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Full text of "Nos enfants; scenes de la ville et des champs"

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ANATOLE    FRANCE 


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NOS    ENFANTS 


Gravure   de   Guillaume    frères 
Imprimerie   Kapp,  Paris-\'anvcs. 


ANATOLE     FRANCE 


NOS    ENFANTS 


Scènes  de  la  Ville  et  des  Champs 


Illustrations  de  M.   B.   de  MONVEL 


-<n>- 


PARIS 

LIBRAIRIE    HACHETTE 

79,    BOULEVARD  SAINT-GERMAIN,    79 

Prpits  de  tradviction  et  d<:  reproduction   réserves. 


NOS    ENFANTS 


FANCHON 


Fanchon  s'en  est  allée  de  bon  matin,  comme  le  petit  Chaperon  rouge,  chez  sa 
mère-grand,  qui  demeure  tout  au  bout 
du    village.     Mais     Fanchon     n'a    pas, 
comme  le  petit  Chaperon  rouge,  cueilli 


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ae.s  noisettes  d.ws  !e  hois     '^Ue   est  ailée  tout  droit  son  cnemin  er  elle  n  a  pas 
rencontré  le  loup. 


3  NOS     ENFANTS. 

Elle  a  vu  de  loin,  sur  le  seuil  de  pierre,  sa  mère-grand  qui  souriait  de  sa  bouche 
édentée  et  qui  ouvrait,  pour  recevoir  sa  petite-fille,  ses  bras  secs  et  noueux  comme 
des  sarments.  Fanchon  se  réjouit  dans  son  cœur  de  passer  une  journée  entière  chez 
sa  grand'maman.  Et  la  grand'maman,  qui,  n'ayant  plus  ni  soucis  ni  soins,  vit  comme 
un  grillon  à  la  chaleur  du  foyer,  se  réjouit  aussi  dans  son  cœur  de  voir  la  fille  de  son 
fils,  image  de  sa  jeunesse. 

Elles  ont  beaucoup  de  choses  à  se  dire,  car  l'une  revient  de  ce  voyage  de  la  vie 
que  l'autre  va  faire. 

«  Tu  grandis  tous  les  jours,  dit  la  grand'mère  à  Fanchon,  et  moi,  je  me  fais 


tous  les  jours  plus  petite  ;  et  voici  que  je  n'ai  plus  guère  besoin  de  me  baisser  pour 
que  mes  lèvres  touchent  ton  front.  Qii'importe  mon  grand  âge,  puisque  j'ai  retrouvé 
les  roses  de  ma  jeunesse  sur  tes  joues,  ma  Fanchon  !  » 

Mais  Fanchon  se  fait  expliquer  pour  la  centième  fois,  avec  un  plaisir  tout  nou- 
veau, les  curiosités  de  la  maisonnette  :  les  fleurs  de  papier  qui  brillent  sous  un 
globe  de  verre,  les  images  peintes  où  nos  généraux  en  bel  uniforme  culbutent  les 
ennemis,  les  tasses  dorées  dont  quelques-unes  ont  perdu  leur  anse  tandis  que 
d'autres  ont  gardé  la  leur,  et  le  fusil  du  grand-père,  qui  demeure  suspendu,  au- 
dessus  de  la  cheminée,  à  la  cheville  ou  il  l'attacha  lui-même  pour  la  dernière  fois, 
il  y  a  trente  ans.  ' 

Mais  le  temps  passe  et  voici  venue  l'heure  de  préparer  le  dîner  de  midi.  La  mère- 
grand  ranime  le  feu  de  bois  qui  sommeille;   puis  elle  casse  les  œufs  dans  la  tuile 


IL  Y  A  DANS  LE  CLOS  DE. LA  MFRE 
CRAND  DES  ARBRES,  DE  L'HERBE,  DES 
FLEURS  ET  DES  OISEAUX.  FANX'HON  NE 
CROIT  PAS  QU'IL  Y  AIT  AU  MONDE  UN 
PLUS  JOLI  CLOS.  DÉJÀ  ELLE  A  TIRÉ  DE 
dA  POCHE  SON  COUTEAU  POUR  COUPER 
S(.)N  PAIN  A  LA  MODE  DU  VILLAGE. 


FANCHON.  ■^ 

noire.  Fanchon  regarde  avec  intérêt  l'omelette  au  lard  qui  se  dore  et  chante  à  la 
flamme.  Sa  grand-maman  sait  mieux  que  personne  faire  des  omelettes  au  lard  et 
conter  des  histoires.  Fanchon,  assise  sur  la  bancelle,  le  menton  à  la  hauteur  de  la 
table,  mange  l'omelette  qui  fume  et  boit  le  cidre  qui  pétille.  Cependant  la  grand'mère 
prends  par  habitude,  son  repas  debout  à  l'angle  du  foyer.  Elle  tient  son  couteau  dans 
la  main  droite  et  elle  a,  de  l'autre  main,  son  fricot  sur  une  croûte  de  pain.  Qpand  elles 
ont  fini  de  manger  toutes  deux  : 

«  Grand'mère,  dit  Fanchon,  conte-moi  l'Oiseau  bleu.  » 

Ht  la  grand'mère  dit  à  Fanchon  comment,  par  la  volonté  d'une  méchante  fée,  un 
beau  prince  fut  changé  en  un  oiseau  couleur  du  temps,  et  la  douleur  que  ressentit 
la  princesse  quand  elle  apprit  ce  changement  et  lorsqu'elle  vit  son  ami  voler  tout 
sanglant  vers  la  fenêtre  de  la  tour  où  elle  était  renfermée. 

Fanchon  reste  pensive. 

«  Grand'mère,  dit-elle,  est-ce  qu'il  y  a  longtemps  que  l'Oiseau  bleu  vola  vers 
la  tour  où  la  princesse  était  renfermée?  » 

La  grand'mère  répond  qu'il  y  a  beau  jour  de  cela,  et  que  c'était  du  temps  que 
les  bêtes  parlaient. 

«  Tu  étais  jeune  alors?  dit  Fanchon. 

—  Je  n'étais  pas  encore  née  »,  dit  la  mère-grand. 

Et  Fanchon  lui  dit  : 

«  Grand'mère,  il  y  avait  donc  déjcà  des  choses  quand  tu  n'étais  pas  née?  » 

Et  lorsqu'elle  a  fini  de  parler,  la  mère-grand  donne  à  Fanchon  une  pomme  avec 
du  pain  et  lui  dit  : 

«  Va,  mignonne,  va  jouer  et  goûter  dans  le  clos.  » 

Et  Fanchon  va  dans  le  clos,  où  il  y  a  des  arbres,  de  l'herbe,  des  fleurs  et  des 
oiseaux 


NOS     ENFANTS. 


Il 


Il  y  a  dans  le  clos  de  la  mère-grand  de  l'herbe,  des  fleurs  et  des  oiseaux.  Fanrhon 
ne  croit  pas  qu'il  y  ait  au  monde  un  plus  joli  clos.  Déjà  elle  a  tiré  son  couteau  de  sa 
poche  pour  couper  son  pain,  à  la  mode  du  village.  Elle  a  d'abord  croqué  la  pomme, 
ensuite  elle  a  commencé  de  mordre  au  pain    Alors  un  petit  oiseau  est  venu  voltiger 


près  d'elle.  Puis  il  en  est  venu  un  second,  et 
un  troisième.  Ft  dix,  et  vingt,  et  trente  sont  venus  autour  de  Fanchon.  11  y  en  avait 
des  gris,  il  y  en  avait  des  rouges,  il  y  en  avait  des  jaunes,  et  des  verts,  et  acs 
bleus.  Et  tous  étaient  jolis  et  ils  chantaient  tous.  Fanchon  ne  savait  point  d'abord 
ce  qu'ils  lui  voulaient.  Mais  elle  s'aperçut  bientôt  qu  ils  voulaient  du  pain  et  que 
c'étaient  des  petits  mendiants.  C'étaient  en  effet  des  mendiants,  mais  c'étaient  aussi 


FANCHON.  5 

des  chanteurs.  Fanchon  avait  trop  bon  cœur  pour  refuser  du  pain  à  qui  le  payait 
par  des  cliansons. 

Elle  était  une  petite  fille  des  champs  et  elle  ne  savait  pas  qu'autrefois,  dans  un 
pays  où  de  blancs  rochers  se  baignent  dans  la  mer  bleue,  un  vieillard  aveugle  gagnait 
son  pain  en  chantant  aux  bergers  des  chansons  que  les  savants  admirent  encore 
aujourd'hui.  Mais  son  cœur  écouta  les  petits  oiseaux,  et  elle  leur  jeta  des  miettes  qui 
ne  tombèrent  point  à  terre,  car  les  oiseaux  les  saisissaient  en  l'air. 

Fanchon  vit  que  les  oiseaux  n'avaient  pas  tous  le  même  caractère.   Les  uns, 
rangés  en  cercle  à  ses  pieds,  attendaient 
que  les  miettes  leur  tombassent  sous  le 
bec.   C'étaient   des   philosophes.   Elle  en     ^^^^^    -^« 
voyait  au  contraire  qui  voltigeaient  avec 
beaucoup    d'adresse    autour   d'elle.    Elle 
s'avisa  même  d'un  voleur  qui  venait  effrontément 
picoter  la  tartine. 

Elle  émiettait  le  pain  et  elle  jetait  des  miettes 
à  tous.  Mais  tous  n'en  mangeaient  point.  Fanchon 
reconnut  que  les  plus  hardis  et  les  plus  adroits  ne 
laissaient  rien  aux  autres. 

■^  Ce  n'est  point  juste,  leur  dit-elle; 
il  faut  que  chacun  irange  à  son  tour.  » 

Elle  ne  fut  point  entendue.  On  n'est  guère  écouté  quand  on  parle  de  justice. 
Elle  essaya  par  tous  les  moyens  de  favoriser  les  faibles  et  d'encourager  les 
timides;  mais  elle  n'y  put  réussir,  et,  quoi  qu'elle  fît,  elle  nourrit  les  gros  aux 
dépens  des  maigres.  Cela  la  fâchait  :  simple  e<ifant  comme  elle  était,  elle  ne  savait 
pas  que  c'est  l'usage. 

Miette  à  miette,  la  tartine  passa  tout  entière  dans  le  bec  des  petits  chanteurs.  Et 
Fanchon  rentra  contente  dans  la  maison  de  sa  grand'mère. 


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NOS    ENFANTS. 


III 


Qiiand  le  soir  fut  venu,  la  grand'maman  prit  le  panier  dans  lequel  Fanchon  lui 
avait  apporté  de  la  galette,  le  remplit  de  pommes  et  de  raisins,  en  passa  l'anse  dans 
le  bras  de  l'enfant  et  dit  à  Fanchon  : 

«  Fanchon,  rentre  tout  droit  à  la  maison,  sans  t'amuser  à  jouer  avec  les  polissons 


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du  village.  Sois  toujours  une  bonne  fille.  Adieu.  » 

Puis  elle  l'embrassa.  Mais  Fanchon  restait  pensive  sur  le  seuil. 
«  Grand'mère?  dit-elle. 

—  Que  veux-tu,  ma  petite  Fanchon? 

—  Je  voudrais  bien  savoir,  dit  Fanchon,  s'il  y  a  de  beaux  princes  parmi  les 
oiseaux  qui  ont  mangé  mon  pain. 

—  Maintenant  qu'il  n'y  a  plus  de  fées,  répondit  la  grand'mère,  les  oiseaux  sont 
tous  des  bêtes. 

—  Adieu,  grand'mère. 

—  Adieu,  Fanchon.  * 


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COMME  FANCHON  CONTINUAIT  SON  CHE- 
MIN D'UN  PAS  RÉGULIER,  ET  AVEC  LE 
MAINTIEN  D'UNE  PERSONNE  SAGE,  ELLE 
ENTENDIT  DERRIÈRE  ELLE  DES  JOLIS  CRIS 
D'OISEAUX  ET,  TOURNANT  LA  TÈTE.  ELLE 
RECONNUT    LES  '^  PETITS  MENDIANTS   QU'ELLE   AVAIT  NOUR- 

RIS,QUAND  ILS  AVAIENT  FAIM,  ILS  LA  SUIVAIENT.  BON'SOIR,  AMIS,  LEUR  CRIA-T-ELLE, 
BONSOIR.  VOICI  L'HEURE  DE  SE  COUCHER,  BONSOIR. 


FANCHON. 


Et  Fanchon  s'en  alla,  par  les  prés,  vers  sa  maison,  dont  elle  voyait  la  ch'^minée 
fumer  au  loin  dans  le  ciel  rougi  par  le  soleil  couchant. 

En  chemin,  elle  rencontra  Antoine,  le  petit  du  jardinier.  Il  lui  dit . 

«  Viens-tu  jouer  avec  moi?  » 

Elle  répondit  : 

«  je  nirai  pas  jouer  avec  toi,  parce  que  ma  grand'mère  me  l'a  défendu.  Mais 
je  vais  te  donner  une  pomme,  parce  que  je  t'aime  bien.  » 

Antoine  prit  la  pomme  et  embrassa  Fanchon. 


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Ils  s'aimaient  tous  deux.  Il  disait  :  «  C'est  ma  petite  femme.  »  Et  elle  disait  : 
«  C'est  mon  petit  mari.  » 

Comme  elle  continuait  son  chemin  d'un  pas  régulier,  et  avec  le  maintien  d'une 
personne  sage,  elle  entendit  derrière  elle  de  jolis  cris  d'oiseaux  et,  tournant  la  tête, 
elle  reconnut  les  petits  mendiants  qu'elle  avait  nourris  quand  ils  avaient  faim.  Ils  la 
suivaient. 

«  Bonsoir,  amis,  leur  cria-t-elle,  bonsoir!  Voici  l'heure  de  se  coucher,  bonsoir!  » 

Et  les  chanteurs  ailés  lui  répondirent  par  les  cris  qui  veulent  dire  :  a  Dieu  vous 
garael  »  dans  la  langue  des  oiseaux. 

C'est  ainsi  que  Fanchon  rentra  chez  sa  maman,  accompagnée  d'une  musique 
aérienne. 


NOS    ENFANTS. 


IV 


Fanchon  s'est  couchée  sans  chandelle  dans  son  petit  lit,  dont  un  menuisier  du 
village  a  façonné  autrefois  le  bateau  de  noyer  et  les  balustres  légers.  Il  y  a  longtemps 
que  le  bonhomme  repose  à  l'ombre  de  l'église,  sous  une  croix  noire,  dans  un  lit 
recouvert  d'herbe;  car  la  couchette  de  Fanchon  a  servi  à  son  grand-père  quand  il  était 
petit  enfant,  et  la  fillette  dort  rr.aintenant  où  dormit  l'aïeul.  Elle  dort;  un  rideau  de 
coton  à  fleurettes  roses  abrite  son  sommeil;  elle  dort,  elle  rêve  :  elle  voit  l'Oiseau 
bleu  qui  vole  au  château  de  ses  amours   :  il  lui  semble  aussi  beau  qu'une  étoile, 

.-.-.--•       mais   elle    n'at- 


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tend  point  qu'il 
vienne  se  poser 
sur  son  épaule. 
Elle  sait  qu'elle 
n'est  point  prin- 
cesse et  qu'elle 
ne  sera  pas  visi- 
tée par  un  prince 


changé  en  oiseau  couleur  du  temps.  Cependant  eiie  se  dit  que  tous  les  oiseaux  ne 
sont  pas  des  princes  ;  que  les  oiseaux  de  son  village  sont  des  villageois  et  qu'il  pour- 
rait bien  se  trouver  parmi  eux  un  petit  gars  de  la  campagne,  changé  en  moineau  par 
une  méchante  fée,  et  portant  dans  son  coeur,  sous  sa  plume  grise,  l'amour  de  la  petite 
Fanchon.  Celui-là,  si  elle  le  reconnaissait,  elle  lui  donnerait  non  pas  seulement  des 
miettes  de  pain,  mais  encore  de  la  galette  et  des  baisers.  Elle  voudrait  le  voir,  elle  le 
voit: il  vient  se  poser  sur  son  épaule  :  c'est  un  pierrot,  un  simple  pierrot.  Il  n'a  rien 
de  rare,  mais  il  est  alerte  et  vif.  A  vrai  dire,  il  a  l'air  un  peu  débraillé  :  il  lui  manque 


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FANCHON  SAUTE  DU  LIT  TOUT  EN  CHE- 
MISE; ELLE  OUVRE  LA  FENÊTRE  ET  VOIT 
DANS  LE  JARDIN  FLEURI  DE  ROSES,  DE 
GÉRANIUMS  ET  DE  LISERONS,  SES  PETIl  S 
OISEAUX,  SES  PETITS  MUSICIENS  DE  LA 
VEILLE  QUI,  RANGÉS  SUR  LA  BARRIERE  DU 
COURTIL.  LUI  DONNENT  LAUBADE  POUR 
PRIX  D'UNE  MIETTi:  DE  PAIN. 


FANCHON 


un'i  plume  à  la  queue;  il  l'a  perdue  à  la  bataille,  à  moins  qu'il  n'ait  eu  affaire  à 
quelque  méchante  tée  de  village.  Fanchon  le  soupçonne  d'avoir  une  mauvaise  tête. 
Mais  elle  est  fille,  il  ne  lui  déplaît  pas  que  son  pierrot  ait  mauvaise  tête,  pourvu  qu'il 
ait  bon  cœur.  Elle  le  caresse  et  lui  donne  de  jolis  noms.  Tout  à  coup  il  grandit, 
il  s'allonge;  ses  ailes  se  changent  en  deux  bras;  il  devient  un  garçon  et  Fanchon 
reconnaît  Antoine,  le  petit  du 
jardinier,  qui  lui  dit  : 

«  Veux-tu    nous    en    venir 
jouer  ensemble,  dis?» 


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Hiil! 


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Elle  frappe  des  mains,  elle  est  joyeuse,  elle  va...  Mais  tout  à  coup  elle  se  réveille, 
elle  se  frotte  les  yeux.  Plus  de  moineau,  plus  d'Antoine!  Elle  se  voit  seule  dans  sa 
petite  chambre.  L'aube,  qui  traverse  les  petits  rideaux  à  fleurs,  répand  sur  la  couchette 
son  innocente  lumière.  Elle  entend  les  oiseaux  qui  chantent  dans  le  jardin.  Elle  saute 
du  lit  tout  en  chemise;  elle  ouvre  la  fenêtre  et  reconnaît,  dans  le  jardin  fleuri  de 
roses,  de  géraniums  et  de  liserons,  ses  petits  mendiants,  ses  petits  musiciens  de  la 
veille,  qui,  rangés  sur  la  barrière  du  courtil,  lui  donnent  l'aubade  pour  prix  d'une 
miette  de  pain. 


LE  BAL   COSTUMÉ 


Voilà  des  petits  garçons  qui  sont  des  conquérants  et  des  petites  filles  qui  sont 

des  liéroïnes.   Voilà   des  bergères 
en   robe  à   panier  avec    des   guir- 
landes   de    roses    et    des    bergers 
en  habit  de  satin,  qui  portent  des 
rubans  noués  à  leur  houlette.  Oh! 
qu'ils  doivent   être  blancs  et  jolis 
les  moutons  de  ces  bergers!  Voilà 
Alexandre    et     Zaïre,    et 
Pyrrhus  et  Mérope,  Ma- 
homet,   Arlequin,    Pier- 
rot,   Scapin,     Biaise    et 
Babette.    Ils  sont    venus 
de   toutes    parts,   de    la 
Grèce  et   de   Rome,    et 
des     pays     bleus, 
1%       pour    danser    en- 
semble.   La    belle 

chose  qu'un  bal  travesti  et  qu'il  est  agréable  d'être  pour  une  heure  un  grand  roi  ou 
une  illustre  princesse!  Cela  n'a  pas  d'inconvénients.  On  n'a  pas  besoin  de  soutenir 
son  costume  par  des  actes  ou  même  par  des  paroles. 

Ce  ne  .serait  pas  amusant,  voyez-vous,  d'avoir  les  habits  des   héros  s'il  fallait 
aussi  en  avoir  le  cœur.  Le  cœur  des  héros  est  déchiré  de  toutes  sortes  de  façons.  Ils 


LE     BAL     COSTUMÉ.  n 

sont,  pour  la  plupart,  illustres  par  leurs  malheurs.  S'ils  avaient  vécu  heureux,  on  ne 
les  connaîtrait  pas.  Mérope  n'avait  pas  envie  de  danser.  Pyrrhus  fut  tué  méchamment 
par  Oreste  au  moment  où  il  allait  se  marier,  et  l'innocente  Zaïre  périt  de  la  main  du 
Turc,  son  ami,  qui  pourtant  était  un  Turc  philosophe.  Quant  à  Biaise  et  Babette,  la 
chanson  dit  qu'ils  ont  des  chagrins  d'amour  qui  durent  éternellement. 

Vous  nommerai-je  Pierrot  et  Scapin?  Vous  savez  comme  moi  que  ce  sont  des 
fripons  et  qu'on  leur  tira  plus  d'une  fois  l'oreille.  Non!  la  gloire  coûte  '.rop  cher, 
même  la  gloire  d'Arlequin.  Au  contraire,  il  est  bien  doux  d'être  des  petits  garçons 


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et  des  fillettes  et  d'avoir  l'air  d'être  des  personnages.  C'est  pourquoi  il  n'y  a  pas  de 
plaisir  qui  vaille  celui  d'un  bal  travesti,  quand  les  costumes  sont  assez  magnifiques. 
On  se  sent  brave  rien  qu'à  les  porter.  Voyez  aussi  comme  tous  ces  gentils  compa- 
gnons portent  bien  leurs  plumes  et  leurs  manteaux;  qu'ils  ont  l'air  galant  et  fier, 
qu'ils  ont  bonne  mine  et  qu'ils  ont  bien  les  grâces  du  bon  vieux  temps. 

Sur  l'estrade,  dans  l'endroit  que  vous  ne  voyez  pas,  les  musiciens,  tristes  et 
doux,  accordent  leurs  violons.  Un  quadrille  de  grand  style  est  ouvert  sur  leur  pupitre. 
Ils  vont  attaquer  le  morceau.  Aux  premiers  accords  nos  héros  et  nos  masques  vont 
entrer  en  danse. 


L'ECOLE 


Je  proclame  l'école  de  Mademoiselle  Genseigne  la  meilleure  école  de  filles  qu'i' 
y  ait  au  monde.  Je  déclare  mécréants  et  médisants  ceux  qui  croiront  et  diront  le 
contraire.  Toutes  les  élèves  de  Mademoiselle  Genseigne  sont  sages  et  appliquées, 
et  il  n'y  a  rien  de  si  plaisant  à  voir  que  leurs  petites  personnes  immobiles  et  leurs 

„   têies   toutes    droites.    On    dirait   autant  de 

petites  bouteilles  dans  lesquelles  Mademoi- 
selle Genseigne  verse  de  la  science. 


Mademoiselle  Genseigne  est  assise  toute  droite  dans  sa  haute  chaire.  Elle  est 
grave  et  douce;  ses  bandeaux  plats  et  sa  pèlerine  noire  inspirent  le  respect  et  la 
sympathie. 

Mademoiselle  Genseigne,  qui  est  très  savante,  apprend  le  calcul  à  ses  petite? 
élèves.  Elle  dit  k  Rose  Benoît  : 

«  Rose  Bcr.oît,  ?i  de  douze  je  retiens  quatre,  combien  me  reste-t-il? 

—  Quatre!  »  répond  Rose  Benoît. 

Mademoiselle  Genseigne  n'est  pas  satisfaite  de  cette  réponse. 

«  ht  vous,  Êmmeline  Capel,  si  de  douze  je  retiens  quatre,  combien  me 
reste-t-il  ? 


L'ECOLE.  13 

—  Huit  »,  répond  Emmeline  Capel. 

«  Vous  entendez,  Rose  Benoît,  il  me  reste  huit  »,  ajoute  Mademoiselle  Genseigne. 

Rose  Benoît  tombe  dans  une  rêverie  profonde.  Elle  entend  qu'il  reste  huit  à 
Mademoiselle  Genseigne,  mais  elle  ne  sait  pas  si  c'est  huit  chapeaux  ou  huit  mou- 
choirs, ou  bien  encore  huit  pommes  ou  huit  plumes.  Il  y  a  bien  longtemps  que 
cette  idée  la  tourmente.  Elle  ne  comprend  rien  à  l'arithmétique. 

Au  contraire,  elle  est  très  savante  en  histoire  sainte.  Mademoiselle  Genseigne  n'a 
pas  une  seule  élève  capable  de  décriîe  le  Paradis  terrestre  et  TArche  de  Noé  comme  fait 
Rose  Benoît.  Rose  Benoît  connaît  toutes  les  fleurs  du  Paradis  et  tous  les  animaux  de 
l'Arche.  Elle  sait  autant  de  fables  que  Mademoiselle  Genseigne  elle-même.  Elle  sait 
tous  les  discours  du  Corbeau  et  du  Renard,  de  l'Ane  et  du  Petit  Chien,  du  Coq  et 
de  la  Poule.  Elle  n'est  pas  surprise  d'entendre  dire  que  les  animaux  parlaient  autrefois. 
Elle  serait  plutôt  surprise  si  on  lui  disait 
qu'ils  ne  parlent  plus.  Elle  est  bien  siire 
d'entendre  le  langage  de  son  gros  chien 
Tom  et  de  son  petit  serin  Cuip.  Elle  a  rai- 
son :  les  animaux  ont  toujours  parlé  et  ils 
parlent  encore;  mais  ils  ne  parlent  qu'à  leurs 
amis.  Rose  Benoît  les  aime  et  ils  l'aiment. 
C'est  pour  cela  qu'elle  les  comprend.  Pour 
s'entendre,  il  n'est  tel  que  de  s'aimer. 

Aujourd'hui,   Rose   Benoît  a  récité  sa 
leçon  sans  faute.   Elle  a   un  bon  point.  Emmeline  Capel  a  reçu  aussi  un  bon  po  nt 
pour  avoir  bien  su  sa  leçon  d'arithmétique. 

Au  sortir  de  la  classe,  elle  a  dit  à  sa  maman  qu'elle  avait  un  bon  point.  Et 
elle  a  ajouté  : 

«  Un  bon  point,  à  quoi  ça  sert,  dis,   maman  ? 

—  Un  bon  point  ne  sert  à  rien,  a  répondu  la  marhan  d'Emmeline.  C'est 
justement  pour  cela  qu'on  doit  être  fier  de  le  recevoir.  Tu  sauras  un  iour, 
mon  enfant,  que  les  récompenses  les  plus  estimées  sont  celles  qui  donnent  de 
l'honneur  sans  profit.  » 


î 


MARIE 


Les  petites  filles  ont  un  désir  naturel  de  cueillir  aes  Heurs  et  des  étoiles.  Mais 
les  étoiles  ne  se  laissent  point  cueillir  et  elles  enseignent  aux  petites  filles  qu'il  y  a  en 
ce  monde  des  désirs  qui  ne  sont  jamais  contentés.  Mademoiselle  Marie  s'en  est  allée 
dans  le  parc;  elle  a  rencontré  une  corbeille  d'hortensias  et  elle  a  connu  que  les  fleurs 
d'hortensia  étaient  belles;  c'est  pourquoi  elle  en  a  cueilli  une.  C'était  très  difTicile  : 


,  '■•^i'îta^j*:'S^».''/v*; 


'J>*u 


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elle  a  tiré  la  plante  a  deux  imains  et  elle  a  couru  grand  risque  de  tomber  sur  soit 
derrière  quand  la  tige  s'est  rompue.  Elle  est  contente  et  fière  de  ce  qu'elle  a  fait. 
Mais  la  nourrice  l'a  vue.  Elle  gronde,  elle  s'élance,  elle  saisit  Mademoiselle  Marie  par 
le  bras,  elle  la  met  en  pénitence,  non  dans  le  cabinet  noir,  mais  sous  un  grand 
marronnier,  à  l'ombre  d'un  vaste  parasol  japonais. 

Là,   Mademoiselle  Marie,   surprise,   étonnée,   est   assise  et  songe.   Sa  fleur  à 


^% . 


/ 


L\  JliUNE  PENITENTE,  IMMOBILE  SOLS  SOM 
DAIS  ÉCLATANT.  REGARDE  AUTOUR  JVELLE  ET 
VOIT  LE  CIEL  ET  LA  TERRE.  C'EST  GRAND  LE 
CIEL  ET  LA  TERRE  ET  CELA  PEUT  AMUSER 
QUELQUE  TEMPS  UNE  PETITE  FILLE.  MAIS  SA 
FLEUR  D  HORTENSIA  L'OCCUPE  PLUS  QUE  TOUT 
LE  RESTE. 


-43M 


Marie.  15 

la  main,  elle  a  l'air,  sous  l'ombrelle  qui  rayonne  autour  d'elle,  d'une  petite  idole 
étrange. 

La  nourrice  a  dit  :  «  Marie,  j>  vous  détends  de  porter  cette  fleur  à  votre  bouche. 
Si  vous  désobéissez,  votre  petit  chien  Toto  vous  mangera  les  oreilles.  »  Ayant  ainsi 
parlé,  elle  s'éloigne. 

La  jeune  pénitente,  immobile  sous  son  dais  éclatant,  regarde  autour  d'elle  et  voit 
le  ciel  et  la  terre.  C'est  grand  le  ciel  et  la  terre,  et  cela  peut  amuser  quelque  temps 
une  petite  fille.  Mais  sa  fleur  d'hortensia  l'occupe  plus  que  tout  le  reste.  Elle  songe  : 
«  Une  fleur,  cela  doit  sentir  bon  !  »  Et  elle  approche  de  son  nez  cette  belle  boule  d'un 
rose  trempé  de  bleu;  elle  essaye  de  sentir,  mais  elle  ne  sent  rien.  Elle  n'est  pas  bien 


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habile  à  respirer  les  parfums  :  il  y  a  peu  de  temps  encore,  elle  soufflait  sur  les  roses 
au  lieu  de  les  respirer.  11  ne  faut  pas  se  moquer  d'elle  pour  cela  :  on  ne  peut  tout 
apprendre  à  la  fois.  D'ailleurs  aurait-elle,  comme  sa  maman,  l'odorat  subtil,  qu'elle 
ne  sentirait  rien.  La  fleur  d'hortensia  n'a  pas  d'odeur  :  c'est  pourquoi  elle  I-^sse, 
malgré  sa  beauté.  Mais  Mademoiselle  Marie  se  prend  à  songer  :  «  Cette  fleur,  elle 
est  peut-être  en  sucre.  »  Alors  elle  ouvre  la  bouche  toute  grande  et  va  porter  la 
fleur  à  ses  lèvres. 

Un  cri  retentit  :  Ouapi 

C'est  le  peti  chien  Toto  qui,  s'élançant  par-dessus  une  bordure  de  géraniums, 
vient  se  poser,  les  oreilles  toutes  droites,  devant  Mademoiselle  Marie,  et  darde  sur 
elle  le  regard  de  ses  yeux  vifs  et  ronds. 


LA   FLUTE   DE  PAN 


Trois  enfants  du  même  village,  Pierre,  Jacques  et  Jean,  sont  debout  et  regardent. 
Rangés  côte  à  côte,  ils  forment  ensemble  l'image  d'une  flûte  de  Pan  qui  n'aurait  que 
trois  tuyaux.  Pierre,  qui  est  à  gauche,  est  un  grand  garçcn;  Jean,  qui  est  à  droite,  est 
petit;  Jacques,  qui  se  tient  entre  les  deux,  peut  se  croire  grand  ou  petit,  selon  qu'il 
reg.-^rde  son  voisin  de  gauclie  ou  son  voisin  de  droite.  C'est  une  situation  sur  laquelle 


je  vous  prie  de  méditer,  car  c'est  la  vôtre,  c'est  la  mienne,  c'est  celle  de  tout  le 
monde.  Chacun  de  nous,  tout  ainsi  que  Jacques,  s'estime  grand  ou  petit  selon  que 
la  taille  de  ses  voisins  est  haute  ou  basse. 

C'est  pourquoi  il  est  vrai  de  dire  que  Jacques  n'est  ni  grand  ni  petit,  et  il  est 
vrai  aussi  de  dire  qu'il  est  grand  et  qu'il  est  petit.  Il  est  ce  qu'il  plaît  à  Dieu  qu'il 
soit.  Pour  nous,  c'est  le  moyen  tuyau  de  notre  vivante  flûte  de  Pan. 


N 


TROIS  ENFANTS  DU  MÊME"  VILLAGE, 
TROIS  CAMARADES,  PIERRE,  JACQUES  ET 
JEAN,  SONT  DEBOUT  ET  REGARDENT... 
RANGÉS  COTE  A  COTE,  ILS  FORMENT 
ENSEMBLE  L'IMAGE  D'UNE  FLUTE  DE  PAN 
QUI  N'AURAIT  QUE  TROIS  TUYAUX. 


Bjvi, 


LA     FLUTE     DE     PAN. 


17 


Mais  que  fait-il  et  que  font  ses  deux  camarades?  Ils  regardent.  Ils  regardent 
tous  trois.  Quoi?  Une  chose  à  l'horizon  disparue,  une  chose  qu'on  ne  voit  plus 
et  qu'ils  voient  encore,  une  chose  dont  ils  restent  éblouis.  Le  petit  Jean  en  oublie 
le  fouet  de  peau  d'anguille  qui  naguère  faisait,  dans  ses  mains,  tourner  sans  relâche 
le  sabot  de  bois  sur  la  poussière  des  routes.  Pierre  et  Jacques,  les  mains  derrière 
le  dos,  demeurent  stupides. 

Ce  qu'ils  ont  vu  tous  trois,  c'est  la  voiture  d'un  camelot,  une  voiture  à  bras  qui 
s'est  arrêtée  dans  la  rue  du  village. 

Le  camelot  a  tiré  la  toile  cirée  qui  la  recouvrait,  et  aussitôt  des  couteaux,  des 
ciseaux,  de  petits  fusils,  des  pantins,  des  soldats  de  bois  et  de  plomb,  des  flacons 
d'odeurs,  des  pains  de  savon,  des  images  peintes,  mille  choses  éclatantes  ont  réjoui 


les  regards  des  hommes,  des  femmes  et  des  enfants.  Les  servantes  de  la  ferme  et  du 
moulin  en  ont  pâli  de  désir;  Pierre  et  Jacques  en  ont  rougi  de  joie.  Le  petit  Jean  en  a 
tiré  la  langue.  Tout  ce  qui  était  dans  cette  voiture  leur  semblait  précieux  et  beau. 
Mais  les  objets  qui  leur  semblaient  les  plus  désirables,  c'étaient  les  objets  inconnus, 
dont  ils  ne  pouvaient  comprendre  ni  le  sens  ni  l'usage.  C'étaient,  par  exemple,  les 
boules  polies  comme  des  miroirs  qui  reflétaient  leurs  visages  avec  des  déformations 
risibles.  C'étaient  les  images  d'Épinal,  couvertes  de  figures  plus  vives  que  les  figures 
naturelles;  c'étaient  les  étuis  et  les  boîtes  contenant  des  choses  inimaginables. 

Les  femmes  ont  fait  emplette  de  guimpes  et  de  dentelles  au  mètre,  et  le 
camelot  a  roulé  de  nouveau  la  toile  cirée  noire  sur  les  richesses  de  la  voiture;  et, 
tirant  la  bricole,  il  s'en  est  allé  par  la  route;  et  maintenant  voiture  et  voiturier  sont 
disparus  derrière  l'horizon. 


L'ÉCURIE   DE   ROGER 


C'est  un  grand  souci  qu'une  écurie.  Le  cheval  est  un  animal  délicat,  qui  exige 
mille  soins.  Demandez  plutôt  à  Roger. 

En  ce  moment  il  panse  son  bel  alezan,  qui  serait  la  perle  des  chevaux  de  bois, 
la  fleur  des  haras  de  la  Forêt-Noire,  s'il  n'avait  perdu  la  moitié  de  sa  queue  à  la 

bataille.  C'est   pour  Roger    une   question  de       . 

savoir   si   les    queues   des    chevaux   de   bois 
repoussent. 


Après  les  avoir  pansés  en  idée,  Roger  donne  à  ses  chevaux  une  avoine 
imaginaire.  C'est  ainsi  qu'il  convient  de  nourrir  ces  menus  fantômes  de  bois  qui 
promènent  les  petits  garçons  à  travers  le  pays  des  rêves. 

Voilà  Roger  parti  pour  la  promenade.  11  a  monté  son  cheval.  Bien  que  la  pauvre 
bête  n'ait  plus  d'oreilles  et  que  sa  crinière  ressemble  à  un  vieux  peigne  ébréché,  Roger 
faime   Pourquoi?  On  ne  saurait  le  dire.  Ce  cheval  rouge,  c'est  le  cadeau  d'un  pauvre 


L'ÉCURIE     DE     ROGER„ 


19 


homme.  Et  peut-être  y  a-t-il  dans  les  présents  des  pauvres  une  grâce  secrète.  Sou- 
venez-vous du  Dieu  qui  bénit  l'offrande  de  la  veuve. 

Roger  est  parti.  Il  est  bien  loin.  Les  fleurs  du  tapis  lui  semblent  les  fleurs  des 
tropiques.  Bon   voyage,   petit   Roger!   Puisse  __    _ 

votre  dada  vous  conduire  heureusement  par  le 
monde  1    Puissiez-vous    n'en    avoir 


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j?mais  de  plus  dangereux!  Petits  et  grands,  nous  chevauchons  tous  le  nôtre!  Qui 
n'a  pas  son  dada? 

Les  dadas  des  hommes  courent  comme  des  fous  sur  tous  les  chemins  de  la  vie; 
l'un  vole  à  la  gloire,  l'autre  au  plaisir;  beaucoup  sautent  dans  les  précipices  et  cassent 
les  reins  à  leur  cavalier.  Je  vous  souhaite,  petit  Roger,  d'enfourcher,  quand  vous 
serez  grand,  deux  dadas  qui  vous  mèneront  toujours  dans  le  droit  chemin  :  l'un  est 
vif,  l'autre  est  doux;  ils  sont  beaux  tous  deux  :  l'un  se  nomme  Courage  et  l'autre 
Bonté. 


LE   COURAGH 


Louison  et  Frédéric  s'en  vont  à  l'école,  par  la  rue  du  village.  Le  soleil  rit  et  (es 
deux  enfants  chantent  ils  chantent  con-ime  le  rossignol,  parce  qu'ils  ont  comme  lui  le 
cœur  gai.  ils  chantent  une  vieille  chanson  qu'ont  chantée  leurs  grand'mères  quand 
elles  étaient  des  petites  filles  et  que  chanteront  un  jour  les  enfants  de  leurs  enfants; 
I  —     car  les  chansons  sont  de  frêles  immor- 

telles, elles  volent  de  lèvre  en  lèvre  à  tra- 
vers les  âges.  Les  lèvres,  un  jour  décolo- 
rées, se  taisent  les  unes  après  les  autres, 
et  la  chanson  vole  toujours.  Il  y  a  des 
chansons  qui  nous  viennent  du  temps 
oij  tous  les  hommes  étaient  bergers  et 
toutes  les  femmes  bergères.  C'est  pour- 
quoi elles  ne  parlent  que  de  moutons  et 
de  loups. 

Louison  et   Frédéric    chantent;    leur 
bouche  est  ronde  comme  une  fleur  et  leur 
chanson  s'élance,  aigrelette  et  claire,  dans  l'air  matinal.  Mais  voici  que  soudain  le  son 
hésite  dans  le  gosier  de  Frédéric. 

Quelle  puissance  invisible  a  donc  étranglé  la  chanson  dans  la  gorge  de  l'écolier? 
—  C'est  la  peur.  Chaque  jour,  il  rencontre  fatalement  au  bout  de  la  rue  du  village  le 
chien  du  charcutier,  et  chaque  jour  il  sent  à  cette  vue  son  cœur  se  serrer  et  ses 
jambes  mollir.  Pourtant  le  chien  du  charcutier  né  l'attaque  ni  ne  menace.  Il  est  paisi- 
blement assis  sur  le  seuil  de  la  boutique  de  son  maître.  Mais  il  est  noir,  il  a  l'oeil  fixe 


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ILS  CHANTENT  COMME  LE 
ROSSIGNOL  PARCE  QU'ILS  ONT 
COMME  LUI  LE  CŒUR  GAL 

ILS  CHANTENT  UNE  VIEILLE 
CHANSON  QU'ONT  CHANTÉE 
LEURS  GRANDxMÈRES  QUAND 
ELLES  É'IAIENT  DES  PETITES 
FILLES,  ET  QUE  CHANTERONP 
UXJOL^R  LES  ENFANTS  DE  LEURS 
ENFANTS,  CAR  LES  CHANSONS 
SONT  DE  FRÊLES  IMMORTELLES, 
ELLES  VOLENT  DE  LÈVRE  EN 
LÈVRE  A  TRAVERS  LES  AGES. 


LE     COURAGE.  21 

et  sanglant;  aes  dents  aiguës  et  blanches  lui  sortent  des  babouin^s.  Il  est  effrayant. 
Et  puis  il  repose  au  milieu  de  chair  à  pâté  et  de  hachis  de  toute  sorte.  Il  en  semble 
plus  terrible.  On  sait  bien  que  ce  n'est  pas  lui  qui  a  fait  tout  ce  cainage,  mais  il  y 
règne.  C'est  une  bête  farouche  que  le  chien  du  charcutier.  Aussi,  du  plus  loin  que 
Frédéric  aperçoit  l'animal  sur  le  seuil,  il  saisit  une  grosse  pierre,  à  l'exemple  des 
hommes  qu'il  a  vus  ^'armer  de  la  sorte  contre  les  chiens  hargneux,  et  il  va  rasant  le 
mur  opposé  à  la  maison  du  charcutier. 

Cette   fois   encore   il   en   a  usé   pareillement.    Louison   s'est  moquée  de   lui. 

Elle  ne  lui  a  tenu  aucun  de — ■ — ■ 


ces  propos  violents  auxquels  on 
répond  d'ordinaire  par  des  pro- 
pos   plus   violents   encore.   Non, 


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elle  ne  lui  a  rien  dit  :  elle  n'a  pas  cessé  de  cnanter.  Mais  elle  a  changé  de  voix  et  elle 
s'est  mise  à  chanter  d'un  ton  si  railleur,  que  Frédéric  en  a  rougi  jusqu'aux  oreilles. 
Alors  il  se  fit  un  grand  travail  dans  sa  petite  tête.  Il  comprit  qu'il  faut  craindre  la 
honte  plus  encore  que  le  danger.  Et  il  eut  peur  d'avoir  peur. 

Aussi,  quand,  au  sortir  de  l'école,  il  revit  le  chien  du  charcutier,  il  passa  fière- 
ment devant  l'animal  étonné. 

L'histoire  ajoute  qu'il  regarda  du  coin  de  l'oeil  si  Louison  ne  le  voyait  pas.  Il  est 
bien  vrai  de  dire  que,  s'il  n'y  avait  ni  dames  ni  demoiselles  au  monde,  les  hommes 
seraient  moins  braves. 


LE  JOUR   DE  CATHERINE 


Il  est  cinq  heures.  Mademoiselle  Catherine  reçoit  ses  poupées.  C'est  son  jour. 
Les  poupées  ne  parlent  pas  :  le  petit  Génie  qui  leur  donna  le  sourire  leur  refusa  la 
parole.  Il  agit  ainsi  pour  le  bien  du  monde  :  si  les  poupées  parlaient,  on  n'entendrait 
qu'elles.  Pourtant  le  cercle  est  animé.  Mademoiselle  Catherine  parle  pour  ses  visiteuses 
aussi  bien  que  pour  elle-même;  elle  fait  les  demandes  et  les  réponses. 

«  Comment  allez-vous,  madame?  —  Très  bien,  madame.  Je  me  suis  cassé  le 


iiiiii«ii't'g?^sfs»iJMi^ 


bras  hier  matin  en  allant  acheter  des  gâteaux.  Mais  c'est  guéri.  —  Ah!  tant  mieux! 
—  Et  comment  va  votre  petite?  —  Elle  a  la  coqueluche.  —  Ah!  quel  malheur!  Elle 
tousse?  —  Non,  c'est  une  coqueluche  qui  ne  tousse  pas  —  Vous  savez,  madame, 
j'ai  encore  eu  deux  enfants  la  semaine  dernière.  —  Vraiment?  Cela  fait  quatre.  — 
Quatre  ou  cinq,  je  ne  sais  plus.  Quand  on  en  a  tant,  on  s'embrouille.  —  Vous  avez 
une  bien  jolie  toilette.  —  Ohl  j'en  ai  de  bien  plus  belles  encore  à  la  maison.  — 


LE    JOUR    DE    CATHERINE.  2^ 

Allez-vous  au  théâtre?  —  Tous  les  soirs.  J'étais  hier  à  l'Opéra;  mais  Polichinelle 
n'a  pas  joué,  parce  que  le  loup  l'avait  mangé.  —  Moi,  ma  chère,  je  vais  au  bal  tous 
les  jours.  —  C'est  bien  amusant.  —  Oui,  je  mets  une  robe  bleue  et  je  danse  avec 
des  jeunes  gens,  tout  ce  qu'il  y  a  de  mieux,  des  généraux,  des  princes,  des  confi- 
seurs. —  Vous  êtes  jolie  comme  un  coeur  aujourd'hui,  ma  mignonne.  —  C'est 
le  printemps.  —  Oui,  mais  quel  dommage  qu'il  neige!  —  Moi,  j'aime  la  neige, 
parce  qu'elle  est  blanche.  —  Oh!  il  y  a  de  la  neige  noire.  —  Oui,  mais  c'est  la 
vilaine  neige.  » 

Voilà  une  belle  conversation;  Mademoiselle  Catherine  la  soutient  avec  agilité,  je 


lui  ferai  pourtant  un  reproche  :  elle  cause  sans  cesse  avec  la  même  visiteuse  qui  est 
jolie  et  qui  a  une  belle  robe.  Elle  a  tort.  Une  bonne  maîtresse  de  maison  est  également 
affable  avec  toutes  les  invitées.  Elle  les  traite  toutes  avec  sollicitude  et,  si  elle  peut 
montrer  quelque  préférence,  ce  n'est  qu'aux  plus  modestes  et  aux  moins  heureuses. 
Il  faut  flatter  le  malheur  :  c'est  la  seule  flatterie  qui  soit  permise.  Mais  Catherine  l'a 
compris  d'elle-même.  Elle  a  deviné  la  vraie  politesse  :  c'est  le  cœur  qui  l'inspire. 
Elle  sert  le  thé  à  ses  hôtesses  et  elle  n'en  oublie  aucune.  Elle  insiste  au  contraire 
auprès  des  poupées  qu'elle  sait  pauvres,  malheureuses  et  timides,  pour  qu'elles 
prennent  des  petits  gâteaux  invisibles  et  des  sandwichs  faits  avec  des  dominos. 
Catherine  aura  un  jour  un  salon  où  fleurira  la  vieille  politesse  française. 


LES   PETITS  LOUPS   DE  MER 


Ce  sont  des  petits  matelots,  de  vrais  petits  loups  de  mer.  Voyez-les  :  ils 
tiennent  leurs  bérets  enfoncés  jusqu'au  cou,  pour  que  le  vent  plein  d'embruns,  qui 
souffle  de  la  mer,  ne  déchire  pas  leurs  oreilles  de  ses  gémissements  terribles.  Ils 
portent,  contre  le  froid  et  l'humidité,  des  habits  de  grosse  laine.  Leur  vareuse  et 
leur  culotte  rapiécées  ont  servi  à  leurs  aînés.  Leurs  vêtements  furent  taillés  dans 


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de  vieux  vêtements  paternels.  Leur  âme  aussi  est  de  la  même  étoffe  que  l'âme  de 
leur  père  :  elle  est  simple,  courageuse  et  patiente.  Dès  qu'ils  furent  au  monde,  ils 
eurent  le  cœur  naïf  et  grand.  Qui  le  leur  fit  tel?  Après  Dieu  et  leurs  parents,  c'est 
l'Océan.  L'Océan  donne  aux  matelots  le  courage  en  leur  donnant  le  danger.  C'est 
un  rude  bienfaiteur. 

Voilà  pourquoi  nos  petits  matelots  portent  dans  leur  cœur  d'enfant  des  senti- 


LES     PETITS     LOUPS     DE     MER.  25 

ments  de  vieux  braves.  Penchés  sur  le  parapet  de  l'estacade,  ils  regardent  le  large.  Us 
n'y  voient  pas  seulement  la  ligne  bleue  qui  marque  les  confins  légers  de  la  mer  et  du 
ciel.  La  mer  n'amuse  pas  leurs  yeux  par  ses  couleurs  fines  et  changeantes,  ni  le  ciel 
par  les  tlgures  colossales  et  bizarres  de  ses  nuages.  Ce  qu'ils  voient  en  regardant  le 
large,  c'est  quelque  chose  de  plus  touchant  que  la  teinte  des  eaux  et  la  figure  des 
nuées  :  c'est  une  idée  d'amour.  Ils  épient  les  barques  qui  s'en  sont  allées  à  la  pêche 
et  qui  vont  reparaître  à  l'horizon,  amenant,  avec  la  crevette  à  pleins  bords,  l'onde,  le 


frère  aîné  et  le  père.  La  petite  flottille  va  montrer  bientôt  là-bas,  entre  l'Océan  et 
le  ciel  du  bon  Dieu,  sa  toile  blanche  ou  bise.  Aujourd'hui  le  ciel  est  pur,  la  mer 
tranquille;  le  flot  pousse  doucement  les  pêcheurs  à  la  côte.  Mais  lOcéan  est 
un  vieillard  changeant,  qui  prend  toutes  les  formes  et  chante  sur  tous  les  tons. 
Aujourd'hui  il  rit;  demain  il  grondera  dans  la  nuit  sous  sa  barbe  d'écume.  Il  fait 
chavirer  les  barques  les  plus  agiles,  qui  pourtant  ont  été  bénies  par  le  prêtre,  au 
chant  du  Te  Deum;  il  noie  les  patrons  les  plus  habiles  et  c'est  par  sa  faute  qu'on 
voit,  dans  le  village,  devant  les  portes  où  sèchent  les  chaluts  auprès  des  paniers, 
tant  de  femmes  coiffées  du  béguin  noir  des  veuves. 


FIN 


IMPRIMERIE    KAPP,    PARIS-VANVES 


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