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Full text of "Notre-Dame de Paris"

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in  2010  witii,  funding  from 

Ùniversity  of  Ottawa 


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NOTRE-DAME 


DE  PARIS. 


TOME     PREMIER. 


J.  p.  MELINE,  LIBRAIRE-ÉDITEUU.- 


1837 


NOTE 


AJOUTÉE    A    LA    HUITIÈME    ÉDITION. 


C'est  par  erreur  qu'on  a  annoncé  cette  édition  comme 
devant  être  augmentée  de  plusieurs  chapitres  nou- 
veaux. Il  fallait  dii-e  inédits.  En  effet,  si  par  nouveaux 
on  entend  nouvellement  faits,  les  chapitres  ajoutes  à 
cette  édition  ne  sont  pas  nouveaux.  Ils  ont  été  écrits 
en  même  temps  que  le  reste  de  l'ouvrage  5  ils  datent  de 
la  même  époque,  et  sont  venus  de  la  même  pensée  ;  ils 
ont  toujours  fait  partie  du  manuscrit  de  Notre-Dame 
de  Paris.  Il  y  a  plus,  l'auteur  ne  comprendrait  pas 
qu'on  ajoutât  après  coup  des  développements  nouveaux 
à  un  ouvrage  de  ce  genre.  Cela  ne  se  fait  pas  à  volonté. 
Un  roman,  selon  lui,  naît,  d'une  façon  en  quelque  sorte 
nécessaire,  avec  tous  ses  chapitres  5  un  drame  nait  avec 
toutes  ses  scènes.  Ne  croyez  pas  qu'il  y  ait  rien  d'arbi- 
traire dans  le  nombre  de  parties  dont  se  compose  te 
tout,  ce  mystérieux  microcosme  que  vous  appelez 
drame  ou  roman.  La  greffe  et  la  soudure  prennent  mal 

1       NOTBE-nAMK  DE  PAUIS.  1 


—  (î  — 

sur  lies  œuvres  de  celte  nature,  qui  doivent  jaillir  d'un 
seul  jet  et  rester  telles  quelles.  Une  fois  la  chose  faite, 
ne  vous  ravisez  pas,  n'y  retouchez  plus.  Une  fois  que 
le  livre  est  publié,  une  fois  que  le  sexe  de  l'œuvre,  virile 
ou  non,  a  été  reconnu  et  proclamé,  une  fois  que  l'enfant 
a  poussé  son  premier  cri,  il  est  né,  le  voilà,  il  est  ainsi 
fait,  père  ni  mère  n'y  peuvent  plus  rien,  il  appartient 
à  l'air  et  au  soleil,  laissez-le  vivre  ou  mourir  comme  il 
est.  Votre  livre  est-il  manque?  tant  pis.  N'ajoutez  pas 
de  chapitres  à  un  livre  manqué.  Il  est  incomplet?  il 
fallait  le  compléter  en  l'engendrant.  Votre  arbre  est 
noué?  vous  ne  le  redresserez  pas.  Votre  roman  est 
phthisique?  votre  roman  n'est  pas  viable?  vous  ne  lui 
rendiez  pas  le  souffle  qui  lui  manque.  Votre  drame  est 
né  boiteux?  Croyez-moi,  ne  lui  mettez  pas  de  jambes 
de  bois. 

L'auteur  attache  donc  un  prix  particulier  à  ce  que  le 
public  sache  bien  que  les  chapitres  ajoutés  ici  n'ont 
pas  été  faits  exprès  pour  cette  réimpression.  S'ils  n'ont 
pas  été  publiés  dans  les  précédentes  éditions  du  livre, 
c'est  par  une  raison  bien  simple,  A  l'époque  où  Notre- 
Dame  de  Paria  s'imprimait  pour  la  première  fois,  le 
dossier  qui  contenait  ces  trois  chapitres  s'égara.  Il  fal- 
lait ou  les  récrire  ou  s'en  passer.  L'auteur  considéra 
que  les  deux  seuls  de  ces  chapitres  qui  eussent  quelque 
importance  par  leur  étendue,  étaient  des  chapitres 
d'art  et  d'histoire,  qui  n'entamaient  en  rien  le  fond  du 
drame  et  du  roman;  que  le  public  ne  s'apercevrait  pas 
de  leur  disparition,  et  qu'il  serait  seul,  lui  auteur,  dans 
le  secret  de  cette  lacune.  Il  prit  le  parti  de  passer  ou- 
tre. Et  puis,  s'il  faut  tout  avouer,  sa  paresse  recula 
devant  la  tâche  de  récrire  trois  chapitres  perdus.  Il 
eût  trouvé  plus  court  de  faire  un  nouveau  roman. 

Aujourd'hui,  les  chapitres  se  sont  retrouvés,  et  il  sai- 
sit la  première  occasion  de  les  remettre  à  leur  place. 

Voici  donc  maintenant  son  œuvre  entière,  telle  qu'il 


Ta  rèvéc,  telle  qu'il  l'a  faite,  bonne  ou  mauvaise. 
Me  ou  IVafîile,  mais  telle  (lu'il  la  veut. 


qu 


Sans  doute  ees  chapitres  retrouvés  auront,  peu  <lc 
\  aleur  aux  yeux  des  personnes,  d'ailleurs  fort  judicieu- 
ses, qui  n'ont  cherché  dans  Notre-Dame  de  Paris  que 
le  drame,  que  le  roman.  Mais  il  est  peut-être  d'autres 
lecteurs  qui  n'ont  pas  trouvé  inutile  d'étudier  la  pen- 
sée d'esthétique  et  de  philosophie  cachée  dans  ce  livre; 
(jui  ont  bien  voulu,  en  lisant  Notre-Dame  de  Paris,  se 
plaire  à  démêler  sous  le  roman  autre  chose  que  le  ro- 
man, et  à  suivre,  qu'on  nous  passe  ces  expressions  un 
peu  ambitieuses,  le  système  de  l'historien  et  le  but  de 
l'artiste  à  travers  la  création  telle  quelle  du  poète. 

C'est  pour  ceux-là  surtout  que  les  chapitres  ajoutés 
à  cette  édition  compléteront  Notre-Dame  de  Paris,  en 
admettant  que  Notre-Dame  de  Paris  vaille  la  peine 
d'être  complétée. 

L'auteur  exprime  et  développe  dans  un  de  ces  chapi- 
tres, sur  la  décadence  actuelle  de  l'architecture  et  sur 
la  mort,  selon  lui,  aujourd'hui  presque  inévitable  de 
cet  art-roi,  une  opinion  malheureusement  bien  enraci- 
née chez  lui  et  bien  réfléchie.  Mais  il  sent  le  besoin  de 
dire  ici  qu'il  désire  vivement  que  Tavenir  lui  donne 
tort  un  jour.  Il  sait  que  l'art,  sous  toutes  ses  formes, 
peut  tout  espérer  des  nouvelles  générations  dont  on 
entend  sourdre  dans  nos  ateliers  le  génie  encore  en 
germe.  Le  grain  est  dans  le  sillon,  la  moisson  certaine- 
ment sera  belle.  Il  craint  seulemeirt,  et  l'on  pourra  voir 
pourquoi  au  tome  second  de  cette  édition,  que  la  sève 
iie  se  soit  retirée  de  ce  vieux  sol  de  l'architecture,  qui  a 
é!é  pendant  tant  de  siècles  le  meilleur  terrain  de  l'art. 

Cependant  il  y  a  aujourd'hui  dans  la  jeunesse  artiste 
tant  de  vie,  de  puissance,  et  pour  ainsi  dire  de  prédestina 
tion,  que  dans  nos  écoles  d'architecture  en  particulier, 
à  l'heure  qu'il  est,  les  professeurs,  qui  sont  détestables, 
iont  non-seulement  à  leui-  insu,  mais  même  tout  à  fait 


—  8  - 

inalfjré  eux,  des  élèves  qui  sont  excellents;  tout  au  re- 
bours lie  ce  potier  dont  parle  Horace,  lequel  méditait 
des  amphores  et  produisait  des  marmites.  Currit  rota, 
nrceus  exit. 

Mais  dans  tous  les  cas,  quel  que  soit  l'avenir  de  l'ar- 
chitecture, de  quelque  façon  que  nos  jeunes  architectes 
résolvent  un  jour  la  question  de  leur  art,  en  attendant 
les  monuments  nouveaux,  conservons  les  monuments 
anciens.  Inspirons,  s'il  est  possible,  à  la  nation  l'amour 
de  l'architecture  nationale.  C'est  là,  l'auteur  le  déclare, 
un  des  buts  principaux  de  sa  vie. 

Notre-Dame  de  Paris  a  peut-être  ouvert  quel(|ucs 
perspectives  vraies  sur  l'art  du  moyen  âge,  sur  cet  art 
merveilleux  jusqu'à  présent  inconnu  des  uns,  et,  ce  qui 
est  pire  encore,  méconnu  des  autres.  Mais  l'auteur  est 
bien  loin  de  considérer  comme  accomplie  la  tâche  qu'il 
s'est  volontairement  imposée.  Il  a  déjà  plaidé  dans  plus 
d'une  occasion  la  cause  de  notre  vieille  architecture,  il 
a  déjà  dénoncé  à  haute  voix  bien  des  profanations,  bien 
des  démolitions,  bien  des  impiétés.  Il  ne  se  lassera  pas. 
11  s'est  engagé  à  revenir  souvent  sur  ce  sujet.  Il  y  re- 
viendra. Il  sera  aussi  infatigable  à  défendre  nos  édifi- 
ces historiques  que  nos  iconoclastes  d'écoles  et  d'acadé- 
mies sont  acharnés  à  les  attaquer.  Car  c'est  une  chose 
allligeante  de  voir  en  quelles  mains  l'architecture  du 
moyen  âge  est  tombée,  et  de  quelle  façon  les  gâcheurs 
de  plâtre  d'à  présent  traitent  la  ruine  de  ce  grand  art. 
C'est  même  une  honte  pour  nous  auti'cs,  hommes  intel- 
ligents, qui  les  voyons  faire  et  qui  nous  nous  conten- 
tons de  les  huer.  Et  l'on  ne  parle  pas  ici  seulement  de 
ce  qui  se  passe  en  province,  mais  de  ce  qui  se  fait  à 
Paris,  à  notre  porte,  sous  nos  fenêtres,  dans  la  grande 
ville,  dans  la  ville  lettrée,  dans  la  cité  de  la  presse,  de 
la  parole,  de  la  pensée.  Nous  ne  pouvons  résister  au 
besoin  de  signaler,  pour  terminer  cette  note,  quelques- 
uns  de  ces  actes  de  vandalisme  qui  tous  les  jours  sont 


-  9  - 

projetés,  débattus,  commencés,  continués  et  menés  pai- 
siblement à  bien  sous  nos  yeux,  sous  les  yeux  du  public 
artiste  de  Paris,  face  à  face  avec  la  critique  que  tant 
d'audace  déconcerte.  On  vient  de  démolir  l'arche vêché, 
édifice  d'un  pauvre  {^oùt;  le  mal  n'est  pas  j^i'and,  mais 
tout  en  bloc  avec  l'archevèclié  ou  a  démoli  l'évèché, 
rare  débris  du  quatorzième  siècle,  que  l'architecte  dé- 
molisseur n'a  pas  su  distinj^uer  du  reste.  Il  a  arraché 
l'épi  avec  l'ivraie;  c'est  égal.  On  parle  de  raser  l'admi- 
rable chapelle  de  Vincennes,  pour  faire  avec  les  pierres 
je  ne  sais  quelle  fortification,  dont  Daumesnil  n'avait 
pourtant  pas  eu  besoin.  Tandis  qu'on  répare  à  grands 
frais  et  qu'on  restaure  le  Palais-Bourbon,  cette  masure, 
on  laisse  effondrer  par  les  coups  de  vent  de  l'équinoxe 
les  vitraux  magnifiques  de  la  Sainte-Chapelle.  Il  y  a, 
depuis  quelques  jours,  un  échafaudage  sur  la  tour  de 
Saint-Jacques  de  la  Boucherie  ;  et  un  de  ces  matins  la 
pioche  s'y  mettra.  Il  s'est  trouvé  un  maçon  pour  bâtir 
une  maisonnette  blanche  entre  les  vénérables  tours  du 
Palais  de  Justice.  Il  s'en  est  trouvé  un  autre  pour  châ- 
trer Saint-Germain-des-Prés ,  la  féodale  abbaye  aux 
trois  clochers.  Il  s'en  trouvera  un  autre,  n'en  doutez 
pas,  pour  jeter  bas  Saint-Germain-l'Auxerrois.  Tous 
ces  maçons-là  se  prétendent  architectes,  sont  payés  par 
la  préfecture  ou  les  menus,  et  ont  des  habits  verts. 
Tout  le  mal  que  le  faux  goût  peut  faire  au  vrai  goût, 
ils  le  font.  A  l'heure  où  nous  écrivons,  spectacle  déplo- 
rable !  l'un  d'eux  tient  les  Tuileries,  l'un  d'eux  balafre 
Philibert  Belorme  au  beau  milieu  du  visage,  et  ce  n'est 
pas,  certes,  un  des  médiocres  scandales  de  notre  temps, 
de  voir  avec  quelle  effronterie  la  lourde  architecture 
de  ce  monsieur  vient  s'épater  au  travers  d'une  des  plus 
délicates  façades  de  la  renaissance  ! 

Paris  ,  2  0  octobre  i832. 


n  y  a  quelques  aunôes  qu'en  visitant,  ou, 
])our  mieux  dire,  en  furetant  Noire-Dame,  l'au- 
Icurcle  ce  livre  trouva,  dans  un  recoin  obscur 
(!e  Tune  des  tours,  ce  mot  gravé  à  la  main  sur 
le  mur  : 

WN'AFKH. 

Ces  majuscules  grecques,  noires  de  vétusté  et 
assez  profondément  entaillées  dans  la  pierre,  je 
ne  sais  quels  signes  propres  à  la  calligraidiie 
gothique  empreints  dans  leurs  formes  et  dans 
leurs  attitudes  ,  comme  pour  révéler  que  c'était 
une  main  du  moyen  âge  qui  les  avait  écrites  là, 
surtout  le  sens  lugubre  et  fatal  qu'elles  renfer- 
ment, frappèrent  vivement  l'auteur. 

11  se  demanda ,  il  chercha  à  deviner  quelle 
pouvait  <^tre  l'âme  en  peine  qui  n'avait  pas  voulu 


quitter  ce  monde  sans  laisser  ce  stigmate  de 
crime  on  de  malheur  au  front  de  la  vieille  église. 

Depuis,  on  abadifjeonnc  ou  gratté  (je  ne  sais 
plus  lequel  )  le  mur,  et  l'inscription  a  disparu. 
Car  c'est  ainsi  qu'on  agit  depuis  tantôt  deux 
cents  ans  avec  les  merveilleuses  églisesdu  moyen 
âge.  Les  mutilations  leur  viennent  de  toutes 
parts,  du  dedans  comme  du  dehors.  Le  prêtre 
les  badigeonne  ,  l'architecte  les  gratte  ;  puis  le 
peuple  survient,  qui  les  démolit. 

Ainsi,  hormis  le  fragile  souvenir  que  lui  con- 
sacre ici  l'auteur  de  ce  livre  ,  il  ne  reste  plus 
rien  aujourd'hui  du  mot  mystérieux  gravé  dans 
la  sombre  tour  de  Notre-Dame,  rien  de  la  desti- 
née inconnue  qu'il  résumait  si  mélancolique- 
ment. L'homme  qui  a  écrit  ce  mot  sur  ce  mur 
s'est  effacé,  il  y  a  plusieurs  siècles,  du  milieu 
des  générations  ;  le  mot  s'est  à  son  tour  effacé 
du  mur  de  l'église  ,  l'église  elle-même  s'effacera 
bientôt  peut-être  de  la  terre. 

C'est  sur  ce  mot  qu'on  a  fait  ce  livre. 

Mars  1831. 


LIVRE  PREMIER. 


Ca  (Ôrûnb'  0ûllc. 


Il  y  a  aujourd'hui  trois  cent  quarante-huit  ans 
six  mois  et  dix-neuf  jours,  que  les  Parisiens  s'éveil- 
lèrent au  bruit  de  toutes  les  cloches  sonnant  à 
grande  volée  dans  la  triple  enceinte  de  la  Cité,  de 
l'Université  et  de  la  Ville. 

Ce  n'est  cependant  pas  un  jour  dont  l'histoire 
ait  gardé  souvenir,  que  le  6  janvier  1482.  Rien  de 
notable  dans  l'événement  qui  mettait  ainsi  en 
branle,  dès  le  matin,  les  cloches  et  les  bourgeois 
de  Paris.  Ce  n'était  ni  un  assaut  de  Picards  ou  de 
Bourguignons,  ni  une  châsse  menée  en  procession, 
ni  une  révolte  d'écoliers  dans  la  vigne  de  Laas,  ni 
une  entrée  de  notredit  très-redouté  seigneur  mon- 
sieur le  roi,  ni  même  une  belle  pendaison  de  lar- 
rons et  de  larronnesses  à  la  Justice  de  Paris.  Ce 


—  16  — 

n'était  pas  non  plus  la  survenue,  si  fréquente  au 
quinzième  siècle,  de  quelque  ambassade  chamar- 
rée et  empanachée.  Il  y  avait  à  peine  deux  jours 
que  la  dernière  cavalcade  de  ce  genre,  celle  des 
ambassadeurs  flamands  chargés  de  conclure  le 
mariage  entre  le  dauphin  et  Marguerite  de  Flandre, 
avait  fait  son  entrée  à  Paris,  au  grand  ennui  de 
monsieur  le  cardinal  de  Bourbon,  qui,  pour  plaire 
au  roi,  avait  dû  faire  bonne  mine  à  toute  cette 
rustique  cohue  de  bourgmestres  flamands,  et  les 
régaler,  en  son  hôtel  de  Bourbon,  d'une  moult 
belle  moralité,  sotie  et  farce,  tandis  qu'une  pluie 
battante  inondait  à  sa  porte  des  magnifiques  tapis- 
series. 

Le  6  janvier,  ce  qui  mettait  en  émotion  tout  le 
populaire  de  Paris,  comme  dit  Jehan  de  Troyes, 
c'était  la  double  solennité,  réunie  depuis  un  temps 
immémorial,  du  jour  des  rois  et  de  la  fête  des 
fous. 

Ce  jour-là,  il  devait  y  avoir  feu  de  joie  à  la 
Grève,  plantation  de  mai  à  la  chapelle  de  Braque, 
et  mystère  au  Palais  de  Justice.  Le  cri  en  avait  été 
fait  la  veille  à  son  de  trompe  dans  les  carrefours, 
par  les  gens  de  monsieur  le  prévôt,  en  beaux  ho- 
quetons de  camelot  violet,  avec  de  grandes  croix 
blanches  sur  la  poitrine. 

La  foule  des  bourgeois  et  des  bourgeoises  s'ache- 
minait donc  de  toutes  parts  dès  le  matin,  maisons 
et  boutiques  fermées,  vers  l'un  des  trois  endroits 
désignés.  Chacun  avait  pris  parti,  qui  pour  le  feu 
de  joie,  qui  pour  le  mai,  qui  pour  le  mystère.  Il 
faut  dire,  à  l'éloge  de  l'antique  bon  sens  des  ba- 


-  17  - 

flauds  fie  Paris,  que  la  plus  grande  partie  de  cette 
foule  se  dirigeait  vers  le  feu  de  joie,  lequel  était 
tout  à  fait  de  saison,  ou  vers  le  mystère,  qui  devait 
être  représenté  dans  la  grand' salle  du  Palais,  bien 
couverte  et  bien  close;  et  que  les  curieux  s'accor- 
daient à  laisser  le  pauvre  mai  mal  fleuri  grelotter 
tout  seul  sous  le  ciel  de  janvier,  dans  le  cimetière 
de  la  chapelle  de  Braque. 

Le  peuple  aflluait  surtout  dans  les  avenues  du 
Palais  de  Justice,  parce  qu'on  savait  que  les  am- 
bassadeurs flamands,  arrivés  de  la  surveille,  se 
proposaient  d'assister  à  la  représentation  du  mys- 
tère et  à  l'élection  du  pape  des  fous,  laquelle  devait 
se  faire  également  dans  la  gi  and' salle. 

Ce  n'était  pas  chose  aisée  de  pénétrer  ce  jour-là 
dans  cette  grand'  salle,  réputée  cependant  alors  la 
plus  grande  enceinte  couverte  qui  fût  au  monde 
(il  est  vrai  que  Sauvai  n'avait  pas  encore  mesuré 
la  grand' salle  du  château  de  Montargis).  La  place 
du  Palais,  encombrée  de  peuple,  ofi"rait  aux  cu- 
rieux des  fenêtres  l'aspect  d'une  mer,  dans  laquelle 
cinq  ou  six  rues,  comme  autant  d'embouchures 
de  fleuves,  dégorgeaient  à  chaque  instant  de  nou- 
veaux flots  de  tètes.  Les  ondes  de  cette  foule,  sans 
cesse  grossies,  se  heurtaient  aux  angles  des  maisons 
qui  s'avançaient  çà  et  là,  comme  autant  de  pro- 
montoires, dans  le  bassin  irrégulier  de  la  place. 
Au  centre  de  la  haute  façade  gothique  i  du  Palais, 
le  grand  escalier,  sans  relâche  remonté  et  des- 
cendu par  un  double  courant  qui,  après  s'être  brisé 

'  Le  mol  qolkique.  dans  le  sens  où  on  l'emploie  (^cné- 
1  2 


-^  18  - 
sous  le  perron  intermédiaire,  s'épandait  à  larges 
vagues  sur  ses  deux  pentes  latérales;  le  grand  es- 
calier, dis-je,  ruisselait  incessamment  dans  la  place 
comme  une  cascade  dans  un  lac.  Les  cris,  les 
rires,  le  trépignement  de  ces  mille  pieds  faisaient 
un  grand  bruit  et  une  grande  clameur.  De  temps 
en  temps  cette  clameur  et  ce  bruit  redoublaient; 
le  courant  qui  poussait  toute  cette  foule  vers  le 
grand  escalier  rebroussait,  se  troublait,  tourbillon- 
nait. C'était  une  bourrade  d'un  arcber,  ou  le  cheval 
d'un  sergent  de  la  prévôté  qui  ruait  pour  rétablir 
Tordre;  admirable  tradition  que  la  prévôté  a  léguée 
à  la  connétablie,  la  connétablie  à  la  maréchaus- 
sée, et  la  maréchaussée  à  notre   gendarmerie  de 

Paris. 

Aux  portes,  aux  fenêtres,  aux  lucarnes,  sur  les 
toits,  fourmillaient  ces  milliers  de  bonnes  figures 
bourgeoises,  calmes  et  honnêtes,  regardant  le  Pa- 
lais, regardant  la  cohue,  et  n'en  demandant  pas  da- 
vantage; car  bien  des  gens  à  Paris  se  contentent  du 
spectacle  des  spectateurs,  et  c'est  déjà  pour  nous 
une  chose  très-curieuse  qu'une  muraille  derrière 
laquelle  il  se  passe  quelque  chose. 

S'il  pouvait  nous  être  donné  à  nous,  hommes 

ralement,  est  parfaitement  inipropre,  raals  parfaite- 
ment consacré.  îsous  Tacceptons  donc,  et  nous  l'adop- 
tons, comme  tout  le  monde,  pour  caractériser  l'archi- 
tecture de  la  seconde  moitié  du  moyen  âge,  celle  dont 
Vo^nc  est  le  principe,  qui  succède  à  Varchitccture  de 
la  première  période,  dont  le  ploin-cintre  est  le  Généra- 
teur. 


-  19  — 

(le  1850,  de  nous  mêler  en  pensée  à  ces  Parisiens  du 
quinzième  siècle  et  d'entrer  avec  eux,  tirailles,  cou- 
doyés, culbutés,  dans  cette  immense  salle  du  Pa- 
lais, si  étroite  le  6  janvier  148^2,  le  spectacle  ne 
serait  ni  sans  intérêt  ni  sans  charme,  et  nous  n'au- 
rions autour  de  nous  que  des  choses  si  vieilles 
qu'elles  nous  sembleraient  toutes  neuves. 

Si  le  lecteur  y  consent,  nous  essayerons  de  re- 
trouver par  la  pensée  l'impression  qu'il  eut  éprou- 
vée avec  nous  en  franchissant  le  seuil  de  cette 
grand'  salle  au  milieu  de  cette  cohue  en  surcot,  en 
lioqueton  et  en  cotte-hardie. 

Et  d'abord,  bourdonnement  dans  les  oreilles, 
éblouissement  dans  les  yeux.  Au-dessus  de  nos 
têtes  une  double  voûte  en  ogive ,  lambrissée  en 
sculptures  de  bois,  peinte  d'azur,  fleurdelisée  en 
or;  sous  nos  pieds,  un  pavé  alternatif  de  marbre 
blanc  et  noir.  A  quelques  pas  de  nous,  uo  énorme 
pilier,  puis  un  autre,  puis  un  autre;  en  tout  sept 
piliers  dans  la  longueur  de  la  salle,  soutenant  au 
milieu  de  sa  largeur  les  retombées  de  la  double 
voûte.  Autour  des  quatre  premiers  piliers,  des  bou- 
tiques de  marchands,  tout  intincelantes  de  verre 
et  de  clinquants;  autour  des  trois  derniers,  des 
bancs  de  bois  de  chêne,  usés  et  polis  par  le  haut- 
de-chausses  des  plaideurs  et  la  robe  des  procu- 
reurs. A  Tentour  de  la  salle,  le  long  de  la  haute 
muraille,  entre  les  portes,  entre  les  croisées,  entre 
les  piliers,  l'interminable  rangée  des  statues  de  tous 
les  rois  de  France  depuis  Pharamond;  les  rois  fai- 
néants, les  bras  pendants  et  les  yeux  baissés;  les 
rois  vaillants  et  bataillards,  la  tète  et  les  mains  har- 


-  i>0  - 

iliment  levées  au  ciel.  Puis  aux  longues  fenêtres 
ogives,  des  vitraux  de  mille  couleurs;  aux  larges 
issues  de  la  salle,  de  riches  portes  finement  sculp- 
tées; et  le  tout,  voûtes,  piliers,  murailles,  cham- 
branles, lambris,  portes,  statues,  recouvert  du 
iiaut  en  bas  d'une  splendide  enluminure  bleu  et 
or,  qui,  déjà  un  peu  ternie  à  l'époque  où  nous  la 
voyons,  avait  presque  entièrement  disparu  sous  la 
poussière  et  les  toiles  d'araignée  en  l'an  de  grâce 
1540,  où  Du  Brcul  l'admirait  encore  par  tradi- 
tion. 

Qu'on  se  représente  maintenant  cette  immense 
salle  oblongue,  éclairée  de  la  clarté  blafarde  d'un 
jour  de  janvier,  envahie  par  une  foule  bariolée  et 
bruyante  qui  dérive  le  long  des  murs  et  tournoie 
autour  des  sept  piliers,  et  l'on  aura  déjà  une  idée 
confuse  de  l'ensemble  du  tableau  dont  nous  allons 
essayer  d'indiquer  plus  précisément  les  curieux  dé- 
tails. 

II  est  certain  que,  si  Ravaillac  n'avait  point  as- 
sassiné Henri  IV,  il  n'y  aurait  point  eu  de  pièces 
du  procès  de  Ravaillac  déposées  au  greffe  du  Palais 
de  Justice;  point  de  complices  intéressés  à  faire  dis- 
paraître lesdiles  pièces;  partant,  point  d'incendiai- 
res obligés,  faute  de  meilleur  moyen,  à  brûler  le 
greffe  pour  brûler  les  pièces,  et  à  brûler  le  Palais 
de  Justice  pour  brûler  le  greffe;  par  conséquent 
enfin,  point  d'incendie  de  1618.  Le  vieux  Palais 
serait  encore  debout  avec  sa  vieille  grand'  salle;  je 
pourrais  dire  au  lecteur  :  Allez  la  voir;  et  nous 
serions  ainsi  dispensés  tous  deux,  moi  d'en  faire, 
lui  d'en  lire  une  description  telle  quelle.  —  Ce  qui 


—  '2\    — 

prouve  celte  vérité  neuve  :  que  les  grands  événe- 
ineuts  ont  des  suites  incalculables. 

Il  est  vrai  qu'il  serait  fort  possible  d'abord  que 
llavaillac  n'eût  pas  de  complices,  ensuite  que  ses 
complices,  si  par  hasard  il  en  avait,  ne  fussent  pour 
rien  dans  l'incendie  de  1618.  Il  en  existe  deux  au- 
tres explications  très-plausibles.  Premièrement,  la 
grande  étoile  enllammée,  large  d'un  pied,  haute 
d'une  coudée,  qui  tomba,  comme  chacun  sait,  du 
ciel  sur  le  Palais,  le  7  mars  après  minuit.  Deuxiè- 
mement, le  quatrain  de  Théophile  : 


Certes,  ce  fut  un  triste  jeu 
Quand  à  Paris  dame  Justice, 
Pour  avoir  mangé  trop  d'épice, 
Se  mit  tout  le  palais  en  feu. 


Quoi  qu'on  pense  de  cette  triple  explication  po- 
litique, physique,  poétique,  de  l'incendie  du  Palais 
de  Justice  en  1618,  le  fait  malheureusement  cer- 
tain, c'est  l'incendie.  Il  reste  bien  peu  de  chose  au- 
jourd'hui, grâce  à  cette  catastrophe,  grâce  sur- 
tout aux  diverses  restaurations  successives  qui  ont 
achevé  ce  qu'elle  avait  épargné,  il  reste  bien  peu 
de  chose  de  cette  première  demeure  des  rois  de 
France,  de  ce  palais  aîné  du  Louvre,  déjà  si  vieux 
du  temps  de  Philippe  le  Bel,  qu'on  y  cherchait  les 
traces  des  magnifiques  bâtiments  élevés  par  le  roi 
Robert  et  décrits  par  Helgaldus.  Presque  tout  a 
disparu.  Qu'est  devenue  la  chambre  de  la  chancel- 
lerie où  saint  Louis  consomma  son  mariage  ?  le 
1  -'. 


jardin  où  il  rendait  la  justice  «  vêtu  d'une  cotte  de 
)•  camelot,  d'un  surcot  de  tiretaine  sans  manches. 
;>  et  d'un  manteau  par-dessus  de  sandal  noir,  cou- 
»  ché  sur  des  tapis ,  avec  Joinville  ;>  ?  Où  est  la 
chambre  de  l'empereur  Sigismond?  celle  de  Char- 
les IV?  celle  de  Jean  sans  Terre?  Où  est  l'escalier 
d'où  Charles  \l  promulgua  son  édit  de  grâce?  la 
dalle  où  Marcel  égorgea,  en  présence  du  dauphin, 
Robert  de  Clermont  et  le  maréchal  de  Champagne  ? 
le  guichet  où  furent  lacérées  les  bulles  de  l'anti- 
pape Bénédict,  et  d'où  repartirent  ceux  qui  les 
avaient  apportées,  chapes  et  mitres  en  dérision,  et 
faisant  amende  honorable  par  tout  Paris?  et  la 
grand'  salle,  avec  sa  dorure,  son  azur,  ses  ogives, 
ses  statues,  ses  piliers,  son  immense  voûte  toute 
déchiquetée  de  sculptures?  et  la  chambre  dorée? 
et  le  lion  de  pierre  qui  se  tenait  à  la  porte,  la  tête 
baissée,  la  queue  entre  les  jambes,  comme  les  lions 
du  trône  de  Salomon,  dans  l'attitude  humiliée  qui 
convient  à  la  force  devant  la  justice?  et  les  belles 
portes?  et  les  beaux  vitraux?  et  les  ferrures  cise- 
lées qui  décourageaient  Biscornelte?  et  les  délica- 
tes menuiseries  de  DuHancy?...  Qu'a  fait  le  temps, 
qu'ont  fait  les  hommes  de  ces  merveilles?  Que 
nous  a-l-on  donné  pour  tout  cela,  pour  toute  cette 
histoire  gauloise,  pour  tout  cet  art  gothique?  les 
lourds  cintres  surbaissés  de  M.  de  Brosse,  ce  gau- 
che architecte  du  portail  Saint-Gervais,  voilà  pour 
l'art;  et  quant  à  l'histoire,  nous  avons  les  souve-r 
nirs  bavards  du  gros  pilier,  encore  tout  retentis 
sant  du  commérage  des  Palru. 

Ce   n'est  pas   grand'  chose.  —  Revenons  à  la 


~  25  - 

véritable  grand'  salle  du  véritable  vieux  Palais. 

IjCS  deux  cxtréaiités  de  ce  gigantesque  parallé- 
logramme étaient  occupées,  l'une  par  la  fameuse 
table  de  marbre  d'un  seul  morceau,  si  longue,  si 
large  et  si  épaisse  que  jamais  on  ne  vit,  disent 
les  vieux  papiers  terriers,  dans  un  style  qui  eut 
donné  appétit  à  Gargantua,  pareille  tranche  de 
marbre  au  monde;  l'autre,  par  la  chapelle  où 
Louis  XI  s'était  fait  sculpter  à  genoux  devant  la 
Vierge,  et  où  il  avait  fait  transporter,  sans  se 
soucier  de  laisser  deux  niches  vides  dans  la  file 
des  statues  royales,  les  statues  de  Charlemagne  et 
de  saint  Louis,  deux  saints  qu'il  supposait  fort  en 
crédit  au  ciel  comme  rois  de  France.  Cette  cha- 
pelle, neuve  encore,  bâtie  à  peine  depuis  six  ans, 
était  toute  dans  ce  goût  charmant  d'architecture 
délicate,  de  sculpture  merveilleuse,  de  fine  et  pro- 
fonde ciselure  qui  marque  chez  nous  la  fin  de 
l'ère  gothique  et  se  perpétue  jusque  vers  le  mi- 
lieu du  seizième  siècle  dans  les  fantaisies  féeriques 
de  la  renaissance.  La  petite  rosace  à  jour  percée 
au-dessus  du  portail  était  en  particulier  un  chef- 
d'œuvre  de  ténuité  et  de  grâce;  on  eût  dit  une 
étoile  de  dentelle. 

Au  milieu  de  la  salle,  vis-à-vis  la  grande  porte, 
une  estrade  de  brocart  d'or,  adossée  au  mur,  et 
dans  laquelle  était  pratiquée  une  entrée  particu- 
lière au  moyen  d'une  fenêtre  du  couloir  de  la  cham- 
bre dorée,  avait  été  élevée  pour  les  envoyés  fla- 
mands et  les  autres  gros  personnages  conviés  à  la 
représentation  du  mystère. 

C'est  sur  la  table  de  marbre  que  devait,  selon 


-  ^4  — 

l'usage,  être  représenté  le  mystère.  Elle  avait  été 
disposée  pour  cela  dès  le  matin  ;  sa  riche  planche 
de  marbre,  toute  rayée  par  les  talons  de  la  baso- 
che, supportait  une  cage  de  charpente  assez  élevée, 
dont  la  surface  supérieure,  accessible  aux  regards 
de  toute  la  salle,  devait  servir  de  théâtre,  et  dont 
l'intérieur,  masqué  par  des  tapisseries,  devait  te- 
nir lieu  de  vestiaire  aux  personnages  de  la  pièce. 
Une  échelle,  naïvement  placée  en  dehors,  devait 
établir  la  communication  entre  la  scène  et  le  ves- 
tiaire ,  et  prêter  ses  roides  échelons  aux  entrées 
comme  aux  sorties.  Il  n'y  avait  pas  de  personnage 
si  imprévu,  pas  de  péripétie,  pas  de  coup  de  théâ- 
tre qui  ne  fût  tenu  de  monter  par  cette  échelle. 
Innocente  et  vénérable  enfance  de  l'art  et  des  ma- 
chines ! 

Quatre  sergents  du  bailli  du  Palais,  gardiens 
obligés  de  tous  les  plaisirs  du  peuple ,  les  jours  de 
fêtes  comme  les  jours  d'exécution  ,  se  tenaient  de- 
bout aux  quatre  coins  de  la  table  de  marbre. 

Ce  n'était  qu'au  douzième  coup  de  midi  sonnant 
à  la  grande  horloge  du  Palais  que  la  pièce  devait 
commencer.  C'était  bien  tard  sans  doute  pour  une 
représentation  théâtrale;  mais  il  avait  fallu  pren- 
dre l'heure  des  ambassadeurs. 

Or ,  toute  cette  nmltitude  attendait  depuis  le 
matin.  Bon  nombre  de  ces  honnêtes  curieux  gre- 
lottaient dès  le  point  du  jour  devant  le  grand 
degré  du  Palais  :  quelques-uns  même  affirmaient 
avoir  passé  la  nuit  en  travers  de  la  grande  porte 
pour  être  surs  d'entrer  les  premiers.  La  foule  s'e- 
paississait  à  tout  moment,  et,  comme  une  eau 


—  2S  — 

qui  dépasse  son  niveau,  coininencait  à  monter  le 
long  des  murs,  à  s'enfler  autour  des  piliers,  à  dé- 
border sur  les  entablements,  sur  les  corniches,  sur 
les  appuis  des  fenêtres,  sur  toutes  les  saillies  de 
l'architecture,  sur  tous  les  reliefs  de  la  sculpture. 
Aussi  la  gène,  l'impatience,  l'ennui,  la  liberté  d'un 
jour  de  cynisme  et  de  folie,  les  querelles  qui  écla- 
taient à  tout  propos  pour  un  coude  pointu  ou  un 
soulier  ferré,  la  fatigue  d'une  longue  attente,  don- 
naient-ils déjà,  bien  avant  l'heure  où  les  ambas- 
sadeurs devaient  arriver,  un  accent  aigre  et  amer 
à  la  clameur  de  ce  peuple  enfermé,  emboîté,  pressé, 
foulé,  étouffé.  On  n'entendait  que  plaintes  et  im- 
précations contre  les  Flamands,  le  prévôt  des  mar- 
chands, le  cardinal  de  Bourbon,  le  bailli  du  Palais, 
madame  Marguerite  d'Autriche,  les  sergents  à 
verge,  le  froid,  le  chaud,  le  mauvais  temps,  l'évê- 
que  de  Paris,  le  pape  des  fous,  les  piliers,  les  sta- 
tues, cette  porte  fermée,  cette  fenêtre  ouverte  ;  le 
tout  au  grand  amusement  des  bandes  d'écoliers  et 
de  laquais  disséminées  dans  la  masse,  qui  mêlaient 
à  tout  ce  mécontentement  leurs  taquineries  et  leurs 
malices,  et  piquaient,  pour  ainsi  dire,  à  coups  d'é- 
pingles, la  mauvaise  humeur  générale. 

Il  y  avait  entre  autres  un  groupe  de  ces  joyeux 
démons  qui,  après  avoir  défoncé  le  vitrage  d'une 
fenêtre,  s'était  hardiment  assis  sur  l'entablement, 
et  de  là  plongeait  tour  à  tour  ses  regards  et  ses 
railleries  au  dedans  et  au  dehors,  dans  la  foule  de 
la  salle  et  dans  la  foule  de  la  place.  A  leurs  gestes 
de  parodie,  à  leurs  rires  éclatants,  aux  appels  go- 
guenards qu'ils  échangeaieiit  d'un  bout  à  l'aulre  de 


—  ^2G  — 

la  salle  avec  leurs  camarades,  il  était  aisé  de  juger 
que  ces  jeunes  clercs  ne  partageaient  pas  l'ennui  et 
la  fatigue  du  reste  des  assistants,  et  qu'ils  savaient 
fort  bien,  pour  leur  plaisir  particulier,  extraire  de 
ce  qu'ils  avaient  sous  les  yeux  un  spectacle  qui  leur 
faisait  attendre  patiemment  l'autre. 

—  Sur  mon  âme,  c'est  vous,  Joannes  Frollo  de 
Molendino!  criait  l'un  d'eux  à  une  espèce  de  petit 
diable  blond,  à  jolie  et  maligne  ligure,  accroché  aux 
acanthes  d'un  chapiteau  ;  vous  êtes  bien  nommé 
Jehan  du  Moulin,  car  vos  deux  bras  et  vos  deux 
jambes  ont  l'air  de  quatre  ailes  qui  vont  au  vent. 
—  Depuis  combien  de  temps  êtes-vous  ici? 

—  Par  la  miséricorde  du  diable ,  répondit  Joan- 
nes Frollo,  voilà  plus  de  quatre  heures,  et  j'espère 
bien  qu'elles  me  seront  comptées  sur  mon  temps 
de  purgatoire.  J'ai  entendu  les  huit  chantres  du  roi 
de  Sicile  entonner  le  premier  verset  de  la  haute 
messe  de  sept  heures  dans  la  Sainte-Chapelle.. 

—  De  beaux  chantres  !  reprit  l'autre,  et  qui  ont 
la  voix  encore  plus  pointue  que  leur  bonnet!  Avant 
de  fonder  une  messe  à  monsieur  saint  Jean,  le  roi 
aurait  dii  s'informer  si  monsieur  saint  Jean  aime 
le  latin  psalmodié  avec  accent  provençal. 

—  C'est  pour  employer  ces  maudits  chantres  du 
roi  de  Sicile  qu'il  a  fait  cela!  cria  aigrement  une 
vieille  femme  dans  la  foule  au  bas  de  la  fenêtre.  Je 
vous  demande  un  peu  !  mille  livres  parisis  pour 
une  messe  !  et  sur  la  ferme  du  poisson  de  mer  des 
halles  de  Paris ,  encore  ! 

—  Paix  !  vieille,  reprit  un  gros  et  grave  person- 
nage qui  se  bouchait  le  nez  à  côté  de  la  marchande 


—  ^7  - 

de  poisson  ;  il  fallait  bien  fonder  une  messe.  Vou- 
licz-vous  pas  que  le  roi  retombât  malade? 

—  Bravement  parlé,  sire  Gilles  Lecornu,  maître 
pelletier-fourreur  des  robes  du  roi  !  cria  le  petit 
écolier  cramponné  au  chapiteau. 

Un  éclat  de  rire  de  tous  les  écoliers  accueillit  le 
nom  malencontreux  du  pauvre  pelletier-fourreur 
des  robes  du  roi. 

—  Lecornu  !  Gilles  Lecornu  !  disaient  les  uns. 

—  Cornutus  et  hirsutus,  reprenait  un  autre. 

—  Hé!  sans  doute,  continuait  le  petit  démon 
du  chapiteau.  Qu'ont-ils  à  rire?  Honorable  homme 
Gilles  Lecornu,  frère  de  maître  Jehan  Lecornu, 
prévôt  de  l'hôtel  du  roi,  fds  de  maître  3Lahiet  Le- 
cornu, premier  portier  du  bois  deVincennes,  tous 
bourgeois  de  Paris,  tous  mariés  de  père  en  fds  ! 

La  gaieté  redoubla.  Le  gros  pelletier-fourreur, 
sans  répondre  un  mot,  s'efforçait  de  se  dérober 
aux  regards  fixés  sur  lui  de  tous  côtés;  mais  il 
suait  et  soufflait  en  vain  :  comme  un  coin  qui  s'en- 
fonce dans  le  bois,  les  efforts  qu'il  faisait  ne  ser- 
vaient qu'à  emboîter  plus  solidement  dans  les 
épaules  de  ses  voisins  sa  large  face  apoplectique, 
pourpre  de  dépit  et  de  colère. 

Enfin  un  de  ceux-ci,  gros,  court  et  vénérable 
comme  lui,  vint  à  son  secours. 

—  Abomination  !  des  écoliers  qui  parlent  de  la 
sorte  à  un  bourgeois!  de  mon  temps  on  les  eût  fus- 
tigés avec  un  fagot  dont  on  les  eût  brûlés  ensuite. 

La  bande  entière  éclata. 

—  Hola-hé!  qui  chante  cette  gamme?  quel  est 
le  chat-huantde  malheur? 


-  28  - 

—  Tiens,  je  le  reconnais,  dit  l'un;  c'est  maître 
Andry  Jlusnier. 

—  Parce  qu'il  est  un  des  quatre  libraires  jurés 
de  l'Université!  dit  l'autre. 

—  Tout  est  par  quatre  dans  cette  boutique, 
cria  un  troisième  :  les  quatre  nations,  les  quatre 
facultés,  les  quatre  fêtes,  les  quatre  procureurs, 
les  quatre  électeurs,  les  quatre  libraires. 

—  Eh  bien!  reprit  Jehan  Frollo,  il  faut  leur  faire 
le  diable  à  quatre. 

—  Musnier,  nous  brillerons  tes  livres. 

—  Musnier,  nous  battrons  ton  laquais. 

—  Musnier,  nous  chiffonnerons  ta  femme. 

—  La  bonne  grosse  madamoiselle  Oudarde. 

—  Qui  est  aussi  fraîche  et  aussi  gaie  que  si  elle 
était  veuve. 

—  Que  le  diable  vous  emporte!  grommela  maî- 
tre Andry  Musnier. 

—  Maître  Andry,  reprit  Jehan  toujours  pendu 
à  son  chapiteau,  tais-toi,  ou  je  te  tombe  sur  la  tète! 

Maître  Andry  leva  les  yeux,  parut  mesurer  un 
instant  la  hauteur  du  pilier,  la  pesanteur  du  drôle, 
multiplia  mentalement  cette  pesanteur  par  le  carré 
de  sa  vitesse,  et  se  tut. 

Jehan,  maître  du  champ  de  bataille,  poursuivit 
avec  triomphe  : 

—  C'est  que  je  le  ferais,  quoique  je  sois  frère 
d'un  archidiacre. 

—  Beaux  sires,  que  nos  gens  de  l'Université  ! 
n'avoir  seulement  pas  fait  respecter  nos  privilèges 
dans  un  jour  comme  celui-ci  !  Enfin,  il  y  a  mai  et 
feu  de  joie  à  la  Ville;  mystère,  pape  des  fous  et  am- 


-  29  - 

l)assadeurs  flamands  à  la  Cité;  et  à  l'Université,  rien  î 

—  Cependant  la  place  Maubert  est  assez  grande! 
reprit  un  des  clercs  cantonnés  sur  la  table  de  la 
fenêtre. 

—  A  bas  le  recteur,  les  électeurs  et  les  procu- 
reurs! cria  Joannes. 

—  Il  faudra  faire  un  feu  de  joie  ce  soir  dans  le 
Champ-Gaillard,  poursuivit  l'autre,  avec  les  livres 
de  maître  Andry. 

—  Et  les  pupitres  des  scribes  !  dit  son  voisin. 

—  Et  les  verges  des  bedeaux  ! 

—  Et  les  crachoirs  des  doyens  ! 

—  Et  les  buffets  des  procureurs  ! 

—  Et  les  huches  des  électeurs  ! 

—  Et  les  escabeaux  du  recteur  ! 

—  A  bas  !  reprit  le  petit  Jehan  en  faux-bourdon; 
à  bas  maître  Andry,  les  bedeaux  et  les  scribes;  les 
théologiens,  les  médecins  et  les  décrétistes;  les 
procureurs,  les  électeurs  et  le  recteur  ! 

—  C'est  donc  la  fin  du  monde  !  murmura  maî- 
tre Andry  se  bouchant  les  oreilles. 

—  A  propos,  le  recteur  !  le  voici  qui  passe  dans 
la  place,  cria  un  de  ceux  de  la  fenêtre. 

Ce  fut  à  qui  se  retournerait  vers  la  place. 

—  Est-ce  que  c'est  vraiment  notre  vénérable 
recteur  maître  Thibaut,  demanda  Jehan  Frollo 
du  Moulin,  qui,  s'étant  accroché  à  un  pilier  de 
l'intérieur,  ne  pouvait  voir  ce  qui  se  passait  au 
dehors. 

—  Oui,  oui,  répondirent  tous  les  autres;  c'est 
bien  lui,  maître  Thibaut  le  recteur. 

C'était  en  effet  le  recteur  et  tous  les  dignitaires 
1  ô 


-  30  - 

(le  rrniversité,  qui  se  rendaient  proccssionnelle- 
ment  au-devant  de  l'ambassade,  et  traversaient  en 
ce  moment  la  place  du  Palais.  Les  écoliers,  pressés 
à  la  fenêtre,  les  accueillirent  au  passage  avec  des 
sarcasmes  et  des  applaudissements  ironiques.  Le 
recteur,  qui  marchait  en  tête  de  sa  compagnie, 
essuya  la  première  bordée;  elle  fut  rude. 

—  Bonjour,  monsieur  le  recteur!  Hola-héî  bon- 
jour donc  ! 

—  Comment  fait-il  pour  être  ici,  le  vieux  joueur? 
il  a  donc  quitté  ses  dés  ! 

—  Comme  il  trotte  sur  sa  mule!  elle  a  les  oreil- 
les moins  longues  que  lui. 

—  Hola-hé!  bonjour,  monsieur  le  recteur  Thi- 
baut! Tfhalde  aleator!  vieil  imbécile!  vieux  joueur! 

—  Dieu  vous  garde!  avez-vous  fait  souvent dou- 
ble-six  cette  nuit? 

—  Oh  !  la  caduque  figure ,  plombée ,  tirée  et 
battue  pour  l'amour  du  jeu  et  des  dés  ! 

—  Où  allez-vous  comme  cela,  Thibaut,  Tybalde 
ad  dados,  tournant  le  dos  à  l'Université  et  trottant 
vers  la  ville? 

—  Il  y  va  sans  doute  chercher  un  logement  rue 
Thibautodé,  cria  Jehan  du  Moulin. 

'  Toute  la  bande  répéta  le  quolibet  avec  une 
voix  de  tonnerre  et  des  battements  de  mains  fu- 
rieux. 

—  Vous  allez  chercher  logis  rue  Thibautodé, 
n'est-ce  pas,  monsieur  le  recteur,  joueur  de  la  par- 
tie du  diable? 

Puis  ce  fut  le  tour  des  autres  dignitaires. 

—  A  bas  les  bedeaux  !  à  bas  les  massiers! 


—  51    — 

—  Dis  donc,  Uobiu  Poussepain  ,  qu'est-ce  que 
c'est  donc  que  celui-là? 

—  C'est  Gilbert  de  Suilly,  Gilbertus  de  Soliaco, 
le  chancelier  du  collège  d'Autun. 

—  Tiens,  voici  mon  soulier:  tu  es  mieux  placé 
que  moi;  jette-le  lui  par  la  figure. 

—  Saturnalitias  mitthnus  ecce  nuces, 

—  A  bas  les  six  théologiens  avec  leurs  surplis 
blancs  ! 

—  Ce  sont  là  les  théologiens?  Je  croyais  que  c'é- 
taient six  oies  blanches  données  par  Sainte-Gene- 
viève à  la  ville,  pour  le  fief  de  Roogny. 

—  A  bas  les  médecins  ! 

—  A  bas  les  disputations  cardinales  etquodlibé- 
laires  ! 

—  A  toi  ma  coiffe ,  chancelier  de  Sainte-Gene- 
viève !  tu  m'as  fait  un  passe-droit. 

—  C'est  vrai  cela  ;  il  a  donné  ma  place  dans  la 
nation  de  Normandie  au  petit  Ascanio  Falzaspada, 
qui  est  de  la  province  de  Bourges ,  puisqu'il  est 
Italien. 

—  C'est  une  injustice,  dirent  tous  les  écoliers. 
A  bas  le  chancelier  de  Sainte-Geneviève! 

—  Ho-hé!  maitre  JoachimdeLadehors  !  Ilo-hé! 
Louis  Dahuille!  Ho-hé!  Lambert  Hoctement! 

—  Que  le  diable  étouffe  le  procureur  de  la  na- 
tion d'Allemagne  ! 

—  Et  les  chapelains  de  la  Sainte-Chapelle,  avec 
leurs  aumusses  grises;  cumtunicisgrisis! 

—  Seu  de  jjellibus  grisis  fourratis  ! 

—  Hola-hé  !  les  maîtres  ès-arts  !  Toutes  les  belles 
chapes  noires  !  toutes  les  belles  chapes  rouges! 


-  32  - 

—  Cela  fait  une  belle  queue  au  recteur. 

—  On  dirait  un  duc  de  Venise  qui  va  aux  épou- 
sailles de  la  mer. 

—  Dis  donc,  Jehan!  les  chanoines  de  Sainte- 
Geneviève! 

—  Au  diable  la  chanoinerie! 

—  Abbé  Claude  Choart  !  docteur  Claude  Choarl  ! 
Kst-ce  que  vous  cherchez  Marie  la  Giftarde  ? 

—  Elle  est  rue  de  Glatigny. 

—  Elle  fait  le  lit  du  roi  des  ribauds. 

—  Elle  paye  ses  quatre  deniers  ;  quatuor  dena- 
lios. 

—  Aut  umim  bonibum. 

—  Voulez-vous  qu'elle  vous  paye  au  nez? 

—  Camarades!  Maître  Simon  Sanguin,  l'élec- 
teur de  Picardie,  qui    a   sa   femme  en   croupe  ! 

—  Post  equileui  sedet  atra  cura. 

—  Hardi,  maître  Simon  ! 

—  Bonjour,  monsieur  l'électeur! 

—  Bonne  nuit,  madame  l'électrice! 

—  Sont-ils  heureux  de  voir  tout  cela  ,  disait  en 
soupirant  Joannes  de  Molendino,  toujours  perché 
dans  les  feuillages  de  son  chapiteau. 

Cependant  le  libraire  juré  de  l'université,  maître 
Vndry  Musnicr,  se  penchait  à  l'oreille  du  pelletier- 
fourreur  des  robes  du  roi,  maître  Gilles  Lecornu. 

—  Je  vous  le  dis ,  monsieur,  c'est  la  fin  du  mon- 
de. On  n'a  jamais  vu  pareils  débordements  de 
l'écolerie;  ce  sont  les  maudites  inventions  du  siè- 
cle qui  perdent  tout.  Les  artilleries,  les  serpenti- 
nes, les  bombardes ,  et  surtout  l'impression  ,  cette 
autre  peste  d'Allemagne.  Plus  de  manuscrits,  plus 


délivres!  l'iiiipressiori  lue  la  librairie.  C'est  la  iiii 
du  monde  qui  vient. 

—  .Te  m'en  aperçois  bien  aux  progrès  des  étoffes 
de  velours,  dit  le  marchand  fourreur. 

En  ce  moment  midi  sonna. 

—  Ah  !...  dit  toute  la  foule  d'une  seule  voix. 
Les  écoliers  se  turent.  Puis  il  se   lit  un  grand 

remue-ménage;  un  grand  mouvement  de  pieds  et 
de  têtes;  une  grande  détonation  générale  de  toux 
et  de  mouchoirs  ;  chacun  s'arrangea ,  se  posta  ,  se 
haussa,  se  groupa.  Puis  un  grand  silence;  tous  les 
cous  restèrent  tendus,  toutes  les  bouches  ouvertes, 
tous  les  regards  tournés  vers  la  table  de  marbre:., 
rien  n'yparut.  Les  quatre  sergents  du  bailli  étaient 
toujours  là  ,  roides  et  immobiles  comme  quatre 
statues  peintes.  Tous  les  yeux  se  tournèrent  vers 
l'estrade  réservée  aux  envoyés  flamands.  La  porte 
riistait  fermée,  et  l'estrade  vide.  Cette  foule  atten- 
dait depuis  le  matin  trois  choses:  midi  ,  l'ambas- 
sade de  Flandre,  le  mystère.  Midi  seul  était  arrivé 
à  l'heure. 

Pour  le  coup,  c'était  trop  fort. 

On  attendit  une,  deux,  trois,  cinq  minutes,  un 
quart  d'heure  ;  rien  ne  venait.  L'estrade  demeu- 
rait déserte;  le  théâtre,  muet.  Cependant,  à  l'impa- 
tience avait  succédé  la  colère.  Les  paroles  irritées 
circulaient,  à  voix  basse  encore,  il  est  vrai.  —  Le 
mystère  !  le  mystère!  murmurait-on  sourdement. 
Les  têtes  fermentaient.  Une  tempête  ,  qui  ne  fai- 
sait encore  que  gronder,  flottait  à  la  surface  de 
cette  foule.  Ce  fut  Jehan  du  Moulin  qui  en  tira  la 
première  étincelle. 

1  ô. 


—  34  — 

—  Le  mystère,  et  au  diable  les  Flamands!  s'é- 
cria-t-il  de  toute  la  force  de  ses  poumons,  en  se 
tordant  comme  un  serpent  autour  de  son  chapi- 
teau. 

La  foule  battit  des  mains. 

—  Le  mystère,  répéta-t-elle,  et  la  Flandre  à  tous 
les  diables! 

—  Il  nous  faut  le  mystère,  sur-le-champ,  re- 
prit l'écolier;  ou  m'est  avis  que  nous  pendions  le 
bailli  du  Palais,  en  guise  de  comédie  et  de  mo- 
ralité. 

—  Bien  dit,  cria  le  peuple,  et  entamons  la  pen- 
daison par  ses  sergents. 

Une  grande  acclamation  suivit.  Les  quatre  pau- 
vres diables  commençaient  à  pâlit  et  à  s'entre-re- 
garder.  La  multitude  s'ébranlait  vers  eux,  et  ils 
voyaient  déjà  la  frêle  balustrade  de  bois  qui  les  en 
séparait  ployer  et  faire  ventre  sous  la  pression  de 
la  foule. 

Le  moment  était  critique. 

—  A  sac  !  à  sac!  criait-on  de  toutes  parts. 

En  cet  instant,  la  tapisserie  du  vestiaire  que  nous 
avons  décrit  plus  haut,  se  souleva  et  donna  passage 
à  un  personnage  dont  la  seule  vue  arrêta  subite- 
ment la  foule,  et  changea  comme  par  enchante- 
ment sa  colère  en  curiosité. 

—  Silence!  silence! 

Le  personnage,  fort  peu  rassuré  et  tremblant  de 
tous  ses  membres,  s'avança  jusqu'au  bord  de  la 
table  de  marbre,  avec  force  révérences  qui,  à  me- 
sure qu'il  approchait,  ressemblaient  de  plus  en 
plus  à  des  génuflexions. 


Cepeiidanl  le  calme  s'était  à  peu  près  rétabli.  II 
ne  restait  plus  que  cette  légère  rumeur  qui  se  dé- 
gage toujours  du  silence  de  la  foule. 

—  Messieurs  les  bourgeois,  dit-il,  et  mesdamoi- 
selles  les  bourgeoises,  nous  devons  avoir  l'honneur 
de  déclamer  et  représenter  devant  son  éminencc 
monsieur  le  cardinal  une  très-belle  moralité,  qui 
a  nom  :  le  bon  jugement  de  madame  la  vierge 
Marie.  C'est  moi  qui  fais  Jupiter.  Son  éminence 
accompagne  en  ce  moment  l'ambassade  très-hono- 
rable de  monsieur  le  duc  d'Autriche;  laquelle  est 
retenue,  à  l'heure  qu'il  est,  à  écouter  la  harangue 
de  monsieur  le  recteur  de  l'Université,  à  la  porte 
Baudets.  Dès  que  l'éminentissime  cardinal  sera 
arrivé,  nous  commencerons. 

Il  est  certain  qu'il  ne  fallait  rien  moins  que  l'in- 
tervention de  Jupiter  pour  sauver  les  quatre  mat- 
heureux  sergents  du  bailli  du  Palais.  Si  nous  avions 
le  bonheur  d'avoir  inventé  cette  très-véridique 
histoire,  et  par  conséquent  d'en  être  responsable 
par-devant  notre  dame  la  critique,  ce  n'est  pas 
contre  nous  qu'on  pourrait  invoquer  en  ce  moment 
le  précepte  classique  :  A^ec  deus  infersit.  Du  reste, 
le  costume  du  seigneur  Jupiter  était  fort  beau,  et 
n'avait  pas  peu  contribué  à  calmer  la  foule,  en 
attirant  toute  son  attention.  Jupiter  était  vêtu  d'une 
brigandine  couverte  de  velours  noir,  à  clous  dorés; 
il  était  coiffé  d'un  bicoquet  garni  de  boutons  d'ar- 
gent dorés;  et,  n'était  le  rouge  et  la  grosse  barbe 
qui  couvraient  chacun  une  moitié  de  son  visage, 
n'était  le  rouleau  de  carton  doré,  semé  de  passe- 
quilles  et  tout  hérissé  de  lanières  de  clinquant  qu'il 


-  5G  — 

portait  à  la  main  et  dans  lequel  des  yeux  exercés 
reconnaissaient  aisément  la  foudre,  n'était  ses  pieds 
couleur  de  chair  et  enrubannés  à  la  grecque,  il  eût 
j>u  supporter  la  comparaison,  pour  la  sévérité  de 
sa  tenue,  avec  un  archer  breton  du  corps  de  mon- 
sieur de  Berry. 


II 


îjJtrrre  €)rmgoirf. 


Cependant,  tandis  qu'il  liaranguait,  la  satisfac- 
tion, l'admiration  unanimement  excitées  par  son 
costume  se  dissipaient  à  ses  paroles;  et  quand  il 
arriva  à  cette  conclusion  malencontreuse  :  «  Dès 
!.  que  réminentissime  cardinal  sera  arrive,  nous 
;>  commencerons,  )♦  sa  voix  se  perdit  dans  un  ton- 
nerre de  huées. 

—  Commencez  tout  de  suite!  Le  mystère!  le 
mystère  tout  de  suite!  criait  le  peuple.  Et  l'on  en- 
tendait par-dessus  toutes  les  voix  celle  de  Joannes 
de  Molendino,  qui  perçait  la  rumeur  comme  le  fi- 
fre dans  un  charivari  de  Nimcs  :  Commencez  tout 
de  suite!  glapissait  l'écolier. 

—  A  bas  Jupiter  et  le  cardinal  de  Bourbon!  vo- 


-  58  - 

ciféraicnt  Robin  Poussepain  et  les  autres  clercs  ju- 
chés dans  la  croisée. 

—  Tout  de  suite  la  moralité!  répétait  la  foule; 
sur-le-champ!  tout  de  suite!  le  sac  et  la  corde  aux 
comédiens  et  au  cardinal  ! 

Le  pauvre  Jupiter,  hagard,  effaré,  pâle  sous  son 
rouge,  laissa  tomber  sa  foudre,  prit  à  la  main  son 
bicoquet;  puis  il  saluait  et  tremblait  en  balbu- 
tiant :  Son  éminence....  les  ambassadeurs...  ma- 
dame Marguerite  de  Flandre...  Il  ne  savait  que 
dire.  Au  fond,  il  avait  peur  d'être  pendu. 

Pendu  par  la  populace  pour  attendre,  pendu  par 
le  cardinal  pour  n'avoir  pas  attendu,  il  ne  voyait 
des  deux  côtés  qu'un  abîme,  c'est-à-dire  une  po- 
tence. 

Heureusement  quelqu'un  vint  le  tirer  d'embar- 
ras et  assumer  la  responsabilité. 

Un  individu  qui  se  tenait  en  deçà  de  la  balus- 
trade, dans  l'espace  laissé  libre  autour  de  la  table 
de  marbre,  et  que  personne  n'avait  encore  aperçu, 
tant  sa  longue  et  mince  personne  était  complète- 
ment abritée  de  tout  rayon  visuel  par  le  diamètre 
du  pilier  auquel  il  était  adossé;  cet  individu,  di- 
sons -nous,  grand,  maigre,  blême,  blond,  jeune 
encore,  quoique  déjà  ridé  au  front  et  aux  joues, 
avec  des  yeux  brillants  et  une  bouche  souriante, 
vêtu  d'une  serge  noire,  râpée  et  lustrée  de  vieil- 
lesse, s'approcha  de  la  table  de  marbre  et  flt  un 
signe  au  pauvre  patient.  Mais  l'autre,  interdit,  ne 
voyait  pas. 

Le  nouveau  venu  fit  un  pas  de  plus. 

—  Jupiter!  dit-il.  mon  cher  Jupiter! 


-  59  - 

T/autrc  n'entendait  point. 
Enlin  le  grand  blond,  impatiente,  lui  cria  pres- 
que sous  le  nez  : 

—  Michel  Giborne  ! 

—  Qui  m'appelle?  dit  Jupiter,  comme  éveille  en 
sursaut. 

—  Moi,  répondit  le  personnage  vêtu  de  noir. 

—  Ah  !  dit  Jupiter. 

—  Commencez  tout  de  suite,  reprit  TautrcSatis- 
(aitcs  le  populaire  ;  je  me  charge  d'apaiser  monsieur 
îe  bailli,  qui  apaisera  monsieur  le  cardinal. 

Jupiter  respira. 

—  Messeigneurs  les  bourgeois,  cria-t-il  de  toute 
la  force  de  ses  poumons  à  la  foule,  qui  continuait 
de  le  huer,  nous  allons  commencer  tout  de  suite. 

—  Evoe,  Jupiter!  Plaudîte,  cives!  crièrent  les 
écoliers. 

—  Noël  !  Noël  !  cria  le  peuple. 

Ce  fut  un  battement  de  mains  assourdissant,  et 
Jupiter  était  déjà  rentré  sous  sa  tapisserie  que  la 
salle  tremblait  encore  d'acclamations. 

Cependant  le  personnage  inconnu  qui  avait  si 
magiquement  changé  la  tevipête  en  bonace,  comme 
dit  notre  vieux  et  cher  Corneille,  était  modeste- 
ment rentré  dans  la  pénombre  de  son  pilier,  et  y 
serait  sans  doute  resté  invisible,  immobile  et  muet 
comme  auparavant,  s'il  n'en  eût  été  tiré  par  deux 
jeunes  femmes  qui,  placées  au  premier  rang  des 
spectateurs,  avaient  remarqué  son  colloque  avec  Mi- 
chel Giborne-Jupiter. 

—  Maître,  dit  l'une  d'elles  en  lui  faisant  signe 
de  s'approcher... 


—  40  — 

—  Taisez-vous  donc,  ma  chère  Liénarde,  dit  sa 
voisine,  jolie,  fraîche,  et  toute  brave  à  force  d'être 
endimanchée.  Ce  n'est  pas  un  clerc,  c'est  un  laï- 
que, il  ne  faut  pas  dire  ^naître,  mais  bien  messire. 

—  Messire,  dit  Liénarde. 
L'inconnu  s'approcha  de  la  balustrade. 

—  Que  voulez-vous  de  moi,  mesdamoiselles? 
demanda-t-il  avec  empressement. 

—  Oh  !  rien,  dit  Liénarde  toute  confuse,  c'est  ma 
voisine  GisquettelaGcnciennequi  veut  vous  parler. 

—  Non  pas,  reprit  Gisquette  en  rougissant;  c'est 
Liénarde  qui  vous  a  dit,  Maître;  je  lui  ai  dit  qu'on 
disait  Messire. 

Les  deux  jeunes  filles  baissaient  les  yeux.  L'au- 
tre, qui  ne  demandait  pas  mieux  que  de  lier  con- 
versation, les  regardait  en  souriant  : 

—  Vous  n'avez  donc  rien  à  me  dire,  mesdamoi- 
selles? 

—  Oh  !  rien  du  tout,  répondit  Gisquette. 

—  Rien,  dit  Liénarde. 

Le  grand  jeune  homme  blond  fit  un  pas  pour  se 
retirer;  mais  les  deux  curieuses  n'avaient  pas  en- 
vie de  lâcher  prise. 

—  Messire,  dit  vivement  Gisquette  avec  l'impé- 
tuosité d'une  écluse  qui  s'ouvre  ou  d'une  femme 
qui  prend  son  parti,  vous  connaissez  donc  ce  sol- 
dat qui  va  jouer  le  rôle  de  madame  la  Vierge  dans 
le  mystère? 

—  Vous  voulez  dire  le  rôle  de  Jupiter,  reprit 
l'anonyme. 

—  Hé!  oui,  dit  Liénarde,  est-elle  bête!  Vous 
connaissez  donc  Jupiter? 


—  41    - 

—  Michel  Giborne?  répondit  l'anonyme;  oui, 
madame. 

—  Il  a  une  fière  barbe  !  dit  Liénarde. 

—  Cela  sera-t-il  beau,  ce  qu'ils  vont  dire  là-des- 
sus? demanda  timidement  Gisquette. 

—  Très-beau,  madamoiselle,  répondit  l'anonyme 
sans  la  moindre  hésitation. 

—  Qu'est-ce  que  ce  sera?  dit  Liénarde. 

—  Le  bon  jugement  de  madame  la  Fierge,  mo- 
ralité, s'il  vous  plaît,  madamoiselle. 

—  Ah  !  c'est  différent,  reprit  Liénarde. 

Un  court  silence  suivit.  L'inconnu  le  rompit. 

—  C'est  une  moralité  toute  neuve,  et  qui  n'a  pas 
encore  servi. 

—  Ce  n'est  donc  pas  la  même,  dit  Gisquette,  que 
celle  qu'on  a  donnée  il  y  a  deux  ans,  le  jour  de 
l'entrée  de  monsieur  le  légat,  et  où  il  y  avait  trois 
belles  filles  faisant  personnages... 

—  De  syrcnes,  dit  Liénarde. 

—  Et  toutes  nues,  ajouta  le  jeune  homme. 
Liénarde  baissa  pudiquement  les  yeux.  Gisquette 

la  regarda,  et  en  fit  autant.  Il  poursuivit  en  sou- 
riant : 

—■  C'était  chose  bien  plaisante  à  voir.  Aujour- 
d'hui c'est  une  moralité  faite  exprès  pour  madame 
la  damoiselle  de  Flandre. 

—  Chantera-t-on  des  bergerettes?  demanda  Gis- 
quette. 

—  Fi!  dit  l'inconnu,  dans  une  moralité!  il  ne 
faut  pas  confondre  les  genres.  Si  c'était  une  sotie, 
à  la  bonne  heure. 

—  C'est  dommage,  reprit  Gisquette.  Ce  jour-là 

1       NOTRE-DAME  DE  PARIS,  A 


—  452  — 
il  y  avait  à  la  fontaine  du  Ponceau  des  hommes  ef 
des  femmes  sauvages  qui  se  combattaient  et  fai- 
saient plusieurs  contenances  en  chantant  de  petits 
motets  et  des  bergerettes. 

—  Ce  qui  convient  pour  un  légat,  dit  assez  sè- 
chement l'inconnu,  ne  convient  pas  pour  uneprin- 
cesse. 

—  Et  près  d'eux,  reprit  Liénarde,  joutaient  plu- 
sieurs bas  instruments  qui  rendaient  de  grandes 
mélodies. 

—  Et  pour  rafraîchir  les  passants,  continua  Gis- 
quette,  la  fontaine  jetait  par  trois  bouches,  vin, 
lait  et  hypocras,  dont  buvait  qui  voulait. 

—  Et  un  peu  au-dessous  du  Ponceau,  poursuivit 
Liénarde ,  à  la  Trinité ,  il  y  avait  une  passion  par 
personnages,  et  sans  parler. 

—  Si  je  m'en  souviens  !  s'écria  Gisquette  : 
Dieu  en  la  croix,  et  les  deux  larrons  à  droite  et  à 
gauche. 

Ici  les  jeunes  commères  ,  s'échauffant  au  souve- 
nir de  l'entrée  de  monsieur  le  légat,  se  mirent  à 
parler  à  la  fois. 

—  Et  plus  avant,  à  la  Porte  aux  Peintres,  il  y 
avait  d'autres  personnes  très-richement  habillées. 

—  Et  à  la  fontaine  Saint-Innocent,  ce  chasseur 
qui  poursuivait  une  biche  avec  grand  bruit  de 
chiens  et  de  trompes  de  chasse! 

—  Et  à  la  boucherie  de  Paris,  ces  échafaudsqui 
figuraient  la  Bastille  de  Dieppe  ! 

—  Et  quand  le  légat  passa,  tu  sais,  Gisquette? 
on  donna  l'assaut,  et  les  Anglais  eurent  tous  les 
gorges  coupées. 


—  45  — 

—  Et  contre  la  porte  du  Cliâtclet,  il  y  avait  de 
très-beaux  personnages! 

—  Et  sur  le  Pont-au-Change,  qui  était  tout  tendu 
par-dessus  ! 

—  Et  quand  le  légat  passa,  on  laissa  voler  sur  le 
pont  plus  de  deux  cents  douzaines  de  toutes  sortes 
d'oiseaux;  c'était  très-beau,  Liénarde. 

—  Ce  sera  plus  beau  aujourd'hui,  reprit  enfin 
leur  interlocuteur,  qui  semblait  les  écouter  avec 
impatience. 

—  Vous  nous  promettez  que  ce  mystère  sera 
beau?  dit  disquette. 

—  Sans  doute,  répondit-il;  puis  il  ajouta  avec 
une  certaine  emphase: 

—  Mesdamoiselles,  c'est  moi  qui  en  suis  l'auteur. 

—  Vraiment?  dirent  les  jeunes  filles ,  tout  éba- 
hies. 

—  Vraiment  !  répondit  le  poëte  en  se  rengor- 
geant légèrement  ;  c'est-à-dire,  nous  sommes  deux  : 
Jehan  Marchand,  qui  a  scié  les  planches,  et  dressé 
la  charpente  du  théâtre  et  la  boiserie,  et  moi  qui 
ai  fait  la  pièce.  —  Je  m'appelle  Pierre  Gringoire. 

L'auteur  du  Cid  n'eût  pas  dit  avec  plus  de  fierté  : 
Pierre  Corneille. 

Nos  lecteurs  ont  pu  observer  qu'il  avait  déjà  dû 
s'écouler  un  certain  temps  depuis  le  moment  où 
Jupiter  était  rentré  sous  la  tapisserie  jusqu'à  l'in- 
stant où  l'auteur  de  la  moralité  nouvelle  s'était  ré- 
vélé ainsi  brusquement  à  l'admiration  naïve  de 
disquette  et  de  Liénarde.  Chose  remarquable  : 
toute  cette  foule,  quelques  minutes  auparavant  si 
tumultueuse,  attendait  maintenant  avec  mansué- 


—  44  — 

luilc,  sur  la  foi  du  comédien;  ce  qui  prouve  celle 
vérité  éternelle  et  tous  les  jours  encore  éprouvée 
dans  nos  théâtres,  que  le  meilleur  moyen  de  faire 
attendre  patiemment  le  public,  c'est  de  lui  affir- 
mer qu'on  va  commencer  tout  de  suite. 

Toutefois  l'écolier  Joannes  ne  s'endormait  pas. 

—  Holà-hé  !  cria-t-il  tout  à  coup  au  milieu  de  la 
paisible  attente  qui  avait  succédé  au  trouble.  Ju- 
piter, madame  la  Vierge,  bateleurs  du  diable  !  vous 
gaussez-vous?  la  pièce!  la  pièce!  commencez,  ou 
nous  recommençons! 

Il  n'en  fallut  pas  davantage. 

Une  musique  de  hauts  et  bas  instruments  se  fit 
entendre  de  l'intérieur  de  l'échafaudage;  la  tapis- 
serie se  souleva  ;  quatre  personnages  bariolés  et 
fardés  en  sortirent,  grimpèrent  la  roide  échelle  du 
théâtre,  et,  parvenus  sur  la  plate-forme  supérieure, 
se  rangèrent  en  ligne  devant  le  public,  qu'ils  sa- 
luèrent profondément  :  alors  la  symphonie  se  tut. 
C'était  le  mystère  qui  commençait. 

Les  quatre  personnages,  après  avoir  largement 
recueilli  le  payement  de  leurs  révérences  en  applau- 
dissements, entamèrent,  au  milieu  d'un  religieux 
silence,  un  prologue  dont  nous  faisons  volontiers 
grâce  au  lecteur.  Du  reste,  ce  qui  arrive  encore  de 
nos  jours,  le  public  s'occupait  encore  plus  des  cos- 
tumes qu'ils  portaient  que  du  rôle  qu'ils  débitaient; 
et  en  vérité,  c'était  justice.  Ils  étaient  vêtus  tous 
quatre  de  robes  mi-parties  jaune  et  blanc,  qui  ne 
se  distinguaient  entre  elles  que  par  la  nature  de 
l'étoffe;  la  première  était  en  brocart  or  et  argent, 
la  deuxième  en  soie,  la  troisième  en  laine,  la  qua- 


trième  en  toile.  Le  premier  des  personnages  por- 
tait en  main  droite  une  épée,  le  second  deux  clei's 
d'or,  le  troisième  une  balance,  le  quatrième  une 
bêche;  et  pour  aider  les  intelligences  paresseuses 
qui  n'auraient  pas  vu  clair  à  travers  la  transpa- 
rence de  ces  attributs,  on  pouvait  lire  en  grosses 
lettres  noires  brodées  :  au  bas  de  la  robe  de  bro- 
cart, JE  m'appelle  Noblesse;  au  bas  de  la  robe  de 
soie,  JE  m'appelle  Clergé;  au  bas  de  la  robe  de 
laine,  je  m'appelle  Marchandise;  au  bas  de  la  robe 
de  toile,  je  m'appelle  Labour.  Le  sexe  des  deux  al- 
légories mâles  était  clairement  indiqué  à  tout  spec- 
tateur judicieux  par  leurs  robes  moins  longues  et 
par  la  cramignole  qu'elles  portaient  en  tète,  tandis 
que  les  deux  allégories  femelles,  moins  court  vê- 
tues, étaient  coiffées  d'un  chaperon. 

Il  eût  fallu  aussi  beaucoup  de  mauvaise  volonté 
pour  ne  pas  comprendre,  à  travers  la  poésie  du 
prologue,  que  Labour  était  marié  à  Marchandise  et 
Clergé  à  Noblesse,  et  que  les  deux  heureux  couples 
possédaient  en  commun  un  magnifique  dauphin 
d'or,  qu'ils  prétendaient  n'adjuger  qu'à  la  plus 
belle.  Ils  allaient  donc  par  le  monde  cherchant  et 
quêtant  cette  beauté,  et,  après  avoir  successive- 
ment rejeté  la  reine  de  Golconde,  la  princesse  de 
Trébisonde,  la  fdîe  du  Grand -Khan  de  Tarta- 
rie,  etc.,  etc.,  Labour  et  Clergé,  Noblesse  et  Mar- 
chandise étaient  venus  se  reposer  sur  la  table  de 
marbre  du  Palais  de  Justice,  en  débitant  devant 
l'honnête  auditoire  autant  de  sentences  et  de  maxi- 
mes qu'on  en  pouvait  alors  dépenser  à  la  Faculté 
des  arts  aux  examens,  sophismes,  déterminances, 
1  A. 


-   46  - 

ligures  et  actes,  où  les  maîtres  prenaient  leurs  bon- 
nets de  licence. 

Tout  cela  était  en  effet  très-beau. 

Cependant,  dans  cette  foule  sur  laquelle  les  qua- 
tre allégories  versaient  à  qui  mieux  mieux  des  flots 
de  métaphores,  il  n'y  avait  pas  une  oreille  plus  at- 
tentive, pas  un  cœur  plus  palpitant,  pas  un  œil 
plus  hagard,  pas  un  cou  plus  tendu,  que  l'œil,  l'o- 
reille, le  cou  et  le  cœur  de  l'auteur,  du  poëte,  de 
ce  brave  Pierre  Gringoire,  qui  n'avait  pu  résister, 
le  moment  d'auparavant,  à  la  joie  de  dire  son  nom 
à  deux  jolies  filles.  Il  était  retourné  à  quelques  pas 
d'elles,  derrière  son  pilier;  et  là,  il  écoutait,  il  re- 
gardait, il  savourait.  Les  bienveillants  applaudis- 
sements qui  avaient  accueilli  le  début  de  son  pro- 
logue retentissaient  encore  dans  ses  entrailles,  et 
il  était  complètement  absorbé  dans  cette  espèce  de 
contemplation  extatique  avec  laquelle  un  auteur 
voit  ses  idées  tomber  une  à  une  de  la  bouche  de 
l'acteur  dans  le  silence  d'un  vaste  auditoire.  Digne 
Pierre  Gringoire  ! 

Il  nous  en  coûte  de  le  dire,  mais  cette  première 
extase  fut  bien  vite  troublée.  A  peine  Gringoire 
avait-il  approché  ses  lèvres  de  cette  coupe  enivrante 
de  joie  et  de  triomphe,  qu'une  goutte  d'amertume 
vint  s*y  mêler. 

Un  mendiant  déguenillé,  qui  ne  pouvait  faire 
recette,  perdu  qu'il  était  au  milieu  de  la  foule,  et 
qui  n'avait  sans  doute  pas  trouvé  suffisante  indem- 
nité dans  les  poches  de  ses  voisins,  avait  imaginé 
de  se  jucher  sur  quelque  point  en  évidence,  pour 
attirer  les  regards  et  les  aumônes.  Il  s'était  donc 


-  47  - 

hissé  pendant  les  premiers  vers  du  prologue ,  à 
l'aide  des  piliers  de  l'estrade  réservée,  jusqu'à  la 
corniche  qui  en  bordait  la  balustrade  à  sa  partie 
inférieure;  et  là,  il  s'était  assis,  sollicitant  l'atten- 
tion et  la  pitié  de  la  multitude,  avec  ses  haillons  et 
une  plaie  hideuse  qui  couvait  son  bras  droit.  Du 
reste  il  ne  proférait  pas  une  parole. 

Le  silence  qu'il  gardait  laissait  aller  le  prologue 
sans  encombre,  et  aucun  désordre  sensible  ne  se- 
rait survenu,  si  le  malheur  n'eût  voulu  que  l'écolier 
Joannes  avisât,  du  haut  de  son  pilier,  le  mendiant 
et  ses  simagrées.  Un  fou  rire  s'empara  du  jeune 
drôle,  qui,  sans  se  soucier  d'interrompre  le  spec- 
tacle et  de  troubler  le  recueillement  universel,  s'é- 
cria gaillardement  : 

— Tiens  !  ce  malingreux  qui  demande  l'aumône  ! 

Quiconque  a  jeté  une  pierre  dans  une  mare  à 
grenouilles,  ou  tiré  un  coup  de  fusil  dans  une  vo- 
lée d'oiseaux,  peut  se  faire  une  idée  de  l'effet  que 
produisirent  ces  paroles  incongrues  ,  au  milieu 
de  l'attention  générale.  Gringoire  en  tressaillit, 
comme  d'une  secousse  électrique.  Le  prologue 
resta  court,  et  toutes  les  tètes  se  retournèrent  en 
tumulte  vers  le  mendiant,  qui,  loin  de  se  décon- 
certer, vit  dans  cet  incident  une  bonne  occasion 
de  récolte,  et  se  mit  à  dire  d'un  air  dolent,  en  fer- 
mant ses  yeux  à  demi  :  —  La  charité,  s'il  vous 
plaît! 

—  Eh  mais, sur  mon  âme,  reprit  Joannes, 

c'est  Clopin  Trouiilefou.  Holà-hé  !  l'ami,  ta  plaie 
te  gênait  donc  à  la  jambe,  que  tu  l'as  mise  sur  ton 
bras? 


-  48  - 

En  parlant  ainsi,  il  jetait,  avec  une  adresse  de 
singe,  un  petit-blanc  dans  le  feutre  gras  que  le 
mendiant  tendait  de  son  bras  malade.  Le  mendiant 
reçut,  sans  broncher,  l'aumône  et  le  sarcasme,  et 
continua  d'un  accent  lamentable  :  —  La  charité, 
s'il  vous  plaît  ! 

Cet  épisode  avait  considérablement  distraitTau- 
ditoire;  et  bon  nombre  de  spectateurs,  Robin  Pous- 
sepain  et  tous  les  clercs  en  tète,  applaudissaient 
gaiement  à  ce  duo  bizarre,  que  venaient  d'impro- 
viser, au  milieu  du  prologue,  l'écolier  avec  sa  voix 
criarde  et  le  mendiant  avec  son  imperturbable 
psalmodie. 

Gringoire  était  fort  mécontent.  Revenu  de  sa 
première  stupéfaction,  il  s'évertuait  à  crier  aux 
quatre  personnages  en  scène  :  —  Continuez!  Que 
diable!  continuez  !  —  sans  même  daigner  jeter  un 
regard  de  dédain  sur  les  deux  interrupteurs. 

En  ce  moment,  il  se  sentit  tirer  par  le  bord  de 
son  surtout;  il  se  retourna,  non  sans  quelque  hu- 
meur, et  eut  assez  de  peine  à  sourire;  il  le  fallait 
pourtant.  C'était  le  joli  bras  de  Gisquette  la  Gen- 
cienne,  qui,  passé  à  travers  la  balustrade,  sollici- 
tait de  cette  façon  son  attention. 

—  Monsieur,  dit  la  jeune  fille,  est-ce  qu'ils  vont 
continuer? 

—  Sans  doute,  répondit  Gringoire,  assez  choqué 
de  la  question. 

—  En  ce  cas,  messire,  reprit-elle,  auriez-vous  la 
courtoisie  de  m'expliquer... 

—  Ce  qu'ils  vont  dire,  interrompit  Gringoire. 
Eh  bien!  écoulez  ! 


-  19  - 

—  Non,  dit  Gisquette;  mais  ce  qu'ils  ont  dit  jus- 
qu'à présent. 

Grini;oirc  fit  un  soubresaut ,  comme  un  homme 
dont  on  toucherait  la  plaie  à  vif. 

—  Peste  de  la  petite  lille  sotte  et  bouchée  !  dit-il 
entre  ses  dents. 

A  dater  de  ce  moment-là  ,  Gisquette  fut  perdue 
dans  son  esprit. 

Cependant  les  acteurs  avaient  obéi  à  son  injonc- 
tion, et  le  public  ,  voyant  qu'ils  se  remettaient  à 
parler,  s'était  remis  à  écouter  ;  non  sans  avoir  perdu 
force  beautés,  dans  l'espèce  de  soudure  qui  se  fit 
entre  les  deux  parties  de  la  pièce  ,  ainsi  brusque- 
ment coupée.  Gringoire  en  faisait  tout  bas  l'amère 
réflexion.  Pourtant  la  tranquillité  s'était  rétablie 
peu  à  peu;  l'écolier  se  taisait,  le  mendiant  comptait 
quelque  monnaie  dans  son  chapeau ,  et  la  pièce 
avait  repris  le  dessus. 

C'était  en  réalité  un  fort  bel  ouvrage,  et  dont  il 
nous  semble  qu'on  pourrait  encore  fort  bien  tirer 
parti  aujourd'hui ,  moyennant  quelques  arrange- 
ments. L'exposition,  un  peu  longue  et  un  peu  vide, 
c'est-à-dire  dans  les  règles  ,  était  simple;  et  Grin- 
goire ,  dans  le  candide  sanctuaire  de  son  for  inté- 
rieur, en  admirait  la  clarté.  Comme  on  s'en  doute 
bien ,  les  quatre  personnages  allégoriques  étaient 
un  peu  fatigués  d'avoir  parcouru  les  trois  parties 
(lu  monde  ,  sans  trouver  à  se  défaire  convenable- 
ment de  leur  dauphin  d'or.  Là -dessus,  éloge  du 
poisson  merveilleux,  avec  mille  allusions  délicates 
au  jeune  fiancé  de  Marguerite  de  Flandre,  alors  fort 
tristement  reclus  à  Amboise,  et  ne  se  doutant  guère 


-   oO  - 

que  Labour  et  Clergé,  Noblesse  et  Marchandise  ve- 
naient (le  faire  le  tour  du  monde  pour  lui.  Le  sus- 
dit dauphin  donc  était  jeune,  était  beau,  était  fort, 
et  surtout  (magnifique  origine  de  toutesles  vertus 
royales  !)  il  était  fils  du  lion  de  France.  Je  déclare 
que  cette  métaphore  hardie  est  admirable;  et  que 
l'histoire  naturelle  du  théâtre,  un  jour  d'allégorie 
et  d'épithalame  royal,  ne  s'effarouche  aucunement 
d'un  dauphin  fils  d'un  lion.  Ce  sont  justement  ces 
rares  et  pindariques  mélanges  qui  prouvent  l'en- 
thousiasme. Néanmoins,  pour  faire  aussi  la  part 
delà  critique,  le  poète  aurait  pu  développer  cette 
belle  idée  en  moins  de  deux  cents  vers.  Il  est  vrai 
que  le  mystère  devait  durer  depuis  midi  jusqu'à 
quatre  heures,  d'après  l'ordonnance  de  monsieur 
le  prévôt,  et  qu'il  faut  bien  dire  quelque  chose. 
D'ailleurs,  on  écoutait  patiemment. 

Tout  à  coup,  au  beau  milieu  d'une  querelle  en- 
tre madamoiselle  Marchandise  et  madame  Noblesse, 
au  moment  où  maître  Labour  prononçait  ce  vers 
mirifique, 

One  ne  vis  dans  les  bois  bête  plus  triomphante; 

la  porte  de  l'estrade  réservée,  qui  était  jusque-là 
restée  si  mal  à  propos  fermée,  s'ouvrit  plus  mal  à 
propos  encore;  et  la  voix  retentissante  de  l'huis- 
sier annonça  brusquement  :  Son  éminence  monsei- 
gneur le  cardinal  de  Bourbon. 


IIÎ 


iîîonôifui-  le  corMnûL 


Pauvre  Gringoire  !  le  fracas  de  tous  les  gros  dou- 
bles pétards  de  la  Saint-Jean,  la  décharge  de  vingt 
arquebuses  à  croc,  la  détonation  de  celte  fameuse 
serpentine  de  la  tour  de  Billy,  qui,  lors  du  siège 
de  Paris,  le  dimanche  S9  septembre  1463,  tua  sept 
Bourguignons  d'un  coup,  l'explosion  de  toute  la 
poudre  à  canon  emmagasinée  à  la  porte  du  Temple, 
lui  eût  moins  rudement  déchiré  les  oreilles,  en  ce 
moment  solennel  et  dramatique,  que  ce  peu  de 
paroles  tombées  de  la  bouche  d'un  huissier  :  Son 
éminence  monseigneur  le  cardinal  de  Bourbon. 

Ce  n'est  pas  que  Pierre  Gringoire  craignit  mon- 
sieur le  cardinal  ou  le  dédaignât.  11  n'avait  ni  cette 
faiblesse,  ni  cette  outrecuidance.  Véritable  éclec- 
tique, comme  on  dirait  aujourd'hui,  Gringoire 
était  de  ces  esprits  élevés  et  fermes,  modérés  et 


—   552  — 

calmes,  qui  savent  toujours  se  tenir  au  milieu  de 
tout  {slave  in  dimidio  rerum),  et  qui  sont  pleins  de 
raison  et  de  libérale  philosophie,  tout  en  faisant 
état  des  cardinaux.  Race  précieuse  et  jamais  inter- 
rompue de  philosophes  auxquels  la  sagesse,  comme 
une  autre  Ariane,  semble  avoir  donné  une  pelote 
de  fil  qu'ils  s'en  vont  dévidant,  depuis  le  commen- 
cement du  monde,  à  travers  le  labyrinthe  des  cho- 
ses humaines.  On  les  retrouve  dans  tous  les  temps, 
toujours  les  mêmes,  c'est-à-dire  toujours  selon  tous 
les  temps.  Et  sans  compter  notre  Pierre  Gringoire, 
qui  les  représenterait  au  quinzième  siècle  si  nous 
parvenions  à  lui  rendre  l'illustration  qu'il  mérite, 
certainement  c'est  leur  esprit  qui  animait  le  père 
Du  Breul  lorsqu'il  écrivait,  dans  le  seizième,  ces 
paroles  naïvement  sublimes,  dignes  de  tous  les  siè- 
cles :  «1  le  suis  parisien  de  nation  et  parrhisian  de 
)>  parler,  puisque  ^^arr/z/sm  en  grec  signifie  liberté 
i>  de  parler;  de  laquelle  i'ai  vsé  mesme  enuers 
;»  messeigneurs  les  cardinaux,  oncle  et  frère  de 
»  monseigneur  le  prince  de  Conty  :  toutesfois  auec 
;»  respect  de  leur  grandeur,  et  sans  offenser  per- 
;»  sonne  de  leur  suitte,  qui  est  beaucoup.  » 

Il  n'y  avait  donc  ni  haine  du  cardinal,  ni  dédain 
de  sa  présence,  dans  l'impression  désagréable 
qu'elle  fit  à  Pierre  Gringoire.  Bien  au  contraire; 
notre  poëte  avait  trop  de  bon  sens  et  une  souque- 
nille  trop  râpée  pour  ne  pas  attacher  un  prix  par- 
ticulier à  ce  que  mainte  allusion  de  son  prologue, 
et  en  particulier  la  glorification  du  dauphin,  fils 
du  lion  de  France,  fût  recueillie  par  une  oreille 
éminentissime.  Mais  ce  n'est  pas  l'intérêt  qui  do- 


mine  dans  la  noble  nature  des  poètes.  Je  suppose 
que  l'entité  du  poëtc  soit  représentée  par  le  nom- 
bre dix  ;  il  est  certain  qu'un  chimiste,  en  l'analy- 
sant et  pharmacopolisant,  comme  dit  Rabelais,  la 
trouverait  composée  d'une  partie  d'intérêt  contre 
neuf  parties  d'amour-propre.  Or,  au  moment  où 
la  porte  s'était  ouverte  pour  le  cardinal,  les  neuf 
parties  d'amour-propre  de  Gringoire,  gonflées  et 
tuméfiées  au  souffle  de  l'admiration  populaire, 
étaient  dans  un  état  d'accroissement  prodigieux, 
sous  lequel  disparaissait  comme  étouff"ée  cette  im- 
perceptible molécule  d'intérêt  que  nous  distin- 
guions tout  à  l'heure  dans  la  constitution  des  poè- 
tes; ingrédient  précieux,  du  reste,  lest  de  réalité 
et  d'humanité  sans  lequel  ils  ne  toucheraient  pas 
ia  terre.  Gringoire  jouissait  de  sentir,  de  voir,  de 
palper  pour  ainsi  dire  une  assemblée  entière,  de 
marauds  il  est  vrai,  mais  qu'importe?  stupéfiée, 
pétrifiée,  et  comme  asphyxiée  devant  les  incom- 
mensurables tirades  qui  surgissaient  à  chaque  in- 
stant de  toutes  les  parties  de  son  épithalame.  J'af- 
firme qu'il  partageait  lui-même  la  béatitude  géné- 
rale, et  qu'au  rebours  de  la  Fontaine,  qui,  à  la 
représentation  de  sa  comédie  du  Florentin,  deman- 
dait :  Quel  est  le  malotru  qui  a  fait  cette  rapsodie? 
Gringoire  eût  volontiers  demandé  à  son  voisin  :  De 
qui  est  ce  chef-d'œuvre  ?  On  peut  juger  maintenant 
quel  effet  produisit  sur  lui  la  brusque  et  intem- 
pestive survenue  du  cardinal. 

Ce  qu'il  pouvait  craindre  ne  se  réalisa  que  trop. 
L'entrée  de  son  éminence  bouleversa  l'auditoire. 
Toutes  les  têtes  se  tournèrent  vers  l'estrade.  Ce  fut 
1  5 


à  ne  plus  s'entendre.  —  Le  cardinal!  le  cardinal  ! 
répétèrent  toutes  les  bouches.  Le  malheureux  pro- 
logue resta  court  une  seconde  fois. 

Le  cardinal  s'arrêta  un  moment  sur  le  seuil  de 
l'estrade.  Tandis  qu'il  promenait  un  regard  assez 
indifférent  sur  l'auditoire,  le  tumulte  redoublait. 
Chacun  voulait  le  mieux  voir.  C'était  à  qui  mettrait 
sa  tête  sur  les  épaules  de  son  voisin. 

C'était  en  effet  un  haut  personnage,  et  dont  le 
spectacle  valait  bien  toute  autre  comédie.  Charles, 
cardinal  de  Bourbon,  archevêque  et  comte  de  Lyon, 
primat  des  Gaules,  était  à  la  fois  allié  à  Louis  Xî 
par  son  frère ,  Pierre ,  seigneur  de  Beaujeu,  qui 
avait  épousé  la  fille  aînée  du  roi,  et  allié  à  Char- 
les le  Téméraire  par  sa  mère,  Agnès  de  Bourgogne. 
Or,  le  trait  dominant,  le  trait  caractéristique  et 
distinctif  du  caractère  du  primat  des  Gaules,  c'é- 
tait l'esprit  de  courtisan  et  la  dévotion  aux  puis- 
sances. On  peut  juger  des  embarras  sans  nombre 
que  lui  avait  valus  cette  double  parenté,  et  de  tous 
les  écueils  temporels  entre  lesquels  sa  barque  spi- 
rituelle avait  dû  louvoyer,  pour  ne  se  briser  ni  à 
Louis,  ni  à  Charles,  cette  Charybde  et  cette  Scylîa 
qui  avaient  dévoré  le  duc  de  Nemours  et  le  conné- 
table de  Saint-Pol.  Grâce  au  ciel,  il  s'était  assez 
bien  tiré  de  la  traversée,  et  était  arrivé  à  Rome 
sans  encombre.  Mais,  quoiqu'il  fût  au  port,  et  pré- 
cisément parce  qu'il  était  au  port,  il  ne  se  rappe- 
lait jamais  sans  inquiétude  les  chances  diverses  de 
sa  vie  politique,  si  longtemps  alarmée  et  labo- 
rieuse. Aussi  avait-il  coutume  de  dire  que  l'année 
1476  avait  été  pour  lui  noire  et  blanche;  entendant 


par  là  qu'il  avait  perdu  dans  celle  même  année  sa 
mère,  la  duchesse  de  Bourbonnais,  et  son  cousin  le 
duc  de  Bourgogne,  et  qu'un  deuil  l'avait  consolé 
de  l'autre. 

Du  reste,  c'était  un  bon  homme;  il  menait 
joyeuse  vie  de  cardinal,  s'égayait  volontiers  avec 
du  crû  royal  de  Chaillot,  ne  haïssait  pas  Bicharde 
la  Garmoise  et  Thomasse  la  Saillarde,  faisait  l'au- 
mône aux  jolies  filles  plutôt  qu'aux  vieilles  fem- 
mes, et  pour  toutes  ces  raisons  était  fort  agréable 
au  populaire  de  Paris.  11  ne  marchait  qu'entouré 
d'une  petite  cour  d'évôques  et  d'abbés  de  hautes 
lignées,  galants,  grivois  et  faisant  ripaille  au  be- 
soin; et  plus  d'une  fois  les  braves  dévotes  de  Saint- 
Germain -d'Auxerre,  en  passant  le  soir  sous  les 
fenêtres  illuminées  du  logis  de  Bourbon,  avaient 
été  scandalisées  d'entendre  les  mêmes  voix  qui  leur 
avaient  chanté  vêpres  dans  la  journée,  psalmodier 
au  bruit  des  verres  le  proverbe  bachique  de  Be- 
noît XII,  ce  pape  qui  avait  ajouté  une  troisième 
couronne  à  la  tiare  :  Bibanius  papaliter. 

Ce  fut  sans  doule  cette  popularité,  acquise  à  si 
juste  titre,  qui  le  préserva,  à  son  entrée,  de  tout 
mauvais  accueil  de  la  part  de  la  cohue,  si  mécon- 
tente le  moment  d'auparavant,  et  fort  peu  disposée 
au  respect  d'un  cardinal  le  jour  môme  où  elle  allait 
élire  un  pape.  Mais  les  Parisiens  ont  peu  de  ran- 
cune; et  puis,  en  faisant  commencer  la  représen- 
tation d'autorité,  les  bons  bourgeois  l'avaient  em- 
porté sur  le  cardinal,  et  ce  triomphe  leur  suffisait. 
D'ailleurs  monsieur  le  cardinal  de  Bourbon  était 
bel    homme;  il  avait  une  fort  belle  robe  rouge 


-  36  - 

qu'il  portait  fort  bien;  c'est  dire  qu'il  avait  pour 
lui  toutes  les  femmes,  et  par  conséquent  la  meil- 
leure moitié  de  l'auditoire.  Certainement,  il  y  au- 
rait injustice  et  mauvais  goût  à  huer  un  cardinal 
pour  s'être  fait  attendre  au  spectacle,  lorsqu'il  est 
bel  homme  et  qu'il  porte  bien  sa  robe  rouge. 

Il  entra  donc,  salua  l'assistance  avec  ce  sourire 
héréditaire  des  grands  pour  le  peuple,  et  se  diri- 
gea à  pas  lents  vers  son  fauteuil  de  velours  écar- 
late,  en  ayant  l'air  de  songer  à  toute  autre  chose. 
Son  cortège,  ce  que  nous  appellerions  aujourd'hui 
son  état-major  d'évêques  et  d'abbés,  fit  irruption 
à  sa  suite  dans  l'estrade,  non  sans  redoublement 
de  tumulte  et  de  curiosité  au  parterre.  C'était  à 
qui  se  les  montrerait,  se  les  nommerait;  à  qui  en 
connaîtrait  au  moins  un;  qui,  monsieur  l'évêquc 
(le  3Iarseille,  Alaudet,  si  j'ai  bonne  mémoire;  qui, 
le  primicier  de  Saint-Denis;  qui,  Robert  de  Lcs- 
pinasse,  abbé  de  Saint-Germain-des-Prés,  ce  frère 
libertin  d'une  maîtresse  de  Louis  XI  :  le  tout  avec 
force  méprises  et  cacophonies.  Quant  aux  écoliers, 
ils  juraient.  C'était  leur  jour,  leur  fête  des  fous, 
leur  saturnale,  l'orgie  annuelle  de  la  basoche  et  de 
l'école.  Pas  de  turpitude  qui  ne  fût  de  droit  ce 
jour-là  et  chose  sacrée.  Et  puis  il  y  avait  de  folles 
commères  dans  la  foule  :  Simone  Quatrelivres, 
Agnès  la  Gadine,  Robine  Piédebou.  ?^'était-ce  pas 
le  moins  qu'on  pût  jurer  à  son  aise  et  maugréer 
un  peu  le  nom  de  Dieu,  un  si  beau  jour,  en  si 
bonne  compagnie  de  gens  d'église  et  de  filles  de 
joie?  Aussi  ne  s'en  faisaient-ils  faute;  et,  au  mi- 
lieu du  brouhaha,  c'était  un  eftVavant  charivari 


-  ;57  - 

de  blasphèmes  et  d'énormités  que  celui  de  toutes 
ces  langues  échappées,  langue  de  clercs  et  d'éco- 
liers, contenues  le  reste  de  l'année  par  la  crainte 
du  fer  chaud  de  saint  Louis.  Pauvre  saint  Louis, 
quelle  nargue  ils  lui  faisaient  dans  son  propre  pa- 
lais de  justice!  Chacun  d'eux,  dans  les  nouveaux 
venus  de  l'estrade,  avait  pris  à  partie  une  soutane 
noire,  ou  grise,  ou  blanche,  ou  violette.  Quant  à 
Joannes  FroUo  de  Molendino,  en  sa  qualité  de  frère 
d'un  archidiacre,  c'était  à  la  rouge  qu'il  s'était 
hardiment  attaqué;  et  il  chantait  à  tue-tête  en 
fixant  ses  yeux  effrontés  sur  le  cardinal  :  Cappa 
rcpleta  mero! 

Tous  ces  détails,  que  nous  mettons  ici  à  nu  pour 
l'édification  du  lecteur,  étaient  tellement  couverts 
par  la  rumeur  générale,  qu'ils  s'y  effaçaient  avant 
d'arriver  jusqu'à  l'estrade  réservée;  d'ailleurs,  le 
cardinal  s'en  fût  peu  ému,  tant  les  libertés  de  ce 
jour-là  étaient  dans  les  mœurs.  Il  avait  du  reste, 
et  sa  mine  en  était  toute  préoccupée,  un  autre 
souci  qui  le  suivait  de  près  et' qui  entra  presque 
en  même  temps  que  lui  dans  l'estrade;  c'était  l'am- 
bassade de  Flandre. 

Non  qu'il  fût  profond  politique,  et  qu'il  se  fit 
une  affaire  des  suites  possibles  du  mariage  de  ma- 
dame sa  cousine  Marguerite  de  Bourgogne  avec 
monsieur  son  cousin  Charles,  dauphin  de  Vienne; 
combien  durerait  la  bonne  intelligence  plâtrée  du 
duc  d'Autriche  et  du  roi  de  France  ;  comment  le 
roi  d'Angleterre  prendrait  ce  dédain  de  sa  fille  : 
cela  l'inquiétait  peu,  et  il  fêtait  chaque  soir  le  vin 
du  crû  royal  de  Chaillot,  sans  se  douter  que  quel- 
1  i5. 


ques  flacons  de  ce  même  vin  (un  peu  revu  et  cor- 
rigé, il  est  vrai,  par  le  médecin  Coictier),  cordia- 
lement offerts  à  Edouard  IV  par  Louis  XI,  débar- 
rasseraient un  beau  matin  Louis  XI  d'Edouard  IV. 
La  moult  honorée  ambassade  de  monsieur  le  duc 
d'Autriche  n'apportait  au  cardinal  aucun  de  ces 
soucis,  mais  elle  l'importunait  par  un  autre  côté. 
Il  était  en  effet  un  peu  dur,  et  nous  en  avons  déjà 
dit  un  mot  à  la  deuxième  page  de  ce  livre,  d'être 
obligé  de  faire  fête  et  bon  accueil,  lui,  Charles  de 
Bourbon,  à  je  ne  sais  quels  bourgeois;  lui  cardinal, 
à  des  échevins;  lui  Français,  joyeux  convive,  à  des 
Flamands  buveurs  de  bière;  et  cela  en  public. 
C'était  là,  certes,  une  d^s  plus  fastidieuses  grima- 
ces qu'il  eût  jamais  faites  pour  le  bon  plaisir  du 
roi. 

Il  se  tourna  donc  vers  la  porte,  et  de  la  meil- 
leure grâce  du  monde  (tant  il  s'y  étudiait),  quand 
l'huissier  annonça  d'une  voix  sonore  :  Messieurs 
les  enrofés  de  monsieur  le  duc  d'Autriche.  Il  est 
inutile  de  dire  que  la  salle  entière  en  fit  autant. 

Alors  arrivèrent,  deux  par  deux  ,  avec  une  gra- 
vité qui  faisait  contraste  au  milieu  du  pétulant 
cortège  ecclésiastique  de  Charles  de  Bourbon,  les 
quarante-huit  ambassadeurs  de  Maximilien  d'Au- 
triche, ayant  en  tête  révérend  père  en  Dieu,  Jehan, 
abbé  de  Saint-Bertin,  chancelier  de  la  Toison-d'Or, 
et  Jacques  de  Goy ,  sieur  Dauby ,  haut-bailli  de 
Gand.  Il  se  fit  dans  l'assemblée  un  grand  silence 
accompagné  de  rires  étouffés  pour  écouter  tous 
les  noms  saugrenus  et  toutes  les  qualifications 
bourgeoises  que  chacun  de  ces  personnages  trans- 


-~  l>9  - 

mettait  imperturbablement  à  l'huissier  ,  qui  jetait 
ensuite  noms  et  qualités  pêle-mêle  et  tout  estropiés 
à  travers  la  foule.  C'était  maître  Loys  Roelof,  éche- 
vin  de  la  ville  de  Louvain;  messire  Clays  d'E- 
tuelde,  échevin  de  Bruxelles;  messire  Paul  de 
Baeust,  sieur  de  Voirmizelle,  président  de  Flan- 
dre; maître  Jehan  Coleghens,  bourgmestre  de  la 
ville  d'Anvers;  maître  George  delà  Moere,  pre- 
mier échevin  de  la  kuere  de  la  ville  de  Gand  ;  maî- 
tre Gheldorf  van  der  Hage,  premier  échevin  des 
parchons  de  ladite  ville  ;  et  le  sieur  de  Bierbecque, 
et  Jehan  Pinnock,  et  Jehan  Dymaerzelle,  etc.,  etc., 
baillis ,  échevins,  bourgmestres  ;  bourgmestres  , 
échevins,  baillis  ;  tout  roides,  gourmés,  empesés, 
endimanchés  de  velours  et  de  damas,  encapuchon- 
nés de  cramignoles  de  velours  noir  à  grosses  houp- 
pes de  fil  d'or  de  Chypre  ;  bonnes  têtes  flamandes 
après  tout,  figures  dignes  et  sévères,  de  la  famille 
de' celles  que  Rembrandt  fait  saillir  si  fortes  et  si 
graves  sur  le  fond  noir  de  sa  ronde  de  nuit  ;  per- 
sonnages qui  portaient  tous  écrit  sur  le  front  que 
Maximilien  d'Autriche  avait  eu  raison  de  se  con- 
fier à  plain,  comme  disait  son  manifeste,  en  leur 
sens,  vaillance,  expérience,  loyaultez ,  et  bonnes 
preudomies. 

Un  excepté  pourtant.  C'était  un  visage  fin,  in- 
telligent, rusé,  une  espèce  de  museau  de  singe  et 
de  diplomate,  au-devant  duquel  le  cardinal  fit  trois 
pas  et  une  profonde  révérence,  et  qui  ne  s'appelait 
pourtant  que  Guillaume  Rym,  conseiller  et  pen- 
sionnaire de  la  ville  de  Gand. 

Peu  de  personnes  savaient  alors  ce  que  c'était 


-  60  - 

que  Guillaume  Rym.  Rare  génie  qui  dans  un  temps 
(le  révolution  eût  paru  avec  éclat  à  la  surface  des 
événements,  mais  qui,  au  quinzième  siècle,  était 
réduit  aux  caverneuses  intrigues  et  à  vivre  dans 
les  sapes,  comme  dit  le  duc  de  Saint-Simon.  Du 
reste,  il  était  apprécié  du  premier  sapeur  de  l'Eu- 
rope; il  machinait  familièrement  avec  Louis  XI, 
et  mettait  souvent  la  main  aux  secrètes  besognes 
du  roi.  Toutes  choses  fort  ignorées  de  cette  foule 
qu'émerveillaient  les  politesses  du  cardinal  à  cette 
chétive  figure  de  bailli  flamand. 


IV 


Maître   3rtcquc6  €o|)pcnolc. 


Pendant  que  le  pensionnaire  de  Gand  et  l'émi- 
ncnce  échangeaient  une  révérence  fort  basse  et 
quelques  paroles  à  voix  plus  basse  encore,  un 
homme  à  haute  stature,  à  large  face,  à  puissantes 
épaules,  se  présentait  pour  entrer  de  front  avec 
Guillaume  Rym  :  on  eût  dit  un  dogue  auprès  d'un 
renard.  Son  bicoquet  de  feutre  et  sa  veste  de  cuir 
faisaient  tache  au  milieu  du  velours  et  de  la  soie 
qui  l'entouraient.  Présumant  que  c'était  quelque 
palefrenier  fourvoyé,  l'huissier  l'arrêta. 

—  Hé,  l'ami  !  on  ne  passe  pas. 

L'homme  à  veste  de  cuir  le  repoussa  de  l'épaule. 

—  Que  me  veut  ce  drôle?  dit-il  avec  un  éTclat  de 
voix  qui  rendit  la  salle  entière  attentive  à  cet 
étrange  colloque.  Tu  ne  vois  pas  que  j'en  suis? 

—  Votre  nom  ?  demanda  l'huissier. 


—  Jacques  Coppenole. 

—  Vos  qualités? 

—  Chaussetier,  à  l'enseigne  des  Trois  Chaînet- 
tes, à  Gand. 

L'huissier  recula.  Annoncer  des  échevins  et  des 
bourgmestres,  passe;  mais  un  chaussetier,  c'était 
dur.  Le  cardinal  était  sur  les  épines.  Tout  le  peu- 
ple écoutait  et  regardait.  Voilà  deux  jours  que  Son 
Eminence  s'évertuait  à  lécher  ces  ours  flamands 
pour  les  rendre  un  peu  plus  présentables  en  public, 
et  l'incartade  était  rude.  Cependant  Guillaume 
Rym,  avec  son  fin  sourire,  s'approcha  de  l'huissier  : 

—  Annoncez  maître  Jacques  Coppenole,  clerc 
des  échevins  de  la  ville  de  Gand,  lui  souffla-t-il 
très-bas. 

—  Huissier,  reprit  le  cardinal  à  haute  voix,  an- 
noncez maître  Jacques  Coppenole,  clerc  des  éche- 
vins de  l'illustre  ville  de  Gand. 

Ce  fut  une  faute.  Guillaume  Rym  tout  seul  eût 
escamoté  la  difficulté;  mais  Coppenole  avait  en- 
tendu le  cardinal. 

—  Non,  croix-Dieu!  s'écria-t-il  avec  sa  voix  de 
tonnerre.  Jacques  Coppenole ,  chaussetier.  En- 
tends-tu, l'huissier?  Rien  de  plus,  rien  de  moins. 
Croix-Dieu!  chaussetier,  c'est  assez  beau.  Mon- 
sieur l'archiduc  a  plus  d'une  fois  cherché  son  gant 
dans  mes  chausses. 

Les  rires  et  les  applaudissements  éclatèrent.  Un 
quolibet  est  tout  de  suite  compris  à  Paris,  et  par 
conséquent  toujours  applaudi. 

Ajoutons  que  Coppenole  était  du  peuple,  et  que 
ce  public  qui  l'entourait  était  du  peuple.  Aussi  la 


-  63  - 

communication  entre  eux  et  lui  avait  été  prompte, 
électrique,  et  pour  ainsi  dire  de  plain-pied.  L'al- 
tière  algarade  du  chaussetier  flamand,  en  humi- 
liant les  gens  de  cour,  avait  remué  dans  toutes 
les  âmes  plébéiennes  je  ne  sais  quel  sentiment  de 
dignité  encore  vague  et  indistinct  au  quinzième 
siècle.  C'était  un  égal  que  ce  chaussetier,  qui  ve- 
nait de  tenir  tête  à  monsieur  le  cardinal  !  réflexion 
bien  douce  à  de  pauvres  diables  qui  étaient  habi- 
tués à  respect  et  obéissance  envers  les  valets  des 
sergents  du  bailli  de  l'abbé  de  Sainte-Geneviève, 
caudataire  du  cardinal. 

Coppenole  salua  fièrement  Son  Eminence,  qui 
rendit  son  salut  au  tout-puissant  bourgeois  redouté 
de  Louis  XI.  Puis,  tandis  que  Guillaume  Rym, 
sage  homme  et  malicieux,  comme  dit  Philippe  de 
Comines,  les  suivait  tous  deux  d'un  sourire  de  rail- 
lerie et  de  supériorité,  ils  gagnèrent  chacun  leur 
place,  le  cardinal  tout  décontenancé  et  soucieux, 
Coppenole  tranquille  et  hautain,  songeant  sans 
doute  qu'après  tout  son  titre  de  chaussetier  en  va- 
lait bien  un  autre,  et  que  Marie  de  Bourgogne, 
mère  de  cette  Marguerite  que  Coppenole  mariait 
<!UJourd'hui,  l'eût  moins  redouté  cardinal  que  chaus- 
setier :  car  ce  n'est  pas  un  cardinal  qui  eût  ameuté 
les  Gantois  contre  les  favoris  de  la  fille  de  Charles 
le  Téméraire;  ce  n'est  pas  un  cardinal  qui  eût  for- 
tifié la  foule  avec  une  parole  contre  ses  larmes  et 
ses  prières,  quand  la  demoiselle  de  Flandre  vint 
supplier  son  peuple  pour  eux  jusqu'au  pied  de  leur 
échafaud;  tandis  que  le  chaussetier  n'avait  eu  qu'à 
Jever  son  coude  de  cuir  pour  faire  tomber  vos  deux 


-  64  - 

têtes,  illustrissimes  seigneurs,  Guy  d'Hymbercourt, 
cfiancelier  Guillaume  Hugonet! 

Cependant  tout  n'était  pas  fini  pour  ce  pauvre 
cardinal,  et  il  devait  boire  jusqu'à  la  lie  le  calice 
d'être  en  si  mauvaise  compagnie. 

Le  lecteur  n'a  peut-être  pas  oublié  l'effronté 
mendiant  qui  était  venu  se  cramponner,  dès  le 
commencement  du  prologue,  aux  franges  de  l'es- 
trade cardinale.  L'arrivée  des  illustres  conviés  ne 
lui  avait  nullement  fait  lâcher  prise,  et  tandis  que 
prélats  et  ambassadeurs  s'encaquaient,  en  vrais 
harengs  flamands,  dans  les  stalles  de  la  tribune, 
lui  s'était  mis  à  l'aise,  et  avait  bravement  croisé 
ses  jambes  sur  l'architrave.  L'insolence  était  rare, 
et  personne  ne  s'en  était  aperçu  au  premier  mo- 
ment, l'attention  étant  tournée  ailleurs.  Lui,  de 
son  côté ,  ne  s'apercevait  de  rien  dans  la  salle  ;  il 
balançait  sa  tête  avec  une  insouciance  de  Napoli- 
tain, répétant  de  temps  en  temps  dans  la  rumeur, 
comme  par  une  machinale  habitude  :  «<  La  charité, 
s'il  vous  plaît!  >>  Et  certes,  il  était,  dans  toute  l'as- 
sistance, le  seul,  probablement,  qui  n'eût  pas  dai- 
gné tourner  la  tête  à  l'altercation  de  Coppenole  et 
de  l'huissier.  Or,  le  hasard  voulut  que  le  maître 
chaussetier  de  Gand,  avec  qui  le  peuple  sympathi- 
sait déjà  si  vivement,  et  sur  qui  tous  les  yeux 
étaient  fixés,  vînt  précisément  s'asseoir  au  premier 
rang  de  l'estrade,  au-dessus  du  mendiant;  et  l'on 
ne  fut  pas  médiocrement  étonné  de  voir  l'ambassa- 
deur flamand,  inspection  faite  du  drôle  placé  sous 
ses  yeux,  frapper  amicalement  sur  cette  épaule 
couverte  de  haillons.  Le  mendiant  se  retourna;  i' 


-  6:î  - 

y  eut  surprise,  reconnaissance,  épanouissement 
des  deux  visages,  etc.;  puis,  sans  se  soucier  Je  moins 
du  monde  des  spectateurs,  le  chaussetier  et  le  ma- 
lingreux  se  mirent  à  causer  à  voix  basse,  en  se  te- 
,nant  les  mains  dans  les  mains,  tandis  que  les  gue- 
nilles de  Clopin  Trouillefou,  étalées  sur  le  drap 
d'or  de  l'estrade,  faisaient  l'effet  d'une  chenille  sur 
une  orange. 

La  nouveauté  de  cette  scène  singulière  excita  une 
telle  rumeur  de  folie  et  de  gaieté  dans  la  salle,  que 
le  cardinal  ne  tarda  pas  à  s'en  apercevoir  ;  il  se  pen- 
cha à  demi, et  ne  pouvant,  du  point  où  il  était  placé, 
qu'entrevoir  fort  imparfaitement  la  casaque  igno- 
minieuse de  Trouillefou,  ii  se  figura  assez  naturel- 
lement que  le  mendiant  demandait  l'aumône,  et, 
révolté  de  l'audace,  ii  s'écria  : 

«t  Monsieur  le  bailli  du  Palais,  jetez  moi  ce  drôle 
»  à  la  rivière.  » 

—Croix-Dieu!  monseigneur  le  cardinal,  dit  Cop- 
penolesans  quitter  la  main  de  Clopin,  c'est  un  de 
mes  amis. 

—  Noël  !  Noël  !  cria  la  cohue.  A  dater  de  ce  mo- 
ment, maître  Coppenoleeut  à  Paris,  comme  à  Gand, 
grand  crédit  arec  le  peuple  ;  car  gens  de  telle  taille 
l'r  ont,  dit  Philippe  de  Comines,  quand  ils  sont 
ainsi  désordonnés. 

Le  cardinal  se  mordit  les  lèvres.  Il  se  pencha 
vers  son  voisin  i'abbé  de  Sainte-Geneviève,  et  lui 
dit  à  demi-voix  : 

—  Plaisants  ambassadeurs  que  nous  envoie-là 
monsieur  l'archiduc  pour  nous  annoncer  madame 
Marguerite  ! 

1  r. 


-  66  - 

—  Votre  Éminence,  répondit  l'abbé,  perd  ses  po- 
litesses avec  ces  grouins  flamands.  Margaritas  ante 
porcos. 

—  Dites  plutôt,  répondit  le  cardinal  avec  un 
sourire  :  porcos  ante  Marfjaritam. 

Toute  la  petite  cour  en  soutane  s'extasia  sur  le 
jeu  de  mots.  Le  cardinal  se  sentit  un  peu  soulagé; 
il  était  maintenant  quitte  avec  Coppenole,  il  avait 
eu  aussi  son  quolibet  applaudi. 

Maintenant,  que  ceux  de  nos  lecteurs  qui  ont  la 
puissance  de  généraliser  une  image  et  une  idée, 
comme  on  dit  dans  le  style  d'aujourd'hui,  nous  per- 
mettent de  leur  demander  s'ils  se  figurent  bien  net- 
tement le  spectacle  qu'offrait,  au  moment  où  nous 
arrêtons  leur  attention,  le  vaste  parallélogramme 
de  la  grand'  salle  du  Palais.  Au  milieu  de  la  salle, 
adossée  au  mur  occidental,  une  large  et  magnifi- 
que estrade  de  brocart  d'or,  dans  laquelle  entrent 
processionnellement,  par  une  petite  porte  ogive, 
de  graves  personnages  successivement  annoncés 
par  la  voix  criarde  d'un  huissier.  Sur  les  premiers 
bancs,  déjà  force  vénérables  figures,  embéguinées 
d'hermine,  de  velours  et  d'écarlate.  Autour  de 
l'estrade,  qui  demeure  silencieuse  et  digne,  en 
bas,  en  face,  partout,  grande  foule  et  grande  ru- 
meur. Mille  regards  du  peuple  sur  chaque  visage 
de  l'estrade,  mille  chuchotements  sur  chaque  nom. 
Certes,  le  spectacle  est  curieux  et  mérite  bien  l'at- 
tention des  spectateurs.  Mais  là-bas,  tout  au  bout, 
qu'est-ce  donc  que  cette  espèce  de  tréteau  avec 
quatre  pantins  bariolés  dessus  et  quatre  autres  en 
bas?  Qu'est-ce  donc,  à  côté  du  tréteau,  que  cet 


-  67  - 

Iiomme  à  souquenillc  noire  et  à  pâle  figure  ?  Hélas  ! 
mon  cher  lecteur,  c'est  Pierre  Gringoirc  et  son 
prologue. 

Nous  l'avions  tous  profondément  oublié. 
Voilà  précisément  ce  qu'il  craignait. 
Du  moment  où  le  cardinal  était  entré,  Gringoire 
n'avait  cessé  de  s'agiter  pour  le  salut  de  son  pro- 
logue. Il  avait  d'abord  enjoint  aux  acteurs,  restés 
en  suspens,  de  continuer  et  de  hausser  la  voix; 
puis,  voyant  que  personne  n'écoutait,  il  les  avait 
arrêtés,  et  depuis  près  d'un  quart  d'heure  que 
l'interruption  durait,  il  n'avait  cessé  de  frapper 
du  pied,  de  se  démener,  d'interpeller  Gisquette  et 
Liénarde,  d'encourager  ses  voisins  à  la  poursuite 
du  prologue;  le  tout  en  vain.  Nul  ne  bougeait  du 
cardinal,  de  l'ambassade  et  de  l'estrade,  unique 
centre  de  ce  vaste  cercle  de  rayons  visuels.  Il  faut 
croire  aussi,  et  nous  le  disons  à  regret,  que  le  pro- 
logue commençait  à  gêner  légèrement  l'auditoire, 
au  moment  où  Son  Éminence  était  venue  y  faire 
diversion  d'une  si  terrible  façon.  Après  tout,  à  l'es- 
trade comme  à  la  table  de  marbre,  c'était  toujours 
le  même  spectacle  :  le  conflit  de  Labour  et   de 
Clergé,  de  Noblesse  et  de  Marchandise.  Et  beau- 
coup de  gens  aimaient  mieux  les  voir  tout  bonne- 
ment, vivant,   respirant,  agissant,  se  coudoyant, 
en  chair  et  en  os,  dans  cette  ambassade  flamande, 
dans  cette  cour  épiscopale,  sous  la  robe  du  cardi- 
nal, sous  la  veste  de  Coppenole,  que  fardés,  atti- 
fés, parlant  en  vers,  et  pour  ainsi  dire  empaillés 
sous  les  tuniques  jaunes  et  blanches  dont  les  avait 
affublés  Gringoirc. 


-  68  - 

Pourtant  quand  notre  poëte  vit  le  calme  un  peu 
rétabli ,  il  imagina  un  stratagème  qui  eût  tout 
sauvé. 

—  Monsieur,  dit-il  en  se  tournant  vers  un  de  ses 
voisins ,  brave  et  gros  homme  à  figure  patiente,  si 
Ton  recommençait? 

—  Quoi?  dit  le  voisin. 

—  Hé!  le  mystère,  dit  Gringoire. 

—  Comme  il  vous  plaira,  repartit  le  voisin. 
Cette  demi -approbation  suffit  à  Grîngoire,  et. 

faisant  ses  affaires  lui-même,  il  commença  à  crier, 
en  se  confondant  le  plus  possible  avec  la  foule  : 
Recommencez  le  mystère  !  recommencez  ! 

—  Diable!  dit  Joannes  de  Molendino,  qu'est-ce 
qu'ils  chantent  donc  là-bas,  au  bout?  (Car  Grin- 
goire faisait  du  bruit  comme  quatre.  )  Dites  donc, 
camarades  !  est-ce  que  le  mystère  n'est  pas  fini  ?  Ils 
veulent  le  recommencer;  ce  n'est  pas  juste. 

—  j\on,  non  !  crièrent  tous  les  écoliers.  A  bas 
le  mystère!  à  bas! 

Mais  Gringoire  se  multipliait,  et  n'en  criait  que 
plus  fort  :  Recommencez!  recommencez! 

Ces  clameurs  attirèrent  l'attention  du  cardi- 
nal. 

—  Monsieur  le  bailli  du  Palais,  dit-il  à  un  grand 
homme  noir  placé  à  quelques  pas  de  lui,  est-ce  que 
ces  drôles  sont  dans  un  bénitier,  qu'ils  font  ce  bruit 
d'enfer? 

Le  bailli  du  Palais  était  une  espèce  de  magis- 
trat amphibie,  une  sorte  de  chauve-souris  de  l'or- 
dre judiciaire,  tenant  à  la  fois  du  rat  et  de  l'oiseau, 
du  juge  et  du  soldat. 


-  69  - 

II  s'approcha  de  Son  Eminence,  et,  non  sans  re- 
douter fort  son  mécontentement,  il  lui  expliqua 
en  balbutiant  l'incongruité  populaire  :  que  midi 
était  arrivé  avant  Son  Eminence,  et  que  les  comé- 
diens avaient  été  forcés  de  commencer  sans  atten- 
dre Son  Eminence. 

Le  cardinal  éclata  de  rire. 

—  Sur  ma  foi,  monsieur  le  recteur  de  l'Univer- 
sité aurait  bien  dû  en  faire  autant.  Qu'en  dites- 
vous,  maître  Guillaume  Rym? 

—  Monseigneur,  répondit  Guillaume  Rym,  con- 
tentons-nous d'avoir  échappé  à  la  moitié  de  la 
comédie.  C'est  toujours  cela  de  gagné. 

—  Ces  coquins  peuvent-ils  continuer  leur  farce? 
demanda  le  bailli. 

—  Continuez,  continuez,  dit  le  cardinal;  cela 
m'est  égal.  Pendant  ce  temps-là,  je  vais  lire  mon 
bréviaire. 

Le  bailli  s'avança  au  bord  de  l'estrade,  et  cria, 
après  avoir  fait  faire  silence  d'un  geste  delà  main  : 

—  Bourgeois,  manants  et  habitants,  pour  satis- 
faire ceux  qui  veulent  qu'on  recommence  et  ceux 
qui  veulent  qu'on  finisse.  Son  Eminence  ordonne 
que  l'on  continue. 

Il  fallut  bien  se  résigner  des  deux  parts.  Cepen- 
dant l'auteur  et  le  public  en  gardèrent  longtemps 
rancune  au  cardinal. 

Les  personnages  en  scène  reprirent  donc  leur 
glose,  et  Gringoire  espéra  que  du  moins  le  reste  de 
son  œuvre  serait  écouté.  Cette  espérance  ne  tarda 
pas  à  être  déçue  comme  ses  autres  illusions;  le  si- 
lence s'était  bien  en  effet  rétabli  tellement  quelle- 
1  6. 


-  70  - 

ment  dans  l'auditoire;  mais  Gringoire  n'avait  pas 
remarqué  que,  au  moment  où  le  cardinal  avait 
donné  l'ordre  de  continuer,  l'estrade  était  loin 
d'être  remplie;  et  qu'après  les  envoyés  flamands 
étaient  survenus  de  nouveaux  personnages  faisant 
partie  du  cortège,  dont  les  noms  et  qualités,  lan- 
cés tout  au  travers  de  son  dialogue  par  le  cri  in- 
termittent de  l'huissier,  y  produisaient  un  ravage 
considérable.  Qu'on  se  figure  en  effet,  au  milieu 
d'une  pièce  de  théâtre,  le  glapissement  d'un  huis- 
sier jetant,  entre  deux  rimes  et  souvent  entre  deux 
hémistiches,  des  parenthèses  comme  celles-ci  : 

Maître  Jacques  Charmolue,  procureur  du  roi  en 
cour  d'église  ! 

Jehan  de  Harlay,  écuyer,  garde  de  l'office  de 
chevalier  du  guet  de  nuit  de  la  ville  de  Paris  ! 

Messire  Galiot  de  Genoilhac,  chevalier,  seigneur 
de  Brussac,  maître  de  l'artillerie  du  roi! 

Maître  Dreux-Raguier,  enquesteur  des  eaux  et 
forêts  du  roi  notre  sire,  es  pays  de  France,  Cham- 
pagne et  Brie  ! 

Messire  Louis  de  Graville,  chevalier,  conseiller 
et  chambellan  du  roi,  amiral  de  France,  concierge 
du  bois  de  Vincennes  ! 

Maître  Denis  Le  Mercier,  garde  de  la  maison  des 
aveugles  de  Paris  !  —  Etc.,  etc.,  etc. 

Cela  devenait  insoutenable. 

Cet  étrange  accompagnement,  qui  rendait  la 
pièce  difficile  à  suivre,  indignait  d'autant  plus 
Gringoire  qu'il  ne  pouvait  se  dissimuler  que  l'in- 
térêt allait  toujours  croissant  et  qu'il  ne  manquait 
à  son  ouvrage  que  d'être  écouté.  Il  était  en  effet 


—  71   — 

difficile  d'imaginer  une  contexture  plus  ingénieuse 
et  plus  dramatique.  Les  quatre  personnages  du 
prologue  se  lamentaient  dans  leur  mortel  em- 
barras, lorsque  Vénus  en  personne  (  vera  incessit 
patuit  dea)  s'était  présentée  à  eux,  vêtue  d'une 
belle  cotte-hardie  armoriée  au  navire  de  la  ville  de 
Paris.  Elle  venait  elle-même  réclamer  le  dauphin 
promis  à  la  plus  belle.  Jupiter,  dont  on  entendait 
la  foudre  gronder  dans  le  vestiaire,  l'appuyait,  et 
la  déesse  allait  l'emporter,  c'est-à-dire,  sans  figure, 
épouser  monsieur  le  dauphin,  lorsqu'une  jeune 
enfant,  vêtue  de  damas  blanc,  et  tenant  en  main 
une  marguerite  (diaphane  personnification  de  ma- 
demoiselle de  Flandre),  étoit  venue  lutter  avec 
Vénus.  Coup  de  théâtre  et  péripétie.  Après  contro- 
verse, Vénus,  Marguerite  et  la  cantonnade  étaient 
convenues  de  s'en  remettre  au  bon  jugement  de  la 
sainte  Vierge.  Il  y  avait  encore  un  beau  rôle,  celui 
de  dom  Pèdre,  roi  de  Mésopotamie;  mais  à  travers 
tant  d'interruptions,  il  était  difficile  de  démêler  à 
quoi  il  servait.  Tout  cela  était  monté  par  l'échelle. 
Mais  c'en  était  fait  ;  aucune  de  ces  beautés  n'é- 
tait sentie,  ni  comprise.  A  l'entrée  du  cardinal,  on 
eût  dit  qu'un  fil  invisible  et  magique  avait  subite- 
ment tiré  tous  les  regards  de  la  table  de  marbre  à 
l'estrade,  de  l'extrémité  méridionale  de  la  salle  au 
côté  occidental.  Rien  ne  pouvait  désensorceler  l'au- 
ditoire; tous  les  yeux  restaient  fixés  là,  et  les  nou- 
veaux arrivants,  et  leurs  noms  maudits,  et  leurs 
visages,  et  leurs  costumes  étaient  une  diversion 
continuelle.  C'était  désolant.  Excepté  Gisquetteet 
Liénarde,  qui  se  détournaient  de  temps  en  temps 


—  72  — 

quand  Gringoire  les  tirait  par  la  manche,  excepté  le 
gros  voisin  patient,  personne  n'écoutait,  personne 
ne  regardait  en  face  la  pauvre  moralité  abandon- 
née. Gringoire  ne  voyait  plus  que  des  profils. 

Avec  quelle  amertume  il  voyait  s'écrouler  pièce 
à  pièce  tout  son  échafaudage  de  gloire  et  de  poésie  ! 
Et  songer  que  ce  peuple  avait  été  sur  le  point  de 
se  rebeller  contre  monsieur  le  bailli,  par  impa- 
tience d'entendre  son  ouvrage!  maintenant  qu'on 
l'avait,  on  ne  s'en  souciait.  Cette  même  représen- 
tation qui  avait  commencé  dans  une  si  unanime 
acclamation  !  Eternel  flux  et  reflux  de  la  faveur 
populaire!  Penser  qu'on  avait  failli  pendre  les  ser- 
gents du  bailli  !  Que  n'eùt-il  pas  donné  pour  en 
être  encore  à  cette  heure  de  miel  ! 

Le  brutal  monologue  de  l'huissier  cessa  pour- 
tant ;  tout  le  monde  était  arrivé  ;  et  Gringoire  res- 
pira; les  acteurs  continuaient  bravement.  Mais  ne 
voilà-t-il  pas  que  maître  Coppenole,  le  chaussetier, 
se  lève  tout  à  coup,  et  que  Gringoire  lui  entend 
prononcer,  au  milieu  de  l'attention  universelle, 
cette  abominable  harangue  : 

—  Messieurs  les  bourgeois  et  hobereaux  de  Pa- 
ris, je  ne  sais,  croix-Dieu!  pas  ce  que  nous  faisons 
ici.  Je  vois  bien  là-bas  dans  ce  coin,  sur  ce  tréteau, 
des  gens  qui  ont  l'air  de  vouloir  se  battre.  J'ignore 
si  c'est  là  ce  que  vous  appelez  un  mystère;  mais 
ce  n'est  pas  amusant  ;  ils  se  querellent  de  la  lan- 
gue, et  rien  de  plus.  Voilà  un  quart  d'heure  que 
j'attends  le  premier  coup;  rien  ne  vient  :  ce  sont 
des  lâches,  qui  ne  s'égratignent  qu'avec  des  inju- 
res. Il  fallait  faire  venir  des  lutteurs  de  Londres 


-  73  - 
ou  de  Rotterdam  ;  et,  à  la  bonne  heure  î  vous  au- 
riez eu  des  coups  de  poing,  qu'on  aurait  entendus 
delà  place;  mais  ceux-là  font  pitié.  lis  devraient 
nous  donner  au  moins  une  danse  morisque,  ou 
quelque  autre  momerie.  Ce  n'est  pas  là  ce  qu'on 
m'avait  dit  ;  on  m'avait  promis  une  fête  de  fous, 
avec  élection  du  pape.  Nous  avons  aussi  notre 
pape  des  fous  à  Gand  ;  et  en  cela  nous  ne  sommes 
pas  en  arrière,  croix-Dieu  !  Mais  voici  comme  nous 
faisons  :  on  se  rassemble  une  cohue,  comme  ici; 
puis  chacun  à  son  tour  va  passer  sa  tète  par  un 
trou,  et  fait  une  grimace  aux  autres  ;  celui  qui  fait 
la  plus  laide,  à  l'acclamation  de  tous,  est  élu  pape; 
voilà.  C'est  fort  divertissant.  Youlcz-vous  que  nous 
fassions  votre  pape  à  la  mode  de  mon  pays  ?  Ce 
sera  toujours  moins  fastidieux  que  d'écouter  ces 
bavards.  S'ils  veulent  venir  faire  leur  grimace  à  la 
lucarne,  ils  seront  du  jeu.  Qu'en  dites-vous,  mes- 
sieurs les  bourgeois?  11  y  a  ici  un  suffisamment 
grotesque  échantillon  des  deux  sexes,  pour  qu'on 
rie  à  la  ûamande,  et  nous  sommes  assez  de  laids 
visages  pour  espérer  une  belle  grimace. 

Gringoire  eût  voulu  répondre  :  la  stupéfaction, 
la  colère,  l'indignation  lui  ôtèrent  la  parole.  D'ail- 
leurs la  motion  du  chaussetier  populaire  fut  ac- 
cueillie avec  un  tel  enthousiasme  par  ces  bour- 
geois flattés  d'être  appelés  hobereaux,  que  toute 
résistance  était  inutile.  Il  n'y  avait  plus  qu'à  se 
laisser  aller  au  torrent.  Gringoire  cacha  son  visage 
de  ses  deux  mains,  n'ayant  pas  le  bonheur  d'avoir 
un  manteau  pour  se  voiler  la  tête,  comme  l'Aga- 
memnon  de  limante. 


dîluaeimobo, 


En  un  clin  d'œil  tout  fut  prêt  pour  exécuter  l'i- 
dée de  Coppenole.  Bourgeois,  écoliers  et  basochiens 
s'étaient  mis  à  l'œuvre.  La  petite  chapelle  située 
en  face  de  la  table  de  marbre  fut  choisie  pour  le 
théâtre  des  grimaces.  Une  vitre  brisée  à  la  jolie  ro- 
sace au-dessus  de  la  porte  laissa  libre  un  cercle  de 
pierre  par  lequel  il  fut  convenu  que  les  concur- 
rents passeraient  la  tête.  Il  suffisait,  pour  y  attein- 
dre, de  grimper  sur  deux  tonneaux  qu'on  avait 
pris  je  ne  sais  où.  et  juchés  l'un  sur  l'autre  tant 
bien  que  mal.  II  fut  réglé  que  chaque  candidat, 
homme  ou  femme  (car  on  pouvait  faire  une  pa- 
pesse), pour  laisser  vierge  et  entière  l'impression 
de  sa  grimace,  se  couvrirait  le  visage  et  se  tien- 
drait caché  dans  la  chapelle  jusqu'au  moment  de 
faire  apparition.  En  moins  d'un  instant  la  chapelle 
fut  remplie  de  concurrents,  sur  lesquels  la  porte  se 
referma. 


-  75  - 

Coppenole  de  sa  place  ordonnait  tout,  dirigeait 
tout,  arrangeait  tout.  Pendant  le  brouhaha,  le  car- 
dinal, non  moins  décontenancé  que  Gringoire,  s'é- 
tait, sous  un  prétexte  d'affaires  et  de  vêpres,  retiré 
avec  toute  sa  suite,  sans  que  cette  foule,  que  son 
arrivée  avait  remuée  si  vivement,  se  fut  le  moin- 
drement émue  à  son  départ.  Guillaume  Rym  fut 
le  seul  qui  remarqua  la  déroute  de  Son  Éminence. 
L'attention  populaire,  comme  le  soleil,  poursui- 
vait sa  révolution  ;  partie  d'un  bout  de  la  salle, 
après  s'être  arrêtée  quelque  temps  au  milieu,  elle 
était  maintenant  à  l'autre  bout.  La  table  de  mar- 
bre, l'estrade  de  brocart  avaient  eu  leur  moment; 
c'était  le  tour  de  la  chapelle  de  Louis  XL  Le  champ 
était  désormais  libre  à  toute  folie.  Il  n'y  avait  plus 
que  des  Flamands  et  de  la  canaille. 

Les  grimaces  commencèrent.  La  première  figure 
qui  apparut  à  la  lucarne,  avec  des  paupières  re- 
tournées au  rouge,  une  bouche  ouverte  en  gueule 
et  un  front  plissé  comme  nos  bottes  à  la  hussarde 
de  l'empire,  fit  éclater  un  rire  tellement  inextin- 
guible, qu'Homère  eût  pris  tous  ces  manants  pour 
des  dieux.  Cependant  la  grand'  salle  n'était  rien 
moins  qu'un  Olympe,  et  le  pauvre  Jupiter  de  Grin- 
goire le  savait  mieux  que  personne.  Une  seconde, 
une  troisième  grimace  se  succédèrent,  puis  une 
autre,  puis  une  autre;  et  toujours  les  rires  et  les 
trépignements  de  joie  redoublaient.  Il  y  avait  dans 
ce  spectacle  je  ne  sais  quel  vertige  particulier,  je 
ne  sais  quelle  puissance  d'enivrement  et  de  fasci- 
nation dont  il  serait  difficile  de  donner  une  idée  au 
lecteur  de  nos  jours  et  de  nos  salons.  Qu'on  se  figure 


-  76  - 

une  série  de  visages  présentant  successivement  tou- 
tes les  formes  géométriques,  depuis  le  triangle  jus- 
qu'au trapèze,  depuis  le  cône<  jusqu'au  polyèdre; 
toutes  les  expressions  humaines,  depuis  la  colère 
jusqu'à  la  luxure;  tous  les  âges,  depuis  les  rides  du 
nouveau-né  jusqu'aux  rides  de  la  vieille  moribonde; 
toutes  les  fantasmagories  religieuses,  depuis  Faune 
jusqu'à  Beizébuth;  tous  les  profils  animaux,  depuis 
la  gueule  jusqu'au  bec,  depuis  la  hure  jusqu'au  mu- 
seau. Qu'on  se  représente  tous  les  mascarons  du 
Pont-Neuf,  ces  cauchemars  pétrifiés  sous  la  main 
de  Germain  Pilon,  prenant  vie  et  souffle,  et  venant 
tour  à  tour  vous  regarder  en  face  avec  des  yeux 
ardents  ;  tous  les  masques  du  carnaval  de  Venise 
se  succédant  à  votre  lorgnette;  en  un  mot,  un  ka- 
léidoscope humain. 

L'orgie  devenait  de  plus  en  plus  flamande.  Te- 
niers  n'en  donnerait  qu'une  bien  imparfaite  idée. 
Qu'on  se  figure  en  bacchanale  la  bataille  de  Salva- 
tor  Rosa.  Il  n'y  avait  plus  ni  écoliers,  ni  ambassa- 
deurs, ni  bourgeois,  ni  hommes,  ni  femmes;  plus 
de  Clopin  Trouillefou,  de  Gilles  Lecornu,  de  Marie 
Quatrelivres,  de  Piobin  Poussepain.  Tout  s'effaçait 
dans  la  licence  commune.  La  grand'  salle  n'était 
plus  qu'une  vaste  fournaise  d'effronterie  et  de  jovia- 
lité, où  chaque  bouche  était  un  cri,  chaque  œil  un 
éclair,  chaque  face  une  grimace,  chaque  individu 
une  posture:  le  tout  criait  et  hurlait.  Les  visages 
étranges  qui  venaient  tourà  tour  grincer  des  dents 
à  la  rosace  étaient  comme  autant  de  brandons  jetés 
dans  le  brasier;  etde  toute  cette  foule  effervescente 
s'échappait,  comme  la  vapeur  delà  fournaise,  une 


-  77  - 

rumeur  aigre,  aiguë,  acérée,  siftlante,  comme  les 
ailes  d'un  moucheron. 

—  Ho-hé!  malédiction! 

—  Vois  donc  cette  figure  î 

—  Elle  ne  vaut  rien. 

—  A  une  autre! 

—  Guillemette  Maugerepuis  ,  regarde  donc  ce 
mufle  de  taureau,  il  ne  lui  manque  que  des  cornes. 
Ce  n'est  pas  ton  mari. 

—  Un  autre  ! 

—  Ventre  du  pape!  qu'est-ceque  cette  grimace-ià! 

—  Ilo-hé  !  c'est  tricher.  On  ne  doit  montrer  que 
son  visage. 

—  Cette  damnée  Perretîe  Callebotte!  elle  est 
capable  de  cela. 

—  Noël  !  Noël  ! 

—  J'étouffe  ! 

—  En  voilà  un  dont  les  oreilles  ne  peuvent  pas- 
ser! —  Etc.,  etc. 

Il  faut  rendre  pourtant  justice  à  notre  ami 
Jehan.  Au  milieu  de  ce  sabbat,  on  le  distinguait 
encore  au  haut  de  son  pilier,  comme  un  mousse 
dans  le  hunier.  Il  se  démenait  avec  une  incroyable 
furie.  Sa  bouche  était  toute  grande  ouverte,  et  il 
s'en  échappait  un  cri  que  l'on  n'entendait  pas,  non 
qu'il  fût  couvert  par  la  clameur  générale,  si  intense 
qu'elle  fût,  mais  parce  qu'il  atteignait  sans  doute  la 
limite  des  sons  aigus  perceptibles,  les  douze  mille 
vibrations  de  Sauveur  ou  les  huit  mille  de  Biot. 

Quant  à  Gringoire,  le  premier  moment  d'abat- 
tement passé,  il  avait  repris  contenance.  Il  s'était 
roidi  contre  l'adversité.  —  Continuez!  avait-il  dit 

1        NOTRF.-DAMF   DF   PARIS.  7 


-  78  - 

pour  la  troisième  fois  à  ses  comédiens,  machines 
parlantes;  puis,  se  promenant  à  grands  pas  devant 
la  table  de  marbre,  il  lui  prenait  des  fantaisies  d'al- 
ler apparaître  à  son  tour  à  la  lucarne  de  la  cha- 
pelle ,  ne  fût-ce  que  pour  avoir  le  plaisir  de  faire 
la  grimace  à  ce  peuple  ingrat.  —  Mais  non ,  cela 
ne  serait  pas  digne  de  nous;  pas  de  vengeance!  lut- 
tons jusqu'à  la  fin  ,  se  répétait-il  ;  le  pouvoir  de  la 
poésie  est  grand  sur  le  peuple  ;  je  les  ramènerai. 
Nous  verrons  qui  l'emportera,  des  grimaces  ou  des 
belles-lettres. 

Hélas!  il  était  resté  le  seul  spectateur  de  sa  pièce. 

C'était  bien  pis  que  tout  à  l'heure.  Il  ne  voyait 
plus  que  des  dos. 

Je  me  trompe.  Le  gros  homme  patient,  qu'ilavait 
déjà  consulté  dans  un  moment  critique,  était  resté 
tourné  vers  le  théâtre.  Quant  à  Gisquette  et  à  Lié- 
narde,  elles  avaient  déserté  depuis  longtemps. 

Gringoire  fut  touché  au  fond  du  cœur  delà  fidé- 
lité de  son  unique  spectateur.  Il  s'approcha  de  lui 
et  lui  adressa  la  parole  en  lui  secouant  légèrement 
le  bras  ;  car  le  brave  homme  s'était  appuyé  à  la 
balustrade  et  dormait  un  peu. 

—  Monsieur,  dit  Gringoire,  je  vous  remercie! 

—  Monsieur,  répondit  le  gros  homme  avec  un 
bâillement,  de  quoi? 

—  Je  vois  ce  qui  vous  ennuie,  reprit  le  poëte; 
c'est  tout  ce  bruit  qui  vous  empêche  d'entendre  à 
votre  aise.  Mais  soyez  tranquille:  votre  nom  pas- 
sera à  la  postérité.  Votre  nom,  s'il  vous  plaît? 

—  Renauld  Château,  garde  du  scel  du  Chàtelet 
de  Paris,  pour  vous  servir. 


-  79  - 

—  Monsieur,  vous  êtes  ici  le  seul  représentant 
(les  muses,  dit  Gringoire. 

—  Vous  êtes  trop  honnête,  monsieur,  répondit 
le  garde  du  scel  du  Châtelet. 

—  Vous  êtes  le  seul,  reprit  Gringoire,  qui  ayez 
convenablement  écouté  la  pièce.  Comment  la  trou- 
vez-vous? 

—  Hé!  hé!  répondit  le  gros  magistrat  à  demi 
réveillé,  assez  gaillarde  en  effet. 

Il  fallut  que  Gringoire  se  contentât  de  cet  éloge  : 
car  un  tonnerre  d'applaudissements,  mêlé  à  une 
prodigieuse  acclamation,  vint  couper  court  à  leur 
conversation.  Le  pape  des  fous  était  élu. 

~  Noël  !  Noël  !  Noël  !  criait  le  peuple  de  toutes 
parts. 

C'était  une  merveilleuse  grimace,  en  effet,  que 
celle  qui  rayonnait  en  ce  moment  au  trou  de  la 
rosace.  Après  toutes  les  figures  pentagones,  hexa- 
gones et  hétéroclites  qui  s'étaient  succédé  à  cette 
lucarne  sans  réaliser  cet  idéal  du  grotesque  qui 
s'était  construit  dans  les  imaginations  exaltées  par 
l'orgie,  il  ne  fallait  rien  moins,  pour  enlever  les 
suffrages,  que  la  grimace  sublime  qui  venait  d'é- 
blouir l'assemblée.  Maître  Coppenole  lui-même 
applaudit;  et  Clopin  Trouillefou,  qui  avait  con- 
couru (et  Dieu  sait  quelle  intensité  de  laideur  son 
visage  pouvait  atteindre) ,  s'avoua  vaincu.  Nous 
ferons  de  même.  Nous  n'essayerons  pas  de  donner 
au  lecteur  une  idée  de  ce  nez  tétraèdre,  de  cette 
bouche  en  fer  à  cheval  ;  de  ce  petit  œil  gauche 
obstrué  d'un  sourcil  roux  en  broussailles,  tandis 
que  Tœil  droit  disparaissait  entièrement  sous  une 


-  80  - 

énorme  verrue  ;  de  ces  dents  désordonnées,  ébré- 
chées  çà  et  là,  comme  les  créneaux  d'une  forte- 
resse; de  cette  lèvre  calleuse,  sur  laquelle  une  de 
ces  dents  empiétait  comme  la  défense  d'un  élé- 
phant; de  ce  menton  fourchu  ;  et  surtout  de  la  phy- 
sionomie répandue  sur  tout  cela  ;  de  ce  mélange 
de  malice,  d'étonnement  et  de  tristesse.  Qu'on  rêve, 
si  l'on  peut,  cet  ensemble. 

L'acclamation  fut  unanime  ;  on  se  précipita  vers 
la  chapelle.  On  en  fit  sortir  en  triomphe  le  bien- 
heureux pape  des  fous.  Mais  c'est  alors  que  la  sur- 
prise et  l'admiration  furent  à  leur  comble;  la  gri- 
mace était  son  visage. 

Ou  plutôt  toute  sa  personne  était  une  grimace. 
Une  grosse  tête  hérissée  de  cheveux  roux,  entre  les 
deux  épaules  une  bosse  énorme  dont  le  contre-coup 
se  faisait  sentir  par-devant;  un  système  de  cuisses 
et  de  jambes  si  étrangement  fourvoyées  qu'elles 
ne  pouvaient  se  toucher  que  par  les  genoux,  et. 
vues  de  face,  ressemblaient  à  deux  croissants  de 
faucilles  qui  se  rejoignent  par  la  poignée  ;  de  lar- 
ges pieds,  des  mains  monstrueuses  ;  et,  avec  toute 
cette  difformité,  je  ne  sais  quelle  allure  redoutable 
de  vigueur,  d'agilité  et  de  courage  ;  étrange  excep- 
tion à  la  règle  éternelle  qui  veut  que  la  force, 
comme  la  beauté,  résulte  de  l'harmonie.  Tel  était 
le  pape  que  les  fous  venaient  de  se  donner. 

On  eût  dit  un  géant  brisé  et  mal  ressoudé. 

Quand  cette  espèce  de  cyclope  parut  sur  le  seuil 
de  la  chapelle,  immobile,  trapu,  et  presque  aussi 
large  que  haut;  carré  par  la  base,  comme  dit  un 
grand  homme;  à  son  surtout  mi-parti  rouge  et 


-  81   - 

violet,  semé  de  campanilles  d'argent,  et  surtout  à 
la  perfection  de  sa  laideur,  la  populace  le  reconnut 
sar-ie-champ,  et  s'écria  d'une  voix  : 

--  C'est  Quasimodo,  le  sonneur  de  cloches!  c'est 
Ouasimodo,  le  bossu  de  Notre-Dame  !  Quasimodo 
le  borgne  !  Quasimodo  le  bancal  !  Noël  !  Noël  ! 

On  voit  que  le  pauvre  diable  avait  des  surnoms 
à  choisir. 

—  Gare  les  femmes  grosses  !  criaient  les  écoliers. 

—  Ou  qui  ont  envie  de  l'être,  reprenait  Joannes. 
Les  femmes  en  effet  se  cachaient  le  visage. 

—  Oh  !  le  vilain  singe  !  disait  l'une. 

—  Aussi  méchant  que  laid,  reprenait  une  autre. 

—  C'est  le  diable,  ajoutait  une  troisième. 

—  J'ai  le  malheur  de  demeurer  auprès  de  Notre- 
Dame;  la  nuit  je  l'entends  rôder  dans  la  gouttière. 

—  Avec  les  chats. 

—  Il  est  toujours  sur  nos  toits. 

—  Il  nous  jette  des  sorts  par  les  cheminées. 

—  L'autre  soir,  il  est  venu  me  faire  la  grimace 
à  ma  lucarne.  Je  croyais  que  c'était  un  homme. 
J'ai  eu  une  peur  ! 

—  Je  suis  sûre  qu'il  va  au  sabbat.  Une  fois,  il  a 
laissé  un  balai  sur  mes  plombs. 

—  Oh  !  la  déplaisante  face  de  bossu  ! 

—  Oh  !  la  vilaine  âme  ! 

—  Buah  ! 

Les  hommes  au  contraire  étaient  ravis,  et  ap- 
plaudissaient. 

Quasimodo,  objet  du  tumulte,  se  tenait  toujours 
sur  la  porte  de  la  chapelle,  debout,  sombre  et 
grave,  se  laissant  admirer. 

1  7. 


Un  écolier  (Robin  Poussepain,  je  crois)  vint  lui 
rire  sous  le  nez,  et  trop  près.  Quasimodo  se  con- 
tenta de  le  prendre  par  la  ceinture,  et  de  le  jeter  à 
dix  pas  à  travers  la  foule,  le  tout  sans  dire  un  mot. 

Maître  Coppenole,  émerveillé,  s'approcha  de  lui. 

—  Croix -Dieu!  saint  père!  tu  as  bien  la  plus 
belle  laideur  que  j'aie  vue  de  ma  vie.  Tu  mérite- 
rais la  papauté  à  Rome  comme  à  Paris. 

En  parlant  ainsi,  il  lui  mettait  la  main  gaiement 
sur  l'épaule.  Quasimodo  ne  bougea  pas.  Coppenole 
poursuivit. 

—  Tu  es  un  drôle  avec  qui  j'ai  démangeaison  de 
ripailler,  dùt-il  m'en  coûter  un  douzain  neuf  de 
douze  tournois.  Que  t'en  semble? 

Quasimodo  ne  répondit  pas. 

—  Croix-Dieu  !  dit  le  chaussetier,  est-ce  que  tu 
es  sourd  ? 

11  était  sourd  en  effet. 

Cependant  il  commençait  à  s'impatienter  des 
façons  de  Coppenole,  et  se  tourna  tout  à  coup  vers 
lui,  avec  un  grincement  de  dents  si  formidable, 
que  le  géant  flamand  recula  comme  un  boule- 
dogue devant  un  chat. 

Alors  il  se  fit  autour  de  l'étrange  personnage  un 
cercle  de  terreur  et  de  respect,  qui  avait  au  moins 
quinze  pas  géométriques  de  rayon.  Une  vieille 
femme  expliqua  à  maître  Coppenole  que  Quasi- 
modo était  sourd. 

—  Sourd  !  dit  le  chaussetier  avec  son  gros  rire 
flamand.  Croix-Dieu!  c'est  un  pape  accompli. 

—  Hé  !  je  le  reconnais,  s'écria  Jehan,  qui  était 
enfin  descendu  de  son  chapiteau  pour  voir  Quasi- 


-  83  - 

modo  de  plus  près,  c'est  le  sonneur  de  cloches  de 
mon  frère  l'archidiacre.  —  Bonjour  Ouasimodo  ! 

—  Diable  d'homme!  dit  Robin  Poussepain,  en- 
core tout  contus  de  sa  chute.  Il  paraît  :  c'est  un 
bossu.  Il  marche  :  c'est  un  bancal.  Il  vous  regarde  : 
c'est  un  borgne.  Vous  lui  parlez  :  c'est  un  sourd. 
—  Ah  çà  :  que  fait-il  de  sa  langue,  ce  Polyphème? 

—  Il  parle  quand  il  veut,  dit  la  vieille;  il  est  de- 
venu sourd  à  sonner  les  cloches.  Il  n'est  pas  muet. 

—  Cela  lui  manque,  observa  Jehan. 

—  Et  il  a  un  œil  de  trop,  ajouta  Robin  Pousse- 
pain. 

-—  Non  pas,  dit  judicieusement  Jehan.  Un  bor- 
gne est  bien  plus  incomplet  qu'un  aveugle.  Il  sait 
ce  qui  lui  manque. 

Cependant  tous  les  mendiants,  tous  les  laquais, 
tous  les  coupe-bourses,  réunis  aux  écoliers,  avaient 
été  chercher  processionnellement,  dans  l'armoire 
de  la  basoche,  la  tiare  de  carton  et  la  simare  déri- 
soire du  pape  des  fous.  Quasimodo  s'en  laissa  re- 
vêtir sans  sourciller  et  avec  une  sorte  de  docilité 
orgueilleuse.  Puis  on  le  fit  asseoir  sur  un  brancard 
bariolé.  Douze  officiers  de  la  confrérie  des  fous 
l'enlevèrent  sur  leurs  épaules;  et  une  espèce  de 
joie  amère  et  dédaigneuse  vint  s'épanouir  sur  la 
face  morose  du  cyclope,  quand  il  vit  sous  ses  pieds 
difformes  toutes  ces  têtes  d'hommes  beaux,  droits 
et  bien  faits.  Puis  la  procession  hurlante  et  dégue- 
nillée se  mit  en  marche  pour  faire,  selon  l'usage, 
la  tournée  intérieure  des  galeries  du  Palais,  avant 
la  promenade  des  rues  et  des  carrefours. 


VI 


£a  Csmcralba. 


jSous  sommes  ravis  d'avoir  à  apprendre  à  nos 
lecteurs  que  pendant  toute  cette  scène  Gringoire 
et  sa  pièce  avaient  tenu  bon.  Ses  acteurs,  talonnés 
par  lui,  n'avaient  pas  discontinué  de  débiter  sa 
comédie,  et  lui  n'avait  pas  discontinué  de  l'écou- 
ter. Il  avait  pris  son  parti  du  vacarme,  et  était  dé- 
terminé à  aller  jusqu'au  bout,  ne  désespérant  pas 
d'un  retour  d'attention  de  la  part  du  public.  Cette 
lueur  d'espérance  se  ranima  quand  il  vit  Quasi- 
modo,  Coppenole  et  le  cortège  assourdissant  du 
pape  des  fous  sortir  à  grand  bruit  de  la  salle.  La 
foule  se  précipita  avidement  à  leur  suite.  —  Bon, 
se  dit-il,  voilà  tous  les  brouillons  qui  s'en  vont.  — 
Malheureusement,  tous  les  brouillons  c'était  le 
public.  En  un  clin  d'oeil  la  grand'  salle  fut  vide. 

A  vrai  dire,  il  restait  encore  quelques  specta- 


-  85  - 

leurs,  les  uns  épars,  les  autres  groupés  autour  des 
piliers,  femmes,  vieillards  ou  enfants,  en  ayant 
assez  du  brouhaha  et  du  tumulte.  Quelques  éco- 
liers étaient  demeurés  à  cheval  sur  l'entablement 
des  fenêtres  et  regardaient  dans  la  place. 

—  Eh  bien!  pensa  Gringoire,  en  voilà  encore 
autant  qu'il  en  faut  pour  entendre  la  fin  de  mon 
mystère.  Ils  sont  peu,  mais  c'est  un  public  d'élite, 
un  public  lettré. 

Au  bout  d'un  instant,  une  symphonie  qui  de- 
vait produire  le  plus  grand  effet  à  l'arrivée  de  la 
sainte  Vierge,  manqua.  Gringoire  s'aperçut  que 
sa  musique  avait  été  emmenée  par  la  procession 
du  pape  des  fous.  —  Passez  outre,  dit-il  stoïque- 
ment. 

Il  s'approcha  d'un  groupe  de  bourgeois  qui  lui 
lit  l'effet  de  s'entretenir  de  sa  pièce.  Voici  le  lam- 
beau de  conversation  qu'il  saisit. 

—  Vous  savez,  maître  Cheneteau,  l'hôtel  de 
Navarre,  qui  était  à  M.  de  Nemours? 

—  Oui,  vis-à-vis  la  chapelle  de  Braque. 

—  Eh  bien!  le  fisc  vient  de  le  louera  Guillaume 
Alixandre,  historieur,  pour  six  livres  huit  sols 
parisis  par  an. 

—  Comme  les  loyers  renchérissent  ! 

—  Allons,  se  dit  Gringoire  en  soupirant;  les  au- 
tres écoutent. 

—  Camarades,  cria  tout  à  coup  un  de  ces  jeu- 
nes drôles  des  croisées,  la  Esmeralda  !  la  Esme- 
ralda  dans  la  place  ! 

Ce  mot  produisit  un  effet  magique.  Tout  ce  qui 
restait  dans  la  salle  se   précipita  aux   fenêtres. 


-  86  - 

grimpant  aux  murailles  pour  voir,  et  répétant  : 
la  Esmeraldal  laEsmeraldal 

En  même  temps  on  entendait  au  dehors  un 
grand  bruit  d'applaudissements. 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire,  la  Esmeralda? 
dit  Gringoire  en  joignant  les  mains  avec  désola- 
tion. Ah!  mon  Dieu!  il  paraît  que  c'est  le  tour 
des  fenêtres  maintenant. 

Il  se  retourna  vers  la  table  de  marbre,  et  vit 
que  la  représentation  était  interrompue.  C'était 
précisément  l'instant  où  Jupiter  devait  paraître 
avec  sa  foudre.  Or  Jupiter  se  tenait  immobile  au 
bas  du  théâtre. 

—  Michel  Giborne,  cria  le  poète  irrité,  que  fais- 
lu  là?  Est-ce  ton  rôle?  monte  donc! 

—  Hélas,  dit  Jupiter,  un  écolier  vient  de  pren- 
dre l'échelle. 

Gringoire  regarda.  La  chose  n'était  que  trop 
vraie.  Toute  communication  était  interceptée  en- 
tre son  nœud  et  son  dénoùment. 

—  Le  drôle!  murmura-t-il.  Et  pourquoi  a-t-il 
pris  cette  échelle? 

—  Pour  aller  voir  la  Esmeralda,  répondit  piteu- 
sement Jupiter,  lia  dit  :  Tiens,  voilà  une  échelle 
qui  ne  sert  pas,  et  il  l'a  prise. 

C'était  le  dernier  coup.  Gringoire  le  reçut  avec 
résignation. 

—  Que  le  diable  vous  emporte  !  dit-il  aux  comé- 
diens, et  si  je  suis  payé  vous  le  serez. 

Alors  il  fit  retraite,  la  tête  basse,  mais  le  der- 
nier, comme  un  général  qui  s'est  bien  battu. 
Et  tout  en  descendant  les  tortueux  escaliers  du 


-  87  - 

Palais  :  —  Belle  cohue  d'ânes  et  de  butors  que  ces 
Parisiens!  grommelait-il  entre  ses  dents;  ils  vien- 
nent pour  entendre  un  mystère,  et  n'en  écoutent 
rien!  Ils  se  sont  occupés  de  tout  le  monde,  de 
Clopin  Trouillefou,  du  cardinal,  de  Goppenole, 
de  Quasimodo,  du  diable!  mais  de  madame  la 
vierge  Marie,  point.  Si  j'avais  su,  je  vous  en  aurais 
donné,  des  vierges  Marie,  badauds  !  Et  moi  !  venir 
pour  voir  des  visages,  et  ne  voir  que  des  dos  !  être 
poëte,  et  avoir  le  succès  d'un  apothicaire!  Il  est 
vrai  qu'Homerus  a  mendié  par  les  bourgades  grec- 
ques, et  que  Nason  mourut  en  exil  chez  les  Mosco- 
vites. Mais  je  veux  que  le  diable  m'écorche  si  je 
comprends  ce  qu'ils  veulent  dire  avec  leur  Esme- 
ralda!  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  mot-là  d'abord? 
c'est  de  l'égyptiaque  ! 


LIVRE   DEUXIEME. 


le  djarj^bbc  en  ôcMla. 


La  nuit  arrive  de  bonne  heure  en  janvier.  Les 
rues  étaient  déjà  sombres  quand  Gringoire  sortit 
du  Palais.  Cette  nuit  tombée  lui  plut  ;  il  lui  tar- 
dait d'aborder  quelque  ruelle  obscure  et  déserte 
pour  y  méditer  à  son  aise,  et  pour  que  le  philoso- 
phe poscât  le  premier  appareil  sur  la  blessure  du 
poëte.  La  philosophie  était  du  reste  son  seul  re- 
fuge ,  car  il  ne  savait  où  loger.  Après  l'éclatant 
avortement  de  son  coup  d'essai  théâtral,  il  n'osait 
rentrer  dans  le  logis  qu'il  occupait,  rue  Grenier- 
sur-l'Eau,  vis-à-vis  le  port  au  Foin,  ayant  compté 
sur  ce  que  monsieur  le  prévôt  devait  lui  donner 
de  son  épithalame  pour  payer  à  maître  Guillaume 
Doulx-Sire,  fermier  de  la  coutume  du  pied-fourché 


-  92  ~ 

de  Paris,  les  six  mois  de  loyer  qu'il  lui  devait,  c'est- 
à-dire,  douze  sols  parisis;  douze  fois  la  valeur  de 
ce  qu'il  possédait  au  monde,  y  compris  son  haut- 
de-chausses,  sa  chemise  et  son  bicoquet.  Après 
avoir  un  moment  réfléchi,  provisoirement  abrité 
sous  le  petit  guichet  de  la  prison  du  trésorier  de  la 
Sainte-Chapelle,  au  gîte  qu'il  élirait  pour  la  nuit, 
ayant  tous  les  pavés  de  Paris  à  son  choix,  il  se  sou- 
vint d'avoir  avisé  la  semaine  précédente,  rue  de  la 
Savaterie,  à  la  porte  d'un  conseiller  au  parlement, 
un  marche-pied  à  monter  sur  mule,  et  de  s'être  dit 
que  cette  pierre  serait,  dans  l'occasion,  un  fort  ex- 
cellent oreiller  pour  un  mendiant  ou  pour  un  poëte. 
Il  remercia  la  Providence  de  lui  avoir  envoyé  cette 
bonne  idée  ;  mais  comme  il  se  préparait  à  traverser 
la  place  du  Palais  pour  gagner  le  tortueux  laby- 
rinthe de  la  Cité,  où  serpentent  toutes  ces  vieilles 
sœurs,  les  rues  de  la  Barillerie,  de  la  Vieille-Drape- 
rie, de  la  Savaterie,  de  la  Juiverie,  etc.,  encore 
debout  aujourd'hui  avec  leurs  maisons  à  neuf  éta- 
ges, il  vit  la  procession  du  pape  des  fous  qui  sortait 
aussi  du  Palais,  et  se  ruait  au  travers  de  la  cour, 
avec  grands  cris,  grande  clarté  de  torches  et  sa 
musique,  à  lui  Gringoire.  Cette  vue  raviva  les  écor- 
churesdeson  amour-propre;  il  s'enfuit.  Dans  l'a- 
mertume de  sa  mésaventure  dramatique,  tout  ce 
qui  lui  rappelait  la  fêle  du  jour  l'aigrissait  et  fai- 
sait saigner  sa  plaie. 

Il  voulut  prendre  le  pont  Saint-3Iichel  ;  des  en- 
fants y  couraient  çà  et  là  avec  des  lances  à  feu  et 
des  fusées. 

—  Peste  soit  des  chandelles  d'artifice  !  dit  Grin- 


-  93  - 
goire,  et  il  se  rabattit  sur  le  Pont-au-Change.  On 
avait  attaché  aux  maisons  de  la  tête  du  pont  trois 
(Irapcls  représentant  le  roi,  le  dauphin  et  Margue- 
rite de  Flandre,  et  six  petits  drapelels  où  étaient 
pourtraicts  le  duc  d'Autriche,  le  cardinal  de  Bour- 
bon, et  monsieur  de  Beaujeu,  et  madame  Jeanne 
de  France,  et  monsieur  le  bâtard  de  Bourbon,  et 
je  ne  sais  qui  encore;  le  tout  éclairé  de  torches. 
La  cohue  admirait. 

—  Heureux  peintre  Jehan  Fourbeault!  dit  Grin- 
goire  avec  un  gros  soupir,  et  il  tourna  le  dos  aux 
(Irapels  et  drapelets.  Une  rue  était  devant  lui  ;  il  la 
trouva  si  noire  et  si  abandonnée  qu'il  espéra  y 
ochapper  à  tous  les  retentissements  comme  à  tous 
les  rayonnements  de  la  fête;  il  s'y  enfonça.  Au 
bout  de  quelques  instants,  son  pied  heurta  un  ob- 
stacle; il  trébucha  et  tomba.  C'était  la  botte  de  mai, 
que  les  clercs  de  la  basoche  avaient  déposée  le  matin 
à  la  porte  d'un  président  au  parlement,  en  l'hon- 
neur de  la  solennité  du  jour.  Gringoire  supporta 
héroïquement  cette  nouvelle  rencontre  ;  il  se  re- 
leva, et  gagna  le  bord  de  l'eau.  Après  avoir  laissé 
derrière  lui  la  tournelle  civile  et  la  tour  criminelle, 
et  longé  le  grand  mur  des  jardins  du  roi,  sur  cette 
grève  non  pavée  où  la  boue  lui  venait  à  la  cheville, 
il  arriva  à  la  pointe  occidentale  de  la  Cité,  et  consi- 
déra quelque  temps  l'îlot  du  passeur  aux  vaches, 
qui  a  disparu  depuis  sous  le  cheval  de  bronze  et 
le  Pont-Neuf.  L'îlot  lui  apparaissait  dans  l'ombre 
comme  une  masse  noire  au  delà  de  l'étroit  cours 
d'eau  blanchâtre  qui  l'en  séparait.  On  y  devinait, 
au  rayonnement  d'une  petite  lumière,  l'espèce  de 
1 


-  94  - 

hutte  en  forme  de  ruche  où  le  passeur  aux  vaches 
s'abritait  la  nuit. 

—  Heureux  passeur  aux  vaches!  pensa  Grin- 
goire  ;  tu  ne  songes  pas  à  la  gloire  et  tu  ne  fais  pas 
d'épithalames  !  Que  t'importent  les  rois  qui  se  ma- 
rient et  les  duchesses  de  Bourgogne?  Tu  ne  con- 
nais d'autres  marguerites  que  celles  que  ta  pelouse 
d'avril  donne  à  brouter  à  tes  vaches!  Et  moi,  poëte, 
Je  suis  hué,  et  je  grelotte,  et  je  dois  douze  sols,  et 
ma  semelle  est  si  transparente  qu'elle  pourrait  ser- 
vir de  vitre  à  ta  lanterne.  Merci  !  passeur  aux  va- 
ches !  ta  cabane  repose  ma  vue,  et  me  fait  oublier 
Paris  ! 

Il  fut  réveillé  de  son  extase  presque  lyrique  par 
un  gros  double  pétard  de  la  Saint-Jean,  qui  partit 
brusquement  de  la  bienheureuse  cabane.  C'était  le 
passeur  aux  vaches  qui  prenait  sa  part  des  réjouis- 
sances du  jour,  et  se  tirait  un  feu  d'artifice. 

Ce  pétard  fit  hérisser  l'épiderme  de  Gringoire. 

—  Maudite  fête!  s'écria-t-il,  me  poursuivras-tu 
partout?  Oh!  mon  Dieu!  jusque  chez  le  passeur 
aux  vaches! 

Puis  il  regarda  la  Seine  à  ses  pieds,  et  une  hor- 
rible tentation  le  prit  : 

—  Oh!  dit-il,  que  volontiers  je  me  noierais,  si 
l'eau  n'était  pas  si  froide  ! 

Alors  il  lui  vint  une  résolution  désespérée.  C'é- 
tait, puisqu'il  ne  pouvait  échapper  au  pape  des 
fous,  aux  drapelets  de  Jehan  Fourbeault,  aux  bot- 
tes de  mai.  aux  lances  à  feu  et  aux  pétards,  de 
s'enfoncer  hardiment  au  cœur  même  de  la  fête,  et 
d'aller  à  la  place  de  Grève. 


-  m  - 

—  Au  moins,  pensa-t-il,  j'y  aurai  peut-être  un 
tison  du  feu  de  joie  pour  me  réchauffer,  et  j'y  pour- 
rai souper  avec  quelque  miette  des  trois  grandes 
armoires  de  sucre  royal  qu'on  a  dû  y  dresser  sur  le 
buffet  public  de  la  ville. 


£a  piûcc  be  (èvm. 


Il  ne  reste  aujourd'hui  qu'un  bien  impercepti- 
ble vestige  de  la  place  de  Grève,  telle  qu'elle  exis- 
tait alors.  C'est  la  charmante  tourelle  qui  occupe 
l'angle  nord  de  la  place,  et  qui,  déjà  ensevelie 
sous  l'ignoble  badigeonnage  qui  empâte  les  vives 
arêtes  de  ses  sculptures,  aura  bientôt  disparu  peut- 
être,  submergée  par  cette  crue  de  maisons  neuves 
qui  dévore  si  rapidement  toutes  les  vieilles  façades 
de  Paris. 

Les  personnes  qui,  comme  nous,  ne  passent 
jamais  sur  la  place  de  Grève  sans  donner  un  re- 
gard de  pitié  et  de  sympathie  à  cette  pauvre  tou- 
relle étranglée  entre  deux  masures  du  temps  de 
Louis  XV,  peuvent  reconstruire  aisément  dans  leur 


_  97  - 

pensée  rensemblc  d'édifices  auquel  elle  apparte- 
nait, et  y  retrouver  entière  la  vieille  place  gothi- 
que du  quinzième  siècle. 

C'était,  comme  aujourd'hui,  un  trapèze  irrégu- 
lier brodé  d'un  côté  par  le  quai,  et  des  trois  autres 
par  une  série  de  maisons  hautes,  étroites  et  som- 
bres. Le  jour,  on  pouvait  admirer  la  variété  de 
ces  édifices,  tous  sculptés  en  pierre  ou  en  bois,  et 
présentant  déjà  de  complets  échantillons  des  diver- 
ses architectures  domestiques  du  moyen  âge,  en 
remontant  du  quinzième  au  onzième  siècle,  de- 
puis la  croisée,  qui  commençait  à  détrôner  l'ogive, 
jusqu'au  plein-cintre  roman,  qui  avait  été  supplanté 
par  l'ogive,  et  qui  occupait  encore,  au-dessous 
d'elle,  le  premier  étage  de  cette  ancienne  maison 
de  la  Ïour-Rolland,  angle  de  la  place  sur  la  Seine, 
du  côté  de  la  rue  de  la  Tannerie.  La  nuit,  on  ne 
distinguait  de  cette  masse  d'édifices  que  la  dente- 
lure noire  des  toits  déroulant  autour  de  la  place 
leur  chaîne  d'angles  aigus.  Car  c'est  une  des  diffé- 
rences radicales  des  villes  d'alors  et  des  villes  d'à 
présent,  qu'aujourd'hui  ce  sont  les  façades  qui  re- 
gardent les  places  et  les  rues,  et  qu'alors  c'étaient 
les  pignons.  Depuis  deux  siècles,  les  maisons  se 
sont  retournées. 

Au  centre  du  côté  oriental  de  la  place,  s'élevait 
une  lourde  et  hybride  construction  formée  de  trois 
logis  juxtaposés.  On  l'appelait  de  trois  noms  qui 
expliquent  son  histoire,  sa  destination  et  son  ar- 
chitecture :  la  Maison-an- Dauphin,  parce  que 
Charles  V,  dauphin,  l'avait  habitée;  la  Marchan- 
dise, parce  qu'elle  servait  d'Hôtel-de- Ville;  la  Mai- 


-  98  - 

son-aux-Piliers  (domus  ad  piloria),  à  cause  d'une 
suite  de  grospiliers  qui  soutenaient  ses  trois  étages. 
La  ville  trouvait  là  tout  ce  qu'il  faut  à  une  bonne 
ville  comme  Paris  :  une  chapelle,  pour  prier  Dieu^ 
un  plaidoyer,  pour  tenir  audience  et  rembarrer  au 
besoin  les  gens  du  roi;  et  dans  les  combles,  un  ar- 
senac  plein  d'artillerie.  Car  les  bourgeois  de  Paris 
savent  qu'il  ne  suffit  pas  en  toute  conjoncture 
de  prier  et  de  plaider  pour  les  franchises  de  la  Cité, 
et  ils  ont  toujours  en  réserve  dans  un  grenier  de 
l'Hôtel-de-Ville  quelque  bonne  arquebuse  rouillée. 

La  Grève  avait  dès  lors  cet  aspect  sinistre,  que 
lui  conservent  encore  aujourd'hui  l'idée  exécrable 
qu'elle  réveille,  et  le  sombre  hôtel  de  ville  de  Do- 
minique Bocador,  qui  a  remplacé  la  Maison-aux- 
Piliers.  Il  faut  dire  qu'un  gibet  et  un  pilori  per- 
manents, une  justice  et  une  échelle,  comme  on 
disait  alors,  dressés  côte  à  coteau  milieu  du  pavé, 
ne  contribuaient  pas  peu  à  faire  détourner  les  yeux 
de  cette  place  fatale,  où  tant  d'êtres  pleins  de  santé 
et  de  vie  ont  agonisé;  où  devait  naître  cinquante 
ans  plus  tard  cette  fièvre  de  Saint-Fallier,  cette 
maladie  de  la  terreur  de  l'échafaud,  la  plus  mon- 
strueuse de  toutes  les  maladies,  parce  qu'elle  ne 
vient  pas  de  Dieu,  mais  de  l'homme. 

C'est  une  idée  consolante  (disons-le  en  passant) 
de  songer  que  la  peine  de  mort,  qui,  il  y  a  trois 
cents  ans,  encombrait  encore  de  ses  roues  de  fer, 
de  ses  gibets  de  pierre,  de  tout  son  attirail  de  sup- 
plices, permanent  et  scellé  dans  le  pavé,  la  Grève, 
les  Halles,  la  place  Dauphine,  la  Croix  duTrahoir, 
le  Marché-aux-Pourceaux.  ce  hideux  Montfaucon, 


-  99  - 
la  barrière  des  Sergents,  la  Place-aux-Chats,  la 
porte  Saint-Denis,  Cliampeaux,  la  porte  Baudets,  la 
porte  Saint-Jacques,  sans  compter  les  innombra- 
bles échelles  des  prévôts,  de  Tévêque,  des  chapi- 
tres, des  abbés,  des  prieurs  ayant  justice;  sans 
compter  les  noyades  juridiques  en  rivière  de  Seine; 
il  est  consolant  qu'aujourd'hui,  après  avoir  perdj 
successivement  toutes  les  pièces  de  son  armure, 
son  luxe  de  supplices,  sa  pénalité  d'imagination  et 
de  fantaisie,  sa  torture  à  laquelle  elle  refaisait  tous 
les  cinq  ans  un  lit  de  cuir  au  Grand-Ghàtelet,  cette 
vieille  suzeraine  de  la  société  féodale,  presque  mise 
hors  de  nos  lois  et  de  nos  villes,  traquée  de  code  en 
code,  chassée  de  place  en  place,  n'ait  plus  dans 
notre  immense  Paris  qu'un  coin  déshonoré  de  la 
Grève,  qu'une  misérable  guillotine,  furtive,  in- 
quiète, honteuse,  qui  semble  toujours  craindre 
d'être  prise  en  flagrant  délit,  tant  elle  disparaît 
vite  après  avoir  fait  son  coup  ! 


III 


I3c506  para  golpcs. 


Lorsque  Pierre  Gringoire  arriva  sur  la  place  de 
Grève,  il  était  transi.  Il  avait  pris  par  le  Pont-aux- 
Meuniers  pour  éviter  la  cohue  du  Pont-au-Change 
et  les  drapelets  de  Jehan  Fourbeault;  mais  les 
roues  de  tous  les  moulins  de  l'évêque  l'avaient 
éclaboussé  au  passage,  et  sasouquenilleétait  trem- 
pée ;  il  lui  semblait  en  outre  que  la  chute  de  sa 
pièce  le  rendait  plus  frileux  encore.  Aussi  se  hâta- 
t-il  de  s'approcher  du  feu  de  joie  qui  brûlait  ma- 
gnifiquement au  milieu  de  la  place.  Mais  une  foule 
considérable  faisait  cercle  àTentour. 

—  Damnés  Parisiens  !  se  dit-il  à  lui-même  (  car 
Gringoire.  en  vrai  poëte  dramatique,  était  sujet 


—   101    — 

aux  monologues  ),  les  voilà  qui  m'obstruent  le  feu  ! 
l'ourtant  j'ai  bon  besoin  d'un  coin  de  cheminée; 
mes  souliers  boivent,  et  tous  ces  maudits  moulins 
qui  ont  pleuré  sur  moi  !  Diable  d'évêque  de  Paris 
avec  ses  moulins  !  Je  voudrais  bien  savoir  ce  qu'un 
évoque  peut  faire  d'un  moulin;  est-ce  qu'il  s'at- 
tend à  devenir  d'évcque  meunier?  S'il  ne  lui  faut 
que  ma  malédiction  pour  cela,  je  la  lui  donne,  et 
à  sa  cathédrale,  et  à  ses  moulins!  Voyez  un  peu 
s'ils  se  dérangeront,  ces  badauds  !  Je  vous  demande 
ce  qu'ils  font  là!  ils  se  chauffent;  beau  plaisir!  Ils 
regardent  brûler  un  cent  de  bourrées  :  beau  spec- 
tacle ! 

En  examinant  de  plus  près  ,  il  s'aperçut  que  le 
cercle  était  beaucoup  plus  grand  qu'il  ne  fallait 
pour  se  chauffer  au  feu  du  roi,  et  que  cette  af- 
fluence  de  spectateurs  n'était  pas  uniquement  atti- 
rée par  la  beauté  du  cent  de  bourrées  qui  brû- 
lait. 

Dans  \i-A  vaste  espace  laissé  libre  entre  la  foule 
et  le  feu,  une  jeune  fille  dansait. 

Si  cette  jeune  fiile  était  un  être  humain,  ou  une 
fée,  ou  un  ange,  c'est  ce  que  Gringoire,  tout  philo- 
sophe sceptique,  tout  poëte  ironique  qu'il  était,  ne 
put  décider  dans  le  premier  moment,  tant  il  fut 
fasciné  par  cette  éblouissante  vision. 

Elle  n'était  pas  grande,  mais  elle  le  semblait, 
tant  sa  fine  taille  s'élançait  hardiment.  Elle  était 
brune,  mais  on  devinait  que  le  jour  sa  peau  de- 
vait avoir  ce  beau  rcQet  doré  des  Andalouses  et 
des  Romaines.  Son  petit  pied  aussi  était  andalou, 
car  il  était  tout  ensemble  à  Tétroit  et  à  l'aise  dans 


—   102  — 

sa  gracieuse  chaussure.  Elle  dansait,  elle  tournait, 
elle  tourbillonnait  sur  un  vieux  tapis  de  Perse, 
jeté  négligemment  sous  ses  pieds;  et  chaque  fois 
qu'en  tournoyant  sa  rayonnante  figure  passait  de- 
vant vous,  ses  grands  yeuxnoirs  vous  jetaient  un 
éclair. 

Autour  d'elle  tous  les  regards  étaient  fixes,  toutes 
les  bouches  ouvertes;  et  en  effet,  tandis  qu'elle 
dansait  ainsi,  au  bourdonnement  du  tambour  de 
basque  que  ses  deux  bras  ronds  et  purs  élevaient 
au-dessus  de  sa  tête,  mince,  frêle  et  vive  comme 
une  guêpe,  avec  son  corsage  d'or  sans  pli,  sa  robe 
bariolée  qui  se  gonflait ,  avec  ses  épaules  nues, 
ses  jambes  fines  que  sa  jupe  découvrait  par  mo- 
ments, ses  cheveux  noirs,  ses  yeux  de  flamme,  c'é- 
tait une  surnaturelle  créature. 

—  En  vérité,  pensa  Gringoire,  c'est  une  sala- 
mandre, c'est  une  nymphe,  c'est  une  déesse,  c'est 
une  bacchante  du  Mont-Ménaléen  ! 

En  ce  moment  une  des  nattes  de  la  chevelure  de 
la  u  salamandre;'  se  détacha,  et  une  pièce  de  cuivre 
jaune  qui  y  était  attachée  roula  à  terre. 

—  Hé  non!  dit-il,  c'est  une  bohémienne. 
Toute  illusion  avait  disparu. 

Elle  se  remit  à  danser;  elle  prit  à  terre  deux 
épées  dont  elle  appuya  la  pointe  sur  son  front ,  et 
qu'elle  fit  tourner  dans  un  sens  tandis  qu'elle  tour- 
nait dans  l'autre  :  c'était  en  effet  tout  bonnement 
une  bohémienne.  Mais  quelque  désenchanté  que 
fût  Gringoire ,  l'ensemble  de  ce  tableau  n'était  pas 
sans  prestige  et  sans  magie;  le  feu  de  joie  l'éclai- 
rait  d'une  lumière  crue  et  rouge  qui  tremblait 


—  lOô  — 

toute  vive  sur  le  cercle  des  visages  de  la  foule,  sur 
le  front  brun  de  la  jeune  fille,  et  au  fond  de  la  place 
jetait  un  blême  reflet  mêlé  aux  vacillations  de  leurs 
ombres,  d'un  côté  sur  la  vieille  façade  noire  et  ridée 
de  la  Maison-aux-Piliers,  de  l'autre  sur  le  bras  de 
pierre  du  gibet. 

Parmi  les  mille  visages  que  cette  lueur  teignait 
d'écarlate,  il  y  en  avait  un  qui  semblait  plus  encore 
que  tous  les  autres  absorbé  dans  la  contemplation 
de  la  danseuse.  C'était  une  figure  d'homme,  austère, 
calme  et  sombre.  Cet  homme,  dont  le  costume  était 
caché  par  la  foule  qui  l'entourait,  ne  paraissait  pas 
avoir  plus  de  trente-cinq  ans:  cependant  il  était 
chauve;  à  peine  avait-il  aux  tempes  quelques  touf- 
fes de  cheveux  rares  et  déjà  gris;  son  front  large 
et  haut  commençait  à  se  creuser  de  rides  ;  mais 
dans  ses  yeux  enfoncés   éclataient   une  jeunesse 
extraordinaire,  une  vie  ardente,  une  passion  pro- 
fonde. Il  les  tenait  sans  cesse  attachés  sur  la  bohé- 
mienne ,  et  tandis  que  la  folle  jeune  fille  de  seize 
ans  dansait  et  voltigeait  au  plaisir  de  tous,  sa  rêve- 
rie, à  lui,  semblait  devenir  de  plus  en  plus  sombre. 
De  temps  en  temps  un  sourire  et  un  soupir  se  ren- 
contraient sur  ses  lèvres,  mais  le  sourire  était  plus 
douloureux  que  le  soupir. 

La  jeune  fille,  essoufflée,  s'arrêta  enfin,  et  le 
peuple  l'applaudit  avec  amour. 
—  Djali,  dit  la  bohémienne. 
Alors  Gringoire  vit  arriver  une  jolie  petite  chè- 
vre blanche,  alerte,  éveillée,  lustrée,  avec  des  cor- 
nes dorées,  avec  des  pieds  dorés,  avec  un  collier 
doré,  qu'il  n'avait  pas  encore  aperçue,  et  qui  était 


—  îOi  — 

restée  jusque-là  accroupie  sur  un  coin  du  tnpis  et 
regardant  danser  sa  maîtresse. 

—  Djali,  dis  la  danseuse,  à  votre  tour. 

Et  s'asseyant,  elle  présenta  gracieusement  à  la 
chèvre  son  tambour  de  basque. 

—  Djali ,  continua-t-elle,  à  quel  mois  sommes- 
nous  de  l'année  ? 

La  chèvre  leva  son  pied  de  devant  et  frappa  ur» 
coup  sur  le  tambour.  On  était  en  effet  au  premier 
mois.  La  foule  applaudit. 

—  Djali,  reprit  la  jeune  fille  en  tournant  son 
tambour  de  basque  d'un  autre  côté,  à  quel  jour  du 
mois  sommes-nous  ? 

Djali  leva  son  petit  pied  d'or,  et  frappa  six  coups 
sur  le  tambour. 

—  Djali ,  poursuivit  l'Egyptienne  toujours  avec 
un  nouveau  manège  du  tambour,  àquelle  heure  du 
jour  sommes-nous? 

Djali  frappa  sept  coups.  Au  même  moment 
l'horloge  de  la  Maison -aux -Piliers  sonna  sept 
heures. 

Le  peuple  était  émerveillé. 

—  Il  y  a  de  la  sorcellerie  là -dessous,  dit  une 
voix  sinistre  dans  la  foule.  C'était  celle  de  l'homnie 
chauve  qui  ne  quittait  pas  la  bohémienne  des 
yeux. 

Elle  tressaillit,  se  détourna;  mais  les  applaudis- 
sements éclatèrent  et  couvrirent  la  morose  excla- 
mation. 

Ils  l'effacèrent  même  si  complètement  dans  son 
esprit  qu'elle  continua  d'interpeller  sa  chèvre. 

—  Djali,  comment  fait  maître  Guichard  Grand- 


—  101)  — 

Ilemy,  capitaine  des  pistolicrs  de  la  ville,  à  la  pro- 
cession de  la  Chandeleur  ? 

Djali  se  dressa  sur  ses  pattes  de  derrière,  et  se 
mit  à  bêler,  en  marchant  avec  une  si  gentille  gra- 
vite que  le  cercle  entier  des  spectateurs  éclata  de 
rire  à  cette  parodie  de  la  dévotion  intéressée  du  ca- 
!)itaine  des  pistoliers. 

—  Djali ,  reprit  la  jeune  fille  enhardie  par  ce 
succès  croissant,  comment  prêche  maître  Jacques 
Charmolue,  procureur  du  roi  en  cour  d'église  ? 

La  chèvre  prit  séance  sur  son  derrière,  et  se  mit 
à  bêler,  en  agitant  ses  pattes  de  devant  d'une  si 
étrange  façon  que,  hormis  le  mauvais  français  et 
le  mauvais  latin,  geste,  accent,  attitude,  tout  Jac- 
ques Charmolue  y  était. 

Et  la  foule  d'applaudir  de  plus  belle. 

—  Sacrilège!  profanation!  reprit  la  voix  de 
l'homme  chauve. 

La  bohémienne  se  retourna  encore  une  fois. 

—  Ah!  dit-elle,  c'est  ce  vilain  homme!  puis, 
allongeant  sa  lèvre  inférieure  au  delà  de  sa  lèvre 
supérieure,  elle  fit  une  petite  moue  qui  paraissait 
lui  être  familière,  pirouetta  sur  le  talon,  et  se  mit 
à  recueillir  dans  un  tambour  de  basque  les  dons 
de  la  multitude. 

Les  grands-blancs,  les  petits-blancs,  les  targes, 
les  liards  à  l'aigle  pleuvaient.  Tout  à  coup  elle 
passa  devant  Gringoire.  Gringoire  mu  si  étourdi-- 
ment  la  main  à  sa  poche  qu'elle  s'arrêta.  — Diable! 
dit  le  poëte  en  trouvant  au  fond  de  sa  poche  la  réa- 
lité, c'est-à-dire  le  vide.  Cependant  la  jolie  fille  était 
là,  le  regardant  avec  ses  grands  yeux,  lui  tendant 
1  9. 


—  10(5  — 

son  tambour,  et  attendant.  Gringoire  suait  à  grosses 
gouttes. 

S'il  avait  eu  le  Pérou  dans  sa  poche,  certainement 
il  l'eût  donné  à  la  danseuse  ;  mais  Gringoire  n'avait 
pas  le  Pérou,  et  d'ailleurs  l'Amérique  n'était  pas 
encore  découverte. 

Heureusement  un  incident  inattendu  vint  à  son 
secours. 

—  T'en  iras-tu  ,  sauterelle  d'Egypte?  cria  une 
voix  aigre  qui  partait  du  coin  le  plus  sombre  de 
la  place.  La  jeune  fille  se  retourna  effrayée.  Ce 
n'était  plus  la  voix  de  l'homme  chauve  ;  c'était  une 
voix  de  femme,  une  voix  dévote  et  méchante. 

Du  reste  .  ce  cri ,  qui  fit  peur  à  la  bohémienne , 
mit  en  joie  une  troupe  d'enfants  qui  rôdait  par-là. 

—  C'est  la  recluse  de  la  Tour-Rolland,  s'écriè- 
rent-ils avec  des  rires  désordonnés,  c'est  la  sachetle 
qui  gronde  !  Est-ce  qu'elle  n'a  pas  soupe  ?  portons- 
lui  quelque  reste  du  buffet  de  ville  ! 

Tous  se  précipitèrent  vers  la  Maison -aux- Pi- 
liers. 

Cependant  Gringoire  avait  profité  du  trouble  de 
la  danseuse  pour  s'éclipser.  La  clameur  des  enfants 
lui  rappela  que  lui  aussi  n'avait  pas  soupe.  Il  cou- 
rut donc  au  buffet.  Mais  les  petits  drôles  avaient 
de  meilleures  jambes  que  lui;  quand  il  arriva, 
ils  avaient  fait  table  rase.  Il  ne  restait  même  pas 
un  misérable  camichon  à  cinq  sols  la  livre.  Il  n'y 
avait  plus  sur  le  mur  que  les  sveltes  fleurs-de-lis. 
entremêlées  de  rosiers,  peintes  en  1454  par  Mathieu 
Biterne.  C'était  un  maigre  souper. 

C'est  une  chose  importune,  de  se  coucher  sans 


—  107  - 

souper;  c'est  une  chose  moins  riante  encore  de  ne 
pas  souper  et  de  ne  savoir  où  coucher.  Gringoirc 
en  était  là.  Pas  de  pain,  pas  de  gîte;  il  se  voyait 
pressé  de  toutes  parts  par  la  nécessité,  et  il  trou- 
vait la  nécessité  fort  bourrue.  Il  avait  depuis  long- 
temps découvert  cette  vérité,  que  Jupiter  a  créé 
les  hommes  dans  un  accès  de  misanthropie,  et  que, 
pendant  toute  la  vie  du  sage,  sa  destinée  tient  en 
état  de  siège  sa  philosophie.  Quant  à  lui,  il  n'a- 
vait jamais  vu  le  blocus  si  complet;  il  entendait 
son  estomac  battre  la  chamade,  et  il  trouvait  très- 
déplacé  que  le  mauvais  destin  prît  sa  philosophie 
par  la  famine. 

Cette  mélancolique  rêverie  l'absorbait  de  plus 
en  plus,  lorsqu'un  chant  bizarre,  quoique  plein  de 
douceur,  vint  brusquement  l'en  arracher.  C'était 
la  jeune  Egyptienne  qui  chantait. 

Il  en  était  de  sa  voix  comme  de  sa  danse,  comme 
de  sa  beauté.  C'était  indéfinissable  et  charmant; 
quelque  chose  de  pur,  et  de  sonore,  d'aérien,  d'ailé, 
pour  ainsi  dire.  C'étaient  de  continuels  épanouis- 
sements, des  mélodies,  des  cadences  inattendues, 
puis  des  phrases  simples  semées  de  notes  aérées  et 
sifilantes,  puis  des  sauts  de  gammes  qui  eussent 
dérouté  un  rossignol,  mais  où  l'harmonie  se  re- 
trouvait toujours;  puis  de  molles  ondulations  d'oc- 
taves qui  s'élevaient  et  s'abaissaient  comme  le  sein 
de  la  jeune  chanteuse.  Son  beau  visage  suivait  avec 
une  mobilité  singulière  tous  les  caprices  de  sa 
chanson,  depuis  l'inspiration  la  plus  échevelée  jus- 
qu'à la  plus  chaste  dignité.  On  eût  dit  tantôt  une 
folle,  tantôt  une  reine. 


—  108  - 

Les  paroles  qu'elle  chantait  étaient  d'une  langue 
inconnue  à  Gringoire,  et  qui  paraissait  lui  être 
inconnue  à  elle-même,  tant  l'expression  qu'elle 
donnait  au  chant  se  rapportait  peu  au  sens  des 
paroles.  Ainsi  ces  quatre  vers  dans  sa  bouche 
étaient  d'une  gaieté  folle  : 

Un  cofre  de  gran  riqueza 
Hallaron  dentro  un  pilar, 
Dentro  del,  nuevas  banderas. 
Con  figuras  de  espantar. 

Et  un  instant  après,  à  l'accent  qu'elle  donnait  à 
cette  stance  : 

Alaral)es  de  cavallo 
Sin  poderse  raenear, 
Con  espadas,  y  los  cueilos. 
Ballesta  de  buen  echar. 

Gringoire  se  sentait  venir  les  larmes  aux  yeux. 
Cependant  son  chant  respirait  surtout  la  joie,  et 
elle  semblait  chanter,  comme  l'oiseau,  par  sérénité 
et  par  insouciance. 

La  chanson  de  la  bohémienne  avait  troublé  la 
rêverie  de  Gringoire,  mais  comme  le  cygne  trou- 
ble l'eau.  Il  récoutait  avec  une  sorte  de  ravisse- 
ment et  d'oubli  de  toute  chose.  C'était  depuis  plu- 
sieurs heures  le  premier  moment  où  il  ne  se  sentît 
pas  souffrir. 

Le  moment  fut  court. 

La  même  voix  de  femme  qui  avait  interrompu 


-  lOî)  - 

la  danse  de  la  bohémienne  vint  interrompre  son 
chant. 

—  Te  tairas-tu,  cigale  d'enfer?  cria-t-elle  tou- 
jours du  même  coin  obscur  de  la  place. 

La  pauvre  cigale  s'arrêta  court.  Gringoire  se 
boucha  les  oreilles. 

—  Oh!  s'écria-t-il,  maudite  scie  ébréchée,  qui 
vient  briser  la  lyre. 

Cependant  les  autres  spectateurs  murmuraient 
comme  lui  :  —  Au  diable  la  sachette!  disait  plus 
d'un.  Et  la  vieille  trouble -fête  invisible  eût  pu 
avoir  à  se  repentir  de  ses  agressions  contre  la  bo- 
hémienne, s'ils  n'eussent  été  distraits  en  ce  mo- 
ment même  par  la  procession  du  pape  des  fous, 
qui,  après  avoir  parcouru  force  rues  et  carrefours, 
débouchait  dans  la  place  de  Grève,  avec  toutes  ses 
torches  et  toute  sa  rumeur. 

Cette  procession,  que  nos  lecteurs  ont  vu  par- 
tir du  Palais,  s'était  organisée  chemin  faisant,  et 
recrutée  de  tout  ce  qu'il  y  avait  à  Paris  de  ma- 
rauds, de  voleurs  oisifs,  et  de  vagabonds  disponi- 
bles; aussi  présentait-elle  un  aspect  respectable 
lorsqu'elle  arriva  en  Grève. 

D'abord  marchait  l'Egypte.  Le  duc  d'Egypte,  en 
tête,  à  cheval,  avec  ses  comtes  à  pied,  lui  tenant 
la  bride  et  l'étrier;  derrière  eux,  les  Egyptiens  et 
les  Egyptiennes  pêle-mêle  avec  leurs  petits  enfants 
criant  sur  leurs  épaules;  tous,  duc,  comtes,  menu- 
peuple,  en  haillons  et  en  oripeaux.  Puis  c'était  le 
royaume  d'argot  :  c'est-à-dire,  tous  les  voleurs  de 
France,  échelonnés  par  ordre  de  dignité;  les  moin- 
dres passant  les  premiers.  Ainsi  défdaicnt  quatre 


—  110  — 

par  quatre,  avec  les  divers  insignes  de  leurs  grades 
dans  cette  étrange  faculté,  la  plupart  éclopés,  ceux- 
ci  boiteux,  ceux-là  manchots,  les  courteaux  de  bou- 
tanche,  les  coquillarts,  les  hubins,  les  sabouleux, 
les  calots,  les  francs-mitoux,  les  polissons,  les  piè- 
tres, les  capons,  les  malingreux,  les  rifodés,  les 
niarcandiers,  les  narquois,  les  orphelins,  les  ar- 
chisuppôts,  les  cagoux;  dénombrement  à  fatiguer 
Homère.  Au  centre  du  conclave  des  cagoux  et  des 
archisuppôts,  on  avait  peine  à  distinguer  le  roi  de 
l'argot,  le  grand-coësre,  accroupi  dans  une  petite 
charrette  traînée  par  deux  grands  chiens.  Après 
le  royaume  des  argotiers,  venait  l'empire  de  Gali- 
lée. Guillaume  Piousseau,  empereur  de  l'empire 
de  Galilée,  marchait  majestueusement  dans  sa  robe 
de  pourpre  tâchée  de  vin,  précédé  de  baladins  s'en- 
tre-battant  et  dansant  des  pyrrhiques;  entouré  de 
ses  massiers,  de  ses  suppôts,  et  des  clercs  de  la 
chambre  des  comptes.  Enfin  venait  la  basoche, 
avec  ses  mais  couronnés  de  fleurs,  ses  robes  noires, 
sa  musique  digne  du  sabbat,  et  ses  grosses  chan- 
delles de  cire  jaune.  Au  centre  de  cette  foule,  les 
grands  officiers  de  la  confrérie  des  fous  portaient 
sur  leurs  épaules  un  brancard  plus  surchargé  de 
cierges  que  la  châsse  de  Sainte-Geneviève  en  temps 
de  peste;  et  sur  ce  brancard  resplendissait,  crosse, 
chape  et  mitre,  le  nouveau  pape  des  fous,  le  sonneur 
de  cloches  de  Notre-Dame,  Quasimodo-le-Bossu. 
Chacune  des  sections  de  cette  procession  grotes- 
que avait  sa  musique  particulière.  Les  Egyptiens 
faisaient  détonner  leurs  balafos  et  leurs  tambou- 
rins d'Afrique.  Les  argotiers.  race  fort  peu  musi- 


-  m  — 

cale,  en  étaient  encore  à  la  viole,  au  cornet  à  bou- 
quin et  à  la  gothique  rubebbe  du  douzième  siècle. 
L'empire  de  Galilée  n'était  guère  plus  avancé;  à 
peine  distinguait-on  dans  sa  musique  quelque  mi- 
sérable rebec  de  l'enfance  de  l'art,  encore  empri- 
sonné dans  le  ré-la-mi.  Mais  c'est  autour  du  pape 
des  fous  que  se  déployaient,  dans  une  cacophonie 
magnifique,  toutes  les  richesses  musicales  de  l'épo- 
que. Ce  n'était  que  dessus  de  rebec,  hautes-contre 
de  rebec,  tailles  de  rebec,  sans  compter  les  flûtes 
et  les  cuivres.  Hélas!  nos  lecteurs  se  souviennent 
que  c'était  l'orchestre  de  Gringoire. 

II  est  difficile  de  donner  une  idée  du  degré  d'é- 
panouissement orgueilleux  et  béat  où  le  triste  et 
hideux  visage  de  Quasimodo  était  parvenu  dans  le 
trajet  du  Palais  à  la  Grève.  C'étaitla  première  jouis- 
sance d'amour-propre  qu'il  eût  jamais  éprouvée. 
Il  n'avait  connu  jusque-là  que  l'humiliation,  le 
dédain  pour  sa  condition,  le  dégoût  pour  sa  per- 
sonne. Aussi,  tout  sourd  qu'il  était,  savourait-il 
en  véritable  pape  les  acclamations  de  cette  foule 
qu'il  haïssait  pour  s'en  sentir  haï.  Que  son  peuple 
fût  un  ramas  de  fous,  de  perclus,  de  voleurs,  de 
mendiants,  qu'importe?  c'était  toujours  un  peuple, 
et  lui  un  souverain.  Et  il  prenait  au  sérieux  tous 
ces  applaudissements  ironiques,  tous  ces  respects 
dérisoires,  auxquels  nous  devons  dire  qu'il  se  mê- 
lait pourtant,  dans  la  foule,  un  peu  de  crainte  fort 
réelle.  Car  le  bossu  était  robuste;  car  le  bancal 
était  agile;  car  le  sourd  était  méchant  ;  trois  qua- 
lités qui  tempèrent  le  ridicule. 
Du  reste,  que  le  nouveau  pape  des  fous  se  ren- 


—  112  — 

dit  compte  à  lui-même  des  sentiments  qu'il  éprou- 
vait et  des  sentiments  qu'il  inspirait,  c'est  ce  que 
nous  sommes  loin  de  croire.  L'esprit  qui  était 
logé  dans  ce  corps  manqué  avait  nécessairement 
lui-même  quelque  chose  d'incomplet  et  de  sourd. 
Aussi  ce  qu'il  ressentait  en  ce  moment  était-il 
pour  lui  absolument  vague,  indistinct  et  confus. 
Seulement  la  joie  perçait,  l'orgueil  dominait.  Au- 
tour de  cette  sombre  et  malheureuse  ligure,  il  y 
avait  rayonnement. 

Ce  ne  fut  donc  pas  sans  surprise  et  sans  effroi 
que  l'on  vit  tout  à  coup,  au  moment  où  Quasimodo, 
dans  cette  demi-ivresse,  passait  triomphalement 
devant  la  Maison-aux-Piliers,  un  homme  s'élancer 
de  la  foule  et  lui  arracher  des  mains,  avec  un  geste 
de  colère,  sa  crosse  de  bois  doré,  insigne  de  sa  folle 
papauté. 

Cet  homme,  ce  téméraire,  c'était  le  personnage 
au  front  cliauve,  qui,  le  moment  auparavant,  mêlé 
au  groupe  de  la  bohémienne,  avait  glacé  la  pauvre 
tille  de  ses  paroles  de  menaces  et  de  haine.  Il  était 
revêtu  du  costume  ecclésiastique.  Au  moment  où 
il  sortit  de  la  foule,  Gringoire,  qui  ne  l'avait  point 
remarqué  jusqu'alors,  le  reconnut  :  —Tiens!  dit- 
il,  avec  un  cri  d'étonnement,  hé!  c'est  mon  maî- 
tre en  Hermès,  dom  Claude  Frollo,  l'archidiacre! 
Que  diable  veut-il  à  ce  vilain  borgne?  Il  va  se  faire 
dévorer. 

Un  cri  de  terreur  s'éleva  en  effet.  Le  formidable 
Quasimodo  s'était  précipité  à  bas  du  brancard,  et 
les  femmes  détournaient  les  yeux  pour  ne  pas  le 
voir  déchirer  l'archidiacre. 


—    115  — 

Il  fit  un  bond  jusqu'au  prêtre,  le  regarda,  et 
tomba  à  genoux. 

Le  prêtre  lui  arracha  sa  tiare,  lui  brisa  sa  crosse, 
lui  lacéra  sa  chape  de  clinquant. 

Quasimodo  resta  à  genoux,  baissa  la  tête  et  joi- 
gnit les  mains. 

Puis  il  s'établit  entre  eux  un  étrange  dialogue 
de  signes  et  de  gestes,  car  ni  l'un  ni  l'autre  ne 
parlaient.  Le  prêtre,  debout,  irrité,  menaçant, 
impérieux;  Quasimodo,  prosterné,  humble,  sup- 
pliant. Et  cependant  il  est  certain  que  Quasimodo 
eût  pu  écraser  le  prêtre  avec  le  pouce. 

Enfin,  l'archidiacre,  secouant  rudement  la  puis- 
sante épaule  de  Quasimodo,  lui  fit  signe  de  se  lever 
et  de  le  suivre. 

Quasimodo  se  leva. 

Alors  la  confrérie  des  fous,  la  première  stupeur 
passée,  voulut  défendre  son  pape  si  brusquement 
détrôné.  Les  Égyptiens,  les  argotiers  et  toute  la 
basoche  vinrent  japper  autour  du  prêtre. 

Quasimodo  se  plaça  devant  le  prêtre,  fit  jouer 
les  muscles  de  ses  poings  athlétiques,  et  regarda 
les  assaillants  avec  le  grincement  de  dents  d'un  ti- 
gre fâché. 

Le  prêtre  reprit  sa  gravité  sombre,  fit  un  signe 
à  Quasimodo,  et  se  retira  en  silence. 

Quasimodo  marchait  devant  lui,  éparpillant  la 
foule  à  son  passage. 

Quand  ils  eurent  traversé  la  populace  et  la  place, 
la  nuée  des  curieux  et  des  oisifs  voulut  les  sui- 
vre. Quasimodo  prit  alors  l'arrière-garde,  et  suivit 
l'archidiacre  à  reculons,  trapu,  hargneux,  mon- 

1        NOTRE-DAME  DE  PARIS.  10 


-  114  - 

strueux,  hérissé,  ramassant  ses  membres,  léchant 
ses  défenses  de  sanglier,  grondant  comme  une  bête 
fauve,  et  imprimant  d'immenses  oscillations  à  la 
foule,  avec  un' geste  ou  un  regard. 

On  les  laissa  s'enfoncer  tous  deux  dans  une  rue 
étroite  et  ténébreuse,  où  nul  n'osa  se  risquer  après 
eux;  tant  la  seule  chimère  de  Quasimodo  grinçant 
des  dents  en  barrait  bien  l'entrée. 

—  Voilà  qui  est  merveilleux,  dit  Gringoire; 
mais  où  diable  trouverai-je  à  souper? 


IV 


£t&  3nfont)cnuntd  bc  ôuunc  une  jolie  femme 
le  6otr  ham  Ue  rues. 


Gringoire,  à  tout  hasard,  s'était  mis  à  suivre  la 
bohémienne.  Il  lui  avait  vu  prendre,  avec  sa  chè- 
vre, la  rue  de  la  Coutellerie;  il  avait  pris  la  rue  de 
la  Coutellerie. 

—  Pourquoi  pas?  s'était-il  dit. 

Gringoire,  philosophe  pratique  des  rues  de  Pa- 
ris, avait  remarqué  que  rien  n'est  propice  à  la 
rêverie  comme  de  suivre  une  jolie  femme  sans  sa- 
voir où  elle  va.  Il  y  a  dans  cette  abdication  volon- 
taire de  son  libre  arbitre,  dans  cette  fantaisie  qui 
se  soumet  à  une  autre  fantaisie,  laquelle  ne  s'en 
doute  pas,  un  mélange  d'indépendance  fantasque 
et  d'obéissance  aveugle,  je  ne  sais  quoi  d'intermé- 
diaire entre  l'esclavage  et  la  liberté,  qui  plaisait  à 


-  116  - 

Gringoire,  esprit  essentiellement  mixte,  indécis  et 
complexe,  tenant  le  bout  de  tous  les  extrêmes,  in- 
cessamment suspendu  entre  toutes  les  propensions 
humaines,  et  les  neutralisant  l'une  par  l'autre.  Il 
se  comparait  lui-même  volontiers  au  tombeau  de 
Mahomet,  attiré  en  sens  inverse  par  deux  pierres 
d'aimant,  et  qui  hésite  éternellement  entre  le  haut 
et  le  bas,  entre  la  voûte  et  le  pavé,  entre  la  chute 
et  l'ascension,  entre  le  zénith  et  le  nadir. 

Si  Gringoire  vivait  de  nos  jours,  quel  beau  mi- 
lieu il  tiendrait  entre  le  classique  et  le  roman- 
tique! 

Mais  il  n'était  pas  assez  primitif  pour  vivre  trois 
cents  ans,  et  c'est  dommage.  Son  absence  est  un 
vide  qui  ne  se  fait  que  trop  sentir  aujourd'hui. 

Du  reste,  pour  suivre  ainsi  dans  les  rues  les  pas- 
sants (et  surtout  les  passantes),  ce  que  Gringoire 
faisait  volontiers,  il  n'y  a  pas  de  meilleure  disposi- 
tion que  de  ne  savoir  où  coucher. 

Il  marchait  donc  tout  pensif  derrière  la  jeune 
fille,  qui  hâtait  le  pas  et  faisait  trotter  sa  jolie  chè- 
vre en  voyant  rentrer  les  bourgeois  et  se  fermer 
les  tavernes,  seules  boutiques  qui  eussent  été  ou- 
vertes ce  jour-là. 

—  Après  tout,  pcusait-il  à  peu  près,  il  faut  bien 
qu'elle  loge  quelque  part;  les  bohémiennes  ont  bon 
cœur. —  Qui  sait?... 

Et  il  y  avait  dans  les  points  suspensifs  dont  il 
faisait  suivre  cette  réticence  dans  son  esprit,  je  ne 
sais  quelles  idées  assez  gracieuses. 

Cependant  de  temps  en  temps,  en  passant  devant 
les  derniers  groupes  de  bourgeois  fermant  leurs 


—  117  — 

portes,  il  attrapait  quelque  lambeau  de  leurs  con- 
versations, qui  venait  rompre  l'enchaînement  de 
ses  riantes  hypothèses. 

Tantôt  c'étaient  deux  vieillards  qui  s'accostaient. 

—  Maître  Thibaut  Fernicle,  savez-vous  qu'il  fait 
froid? 

(Gringoire  savait  cela  depuis  le  commencement 
de  l'hiver.) 

—  Oui,  bien,  maître  Boniface  Disome  !  Est-ce 
que  nous  allons  avoir  un  hiver  comme  il  y  a  trois 
ans,  en  80,  que  le  bois  coûtait  huit  sols  le  moule? 

—  Bah!  ce  n'est  rien,  maître  Thibaut,  près  de 
l'hiver  de  1407,  qu'il  gela  depuis  la  Saint-Martin 
jusqu'à  la  Chandeleur!  et  avec  une  telle  furie  que 
la  plume  du  greffier  du  parlement  gelait,  dans  la 
grand'  chambre,  de  trois  mots  en  trois  mots!  ce 
qui  interrompit  l'enregistrement  de  la  justice! 

Plus  loin,  c'étaient  des  voisines  à  leur  fenêtre 
avec  des  chandelles  que  le  brouillard  faisait  gré- 
siller. 

—  Votre  mari  vous  a-t-il  conté  le  malheur,  ma- 
damoiselle  La  Boudraque? 

—  Non.  Qu'est-ce  que  c'est  donc,  madamoiselle 
Turquant? 

—  Le  cheval  de  monsieur  Gilles  Godin,  le  notaire 
au  Châtelet,  qui  s'est  effarouché  des  Flamands  et 
de  leur  procession,  et  qui  a  renversé  maître  Phi- 
lippot  Avrillot,  oblatdes  Célestins. 

—  En  vérité? 

—  Bellement. 

—  Un  cheval  bourgeois  !  c'est  un  peu  fort.  Si  c'é- 
tait un  cheval  de  cavalerie  à  la  bonne  heure! 

1  10. 


—  118  — 

Et  les  fenêtres  se  refermaient.  Mais  Gringoire 
n'en  avait  pas  moins  perdu  le  fil  de  ses  idées. 

Heureusement  il  le  retrouvait  vite  et  le  renouait 
sans  peine,  grâce  à  la  bohémienne,  grâce  à  Bjali, 
qui  marchaient  toujours  devant  lui;  deux  fines,  dé- 
licates et  charmantes  créatures,  dont  il  admirait 
les  petits  pieds,  les  jolies  formes,  les  gracieuses 
manières,  les  confondant  presque  dans  sa  contem- 
plation; pour  l'intelligence  et  la  bonne  amitié,  les 
croyant  toutes  deux  jeunes  filles;  pour  la  légèreté, 
l'agilité,  la  dextérité  de  la  marche,  les  trouvant 
chèvres  toutes  deux. 

Les  rues  cependant  devenaient  à  tout  moment 
plus  noires  et  plus  désertes.  Le  couvre-feu  était 
sonné  depuis  longtemps,  et  l'on  commençait  à  ne 
plus  rencontrer  qu'à  de  rares  intervalles  un  pas- 
sant sur  le  pavé,  une  lumière  aux  fenêtres.  Grin- 
goire s'était  engagé,  à  la  suite  de  l'Égyptienne, 
dans  ce  dédale  inextricable  de  ruelles,  de  carre- 
fours et  de  culs-de-sacs  qui  environnent  l'ancien  sé- 
pulcre des  Saints-Innocents,  et  qui  ressemble  à  un 
écheveau  de  fil  brouillé  par  un  chat.  —  Voilà  des 
rues  qui  ont  bien  peu  de  logique!  disait  Gringoire, 
perdu  dans  ces  mille  circuits  qui  revenaient  sans 
cesse  sur  eux-mêmes,  mais  où  la  jeune  fille  sui- 
vait un  chemin  qui  lui  paraissait  bien  connu,  sans 
hésiter  et  d'un  pas  de  plus  en  plus  rapide.  Quant 
à  lui,  il  eût  parfaitement  ignoré  où  il  était,  s'il 
n'eût  aperçu  en  passant,  au  détour  d'une  rue,  la 
masse  octogone  du  pilori  des  halles,  dont  le  som- 
met à  jour  détachait  vivement  sa  découpure  noire 
sur  une  fenêtre  encore  éclairée  de  la  rue  Verdelet. 


-  119  - 

Depuis  quelques  instanls  il  avait  attiré  Tatten- 
tion  de  la  jeune  fille;  elle  avait  à  plusieurs  reprises 
tourné  la  tête  vers  lui  avec  inquiétude;  elle  s'était 
même  une  fois  arrêtée  tout  court,  avait  profité 
d'un  rayon  de  lumière  qui  s'échappait  d'une  bou- 
langerie entr'ouverte  pour  le  regarder  fixement 
du  haut  en  bas;  puis,  ce  coup  d'œil  jeté,  Gringoire 
lui  avait  vu  faire  cette  petite  moue  qu'il  avait  déjà 
remarquée,  et  elle  avait  passé  outre. 

Cette  petite  moue  donna  à  penser  à  Gringoire. 
II  y  avait  certainement  du  dédain  et  de  la  moque- 
rie dans  cette  gracieuse  grimace.  Aussi  commen- 
çait-il à  baisser  la  tête,  à  compter  les  pavés,  et  à 
suivre  la  jeune  fille  d'un  peu  plus  loin,  lorsque,  au 
tournant  d'une  rue  qui  venait  de  la  lui  faire  per- 
dre de  vue,  il  l'entendit  pousser  un  cri  perçant. 

II  hâta  le  pas. 

La  rue  était  pleine  des  ténèbres.  Pourtant  une 
étoupe  imbibée  d'huile,  qui  brûlait  dans  une  cage 
de  fer  aux  pieds  de  la  sainte  Vierge  du  coin  de  la 
rue,  permit  à  Gringoire  de  distinguer  la  bohé- 
mienne se  débattant  dans  les  bras  de  deux  hom- 
mes qui  s'efforçaient  d'étouffer  ses  cris.  La  pauvre 
petite  chèvre,  tout  effarée,  baissait  les  cornes  et 
bêlait. 

—  A  nous,  messieurs  du  guet!  cria  Gringoire 
et  il  s'avança  bravement.  L'un  des  hommes  qui 
tenaient  la  jeune  fille  se  retourna  vers  lui.  C'était 
la  formidable  figure  de  Quasimodo. 

Gringoire  ne  prit  pas  la  fuite,  mais  il  ne  fit  point 
un  pas  de  plus. 

Quasimodo  vint  à  lui,  le  jeta  à  quatre  pas  sur 


—   r20  — 

le  pavé  d'un  revers  de  la  main,  et  s'enfonça  ra- 
pidement dans  l'ombre,  emportant  la  jeune  fille, 
ployée  sur  un  de  ses  bras  comme  une  écharpe  de 
soie.  Son  compagnon  le  suivait,  et  la  pauvre  chè- 
vre courait  après  tous,  avec  son  bêlement  plaintif. 

—  Au  meurtre  !  au  meurtre  !  criait  la  malheu- 
reuse bohémienne. 

—  Halte  là,  misérables,  et  lâchez-moi  cette  ri- 
baude  !  dit  tout  à  coup,  d'une  voix  de  tonnerre. 
un  cavalier  qui  déboucha  brusquement  du  carre- 
four voisin. 

C'était  un  capitaine  des  archers  de  l'ordonnance 
du  roi,  armé  de  pied  en  cap,  et  l'espadon  à  la  main. 

II  arracha  la  bohémienne  des  bras  de  Quasimodo 
stupéfait,  la  mit  en  travers  sur  sa  selle;  et  au  mo- 
ment où  le  redoutable  bossu,  revenu  de  sa  surprise, 
se  précipitait  sur  lui  pour  reprendre  sa  proie, 
quinze  ou  seize  archers,  qui  suivaient  de  près 
leur  capitaine,  parurent  l'estramacon  au  poing. 
C'était  une  escouade  de  l'ordonnance  du  roi  qui 
faisait  le  contre-guet,  par  ordre  de  messire  Robert 
d'Estouteville,  garde  de  la  prévôté  de  Paris. 

Quasimodo  fut  enveloppé,  saisi,  garrotté;  il  ru- 
gissait, ilécumait,  il  mordait;  et  s'il  eût  fait  grand 
jour,  nul  doute  que  son  visage  seul,  rendu  plus 
hideux  encore  par  la  colère,  n'eût  mis  en  fuite 
toute  l'escouade.  Mais,  la  nuit,  il  était  désarmé 
de  son  arme  la  plus  redoutable,  de  sa  laideur. 

Son  compagnon  avait  disparu  dans  la  lutte. 

La  bohémienne  se  dressa  gracieusement  sur  la 
selle  de  l'officier,  elle  appuya  ses  deux  mains  sur 
les  deux  épaules  du  jeune  homme,  et  le  regarda 


—  121   — 

fixement  quelques  secondes,  comme  ravie  de  sa 
bonne  mine  et  du  bon  secours  qu'il  venait  de  lui 
porter.  Puis,  rompant  le  silence  la  première,  elle 
lui  dit,  en  faisant  plus  douce  encore  sa  douce  voix  : 

—  Comment  vous  appelez-vous,  monsieur  le 
gendarme? 

—  Le  capitaine  Phœbus  de  Châteaupers,  pour 
vous  servir,  ma  belle!  répondit  l'officier  en  se  re- 
dressant. 

—  Merci,  dit-elle. 

Et,  pendant  que  le  capitaine  Phœbus  retrous- 
sait sa  moustache  à  la  bourguignonne,  elle  se  laissa 
glisser  à  bas  du  cheval,  comme  une  flèche  qui 
tombe  à  terre,  et  s'enfuit. 

Un  éclair  se  fût  évanoui  moins  vite. 

—  Nombril  du  pape!  dit  le  capitaine  en  faisant 
resserrer  les  courroies  de  Quasimodo,  j'eusse  aimé 
mieux  garder  la  ribaude. 

—  Que  voulez-vous,  capitaine!  dit  un  gen- 
darme; la  fauvette  s'est  envolée,  la  chauve-sou- 
ris est  restée. 


Suite  bf0  huonucnicntô. 


Gringoire,  tout  étourdi  de  sa  chute,  était  resté 
sur  le  pavé  devant  la  bonne  Vierge  du  coin  de  la 
rue.  Peu  à  peu  ,  il  reprit  ses  sens;  il  fut  d'abord 
quelques  minutes  flottant  dans  une  espèce  de  rê- 
verie à  demi  somnolente  qui  n'était  pas  sans  dou- 
ceur, où  les  aériennes  Ggures  de  la  bohémienne  et 
de  la  chèvre  se  mariaient  à  la  pesanteur  du  poing 
de  Quasimodo.  Cet  état  dura  peu.  Une  assez  vive 
impression  de  froid  à  la  partie  de  son  corps  qui  se 
trouvait  en  contact  avec  le  pavé  le  réveilla  tout  à 
coup,  et  fit  revenir  son  esprit  à  la  surface.  —  D'où 
me  vient  donc  cette  fraîcheur?  se  dit-il  brusque- 
ment. Il  s'aperçut  alors  qu'il  était  un  peu  dans  le 
milieu  du  ruisseau. 

—  Diable  de  cyclope  bossu  !  grommela-t-il  entre 


—  123  — 

ses  dents ,  et  il  voulut  se  lever.  Mais  il  était  trop 
étourdi  et  trop  meurtri  :  force  lui  fut  de  rester  en 
place.  Il  avait  du  reste  la  main  assez  libre;  il  se 
boucha  le  nez  et  se  résigna. 

—  La  bouedeParis,  pensa-t-il  (car  il  croyait  être 
sûr  que,  décidément,  le  ruisseau  serait  son  gîte; 

Et  que  faire  en  un  gîte  à  moins  que  l'on  ne  songe  ?) 

la  bouc  de  Paris  est  particulièrement  puante;  elle 
doit  renfermer  beaucoup  de  sel  volatil  et  nitreux. 
C'est,  du  reste,  l'opinion  de  maître  Nicolas  Flamel 
et  des  hermétiques... 

Le  mot  d'hermétiques  amena  subitement  l'idée 
de  l'archidiacre  Claude  Frollo  dans  son  esprit.  II 
se  rappela  la  scène  violente  qu'il  venait  d'entre- 
voir, que  la  bohémienne  se  débattait  entre  deux 
hommes,  que  Quasimodo  avait  un  compagnon;  et 
la  figure  morose  et  hautaine  de  l'archidiacre  passa 
confusément  dans  son  souvenir.  —  Cela  serait 
étrange!  pensa-t-il.  Et  il  se  mita  échafauder,  avec 
cette  donnée  et  sur  cette  base,  le  fantasque  édifice 
des  hypothèses,  ce  château  de  cartes  des  philoso- 
phes. Puis  soudain,  revenant  encore  une  fois  à  la 
réalité  ;  —  Ah  çà  !  je  gèle  !  s'écria-t-il. 

La  place,  en  effet,  devenait  de  moins  en  moins 
tenable.  Chaque  molécule  de  l'eau  du  ruisseau  en- 
levait une  molécule  de  calorique  rayonnant  aux 
reins  de  Gringoire,  et  l'équilibre  entre  la  tempé- 
rature de  son  corps  et  la  température  du  ruisseau 
commençait  à  s'établir  d'une  rude  façon. 


—  1^24  — 

Un  ennui  d'une  toute  autre  nature  vint  tout  à 
coup  l'assaillir. 

Un  groupe  d'enfants,  de  ces  petits  sauvages  va- 
nu-pieds  qui  ont  de  tout  temps  battu  le  pavé  de 
Paris  sous  le  nom  éternel  de  gamins,  et  qui,  lors- 
que nous  étions  enfants  aussi,  nous  ont  jeté  des 
pierres  à  tous  le  soir  au  sortir  de  classe,  parce  que 
nos  pantalons  n'étaient  pas  déchirés,  un  essaim  de 
ces  jeunes  drôles  accourait  vers  le  carrefour  où 
gisait  Gringoire,  avec  des  rires  et  des  cris  qui  pa- 
raissaient se  soucier  fort  peu  du  sommeil  des  voi- 
sins. Ils  traînaient  après  eux  je  ne  sais  quel  sac 
informe  ;  et  le  bruit  seul  de  leurs  sabots  eût  réveillé 
un  mort.  Gringoire,  qui  ne  l'était  pas  encore  tout 
à  fait,  se  souleva  à  demi. 

—  Ohé  !  Hennequin  Dandèche;  ohé!  Jehan  Pin- 
cebourde!  criaient-ils  à  tue-tête;  le  vieux  fciustache 
Moubon,  le  marchand  ferondu  coin,  vient  de  mou- 
rir. Nous  avons  sa  paillasse,  nous  allons  en  faire  un 
feu  de  joie.  C'est  aujourd'hui  les  Flamands  ! 

Et  voilà  qu'ils  jetèrent  la  paillasse  précisément 
sur  Gringoire,  près  duquel  ils  étaient  arrivés  sans 
le  voir.  En  même  temps,  un  d'eux  prit  une  poi- 
gnée de  paille  qu'il  alla  allumer  à  la  mèche  de  la 
bonne  Vierge. 

—  Mort-Christ!  grommela  Gringoire,  est-ce  que 
je  vais  avoir  trop  chaud  maintenant? 

Le  moment  était  critique.  Il  allait  être  pris  en- 
tre le  feu  et  l'eau;  il  fit  un  effort  surnaturel,  un 
effort  de  faux-monnayeur  qu'on  va  bouillir  et  qui 
tâche  de  s'échapper.  Il  se  leva  debout,  rejeta  la 
paillasse  sur  les  gamins,  et  s'enfuit. 


—  12j  — 

—  Sainte  Vierge!  crièrent  les  enfants;  le  mar- 
chand feron  qui  revient! 

Et  ils  s'enfuirent  de  leur  côté. 

La  paillasse  resta  maîtresse  du  champ  de  bataille. 
Belleforêt,  le  P.  le  Juge  et  Corrozet  assurent  que  le 
lendemain  elle  fut  ramassée  avec  grande  pompe 
parle  clergé  du  quartier  et  portée  au  trésor  de  l'é- 
glise Sainte-Opportune,  où  le  sacristain  se  fit  jus- 
qu'en 1789  un  assez  beau  revenu  avec  le  grand 
miracle  de  la  statue  de  la  Vierge  du  coin  de  la  rue 
Mauconseil,  qui  avait,  par  sa  seule  présence,  dans 
la  mémorable  nuit  du  G  au  7  janvier  1482,  exor- 
cisé défunt  Jehan  Moubon,  lequel,  pour  faire  niche 
au  diable,  avait,  en  mourant,  malicieusement  ca- 
ché son  àme  dans  sa  paillasse. 


11 


VI 


fa  €rac\]t  casôcc. 


Après  avoir  couru  à  toutes  jambes  pendant  quel- 
que temps,  sans  savoir  où,  donnant  de  la  tête  à 
maint  coin  de  rue,  enjambant  maint  ruisseau,  tra- 
versant mainte  ruelle,  maint  cul-de-sac,  maint  car- 
refour, cherchant  fuite  et  passage  à  travers  tous 
les  méandres  du  vieux  pavé  des  Halles,  explorant 
dans  sa  peur  panique  ce  que  le  beau  latin  des 
chartes  appelle  iota  via,  cheminum  etviaria,  notre 
poëte  s'arrêta  tout  à  coup,  d'essoufflement  d'abord, 
puis  saisi  en  quelque  sorte  au  collet  par  un  di- 
lemme qui  venait  de  surgir  dans  son  esprit.  —  Il 
me  semble,  maître  Pierre  Gringoire,  se  dit-il  à 
lui-même  en  appuyant  son  doigt  sur  son  front,  que 
vous  courez  là  comme  un  écervelé.  Les  petits  drô- 
les n'ont  pas  eu  moins  peur  de  vous  que  vous  d'eux. 


■-  127  - 

il  me  semble,  vous  dis-jc,  que  vous  avez  entendu 
le  bruit  de  leurs  sabots  qui  s'enfuyait  au  midi, 
pendant  que  vous  vous  enfuyiez  au  septentrion. 
Or,  de  deux  choses  l'une  :  ou  ils  ont  pris  la  fuite; 
et  alors  la  paillasse,  qu'ils  ont  dû  oublier  dans  leur 
terreur,  est  précisément  ce  lit  hospitalier  après 
lequel  vous  courez  depuis  ce  matin,  et  que  ma- 
dame la  Vierge  vous  envoie  miraculeusement  pour 
vous  récompenser  d'avoir  fait  en  son  honneur  une 
moralité  accompagnée  de  triomphes  et  momeries; 
ou  les  enfants  n'ont  pas  pris  la  fuite,  et  dans  ce  cas 
ils  ont  mis  le  brandon  à  la  paillasse  ;  et  c'est  là  jus- 
tement l'excellent  feu  dont  vous  avez  besoin  pour 
vous  réjouir,  sécher  et  réchauffer.  Dans  les  deux 
cas,  bon  feu  ou  bon  lit,  la  paillasse  est  un  présent 
du  ciel.  La  benoite  vierge  Marie  qui  est  au  coin 
de  la  rue  Mauconseil,  n'a  peut-être  fait  mourir 
Jehan  Moubon  que  pour  cela  ;  et  c'est  folie  à  vous 
de  vous  enfuir  sur  traîne-boyau,  comme  un  Picard 
devant  un  Français,  laissant  derrière  vous  ce  que 
vous  cherchez  devant;  et  vous  êtes  un  sot! 

Alors  il  revint  sur  ses  pas,  et,  s'orientant  et  fu- 
retant, le  nez  au  vent  et  l'oreille  aux  aguets,  il  s'ef- 
força de  retrouver  la  bienheureuse  paillasse,  mais 
en  vain.  Ce  n'était  qu'intersections  de  maisons, 
culs-de-sacs,  pattes  d'oies,  au  milieu  desquelles  il 
hésitait  et  doutait  sans  cesse,  plus  empêché  et  plus 
englué  dans  cet  enchevêtrement  de  ruelles  noires 
qu'il  ne  l'eût  été  dans  le  dédains  même  de  l'hôtel 
des  Tournellcs;  enfin  il  perdit  patience,  et  s'écria 
solennellement  :  —  Maudits  soient  les  carrefours! 
c'est  le  diable  qui  les  a  faits  à  l'image  de  sa  fourche. 


-  128  - 

Celte  exclamation  le  soulagea  un  peu,  et  une 
espèce  de  reflet  rougeâtre  qu'il  aperçut  en  ce 
moment  au  bout  d'une  longue  et  étroite  ruelle 
acheva  de  relever  son  moral.  —  Dieu  soit  loué! 
dit-il,  c'est  là-bas!  Voilà  ma  paillasse  qui  brûle.  Et 
se  comparant  au  nocher  qui  sombre  dans  la  nuit  : 
Salve,  ajouta-t-il  pieusement,  salve,  maris  Stella  ! 

Adressait-il  ce  fragment  de  litanie  à  la  sainte 
Vierge  ou  à  la  paillasse?  c'est  ce  que  nous  igno- 
rons parfaitement. 

A  peine  avait-il  fait  quelques  pas  dans  la  longue 
ruelle,  laquelle  était  en  pente,  non  pavée,  et  de 
plus  en  plus  boueuse  et  inclinée,  qu'il  remarqua 
quelque  chose  d'assez  singulier.  Elle  n'était  pas 
déserte  :  çà  et  là,  dans  sa  longueur,  rampaient  je 
ne  sais  quelles  masses  vagues  et  informes,  se  diri- 
geant toutes  vers  la  lueur  qui  vacillait  au  bout  de 
la  rue,  comme  ces  lourds  insectes  qui  se  traînent 
la  nuit  de  brin  d'herbe  en  brin  d'herbe  vers  un 
feu  de  pâtre. 

Rien  ne  rend  aventureux  comme  de  ne  pas  sen- 
tir la  place  de  son  gousset.  Gringoire  continua  de 
s'avancer,  et  eut  bientôt  rejoint  celle  de  ces  larves 
qui  se  traînait  le  plus  paresseusement  à  la  suite 
des  autres.  En  s'en  rapprochant,  il  vit  que  ce  n'é- 
tait rien  autre  chose  qu'un  misérable  cul-de-jatte 
qui  sautelait  sur  ses  deux  mains,  comme  un  fau- 
cheux blessé  qui  n'a  plus  que  deux  pattes.  Aa 
moment  où  il  passa  près  de  cette  espèce  d'araignée 
à  face  humaine,  elle  éleva  vers  lui  une  voix  la- 
mentable :  --  La  buona  manda,  stgnor!  la  buona 
manda  ! 


—  129  — 

—  Que  le  diable  t'emporte,  dit  Gringoire,  et 
moi  avec  toi,  si  je  sais  ce  que  tu  veux  dire. 

Et  il  passa  outre. 

Il  rejoignit  une  autre  de  ces  masses  ambulantes, 
et  l'examina.  C'était  un  perclus,  à  la  fois  boiteux 
et  manchot,  et  si  manchot  et  si  boiteux,  que  le 
système  compliqué  de  béquilles  et  de  jambes  de 
bois  qui  le  soutenait  lui  donnait  l'air  d'un  écha- 
faudage de  maçons  en  marche.  Gringoire,  qui 
aimait  les  comparaisons  nobles  et  classiques,  le 
compara,  dans  sa  pensée,  au  trépied  vivant  de 
Vulcain. 

Ce  trépied  vivant  le  salua  au  passage,  mais  en 
arrêtant  son  chapeau  à  la  hauteur  du  menton  de 
Gringoire,  comme  un  plat  à  barbe,  et  en  lui  criant 
aux  oreilles  :  —  Senorcahallero,paracomprarun 
pedaso  de  pan  ! 

—  11  paraît,  dit  Gringoire,  que  celui-là  parle 
aussi  ;  mais  c'est  une  rude  langue,  et  il  est  plus 
heureux  que  moi  s'il  la  comprend. 

Puis,  se  frappant  le  front  par  une  subite  transi- 
tion d'idée  :  —  A  propos,  que  diable  voulaient-ils 
dire  ce  matin  avec  leur  Esmeralda! 

II  voulut  doubler  le  pas  ;  mais  pour  la  troisième 
fois  quelque  chose  lui  barra  le  chemin.  Ce  quel- 
que chose  ou  plutôt  ce  quelqu'un,  c'était  un  aveu- 
gle, un  petit  aveugle  à  face  juive  et  barbue,  qui. 
ramant  dans  l'espace  autour  de  lui  avec  un  bâton, 
et  remorqué  par  un  gros  chien,  lui  nasilla  avec  un 
accent  hongrois  :  Facitote  caritatem! 

—  A  la  bonne  heure!  dit  Pierre  Gringoire,  en 
voilà  un  enfin  qui  parle  un  langage  chrétien.  Il 

1  11. 


—  150  — 

faut  que  j'aie  la  mine  bien  aumônière  pour  qu'on 
me  demande  ainsi  la  charité  dans  l'état  de  mai* 
greur  où  est  ma  bourse.  Mon  ami  (et  il  se  tournait 
vers  l'aveugle),  j'ai  vendu  la  semaine  passée  ma 
dernière  chemise;  c'est-à-dire,  puisque  vous  ne 
comprenez  que  la  langue  de  Cicéro  :  Fendidi  heb- 
domade  super  transita  meam  ultimam  chemisam. 
Cela  dit,  il  tourna  le  dos  à  l'aveugle,  et  poursui- 
vit son  chemin.  Mais  l'aveugle  se  mit  à  allonger 
le  pas  en  même  temps  que  lui  ;  et  voilà  que  le  per- 
clus, voilà  que  le  cul-de-jatte  surviennent  de  leur 
côté  avec  grande  hâte  et  grand  bruit  d'écuelle  et 
de  béquilles  sur  le  pavé.  Puis,  tous  trois,  s'entre- 
culbutant  aux  trousses  du  pauvre  Gringoire,  se 
mirent  à  lui  chanter  leur  chanson  : 

—  Caritatem!  chantait  l'aveugle. 

—  La  biiona  manda!  chantait  le  cul-de-jatte. 
Et  le  boiteux  relevait  la  phrase  musicale  en  ré- 
pétant :  Un  pedaso  de  pan! 

Gringoire  se  boucha  les  oreilles.  —  0  tour  de 
Babel  !  s'écria-t-il. 

Il  se  mit  à  courir.  L'aveugle  courut.  Le  boiteux 
courut.  Le  cul-de-jatte  courut. 

Et  puis,  à  mesure  qu'il  s'enfonçait  dans  la  rue, 
culs-de-jatte,  aveugles,  boiteux  pullulaient  autour 
de  lui,  et  des  manchots,  et  des  borgnes,  et  des  lé- 
preux avec  leurs  plaies,  qui  sortant  des  maisons, 
qui  des  petites  rues  adjacentes,  qui  des  soupiraux 
des  caves,  hurlant,  beuglant,  glapissant,  tous  clo- 
pin-clopant, cahin-caha,  se  ruant  vers  la  lumière, 
et  vautrés  dans  la  fange  comme  des  limaces  après 
la  pluie. 


-  151   - 

Gringoirc,  toujours  suivi  par  ses  trois  persécu- 
teurs, et  ne  sachant  trop  ce  que  cela  allait  devenir, 
marchait  effaré  au  milieu  des  autres,  tournant  les 
boiteux,  enjambant  les  culs-de-jatte,  les  pieds  em- 
pêtrés dans  cette  fourmilière  d'éclopés,  comme  ce 
capitaine  anglais  qui  s'enlisa  dans  un  troupeau  de 
crabes. 

L'idée  lui  vint  d'essayer  de  retourner  sur  ses 
pas.  Mais  il  était  trop  tard.  Toute  cette  légion  s'é- 
tait refermée  derrière  lui,  et  ses  trois  mendiants  le 
tenaient.  Il  continua  donc  ,  poussé  à  la  fois  par 
ce  flot  irrésistible,  par  la  peur  et  par  un  vertige 
qui  lui  faisait  de  tout  cela  une  sorte  de  rêve  hor- 
rible. 

Enfin,  il  atteignit  l'extrémité  de  la  rue.  Elle  dé- 
bouchait sur  une  place  immense,  où  mille  lumières 
éparses  vacillaient  dans  le  brouillard  confus  de  la 
nuit.  Gringoire  s'y  jeta,  espérant  échapper  par  la 
vitesse  de  ses  jambes  aux  trois  spectres  infirmes 
qui  s'était  cramponnés  à  lui. 

—  Onde  vas,  hombre!  cria  le  perclus  jetant  là 
ses  béquilles,  et  courant  après  lui  avec  les  deux 
meilleures  jambes  qui  eussent  jamais  tracé  un  pas 
géométrique  sur  le  pavé  de  Paris. 

Cependant  le  cul-de-jatte,  debout  sur  ses  pieds, 
coiffait  Gringoire  de  sa  lourde  jatte  ferrée ,  et 
l'aveugle  le  regardait  en  face  avec  des  yeux  flam- 
boyants. 

—  Oùsuis-je?  dit  le  poète  terrifié. 

—  Dans  la  Cour  des  Miracles,  répondit  un  qua- 
trième spectre  qui  les  avait  accostés. 

—  Sur  mon  âme,  reprit  Gringoire,  je  vois  bien 


—  13^2  — 

les  aveugles  qui  regardent  et  les  boiteux  qui  cou- 
rent ;  mais  où  est  le  Sauveur? 

Ils  répondirent  par  un  éclat  de  rire  sinistre. 

Le  pauvre  poëte  jeta  les  yeux  autour  de  lui.  11 
était  en  effet  dans  cette  redoutable  Cour  des  Mira- 
cles, où  jamais  honnête  homme  n'avait  pénétré  à 
pareille  heure;  cercle  magique  où  les  officiers  du 
Chàtelet  et  les  sergents  de  la  prévôté  qui  s'y  aven- 
turaient disparaissaient  en  miettes;  cité  des  vo- 
leurs, hideuse  verrue  à  la  face  de  Paris;  égout  d'où 
s'échappait  chaque  matin,  et  où  revenait  croupir 
chaque  nuit,  ce  ruisseau  de  vices,  de  mendicité  et 
de  vagabondage ,  toujours  débordé  dans  les  rues 
des  capitales;  ruche  monstrueuse  où  rentraient  le 
soir  avec  leur  butin  tous  les  frelons  de  l'ordre  so- 
cial ;  hôpital  menteur  où  le  bohémien ,  le  moine 
défroqué,  l'écolier  perdu,  les  vauriens  de  toutes  les 
nations,  espagnols,  italiens,  allemands,  de  toutes 
les  religions,  juifs,  chrétiens,  mahométans,  idolâ- 
tres, couverts  de  plaies  fardées,  mendiants  le  jour, 
se  transfiguraient  la  nuit  en  brigands;  immense 
vestiaire,  en  un  mot,  où  s'habillaient  et  se  désha- 
billaient à  cette  époque  tous  les  acteurs  de  cette 
comédie  éternelle  que  le  vol,  la  prostitution  et  le 
meurtre  jouent  sur  le  pavé  de  Paris. 

C'était  une  vaste  place,  irrégulière  et  mal  pa- 
vée, comme  toutes  les  places  de  Paris  alors.  Des 
feux  autour  desquels  fourmillaient  des  groupes 
étranges  y  brillaient  çà et  là.  Tout  celaallait,  venait, 
criait.  On  entendait  des  rires  aigus,  des  vagisse- 
ments d'enfants,  des  voix  de  femmes.  Les  mains, 
les  têtes  de  cette  foule,  noires  sur  le  fond  lumineux. 


—  155  - 

y  découpaient  mille  gestes  bizarres.  Par  moments, 
sur  le  sol,  où  tremblait  la  clarté  des  feux,  mêlée 
à  de  grandes  ombres  indéfinies,  on  pouvait  voir 
passer  un  chien  qui  ressemblait  à  un  homme,  un 
homme  qui  ressemblait  à  un  chien.  Les  limites 
des  races  et  des  espèces  semblaient  s'effacer  dans 
cette  cité  comme  dans  unpandémonium.  Hommes, 
femmes,  bêtes,  âge,  sexe,  santé,  maladies,  tout  sem- 
blait être  en  commun  parmi  ce  peuple;  tout  allait 
ensemble,  mêlé,  confondu,  superposé;  chacun  y 
participait  de  tout. 

Le  rayonnement  chancelant  et  pauvre  des  feux 
permettait  à  Gringoire  de  distinguer,  à  travers  son 
trouble,  tout  à  l'entour  de  l'immense  place,  un 
hideux  encadrement  de  vieilles  maisons  dont  les 
façades  verm.oulues,  ratatinées,  rabougries,  per- 
cées chacune  d'une  ou  deux  lucarnes  éclairées,  lui 
semblaient  dans  l'ombre  d'énormes  têtes  de  vieilles 
femmes,  rangées  en  cercle,  monstrueuses  et  rechi- 
gnées,  qui  regardaient  le  sabbat  en  clignant  des 
yeux. 

C'était  comme  un  nouveau  monde,  inconnu, 
inouï,  difforme,  reptile,  fourmillant,  fantastique. 

Gringoire,  de  plus  en  plus  effaré,  pris  par  les 
trois  mendiants  comme  par  trois  tenailles,  assourdi 
d'une  foule  d'autres  visages  qui  moutonnaient  et 
aboyaient  autour  de  lui  ;  le  malencontreux  Grin- 
goire tâchait  de  rallier  sa  présence  d'esprit  pour  se 
rappeler  si  l'on  était  à  un  samedi.  Mais  ses  efforts 
étaient  vains  ;  le  fil  de  sa  mémoire  et  de  sa  pensée 
était  rompu  ;  et,  doutant  de  tout,  flottant  de  ce 
qu'il  voyait  à  ce  qu'il  sentait,  il  se  posait  cette  in- 


—  134  — 

soluble  question  :  —  Si  je  suis,  cela  est-il?  si  cela 
est,  suis-je? 

En  ce  moment,  un  cri  distinct  s'éleva  dans  la 
cohue  bourdonnante  qui  l'enveloppait  :  —  Me- 
nons-le au  roi  !  menons-le  au  roi! 

—  Sainte  Vierge!  murmura  Gringoire,  le  roi 
d'ici,  ce  doit  être  un  bouc. 

—  Au  roi  !  au  roi  !  répétèrent  toutes  les  voix. 
On  l'entraîna.  Ce  fut  à  qui  mettrait  la  griffe  sur 

lui.  Mais  les  trois  mendiants  ne  lâchaient  pas  prise, 
et  l'arrachaient  aux  autres  en  hurlant  :  Il  est  à  nous! 

Le  pourpoint  déjà  malade  du  poëte  rendit  le 
dernier  soupir  dans  cette  lutte. 

En  traversant  l'horrible  place ,  son  vertige  se 
dissipa.  Au  bout  de  quelques  pas,  le  sentiment  de 
la  réalité  lui  était  revenu.  Il  commençait  à  se  faire 
à  l'atmosphère  du  lieu.  Dans  le  premier  moment, 
de  sa  tète  de  poëte,  ou  peut-être,  tout  simplement 
et  tout  prosaïquement,  de  son  estomac  vide,  il  s'é- 
tait élevé  une  fumée,  une  vapeur  pour  ainsi  dire, 
qui,  se  répandant  entre  les  objets  et  lui,  ne  les  lui 
avait  laissé  entrevoir  que  dans  la  brume  incohé- 
rente du  cauchemar,  dans  ces  ténèbres  des  rêves 
qui  font  trembler  tous  les  contours,  grimacer  tou- 
tes les  formes,  s'agglomérer  les  objets  en  groupes 
démesurés,  dilatant  les  choses  en  chimères  et  les 
hommes  en  fantômes.  Peu  à  peu  à  cette  hallucina- 
tion succéda  un  regard  moins  égaré  et  moins  gros- 
sissant. Le  réel  se  faisait  jour  autour  de  lui,  lui 
heurtait  les  yeux,  lui  heurtait  les  pieds,  et  démo- 
lissait pièce  à  pièce  toute  l'effroyable  poésie  dont 
il  s'était  cru  d'abord  entouré.  Il  fallut  bien  s'aper- 


—  15^  — 

cevoir  qu'il  ne  marchait  pas  dans  le  Styx,  mais 
dans  la  boue;  qu'il  n'était  pas  coudoyé  par  des  dé- 
mons, mais  par  des  voleurs;  qu'il  n'y  allait  pas  de 
son  âme,  mais  tout  bonnement  de  sa  vie  (puisqu'il 
lui  manquait  ce  précieux  conciliateur  qui  se  place 
si  cffîcacement  entre  le  bandit  et  l'honnête  homme  : 
la  bourse).  Enfin,  en  examinant  l'orgie  de  plus 
près  et  avec  plus  de  sang-froid,  il  tomba  du  sabbat 
au  cabaret. 

La  Cour  des  Miracles  n'était  en  effet  qu'un  ca- 
baret, mais  un  cabaret  de  brigands,  tout  aussi 
rouge  de  sang  que  de  vin. 

Le  spectacle  qui  s'offrit  à  ses  yeux,  quand  son 
escorte  en  guenilles  le  déposa  enfin  au  terme  de 
sa  course,  n'était  pas  propre  à  le  ramener  à  la  poé- 
sie, fût-ce  même  à  la  poésie  de  l'enfer.  C'était  plus 
que  jamais  la  prosaïque  et  brutale  réalité  de  la  ta- 
verne. Si  nous  n'étions  pas  au  quinzième  siècle, 
nous  dirions  que  Gringoire  était  descendu  de  Mi- 
chel-Ange à  Gallot. 

Autour  d'un  grand  feu  qui  brûlait  sur  une  large 
dalle  ronde,  et  qui  pénétrait  de  ses  flammes  les 
tiges  rougies  d'un  trépied  vide  pour  le  moment, 
quelques  tables  vermoulues  étaient  dressées  çà  et 
là,  au  hasard,  sans  que  le  moindre  laquais  géomè- 
tre eût  daigné  ajuster  leur  parallélisme  ou  veiller 
à  ce  qu'au  moins  elles  ne  se  coupassent  pas  à  des 
angles  trop  inusités.  Sur  ces  tables  reluisaient 
quelques  pots  ruisselants  de  vin  et  de  cervoise,  et 
autour  de  ces  pots  se  groupaient  force  visages  ba- 
chiques, empourprés  de  feu  et  de  vin.  C'était  un 
homm.e  à  gros  ventre  et  à  joviale  figure  qui  em- 


—  136  — 

brassait  bruyamment  une  fille  de  joie,  épaisse  et 
charnue.  C/était  une  espèce  de  faux  soldat,  un  nar- 
quois, comme  on  disait  en  argot,  qui  défaisait  en 
sifîlant  les  bandages  de  sa  fausse  blessure,  et  qui 
dégourdissait  son  genou  sain  et  vigoureux,  em- 
maillolté  depuis  le  matin  dans  mille  ligatures.  Au 
rebours,  c'était  un  malingreux  qui  préparait  avec 
de  réclaire  et  du  sang  de  hœu(  sa  Jambe  de  Dieu  du 
lendemain.  Deux  tables  plus  loin,  un  coquillart, 
avec  son  costume  complet  de  pèlerin,  épelait  la 
complainte  de  Sainte-Reine,  sans  oublier  la  psalmo- 
dieet  le  nasillement.Ailleurs  un  jeune  hubin  prenait 
leçon  d'épilepsie  d'un  vieux  sabouleux  qui  lui  en- 
seignait l'art  d'écumer,  en  mâchant  un  morceau  de 
savon.  A  côté,  un  hydropique  se  dégonflait,  et  faisait 
boucher  le  nez  à  quatre  ou  cinq  larronnesses,  qui 
se  disputaient  à  la  m.ême  table  un  enfant  volé  dans 
la  soirée.  Toutes  circonstances  qui,  deux  siècles 
plus  tard,  semblèrent  si  ridicules  à  la  cour,  comme 
dit  Sauvai,  qu'elles  servirent  de  passe-temps  au  roi 
et  d'entrée  au  ballet  royal  de  La  Nuit,  divisé  e« 
c/uafre  parties  et  dansé  sur  le  théâtre  du  Petit- 
Bourbon,  u  Jamais,  ajoute  un  témoin  oculaire  de 
!'  16o3,  les  subites  métamorphoses  de  la  Cour  des 
»  Miracles  n'ont  été  plus  heureusement  représen- 
1»  tées.  Benserade  nous  y  prépara  par  des  vers  assez 
»  galants.  -• 

Le  gros  rire  éclatait  partout,  et  la  chanson  ob- 
scène. Chacun  tirait  à  soi ,  glosant  et  jurant  sans 
écouter  le  voisin.  Les  pots  trinquaient,  et  les  que- 
relles naissaient  au  choc  des  pots,  et  les  pots  ébré- 
chés  faisaient  déchirer  les  haillons. 


—  137  — 

Un  gros  chien,  assis  sur  sa  queue ,  regardait  le 
feu.  Quelques  enfants  étaient  mêlés  à  cette  orgie. 
L'enfant  volé,  qui  pleurait  et  criait.  Un  autre,  gros 
garçon  de  quatre  ans,  assis  les  jambes  pendantes 
sur  un  banc  trop  élevé,  ayant  de  la  table  jusqu'au 
menton,  et  ne  disant  mot.  Un  troisième  étalant 
gravement  avec  son  doigt  sur  la  table  le  suif  en  fu- 
sion qui  coulait  d'une  chandelle.  Un  dernier,  petit, 
accroupi  dans  la  boue,  presque  perdu  dans  un  chau- 
dron qu'il  raclait  avec  une  tuile,  et  dont  il  tirait  un 
son  à  faire  évanouir  Stradivarius. 

Un  tonneau  était  près  du  feu ,  et  un  mendiant 
sur  le  tonneau.  C'était  le  roi  sur  son  trône. 

Les  trois  qui  avaient  Gringoi  re  l'amenèrentdevant 
ce  tonneau,  et  toute  la  bacchanale  fit  un  moment 
silence,  excepté  le  chaudron  habité  par  l'enfant. 

Gringoire  n'osait  souffler  ni  lever  les  yeux. 

—  Hombre,  qiiita  tu  sordhrero  ?  dit  l'un  des  trois 
drôles  à  qui  il  était;  et  avant  qu'il  eût  compris  ce 
que  cela  voulait  dire ,  l'autre  lui  avait  pris  son 
chapeau.  Misérable  bicoquet,  il  est  vrai,  mais  bon 
encore  un  jour  de  soleil  ou  un  jour  de  pluie.  Grin- 
goire soupira. 

Cependant  le  roi ,  du  haut  de  sa  futaille,  lui 
adressa  la  parole. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  maraud? 

Gringoire  tressaillit.  Cette  voix,  quoique  accen- 
tuée parla  menace,  lui  rappela  une  autre  voix  qui 
le  matin  même  avait  porté  le  premier  coup  à  son 
mystère,  en  nasillant  au  milieu  de  l'auditoire: 

La  charité,  s'il  vous  plaît  !  ÎI  leva  la  tête.  C'était 
en  effet  Clopin  Trouillefou. 

I  12 


/ 


-  138  - 

Clopin  Trouillefou,  revêtude  ses  insignes  royaux, 
n'avait  pas  un  haillon  de  plus  ni  de  moins.  Sa  plaie 
au  bras  avait  déjà  disparu.  Il  portait  à  la  main  un 
de  ces  fouets  à  lanières  de  cuir  blanc  dont  se  ser- 
vaientalors  lessergents  à  verge  pour  serrer  la  foule, 
et  que  l'on  appelait  boullayes.  Il  avait  sur  la  tête 
une  espèce  de  coifTure  cerclée  et  fermée  par  le 
haut;  mais  il  était  difficile  de  distinguer  si  c'était 
un  bourrelet  d'enfant  ou  une  couronne  de  roi,  tant 
les  deux  choses  se  ressemblent. 

Cependant  Gringoire,  sans  savoir  pourquoi,  avait 
repris  quelque  espoir  en  reconnaissant  dans  le  roi 
de  la  Cour  des  Miracles  son  maudit  mendiant  de 
la  grand'  salle. 

—  Maître,  balbutia-t-il Monseigneur 

Sire — Comment  dois-je  vous  appeler?  dit-il 

enfin,  arrivé  au  point  culminant  de  son  crescendo , 
et  ne  sachan  t  plus  comment  monter  ni  redescendre. 

—  Monseigneur,  sa  majesté ,  ou  camarade ,  ap- 
pelle-moi comme  tu  voudras.  Mais  dépêche.  Qu'as- 
tu  à  dire  pour  ta  défense? 

Pour  ta  défense  !  i>ensà  Gringoire,  ceci  me  dé- 
plaît. Il  reprit  en  bégayant:  —  Je  suis  celui  qui  ce 
matin.... 

—  Par  les  ongles  du  diable  !  interrompit  Clo- 
pin, ton  nom,  maraud,  et  rien  de  plus.  Ecoute. 
Tu  es  devant  trois  puissants  souverains  :  moi,  Clo- 
pin Trouillefou,  roi  de  Thunes,  successeur  du 
Grand-Coësre,  suzerain  suprême  du  royaume  de 
l'argot;  Mathias  Hungadi  Spicali ,  duc  d'Egypte  et 
de  Bohême ,  ce  vieux  jaune  que  tu  vois  là  avec  un 
torchon  autour  de  la  tête;  Guillaume -Rousseau, 


—  139  — 

empereur  de  Galilée,  ce  gros  qui  ne  nous  écoute 
pas  el  qui  caresse  une  ribaude.  Nous  sommes  tes 
juges.  Tu  es  entré  dans  le  royaume  d'argot  sans 
être  argotier,  tu  as  violé  les  privilèges  de  notre 
ville.  Tu  dois  être  puni ,  à  moins  que  tu  ne  sois 
capon ,  franc-mitou  ou  rifodé,  c'est-à-dire,  dans 
l'argot  des  honnêtes  gens,  voleur,  mendiant  ou  va- 
gabond. Es-tu  quelque  chose  comme  cela  ?  Justi- 
fie-toi ;  décline  tes  qualités. 

—  Hélas!  dit  Gringoire,  jen'aipascet  honneur. 
Je  suis  l'auteur.... 

—  Cela  suffit,  reprit  Trouillefou  sans  le  laisser 
achever.  Tu  vas  être  pendu.  Chose  toute  simple , 
messieurs  les  honnêtes  bourgeois  !  comme  vous 
traitez  les  nôtres  chez  vous,  nous  traitons  les  vô- 
tres chez  nous.  La  loi  que  vous  faites  aux  truands, 
les  truands  vous  la  font.  C'est  votre  faute  si  elle 
est  méchante.  Il  faut  bien  qu'on  voie  de  temps  en 
temps  une  grimace  d'honnêtehomme  au-dessus  du 
collier  de  chanvre;  cela  rend  la  chose  honorable. 
Allons,  l'ami,  partage  gaiement  tes  guenilles  à  ces 
damoiselles.  Je  vais  te  faire  pendre  pour  amuser  les 
truands,  et  tu  leur  donneras  ta  bourse  pour  boire. 
Si  tu  as  quelque  momerie  à  faire,  il  y  a  là-bas  dans 
l'égrugeoir  un  très -bon  Dieu-le-Père,  en  pierre, 
que  nous  avons  volé  à  Saint-Pierre-aux-Bœufs.  Tu 
as  quatre  minutes  pour  lui  jeter  ton  âme  à  la  tête. 

La  harangue  était  formidable. 

—  Bien  dit,  sur  mqn  âme  !  Clopin  Trouillefou 
prêche  comme  un  saint-père  le  pape,  s'écria  l'em- 
pereur de  Galilée  en  cassant  son  pot  pour  étayer 
sa  table. 


—  140  ~ 

—  Messcigneurs  les  empereursetrois,  dit  Grin- 
goireavec  sang-froid  (car  je  ne  sais  comment  la 
fermeté  lui  était  revenue,  et  il  parlait  résolument), 
vous  n'y  pensez  pas  ;  je  m'appelle  Pierre  Gringoire, 
je  suis  le  poëte  dont  on  a  représenté  ce  matin  une 
moralité,  dans  la  grand' salle  du  Palais. 

—  Ah  !  c'est  toi,  maître  !  dit  Glopin.  J'y  étais  , 
par  la  tète-Dieu  !  Eh  bien  !  camarade,  est-ce  une 
raison,  parce  que  tu  nous  as  ennuyés  ce  malin,  pour 
ne  pas  être  pendu  ce  soir? 

J'aurai  de  la  peine  à  m'en  tirer,  pensa  Gringoire. 
Il  tenta  pourtant  encore  un  effort. 

—  Je  ne  vois  pas  pourquoi,  dit-il,  les  poëtes 
ne  sont  pas  rangés  parmi  les  truands.  Vagabond, 
iEsopus  le  fut;  mendiant,  Homerusle  fut;  voleur, 
Mercurius  l'était 

Glopin  l'interrompit  :  —  Je  crois  que  tu  veux 
nous  matagraboiiser  avec  ton  grimoire.  Pardieu, 
laisse-toi  pendre,  et  pas  tant  de  façons  ! 

—  Pardon  ,  monseigneur  le  roi  de  Thunes ,  ré- 
pliqua Gringoire,  disputant  le  terrain  pied  à  pied. 
Cela  en  vaut  la  peine....  —  Un  moment! ....  — 
Écoutez-moi....  —  Vous  ne  me  condamnerez  pas 
sans  m'entendrc.... 

Sa  malheureuse  voix ,  en  effet,  était  couverte 
par  le  vacarme  qui  se  faisait  autour  de  lui.  Le  pe- 
tit garçon  raclait  son  chaudron  avec  plus  de  verve 
que  jamais;  et  pour  comble,  une  vieille  femme 
venait  de  poser  sur  le  trépied  ardent  une  poêle 
pleine  de  graisse,  qui  glapissait  au  feu  avec  un  bruit 
pareil  aux  cris  d'une  troupe  d'enfants  qui  poursuit 
un  masque. 


—  141   — 

Cependant  Clopin  Trouillefou  parut  conférer 
un  moment  avec  le  duc  d'Egypte  et  l'empereur 
de  Galilée,  lequel  était  complètement  ivre.  Puis 
il  cria  aigrement  :  Silence  donc!  et  comme  le 
chaudron  et  la  poêle  à  frire  ne  l'écoutaient  pas  et 
continuaient  leur  duo,  il  sauta  à  bas  de  son  ton- 
neau, donna  un  coup  de  pied  dans  le  chaudron, 
qui  roula  à  dix  pas  avec  l'enfant,  un  coup  de  pied 
dans  la  poêle,  dont  toute  la  graisse  se  renversa 
dans  le  feu,  et  il  remonta  gravement  sur  son  trône, 
sans  se  soucier  des  pleurs  étouffés  de  l'enfant,  ni 
des  grognements  de  la  vieille,  dont  le  souper  s'en 
allait  en  belle  flamme  blanche. 

Trouillefou  fit  un  signe,  et  le  duc,  et  l'empereur, 
et  les  archisuppôts  et  les  cagoux  vinrent  se  ranger 
autour  de  lui  en  un  fer-à-cheval,  dont  Gringoire, 
toujours  rudement  appréhendé  au  corps,  occupait 
le  centre.  C'était  un  demi -cercle  de  haillons,  de 
guenilles,  de  clinquant,  de  fourches,  de  haches, 
de  jambes  avinées,  de  gros  bras  nus,  de  figures 
sordides,  éteintes  et  hébétées.  Au  milieu  de  cette 
table  ronde  de  la  gueuserie,  Clopin  Trouillefou, 
comme  le  doge  de  ce  sénat,  comme  le  roi  de  cette 
pairie,  comme  le  pape  de  ce  conclave,  dominait, 
d'abord  de  toute  la  hauteur  de  son  tonneau,  puis 
de  je  ne  sais  quel  air  hautain,  farouche  et  formi- 
dable qui  faisait  pétiller  sa  prunelle,  et  corrigeait 
dans  son  sauvage  profil  le  type  bestial  de  la  race 
truande.  On  eût  dit  une  hure  parmi  des  groins. 

—  Écoute,  dit-il  à  Gringoire  en  caressant  son 
menton  difforme  avec  sa  main  calleuse;  je  ne  vois 
pas  pourquoi  tu  ne  serais  pas  pendu.  Il  est  vrai 
1  12. 


—  142  — 

que  cela  a  l'air  de  te  répugner;  et  c'est  tout  sim- 
ple, vous  autres  bourgeois,  vous  n'y  êtes  pas  habi- 
tués. Vous  vous  faites  de  la  chose  une  grosse  idée. 
Après  tout,  nous  ne  te  voulons  pas  de  mal.  Voici 
un  moyen  de  te  tirer  d'affaire  pour  le  moment. 
Veux-tu  être  des  nôtres? 

On  peut  juger  de  l'effet  que  fit  cette  proposition 
sur  Gringoire,  qui  voyait  la  vie  lui  échapper,  et 
commençait  à  lâcher  prise.  Il  s'y  rattacha  énergi- 
quement. 

—  Je  le  veux,  certes,  bellement,  dit-il. 

—  Tu  consens,  reprit  Clopin,  à  t'enrôler  parmi 
les  gens  de  la  petite  flambe? 

—  De  la  petite  flambe,  précisément,  répondit 
Gringoire. 

—  Tu  te  reconnais  membre  de  la  franche  bour- 
geoisie? reprit  le  roi  de  Thunes. 

—  De  la  franche  bourgeoisie. 

—  Sujet  du  royaume  d'argot? 

—  Du  royaume  d'argot. 

—  Truand  ? 

—  Truand. 

—  Dans  l'âme? 

—  Dans  l'âme. 

—  Je  te  fais  remarquer,  reprit  le  roi,  que  tu 
n'en  seras  pas  moins  pendu  pour  cela. 

—  Diable!  dit  le  poëte. 

—  Seulement,  continua  Clopin  imperturbable, 
tu  seras  pendu  plus  tard,  avec  plus  de  cérémo- 
nie, aux  frais  de  la  bonne  ville  de  Paris,  à  un  beau 
gibet  de  pierre,  et  par  les  honnêtes  gens.  C'est  une 
consolation. 


-  113  - 

—  Comme  vous  dites,  répondit  Gringoire. 

—  Il  y  a  d'autres  avantages.  En  qualité  de  franc- 
bourgeois,  tu  n'auras  à  payer  ni  boues,  ni  pau- 
vres, ni  lanternes,  à  quoi  sont  sujets  les  bourgeois 
de  Paris. 

—  Ainsi  soit-il,  dit  le  poëte.  Je  consens.  Je  suis 
truand,  argotier,  franc-bourgeois,  petite  flambe, 
tout  ce  que  vous  voudrez;  et  j'étais  tout  cela  d'a- 
vance, monsieur  le  roi  de  Thunes,  car  je  suis  phi- 
losophe; et  omnia  m  philosophia,  omnes  in  philo- 
sopho  continenttir,  comme  vous  savez. 

Le  roi  de  Thunes  fronça  le  sourcil. 

—  Pour  qui  me  prends-tu,  l'ami?  Quel  argot  de 
juif  de  Hongrie  nous  chantes-tu  là?  Je  ne  sais  pas 
l'hébreu.  Pour  être  bandit  on  n'est  pas  juif.  Je  ne 
vole  même  plus,  je  suis  au-dessus  de  cela,  je  tue. 
Coupe-gorge,  oui;  coupe-bourse,  non. 

Gringoire  tâcha  de  glisser  quelque  excuse  à  tra- 
vers ces  brèves  paroles  que  la  colère  saccadait  de 
plus  en  plus.  —  Je  vous  demande  pardon,  mon- 
seigneur. Ce  n'est  pas  de  l'hébreu,  c'est  du  latin. 

—  Je  te  dis,  reprit  Clopin  avec  emportement, 
que  je  ne  suis  pas  juif,  et  que  je  te  ferai  pendre, 
ventre  de  synagogue  !  ainsi  que  ce  petit  marcan- 
dier  de  Judée  qui  est  auprès  de  toi,  et  que  j'espère 
bien  voir  clouer  un  jour  sur  un  comptoir,  comme 
une  pièce  de  fausse  monnaie  qu'il  est. 

En  parlant  ainsi,  il  désignait  du  doigt  le  petit 
juif  hongrois  barbu,  qui  avait  accosté  Gringoire  de 
son  facitote  caritatem,  et  qui,  ne  comprenant  pas 
d'autre  langue,  regardait  avec  surprise  la  mau- 
vaise humeur  du  roi  de  Thunes  déborder  sur  lui. 


-  144  — 

Enfin  monseigneur  Clopin  se  calma.  —  Maraud! 
(lit-il  à  notre  poëte,  tu  veux  donc  être  truand? 

—  Sans  doute,  répondit  le  poëte. 

—  Ce  n'est  pas  le  tout  de  vouloir,  dit  le  bourru 
Clopin;  la  bonne  volonté  ne  met  pas  un  oignon  de 
plus  dans  la  soupe,  et  n'est  bonne  que  pour  aller 
en  paradis;  or  paradis  et  argot  sont  deux.  Pour 
être  reçu  dans  l'argot,  il  faut  que  lu  prouves  que 
tu  es  bon  à  quelque  chose,  et  pour  cela  que  tu 
fouilles  le  mannequin. 

—  Je  fouillerai,  dit  Gringoire,  tout  ce  qu'il  vous 
plaira. 

Clopin  fit  un  signe.  Quelques  argotiers  se  déta- 
chèrent du  cercle  et  revinrent  un  moment  après. 
Ils  apportaient  deux  poteaux  terminés  à  leur  ex- 
trémité inférieure  par  deux  spatules  en  charpente, 
qui  leur  faisaient  prendre  aisément  pied  sur  le  sol; 
à  l'extrémité  supérieure  des  deux  poteaux  ils  adap- 
tèrent une  solive  transversale,  et  le  tout  constitua 
une  fort  jolie  potence  portative  que  Gringoire  eut 
la  satisfaction  de  voir  se  dresser  devant  lui  en  un 
clin  d'œil.  Rien  n'y  manquait,  pas  même  la  corde 
qui  se  balançait  gracieusement  au-dessous  de  la 
traverse. 

—  Où  veulent-ils  en  venir?  se  demanda  Grin- 
goire avec  quelque  inquiétude.  Un  bruit  de  son- 
nettes qu'il  entendit  au  même  moment  mit  fin  à 
son  anxiété;  c'était  un  mannequin  que  les  truands 
suspendaient  par  le  cou  à  la  corde,  espèce  d'épou- 
vantail  aux  oiseaux,  vêtu  de  rouge,  et  tellement 
chargé  de  grelots  et  de  clochettes  qu'on  eut  pu  en 
harnacher  trente  mules  castillanes.  Ces  mille  son- 


—  14b  — 

nettes  frissonnèrent  quelque  temps  aux  oscillations 
de  la  corde,  puis  s'éteignirent  peu  à  peu,  et  se  tu- 
rent enfin,  quand  le  mannequin  eut  été  ramené  à 
l'immobilité  par  cette  loi  du  pendule  qui  a  détrôné 
la  clepsydre  et  le  sablier. 

Alors  Clopin,  indiquant  à  Gringoire  un  vieil  es- 
cabeau chancelant,  placé  au-dessous  du  manne- 
quin :  —  Monte  là-dessus. 

—  Mort-diable  !  objecta  Gringoire,  je  vais  me 
rompre  le  cou.  Votre  escabelle  boite  comme  un 
distique  de  Martial;  elle  a  un  pied  hexamètre  et  un 
pied  pentamètre. 

—  Monte,  reprit  Clopin. 

Gringoire  monta  sur  Tescaheau,  et  parvint,  non 
sans  quelques  oscillations  de  la  tète  et  des  bras,  à 
y  retrouver  son  centre  de  gravité. 

—  Maintenant,  poursuivit  le  roi  de  Thunes, 
retourne  ton  pied  droit  autour  de  ta  jambe  gauche 
et  dresse-toi  sur  la  pointe  du  pied  gauche. 

—  Monseigneur,  dit  Gringoire,  vous  tenez  donc 
absolument  à  ce  que  je  me  casse  quelque  mem- 
bre? 

Clopin  hocha  la  tête. 

—  Ecoute,  l'ami,  tu  parles  trop.  Voilà  en  deux 
mots  de  quoi  il  s'agit  :  tu  vas  te  dresser  sur  la 
pointe  du  pied,  comme  je  te  le  dis;  de  cette  façon 
tu  pourras  atteindre  jusqu'à  la  poche  du  manne- 
quin; tu  y  fouilleras;  tu  en  tireras  une  bourse  qui 
s'y  trouve;  et  si  tu  fais  tout  cela  sans  qu'on  entende 
le  bruit  d'une  sonnette,  c'est  bien;  tu  seras  truand. 
Nous  n'aurons  plus  qu'à  te  rouer  de  coups  pen- 
dant huit  jours. 


—  146  - 

—  Ventre-Dieu!  je  n'aurai  garde,  dit  Gringoire. 
Et  si  je  fais  chanter  les  sonnettes  ? 

—  Alors  tu  seras  pendu.  Comprends-tu? 

—  Je  ne  comprends  pas  du  tout,  répondit  Grin- 
goire. 

—  Écoute  encore  une  fois.  Tu  vas  fouiller  le 
mannequin  et  lui  prendre  sa  bourse;  si  une  seule 
sonnette  bouge  dans  l'opération,  tu  seras  pendu. 
Comprends-tu  cela? 

—  Bien,  dit  Gringoire;  je  comprends  cela.  Après? 

—  Si  tu  parviens  à  enlever  la  bourse  sans  qu'on 
entende  les  grelots,  tu  es  truand,  et  tu  seras  roué 
de  coups  pendant  huit  jours  consécutifs.  Tu  com- 
prends sans  doute,  maintenant? 

—  Non,  monseigneur;  je  ne  comprends  plus.  Où 
est  mon  avantage?  pendu  dans  un  cas,  battu  dans 
l'autre. 

—  Et  truand,  reprit  Clopin,  et  truand,  n'est-ce 
rien  ?  C'est  dans  ton  intérêt  que  nous  te  battrons, 
afin  de  t'endurcir  aux  coups. 

—  Grand  merci,  répondit  le  poëte. 

—  Allons,  dépêchons,  dit  le  roi  en  frappant  du 
pied  sur  son  tonneau,  qui  résonna  comme  une 
grosse  caisse.  Fouille  le  mannequin,  et  que  cela 
finisse.  Je  t'avertis  une  dernière  fois  que,  si  j'en- 
tends un  seul  grelot,  tu  prendras  la  place  du  man- 
nequin. 

La  bande  des  argotiers  applaudit  aux  paroles  de 
Clopin,  et  se  rangea  circulairement  autour  de  la 
potence,  avec  un  rire  tellement  impitoyable  que 
Gringoire  vit  qu'il  les  amusait  trop  pour  n'avoir 
pas  tout  à  craindre  d'eux.  Il  ne  lui  restait  donc 


-  147  - 

plus  d'espoir,  si  ce  n'est  la  frêle  chance  de  réussir 
dans  la  redoutable  opération  qui  lui  était  imposée; 
il  se  décida  à  la  risquer,  mais  ce  ne  fut  pas  sans 
avoir  adressé  d'abord  une  fervente  prière  au  man- 
nequin qu'il  allait  dévaliser,  et  qui  eût  été  plus  fa- 
cile à  attendrir  que  les  truands.  Cette  myriade  de 
sonnettes  avec  leurs  petites  langues  de  cuivre  lui 
semblaient  autant  de  gueules  d'aspics  ouvertes, 
prêtes  à  mordre  et  à  siffler. 

—  Oh  !  disait-il  tout  bas,  est-il  possible  que  ma 
vie  dépende  de  la  moindre  des  vibrations  du  moin- 
dre de  ces  grelots  ?  Oh  !  ajoutait-il  les  mains  jointes, 
sonnettes,  ne  sonnez  pas  !  clochettes,  ne  clochez 
pas  !  grelots,  ne  grelottez  pas  ! 

Il  tenta  encore  un  effort  sur  Trouillefou. 

—  Et  s'il  survient  un  coup  de  vent!  lui  demanda 
t-il. 

—  Tu  seras  pendu,  répondit  l'autre  sans  hésiter. 

Voyant  qu'il  n'y  avait  ni  répit,  ni  sursis,  ni  faux- 
fuyant  possible,  il  prit  bravement  son  parti;  il 
tourna  son  pied  droit  autour  de  sa  jambe  gauche, 
se  dressa  sur  son  pied  gauche,  et  étendit  le  bras...; 
mais  au  moment  où  il  touchait  le  mannequin,  son 
corps,  qui  n'avait  plus  qu'un  pied,  chancela  sur 
l'escabeau,  qui  n'en  avait  que  trois;  il  voulut  ma- 
chinalement s'appuyer  au  mannequin,  perdit  l'é- 
quilibre, et  tomba  lourdement  sur  la  terre,  tout 
assourdi  par  la  fatale  vibration  des  mille  sonnettes 
du  mannequin,  qui,  cédant  à  l'impulsion  de  sa 
main,  décrivit  d'abord  une  rotation  sur  lui-même, 
puis  se  balança  majestueusement  entre  les  deux 
poteaux. 


-  148  - 

—  Malédiction!  s'écria- t-il  en  tombant,  et  il 
resta  comme  mort,  la  face  contre  terre. 

Cependant  il  entendait  le  redoutable  carillon  au- 
dessus  de  sa  tête,  et  le  rire  diabolique  des  truands, 
et  la  voix  de  Trouillefou  qui  disait  :  —  Relevez- 
moi  le  drôle,  et  pendez-le-moi  rudement. 

Il  se  leva.  On  avait  déjà  décroché  le  mannequin 
pour  lui  faire  place. 

Les  argotiers  le  ûrent  monter  sur  l'escabeau. 
Clopin  vint  à  lui,  lui  passa  la  corde  au  cou,  et,  lui 
frappant  sur  l'épaule  :  —  Adieu!  l'ami.  Tu  ne  peux 
plus  échapper  maintenant,  quand  même  tu  digére- 
rais avec  les  boyaux  du  pape. 

Le  mot  grâce  expira  sur  les  lèvres  de  Gringoire. 
Il  promena  ses  regards  autour  de  lui  ;  mais  aucun 
espoir  :  tous  riaient. 

—  Bellevigne-de-l'Étoile,  dit  le  roi  de  Thunes  à 
un  énorme  truand  qui  sortit  des  rangs,  grimpe  sur 
la  traverse. 

Bellevigne-de-l'Etoile  monta  lestement  sur  la 
solive  transversale,  et,  au  bout  d'un  instant,  Grin- 
goire, en  levant  les  yeux,  le  vit  avec  terreur  ac- 
croupi sur  la  traverse  au-dessus  de  sa  tête. 

—  Maintenant,  reprit  Clopin  Trouillefou,  dès 
que  je  frapperai  des  mains,  Andry-le-Rouge,  tu 
jetteras  l'escabelle  à  terre  d'un  coup  de  genou; 
François  Chante-Prune,  tu  te  pendras  aux  pieds  du 
maraud;  et  toi,  Bellevigne,  tu  te  jetteras  sur  ses 
épaules  ;  et  tous  trois  à  la  fois,  entendez-vous? 

Gringoire  frissonna. 

—  Y  êtes-vous?  dit  Clopin  Trouillefou  aux  trois 
argotiers  prêts  à  se  précipiter  sur  Gringoire.  Le 


~   119  - 

pauvre  patient  eut  un  moment  d'attente  horrible, 
pendant  que  Clopin  repoussait  tranquillement  du 
bout  du  pied  dans  le  feu  quelques  brins  de  sarment 
que  la  flamme  n'avait  pas  gagnés.  —  Y  ctes-vous? 
répéta-t-il,  et  il  ouvrit  ses  mains  pour  frapper. 
Une  seconde  de  plus,  c'en  était  fait. 

Mais  il  s'arrêta,  comme  averti  par  une  idée  su- 
bite.—  Un  instant,  dit-il;  j'oubliais! Il  est 

d'usage  que  nous  ne  pendions  pas  un  homme  sans 
demander  s'il  y  a  une  femme  qui  en  veut.  —  Ca- 
marade! c'est  ta  dernière  ressource.  Il  faut  que  tu 
épouses  une  truande  ou  la  corde. 

Cette  loi  bohémienne,  si  bizarre  qu'elle  puisse 
sembler  au  lecteur,  est  aujourd'hui  encore  écrite 
tout  au  lon^  dans  la  vieille  législation  anglaise. 
Voyez  Burington's  Observations» 

Gringoire  respira.  C'était  la  seconde  fois  qu'il 
revenait  à  la  vie  depuis  une  demi-heure.  Aussi  n'o- 
sait-il trop  s'y  fier. 

—  Holà  !  cria  Clopin  remonté  sur  sa  futaille, 
holà  !  femmes,  femelles,  y  a-t-il  parmi  vous,  de- 
puis la  sorcière  jusqu'à  sa  chatte,  une  ribaudequi 
veuille  de  ce  ribaud?  Holà!  Colette  la  Charonne! 
Elisabeth  Trouvain  !  Simone  Jodouyne  !  Marie  Pié- 
debou!  Thonne  la  Longue  !  Bérarde  Fanouel!  Mi- 
chelle  Genailîe!  Claude  Ronge-oreille!  Mathurine 
Girorou  !  Holà!  Isabeau  la  Thierrye!  Venez  et 
voyez!  un  homme  pour  rien  !  qui  en  veut? 

Gringoire ,  dans  ce  misérable  état,  était  sans 
doute  peu  appétissant.  Les  truandes  se  montrè- 
rent médiocrement  touchées  de  la  proposition. 
Le  malheureux  les  entendit  répondre  :  —  Non  ! 

1       NOTRF.-DAME  DE  PARIS.  lo 


—  1150  — 

non!  pcndcz-le,  il  y  aura  du  plaisir  pour  toutes. 

Trois  cependant  sortirent  de  la  foule  et  vinrent 
le  flairer.  La  première  était  une  grosse  fdle  à  face 
carrée.  Elle  examina  attentivement  le  pourpoint 
déplorable  du  philosophe.  La  souquenillc  était 
usée  et  plus  trouée  qu'une  poêle  à  griller  des  châ- 
taignes. La  fille  fit  la  grimace.  —  Vieux  drapeau  ! 
grommela-t-elle,  et  s'adressant  à  Gringoire  :  — 
Voyons  ta  cape?  —  Je  l'ai  perdue,  dit  Gringoire.  — 
Ton  chapeau?  —  On  me  l'a  pris.  —  Tes  souliers? 
—  Ils  commencent  à  n'avoir  plus  de  semelles.  — 
Ta  bourse?  —  Hélas  !  bégaya  Gringoire,  je  n'ai 
pas  un  denier  parisis.  —  Laisse-toi  pendre,  et  dis 
merci  !  répliqua  la  truande  en  lui  tournant  le  dos. 

La  seconde,  vieille,  noire,  ridée,  hideuse,  d'une 
laideur  à  faire  tache  dans  la  Cour  des  Miracles, 
tourna  autour  de  Gringoire.  Il  tremblait  presque 
qu'elle  ne  voulût  de  lui.  Mais  elle  dit  entre  ses 
dents  :  —  Il  est  trop  maigre,  et  s'éloigna. 

La  troisième  était  une  jeune  fille,  assez  fraîche, 
et  pas  trop  laide.  —  Sauvez-moi,  lui  dit  à  voix 
basse  le  pauvre  diable.  Elle  le  considéra  un  mo- 
ment d'un  air  de  pitié,  puis  baissa  les  yeux,  fit  un 
pli  à  sa  jupe,  et  resta  indécise.  Il  suivait  des  yeux 
tous  ses  mouvements  ;  c'était  la  dernière  lueur  d'es- 
poir. —  Non,  dit  enfin  la  jeune  fille,  non!  Guillaume 
Longuejoue  me  battrait.  Elle  rentra  dans  la  foule. 

—  Camarade,  dit  Clopin,  tu  as  du  malheur. 

Puis,  se  levant  debout  sur  son  tonneau  :  —  Per- 
sonne n'en  veut?  cria-t-il  en  contrefaisant  l'accent 
d'un  huissier  priseur,  à  la  grande  gaieté  de  tous; 
personne  n'en  veut?  une  fois,  deux  fois,  trois  fois  ! 


-   131   - 

Et  se  tournant  vers  la  potence  avec  un  signe  de 
tète  :  —  Adjugé  ! 

Bellevigne-de-l'Étoile,  Andry-lc-Rougc.  François 
Chante-Prune  se  rapprochèrent  de  Gringoire. 

En  ce  moment  un  cri  s'éleva  parmi  les  argotiers  : 
—  La  Esmeralda  !  Ici  Esmeralda  ! 

Gringoire  tressaillit,  et  se  tourna  du  côté  d'où 
venait  la  clameur.  La  foule  s'ouvrit,  et  donna  pas- 
sage à  une  pure  et  éblouissante  figure.  C'était  la 
bohémienne. 

—  La  Esmeralda!  dit  Gringoire,  stupéfait,  au 
milieu  de  ses  émotions,  de  la  brusque  manière 
dont  ce  mot  magique  nouait  tous  les  souvenirs  de 
sa  journée. 

Cette  rare  créature  paraissait  exercer  jusque 
dans  la  Cour  des  Miracles  son  empire  de  charme 
et  de  beauté.  Argotiers  et  argotières  se  rangeaient 
doucement  à  son  passage,  et  leurs  brutales  figures 
s'épanouissaient  à  son  regard. 

Elle  s'approcha  du  patient  avec  son  pas  léger. 
Sa  jolie  Djali  la  suivait.  Gringoire  était  plus  mort 
que  vif.  Elle  le  considéra  un  moment  en  silence. 

—  Vous  allez  pendre  cet  homme?  dit-elle  gra- 
vement à  Clopin. 

—  Oui,  sœur,  répondit  le  roi  de  Thunes,  à  moins 
que  tu  ne  le  prennes  pour  mari. 

Elle  fit  sa  jolie  petite  moue  de  la  lèvre  infé- 
rieure. 

—  Je  le  prends,  dit-elle. 

Gringoire  ici  crut  fermement  qu'il  n'avait  fait 
qu'un  rêve  depuis  le  matin,  et  que  ceci  en  était  la 
suite. 


—  V62  — 

La  péripétie  en  effet,  quoique  gracieuse,  était 
violente. 

On  détacha  le  nœud-coulant,  on  fit  descendre 
le  poëte  de  l'escabeau.  Il  fut  obligé  de  s'asseoir, 
tant  la  commotion  était  vive. 

Le  duc  d'Egypte,  sans  prononcer  une  parole, 
apporta  une  cruche  d'argile.  La  bohémienne  la 
présenta  à  Gringoire.  —  Jetez-la  à  terre,  lui  dit- 
elle. 

La  cruche  se  brisa  en  quatre  morceaux. 

—  Frère,  dit  alors  le  duc  d'Egypte  en  leur  im- 
posant les  mains  sur  le  front,  elle  est  ta  femme; 
sœur,  il  est  ton  mari.  Pour  quatre  ans.  Allez. 


VII 


Mnc  nuit   ht  nocee. 


Au  bout  de  quelques  instants,  notre  poëte  se 
trouva  dans  une  petite  chambre  voûtée  en  ogive, 
bien  close,  bien  chaude,  assis  devant  une  table 
qui  ne  paraissait  pas  demander  mieux  que  de  faire 
quelques  emprunts  à  un  garde-manger  suspendu 
tout  auprès,  ayant  un  bon  lit  en  perspective,  et 
tète  à  tête  avec  une  jolie  fille.  L'aventure  tenait  de 
l'enchantement.  Il  commençait  à  se  prendre  sé- 
rieusement pour  un  personnage  de  conte  de  fées; 
de  temps  en  temps  il  jetait  les  yeux  autour  de  lui 
comme  pour  chercher  si  le  char  de  feu  attelé  de 
deux  chimères  ailées,  qui  avait  seul  pu  le  trans- 
î  15. 


—   1S4  — 

porter  si  rapidement  du  Tartare  au  paradis,  était 
encore  là.  Par  moments  aussi  il  attachait  obstiné- 
ment son  regard  aux  trous  de  son  pourpoint,  afin 
(lèse  cramponner  à  la  réalité  et  de  ne  pas  perdre 
terre  tout  à  fait.  Sa  raison  ballottée  dans  les  es- 
paces imaginaires  ne  tenait  plus  qu'à  ce  fil. 

La  jeune  fille  ne  paraissait  faire  aucune  atten- 
tion à  lui;  elle  allait,  venait,  dérangeait  quelque 
escabelle,  causait  avec  sa  chèvre,  faisait  sa  moue 
ràetlà.  Enfin  elle  vint  s'asseoir  près  de  la  table, 
et  Gringoire  put  la  considérer  à  l'aise. 

Vous  avez  été  enfants,  lecteurs,  et  vous  êtes  peut- 
être  assez  heureux  pour  l'être  encore.  Il  n'est  pas 
que  vous  n'ayez  plus  d'une  fois  (et  pour  mon  compte 
j'y  ai  passé  des  journées  entières,  les  mieux  em- 
ployées de  ma  vie)  suivi  de  broussaille  en  brous- 
saille,  au  bord  d'une  eau  vive,  par  un  jour  de  soleil, 
quelque  belle  demoiselle  verte  ou  bleue,  brisant 
son  vol  à  angles  brusques  et  baisant  le  bout  de  tou- 
tes les  branches.  Vous  vous  rappelez  avec  quelle 
curiosité  amoureuse  votre  pensée  et  votre  regard 
s'attachaient  à  ce  petit  tourbillon  sifflant  et  bour- 
donnant, d'ailes  de  pourpre  et  d'azur,  au  milieu 
duquel  flottait  une  forme  insaisissable  voilée  par  la 
rapidité  même  de  son  mouvement.  L'être  aérien  qui 
se  dessinait  confusément  à  travers  ce  frémissement 
d'ailes  vous  paraissait  chimérique,  imaginaire,  im- 
possible à  toucher,  impossible  à  voir.  Mais  lors- 
qu'enfin  la  demoiselle  se  reposait  à  la  pointe  d'un 
roseau,  et  que  vous  pouviez  examiner,  en  retenant 
votre  souffle,  les  longues  ailes  de  gaze,  la  longue 
robe  d'émail,  les  deux  globes  de  cristal,  quel  éton- 


—  i;'>5  — 

nement  n'éprouviez-vous  pas,  et  quelle  peur  de  voir 
de  nouveau  la  forme  s'en  aller  en  ombre  et  l'être  en 
chimère!  Rappelez-vous  ces  impressions,  et  vous 
vous  rendrez  aisément  compte  de  ce  que  ressentait 
Gringoire  en  contemplant  sous  sa  forme  visible  et 
palpable  cette  Esmeralda  qu'il  n'avait  entrevue  jus 
que-là  qu'à  travers  un  tourbillon  de  danse,  de  chant 
et  de  tumulte. 

Enfoncé  de  plus  en  plus  dans  sa  rêverie,  — 
Voilà  donc,  se  disait-il  en  la  suivant  vaguement 
des  yeux,  ce  que  c'est  que  la  Esmeralda?  une  cé- 
leste créature  !  une  danseuse  des  rues  !  tant  et  si 
peu!  C'est  elle  qui  a  donné  le  coup  de  grâce  à  mon 
mystère  ce  matin,  c'est  elle  qui  me  sauve  la  vie 
ce  soir.  Mon  mauvais  génie  !  mon  bon  ange  !  — 
l/ne  jolie  femme,  sur  ma  parole!  —  Et  qui  doit 
m'aimer  à  la  folie  pour  m'avoir  pris  de  la  sorte. 
—  A  propos,  dit-il  en  se  levant  tout  à  coup  avec 
ce  sentiment  du  vrai  qui  faisait  le  fond  de  son  ca- 
ractère et  de  sa  philosophie,  je  ne  sais  trop  com- 
ment cela  se  fait,  mais  je  suis  son  mari  î 

Cette  idée  en  tête  et  dans  les  yeux,  il  s'approcha 
de  la  jeune  fdle  d'une  façon  si  militaire  et  si  ga- 
lante qu'elle  recula.  —  Que  me  voulez-vous  donc? 
dit-elle. 

—  Pouvez-vous  me  le  demander,  adorable  Es- 
meralda? répondit  Gringoire  avec  un  accent  si 
passionné  qu'il  en  était  étonné  lui-même  en  s'en- 
tendant  parler, 

L'Égyptienne  ouvrit  ses  grands  yeux.  —  Je  ne 
sais  pas  ce  que  vous  voulez  dire. 

—  Eh  quoi!  reprit  Gringoire,  s'échauffanl  de 


-  n(î  - 

plus  en  plus,  et  songeant  qu'il  n'avait  affaire 
après  tout  qu'à  une  vertu  de  la  Cour  des  Mira- 
cles, ne  suis-je  pas  à  toi,  douce  amie?  n'es-tu  pas 
à  moi? 

Et,  tout  ingénument,  il  lui  prit  la  taille. 

Le  corsage  de  la  bohémienne  glissa  dans  ses 
mains  comme  la  robe  d'une  anguille.  Elle  sauta 
d'un  bout  à  l'autre  bout  de  la  cellule,  se  baissa, 
et  se  redressa,  avec  un  petit  poignard  à  la  main, 
avant  que  Gringoire  eût  eu  seulement  le  temps  de 
voir  d'où  ce  poignard  sortait;  irritée  et  fière,  les 
lèvres  gonOées,  les  narines  ouvertes,  les  joues  rou- 
ges comme  une  pomme  d'api,  les  prunelles  rayon- 
nantes d'éclairs.  En  même  temps  la  chevrette 
blanche  se  plaça  devant  elle,  et  présenta  à  Grin- 
goire un  front  de  bataille,  hérissé  de  deux  cornes 
jolies,  dorées,  et  fort  pointues.  Tout  cela  se  fît  en 
un  clin  d'œil. 

La  damoiselle  se  faisait  guêpe,  et  ne  demandait 
pas  mieux  que  de  piquer. 

Notre  philosophe  resta  interdit,  promenant  tour 
à  tour  de  la  chèvre  à  la  jeune  fille  des  regards 
hébétés.  —  Sainte  Vierge  !  dit-il  enfin  quand  la  sur- 
prise lui  permit  de  parler ,  voilà  deux  luronnes. 

La  bohémienne  rompit  le  silence  de  son  côté  : 
—  Il  faut  que  tu  sois  un  drôle  bien  hardi  ! 

—  Pardon,  madamoiselle,  dit  Gringoire  en  sou- 
riant. Mais  pourquoi  donc  m'avez-vous  pris  pour 
mari? 

—  Fallait-il  te  laisser  pendre? 

—  Ainsi,  reprit  le  poëte,  un  peu  désappointé 
dans  ses  espérances  amoureuses,  vous  n'avez  en 


-  1157  - 

d'autre  pensée  en  m'épousant  que  de  me  sauver 
du  gibet? 

—  Et  quelle  autre  pensée  veux-tu  que  j'aie  eue? 

Gringoire  se  mordit  les  lèvres.  —  Allons,  dit-il, 
je  ne  suis  pas  encore  si  triomphant  en  Cupido  que 
je  croyais.  Mais,  alors,  à  quoi  bon  avoir  cassé  cette 
pauvre  cruche? 

Cependant  le  poignard  de  la  Esmeralda  et  les 
cornes  de  la  chèvre  étaient  toujours  sur  la  défen- 
sive. 

—  Madamoiselle  Esmeralda,  dit  le  poëte,  capi- 
tulons. Je  ne  suis  pas  clerc -greffier  au  Châtelet, 
et  ne  vous  chicanerai  pas  de  porter  ainsi  une  da- 
gue dans  Paris  à  la  barbe  des  ordonnances  et  pro- 
hibitions de  monsieur  le  prévôt.  Vous  n'ignorez 
pas  pourtant  que  Noël  Lescrivain  a  été  condamné 
il  y  a  huit  jours  en  dix  sous  parisis  pour  avoir 
porté  un  braquemard.  Or  ce  n'est  pas  mon  affaire  ; 
et  je  viens  au  fait.  Je  vous  jure  sur  ma  part  de 
paradis  de  ne  pas  vous  approcher  sans  votre  congé 
et  permission;  mais  donnez-moi  à  souper. 

Au  fond,  Gringoire,  comme  M.  Despréaux,  était 
<=  très-peu  voluptueux.  >.  Il  n'était  pas  de  cette 
espèce  chevalière  et  mousquetaire  qui  prend  les 
jeunes  filles  d'assaut.  En  matière  d'amour,  comme 
en  toute  autre  affaire,  il  était  volontiers  pour  les 
temporisations  et  les  moyens  termes;  et  un  bon 
souper,  en  tête  à  tête  aimable,  lui  paraissait,  sur- 
tout quand  il  avait  faim,  un  entr'acte  excellent 
entre  le  prologue  et  le  dénoùment  d'une  aventure 
d'amour. 
L'Égyptienne  ne  répondit  pas.  Elle  fit  sa  petite 


—  us  — 

moue  dédaigneuse,  dressa  la  tête  comme  un  oi- 
seau, puis  éclata  de  rire,  et  le  poignard  mignon 
disparut  comme  il  était  venu,  sans  que  Gringoirc 
pût  voir  où  l'abeille  cachait  son  aiguillon. 

Un  moment  après,  il  y  avait  sur  la  table  un  pain 
de  seigle,  une  tranche  de  lard,  quelques  pommes 
ridées  et  un  broc  de  cervoise.  Gringoire  se  mit  à 
manger  avec  emportement.  A  entendre  le  clique- 
tis furieux  de  sa  fourchette  de  fer  et  de  son  assiette 
de  faïence,  on  eût  dit  que  tout  son  amour  s'était 
tourné  en  appétit. 

La  jeune  fille  assise  devant  lui  le  regardait  faire 
en  silence,  visiblement  préoccupée  d'une  autre 
pensée  à  laquelle  elle  souriait  de  temps  en  temps, 
tandis  que  sa  douce  main  caressait  la  tète  intel- 
ligente de  la  chèvre  mollement  pressée  entre  ses 
genoux. 

Une  chandelle  de  cire  jaune  éclairait  cette  scène 
de  voracité  et  de  rêverie. 

Cependant,  les  premiers  bêlements  de  son  es- 
tomac apaisés ,  Gringoire  sentit  quelque  fausse 
honte  de  voir  qu'il  ne  restait  plus  qu'une  pomme. 
—  Vous  ne  mangez  pas,  madamoiselle  Esmeralda? 

Elle  répondit  par  un  signe  de  tête  négatif,  et  son 
regard  pensif  alla  se  fixer  à  la  voûte  de  la  cellule. 

De  quoi  diable  est-elle  occupée?  pensa  Grin- 
goire, et  regardant  ce  qu'elle  regardait  :  —  Il  est 
impossible  que  ce  soit  la  grimace  de  ce  nain  de 
pierre  sculpté  dans  la  clef  de  voûte  qui  absorbe 
ainsi  son  attention.  Que  diable  !  je  puis  soutenir  la 
comparaison  ! 

Il  haussa  la  voix  :  -—  Madamoiselle  ! 


-   1159  - 

Elle  ne  paraissail  pas  l'entendre. 

Il  reprit  plus  haut  encore  :  —  MatlamoiselleEs- 
nieralda  î  —  Peine  perdue.  L'esprit  de  la  jeune 
liile  était  ailleurs,  et  la  voix  de  Gringoire  n'avait 
pas  la  puissance  de  le  rappeler.  Heureusement  la 
chèvre  s'en  mêla.  Elle  se  mit  à  tirer  doucement  sa 
maîtresse  par  la  manche. 

—  Que  veux-tu,  Djali?  dit  vivement  l'Égyptienne 
réveillée  en  sursaut. 

—  Elle  a  faim,  dit  Gringoire,  charmé  d'entamer 
la  conversation. 

La  Esmeralda  se  mit  à  émiettcr  du  pain,  que 
Djali  mangeait  gracieusement  dans  le  creux  de  sa 
main. 

Du  reste,  Gringoire  ne  lui  laissa  pas  le  temps 
de  reprendre  sa  rêverie.  Il  hasarda  une  question 
délicate. 

—  Vous  ne  voulez  donc  pas  de  moi  pour  votre 
mari? 

La  jeune  fille  le  regarda  fixement,  etdit  :  —  Non . 

—  Pour  votre  amant?  reprit  Gringoire. 
Elle  fit  sa  moue,  et  répondit  :  —  Non. 

—  Pour  votre  ami?  poursuivit  Gringoire. 
Elle  le  regarda  encore  fixement,  et  dit  après  un 

moment  de  réflexion  :  —  Peut-être. 

Cepeut-être,  si  cher  aux  philosophes,  enhardit 
Gringoire. 

—  Savez-vous  ce  que  c'est  que  l'amitié?  deman- 
da-t-il. 

—  Oui,  répondit  l'Égyptienne  ;  c'est  être  frère 
et  sœur  ;  deux  âmes  qui  se  touchent  sans  se  con- 
fondre, les  deux  doigts  de  la  main. 


—  160  — 

—  Et  l'amour  ?  poursuivit  Gringoire. 

—  Oh!  l'amour!  dit-elle,  et  sa  voix  tremblait, 
et  son  œil  rayonnait.  C'est  être  deux  et  n'être  qu'mi. 
Un  homme  et  une  femme  qui  se  fondent  en  un  ange. 
C'est  le  ciel. 

La  danseuse  des  rues  était,  en  parlant  ainsi,  d'une 
beauté  qui  frappait  singulièrement  Gringoire,  et 
lui  semblait  en  rapport  parfait  avec  l'exaltation 
presque  orientale  de  ses  paroles.  Ses  lèvres  roses 
et  pures  souriaient  à  demi  ;  son  front  candide  et  se- 
rein devenait  trouble  par  moments  sous  sa  pensée, 
comme  un  miroir  sous  une  haleine;  et  de  ses  longs 
cils  noirs  baissés  s'échappait  une  sorte  de  lumière 
ineffable  qui  donnait  à  son  profil  cette  suavité 
idéale  que  Raphaël  retrouva  depuis  au  point  d'in- 
tersection mystique  de  la  virginité,  de  la  maternité 
et  de  la  divinité. 

Gringoire  n'en  poursuivit  pas  moins. 

—  Comment  faut-il  donc  être  pour  vous  plaire  '^ 

—  11  faut  être  homme. 

—  Et  moi,  dit-il,  qu'est-ce  que  je  suis  donc? 

—  Un  homme  a  le  casque  en  tète,  l'épée  au  poing 
et  des  éperons  d'or  aux  talons. 

—  Bon,  dit  Gringoire,  sans  le  cheval  point 
d'homme.  —  Aimez-vous  quelqu'un? 

—  D'amour? 

—  D'amour? 

Elle  resta  un  moment  pensive,  puis  elle  dit  avec 
une  expression  particulière  :  —  Je  saurai  cela 
bientôt. 

—  Pourquoi  pas  ce  soir?  reprit  alors  tendrement 
le  poëte.  Pourquoi  pas  moi? 


-  161   - 

Elle  lui  jeta  un  coup  d'œil  grave. 

—  Je  ne  pourrai  aimer  qu'un  homme  qui  pourra 
me  protéger. 

Gringoire  rougit,  et  se  le  tint  pour  dit.  Il  était 
évident  que  la  jeune  fille  faisait  allusion  au  peu 
d'appui  qu'il  lui  avait  prêté  dans  la  circonstance 
critique  où  elle  s'était  trouvée  deux  heures  aupara- 
vant. Ce  souvenir,  effacé  par  ses  autres  aventures 
de  la  soirée,  lui  revint.  Il  se  frappa  le  front. 

—  A  propos,  madamoiselle,  j'aurais  dû  commen- 
cer par  là.  Pardonnez-moi  mes  folles  distractions. 
Comment  donc  avez-vous  fait  pour  échapper  aux 
griffes  de  Quasimodo  ? 

Cette  question  fit  tressaillir  la  bohémienne. 

—  Oh!  l'horrible  bossu!  dit-elle  en  se  cachant 
le  visage  dans  ses  mains.  Et  elle  frissonnait  comme 
dans  un  grand  froid. 

—  Horrible  en  effet ,  dit  Gringoire ,  qui  ne  lâ- 
chait pas  son  idée;  mais  comment  avez-vous  pu  lui 
échapper  ? 

La  Esmeralda  sourit,  soupira,  et  garda  le  si- 
lence. 

—  Savez-vous  pourquoi  il  vous  avait  suivie?  re- 
prit Gringoire,  tâchant  de  revenir  à  sa  question 
par  un  détour. 

—  Je  ne  sais  pas,  dit  la  jeune  fille.  Et  elle  ajouta 
vivement  :  Mais  vous  qui  me  suiviez  aussi,  pour- 
quoi me  suiviez-vous? 

—  En  bonne  foi,  répondit  Gringoire,  je  ne  sais 
pas  non  plus. 

Il  y  eut  un  silence.  Gringoire  tailladait  la  table 
avec  son  couteau.  La  jeune  fille  souriait,  et  seni- 
1    .  14 


—  162  — 

blait  regarder  quelque  chose  à  travers  le  mur. 
Tout  à  coup  elle  se  prit  à  chanter  d'une  voix  à 
peine  articulée: 


Quando  las  pintadas  aves 
Mudas  estan,  y  la  tierra... 


Elle  s'interrompit  brusquement,  et  se  mit  à  cares- 
ser Djali. 

—  Vous  avez  là  une  jolie  bête,  dit  Gringoire. 

—  C'est  ma  sœur,  répondit-elle. 

—  Pourquoi  vous  appelle-t-on  la  Esmeralda  ? 
demanda  le  poëte. 

—  Je  n'en  sais  rien. 

—  Mais  encore? 

Elle  tira  de  son  sein  une  espèce  de  petit  sachet 
oblong  suspendu  à  son  cou  par  une  chaîne  de 
graine  d'adrézarach  ;  ce  sachet  exhalait  une  forte 
odeur  de  camphre.  Il  était  recouvert  de  soie  verte, 
et  portait  à  son  centre  une  grosse  verroterie  verte, 
imitant  rémeraude. 

—  C'est  peut-être  à  cause  de  cela,  dit-elle. 
Gringoire  voulut  prendre  le  sachet.  Elle  recula. 

—  N'y  touchez  pas,  c'est  une  amulette.  Tu  ferais 
mal  au  charme,  ou  le  charme  à  toi. 

La  curiosité  du  poëte  était  de  plus  en  plus  éveil- 
lée. —  Oui  vous  Ta  donnée? 

Elle  mit  un  doigt  sur  sa  bouche,  et  cacha  l'amu- 
lette dans  son  sein.  Il  essaya  d'autres  questions, 
mais  elle  répondait  à  peine. 

—  Que  veut  dire  ce  mot  :  la  Esmeralda  ? 


-  165  - 

—  Je  ne  sais  pas,  dit-elle. 

—  A  quelle  langue  appartient-il? 
~  C'est  de  l'égyptien,  je  crois. 

—  Je  m'en  étais  doute,  dit  Gringoire.  Vous  n'c- 
tvs  pas  de  France? 

—  Je  n'en  sais  rien. 

—  Avez-vous  vos  parents? 

Elle  se  mit  à  chanter  sur  un  vieil  air  : 


Mon  père  est  oiseau, 

Ma  mère  est  oiselle. 
J«  passe  l'eau  sans  nacelle. 
Je  passe  l'eau  sans  bateau. 

Ma  mère  est  oiselle, 

Mon  père  est  oiseau. 

—  C'est  bon,  dit  Gringoire.  A  quel  âge  ètes-vous 
venue  en  France? 

—  Toute  petite. 

—  A  Paris? 

~  L'an  dernier.  Au  moment  où  nous  entrions 
par  la  porlePapale,  j'ai  vu  filer  en  l'air  la  fauvette 
des  roseaux;  c'était  à  la  fin  d'août;  j'ai  dit  :  l'hiver 
sera  rude. 

—  Il  l'a  été,  dit  Gringoire,  ravi  de  ce  commen- 
cement de  conversation  ;  je  l'ai  passé  à  souffler 
dans  mes  doigts.  Vous  avez  donc  le  don  de  pro- 
phétie ? 

Elle  retomba  dans  son  laconisme  :  —  Non. 

—  Cet  homme  que  vous  nommez  le  duc  d'E- 
gypte, c'est  le  chef  de  votre  tribu? 

—  Oui. 


—  164  — 

—  C'est  pourtant  lui  qui  nous  a  maries,  observa 
timidement  le  poëte. 

Elle  fît  sa  jolie  grimace  habituelle.  ~  Je  ne  sais 
seulement  pas  ton  nom. 

—  Mon  nom?  si  vous  le  voulez,  le  voici.  Pierre 
Gringoire. 

—  J'en  sais  un  plus  beau,  dit-elle. 

—  Mauvaise  !  reprit  le  poëte.  N'importe,  vous 
ne  m'irriterez  pas.  Tenez,  vous  m'aimerez  peut- 
être  en  me  connaissant  mieux  ;  et  puis  vous  m'a- 
vez conté  votre  histoire  avec  tant  de  confiance,  que 
je  vous  dois  un  peu  la  mienne.  Vous  saurez  donc 
que  je  m'appelle  Pierre  Gringoire,  et  que  je  suis 
fils  du  fermier  du  tabellionage  de  Gonesse.  Mon 
père  a  été  pendu  par  les  Bourguignons,  et  ma  mère 
éventréepar  les  Picards,  lors  du  siège  de  Paris,  il 
y  a  vingt  ans.  A  six  ans  donc,  j'étais  orphelin, 
n'ayant  pour  semelle  à  mes  pieds  que  le  pavé  de 
Paris.  Je  ne  sais  comment  j'ai  franchi  l'intervalle 
de  six  ans  à  seize.  Une  fruitière  me  donnait  une 
prune  par-ci,  un  talmellier  me  jetait  une  croûte 
par-là  ;  le  soir,  je  me  faisais  ramasser  par  les  onze- 
vingts,  qui  me  mettaient  en  prison,  et  je  trouvais 
là  une  botte  de  paille.  Tout  cela  ne  m'a  pas  empê- 
ché de  grandir  et  de  maigrir,  comme  vous  voyez. 
L'hiver  je  me  chauffais  au  soleil,  sous  le  porche  de 
l'hôtel  de  Sens,  et  je  trouvais  fort  ridicule  que  le 
feu  de  la  Saint-Jean  fût  réservé  pour  la  canicule. 
A  seize  ans,  j'ai  voulu  prendre  un  état.  Successive- 
ment j'ai  tâté  de  tout.  Je  me  suis  fait  soldat;  mais 
je  n'étais  pas  assez  brave.  Je  me  suis  fait  moine, 
mais  je  n'étais  pas  assez  dévot;  —  et  puis,  je  bois 


—  165  — 

mal.  De  désespoir,  j'entrai  apprenti  parmi  les  char- 
pentiers de  la  grande  coignée  ;  mais  je  n'étais  pas 
assez  fort.  J'avais  plus  de  penchant  pour  être  maî- 
tre d'école;  il  est  vrai  que  je  ne  savais  pas  lire; 
mais  ce  n'est  pas  une  raison.  Je  m'aperçus,  au 
bout  d'un  certain  temps,  qu'il  me  manquait  quel- 
que chose  pour  tout;  et  voyant  que  je  n'étais  bon 
à  rien,  je  me  fis  de  mon  plein  gré  poëte  et  compo- 
siteur de  rhythmes.  C'est  un  état  qu'on  peut  tou- 
jours prendre  quand  on  est  vagabond,  et  cela  vaut 
mieux  que  de  voler,  comme  me  le  conseillaient 
quelques  jeunes  fils  brigandiniers  de  mes  amis.  Je 
rencontrai  par  bonheur  un  beau  jour  dom  Claude 
Frollo,  le  révérend  archidiacre  de  Notre-Dame.  11 
prit  intérêt  à  moi,  et  c'est  à  lui  que  je  dois  d'être 
aujourd'hui  un  véritable  lettré,  sachant  le  latin 
depuis  les  Offices  de  Cicéro  jusqu'au  Mortuologe 
des  pères  célestins;  et  n'étant  barbare  ni  en  sco- 
lastique,  ni  en  poétique,  ni  en  rhythmique ,  ni 
même  en  hermétique ,  cette  sophie  des  sophies. 
C'est  moi  qui  suis  l'auteur  du  mystère  qu'on  a 
représenté  aujourd'hui ,  avec  grand  triomphe  et 
grand  concours  de  populace,  en  pleine  grand'  salle 
du  Palais.  J'ai  fait  aussi  un  livre  qui  aura  six  cents 
pages  sur  la  comète  prodigieuse  de  146Î5,  dont  un 
homme  devint  fou.  J'ai  eu  encore  d'autres  succès. 
Étant  un  peu  menuisier  d'artillerie,  j'ai  travaillé 
à  cette  grosse  bombarde  de  Jean  Maugue,  que  vous 
savez  qui  a  crevé  au  pont  de  Charenton,  le  jour  où 
l'on  en  a  fait  l'essai,  et  tué  vingt-quatre  curieux. 
Vous  voyez  que  je  ne  suis  pas  un  méchant  parti 
de  mariage.  Je  sais  bien  des  façons  de  tours  fort 
1  14. 


-  166  - 

avenants  que  j'enseignerai  à  votre  chèvre  ,  par 
exemple,  à  contrefaire  l'évêque  de  Paris,  ce  mau- 
dit pharisien  dont  les  moulins  éclaboussent  les  pas- 
sants tout  le  long  du  Pont-aux-Meuniers.  Et  puis, 
mon  mystère  me  rapportera  beaucoup  d'argent 
monnoyé,  si  l'on  me  le  paye.  Enfin,  je  suis  à  vos 
ordres,  moi,  et  mon  esprit,  et  ma  science,  et  mes 
lettres,  prêt  à  vivre  avec  vous,  damoiselle,  comme 
il  vous  plaira  ;  chastement  ou  joyeusement;  mari 
et  femme,  si  vous  le  trouvez  bon  ;  frère  et  sœur, 
si  vous  le  trouvez  mieux. 

Gringoire  se  tut,  attendant  l'effet  de  sa  harangue 
sur  la  jeune  fille.  Elle  avait  les  yeux  fixés  à  terre. 

—  Phœhus,  disait-elle  à  demi  voix.  Puis  se  tour- 
nant vers  le  poëte  :  Phœhus,  qu'est-ce  que  cela 
veut  dire  ? 

Gringoire,  sans  trop  comprendre  quel  rapport 
il  pouvait  y  avoir  entre  son  allocution  et  cette  ques- 
tion, ne  fut  pas  fâché  de  faire  briller  son  érudition. 
Il  répondit  en  se  rengorgeant  :  C'est  un  mot  latin 
qui  veut  dire  soleil. 

—  Soleil!  reprit-elle. 

—  C'est  le  nom  d'un  tel  bel  archer,  qui  était 
dieu,  ajouta  Gringoire. 

—  Dieu!  répéta  l'Egyptienne,  et  il  y  avait  dans 
son  accent  quelque  chose  de  pensif  et  de  pas- 
sionné. 

En  ce  moment  un  de  ses  bracelets  se  détacha  et 
tomba.  Gringoire  se  baissa  vivement  pour  le  ra- 
masser; quand  il  se  releva,  la  jeune  fille  et  la  chè- 
vre avaient  disparu.  Il  entendit  le  bruit  d'un  ver- 
rou. C'était  une  petite  porte  communiquant  sans 


-  167  - 

doute  à  une  cellule  voisine,  qui  se  fermait  en  de- 
hors . 

—  M'a-t-elle  au  moins  laissé  un  lit?  dit  notre 
philosophe. 

Il  fit  le  tour  de  la  cellule.  Il  n'y  avait  de  meuble 
propre  au  sommeil  qu'un  assez  long  coffre  de  bois; 
et  encore  le  couvercle  en  était-il  sculpté;  ce  qui 
procura  à  Gringoire,  quand  il  s'y  étendit,  une  sen- 
sation à  peu  près  pareille  à  celle  qu'éprouverait 
Micromégas  en  se  couchant  tout  de  son  long  sur 
les  Alpes. 

—  Allons!  dit -il  en  s'y  accommodant  de  son 
mieux,  il  faut  se  résigner.  Mais  voilà  une  étrange 
nuit  de  noces.  C'est  dommage;  il  y  avait  dans  ce 
mariage  à  la  cruche  cassée  quelque  chose  de  naïf 
et  d'antédiluvien  qui  me  plaisait. 


LIVRE  TROISIEME. 


tîotre-Bamc, 


Sans  doute,  c'est  encore  aujourd'hui  un  majes- 
tueux et  sublime  édifice  que  l'église  de  Notre-Dame 
de  Paris.  Mais  si  belle  qu'elle  se  soit  conservée  en 
vieillissant,  il  est  difficile  de  ne  pas  soupirer,  de  ne 
pas  s'indigner  devant  les  dégradations,  les  muti- 
lations sans  nombre  que  simultanément  le  temps 
et  les  hommes  ont  fait  subir  au  vénérable  monu- 
ment, sans  respect  pour  Charlemagne,  qui  en  avait 
posé  la  première  pierre,  pour  Philippe-Auguste, 
qui  en  avait  posé  la  dernière. 

Sur  la  face  de  cette  vieille  reine  de  nos  cathé- 
drales, à  côté  d'une  ride  on  trouve  toujours  une 
cicatrice.  Tempus  edax,  homo  edacior;  ce  que  je 
traduirais  volontiers  ainsi  :  le  temps  est  aveugle, 
l'homme  est  stupide. 


—  172  — 

Si  nous  avions  le  loisir  d'examiner  une  à  une 
avec  le  lecteur  les  diverses  traces  de  destructioii 
imprimées  à  l'antique  église,  la  part  du  temps  se- 
rait la  moindre,  la  pire  celle  des  hommes,  surtout 
des  hommes  de  l'art.  Il  faut  bien  que  je  dise  défi 
hommes  de  Vart,  puisqu'il  y  a  eu  des  individus  qui 
ont  pris  la  qualité  d'architectes  dans  les  deux  der- 
niers siècles. 

Et  d'abord,  pour  ne  citer  que  quelques  exem- 
ples capitaux,  il  est,  à  coup  sûr,  peu  déplus  belles 
pages  architecturales  que  cette  façade  où,  succes- 
sivement et  à  la  fois,  les  trois  portails  creusés  en 
ogive,  le  cordon  brodé  et  dentelé  des  vingt-huit 
niches  royales,  l'immense  rosace  centrale  flanquée 
de  ses  deux  fenêtres  latérales  comme  le  prêtre  du 
diacre  et  du  sous-diacre,  la  haute  et  frêle  galerie 
d'arcades  à  trèfle  qui  porte  une  lourde  plate-forme 
sur  ses  fines  colonnettes,  enfin  les  deux  noires  et 
massives  tours  avec  leurs  auvents  d'ardoise;  par- 
ties harmonieuses  d'un  tout  magnifique,  superpo- 
sées en  cinq  étages  gigantesques;  se  développent 
à  l'œil,  en  foule  et  sans  trouble,  avec  leurs  innom- 
brables détails  de  statuaire,  de  sculpture  et  de  ci- 
selure, ralliés  puissamment  à  la  tranquille  gran- 
deur de  l'ensemble;  vaste  symphonie  en  pierre, 
pour  ainsi  dire;  œuvre  colossale  d'un  homme  et 
d'un  peuple,  toutensembleuneet  complexe  comme 
les  Iliades  et  les  romanceros  dont  elle  est  sœur; 
produit  prodigieux  de  la  cotisation  de  toutes  les 
forces  d'une  époque,  où  sur  chaque  pierre  on  voit 
saillir  en  cent  façons  la  fantaisie  de  l'ouvrier  dis- 
ciplinée par  le  génie  de  l'artiste;  sorte  de   créa- 


-  175  - 

lion  humaine,  en  un  mot,  puissante  et  (ëconde 
comme  la  création  divine  dont  elle  semble  avoir 
dérobe  le  double  caractère  :  variété,  éternité. 

Et  ce  que  nous  disor)s  ici  de  la  façade,  il  faut  le 
dire  de  l'église  entière;  et  ce  que  nous  disons  de 
l'église  cathédrale  de  Paris,  il  faut  le  dire  de  toutes 
les  églises  de  la  chrétienté  au  moyen  âge.  Tout  se 
tient  dans  cet  art  venu  de  lui-même,  logique  et 
bien  proportionné.  Mesurer  l'orteil  du  pied,  c'est 
mesurer  le  géant. 

Revenons  à  la  façade  de  Notre-Dame,  telle  qu'elle 
nous  apparaît  encore  à  présent,  quand  nous  allons 
pieusement  admirer  la  grave  et  puissante  cathé- 
drale, qui  terrifie,  au  dire  de  ses  chroniqueurs  ; 
quœ  mole  sua  terroreni  incutit  spectantibus . 

Trois  choses  importantes  manquent  aujourd'hui 
à  cette  façade  :  d'abord  le  degré  de  onze  marches 
qui  l'exhaussait  jadis  au-dessus  du  sol;  ensuite  la 
série  inférieure  de  statues  qui  occupait  les  niches 
des  trois  portails,  et  la  série  supérieure  des  vingt- 
huit  plus  anciens  rois  de  France,  qui  garnissait  la 
galerie  du  premier  étage,  à  partir  de  Childebert 
jusqu'à  Philippe- Auguste,  tenant  en  main  u  la 
pomme  impériale,  i» 

Le  degré,  c'est  le  temps  qui  l'a  fait  disparaître 
en  élevant  d'un  progrès  irrésistible  et  lent  le  niveau 
du  sol  de  la  Cité  ;  mais,  tout  en  faisant  dévorer  une 
à  une,  par  cette  marée  montante  du  pavé  de  Paris, 
les  onze  marches  qui  ajoutaient  à  la  hauteur  ma- 
jestueuse de  l'édifice,  le  temps  a  rendu  à  l'église 
plus  peut-être  qu'il  ne  lui  a  ôté,  car  c'est  le  temps 
qui  a  répandu  sur  la  façade  cette  sombre  couleur 
1  15 


—   174  — 

des  siècles  qui  fait  de  la  vieillesse  des  monuments 
l'âge  de  leur  beauté. 

Mais  quia  jeté  bas  les  deux  rangs  de  statues? 
qui  a  laissé  les  niches  vides?  qui  a  taillé,  au  beau 
milieu  du  portail  central,  cette  ogive  neuve  et  bâ- 
tarde? qui  a  osé  y  encadrer  cette  fade  et  lourde 
porte  de  bois  sculptée  à  la  Louis  XV,  à  côté  des 
arabesques  de  Biscornette?  Les  hommes;  les  ar- 
chitectes, les  artistes  de  nos  jours. 

Et  si  nous  entrons  dans  l'intérieur  de  l'édifice, 
qui  a  renversé  ce  colosse  de  saint  Christophe,  pro- 
verbial parmi  les  statues  au  même  titre  que  la 
grand'  salle  du  Palais  parmi  les  halles,  que  la  flè- 
che de  Strasbourg  parmi  les  clochers?  et  ces  my- 
riades de  statues  qui  peuplaient  tous  les  entre- 
colonnements  de  la  nef  et  du  chœur,  à  genoux,  en 
pied,  équestres,  hommes,  femmes,  enfants,  rois, 
évêques,  gendarmes,  en  pierre,  en  marbre,  en  or, 
en  argent,  en  cuivre,  en  cire  même,  qui  les  a  bru- 
talement balayées  ?  Ce  n'est  pas  le  temps. 

Et  qui  a  substitué  au  vieil  autel  gothique,  splen- 
didement encombré  de  châsses  et  de  reliquaires, 
ce  lourd  sarcophage  de  marbre  à  tètes  d'anges  et  à 
nuages,  lequel  semble  un  échantillon  dépareillé  du 
Val-de-Grâce  ou  des  Invalides?  Qui  a  bêtement 
scellé  ce  lourd  anachronisme  de  pierre  dans  le 
pavé  carlovingien  de  Hercandus?  N'est-ce  pas 
Louis  XIV  accomplissant  le  vœu  de  Louis  XIII? 

El  qui  a  mis  de  froides  vitres  blanches  à  la  place 
de  ces  vitraux  <;  hauts  en  couleur  ;>  qui  faisaient 
hésiter  l'œil  émerveillé  de  nos  pères  entre  la  rose 
du  grand  portail  et  les  ogives  de  l'apside?  Et  que 


—  175  — 

dirait  un  sous-chantre  du  seizième  siècle,  en  voyant 
le  beau  badigeonnage  jaune  dont  nos  vandales 
archevêques  ont  barbouillé  leur  cathédrale?  il  se 
souviendrait  que  c'était  la  couleur  dont  le  bour- 
reau brossait  les  édifices  scélérés;  il  se  rappellerait 
l'hôtel  du  Petit-Bourbon,  tout  englué  de  jaune 
aussi  pour  la  trahison  du  connétable;  u  jaune  après 
»  tout  de  si  bonne  trempe,  dit  Sauvail,  et  si  bien 
)>  recommandé,  que  plus  d'un  siècle  n'a  pu  encore 
)>  lui  faire  perdre  sa  couleur  :  »  il  croirait  que  le 
lieu  saint  est  devenu  infâme,  et  s'enfuirait. 

Et  si  nous  montons  sur  la  cathédrale,  sans  nous 
arrêter  à  mille  barbaries  de  tout  genre,  qu'a-t-on 
fait  de  ce  charmant  petit  clocher  qui  s'appuyait  sur 
le  point  d'intersection  de  la  croisée,  et  qui,  non 
moins  frôle  et  non  moins  hardi  que  sa  voisine  la 
flèche  (détruite  aussi)  de  la  Sainte-Chapelle,  s'en- 
fonçait dans  le  ciel  plus  avant  que  les  tours,  élancé, 
aigu,  sonore,  découpé  à  jour?  Un  architecte  de  bon 
goût  (1787)  l'a  amputé,  et  a  cru  qu'il  suffisait  de 
masquer  la  plaie  avec  ce  large  emplâtre  de  plomb 
qui  ressemble  au  couvercle  d'une  marmite.  C'est 
ainsi  que  l'art  merveilleux  du  moyen  âge  a  été 
traité  presque  en  tout  pays,  surtout  en  France.  On 
peut  distinguer  sur  sa  ruine  trois  sortes  de  lésions, 
qui  toutes  trois  l'entament  à  différentes  profon- 
deurs :  le  temps  d'abord,  qui  a  insensiblement 
ébréché  çà  et  là  et  rouillé  partout  sa  surface;  en- 
suite, les  révolutions  politiques  et  religieuses,  les- 
quelles, aveugles  et  colères  de  leur  nature,  se  sont 
ruées  en  tumulte  sur  lui,  ont  déchiré  son  riche 
habillement  de  sculptures  et  de  ciselures,  crevé  ses 


-   176  - 

rosaces,  brisé  ses  colliers  d'arabesques  et  de  figu- 
rines, arraché  ses  statues,  tantôt  pour  leur  mitre, 
tantôt  pour  leur  couronne;  enfin,  les  modes,  de 
plus  en  plus  grotesques  et  sottes,  qui  depuis  les 
anarchiques  et  splendides  déviations  de  la  renais- 
sance, se  sont  succédé  dans  la  décadence  néces- 
saire de  l'architecture.  Les  modes  ont  fait  plus  de 
mal  que  les  révolutions.  Elles  ont  tranché  dans  le 
vif,  elles  ont  attaqué  la  charpente  osseuse  de  l'art; 
elles  ont  coupé,  taillé,  désorganisé,  tué  l'édifice, 
dans  la  forme  comme  dans  le  symbole,  dans  sa 
logique  comme  dans  sa  beauté.  Et  puis,  elles  ont 
refait;  prétention  que  n'avaient  eue,  du  moins,  ni 
le  temps,  ni  les  révolutions.  Elles  ont  effrontément 
ajusté,  de  par  le  bon  goût,  sur  les  blessures  de  l'ar- 
chitecture gothique,  leurs  misérables  colifichets 
d'un  jour,  leurs  rubans  de  marbre,  leurs  pompons 
de  métal  :  véritable  lèpre  d'oves,  de  volutes,  d'en- 
tournements,  de  draperies,  de  guirlandes,  de  fran- 
ges, de  flammes  de  pierre,  de  nuages  de  bronze, 
d'amours  replets,  de  chérubins  bouffis,  qui  com- 
mence à  dévorer  la  face  de  l'art  dans  l'oratoire  de 
Catherine  de  Médicis,  et  le  fait  expirer,  deux  siècles 
après,  tourmenté  et  grimaçant,  dans  le  boudoir  de 
la  Dubarry. 

Ainsi  pour  résumer  les  points  que  nous  venons 
d'indiquer,  trois  sortes  de  ravages  défigurent  au- 
jourd'hui l'architecture  gothique.  Rides  et  verrues 
à  l'épiderme;  c'est  l'œuvre  du  temps.  Voies  de 
fait,  brutalités,  contusions,  fractures  ;  c'est  l'œu- 
vre des  révolutions  depuis  Luther  jusqu'à  Mira- 
beau. Mutilations,  amputations,  dislocation  de  la 


—  177    - 

membrure,  restaurations;  c'est  le  travail  grec, 
romain  et  barbare  des  professeurs  selon  Vitruve  et 
Vignole.  Cet  art  magnifique  que  les  Vandales 
avaient  produit,  les  académies  l'ont  tué.  Aux  siè- 
cles, aux  révolutions,  qui  dévastent  du  moins  avec 
impartialité  et  grandeur,  est  venue  s'adjoindre  la 
nuée  des  architectes  d'école,  patentés,  jurés  et  as- 
sermentés; dégradant  avec  le  discernement  et  le 
choix  du  mauvais  goût;  substituant  les  chicorées 
de  Louis  XV  aux  dentelles  gothiques,  pour  la  plus 
grande  gloire  du  Parlhénon.  C'est  le  coup  de  pied 
de  l'àne  au  lion  mourant.  C'est  le  vieux  chêne  qui 
se  couronne,  et  qui,  pour  comble,  est  piqué,  mordu, 
déchiqueté  par  les  chenilles. 

Qu'il  y  a  loin  de  là  à  l'époque  où  Robert  Gena- 
lis,  comparant  Notre-Dame  de  Paris  à  ce  fameux 
temple  de  Diane  à  Ephèse,ton^  réc/awé  par  les  an- 
ciens païens,  qui  a  immortalisé  Erostrate,  trou- 
vait la  cathédrale  gauloise  x  plus  excellente  en 
>  longueur,  largeur,  hauteur  et  structure  ^  !  > 

Notre-Dame  de  Paris  n'est  point,  du  reste,  ce 
qu'on  peut  appeler  un  monument  complet,  défini, 
classé.  Ce  n'est  plus  une  église  romane,  ce  n'est 
pas  encore  une  église  gothique.  Cet  édifice  n'est 
pas  un  type.  Notre-Dame  de  Paris  n'a  point, 
comme  l'abbaye  de  Tournus,  la  grave  et  massive 
carrure,  la  ronde  et  large  voûte,  la  nudité  glaciale, 
la  majestueuse  simplicité  des  édifices  qui  ont  le 
piein-cintre  pour  générateur.  Elle  n'est  pas,  comme 
la  cathédrale  de  Bourges,  le  produit  magnifique, 

'  Histoire  qallicane,  iiv.  II,  périoche  5 ,  f"  loO,  p.  1. 
1  15. 


-   178  - 

léger,  multiforme,  touffu,  hérissé,  effiorescent  de 
l'ogive.  Impossible  de  la  ranger  dans  cette  anti- 
que famille  d'églises  sombres,  mystérieuses,  basses, 
et  comme  écrasées  par  le  plein-cintre;  presque 
égyptiennes  au  plafond  près;  toutes  hiéroglyphi- 
ques, toutes  sacerdotales,  toutes  symboliques;  plus 
chargées,  dans  leurs  ornements,  de  losanges  et  de 
zigzags  que  de  fleurs,  de  fleurs  que  d'animaux, 
d'animaux  que  d'hommes;  œuvre  de  l'architecte 
moins  que  de  l'évêque;  première  transformation 
de  l'art,  tout  empreinte  de  discipline  théocrati- 
que  et  militaire,  qui  prend  racine  dans  le  Bas- 
Empire,  et  s'arrête  à  Guillaume  le  Conquérant. 
Impossible  de  placer  notre  cathédrale  dans  cette 
autre  famille  d'églises  hautes,  aériennes,  riches  de 
vitraux  et  de  sculptures;  aiguës  de  formes,  hardies 
d'attitudes;  communales  et  bourgeoises,  comme 
symboles  politiques;  libres,  capricieuses,  effré- 
nées, comme  œuvre  d'art:  seconde  transformation 
de  l'architecture,  non  plus  hiéroglyphique,  im- 
muable et  sacerdotale,  mais  artiste,  progressive 
et  populaire,  qui  commence  au  retour  des  croisa- 
des, et  finit  à  Louis  XI.  Notre-Dame  de  Paris  n'est 
pas  de  pure  race  romane,  comme  les  premières; 
ni  de  pure  race  arabe,  comme  les  secondes. 

C'est  un  édifice  de  la  transition.  L'architecte 
saxon  achevait  de  dresser  les  premiers  piliers  de 
la  nef,  lorsque  l'ogive,  qui  arrivait  de  la  croisade, 
est  venue  se  poser  en  conquérante  sur  ces  larges 
chapitaux  romans  qui  ne  devaient  porter  que  des 
pleins-cintres.  L'ogive,  maîtresse  dès  lors,  a  con- 
struit le  reste  de  l'église.  Cependant,  inexpéri- 


-  179  - 

mentée  et  timide  à  son  début,  elle  s'évase,  s'é- 
largit, se  contient,  et  n'ose  s'élancer  encore  en 
flèches  et  en  lancettes,  comme  elle  l'a  fait  plus 
tard  dans  tant  de  merveilleuses  cathédrales.  On  di- 
rait qu'elle  se  ressent  du  voisinage  des  lourds  pi- 
liers romans. 

D'ailleurs,  ces  édifices  de  la  transition  du  roman 
au  gothique  ne  sont  pas  moins  précieux  à  étudier 
que  les  types  purs.  Ils  expriment  une  nuance  de 
l'art,  qui  serait  perdue  sans  eux.  C'est  la  greffe 
de  l'ogive  sur  le  plein-cintre. 

Notre-Dame  de  Paris  est,  en  particulier,  un  cu- 
rieux échantillon  de  cette  variété.  Chaque  face, 
chaque  pierre  du  vénérable  monument  est  une 
page  non-seulement  de  l'histoire  du  pays,  mais 
encore  de  l'histoire  de  la  science  et  de  l'art.  Ainsi, 
pour  n'indiquer  ici  que  les  détails  principaux, 
tandis  que  la  petite  Porte -Rouge  atteint  presque 
aux  limites  des  délicatesses  gothiques  du  quin- 
zième siècle,  les  piliers  de  la  nef,  par  leur  volume 
et  leur  gravité,  reculent  jusqu'à  l'abbaye  carlovin- 
gienne  de  Saint-Germain -des-Prés.  On  croirait 
qu'il  y  a  six  siècles  entre  cette  porte  et  ces  piliers. 
Il  n'est  pas  jusqu'aux  hermétiques  qui  ne  trouvent 
dans  les  symboles  du  grand  portail  un  abrégé 
satisfaisant  de  leur  science  dont  l'église  de  Saint- 
Jacques-de-la-Boucherie  était  un  hiéroglyphe  si 
complet.  Ainsi,  l'abbaye  romane,  l'église  philoso- 
phai, l'art  gothique,  l'art  saxon,  le  lourd  pilier 
rond,  qui  rappelle  Grégoire  VII,  le  symbolisme 
hermétique  par  lequel  Nicolas  Flamel  préludait  à 
Luther,  l'unité  papale,  le  schisme,  Saint-Germain- 


—  180  - 

fIcs-Prés,  Saint- Jacques-de-la-Bouchcrie;  tout  est 
fondu,  combiné,  amalgamé  dans  Notre-Dame.  Cette 
église  centrale  et  génératrice  est  parmi  les  vieilles 
églises  de  Paris  une  sorte  de  chimère;  elle  a  la 
tète  de  l'une,  les  membres  de  celle-là,  la  croupe 
de  l'autre,  quelque  chose  de  toutes. 

Nous  le  répétons,  ces  constructions  hybrides  ne 
sont  pas  les  moins  intéressantes  pour  l'artiste,  pour 
l'antiquaire,  pour  l'historien.  Elles  font  sentir  à 
quel  point  l'architecture  est  chose  primitive,  en  ce 
qu'elles  démontrent  (ce  que  démontrent  aussi  les 
vestiges  cyclopéens,  les  pyramides  d'Egypte,  les 
gigantesques  pagodes  hindoues)  que  les  plus  grands 
produits  de  l'architecture  sont  moins  des  œuvres 
individuelles,  que  des  œuvres  sociales  ;  plutôt  l'en- 
fantement des  peuples  en  travail  que  le  jet  des 
hommes  de  génie;  le  dépôt  que  laisse  une  nation  ; 
les  entassements  que  font  les  siècles  ;  le  résidu  des 
évaporations  successives  de  la  société  humaine  ;  en 
un  mot,  des  espèces  de  formations.  Chaque  flot  du 
temps  superpose  son  alluvion,  chaque  race  dépose 
sa  couche  sur  le  monument,  chaque  individu  ap- 
porte sa  pierre.  Ainsi  font  les  castors,  ainsi  font  les 
abeilles,  ainsi  font  les  hommes.  Le  grand  symbole 
de  l'architecture,  Babel,  est  une  ruche. 

Les  grands  édifices,  comme  les  grandes  mon- 
tagnes, sont  l'ouvrage  des  siècles.  Souvent  l'art  se 
transforme  qu'ils  pendent  encore,  pendent  opéra 
interrupta,  ils  se  continuent  paisiblement  selon 
l'art  transformé.  L'art  nouveau  prend  le  monument 
où  il  le  trouve,  s'y  incruste,  se  l'assimile,  le  déve- 
loppe à  sa  fantaisie,  et  l'achève  s'il  peut.  La  chose 


—  181   - 

s'accomplit  sans  trouble,  sans  effort,  sans  réaction, 
suivant  une  loi  naturelle  et  tranquille.  C'est  une 
greffe  qui  survient,  une  sève  qui  circule,  une  vé- 
gétation qui  reprend.  Certes,  il  y  a  matière  à  bien 
gros  livres,  et  souvent  histoire  universelle  de  l'hu- 
manité, dans  ces  soudures  successives  de  plusieurs 
arts  à  plusieurs  hauteurs  sur  le  même  monument. 
L'homme,  l'artiste,  l'individu,  s'effacent  sur  ces 
grandes  masses  sans  nom  d'auteur;  l'intelligence 
humaine  s'y  résume  et  s'y  totalise.  Le  temps  est 
l'architecte,  le  peuple  est  le  maçon. 

A  n'envisager  ici  que  l'architecture  européenne 
chrétienne,  cette  sœur  puînée  des  grandes  maçon- 
neries de  l'Orient,  elle  apparaît  aux  yeux  comme 
une  immense  formation  divisée  en  trois  zones  bien 
tranchées  qui  se  superposent  :  la  zone  romane  i,  la 
zone  gothique,  la  zone  de  la  renaissance,  que  nous 
appellerions  volontiers  grœco-romane.  La  couche 
romane,  qui  est  la  plus  ancienne  et  la  plus  pro- 
fonde, est  occupée  par  le  plein-cintre,  qui  repa- 
raît, porté  par  la  colonne  grecque,  dans  la  couche 
moderne  et  supérieure  de  la  renaissance.  L'ogive 
est  entre  deux.  Les  édifices  qui  appartiennent  ex- 
clusivement à  l'une  de  ces  trois  couches  sont  par- 

'  C'est  la  même  qui  s'appelle  aussi,  selon  les  lieux, 
les  climats  et  les  espèces,  lombarde,  saxonne  et  byzan- 
tine. Ce  sont  quatre  architectures  sœurs  et  parallèles, 
ayant  chacune  leur  caractère  particulier,  mais  dérivant 
de  même  principe,  le  plein-cintre. 

Faciès  non  omnibus  una, 
Non  diversa  tainen^  qualem,  glc. 


-    182  — 

faitement  distincts,  uns  et  complets.  C'est  l'abbaye 
de  Jumièges,  c'est  la  cathédrale  de  Reims,  c'est 
Sainte-Croix  d'Orléans.  Mais  les  trois  zones  se  mê- 
lent et  s'amalgament  par  les  bords,  comme  les 
couleurs  dans  le  spectre  solaire.  De  là  les  monu- 
ments complexes,  les  édifices  de  nuance  et  de  tran- 
sition. L'un  est  roman  par  les  pieds,  gothique  au 
milieu,  grœco-roman  par  la  tête.  C'est  qu'on  a  mis 
six  cents  ans  à  le  bâtir.  Cette  variété  est  rare.  Le 
donjon  d'Étampes  en  est  un  échantillon.  Mais  les 
monuments  de  deux  formations  sont  plus  fré- 
quents. C'est  Notre-Dame  de  Paris,  édifice  ogival, 
qui  s'enfonce  par  ses  premiers  piliers  dans  cette 
zone  romane  où  sont  plongés  le  portail  de  Saint- 
Denis  et  la  nef  de  Saint-Germain-des-Prés.  C'est 
la  charmante  salle  capitulaire  demi-gothique  de 
Bocherville,  à  laquelle  la  couche  romane  vient  jus- 
qu'à mi-corps.  C'est  la  cathédrale  de  Rouen,  qui 
serait  entièrement  gothique,  si  elle  ne  baignait  par 
l'extrémité  de  sa  flèche  centrale  dans  la  zone  de  la 
renaissance  ï. 

Du  reste,  toutes  ces  nuances,  toutes  ces  différen- 
ces n'affectent  que  la  surface  des  édifices.  C'est  l'art 
qui  a  changé  de  peau.  La  constitution  même  de 
l'église  chrétienne  n'en  est  pas  attaquée.  C'est  tou- 
jours la  même  charpente  intérieure,  la  même  dis- 
position logique  des  parties.  Quelle  que  soit  l'en- 
veloppe sculptée  et  brodée  d'une  cathédrale,  on 
retrouve  toujours  dessous,  au  moins  à  l'état  de 

'  Cette  partie  de  la  flèche,  qui  était  en  charpente, 
est  celle  qui  a  été  consumée  par  le  feu  du  ciel  en  182ô. 


-  185  - 

germe  et  de  rudiment,  la  basilique  romaine.  Elle 
se  développe  éternellement  sur  le  sol  selon  la  même 
loi.  Ce  sont  imperturbablement  deux  nefs  qui  s'en- 
trecoupent en  croix,  et  dont  l'extrémité  supérieure, 
arrondie  en  apside,  forme  le  chœur;  ce  sont  tou- 
jours des  bas-côtés,  pour  les  processions  intérieu- 
res, pour  les  chapelles  :  sortes  de  promenoirs  laté- 
raux où  la  nef  principale  se  dégorge  par  les  entre- 
colonnements.  Cela  posé,  le  nombre  des  chapelles, 
des  portails,  des  clochers,  des  aiguilles,  se  modifie 
à  l'infini,  suivant  la  fantaisie  du  siècle,  du  peuple, 
de  l'art.  Le  service  du  culte  une  fois  pourvu  et 
assuré,  l'architecture  fait  ce  que  bon  lui  semble. 
Statues,  vitraux,  rosaces,  arabesques,  dentelures, 
chapiteaux,  bas-reliefs,  elle  combine  toutes  ces  ima- 
ginations, selon  le  logarithme  qui  lui  convient.  De 
là  la  prodigieuse  variété  extérieure  de  ces  édifices 
au  fond  desquels  réside  tant  d'ordre  et  d'unité.  Le 
tronc  de  l'arbre  est  immuable  ;  la  végétation  est 
capricieuse. 


\iavh  a  fol  b 'oiseau. 


ISous  venons  d'essayer  de  réparer  pour  le  lecteur 
cette  admirable  église  de  Notre-Dame  de  Paris. 
Nous  avons  indiqué  sommairement  la  plupart  des 
beautés  qu'elle  avait  au  quinzième  siècle  et  qui 
lui  manquent  aujourd'hui;  mais  nous  avons  omis 
la  principale,  c'est  la  vue  du  Paris  qu'on  découvrait 
alors  du  haut  des  tours. 

C'était  en  effet,  quand,  après  avoir  tâtonné  long- 
temps dans  la  ténébreuse  spirale  qui  perce  perpen- 
diculairement l'épaisse  muraille  des  clochers,  on 
débouchait  enfin  brusquement  sur  l'une  des  deux 
hautes  plates-formes  inondées  de  jour  et  d'air;  c'é- 
tait un  beau  tableau  que  celui  qui  se  déroulait  à  la 
fois  de  toutes  parts  sous  vos  yeux;  un  spectacle  sî/z 
geiien's,  dont  peuvent  aisément  se  faire  idée  ceux 


~  1815  - 
de  nos  lecteurs  qui  ont  eu  le  bonheur  de  voir 
une  ville  gothique,  entière,  complèle,  homogène, 
comme  il  en  reste  encore  quelques-unes.  Nurem- 
berg en  Bavière,  Vittoria  en  Espagne;  ou  même 
de  plus  petits  échantillons,  pourvu  qu'ils  soient 
bien  conservés,  Vitré  en  Bretagne,  Nordhausen  en 
Prusse. 

Le  Paris  d'il  y  a  trois  cent  cinquante  ans,  le  Pa- 
ris du  quinzième  siècle  était  déjà  une  ville  géante. 
Nous  nous  trompons  en  général,  nous  autres  Pari- 
siens, sur  le  terrain  que  nous  croyons  avoir  gagné. 
Paris,  depuis  Louis  XI,  ne  s'est  pas  accru  de  beau- 
coup plus  d'un  tiers.  Il  a,  certes,  bien  plus  perdu 
en  beauté  qu'il  n'a  gagné  en  grandeur. 

Paris  est  né,  comme  on  sait,  dans  cette  vieille  fie 
de  la  Cité  qui  a  la  forme  d'un  berceau.  La  grève  de 
cette  île  fut  sa  première  enceinte,  la  Seine  son  pre- 
mier fossé.  Paris  demeura  plusieurs  siècles  à  l'état 
d'ile,  avec  deux  ponts,  l'un  au  nord,  l'autre  au  midi, 
et  deux  têtes  de  ponts,  qui  étaient  à  la  fois  ses  por- 
tes et  ses  forteresses  :  le  Grand-Châteletsur  la  rive 
droite,  le  Petit-Châtelet  sur  la  rive  gauche.  Puis 
dès  les  rois  de  la  première  race,  trop  à  l'étroit  dans 
son  île,  et  ne  pouvant  plus  s'y  retourner,  Paris 
passa  l'eau.  Alors,  au  delà  du  grand,  au  delà  du 
petit  Chàtelet,  une  première  enceinte  de  murailles 
et  de  tours  commença  à  entamer  la  campagne  des 
deux  côtés  de  la  Seine.  De  cette  ancienne  clôture 
il  restait  encore  au  siècle  dernier  quelques  vesti- 
ges; aujourd'hui  il  n'en  reste  que  le  souvenir  et 
çà  et  là  une  tradition,  la  porte  Baudets  ou  Baudoyer, 
porta  Bagauda.  Peu  à  peu,  le  flot  des  maisons, 

1        NOTRE-DAME    DE    PARIS.  ]0 


-  186  - 

toujours  poussé  (lu  cœur  de  la  ville  au  dehors,  dé- 
borde, ronge,  useetefTace  cette  enceinte.  Philippe- 
Auguste  lui  fait  une  nouvelle  digue.  Il  emprisonne 
Paris  dans  une  chaîne  circulaire  de  grosses  tours, 
hautes  et  solides.  Pendant  plus  d'un  siècle,  les  mai- 
sons se  pressent,  s'accumulent  et  haussent  leur 
niveau  dans  ce  bassin,  comme  l'eau  dans  un  réser- 
voir. Elles  commencent  à  devenir  profondes;  elles 
mettent  étages  sur  étages;  elles  montent  les  unes 
sur  les  autres;  elles  jaillissent  en  hauteur  comme 
toute  scve comprimée,  etc'estàqui  passera  la  tête 
par-dessus  ses  voisines  pour  avoir  un  peu  d'air.  La 
rue  de  plus  en  plus  se  creuse  et  se  rétrécit;  toute 
place  se  comble  et  disparaît.  Les  maisons  enfln 
sautent  par-dessus  le  mur  de  Philippe-Auguste, 
et  s'éparpillent  joyeusement  dans  la  plaine,  sans 
ordre  et  tout  de  travers,  comme  des  échappées. 
Là,  elles  se  carrent,  se  taillent  des  jardins  dans  les 
champs,  prennent  leurs  aises.  Dès  1367,  la  ville  se 
répand  tellement  dans  le  faubourg  qu'il  faut  une 
nouvelle  clôture,  surtout  sur  la  rive  droite  :  Char- 
les V  la  bâtit.  Mais  une  ville  comme  Paris  est  dans 
une  crue  perpétuelle.  11  n'y  a  que  ces  villes-là  qui 
deviennent  capitales.  Ce  sont  des  entonnoirs  où 
viennent  aboutir  tous  les  versants  géographiques, 
politiques,  moraux,  intellectuels  d'un  pays,  toutes 
les  pentes  naturelles  d'un  peuple;  des  puits  de  ci- 
vilisation pour  ainsi  dire,  et  aussi  des  égouts,  où 
commerce,  industrie, intelligence,  population,  tout 
ce  qui  est  sève,  tout  ce  qui  est  vie,  tout  ce  qui  est 
âme  dans  une  nation,  filtre  et  s'amasse  sans  cesse, 
goutte  à  goutte,  siècle  à  siècle.  L'enceinte  de  Char- 


-  187  - 

îes  V  a  donc  lo  sort  de  Venceiiile  de  IMiilippe-Au- 
gustc.  Dès  la  fin  du  quinzième  siècle,  elle  est  en- 
jambée, dépassée,  et  le  faubourg  court  i)!us  loin. 
Au  seizième,  il  semble  qu'elle  recule  à  vue  d'œil  et 
s'enfonce  de  plus  en  plus  dans  la  vieille  ville;  tant 
une  ville  neuve  s'épaissit  déjà  au  dehors!  Ainsi, 
dès  le  quinzième  siècle,  pour  nous  arrêter  là,  Pa- 
ris avait  déjà  usé  les  trois  cercles  concentriques  de 
murailles  qui,  du  temps  de  Julien  l'Apostat,  étaient, 
pour  ainsi  dire,  en  germe  dans  le  Grand-Chàtelet 
et  le  Petit-Châtelet.  La  puissante  ville  avait  lait 
craquer  successivement  ses  quatre  ceintures  de 
murs,  comme  un  enfant  qui  grandit  et  qui  crève 
ses  vêtements  de  l'an  passé.  Sous  Louis  XI,  on 
voyait,  par  places,  percer,  dans  cette  mer  de 
maisons,  quelques  groupes  de  tours  en  ruine  des 
anciennes  enceintes,  comme  les  pitons  des  colli- 
nes dans  une  inondation,  comme  des  archipels  du 
vieux  Paris  submergé  sous  le  nouveau. 

Depuis  lors,  Paris  s'est  encore  transformé,  mal- 
heureusement pour  nos  yeux;  mais  il  n'a  franchi 
qu'une  enceinte  de  plus,  celle  de  Louis  XV,  ce 
misérable  mur  de  boue  et  de  crachat,  digne  du  roi 
qui  l'a  bâti,  du  poëte  qui  l'a  chanté  : 

Le  mur  murant  Paris  rend  Paris  murmurant. 

Au  quinzième  siècle,  Paris  était  encore  divisé 
en  trois  villes  tout  à  fait  distinctes  et  séparées, 
ayant  chacune  leur  physionomie,  leur  spécialité, 
leurs  mœurs,  leurs  coutumes,  leurs  privilèges, 
leur  histoire  :  la  Cité,  l'Université,  la  Ville.  La 


-  188  - 

Cité,  qui  occupait  l'île,  était  la  plus  ancienne,  la 
moindre  et  la  mère  des  deux  autres,  resserrée  entre 
elles  (qu'on  nous  passe  la  comparaison)  comme 
une  petite  vieille  entre  deux  grandes  belles  filles. 
L'Université  couvrait  la  rive  gauche  de  la  Seine, 
depuis  la  Tournelle  jusqu'à  la  tour  de  Nesle,  points 
qui  correspondent,  dans  le  Paris  d'aujourd'hui, 
l'un  à  la  Halle-aux-Vins,  l'autre  à  la  Monnaie.  Son 
enceinte  échancrait  assez  largement  cette  campa- 
gne où  Julien  avait  bâti  ses  thermes.  La  montagne 
de  Sainte-Geneviève  y  était  enfermée.  Le  point 
culminant  de  cette  courbe  de  murailles  était  la 
porte  Papale,  c'est-à-dire  à  peu  près  l'emplace- 
ment actuel  du  Panthéon.  La  Ville,  qui  était  le 
plus  grand  des  trois  morceaux  de  Paris,  avait  la 
rive  droite.  Son  quai,  rompu  toutefois  ou  inter- 
rompu en  plusieurs  endroits,  courait  le  long  de  la 
Seine,  de  la  tour  de  Billy  à  la  tour  du  Bois,  c'est-à- 
dire  de  l'endroit  où  est  aujourd'hui  le  Grenier-d'A- 
bondance  à  l'endroit  où  sont  aujourd'hui  les  Tuile- 
ries. Ces  quatre  points,  où  la  Seine  coupait  l'en- 
ceinte de  la  capitale,  la  Tournelle  et  la  tour  de 
Nesle  à  gauche,  la  tour  de  Billy  et  la  tour  du  Bois 
à  droite,  s'appelaient  par  excellence  les  quatre  tours 
de  Paris,  La  Ville  entrait  dans  les  terres  plus  pro- 
fondément encore  que  l'Université.  Le  point  cul- 
minant de  la  clôture  de  la  Ville  (  celle  de  Charles  V  ) 
était  aux  portes  Saint-Denis  et  Saint-Martin,  dont 
l'emplacement  n'a  pas  changé. 

Comme  nous  venons  de  le  dire,  chacune  de  ces 
trois  grandes  divisions  de  Paris  était  une  ville, 
mais  une  ville  trop  spéciale  pour  être  complète, 


-  189  - 

une  ville  qui  ne  pouvait  se  passer  des  deux  autres. 
Aussi  trois  aspects  parfaitement  à  part.  Dans  la 
Cité  abondaient  les  églises,  dans  la  Ville  les  palais, 
dans  l'Université  les  collèges.  Pour  négliger  ici 
les  originalités  secondaires  du  vieux  Paris  et  les 
caprices  du  droit  de  voierie,  nous  dirons  d'un  point 
de  vue  général,  en  ne  prenant  que  les  ensembles 
et  les  masses  dans  le  chaos  des  juridictions  com- 
munales, que  l'île  était  à  l'évêque,  la  rive  droite 
au  prévôt  des  marchands,  la  rive  gauche  au  rec- 
teur. Le  prévôt  de  Paris,  officier  royal  et  non  mu- 
nicipal, sur  le  tout.  La  Cité  avait  Notre-Dame,  la 
Ville  le  Louvre  et  l'Hôtel-de-Ville,  l'Université  la 
Sorbonne.  La  ville  avait  les  Halles,  la  Cité  l'Hôtel- 
Dieu,  l'Université  le  Pré-aux-Clercs.  Le  délit  que 
les  écoliers  commettaient  sur  la  rive  gauche,  dans 
leur  Pré-aux-Clercs,  on  le  jugeait  dans  l'île,  au  Pa- 
lais de  Justice,  et  on  le  punissait  sur  la  rive  droite, 
à  Montfaucon  ;  à  moins  que  le  recteur,  sentant  l'U- 
niversité forte  et  le  roi  faible,  n'intervînt;  car  c'é- 
tait un  privilège  des  écoliers  d'être  pendus  chez 
eux. 

(La  plupart  de  ces  privilèges,  pour  le  noter  en 
passant,  et  il  y  en  avait  de  meilleurs  que  celui-ci, 
avaient  été  extorqués  aux  rois  par  révoltes  et  mu- 
tineries. C'est  la  marche  immémoriale  :  le  roi  ne 
lâche  que  quand  le  peuple  arrache.  11  y  a  une 
vieille  charte  qui  dit  la  chose  naïvement,  à  propos 
de  fidélité  :  —  Civibus  fidelitas  in  reges,  quœ  ta- 
men  aliquoties  seditionihus  inferrupta ,  multa  pe- 
perit  privilégia.) 

Au  quinzième  siècle,  la  Seine  baignait  cinq  îles 
1  16. 


—  190  - 

dans  Tenceinle  de  Paris  :  l'île  Louviers.  où  il  y 
avait  alors  des  arbres  et  où  il  n'y  a  plus  que  du 
bois,  l'île  aux  Vaches  et  l'île  Notre-Dame,  toutes 
deux  désertes,  à  une  masure  près,  toutes  deux 
fiefs  de  l'évêque  (au  dix -septième  siècle,  de  ces 
deux  îles  on  en  a  fait  une,  qu'on  a  bâtie,  et  que 
nous  appelons  l'île  Saint-Louis);  enfin  la  Cité,  et 
à  sa  pointe  l'îlot  du  Passeur  aux  Vaches,  qui  s'est 
abîmé  depuis  sous  le  terre-plein  du  Pont-Neuf.  La 
Cité  alors  avait  cinq  ponts  :  trois  à  droite.  le  pont 
Notre-Dame  et  le  Pont -au -Change,  en  pierre,  le 
Pont -aux -Meuniers,  en  bois;  deux  à  gauche,  le 
Petit-Pont,  en  pierre,  le  pont  Saint-Michel,  en  bois; 
tous  chargés  de  maisons.  L'Université  avait  six 
portes,  bâties  par  Philippe-Auguste;  c'était,  à  par- 
tir de  la  Tournelle,  la  porte  Saint-Victor,  la  porte 
Bordelie,  la  porte  Papale,  la  porte  Saint-Jacques, 
la  porte  Saint-Michel,  la  porte  Saint-Germain.  La 
Ville  avait  six  portes,  bâties  par  Charles  V;  c'était, 
à  partir  de  la  tour  de  Billy,  la  porte  Saint-Antoine, 
la  porte  du  Temple,  la  porte  Saint-Martin,  la  porte 
Saint-Denis,  la  porte  Montmartre,  la  porte  Saint- 
Honoré.  Toutes  ces  portes  étaient  fortes,  et  belles 
aussi,  ce  qui  ne  gâte  pas  la  force.  Un  fossé  large, 
profond,  à  courant  vif  dans  les  crues  d'hiver,  la- 
vait le  pied  des  murailles  tout  autour  de  Paris;  la 
Seine  fournissait  l'eau.  La  nuit  on  fermait  les  por- 
tes, on  barrait  la  rivière  aux  deux  bouts  de  la  ville 
avec  de  grosses  chaînes  de  fer,  et  Paris  dormait 
tranquille. 

Vus  à  ce  vol  d'oiseau,  ces  trois  bourgs,  la  Cité, 
l'Université,  la  Ville,  présentaient  chacun  à  l'œil 


—  191  — 

un  tricot  inextricable  de  rues  bizarrement  brouil- 
lées. Cependant,  au  premier  aspect,  on  reconnais- 
sait que  ces  trois  fragments  de  cité  formaient  un 
seul  corps.  On  voyait  tout  de  suite  deux  longues 
rues  parallèles,  sans  rupture,  sans  perturbation, 
presque  en  ligne  droite,  qui  traversaient  à  la  fois 
les  trois  villes  d'un  bouta  l'autre,  du  midi  au  nord, 
perpendiculairement  à  la  Seine,  les  liaient,  les 
mêlaient,  infusaient,  versaient,  transvasaient  sans 
relâche  le  peuple  de  l'une  dans  les  murs  de  l'autre, 
et  des  trois  n'en  faisaient  qu'une.  La  première  de 
ces  deux  rues  allait  de  la  porte  Saint-Jacques  à  la 
porteSaint-Martin;elles'appelait  rue  Saint-Jacques 
dans  l'Université,  rue  de  la  Juiverie  dans  la  Cite, 
rue  Saint-Martin  dans  la  Ville;  elle  passait  l'eau 
deux  fois  sous  le  nom  de  Petit- Pont  et  de  pont 
Notre-Dame.  La  seconde,  qui  s'appelait  rue  de  la 
Harpe  sur  la  rive  gauche,  rue  de  la  Barillerie  dans 
l'île,  rue  Saint-Denis  sur  la  rive  droite,  pont  Saiat- 
Michel  sur  un  bras  de  la  Seine,  Pont-au-Ghange 
sur  l'autre,  allait  de  la  porte  Saint-Michel  dans 
l'Université  à  la  porte  Saint-Denis  dans  la  ville. 
Du  reste,  sous  tant  de  noms  divers,  ce  n'étaient 
toujours  que  deux  rues,  mais  les  deux  rues  mères, 
les  deux  rues  génératrices,  les  deux  artères  de  Paris. 
Toutes  les  autres  veines  de  la  triple  ville  venaient 
y  puiser  ou  s'y  dégorger. 

Indépendamment  de  ces  deux  rues  principales, 
diamétrales,  perçant  Paris  de  part  en  part  dans  sa 
largeur,  communes  à  la  capitale  entière,  la  Ville  et 
l'Université  avaient  chacune  leur  grande  rue  par- 
ticulière, qui  courait  dans  le  sens  de  leur  longueur, 


—  19^2  — 

parallèiement  à  la  Seine,  et  en  passant  coupait  à 
angle  droit  les  deux  rues  artérielles.  Ainsi,  dans 
la  Ville,  on  descendait  en  droite  ligne  de  la  porte 
Saint-Antoine  à  la  porte  Saint-Honoré;  dans  l'Uni- 
versité, de  la  porte  Saint-Victor  à  la  porte  Saint- 
Germain.  Ces  deux  grandes  voies,  croisées  avec  les 
deux  premières,  formaient  le  canevas  sur  lequel 
reposait,  noué  et  serré  en  tout  sens,  le  réseau  dé- 
daléen  des  rues  de  Paris.  Dans  le  dessin  inintelli- 
gible de  ce  réseau  on  distinguait  en  outre,  en  exa- 
minant avec  attention,  comme  deux  gerbes  élargies 
l'une  dans  l'Université,  l'autre  dans  la  Ville,  deux 
trousseaux  de  grosses  rues  qui  allaient  s'épanouis- 
sant  des  ponts  aux  portes. 

Quelque  chose  de  ce  plan  géométral  subsiste  en- 
core aujourd'hui. 

Maintenant  sous  quel  aspect  cet  ensemble  se 
présentait-il  vu  du  haut  des  tours  de  Notre-Dame, 
en  1482?  C'est  ce  que  nous  allons  tâcher  de  dire. 

Pour  le  spectateur  qui  arrivait  essoufflé  sur  ce 
faîte,  c'était  d'abord  un  éblouissement  de  toits,  de 
cheminées,  de  rues,  de  ponts,  de  places,  de  flèches 
de  clochers.  Tout  vous  prenait  aux  yeux  à  la  fois, 
le  pignon  taillé,  la  toiture  aiguë,  la  tourelle  sus- 
pendue aux  angles  des  murs,  la  pyramide  de  pierre 
du  onzième  siècle,  l'obélisque  d'ardoise  du  quin- 
zième, la  tour  ronde  et  nue  du  donjon,  la  tour  car- 
rée et  brodée  de  l'église,  le  grand,  le  petit,  le  mas- 
sif, l'aérien.  Le  regard  se  perdait  longtemps  à  toute 
profondeur  dans  ce  labyrinthe,  où  il  n'y  avait  rien 
qui  ne  vînt  de  l'art,  depuis  la  moindre  devanture 
peinte  et  sculptée,  à  charpente  extérieure,  à  porte 


—  195  — 

surbaissée,  à  étages  en  surplomb,  jusqu'au  royal 
Louvre,  qui  avait  alors  une  colonnade  de  tours. 
Mais  voici  les  principales  masses  qu'on  distinguait 
lorsque  l'œil  commençait  à  se  faire  à  ce  tumulte 
d'édifices. 

D'abord  la  Cité.  L'île  delà  Cité,  comme  dit  Sau- 
vai, qui,  à  travers  son  fatras,  a  quelquefois  de  ces 
bonnes  fortunes  de  style.  Vile  de  la  Cité  est  faite 
comme  un  grand  navire  enfoncé  dans  la  vase  et 
échoué  au  fil  de  Veau  vers  le  milieu  de  la  Seine. 
Nous  venons  d'expliquer  qu'au  quinzième  siècle 
ce  navire  était  amarré  aux  deux  rives  du  fleuve  par 
cinq  ponts.  Cette  forme  de  vaisseau  avait  aussi 
frappé  les  scribes  héraldiques  ;  car  c'est  de  là,  et 
non  du  siège  des  Normands,  que  vient,  selon  Favyn 
et  Pasquier,  le  navire  qui  blasonne  le  vieil  écusson 
de  Paris.  Pour  qui  sait  le  déchiffrer,  le  blason  est 
une  algèbre,  le  blason  est  une  langue.  L'histoire 
entière  de  la  seconde  moitié  du  moyen  âge  est  écrite 
dans  le  blason,  comme  l'histoire  de  la  première 
moitié  dans  le  symbolisme  des  églises  romanes.  Ce 
sont  les  hiéroglyphes  de  la  féodalité  après  ceux  de 
la  théocratie. 

La  Cité  donc  s'offrait  d'abord  aux  yeux  avec  sa 
poupe  au  levant  et  sa  proue  au  couchant.  Tourné 
vers  la  proue,  on  avait  devant  soi  un  innombra- 
ble troupeau  de  vieux  toits,  sur  lesquels  s'arron- 
dissait largement  le  chevet  plombé  de  la  Sainte- 
Chapelle,  pareille  à  une  croupe  d'éléphant  chargée 
de  sa  tour.  Seulement  ici  cette  tour  était  la  flèche 
la  plus  hardie,  la  plus  ouvrée,  la  plus  menuisée,  la 
plus  déchiquetée  qui  ait  jamais  laissé  voir  le  ciel 


—  194  — 

à  travers  son  cône  de  dentelle.  Devant  >iotre-Dame, 
au  plus  près,  trois  rues  se  dégorgeaient  dans  le 
parvis,  belle  place  à  vieilles  maisons.  Sur  le  côté 
sud  de  cette  place  se  penchait  la  façade  ridée  et  re- 
chignée  de  l'Hôtel-Dieu,  et  son  toit  qui  semble 
couvert  de  pustules  et  de  verrues.  Puis,  à  droite , 
à  gauche,  à  l'orient,  à  l'occident,  dans  cette  en- 
ceinte si  étroite  pourtant  de  la  Cité  se  dressaient 
les  clochers  de  ses  vingt-une  églises  de  toute  date, 
de  toute  forme,  de  toute  grandeur,  depuis  la  basse 
et  vermoulue  campanule  romane  de  Saint-Denis- 
du-Pas  {carcer  G Imicini)  jusqu'aux  fines  aiguilles 
de  Saint-Pierre-aux- Bœufs  et  de  Saint-Landry. 
Derrière  Notre-Dame  se  déroulaient,  au  nord,  le 
cloître  avec  ses  galeries  gothiques;  au  sud,  le  pa- 
lais demi-roman  de  l'évéque;  au  levant,  la  pointe 
déserte  du  Terrain.  Dans  cet  entassement  de  mai- 
sons, l'œil  distinguait  encore,  à  ces  hautes  mitres 
de  pierre  percées  à  jour  qui  couronnaient  alors  sur 
le  toit  même  les  fenêtres  les  plus  élevées  des  palais, 
l'hôtel  donné  par  la  ville,  sous  Charles^  I,  à  Juvé- 
nal  des  Ursins;  un  peu  plus  loin,  les  baraques  gou- 
dronnées du  marché  Palus;  ailleurs  encore,  l'ap- 
side neuve  de  Saint-Germain-le-A^ieux,  rallongée 
en  1458  avec  un  bout  de  la  rue  aux  Febves;  et  puis, 
par  places,  un  carrefour  encombré  de  peuple;  un 
pilori  dressé  à  un  coin  de  rue;  un  beau  morceau 
du  pavé  de  Philippe-Auguste,  magnifique  dallage 
rayé  pour  les  pieds  des  chevaux  au  milieu  de  la 
voie,  et  si  mal  remplacé  au  seizième  siècle  par  le 
misérable  cailloutage  dit  /^aré  de  la  ligue;  une  ar- 
rière-cour déserte  avec  une  de  ces  diaphanes  tou- 


-  lo:;  - 

relies  de  l'escalier  comme  on  en  faisait  au  quin- 
zième siècle,  comme  on  en  voit  encore  une,  rue  des 
Bourdonnais.  Enfin,  à  droite  de  la  Sainte-Chapelle, 
vers  le  couchant,  le  Palais  de  Justice  asseyait  au 
bord  de  l'eau  son  groupe  de  tours.  Les  futaies  des 
jardins  du  roi  qui  couvraient  la  pointe  occidentale 
de  la  Cité  masquaient  l'îlot  du  Passeur.  Quant  à 
l'eau,  du  haut  des  tours  de  Notre-Dame,  on  ne  la 
voyait  guère  des  deux  côtés  de  la  Cité  :  la  Seine 
disparaissait  sous  les  ponts,  les  ponts  sous  les  mai- 
sons. 

Et  quand  le  regard  passait  ces  ponts,  dont  les 
toits  verdissaient  à  l'œil,  moisis  avant  l'âge  par  les 
vapeurs  de  l'eau,  s'il  se  dirigeait  à  gauche  vers  l'U- 
niversité, le  premier  édifice  qui  le  frappait,  c'était 
une  grosse  et  basse  gerbe  de  tours,  le  Petit-Châte- 
let,  dont  le  porche  béant  dévorait  le  bout  du  Petit- 
Pont;  puis,  si  votre  vue  parcourait  la  rive  du  levant 
au  couchant,  de  la  Tournelle  à  la  tour  de  Nesle, 
c'était  un  long  cordon  de  maisons  à  solives  sculp- 
tées, à  vitres  de  couleur,  surplombant  d'étage  en 
étage  sur  le  pavé,  un  interminable  zigzag  de  pi- 
gnons bourgeois,  coupé  fréquemment  par  la  bou- 
che d'une  rue,  et  de  temps  en  temps  aussi  par  la 
face  ou  par  le  coude  d'un  grand  hôtel  de  pierre,  se 
carrant  à  son  aise,  cours  et  jardins,  ailes  et  corps 
de  logis,  parmi  cette  populace  de  maisons  serrées 
et  étriquées,  comme  un  grand  seigneur  dans  un 
tas  de  manants.  Il  y  avait  cinq  ou  six  de  ces  hôtels 
sur  le  quai,  depuis  le  logis  de  Lorraine,  qui  parta- 
geait avec  les  Bernardins  le  grand  enclos  voisin  de 
la  Tournelle  jusqu'à  l'hôtel  de  Nesle  dont  la  tour 


—  196  - 

principale  bornait  Paris,  et  dont  les  toits  pointus 
étaient  en  possession  pendant  trois  mois  de  l'année 
d'échancrer  de  leurs  triangles  noirs  le  disque  écar- 
late  du  soleil  couchant. 

Ce  côté  de  la  Seine,  du  reste,  était  le  moins  mar- 
chand des  deux;  les  écoliers  y  faisaient  plus  de 
bruit  et  de  foule  que  les  artisans,  et  il  n'y  avait, 
à  proprement  parler,  de  quai  que  du  pont  Saint- 
Michel  à  la  tour  de  Nesle.  Le  reste  du  bord  de  la 
Seine  était  tantôt  une  grève  nue,  comme  au  delà 
des  Bernardins,  tantôt  un  entassement  de  maisons 
qui  avaient  le  pied  dans  l'eau,  comme  entre  les 
deux  ponts. 

]l  y  avait  grand  vacarme  de  blanchisseuses;  elles 
criaient,  parlaient,  chantaient  du  matin  au  soir  le 
long  du  bord,  et  y  battaient  fort  le  linge,  comme 
de  nos  jours.  Ce  n'est  pas  la  moindre  gaieté  de 
Paris. 

L'Université  faisait  un  bloc  à.  l'œil.  D'un  bouta 
l'autre  c'était  un  tout  homogène  et  compacte.  Ces 
mille  toits  drus,  anguleux,  adhérents,  composés 
presque  tous  du  même  élément  géométrique,  of- 
fraient, vus  de  haut,  l'aspect  d'une  cristallisation 
de  la  même  substance.  Le  capricieux  ravin  des 
rues  ne  coupait  pas  ce  pâté  de  maisons  en  tran- 
ches trop  disproportionnées.  Les  quarante-deux 
collèges  y  étaient  disséminés  d'une  manière  assez 
égale,  et  il  y  en  avait  partout.  Les  faîtes  variés  et 
amusants  de  ces  beaux  édifices  étaient  le  produit 
du  même  art  que  les  simples  toits  qu'ils  dépas- 
saient, et  n'étaient  en  définitive  qu'une  multipli- 
cation au  carré  ou  au  cube  de  la  même  figure  géo- 


-  197  - 

métrique.  Ils  compliquaient  donc  l'ensemble  sans 
le  troubler,  le  complétaient  sans  le  charger.  La 
géométrie  est  une  harmonie.  Quelques  beaux  hô- 
tels faisaient  aussi  çà  et  là  de  magnifiques  saillies 
sur  les  greniers  pittoresques  de  la  rive  gauche;  le 
logis  de  Nevers,  le  logis  de  Rome,  le  logis  de  Reims, 
qui  ont  disparu;  l'hôtel  de  Cluny,  qui  subsiste  en- 
core pour  la  consolation  de  l'artiste,  et  dont  on  a 
si  bêtement  découronné  la  tour  il  y  a  quelques  an- 
nées. Près  de. Cluny,  ce  palais  romain,  à  belles  ar- 
ches cintrées,  c'étaient  les  Thermes  de  Julien.  Il  y 
avait  aussi  force  abbayes  d'une  beauté  plus  dévote, 
d'une  grandeur  plus  grave  que  les  hôtels,  mais 
non  moins  belles,  non  moins  grandes.  Celles  qui 
éveillaient  d'abord  l'œil,  c'étaient  les  Bernardins 
avec  leurs  trois  clochers;  Sainte-Geneviève,  dont 
la  tour  carrée,  qui  existe  encore,  fait  tant  regret- 
ter le  reste;  la  Sorbonne,  moitié  collège,  moitié 
monastère,  dont  il  survit  une  si  admirable  nef;  le 
beau  cloître  quadrilatéral  des  Mathurins;  son  voi- 
sin le  cloître  de  Saint-Benoît,  dans  les  murs  duquel 
on  a  eu  le  temps  de  bâcler  un  théâtre  entre  la 
septième  et  la  huitième  édition  de  ce  livre;  les  Cor- 
deliers  avec  leurs  trois  énormes  pignons  juxta- 
posés ;  les  Augustins,  dont  la  gracieuse  aiguille  fai- 
sait, après  la  tour  de  Nesle,  la  deuxième  dentelure 
de  ce  côté  de  Paris,  à  partir  de  l'occident.  Les  col- 
lèges, qui  sont  en  effet  l'anneau  intermédiaire  du 
cloître  au  monde,  tenaient  le  milieu  dans  la  série 
monumentale  entre  les  hôtels  et  les  abbayes  avec 
une  sévérité  pleine  d'élégance,  une  sculpture  moins 
évaporée  que  les  palais,  une  architecture  moins 
1  17 


-  198  - 

sérieuse  que  les  couvents.  II  ne  reste  malheureu- 
sement presque  rien  de  ces  monuments  où  l'art 
gothique  entrecoupait  avec  tant  de  précision  la 
richesse  et  l'économie.  Les  églises  (  et  elles  étaient 
nombreuses  et  splendides  dans  l'Université;  et  elles 
s'échelonnaient  là  aussi  dans  tous  les  âges  de  l'ar- 
chitecture, depuis  les  pleins-cintres  de  Saint-Ju- 
lien jusqu'aux  ogives  de  Saint-Severin  ) ,  les  égli- 
ses dominaient  le  tout;  et,  comme  une  harmonie 
de  plus  dans  cette  masse  d'harmonies,  elles  per- 
çaient à  chaque  instant  la  découpure  multiple  des 
pignons  de  flèches  tailladées,  de  clochers  à  jour, 
d'aiguilles  déliées  dont  la  ligne  n'était  aussi  qu'une 
magnifique  exagération  de  l'angle  aigu  des  toits. 

Le  sol  de  l'Université  était  montueux.  La  mon- 
tagne Sainte-Geneviève  y  faisait  au  sud-est  une 
ampoule  énorme;  et  c'était  une  chose  à  voir  du 
haut  de  Notre-Dame  que  cette  foule  de  rues  étroi- 
tes et  tortues  (aujourd'hui  le  pays  latin),  ces  grap- 
pes de  maisons  qui,  répandues  en  tout  sens  du  som- 
met de  cette  éminence,  se  précipitaient  en  désordre 
et  presque  à  pic  sur  ses  flancs  jusqu'au  bord  de  l'eau, 
ayant  l'air,  les  unes  de  tomber,  les  autres  de  re- 
grimper, toutes  de  se  retenir  les  unes  aux  autres. 
Un  flux  continuel  de  mille  points  noirs  qui  s'entre- 
croisaient sur  le  pavé  faisait  tout  remuer  aux  yeux  : 
c'était  le  peuple  vu  ainsi  de  haut  et  de  loin. 

Enfin,  dans  les  intervalles  de  ces  toits,  de  ces  flè- 
ches, de  ces  accidents  d'édifices  sans  nombre  qui 
pliaient,  tordaient  et  dentelaient  d'une  manière  si 
bizarre  la  ligne  extrême  de  l'Université,  on  entre- 
voyait, d'espace  en  espace,  un  gros  pan  de  mur 


-  199  - 

moussu,  une  épaisse  tour  ronde,  une  porte  de  ville 
crénelée,  figurant  la  forteresse  :  c'était  la  clôture  de 
Philippe-Auguste.  Au  delà  verdoyaient  les  prés,  au 
delà  s'enfuyaient  les  routes,  le  long  desquelles  traî- 
naient encore  quelques  maisons  de  faubourg,  d'au- 
tant plus  rares  qu'elles  s'éloignaient  plus.  Quelques- 
uns  de  ces  faubourgs  avaient  de  l'importance:  c'était 
d'abord,  à  partir  de  la  Tournelle,  le  bourg  Saint- 
Victor  avec  son  pont  d'une  arche  sur  la  Bièvre,  son 
abbaye ,  où  on  lisait  Tépitaphe  de  Louis  le  Gros , 
epitapliium  Lvdovici  Grossi,  et  son  église  à  flèche 
octogone  flanquée  de  quatre  clochetons  du  onzième 
siècle  (on  en  peut  voir  une  pareille  à  Etampes  ;  elle 
n'est  pas  encore  abattue);  puis  le  bourg  Saint-3ïar- 
ceau,  qui  avaitdéjà  trois  églises  et  un  couvent;  puis, 
en  laissant  à  gauche  le  moulin  des  Gobelins  et  ses 
quatre  murs  blancs,  c'était  le  faubourg  Saint-Jac- 
ques avecla  belle  croix  sculptée  de  son  carrefour; 
l'église  de  Saint-Jacques  du  Haut-Pas,  qui  était 
alors  gothique  ,  pointue  et  charmante  ;  Saint-Ma- 
gloire,  belle  nef  du  quatorzième  siècle,  dont  Napo- 
léon fit  un  grenier  à  foin;  Notre-Dame -des - 
Champs,  où  il  y  avait  des  mosaïques  byzantines. 
Enfin,  après  avoir  laissé  en  plein  champ  le  monas- 
tère des  Chartreux,  riche  édifice  contemporain  du 
Palais  de  Justice,  avec  ses  petits  jardins  à  compar- 
timents et  les  ruines  mal  hantées  de  Vauvert,  l'œil 
tombait,  à  l'occident,  sur  les  trois  aiguilles  roma- 
nes de  Saint-Germain-des-Prés.  Le  bourg  Saint- 
Germain,  déjà  une  grosse  commune,  faisait  quinze 
ou  vingt  rues  derrière  ;  le  clocher  aigu  de  Saint- 
Sulpice  marquait  un  des  coins  du  bourg.  Tout  à 


-  200  - 

côté  on  distinguait  l'enceinte  quadrilatérale  de  la 
Foire  Saint-Germain,  où  est  aujourd'hui  le  marché; 
puis  le  piloride  l'abbé,  jolie  petite  tour  ronde,  bien 
coiffée  d'un  cône  de  plomb  ;  la  tuilerie  était  plus 
loin,  et  la  rue  du  Four,  qui  menait  au  four  banal, 
et  le  moulin  sur  sa  butte,  et  la  maladrerie,  maison- 
nette isolée  et  mal  vue.  Mais  ce  qui  attirait  surtout 
le  regard,  et  le  fixait  longtemps  sur  ce  point,  c'était 
l'Abbaye  elle-même.  Il  est  certain  que  ce  monas- 
tère, qui  avait  une  grande  mine  et  comme  église  et 
comme  seigneurie,  ce  palais  abbatial,  où  les  évo- 
ques de  Paris  s'estimaient  heureux  de  coucher  une 
nuit,  ce  réfectoire,  auquel  l'architecte  avait  donné 
l'air,  la  beauté  et  la  splendide  rosace  d'une  cathé- 
drale, cette  élégante  chapelle  de  la  Vierge,  ce  dor- 
toir monumental,  ces  vastes  jardins,  cette  herse, 
ce  pont-levis,  cette  enveloppe  de  créneaux  qui  en- 
taillait aux  yeux  la  verdure  des  prés  d'alentour, 
ces  cours  où  reluisaient  des  hommes  d'armes  mêlés 
à  des  chapes  d'or,  le  tout  groupé  et  rallié  autour 
des  trois  hautes  flèches  à  pleins-cintres,  bien  assi- 
ses sur  une  apside  gothique,  faisaient  une  magni- 
fique figure  à  l'horizon. 

Quand  enfin,  après  avoir  longtemps  considéré 
l'Université,  vous  vous  tourniez  vers  la  rive  droite, 
vers  la  Ville,  le  spectacle  changeait  brusquement 
de  caractère.  La  Ville,  en  effet,  beaucoup  plus 
grande  que  l'Université,  était  aussi  moins  une.  Au 
premier  aspect,  on  la  voyait  se  diviser  en  plusieurs 
masses  singulièrement  distinctes.  D'abord,  au  le- 
vant, dans  cette  partie  de  la  ville  qui  reçoit  encore 
aujourd'hui  son  nom  du  marais  où  Camulogène 


—  201  — 

embourba  César,  c'était  un  entassement  de  palais. 
Le  pâté  venait  jusqu'au  bord  de  l'eau.  Quatre  hôtels 
presque  adhérents,  Jouy,  Sens,  Barbeau,  le  logis 
de  la  Reine,  miraient  dans  la  Seine  leurs  combles 
d'ardoise  coupés  de  sveltes  tourelles.  Ces  quatre 
édifices  emplissaient  l'espace  de  la  rue  des  Nonain 
dières   à  l'abbaye  des   Célestins,   dont  l'aiguille 
relevait  gracieusement  leur  ligne  de  pignons  et  de 
créneaux.  Quelques  masures  verdâtres  penchées 
sur  l'eau   devant  ces  somptueux  hôtels  n'empê- 
chaient pas  de  voir  les  beaux  angles  de  leurs  faça- 
des, leurs  larges  fenêtres  carrées  à  croisées  de 
pierre,  leurs  porches-ogives  surchargés  de  statues, 
les  vives  arêtes  de  leurs  murs  toujours  nettement 
coupés,  et  tous  ces  charmants  hasards  d'architec- 
ture, qui  font  que  l'art  gothique  a  l'air  de  recom- 
mencer ses  combinaisons  à  chaque  monument. 
Derrière  ces  palais  courait  dans  toutes  les  direc- 
tions, tantôt  refendue,  palissadéeetcrénelée  comme 
une  citadelle,  tantôt  voilée  de  grands  arbres  comme 
une  chartreuse,  l'enceinte  immense  et  multiforme 
de  ce  miraculeux  hôtel  de  Saint-Pol,  où  le  roi  de 
France  avait  de  quoi  loger  superbement  vingt-deux 
princes  de  la  qualité  du  dauphin  et  du  duc  de 
Bourgogne  avec  leurs  domestiques  et  leurs  suites, 
sans  compter  les  grands  seigneurs,  et  l'empereur 
quand  il  venait  voir  Paris,  et  les  lions,  qui  avaient 
leur  hôtel  à  part  dans  l'hôtel  royal.  Disons  ici  qu'un 
appartement  de  prince  ne  se  composait  pas  alors 
de  moins  de  onze  salles,  depuis  la  chambre  de  pa- 
rade jusqu'au  prie-Dieu,  sans  parler  des  galeries, 
des  bains,  des  étuves  et  autres  *c  lieux  superflus  " 
1  17. 


—  202  — 

dont  chaque  appartement  était  pourvu;  sans  parler 
des  jardins  particuliers  de  chaque  hôte  du  roi:  sans 
parler  des  cuisines,  des  celliers,  des  offices,  des 
réfectoires  généraux  de  la  maison,  des  basses-cours 
où  il  y  avait  vingt- deux  laboratoires  généraux, 
depuis  la  fourille  jusqu'à  l'échansonnerie;  des  jeux 
de  mille  sortes,  le  mail,  la  paume,  la  bague;  des 
volières,  des  poissonneries,  des  ménageries,  des 
écuries,  des  étnbles,  des  bibliothèques,  des  arse- 
naux et  des  fonderies.  Voilà  ce  que  c'était  alors 
qu'un  palais  de  roi,  un  Louvre,  un  hôtel  Saint- 
Pol.  Une  cité  dans  la  cité. 

De  la  tour  où  nous  nous  sommes  placés,  l'hôtel 
Saint-Pol,  presque  à  demi  caché  par  les  quatre 
grands  logis  dont  nous  venons  de  parler,  était  en- 
core fort  considérable  et  fort  merveilleux  à  voir. 
On  y  distinguait  très-bien,  quoique  habilement 
soudés  au  bâtiment  principal  par  de  longues  gale- 
ries à  vitraux  et  à  colonnettes,  les  trois  hôtels  que 
Charles  V  avait  amalgamés  à  son  palais  :  l'hôtel 
du  petit-Muce,  avec  la  balustrade  en  dentelle  qui 
ourlait  gracieusement  son  toit;  l'hôtel  de  l'abbé 
de  Saint-Maur,  ayant  le  relief  d'un  château  fort, 
une  grosse  tour,  des  mâchicoulis,  des  meurtriè- 
res, des  moineaux  de  fer,  et  sur  la  large  porte 
saxonne  l'écusson  de  l'abbé  entre  les  deux  entailles 
du  pont-levis;  l'hôtel  du  comte  d'Étampes,  dont  le 
donjon,  ruiné  à  son  sommet,  s'arrondissait  aux 
yeux,  ébréché  comme  une  crête  de  coq;  çà  et  là, 
trois  ou  quatre  vieux  chênes  faisant  touffe  ensem- 
ble comme  d'énormes  choux-fleurs;  des  ébats  de 
cygnes  dans  les  claires  eaux  des  viviers,  toutes  plis- 


—  i>03  — 

sêe^ d'ombre  et  de  lumière;  force  cours  dont  on 
voyait  des  bouts  pittoresques  ;  riiôtel  des  Lions  avec 
SCS  ogives  basses  sur  de  courts  piliers  saxons,  ses 
herses  de  fer  et  son  rugissement  perpétuel;  tout  à 
travers  cet  ensemble  la  flèche  écaillée  de  l'Ave- 
Maria;  à  gauche,  le  logis  du  prévôt  de  Paris,  flan- 
qué de  quatre  tourelles  finement  évidées;  au  milieu, 
au  fond,  l'hôtel  Saint-Pol,  proprement  dit,  avec 
ses  façades  multipliées,  ses  enrichissements  suc- 
cessifs depuis  Charles  V,  les  excroissances  hybri- 
des dont  la  fantaisie  des  architectes  l'avait  chargé 
depuis  deux  siècles,  avec  toutes  les  apsides  de  ses 
chapelles,  tous  les  pignons  de  ses  galeries,  mille  gi- 
rouettes aux  quatre  vents,  et  ses  deux  hautes  tours 
contiguës  dont  le  toit  conique,  entouré  de  créneaux 
à  sa  base,  avait  l'air  de  ces  chapeaux  pointus  dont 
le  bord  est  relevé. 

En  continuant  de  monter  les  étages  de  cet  am- 
phithéâtre de  palais  développé  au  loin  sur  le  sol, 
après  avoir  franchi  un  ravin  profond  creusé  dans  les 
toits  de  la  Ville,  lequel  marquait  le  passage  de  la 
rue  Saint-Antoine,  l'œil  arrivait  au  logis  d'Angou- 
léme,  vaste  construction  de  plusieurs  époques  où 
il  y  avait  des  parties  toutes  neuves  et  très-blan- 
ches, qui  ne  se  fondaient  guère  mieux  dans  l'en- 
semble qu'une  pièce  rouge  à  un  pourpoint  bleu. 
Cependant  le  toit  singulièrement  aigu  et  élevé  du 
palais  moderne,  hérissé  de  gouttières  ciselées,  cou- 
vert de  lames  de  plomb  où  se  roulaient  en  mille 
arabesques  fantastiques  d'étincelantes  incrusta- 
tions de  cuivre  doré,  ce  toit  si  curieusement  damas- 
quiné s'élançait  avec  grâce  du  milieu  des  brunes 


—  i>04  — 

ruines  de  l'ancien  édifice,  dont  les  vieilles  grosses 
tours,  bombées  par  l'âge  comme  des  futailles, 
s'afîaissantsur  elles-mêmes  de  vétusté  et  se  déchi- 
rant du  haut  en  bas,  ressemblaient  à  de  gros  ven- 
tres déboutonnés.  Derrière  s'élevait  la  forêt  d'ai- 
guilles du  palais  des  Tournelles.  Pas  de  coup  d'œi! 
au  monde,  ni  à  Chambord  ni  à  l'Alhambra,  plus 
magique,  plus  aérien,  plus  prestigieux  que  cette 
futaie  de  flèches,  de  clochetons,  de  cheminées,  de 
girouettes,  de  spirales,  de  vis,  de  lanternes  trouées 
par  le  jour  qui  semblaient  frappées  à  l'emporte- 
pièce,  de  pavillons,  de  tournelles  en  fuseaux,  ou, 
comme  on  disait  alors,  de  tourelles,  toutes  diver- 
ses de  formes,  de  hauteur  et  d'attitude.  On  eût  dit 
un  gigantesque  échiquier  de  pierre. 

A  droite  des  Tournelles,  cette  botte  d'énormes 
tours  d'un  noir  d'encre,  entrant  les  unes  dans  les 
autres,  et  ficelées  pour  ainsi  dire  par  un  fossé  cir- 
culaire ;  ce  donjon  beaucoup  plus  percé  de  meur- 
trières que  de  fenêtres,  ce  pont-levis  toujours 
dressé,  cette  herse  toujours  tombée,  c'est  la  Bas- 
tille. Ces  espèces  de  becs  noirs  qui  sortent  d'entre 
les  créneaux,  et  que  vous  prenez  de  loin  pour  des 
gouttières,  ce  sont  des  canons. 

Sous  leur  boulet,  au  pied  du  formidable  édifice, 
voici  la  porte  Sainte-Antoine,  enfouie  entre  ses 
deux  tours. 

Au  delà  des  Tournelles,  jusqu'à  la  muraille  de 
Charles  V,  se  déroulait,  avec  de  riches  comparti- 
ments de  verdure  et  de  fleurs,  un  tapis  velouté  de 
cultures  et  de  parcs  royaux,  au  milieu  desquels 
on  reconnaissait,  à  son  labvrinthe  d'arbres  etd'al- 


—  2015  — 

lécs,  le  fameux  jardin  Dédalus  que  Louis  XI  avait 
donné  à  Coictier.  L'observatoire  du  docteur  s'éle- 
vait au-dessus  du  dédale  comme  une  grosse  colonne 
isolée  ayant  une  maisonnette  pour  chapiteau.  Il 
s'est  fait  dans  cette  ofïicine  de  terribles  astrologies. 

Là  est  aujourd'hui  la  Place  Royale. 

Comme  nous  venons  de  le  dire,  le  quartier  de 
Palais,  dont  nous  avons  tâché  de  donner  quelque 
idée  au  lecteur,  en  n'indiquant  néanmoins  que  les 
sommités,  emplissait  l'angle  que  l'enceinte  de 
Charles  V  faisait  avec  la  Seine  à  l'orient.  Le  cen- 
tre de  la  Ville  était  occupé  par  un  monceau  de 
maisons  à  peuple.  C'était  là  en  effet  que  se  dégor- 
geaient les  trois  ponts  de  la  Cité  sur  la  rive  droite, 
et  les  ponts  font  des  maisons  avant  des  palais.  Cet 
amas  d'habitations  bourgeoises,  pressées  comme 
les  alvéoles  dans  la  ruche,  avait  sa  beauté.  Il  en  est 
des  toits  d'une  capitale  comme  des  vagues  d'une 
mer,  cela  est  grand.  D'abord  les  rues,  croisées  et 
brouillées,  faisaient  dans  le  bloc  cent  figures  amu- 
santes; autour  des  halles  c'était  comme  une  étoile 
à  mille  rais.  Les  rues  Saint-Denis  et  Saint-Martin, 
avec  leurs  innombrables  ramifications,  montaient 
l'une  auprès  de  l'autre  comme  deux  gros  arbres 
qui  mêlent  leurs  branches  ;  et  puis  des  lignes  tor- 
tues, les  rues  de  la  Plâtrerie,  de  la  Verrerie,  de  la 
Tixeranderie,  etc.,  serpentaient  sur  le  tout.  11  y 
avait  aussi  de  beaux  édifices  qui  perçaient  l'ondu- 
lation pétrifiée  de  cette  mer  de  pignons.  C'était  la 
tête  du  Pont-aux- Changeurs,  derrière  lequel  on 
voyait  mousser  la  Seine  sous  les  roues  du  Pont-aux- 
Meuniers,  c'était  le  Châtelet,  non  plus  tour  romaine 


-  206  - 

comme  sous  Julien-l'Apostat,  mais  tour  féodale  du 
treizième  siècle,  et  d'une  pierre  si  dure,  que  le  pic 
en  trois  heures  n'en  enlevait  pas  l'épaisseur  du 
poing;  c'était  le  riche  clocher  carré  de  Saint-Jac- 
ques-de-la-Boucherie,  avec  ses  angles  tout  émous- 
sés  de  sculptures,  déjà  admirable  quoiqu'il  ne  fût 
pas  achevé  au  quinzième  siècle.  (Il  lui  manquait  en 
particulier  ces  quatre  monstres  qui,  aujourd'hui 
encore,  perchés  aux  encoignures  de  son  toit,  ont 
l'air  de  quatre  sphynx  qui  donnent  à  deviner  au 
nouveau  Paris  l'énigme  de  l'ancien.  Ilault,  le  sculp- 
teur, ne  les  posa  qu'en  lo26,  et  il  eut  vingt  francs 
pour  sa  peine.)  C'était  la  Maison-aux-Piliers,  ou- 
verte sur  cette  place  de  Grève  dont  nous  avons 
donné  quelque  idée  au  lecteur:  c'était  Saint-Ger- 
vais,  qu'un  portail  de  bon  goût  a  gâté  depuis  ;  Saint- 
Méry ,  dont  les  vieilles  ogives  étaient  presque  encore 
des  pleins-cintres;  Saint-Jean,  dont  la  magnifique 
aiguille  était  proverbiale;  c'étaient  vingt  autres 
monuments  qui  ne  dédaignaient  pas  d'enfouir  leurs 
merveilles  dans  ce  cahos  de  rues  noires,  étroites  et 
profondes.  Ajoutez  les  croix  de  pierre  sculptées, 
plus  prodiguées  encore  dans  les  carrefours  que  les 
gibets  ;  le  cimetière  des  Innocents,  dont  on  aperce- 
vait au  loin,  par-dessus  les  toits,  l'enceinte  archi- 
tecturale; le  pilori  des  Halles,  dont  on  voyait  le 
faîte  entre  deux  cheminées  de  la  rue  de  la  Cosson- 
nerie;  l'échelle  de  la  Croix-du-Trahoir  dans  son 
carrefour  toujours  noir  de  peuple;  les  masures 
circulaires  de  la  Halle-au-BIé;  les  tronçons  de  l'an- 
cienne clôture  de  Philippe-Auguste,  qu'on  distin- 
guait çà  et  là.  noyés  dans  les  maisons,  tours  ron 


~  207  — 

gêcs  de  lierre,  portes  ruinées,  pans  de  murs 
croulants  et  déformes;  le  quai  avec  ses  mille  bou- 
tiques et  ses  écorcherics  saignantes  ;  la  Seine  char- 
gée de  bateaux,  du  Port-au-Foin  au  Fort-l'Évèque, 
et  vous  aurez  une  image  confuse  de  ce  qu'était  en 
1482  le  trapèze  central  de  la  ville. 

Avec  ces  deux  quartiers,  l'un  d'hôtels,  l'autre  de 
maisons,  le  troisième  élément  de  l'aspect  qu'offrait 
la  ville,  c'était  une  longue  zone  d'abbayes  qui  la 
bordait  dans  presque  tout  son  pourtour,  du  levant 
au  couchant,  et,  en  arrière  de  l'enceinte  de  fortifi- 
cation qui  fermait  Paris,  lui  faisait  une  seconde 
enceinte  intérieure  de  couvents  et  de  chapelles. 
Ainsi,  immédiatement  à  côté  du  parc  des  ïournel- 
les,  entre  la  rue  Saint-Antoine  et  la  vieille  rue  du 
Temple,  il  y  avait  Sainte-Catherine  avec  son  im- 
mense culture,  qui  n'était  bornée  que  par  la  mu- 
raille de  Paris.  Entre  la  vieille  et  la  nouvelle  rue 
du  Temple,  il  y  avait  le  Temple,  sinistre  faisceau 
de  tours,  haut,  debout  et  isolé  au  milieu  d'un  vaste 
enclos  crénelé.  Entre  la  rue  Neuve  du  Temple  et 
la  rue  Saint-Martin,  c'était  l'abbaye  de  Saint-Mar- 
tin, au  milieu  de  ses  jardins,  superbe  église  forti- 
fiée, dont  la  ceinture  de  tours,  dont  la  tiare  de  clo- 
chers, ne  le  cédaient  en  force  et  en  splendeur  qu'à 
Saint-Germain-des-Prés.  Entre  les  rues  Saint-Mar- 
tin et  Saint-Denis ,  se  développait  l'enclos  de  la 
Trinité,  Enfin,  entre  la  rue  Saint-Denis  et  la  rue 
Montorgueil,  les  Filles-Dieu.  A  côté,  on  distinguait 
les  toits  pourris  et  l'enceinte  dépavée  de  la  Cour 
des  Miracles.  C'était  le  seul  anneau  profane  qui  se 
mêlât  à  cette  dévote  chaîne  de  couvents. 


-  ^i08  - 

Enfin,  le  quatrième  compartiment  qui  se  dessi- 
nait de  lui-même  dans  l'agglomération  des  toits  de 
la  rive  droite,  ce  qui  occupait  l'angle  occidental 
de  la  clôture  et  le  bord  de  l'eau  en  aval,  c'était  un 
nouveau  nœud  de  palais  et  d'hôtels  serré  au  pied  du 
Louvre.  Le  vieux  Louvre  de  Philippe-Auguste,  cet 
édiflce  démesuré  dont  la  grosse  tour  ralliait  vingt- 
trois  maîtresses  tours  autour  d'elle,  sans  compter 
les  tourelles,  semblait  de  loin  enchâssé  dans  les 
combles  gothiques  de  l'hôtel  d'Alençon  et  du  Petit 
Bourbon.  Cette  hydre  de  tours,  gardienne  géante  de 
Paris,  avec  ses  vingt-quatre  têtes  toujours  dressées, 
avec  ses  croupes  monstrueuses,  plombées  ou  écail- 
lées d'ardoises,  et  toutes  ruisselantes  de  reflets  mé- 
talliques, terminait  d'une  manière  surprenante  la 
configuration  de  la  Ville  au  couchant. 

Ainsi,  un  immense  pâté,  ce  que  les  Romains 
appelaient  insula,  de  maisons  bourgeoises,  flan- 
qué à  droite  et  à  gauche  de  deux  blocs  de  palais, 
couronnés,  l'un  par  le  Louvre,  l'autre  par  les  Tour- 
nelles,  bordé  au  nord  d'une  longue  ceinture  d'ab- 
bayes et  d'enclos  cultivés,  le  tout  amalgamé  et 
fondu  au  regard  ;  sur  ces  mille  édifices  dont  les 
toits  de  tuiles  et  d'ardoises  découpaient  les  uns  sur 
les  autres  tant  de  chaînes  bizarres,  les  clochers  ta- 
toués, gauffrés  et  guillochés  des  quarante-quatre 
églises  de  la  rive  droite;  des  myriades  de  rues  au 
travers;  pour  limite,  d'un  côté,  une  clôture  de 
hautes  murailles  à  tours  carrées  (celle  de  l'Univer- 
sité était  à  tours  rondes),  de  l'autre,  la  Seine  cou- 
pée de  ponts  et  charriant  force  bateaux  ;  voilà  la 
Ville  au  quinzième  siècle. 


Au  delà  des  murailles,  quelques  faubourgs  se 
pressaient  aux  portes,  mais  moins  nombreux  et 
plus  épars  que  ceux  de  l'Université.  C'étaient,  der- 
rière la  Bastille,  vingt  masures  pelotonnées  autour 
des  curieuses  sculptures  de  la  Croix-Faubin  et  des 
arcs -boutants  de  l'abbaye  Saint- Antoine -des - 
Champs  ;  puis  Popincourt,  perdu  dans  les  blés;  puis 
la  Courtille,  joyeux  village  de  cabarets;  le  bourg 
Saint-Laurent  avec  son  église  dont  le  clocher,  de 
loin,  semblait  s'ajouter  aux  tours  pointues  de  la 
porte  Saint-Martin;  le  faubourg  Saint-Denis  avec 
le  vaste  enclos  de  Saint-Ladre  ;  hors  de  la  porte 
Montmartre,  la  Grange-Batelière,  ceinte  de  mu- 
railles blanches;  derrière  elle,  avec  ses  pentes  de 
craie,  Montmartre,  qui  avait  alors  presque  autant 
d'églises  que  de  moulins,  et  qui  n'a  gardé  que  les 
moulins,  car  la  société  ne  demande  plus  mainte- 
nant que  le  pain  du  corps.  Enfin,  au  delà  du  Lou- 
vre on  voyait  s'allonger  dans  les  prés  le  faubourg 
Saint-Honoré,  déjà  fort  considérable  alors,  et  ver- 
doyer la  Petite-Bretagne,  et  se  dérouler  le  Marché- 
aux-Pourceaux ,  au  centre  duquel  s'arrondissait 
l'horrible  fourneau  à  bouillir  les  faux-monnayeurs. 
Entre  la  Courtille  et  Saint-Laurent,  votre  œil  avait 
déjà  remarqué  au  couronnement  d'une  hauteur  ac- 
croupie sur  des  plaines  désertes,  uneespèced'édifice 
qui  ressemblait  de  loin  à.  une  colonnade  en  ruine 
debout  sur  un  soubassement  déchaussé.  Ce  n'était 
ni  un  Parthénon,  ni  un  temple  de  Jupiter  Oly.n- 
pien;  c'était  Montfaucon. 

Maintenant,  si  le  dénombrement  de  tant  d'édiii- 
ces,  quelque  sommaire  que  nous  l'ayons  voulu 
1  18 


-  210  - 

faire,  n'a  pas  pulvérisé,  à  mesure  que  nous  la 
construisions,  dans  l'esprit  du  lecteur,  l'image  gé- 
nérale du  vieux  Paris,  nous  la  résumerons  en  quel- 
ques mots.  Au  centre,  l'île  de  la  Cité,  ressemblant 
par  sa  forme  à  une  énorme  tortue,  et  faisant  sortir 
ses  ponts  écaillés  de  tuiles,  comme  des  pattes,  de 
dessous  sa  grise  carapace  de  toits.  A  gauche,  le  tra- 
pèze monolithe,  ferme,  dense,  hérissé,  de  l'Uni- 
versité; à  droite,  le  vaste  demi-cercle  de  la  Ville, 
beaucoup  plus  mêlé  de  jardins  et  de  monuments. 
Les  trois  blocs.  Cité,  Université,  Ville,  marbrés  de 
rues  sans  nombre.  Tout  au  travers,  la  Seine,  «i  la 
»  nourricière  Seine,  «  comme  le  dit  le  P.  Du  Breul, 
obstruée  d'îles,  de  ponts  et  de  bateaux.  Tout  au- 
tour une  plaine  immense,  rapiécée  de  mille  sortes 
de  cultures,  semée  de  beaux  villages;  à  gauche. 
Issy,  Vanvres,  Vaugirard,  Montrouge,  Gentilly 
avec  sa  tour  ronde  et  sa  tour  carrée,  etc.  ;  à  droite, 
vingt  autres,  depuis  Conflans  jusqu'à  la  Ville-l'E- 
vêque.  A  l'horizon,  un  ourlet  de  collines  disposées 
en  cercle  comme  le  rebord  du  bassin.  Enfin,  au 
loin,  à  l'orient,  Vincennes  et  ses  septtours  quadran- 
gulaires;  au  sud.  Bicêtre  et  ses  tourelles  pointues; 
au  septentrion,  Saint-Denis  et  son  aiguille;  à  l'occi- 
dent, Saint- Cloud  et  son  donjon.  Voilà  le  Paris 
que  voyaient  du  haut  des  tours  de  Notre-Dame  les 
corbeaux  qui  vivaient  en  1482. 

C'est  pourtant  de  cette  ville  que  Voltaire  a  dit 
qu'avant  Louis  XIF  elle  ne  possédait  que  quatre 
beaux  monuments  :  le  dôme  de  la  Sorbonne,  le 
Val-de-Grûce,  le  Louvre  moderne,  et  je  ne  sais  plus 
le  quatrième,  le  Luxembourg  peut-être.  Heureuse- 


—  211   — 

ment  Voltaire  n'en  a  pas  moins  fait  Candide,  et 
n'en  est  pas  moins,  de  tous  les  hommes  qui  se  sont 
succédé  dans  la  longue  série  de  l'humanité,  celui 
qui  a  le  mieux  eu  le  rire  diabolique.  Cela  prouve 
d'ailleurs  qu'on  peut  être  un  beau  génie,  et  ne  rien 
comprendre  à  un  art  dont  on  n'est  pas.  Molière  ne 
croyait-il  pas  faire  beaucoup  d'honneur  à  Raphaël 
et  à  Michel-Ange  en  les  appelant  :  ces  Mignards  de 
leur  âge  ? 

Revenons  à  Paris  et  au  quinzième  siècle. 

Ce  n'était  pas  alors  seulement  une  belle  ville; 
c'était  une  ville  homogène,  un  produit  architectu- 
ral et  historique  du  moyen  âge,  une  chronique  de 
pierre.  C'était  une  cité  formée  de  deux  couches 
seulement,  la  couche  romane  et  la  couche  gothi- 
que, car  la  couche  romane  avait  disparu  depuis 
longtemps,  excepté  aux  Thermes  de  Julien,  où 
elle  perçait  encore  la  croûte  épaisse  du  moyen  âge. 
Quanta  la  couche  celtique,  on  n'en  trouvait  même 
plus  d'échantillons  en  creusant  des  puits. 

Cinquante  ans  plus  tard,  lorsque  la  renaissance 
vint  mêler  à  cette  unité  si  sévère  et  pourtant  si  va- 
riée le  luxe  éblouissant  de  ses  fantaisies  et  de  ses 
systèmes,  ses  débauches  de  pleins-cintres  romains, 
de  colonnes  grecques  et  de  surbaissements  gothi- 
ques, sa  sculpture  si  tendre  et  si  idéale,  son  goût 
particulier  d'arabesques  et  d'acanthes,  son  paga- 
nisme architectural  contemporain  de  Luther,  Paris 
fut  peut-être  plus  beau  encore,  quoique  moins  har- 
monieux à  l'œil  et  à  la  pensée.  Mais  ce  splendide 
moment  dura  peu,  la  renaissance  ne  fut  pas  im- 
partiale; elle  ne  se  contenta  pas  d'édifier,  elle  vou- 


-  212  - 

lut  jeter  bas  :  il  est  vrai  qu'elle  avait  besoin  de 
place.  Aussi  le  Paris  gothique  ne  fut -il  complet 
qu'une  minute.  On  achevait  à  peine  Saint-Jacques- 
de-la-Boucherie  qu'on  commençait  la  démolition 
du  Vieux-Louvre. 

Depuis,  la  grande  ville  a  été  se  déformant  de  jour 
en  jour.  Le  Paris  gothique,  sous  lequel  s'effaçait 
le  Paris  roman,  s'est  effacé  à  son  tour;  mais  peut- 
on  dire  quel  Paris  l'a  remplacé? 

II  y  a  le  Paris  de  Catherine  de  Médicis,  aux  Tui- 
leries '  ;  le  Paris  de  Henri  II,  à  l'Hôtel-de-Ville  : 
deux  édifices  encore  d'un  grand  goût;  le  Paris  de 
Henri  IV,  à  la  place  Royale  :  façades  de  briques  à 
coins  de  pierre  et  à  loits  d'ardoise,  des  maisons 
tricolores;  le  Paris  de  Louis  XIII,  au  Val-de-Gràce  : 

'  Nous  avons  vu  avec  une  douleur  mêlée  d'indigna- 
tion, qu'on  songeait  à  agrandir,  à  refondre,  à  remanier, 
c'est-à-dire,  à  détruire  cet  admirable  palais.  Les  archi- 
tectes de  nos  jours  ont  la  main  trop  lourde  pour  tou- 
cher à  ces  délicates  œuvres  de  la  renaissance.  Nous  es- 
pérons toujours  qu'ils  ne  l'oseront  pas.  D'ailleurs,  cette 
démolition  des  Tuileries  maintenant  ne  serait  pas  seu- 
lement une  voie  de  fait  brutale  dont  rougirait  un  Van- 
dale ivre,  ce  serait  un  acte  de  trahison.  Les  Tuileries 
ne  sont  plus  simplement  un  chef-d'œuvre  de  l'art  du 
seizième  siècle,  c'est  une  page  de  l'histoire  du  dix-neu- 
vième siècle.  Ce  palais  n'est  plus  au  roi,  mais  au  peuple. 
Laissons-le  tel  qu'il  est.  Notre  révolution  l'a  marqué 
deux  fois  au  front.  Sur  l'une  de  ses  deux  façades,  il  a  les 
boulets  du  10  aoûtj  sur  l'autre,  les  boulets  du  29  juil- 
let. Il  est  saint. 

Paris,  7  avril  1831. 
Nofe  de  la  cinquième  édition. 


—  ^213  — 

une  architecture  écrasée  et  trapue,  des  voûtes  en 
anse  de  panier,  je  ne  sais  quoi  de  ventru  dans  la 
colonne  et  de  bossu  dans  le  dôme;  le  Paris  de 
Louis  XIV,  aux  Invalides  :  grand,  riche,  doré  et 
froid;  le  Paris  de  Louis  XV,  à  Saint-Sulpicc  :  des 
volutes,  des  nœuds  de  rubans,  des  nuages,  des  ver- 
micelles et  des  chicorées,  le  tout  en  pierre;  le  Paris 
de  Louis  XVI,  au  Panthéon  :  Saint- Pierre  de 
Rome  mal  copié  (l'édifice  s'est  tassé  gauchement, 
ce  qui  n'en  a  pas  raccommodé  les  lignes);  le  Paris 
de  la  république,  à  l'Ecole  de  Médecine  :  un  pau- 
vre goût  grec  et  romain,  qui  ressemble  au  Colisée 
ou  au  Parthénon  comme  la  constitution  de  l'an  III 
aux  lois  de  Minos;  on  l'appelle  en  architecture  le 
goût  messidor;  le  Paris  de  Napoléon,  à  la  place 
Vendôme  :  celui-là  est  sublime,  une  colonne  de 
bronze  faite  avec  des  canons;  le  Paris  de  la  restau- 
ration, à  la  Bourse  :  une  colonnade  fort  blanche 
supportant  une  frise  fort  lisse;  le  tout  est  carré  et 
a  coûté  vingt  millions. 

A  chacun  de  ces  monuments  caractéristiques  se 
rattache  par  une  similitude  de  goût,  de  façon  et 
d'attitude,  une  certaine  quantité  de  maisons  épar- 
ses  dans  divers  quartiers,  et  que  l'œil  du  connais- 
seur distingue  et  date  aisément.  Quand  on  sait  voir, 
on  retrouve  l'esprit  d'un  siècle  et  la  physionomie 
d'un  roi  jusque  dans  un  marteau  de  porte. 

Le  Paris  actuel  n'a  donc  aucune  physionomie  gé- 
nérale. C'est  une  collection  d'échantillons  de  plu- 
sieurs siècles,  et  les  plus  beaux  ont  disparu.  La  ca- 
pitale ne  s'accroît  qu'en  maisons  et  quelles  niaisonsf 
Du  train  dont  va  Paris,  il  se  renouvellera  tous  les 
1  18. 


—  214  — 

cinquante  ans.  Aussi  la  signification  historique  de 
son  architecture  s'efface-t-elle  tous  les  jours.  Les 
monuments  y  deviennent  de  plus  en  plus  rares,  et 
il  semble  qu'on  les  voie  s'engloutir  peu  à  peu, 
noyés  dans  les  maisons.  Nos  pères  avaient  un  Paris 
de  pierre;  nos  fils  auront  un  Paris  de  plâtre. 

Quant  aux  monuments  modernes  du  Paris  neuf, 
nous  nous  dispenserons  volontiers  d'en  parler.  Ce 
n'est  pas  que  nous  ne  les  admirions  comme  il  con- 
vient. La  Sainte-Geneviève  de  M.  Soufflot  est  cer- 
tainement le  plus  beau  gâteau  de  Savoie  qu'on  ait 
jamais  fait  en  pierre.  Le  palais  de  la  Légion  d'hon- 
neur est  aussi  un  morceau  de  pâtisserie  fort  dis- 
tingué. Le  dôme  de  la  Halle-au-Blé  est  une  cas- 
quette de  jockey  anglais  sur  une  grande  échelle. 
Les  tours  Saint-Sulpice  sont  deux  grosses  clari- 
nettes,  et  c'est  une  forme  comme  une  autre;  le 
télégraphe  ,  tortu  et  grimaçant ,  fait  un  aimable 
accident  sur  leur  toiture.  Saint-Roch  a  un  portail 
qui  n'est  comparable,  pour  la  magnificence,  qu'à 
Saint-Thomas-d'Aquin.  Il  a  aussi  un  calvaire  en 
ronde-bosse  dans  une  cave  et  un  soleil  de  bois  doré. 
Ce  sont  là  des  choses  tout  à  fait  merveilleuses. 
La  lanterne  du  labyrinthe  du  Jardin  des  Plantes 
est  aussi  fort  ingénieuse.  Quant  au  palais  de  la 
Bourse,  qui  est  grec  par  sa  colonnade,  romain  par 
le  plein-cintre  de  ses  portes  et  fenêtres,  de  la  re- 
naissance par  sa  grande  voûte  surbaissée,  c'est  in- 
dubitablement un  monument  très-correct  et  très- 
pur  :  la  preuve,  c'est  qu'il  est  couronné  d'un  atti- 
quc  comme  on  n'en  voyait  pas  à  Athènes,  belle 
ligne  droite,  gracieusement  coupée  çà  et  là  par  des 


—   215  — 

tuyaux  de  pocle.  Ajoutons  que  s'il  est  de  règle  que 
l'architecture  d'un  édifice  soit  adaptée  à  sa  desti- 
nation de  telle  façon  que  cette  destination  se  dé- 
nonce d'elle-même  au  seul  aspect  de  l'édifice,  on 
ne  saurait  trop  s'émerveiller  d'un  monument  qui 
peut  être  indifféremment  un  palais  de  roi,  une 
chambre  des  communes,  un  hôtel-de-ville,  un  col- 
lège, un  manège,  une  académie,  un  entrepôt,  un 
tribunal,  un  musée,  une  caserne,  un  sépulcre,  un 
temple,  un  théâtre.  En  attendant,  c'est  une  Bourse. 
Un  monument  doit  en  outre  être  approprié  au  cli- 
mat. Celui-ci  est  évidemment  construit  exprès  pour 
notre  ciel  froid  et  pluvieux.  Il  a  un  toit  presque 
plat  comme  en  Orient,  ce  qui  fait  que  l'hiver,  quand 
il  neige,  on  balaie  le  toit;  et  il  est  certain  qu'un 
toit  est  fait  pour  être  balayé.  Quant  à  cette  desti- 
nation dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  il  la  rem- 
plit à  merveille;  il  est  Bourse  en  France,  comme  il 
eût  été  temple  en  Grèce.  Il  est  vrai  que  l'architecte 
a  eu  assez  de  peine  à  cacher  le  cadran  de  l'horloge, 
qui  eût  détruit  la  pureté  des  belles  lignes  de  la  fa- 
çade; mais  en  revanche  on  a  celte  colonnade  qui 
circule  autour  du  monument,  et  sous  laquelle, 
dans  les  grands  jours  de  solennité  religieuse,  peut 
se  développer  majestueusement  la  théorie  des 
agents  de  change  et  des  courtiers  de  commerce. 

Ce  sont  là  sans  aucun  doute  de  très-superbes 
monuments.  Joignons-y  force  belles  rues,  amusan- 
tes et  variées,  comme  la  rue  de  Rivoli,  et  je  ne 
désespère  pas  que  Paris,  vu  à  vol  de  ballon,  ne  pré- 
sente un  jour  aux  yeux  cette  richesse  de  lignes, 
cette  opulence  de  détails,  cette  diversité  d'aspects, 


—  216  — 

ce  je  ne  sais  quoi  de  grandiose  dans  le  simple  etd'in- 
attendu  dans  le  beau,  qui  caractérise  un  damier. 

Toutefois,  si  admirableque  vous  semble  le  Paris 
d'à  présent,  refaites  le  Paris  du  quinzième  siècle, 
reconstruisez -le  dans  votre  pensée;  regardez  le 
jour  à  travers  cette  haie  surprenante  d'aiguilles, 
de  tours  et  de  clochers;  répandez  au  milieu  de 
l'immense  ville,  déchirez  à  la  pointe  des  îles,  plis- 
sez aux  arches  des  ponts  la  Seine  avec  ses  larges 
flaques  vertes  et  jaunes,  plus  changeante  qu'une 
robe  de  serpent;  détachez  nettement  sur  un  hori- 
zon d'azur  le  profil  gothique  de  ce  vieux  Paris; 
faites-en  flotter  le  contour  dans  une  brume  d'hiver 
qui  s'accroche  à  ses  innombrables  cheminées; 
noyez-le  dans  une  nuit  profonde,  et  regardez  le 
jeu  bizarre  des  ténèbres  et  des  lumières  dans  ce 
sombre  labyrinthe  d'édifices;  jetez-y  un  rayon  de 
lune  qui  le  dessine  vaguement  et  fasse  sortir  du 
brouillard  les  grandes  têtes  des  tours;  ou  reprenez 
cette  noire  silhouette,  ravivez  d'ombre  les  mille 
angles  aigus  des  flèches  et  des  pignons,  et  faites-la 
saillir,  plus  dentelée  qu'une  mâchoire  de  requin, 
sur  le  ciel  de  cuivre  du  couchant.  —  Et  puis,  com- 
parez. 

Et  si  vous  voulez  recevoir  de  la  vieille  ville  une 
impression  que  la  moderne  ne  saurait  plus  vous 
donner,  montez,  un  matin  de  grande  fête,  au  soleil 
levant  de  Pâques  ou  de  la  Pentecôte,  montez  sur 
quelque  point  élevé  d'où  vous  dominiez  la  capitale 
entière;  et  assistez  à  l'éveil  des  carillons.  Voyez,  à 
un  signal  parti  du  ciel,  car  c'est  le  soleil  qui  le 
donne,  ces  mille  églises  tressaillir  à  la  fois.  Ce  sont 


—  217  — 

d'abord  des  tintements  cpars,  allant  d'une  église  à 
l'autre,  comme  lorsque  des  musiciens  s'avertissent 
qu'on  va  commencer.  Puis,  tout  à  coup,  voyez,  car 
il  semble  qu'en  certains  instants  l'oreille  aussi  a 
sa  vue,  voyez  s'élever  au  même  moment  de  chaque 
clocher  comme  une  colonne  de  bruit,  comme  une 
fumée  d'harmonie.  D'abord,  la  vibration  de  chaque 
cloche  monte  droite,  pure,  et  pour  ainsi  dire  iso- 
lée des  autres,  dans  le  ciel  splendidc  du  matin; 
puis,  peu  à  peu,  en  grossissant ,  elles  se  fondent, 
elles  se  mêlent,  elles  s'effacent  l'une  dans  l'autre, 
elles  s'amalgament  dans  un  magnifique  concert.  Ce 
n'est  plus  qu  une  masse  de  vibrations  sonores  qui 
se  dégage  sans  cesse  des  innombrables  clochers,  qui 
flotte,  ondule,  bondit,  tourbillonne  sur  la  ville,  et 
prolonge  bien  au  delà  de  l'horizon  le  cercle  assour- 
dissant de  ses  oscillations.  Cependant  cette  mer 
d'harmonie  n'est  point  un  chaos.  Si  grosse  et  si  pro- 
fonde qu'elle  soit,  elle  n'a  point  perdu  sa  transpa- 
rence :  vous  y  voyez  serpenter  à  part  chaque  groupe 
de  notes  qui  s'échappe  des  sonneries.  Vous  y  pou- 
vez suivre  le  dialogue,  tour  à  tour  grave  et  criard, 
de  la  crécelle  et  du  bourdon  ;  vous  y  voyez  sauter 
les  octaves  d'un  clocher  à  l'autre  ;  vous  les  regar- 
dez s'élancer  ailées,  légères  et  sifflantes,  de  la  clo- 
che d'argent,  tomber  cassées  et  boiteuses  de  la  clo- 
che de  bois;  vous  admirez  au  milieu  d'elles  la 
riche  gamme  qui  descend  et  remonte  sans  cesse  les 
sept  cloches  de  Saint-Eustache  ;  vous  voyez  courir 
tout  au  travers  des  notes  claires  et  rapides  qui 
ont  trois  ou  quatre  zigzags  lumineux ,  et  s'éva- 
nouissent comme  des  éclairs.  Là-bas,  c'est  l'abbaye 


-  218  - 

Saint-Martin,  chanteuse  aigre  et  fêlée  ;  ici,  la  voix 
sinistre  et  bourrue  de  la  Bastille;  à  l'autre  bout,  la 
grosse  tour  du  Louvre,  avec  sa  basse  taille.  Le  royal 
carillon  du  Palais  jette  sans  relâche  de  tous  côtés 
des  trilles  resplendissantes,  sur  lesquelles  tombent 
à  temps  égaux  les  lourdes  coupetées  du  beffroi  de 
Notre-Dame,  qui  les  font  étinceler  comme  l'en- 
clume sous  le  marteau.  Par  intervalles  vous  voyez 
passer  des  sons  de  toute  forme  qui  viennent  de  la 
triple  volée  de  Saint-Germain-des-Prés.Puisencore, 
de  temps  en  temps,  cette  masse  de  bruits  sublimes 
s'entr'ouvre  et  donne  passage  à  la  strette  de  l'Ave- 
Maria,  qui  éclate  et  pétille  comme  une  aigrette  d'é- 
toiles. Au-dessous,  au  plus  profond  du  concert, 
vous  distinguez  confusément  le  chant  intérieur  des 
églises  qui  transpire  à  travers  les  pores  vibrants 
de  leurs  voûtes.  —  Certes,  c'est  là  un  opéra  qui 
vaut  la  peine  d'être  écouté.  D'ordinaire,  la  rumeur 
qui  s'échappe  de  Paris  le  jour,  c'est  la  ville  qui 
parle,  la  nuit,  c'est  la  ville  qui  respire  :  ici,  c'est 
la  ville  qui  chante.  Prêtez  donc  l'oreille  à  ce  tutti 
des  clochers;  répandez  sur  l'ensemble  le  murmure 
d'undemi-million  d'hommes, la  plainteéternelledu 
fleuve,  les  souffles  infinis  du  vent,  le  quatuor  grave 
et  lointain  des  quatre  forêts  disposées  sur  les  col- 
lines de  l'horizon  comme  d'immenses  buffets  d'or- 
gue; éteignez-y,  ainsi  que  dans  une  demi-teinte, 
tout  ce  que  le  carillon  central  aurait  de  trop  rau- 
que  et  de  trop  aigu,  et  dites  si  vous  connaissez  au 
mondequelque  chose  de  plus  riche,  déplus  joyeux, 
de  plus  doré,  de  plus  éblouissant  que  ce  tumulte 
de  cloches  et  de  sonneries;  que  cette  fournaise  de 


5219  — 


musique;  que  ces  dix  mille  voix  d'airain  chantant 
à  la  fois  dans  des  flûtes  de  pierre  hautes  de  trois 
cents  pieds  ;  que  cette  cité  qui  n'est  plus  qu'un  or- 
chestre; que  cette  symphonie  qui  fait  le  bruit  d'une 
tempête. 


LIVRE   QUATRIEME. 


NOTRF.-DAT.IF.   DE  TA  RIS. 


19 


ffô  bonufs  clmcô. 


îi  y  avait  seize  ans,  à  l'époque  où  se  passe  celle 
histoire,  que  par  un  beau  matin  de  dimanche  de  la 
Quasimodo,  une  créature  vivante  avait  été  dépo- 
sée, après  la  messe,  dans  l'église  de  Notre-Dame, 
sur  le  bois  de  lit  scellé  dans  le  parvis,  à  main  gau- 
che, vis-à-vis  ce  grand  image  de  saint  Christophe, 
que  la  figure  sculptée  en  pierre  de  messire  Antoine 
des  Essarts,  chevalier,  regardait  à  genoux  depuis 
1413  lorsqu'on  s'est  avisé  de  jeter  bas  et  le  saint 
et  le  fidèle.  C'est  sur  ce  bois  de  lit  qu'il  était  d'u- 
sage d'exposer  les  enfants  trouvés,  à  la  charité  pu- 
blique. Les  prenait  là  qui  voulait.  Devant  le  bois 
de  lit  était  un  bassin  de  cuivre  pour  les  aumônes. 


-   2:>4   — 

L'espèce  d'être  vivant  qui  gisait  sur  cette  plan- 
che le  matin  de  la  Quasimodo,  en  Tan  du  Seigneur 
1467,  paraissait  exciter  à  un  haut  degré  la  curio- 
sité du  groupe  assez  considérable  qui  s'était  amassé 
autour  du  bois  de  lit.  Le  groupe  était  formé  en 
grande  partie  de  personnes  du  beau  sexe.  Ce  n'était 
presque  que  des  vieilles  femmes. 

Au  premier  rang  et  les  plus  inclinées  sur  le  lit, 
on  en  remarquait  quatre  qu'à  leur  cagoule  grise, 
sorte  de  soutane,  on  devinait  attachées  à  quelque 
confrérie  dévote.  Je  ne  vois  point  pourquoi  l'his- 
toire ne  transmettrait  pas  à  la  postérité  les  noms 
de  ces  quatre  discrètes  et  vénérables  damoiselles. 
C'étaient  Agnès  la  Herme,  Jehanne  de  la  Tarme. 
Henriette  la  Gaultière,  Gauchère  la  Violette,  tou- 
tes quatre  veuves,  toutes  quatre  bonnes-femmes 
de  la  chapelle  Etienne -Haudry,  sorties  de  leur 
maison,  avec  la  permission  de  leur  maîtresse  et 
conformément  aux  statuts  de  Pierre  d'Ailly,  pour 
venir  entendre  le  sermon. 

Du  reste,  si  ces  braves  haudriettes  observaient 
pour  le  moment  les  statuts  de  Pierre  d'Ailly,  elles 
violaient,  certes,  à  cœur  joie  ceux  de  Michel  de 
Brache  et  du  cardinal  de  Pise,  qui  leur  prescri- 
vaient si  inhumainement  le  silence. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  cela,  ma  sœur?  disait 
Agnès  à  Gauchère,  en  considérant  la  petite  créa- 
ture exposée  qui  glapissait  et  se  tordait  sur  le  lit 
de  bois,  effrayée  de  tant  de  regards. 

—  Qu'est-ce  que  nous  allons  devenir,  disait  Je- 
hanne, si  c'est  comme  cela  qu'ils  font  les  enfants  à 
présent? 


—  22;5  — 

—  Je  ne  me  connais  pas  en  enfants,  reprenait 
Agnès,  mais  ce  doit  être  un  péché  de  regarder 
celui-ci. 

—  Ce  n'est  pas  un  enfant,  Agnès. 

—  C'est  un  singe  manqué,  observait  Gauchère. 

—  C'est  un  miracle,  reprenait  Henriette  la  Gaul- 
tière. 

—  Alors,  remarquait  Agnès,  c'est  le  troisième 
depuis  le  dimanche  du  Lœtare;  car  il  n'y  a  pas  huit 
jours  que  nous  avons  eu  le  miracle  du  moqueur  de 
pèlerins  puni  divinement  par  Notre-Dame  d'Au- 
bervilliers,  et  c'était  le  second  miracle  du  mois. 

—  C'est  un  vrai  monstre  d'abomination  que  ce 
soi-disant  enfant  trouvé,  reprenait  Jehanne. 

—  Il  braille  à  faire  sourd  un  chantre,  poursuivait 
Gauchère.  —  Tais-toi  donc,  petit  hurleur  ! 

—  Dire  que  c'est  monsieur  de  Reims  qui  envoie 
cette  énormité  à  monsieur  de  Paris  !  ajoutait  la 
Gaultière  en  joignant  les  mains. 

—  J'imagine,  disait  Agnès  la  Herme,  que  c'est 
une  bête,  un  animal,  le  produit  d'un  juif  avec  une 
truie;  quelque  chose  enfin  qui  n'est  pas  chrétien, 
et  qu'il  faut  jeter  à  l'eau  ou  au  feu. 

—  J'espère  bien,  reprenait  la  Gaultière,  qu'il  ne 
sera  postulé  par  personne. 

—  Ah  !  mon  Dieu,  s'écriait  Agnès,  ces  pauvres 
nourrices  qui  sont  là  dans  le  logis  des  enfants  trou- 
vés qui  fait  le  bas  de  la  ruelle,  en  descendant  à  la 
rivière,  tout  à  côté  de  monseigneur  l'évêque!  si  on 
allait  leur  apporter  ce  petit  monstre  à  allaiter  !  j'ai- 
merais mieux  donner  à  téter  à  un  vampire. 

—  Est-elle  innocente,  cette  pauvre  la  Herme î 
1  19. 


—  2^26  — 

reprenait  Jehanne;  vous  ne  voyez  pas,  ma  sœur, 
que  ce  petit  monstre  a  au  moins  quatre  ans,  et  qu'il 
aurait  moins  appétit  de  votre  tétine  que  d'un  tour- 
nebroche. 

En  effet,  ce  n'était  pas  un  nouveau-né  que  it  ce 
petit  monstre.  î>  {Nous  serions  fort  empêché  nous- 
méme  de  le  qualifier  autrement.  )  C'était  une  petite 
masse  fort  anguleuse  et  fort  remuante,  emprison- 
née dans  un  sac  de  toile  imprimé  au  chiffre  de  mes- 
sire  Guillaume  Chartier,  pour  lors  évêque  de  Paris, 
avec  une  tête  qui  sortait.  Cette  tête  était  chose 
assez  difforme;  on  n'y  voyait  qu'une  forêt  de  cheveux 
roux,  un  œil,  une  bouche  et  ses  dents.  L'œil  pleu- 
rait, la  bouche  criait  et  les  dents  ne  paraissaient 
demander  qu'à  mordre.  Le  tout  se  débattait  dans 
le  sac,  au  grand  ébahissementde  la  foule,  qui  gros- 
sissait et  se  renouvelait  sans  cesse  alentour. 

Dame  Aloise  de  Gondelaurier,  une  femme  riche 
et  noble  qui  tenait  une  jolie  fille  d'environ  six 
ans  à  la  main,  et  qui  traînait  un  long  voile  à  la 
corne  d'or  de  sa  coiffe,  s'arrêta  en  passant  devant 
le  lit,  et  considéra  un  moment  la  malheureuse 
créature,  pendant  que  sa  charmante  petite  fille 
Fleur-de-Lys  de  Gondelaurier,  toute  vêtue  de  soie 
et  de  velours,  épelait  avec  son  joli  doigt  l'écri- 
teau  permanent  accroché  au  bois  de  lit  :  Enfants 

TROUVÉS. 

—  En  vérité,  dit  la  dame  en  se  détournant  avec 
dégoût,  je  croyais  qu'on  n'exposait  ici  que  des  en- 
fants. 

Elle  tourna  le  dos,  en  jetant  dans  le  bassin  un 
florin  d'argent  qui  retentit  parmi  les  liards,  et  fit 


-  227  - 

ouvrir  de  grands  yeux  aux  pauvres  bonnes-feinnies 
de  la  chapelle  Etiennc-Haudry. 

Un  moment  après,  le  grave  et  savant  Robert  Mis- 
tricolie,  protonotaire  du  roi,  passa  avec  un  énorme 
missel  sous  un  bras  et  sa  femme  sous  l'autre  (da- 
moiselle  Guillemetle  la  Mairesse),  ayant  de  la 
sorte  à  ses  côtés  ses  deux  régulateurs,  spirituel  et 
temporel. 

—  Enfant  trouvé!  dit-il  après  avoir  examiné 
l'objet,  trouvé  apparemment  sur  le  parapet  du 
fleuve  Phlégéto  ! 

—  On  ne  lui  voit  qu'un  œil,  observa  damoiselie 
Guillemette  ;  il  a  sur  l'autre  une  verrue. 

—  Ce  n'est  pas  une  verrue,  reprit  mailre  Ro- 
bert Mistricolle,  c'est  un  œuf  qui  renferme  un 
autre  démon  tout  pareil,  lequel  porte  un  autre 
petit  œuf  qui  contient  un  autre  diable,  et  ainsi  de 
suite. 

—  Comment  savez-vous  cela?  demanda  Guille- 
mette la  Mairesse. 

—  Je  le  sais  pertinemment,  répondit  le  proto- 
notaire. 

—  Monsieur  le  protonotaire,  demanda  Gau- 
chère,  que  pronostiquez-vous  de  ce  prétendu  enfant 
trouvé? 

—  Les  plus  grands  malheurs,  répondit  Mistri- 
colle. 

—  Ah!  mon  Dieu!  dit  une  vieille  dans  l'audi- 
toire, avec  cela  qu'il  y  a  eu  une  considérable  pes- 
tilence l'an  passé,  et  qu'on  dit  queles  Anglais  vont 
débarquer  en  compagnie  à  Harefleu. 

~  Cela  empêchera  peut-être  la  reine  de  venir  à 


-  :228  - 

Paris  au  mois  de  septembre,  reprit  une  autre;  la 
marchandise  va  déjà  si  mal  ! 

—  Je  suis  d'avis,  s'écria  Jehanne  de  la  Tarme, 
qu'il  vaudrait  mieux,  pour  les  manants  de  Paris, 
que  ce  petit  magicien-là  fût  couché  sur  un  fagot 
que  sur  une  planche. 

—  Un  beau  fagot  flambant  !  ajouta  la  vieille. 

—  Cela  serait  plus  prudent,  dit  Mistricolle. 

Depuis  quelques  moments  un  jeune  prêtre  écou- 
tait le  raisonnement  des  haudriettes  et  les  senten- 
ces du  protonotaire.  C'était  une  figure  sévère,  un 
front  large,  un  regard  profond.  Il  écarta  silencieu- 
sement la  foule,  examina  le  petit  magicien,  et  éten- 
dit la  main  sur  lui.  Il  était  temps,  car  toutes  les 
dévotes  se  léchaient  déjà  les  barbes  du  beau  fagot 
flambant. 

—  J'adopte  cet  enfant,  dit  le  prêtre. 

Il  le  prit  dans  sa  soutane,  et  l'emporta.  L'assis- 
tance le  suivit  d'un  œil  effaré.  Un  moment  après 
il  avait  disparu  par  la  Porte-Rouge  qui  conduisait 
alors  de  l'église  au  cloître. 

Quand  la  première  surprise  fut  passée,  Jehanne 
de  la  Tarme  se  pencha  à  l'oreille  de  la  Gauitière. 

—  Je  vous  avais  bien  dit,  ma  sœur,  que  ce 
jeune  clerc  monsieur  Claude  Frolloestun  sorcier. 


11 


Claiibe  froUa. 


En  effet,  Claude  Frollo  n'était  pas  un  personnage 
vulgaire. 

Il  appartenait  à  l'une  de  ces  familles  moyennes 
qu'on  appelait  indifféremment,  dans  le  langage  im- 
pertinent du  siècle  dernier,  haute  bourgeoisie  ou 
petite  noblesse.  Cette  famille  avait  hérité  des  frè- 
res Paclet  le  fief  de  Tirechappe,  qui  relevait  de 
l'évêque  de  Paris,  et  dont  les  vingt-une  maisons 
avaient  été  au  treizième  siècle  l'objet  de  tant  de 
plaidoiries  par-devant  l'ofïicial.  Comme  possesseur 
de  ce  fief,  Claude  Frollo  était  un  des  sept  vingt-uîi 
seigneurs  prétendant  censive  dans  Paris  et  ses  fau- 
bourgs; et  l'on  a  pu  voir  longtemps  son  nom  in- 


250 


0. 


scrit  c[i  celte  qualité,  entre  riiùlel  de  Tancarvill 
appartenant  à  maître  François  Le  Rez,  et  le  coHégo 
de  Tours,  dans  le  cartulaire  dépose  à  Saint-Martiu- 
des-Champs. 

Claude  Frollo  avait  été  destiné  dès  l'enfance . 
par  ses  parents,  à  l'état  ecclésiastique.  On  lui  avait 
appris  à  lire  dans  du  latin;  il  avait  été  élevé  à  bais- 
ser les  yeux  et  à  parler  bas.  Tout  enfant,  son  père 
l'avait  cloîtré  au  collège  de  Torchi  en  l'Univer- 
sité. C'est  là  qu'il  avait  grandi,  sur  le  missel  et  le 
lexicon. 

C'était  d'ailleurs  un  enfant  triste,  grave,  sérieux, 
qui  étudiait  ardemment  et  apprenait  vite;  il'ne  je- 
tait pas  grand  cri  dans  les  récréations,  se  mêlait 
peu  aux  bacchanales  de  la  rue  du  Fouarre,  ne  savait 
ce  que  c'était  que  dave  alapas  et  capillos  lanicwe, 
et  n'avait  fait  aucune  figure  dans  cette  mutinerie 
de  1463  que  les  annalistes  enregistrent  gravement 
sous  le  titre  de  :  «t  Sixième  Trouble  de  l'Univer- 
sité. 5>  Il  lui  arrivait  rarement  de  rallier  les  pau- 
vres écoliers  de  Montaigu  pour  les  cappettes  dont 
ils  tiraient  leur  nom,  ou  les  boursiers  du  collège 
de  Dormans  pour  leur  tonsure  rase  et  leur  surtout 
tri-parti  de  drap  pers,  bleu  et  violet,  azurini  colo- 
ris et  bruni,  comme  dit  la  charte  du  cardinal  des 
Quatre-Couronnes. 

En  revanche,  il  était  assidu  aux  grandes  et  peti- 
tes écoles  de  la  rue  Saint-Jean-de-Beauvais.  Le 
premier  écolier  que  l'abbé  de  Saint-Pierre-de-Val, 
au  moment  de  commencer  sa  lecture  de  droit  ca- 
non, apercevait  toujours  collé  vis-à-vis  de  sa  chaire 
à  un  pilier  de  l'école  de  Saint-Vendregesile,  c'était 


—  251   — 

Claude  Frollo,  armé  de  son  écritoire  de  corne, 
mâchant  sa  plume,  griffonnant  sur  son  genou  usé, 
et  l'hiver,  soufflant  dans  ses  doigts.  Le  preniier 
auditeur  que  messire  Miles  d'Isliers,  docteur  en 
décret,  voyait  arriver  chaque  lundi  malin,  tout 
essoufflé,  à  l'ouverture  des  portes  de  l'école  du 
Chef-Saint-Denis,  c'était  Claude  Frollo.  Aussi,  à 
seize  ans,  le  jeune  clerc  eût  pu  tenir  tête,  en  théo- 
logie mystique,  à  un  père  de  l'Église;  en  théologie 
canonique,  à  un  père  des  conciles;  en  théologie 
scolastique,  à  un'docteur  de  Sorbonne. 

La  théologie  dépassée,  il  s'était  précipité  dans  le 
décret.  Du  Maître  des  Sentences  il  était  tombé 
aux  Capitulaires  de  Cliarlemagne;  et  successive- 
ment il  avait  dévoré,  dans  son  appétit  de  science, 
décrétales  sur  décrétales,  celles  de  Théodore,  évo- 
que d'Hispale,  celles  de  Bouchard,  évèque  de 
Worms,  celles  d'Yves,  évèque  de  Chartres,  puis  le 
décret  de  Gratien  qui  succéda  aux  capitulaires  de 
Charlemagne;  puis  le  recueil  de  Grégoire  IX;  puis 
Vépilre  Super  spécula  d'ilonor'ms  IIL  II  se  fit  claire, 
il  se  fit  familière  cette  vaste  et  tumultueuse  période 
du  droit  civil  et  du  droit  canon  en  lutte  et  en  tra- 
vail dans  le  chaos  du  moyen  âge,  période  que  l'é- 
vêque  Théodore  ouvre  en  618  et  que  ferme  en  1227 
le  pape  Grégoire. 

Le  décret  digéré,  il  se  jeta  sur  la  médecine,  sur 
les  arts  libéraux.  Il  étudia  la  science  des  herbes, 
la  science  des  onguents;  il  devint  expert  aux  fiè- 
vres et  aux  contusions,  aux  navrures  et  aux  apos- 
thumcs.  Jacques  d'Espars  l'eût  reçu  médecin  phy- 
sicien; Richard  ïîelinin.  médecin  chirurgien.  Il 


—  252  — 

parcourut  également  tous  les  degrés  de  la  licence, 
maîtrise  et  doctorerie  des  arts.  Il  étudia  les  lan- 
gues, le  latin,  l'hébreu,  triple  sanctuaire  alors  bien 
peu  fréquenté.  C'était  une  véritable  fièvre  d'acqué- 
rir et  de  thésauriser  en  fait  de  science.  A  dix-huit 
ans,  les  quatre  facultés  y  avaient  passé;  il  semblait 
au  jeune  homme  que  la  vie  avait  un  but  unique  : 
savoir. 

Ce  fut  vers  cette  époque  environ  que  l'été  ex- 
cessif de  1466  fit  éclater  cette  grande  peste  qui  en- 
leva plus  de  quarante  mille  créatures  dans  la  vi- 
comte de  Paris,  et  entre  autres,  dit  Jean  de  Troyes. 
«c  maître  Arnoul,  astrologien  du  roi,  qui  était  fort 
:>  homme  de  bien,  sage  et  plaisant.  »  Le  bruit  se 
répandit  dans  l'Université  que  la  rue  Tirechappe 
était  en  particulier  dévastée  par  la  maladie.  C'est 
là  que  résidaient,  au  milieu  de  leur  fief,  les  pa- 
rents de  Claude.  Le  jeune  écolier  courut  fort 
alarmé  à  la  maison  paternelle.  Quand  il  y  entra, 
son  père  et  sa  mère  étaient  morts  de  la  veille.  Un 
tout  jeune  frère  qu'il  avait  au  maillot,  vivait  en- 
core et  criait  abandonné  dans  son  berceau.  C'était 
tout  ce  qu'il  restait  à  Claude  de  sa  famille;  le  jeune 
homme  prit  l'enfant  sous  son  bras,  et  sortit  pen- 
sif. Jusque-là  il  n'avait  vécu  que  dans  la  science; 
il  commençait  à  vivre  dans  la  vie. 

Cette  catastrophe  fut  une  crise  dans  l'existence 
de  Claude.  Orphelin,  aîné,  chef  de  famille  à  dix- 
neuf  ans,  il  se  sentit  rudement  rappelé  des  rêveries 
de  l'école  aux  réalités  de  ce  monde.  Alors  ému  de 
pitié,  il  se  prit  de  passion  et  de  dévouement  pour 
cet  enfant,  son  frère;  chose  étrange  et  douce  qu'une 


—  233  — 

alTection  humaine,  à  lui  qui  n'avait  encore  aimé 
que  des  livres. 

Cette  aflfeclion  se  développa  à  un  point  singu- 
lier :  dans  une  âme  aussi  neuve,  ce  fut  comme  un 
premier  amour.  Séparé  depuis  l'enfance  de  ses  pa- 
rents, qu'il  avait  à  peine  connus,  cloîtré  et  comme 
muré  dans  ses  livres,  avide  avant  tout  d'étudier  et 
d'apprendre,  exclusivement  attentif  jusqu'alors  à 
son  intelligence,  qui  se  dilatait  dans  la  science,  à 
son  imagination,  qui  grandissait  dans  les  lettres, 
le  pauvre  écolier  n'avait  pas  encore  eu  le  temps  de 
sentir  la  place  de  son  cœur.  Ce  jeune  frère,  sans 
père  ni  mère,  ce  petit  enfant,  qui  lui  tombait  brus- 
quement du  ciel  sur  les  bras,  fit  de  lui  un  homme 
nouveau.  Il  s'aperçut  qu'il  y  avait  autre  chose  dans 
le  monde  que  les  spéculations  de  la  Sorbonne  et 
les  vers  d'Homérus  ;  que  l'homme  avait  besoin  d'af- 
fections; que  la  vie  sans  tendresse  et  sans  amour 
n'était  qu'un  rouage  sec,  criard  et  déchirant.  Seule- 
ment il  se  figura,  car  il  était  dans  l'âge  où  les  illu- 
sions ne  sont  encore  remplacées  que  par  des  illu- 
sions, que  les  affections  de  sang  et  de  famille  étaient 
les  seules  nécessaires,  et  qu'un  petit  frère  à  aimer 
suffisait  pour  rem.plir  toute  une  existence. 

II  se  jeta  donc  dans  l'amour  de  son  petit  Jehan 
avec  la  passion  d'un  caractère  déjà  profond,  ar- 
dent, concentré.  Cette  pauvre  frêle  créature,  jolie, 
blonde,  rose  et  frisée,  cet  orphelin  sans  autre  ap- 
pui qu'un  orphelin,  le  remuait  jusqu'au  fond  des 
entrailles;  et,  grave  penseur  qu'il  était,  il  se  mit 
à  réfléchir  sur  Jehan  avec  une  miséricorde  infinie. 
11  en  prit  souci  et  soin  comme  de  quelque  chose  de 
1  "20 


très-fragile  et  de  très-recommandé.  Il  fut  à  l'enfant 
plus  qu'un  frère  :  il  lui  devint  une  mère. 

Le  petit  Jehan  avait  perdu  sa  mère,  qu'il  tétait 
encore  ;  Claude  le  mit  en  nourrice.  Outre  le  fief 
de  Tirechappe,  il  avait  eu  en  héritage  de  son  père 
le  fief  du  3foulin,  qui  relevait  de  la  tour  carrée  de 
Gentilly  :  c'était  un  moulin  sur  une  colline,  près 
du  château  de  AVinchestre  (Bicêtre).  Il  y  avait  la 
meunière  qui  nourrissait  un  bel  enfant;  ce  n'était 
pas  loin  de  TL  niversité.  Claude  lui  porta  lui-même 
son  petit  Jehan. 

Dès  lors,  se  sentant  un  fardeau  à  tramer,  il  prit 
la  vie  très  au  sérieux.  La  pensée  de  son  petit  frère 
devint  non-seulement  la  récréation,  mais  encore  le 
but  de  ses  éludes.  Il  résolut  de  se  consacrer  tout 
entier  à  un  avenir  dont  il  répondait  devant  Dieu, 
et  de  n'avoir  jamais  d'autre  épouse,  d'autre  enfant 
que  le  bonheur  et  la  fortune  de  son  frère.  Il  se  rat- 
tacha donc  plus  que  jamais  à  sa  vocation  cléricale. 
Son  mérite,  sa  science,  sa  qualité  de  vassal  immé- 
diat de  l'évêque  de  Paris,  lui  ouvraient  toutes 
grandes  les  portes  de  l'Eglise.  A  vingt  ans,  par 
dispense  spéciale  du  Saint-Siège,  il  était  prêtre, 
et  desservait,  comme  le  plus  jeune  des  chapelains 
de^'otre-Dame,  l'autel  qu'on  appelle,  à  cause  de 
la  messe  tardive  qui  s'y  dit,  altare  pigrorum. 

Là,  plus  que  jamais  plongé  dans  ses  chers  livres 
qu'il  ne  quittait  que  pour  courir  une  heure  au  fief 
du  Moulin,  ce  mélange  de  savoir  et  d'austérité,  si 
rare  à  son  âge,  l'avait  rendu  promptement  le  res- 
pect et  l'admiration  du  cloître.  Du  cloître  sa  répu- 
tation de  savant  avait  été  au  peuple,  où  elle  avait 


-  2ô;i  - 

un  peu  tourne,  chose  fréquente  alors,  au  renom 
de  sorcier. 

C'est  au  moment  où  il  revenait,  le  jour  de  la 
Quasimodo,  de  dire  sa  messe  des  paresseux  à  leur 
autel,  qui  était  à  côté  de  la  porte  du  chœur  tendant 
à  la  nef,  à  droite,  proche  l'image  de  la  Vierge,  que 
son  attention  avait  été  éveillée  par  le  groupe  de 
vieilles  glapissant  autour  du  lit  des  enfants  trou- 
vés. 

C'est  alors  qu'il  s'était  approché  de  la  malheu- 
reuse petite  créature  si  haïe  et  si  menacée.  Cette 
détresse,  cette  difformité,  cet  abandon,  la  pensée 
de  son  jeune  frère,  la  chimère  qui  frappa  tout  à 
coup  son  esprit  que,  s'il  mourait,  son  cher  petit 
Jehan  pourrait  bien  aussi,  lui,  être  jeté  misérable- 
ment sur  la  planche  des  enfants  trouvés,  tout  cela 
lui  était  venu  au  cœur  à  la  fois  :  une  grande  pitié 
s'était  remuée  en  lui,  et  il  avait  emporté  l'enfant. 
Quand  il  tira  cet  enfant  du  sac,  il  le  trouva  bien 
difforme  en  effet.  Le  pauvre  petit  diable  avait  une 
verrue  sur  l'œil  gauche,  la  tète  dans  les  épaules, 
la  colonne  vertébrale  arquée,  le  sternum  proémi- 
nent, les  jambes  torses;  mais  il  paraissait  vivace; 
et,  quoiqu'il  fût  impossible  de  savoir  quelle  langue 
il  bégayait,  son  cri  annonçait  quelque  force  et  quel- 
que santé.  La  compassion  de  Claude  s'accrut  de 
cette  laideur  ;  et  il  fit  vœu  dans  son  cœur  d'élever 
cet  enfant  pour  l'amour  de  son  frère,  afin  que, 
quelles  que  fussent  dans  l'avenir  les  fautes  du  petit 
Jehan,  il  eût  par  devers  lui  cette  charité  faite  à  son 
intention.  C'était  une  sorte  de  placement  de  bon- 
nes œuvres  qu'il  effectuait  sur  la  tête  de  son  jeune 


—  236  — 

frùrc  ;  c'était  une  pacotille  de  bonnes  actions  qu'il 
voulait  lui  amasser  d'avance,  pour  le  cas  où  le 
petit  drôle  un  jour  se  trouverait  ù  court  de  cette 
monnaie,  la  seule  qui  soit  reçue  au  péage  du  pa- 
radis. 

Il  baptisa  son  enfant  adoptif,  et  le  nomma  Qtia- 
simodo,  soit  qu'il  voulût  marquer  par-là  le  jour  où 
il  l'avait  trouvé,  soit  qu'il  voulut  caractériser  par 
ce  nom  à  quel  point  la  pauvre  petite  créature  était 
incomplète  et  à  peine  ébauchée.  En  effet,  Quasi- 
modo,  borgne,  bossu,  cagneux,  n'était  guère  qu'un 
à  peu  près. 


m 


3mmantô  ^tmie  cuôtori^  immaiiior  tpôf. 


Or,  en  1482,  Quasimodo  avait  grandi.  H  était 
devenu,  depuis  plusieurs  années,  sonneur  de  clo- 
chesdeNotre-Dame,  grâce  à  son  père  adoptif  Claude 
Frollo,  lequel  était  devenu  archidiacre  de  Josas, 
grâce  à  son  suzerain  messire  Louis  de  Beaumont, 
lequel  était  devenu  évêque  de  Paris  en  1472,  à  la 
mort  de  Guillaume  Chartier,  grâce  à  son  patron 
Olivier  le  Daim,  barbier  du  roi  Louis  XI  par  la 
grâce  de  Dieu. 

Quasimodo  était  donc  carillonneur  de  Notre- 
Dame. 

Avec  le  temps,  il  s'était  formé  je  ne  sais  quel  lien 
intime  qui  unissait  le  sonneur  à  l'église.  Séparé  à 
jamais  du  monde  par  la  double  fatalité  de  sa  nais- 
1  20. 


-  i>58  - 

sance  inconnue  ctdc  sa  nature  ditTorme,  emprisonné 
dès  l'enfance  dans  ce  double  cercle  infranchissable, 
le  pauvre  malheureux  s'était  accoutumé  à  ne  rien 
voir  dans  ce  monde  au  delà  des  religieuses  murail- 
les qui  l'avaient  recueilli  à  leur  ombre.  Notre-Dame 
avait  été  successivement  pour  lui,  selon  qu'il  gran- 
dissait et  se  développait,  l'œuf,  le  nid,  la  maison, 
la  patrie,  l'univers. 

Et  il  est  sur  qu'il  y  avait  une  sorte  d'harmonie 
mystérieuse  et  préexistante  entre  cette  créature 
et  cet  édifice.  Lorsque,  tout  petit  encore,  il  se  traî- 
nait tortueusement  et  par  soubresauts  sous  les  té- 
nèbres de  ses  voûtes,  il  semblait,  avec  sa  face  hu- 
maine et  sa  membrure  bestiale ,  le  reptile  naturel 
de  cette  dalle  humide  et  sombre  sur  laquelle  l'om- 
bre des  chapiteaux  romans  projectait  tant  de  for- 
mes bizarres. 

Plus  tard,  la  première  fois  qu'il  s'accrocha  ma- 
chinalement à  la  corde  des  tours,  et  qu'il  s'y  pen- 
dit, et  qu'il  mit  la  cloche  en  branle,  cela  flt  à  Claude, 
son  père  adoptif,  l'effet  d'un  enfant  dont  la  langue 
se  délie  et  qui  commence  à  parler. 

C'est  ainsi  que  peu  à  peu,  se  développant  tou- 
jours dans  le  sens  de  la  cathédrale,  y  vivant,  y  dor- 
mant, n'en  sortant  presque  jamais,  en  subissant  à 
toute  heure  la  pression  mystérieuse,  il  arriva  à  lui 
ressembler,  à  s'y  incruster,  pour  ainsi  dire,  à  en 
faire  partie  intégrante.  Ses  angles  saillants  s'em- 
boîtaient (qu'on  nous  passe  cette  figure)  aux  an- 
gles rentrants  de  l'édifice,  et  il  semblait  non-seu- 
lement l'habitant,  mais  encore  le  contenu  naturel. 
On  pourrai  t  presque  dire  qu'il  en  avait  pris  la  forme . 


—  239  - 

comme  le  colimaçon  prend  la  forme  de  sa  coquille. 
C'était  sa  demeure ,  son  trou ,  son  enveloppe.  Il  y 
avait  entre  la  vieille  église  et  lui  une  sympathie  in- 
stinctive si  profonde,  tantd'aiïinités  magnétiques, 
tant  d'affinités  matérielles,  qu'il  y  adhérait  en  quel- 
que sorte  comme  la  tortue  à  son  écaille.  La  ru- 
gueuse cathédrale  était  sa  carapace. 

Il  est  inutile  d'avertir  le  lecteur  de  ne  pas  pren- 
dre au  pied  de  la  lettre  les  figures  que  nous  som- 
mes obligé  d'employer  ici  pour  exprimer  cet  ac- 
couplement singulier,  symétrique,  immédiat,  pres- 
que cosubstantiel,  d'un  homme  et  d'un  édifice.  Il 
est  inutile  de  dire  également  à  quel  point  il  s'était 
fait  familière  toute  la  cathédrale,  dans  une  si  lon- 
gue et  si  intime  cohabitation.  Cette  demeure  lui 
était  propre.  Elle  n'avait  pas  de  profondeur  que 
Quasimodo  n'eût  pénétrée,  pas  de  hauteur  qu'il 
n'eût  escaladée.  Il  lui  arrivait  bien  des  fois  de  gra- 
vir la  façade  à  plusieurs  élévations  et  s'aidant  seu- 
lement des  aspérités  de  la  sculpture.  Les  tours, 
sur  la  surface  extérieure  desquelles  on  le  voyait 
souvent  ramper  comme  un  lézard  qui  glisse  sur 
un  mur  à  pic,  ces  deux  géantes  jumelles,  si  hautes, 
si  menaçantes,  si  redoutables,  n'avaient  pour  lui 
ni  vertige,  ni  terreur,  ni  secousses  d'étourdisse- 
naent.  A  les  voir  si  douces  sous  sa  main,  si  faciles 
à  escalader,  on  eût  dit  qu'il  les  avait  apprivoisées. 
A  force  de  sauter,  de  grimper,  de  s'ébattre  au  mi- 
lieu des  abîmes  de  la  gigantesque  cathédrale,  il 
était  devenu  en  quelque  façon  singe  et  chamois, 
comme  l'enfant  calabroisqui  nage  avant  de  mar- 
cher, et  joue,  tout  petit,  avec  la  mer. 


—  2i0  — 

Du  reste,  non -seulement  son  corps  semblait 
s'être  façonné  selon  la  cathédrale,  mais  encore  son 
esprit.  Dans  quel  état  était  cette  âme?  Quel  pli 
avait-elle  contracté,  quelle  forme  avait-elle  prise 
sous  cette  enveloppe  nouée,  dans  cette  vie  sau- 
vage? c'est  ce  qu'il  serait  difficile  de  déterminer. 
Quasimodo  était  né  borgne,  bossu,  boiteux.  C'est 
à  grande  peine  et  à  grande  patience  que  Claude 
FroUo  était  parvenu  à  lui  apprendre  à  parler.  Mais 
une  fatalité  était  attachée  au  pauvre  enfant  trouvé. 
Sonneur  de  Notre-Dame  à  quatorze  ans,  une  nou- 
velle infirmité  était  venue  le  parfaire;  les  cloches 
lui  avaient  brisé  le  tympan  :  il  était  devenu  sourd. 
La  seule  porte  que  la  nature  lui  eût  laissée  toute 
grande  ouverte  sur  le  monde  s'était  brusquement 
fermée  à  jamais. 

En  se  fermant,  elle  intercepta  l'unique  rayon 
de  joie  et  de  lumière  qui  pénétrât  encore  dans 
l'âme  de  Quasimodo.  Cette  âme  tomba  dans  une 
nuit  profonde.  La  mélancolie  du  misérable  devint 
incurable  et  complète  comme  sa  difformité.  Ajou- 
tons que  sa  surdité  le  rendit  en  quelque  façon  muet. 
Car,  pour  ne  pas  donner  à  rire  aux  autres,  du  mo- 
ment où  il  se  vit  sourd,  il  se  détermina  résolument 
à  un  silence  qu'il  ne  rompait  guère  que  lorsqu'il 
était  seul.  Il  lia  volontairement  cette  langue  que 
Claude  Frollo  avait  eu  tant  de  peine  à  délier.  De-Ià 
il  advenait  que,  quand  la  nécessité  le  contraignait 
de  parler,  sa  langue  était  engourdie,  maladroite  et 
comme  une  porte  dont  les  gonds  sont  rouilles. 

Si  maintenant  nous  essayions  de  pénétrer  jus- 
qu'à l'âme  de  Quasimodo  à  travers  cette  écorce 


—  241   — 

épaisse  et  dure  ;  si  nous  pouvions  sonder  les  pro- 
fondeurs de  cette  organisation  malfaite;  s'il  nous 
était  donné  de  regarder  avec  un  flambeau  derrière 
ces  organes  sans  transparence,  d'explorer  l'inté- 
rieur ténébreux  de  cette  créature  opaque,  d'en 
élucider  les  recoins  obscurs,  les  culs-de-sacs  absur- 
des, et  de  jeter  tout  à  coup  une  vive  lumière  sur  la 
psyché  enchaînée  au  fond  de  cet  antre,  nous  trou- 
verions sans  doute  la  malheureuse  dans  quelque 
attitude  pauvre,  rabougrie  et  rachitique,  comme 
ces  prisonniers  des  plombs  de  Venise  qui  vieillis- 
saient ployés  en  deux  dans  une  boite  de  pierre  trop 
basse  et  trop  courte. 

Il  est  certain  que  l'esprit  s'atrophie  dans  un  corps 
manqué.  Quasimodo  sentait  a  peine  se  mouvoir 
aveuglément  au  dedans  de  lui  une  âme  faite  à  son 
image.  Les  impressions  des  objets  subissaient  une 
réfraction  considérable,  avant  d'arriver  à  sa  pen- 
sée. Son  cerveau  était  un  milieu  particulier  :  les 
idées  qui  le  traver'-aient  en  sortaient  toutes  tordues. 
La  réflexion  qui  provenait  de  cette  réfraction  était 
nécessairement  divergente  et  déviée. 

De-là  mille  illusions  d'optique,  mille  aberrations 
de  jugement,  mille  écarts,  où  divaguait  sa  pensée, 
tantôt  folle,  tantôt  idiote. 

Le  premier  effet  de  cette  fatale  organisation,  c'é- 
tait de  troubler  le  regard  qu'il  jetait  sur  les  choses. 
Il  n'en  recevait  presque  aucune  perception  immé- 
diate. Le  monde  extérieur  lui  semblait  beaucoup 
plus  loin  qu'à  nous. 

Le  second  effet  de  son  malheur,  c'était  de  le  ren- 
dre méchant. 


-  2-12  - 

11  était  méchant  en  effet,  parce  qu'il  était  sau- 
vage; il  était  sauvage,  parce  qu'il  était  laid.  11  y 
avait  une  logique  dans  sa  nature  comme  dans  la 
notre. 

Sa  force,  si  extraordinairement  développée,  était 
une  cause  de  plus  de  méchanceté.  Malus  puer  ro- 
bustus,  dit  Hobbes. 

D'ailleurs,  il  faut  lui  rendre  cette  justice  :  la  mé- 
chanceté n'était  peut-être  pas  innée  en  lui.  Dès  ses 
premiers  pas  parmi  les  hommes,  il  s'était  senti, 
puis  il  s'était  vu  conspué,  flétri,  repoussé.  La  pa- 
role humaine  pour  lui,  c'était  toujours  une  raille- 
rie ou  une  malédiction.  En  grandissant,  il  n'avait 
trouvé  que  la  haine  autour  de  lui.  Il  l'avait  prise. 
Il  avait  gagné  la  méchanceté  générale.  Il  avait  ra- 
massé l'arme  dont  on  l'avait  blessé. 

Après  tout,  il  ne  tournait  qu'à  regret  sa  face  du 
côté  des  hommes;  sa  cathédrale  lui  suffisait.  Elle 
était  peuplée  de  figures  de  marbre,  rois,  saints, 
cvêques,  qui  du  moins  ne  lui  éclataient  pas  de  rire 
au  nez  et  n'avaient  pour  lui  qu'un  regard  tran- 
quille et  bienveillant.  Les  autres  statues,  celles  des 
monstres  et  des  démons,  n'avaient  pas  de  haine 
pour  lui  Quasimodo.  Il  leur  ressemblait  trop  pour 
cela.  Elles  raillaient  bien  plutôt  les  autres  hom-r 
mes.  Les  saints  étaient  ses  amis,  et  le  bénissaient; 
les  monstres  étaient  ses  amis,  et  le  gardaient.  Aussi 
avait- il  de  longs  épanchements  avec  eux.  Aussi 
passait-il  quelquefois  des  heures  entières,  accroupi 
devant  une  de  ces  statues,  à  causer  solitairement 
avec  elle.  Si  quelqu'un  survenait ,  il  s'enfuyait 
comme  un  amant  surpris  dans  sa  sérénade. 


Et  la  cathédrale  ne  lui  était  pas  seulement  la  so- 
ciété, mais  encore  l'univers,  mais  encore  toute  la 
nature.  Il  ne  rêvait  pas  d'autres  espaliers  que  les 
vitraux  toujours  en  fleurs,  d'autre  ombrage  que 
celui  de  ces  feuillages  de  pierre,  qui  s'épanouis- 
sent chargés  d'oiseaux  dans  la  touffe  de  chapiteaux 
saxons,  d'autres  montagnes  que  les  tours  colossa- 
les de  l'église,  d'autre  océan  que  Paris  qui  bruis- 
sait  à  leurs  pieds. 

Ce  qu'il  aimait  avant  tout  dans  l'édifice  mater- 
nel, ce  qui  réveillait  son  âme,  et  lui  faisait  ouvrir 
ses  pauvres  ailes  qu'elle  tenait  si  misérablement 
reployées  dans  sa  caverne,  ce  qui  le  rendait  par- 
fois heureux,  c'était  les  cloches.  Il  les  aimait,  les 
caressait,  leur  parlait,  les  comprenait.  Depuis  le 
carillon  de  l'aiguille  de  la  croisée,  jusqu'à  la  grosse 
cloche  du  portail,  il  les  avait  toutes  en  tendresse. 
Le  clocher  de  la  croisée,  les  deux  tours,  étaient 
pour  lui  comme  trois  grandes  cages,  dont  les  oi- 
seaux, élevés  par  lui,  ne  chantaient  que  pour  lui. 
C'était  pourtant  ces  mêmes  cloches  qui  l'avaient 
rendu  sourd  ;  mais  les  mères  aiment  souvent  le 
mieux  l'enfant  qui  les  a  fait  le  plus  souffrir. 

Il  est  vrai  que  leur  voix  était  la  seule  qu'il  put 
entendre  encore.  A  ce  titre,  la  grosse  cloche  était 
sa  bien-aimée.  C'est  elle  qu'il  préférait  dans  cette 
famille  de  filles  bruyantes  qui  se  trémoussait  autour 
de  lui,  les  jours  de  fête.  Cette  grande  cloche  s'ap- 
pelait Marie.  Elle  était  seule  dans  la  tour  méridio- 
nale avec  sa  sœur  Jacqueline,  cloche  de  moindre 
taille,  enfermée  dans  une  cage  moins  grande  à  côté 
de  la  sienne.  Cette  Jacqueline  était  ainsi  nommée 


du  nom  de  la  femme  de  Jean  Montagu,  lequel  l'a- 
vait donnée  à  l'église;  ce  qui  ne  l'avait  pas  empê- 
ché d'aller  figurer  sans  tête  à  Montfaucon.  Dans  la 
deuxième  tour  il  y  avait  six  autres  cloches,  et  en- 
fin les  six  plus  petites  habitaient  le  clocher  sur  la 
croisée  avec  la  cloche  de  bois,  qu'on  ne  sonnait  que 
depuis  l'après-dinée  du  jeudi  absolu,  jusqu'au  ma- 
tin de  la  veille  de  Pâques.  Quasimodo  avait  donc 
quinze  cloches  dans  son  sérail;  mais  la  grosse  Marie 
était  la  favorite. 

On  ne  saurait  se  faire  une  idée  de  sa  joie  les 
jours  de  grande  volée.  Au  moment  où  l'archidia- 
cre l'avait  lâché  et  lui  avait  dit  :  Allez;  il  montait 
la  vis  du  clocher  plus  vite  qu'un  autre  ne  l'eût  des- 
cendue. Il  entrait  tout  essoufflé  dans  la  chambre 
aérienne  de  la  grosse  cloche;  il  la  considérait  un 
moment  avec  recueillement  et  amour;  puis  il  lui 
adressait  doucement  la  parole;  il  la  flattait  de  la 
main,  comme  un  bon  cheval  qui  va  faire  une  lon- 
gue course.  Il  la  plaignait  de  la  peine  qu'elle  allait 
avoir.  Après  ces  premières  caresses,  il  criait  à  ses 
aides,  placés  à  l'étage  inférieur  de  la  tour,  de  com- 
mencer. Ceux-ci  se  pendaient  aux  câbles,  le  ca- 
bestan criait,  et  l'énorme  capsule  de  métal  s'ébran- 
lait lentement.  Quasimodo,  palpitant,  la  suivait 
du  regard.  Le  premier  choc  du  battant  et  de  la 
paroi  d'airain  faisait  frissonner  la  charpente  sur 
laquelle  il  était  monté.  Quasimodo  vibrait  avec  la 
cloche.  Vah  !  criait-il  avec  un  éclat  de  rire  insensé. 
Cependant  le  mouvement  du  bourdon  s'accélérait, 
et  à  mesure  qu'il  parcourait  un  angle  plus  ouvert, 
l'œil  de  Quasimodo  s'ouvrait  aussi  de  plus  en  plus 


—  ^24a  — 

phosphorique  et  flamboyant.  Enfin  la  grande  volée 
commençait;  toute  la  tour  tremblait;  charpentes, 
plombs,  pierres  de  taille,  tout  grondait  à  la  fois, 
depuis  les  pilotis  de  la  fondation  jusqu'aux  trèfles 
du  couronnement.  Quasimodo  alors  bouillait  à 
grosse  écume;  il  allait,  venait;  il  tremblait  avec  la 
tour  de  la  tête  aux  pieds.  La  cloche  déchaînée  et 
furieuse  présentait  alternativement  aux  deux  pa- 
rois de  la  tour  sa  gueule  de  bronze,  d'où  s'échap- 
pait ce  souille  de  tempête  qu'on  entend  à  quatre 
lieues.  Quasimodo  se  plaçait  devant  cette  gueule 
ouverte;  il  s'accroupissait,  se  relevait  avec  les  re- 
tours de  la  cloche,  aspirait  ce  souffle  renversant, 
regardait  tour  à  tour  la  place  profonde  qui  four- 
millait à  deux  cents  pieds  au-dessous  de  lui,  et 
l'énorme  langue  de  cuivre  qui  venait  de  seconde 
en  seconde  lui  hurler  dans  l'oreille.  C'était  la  seule 
parole  qu'il  entendît,  le  seul  son  qui  troublât  pour 
lui  le  silence  universel.  Il  s'y  dilatait  comme  un 
oiseau  au  soleil.  Tout  à  coup  la  frénésie  de  la  clo- 
che le  gagnait;  son  regard  devenait  extraordinaire; 
il  attendait  le  bourdon  au  passage,  comme  l'arai- 
gnée attend  la  mouche,  et  se  jetait  brusquement 
sur  lui  à  corps  perdu.  Alors,  suspendu  sur  l'a- 
bîme, lancé  dans  le  balancement  formidable  de  la 
cloche,  il  saisissait  le  monstre  d'airain  aux  oreil- 
lettes, rétreignait  de  ses  deux  genoux,  l'éperon- 
nait  de  ses  deux  talons,  et  redoublait  cie  tout  le 
choc  et  de  tout  le  poids  de  son  corps  la  furie  de  la 
volée.  Cependant  la  tour  vacillait,  lui,  criait  et 
grinçait  des  dents,  ses  cheveux  roux  se  hérissaient, 
sa  poitrine  faisait  le  bruit  d'un  soufflet  de  forge, 
I  21 


-  246  - 

son  œil  jetait  des  Hanimes,  la  cloche  monstrueuse 
hennissait  toute  haletante  sous  lui;  et  alors  ce  n'é- 
tait plus  ni  le  bourdon  de  Notre-Dame  ni  Quasi- 
modo  :  c'était  un  rêve,  un  tourbillon,  une  tempête; 
le  vertige  à  cheval  sur  le  bruit;  un  esprit  cram- 
ponné à  une  croupe  volante;  un  étrange  centaure 
moitié  homme,  moitié  cloche;  une  espèce  d'Astol- 
phe  horrible,  emporté  sur  un  prodigieux  hippo- 
griffe de  bronze  vivant. 

La  présence  de  cet  être  extraordinaire,  faisait 
circuler  dans  toute  la  cathédrale  je  ne  sais  quel 
souffle  de  vie.  Il  semblait  qu'il  s'échappât  de  lui, 
du  moins  au  dire  des  superstitions  grossissantes  de 
la  foule,  une  émanation  mystérieuse  qui  animait 
toutes  les  pierres  de  Notre-Dame  et  faisait  palpiter 
les  profondes  entrailles  de  la  vieille  église.  Il  suffi- 
sait qu'on  le  sut  là  pour  que  l'on  crût  voir  vivre  et 
remuer  les  mille  statues  des  galeries  et  des  por- 
tails. Et  de  fait,  la  cathédrale  semblait  une  créa- 
ture docile  et  obéissante  sous  sa  main  ;  elle  atten- 
dait sa  volonté  pour  élever  sa  grosse  voix;  elle  était 
possédée  et  remplie  de  Quasimodo  comme  d'un 
génie  familier.  On  eût  dit  qu'il  faisait  respirer  l'im- 
mense édifice.  Il  y  était  partout  en  effet,  il  se  mul- 
tipliait sur  tous  les  points  du  monument.  Tantôt 
on  apercevait  avec  effroi  au  plus  haut  d'une  des 
tours  un  nain  bizarre  qui  grimpait,  serpentait, 
rampait  à  quatre  pattes,  descendait  en  dehors  sur 
l'abîme,  sautelait  de  saillie  en  saillie,  et  allait  fouil- 
ler dans  le  ventre  de  quelque  gorgone  sculptée  : 
c'était  Quasimodo  dénichant  des  corbeaux.  Tantôt 
on  se  heurtait  dans  un  coin  obscur  de  l'église  à  une 


—  247  — 

sorte  de  chimère  vivante,  accroupie  et  renfrognée  : 
c'était  Quasimodo  pensant.  Tantôt  on  avisait  sous 
un  clocher  une  énorme  tète  et  un  paquet  de  mem- 
bres désordonnés  se  balançant  avec  fureur  au  bout 
d'une  corde  :  c'était  Quasimodo  sonnant  les  vê- 
pres ou  l'angelus.  Souvent  la  nuit  on  voyait  errer 
une  forme  hideuse  sur  la  frêle  balustrade  décou- 
pée en  dentelle  qui  couronne  les  tours  et  borde 
le  pourtour  de  l'aspide  :  c'était  encore  le  bossu 
de  Notre-Dame.  Alors,  disaient  les  voisines,  toute 
l'église  prenait  quelque  chose  de  fantastique,  de 
surnaturel,  d'horrible;  des  yeux  et  des  bouches 
s'y  ouvraient  çà  et  là  ;  on  entendait  aboyer  les 
chiens,  les  guivres,  les  tarasques  de  pierre  qui 
veillent  jour  et  nuit ,  le  cou  tendu  et  la  gueule 
ouverte  autour  de  la  monstrueuse  cathédrale.  Et 
si  c'était  une  nuit  de  Noël,  tandis  que  la  grosse  clo- 
che, qui  semblait  râler,  appelait  les  fidèles  à  la  messe 
ardente  de  minuit,  il  y  avait  un  tel  air  répandu  sur 
la  sombre  façade  qu'on  eut  dit  que  le  grand  portail 
dévorait  la  foule  et  que  la  rosace  la  regardait.  Et 
tout  cela  venait  de  Quasimodo.  L'Egypte  l'eût  pris 
pour  le  Dieu  de  ce  temple;  le  moyen  âge  l'en  croyait 
le  démon  :  il  en  était  l'âme. 

A  tel  point  que  pour  ceux  qui  savent  que  Qua- 
simodo a  existé,  Notre-Dame  est  aujourd'hui  dé- 
serte, inanimée,  morte.  On  sent  qu'il  y  a  quelque 
chose  de  disparu.  Ce  corps  immense  est  vide  ; 
c'est  un  squelette;  l'esprit  l'a  quitté,  on  en  voit 
la  place  et  voilà  tout.  C'est  comme  un  crâne  où 
il  y  a  encore  des  trous  pour  les  yeux  ;  mais  plus  de 
regard. 


IV 


£t  Cl)tcn  et  ôon  ilTaître. 


Il  y  avait  pourtant  une  créature  humaine  que 
Quasimodo  exceptait  de  sa  malice  et  de  sa  haine 
pour  les  autres,  et  qu'il  aimait  autant,  plus  peut- 
être  ,  que  sa  cathédrale,  c'était  Claude  Frollo. 

La  chose  était  simple.  Claude  Frollo  l'avait  re- 
cueilli, l'avait  adopté,  l'avait  nourri ,  l'avait  élevé. 
Tout  petit,  c'est  dans  les  jambes  de  Claude  Frollo 
qu'il  avait  coutume  de  se  réfugier  quand  les  chiens 
et  les  enfants  aboyaient  après  lui.  Claude  Frollo 
lui  avait  appris  à  parler,  à  lire,  à  écrire.  Claude 
Frollo  enfin  l'avait  fait  sonneur  de  cloches.  Or, 
donner  la  grosse  cloche  en  mariage  à  Quasimodo, 
c'était  donner  Juliette  à  Roméo. 


—  249  ~ 

Aussi  la  reconnaissance  de  Quasimodo  élait-elle 
profonde,  passionnée,  sans  bornes;  et  quoique  le 
visage  de  son  père  adoptif  fût  souvent  brumeux  et 
sévère,  quoique  sa  parole  fût  habituellement  brève, 
dure,  impérieuse,  jamais  cette  reconnaissance  ne 
s'était  démentie  un  seul  instant.  L'archidiacre  avait 
en  Quasimodo  l'esclave  le  plus  soumis  ,  le  valet  le 
plus  docile,  le  dogme  le  plus  vigilant.  Quand  le 
pauvre  sonneur  de  cloches  était  devenu  sourd ,  il 
s'était  établi  entre  lui  et  Claude  Frollo  une  lan- 
gue de  signes,  mystérieuse  et  comprise  d'eux  seuls. 
De  cette  façon  l'archidiacre  était  le  seul  être  hu- 
main avec  lequel  Quasimodo  eût  conservé  com 
munication.  Il  n'était  en  rapport  dans  ce  monde 
qu'avec  deuxchoses  :  Notre-Dame  et  Claude  Frollo. 

Rien  de  comparable  à  l'empire  de  l'archidiacre 
sur  le  sonneur,  à  l'attachement  du  sonneur  pour 
l'archidiacre.  11  eût  suffi  d'un  signe  de  Claude, 
et  de  l'idée  de  lui  faire  plaisir,  pour  que  Quasimodo 
se  précipitât  du  haut  des  tours  de  Notre-Dame. 
C'était  une  chose  remarquable  que  toute  cette 
force  physique ,  arrivée  chez  Quasimodo  à  un  dé- 
veloppement si  extraordinaire,  et  mise  aveuglément 
par  lui  à  ladispositiond'unautre.  Il  y  avait  là  sans 
doute  dévouement  filial ,  attachement  domestique; 
il  y  avait  aussi  fascination  d'un  esprit  par  un  autre 
esprit.  C'était  une  pauvre  ,  gauche  et  maladroite 
organisation  qui  se  tenait  la  tête  basse  et  les  yeux 
suppliants  devant  une  intelligence  haute  et  pro- 
fonde, puissante  et  supérieure.  Enfin ,  et  par-des- 
sus tout,  c'était  reconnaissance.  Reconnaissance 
tellement  poussée  à  sa  limite  extrême  que  nous  ne 
1  21. 


saurions  à  quoi  le  comparer.  Cette  vertu  n'est  pas 
«le  celles  dont  les  plus  beaux  exemples  sont  parmi 
les  hommes.  Nous  dirons  donc  que  Quasimodo  ai- 
mait l'archidiacre  comme  jamais  chien,  jamais  che- 
val, jamais  éléphant  n'a  aimé  son  maître. 


Suite  î)f  Clûubc  frollo. 


En  148â,  Quasimodo  avait  environ  vingt  ans, 
Claude  Frollo  environ  trente-six.  L'un  avait  grandi, 
l'autre  avait  vieilli. 

Claude  Frollo  n'était  plus  le  simple  écolier  du 
collège  Torchi;  le  tendre  protecteur  d'un  petit  en- 
fant; le  jeune  et  rêveur  philosophe  qui  savait 
beaucoup  de  choses  et  qui  en  ignorait  beaucoup. 
C'était  un  prêtre  austère,  grave,  morose;  un  chargé 
d'âmes;  monsieur  l'archidiacre  de  Josas.  le  second 
acolyte  de  l'évêque,  ayant  sur  les  bras  les  deux 
décanats  de  Montlhéry  et  de  Châteaufort,  et  cent 
soixante-quatorze   curés  ruraux.  C'était  un  per- 


—  2IÎ2  — 

sonnage  imposant  et  sombre,  devant  lequel  trem- 
blaientles  enfantsde  chœur  en  aube  et  en  jaquette, 
les  machicos,  les  confrères  de  saint  Augustin,  les 
clercs  matutinels  de  Notre-Dame,  quand  il  passait 
lentement  sous  les  hautes  ogives  du  chœur,  ma- 
jestueux, pensif,  les  bras  croisés,  et  la  tête  telle- 
ment ployée  sur  la  poitrine  qu'on  ne  voyait  de  sa 
face  que  son  grand  front  chauve. 

Dom  Claude  Frollo  n'avait  abandonné,  du  reste, 
ni  la  science  ni  l'éducation  de  son  jeune  frère,  ces 
deux  occupations  de  sa  vie.  Mais  avec  le  temps  il 
s'était  mêlé  quelque  amertume  à  ces  choses  si  dou- 
ces. A  la  longue,  dit  Paul-Diacre,  le  meilleur  lard 
rancit.  Le  petit  Jehan  Frollo,  surnommé  du  Mou- 
lin à  cause  du  lieu  où  il  avait  été  nourri,  n'avait 
pas  grandi  dans  la  direction  que  Claude  avait  voulu 
lui  imprimer.  Le  grand  frère  comptait  sur  un  élève 
pieux,  docile,  docte,  honorable.  Or  le  petit  frère, 
comme  ces  jeunes  arbres  qui  trompent  l'effort  du 
jardinier,  et  se  tournent  opiniâtrement  du  côté 
d'où  leur  vient  l'air  et  le  soleil,  le  petit  frère  ne 
croissait  et  ne  multipliait,  ne  poussait  de  belles 
branches  touffues  et  luxuriantes  que  du  côté  de 
la  paresse,  de  l'ignorance  et  de  la  débauche.  C'était 
un  vrai  diable,  fort  désordonné,  ce  qui  faisait 
froncer  le  sourcil  à  dom  Claude,  mais  fort  drôle 
et  fort  subtil,  ce  qui  faisait  sourire  le  grand  frère. 
Claude  l'avait  confié  à  ce  même  collège  de  Torchi 
où  il  avait  passé  ses  premières  années  dans  l'étude 
et  le  recueillement;  et  c'était  une  douleur  pour  lui 
que  ce  sanctuaire  autrefois  édifié  du  nom  de  Frollo 
en  fût  scandalisé  aujourd'hui.  Il  en  faisait  quelque- 


/ 


—  â:;3  — 

fois  à  Jehan  de  fort  sévères  et  de  fort  longs  ser- 
inons, que  celui-ci  essuyait  intrépidement.  Après 
tout,  le  jeune  vaurien  avait  bon  cœur,  comme  cela 
se  voit  dans  toutes  les  comédies.  Mais,  le  sermon 
passé,  il  n'en  reprenait  pas  moins  tranquillement 
le  cours  de  ses  séditions  et  de  ses  énormités.  Tan- 
tôt c'était  un  béj aune  {on  appelait  ainsi  les  nou- 
veaux débarqués  à  l'Université)  qu'il  avait  hous- 
pillé pour  sa  bienvenue;  tradition  précieuse  qui 
s'est  soigneusement  perpétuée  jusqu'à  nos  jours. 
Tantôt  il  avait  donné  le  branle  à  une  bande  d'éco- 
liers, lesquels  s'étaient  classiquement  jetés  sur  un 
cabaret,  quasi  classico  excitati,  puis  avaient  battu 
le  tavernier  «t  avec  bâtons  offensifs,  '»  et  joycnse- 
ment  pillé  la  taverne  jusqu'à  effondrer  les  muids 
de  vin  dans  la  cave.  Et  puis  c'était  un  beau  rapport 
en  latin  que  le  sous-moniteur  de  Torchi  apportait 
piteusement  à  dom  Claude  avec  cette  douloureuse 
émargination  :  Rixa;  prima  causa  vinuin  optimum 
potaium.  Enfin  on  disait,  horreur  dans  un  enfant 
de  seize  ans,  que  ses  débordements  allaient  sou- 
ventes  fois  jusqu'à  la  rue  de  Glatigny. 

De  tout  cela  Claude  contristé  et  découragé  dans 
ses  affections  humaines,  s'était  jeté  avec  plus  d'em- 
portement dans  les  bras  de  la  science,  cette  sœur 
qui  du  moins  ne  vous  rit  pas  au  nez,  et  vous  paye 
toujours,  bien  qu'en  monnaie  quelquefois  un  peu 
creuse,  les  soins  qu'on  lui  a  rendus.  Il  devint  donc 
de  plus  en  plus  savant,  et  en  même  temps,  par  une 
conséquence  naturelle,  de  plus  en  plus  rigide  comme 
prêtre,  de  plus  en  plus  triste  comme  homme.  Il  y 
a,  pour  chacun  de  nous,  de  certains  parallélismes 


-  2^4  — 

entre  notre  intelligence,  nos  mœurs  et  notre  carac- 
tère, qui  se  développent  sans  discontinuité,  et  ne 
ne  se  rompent  qu'aux  grandes  perturbations  de  la 
vie. 

Comme  Claude  Frollo  avait  parcouru  dès  sa  jeu- 
nesse le  cercle  presque  entier  des  connaissances 
humaines,  positives,  extérieures  et  licites,  force 
lui  fut,  à  moins  de  s'arrêter  ubidefuit  orbis,  force 
lui  fut  d'aller  plus  loin  et  de  chercher  d'autres  ali- 
ments à  l'activité  insatiable  de  son  intelligence. 
L'antique  symbole  du  serpent  qui  se  mord  la  queue 
convient  surtout  à  la  science.  Il  paraît  que  Claude 
Frollo  l'avait  éprouvé.  Plusieurs  personnes  graves 
affîiTnaient  qu'après  avoir  épuisé  le  fas  du  savoir 
humain,  il  avait  osé  pénétrer  dans  le  nefas.  Il  avait, 
dit-on,  goûté  successivement  toutes  les  pommes  de 
l'arbre  de  l'intelligence,  et,  faim  ou  dégoût,  il  avait 
fini  par  mordre  au  fruit  défendu.  Il  avait  pris  place 
tour  à  tour,  comme  nos  lecteurs  l'ont  vu,  aux  con- 
férences des  théologiens  en  Sorbonne,  aux  assem- 
blées des  artiens  k  l'image  Saint-Uilaire,  aux  dis- 
putes des  décrétistes  à  l'image  Saint-Martin,  aux 
congrégations  des  médecins  au  bénitier  iVotre- 
Dame,  ad  mipam  Nostrœ-Dominœ.  Tous  les  mets 
permis  et  approuvés  que  ces  quatre  grandes  cuisi- 
nes appelées  les  quatre  facultés  pouvaient  élaborer 
et  servir  à  une  intelligence,  il  les  avaient  dévores, 
et  la  satiété  lui  en  était  venue  avant  que  sa  faim  fût 
apaisée.  Alors  il  avait  creusé  plus  avant,  plus  bas. 
dessous  toute  cette  science  flnie,  matérielle,  limi- 
tée; il  avait  risqué  peut-être  son  àme,  et  s'était 
assis  dans  la  caverne  à  cette  table  mystérieuse  des 


alchimistes,  des  astrologues,  des  hermétiques,  dont 
Averroës,  Guillaume  de  Paris  et  Nicolas  Flamel 
tiennent  le  bout  dans  le  moyen  âge,  et  qui  se  pro- 
longe dans  l'Orient  aux  clartés  du  chandelier  à 
sept  branches,  jusqu'à  Salomon,  Pythagore  et  Zo- 
roastre.  C'était  du  moins  ce  que  l'on  supposait,  à 
tort  ou  à  raison. 

Il  est  certain  que  l'archidiacre  visitait  souvent 
le  cimetière  des  Saints-Innocents,  où  son  père  et 
sa  mère  avaient  été  enterrés,  il  est  vrai,  avec  les 
autres  victimes  de  la  peste  de  1466;  mais  qu'il  pa- 
raissait beaucoup  moins  dévot  à  la  croix  de  leur 
fosse  qu'aux  figures  étranges  dont  était  chargé  le 
tombeau  de  Nicolas  Flamel  et  de  Claude  Pernelle, 
construit  tout  à  côté  ! 

Il  est  certain  qu'on  l'avait  vu  souvent  longer  la 
rue  des  Lombards,  et  entrer  furtivement  dans  une 
petite  maison  qui  faisait  le  coin  de  la  rue  des  Écri- 
vains et  de  la  rue  Marivaulx.  C'était  la  maison 
que  Nicolas  Flamel  avait  bâtie,  où  il  était  mort 
vers  1417,  et  qui,  toujours  déserte  depuis  lors, 
commençait  déjà  à  tomber  en  ruine  ;  tant  les  her- 
métiques et  les  souffleurs  de  tous  les  pays  en  avaient 
usé  les  murs,  rien  qu'en  y  gravant  leurs  noms. 
Quelques  voisins  même  affirmaient  avoir  vu  une 
fois,  par  un  soupirail,  l'archidiacre  Claude  creu- 
sant, remuant  et  bêchant  la  terre  dans  ces  deux 
caves,  dont  les  jambes  étrières  avaient  été  barbouil- 
lées de  vers  et  d'hiéroglyphes  sans  nombre  par 
Nicolas  Flamel  lui-même.  On  supposait  que  Fla- 
mel avait  enfoui  la  pierre  philosophale  dans  ces 
caves;  et  les  alchimistes,  pendant  deux  siècles,  de- 


-  2;>6  - 

puis  Magisiri  jusqu'au  père  Pacifique,  n'ont  cesse 
(J'en  tourmenter  le  sol  que  lorsque  la  maison,  si 
cruellement  fouillée  et  retournée,  a  fini  par  s'en 
aller  en  poussière  sous  leurs  pieds. 

Il  est  certain  encore  que  l'archidiacre  s'était 
épris  d'une  passion  singulière  pour  le  portail  sym- 
bolique de  Notre-Dame,  cette  page  de  grimoire 
écrite  en  pierre  par  l'évèque  Guillaume  de  Paris, 
lequel  a  sans  doute  été  damné  pour  avoir  attaché 
un  si  infernal  frontispice  au  saint  poëme  que 
chante  éternellement  le  reste  de  l'édifice.  L'archi- 
diacre Claude  passait  aussi  pour  avoir  approfondi 
le  colosse  de  saint  Christophe,  et  celte  longue  sta- 
tue énigmatique  qui  se  dressait  alors  à  l'entrée  du 
parvis,  et  que  le  peuple  appelait  dans  ses  dérisions 
Monsienr  Legn's.  Mais,  ce  que  tout  le  monde  avait 
pu  remarquer ,  c'était  les  interminables  heures 
qu'il  employait  souvent,  assis  sur  le  parapet  du 
parvis,  à  contempler  les  sculptures  du  portail, 
examinant  tantôt  les  vierges  folles  avec  leurs  lam- 
pes renversées,  tantôt  les  vierges  sages  avec  leurs 
lampes  droites  ;  d'autres  fois,  calculant  l'angle  du 
regard  de  ce  corbeau  qui  tient  au  portail  de  gau- 
che et  qui  regarde  dans  l'église  un  point  mystérieux 
où  est  certainement  cachée  la  pierre  philosophale, 
si  elle  n'est  pas  dans  la  cave  de  Nicolas  FJamel. 
C'était,  disons-le  en  passant,  une  destinée  singu- 
lière pour  l'église  Notre-Dame  à  cette  époque  que 
d'être  ainsi  aimée  à  deux  degrés  différents,  et  avec 
tant  de  dévotion,  par  deux  êtres  aussi  dissembla- 
bles que  Claude  et  Ouasimodo.  Aimée  par  l'un, 
sorte  de  demi-homme  instinctif  et  sauvage,  pour 


-  2157  - 

sa  beauté,  pour  sa  stature,  pour  les  harmonies  qui 
se  dégagent  de  son  magnifique  ensemble  ;  aimée  par 
l'autre,  imagination  savante  et  passionnée,  pour  sa 
signification,  pour  son  mythe,  pour  le  sens  qu'elle 
renferme,  pour  le  symbole  épars  sous  les  sculptures 
de  sa  façade  comme  le  premier  texte  sous  le  second 
dans  un  palimpseste,  en  un  mot,  pour  l'énigme 
qu'elle  propose  éternellement  à  l'intelligence. 

Il  est  certain  enfin  que  l'archidiacre  s'était  ac- 
commodé dans  celle  des  deux  tours  qui  regarde 
sur  la  Grève,  tout  à  côté  de  la  cage  aux  cloches, 
une  petite  cellule  fort  secrète,  où  nul  n'entrait,  pas 
même  l'évéque,  disait-on,  sans  son  congé.  Cette 
cellule  avait  été  jadis  pratiquée,  presque  au  som- 
met de  la  tour,  parmi  les  nids  de  corbeaux,  par 
l'évéque  Hugo  de  Besançon  i,  qui  y  avait  maléficié 
dans  son  temps.  Ce  que  renfermait  cette  cellule, 
nul  ne  le  savait;  mais  on  avait  vu  souvent  des  grèves 
du  Terrain,  la  nuit,  à  une  petite  lucarne  qu'elle  avait 
sur  le  derrière  de  la  tour,  paraître,  disparaître  et 
reparaître  à  intervalles  courts  et  égaux,  une  clarté 
rouge  intermittente,  bizarre,  qui  semblait  suivre 
les  aspirations  haletantes  d'un  soufflet,  et  venir 
plutôt  d'une  flamme  que  d'une  lumière.  Dans  l'om- 
bre, à  cette  hauteur,  cela  faisait  un  effet  singulier; 
et  les  bonnes  femmes  disaient  :  Voilà  l'archidiacre 
qui  souffle!  l'enfer  pétille  là-haut. 

Il  n'y  avait  pas  dans  tout  cela,  après  tout,  gran- 
des preuves  de  sorcellerie,  mais  c'était  bien  tou- 
jours autant  de  fumée  qu'il  en  fallait  pour  suppo- 

'  Hugo  II  de  Bisuncio,  132C-13Ô2. 

î       NOTRE-DAME  DE   PARIS.  22 


-  2o8  - 

ser  du  feu;  et  l'archidiacre  avait  un  renom  assez 
formidable.  Nous'  devons  dire  pourtant  que  les 
sciences  d'Egypte,  que  la  nécromancie,  que  la  ma- 
gie, même  la  plus  blanche  et  la  plus  innocente, 
n'avaient  pas  d'ennemi  plus  acharné,  pas  de  dénon- 
ciateur plus  impitoyable  par-devant  messieurs  de 
l'officialité  de  Notre-Dame.  Que  ce  fût  sincère  hor- 
reur ou  jeu  joué  du  larron  qui  crie  au  volciu^!  cela 
n'empêchait  pas  l'archidiacre  d'être  considéré  par 
les  doctes  têtes  du  chapitre  comme  une  âme  aven- 
turée dans  le  vestibule  de  l'enfer,  perdue  dans  les 
antres  de  la  cabale,  tâtonnant  dans  les  ténèbres 
des  sciences  occultes.  Le  peuple  ne  s'y  méprenait 
pas  non  plus  :  chez  quiconque  avait  un  peu  de  sa- 
gacité, Quasimodo  passait  pour  le  démon,  Claude 
Frollo  pour  le  sorcier.  Il  était  évident  que  le  son- 
neur devait  servir  l'archidiacre  pendant  un  temps 
donné,  au  bout  duquel  il  emporterait  son  âme  en 
guise  de  payement.  Aussi  l'archidiacre  était-il.  mal- 
gré l'austérité  excessive  de  sa  vie,  en  mauvaise  odeur 
parmi  les  bonnes  âmes  ;  et  il  n'y  avait  pas  nez  de 
dévote  si  inexpérimentée  qui  ne  le  flairât  magicien. 
Et  si,  en  vieillissant,  il  s'était  formé  des  abîmes 
dans  sa  science,  il  s'en  était  aussi  formé  dans  son 
cœur.  C'est  du  moins  ce  qu'on  était  fondé  à  croire 
en  examinant  cette  ligure  sur  laquelle  on  ne  voyait 
reluire  son  âme  qu'à  travers  un  sombre  nuage. 
D'où  lui  venait  ce  large  front  chauve,  cette  tête 
toujours  penchée,  cette  poitrine  toujours  soulevée 
de  soupirs?  Quelle  secrète  pensée  faisait  sourire  sa 
bouche  avec  tant  d'amertume  au  même  moment  où 
ses  sourcils  froncés  se  rapprochaient  comme  deux 


-  t>')9  - 

taureaux  qui  vont  lutter?  Pourquoi  son  reste  (]e 
cheveux  cl.iient-ils  déjà  gris?  Quel  était  ce  l'eu  in- 
térieur qui  éclatait  parfois  dans  son  regard,  au 
point  que  son  œil  ressemblait  à  un  trou  percé  dans 
la  paroi  d'une  fournaise? 

Ces  symptômes  d'une  violente  préoccupation 
morale  avaient  surtout  acquis  un  haut  degré  d'in- 
tensité à  l'époque  où  se  passe  cette  histoire.  Plus 
d'une  fois  un  enfant  de  chœur  s'était  enfui  effrayé 
de  le  trouver  seul  dans  l'église,  tant  son  regard 
était  étrange  et  éclatant.  Plus  d'une  fois,  dans  le 
chœur,  à  l'heure  des  offices,  son  voisin  de  stalle 
l'avait  entendu  mêler  au  plain-chant  ad  omnem 
tonuni  des  parenthèses  inintelligibles.  Plus  d'une 
fois  la  buandière  du  Terrain,  chargée  de  <i  laver 
le  chapitre,  )>  avait  observé,  non  sans  effroi,  des 
marques  d'ongles  et  de  doigts  crispés  dans  le  sur- 
plis de  monsieur  l'archidiacre  de  Josas. 

D'ailleurs  il  redoublait  de  sévérité  et  n'avait 
jamais  été  plus  exemplaire.  Par  état  comme  par 
caractère,  il  s'était  toujours  tenu  éloigné  des  fem- 
mes; il  semblait  les  haïr  plus  que  jamais.  Le  seul 
frémissement  d'une  cotte-hardie  de  soie  faisait  tom- 
ber son  capuchon  sur  ses  yeux.  Il  était  sur  ce  poiot 
tellement  jaloux  d'austérité  et  de  réserve,  que  lors- 
que la  dame  de  Beaujeu,  fdle  du  roi,  vint,  au 
mois  de  décembre  1 481 ,  visiter  le  cloître  de  Notre- 
Dame,  il  s'opposa  gravement  à  son  entrée,  rappe- 
lant à  l'évèque  le  statut  du  Livre  Noir,  daté  de  la 
vigile  Saint-Barthélémy  1534,  qui  interdit  l'accès 
du  cloître  à  toute  femme  u  quelconque,  vieille  ou 
.'  jeune,  maîtresse  ou  chambrière.  i>  Sur  quoi  l'é- 


-  260  - 

vcque  avait  été  contraint  de  lui  citer  l'ordonnance 
(lu  légat  Odo,  qui  excepte  certaines  grandes  dames, 
aliquœ  magnâtes  mulieres,  quœ  sine  scandalo  evi- 
tari  non  possunt.  Et  encore  l'archidiacre  protesta- 
t-il,  objectant  que  l'ordonnance  du  légat,  laquelle 
remontait  à  1207,  était  antérieure  de  cent  vingt- 
sept  ans  au  Livre  Noir,  et  par  conséquent  abrogée 
de  fait  par  lui.  Et  il  avait  refusé  de  paraître  devant 
la  princesse. 

On  remarquait  en  outre  que  son  horreur  pour 
les  égyptiennes  et  les  zingari  semblait  redoubler 
depuis  quelque  temps.  Il  avait  sollicité  de  l'évéque 
un  édit  qui  flt  expresse  défense  aux  bohémiennes 
de  venir  danser  et  tambouriner  sur  la  place  du 
parvis;  et  il  compulsait  depuis  le  même  temps  les 
archives  moisies  de  l'officialité,  afin  de  réunir  les 
cas  de  sorciers  et  de  sorcières  condamnés  au  feu 
ou  à  la  corde  pour  complicité  de  maléfices  avec 
des  boucs,  des  truies  ou  des  chèvres. 


VI 


Jmpopularitc. 


L'archidiacre  et  le  sonneur,  nous  l'avons  déjà 
dit,  étaient  médiocrement  aimés  du  gros  et  menu 
peuple  des  environs  de  la  cathédrale.  Quand  Claude 
et  Quasimodo  sortaient  ensemble,  ce  qui  arrivait 
maintes  fois,  et  qu'on  les  voyait  traverser  de  com- 
pagnie, le  valet  suivant  le  maître,  les  rues  fraîches, 
étroites  ^t  sombres  du  pâté  Notre-Dame,  plus 
d'une  mauvaise  parole,  plus  d'un  fredon  ironique, 
plus  d'un  quolibet  insultant  les  harcelait  au  pas- 
sage, à  moins  que  Claude  Frollo,  ce  qui  arrivait 
rarement,  ne  marchât  la  tête  droite  et  levée,  mon- 
trant son  front  sévère  et  presque  auguste  aux  go- 
guenards interdits. 


-  2G2  - 

Tous  deux  étaient  dans  leur  quartier  comme  les 
«t  poètes  5)  dont  parle  Régnier, 

Toutes  sortes  de  gens  vont  après  les  poètes, 
Comme  après  les  hiboux  vont  criant  les  fauveLtes. 

Tantôt  c'était  un  marmot  sournois  qui  risquait 
sa  peau  et  ses  os  pour  avoir  le  plaisir  inefîablc 
d'enfoncer  une  épingle  dans  la  bosse  de  Quasi- 
modo.  Tantôt  une  belle  jeune  fille,  gaillarde  et 
plus  effrontée  qu'il  n'aurait  fallu,  frôlait  la  robe 
noire  du  prêtre,  en  lui  chantant  sous  le  nez  la 
chanson  sardonique  :  niche,  niche,  le  diable  est 
pris.  Quelquefois  un  groupe  squalide  de  vieilles, 
échelonné  et  accroupi  dans  l'ombre  sur  les  degrés 
d'un  porche,  bougonnait  avec  bruit  au  passage  de 
l'archidiacre  et  du  carillonneur,  et  leur  jetait  en 
maugréant  cette  encourageante  bienvenue  :  <;  Hum  ! 
;«  en  voici  un  qui  a  l'âme  faite  comme  l'autre  a  le 
»  corps!  »  Ou  bien  c'était  une  bande  d'écoliers  et 
de  pousse-cailloux  jouant  aux  merclles,  qui  se  le- 
vait en  masse  et  les  saluait  classiquement  de  quel- 
que huée  en  latin  :  Eia  !eia!  Claudius cum  clavdo  ! 

Mais  le  plus  souvent,  l'injure  passait  inaperçue 
du  prêtre  et  du  sonneur.  Pour  entendre  toutes  ces 
gracieuses  choses,  Quasimodo  était  trop  sourd  et 
Claude  trop  rêveur. 


FI:H    1)1     TOME    FREÎIIER. 


TABLE  DES  MATIERES. 


PagM. 

Note  ajoutée  à  la  huitième  édition. 

5 

Préface. 

M 

Chap.  I". 

—  La  Grand'  Salle. 

15 

II. 

—  Pierre  Gringoire. 

ô7 

m. 

—  Monsieur  le  cardinal. 

51 

IV. 

—  Maître  Jacques  Coppenole. 

61 

V. 

—  Quasiraodo. 

74 

VI. 

—  La  Esmeralda. 

84 

I.  —  De  Charybde  en  Scyîla.  91 

II.  —  La  Place  de  Grève.  98 

III.  —  Besos  para  golpes.  100 


-  264  - 

Pages. 

Chap.  IV.  —  Les  Inconvénients  de  suivre  une  jolie 

femme  le  soir  dans  les  rues.  115 

V.  —  Suite  des  inconvénients.  122 

VI.  —  La  Cruche  cassée.  126 
VII.—  Une  Nuit  de  noces.  155 


LIVRE   III. 

ï.     —  Notre-Dame.  171 

II.  —  Paris  à  vol  d'oiseau.  185 

LIVRE   IV. 

I.  —  Les  bonnes  Ames.  223 

II.  —  Claude  Frollo.  229 
III.— Iramanis   pecoris   custos,    imraanior 

ipse. 

IV.  —  Le  Chien  et  son  Maître.  248 

V.  —  Suite  de  Claude  Frollo.  251 

VI.  —  Impopularité.  261 


237 


FIN    DE    I.\    TMîI.E. 


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