tonnerre.
Dieux, si vous témoignez par là votre courroux, « « i5
De Clitandre ou de moi lequel menacez-vous ?
La perte m'est égale, et la même tempête
Qui Tauroit accablé tomberoit sur ma tête.
Pour le moins, justes Dieux, s'il court quelque danger'.
Souffrez que je le puisse avec lui partager. » 1 20
J'en découvre à la fin quelque meilleur présage ;
L'haleine manque aux vents, et la force à l'orage ;
Les éclairs, indignés d'être éteints par les eaux.
En ont tari la source et séché les ruisseaux ;
Et déjà le soleil de ses rayons essuie ' ' 35
Sur ces moites rameaux le reste de la pluie.
Au lieu du bruit affreux des foudres décochés,
Les petits oisillons, encor demi-cachés^
Mais je verrai bientôt quelques-uns de ma suite :
Je le juge à ce bruit.
, Var. Pour témoins, Dieux, s'il court quelque danger fatal.
Qu'il en ait comme moi plus de peur que de mal. (iC32-57)
. \ar. [Les petits oisillons, encor dcmi-cachés.]
Poussent en tremblotant, et hasardent à peine
Leur voix, qui se dérobe à la peur incertaine
Qui tient encor leur âme et ne leur permet pas
De se croire du tout préservés du trépas.
J'aurai bientôt ici quelques-uns de ma suite. (lôSa-S^)
ACTE IV, SCÈNE IV. SSg
SCÈNE IV.
FLORIDAN, PYMANTE, DORISE».
PYMANTE saisit Dorise qui le fuyoit^.
Enfin, malgré ta fuite, 1 1 3o
Je te retiens, barbare.
DORISE.
Hélas !
PYMANTE.
Songe à mourir ;
Tout l'univers ici ne te peut secourir.
FLORIDAN.
L'égorger à ma vue ! ô l'indigne spectacle !
Sus, sus, à ce brigand opposons un obstacle.
Arrête, scélérat !
PTMAXTE.
Téméraire, où vas-tu ! 1 1 35
FLORIDAN.
Sauver ce gentilhomme à tes pieds abattu.
DORISE.
Traître, n'avance pas ; c'est le Prince.
PTMANTE, tenant Dorise d'une main, et se battant de l'aulre .
N'importe* ;
Il m'oblige à sa mort, m'ayant vu de la sorte.
FLORIDAN .
Est-ce là le respect que tu dois à mon rang ?
I. Var. LE PBINCE, PYMAXTE, DORISE, DEUX VENEIRS. (iGSa)
2.Var. PTMAXTE, terrassant Dorise. (iGSa-Go) — // saisit Dorise qui-
fuyait. (i663, en marge.)
3. Var. PïMASTE, tenant Dorise d'une main, se bat de l'autre contre le Prince,
(1632) — // tient Dorise d'un main, et se bat de l'autre. (i663, en marge.)
l\. Var. C'est le Prince, tout beau ! pym. Prince ou non, ne m'importe.
(1632-57)
34o • CLITANDRE.
PYMANTE.
Je ne connois ici ni qualités ni sang : 1 1 4o
Quelque respect ailleurs que ta naissance obtienne \
Pour assurer ma vie, il faut perdre la tienne.
DORISE.
S'il me demeure encor quelque peu de vigueur,
Si mon débile bras ne dédit point mon cœur,
J'arrêterai le tien.
PYMAjNTE.
Que fais-tu, misérable ? 1 1 45
DORISE "".
Je détourne le coup d'un forfait exécrable.
PIMA^'TE.
Avec ces vains efforts crois-tu m'en empêcher ^^
FLORIDAN.
Par une heureuse adresse il l'a fait trébucher.
Assassin, rends l'épée*.
SCENE V.
FLORIDAN, PYMANTE, DORISE, trois Veneurs,
portant en leurs inains les vrais habits de Pymante, Lycaste et
Dorise 3.
PREMIER VEÎSEUR.
Ecoute, il est fort proche :
I. Var, Quelque respect ailleurs que ton gratlo s'obtienne. (iCSa-S^)
3.Var. DORISE, le faisant trébucher. (lO/ii-Oo et Gi't) — Elle fait trébucher
Pymante. (i6G3, en marge.)
3. En marge, dans l'édition de 1682 : Dorise, s' embarrassant dans ses jambes,
le fait trébucher.
4. En marge, dans l'édition do iGSa : // saute sur Pymante, et deu.r veneurs
paraissent, chargés des vrais habits de Pymante, Lycaste et Dorise. — Il n'y a
point de distinction de scène.
3. ]ar.Ils portent en leurs mains les vrais habits, etc. (i6G3, en marge.)
ACTE IV, SCÈNE V. 3^1
C'est sa voix qui résonne au creux de cette roche, i ' 5o
Et c'est lui que tantôt nous avions entendu.
FLORIDAN désarme Pymante, et en donne 1 epée à garder
à Dorise ' .
Prends ce fer en ta main.
PYMANTE.
Ah ci eux ! je suis perdu.
SECOND VENEUR.
Oui, je le vois. Seigneur, quelle aventure étrange %
Quel malheureux destin en cet état vous range P
FLORIDAN.
Garrottez ce maraud ; les couples de vos chiens i lââ
Vous y pourront servir, faute d'autres liens.
Je veux qu'à mon retour une prompte justice
Lui fasse ressentir par l'éclat d'un supplice ',
Sans armer contre lui que les lois de l'Etat,
Que m'attaquer n'est pas un léger attentat. » ' 60
Sachez que s'il s'échappe il y va de vos têtes.
PREMIER VENEUR.
Si nous manquons, Seigneur, les voilà toutes prêtes^.
Admirez cependant le foudre et ses efforts,
Qui dans cette forêt ont consumé trois corps ^ :
En voici les habits, qui sans aucun dommage » '65
Semblent avoir bravé la fureur de l'orage.
FLORIDAN.
Tu montres à mes yeux de merveilleux effets ^.
1. Var. LE pauiCE, à Dorise. (i633-6o) — // désarme Pymante, etc. (i663,
en marge.)
2. Var. Le voilà, Monseigneur, quelle aventure étrange.
Et quel mauvais destin en cet état vous range ?
LE PRniCE. Garrottez ce maraud ; faute d'autres liens.
Employez-y plutôt les couples de vos chiens. (1632-57)
3. Var. Lui fasse ressentir par un cruel supplice. (i63a-57)
Var. Lui fasse ressentir par un juste supplice. (1660)
4. Var. En ce cas, Monseigneur, les voilà toutes prêtes. (1632-07)
5. Var. Qui dans cette forêt ont consommé trois corps. (i632)
6. Var. Tu me montres vraiment de merveilleux effets. (1632-57)
343 CLITANDRE.
DORISE.
Mais des marques plutôt de merveilleux forfaits.
Ces habits, dont n'a point approché le tonnerre *,
Sont aux plus criminels qui vivent sur la terre : 1 170
Connoissez-les, grand prince, et voyez devant vous ^
Pymante prisonnier, et Dorise à genoux.
FLORIDAN.
Que ce soit là Pymante, et que tu sois Dorise I
DORISE.
Quelques étonnements qu'une telle surprise
Jette dans votre esprit, que vos yeux ont déçu, 1 1 75
D'autres le saisiront quand vous aurez tout su.
La honte de paroître en un tel équipage
Coupe ici ma parole et l'étouffé au passage ;
Souffrez que je reprenne en un coin de ce bois ^
Avec mes vêlements l'usage de la voix, 1 180
Pour vous conter le reste en habit plus sortable.
FLORIDAN.
Cette honte me plaît : ta prière équitable,
En faveur de ton sexe et du secours prêté.
Suspendra jusqu'alors ma curiosité.
Tandis, sans m'éloigner beaucoup de cette place, 1 1 85
Je vais sur ce coteau pour découvrir la chasse ;
Tu l'y ramèneras. Vous, s'il ne veut marcher ^,
I. Var. Ces habil.s que n'a point apiiroché Çtic) le lonnorre. (i632-57)
3. Var. Connoissez-les, mon prince, et voyez devant vous. (iG.Sa-fio)
3. Var. Souffrez que je reprenne en un coin de ces bois. (i632-6i)
4. Var. Tu l'y ramèneras. Toi, s'il ne veut marcher,
Garde-le cependant au pied de ce rocher.
SCÈNE V.
CLÉON et encore un Veneur (a).
ciroN. Tes avis, qui n'ont rien que do l'incertitude,
N'otenl point mon esprit de son inquiétude,
(a) sctNK vil. CLtoN el un autre ve.xeur. (i6/i.''i-57)
ACTE IV, SCÈNE V. 343
Gardez-le cependant au pied de ce rocher.
(Le Prince sort, et un des veneurs s'en va avec Dorise, et les autres
mènent 1 Pymante d'un autre côté.)
SCENE VI.
CLITANDRE, le Geôlier.
CLITANDRE, en prison".
Dans ces funestes lieux où la seule inclémence
D'un rigoureux destin réduit mon innocence, • ■ 9"
Je n'attends désormais dti reste des humains
Ni faveur ni secours, si ce n'est par tes mains.
LE GEOLIER.
Je ne connois que trop où tend ce préambule \
Vous n'avez pas affaire à quelque homme crédule :
Et ne me font pas voir le Prince en ce besoin.
3« VESEUB. Assurez-vous sur moi qu'il ne peut être loin :
La mort de son cheval, étendu sur la terre.
Et tout fumant encor d'un éclat de tonnerre.
L'ayant réduit à pied, ne lui permettra pas
En si peu de loisir d'en éloigner ses pas.
ciÉoN. Ta foible conjecture a bien peu d'apparence.
Et flatte vainement ma débile espérance :
Le moyen que le Prince, aussitôt remonté,
De ce funeste lieu ne se soit écarté.
.3^ VENEUR. Chacun, plein de frayeur au bruit de la tempête.
Qui çà, qui là, cherchoit où garantir sa tète ;
Si bien que, séparé possible de son train,
Il n'aura trouvé lors d'autre cheval en main (a) ;
Joint à cela que l'œil, au sentier où nous sommes,
N'en remarque aucuns pas mêlés à ceux des hommes.
niÉo>. Poursuivons ; mais je crois que, pour le rencontrer,
11 faudroit quelque Dieu qui nous le vînt montrer, (i 632-57)
1. Var. Et l'autre mène. (1682-57)
2. Dans les éditions de 1682-60 les mots en prison ne sont pas placés ici,
mais à la ligne précédente : clitandre, en prison, le geôlier. — En marge,
dans l'édition de i663 : // parle en prison.
3. Var. A d'autres : je vois trop où tend ce préambule. (i632)
(a) Il n'aura pas trouvé d'autre cheval en main. (16H-57)
3A4 CLITANDRE.
Tons, dans cette prison, dont je porte les clés', 1 19^
Se disent comme vous du malheur accablés ^,
Et la justice à tous est injuste de sorte
Que la pitié me doit leur faire ouvrir la porte ;
Mais je me tiens toujours ferme dans mon devoir :
Soyez coupable ou non, je n'en veux rien savoir ; i aoo
Le Roi, quoi qu'il en soit, vous a mis en ma garde
Il me sufBt : le reste en rien ne me regarde \
CLITAINDRE.
Tu juges mes desseins autres qu'ils ne sont pas.
Je tiens Féloignement pire que le trépas,
Et la terre n'a point de si douce province i3o5
Où le jour m'agréât loin des yeux de mon Prince.
Hélas ! si tu voulois l'envoyer avertir^
Du péril dont sans lui je ne saurois sortir,
Ou qu'il lui fût porté de ma part une lettre.
De la sienne en ce cas je t'ose bien promettre ' 3 1
Que son retour soudain des plus riches te rend :
Que cet anneau t'en serve et d'arrhe et de garant ;
Tends la main et l'esprit vers un bonheur si proche.
LE GEÔLIER.
Monsieur, jusqu'à présent j'ai vécu sans reproche.
Et pour me suborner promesses ni présents i3i5
N'ont et n'auront jamais de charmes suffisants.
C'est de quoi je vous donne une entière assurance :
Perdez-en le dessein avecque l'espérance :
Et puisque vous dressez des pièges à ma foi.
Adieu, ce lieu devient trop dangereux pour moi ''. '33"
I. Var. Tous, dedans ces cachots, dont je porte les clés. (iGSa-S^)
a. Var. Se disent comme vous de malheur accablés. (lô^i)
3. Var. Il suffit : le surplus en rien ne me regarde. (iG^a)
fi. Var. Hélas! si tu voulois envoyer l'avertir. (i632)
F). En marge, dans l'édition de lôSa : Il sort, — Il n'y a pas de distinction
de scène.
ACTE IV, SCÈNE VII. 345
SCÈNE VII.
CLITANDRE.
Va, tigre! va, cruel, barbare, impitoyable'!
Ce noir cachot n'a rien tant que toi d'effroyable.
Va, porte aux criminels tes regards, dont Thorreur
Peut seule aux innocents imprimer la terreur":
Ton visage déjà commençoit mon supplice; i^^s
Et mon injuste sort, dont tu te fais complice,
Ne t'envoyoit ici que pour m'épouvanter,
Ne t'envoyoit ici que pour me tourmenter.
Cependant, malheureux, à qui me dois-je prendre
D'une accusation que je ne puis comprendre? > 2 3o
A-t-on rien vu jamais, a-t-on rien vu de tel ?
Mes gens assassinés me rendent criminel ;
L'auteur du coup s'en vante, et l'on m'en calomnie ;
On le comble d'honneur et moi d'ignominie ;
L'échafaud qu'on m'apprête au sortir de prison, i23 5
C'est par où de ce meurtre on me fait la raison.
Mais leur déguisement d'autre côté m'étonne :
Jamais un bon dessein ne déguisa personne ;
Leur masque les condamne, et mon seing contrefait,
M'imputant un cartel, me charge d'un forfait. laio
Mon jugement s'aveugle, et, ce que je déplore.
Je me sens bien trahi, mais par qui ? je l'ignore ;
Et mon esprit troublé, dans ce confus rapport.
Ne voit rien de certain que ma honteuse mort.
Traître, qui que tu sois, rival, ou domestique, 1245
1. Var. Va, tigre ! va, cruel, barbare impitoyable (a)! (1652-07)
2. Var. Seule aux cœurs innocents imprime la terreur. (1633-57)
(a) Les éditions indiquées n'ont point de virgule entre les deux derniers
mots du vers.
346 GLITANDRE.
Le ciel te garde encore un destin plus tragique.
N'importe, vif ou mort, les gouffres des enfers
Auront pour ton supplice encor de pires fers *.
Là mille affreux bourreaux t'attendent dans les flammes ;
Moins les corps sont punis, plus ils gênent lésâmes, i2 5o
Et par des cruautés qu'on ne peut concevoir,
Ils vengent l'innocence au delà de l'espoir^.
Et vous, que désormais je n'ose plus attendre,
Prince, qui m'honoriez d'une amitié si tendre.
Et dont l'éloignement fait mon plus grand malheur^, 1 2 5 5
Bien qu'un crime imputé noircisse ma valeur.
Que le prétexte faux d'une action si noire
Ne laisse plus de moi qu'une sale mémoire ^,
Permettez que mon nom, qu'un bourreau va ternir,
Dure sans infamie en votre souvenir; 1360
Ne vous repentez point de vos faveurs passées,
Comme chez un perfide indignement placées :
J'ose, j'ose espérer qu'un jour la vérité
Paroîtra toute nue à la postérité.
Et je tiens d'un tel heur l'attente si certaine, '2 65
Qu'elle adoucit déjà la rigueur de ma peine ;
Mon âme s'en chatouille, et ce plaisir secret
La prépare à sortir avec moins de regret.
1. Var. Auront pour ton supplirc rncor ries pires fers. (i652 et 5")
2. Var. Vengent les innocents par delà leur espoir. (1602-57)
3. Var. Et dont l'éloignement fut mon plus grand malheur, (i 632-57)
fi. Var. N'aille laisser de moi qu'une sale mémoire. (1632-57)
ACTE IV, SCENE VIII. 34?
SGElNE VIII.
FLORIDAN, PYMA^TE, CLÉON, DORISE,
en habit de femme ; TROIS Veneurs'.
FLORIDAN, à Dorise et Cléon''^.
Vous m'avez dit tous deux d'étranges aventures.
Ah! Glitandre ! ainsi donc de fausses conjectures 1270
T'accablent, malheureux, sous le courroux du Roi^!
Ce funeste récit me met tout hors de moi.
CLÉON.
Hâtant un peu le pas, quelque espoir me demeure^
Que vous arriverez auparavant qu'il meure.
FLORIDAN.
Si je n'y viens à temps, ce perfide en ce cas 1273
A son ombre immolé ne me suffira pas.
C'est trop peu de l'auteur de tant d'énormes crimes ;
Innocent, il aura d'innocentes victimes.
Où que soit Rosidor, il le suivra de près.
Et je saurai changer ses myrtes en cyprès\ "3^0
DORISE.
Souiller ainsi vos mains du sang de l'innocence !
FLORIDAN.
Mon déplaisir m'en donne une entière licence.
J'en veux, comme le Roi, faire autant à mon tour;
1. Var. LE PRINCE, DORISE, fin son habit de femme ; pymantk, garrotté et con-
duit par trois veneurs ; cléon. (lôSa) — Les mots en habit de femme man-
quent dans l'édition de i663.
2. Les mots à Dorise et Cléon ne se trouvent pas dans les éditions de iGSa
et de i663.
3. Var. T'accablent malheureux (a) sous le courroux du Roi ! (1633-07)
4. Var. Hâtant un peu de pas, quelque espoir me demeure. (i632)
5. Var. Ses myrtes prétendus tourneront en cyprès. (1632-57)
(a) L'omission des deux virgules modifie le sens, mais c'est probablement
une faute, commune aux éditions indiquées.
348 CLITANDRE.
Et puisqu'en sa faveur on prévient mon retour,
Il est trop criminel. Mais que viens-je d'entendre' ? laSô
Je me tiens presque sûr de sauver mon Glitandre ;
La chasse n'est pas loin, où prenant un cheval,
Je préviendrai le coup de son malheur fatal ;
Il suffit de Cléon' pour ramener Dorise.
Vous autres, gardez bien de lâcher votre prise; 139°
Un supplice l'attend, qui doit faire trembler
Quiconque désormais voudroit lui ressembler.
I. En marge, dans l'édition de 1682 : On sonne dn cor derrière.
3 L'édition de lôSa porte ; // suffit que Cléon ; toutes les autres : // suffit
de Cléon.
i
FIN DU QUATRIEME ACTE.
ACTE V, SCÈNE I. Sig
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
FLORIDAN, CLITANDRE, un Prévôt,
CLÉON.
FLORIDAN, parlant au prévôt*.
Dites vous-même au Roi qu'une telle innocence'
Légitime en ce point ma désobéissance.
Et qu'un homme sans crime avoit bien mérité » 295
Que j'usasse pour lui de quelque autorité.
Je vous suis. Cependant, que mon heur est extrême,
Ami, que je chéris à l'égal de moi-même^,
D'avoir su justement venir à ton secours
Lorsqu'un infâme glaive alloit trancher tes jours, 1 3oo
Et qu'un injuste sort, ne trouvant point d'obstacle,
Apprêtoit de ta tête un indigne spectacle !
CLITANDRE.
Ainsi qu'un autre Alcide, en m'arrachant des fers,
Vous m'avez aujourd'hui retiré des enfers^;
Et moi dorénavant j'arrête mon envie 1 3o5
A ne servir qu'un prince à qui je dois la vie.
FLORIDAN.
Réserve pour Galiste une part de tes soins.
I. Var. Il parle au prévôt. (i663, en marge.)
3. Var. Allez toujours au Roi dire qu'une innocence. (1682)
Var. Allez devant au Roi dire qu'une innocence. (i644-57)
3. Var. Cher ami, que je tiens comme un autre moi-même. (i63a-57)
4. Var. Vous m'avez, autant vaut, retiré des enfers. (1682-57)
35o CLITANDRE.
CLIT ANDRE.
C'est à quoi désormais je veux penser le moins'.
FLORIDAN.
Le moins ! Quoi I désormais Galiste en ta pensée
iN'auroit plus que le rang d'une image effacée ? 1 3io
CLITANDRE.
J'ai honle que mon cœur auprès d'elle attaché
De son ardeur pour vous ait souvent relâché'-,
Ait souvent pour le sien quitté votre service :
C'est par là que j'avois mérité mon supplice ;
Et pour m'en faire naître un juste repentir, 1 3 1 5
Il semble que les Dieux y vouloient consentir ;
Mais voire heureux retour a calmé cet orage.
FLORIDAN.
Tu me fais assez lire au fond de ton courage^ :
La crainte de la mort en chasse des appas
Qui l'ont mis au péril d'un si honteux trépas, «3ao
Puisque sans cet amour la fourbe mal conçue*
Eûl manqué contre toi de prétexte et d'issue ;
Ou peut-être à présent tes désirs amoureux
Tournent vers des objets un peu moins rigoureux''.
CLITANDRE.
Doux ou cruels, aucun désormais ne me touche. '325
FLORIDAN.
L'amour dompte aisément l'esprit le plus farouche ;
C'est à ceux de notre âge un puissant ennemi :
Tu ne connois encor ses forces qu'à demi ;
Ta résolution, un peu trop violente.
1. Var. C'est à quoi désormais je veux songer lo moins. (i6!?2-Go)
2. Var. Ait son ardeur vers vous si souvent relâché,
Si souvent pour le sien quitté votre service. (i632-57)
3. Var. Je devine à peu prés le fond de ton courage, (i 082-57)
4. Var. Vu que sans cette amour la fourbe mal conçue. (i632-6o)
D Var. Se cherchent des objets un peu moins rigoureux. (1O32-57)
ACTE V, SCENE I. 35i
N'a pas bien consulté ta jeunesse bouillante. i3 3o
Mais que veux-tu, Gléon, et qu'est- il arrivé' ?
Pymante de vos mains se seroit-il sauvé ?
CLÉON.
Non, Seigneur : acquittés de la charge commise',
Vos veneurs ont conduit Pymante, et moi Dorise ;
Et je viens seulement prendre un ordre nouveau^. « 335
FLORIDAN.
Qu'on m'attende avec eux aux portes du château.
Allons, allons au Roi montrer ton innocence^ ;
Les auteurs des forfaits sont en notre puissance ;
Et l'un d'eux, convaincu dès le premier aspect.
Ne te laissera plus aucunement suspect. i3/io
SCÈNE II.
ROSIDOR, sur son lit^.
Amants les mieux payés de votre longue peine,
Vous de qui l'espérance est la moins incertaine,
Et qui vous figurez, après tant de longueurs,
Avoir droit sur les corps dont vous tenez les cœurs,
En est-il parmi vous de qui l'âme contente i3 45
Goûte plus de plaisir que moi dans son attente ?
En est-il parmi vous de qui l'heur à venir
D'un espoir mieux fondé se puisse entretenir ?
Mon esprit, que captive un objet adorable.
Ne l'éprouva jamais autre que favorable. 1 35o
J'ignorerois encor ce que c'est que mépris,
I. En marge, dans l'édition de 1682 : Cléon entre.
1. Var. Grâce ans Dieux, acquittés de la charge commise. (1632-57)
3. Var. Et je viens, Monseigneur, prendre un ordre nouveau. (1632-57)
4. En marge, dans l'édition de i632 : Cléon s'en va.
5. Var. RosiDOB, dansson lit. (1682-57) — H est sur son lit. (i663, en marge.)
3d2 CLITANDRE.
Si le sort d'un rival ne me Tavoit appris*.
Je te plains toutefois, Clitandre, et la colère
D'un grand roi qui te perd me semble trop sévère.
Tes desseins par l'effet n'étoient que trop punis ^ ; 1 355
Nous voulant séparer, tu nous as réunis.
Il ne te falloit point de plus cruels supplices
Que de te voir toi-même auteur de nos délices.
Puisqu'il n'est pas à croire, après ce lâche tour',
Que le Prince ose plus traverser notre amour. i 36û
Ton crime t'a rendu désormais trop infâme
Pour tenir ton parti sans s'exposer au blâme :
On devient ton complice à te favoriser.
Mais, hélas I mes pensers, qui vous vient diviser*?
Quel plaisir de vengeance à présent vous engage? 1 36 5
Faut-il qu'avec Caliste un rival vous partage ?
Retournez, retournez vers mon unique bien :
Que seul dorénavant il soit votre entretien ;
Ne vous repaissez plus que de sa seule idée ;
Faites-moi voir la mienne en son âme gardée. «370
Ne vous arrêtez pas à peindre sa beauté,
C'est par oii mon esprit est le moins enchanté ;
Elle servit d'amorce à mes désirs avides ;
Mais ils ont su trouver des objets plus solides"^ :
1. \ar. [Si le sort d'un rival ne me l'avoit appris.]
Les flammes de Caliste à mes flammes répondent,
Je ne lais point de vœux que les siens ne secondent ;
11 n'est point de souhaits qui ne m'en soient permis,
Ni de contentonienis qui ne m'en soient promis,
Clitandre, qui jamais n'attira que sa haine.
Ne peut plus m'opposer le Prince, ni la Reine ;
Si mon heur de sa part avoit quelque défaut,
Avec sa tète on va l'ôter sur l'échafaud.
[Je te plains toutefois, Clitandre, et la colère.] (i63a-57)
a. Var. Tes desseins du succès étoient assez punis. (iGSa-S^)
3. Var. Vu qu'il n'est pas à croire, après ce lâche tour. (1682-67)
4. Var, Mais hélas! mes pensées (sic) qui vous veut diviser? (1667)
5. Var. Mais il leur faut depuis des objets plus solides. (1632-67)
ACTE V, SCÈNE II. 353
Mon feu qu'elle alluma fût mort au premier jour, 1375
S'il n'eût été nourri d'un réciproque amour.
Oui, Caliste, et je veux toujours qu'il m'en souvienne,
J'aperçus aussitôt ta flamme que la mienne :
L'amour apprit ensemble à nos cœurs à brûler ;
L'amour apprit ensemble à nos yeux à parler ; 1 38o
Et sa timidité lui donna la prudence
De n'admettre que nous en notre confidence :
Ainsi nos passions se déroboient à tous ;
Ainsi nos feux secrets n'ayant point de jaloux'
Mais qui vient jusqu'ici troubler mes rêveries ? 1 385
SCÈNE III.
ROSIDOR, CALISTE.
CALISTE.
Celle qui voudroit voir tes blessures guéries,
Celle....
ROSIDOR.
Ah ! mon lieur, jamais je n'obtiendrois sur moi
De pardonner ce crime à tout aulre^ qu'à toi.
De notre amour naissant la douceur et la gloire
De leur charmante idée occupoient ma mémoire : 'Sgo
Je flattois ton image, elle me reflattoit ;
Je lui faisois des vœux, elle les acceptoit ;
Je formols des désirs, elle en aimoit l'hommage.
La désavoueras-tu, cette flatteuse image?
Voudras-tu démentir notre entretien secret? iSgS
Seras-tu plus mauvaise enfin que ton portrait ?
CALISTE.
Tu pourrois de sa part te faire tant promettre,
1. Voyez au Complément des variantes, p. 867.
2. Il y a tout autre, au masculin, dans toutes les éditions qui ont ce texte.
\oyez ci-dessus, p. 228, note a.
Corneille, i a3
354 CLITANDRE.
Que je ne voudrois pas tout à fait m'y remettre ;
Quoiquà dire le vrai je ne sais pas trop bien
En quoi je dédirois ce secret entretien, i4oo
Si ta pleine santé me donnoit lieu de dire
Quelle borne à tes vœux je puis et dois prescrire.
Prends soin de te guérir, et les miens plus contents
Mais je te le dirai quand il en sera temps.
ROSIDOR.
Cet énigme enjoué n'a point d'incertitude i4o5
Qui soit propre à donner beaucoup d'inquiétude,
Et si j'ose entrevoir dans son obscurité,
Ma guérison importe à plus qu'à ma santé.
Mais dis tout, ou du moins souffre que je devine,
Et te die à mon tour ce que je m'imagine. l'iio
CALISTE.
Tu dois, par complaisance au peu que j'ai d'appas.
Feindre d'entendre mal ce que je ne dis pas.
Et ne point m'envier un moment de délices
Que fait goûter l'amour en ces petits supplices.
Doute donc, sois en peine, et montre un cœur gêné > ^ ■&
D'une amoureuse peur d'avoir mal deviné ;
Tremble sans craindre trop; hésite, mais aspire';
Attends de ma bonté qu'il me plaise tout dire.
Et sans en concevoir d'espoir trop affermi,
N'espère qu'à demi, quand je parle à demi. >4^o
ROSIDOR.
Tu parles à demi, mais un secret langage
Qui va jusques au cœur m'en dit bien davantage.
Et tes yeux sont du tien de mauvais truchements,
Ou rien plus ne s'oppose à nos contentements.
CALISTE.
Je l'avois bien prévu, que ton impatience '4 35
I. Var. Espère, mais hésite ; hésite, mais aspire. (1G60 et G3)
[ ar. Doute clans ton espoir; héslle, mais aspire. (itJ64)
ACTE V, SCÈNE III. 355
Porteroit ton espoir à trop de confiance,
Que pour craindre trop peu tu devinerois mal.
ROSIDOR.
Quoi ! la Reine ose encor soutenir mon rival ?
Et sans avoir d'horreur d'une action si noire
CALISTE.
Elle a rame trop haute et chérit trop la gloire i43o
Pour ne pas s'accorder aux volontés du Roi,
Qui d'un heureux hymen récompense ta foi
ROSIDOR.
Si notre heureux malheur a produit ce miracle,
Qui peut à nos désirs mettre encor quelque obstacle ?
CALISTE.
Tes blessures.
ROSIDOR.
Allons, je suis déjà guéri. i435
CALISTE.
Ce n'est pas pour un jour que je veux un mari,
Et je ne puis souffrir que ton ardeur hasarde
Un bien que de ton roi la prudence retarde.
Prends soin de te guérir, mais guérir tout à fait,
Et crois que tes désirs
ROSIDOR.
N'auront aucun effet. '44o
CALISTE.
N'auront aucun effet ! qui te le persuade?
ROSIDOR.
Un corps peut-il guérir, dont le cœur est malade?
CALISTE.
Tu m'as rendu mon change, et m'as fait quelque peur ;
Mais je sais le remède aux blessures du cœur.
Les tiennes, attendant le jour que tu souhaites, i4 45
Auront pour médecins mes yeux qui les ont faites :
Je me rends désormais assidue à te voir.
356 CLITANDRE.
ROSIDOR.
Cependant, ma chère âme, il est de mon devoir
Que sans perdre de temps j'aille rendre en personne*
D'humbles grâces au Roi du bonheur qu'il nous donne.
CALISTE.
Je me charge pour toi de ce remercîment.
Toutefois qui sauroit que pour ce compliment
Une heure hors d'ici ne pût beaucoup te nuire ^,
Je voudrois en ce cas moi-même t'y conduire,
Et j'aimerois mieux être un peu plus tard à toi, 1455
Que tes justes devoirs manquassent vers ton roi ^.
ROSmOR.
Mes blessures n'ont point, dans leurs foibles atteintes,
Sur quoi ton amitié puisse fonder ses craintes.
CALISTE.
Viens donc, et puisqu'enfin nous faisons mêmes vœux,
En le remerciant parle au nom de tous deux. UGo
SCENE IV.
ALCANDRE, FLORIDAN, CLITANDRE, PYMANTE,
DORISE, GLÉON, Prévôt, trois Veneurs.
ALCANDRE.
Que souvent notre esprit, trompé par l'apparence^,
Règle ses mouvements avec peu d'assurance !
1 . Var. Que sans plus difTérer je m'en aille en personne
Remercier le Roi du bonheur qu'il nous donne. (iGSa-S^)
2. Var. Une heure hors du lit ne te ])ùt beaucoup nuire. (1682-57)
3. Fur. Que tes humbles devoirs manquassent vers ton roi.
Ros. Mes blessures n'ont pas, en leurs foibles atteintes,
[Sur quoi ton amitié puisse fonder ses craintes.]
CAL. Reprends donc tes habits, nos. Ne sors pas de ce lieu.
CAL. Je rentre incontinent, nos. Adieu donc, sans adieu. (1632-67)
/». Var. Que souvent notre esprit, trompé de l'apparence. (i632)
ACTE V, SCÈNE IV. 35?
Qu'il est peu de lumière en nos entendements,
Et que d'incertitude en nos raisonnements' !
Qui voudra désormais se fie' aux impostures i465
Qu'en notre jugement forment les conjectures :
Tu suffis pour apprendre à la postérité
Combien la vraisemblance a peu de vérité.
Jamais jusqu'à ce jour la raison en déroute
N'a conçu tant d'erreur avec si peu de doute '^; '47°
Jamais, par des soupçons si faux et si pressants,
On n'a jusqu'à ce jour convaincu d'innocents.
J'en suis honteux, Clitandre, et mon âme confuse
De trop de promptitude en soi-même s'accuse.
Un roi doit se donner, quand il est irrité, id?^
Ou plus de retenue, ou moins d'autorité.
Perds-en le souvenir, et pour moi, je te jure
Qu'à force de bienfaits j'en répare l'injure.
CLIT.\>'DRE.
Que Votre Majesté, Sire, n'estime pas
Qu'il faille m'attirer par de nouveaux appas. 1^80
L'honneur de vous servir m'apporte assez de gloire,
Et je perdrois le mien, si quelqu'un pouvoit croire
Que mon devoir penchât au refroidissement.
Sans le flatteur espoir d'un agrandissement.
Vous n'avez exercé qu'une juste colère: i48d
On est trop criminel quand on peut vous déplaire *,
Et tout chargé de fers, ma plus forte douleur
Ne s'en osa jamais prendre qu'à mon malheur.
1. L'exemplaire de l'édition de 1682 qui appartient à la Bibliothèque impé-
riale porte ici mes raisonnements ; deux autres, que nous avons pu comparer,
donnent nos raisonnements, comme notre texte.
2. L'édition de 1682, au lieu de se fie, qui est dans toutes les autres,
donne se fier. C'est évidemment une faute.
3. Var. N'a conçu tant d'erreur avecque moins de doute. (i63a-57)
Ix, Var. On est trop criminel quand on vous peut déplaire. (iCoa-ôy)
358 CLITANDRE.
FLORIDAIS .
Seigneur, moi qui connois le fond de son courage*,
Et qui n'ai jamais vu de fard en son langage, Ugo
Je tiendrois à bonheur que Votre Majesté
M'acceptât pour garant de sa fidélité.
ALC ANDRE.
Ne nous arrêtons plus sur la reconnoissance
Et de mon injustice, et de son innocence :
Passons aux criminels. Toi dont la trahison 1491
A fait si lourdement trébucher ma raison -,
Approche, scélérat. Un homme de courage
Se met avec honneur en un tel équipage^ ?
Attaque, le plus fort, un rival plus heureux?
Et présumant encor cet exploit dangereux, i âoo
A force de présents et d'infâmes pratiques.
D'un autre cavalier corrompt les domestiques ?
Prend cFun autre le nom, et contrefait son seing,
Afin qu'exécutant son perfide dessein,
Sur un homme innocent tombent les conjectures ? i no5
Parle, parle, confesse, et préviens les tortures.
PYMANTE.
Sire, écoutez-en donc la pure vérité.
Votre seule faveur a fait ma lâcheté,
Vous dis-je, et cet objet dont l'amour me transporte \
L'honneur doit pouvoir tout sur les gens de ma sorte ; • '' > »
Mais recherchant la mort de qui vous est si cher%
Pour en avoir le fruit il me falloit cacher :
1. \ar. Monsieur, mol qui connois lo fond do son courage. (iGSa-Sy)
2. Var. A fait si lourdonioni choppcr notre raison. (iGSa-Sy)
3. Var. Se met souvent, non pas? en un tel équipage. (]fiîi?.-b'])
4. Var. Vous, dis-je, cl cet objet dont l'amour me consomme.
Je sais ce que l'iionneur vouloit d'im genlllhomme;
Mais recherchant la mort d'un qui nous (a) est si cher,
Pour en avoir les fruits il me falloit cacher. (1682)
5. Var. M.nis recherchant la mort d'un qui vous est si cher. (ifi^i^i-Fty)
(a) C'est évidemment vous qu'il faut lire.
ACTE V, SCÈNE IV. 359
Reconnu pour Fauteur d'une telle surprise,
Le moyen d'approcher de vous ou de Dorise ?
ALCA^DRE.
Tu dois aller plus outre, et m'imputer encor' i â • 5
L'attentat sur mon fils comme sur Rosidor ;
Car je ne touche point à Dorise outragée ;
Chacun, en te voyant, la voit assez vengée,
Et coupable elle-même, elle a bien mérité
L'affront qu'elle a reçu de ta témérité. 1^20
PTMANTE.
Un crime attire l'autre, et de peur d'un supplice,
On tâche, en étoufTant ce qu'on en voit d'indice.
De paroître innocent à force de forfaits.
Je ne suis criminel sinon manque d'effets.
Et sans l'âpre rigueur du sort qui me tourmente, • â 2 5
\'ous pleureriez le Prince et souffririez Pymante.
Mais que tardez- vous plus ? j'ai tout dit : punissez.
ALCANDRE.
Est-ce là le regret de tes crimes passés ?
Otez-le-moi d'ici : je ne puis voir sans honte
Que de tant de forfaits il tient si peu de conte -. 1 5 3o
Dites à mon conseil que, pour le châtiment.
J'en laisse à ses avis le libre jugement ;
Mais qu'après son arrêt je saurai reconnoître
L'amour que vers son prince il aura fait paroître.
Viens çà, toi, maintenant, monstre de cruauté \ i535
Qui joins l'assassinat à la déloyauté^.
Détestable Alecton, que la Reine déçue
Avoit naguère au rang de ses lilles reçue !
1. Var. Va plus outre, impudent, pousse, et m'impute encor. (1682-57)
2. A oyez plus haut, p. i5o, la note relative à la variante du vers i34 de
Mélite.
3. En marge, dans l'édition de 1682 : Pymante sort, et le Roi fait approcher
Dorise.
4. Var. Qui veux joindre le meurtre à la déloyauté. (i632-64)
36o CLITAXDRE.
Quel barbare, ou pbitot quelle peste d'enfer
Se rendit ton complice et te donna ce fer ' ? 1 5 4o
DORISE.
L'autre jour, dans ce bois trouvé par aventure-,
Sire, il donna sujet à toute l'imposture ;
Mille jaloux serpents qui me rougeoient le sein
Sur cette occasion formèrent mon dessein :
Je le cachai dès lors.
FLORIDAN.
Il est tout manifeste >^45
Que ce fer n'est enfm qu'un misérable reste ^
Du malheureux duel où le triste Arimant
Laissa son corps sans âme et Daphné sans amant.
Mais quant à son forfait, un ver de jalousie
Jette souvent notre âme en telle frénésie, i^âo
Que la raison, qu'aveugle un plein emportement^,
Laisse notre conduite à son dérèglement ;
Lors tout ce qu'il produit mérite qu'on l'excuse.
ALCA^JDRE.
De si foibles raisons mon esprit ne s'abuse.
FLORIDAN.
Seigneur, quoi qu'il en soit, un fds qu'elle vous rend " i âss
Sous votre bon plaisir sa défense entreprend :
Innocente ou coupable, elle assura ma vie.
ALCANDRE.
Ma justice en ce cas la donne à ton envie ;
Ta prière obtient môme avant que demander
Ce qu'aucune raison ne pouvoit t'accorder. lî^fio
Le pardon t'est acquis, relève-toi, Dorise,
I. \'ar. Se rendit ton complice et te bailla ce fer ? (i63a-57)
3. \'ar. L'autre jour, dans ces bois trouvé par aventure. (i63a-64)
3. V'ar. Que ce fer n'est sinon un misérable reste
Du malheureux duel où le pauvre Arimant. (1632-57)
5. Var. Que la raison, tombée en un aveuglement. (i633-.-)7')
5. Var. Monsieur, quoi qu'il en soit, un fils qu'elle vous rend. (i63a-57)
ACTE V, SCENE IV. 36i
Et va dire partout, en liberté remise,
Que le Prince aujourd'hui te préserve à la fois
Des fureurs de Pymante et des rigueurs des lois.
DORISE.
Après une bonté tellement excessive, i5 65
Puisque votre clémence ordonne que je vive,
Permettez désormais, Sire, que mes desseins
Prennent des mouvements plus réglés et plus sains :
Souffrez que pour pleurer mes actions brutales,
Je fasse ma retraite avecque les Vestales, «570
Et qu'une criminelle indigne d'être au jour '
Se puisse renfermer en leur sacré séjour.
FLORIDAN .
Te bannir de la cour après m'ètre obligée,
Ce seroit trop montrer ma faveur négligée.
DORISE.
N'arrêtez point au monde un objet odieux', «57^
De qui chacun d'horreur détourneroit les yeux.
FLORIDAN.
Fusses-tu mille fois encor plus méprisable,
Ma faveur te va rendre assez considérable
Pour t'acquérir ici mille inclinations '.
Outre l'attrait puissant de tes perfections, i58o
Mon respect à l'amour tout le monde convie
Vers celle à qui je dois et qui me doit la vie.
Fais-le voir, cher Clitandre, et tourne ton désir*
Du côté que ton prince a voulu te choisir :
Réunis mes faveurs t'unissant à Dorise. «585
CLITANDRE.
Mais par cette union mon esprit se divise,
1. Var. Et qu'ainsi je renferme en leur sacré séjour
Une qui ne dût pas seulement voir le jour. (i632-57)
2. lar. N'arrêtez point au monde un sujet odieux. (1632-07)
3. Var. Pour te faire l'objet de mille affections. (1632-57)
II. Var. Fais-le voir, mon Clitandre, et tourne ton désir. (1632-57)
362 CLlTAr^DRE.
Puisqu'il faut que je donne aux devoirs d'un époux
La moitié des pensers qui ne sont dus qu'à vous.
FLORIDAN.
Ce partage m'oblige, et je tiens tes pensées
Vers un si beau sujet d'autant mieux adressées. iSgo
Que je lui veux céder ce qui m'en appartient.
ALCANDRE.
Taisez- vous, j'aperçois notre blessé qui vient.
SCENE V.
ALCANDRE, FLORIDAN, CLÉON * CLITANDRE,
ROSIDOR, CALISTE, DORISE.
ALCANDRE.
Au comble de tes vœux, sûr de ton mariage,
N'es-tu point satisfait ? que veux-tu davantage ?
ROSIDOR.
L'apprendre de vous. Sire, et pour remercîments logS
Nous offrir l'un et l'autre à vos commandements-.
ALCANDRE.
Si mon commandement peut sur toi quelque chose.
Et si ma volonté de la tienne dispose.
Embrasse un cavalier indigne des liens
Oii l'a mis aujourd'hui la trahison des siens. i^oo
Le Prince heureusement l'a sauvé du supplice,
Et ces deux ' que ton bras dérobe à ma justice,
Corrompus par Pymante, avoient juré ta mort.
Le suborneur depuis n'a pas eu meilleur sort,
I . Dans l'édition de i63a, i,k phince (^Florldan) et clkon no fit^iironl point
parmi les acteurs de cette scène.
■2. Var. Offrir encor ma vie à vos commandements. (16,32-57)
3. Lycaste et Gérontc. Voyez la scène ix du 1'='' acte.
ACTE V, SCÈNE V. 363
Et ce traître, à présent tombé sous ma puissance, i6o5
Clitandre, fait trop voir quelle est son innocence.
rosidor'.
Sire, vous le savez, le cœur me l'avoit dit,
Et si peu que j'avois près de vous de crédit-,
Je l'employai dès lors contre votre colère.
(A Clitandre 3.)
En moi dorénavant faites état d'un frère. ' 6 1 o
CLITANDRE, à Rosidor^.
En moi, d'un serviteur dont l'amour éperdu
Ne vous conteste plus un prix qui vous est dû''.
DORISE, à Caliste.
Si le pardon du Roi ne peut donner le vôtre,
Si mon crime
caliste''.
Ah ! ma sœur, tu me prends pour une autre^.
Si tu crois que je puisse encor m'en souvenir*. • 6 1 5
ALCANDRE.
Tu ne veux plus songer qu'à ce jour à venir
Oii Rosidor guéri termine une hyménée''.
Clitandre, en attendant cette heureuse journée.
Tâchera d'allumer en son âme des feux
Pour celle que mon fils désire, et que je veux; 1620
A qui, pour réparer sa faute criminelle.
1. Var. ROSIDOR, au Roi. (i648)
2. Var. Et si peu que j'avois envers vous de crédit. (i632-6!5)
3. Les mots à Clitandre manquent dans les éditions de 1682, Itti et 53-6o.
II. Var. CLITANDRE, emhrassant Rosidor. (i64i-6o) — En marge, dans l'édi-
tion de 1682 : // embrasse Clitandre : mais ce nom est là par erreur pour Rosidor.
5. Var. Ne vous querelle plus un prix qui vous est dû. (i632-5y)
6. Var. CALISTE, en l'embrassant. (i632-6o)
7 Var. Ah ! ma sœur, tu me prends pour un autre (a). ( i633-6o)
8. Var. Si tu crois que je veuille encor m'en souvenir. (i632)
9. Var. Que Rosidor guéri termine un hyménée. (1682-60)
(a) Vovez ci-dessus, p. 228, la variante du vers 1^25 deMclite, et la note qui
s'y rapporte.
364 CLITANDRE.
Je défends désormais de se montrer cruelle ;
Et nous verrons alors cueillir en même jour'
A deux couples d'amants les fruits de leur amour.
I. Far. Ainsi nous verrons lors cueillir en même jour. (i633-57)
FIN DU CINQUIEME ET DEUNIER ACTE.
COMPLEMENT
DES VARIANTES.
956 [De gène qui te puisse à mon gré tourmenter.]
Sus d'ongles et de dents ! ptm. Et que voulez- vous faire ?
Dorise, arrêtez-vous. dor. Je me veux satisfaire (a),
Te déchirant le cœur (6). pym. \ouloir ainsi ma mort !
Il faudroit paravant que j'en fusse d'accord.
Et que ma patience aidât votre foiblesse.
Que d'heur ! je tiens ici captive ma maîtresse.
(// lui prend les mains et (es lui baise.) (c)
Elle reçoit mes lois, et je puis disposer
De ses mains qu'à mon aise on me laisse baiser.
DOR. Cieux cruels ! ainsi donc votre injustice avoue
Qu'un perfide plus fort de ma fureur se joue.
Et contre ce brigand votre inique rigueur
Me donne un tel courage, et si peu de vigueur.
Ah sort injurieux ! maudite destinée !
Malheurs trop redoublés ! détestable journée !
PTM. Enfin vos cris aigus nous pourroient déceler :
Voici tout proche un lieu plus commode à parler ;
Belle Dorise, entrons dedans cette caverne.
Qu'un peu plus à loisir Pymante vous gouverne.
DOR. Que plutôt ce moment puisse achever mes jours !
PTMANTE. (Il l'enlève dans la caverne.) (</)
Non, non, il faut venir. Doa. A la force, au secours !
SCÈNE VI (e).
LYSARQUE, CLÉON.
iTS. Je t'ai dit en deux mots ce qu'on fera du traître,
Et c'est comme le Roi l'a promis à mon maître.
Dont il prend l'intérêt extrêmement à cœur.
CLÉON. Tu me viens de conter des excès de rigueur.
(a) Je veux me satisfaire. (16D2-57)
(6) Te déchirer le cœur. (i64ii-57)
(c) Lui prenant les mains. (1652-57.
{d) PYMANTE, l'enlevant dans la caverne. (i644-57)
(e) SCÈNE IV. (1632)
366 CLITANDRE.
Bien que ce cavalier soit atteint de ce crime,
On dût considérer que le Prince l'estime (a).
Lïs. Et c'est ce qui le perd : de peur de son retour.
On hâte le supplice avant la fin du jour ;
Le Roi, qui ne pourroit refuser sa requête.
Lui veut à son desçu (fc) faire couper la tête.
De vrai, tout le conseil, d'un sentiment plus doux.
Essayant d'adoucir l'aigreur de son courroux,
Vu ce tiers échappé, lui propose d'attendre
Que le pendard repris ait convaincu Clitandre (c) ;
Mais il ne reçoit point d'autre avis que le sien.
CLÉON. L'accusé cependant coupable ne dit rien ?
Lvs. En vain le malheureux proteste d'innocence,
Le Roi dans sa colère use de sa puissance.
Et l'on n'a su gagner qu'avec un grand effort
Quatre heures qu'il lui donne à songer à la mort.
C'est dont je vais porter la nouvelle à mon maître.
CLÉoN. S'il n'est content, au moins il a sujet de l'être.
Mais dis-moi si ses coups le mettent en danger.
ivs. 11 ne s'en trouve aucun qui ne soit fort léger ;
Un seul du genou droit offense la jointure.
Dont il faut que le lit facilite la cure ;
Le reste ne l'oblige à garder la maison,
Et quelque écharpe au bras en feroit la raison.
Adieu, fais, je te prie, état de mon service.
Et crois qu'il n'est pour toi chose que je ne fisse.
CLÉOiN. Et moi pareillement je suis ton serviteur. (// esl seul.') (c/)
Me voilà de sa mort le véritable auteur :
Sur mes premiers soupçons le Roi mis en cervelle
Devint préoccupé d'une haine mortelle,
Et depuis, sous 1 appas d'un mandement caché.
Je l'ai d'entre les bras de son prince arraché.
Que sera-ce de moi s'il en a connoissance .''
Rien ne me garantit qu'une éternelle absence ;
Après qu'il l'aura su, me montrer à la cour,
C'est m'offrir librement à la perte du jour.
Faisons mieux toutefois : avant que l'heure passe.
Allons encor un coup le trouver à la chasse.
Et s'il ne peut venir à temps pour le sauver (e),
Par une prompte fuite il faudra s'esquiver. (i632-57)
(a) Ne se souvient-on point que le prince l'estime ?
LYS. C'est là ce qui le perd : de peur de son retour, (i 6^4-57)
(b) A son desçu. à son insu. Voyez plus haut, p. i8o, note a.
(c) Que l'assassin repris ait convaincu Clitandre. (i644-57)
((/) Une nouvelle scène (scink vu) commence après ce vers dans les éditions
de 164^-57. — Les mots : // esl seul, y manquent,
(e) Et s'il ne vient à temps pour rabattre les coups.
Par une prompte fuite évitons son courroux. (i6^(4-57)
VARIANTES. 367
i384 Ainsi nos feux secrets n'avoient point de jaloux,
Tant que leur sainte ardeur, plus forte devenue,
Voulut un peu de mal à tant de retenue.
Lors on nous vit quitter ces ridicules soins.
Et nos petits larcins souffrirent les témoins.
Si je voulois baiser ou tes yeux ou ta bouche.
Tu savois dextrement faire un peu la farouche.
Et me laissant toujours de quoi me prévaloir.
Montrer également le craindre et le vouloir.
Depuis avec le temps l'amour s'est fait le maître ;
Sans aucune contrainte il a voulu paroître :
Si bien que plus nos cœurs perdoient de liberté.
Et plus on en voyoit en notre privante.
Ainsi dorénavant, après la foi donnée,
Nous ne respirons plus qu'un heureux hyménée,
Et, ne touchant encor ses droits que du penser.
Nos feux à tout le reste osent se dispenser ;
Hors ce point, tout est libre à l'ardeur qui nous presse (a).
SCÈNE III.
CALISTE, ROSIDOR (6).
CAi. Que diras-tu, mon cœur, de voir que ma maîtresse
Te vient effrontément trouver jusques au lit ?
Ros. Que dirai-je, sinon que pour un tel délit,
On ne m'échappe à moins de trois baisers d'amende P
CAL. La gentille façon d'en faire la demande !
ROS. Mon regret, dans ce lit qu'on m'oblige à garder.
C'est de ne pouvoir plus prendre sans demander :
Autrement, mon souci, tu sais comme j'en use.
CAL. En effet, il est vrai, de peur qu'on te refuse.
Sans rien dire souvent et par force tu prends.
Ros. Ce que, forcée ou non, de bon cœur tu me rends.
CAL. Tout beau : si quelquefois je souffre et je pardonne
Le trop de liberté que ta flamme se donne,
C'est sous condition de n'y plus revenir.
ROS. Si tu me rencontrois d'humeur à la tenir,
Tu chercherois bientôt moyen de t'en dédire.
Ton sexe, qui défend ce que plus il désire.
Voit fort à contre-cœur cal. Qu'on lui désobéit.
Et que notre foiblesse au plus fort le trahit.
ROS. Ne dissimulons point : est-il quelque avantage
Qu'avec nous au baiser ton sexe ne partage ?
CAL. Vos importunités le font assez juger.
ROS. Nous ne nous en servons que pour vous obliger :
C'est par où notre ardeur supplée à votre honte ;
(a) En marge, dans lédition de i632 : caliste entre el s'assied sur son lit
(6) RosiDOR, caliste. (i644-57)
368 CLITANDRE.
Mais l'un et l'autre y trouve également son conte,
Et toutes vous dussiez prendre en un jeu si doux,
Comme même plaisir, même intérêt que nous.
CAL. Ne pouvant le gagner contre toi de paroles,
J'opposerai l'effet à tes raisons frivoles,
Et saurai désormais si bien te refuser.
Que tu verras le goût que je prends à baiser :
Aussi bien ton orgueil en devient trop extrême.
Ros. Simple, pour le punir, tu te punis toi-même :
Ce dessein mal conçu te venge à tes dépens.
Déjà n'est-il pas vrai, mon heur, tu t'en repens ?
Et déjà la rigueur d'une telle contrainte
Dans tes yeux languissants met une douce plainte ;
L'amour par tes regards murmure de ce tort,
Et semble m'avouer d'un agréable effort.
CAL. Quoi qu'il en soit, Caliste au moins t'en désavoue.
ROS. Ce vermillon nouveau qui colore ta joue
M'invite expressément à me licencier.
CAL. Voilà le vrai chemin de te disgracier.
ROS. Ces refus attrayants ne font que des remises.
CAL. Lorsque tu te verras ces privautés permises,
Tu pourras t'assurer que nos contentements
Ne redouteront plus aucuns empêchements.
Kos. Vienne cet heureux jour ! mais jusque-là, mauvaise,
N'avoir point de baisers à rafraîchir ma braise !
Dussai-jc être impudent autant comme importun (a),
A tel prix que ce soit, sache qu'il m'en faut un (6).
Dégoûtée, ainsi donc ta menace s'exerce ?
CAL. Aussi n'est-il plus rien, mon cœur, qui nous traverse.
Aussi n'est-il plus rien qui s'oppose à nos vœux :
La Reine, qui toujours fut contraire à nos feux.
Soit du piteux récit de nos hasards touchée.
Soit de trop de faveur vers un traître fâchée,
A la fin s'accommode aux volontés du Roi,
[Qui d'un heureux hymen récompense ta foi.]
ROS. Qu'un hymen doive unir nos ardeurs nmtucUes !
Ah mon heur ! pour le port de si bonnes nouvelles,
C'est trop peu d'un baiser, cal. Et pour moi c'est assez.
ROS. Ils n'en sont que plus doux étant un peu forcés.
Je ne m'étonne plus de te voir si privée.
Te mettre sur mon lit aussitôt qu'arrivée ;
Tu prends possession déjà de la moitié,
Comme étant toute acquise à ta chaste amitié.
Mais à quand ce beau jour qui nous doit tout permettre ?
CAL. Jusqu'à ta guéri.son on l'a voulu renuittre.
ROS. Allons, allons, mon ciuur, je suis di-jà guéri.
(a) Dussai-je être insolent autant comme importun. (16(48)
lit) En marge, dans l'édition de i632 : // la baise sans n'sistance.
VARIAMES. 36c)
[cAi. Ce n'est pas pour un jour que je veux un mari.]
Tout beau : j au rois regret, ta santé liasardée.
Si tu m'allois quitter sitôt que possédée.
Retiens un peu la bride à tes bouillants désirs,
Et pour les mieux goûter assure nos plaisirs.
Ros. Que le sort a pour moi de subtiles malices !
Ce lit doit être un jour le champ de mes délices,
Et recule lui seul ce qu'il doit terminer ;
Lui seul il m'interdit ce qu'il me doit donner
c^iL. L'attente n'est pas longue, et son peu de durée....
ROS. N'augmente que la soif de mon àme altérée.
CAL. Cette soif s'éteindra : ta prompte guérison
Paravant qu'il soit peu t'en fera la raison.
ROS. A ce compte, tu veux que je me persuade
Qu'un corps puisse guérir dont le cœur est malade.
CAL. N'use point avec moi de ce discours moqueur :
On sait bien ce que c'est des blessures du cœur.
Les tiennes, attendant l'heure que tu souhaites, (i 632-5^)
FIN DU COMPLEMENT DES V.MÎIANTES.
Corneille, i '^h
LA VEUVE
COMÉDIE
i633
NOTICE
Le Privilpge de cette comédie est daté du g mars i634, et
suivant la plupart des éditeurs de Corneille, elle a été repré-
sentée au commencement de la même année.
Cela nous paraît peu probable. En effet, voici comment Cor-
neille s'exprime dans sa Dédicace : « Madame, le bon accueil
qu'autrefois cette Veuve a reçu de vous l'oblige à vous en re-
mercier. » A la vérité, l'on pourrait croire jusqu ici qu'il est
simplement question d'une lecture, mais le poëte ajoute: «Elle
espère que vous ne la méconnoîtrez pas, pour être dépouillée
de tous autres ornements que les siens, et que vous la traiterez
aussi bien qu'alors que la grâce de la représentation la mcttoit
en son jour. » Enfin, parmi les nombreux hommages poétiques
qui précèdent la pièce, un sonnet: A la Veuve de Monsieur Cor-
neille, commence ainsi :
Clarice, un temps si long sans te montrer au jour
M'a fait apprétiender que le deuil du veuvage
Ayant terni l'éclat des traits de ton visage,
T'empêchât d'établir parmi nous ton séjour;
cecjui veut dire, en langage vulgaire, que l'impression de celte
pièce s'est fait beaucoup attendre.
Il semble donc prudent de se ranger à l'opinion des frères
Parfait, qui, dans leur Histoire du théâtre franrois (tome V,
p. /i3), placent l'ouvrage à l'année i633.
L'édition originale a pour titre :
La Vefve ou le TRAisTRE TRAHY, COMEDIE, à Poris , chez
François Targa.... M. DC. XXXIV. Auec priuilege du Roy. Le
second titre (ou le Traître trahira été supprimé à partir de iQlili.
374 LA VEUVE.
Le volume, de format in-8", se compose de 20 feuillefs non
chiffrés et de iZi/i pages. On lit au bas du privilège : « Acheué
d'imprimer le treisiesme iour de Mars mil six cens trente-
quatre. »
ÉPITRE. 375
A MADAME DE LA MAISONFORT».
Madame,
Le bon accueil qu'autrefois cette Veuve a reçu de vous
l'oblige à vous en remercier, et l'enhardit à vous de-
mander la faveur de votre protection. Etant exposée aux
coups de l'envie et de la médisance, elle n'en peut trou-
ver de plus assurée que celle d'une personne sur c[ui ces
deux monstres n'ont jamais eu de prise. Elle espère qtie
vous ne la méconnoîtrez pas, pour être dépouillée de
tous autres ornements que les siens, et que vous la trai-
terez aussi bien qu'alors que la grâce de la représentation
la mettoit en son jour-. Pourvu qu'elle vous puisse diver-
tir encore une heure, elle est trop contente, et se ban-
nira sans regret du théâtre pour avoir une place dans
votre cabinet. Elle est honteuse de vous ressembler si
peu, et a de grands sujets d'appréhender qu'on ne l'ac-
cuse de peu de jugement de se présenter devant vous,
dont les perfections la feront paroître d'autant plus im-
parfaite ; mais quand elle considère qu'elles sont en un si
haut point, qu'on n'en peut avoir de légères teintures
sans des privilèges tous particuliers du ciel, elle se ras-
sure entièrement, et n'ose plus craindre qu'il se ren-
contre des esprits assez injustes pour lui imputer à défaut
1. Cette dédicace a été réimprimée dans les éditions de 16/4^-1657.
Au moment où Corneille l'écrivait, Elisabeth d'Estampes était veuve
de Louis de la Châtre, baron de la Maisonfort, maréchal de France,
mort en octobre i63o; mais ce n'était pas une jeune veuve comme
l'héroïne de notre poëte : elle avait cinquante-deux ans. Elle mourut
à Coubert en Brie, le i4 septembre i65^, âgée de soixante-douze ans.
2. Var. (édit. de i644-i657) : les grâces de la représentation la
mettoient en son jour.
376 LA VEUVE.
le manque des choses qui sont au-dessus des forces de la
nature : en efl'et, Madame, quelque difficullé que vous
fassiez de croire aux miracles, il faut que vous en recon-
noissiez en vous-même, ou que vous ne vous connois-
siez pas, puisqu'il est tout vrai que des vertus et des qua-
lités si peu communes que les vôtres ne sauroient avoir
d'autre nom. Ce n'est pas mon dessein d'en faire ici les
éloges : outre qu'il seroit superflu de particulariser ce
que tout le monde sait, la bassesse de mon discours pro-
faneroit des choses si relevées. Ma plume est trop foible
pour entreprendre de voler si haut : c'est assez pour
elle de vous rendre mes devoirs, et de vous prolester,
avec plus de vérité que d'éloquence, que je serai toute
ma vie,
MADAME,
Votre très-hiuuble et très-obéissant
serviteur,
CORNIÎILLE.
AU LECTEUR'.
Si tu n'es homme à te contenter de la naïveté du style
et de la subtilité de l'intrique, je ne t'invite point à la
lecture de cette y)ièce : son ornement n'est pas dans
l'éclat des vers. C'est une belle chose que de les faire
puissants et majestueux : cette pompe ravit d'ordinaire
les esprits, et pour le moins les éblouit; mais il faut que
les sujets en fassent naître les occasions: autrement c'est
en faire parade mal à propos, et pour gagner le nom de
t. Col avis au lecteur, cl les liommages poétiques adressés k
Corneille, an sujet de sa comédie do la Veuve, par divers poêles con-
temporains, ne se trouvent, ainsi que l'Argument, que dans l'éflilion
de ir)3/|.
AU LECTEUR. 877
poëte, perdre celui de judicieux. La comédie n'est qu'un
portrait de nos actions et de nos discours, et la perfec-
tion des portraits consiste en la ressemblance. Sur cette
maxime je tâche de ne mettre en la bouche de mes ac-
teurs que ce que diroient vraisemblablement en leur place
ceux qu'ils représentent, et de les faire discourir en hon-
nêtes gens, et non pas en auteurs. Ce n'est qu'aux ou-
vrages où le poëte parle qu'il faut parler en poëte : Plaute
n'a pas écrit comme Virgile, et ne laisse pas d'avoir bien
écrit. Ici donc tu ne trouveras en beaucoup d'endroits
qu'une prose rimée, peu de scènes toutefois sans quelque
raisonnement assez véritable, et partout une conduite
assez industrieuse. Tu y reconnoîtras trois sortes d'a-
mours aussi extraordinaires au théâtre qu'ordinaires dans
le monde : celle de Philiste et Clarice, d'Alcidon et Do-
ris, et celle de la même Doris avec Florange, qui ne
paroît point. Le plus beau de leurs entretiens est en
équivoques, et en propositions dont ils te laissent les
conséquences à tirer. Si tu en pénètres bien le sens,
l'artifice ne t'en déplaira point. Pour l'ordre de la pièce,
je ne l'ai mis ni dans la sévérité des règles, ni dans la
liberté qui n'est que trop ordinaire sur le théâtre fran-
çois : l'une est trop rarement capable de beaux effets,
et on les trouve à trop bon marché dans l'autre, qui
prend quelquefois tout un siècle pour la durée de son
action, et toute la terre habitable pour le lieu de sa
scène. Cela sent un peu trop son abandon, messéant à
toute sorte de poëme, et particidièrement aux drama-
tiques, qui ont toujours été les plus réglés. J'ai donc
cherché quelque milieu pour la règle du temps, et me
suis persuadé que la comédie étant disposée en cinq actes,
cinq jours consécutifs n'y seroient point mal employés.
Ce n'est pas que je méprise l'antiquité; mais comme on
épouse malaisément des beautés si vieilles, j'ai cru lui
378 LA VEUVE.
rendre assez de respect de lui partager mes ouvrages ; et
de six pièces de théâtre qui me sont échappées', en ayant
réduit trois dans la contrainte qu'elle nous a prescrite,
je n'ai point fait de conscience d'allonger un peu les vingt
et quatre heures aux trois autres. Pour l'unité de lieu et
d'action, ce sont deux règles que j'observe inviolable-
ment ; mais j'interprète la dernière à ma mode ; et la
première, tantôt je la resserre à la seule grandeur du
théâtre, et tantôt je l'étends jusqu'à toute une ville,
comme en cette pièce. Je l'ai poussée dans le Clitandre
jusques aux lieux 011 l'on peut aller dans les vingt et
quatre heures ; mais bien que j'en pusse trouver de bons
garants et de grands exemples dans les vieux et nouveaux
siècles, j'estime qu'il n'est que meilleur de se passer de
leur imitation en ce point. Quelque jour je m'expliquerai
davantage sur ces matières ^ ; mais il faut attendre l'occa-
sion d'un plus grand volume : cette préface n'est déjà
que trop longue pour une comédie.
1. Corneille a ici en vue, outre la Veuve, Mélile et Clitandre, déjà
imprimés, la Galerie du Palais et la Suivante, qui furent jouées dans
lo courant de l'année i63/i, et la Place Royale, qui ne fut repré-
sentée qu'au commencement de i635. Ce passage nous apprend que
Corneille avait terminé ces trois dernières pièces avant le 1 3 mars 1 63^ ,
date de l'achevé d'imprimer de la Veavc.
2. Voyez ci-dessus, p. 117.
HOMMAGES ADRESSÉS A CORNEILLE. 879
HOMMAGES
ADRESSÉS A CORNEILLE, AU SUJET DE LA VEUVE,
PAR DIVERS POETES CONTEMPORAINS.
POUR LA VEUVE DE MONSIEUR CORNEILLE.
AUX DAMES.
Le soleil est levé, retirez-vous, étoiles;
Remarquez son éclat à travers de ses voiles ;
Petits feux de la nuit qui luisez en ces lieux,
Souffrez le même affront que les autres^ des cieux.
Orgueilleuses beautés que tout le inonde estime,
Qui prenez un pouvoir qui n'est pas légitime,
Clarice vient au jour ; votre lustre s'éteint ;
Il faut céder la place à celui de son teint.
Et voir dedans ces vers une double merveille :
La beauté de la Veuve, et l'esprit de Corneille.
Dk Scudéry ^
I. Ainsi dans lédition de i63/j, qui seule, comme nous l'avons
dit, renferme ces hommages poétiques. Serail-ce une faute, et faut-il
lire les astres ?
3. Georges de Scudéry, né au Havre vers 1601. Après avoir servi
quelque temps dans le régiment des gardes (voyez p. 129), il s'adonna
entièrement à la littérature et à la poésie. L'hommage qu'il rend ici
à Corneille n'est que le remercîment dû à une politesse du même
genre. En effet, en i63i, lors de la publication de Ligdainon, notre
poëte lui avait adressé un quatrain, signalé dans ces derniers temps
par M. Triçotel, et qui sera placé pour la première fois dans la pré-
sente édition, parmi les poésies diverses de Corneille. On trouvera
dans notre Notice sur le Cid le récit des différends que le succès de
cet ouvrage fit naître entre les deux amis. Scudéry mourut en 1667.
38o LA VEUVE.
A MONSIEUR CORNEILLE, POETE COMIQUE,
SUR SA VEUVE.
ÉPIGRAMME.
Rare écrivain de notre France,
Qui le premier des beaux esprits
As fait revivre en tes écrits
L'esprit de Plante et de Térence,
Sans rien dérober des douceurs
De Mélile ni de ses sœurs,
0 Dieu ! que ta Clarice est belle,
Et que de veuves à Paris
Souhaiteroient d'être comme elle,
Pour ne manquer pas de maris !
Mairet '
A MONSIEUR CORNEILLE, SUR SA CLARICE.
Corneille, que ta Veuve a des charmes puissants !
Ses yeux remplis d'amour, ses discours innocents,
Joints à sa majesté plus divine qu'humaine,
Paroissent au théâtre avec tant de splendeur.
Que Mélite, admirant cette belle germaine^,
Confesse qu'elle doit l'hommage à sa grandeur.
Mais ce n'est pas assez : sa parlante peinture
A tant de ressemblance avecque la nature,
Qu'en lisant tes écrits l'on croit voir des amants
Dont la mourante voix naïvement ])ropose
Ou l'extrême bonheur ou les rudes tourments
Qui furent lo sujet de leur métamorphose.
Fais-la donc imprimer, fais que sa déité
Jour et nuit entretienne avecque privante
1. Jean Mairot, ne à Besançon en i6o4, mort en 1686, est au
nombre des amis de Corneille dont l'affection ne sut pas résister au
succès du Cid ; il est longuement question de lui dans la Notice sur
cet ouvrage.
2. Germaine, sœur.
HOMMAGES ADRESSÉS A COR^'EILLE. 38i
Ceux qui n'ont le moyen de la voir au théâtre ;
Car si Mélite a plu pour ses divins appas,
Tout le monde sera de Clarice idolâtre,
Qui jouit de beautés que Mélite n'a pas.
GuÉRENTE.
MADRIGAL POUR LA COMÉDIE DE LA VEUVE
DE MONSIEUR CORNEILLE.
A CLARICE.
Clarice, la plus douce veine
Qui sache le métier des vers
Donne un portrait à l'univers
De tes beautés et de ta peine ;
Et les traits du pinceau qui te font admirer
Te dépeignent au vif si constante et si belle,
Que ce divin portrait, bien que tu sois mortelle,
Demande des autels pour te faire adorer.
I. G. A. E. P.
A MONSIEUR CORNEILLE.
ÉLÉGIE.
Pour te rendre justice autant que pour te plaire,
Je veux parler, Corneille, et ne me puis plus taire.
Juge de ton mérite, à qui rien n'est égal.
Par la confession de ton propre rival.
Pour un même sujet, même désir nous presse ;
Nous poursuivons tous deux une même maîtresse
La gloire, cet objet des belles volontés.
Préside également dessus nos libertés ;
Comme toi je la sers, et personne ne doute
Des veilles et des soins que cette ardeur me coûte.
Mon espoir toutefois est décru chaque jour
Depuis que je t'ai vu prétendre à son amour.
Je n'ai point le trésor de ces douces paroles
382 LA VEUVE.
Dont tu lui fais la cour et dont tu la cajoles;
Je vois que ton esprit, unique de son art,
A des naïvetés plus belles que le fard.
Que tes inventions ont des charmes étranges,
Que leur moindre incident attire des louanges,
Que par toute la France on parle de ton nom.
Et qu'il nest plus d'estime égale à ton renom.
Depuis, ma Muse tremble et n'est plus si hardie;
Une jalouse peur l'a longtemps refroidie.
Et depuis, cher rival, je serois rebuté
De ce bruit spécieux dont Paris m'a flatté.
Si cet ange mortel qui fait tant de miracles.
Et dont tous les discours passent pour des oracles,
Ce fameux cardinal, l'honneur de l'univers,
N'aimoit ce que je fais et n'écoutoit mes vers.
Sa faveur m'a rendu mon humeur ordinaire ;
La gloire où je prétends est l'honneur de lui plaire,
Et lui seul réveillant mon génie endormi
Est cause qu'il te reste un si foible ennemi.
Mais la gloire n'est pas de ces chastes maîtresses
Qui n'osent en deux lieux répandre leurs caresses ;
Cet objet de nos vœux nous peut obliger tous.
Et faire mille amants sans en faire un jaloux.
Tel je te sais connoîtreet te rendre justice,
Tel on me voit partout adorer ta Clarice.
Aussi rien n'est égal à ses moindres attraits ;
Tout ce que j'ai produit cède à ses moindres traits;
Toute veuve qu'elle est, de quoi que tu l'habilles.
Elle ternit l'éclat de nos plus belles tilles.
J'ai vu trembler Silvie, Amaranthe et Filis,
Célimène a changé, ses attraits sont pâlis ' ;
I . Ces noms sont ceux des licroïnes des pièces de théâtre qui
avaient eu le plus de succès dans les années précédentes : la Silvie,
tragi-comédie-pastorale de Mairet, fut représentée en 1621 ; l' Ama-
ranthe, pastorale de Jean Ogier de Gombaud, en 1O25 ; la Filis de
Scire, comédie-pastorale du sieur Pichou, en i63o; enfin, en citant la
Célimène, Rotrou avoue sa propre défaite, car ce titre est celui d'une
comédie qu'il fit représenter en 1625. (Voyez Histoire du théâtre
frunçois, tome IV, p. 352, 377 et 5oo, et tome V, p. 7.)
HOMMAGES ADRESSÉS A CORNEILLE. 383
Et tant d'autres beautés que l'on a tant vantées
Sitôt qu'elle a paru se sont épouvantées.
Adieu ; fais-nous souvent des enfants si parfaits,
Et que ta bonne humeur ne se lasse jamais.
De Rotrou •.
A MONSIEUR CORNEILLE.
De mille adorateurs Mélite est poursuivie ;
Ces autres belles sœurs le sont éo-alement :
Clarice, quoique veuve, a surmené l'envie
Et fait de tout le monde un parti seulement.
C.
A MONSIEUR CORNEILLE SUR SA VEUVE.
EPIGKAMME.
Ta veuve s'est assez cachée,
Ne crains point de la mettre au jour ;
Tu sais bien qu'elle est recherchée
Par les mieux sensés de la cour.
Déjà des plus grands de la France,
Dont elle est l'heureuse espérance.
Les cœurs lui sont assujettis,
Et leur amour est une preuve
Qu'une si glorieuse Veuve
Ne peut manquer de bons partis.
Du Ryer, Parisien^.
1. Jean Rotrou, né à Dreux en 1609, mort en i65o, est le seul
auteur dramatique lié avec Corneille que le succès du Cld n'ait pas
brouillé avec lui.
2. Pierre du Ryer, né en i6o5, mort en i658, a fait un grand
nombre de traductions et dix-huit pièces de théâtre. Il a été secré-
taire de César, duc de Vendôme.
384 LA VEUVE.
AU MÊME, PAR LE MÊME.
Que pour louer ta belle Veuve
Chacun de son esprit donne une riche preuve,
Qu'on voye en cent façons ses mérites tracés :
Pour moi, je pense dire assez
Quand je dis de cette merveille
Qu'elle est sœur de Mélite et fille de Corneille.
A MONSIEUR CORNEILLE.
Belle Veuve adorée,
Tu n'es pas demeurée
Sans supports et sans gloire en la fleur de tes ans
Puisque Ion cher Corneille
A ta conduite veille.
Tu ne peux redouter les traits des médisants.
BoiS-RoBERT '.
A MONSIEUR CORNEILLE SUR SA VEUVE.
Cette belle Clarice à qui l'on porte envie
Peut-elle être ta Veuve et que tu sois en vie?
Quel accident étrange à ton bonheur est joint ?
Si jamais un auteur a vécu par son livre,
En dépit de l'envie elle te fera vivre,
Elle sera ta Veuve et tu ne mourras point.
DOuville'-.
I. François le Métel, sieur de Boisroberl, abbé et poëte, né à
Caen vers 1592, mort en 1662, fut le favori du cardinal de Riche-
lieu, et un des cinq auteurs qu'il chargeait de la rédaction de ses
pièces. Voyez les Notices sur la Comédie des Tuileries et sur le Cid.
1. Antoine le Métel, sieur d'Ouville, frère de l'abbé de Boisro-
bert, plus connu par ses contes que par ses œuvres dramatiques, a
écrit neuf ou dix pièces de théâtre, que les frères Parfait placent
entre 1687 et i65o. L'époque de sa naissance et colle de sa mort
sont ignorées. Voyez Histoire du théâtre français, tome V, p. 357.
HOMMAGES ADRESSES A CORNEILLE. 385
A MONSIEUR CORNEILLE SUR SA VEUVE.
ÉPI GRAMME.
La Renommée est si ravie
Des mignardises de tes vers,
Qu'elle chante par l'univers
L'immortalité de ta vie.
Mais elle se trompe en un point,
Et voici comme je l'épreuve :
Un homme qui ne mourra point
Ne peut jamais faire une Veuve.
Quoique chacun en soit d'accord,
Il faut bien que du ciel ce beau renom te vienne.
Car je sais que lu n'es pas mort,
Et toutefois j'adore et recherche la tienne.
Claveret*.
MADRIGAL DU MÊME.
Philiste en ses^ amours a dû craindre un rival,
Puisque ta Veuve est la copie
De ce charmant original
A qui ta plume la dédie.
Ton bel art nous peint l'une adorable à la cour ;
La nature a fait l'autre un miracle d'amour.
Je sais bien que l'on nous figure
L'art moins parfait que la nature ;
Mais laissant ces raisons à part,
Je ne sais qui l'emporte, ou la nature ou l'art.
Ta \ euve toutefois par sa douceur extrême
Sait si bien celui de charmer.
Qu'à la voir on la peut nommer
Un original elle-même,
1 . Un des rivaux les plus acharnés de Corneille, après le succès
du Cid. Voyez notre Notice sur cette tragédie.
2. Il y a ces pour ses dans l'édition originale.
Corneille, i 25
386 LA VEUVE.
Et toutes deux des ravissants accords *
D'un bel esprit et d'un beau corps.
Claveret.
A MONSIEUR CORNEILLE SUR L'IMPRESSION DE SA VEUVE.
La veuve qui n'a d'autres soins
Que de se tenir renfermée
Et de qui l'on parle le moins,
Est plus chaste et plus estimée ;
Mais celle que tu mets au jour
Accroît son lustre et notre amour,
Alors qu'elle se communique :
Bien loin de se faire blâmer,
Tant plus elle se rend publique
Plus elle se fait estimer.
J. GOLLARDEAU^.
POUR LA VEU\E DE MONSIEUR CORNEILLE.
Bien que les amours des filles
Soient vives et sans fard, llorissantes, gentilles.
Et que le pucelage ait des goûts si charmants.
Celte Veuve, en dépit d'elles,
Va posséder plus d'amants
Qu'un million de pucelles.
L. M. P.
A MONSIEUR CORNEILLE.
Tous ces présomptueux dont les foibles esprits
S'efforcent vainement de le suivre à la trace.
1. On lit ainsi (des. et non de) dans l'édilion originale.
2. Julien CoUarileau, procureur du lloi à Fonlcnay-le-Comle, au-
HOMMAGES ADRESSÉS A CORNEILLE. 887
Se trouvent à la fin des corneilles d'Horace',
Quand ils mettent au jour leurs comiques écrits.
Ce style familier non encore entrepris,
Ni connu de personne, a de si bonne grâce
Du théâtre françois changé la vieille face.
Que la scène tragique en a perdu le prix.
Saint-Amant^, ne crains plus d'avouer ta patrie.
Puisque ce Dieu des vers est né dans la Neustrie,
Qui pour se rendre illustre à la postérité.
Accomplit en nos jours l'incroyable inervcille
De cet oiseau fameux parmi l'antiquité,
Nous donnant un Phénix sous le nom de Corneille.
Du Petit-Val^.
A MONSIEUR CORNEILLE.
Mélite, qu'un miracle a fait venir des cieux.
Les cœurs charmés à soi comme l'aimant attire ;
Mais c'est avec raison que tout le monde admire
La Veuve qui n'a pas moins d'attraits dans les yeux.
Faire parler les rois le langage des Dieux,
Faire régner l'amour, accroître son empire,
Peindre avec tant d'adresse un gracieux martyre,
Fermer si puissamment la bouche aux envieux ;
leur de diverses poésies latines et françaises, et notamment de cpiatrc
petits poëmes intitulés : Tableaux des victoires du Roi, Paris, J. Ques-
nel, i63o, in-8°.
1 . Allusion à ces vers d'Horace :
Ne si forte suas repetitum venerit olim
Grex avium plumas, moveat cornicula risum,
Furliuis nudata coloribus.
{Épîtres, liv. I, ép. m, v. 18-20.)
2. Le poëte Saint-Amant était né à Rouen, comme Corneille.
3. Raphaël du Petit- Val, libraire et poëte de Rouen, dont on
trouve des vers en tête de plusieurs ouvrages de Béroalde de Yerville.
388 LA VEUVE.
Plaire honneur à son temps, enseigner à notre âge
A polir doucement son vers et son langage*,
Corneille, c'est assez pour avoir des lauriers.
Dessus le mont sacré, toujours tranquille et calme ;
Mais pour dire en un mot, de venir des derniers
Et les surpasser tous, c'est emporter la palme.
A MONSIEUR CORNEILLE.
Ce n'est rien d'avoir peint une vierge beauté,
Mélite, vrai portrait de la divinité.
La grâce de l'objet embellit la peinture
Et conduit le pinceau qui ne s'égare pas ;
Mais de peindre une Veuve avec autant d'appas,
C'est un effet de l'art qui passe la nature.
PiLLASTRE, avocat en parlement.
A MONSIEUR CORNEILLE.
ÉPIGRAMME.
Toi que le Parnasse idolâtre,
Et dout le vers doux et coulant
Ne fait point voir sur le théâtre
Les effets d'un bras violent.
Esprit de qui les rares veilles
Tous les ans font voir des merveilles
Au-dessus de l'humain pouvoir,
Reçois ces vers dont Villeneuve'^,
Ravi des beautés de ta Veuve,
A l'ait hommage à ton savoir.
1. Ce vers est étrangement défiguré dans l'édition originale :
A polie (^sic) doucement son vœu (^sic^ et son langage.
2. Ce poëte était en relation avec Guillaume Colletet. Voyez
Divertissements de Colletet, i(j3i,p. 38.
HOMMAGES ADRESSÉS A CORNEILLE. 889
A MONSIEUR CORNEILLE,
Corneille, je suis amoureux
De ta Veuve et de ta Mélite,
Et leurs beautés et leur mérite
Font naître tes vers et mes feux.
Je veux que l'une soit pucelle ;
L'autre ici me semble si belle
Qu'elle captive mes esprits,
Et ce qui m'en plaît davantage,
C'est que les traits de son visage
Viennent de ceux de tes écrits.
De Marbeuf'.
A MONSIEUR CORNEILLE SUR SA VEUVE.
On vante les exploits de ces mains valeureuses
Qui font dans les combats des veuves malheureuses ;
Mais j'estime, pour moi, qu'il t'est plus glorieux
D'avoir fait en nos cours une Veuve sans larmes,
Et que l'on ne sauroit, sans t'être injurieux,
Donner moins de lauriers à tes vers qu'à leurs armes.
De Canon.
A MONSIEUR CORNEILLE SUR SA VEUVE.
SONNET.
Corneille, que ta Veuve est pleine de beauté !
Que tu l'as d'ornements et de grâce pourvue !
Le plaisir de la voir tous mes sens diminue.
Et trahir tant d'appas ce seroit lâcheté^.
I. Il était maître des forêts à Pont-de-l' Arche. On a un Recueil
des vers de M. de Marbeuf, Rouen, David du Petit- Val, 1628,
in-8°.
a. Dans l'édition de i634 il y a le non-sens que voici :
Et traîne (s/c) tant d'appas ce seroit la cheté (^sic).
3r)o LA VEUVE.
Quoi que puisse à nos yeux offrir la nouveauté,
Rien ne les peut toucher à l'égal de sa vue ;
Il n'est point de mortel, après l'avoir connue,
Qui se puisse vanter de voir sa liberté'.
x\dmire le pouvoir qu'elle a sur mon esprit,
Ne cherche point le nom de celui qui t'écrit.
Qui jamais ne connut Apollon ni sa lyre.
Ton mérite l'oblige à te donner ces vers,
Et la douceur des tiens le force de te dire
Qu'il n'est rien de si beau dedans tout l'univers.
L. N.
A MONSIEUR CORNEILLE EN FAVEUR DE SA VEUVE.
Corneille, que ton chant est doux !
Que ta plume a trouvé de gloire !
Il n'est plus d'esprit parmi nous
Dont tu n'emportes la victoire.
Ce que tu feins a tant d'allraits
Que les ouvrages plus parfaits
N'ont rien d'égal h ton mérite'^ ;
Et la Veuve que tu fais voir,
Plus ravissante que Mélite,
Montre l'excès de ton savoir.
BURNEL.
A MONSIEUR CORNEILLE.
Clarice est sans doute si belle
Que Philiste n'a le pouvoir
De goûter le bien de la voir,
Sans devenir amoureux d'elle.
Ses discours me font estimer
Qu'on a plus de gloire à l'aimer^
1. Tel est le texte de l'édition originale; j>eiil-ctre faut-il ire
« d'avoir sa liberté. «
2. Dans l'édition originale : « h son m(Tite. >i
3. Dans l'édition originale : « de l'aimer. »
HOMMAGES ADRESSÉS A CORNEILLE. Syi
Que de raison à s'en défendre,
Et que les argus les plus grands,
Pour Y trouver de quoi reprendre,
N'ont point d'veux assez pénétrants.
Apollon, qui par ses oracles
A plus d'éclat qu'il n'eut jamais.
Tient sur les deux sacrés sommets
Tes vers pour autant de miracles ;
Et les plaisirs que ces neuf sœurs
Trouvent dans les rares douceurs
Que parfaitement tu leur donnes.
Sont purs témoignages de foi
Qu'au partage de leurs couronnes
La plus digne sera pour toi.
Marcel.
A MONSIEUR CORNEILLE SUR SA VEUVE.
STANCES.
Divin esprit, puissant génie.
Tu vas produire en moi des miracles divers ;
Je n'ai jamais donné de louange infinie.
Et je ne croyois plus pouvoir faire de vers.
Il te falloit, pour m'y contraindre.
Faire une belle Veuve et lui donner des traits
Dont mon cœur amoureux peut ' se laisser atteindre ;
L'amour me fait rimer et louer ses attraits.
Digne sujet de mille flammes.
Incomparable V^euve, ornement de ce temps.
Tu vas mettre du trouble et du feu dans les âmes,
Faisant moins d'ennemis que de cœurs inconstants.
Qui vit jamais tant de merveilles ?
Mes sens sont aujourd'hui l'un de l'autre envieux ;
Ton discours me ravit l'âme par les oreilles.
Et ta beauté la veut arracher par les yeux.
I. Ainsi dans la première édition ; mais c'est sans doute peust,
c'est-à-dire pût, (ju'il faut lire.
392 LA VEUVE.
Quand on te voit, les plus barbares
A tes charmes sans fard et tes naïfs appas
Donneroient mille cœurs, et des choses plus rares
S'ils en pouvoient avoir, pour ne te perdre pas.
Lorsqu'on t'entend, les plus critiques
Remarquent tes discours et font tous un serment
De les faire observer pour des lois authentiques,
Et de condamner ceux qui parlent autrement.
Cher ami, pardon si ma Muse,
Pour plaire à mon amour manque à notre amitié ;
Donnant tout à ta fille, elle a bien cette ruse
De juger que tu dois en avoir la moitié.
Prends donc en gré tant de franchise,
Et ne t' étonne pas si ceci ne vaut rien.
Par son désordre seul tu sauras ma surprise :
Un cœur qui sait aimer ne s'exprime pas bien.
Il me suffit que je me treuve
Dans ce rang qui n'est pas à tout chacun permis,
Des humbles serviteurs de ton aimable Veuve,
Et de ceux que tu tiens pour tes meilleurs amis.
VoiLLE.
STANCES SUR LES OEUVRES DE MONSIEUR CORNEILLE
Corneille, occupant nos esprits,
Fait voir par ces divins écrits
Que nous vivions dans l'ignorance,
Et je crois que tout l'univers
Saura bientôt que notre France
N'a que lui seul qui fait des vers.
La nature tout à loisir
A pris un extrême plaisir
A créer ta veine animée.
Et parlant ainsi que les Dieux,
Le temps veut que la renommée
T'aille publier en tous lieux.
HOMMAGES ADRESSES A CORNEILLE. ^Z
Apollon forma ton esprit,
Et d'un soin merveilleux t'apprit
Le moyen de charmer des hommes ^ ;
Il t'a rendu par son métier
L'oracle du siècle où nous sommes,
Comme son unique héritier.
Beaulieu.
A LA VEUVE DE MONSIEUR CORNEILLE.
SONNET.
Clarice, un temps si long sans te montrer au jour
M'a fait appréhender que le deuil du veuvage.
Ayant terni l'éclat des traits de ton visage,
T'empêchât d'établir parmi nous ton séjour.
Mais tant de grands esprits, ravis de ton amour.
Parlent de tes appas dans un tel avantage
Qu'après eux tout l'orgueil des beautés de cet âge
Doit tirer vanité de te faire la cour.
Parois donc librement, sans craindre que tes charmes
Te suscitent encor de nouvelles alarmes,
Exposée aux efforts d'un second ravisseur ;
Puisque de la façon que tu te fais paroître.
Chacun sans t'offenser peut se lendre ton maître,
Comme depuis un an chacun l'est de ta sœur "^.
A. C.
ARGUMENT.
Alcidon, amoureux de Clarice, veuve d'Alcandre et
maîtresse de Philiste, son particulier ami, de peur qu'il
ne s'en aperçût, feint d'aimer sa sœur Doris '^5 qui ne
1. Tel est le texte de i63/l. Peut-être faudrait-il lire les hommes.
2. L'impression de Méliie fut achevée, comme nous l'avons dit,
au mois de février i633, et celle de la Veuve au mois de mars i63^.
3. Le texte de cette phrase, tel que nous le donnons ici, est par-
Sg^ LA VEUVE.
s'abusant point par ses caresses, consent au mariage de
Florange, que samèrelui propose. Ce faux ami, sous un
prétexte de se venger de Taffront cjue lui faisoit ce ma-
riage, fait consentir Célidan à enlever Claiice en sa fa-
veur, et ils la mènent ensemble à un château de Célidan.
Philiste, abusé des faux ressentiments de son ami, fait
rompre le mariage de Florange : sur quoi Célidan con-
jure Alcidon de reprendre Doris et rendre Clarice à son
amant. Ne l'y pouvant résoudre, il soupçonne quelque
fourbe de sa part, et fait si bien qu'il tire les vers du nez
à la nourrice de Clarice, qui avoit toujours eu une intel-
ligence avec Alcidon, et lui avoit même facilité l'enlève-
ment de sa maîtresse ; ce qui le porte à quitter le parti
de ce perfide : de sorte que ramenant Clarice à Philiste,
il obtient de lui en récompense sa sœur Doris.
EXAMEN
Cette comédie n'est pas plus régulière que Mélitc en
ce qui regarde l'vmité de Heu, et a le même défaut au
cinquième acte, qui se passe en compliments pour venir
à la conclusion d'un amour épisodique, avec cette diffé-
rence toutefois que le mariage de Célidan avec Doris a
plus de justesse dans celle-ci que celui d'Erasteavcc Clo-
ris dans l'autre. Elle a quelque chose de mieux ordonné
pour le temps en général, qui n'est pas si vague que
dans Méidc, et a ses intervalles mieux proportionnés
par cinq jours consécutifs. C'éloit un tempérament que
faitemcnl conforme à celui de rédition de i()34. Nous croyons devoir
en avertir, parce qu'en voyant l'embarras de la construction et l'em-
ploi irrôgulior (Vaperçûl pour apcrçnivr, on pourrait (^tro liante do
supposer ici cpickpic faute d'impression.
EXAMEN. 395
je croyois lors fort raisonnable entre la rigueur des vingt
et quatre heures et cette étendue libertine qui n'avoit
aucunes bornes. Mais elle a ce même défaut dans le par-
ticulier de la durée de chaque acte, que souvent celle de
l'action y excède de beaucoup celle de la représentation.
Dans le commencement du premier, Pbiliste quitte Alci-
don pour aller faire des visites avec Clarice, et paroît en
la dernière scène avec elle au sortir de ces visites, qui
doivent avoir consumé toute l'après-dînée, ou du moins
la meilleure partie. La même chose se trouve au cin-
quième : Alcidon y fait partie avec Célidan d'aller voir
Clarice sur Je soir dans son château, 011 il la croit encore
prisonnière, et se résout de faire part de sa joie à la
nourrice, qu'il n'oseroit voir de jour, de peur de faire
soupçonner l'intelligence secrète et criminelle qu'ils ont
ensemble ; et environ cent vers après, il vient chercher
cette confidente chez Clarice, dont il ignore le retour. Il
ne pouvoit être qu'environ midi quand il en a formé le
dessein, puisque Célidan venoit de ramener Clarice (ce que
vraisemblablement il a fait le plus toi qu'il a pu, ayant un
intérêt d'amour qui lepressoit' de lui rendre ce service
en faveur de son amant) ; et quand il vient pour exécuter
cette résolution, la nuit doit avoir déjà assez d'obscurité
pour cacher cette visite qu'il lui va rendre. L'excuse
qu'on pourroit y donner, aussi bien qu'à ce que j'ai re-
marqué de ïircis dans Mélite, c'est qu'il n'y a point de
liaison de scènes, et par conséquent point de continuité
d'action. Aussi on ' pourroit dire que ces scènes déta-
chées qui sont placées l'une après l'autre ne s'entre-
suivent pas immédiatement, et qu'il se consume un temps
notable entre la lin de l'une et le commencement de
1. Var. (édit. de 1660): qui le presse.
2. Var. (édit. de i66o-i66/i): l'on,
896 LA VEUVE.
l'autre ; ce qui n'arrive point quand elles sont liées en-
semble, cette liaison étant cause que Tune commence
nécessairement au même instant que Tautre fmit.
Cette comédie peut faire connoître ' l'aversion naturelle
que j'ai toujours eue pour les a parte. Elle m'en donnoit
de belles occasions, m'étant proposé d'y peindre un
amour réciproque qui parût dans les entretiens de deux
personnes qui ne parlent point d'amour ensemble, et de
mettre des compliments d'amour suivis entre deux gens
qui n'en ont point du tout l'un pour l'autre, et qui sont
toutefois obligés par des considérations particulières de
s'en rendre des témoignages mutuels. C'étoit un beau
jeu pour ces discours à part, si fréquents chez les an-
ciens et chez les modernes de toutes les langues ; cepen-
dant j'ai si bien fait, par le moyen des confidences qui
ont précédé des scènes artificieuses, et des réflexions qui
les ont suivies, que sans emprunter ce secours, l'amour
a paru entre ceux qui n'en parlent point, et le mépris a
été visible entre ceux qui se font des protestations
d'amour. La sixième scène du quatrième acte semble
commencer par ces a parte, et n'en a toutefois aucun.
Célidan et la nourrice y parlent véritablement chacun à
part, mais en sorte que chacun des deux veut bien que
l'autre entende ce qu'il dit. La nourrice cherche à donner
à Célidan des marques d'une douleur très-vive, qu'elle
n'a point, et en affecte d'autant plus les dehors pour
l'éblouir ; et Célidan, de son côté, veut qu'elle aye lieu de
croire qu'il la cherche pour la tirer dvi péril où il feint
qu'elle est, et qu'ainsi il la rencontre fort à propos. Le
reste de cette scène est fort adroit, par la manière dont
il dupe cette vieille, et lui arrache l'aveu d'une fourbe 011
on le vouloil prendre lui-même pour dupe. 11 l'enferme,
1. Var. (('dit. flo i66o-i()G8) : rccoimoîtrc.
EXAMEN. 397
de peur qu'elle ne fasse encore quelque pièce qui trouble
son dessein ; et quelques-uns ont trouvé à dire qu'on ne
parle point d'elle au cinquième ; mais ces sortes de per-
sonnages, qui n'agissent que pour l'intérêt des autres, ne
sont pas assez d'importance pour faire naître une curio-
sité légitime de savoir leurs sentiments sur l'événement
delà comédie, oîi ils n'ont plus que faire quand on n'y a
plus affaire d'eux ; et d'ailleurs Clarice y a trop de satis-
faction de se voir hors du pouvoir de ses ravisseurs et
rendue à son amant, pour penser en sa présence à cette
nourrice, et prendre garde si elle est en sa maison, ou si
elle n'y est pas.
Le style n'est pas plus élevé ici que dans Méiile, mais
il est plus net et plus dégagé des pointes dont l'autre
est semée, qui ne sont, à en bien parler, que de fausses
lumières, dont le brillant marque bien quelque vivacité
d'esprit, mais sans aucune solidité de raisonnement.
L'intrique y est aussi beaucoup plus raisonnable que dans
l'autre ; et Alcidon a lieu d'espérer un bien plus heureux
succès de sa fourbe qu'Eraste de la sienne '.
I. Voyez, comme complément de cet examen, ce qui est dit plus
haut, p. 28, 29 et 43.
ACTEURS
PHILISTE, amant de Clarice.
ALCIDON, ami de Philisteet amant de Doris.
CÉLIDAN, ami d'Alcidon et amoureux de Doris.
CLARICE, veuve d'Alcandre et maîtresse de Philiste.
CHRYSANTE, mère de Doris.
DORIS, sœur de Philiste.
La Nourrice de Clarice.
GÉRON, agent de Florange, amoureux de Doris '.
LYCAS, domestique de Philiste.
POLIMAS, \
DORASTE, > domestiques de Clarice.
LISTOR, )
La scène est à Paris '^.
1. Dans les ('ditions de 1 034-1 608 : « amoureux de Doris, qui ne
paroît point. »
2. Ces mots manquent dans réditioii de lOS/i.
LA VEUVE.
COMÉDIE.
ACTE 1.
SCENE PREMIERE.
PHILISTE, ALGIDON.
ALCIDON.
J'en demeure d'accord, chacun a sa méthode^ ;
Mais la tienne pour moi seroit trop incommode" :
Mon cœur ne pourroit pas conserver tant de feu,
S'il falloit que ma bouche en témoignât si peu.
Depuis près de deux ans tu brûles pour Clarice,
Et plus ton amour croît, moins elle en a d'indice.
Il semble qu'à languir tes désirs sont contents.
Et que tu n'as pour but que de perdre ton temps.
Quel fruit espères-tu de ta persévérance
A la traiter toujours avec indifférence ?
Auprès d'elle assidu, sans lui parler d'amour,
Veux-tu qu'elle commence à te faire la cour ?
PmUSTE.
Non ; mais, à dire vrai, je veux qu'elle devine^.
1. Var. Dis ce que tu voudras, chacun a sa méthode. (i634-57)
2. Var. Mais la tienne pour moi seroit fort incommode. (i63i-68)
3. Var. Non pas, mais pour le moins je veux qu'elle devine. (i63i-57)
4oo LA VEUVE.
ALCIDON.
Ton espoir, qui te flatte, en vain se l'imagine* :
Clarice avec raison prend pour stupidité ■ 5
Ce ridicule efl"et de ta timidité.
PHILISTE.
Peut-être. Mais enfin vois-tu qu'elle me ftiie,
Qu'indifférent qu'il est mon entretien l'ennuie,
Que je lui sois à charge, et lorsque je la voi.
Qu'elle use d'artifice à s'échapper de moi ? 20
Sans te mettre en souci quelle en sera la suite '^,
Apprends comme l'amour doit régler sa conduite.
Aussitôt qu'une dame a charmé nos esprits,
Offrir notre service au hasard d'un mépris,
Et nous abandonnant à nos brusques saillies^, 2 5
Au lieu de notre ardeur lui montrer nos folies,
Nous attirer sur l'heure un dédain éclatant :
Il n'est si maladroit qui n'en fît bien autant.
Il faut s'en faire aimer avant qu'on se déclare.
Notre submission à l'orgueil la prépare. 3o
Lui dire incontinent son pouvoir souverain.
C'est mettre à sa rigueur les armes à la main.
Usons, pour être aimés, d'un meilleur artifice,
Et sans lui rien offrir, rendons-lui du service* ;
Réglons sur son humeur toutes nos actions, 35
Réglons tous nos desseins sur ses intentions"^,
1. Var. C'en est trop présumer, cette beauté divine
Avec juste raison prend pour stupidité
Ce qui n'est qu'un effet de ta timidité.
PHiL. Mais as-tu remarqué que Clarice me fuie ? (i634-Go)
2. Var. Sans te mettre en souci du feu qui me consomme,
Apprends comme l'amour se traite en lionncte homme :
Aussitôt qu'une dame en ses rets nous a pris. (i(j3lx-b'])
3. Var. Et nous laissant conduire à nos brusques saillies
Au lieu de notre amour lui montrer nos folies.
Qu'un superbe dédain punisse au même instant. (i63i-57)
l^. Var. Sans en rien protester, rendons-lui du service. (i634)
5. Var. AJTistons nos desseins à ses intentions. (i6.3i-57)
ACTE I, SCENE I. 4oi
Tant que par la douceur d'une longue hantise
Comme insensiblement elle se trouve prise.
C'est par là que Ton sème aux dames des appas*,
Qu'elles n'évitent point, ne les prévoyant pas. 4o
Leur haine envers l'amour pourroit être un prodige,
Que le seul nom les choque, et l'effet les oblige^.
ALCIDON.
Suive qui le voudra ce procédé nouveau^ :
Mon feu me déplairoit caché sous ce rideau.
Ne parler point d'amour ! Pour moi, je me défie 45
Des fantasques raisons de ta philosophie :
Ce n'est pas là mon jeu. Le joli passe-temps,
D'être auprès d'une dame et causer du beau temps,
Lui jurer que Paris est toujours plein de fange,
Qu'un certain parfumeur vend de fort bonne eau d'ange*,
Qu'un cavalier regarde un autre de travers,
Que dans la comédie on dit d'assez bons vers,
Qu'Aglante avec Philis dans un mois se marie '^ !
Change, pauvre abusé, change de batterie.
Conte ce qui te mène, et ne t'amuse pas 5 5
A perdre innocemment les discours et tes pas®.
PHILISTE.
Je les aurois perdus auprès de ma maîtresse.
Si je n'eusse employé que la commune adresse,
1. Voyez plus haut, p. i48, le vers 96 de Mélite, et la note qui s'y
rapporte.
2. C'est-à-dire, leur haine contre l'amour aura beau être extrême, prodi-
gieuse, elle ne tomberait jamais que sur le nom, et non pas sur la chose.
3. Var. Suive qui le voudra ce nouveau procédé :
Mon feu se déplairoit d'être ainsi gourmande, (i 634-57)
4. On appelle eau d'ange «une eau d'une odeur très-agréable, faite de fleurs
d'orange, musc, cannelle, et autres choses odoriférantes. « (^Dictionnaire de
l'Académie de 1694.)
5. Var. Qu'un tel dedans le mois d'une telle s'accorde !
Touche, pauvre abusé, touche la grosse corde. (i634)
6. Var. A perdre sottement tes discours et tes pas. (i634-57)
Corneille, i a6
4o2 LA VEUVE.
Puisqu'inégal de biens et de condition,
Je ne pouvois prétendre à son affection. 60
ALCIDON.
Mais si tu ne les perds, je le tiens à miracle,
Puisqu'ainsi ton amour rencontre un double obstacle',
Et que ton froid silence et l'inégalité
S'opposent tout ensemble à ta témérité.
PHILISTE.
Crois que de la façon dont j'ai su me conduire 6 5
Mon silence n'est pas en état de me nuire :
Mille petits devoirs ont tant parlé pour moi^,
Qu'il ne m'est plus permis de douter de sa foi.
Mes soupirs et les siens font un secret langage^
Par 011 son cœur au mien à tous moments s'engage* : 7»
Des coups d'œil languissants, des souris ajustés,
Des penchements de tête à demi concertés,
Et mille autres douceurs aux seuls amants connues
1. Far. Vu que par là ton feu rencontre un double obstacle,
Et qu ainsi ton silence et l'inégalité
S opposent à la fois à ta témérité.
PHiL. Crois que de la façon que j'ai su me conduire, (i 634-57)
2. Var. Mille petits devoirs ont trop parlé pour moi ;
Ses regards chaque jour m'assurent de sa foi. (i634-tJ7)
3. Var. Ses soupirs et les miens font un secret langage, (i 034-60)
4. Var. [Par où son cœur au mien à tous moments s'engage ;|
Nos vœux, quoique muets, s'entendent aisément,
Et quand quelques baisers sont dus par compliment
AI.C. Je m'imagine alors qu'elle ne t'en dénie ?
pniL. Mais ils tiennent bien peu de la cérémonie :
Parmi la bienséance, il m'est aisé de voir
Que l'amour me les donne autant que le devoir.
En cette occasion, c'est un plaisir extrême,
Lorsque de part et d'autre un couple qui s'entr'aime.
Abuse dcxtrcment de cette liberté
Que permettent les lois de la civilité,
Et que le peu souvent que ce bonheur arrive,
Piquant notre appétit, rend sa pointe plus vive :
Notre flamme irritée en croît de jour en jour.
AI.C. Tout cela cependant sans lui parler d'amour ?] (i634-57)
ACTE I, SCÈNE I. ^o3
75
Nous font voir chaque jour nos âmes toutes nues,
Nous sont de bons garants d'un feu qui chaque jour.
ALCIDON.
Tout cela cependant sans lui parler d'amour ?
PHILISTE.
Sans lui parler d'amour.
ALClDON.
J'estime ta science ;
Mais j'aurois à l'épreuve un peu d'impatience.
PHILISTE.
Le ciel, qui nous choisit lui-même des partis',
A tes feux et les miens prudemment assortis ; 80
Et comme à ces longueurs t'ayant fait indocile,
Il te donne en ma sœur un naturel facile.
Ainsi pour cette veuve il a su m'enflammer^,
Après m'avoir donné par où m'en faire aimer.
ALCIDON.
Mais il lui faut enfin découvrir ton courage. 85
PHILISTE.
C'est ce qu'en ma faveur sa nourrice ménage :
Cette vieille subtile a mille inventions
Pour m'avancer au but de mes intentions ;
Elle m'avertira du temps que je dois prendre,
Le reste une autre fois se pourra mieux apprendre : 9°
Adieu .
ALCIDON .
La confidence avec un bon ami
Jamais sans l'offenser ne s'exerce à demi.
PHILISTE.
Un intérêt d'amour me prescrit ces limites :
1. Var, Le ciel, qui bien souvent nous choisit des partis. (lôS^-oy)
Var. Cet ordre qui du ciel nous choisit des partis. (1660)
2. Var. Ainsi pour cette veuve il voulut m'cnflammer. (iG34-6o)
lioh LA VEUVE.
Ma maîtresse m'attend pour faire des visites
Où je lui promis hier de lui prêter la main. 9 5
ALCmON.
Adieu donc, cher Philiste.
PHILISTE.
Adieu, jusqu'à demain.
SCÈNE II.
ALCIDON, LA Nourrice.
ALCIDON, seul'.
Vit-on jamais amant de pareille imprudence
Faire avec son rival entière confidence^?
Simple, apprends que ta sœur n'aura jamais de quoi
Asservir sous ses lois des gens faits comme moi; loo
Qu'Alcidon feint pour elle, et brûle pour Glarice.
Ton agente est à moi. N'est-il pas vrai, Nourrice?
LA NOURRICE.
Tu le peux bien jurer.
ALCIDON .
Et notre ami rivaP ?
LA NOURRICE.
Si jamais on m'en croit, son affaire ira mal.
ALCIDON.
Tu lui promets pourtant.
LA NOURRICE.
C'est par où je l'amuse, 'o5
Jusqu'à ce que l'effet lui découvre ma ruse*.
1. Ce mot manque dans IcHition de i634.
2. Var. Avecque son rival traiter de confidence. (i63^i-57)
3. Var. LA NouRn. La belle question ! Quoi? alc. Que Philiste la noubr.
Eh bien ?
Ai.c. C'est toi qu'il espère, i.a nourr. Oui, mais il no tient rien.
[aic. Tu lui promets pourtant.] (i 634-57)
4. Var. Tant que tes bons succès lui découvrent ma ruse. (i634-64)
ACTE I, SCÈNE II. 4o5
ALCIDON.
Je viens de le quitter*.
LA NOURRICE.
Eh bien ! que t'a-t-il dit?
ALCIDON.
Que tu veux employer pour lui tout ton crédit,
Et que rendant toujours quelque petit service,
Il s'est fait une entrée en l'âme de Clarice. » lo
LA NOURRICE.
Moindre qu'il ne présume. Et toi ?
ALCIDON.
Je l'ai poussé
A s'enhardir un peu plus que par le passé,
Et découvrir son mal à celle qui le cause.
LA NOURRICE.
Pourquoi ?
ALCIDON.
Pour deux raisons : l'une, qu'il me propose
Ce qu'il a dans le cœur beaucoup plus librement^ ; • • 5
L'autre, que ta maîtresse après ce compliment
Le chassera peut-être ainsi qu'un téméraire.
LA NOURRICE.
Ne l'enhardis pas tant : j'aurois peur au contraire^
Que malgré tes raisons quelque mal ne t'en prît ;
Car enfin ce rival est bien dans son esprit^, '2"
Mais non pas tellement qu'avant que le mois passe
Notre adresse sous main ne le mette en disgrâce^
ALCIDON.
Et lors ?
LA NOURRICE.
Je te réponds de ce que tu chéris.
1. Var. Je le viens de quitter. (i634-6o)
a. Var. Ce qu'il a sur le cœur beaucoup plus librement. (i634)
3. Var. Ne l'enhardis pas tant : j'aurois peur du contraire. (i634-57)
4. Var. Ce rival, d'assurance, est bien dans son esprit, (i 634-57)
5. Var. Nous ne le sachions mettre en sa mauvaise grâce. (i63i-57)
^o6 LA VEUVE.
Cependant continue à caresser Doris ;
Que son frère, ébloui par cette accorte feinte', 125
De nos prétentions n'ait ni soupçon ni crainte".
ALCID0?f.
A m'en ouïr conter, l'amour de Céladon ^
N'eut jamais rien d'égal à celui d'Alcidon :
Tu rirois trop de voir comme je la cajole.
LA NOURRICE.
Et la dupe qu'elle est croit tout sur ta parole? i3o
ALCIDON.
Cette jeune étourdie est si folle de moi.
Quelle prend chaque mot pour article de foi ;
Et son frère, pipé du fard de mon langage,
Qui croit que je soupire après son mariage.
Pensant bien m'obliger, m'en parle tous les jours; i35
Mais quand il en vient là, je sais bien mes détours ;
Tantôt, vu l'amitié qui tous deux nous assemble,
J'attendrai son hymen pour être heureux ensemble ;
Tantôt il faut du temps pour le consentement.
D'un oncle dont j'espère un haut avancement^ ; i^o
Tantôt je sais trouver quelque autre bagatelle.
LA NOURRICE.
Séparons-nous, de peur qu'il entrât en cervelle",
S'il a voit découvert un si long entretien.
Joue aussi bien ton jeu que je jouerai le mien.
ALCIDON.
Nourrice, ce n'est pas ainsi qu'on se sépare. ' 4^
LA NOURRICE.
Monsieur, vous méjugez d'un naturel avare.
1 . Var. Qui, son frère ébloui par cette accorte feinte. (i663 et 6'))
2. Var. De ce que nous brassons n'ait ni soupçon, ni crainte. (i63i).
3. Quand Corneille écrivait la Veuve, il y avait une vingtaine d'années
qu'avait paru le roman où figure ce modèle des amants: c'est en ifiio que
d'Urfé a publié la première partie de l'Aslrce.
Ix. Var. D'un oncle dont j'espère un bon avancement. (iGS/i-ôy)
5. Voyez plus haut, p. 192, note 2.
ACTE I, SCÈNE II. 407
ALCIDON.
ïu veilleras pour moi d'un soin plus diligent.
LA NOURRICE.
Ce sera donc pour vous plus que pour votre argent'.
SCÈNE III.
CHRYSANTE, DORIS.
CHRTSANTE.
C'est trop désavouer une si belle flamme,
Qui n'a rien de honteux, rien de sujet au blâme : '^o
Confesse-le, ma fille, Alcidon a ton cœur ;
Ses rares qualités l'en ont rendu vainqueur.
Ne vous entr'appeler que « mon âme et ma vie, »
C'est montrer que tous deux vous n'avez qu'une envie,
Et que d'un même trait vos esprits sont blessés. '55
DORIS.
Madame, il n'en va pas ainsi que vous pensez.
Mon frère aime Alcidon, et sa prière expresse
M'oblige à lui répondre en termes de maîtresse.
Je me fais, comme lui, souvent toute de feux ;
Mais mon cœur se conserve, au point où je le veux, 160
Toujours libre, et qui garde une amitié sincère
A celui qui voudra me prescrire une mère.
CHRYSANTE.
Oui, pourvu qu'Alcidon te soit ainsi prescrit.
DORIS.
Madame, pussiez-vous lire dans mon esprit !
Vous verriez jusqu'où va ma pure obéissance. «65
CHRYSANTE.
Ne crains pas que je veuille user de ma puissance :
I . La leçon de i6/i4 :
Ce sera donc pour plus que vous pour votre argent,
est évidemment une faute d'impression.
4o8 LA VEUVE.
Je croirois en produire un trop cruel effet,
Si je te séparols d'un amant si parfait.
DORIS.
Vous le connoissez mal : son âme a deux visages,
Et ce dissimulé n'est qu'un conteur à gages. 17°
Il a beau m'accabler de protestations,
Je démêle aisément toutes ses fictions ;
Il ne me prête rien que je ne lui renvoie* :
Nous nous entre-payons d'une même monnoie ;
Et malgré nos discours, mon vertueux désir 17^
Attend toujours celui que vous voudrez choisir :
Votre vouloir du mien absolument dispose.
CHRYSA>TE.
L'épreuve en fera foi ; mais parlons d'autre chose.
Nous vîmes hier au bal, entre autres nouveautés.
Tout plein d'honnêtes gens caresser les beautés. 180
DORIS.
Oui, Madame : Alindor en vouloit à Célie ;
Lysandre, à Célidée ; Oronte, à Rosélie.
CHRYSANTE.
Et nommant celles-ci, tu caches finement^
Qu'un certain t'entretint assez paisiblement.
DORIS.
Ce visage inconnu qu'on appeloit Florange? i85
CHRYSANTE.
Lui-même.
DORIS.
Ah ! Dieu, que c'est un cajoleur étrange !
Ce fut paisiblement, de vrai, qu'il m'entretint.
Soit que quelque raison en secret le retînt",
Soit que son bel esprit me jugeât incapable
1. Var. Ainsi qu'il me les baille, ainsi je les renvoie. (i634-5-)
2. Var. En nommant celles-ci, fu caches finement. (i63/'i-57)
3. Var. Soit que quelque raison secrète le retînt, (i 034-57)
ACTE I, SCENE m. 409
De lui pouvoir fournir un entretien sortable, 19°
Il m'épargna si bien, que ses plus longs propos
A peine en plus d'une heure étoient de quatre mots';
Il me mena danser deux fois sans me rien dire.
CHRYSANTE.
Mais ensuite"?
DORIS,
La suite est digne qu'on l'admire ^
Mon baladin muet se retranche en un coin, 19^
Pour faire mieux jouer la prunelle de loin ;
Après m'avoir de là longtemps considérée,
Après m'avoir des yeux mille fois mesurée,
Il m'aborde en tremblant, avec ce compliment :
« Vous m'attirez à vous ainsi que fait l'aimant. » 200
(II pensoit m'avoir dit le meilleur mot du monde.)
Entendant ce haut style, aussitôt je seconde,
Et réponds brusquement, sans beaucoup m'émouvoir :
« Vous êtes donc de fer, à ce que je puis voir. »
Ce grand mot étouffa tout ce qu'il vouloit dire^, 2o5
Et pour toute réplique il se mit à sourire.
Depuis il s'avisa de me serrer les doigts ;
Et retrouvant un peu l'usage de la voix.
Il prit un de mes gants : « La mode en est nouvelle.
Me dit-il, et jamais je n'en vis de si belle ; 210
Vous portez sur la gorge un mouchoir fort carré ^ ;
1. Var. A grand'peine en une heure étoient de quatre mots. (i634-57)
2. Var. CHRTs. Oui, mais après ? dor. Après ? C'est bien le mot pour rire.
Mon baladin muet se retire en un coin.
Content de m envoyer des œillades de loin ;
Enfin, après m'avoir longtemps considérée.
Après m'avoir de l'œil mille fois mesurée. (lôSi-Sy)
3. Var. Le reste est digne qu'on l'admire. (i66o-64)
4. Var. Après cette réponse, il eut don de silence.
Surpris, comme je crois, par quelque défaillance.
[Depuis il s'avisa de me serrer les doigts.] (i 634-57)
5. Var. Vous portez sur le sein un mouchoir fort carré. (i634-57)
4io LA VEUVE.
Votre éventail me plaît d'être ainsi bigarré ;
L'amour, je vous assure, est une belle chose ;
Vraiment vous aimez fort cette couleur de rose ;
La ville est en hiver tout autre que les champs ; 3 1 5
Les charges à présent n'ont que trop de marchands ;
On n'en peut approcher. »
CHRYSANTE.
Mais enfin que t'en semble ?
DORIS.
Je n'ai jamais connu d'homme qui lui ressemble,
Ni qui mêle en discours tant de diversités.
CHRYSANTE.
Il est nouveau venu des universités, ^ 30
Mais après tout fort riche, et que la mort d'un père',
Sans deux successions que de plus il espère,
Comble de tant de biens, qu'il n'est fille aujourd'hui
Qui ne lui rie au nez et n'ait dessein sur lui.
DORIS.
Aussi me contez- vous de beaux traits de visage. 335
CHRYSANTE.
Eh bien ! avec ces traits est-il à ton usage .^*
DORIS.
Je douterois plutôt si je serois au sien.
CHRYSANTE.
Je sais qu'assurément il te veut force bien ;
Mais il te le faudroit, en fille plus accorte^,
Recevoir désormais un peu d'une autre sorte. 3-^"
DORIS.
Commandez seulement, Madame, et mon devoir
Ne négligera rien qui soit en mon pouvoir.
I. Var. Ail (Ifnipiir.int fort riche, et que la mort d'un pcrc,
Sans deux successions encore qu'il espère. (i634-57)
3. Var. Mais il le le faudroit, plus sage et plus accorle. (iG34-57)
ACTE I, SCÈNE III. 4ii
CHRYSANTE.
Ma fille, te voilà telle que je souhaite.
Pour ne te rien celer, c'est chose qui vaut faite.
Géron, qui depuis peu fait ici tant de tours, 2 35
Au desçu' d'un chacun a traité ces amours ;
Et puisqu'à mes désirs je te vois résolue,
Je veux qu'avant deux jours l'affaire soit conclue.
Au regard d'Alcidon tu dois continuer.
Et de ton beau semblant ne rien diminuer" : 340
Il faut jouer au fin contre un esprit si double.
DORIS.
Mon frère en sa faveur vous donnera du trouble.
CHRl SANTE.
Il n'est pas si mauvais que l'on n'en vienne à bout.
DORIS.
Madame, avisez-y : je vous remets le tout.
CHRTSANTE.
Rentre : voici Géron, de qui la conférence 2 4^
Doit rompre, ou nous donner une entière assurance.
SCÈNE IV.
CHRYSANTE, GÉRON.
CHRYSANTE.
Ils se sont vus enfin.
GÉROIN .
Je l'avois déjà su.
Madame, et les effets ne m'en ont point déçu^,
Du moins quant à Florange.
1. Voyez p. 180, note 2.
2. Var. [Et de ton beau semblant ne rien diminuer.]
DOB. Mon frère, qui croira sa poursuite abusée,
Sans doute en sa faveur brouillera la fusée. (i634)
3. Var. Madame, et les effets ne m'en ont pas déçu,
Au moins quant à Florange. (i 634-57)
4i2 LA VEUVE.
CHRYSAKTE.
Eh bien ! mais qu'est-ce encore ?
Que dit-il de ma fille ?
GÉRON.
Ah ! Madame, il l'adore I aSo
Il n'a point encor vu de miracles pareils :
Ses yeux, à son avis, sont autant de soleils ;
L'enflure de son sein, un double petit monde ;
C'est le seul ornement de la machine ronde.
L'amour à ses regards allume son flambeau, 255
Et souvent pour la voir il ôte son bandeau ;
Diane n'eut jamais une si belle taille ;
Auprès d'elle Vénus ne seroit rien qui vaille ;
Ce ne sont rien que lis et roses que son teint ;
Enfin de ses beautés il est si fort atteint 360
CHRYSANTE.
Atteint I Ah ! mon ami, tant de badinerie'
Ne témoigne que trop qu'il en fait raillerie.
GÉRON.
Madame, je vous jure, il pèche innocemment.
Et s'il savoit mieux dire, il diroit autrement.
C'est un homme tout neuf : que voulez-vous qu'il fasse?
11 dit ce qu'il a lu. Daignez juger, de gràce"^.
Plus favorablement de son intention ;
Et pour mieux vous montrer où va sa passion,
Vous savez les deux points (mais aussi, je vous prie,
Vous ne lui direz pas cette supercherie) 27"
CHRYSANTE.
Non, non.
I. Var. Atloinl I Ah ! mon .imi, ce sont des rêveries ;
Il s'en moque en disant do telles niaiseries, (i 634- 67)
a. Var. 11 dit ce qu'il a lu. Jugez, pour Dieu, do grâce, (i 634-57)
ACTE I, SCÈNE IV. /ii3
GÉRON .
Vous savez donc les deux difTicultés
Qui jusqu'à maintenant vous tiennent arrêtés' ?
CHR\ SANTE.
Il veut son avantage, et nous cherchons le nôtre.
GÉRON.
« Va, Géron, m'a-t-il dit ; et pour l'une et pour l'autre.
Si par dextérité tu n'en peux rien tirer, 2 7 5
Accorde tout plutôt que de plus différer.
Doris est à mes yeux de tant d'attraits pourvue,
Qu'il faut bien qu'il m'en coûte un peu pour l'avoir vue. »
Mais qu'en dit votre fille ?
CHRTSANTE.
Elle suivra mon choix-,
Et montre une âme prête à recevoir mes lois ; 280
Non qu'elle en fasse état plus que de bonne sorte :
Il suffit qu'elle voit ce que le bien apporte.
Et qu'elle s'accommode aux solides raisons
Qui forment à présent les meilleures maisons.
GÉRON.
A ce compte, c'est fait. Quand vous plaît-il qu'il vienne'^
Dégager ma parole, et vous donner la sienne?
CHRTSANTE.
Deux jours me suffiront, ménagés dextrement.
Pour disposer mon fils à son contentement^.
Durant ce peu de temps, si son ardeur le presse.
Il peut hors du logis rencontrer sa maîtresse : 390
Assez d'occasions s'offrent aux amoureux.
1. Var. Qui jusqu'à maintenant nous tiennent arrêtés. (i634)
2. Var. CHBYS. Ainsi que je voulois,
Elle se montre prête à recevoir mes lois. (i63/l-G3)
3. Var. A ce compte, c'est fait. Quand voulez-vous qu'il vienne. (iÔS^-St
4. Var. Pour disposer mon fils à mon contentement. (i634-57)
4i4 LA VEUVE.
GÉRON.
Madame, que d'un mot je vais le rendre heureux' !
SCÈNE V.
PHILISTE, CLARICE.
PHILISTE.
Le bonheur aujourd'hui conduisoit vos visites",
Et sembloit rendre hommage à vos rares mérites :
Vous avez rencontré tout ce que vous cherchiez. 295
CLARICE.
Oui ; mais n'estimez pas qu'ainsi vous m'empêchiez
De vous dire, à présent que nous faisons retraite.
Combien de chez Daphnis je sors mal satisfaite.
PHILISTE.
Madame, toutefois elle a fait son pouvoir.
Du moins en apparence, à vous bien recevoir^. "^oo
CLARICE.
Ne pensez pas aussi que je me plaigne d'elle.
PHILISTE.
Sa compagnie étoit, ce me semble, assez belle.
CLARICE.
Que trop belle à mon goût, et, que je pense, au tien !
Deux filles possédoient seules ton entretien^ ;
Et leur orgueil, enflé par cette préférence, 3o5
De ce qu'elles valoient tiroit pleine assurance.
1. Var. Madame, que d'un mot je le vais rendre heureux, (i 634-57)
2. Var. Le bonheur conduisoit aujourd'hui nos visites. (i634 et 37)
Var. Le bonheur conduisoit aujourd'hui vos visites. (i64ii-54 et 60)
3. Var. Au moins en apparence, à vous bien recevoir.
CLAR. Aussi no pensez pas que je me plaigne d'elle. (i634-57)
4. Var. [Deux filles possédoient seules ton entretien ;]
Et ce que nous étions de femmes méprisées,
Nous servions cependant d objets à vos risées.
PHIL. C'est maintenant, Madame, aux vôtres que j'en sers;
ACTE I, SCÈNE V. /ii5
PHILISTE.
Ce reproche obligeant me laisse tout surpris :
Avec tant de beautés, et tant de bons esprits,
Je ne valus jamais qu'on me trouvât à dire\
CLARICE.
Avec ces bons esprits je n'étois qu'en martyre^ : 3io
Leur discours m'assassine, et n'a qu'un certain jeu
Qui m'étourdit beaucoup, et qui me plaît fort peu.
PHILISTE.
Celui que nous tenions me plaisoit à merveilles.
CLARICE.
Tes yeux s'y plaisoient bien autant que tes oreilles.
PHILISTE.
Je ne le puis nier, puisqu'en parlant de vous^, 3i5
Sur les vôtres mes yeux se portoient à tous coups,
Et s'en alloient chercher sur un si beau visage*
Mille et mille raisons d'un éternel hommage.
CLARICE.
0 la subtile ruse ! et l'excellent détour^ !
Sans doute une des deux te donne de l'amour; 3 20
Mais tu le veux cacher.
Avec tant de beautés, et tant d'esprits divers,
[Je ne valus Jamais qu'on me trouvât à dire.] (i 63^-57)
1. Trouver à dire, trouver qu'il manque quelque chose ou quelqu'un.
Voyez le Lexique.
2. Var. Avec ces beaux esprits je n'étois qu'en martyre. (lôS/i)
L'édition de i634 porte :
Avec ces bons esprits je n'étois qu'en martyre ;
mais il y a dans Les plus notables fautes survenues en l'impression : « Lisez
beaux esprits. » Néanmoins Corneille n a tenu compte de cette correction dans
aucune des éditions suivantes. Dans les unes, de i6/i4 à 1657, on lit, comme
l'on voit, bons esprits, une fois, au versSio ; dans les autres, de 1660 à 1682,
deux fois, aux vers 3o8 et 3 10.
3. Var. Je ne le peux nier, puisqu'en parlant de vous. (i634)
4. Var. Et s'en alloient chercher sur ce visage d'ange
Mille sujets nouveaux d'éternelle louange. (lôSi-Sy)
5. Var. O la subtile ruse ! ô l'excellent détour! (iG34-68)
liiQ LA VEUVE.
PHILISTE.
Que dites-vous, Madame^?
Un de ces deux objets captiveroit mon âme !
Jugez-en mieux, de grâce, et croyez que mon cœur
Ghoisiroit pour se rendre un plus puissant vainqueur.
CLARICE.
Tu tranches du fâcheux. Béhnde et ChrysoHte 3 25
Manquent donc, à ton gré, d'attraits et de mérite,
Elles dont les beautés captivent mille amants ?
PmLISTE.
Tout autre trouveroit leurs visages charmants",
Et j'en ferois état, si le ciel m'eût fait naître
D'un malheur assez grand pour ne vous pas connoître ;
Mais l'honneur de vous voir, que vous me permettez,
Fait que je n'y remarque aucunes raretés^,
Et plein de votre idée, il ne m'est pas possible
Ni d'admirer ailleurs, ni d'être ailleurs sensible.
CLARICE.
On ne m'éblouit pas à force de flatter : 3 35
Revenons au propos que tu veux éviter*.
Je veux savoir des deux laquelle est ta maîtresse ;
Ne dissimule plus, Philiste, et me confesse...
PHILISTE.
Que Ghrysolite et l'autre, égales toutes deux,
N'ont rien d'assez puissant pour attirer mes vœux. 3io
Si blessé des regards de quelque beau visage,
Mon cœur de sa franchise avoit perdu l'usage —
I. Var. \)c l'amour ! moi, Madame,
Que pour une des deux l'amour m'entrât dans l'àme !
Croyez-moi, s'il vous plaît, que mon alTcction
Voudroit, pour s'enllanimcr, plus de perfection, (i 034-57)
a. Var. Quelque autre trouveroit leurs visages charmants, (i 634-57)
3. Var. [Fait que je n'y remarque aucunes raretés,]
Vu que ce qui seroit de soi-même admirable,
A peine auprès de vous demeure supportable, (i 634-57)
4. Var. Revenons aux propos que tu veux éviter. (i634-57)
ACTE I, SCÈNE V. ^17
CLARICE.
Tu serois assez fin pour bien cacher ton jeu.
PHILISTE.
C'est ce qui ne se peut : l'amour est tout de feu,
Il éclaire en brûlant, et se trahit soi-même. 3 45
Un esprit amoureux, absent de ce qu'il aime',
Par sa mauvaise humeur fait trop voir ce qu'il est :
Toujours morne, rêveur, triste, tout lui déplaît :
A tout autre propos qu'à celui de sa flamme.
Le silence à la bouche, et le chagrin en l'âme, 3 5o
Son œil semble à regret nous donner ses regards,
Et les jette à la fois souvent de toutes parts.
Qu'ainsi sa fonction confuse ou mal guidée ^
Se ramène en soi-même, et ne voit qu'une idée ;
Mais auprès de l'objet qui possède son cœur, 3 55
Ses esprits ranimés reprennent leur vigueur :
Gai, complaisant, actif —
CLARICE.
Enfin que veux-tu dire?
PHILISTE.
Que par ces actions que je viens de décrire,
Vous, de qui j'ai l'honneur chaque jour d'approcher.
Jugiez pour quel objet l'amour m'a su toucher'. 36 o
CLARICE.
Pour faire un jugement d'une telle importance.
Il faudroit plus de temps. Adieu : la nuit s'avance.
Te verra-t-on demain ?
PHILISTE.
Madame, en-doutez-vous ?
Jamais commandements ne me furent si doux :
1. Var. L'esprit d'un amoureux, absent de ce qu'il aime. (lôS^-By)
2. Var. Qu'ainsi sa fonction confuse et mal guidée. (lôS^-ôy)
3. Far. Jugiez pour quels objets l'amour m'a su toucher. (i63/i-6o)
Corneille, i 27
Zii8 LA VEUVE.
Loin de vous, je n'ai rien qu'avec plaisir je voie*; 365
Tout me devient fâcheux, tout s'oppose à ma joie^ :
Un chagrin invincible accable tous mes sens^
CLARICE.
Si, comme tu le dis, dans le cœur des absents
C'est l'amour qui fait naître une telle tristesse,
Ce compliment n'est bon qu'auprès d'une maîtresse^. 370
PHILISTE.
Souffrez-le d'un respect qui produit chaque jour
Pour un sujet si haut les effets de l'amour.
SCENE VI.
CLARICE.
Las ! il m'en dit assez, si je Tosois entendre,
Et ses désirs aux miens se font assez comprendre ;
Mais pour nous déclarer une si belle ardeur, 375
L'un est muet de crainte, et l'autre de pudeur.
Que mon rang me déplaît ! que mon trop de fortune,
Au lieu de m'obliger, me choque et m'importune !
lîlgale à mon IHiiliste, il m'olfriroit ses vœux,
Je m'entendrois nommer le sujet de ses feux, 3 80
Et ses discours pourroient forcer ma modestie
A l'assurer bientôt de notre sympathie ;
Mais le peu de rapport de nos conditions
Ote le nom d'amour à ses submissions ;
Et sous l'injuste loi de cette retenue, 385
I. Var. Puisque loin fie vos yeux je n'ai rien qui nie plaise. (i63:'i-57)
Var. Eloigné de vos jeux, je n'ai rien qui me [jlaise. (i66o-G^)
3. Var. Tout me devient fàeheux, tout s'oppose à mon aise, (i 634-68)
3. Var. Un chagrin éternel triomphe de mes sens.
CLAR. Si, comme tu disois, dans le cœur des absents. (i63.'i-57)
It. Var. Ce compliment n'est bon que vers une maîtresse. (i63/i-57)
Var. Ce compliment n'est bon qu'auprès une maîtresse. (1660)
ACTE I, SCÈNE VI. 4i9
Le remède me manque, et mon mal continue.
Il me sert en esclave, et non pas en amant,
Tant son respect s'oppose à mon contentement ' !
Ah ! que ne devient-il un peu plus téméraire?
Que ne s'expose-t-il au hasard de me plaire ? Sgo
Amour, gagne à la fin ce respect ennuyeux,
Et rends-le moins timide, ou Tôte de mes yeux.
1. Var. Tant mon grade s'oppose à mon contentement. (:634-6i)
FIN DU PREMIER ACTE.
420 LA VEUVE.
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE.
PHILISTE'.
Secrets tyrans de ma pensée,
Respect, amour, de qui les lois
D'un juste et fâcheux contre-poids 395
La tiennent toujours balancée,
Que vos mouvements opposés"
Vos traits, l'un par l'autre brisés,
Sont puissants à s'entre-détruire !
Que l'un m'olîre d'espoir ! que l'autre a de rigueur ! ^oo
Et tandis que tous deux tâchent à me séduire.
Que leur combat est rude au milieu de mon cœur !
Moi-même je lais mon supplice
A force de leur obéir ' :
1. Dans l'édition de i634, au-dessous du nom de i-niiisTr, on lit en titre:
STANCES.
2. l'a/-. Vos mouvements irrésolus
Ont trop de flux et de retins (a),
L'un m'élève et l'autre m'atterre ;
L'un nourrit mon espoir, et l'autre ma langueur.
N'avez- vous point ailleurs où vous faire la guerre,
Sans ainsi vous combattre aux dépens de mon cœur ? (iG34)
3. Var. A force de vous obéir ;
Mais le moyen de vous haïr .'
Vous venez tous deux de Clarice ;
^ DUS m en entretenez tous deux.
Et formez ma crainte et mes vœux
Pour ce bel œil qui vous fait naître (iG34)
(a) Rejlus paraît avoir été écrit ainsi pour la rime ; cardans ce même vers le
mot sim[)ley?uj' se termine régulièrement par un x.
ACTE II, SCÈNE I. ^21
Mais le moyen de les haïr ? 4o5
Ils viennent tous deux de Clarice ;
Ils m'en entretiennent tous deux,
Et forment ma crainte et mes vœux *
Pour ce bel œil qui les fait naître ;
Et de deux flots divers mon esprit agité, 4 1 o
Plein de glace, et d'un feu qui n'oseroit paroître.
Blâme sa retenue et sa témérité.
Mon âme, dans cet esclavage.
Fait des vœux qu'elle n'ose offrir ;
J'aime seulement pour souffrir ; 4 1 5
J'ai trop et trop peu de courage :
Je vois bien que je suis aimé,
Et que l'objet qui m'a charmé
Vit en de pareilles contraintes.
Mon silence à ses feux fait tant de trahison, 420
Qu'impertinent captif de mes frivoles craintes.
Pour accroître son mal, je fuis ma guérison.
Elle brûle, et par quelque signe
Que son cœur s'explique avec moi ",
Je doute de ce que je voi\ isS
Parce que je m'en trouve indigne.
Espoir, adieu ; c'est trop flatté :
Ne crois pas que cette beauté
Daigne avouer de telles flammes '' ;
1 . Var. Et formant ma crainte et mes vœux
[Pour ce bel œil qui les fait naître.]
De deux contraires flots mon esprit agité. (i648)
2. lar. Qu'elle me découvre son cœur,
Je le prends pour un trait moqueur,
D'autant que je m'en trouve indigne. (163^-67)
3. Il ne faut pas voir ici une licence poétique destinée à faciliter la rime.
Cette orthographe est partout celle de Corneille et de ses contemporains.
4. Var. Avouât des flammes si basses ;
Et par le soin exact qu'elle a de les cacher,
422 LA VEUVE.
Et dans le juste soin qu'elle a de les cacher, 43o
Vois que si même ardeur embrase nos deux âmes,
Sa bouche à son esprit n'ose le reprocher.
Pauvre amant, vois par son silence
Qu'elle t'en commande un égal,
Et que le récit de ton mal 435
Te convaincroit d'une insolence.
Quel fantasque raisonnement !
Et qu'au milieu de mon tourment
Je deviens subtil à ma peine !
Pourquoi m'imaginer qu'un discours amoureux Ho
Par un contraire effet change l'amour en haine',
Et malgré mon bonheur me rendre malheureux ?
Mais j'aperçois Clarice. 0 Dieux ! si cette belle
Parloit autant de moi que je m'entretiens d'elle !
Du moins si sa nourrice a soin de nos amours, 4 45
C'est de moi cju'à présent doit être leur discours.
Une humeur curieuse avec chaleur m'emporte^
A me couler sans bruit derrière cette porte '\
Pour écouter de là, sans en être aperçu.
En quoi mon fol espoir me peut avoir déçu. 4 5o
Allons. Souvent l'amour ne veut qu'une bonne heure ^ :
Jamais l'occasion ne s'offrira meilleure,
Et peut-être qu'enfin nous en pourrons tirer
Celle que nous cherchons pour nous mieux déclarer*.
Apprends que si Philiste est en sos bonnes grâces,
[Sa bouche à son esprit n'ose le reprocher.] (i 634-57)
Var. Avouât de si basses flammes. (i66o-64)
I. Var. Par un contraire ciïet change un amour en haine. (iCSi-fio)
3. Var. Je ne sais quelle humeur curieuse m'emporte. (i63/!i-68)
3. Var. A me couler sans bruit dans la prochaine porte, (i 634-57)
4. Var. Suivrons-nous cette ardeur ? Suivons, à la bonne heure. (i634-57)
5. Var. Celle que notre amour cherche à se déclarer, (i 634-57)
ACTE II, SCÈNE II. 428
SCÈNE II.
CLARICE, LA Nourrice.
CLARICE.
Tu me veux détourner d'une seconde flamme, 45 5
Dont je ne pense pas qu'autre que toi me blâme.
Être veuve à mon âge, et toujours déplorer *
La perte d'un mari que je puis réparer ' !
Refuser d'un amant ce doux nom de maîtresse !
IN'avoir que des mépris pour les vœux qu'il m'adresse ! 46o
Le voir toujours languir dessous ma dure loi !
Cette vertu, Nourrice, est trop haute pour moi.
LA NOURRICE.
Madame, mon avis au votre ne résiste
Qu'alors que votre ardeur se porte vers Philiste ^
Aimez, aimez quelqu'im ; mais comme à l'autre fois, 46 5
Qu'un lieu digne de vous arrête votre choix.
CLARICE.
Brise là ce discours dont mon amour s'irrite :
Philiste n'en voit point qui le passe en mérite.
LA NOURRICE.
Je ne remarque en lui rien que de fort commun.
Sinon que plus qu'un autre il se rend importun^. 470
CLARICE.
Que ton aveuglement en ce point est extrême !
Et que tu connois mal et Philiste et moi-même,
Si tu crois que l'excès de sa civilité
Passe jamais chez moi pour importunité !
I. Var. Être veuve à mon âge, et toujours soupirer. (1634-07)
a. Var. La perte d'un mari que je peux réparer. (i634)
3. Var. Qu'en tant que votre ardeur se porte vers Philiste. Ci 634-57)
4. Var. Sinon qu'il est un peu plus qu'un autre importun. (i634-57)
434 LA VEUVE.
LA NOURRICE.
Ce cajoleur rusé, qui toujours vous assiège, 4?^
A tant fait qu'à la fin vous tombez dans son piège.
CLARICE.
Ce cavalier parfait, de qui je tiens le cœur,
A tant fait que du mien il s'est rendu vainqueur.
LA NOURRICE.
Il aime votre bien, et non votre personne.
CLARICE.
Son vertueux amour Fun et l'autre lui donne : 48o
Ce m'est trop d'heur encor, dans le peu que je vaux,
Qu'un peu de bien que j'ai supplée à mes défauts.
LA NOURRICE.
La mémoire d'Alcandre, et le rang qu'il vous laisse,
Voudroient un successeur de plus haute noblesse.
CLARICE.
S'il précéda Philiste en vaines dignités', 4^^
Philiste le devance en rares qualités ;
Il est né gentilhomme, et sa vertu répare
Tout ce dont la fortune envers lui fut avare :
Nous avons, elle et moi, trop de quoi l'agrandira
LA NOURRICE.
Si vous pouviez. Madame, un peu vous refroidir 4 9°
Pour le considérer avec indifférence,
Sans prendre pour mérite une fausse apparence,
La raison feroit voir à vos yeux insensés
Que Philiste n'est pas tout ce que vous pensez.
Croyez-m'en plus que vous; j'ai vieilli dans le monde '^ AgS
J'ai de l'expérience, et c'est où je me fonde :
I. \'ar. Il précofla Philiste on vaines dignités,
El riiiliste le passe en rares qualités. (ifiSi-fi'y)
3. Var. Elle el moi, nous avons trop de quoi l'agrandir.
LA NOL'RR. Hélas ! si vous pouviez un peu vous refroidir. (i(î3'i-!i7)
3, Var. Madame, croyez-moi ; j'ai vieilli dans le monde. (lOSi-fiy)
ACTE II, SCENE II. 425
Eloignez quelque temps ce dangereux charmeur',
Faites en son absence essai d'une autre humeur^ ;
Pratiquez-en quelque autre, et désintéressée
Comparez-lui l'objet dont vous êtes blessée; 5oo
Comparez-en l'esprit, la façon, l'entretien.
Et lors vous trouverez qu'un autre le vaut bien.
CLARICE.
Exercer contre moi de si noirs artifices !
Donner à mon amour de si cruels supplices !
Trahir tous mes désirs ! éteindre un feu si beau ^? 5 «5
Qu'on m'enferme plutôt toute vive au tombeau.
Fais venir cet amant: dussé-je la première^
Lui faire de mon cœur une ouverture entière.
Je ne permettrai point qu'il sorte d'avec moi^
Sans avoir Tun à l'autre engage notre foi. 5 • "
LA NOURRICE.
Ne précipitez point ce que le temps ménage ;
Vous pourrez à loisir éprouver son courage.
CLARICE.
Ne m'importune plus de tes conseils maudits.
Et sans me répliquer fais ce que je te dis.
SCÈNE m.
PHILISTE, LA Nourrice.
PHILISTE.
Je te ferai cracher cette langue traîtresse. 5 1 5
Est-ce ainsi qu'on me sert auprès de ma maîtresse.
Détestable sorcière ?
I. Var. Eloignez, s'il vous plaît, quelque temps ce charmeur. (lôSi-B^)
a. Var. Faites en son absence essai d'un autre humeur. (i63/i, Ittt et 48)
3. Var. Trahir ainsi mon aise ! éteindre un feu si beau ! (i634-57)
4. Var. Va quérir mon amant: dussé-je la première. (1036-04)
D. Var, Je ne permettrai pas qu il sorte d'avec moi. (i634-5'y)
426 LA VEUVE.
LA NOURRICE.
Eh bien, quoi? qu'ai-je fait ?
PHILISTE.
Et tu doutes encor si j'ai vu ton forfait' ?
LA NOURRICE.
Quel forfait ?
PHILISTE.
Peut-on voir lâcheté plus hardie ?
Joindre encor l'impudence à tant de perfidie ! Sao
LA NOURRICE.
Tenir ce qu'on promet, est-ce une trahison?
PHILISTE.
Est-ce ainsi qu'on le tient?
LA NOURRICE.
Parlons avec raison :
Que t'avois-je promis ?
PHILISTE.
Que de tout ton possible
Tu rendrois ta maîtresse à mes désirs sensible,
Et la disposerois à recevoir mes vœux. 535
LA NOURRICE.
Et ne la vois-tu pas au point oii tu la veux ^^
PHILISTE.
Malgré toi mon bonheur à ce point l'a réduite.
LA NOURRICE.
Mais tu dois ce bonheur à ma sage conduite.
Jeune et simple novice en matière d'amour,
Qui ne saurois comprendre encore un si bon tour. 53o
I. Var. |Et tu floutes encor si j'ai vu ton forfait ?]
Monstre de trahisons, horreur de la nature,
Viens ça que je t'étrangle, la >oi'rr. Ah ! ah ! piul. Cmrhc. parjure.
Ton àme abominable et que l'enfer attend.
i.A NOt'RB. De grâce, quatre mots, et tu seras content.
PBiL. Et je serai content ! qui te fait si hardie
D ajouter l'impudence à tant de perfidie ? (i 634-57)
a. Var. Et quoi ? n'esl-eile pas au point où tu la veux ? (i634-6o)
ACTE II, SCÈNE III. A27
Flatter de nos discours les passions des dames*,
C'est aider lâchement à leurs naissantes flammes ;
C'est traiter lourdement un délicat efiet ;
C'est n'y savoir enfin que ce que chacun sait ^ :
Moi, qui de ce métier ai la haute science, 535
Et qui pour te servir brûle d'impatience.
Par un chemin plus court qu'un propos complaisant,
J'ai su croître sa flamme en la contredisant ;
J'ai su faire éclater, mais avec violence "*,
Un amour étouffé sous un honteux silence, 5 4o
Et n'ai pas tant choqué que piqué ses désirs,
Dont la soif irritée avance tes plaisirs.
PHILISTE.
A croire ton babil, la ruse est merveilleuse*;
Mais l'épreuve, à mon goût, en est fort périlleuse.
LA IVOURRICE.
Jamais il ne s'est vu de tours plus assurés. ^^5
La raison et l'amour sont ennemis jurés ;
Et lorsque ce dernier dans un esprit commande,
Jl ne peut endurer que l'autre le gourmande :
Plus la raison l'attaque, et plus il se roidit ;
Plus elle l'intimide, et plus il s'enhardit. 55o
Je le dis sans besoin, vos yeux et vos oreilles^
Sont de trop bons témoins de toutes ces merveilles :
Vous-même avez tout vu, que voulez- vous de plus ?
Entrez, on vous attend ; ces discours superflus
Reculent votre bien, et font languir Clarice. 55 5
Allez, allez cueillir les fruits de mon service :
Usez bien de votre heur et de l'occasion.
1. Var. Flatter de vos discours les passions des daines. (1660)
a. Var. C'est ny savoir enfin que ce qu'un chacun sait. (i654)
3. Var. J'ai su faire éclater avecque violence. (i63i-57)
4. Var. Qui croira ton babil, la ruse est merveilleuse. (i634-57)
5. Var. Mais je vous parle en vain, vos yeux et vos oreilles
Vous sont de bons témoins de toutes ces merveilles. (i634-Dy)
438 LA VET'VE.
PHILISTE.
Soit une vérité, soit une illusion
Que ton esprit adroit emploie à ta défense ',
Le mien de tes discours plus outre ne s'ofTense, 5 60
Et j'en estimerai mon bonheur plus parfait,
Si d'un mauvais dessein je tire un bon effet ^.
LA iVOURRICE.
Que de propos perdus ! Voyez l'impatiente
Qui ne peut plus souffrir une si longue attente.
SCÈNE IV.
CLARICE, PHILISTE, la Nourrice.
CLARICE.
Paresseux, qui tardez si longtemps à venir, ^6 5
Devinez la façon dont je veux vous punir.
PHILISTE.
M'interdiriez-vous bien l'honneur de votre vue?
CLARICE.
Vraiment, vous me jugez de sens fort dépourvue :
Vous bannir de mes yeux ! une si dure loi
Feroit trop retomber le châtiment sur moi, 57"
Et je n'ai pas failli, pour me punir moi-même.
PHILISTE.
L'absence ne fait mal que de ceux que l'on aime.
CLARICE.
Aussi, que savez-vous si vos perfections
Ne vous ont rien acquis sur mes affections?
PHILISTE.
Madame, excusez-moi, je sais mieux rcconnoîlrc ^7^
Mes défauts, et le peu que le ciel m'a fait naître.
1. Var. Que Ion siihlil cspiil ciiiplnii' à In (Irfcnsc. fifiSi-S'y)
2. I nr. Si ri un mauvais dessein il lire un hon ilfct. (i634-f)-)
ACTE II, SCÈNE IV. /iag
CLARICE.
N'oublierez-vous jamais ces termes ravalés,
Pour vous priser de bouche autant que vous valez ?
Seriez-vous bien content qu'on crût ce que vous dites ?
Demeurez avec moi d'accord de vos mérites ; 5«o
Laissez-moi me flatter de cette vanité,
Que j'ai quelque pouvoir sur votre liberté,
Et qu'une humeur si froide, à toute autre invincible.
Ne perd qu'auprès de moi le titre d'insensible :
Une si douce erreur tâche à s'autoriser; 585
Quel plaisir prenez-vous à m'en désabuser ?
PHILISTE.
Ce n'est point une erreur; pardonnez-moi, Madame,
Ce sont les mouvements les plus sains de mon âme.
Il est vrai, je vous aime, et mes feux indiscrets
Se donnent leur supplice en demeurant secrets. ^go
Je reçois sans contrainte une ardeur téméraire ' ;
Mais si j'ose brûler, je sais aussi me taire ;
Et près de votre objet, mon unique vainqueur.
Je puis tout sur ma langue, et rien dessus mon cœur.
En vain j'avois appris que la seule espérance - Sg^
Entretenoit l'amour dans la persévérance :
J'aime sans espérer, et mon cœur enflammé ^
A pour but de vous plaire, et non pas d'être aimé.
L'amour devient servile, alors qu'il se dispense
A n'allumer ses feux que pour la récompense. 600
Ma flamme est toute pure, et sans rien présumer,
Je ne cherche en aimant que le seul bien d'aimer.
1 . Var. Je reçois sans contrainte un amour téméraire ;
Mais si j'ose brûler, aussi sais-je me taire. (i63/i-57)
2. Var. En vain j'aurois appris que la seule espérance. (1G57)
3. Var. J'aime sans espérer, et je ne me promets
Aucun loyer d'un feu qu'on n'éteindra jamais.
L'amour devient servile, alors qu il se propose
Le seul espoir d un prix pour ton but et sa cause. (i634)
43o LA VEUVE.
CLAMCE.
Et celui d'être aimé, sans que tu le prétendes,
Préviendra tes désirs et tes justes demandes.
INe déguisons plus rien, cher Pliiliste : il est temps' 60 5
Qu'un aveu mutuel rende nos vœux contents.
Donnons-leur, je te prie, une entière assurance;
Vengeons-nous à loisir de notre indifTérence,
Vengeons-nous à loisir de toutes ces langueurs
Oii sa fausse couleur avoit réduit nos cœurs. 610
PHILISTE.
Vous me jouez, Madame, et cette accorte feinte
Ne donne à mon amour qu'une railleuse atteinte^.
CLARICE.
Quelle façon étrange I En me voyant brûler.
Tu t'obstines encore à le dissimuler ;
Tu veux qu'encore un coup je me donne la honte ^ 61 5
De te dire à quel point l'amour pour toi me dompte :
Tu le vois cependant avec pleine clarté ',
Et veux douter encor de cette vérité ?
PHILISTE.
Oui, j'en doute, et l'excès du bonheur qui m'accable"^
Me surprend, me confond, me paroît incroyable. 620
Madame, est-il possible? et me puis-je assurer
D'un bien à quoi mes vœux n'oseroient aspirer ?
1. Var. Ne déguisons plus rien, mon l'hiliste, il est temps
Qu'un aveu mutuel rende nos feux contents. (iGSi-S^)
2. Var. Ne donne à mes amours qu'une moqueuse atteinte (a). (iG34-5/J)
Var. Ne donne à mes amours qu'une railleuse atteinte. (1G60 et 63)
3. Var. Tu veux qu'encore un coup je devienne effrontée,
Pour te dire à quel point mon ardeur est montée :
Tu la vois cependant en son extrémité,
Et tu doutes encor de cette vérité ? (i 634-67)
4. Var. Tu le vois cependant en son extrémité. (1660)
5. Var. Oui, j'en doute, et l'excès de ma béatitude
(a) Dans l'édition de 1657, il y a moqueuse feinte, au lieu de moqueuse at-
teinte : mais c'est sans doute une faute d'impression.
ACTE II, SCÈNE IV. /13i
CLARICE.
Cesse de me tuer par cette défiance.
Qui pourroit des mortels troubler notre alliance ?
Quelqu'un a-t-il à voir dessus mes actions, C25
Dont j'aye à prendre l'ordre en mes afiFections* ?
Veuve, et qui ne dois plus de respect à personne.
Ne puis-je disposer de ce que je te donne ^ ?
PHILISTE.
N'ayant jamais été digne d'un tel honneur.
J'ai de la peine encore à croire mon bonheur. <J3o
CLARICE.
Pour t'obliger enfin à changer de langage,
Si ma foi ne suffit, que je te donne en gage,
Un bracelet, exprès tissu de mes cheveux.
T'attend pour enchaîner et ton bras et tes vœux ;
Viens le quérir, et prendre avec moi la journée 635
Qui termine bientôt notre heureux hyménée^
PHILISTE.
C'est dont vos seuls avis se doivent consulter :
Trop heureux, quant à moi, de les exécuter !
LA NOURRICE, seule.
Vous comptez sans votre hôte, et vous pourrez apprendre
Que ce n'est pas sans moi que ce jour se doit prendre. 6 4o
De vos prétentions Âlcidon averti^
Vous fera, s'il m'en croit, un dangereux parti ^
Je lui vais bien donner de plus sûres adresses
Que d'amuser Doris par de fausses caresses;
Et le seul fondement de mon incertitude.
Ma reine, est-il possible, et me puis-je assurer. (i634)
1. Var. Qui prescrive une règle à mes aflections. (i634-6o)
2. Var. Puis-je pas disposer de ce que je te donne ? (i634-57)
3. Var. Que termine bientôt notre beureux byménée. (i663)
4. Var. Alcidon, averti de ce que vous brassez.
Va rendre en un moment vos desseins renversés. (i634)
5. Var. Vous fera, s'il me croit, un dangereux parti. (lôi^-S^)
432 LA VEUVE.
Aussi bien, m'a-t-on dit, à beau jeu beau retour : 6(^5
Au lieu de la duper avec ce feint amour,
Elle-même le dupe, et lui rendant son change \
Lui promet un amoiu* qu'elle garde à Florange^ :
Ainsi, de tous côtés primé par un rival,
Ses affaires sans moi se porteroient fort mal. 6 5o
SCENE V.
ALCIDON, DORIS.
ALCIDON.
Adieu, mon cher souci, sois sûre que mon âme
Jusqu'au dernier soupir conservera sa flamme.
DORIS.
Alcidon, cet adieu me prend au dépourvu.
Tu ne fais que d'entrer ; à peine t'ai-je vu :
C'est m'envier trop tôt le bien de ta présence. 6 55
De grâce, oblige-moi d'un peu de complaisance',
Et puisque je te tiens, souffre qu'avec loisir
Je puisse m'en donner un peu plus de plaisir.
ALCIDON.
Je t'explique si mal le feu qui me consume^.
Qu'il me force à rougir d'autant plus qu'il s'allume. 66o
Mon discours s'en confond, j'en demeure interdit;
1. Var. Elle-même le dupe, et par un contre-échange. (i634)
Far. EUe-mcmc le dupe, et par un contre-change. (i6/J/i-57)
2. Var. En écoutant ses vœux reçoit ceux de Florange. (i 634-57)
3. Var. Eh ! de grâce, ma vie, un peu de complaisance :
Tandis que je te tiens, souffre qu'avec loisir, (i 634-57)
4. Var. En peux-tu recevoir de l'entretien d'un homme
Qui t'explique si mal le feu qui le consomme,
Dont le discours est plat, et pour tout compliment
N'a jam.Tis que ce mot : «Je t'aime infiniment ?»
J'ai honte auprès de toi que ma langue grossière
Manque d'expressions et non pas de matière. (i63.'i-57)
ACTE II, SCÈNE V. 433
Ce que je ne puis dire est plus que je n'ai dit :
J'en hais les vains efforts de ma langue grossière,
Qui manquent de justesse en si belle matière,
Et ne répondant point aux mouvements du cœur, 665
Te découvrent si peu le fond de ma langueur.
Doris, si tu pouvois lire dans ma pensée,
Et voir jusqu'au milieu de mon âme blessée*,
Tu verrois un brasier bien autre et bien plus grand ^
Qu'en ces foibles devoirs que ma bouche te rend. 670
DOWS.
Si tu pouvois aussi pénétrer mon courage,
Et voir jusqu'à quel point ma passion m'engage^.
Ce que dans mes discours tu prends pour des ardeurs
Ne te sembleroit plus que de tristes froideurs.
Ton amour et le mien ont faute de paroles. 675
Par un malheur égal ainsi tu me consoles ;
Et de mille défauts me sentant accabler.
Ce m'est trop d'heur qu'un d'eux me fait te ressembler.
ALCmON.
Mais quelque ressemblance entre nous qui survienne,
Ta passion n'a rien qui ressemble à la mienne, 680
Et tu ne m'aimes pas de la même façon.
DORIS.
Si tu m'aimes encor, quitte un si faux soupçon* ;
Tu douterois à tort d'une chose trop claire ;
L'épreuve fera foi comme j'aime à te plaire.
Je meurs d'impatience, attendant l'heureux jour 685
Qui te montre quel est envers toi mon amour ;
Ma mère en ma faveur brûle de même envie.
1. Var. Et voir tous les ressorts de mon àme blessée. (i63i-6o)
2. Var. Que tu verrois un feu bien autre et bien plus grand. (1634-07)
3. Var. Pour y voir comme quoi ma passion m'engage. (i634)
Var. Pour voir jusqu'à quel point ma passion m'engage. (i644-6o)
4. Var. Quitte, mon cher souci, quitte ce faux soupçon :
Tu douterois à tort d'une chose si claire. (iGSi-O/)
Corneille, i a8
434 LA VEUVE.
ALCIDON.
Hélas ! ma volonté sous un autre asservie*,
Dont je ne puis encore à mon gré disposer,
Fait que d'un tel bonheur je ne saurois user. 690
Je dépends d'un vieil oncle, et s'il ne m'autorise,
Je ne te fais qu'en vain le don de ma franchise^ ;
Tu sais que tout son bien ne regarde que moi.
Et qu'attendant sa mort je vis dessous sa loi.
Mais nous le gagnerons, et mon humeur accorte 695
Sait comme il faut avoir les hommes de sa sorte :
Un peu de temps fait tout.
DORIS.
Ne précipite rien.
Je connois ce qu'au monde aujourd'hui vaut le bien.
Conserve ce vieillard; pourquoi te mettre en peine,
A force de m'aimer, de t'acquérir sa haine? 700
Ce qui te plaît m'agrée; et ce retardement.
Parce qu'il vient de toi, m'oblige infiniment.
ALCIDON.
De moi I C'est oflenser une pure innocence.
Si reffet de mes vœux n'est pas en ma puissance',
Leur obstacle me gêne autant ou plus que toi. 7o5
DORIS.
C'est prendre mal mon sens : je sais quelle est ta foi.
ALCmON.
En veux-tu par écrit une entière assurance^?
noRis.
Elle m'assure assez de la persévérance ;
1. Var. Hélas! ma volonté sous une autre asservie. (iGSa-Sy)
2. Var. Je te fais vainement un don de ma franchise ;
Tu sais que ses grands biens ne regardent que moi. (i 68^-57)
3. Var. Si l'efTet de mes vœux est hors de ma puissance. (163^-67)
4. Var. Qu'un baiser de nouveau t'en donne l'assurance. (i634-57)
ACTE II, SCÈNE V. Z,35
Et je lui ferois tort d'en recevoir d'ailleurs
Une preuve plus ample ou des garants meilleurs ^ 7'»
ALCmON.
Je l'apporte demain, pour mieux faire connoître
DOIUS.
J'en crois si fortement ce que j'en vois paroître,
Que c'est perdre du temps que de plus en parler.
Adieu ; va désormais où tu voulois aller.
Si pour te retenir j'ai trop peu de mérite, 7'^
Souviens-toi pour le moins que c'est moi qui te quitte-.
ALCIDON^.
Ce brusque adieu m'étonne, et je n'entends pas bien
SCÈNE VI.
La Nourrice, ALCIDON.
la !vourrige.
Je te prends au sortir d'un plaisant entretien.
ALCIDON.
Plaisant, de vérité, vu que mon artifice
Lui raconte les vœux que j'envoie à Clarice ; 720
Et de tous mes soupirs, qui se portent plus loin.
Elle se croit l'objet, et n'en est que témoin.
LA NOURRICE.
Ainsi ton feu se joue ?
1. Var. [Une preuve plus ample ou des garants meilleurs.]
ALC. Que cette feinte est belle et qu'elle a d'industrie !
DOB. On a les yeux sur nous, laisse-moi, je te prie.
ALC. Crains-tu que cette vieille en ose babiller (a) ?
DOH. Adieu, va maintenant où tu voulois aller (i634-57).
2. Var. Qu'il te souvienne au moins que c'est moi qui te quitte.
ALC. Quoi donc, sans un baiser ? Je m'en passerai bien. (i634-57)
3. Var. ALCIDON, seul. (1660)
(a) Crains-tu que...? dor. Cette vieille auroit de quoi parler. (164^-67)
43Ô LA VEUVE.
ALCIDON .
Ainsi quand je soupire.
Je la prends pour une autre, et lui dis mon martyre ' :
Et sa réponse, au point cpie je puis souhaiter". T^â
Dans cette illusion a droit de me flatter.
LA :iOURRICE.
Elle t'aime ?
ALcmox.
Et de plus, un discours équivoque
Lui fait aisément croire un amour réciproque.
EUe se pense belle, et cette vanité
Lassure imprudemment de ma capti>"ité : t^*»
Et comme si j'étois des amants ordinaires.
Elle prend sur mon cœur des droits imaginaires,
Cependant que le sien sent tout ce que je feins \
Et ^it dans les langueurs dont à faux je me plains.
LA ^iOURRICE.
Je te réponds que non. Si tu n'y mets remède, T^â
Avant qu"il soit trois jours Florange la possède*.
ALCID05.
Et qui t'en a tant dit ?
LV NOURRICE.
Géron m"a tout conté :
C'est lui qui sourdement a conduit ce traité^
ALCIDO:*.
C'est ce qu'en mots obscurs son adieu vouloit dire.
1. Var. Je la prends pour un antreetluidismon martvre. (i634,48.53 et 37
2. Var. Et sa réponse, au point qne je peux souhaiter. (t63i)
3. Var. Cependant que le sien ressent ce que je feins. (i63i-57)
d. l'or. Paravant qull soit peu, Florange la possède. (lôSi-ôy)
5. Var. [C'est lui qui sourdement a conduit ce traité.]
ixc. Ce n"est pas grand dommage : aussi bien tant de feintes
M"alloient bientôt donner d'ennnveuses contraintes.
Ils peuvent achever quand Us trouveront bon :
Rien ne les troublera du côté d'Alcidon.
Ceptendant apprends-moi ce que fait ta maîtresse.
LA socaa. Elle met la nourrice au bout de sa finesse. (i63i-57)
ACTE II, SCÈNE VI. ^87
Elle a cru me braver, mais je n'en fais que rire ; 7^°
Et comme j'étois las de me contraindre tant,
La coquette qu'elle est m'oblige en me quittant.
Ne m'apprendras-tu point ce que fait ta maîtresse?
LA NOURHICE.
Elle met ton agente au bout de sa finesse.
Philiste assurément tient son esprit charmé : i^'^
Je n'aurois jamais cru qu'elle leùt tant aimé'.
alcuk:»'.
C'est à faire à du temps.
LA NOURRICE.
Quitte celte espérance :
Ils ont pris l'un de l'autre ime entière assurance,
Jusqu'à sentre-donner la parole et la foi.
ALCmON .
Que tu demeures froide en te moquant de moi ! ~^o
LA NOURRICE.
Il n'est rien de si vrai ; ce n'est point raillerie.
ALCmON.
C'est donc fait d'Alcidon ! Nourrice, je te prie —
LA NOURRICE.
Rien ne sert de prier ; mon esprit épuisé^
Pour divertir^ ce coup n'est point assez rusé.
Je n'en sais qu'un moyen, mais je ne l'ose dire\ 7^^
ALCIDON.
Dépêche, ta longueur m'est un second martyre.
LA NOURRICE.
Clarice, tous les soirs, rêvant à ses amours.
Seule dans son jardin fait trois ou quatre tours.
ALCIDON.
Et qu'a cela de propre à reculer ma perte ?
I. Var. Je n'eusse jamais cru qu'elle l'eût tant aimé. (i635-6o)
7. Var. Tu m'as beau supplier ; mon esprit épuisé. (i634-6o)
3. Divertir, détourner.
4. Var. Je ne sais qu'un moyen, mais je ne l'ose dire. (i634-6o)
438 LA VEUVE.
LA NOURRICE.
Je te puis en tenir la fausse porte ouverte'. 760
Aurois-tu du courage assez pour l'enlever?
ALCIDON.
Oui, mais il faut retraite après où me sauver^ ;
Et je n'ai point d'ami si peu jaloux de gloire
Que d'être partisan d'une action si noire.
Si j'avois un prétexte, alors je ne dis pas 765
Que quelqu'un abusé n'accompagnât mes pas.
LA NOURRICE.
On te vole Doris, et ta feinte colère^
Manqueroit de prétexte à quereller son frère !
Fais- en sonner partout un faux ressentiment :
Tu verras trop d'amis s'offrir aveuglément, 770
Se prendre à ces dehors, et sans voir dans ton âme,
Vouloir venger l'affront qu'aura reçu ta flamme.
Sers-toi de leur erreur, et dupe-les si bien
ALCIDON.
Ce prétexte est si beau que je ne crains plus rien.
LA NOURRICE.
Pour ôter tout soupçon de notre intelligence, 77^»
Ne faisons plus ensemble aucune conférence.
Et viens quand tu pourras : je t'attends dès demain.
ALCIDON.
Adieu ; je tiens le coup, autant vaut, dans ma main.
1. Var. Je te peux en tenir la fausse porte ouverte. (i634)
2. Var. Que trop, mais je ne sache après où me sauver. (i63/j-57)
3. Var. Tu n'en saurois manquer, aveugle, considère
Qu'on t'enlève Doris : va quereller son frère,
Fais éclater partout un faux ressentiment.
Trop d'amis s'offriront à venger promptcment
L'affront qu'en apparence aura reçu ta flamme,
Et lors (mais sans ouvrir les secrets de ton âme)
Tâche à te servir d'eux, alc. Ainsi tout ira bien.
[Ce prétexte est si beau que je ne crains plus rien.] (i 634-57)
Var, On t'enlève Doris, et ta feinte colère. (1660)
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE III, SCÈNE 1. 489
ACTE III.
SCENE PREMIÈRE.
CÉLIDAN, ALCIDON.
CÉLIDAN.
Ce n'est pas que j'excuse ou la sœur, ou le frère,
Dont l'infidélité fait naître ta colère; 780
Mais, à ne point mentir, ton dessein à l'abord
N'a gagné mon esprit qu'avec un peu d'efTort.
Lorsque tu m'as parlé d'enlever sa maîtresse.
L'honneur a quelque temps combattu ma promesse :
Ce mot d'enlèvement me faisoit de l'horreur; i'^^
Mes sens, embarrassés dans cette vaine erreur,
N'avoient plus la raison de leur intelligence.
En plaignant ton malheur, je blâmois ta vengeance,
Et l'ombre d'un forfait, amusant ma pitié,
Retardoit les effets dus à notre amitié ^ 79"
I. Var. [Retardoit les effets dus à notre amitié ]
ALC. Voilà grossièrement chercher à te dédire :
Avec leurs trahisons ta lâcheté conspire (a),
Puisque tu sais leur crime et consens leur bonheur.
Mais c'est trop désormais survivre à mon honneur ;
C'est trop porter en vain par leur perfide trame
La rougeur sur le front et la fureur en lame :
Va, va, n'empêche plus mon désespoir d'agir ;
Souffre qu'après mon front ce flanc puisse en rougir,
Et qu'un bras impuissant à venger cet outrage
Reporte dans mon cœur les effets de ma rage.
cÉL. Bien loin de révoquer ce que je t'ai promis,
(a) Avec leurs trahisons ton amitié conspire. (1644-67)
^o LA VEUVE.
Pardonne un vain scrupule à mon âme inquiète ;
Prends mon bras pour second, mon château pour retraite.
Le déloyal Philiste, en te volant ton bien,
N'a que trop mérité qu'on le prive du sien :
Après son action la tienne est légitime ; 795
Et l'on venge sans honte un crime par im crime'.
ALcrooN.
Tu vois comme il me trompe, et me promet sa sœur
Pour en faire sous main Florange possesseur-.
Ah ciel I fut-il jamais un si noir artifice ?
Il lui fait recevoir mes offres de service ; ?oo
Cette belle m'accepte, et fier de son aveu ^,
Je me vante partout du bonheur de mon feu.
Cependant il me l'ôte, et par cette pratique,
Plus mon amour est su, plus ma honte est publique.
CÉLmAN.
Après sa trahison, vois ma fidélité: 8o5
Il t'enlève un objet que je t'avois quitté.
Ta Doris fut toujours la reine de mon âme ;
J'ai toujours eu pour elle une secrète flamme,
Sans jamais témoigner que j'en étois épris,
Tant que tes feux ont pu te promettre ce prix; ^10
Mais je te l'ai quittée, et non pas à Florange.
Quand je t'aurai vengé, contre lui je me venge,
Et je lui fais savoir que jusqu'à mon trépas \
Tout autre qu'Alcidon ne l'emportera pas.
ALCIDON .
Pour moi donc à ce point ta contrainte est venue! 81 5
Je t'offre avec mon bras celui de cent amis.
Prends, puisque tu le veux, ma maison pour retr<iite ;
Dispose absolument d'une amitié parfaite :
Je vois trop que Pbiliste en te volant ton bien. (i634-F)y)
1. Var. On venge honnêtement un crime par un crime, (i 634-57)
2. Var. Dont il fait sourdement Florange possesseur. (iG3'i-.')y)
3. Var. Cette belle m'accepte, et dessous cet aveu. (i63/l-57)
4. Var. Et jo lui fais savoir que devant mon trépas. (i634-57)
ACTE m, SCÈ>E I. 44i
Que je te veux de mal ' de cette retenue !
Est-ce ainsi qu'entre amis on vit à cœur ouvert?
CÉLIDAN.
Mon feu, qui t'offensoit, est demeuré couvert ;
Et si cette beauté malgré moi l'a fait naître,
J'ai su pour ton respect l'empêcher de paroître. Sao
ALGIDON.
Hélas ! tu m'as perdu, me voulant obliger ;
Notre vieille amitié m'en eût fait dégager".
Je soufiFre maintenant la honte de sa perte,
Et j'aurois eu l'honneur de te l'avoir offerte,
De te l'avoir cédée, et réduit mes désirs 835
Au glorieux dessein d'avancer tes plaisirs.
Faites, Dieux tout-puissants, que Philiste se change^,
Et l'inspirant bientôt de rompre avec Florange,
Donnez-moi le moyen de montrer qu'à mon tour
Je sais pour un ami contraindre mon amour ^. 83 o
CÉLIDAN.
Tes souhaits arrivés, nous t'en verrions dédire;
Doris sur ton esprit reprendroit son empire :
Nous donnons aisément ce qui n'est plus à nous.
ALCmON .
Si j'y manquois, grands Dieux ! je vous conjure tous
D'armer contre Alcidon vos dextres vengeresses. 83 5
CÉLIDAN .
Un ami tel que toi m'est plus que cent maîtresses ;
Il n'y va pas de tant ; résolvons seulement
Du jour et des moyens de cet enlèvement.
ALCIDON.
Mon secret n'a besoin que de ton assistance.
I. L'édition de 1682 a seule du mal, pour de mal.
3. Var. Vu que notre amitié m'en eût fait dégager. (lôSi-Sy)
3. Var. Mais faites que l'humeur de Philiste se change,
Grands Dieux, et l'inspirant de rompre avec Florange. (lôSi-By)
4. Var, Pour un ami je sais étouffer mon amour. (i634-57)
443 LA VEUVE.
Je n'ai point lieu de craindre aucune résistance* : 8 4o
La beauté dont mon traître adore les attraits -
Chaque soir au jardin va prendre un peu de frais ;
J'en ai su de lui-même ouvrir la fausse porte ;
Etant seule, et de nuit, le moindre effort l'emporte.
Allons-y dès ce soir : le plus tôt vaut le mieux ; 8 45
Et surtout déguisés, dérobons à ses yeux,
Et de nous, et du coup, l'entière connoissance.
CÉODAN.
Si Clarice une fois est en notre puissance.
Crois que c'est un bon gage à moyenner l'accord,
Et rendre, en le faisant, ton parti le plus fort^ 85o
Mais pour la sûreté d'une telle surprise ^ ,
Aussitôt que chez moi nous pourrons l'avoir mise,
Retournons sur nos pas, et soudain effaçons
Ce que pourroit l'absence engendrer de soupçons.
ALCmON.
Ton salutaire avis est la même prudence ; ^5 5
Et déjà je prépare une froide impudence
A m'informer demain, avec étonnement,
De l'heure et de l'auteur de cet enlèvement.
CÉLIDAN.
Adieu ; j'y vais mettre ordre.
ALGIDON.
Estime qu'en revanche
Je n'ai goutte de sang que pour toi je n'épanche. 8^"
I. Var. Vu que je ne puis craindre aucune résistance. (ifiSd-^^)
a. Var. La belle dont mon traître adore les attraits. (i634-6o)
3 Var. Et rendre, en ce faisant, ton parti le plus fort. (i()34)
It. Var. Mais pour la sûreté d'une telle entreprise. (i634-08)
ACTE III, SCÈNE II. US
SCÈNE II.
ALCIDON».
Bons Dieux ! que d'innocence et de simplicité !
Ou pour la mieux nommer, que de stupidité,
Dont le manque de sens se cache et se déguise
Sous le front spécieux d'une sotte franchise !
Que Célidan est hon ! que j'aime sa candeur ! 86 5
Et que son peu d'adresse oblige mon ardeur !
Oh ! qu'il n'est pas de ceux dont l'esprit à la mode
A l'humeur d'un ami jamais ne s'accommode,
Et qui nous font souvent cent protestations.
Et contre les effets ont mille inventions ! 87 o
Lui, quand il a promis, il meurt qu'il n'effectue.
Et l'attente déjà de me servir le tue.
J'admire cependant par quel secret ressort
Sa fortune et la mienne ont cela de rapport.
Que celle qu'un ami nomme ou tient sa maîtresse 875
Est l'objet qui tous deux au fond du cœur nous blesse,
Et qu'ayant comme moi caché sa passion.
Nous n'avons différé que de l'intention.
Puisqu'il met pour autrui son bonheur en arrière".
Et pour moi
SCÈNE III.
PHILISTE, ALCIDOiN.
PHILISTE.
Je t'y prends, rêveur.
ALCIDON.
Oui, par derrière.
C'est d'ordinaire ainsi que les traîtres en font.
I. Var. ALciDON, seul. (i63/i)
a. Var. Vu qu'il met pour autrui son bonheur en arrière, (i 634-5 y)
m LA VEUVE.
PHÏLISTE.
Je te vois accablé d'un chagrin si profond,
Que j'excuse aisément ta réponse un peu crue.
Mais que fais-tu si triste au milieu d'une rue ?
Quelque penser fâcheux te servoit d'entretien ? 885
ALCIDON.
Je revois que le monde en l'âme ne vaut rien,
Du moins pour la plupart ; que le siècle où nous sommes^
A bien dissimuler met la vertu des hommes ;
Qu'à peine quatre mots se peuvent échapper"
Sans quelque double sens afin de nous tromper ; 890
Et que souvent de bouche un dessein se propose.
Cependant que l'esprit songe à toute autre chose.
PmLISTE.
Et cela t'affligeoit ? Laissons courir le temps,
Et malgré ses abus, vivons toujours contents'.
Le monde est un chaos, et son désordre excède 895
Tout ce qu'on y voudroit apporter de remède.
N'ayons l'œil, cher ami, que sur nos actions ;
Aussi bien, s'offenser de ses corruptions,
A des gens comme nous ce n'est qu'une folie.
Mais pour te retirer de ta mélancolie^, 900
Je te veux faire part de mes mécontentements.
Si l'on peut en amour s'assurer aux serments,
Dans trois jours au plus tard, par un bonheur étrange,
Clarice est à Philiste.
ALCIDON.
Et Doris, à Florange.
I. Var. Au moins pour la plupart ; que le siècle où noiis sommes, (i 634-57)
a. Var. Qu'à grand'peine deux mots se peuvent échapper, (i 634-67)
3. Var. Et malgré les abus vivons toujours contents. (i634)
4. Var. Or pour te retirer de la mélancolie. (i634 et 53-57)
Var. Or pour te retirer de ta mélancolie. (i644 et 48)
Var. Mais pour te retirer de la mélancolie. (1660 et 63)
ACTE III, SCÈNE III. Ai5
PHILISTE.
Quelque soupçon frivole en ce point te déçoit* ; 9°^
J'aurai perdu la vie avant que cela soit.
ALCIDON.
Voilà faire le fin de fort mauvaise grâce :
Philiste, vois-tu bien, je sais ce qui se passe.
PHILISTE.
Ma mère en a reçu, de vrai, quelque propos',
Et voulut hier au soir m'en toucher quelques mots. 9 ' »
Les femmes de son âge ont ce mal ordinaire
De régler sur les biens une pareille affaire ^ :
Un si honteux motif leur fait tout décider,
Et Tor qui les aveugle a droit de les guider :
Mais comme son éclat n'éblouit point mon âme^, 9 • ^
Que je vois d'un autre œil ton mérite et ta flamme,
Je lui fis bien savoir que mon consentement
Ne dépendroit jamais de son aveuglement,
Et que jusqu'au tombeau, quant à cet hyménée.
Je maintiendrois la foi que je t'avois donnée. 920
Ma soeur accortement feignoit de l'écouter ;
Non pas que son amour n'osât lui résister.
Mais elle vouloit bien qu'un peu de jalousie^
Sur quelque bruit léger piquât ta fantaisie :
Ce petit aiguillon quelquefois, en passant, 9 ^ â
Réveille puissamment un amour languissant.
ALCIDON.
Fais à qui tu voudras ce conte ridicule.
Soit que ta sœur l'accepte, ou qu'elle dissimule,
1. Var. Quelque soupçon frivole en ce cas te déçoit. (iG34)
2. Var. Ma mère en a reçu, de vrai, quelques propos. (iG34-57)
3. Var. De ne régler qu'aus biens une pareille affaire. (i63/i)
4. Var. Moi dont ce faux éclat n'éblouit jamais l'âme.
Qui connois ton mérite autant comme ta flamme, (i 634-37)
5. Var. Mais fine, elle vouloit qu'un ver de jalousie. (i634-57)
Var. Mais elle vouloit bien qu'un ver de jalousie. (1660)
446 LA VEUVE.
Le peu que j'y perdrai ne vaut pas m'en fâcher'.
Rien de mes sentiments ne sauroit approcher gSo
Comme alors qu'au théâtre on nous fait voir Mélile,
Le discours de Cloris, quand Philandre la quitte" :
Ce qu'elle dit de lui, je le dis de ta sœur,
Et je la veux traiter avec même douceur.
Pourquoi m'aigrir contre elle "^ En cet indigne change, gSS
Le beau choix qu'elle fait la punit et me venge ^ ;
Et ce sexe imparfait, de soi-mcme ennemi*,
Ne posséda jamais la raison qu'à demi.
J'aurois tort de vouloir qu'elle en eût davantage ;
Sa foiblesse la force à devenir volage. g/lo
Je n'ai que pitié d'elle en ce manque de foi ;
Et mon courroux entier se réserve pour toi,
Toi qui trahis ma flamme après l'avoir fait naître,
Toi qui ne m'es ami qu'afîn d'être plus traître.
Et que tes lâchetés tirent de leur excès ', giS
Par ce damnable appas, un facile succès.
Déloyal ! ainsi donc de ta vaine promesse
Je reçois mille affronts au lieu d'une maîtresse ;
Et ton perfide cœur, masqué jusqu'à ce jour,
Pour assouvir ta haine alluma mon amour ! gSo
PHILISTE.
Ces soupçons dissipés par des effets contraires,
Nous renouerons bientôt une amitié de frères.
1. Var. Le peu que j'y perdrai ne vaut pas s'en fâcher. (iGS^)
2. Mélite, acte IH, se. v, p. 202. Les poëtes dramatiques du dix-seplii-nie
siècle aimaient à placer ainsi dans la bouche de leurs personnages des allusions
à leurs ouvrages antérieurs. Voyez la note sur le vers 702 do la Place Royale.
Molière dit dans le Misanthrope (acte l, se. i) :
Je ris des noirs accès où je vous envisage.
Et crois voir en nous deux, sous même soin nourris,
Les deux frères que peint l'École des maris.
3. Var. Le choix de ce lourdaud la punit et me venge. (1 634-57)
4. Var. Et ce sexe imparfait, de son mieux ennemi. (i634-6o)
5. Var. Et que tes lâchetés tirent de leurs excès. (iC34-57)
ACTE III, SCÈNE III. ^7
Puisse dessus ma tête éclater à tes yeux
Ce qu'a de plus mortel la colère des cieux,
Si jamais ton rival a ma sœur sans ma vie ! gSS
A cause de son bien ma mère en meurt d'envie ' ;
Mais malgré...
ALCIDON.
Laisse là ces propos superflus :
Ces protestations ne m'éblouissent plus ;
Et ma simplicité, lasse d^êlre dupée,
N'admet plus de raisons qu'au bout de mon épée. 960
PHILISTE.
Etrange impression d'une jalouse erreur,
Dont ton esprit atteint ne suit que sa fureur I
Eh bien ! tu veux ma vie, et je te l'abandonne ;
Ce courroux insensé qui dans ton cœur bouillonne.
Contente-le par là, pousse, mais n'attends pas g 65
Que par le tien je veuille éviter mon trépas.
Trop heureux que mon sang puisse te satisfaire,
Je le veux tout donner au seul bien de te plaire.
Toujours à ces défis j'ai couru sans effroi ^ ;
Mais je n'ai point d'épée à tirer contre toi, 970
ALCIDON.
Voilà bien déguiser un manque ^ de courage*.
PHILISTE.
C'est presser un peu trop qu'aller jusqu'à l'outrage.
1. Var. A cause de ses biens ma mère en meurt d'envie. (i634-6o)
2. Var. Toujours pour les duels l'on m'a vu sans effroi,
Mais je n'ai point de lame à trancher contre toi. (i63/()
Var. Toujours pour les duels on m'a vu sans effroi. (lô^i-Sy)
3. Dans l'édition de 1682, on lit masque, au lieu de manque ; mais le sens
prouve, ainsi que le texte des impressions antérieures, que c'est une faute
d'impression.
4. Var. [Voilà bien déguiser un manque de courage.]
PHiL. Si jamais quelque part ton intérêt m'engage,
Tu pourras voir alors si je suis un moqueur.
Et si pour te servir j'aurai manqué de cceur ;
Mais pour te mieux ôter tout sujet de colère,
m LA VEUVE.
On n'a point encor vu que ce manque de cœur
M'ait rendu le dernier où vont les gens d'honneur.
Je te veux bien ôter tout sujet de colère; 97;^
Et quoi que de ma sœur ait résolu ma mère,
Dût mon peu de respect irriter tous les Dieux,
J'atfronterai Géron et Flo range à ses yeux.
Mais après les efforts de cette déférence',
Si tu gardes encor la même violence, 980
Peut-être saurons-nous apaiser autrement
Les obstinations de ton emportement.
ALcmoN, seul.
Je crains son amitié plus que cette menace :
Sans doute il va chasser Florange de ma place.
Mon prétexte est perdu, s'il ne quitte ces soins ^: 9^5
Dieux ! qu'il m'obligeroit de m'aimer un peu moins !
SCÈNE IV.
CHRYSANTE, DORIS.
CHRTSANTE.
Je meure, mon enfant, si tu n'es admirable !
Et ta dextérité me semble incomparable :
Tu mérites de vivre après un si beau tour ^.
DORIS.
Croyez-moi qu'Alcidon n'en sait guère en amour ; 9 9'^
Vous n'eussiez pu m'entendre, et vous garder de rire'*.
Sitôt j'aurai pu me rendre chez ma mère,
Diit mon peu do respect offenser tous les Dieux. (iGSi-Sy)
I. Var. Je souffre jusque-là ton humeur violente ;
Mais, ces devoirs rendus, si rien ne te contente,
Sache alors que voici de quoi nous apaisons
Quiconque ne veut pas se payer de raisons. (iGS/i-B^)
a. Var. Mon prétexte est perdu, s'il ne quitte ses soins. (iG64 et G8)
3. Var. Tu mérites de vivre après un si bon tour, (i 634-68)
4. Var. Vous n'eussiez pu m'entendre, et vous tenir de rire, (i 634-57)
ACTE III. SCENE IV. 449
Je me tuois moi-même à tous coups de lui dire
Que mon âme pour lui n'a que de la froideur,
Et que je lui ressemble en ce que notre ardeur
Ne s'explique à tous deux point du tout par la bouche ' ;
Enfin que je le quitte.
CHRTSANTE.
Il est donc une souche,
S'il ne peut rien comprendre à ces naïvetés.
Peut-être y mêlois-tu quelques obscurités.^
DORIS.
Pas une;, en mots exprès je lui rendois son change^,
Et n'ai couvert mon jeu qu'au regard de Florange \ i ooo
CHRTSANTE.
De Florange ! et comment en osois-tu parler?
DORIS.
Je ne me trouvois pas d'humeur à rien celer ;
Mais nous nous sûmes lors jeter sur l'équivoque.
CHRTSANTE.
Tu vaux trop. C'est ainsi qu'il faut, quand on se moque,
Que le moqué toujours sorte fort satisfait * ; i oo5
Ce n'est plus autrement qu'un plaisir imparfait.
Qui souvent malgré noiis se termine en querelle.
DORIS.
Je lui prépare encore une ruse nouvelle ^
Pour la première fois qu'il m'en viendra conter.
CHRYSANTE.
Mais pour en dire trop tu pourras tout gâter '^. loio
1. Var. Ne s'explique à tous deux nullement par la bouche. (iGSd-Sy)
2. Rendre le change à quelqu'un, lai donner son cliange, c'est, suivant Fu-
relière, lui répliquer fortement, lui rendre la pareille. Voyez le Lexique.
3. Au regard de Florange, en ce qui regarde Florange, dans ce que je lui ai
dit de Florange.
4. Var. Que le moqué toujours reste fort satisfait. (i63i)
5. Var. Je lui présente encore une ruse nouvelle. (i634)
6. Var. Mais pour en dire trop tu pourrois tout gâter. (i634-Go)
Corneille, i 39
45o [LA VEUVE.
DORIS.
N'en ayez pas de peur.
CHRTSANTE.
Quoi que Ton se propose,
Assez souvent l'issue...
DORIS.
On vous veut quelque chose,
Madame, je vous laisse.
CIIRTSANTE.
Oui, va-t'en ; il vaut mieux
Que l'on ne traite point cette affaire à tes yeux.
SCÈNE V.
CHRYSANTE, GÉRON.
CHRTSANTE.
Je devine à peu près le sujet qui t'amène ; i o 1 5
Mais, sans mentir, mon fils me donne un peu de peine.
Et s'emporte si fort en faveur d'un ami.
Que je n'ai su gagner son esprit qu'à demi.
Encore une remise ; et que tandis Florange
Ne craigne aucunement qu'on lui donne le change ^ ; 1020
Moi-même j'ai tant fait que ma fdle aujourd'hui
(Le crois-tu, Géron?) a de l'amour pour lui.
GÉRON.
Florange, impatient de n'avoir pas encore
L'entier et libre accès vers l'objet qu'il adore,
Ne pourra consentir à ce retardement. totb
CHRTSANTE.
Le tout en ira mieux pour son contentement.
I. Donner, non pas comme plus haut «on c/ianj/e, mais le change à quelqu'un,
c'est le tromper ; cette expression est empruntée au vocabulaire de la vénerie
ACTE III, SCENE V. 45i
Quel plaisir aura-t-il auprès de sa maîtresse,
Si mon fils ne l'y voit que d'un œil de rudesse,
Si sa mauvaise humeur ne daigne lui parler ',
Ou ne lui parle enfin que pour le quereller? «o3o
GÉRON.
Madame, il ne faut point tant de discours frivoles ;
Je ne fus jamais homme à porter des paroles.
Depuis que j'ai connu qu'on ne les peut tenir ;
Si monsieur votre fils...
CHRTSANTE.
Je l'aperçois venir.
GÉRON.
Tant mieux. Nous allons voir s'il dédira sa mère. io35
CHRTSANTE.
Sauve-toi ; ses regards ne sont que de colère.
SCÈNE VI.
GHRYSANTE, PHILISTE, GÉRON, LYCAS ^
PHILISTE.
Te voilà donc ici, peste du bien public.
Qui réduis les amours en un sale trafic I
Va pratiquer ailleurs tes commerces Infâmes.
Ce n'est pas oij je suis que l'on surprend des femmes, i o4o
GÉRON.
Vous me prenez à tort pour quelque suborneur^?
Je ne sortis jamais des termes de l'honneur;
Et Madame elle-même a choisi cette voie *.
1. Var. Si sa mauvaise humeur refuse à lui parler. (1634-67)
2. Le nom de lycas manque en tête de cette scène dans l'édition de i634.
3. Var. Monsieur, vous m'offensez : loin d'être un suborneur. (i63/(-57)
4. Var. Madame a trouvé bon de prendre cette voie, (i 634-07)
452 LA. VEUVE.
riIILISTE, lui donnant des coups de plat d'épée.
Tiens, porte ce revers à celui qui t'envoie ;
Ceux-ci seront pour toi.
SCÈNE VIL
CHRYSANTE, PHILITE, LYCAS.
CHRYSANTE.
Mon fils, qu'avez- vous fait? io45
PHILISTE.
J'ai mis, grâces aux Dieux, ma promesse en effet.
CHRYSANTE.
Ainsi vous m'empêchez d'exécuter la mienne.
PHILISTE.
Je ne puis empêcher que la vôtre ne tienne ;
Mais si jamais je trouve ici ce courratier',
Je lui saurai, Madame, apprendre son métier. io5o
CHRYSANTE.
Il vient sous mon aveu.
PHILISTE.
Votre aveu ne m'importe ;
C'est un fou s'il me voit sans regagner la porte - :
Autrement, il saura ce que pèsent mes coups.
CHRYSANTE.
Est-ce là le respect que j'allendois de vous?
PHILISTE.
Commandez que le cœur à vos yeux je m'arrache, 'o5 5
Pourvu que mon honneur ne souffre aucune tache :
Je suis prêt d'expier avec mille tourments
Ce que je mets d'ohstacle à vos contentements.
I . Courtier. Voyez le Lexique.
a. Var. C'est un fou, me voyant, s'il ne gagne la porte. (iGSi-Sy)
ACTE III, SCENE VII. 453
CHRTSANTE.
Souffrez que la raison règle votre courage ;
Considérez, mon fils, quel heur, quel avantage, 1060
L'affaire qui se traite apporte à votre sœur.
Le bien est en ce siècle une grande douceur :
Etant riche, on est tout ' ; ajoutez qu'elle-même
IN'aime point Alcidon, et ne croit pas qu'il l'aime.
Quoi ! voulez-vous forcer son inclination ? io6 5
PHILISTE.
Vous la forcez vous-même à cette élection :
Je suis de ses amours le témoin oculaire.
CHRYSANTE.
Elle se contraignoit seulement pour vous plaire.
PHILISTE.
Elle doit donc encor se contraindre pour moi.
CHRYSANTE.
Et pourquoi lui prescrire une si dure loi ? 1070
PHILISTE.
Puisqu'elle m'a trompé, qu'elle en porte la peine.
CHRYSANTE.
Voulez-vous l'attacher à l'objet de sa haine?
PHILISTE.
Je veux tenir parole à mes meilleurs amis,
Et qu'elle tienne aussi ce qu'elle m'a promis.
CHRYSANTE.
Mais elle ne vous doit aucune obéissance. 1075
PHILISTE.
Sa promesse me donne une entière puissance.
CHRYSANTE.
Sa promesse, sans moi, ne la peut obliger.
PHILISTE.
Que deviendra ma foi, qu'elle a fait engager ?
I. Quiconque est riche est tout.
(Boileau, Satire VIII.)
lihlx LA VEUVE.
CHRYSANTE.
Il la faut révoquer, comme elle sa promesse.
PHILISTE.
Il faudroit donc, comme elle, avoir l'âme traîtresse. 1080
Lycas, cours chez Florange, et dis-lui de ma part*
CHRTSANTE.
Quel violent esprit !
PHILISTE.
Que s'il ne se départ
D'une place chez nous par surprise occupée,
Je ne le trouve point sans une bonne épée.
CHRYSANTE.
Attends un peu. Mon fils
PHILISTE, à Lycas ".
Marche, mais promptement.
CHRYSANTE, seule.
Dieux ! que cet emporté me donne de tourment^ !
Que je te plains, ma fille ! Hélas ! pour ta misère
Les destins ennemis t'ont fait naître ce frère.
Déplorable ! le ciel te veut favoriser
D'une bonne fortune, et lu n'en peux user. 1090
Rejoignons toutes deux ce naturel sauvage,
Et tâchons par nos pleurs d'amollir son courage.
SCENE VIII.
CLARICE, dans son jarrlin *.
Chers confidents de mes désirs,
Beaux lieux, secrets témoins de mon inquiétude,
I. Var. N'en parlons plus. Lycas. i,yc. Monsieur.'' puii. Sus, de ma part
Va Florange avertir que s'il ne se départ. (i63/i)
5. Cette indication manque dans l'édition de i663.
?>. Var. Dieux ! que cet obstiné me donne de tourment! (i634-57)
4. Dans l'édition de i6.Vi, on lit en titre, au-dessous du nom de clarice :
STANCES.
ACTE III, SCÈNE VIII. 455
Ce n'est plus avec des soupirs «ogB
Que je viens abuser de votre solitude ;
Mes tourments sont passés,
Mes vœux sont exaucés,
La joie aux maux succède* :
Mon sort en ma faveur change sa dure loi, ' loo
Et pour dire en un mot le bien que je possède,
Mon Philiste est à moi.
En vain nos inégalités
M'avoient avantagée à mon désavantage.
L'amour confond nos qualités, i «o5
Et nous réduit tous deux sous un même esclavage.
L'aveugle outrecuidé
Se croiroit mal guidé
Par l'aveugle fortune ;
Et son aveuglement par miracle fait voir • « > «^
Que quand il nous saisit, l'autre nous importune.
Et n'a plus de pouvoir.
Cher Philiste, à présent tes yeux.
Que j'entendois si bien sans les vouloir entendre.
Et tes propos mystérieux, • « ' 5
Par leurs rusés détours n'ont plus rien à m'apprendre.
Notre libre entretien
Ne dissimule rien ;
Et ces respects farouches
N'exerçant plus sur nous de secrètes rigueurs, • • 20
L'amour est maintenant le maître de nos bouches
Ainsi que de nos cœurs.
Qu'il fait bon avoir enduré I
Que le plaisir se goûte au sortir des supplices !
Et qu'après avoir tant duré, ''25
I. Var. L'aise à mes^maux succède. (i634-68)
456 LA VEUVE.
La peine qui n'est plus augmente nos délices !
Qu'un si doux souvenir
M'apprête à l'avenir
D'amoureuses tendresses !
Que mes malheurs finis auront de volupté ! 1 1 3o
Et que j'estimerai chèrement ces caresses
Qui m'auront tant coûté !
Mon heur me semble sans pareil' ;
Depuis qu'en liberté notre amour m'en assure-,
Je ne crois pas que le soleil 1 1 3 5
SCENE IX.
CÉLIDAN, ALCIDON, CLARIGE.
LA NOURMCE.
CÉLIDAN dit ces mots derrière le théâtre 3.
Cocher, attends-nous là.
CLARIGE.
D'où provient ce murmure?
ALCIDON.
Il est temps d'avancer ; baissons le lapabord*" ;
Moins nous ferons de bruit, moins il faudra d'effort.
CLARIGE.
Aux voleurs ! au secours !
LA NOURRICE.
Quoi! des voleurs, Madame?
1. Var. Mon heur me semble nompareil. (i63i)
2. Var. Depuis que notre amour déclaré m'en assure. (i63't-57)
3. Far. cÉLinAN, derrière le thèdlrc. (ifi3/|-6o)
fi. Bonnet à l'anglaise, qui, lorsqu'on veut, se rabat sur les épaules. On peut
voir la représentation de cette sorte de coifTure dans une gravure faite pour
l'édition de i66o et qui accompagne aussi d'ordinaire celle de i66d.
ACTE III, SCÈNE IX. 45?
CLARICE.
Oui, des voleurs, Nourrice.
LA NOURRICE embrasse les genoux de Clarice,
et l'empêche de fuir*.
Ah ! de frayeur je pâme, i "io
CLARICE.
Laisse-moi, misérable.
CÉLIDAN .
Allons, il faut marcher,
Madame ; vous viendrez.
CLARICE.
(Célidan lui met la main sur la bouche-.)
Aux VO... ^.
CÉLIDAN.
(Il dit ces mots derrière le théâtre*.)
Touche, cocher.
1 . Pour ce jeu de scène, la leçon de i634 est, en tenant compte de la cor-
rection contenue dans l'errata : la nourrice, se jetant à ses genoux. — Dans
les éditions de i644-6o: embrassant ses genoux.
2. Var. CLARICE, à qui Célidan met la main sur la bouche. (i634-6o)
3. Ce mot interrompu nous semble d'un effet bizarre, mais il serait facile de
trouver dans les œuvres dramatiques des prédécesseurs de Corneille plus d'un
exemple de ce genre. Le plus connu, et le plus souvent cité peut-être, est celui
qu'on rencontre au V^ acte du Daire (^Darius) de Jacques de la Taille (voyez
sur ce poète l'Histoire du théâtre français, tome III, p. 337 ^* suivantes) ;
Ma femme et mes enfants aye en recommanda
Il ne put achever, car la mort l'en garda.
4. Var. CÉLIDAN, derrière le théâtre. (i634-6o) — Il dit ces deux mots der-
rière le théâtre. (i663, en marge.)
A58 LA VEUVE.
SCENE X.
La Nourrice, DORASTE, POLYMAS,
LISTOR.
LA NOURRICE, seule.
Sortons de pâmoison, reprenons la parole ;
Il nous faut à grands cris jouer un autre rôle.
Ou je n'y connois rien, ou j'ai bien pris mon temps : 1 1 45
Ils n'en seront pas tous également contents' ;
Et Philiste demain, cette nouvelle sue.
Sera de belle humeur, ou je suis fort déçue.
Mais par où vont nos gens.*^ Voyons, qu'en sûreté
Je fasse aller après par un autre côté. 1 1 5o
A présent il est temps que ma voix s'évertue.
Aux armes ! aux voleurs ! on m'égorge, on me tue.
On enlève Madame ! amis, secourez-nous ;
A la force 1 aux brigands I au meurtre ! accourez tous,
Doraste, Polymas, Listor.
POLYMAS.
Qu'as-tu, Nourrice ? » i ^5
LA NOURRICE.
Des voleurs
POLYMAS.
Qu'ont-ils fait ?
LA NOURRICE.
Ils ont ravi Glarice.
POLYMAS.
Comment? ravi Clarice?
LA NOURRICE.
Oui ; suivez promptement.
Bons Dieux? que j'ai reçu de coups en un moment I
I. Var. Tous n'en rcsleronf pas pgalcmcnl contents. (iGSii)
ACTE III, SCÈNE X. ASg
DORASTE.
Suivons-les ; mais dis-nous la route qu'ils ont prise.
LA NOURMCE.
Ils vont tout droit par là. Le ciel vous favorise ! i i6o
(Elle est seule'.)
Oh, qu'ils en vont abattre ! ils sont morts, c'en est fait;
Et leur sang, autant vaut, a lavé leur forfait.
Pourvu que le bonheur à leurs souhaits réponde.
Ils les rencontreront s'ils font le tour du monde.
Quant à nous cependant subornons quelques pleurs' 1 1 6 5
Qui servent de témoins à nos fausses douleurs.
1. Cette indication ne se trouve qne dans les éditions de i663-82.
2. C'est-à-dire versons quelques larmes feintes. Voyez plus haut, sur un
autre emploi de suborner, p. i84, note i.
FIN DU TROISIEME ACTE.
46o LA VEUVE.
ACTE IV.
SCENE PREMIÈRE.
PHILISTE, LYCAS.
PHILISTE.
Des voleurs cette nuit ont enlevé Clarice !
Quelle preuve en as-tu? quel ténnoin? quel indice?
Ton rapport n'est fondé que sur quelque faux bruit.
LYCAS.
Je n'en suis par les yeux, hélas ! que trop instruit ; 117°
Les cris de sa nourrice en sa maison déserte
M'ont trop suffisamment assuré de sa perte ;
Seule en ce grand logis, elle court haut et bas,
Elle renverse tout ce qui s'offre à ses pas,
Et sur ceux qu'elle voit frappe sans reconnoître ; 117^
A peine devant elle oseroit-on paroître :
De furie elle écume, et fait sans cesse un bruit'
Que le désespoir forme, et que la rage suit ;
Et parmi ses transports, son hurlement farouche
Ne laisse distinguer que Clarice en sa bouche. 1 1 80
PHILISTE.
Ne t'a-t-elle rien dit ?
LYCAS.
Soudain qu'elle m'a vu,
Ces mots ont éclaté d'un transport imprévu- :
I. Var. Do furio elle pciime, et fait toujours nn bruit. (if)3/(-F)7)
3. Var. Ces mois ont éclate d'un transport impourvu, (i63i)
ACTE IV, SCÈNE 1. 46i
« Va lui dire qu'il perd sa maîtresse et la nôtre ; »
Et puis incontinent, me prenant pour un autre,
Elle m'alloit traiter en auteur du forfait ; > « 85
Mais ma fuite a rendu sa fureur sans effet.
PHILISTE.
Elle nomme du moins celui qu'elle en soupçonne?
LTCAS.
Ses confuses clameurs n'en accusent personne.
Et même les voisins n'en savent que juger.
PHILISTE.
Tu m'apprends seulement ce qui peut m'affliger, > "g»
Traître, sans que je sache où pour mon allégeance
Adresser ma poursuite et porter ma vengeance.
Tu fais bien d'échapper ; dessus toi ma douleur,
Faute d'un autre objet, eût vengé ce malheur :
Malheur d'autant plus grand que sa source ignorée « • g5
Ne laisse aucun espoir à mon âme éplorée.
Ne laisse à ma douleur, qui va finir mes jours.
Qu'une plainte inutile, au lieu d'un prompt secours :
Foible soulagement en un coup si funeste' ;
Mais il s'en faut servir, puisque seul il nous reste. 1 200
Plains, Philiste, plains-toi, mais avec des accents
Plus remplis de fureur qu'ils ne sont impuissants ;
Fais qu'à force de cris poussés jusqu'en la nue.
Ton mal soit plus connu que sa cause inconnue ;
Fais que chacun le sache, et que par tes clameurs '2o5
Clarice, où qu'elle soit, apprenne que tu meurs.
Glarice, unique objet qui me tiens en servage,
Reçois de mon ardeur ce dernier témoignage- :
Vois comme en te perdant je vais perdre le jour.
Et par mon désespoir juge de mon amour. 12 10
1. Var. Vain et foible soûlas en un coup si funeste. (i634-57)
2. Var. Keçois donc de mes feux ce dernier témoignage. (i634-57)
462 LA VEUVE.
Hélas ! pour en juger, peut-être est-ce ta feinte'
Qui me porte à dessein cette cruelle atteinte;
Et ton amour, qui doute encor de mes serments,
Cherche à m'en assurer par mes ressentiments.
Soupçonneuse beauté, contente ton envie, » 2 1 5
Et prends cette assurance aux dépens de ma vie.
Si ton feu dure encor, par mes derniers soupirs
Reçois ensemble et perds l'effet de tes désirs.
Alors ta flamme en vain pour Philiste allumée.
Tu lui voudras du mal de t'avoir trop aimée"; 1220
Et sûre d'une foi que tu crains d'accepter*,
Tu pleureras en vain le bonheur d'en douter.
Que ce penser flatteur me dérobe à moi-même!
Quel charme à mon trépas de penser qu'elle m'aime* 1
Et dans mon désespoir qu'il m'est doux d'espérer^ 1225
Que ma mort, à son tour, le fera soupirer !
Simple, qu'espères-tu ? Sa perte volontaire
Ne veut que te punir d'un amour téméraire ;
Ton déplaisir lui plaît, et tous autres tourments
Lui sembleroient pour toi de légers châtiments. >2 3o
Elle en rit maintenant, cette belle inhumaine ;
Elle pâme de joie au récit de ta peine",
Et choisit pour objet de son affection
Un amant plus sortable à sa condition.
1. Var. Aussi pour en juger peut-être est-ce ta feinte. (168/1-57)
2. Var. Tu lui voudras du mal pour t'avoir trop aimée. (i634)
Var. Tu lui voudras du mal de t'avoir tant aimée. (iG^i-S^)
3. Var. Et sûre de sa foi, tu viendras rcgreller
Sur sa tombe le temps et lo bien d'en douter. (iGB/i-B^)
4. Var. Qu'il m'est doux en mourant de penser qu'elle m'aime! (iG34-6o)
5. Var. Et dans ce désespoir que causent mes malheurs,
Espérer que ma mort lui coûtera des pleurs I
Simple, qu'cspères-tu ? sa perte est volontaire.
Et pour mieux te punir d'un amour téméraire,
Elle veut tes regrets, tous autres châtiments
Ne lui semblent pour toi (juc de légers tourments. (iG3/(-57)
6. Var. Elle se pàine d'aise au récit de la peine. (iC34-68)
ACTE IV, SCÈNE I. 463
Pauvre désespéré, que ta raison s'égare ! '2 35
Et que tu traites mal une amitié si rare 1
Après tant de serments de n'aimer rien que toi,
Tu la veux faire heureuse aux dépens de sa foi ;
Tu veux seul avoir part à la douleur commune ;
Tu veux seul te charger de toute l'infortune, 12/to
Comme si tu pouvois en croissant tes malheurs
Diminuer les siens, et l'ôter aux voleurs.
N'en doute plus, Philiste, un ravisseur infâme
A mis en son pouvoir la reine de ton âme,
Et peut-être déjà ce corsaire efifronté iHS
Triomphe insolemment de sa fidélité'.
Qu'à ce triste penser ma vigueur diminue !
SCÈNE II.
PHILISTE, DORASTE, POLYMAS, LISTOR.
PHILISTE.
Mais voici de ses gens. Qu'est-elle devenue?
Amis, le savez -vous ? N'avez- vous rien trouvé
Qui nous puisse éclaircir du malheur arrivé? i2 5o
DORASTE.
Nous avons fait, Monsieur, une vaine poursuite.
PHILISTE.
Du moins vous avez vu des marques de leur fuite.
DORASTE.
Si nous avions pu voir les traces de leurs pas,
Des brigands ou de nous vous sauriez le trépas ;
Mais, hélas ! quelque soin et quelque diligence — '2 55
PHILISTE.
Ce sont là des effets de votre intelligence.
Traîtres ; ces feints hélas ne sauroient m'abuser.
I. Var. Triomphe insolemment de sa pudicité.
Hélas ! qu'à ce penser ma vigueur diminue ! (lôSi-S^)
A64 LA VEUVE.
POLYMAS.
Vous n'avez point, Monsieur, de quoi nous accuser*.
PHILISTE.
Perfides, vous prêtez épaule à- leur retraite^,
Et c'est ce qui vous fait me la tenir secrète. «260
Mais voici Vous fuyez ! vous avez beau courir.
Il faut me ramener ma maîtresse, ou mourir.
DORASTE, rentrant avec ses compagnons, cependant que Philiste
les cherche derrière le théâtre*.
Cédons à sa fureur, évitons-en l'orage.
POLYMAS.
Ne nous présentons plus aux transports de sa rage ;
Mais plutôt derechef allons si bien chercher, 1265
Qu'il n'ait plus au retour sujet de se fâcher.
LISTOR, voyant revenir PhiHste, et s'enfuyant
avec ses compagnons.
Le voilà.
PHILISTE, l'épée à la main, et seul^.
Qui les ôte à ma juste colère ?
Venez de vos forfaits recevoir le salaire.
Infâmes scélérats, venez, qu'espérez-vous ^?
Votre fuite ne peut vous sauver de mes coups. 127°
I. Var. Vous ne devez, Monsieur, en rien nous accuser. (i634)
Var. Vous n'avez point. Monsieur, lieu de nous accuser. (i6/lil-57)
7. Prêter épaule à, seconder, favoriser.
3. Var. Perfides, vous prêtez l'épaule à leur retraite, (i634-57)
U- Var. DORASTE, cependant que Philiste est derrière le théâtre. (iG34-57)
5. Var. Il a l'épée à la main. (i6G3, en marge.)
G. Var. Infâmes, scélérats, venez, qu'espérez-vous ? (iG3,'i)
ACTE lY, SC^NE III. 465
SCENE III.
ALCIDON, CÉLIDAN, PHILISTE.
ALCIDON met l'épée à la main ' .
Philiste, à la bonne heure, un miracle visible
T'a rendu maintenant à l'honneur plus sensible,
Puisqu'ainsi tu m'attends les armes à la main.
J'admire avec plaisir ce changement soudain -,
Et vais
CÉLmAN.
Ne pense pas ainsi
ALCIDON.
Laisse-nous faire ; 1275
C'est en homme de cœur qu'il me va satisfaire^.
Crains-tu d'être témoin d'une bonne action*?
PHILISTE.
Dieux ! ce comble manquoit à mon affliction.
Que j'éprouve en mon sort une rigueur cruelle !
Ma maîtresse perdue, un ami me querelle. 1280
ALCIDON.
Ta maîtresse perdue !
PHILISTE.
Hélas ! hier, des voleurs
ALCIDON .
Je n'en veux rien savoir, va le conter ailleurs ;
Je ne prends point de part aux intérêts d'un traître ^ ;
1. Var. AiciDO>-, meltant l'épée à la main. (iG34-6o) — // met aussi l'épée
à la main. (i663, en marge.)
2. Var. Quoi ! ta poltronnerie a changé bien soudain !
cÉL. Modère cet ardeur (a), tout beau. alc. Laisse-nous faire. (i634-57)
3. Var. C'est en homme de bien qu'il me va satisfaire. (i63/j-(3o)
A. Var. Veux-tu rompre le coup d'une bonne action .3 (i63/i-57)
5. Var. Je ne prends plus de part aux intérêts d'un traître. (i634-57)
(a) Tel est ici le texte de toutes les éditions indiquées ; mais elles font ardeur
du féminin dans les autres endroits de la l euve ou ce mot se trouve.
Corneille, i 3o
/166 LA VEUVE.
Et puisqu'il est ainsi, le ciel fait bien connoître*
Que son juste courroux a soin de me venger ^ 1285
PHILISTE.
Quel plaisir, Alcidon, prends-tu de m'outrager ?
Mon amitié se lasse, et ma fureur m'emporte ;
Mon âme pour sortir ne cherche qu'une porte.
Ne me presse donc plus dans un tel désespoir ^ :
J'ai déjà fait pour toi par delà mon devoir. 1290
Te peux-tu plaindre encor de ta place usurpée * I
J'ai renvoyé Géron à coups de plat d'épée ;
J'ai menacé Florange, et rompu les accords ^
Qui t'avoient su causer ces violents transports.
ALCIDON.
Entre des cavaliers une offense reçue 1295
Ne se contente point d'une si lâche issue ;
Va m'attendre
CÉLmAN.
Arrêtez, je ne permettrai pas
Qu'un si funeste mot termine vos débats.
PHILISTE.
Faire ici du fendant tandis qu'on nous sépare*,
C'est montrer un esprit lâche autant que barbare. 'Soo
Adieu, mauvais, adieu : nous nous pourrons trouver ;
Et si le cœur t'en dit, au lieu de tant braver.
J'apprendrai seul à seul, dans peu, de tes nouvelles.
Mon honneur souffriroit des taches éternelles
A craindre encor de perdre une telle amitié. '3o5
1. Var. El puisqu'il est ainsi, le riel fait bien paroître. (i634-6o)
2. Var. Que son juste courroux a voulu me venger. (i()3i)
3. Var. Ne me presse donc plus dedans mon désespoir. (i634-6o)
4. Var. Te peux-tu plaindre encor de ta place occupée ? (i63/i-57)
5. Var. J'ai menacé Florange, et rompu des accords
Qui te causoient jadis ces violents transports. (iG34-57)
6. Var. Faire ici du fendant alors qu'on nous sépare. (i634-6o)
ACTE IV, SCÈNE IV. 467
SCÈNE IV.
GÉLIDAN, ALCIDON.
CÉLIDAN .
Mon cœur à ses douleurs s'attendrit de pitié* ;
Il montre une franchise ici trop naturelle,
Pour ne te pas ôter tout sujet de querelle.
L'affaire se traitoit sans doute à son desçu,
Et quelque faux soupçon en ce point t'a déçu. i3io
Va retrouver Doris, et rendons-lui Glarice.
ALCIDON.
Tu te laisses donc prendre à ce lourd artifice,
A ce piège, qu'il dresse afin de me duper"?
CÉLIDAN.
Romproit-il ces accords à dessein de tromper?
Que vois-tu là qui sente une supercherie? i3i5
ALCIDON.
Je n'y vois qu'un effet de sa poltronnerie.
Qu'un lâche désaveu de cette trahison '\
De peur d'être obligé de m'en faire raison.
Je l'en pressai dès hier ; mais son peu de courage
Aima mieux pratiquer ce rusé témoignage, iSao
Par 011 m'éblouissant il put un de ces jours
Renouer sourdement ces muettes amours.
Il en donne en secret des avis à Florange :
Tu ne le connois pas ; c'est un esprit étrange.
CÉLIDAN.
Quelque étrange qu'il soit, si tu prends bien ton temps.
Malgré lui tes désirs se trouveront contents.
1. Var. Le cœur à ses douleurs me saigne de pitié. (i634-6o)
2. Var. A ce piège qu'il dresse afin de m'attraper. (i6'6!i-b'])
3. Var. Un lâche désaveu de cette trahison. (i648)
/,68 LA VEUVE.
Ses offres acceptés', que rien ne se diffère ;
Après un prompt hymen, tu le mets à pis faire ^.
ALCmON.
Cet ordre est infaillible à procurer mon bien ;
Mais ton contentement m'est plus cher que le mien. 1 33o
Longtemps à mon sujet tes passions contraintes
Ont souffert et caché leurs plus vives atteintes ;
Il me faut à mon tour en faire autant pour toi :
Hier devant tous les Dieux je t'en donnai ma foi,
Et pour la maintenir tout me sera possible \ 1 335
CÉLmAN.
Ta perte en mon bonheur me seroit trop sensible * ;
Et je m'en haïrois, si j'avois consenti"
Que mon hymen laissât Alcidon sans parti.
ALCIDON.
Eh bien, pour t'arracher ce scrupule de l'âme
(Quoique je n'eus jamais [)our elle aucune flamme), 1 3 4o
J'épouserai Clarice. Ainsi, puisque mon sort,
Veut qu'à mes amitiés je fasse un tel effort,
Que d'un de mes amis j'épouse la maîtresse.
C'est là que par devoir il faut que je m'adresse.
Philiste est un parjure, et moi ton obligé** : '3 45
Il m'a fait un affront, et tu m'en as vengé.
1. Tel est le texte de toutes les éditions. Voyez au sujet du genre du mot
offre, rintroduction grammaticale en tète du Lexique.
2. Mettre quelqu'un au pis, à pis faire «se dit par manière de défi, pour
marquer à un homme que quelque volonté qu'il ait de nuire, on ne le craint
point.» (^Dictionnaire de l'Académie de i6g/i.)
3. ] ar. Et pour la maintenir j'éteindrai bien ma braise.
ci.i.. Mais je ne veux [)oint d'heur aux dépens de ton aise. (i(33/i)
4. Var. Ta perte en mon bonheur te seroit trop sensible. (i6/i4-Go)
5. Var. Et j'aurois un regret trop sensible de voir (a)
Que mon hymen laissât Alcidon à pourvoir. (16^/1-57)
6. Var. Philiste m'est parjure, et moi ton obligé. (iG34-63)
(a) Et moi-même j'aurois trop de regret de voir, (i 644-57)
ACTE IV, SCÈNE IV. 469
Balancer un tel choix avec inquiétude*,
Ce seroit me noircir de trop d'ingratitude.
CÉLIDAN.
Mais te priver pour moi de ce que tu chéris !
ALCmON.
C'est faire mon devoir, te quittant ma Doris, i35o
Et me venger d'un traître, épousant sa Clarice.
Mes discours ni mon cœur n'ont aucun artifice.
Je vais, pour confirmer tout ce que je t'ai dit,
Emplover vers Doris mon reste de crédit ;
Si je la puis gagner, je te réponds du frère, i3 55
Trop heureux à ce prix d'apaiser ma colère !
CÉLIDAN.
C'est ainsi que tu veux m'obliger doublement ;
Vois ce que je pourrai pour ton contentement.
ALCIDON.
L'afTaire, à mon avis, deviendroit plus aisée,
Si Clarice apprenoit une mort supposée — ' 3 6 o
CÉLIDAN .
De qui? de son amant? Va, tiens pour assuré
Qu'elle croira dans peu ce perfide expiré.
ALCmON.
Quand elle en aura su la nouvelle funeste,
Nous aurons moins de peine à la résoudre au reste.
On a beau nous aimer, des pleurs sont tôt séchés, 1 3 6 5
Et les morts soudain mis au rang des vieux péchés.
SCENE V.
CÉLIDAN.
Il me cède à mon gré Doris de bon courage ;
I. Var. Ma raison en ce choix n'a point d'incertitude,
Puisque l'un est justice et l'autre ingratitude. (1634-D7)
^70 LA VEUVE.
Et ce nouveau dessein d'un autre mariage,
Pour être fait sur Pheure, et tout nonchalamment,
Est conduit, ce me semble, assez accortement *. 1870
Qu'il en sait les moyens ! qu'il a ses raisons prêtes !
Et qu'il trouve à l'instant de prétextes honnêtes
Pour ne point rapprocher - de son premier amour !
Plus j'y porte la vue, et moins j'y vois de jour \
M'auroit-il bien caché le fond de sa pensée ? 1375
Oui, sans doute, Clarice a son âme blessée;
Il se venge en parole, et s'oblige en effet.
On ne le voit que trop, rien ne le satisfait^ :
Quand on lui rend Doris, il s'aigrit davantage.
Je jouerois, à ce compte, un joli personnage ! i3 8o
Il s'en faut éclaircir. Alcidon ruse en vain,
Tandis que le succès est encore en ma main :
Si mon soupçon est vrai, je lui ferai connoître
Que je ne suis pas homme à seconder un traître^.
Ce n'est point avec moi qu'il faut faire le fin '^, 1 385
Et qui me veut duper en doit craindre la fin.
Il ne vouloit que moi pour lui servir d'escorte,
Et si je ne me trompe, il n'ouvrit point la porte ;
Nous étions attendus, on secondoit nos coups :
La nourrice parut en même temps que nous, 1390
Et se pâma soudain avec tant de justesse,
Que cette pâmoison nous livra sa maîtresse.
Qui lui pourroit un peu tirer les vers du nez,
Que nous verrions demain des gens bien étonnés !
1. Far. Ne me semble conduit que trop accortement. (i634-57)
2. L'édition de ifiSa porte l'approcher, qui ne donne point de signification
raisonnable ; la leçon que nous avons suivie (rapprocher, dans le sens neutre,
pour se rapprocher) se trouve dans toutes les autres impressions.
3. Var. Quant à moi, plus j'y songe, et moins j'y vois de jour. (i634-57)
4. Var. Cela se juge h l'œil, rien ne le satisfait. (i634-57)
5. Var. Que je ne fus jamais homme ,i servir un traître. (i63^i-57)
6. Var. Ce n'est pas avec moi qu'il faut faire le fin. (i634-6o)
ACTE IV, SCÈNE VI. h-^i
SCÈNE VI.
CÉLIDAN, LA Nourrice.
LA NOURRICE.
Ah!
CELIDAN.
J'entends des soupirs.
LA NOURRICE.
Destins !
CÉLIDAN.
C'est la nourrice ;
Qu'elle vient à propos !
LA NOURRICE.
Ou rendez-moi Clarice —
CÉLIDAN.
Il la faut aborder.
LA NOURRICE.
Ou me donnez la mort.
CÉLIDAN.
Qu'est-ce? qu'as-tu, Nourrice, à t'affliger si fort?
Quel funeste accident ? quelle perte arrivée ?
LA NOURRICE.
Perfide! c'est donc toi qui me l'as enlevée? >4oo
En quel lieu la tiens-tu? dis-moi, qu'en as-tu fait?
CÉLIDAN.
Ta douleur sans raison m'impute ce forfait* ;
Car enfin je t'entends, tu cherches ta maîtresse?
LA NOURRICE.
Oui, je te la demande, âme double et traîtresse.
CÉLIDAN .
Je n'ai point eu de part en cet enlèvement^ ; i4°5
I. Var. C'est à tort que tu veux m'imputer un forfait.
LA NOURH. Où l'as-tii mise enfin ? cél. Tu cherches ta maîtresse ? (ifi.M-By)
a. Var. Je ne trempai jamais en cet enlèvement. (lôSi-Sy)
473 LA VEUVE.
Mais je t'en dirai bien l'heureux événement.
Il ne faut plus avoir un visage si triste,
Elle est en bonne main.
LA iVOURRICE,
De qui ?
CÉLIDAN.
De son Philiste.
LA NOURRICE.
Le cœur me le clisoit, que ce rusé flatteur
Devoit être du coup le véritable auteur. <4io
CÉLIDAN.
Je ne dis pas cela, Nourrice ; du contraire,
Sa rencontre à Clarice étoit fort nécessaire.
LA NOURRICE.
Quoi? Ta-t-il délivrée?
CÉLIDAN.
Oui.
LA NOURRICE.
Bons Dieux !
CÉLIDAN .
Sa valeur
Ote ensemble la vie et Clarice au voleur.
LA NOURRICE.
Vous ne parlez que d'un.
CÉLIDAN.
L'autre ayant pris la fuite, • 4 1 5
Philiste a négligé d'en faire la poursuite.
LA NOURRICE.
Leur carrosse roulant, comme est-il avenu* —
CÉLIDAN.
Tu m'en veux informer^ en vain par le menu.
Peut-être un mauvais pas, une branche, une pierre,
t. Var. Leur carrosse roulant, commo est-il advenu.... (i63''i-Ro)
3. Interroger, demander. Voyez le Lexique.
ACTE IV, SCÈNE VI. ^^^
Fit verser leur carrosse, et les jeta par terre ; ' 4 20
Et Philiste eut tant dheur que de les rencontrer,
Comme eux et ta maîtresse étoient prêts d'y rentrer.
LA NOURRICE.
Cette heureuse nouvelle a mon âme ravie.
Mais le nom de celui qu'il a privé de vie ?
CÉLIDAN.
C'est je l'aurois nommé mille fois en un jour : 1 4 2 5
Que ma mémoire ici me fait un mauvais tour !
C'est un des bons amis que Philiste eût au monde.
Rêve un peu comme moi, Nourrice, et me seconde.
LA NOURRICE.
Donnez-m'en quelque adresse ^
CÉLmAN .
Il se termine en don.
C'est j'y suis; peu s'en faut; attends, c'est —
LA NOURRICE.
Alcidon ?
CÉLIDAN.
T'y voilà justement.
LA NOURRICE.
Est-ce lui ? Quel dommage
Qu'un brave gentilhomme en la fleur de son âge —
Toutefois il n'a rien qu'il n'ait bien mérité,
Et grâces aux bons Dieux, son dessein avorté —
Mais du moins, en mourant, il nomma son complice? > 435
CÉLmAN.
C'est là le pis pour toi.
LA NOURRICE.
Pour moi !
CÉLIDAN.
Pour toi. Nourrice.
i.Var. Donne-m'en quelque adresse. (lôii-Sy)
Dans l'édition de i634 il y a donnes, qui est très-probablement pour donnez .
Voyez plus haut, p. 248, note a.
474 LA VEUVE.
LA NOURRICE.
Ah, le traître !
CÉLIDAN.
Sans doute il te vouloit du mal.
LA NOURRICE.
Et m'en pourroit-il faire?
CÉLIDAN.
Oui, son rapport fatal
LA NOURRICE.
Ne peut rien contenir que je ne le dénie.
CÉLIDAN.
En effet, ce rapport n'est qu'une calomnie. i4/lo
Ecoute cependant : il a dit qu'à ton su
Ce malheureux dessein avoit été conçu ;
Et que pour empêcher la fuite de Clarice
Ta feinte pâmoison lui fit un bon office ;
Qu'il trouva le jardin par ton moyen ouvert. 1^45
LA NOURRICE.
De quels damnables tours cet imposteur se sert 1
Non, Monsieur, à présent il faut que je le die,
Le ciel ne vit jamais de telle perfidie.
Ce traître aimoit Clarice, et brûlant de ce feu,
Il n'amusoit Doris que pour couvrir son jeu' ; ii5o
Depuis près de six mois il a tâché sans cesse
D'acheter ma faveur auprès de ma maîtresse :
11 n'a rien épargné qui fût en son pouvoir ;
Mais me voyant toujours ferme dans le devoir.
Et que pour moi ses dons n'avoient aucune amorce, i45 5
Enfin il a voulu recourir à la force.
Vous savez le surplus, vous voyez son effort
A se venger de moi pour le moins en sa mort :
Piqué de mes refus, il me fait criminelle,
I. Var. Ne carcssoit Doris que pour couvrir son jeu. (iBS'j-S^)
ACTE IV, SCÈNE VI. ^76
Et mon crime ne vient que d'être trop fidèle. i46o
Mais, Monsieur, le croit-on ?
CÉLIDAN.
N'en doute aucunement.
Le bruit est qu'on t'apprête un rude châtiment.
LA NOURRICE.
Las ! que me dites-vous ?
CÉLIDAN.
Ta maîtresse en colère
Jure que tes forfaits recevront leur salaire ;
Surtout elle s'aigrit contre ta pâmoison. «465
Si tu veux éviter une infâme prison,
N'attends pas son retour.
LA NOURRICE.
Où me vois-je réduite.
Si mon salut dépend d'une soudaine fuite',
Et mon esprit confus ne sait oîi l'adresser^?
CÉLIDAN.
J'ai pitié des malheurs qui te viennent presser : li?"
Nourrice, fais chez moi, si tu veux, ta retraite^ ;
Autant qu'en lieu du monde elle y sera secrète.
LA NOURRICE.
Oserois-je espérer que la compassion —
CÉLIDAN.
Je prends ton innocence en ma protection.
Va, ne perds point de temps : être ici davantage • 4?^
Ne pourroit à la fin tourner qu'à ton dommage.
Je te suivrai de l'œil, et ne dis encor rien,
Comme après je saurai m'employer pour ton bien :
Durant l'éloignement ta paix se pourra faire.
I . Var. Mon salut dépend donc d'une soudaine fuite.
Et mon esprit confus ne peut où l'adresser ! (i634)
a. C'est-à-dire ne sait de quel côté diriger ma fuite.
3. Var. Nourrice, j'ai chez moi, si tu veui, ta retraite. (i634)
476 LA VEUVE.
LA NOURRICE.
Vous me serez, Monsieur, comme un Dieu tutélaire. 1 48o
CÉLIDAN.
Trêve, pour le présent, de ces remercîments ;
Va, tu n'as pas loisir de tant de compliments.
SCÈNE VII.
CÉLIDAN.
Voilà mon homme pris, et ma vieille attrapée.
Vraiment un mauvais conte aisément Ta dupée :
Je la croyois plus fine, et n'eusse pas pensé 1 4^5
Qu'un discours sur-le-champ par hasard commencé.
Dont la suite non plus n'alloit qu'à l'aventure,
Pût donner à son âme une telle torture,
La jeter en désordre, et brouiller ses ressorts ;
Mais la raison le veut, c'est l'effet des remords. 1A90
Le cuisant souvenir d'une action méchante
Soudain au moindre mot nous donne l'épouvante.
Mettons-la cependant en lieu de sûreté,
D'où nous ne craignions rien de sa subtilité' ;
Après, nous ferons voir qu'il me faut d'une affaire ' ig^
Ou du tout ne rien dire, ou du tout ne rien taire,
Et que depuis qu'on joue à surprendre un ami,
Un trompeur en moi trouve un trompeur et demi.
SCÈNE VIll.
ALCIDON, DORIS.
DORIS.
C'est donc pour un ami que tu veux que mon âme
Allume à ta prière une nouvelle flamme ? 1 5oo
I. Var. D'où nous ne craignons rien de sa subtilité. (i653 et 67)
ACTE IV, SCÈNE VIII. 477
ALCIDO^J.
Oui, de tout mon pouvoir je t'en viens conjurer.
DORIS.
A ce coup, Alcidon, voilà te déclarer ;
Ce compliment, fort beau pour des âmes glacées,
M'est un aveu bien clair de tes feintes passées.
ALCIDON.
Ne parle point de feinte ; il n'appartient qu'à toi 1 5o5
D'être dissimulée et de manquer de foi ;
L'effet l'a trop montré.
DORIS.
L'effet a dû l'apprendre.
Quand on feint avec moi, que je sais bien le rendre.
Mais je reviens à toi. Tu fais donc tant de bruit
Afin qu'après un autre en recueille le fruit ; 1 5 1 o
Et c'est à ce dessein que ta fausse colère
Abuse insolemment de l'esprit de mon frère ?
ALCIDON.
Ce qu'il a pris de part en mes ressentiments
Apporte seul du trouble à tes contentements' ;
Et pour moi, qui vois trop ta haine par ce change 1 5 > 5
Qui t'a fait sans raison me préférer Florangc",
Je n'ose plus t'ofifrir un service odieux.
DORIS.
Tu ne fais pas tant mal. Mais pour faire encor mieux,
Puisque tu reconnois ma véritable haine,
De moi ni de mon choix ne te mets point en peine. «5 20
C'est trop manquer de sens ; je te prie, est-ce à toi,
A l'objet de ma haine, à disposer de moi ?
ALCIDON.
Non ; mais puisque je vois à mon peu de mérite
De ta possession l'espérance interdite,
1. Var. Seul apporte du trouble à tes contentements. (lôSi-B^)
2. Var. Où tu m'as préféré ce lourdaud de Florange. (i634-57)
^78 LA VEUVjE.
Je sentirois mon mal puissamment soulagé*, iSaS
Si du moins un ami m'en étoit obligé.
Ce cavalier, au reste, a tous les avantages
Que l'on peut remarquer aux plus braves courages,
Beau de corps et d'esprit, riche, adroit, valeureux.
Et surtout de Doris à l'extrême amoureux. i53o
DORIS.
Toutes ces qualités n'ont rien qui me déplaise.
Mais il en a de plus une autre fort mauvaise,
C'est qu'il est ton ami : cette seule raison
Me le leroit haïr, si j'en savois le nom.
ALCIDON.
Donc pour le bien servir il faut ici le taire^? «5 35
DORIS.
Et de plus lui donner cet avis salutaire,
Que s'il est vrai qu'il m'aime et qu'il veuille être aimé,
Quand il m'entretiendra, tu ne sois point nommé ;
Qu'il n'espère autrement de réponse que triste.
J'ai dépit que le sang me lie avec Philiste, >5 4o
Et qu'ainsi malgré moi j'aime un de tes amis.
ALCIDON.
Tu seras quelque jour d'un esprit plus remis.
Adieu : quoi qu'il en soit, souviens-toi, dédaigneuse^
Que tu hais Alcidon qui te veut rendre heureuse.
DORIS.
Ya, je ne veux point d'heur qui parte de ta main. '5 45
1. Var. Je sentirois mon mal de beaucoup soulagé. (i63;5-57)
2. Var. Donc, pour le bien servir, il me le faudroit taire ? (i634)
Var. Donc, pour le bien servir, il me faut vous le taire ? (iG^d-Sy)
3. \ ar. Je m'en vais ; cependant souviens-toi, rigoureuse, (iGSi'i-â^)
\
r
ACTE IV, SCÈNE IX. /i79
SCÈNE IX.
DORIS.
Qu'aux filles comme moi le sort est inhumain !
Que leur condition se trouve déplorable ^ I
Une mère aveuglée, un frère inexorable,
Chacun de son côté, prennent sur mon devoir ^
Et sur mes volontés un absolu pouvoir. i5 5o
Chacun me veut forcer à suivre son caprice :
L'un a ses amitiés, l'autre a son avarice.
Ma mère veut Florange, et mon frère Alcidon ;
Dans leurs divisions mon cœur à l'abandon
N'attend que leur accord pour souffrir et pour feindre.
Je n'ose qu'espérer, et je ne sais que craindre,
Ou plutôt je crains tout et je n'espère rien ;
Je n'ose fuir mon mal, ni rechercher mon bien.
Dure sujétion ! étrange tyrannie !
Toute liberté donc à mon choix se dénie I 1 56o
On ne laisse à mes yeux rien à dire à mon cœur,
Et par force un amant n'a de moi que rigueur.
Cependant il y va du reste de ma vie "*,
Et je n'ose écouter tant soit peu mon envie ;
Il faut que mes désirs, toujours indifférents, i365
Aillent sans résistance au gré de mes parents.
Qui m'apprêtent peut-être un brutal, un sauvage :
Et puis cela s'appelle une fille bien sage !
Ciel, qui vois ma misère et qui fais les heureux*.
Prends pitié d'un devoir qui m'est si rigoureux ! iS?©
1. Var. Que leur condition me semble déplorable! (i63/i-57)
2. Var. Chacun de leur coté, prennent sur mon devoir. (i63/l-57)
3. Var. Il y va cependant du reste de ma vie. (i634-6o)
4. Var. Ciel, qui vois ma misère et qui sais mon besoin,
Pour le moins, par pitié, prends de moi quelque soin ! (i634-57)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
48o LA VEUVE.
ACTE V.
SCENE PREMIÈRE.
CÉLIDAN, CLARIGE.
CÉLIDAN.
N'espérez pas, Madame, avec cet artifice
Apprendre du ibrlait l'auteur ni le complice:
Je chéris l'un et l'autre, et crois qu'il m'est permis
De conserver Thonneur de mes plus chers amis*.
L'un, aveuglé d'amour, ne jugea point de blâme i57 5
A ravir la beauté qui lui ravissoit l'àme ;
Et l'autre l'assista par importunité :
C'est ce que vous saurez de leur témérité.
CLARIGE.
Puisque vous le voulez. Monsieur, je suis contente
De voir qu'un bon succès a trompé leur attente" ; 1 58o
Et me résolvant même à perdre à l'avenir
De toute ma douleur l'odieux souvenir^.
J'estime que la perte en sera plus aisée,
Si j'ignore les noms de ceux qui l'ont causée.
C'est assez que je sais qu'à voire heureux secours '585
1. Var. De conserver l'honneur de mes meilleurs amis. (168^-57)
2. Var. De voir qu'un bon succès ail trompe mon attente. (i634-6o)
3. Var. De mon afTliction le triste souvenir. (iG3/i-(Jo)
Var. De toute ma flouleur le triste souvenir (a). (iG63)
(a) Nous donnons ce vers tel qu'il est corrigé dans l'errata. Aoici comme il
est imprimé dans le texte de i663 :
De cet enlèvement le triste souvenir.
ACTE V, SCÈNE I. 48i
Je dois tout le bonheur du reste de mes jours*.
Philiste autant que moi vous en est redevable ;
S'il a su mon malheur, il est inconsolable ;
Et dans son désespoir sans doute qu'aujourd'hui
Vous lui rendez la vie en me rendant à lui. iBgo
Disposez du pouvoir et de l'un et de l'autre" ;
Ce que vous y verrez, tenez-le comme au vôtre ;
Et souffrez cependant qu'on le puisse avertir
Que nos maux en plaisirs se doivent convertir^.
La douleur trop longtemps règne sur son courage. > Sijâ
CÉLIDAN .
C'est à moi qu'appartient l'honneur de ce message ;
Mon secours, sans cela, comme de nul effet,
Ne vous auroit rendu qu'un service imparfait.
CLARICE.
Après avoir rompu les fers d'une captive,
C'est tout de nouveau prendre une peine excessive, '600
Et l'obligation que j'en vais vous avoir
Met la revanche hors de mon peu de pouvoir.
Ainsi dorénavant, quelque espoir qui me flatte %
Il faudra malgré moi que j'en demeure ingrate.
CÉLIDAN.
En quoi que mon service oblige votre amour, i6o5
Vos seuls remercîments me mettent à retour ^
1. Var. Je dois ma liberté, mon honneur, mes amours. (i634-57)
2. Var. Disposez de tous deux, et ce tjue l'un et l'autre
Auront en leur pouvoir, tenez-le comme au vôtre ;
Tandis permettez-moi de le faire avertir
Qu'il lui faut en plaisirs ses douleurs convertir.
cÉL. [C'est à moi qu'appartient 1 honneur de ce message,]
Trop heureux en ce point de vous servir de page ;
[Mon secours, sans cela, comme de nul effet.] (1634-67)
3. Ce vers a été omis par erreur dans l'édition de 1G82.
II. Var. Si bien que désormais, quelque espoir qui me flatte, (i 634-57)
5. Me mettent à retour, font que je vous dois du retour.
Corneille, i 3i
482 LA VEUVE.
SCÈNE II.
CÉLIDAN.
Qu'Alcidon maintenant soit de feu pour Clarice,
Qu'il ait de son parti sa traîtresse nourrice,
Que d'un ami trop simple il fasse un ravisseur,
Qu'il querelle Philiste, et néglige sa sœur, 1610
Enfin qu'il aime, dupe, enlève, feigne, abuse.
Je trouve mieux que lui mon compte dans sa ruse :
Son artifice m'aide, et succède si bien,
Qu'il me donne Doris, et ne lui laisse rien.
Il semble n'enlever qu'à dessein que je rende, «61 5
Et que Philiste après une faveur si grande
N'ose me refuser celle dont ses transports
Et ses faux mouvements font rompre les accords.
Ne m'offre plus Doris, elle m'est toute acquise ;
Je ne la veux devoir, traître, qu'à ma franchise ; 1 6^^.
Il suffit que ta ruse ait dégagé sa foi :
Gesse tes compliments, je l'aurai bien sans toi.
Mais pour voir ces effets allons trouver le frère :
Notre heur s'accorde mal avecque sa misère'.
Et ne peut s'avancer qu'en lui disant le sien. '625
SCÈNE m.
ALGIDON, CÉLIDAN.
CÉLIDAN.
Ah ! je chcrchois une heure avec toi d'entretien ;
Ta rencontre jamais ne fut plus opportune.
ï.Var. Notre tien r, incompaliblc avecque sa misère,
Ne se [leut avancer qu'en lui disant le sien. (i63.'(-5'j)
ACTE V, SCÈ^E III. 483
ALCIDON.
En quel point as-tu mis l'état de ma fortune ?
CÉLIDAN.
Tout va le mieux du monde. Il ne se pouvoit pas
Avec plus de succès supposer un trépas; i6 3o
Glarice au désespoir croit Philiste sans vie.
ALcroo?f.
Et l'auteur de ce coup ?
CÉLIDAN.
Celui qui Va ravie.
Un amant inconnu dont je lui fais parler.
ALCIDO>'.
Elle a donc bien jeté des injures en l'air ?
CÉLIDAN.
Cela s'en va sans dire.
ALcrooN.
Ainsi rien ne l'apaise* ? '63 5
CÉLIDAN .
Si je te disois tout, tu mourrois de trop d'aise.
ALCIDON.
Je n'en veux point qui porte une si dure loi.
CÉLIDAN.
Dans ce grand désespoir elle parle de toi".
ALCIDON .
Elle parle de moi !
CÉLIDAN.
« J'ai perdu ce que j'aime,
Dit-elle; mais du moins si cet autre lui-même, i64o
Son fidèle Alcidon, m'en consoloit ici ^ ! »
1. Var. cÉL. Mais dedans sa fureur quoique rien ne l'apaise,
Si je tavois tout dit, c'est pour en mourir d'aise, (i 634-57)
2. Var. Dedans son désespoir elle parle de toi. (i634-6d)
3. Var. [Son fidèle Alcidon, m'en consoloit ici,]
Qu'en le voyant mon mal deviendroit adouci ! (i63/i-5-)
m LA VEUVE.
ALCIDON.
Tout de bon?
CÉLIDA?Î.
Son esprit en paroît adouci.
ALCIDON.
Je ne me pensois pas si fort dans sa mémoire V
Mais non, cela n'est point, tu m'en donnes à croire.
GÉUDAN.
Tu peux dans ce jour même, en voir la vérité". i6 45
ALCmON.
J'accepte le parti par curiosité :
Dérobons-nous ce soir pour lui rendre visite.
CÉLIDAN.
Tu verras à quel point elle met ton mérite.
ALCmON.
Si l'occasion s'offre, on peut la disposer,
Mais comme sans dessein....
CÉODAN.
J'entends, à t' épouser. ifi5o
ALCIDON.
Nous pourrons feindre alors que par ma diligence
Le concierge, rendu de mon intelligence,
Me donne un accès libre aux lieux de sa prison '^ ;
Que déjà quelque argent m'en a fait la raison ;
Et que s'il en faut croire une juste espérance, '65 5
Les pistoles dans peu feront sa délivrance,
Pourvu qu'un prompt hymen succède à mes désirs.
Var. Je ne me pensois pas si fort en sa mémoire. (i634-6o)
. Var. Il ne tiendra qu'à toi d'en voir la vérité.
ALC. Quand ? ci;l. Même avant demain, alc. Ma curiosité
Accepte ce parti : ce soir, si bon te semble,
Nous nous déroberons pour l'aller voir ensemble.
Et, comme sans dessein, de loin la disposer.
Puisque Philiste est mort.... [cél. J'entends, à t'cpoiiser.] (iG3/i-57)
, Var. Me donne un libre accès aux lieux de sa prison. (i63ii-6o)
ACTE V, SCÈNE III. /i85
CÉLIDAN.
Que cette invention t'assure de plaisirs !
Une subtilité si dextremenl tissue
Ne peut jamais avoir qu'une admirable issue. 1660
ALCIDON.
Mais l'exécution ne s'en doit pas surseoir.
CÉLIDAN.
Ne diffère donc point. Je t'attends vers le soir ;
N'y manque pas. Adieu ; j'ai quelque aËFaire en ville*.
ALCIDON, soûl.
0 l'excellent ami ! qu'il a l'esprit docile !
Pouvois-je faire un choix plus commode pour moi? '665
Je trompe tout le monde avec sa bonne foi ;
Et quant à sa Doris, si sa poursuite est vaine,
C'est de quoi maintenant je ne suis guère en peine :
Puisque j'aurai mon compte, il m'importe fort peu
Si la coquette agrée ou néglige son feu. 1670
Mais je ne songe pas que ma joie imprudente "
Laisse en perplexité ma chère confidente ;
Avant que de partir, il faudra sur le tard
De nos heureux succès lui faire quelque part\
SCÈNE IV.
GHRYSANTE, PHILISTE, DORIS.
CHRYSANTE.
Je ne le puis celer : bien que j'y compatisse, 1673
Je trouve en ton malheur quelque peu de justice :
Le ciel venge ta sœur ; ton fol emportement '*
1. Var. Adieu, pour le présent j'ai quelque affaire en ville. (i63i-57)
2. Var. Mais je ne songe pas que mon aise imprudente. (iGSi-ôy)
3. Var. De mes contentements lui faire quelque part, (i 634-57)
4. Var. Le ciel venge ta sœur; ton brusque aveuglement, (i 634-57)
^86 LA VEUVE.
A rompu sa fortune, et chassé son amant,
Et tu vois aussitôt la tienne renversée,
Ta maîtresse par force en d'autres mains passée '. 1 680
Cependant Alcidon, que tu crois rappeler,
Toujours de plus en plus s'obstine à quereller.
PmLISTE.
Madame, c'est à vous que nous devons nous prendre
De tous les déplaisirs qu'il nous en faut attendre.
D'un si honteux affront le cuisant souvenir i685
Eteint toute autre ardeur que celle de punir.
Ainsi mon mauvais sort m'a bien ôté Clarice ;
Mais du reste accusez votre seule avarice.
Madame, nous perdons par votre aveuglement
Votre fils, un ami ; votre fille, un amant. «690
DORIS.
Otez ce nom d'amant : le fard de son langage
Ne m'empêcha jamais de voir dans son courage ;
Et nous étions tous deux semblables en ce point,
Que nous feignions d'aimer ce que nous n'aimions point.
PHILISTE.
Ce que vous n'aimiez point ! Jeune dissimulée"^, «695
Falloit-il donc souffrir d'en être cajolée ?
DORIS.
Il le falloit souffrir, ou vous désobliger.
PHILISTE.
Dites qu'il vous falloit un esprit moins léger ^.
I . Var, Ta maîtresse ravie et peut-être forcée.
Cependant Alcidon te querelle toujours,
Au lieu de renouer ses premières amours.
pnii,. Madame, c'est sur vous qu'en tombe le reproche :
Le moyen que jamais Alcidon en rapproche !
L'affront qu'il a reçu ne lui peut plus laisser
De souvenir de nous que pour nous offenser.
[Ainsi mon mauvais sort m'a bien ôté Clarice.] (1034-07)
a. Var. Ce que vous n'aimiez point ! Petite écervelée. (i 634-57)
3. Var. Mais dis qu'il te falloit un esprit moins léger. (iG34-57)
ACTE V, SCÈNE IV. 487
CHRYSANTE.
Célidan vient d'entrer : fais un peu de silence,
Et du moins à ses yeux cache ta violence. 170°
SCENE V.
PHILISTE, GHRYSÂNTE, CÉLIDAN, DORIS.
PHILISTE, à Célidan*.
Eh bien ! que dit, que fait notre amant irrité?
Persiste-t-il encor dans sa brutalité ?
CÉLIDAN.
Quitte pour aujourd'hui le soin de tes querelles ;
J'ai bien à te conter de meilleures nouvelles :
Les ravisseurs n'ont plus Glarice en leur pouvoir. ' 7"^
PHILISTE.
Ami, que me dis-tu ?
CÉLIDAN.
Ce que je viens de voir.
PHILISTE.
Et, de grâce, où voit-on le sujet que j'adore?
Dis-moi le lieu.
CÉLIDAN.
Le lieu ne se dit pas encore.
Celui qui te la rend te veut faire une loi
PHILISTE.
Après cette faveur, qu'il dispose de moi : 1 7 i o
Mon possible est à lui.
CÉLIDAN.
Donc, sous cette promesse,
Tu peux dans son logis aller voir ta maîtresse :
Ambassadeur exprès
I. Les mots à Célidan manquent dans 1 édition de i663.
488 LA VEUVE.
SCÈNE VI.
CHRYSANTE, CÉLIDAN, DORIS.
CHRTSANTE.
Son feu précipité
Lui fait faire envers vous une incivilité' :
Vous la pardonnerez à cette ardeur trop forte ' 7 ' ^
Qui sans vous dire adieu, vers son objet Temporte.
CÉLIDAN.
C'est comme doit agir un véritable amour :
Un feu moindre eût souffert quelque plus long séjour ;
Et nous Aoyons assez par cette expérience
Que le sien est égal à son impatience. 172°
Mais puisqu'ainsi le ciel rejoint ces deux amants,
Et que tout se dispose à vos contentements.
Pour m'avancer aux miens, oserois-je, Madame,
Offrir à tant d'appas un cœur qui n'est que flamme",
Un cœur sur qui ses yeux de tout temps absolus 1725
Ont imprimé des traits qui ne s'effacent plus ?
J'ai cru par le passé qu'une ardeur mutuelle
Unissoit les esprits et d'Alcidon et d'elle,
Et qu'en ce cavalier son désir arrêté
Prendroit tous autres vœux pour importunité. 17^0
Cette seule raison m'obligeant à me taire,
Je trahissois mon feu de peur de lui déplaire ;
Mais aujourd'hui qu'un autre en sa place reçu^
1. Var. Lui fait faire envers nous une incivilité :
Excusez, s'il vous plaît, sa passion trop forte. (iCS.'i-Sy)
2. Var. OITrir à cette belle iin cœur qui n'est que flamme. (iGSi-Sy)
3. Var. Mais à présent qu'un autre en sa place reçu
[Me fait voir clairement combien j'ctois déçu,]
Et que ce malheureux l'a si peu conservée,
Mon âme, que ses yeux ont toujours captivée.
Dans le malheur d'autnii vient chercher son bonheur.
cnRTs. Votre offre avantageux nous fait beaucoup d'honneur. (iGS'i-ô^)
ACTE V, SCÈNE VI. 489
Me fait voir clairement combien j'étois déçu,
Je ne condamne plus mon amour au silence, ly^^
Et viens faire éclater toute sa violence'.
Souffrez que mes désirs, si longtemps retenus.
Rendent à sa beauté des vœux qui lui sont dus ;
Et du moins par pitié d'un si cruel martyre
Permettez quelque espoir à ce cœur qui soupire i?'»"
CHRirSANTE.
Votre amour pour Doris est un si grand bonheur
Que je voudrois sur Theure en accepter Thonneur ;
Mais vous voyez le point où me réduit Philiste,
Et comme son caprice à mes souhaits résiste-.
Trop chaud ami qu'il est, il s'emporle à tous coups i?'»^
Pour un fourbe insolent qui se moque de nous.
Honteuse qu'il me force à manquer de promesse,
Je n'ose vous donner une réponse expresse.
Tant je crains de sa part un désordre nouveau.
CÉLIDA?J.
Vous me tuez. Madame, et cachez le couteau : «7^0
Sous ce détour discret un refus se colore.
CHRTSANTE.
Non, Monsieur, croyez-moi, votre offre nous honore :
Aussi dans le refus j 'au rois peu de raison :
Je connois votre bien, je sais votre maison.
Votre père jadis (hélas ! que cette histoire i?^^
Encor sur mes vieux ans m'est douce en la mémoire !),
Votre feu père, dis-je, eut de l'amour pour moi :
J'étois son cher objet ; et maintenant je voi
Que comme par un droit successif de famille
L'amour qu'il eut pour moi, vous l'avez pour ma fdle.
1. Var. J'en viens faire éclater toute la violence. (i66o-64)
2. Var. Et comme sa boutade à mes souhaits résiste.
Trop chaud ami qu'il est, il s'emporte aujourd'hui
Pour un qui nous méprise et se moque de lui. (i 634-57)
^go LA VEUVE.
S'il m'aimoit, je Taimois ; et les seules rigueurs
De ses cruels parents divisèrent nos cœurs :
On l'éloigna de moi par ce maudit usage'
Qui n'a d'égard qu'aux biens pour faire un mariage ;
Et son père jamais ne soufTrit son retour 1765
Que ma foi n'eût d'ailleurs engagé mon amour.
En vain à cet hymen j'opposai ma constance ;
La volonté des miens vainquit ma résistance.
Mais je reviens à vous, en qui je vois portraits"
De ses perfections les plus aimables traits. 177"
Afin de vous ôter désormais toute crainte
Que dessous mes discours se cache aucune feinte,
Allons trouver Philiste, et vous verrez alors
Comme en votre faveur je ferai mes efforts.
CÉLIDAN.
Si de ce cher objet j'avois même assurance^, '775
Rien ne pourroit jamais troubler mon espérance.
DORIS.
Je ne sais qu'obéir, et n'ai point de vouloir.
CÉLIDAN.
Employer contre vous un absolu pouvoir !
Ma flamme d'y penser se tiendroit criminelle.
CHRYSAINTE.
Je connois bien ma fille, et je vous réponds d'elle. «7^"
Dépêchons seulement d'aller vers ces amants.
1. Var. On l'éloigna de moi, vu le peu d'avantage
Qui se trouva pour lui dedans mon mariage,
Et jamais le retour ne lui fut accordé
Qu'ils ne vissent mon lit d'Acaste possédé. (ifiS/l-ô^)
2. Poriraire, peindre, tracer.
3. Var. Il faudroit de ma belle une même assurance.
Et rien ne pourroit plus troubler mon espérance.
DOR. Monsieur, où Madame est je n'ai point de vouloir.
ci5l. Employer contre vous son absolu pouvoir !
Ma flamme d'y penser deviendroit criminelle, (i 686-57)
ACTE V, SCÈNE VI. Agi
CÉLIDAN.
Allons : mon heur dépend de vos commandements.
SCENE VIL
PHILISTE, CLARICE.
PHILISTE.
Ma douleur, qui s'obstine à combattre ma joie,
Pousse encor des soupirs, bien que je vous revoie ;
Et l'excès des plaisirs qui me viennent charmer 17 85
Mêle dans ces douceurs je ne sais quoi d'amer.
Mon âme en est ensemble et ravie et confuse :
D'un peu de lâcheté votre retour m'accuse,
Et votre liberté me reproche aujourd'hui
Que mon amour la doit à la pitié d'autrui. «79°
Elle me comble d'aise et m'accable de honte :
Celui qui vous la rend, en m'obligeant m'affronte ;
Un coup si glorieux n'appartenoit qu'à moi.
CLARICE.
Vois-tu dans mon esprit des doutes de ta foi?
Y vois-tu des soupçons qui blessent ton courage, 179^
Et dispensent ta bouche' à ce fâcheux langage .^^
Ton amour et tes soins trompés par mon malheur.
Ma prison inconnue a bravé ta valeur.
Que t'importe à présent qu'un autre m'en délivre,
Puisque c'est pour toi seul que Clarice veut vivre, i^o«
Et que d'un tel orage en bonace réduit
Célidan a la peine, et Philiste le fruit ?
PHILISTE.
Mais vous ne dites pas que le point qui m'afflige
C'est la reconnoissance où l'honneur vous oblige :
I. Voyez p. 208, note 2.
492 LA VEUVE.
Il vous faut être ingrat, ou bien à l'avenir i8o5
Lui garder en votre âme un peu de souvenir'.
La mienne en est jalouse, et trouve ce partage.
Quelque inégal qu'il soit, à son désavantage :
Je ne puis le souffrir. Nos pensers à tous deux"
l\e devroient, à mon gré, parler que de nos feux ; 1 8 1 o
Tout autre objet que moi dans votre esprit me pique.
CI.ARICE.
Ton humeur, à ce compte, est un peu tyrannique :
Penses-tu que je veuille un amant si jaloux ?
PHILISTE.
Je tâche d'imiter ce que je vois en vous :
Mon esprit amoureux, qui vous tient pour sa reine, i8i5
Fait de vos actions sa règle souveraine.
CLARICE.
Je ne puis endurer ces propos outrageux :
Où me vois-tu jalouse, afm d'être ombrageux^?
PHILISTE.
Quoi? ne l'étiez-vous point l'autre jour qu'en visite
J'entretins quelque temps Bélinde et Chrysolite ? 1820
CLARICE.
Ne me reproche point l'excès de mon amour.
PHILISTE.
Mais permettez-moi donc cet excès à mon tour :
Est-il rien de plus juste, ou de plus équitable?
CLARICE.
Encor pour un jaloux tu seras fort traitable.
Et n'es pas maladroit en ces doux entretiens*, '825
D'accuser mes défauts pour excuser les tiens ;
1. Var. Lui garder en votre àme un petit souvenir. (i634-6o)
2. Var. Je ne le puis souffrir. Nos pensers à tous deux. (iGSd-By)
3. Var. Où m'as-tu vu jalouse, afin d'être ombrageux ?
PHii,. Ce fut, vous le savez, l'autre jour qu'en visite. (iG3^i Co)
4. Var. Et lu sais dextrement dedans nos entretiens
Accuser mes défauts en excusant les liens. (i634-57)
ACTE V, SGÈXE YII. ^98
Par cette liberté tu me fais bien paroître
Que tu crois que l'hymen t'ait déjà rendu maître,
Puisque laissant les vœux et les submissions,
Tu me dis seulement mes imperfections. «880
Philiste, c'est douter trop peu de ta puissance.
Et prendre avant le temps un peu trop de licence.
TNous avions notre hymen à demain arrêté ;
Mais pour te bien punir de cette liberté.
De plus de quatre jours ne crois pas qu'il s'achève'. 1 83 5
PHILISTE.
Mais si durant ce temps quelque autre vous enlève,
Avez-vous sûreté que pour votre secours'
Le même Célidan se rencontre toujours?
CLARICE.
Il faut savoir de lui s'il prendroit cette peine.
Vois ta mère et ta sœur que vers nous il amène. 1 8/Jo
Sa réponse rendra nos débats terminés.
PHILISTE.
Ah ! mère, sœur, ami, que vous m'importunez !
SCENE VIII.
CHRYSANTE, DORIS, CÉLIDAN, CLARICE,
PHILISTE.
CHRYSANTE, à Clarice.
Je viens après mon fils vous rendre une assurance
De la part que je prends en votre délivrance ;
Et mon cœur tout à vous ne saurolt endurer^ i8 45
Que mes humbles devoirs osent se différer.
I. Var. Tu peux compter Luit jours paravant qu'il s'achève. (iGS^-ôj)
a. Var. Pensez-vous, mon souci, que pour votre secours. (iGS^-ô^)
3. Var. L'aise que j'en reçois ne savoit endurer
Que mes humbles devoirs se pussent différer. (iGSi-ay)
494 LA VEUVE.
CLARICE, à Chrysante.
N'usez point de ce mot vers celle dont l'envie
Est de vous obéir le reste de sa vie,
Que son retour rend moins à soi-même qu'à vous.
Ce brave cavalier accepté pour époux, 1 85o
C'est à moi désormais, entrant dans sa famille,
A vous rendre un devoir de servante et de fille ;
Heureuse mille fois, si le peu que je vaux'
Ne vous empêche point d'excuser mes défauts.
Et si votre bonté d'un tel choix se contente ! i855
CHRYSANTE, à Clarice.
Dans ce bien excessif qui passe mon attente,
Je soupçonne mes sens d'une infidélité,
Tant ma raison s'oppose à ma crédulité'.
Surprise que je suis d'une telle merveille,
Mon esprit tout confus doute encor si je veille^ ; 1860
Mon âme en est ravie, et ces ravissements
M'ôtent la liberté de tous remercîments.
DORIS, à Clarice.
Souffrez qu'en ce bonheur mon zèle m'enhardisse*
A vous offrir. Madame, un fidèle service.
CLARICE, à Doris.
Et moi, sans compliment qui vous farde mon cœur, i865
Je vous otfre et demande une amilié de sœur.
PHILISTE, à Cclidan.
Toi, sans qui mon malheur étoit inconsolable.
Ma douleur sans espoir, ma perle irréparable.
Qui m'as seul obligé plus que tous mes amis.
Puisque je te dois tout, que je l'ai tout promis, 1870
1. Var. Pourvu qu'en mes défauts j'aye tant de bonheur
Que vous me réputiez digne d'un tel honnetir,
Et que sa passion en ce choix vous contente. (iGSi-ôy)
2. Var. Tant la raison s'oppose à ma crédulité. (iG34)
3. Var. Mon esprit tout confus fait doute si je veille. (i63/i)
4. \ ar. Soulfrcz qu'en ce bonheur mon aise m'enhardisse. (i034-6/l)
ACTE V, SCÈNE YIII. /I95
Cesse de me tenir dedans l'incertitude :
Dis-moi par 011 je puis sortir d'ingratitude ;
Donne-moi le moyen, après un tel bienfait,
De réduire pour toi ma parole en effet.
CÉUDAN, à Philiste.
S'il est vrai que ta flamme et celle de Clarice 1876
Doivent leur bonne issue à mon peu de service,
Qu'un bon succès par moi réponde à tous vos vœux,
J'ose t'en demander un pareil à mes feux.
J'ose te demander, sous Taveu de Madame,
Ce digne et seul objet de ma secrète flamme', 1880
Cette sœur que j'adore, et qui pour faire un choix
Attend de ton vouloir les favorables lois.
PHILISTE, à Célidan.
Ta demande m'étonne ensemble et m'embarrasse.
Sur ton meilleur ami tu brigues celte place,
El tu sais que ma foi la réserve pour lui. 1 8 85
CHRTSATSTE, à Philiste.
Si tu n'as entrepris de m'accabler d'ennui,
Ne te fais point ingrat pour une âme si double.
PHILISTE, à Célidan.
Mon esprit divisé de plus en plus se trouble ;
Dispense-moi, de grâce, et songe qu'avant toi
Ce bizarre Alcidon tient en gage ma foi'', 1890
Si ton amour est grand, l'excuse t'est sensible ;
Mais je ne t'ai promis que ce qui m'est possible ;
1. Var. Celle qui de tout temps a possédé mon àme,
Une sœur qui, reçue en mon lit pour moitié (a),
D'un lien plus étroit serre notre amitié. (iGS/i-Sy)
2. Var. Ce colère Alcidon tient en gage ma foi.
CÉLIDAN, d Philiste. Voilà de ta parole un manque trop visible.
PHii.isTE, à Célidan. Je t'ai bien tout promis ce qui m etoit possible,
Mais une autre promesse ôte de mon pouvoir
Ce qu'aux plaisirs reçus je me sais trop devoir. (lôS/i-Sy)
(a) Une sœur qui, reçue à mon lit pour moitié. (i65/i et 07)
/igô LA VEUVE.
Et cette foi donnée ôte de mon pouA'oir
Ce qu'à notre amitié je me sais trop devoir.
CHRYSANTE, à Philiste.
Ne te ressouviens plus d'une vieille promesse; «895
Et juge, en regardant cette belle maîtresse,
Si celui qui pour toi l'ôte à son ravisseur
N'a pas bien mérité l'échange de ta sœur.
CLARICE, à Chrysante.
Je ne saurois soutTrir qu'en ma présence on die
Qu'il doive m'acquérir par une perfidie : 1900
Et pour un tel ami lui voir si peu de foi
Me feroit redouter qu'il en eût moins pour moi.
Mais Âlcidon survient ; nous Talions voir lui-même
Contre un rival et vous disputer ce qu'il aime'.
SCÈNE IX.
CLARICE, ALCIDON, PHILISTE, CHRYSANTE,
CÉLIDAN, DORIS.
CLARICE, à Alcidon.
Mon abord t'a surpris, tu changes de couleur; 1905
Tu me croyois sans doute encor dans le malheur :
Voici qui m'en délivre ; et n'étoit que Philiste
A ses nouveaux desseins en ta faveur résiste,
Cet ami si parfait qu'entre tous tu chéris
T'auroit pour récompense enlevé ta Doris. 19 10
ALCIDON.
Le désordre éclatant qu'on voit sur mon visage^
N'est que l'effet trop prompt d'une soudaine rage.
1. Var. Disputer maintenant contre vous ce qu'il aime, (i 634-57)
Var. Contre voire faveur disputer ce qu'il aime. (lOGo)
2. Var. Le désordre qu'on lit en mon àmc étourdie
Vient moins de voire aspect que de sa [)crlidie. (i 634-57)
ACTE \, SCENE IX. l,g^
Je forcené' de voir que sur votre retour
Ce traître assure ainsi ma perte et mon amour-.
Perfide I à mes dépens tu veux donc des maîtresses ? • 9 ' 5
Et mon honneur perdu te gagne leurs caresses?
CÉLIDAN, à Alcidon.
Quoi ! j'ai su jusqu'ici cacher tes lâchetés,
Et tu m'oses couvrir de ces indignités I
Cesse de m'outrager, ou le respect des dames
N'est plus pour contenir celui que tu diffames. 1920
PHILISTE, à Alcidon.
Cher ami, ne crains rien, et demeure assuré
Que je sais maintenir ce que je t'ai juré :
Pour t'enlever ma sœur, il faut m'arracher l'âme.
ALCIDON, à Philiste.
Non, non, il n'est plus temps de déguiser ma flamme.
Il te faut, malgré moi, faire un honteux aveu' 1925
Que si mon cœur brùloit, c'étoit d'un autre feu.
Ami, ne cherche plus qui t'a ravi Clarice :
Voici l'auteur du coup, et voilà le complice.
Adieu : ce mot lâché, je te suis en horreur.
1. Je forcené, c'est-à-dire j'enrage.
2. Var. [Ce traître assure ainsi ma perte et son amour.]
O honte ! ô crève-creur 1 ô désespoir ! ô rage !
Qui venez à l'envi déchirer mon courage,
Au lieu de vous combattre, unissez vos efforts
Afin de désunir mon àme de mon corps.
Je tiens les plus cruels pour les plus favorables.
Mais pourquoi vous prier de m'ètre secourables ?
Je mourrai bien sans vous : dans cette trahison,
Mon cœur n'a, parles yeux, que trop pris de poison.
Perfide, à mes dépens tu soûles donc ta braise (a).
Et mon honneur perdu contribue à ton aise ?
cÉLiDAN, à Alcidon. Traître, jusques ici j'ai caché tes défauts,
Et pour remercîment tu m'en donnes de faux ?
[Cesse de m'outrager, ou le respect des dames. J (i 634-57)
3. Var. Il faut lever le masque, il faut te confesser
Qu'une toute autre ardeur occupoit mon penser. (1634-D7)
(a) Ce vers et le suivant ne se trouvent sous celte forme que dans 1 édition
Corneille, i 82
498 LA VEUVE.
SCENE X.
GHRYSANTE, CLARIGE, PHILISTE, CÉLIDAN,
DORIS.
GHRYSANTE, à Philiste.
Eh bien! rebelle, enfin sortiras-tu d'erreur? igSo
CÉLIDAN, à Philiste.
Puisque son désespoir vous découvre un mystère
Que ma discrétion vous avoit voulu taire,
C'est à moi de montrer quel étoit mon dessein.
Il est vrai qu'en ce coup je lui prêtai la main :
La peur que j'eus alors qu'après ma résistance «q-^d
11 ne trouvât ailleurs trop fidèle' assistance
PHILISTE, à Célidan.
Quittons là ce discours, puisqu'en celte action
La fin m'éclaircit trop de ton intention,
Et ta sincérité se lait assez connoîlre.
Je m'obstinois tantôt dans le parti d'un traître; 19^°
Mais au lieu d'atïoiblir vers toi mon amitié,
Ln tel aveuglement te doit iaire pitié.
Plains-moi, plains mon malheur, plains mon trop de fran-
Qu'un ami déloyal a tellement surprise ; [chise,
Vois par là comme j'aime, et ne te souviens plus^ «a^â
Que j ai voulu te faire un injuste refus.
de i634 ; dans celles de lOi^-S^, ils sont semblables aux vers iyi5et igiCde
notre texte.
1. On ïilfoiblc dans l'édilion de 1C82, mais c'est une faute typOjjraphique
qui mérite ù peine d'être relevée.
2. Var. Vois par là comme j'aime, et perds le souvenir
Qu'un traître contre toi tu m'as vu maintenir.
Bien que ma Uamme. au point d'avoir sa récompense,
De me venger de lui pour l'heure me dispense.
Il jouira Ibrt peu de cette vanité
D'avoir su m'oflenser avec impunité.
[Fais, malgré mon erreur, que ton feu persévère.] (iGSi-ôy)
ACTE V, SCÈNE X. ^99
Fais, malgré mon erreur, que ton feu persévère ;
Ne punis point la sœur de la faute du frère ;
Et reçois de ma main celle que ton désir.
Avant mon imprudence, avoit daigné choisir'. 19^0
cr.ARICE, à Célidan.
Une pareille erreur me rend toute confuse ;
Mais ici mon amour me servira d'excuse :
Il serre nos esprits d'un trop étroit lien
Pour permettre à mon sens de s'éloigner du sien.
CÉLIDAN.
Si vous croyez encor que cette erreur me touche, 19^^
Un mot me satisfait de cette belle bouche ;
Mais, hélas ! quel espoir ose rien présumer-.
Quand on n'a pu servir, et qu'on n'a fait qu'aimer ?
DORIS.
Réunir les esprits d'une mère et d'un frère,
Du choix qu'ils m'avoient fait avoir su me défaire, < 960
M'arracher à Florange et m'ôter Alcidon,
Et d'un cœur généreux me faire l'heureux don,
I. Var. Paravànt cette offense, avoit voulu choisir. (iGSd-By)
3. Var. Mais hélas I mon souci, je n'ose avoir pensé
Que sans avoir servi je sois récompensé.
DORis, à Célidan. Ici votre mérite est joint à leur puissance,
Et la raison s'accorde à mon obéissance.
En secondant vos feux, je fais par jugement
Ce qu'ailleurs je ferois par leur commandement.
cÉL. A ces mots enchanteurs mon martyre s'apaise,
Et je ne conçois rien de pareil à mon aise (a),
Pourvu que ce propos soit suivi d'un baiser.
CHRTSANTE, à Doris. Ma fille, ton devoir ne le peut refuser.
PHiLisTE, à Clarice. Leur exemple, mon cœur, t'oblige à la pareille.
CLARicE, à Philiste. Mais je n'ai point de mère ici qui me conseille.
Tu prends toujours d'avance, chrts. Oh ! que sur mes vieux ans (6)
Le pitoyable ciel me fait de doux présents ! (i 634-57)
(a) Et je n'en conçois rien de pareil à mon aise. (i654 et 67)
(6) Ces cinq vers depuis : « Pourvu que.... » ne sont que dans l'édition
de 1634. Après mon aise, celles de 1644-67 portent :
[Que la mienne est extrême, et que sur mes vieux ans]
Le pitoyable ciel me fait de doux présents !
5oo LA VEUVE, ACTE V, SCÈNE X.
C'est avoir su me rendre un assez grand service
Pour espérer beaucoup avec quelque justice.
Et puisqu'on me l'ordonne, on peut vous assurer >o'^5
Qu'alors que j'obéis, c'est sans en murmurer.
CÉLIDAN.
A ces mots enchanteurs tout mon cœur se déploie.
Et s'ouvre tout entier à l'excès de ma joie.
CHRT SANTE.
Que la mienne est extrême, et que sur mes vieux ans
Le favorable ciel me lait de doux présents ! 197°
Qu'il conduit mon bonheur par un ressort étrange !
Qu'à propos sa faveur m'a fait perdre Florange !
Puisse t-elle, pour comble, accorder à mes vœux'
Qu'une éternelle paix suive de si beaux nœuds,
Et rendre par les fruits de ce double hyménée « 97^
Ma dernière vieillesse à jamais fortunée !
CLARICE, à Chrysantc.
Cependant pour ce soir ne me refusez pas
L'heur de vous voir ici prendre un mauvais repas.
Afin qu'à ce qui reste ensemble on se prcparc%
Tant qu'un mystère saint deux à deux nous sépare. '9^"
CHRTSANTE, à Clarice.
Nous éloigner de vous avant ce doux moment %
Ce seroit me priver de tout contentement.
I. Var. Ainsi me clonno-t-il, |)oiir comble rie mes vipiix,
Bientôt des ricux côtés quelques petits nevcuv (a),
Rendant par les doux fruits de ce double hyménée
Ma débile vieillesse à jamais fortunée ! (iGSd-Sy)
a. Var. Alin qu a ces plaisirs ensemble on se prépare. (ifiS^i-Sy)
3. Var. Vous (piitler [)aravant ce bienheureux moment. (!63.')-57)
(a) bientôt de deux côlés quelques petits neveux. (ifiSy)
FIN DU CINQUIIME ET DERNIER ACTE,
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME.
Avertissement i
Notice biographique sur Corneille xvii
Avertissements placés par Corneille en tète des divers recueils
de ses pièces i
Discours de l'utilité et des parties du poëme dramatique i3
Discours de la tragédie cl des moyens de la traiter selon le
vraisemblable ou le nécessaire 52
Discours des trois unités, d'action, de jour et de lieu 98
MÉLITE, comédie 1 23
Notice 125
A Monsieur de Liancour i3^
Au lecteur 1 35
Argument 1 36
Examen 137
Mélite 1^3
Complément des variantes 35 1
CLITANDRE, tragédie 255
Notice 207
A Monseigneur le duc de Longueville 259
Préface 261
Argument 26^
Examen 270
5o3 TABLE DES MATIÈRES.
Clitandre , 275
Complément des variantes 365
LA VEUVE, comédie 871
Notice 878
A Madame de la Maisonfort 876
Au lecteur, 876
Hommages adressés à Corneille, au sujet de In Veuve, par
divers poêles contemporains 879
Argument 3()3
Examen 3g4
La Veuve 899
FIN DE LA TABLE DES MATIERES.
CHARTRES. — IMI'IUMERIE DURAND
Rue Fulbert, 9.
^
'0'\
i
PQ Corneille, Pierre
174J- Oeuvres
1910
t.l
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY