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Full text of "Nouveaux contes cruels et propos d'au delà"

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390030039368^5 


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in  2011  witii  funding  from 

University  of  Toronto 


littp://www.arcliive.org/details/nouveauxcontescOOvill 


lOUVEAUX  CONTES  CRUELS 


PROPOS   D'AU    DELA 


DU  MEME  AUTEUR 


AUX   ÉDITIONS    GEORGES    GRES    ET    c'^  : 

Axel.    (Collection   o  Les  Maîtres    du   Livre  ».) 
{Épuisé.) 

Le  Nouveau  Monde. 

Chez  les  Passants.  (Collection  «  Les  Proses  ».) 

Elen.  (Collection  le  «  Théâtre  d'Art  ».) 


Droit»  de  reproduction,  de  traduction  et  d'adaptation  réserves 
pour  tous  pays. 


VILLIERS  DE  L'ISLE-ADAM 


Nouveaux 

>ontes    Cruels 


ET 


Propos  d'au  delà 


NOUVELLE    EDITION,     SUIVIE    DE    FRAGMENTS    INEDITS 


EDITIONS    GEORGES    GRES    ET    C'^ 

2  1,    RUE  HAUTEFEUILLE,   PARIS 


MCMXIX 


^èUOTHECA 


2l<>3 


\^^ 


IL    A   ETE    TIRE    DE    CET    OUVRAGE  : 

Vingt-six  exemplaires  sur  vergé  d'Arches, 
(dont  six  hors  commerce),  numérotés. 


'  (/v  /Vé 


NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 


LES  AMIES  DE  PENSION 

A  Monsieur  Octave  Mans. 


Rien  ne  sert  de  rien.  —  Et, 
d'abord,  il  n'y  a  rien.  Cependant 
tout  arrive  :  —  nnais  cela  est  in- 
différent ! 

THÉOPHILE    GAUTIER. 


FILLES  de  gens  riches,  Félicienne  et 
Georgette  furent  insérées,  tout  en- 
fants, en  ce  célèbre  pensionnat  tenu  par 
mademoiselle  Barbe  Desagrémeint. 

Là, —  bien  que  les  dernières  gouttes  de 
lait  du  sevrage  transparussent  encore  sur 
leurs  lèvres,  —  une  conformité  de  vues, 
touchant  les  riens  sacrés  de  la  toilette,  les 
unit,  bientôt,  d'une  amitié  profonde.  Leurs 
âges  similaires,  leur  charme  de  même 
genre,  la  parité  d'instruction  sagement 
restreinte   qu'elles   reçurent  ensemble  ci- 


s  NOUVEAUX    CONTES    CRUELS 

méritèrent  ce  sentiment.  —  D'ailleurs,  ô 
mystères  féminins  !  tout  de  suite,  h  tra- 
vers les  brumes  de  l'âge  tendre,  elles 
s'étaient  reconnues  d'instinct,  comme  ne 
pouvant  se  porter  ombrage. 

De  classe  en  classe,  elles  ne  tardèrent 
pas  à  notifier,  par  mille  nuances  de  main- 
tien, l'estime  laïque  d'elles-mêmes  qu'elles 
tenaient  des  leurs  :  le  seul  sérieux  avec 
lequel  elles  absorbaient  leurs  tartines,  au 
goûter,  l'indiquait.  En  sorte  que,  presque 
oubliées  de  leurs  proches,  elles  atteigni- 
rent, à  peu  près  simultanément,  la  dix- 
huitième  année,  sans  qu'aucun  nuage  eût 
jamais  troublé  l'azur  de  cette  sympathie, 
—  que,  d'une  part,  solidifiait  l'exquis  terre 
à  terre  de  leurs  natures,  et  que,  d'autre 
part,  idéalisait,  s'il  se  peut  dire,  leur 
«  honnêteté  »  d'adolescentes. 

Soudainement,  la  Fortune  ayant  con- 
servé son  déplorable  caractère  versatile  et 
rien  n'étant  stable  ici-bas,  même  dans  les 


LES    AMIES    DE    PENSION  9 

temps  modernes,  l'Adversité  survint.  Leurs 
familles,  radicalement  ruinées,  en  moins 
de  cinq  heures,  par  le  Krach  *,  durent  les" 
retraire,  à  la  hâte,  de  la  maison  Desagré- 
meint,  —  où,  d'ailleurs,  l'éducation  de  ces 
demoiselles  pouvait  être  considérée  comme 
achevée. 

On  essaya,  tout  aussitôt,  de  les  marier, 
comme  suprême  ressource,  par  voie  d'an- 
nonces, la  seule  risquable,  sans  trop  de  fo- 
lie, en  cette  disgrâce.  On  dut  vanter,  en 
typographie  adamantine,  leurs  «  qualités 
du  cœur»,  le  piquant  de  leurs  figures,  le 
montant  de  leur  gentillesse,  leurs  tailles, 
même  leurs  goûts   réfléchis,   leurs    préfé- 

I.  Illustre  faillite  de  quinze  à  seize  cents  mil- 
lions, qui  eut  lieu,  en  France,  vers  1884  ou  i885, 
—  et  dont  le  héros  déclara,  devant  la  Cour  d'as- 
sises (ceci  avec  d'incontestables  preuves  à  l'appui), 
n'avoir  aucune  idée  touchant  les  plus  élémentaires 
notions  de  banque  ni  d'arithmétique  Ce  qui  ex- 
plique, outre  mesure,  l'empressement  des  gens 
dits  de  sens  commun  à  lui  avoir  confié  des  capi- 
taux, 


lO         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

rences  pour  l'intérieur  :  on  alla  jusqu'à 
imprimer  qu'elles  n'aimaient  que  les  vieil- 
lards, —  Nul  parti  ne  se   présenta. 

Que  faire  ?...  «  Travailler?...  »  Cliché  peu 
persuadeur  —  et  de  pratique  malaisée  !... 
Une  tendance  portait,  il  est  vrai,  Geor- 
gette  vers  la  confection  ;  quelque  chose, 
aussi,  eût  poussé  Félicienne  vers  l'ensei- 
gnement ;  —  mais  il  eût  fallu  l'introu- 
vable !  savoir  ces  premiers  débours  d'outil- 
lage, d'installation,  —  débours  que  (tou- 
jours vu  cette  friponne  d'Adversité  !)  leurs 
parents  ne  pouvaient  plus  avancer  qu'en 
rêve  !  De  guerre  lasse,  toutes  deux,  ainsi 
qu'il  arrive  trop  souvent  dans  les  grandes 
villes,  s'attardèrent,  un  même  soir,  tout 
à  coup,  — jusqu'au  lendemain  midi  et  de- 
mi. 

Alors,  commença  la  vie  galante,  — 
fêtes,  plaisirs,  soupers,  amours,  bals, 
courses  et  premières  !  L'on  ne  voyait  plus 
ses  familles  que  pour  leur  offrir  de  petits 


LES    AMIES    DE    PENSION  I  I 

services,  —  par  exemple,  des  billets  de  fa- 
veur ;  quelque  argent. 

En  ce  tourbillon  de  poussière  dorée,  et 
quoique  leurs  occupations  nouvelles  les 
obligeassent,  par  convenance,  de  vivre  sé- 
parées, Félicienne  et  Georgette  devaient 
fatalement  se  rencontrer  !  Oui  :  c'était 
inévitable.  Eh  bien,  leur  amitié,  loin  de 
s'atténuer  de  ce  changement  d'existence, 
s'en  renforça,  tout  au  contraire.  En  effet, 
même  au  plus  fort  des  étourdissements  du 
monde,  on  aime  à  se  retremper,  de  temps 
en  temps,  en  quelque  chose  de  pur  et 
d'honnête  :  et  ce  quelque  chose,  elles 
l'obtenaient,  entre  elles,  par  le  simple 
échange  d'un  regard  d'autrefois  tout  char- 
gé des  innocents  souvenirs  de  leur  Jeune 
âge  à  l'Institution  Désagrémeint;  —  noble 
et  chaste  illusion  dont  l'inaliénable  trésor 
consolidait  leur  sympathie. 

L'impression  qu'elles  puisaient  en  ce 
respectif  regard  leur  procurait,  —  par  son 


12         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

contraste,  et  à  volonté,  —  un  doucereux  pi- 
ment de  mélancolie  où  toutes  deux  resa- 
vouraient au  moins  un  arrière-goût  de 
cette  estime  laïque  d'elles-mêmes  qui  leur 
était  foncière  ;  bref,  chacune  en  ressentait 
«  qu*on  n'était  pas  les  premières  venues  ■». 
L'une  et  l'autre  s'étaient,  bien  entendu, 
choisi,  dès  le  principe,  ce  qu'on  appelle  un 
«ami  de  cœur»,  cette  chose  sacrée,  sise, 
en  soi,  plus  haut  que  toutes  questions  vé- 
nales. Lorsque,  en  effet,  on  a  tant  d'acqué- 
reurs, il  est  si  doux  de  se  reposer,  de  se 
ressaisir  en  quelqu'un  de  gratuit  1  C'est 
d'une  mode  bien  touchante.  — A  vrai  dire, 
Georgette,  non  plus  que  Félicienne,  — 
que  Félicienne  surtout  !  —  ne  tenaient 
guère  à  ces  préférés,  chacun  d'eux  n'étant, 
au  fond,  qu'une  sorte  d'interlope  moitié 
de  proxénète  :  —  mais,  tout  pesé,  ces  deux 
jeunes  boulevardiers,  en  leur  élégance 
utile,  conféraient  à  nos  inséparables  un 
brevet  de  faiblesse  attrayante  qui  en  com- 


LES    AMIES   DE   PENSION  I  :> 

plétait  la  séductive  morbidesse.  Un  u  ami 
de  cœur  »,  en  effet,  rassoit,  dans  l'Opi- 
nion, toute  femme  de  mœurs  un  peu  libres. 
On  s'entend  dire  :  «  Comment  !  tu  es 
encoreavec  un  tel  ?  »  et  l'on  répond  :  «  Que 
veux-tu  !  je  I'ai.me  !  »  ce  qui  montre 
qu'après  tout  l'on  n'est  pas  de  bois.  Entin, 
r«  ami  de  cœur  »  est,  au  moral,  pour 
une  semi-sérieuse,  ce  qu'est,  au  physique, 
u  n  ((  jolihomme  »  au  bras  duquel  on  se 
promène  :  cela  fait  partie  de  la  toilette. 


Or,  il  advint  qu'une  fois,  —  par  un  de 
ces  hasards  de  fins  de  soupers  si  fréquents 
dans  la  vie  brillante,  —  Georgette  fut  ac- 
compagnée, au  petit  matin,  chez  elle,  par 
le  jeune  EnguerranddeTestevuyde(r((ami 
de  cœur  »  de  Félicienne),  et  que  celui-ci 
ne  ressortit  dudit  séjour  qu'à  l'heure  du 
madère,  —  toutes  circonstances  qui  furent, 
naturellement,  relatées,    le  soir  même,  à 


14  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

Félicienne,    grâce    à   l'empressement    de 
quelques  amies  sûres. 

La  commotion  qu'elle  en  ressentit  se 
résolut,  d'abord,  en  une  syncope.  —  De 
retour  à  elle-même,  elle  ne  dit  rien  :  mais 
sa  tristesse  fut  grande.  Elle  n'en  revenait 
pas.  Quoi  1  sa  seule  amie,  son  autre  elle- 
même,  lui  avait,  sciemment,  ravi  —  non 
pas  un  de  ces  messieurs,  —  mais,  qui  ? 
celui  qui  était  sacré  !...  L'outrage  de  cette 
inattendue  perfidie  lui  semblait  trop  ab- 
surde, trop  immérité,  trop  méprisable 
pour  valoir  une  colère.  Et  puis,  elle  ne 
pouvait  s'expliquer  que  Georgette,  même 
emportée  par  l'essor  d'un  hystérique  affo- 
lement, se  fût  décidée  à  faire  coup  double 
tant  sur  leur  amitié  que  sur  le  commun 
trésor  de  si  rafraîchissants  souvenirs  que 
toutes  deux  perdaient  par  suite  d'une 
brouille  désormais  irréparable.  F'élicienne 
en  ressentit  un  vide  atroce,  où  se  noya 
usqu'à  l'infidélité  d'Enguerrand.  Renon- 


LES    AMIES    DE    TENSION  15 

çant  à  comprendre  leurs  amours,  elle  les 
consigna  tous  les  deux  à  sa  porte,  sans  expli- 
cation, n'aimant  pas  le  bruit.  Et  la  vie  con- 
tinua pour  elle,  moins  ce  couple  d'ombres. 

Par  exemple,  la  première  fois  qu'elles 
se  revirent  au  Bois,  oh  !  ce  fut  d'une  froi- 
deur !...  Félicienne  fut  polaire. 

Toutes  deux  étaient  en  Victoria,  seules, 
comme  de  juste,  et  incluses  au  milieu  de 
la  file,  en  l'allée  des  Acacias. 

Félicienne  considéra,  fixement,  sans  la 
saluer,  son  ex-amie  qui,  chose  bizarre  I  lui 
souriait  avec  l'expansion  charmante  de 
jadis.  Déconcertée  de  l'attitude  de  Féli- 
cienne, Georgette  leva  sur  elle  ses  beaux 
yeux  bleus  limpides,  avec  un  air  d'étonne- 
ment  si  sincère  que  Félicienne  en  fut  frap- 
pée !  —  Mais,  devant  le  monde,  comment 
se  questionner?  Il  fallait  se  tenir.  Les 
deux  victorias  se  croisèrent.  Ce  fut  tout. 

On  dut  se  retrouver  encore,  de  temps  à 
autre,  en  différents   soupers.    Certes,    en 


l6         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

ces  occasions,  Félicienne  laissait,  moins 
que  jamais,  transparaître  son  ressenti- 
ment !...  Cependant,  Georgette,  habituée 
aux  inflexions  de  voix  de  son  amie,  ne  la 
reconnaissait  plus  et  semblait  ne  rien  com- 
prendre à  cette  réserve  glaciale.  —  «  Mais 
qu'as-tu  donc,  Félicienne  ?  —  Moi  ?  rien  : 
je  suis  comme  d'habitude.  »  Et,  décem- 
ment, Georgette  ne  pouvait  pousser  plus 
loin,  transformer  le  souper  en  explication. 
—  A  la  longue,  la  vie  va  si  vite,  aujourd'- 
hui, l'insoucieuse  inconscience  est  si  gran- 
de, les  distractions  si  multiples,  —  et  l'on 
était  si  toujours  en  compagnie,  — que  l'une 
et  l'autre,  durant  près  de  quatre  mois,  se 
contentèrent  de-  résumer,  chez  soi,  tous 
les  jours,  en  quelques  soupirs  étouffés, 
suivis  d'un  ou  de  divers  pleurs  furtifs,  le 
chagrin  complexe  que  ce  subit  attiédisse- 
ment  causait  à  leurs  cœurs  sensibles —  et 
que,  par  un  nonchaloir  sans  nom,  elles 
ne  se  donnaient  même  pas  la   peine   d'é- 


LES    AMIES    DE    PENSION  I7 

claircir.  —  Au  fait,  où   les  aurait   menées 
une  «  explication  »  ? 


Elle  eut  lieu,  pourtant  !  —  Ce  fut  après 
une  soirée  de  Cirque  :  elles  se  trouvaient 
seules  en  un  salon  particulier  de  cabaret 
nocturne,  attendant,  en  silence,  des  mes- 
sieurs qui  allaient  venir. 

—  Enfin,  s'écria  tout  à  coup  Georgette 
larmoyante,  veux-tu  me  dire,  oui  ou  non, 
ce  qui  t'a  pris  contre  moi  ?  Pourquoi  me 
fais-tu  cette  peine  —  dont  je  sais  bien  que 
tu  dois  souffrir,  aussi  ? 

—  Oh  !  tu  peux  garder  ton  Enguerrand, 
je  veux  dire  M.  de  Testevuyde  !  —  répon- 
dit Félicienne  d'un  ton  sec  ;  vrai,  je  n'y 
tenais  plus.  Seulement  tu  pouvais  choisir 
mieux,  —  ou  me  prévenir  qu'il  te  plaisait. 
J'eusse  avisé.  On  n'enlève  pas  un  amant 
de  cœur  à  une  amie  !...  Je  ne  sache  pas 
avoir  essayé  de  t'enlever  Melchior. 


l8         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

•—  Moi  !  s'exclama  Gèorgette  avec  ses 
yeux  de  gazelle  surprise  ;  moi,  je  t'ai  en- 
levé... et  c'est  là  le  motif... 

—  Ne  nie  pas  !  murmura  dédaigneuse- 
ment Félicienne,  —  je  sais.  Je  suis  sûre, 
tiens...  des  quatre  premières  nuits  que 
tu  lui  as  accordées. 

—  Mais,  tu  pourrais  même  dire  six  ! 
répondit  en  souriant  Gèorgette  ;  six  en 
tout,  par  exemple  I 

^-^  Vraiment  1...  Et,  pour  un  caprice  de 
si  belle  durée,  tu  as  annulé  notre  ami- 
tié ?..  Mes  compliments  ! 

—  Un  caprice  ?  moi  ?  pour  ton  amant  ? 
gémissait  Gèorgette  les  regards  au  ciel. 
Et  tu  m'as  crue  capable  d'une  telle  noir- 
ceur après  plus  de  quinze  ans  d'amitié  ?... 
Mais  tu  es  folle  !  ou  tu  es  devenue  mé* 
chante  ! 

—  Alors,  que  signifie  ta  conduite  ?  au 
bout  du  compte  ?...  Te  moques-tu  de  moi, 
voyons  ? 


LES    AMIES    DÉ    PENSION  Î9 

—  Ma  conduite  ?...  Mais,  elle  est  toute 
simple,  ma  conduite  !...  Et  tu  le  fais  ex- 
près de  ne  pas  comprendre,  à  la  fin  ! 

—  C'est  bien^  mademoiselle  !  dit  Féli- 
cienne  en  se  levant,  très  digne.  Je  n'aimé  pas 
les  railleries  et  vous  laisse  le  champ  libre. 

—  Mais,  cria  naïvement  Georgette,  les 
yeux  en  larmes,  —  mais...  il  m'a  paVÊe, 
MOI  !... 

A  cette  parole,  Félicienne  tressaillit  et  se 
retourna  :  sur  son  joli  visage,  tin  rayonne*- 
meftt  de  joie  subite  fit  comme  scintiller  la 
veloutine. 

—  Hein  ?  s'écria-t-elle  ;  comment,  Geor- 
gette. Et  tu  rte  me  l'as  pas  écrit  tout  de 
suite  ? 

—  Dame  !  pouvais-je  croire  que  tu  n'a- 
vais pas  deviné  ?  que  tu  me  soupçonnais  ? 
Sâvais-je,  même,  pourquoi  tu  me  battais 
froid  ?  Demande-moi  vite  pardon  d'avoir 
pensé  que  je  pouvais  te  trahir,  vilaine.., 
bêtê  !  Et  embrasse  ta  Georgette  ! 


20         NOUVEAUX  CONTES  CRUEL» 

Elle  était  dans  les  bras  de  son  amie,  qui, 
maintenant,  la  contemplait  avec  tendresse. 
Toutes  deux  échangèrent,  enfin,  de  nou- 
veau, ce  regard  de  jadis  où  l'estime 
laïque  d'elles-mêmes  s'évoquait  au  fort  des 
mille  souvenirs  de  l'Institution  Désagré- 
meint. 

Fière,  Félicienne  retrouvait  son  amie 
toujours  digne  d'elle. 

Un  peu  confuses  du  malentendu  qui  les 
avait  un  instant  désunies,  elles  se  pres- 
saient la  main,  l'une  à  l'autre,  sans  vaines 
paroles. 

Séance  tenante,  en  attendant  ces  mes- 
sieurs, Félicienne,  ayant  demandé  une 
carte  postale  ouverte,  écrivit  de  revenir  à 
M.  de  Testevuyde,  s'accusant  d'avoir  été 
dupe  de  mauvaises  langues.  Celui-ci,  qui 
s'était  d'abord  formalisé,  eut  le  bon  goût 
de  ne  pas  tenir,  une  minute,  rigueur  à  sa 
chère  Félicienne  !...  —  qui,  le  lendemain, 
vers  deux  heures,  chez  elle,    ne  manqua 


1 


LES    AMIES    DK    PENSION  21 

point  de  le  gronder,  par  exemple,  de    son 
inconduite  : 

—  Ah  !  monsieur,  lui  dit-elle,  boudeuse 
en  le  menaçant  du  doigt,  —  c'est  donc  vrai 
que  vous  allez  dépenser  tout  votre  argent 
chez  les  filles  ? 


22  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 


LA  TORTURE  PAR  L'ESPERANCE 

A  Monsieur  Edouard  Nieter. 

—  Oh  1    une    voix,   une  voix, 
pour  crier  !... 

EDGAR  POE  (Le  Puits  et  la  Pendule). 

SOUS  les  caveaux  de  l'Ofïicial  de  Sarra- 
gosse,  au  tomber  d'un  soir  de  jadis, 
le  vénérable  Pedro  Arbuez  d'Espila,  sixiè- 
me prieur  des  dominicains  de  Ségovie,  troi- 
sième Grand  Inquisiteur  d'Espagne  — 
suivi  d'un/ra  redemptor  (maître-tortion- 
naire) et  précédé  de  deux  familiers  du 
Saint-Office,  ceux-ci  tenant  des  lanternes, 
descendit  vers  un  cachot  perdu.  La  serrure 
d'une  porte  massive  grinça  ;  on  pénétra 
dans  un  méphitique  inpace,  où  le  jour  de 
souffrance  d'en  haut  laissait  entrevoir  entre 
des  anneaux  scellés  aux  murs,  un  chevalet 
noirci  de  sang,  un  réchaud,   une   cruche. 


La   tORTURÉ    PAR    l'espérance  23 

Sur  une  litière  de  fumier,  et  maintenu  par 
des  entraves,  le  carcan  de  fer  au  cou,  se 
trouvait  assis,  hagard,  un  homme  en 
haillons,  d'un  âge  désormais  indistinct. 

Ce  prisonnier  n'était  autre  que  rabbi  Aser 
Abarbanel,  Juif  aragonais,  qui,  — prévenu 
d'usure  et  d'impitoyable  dédain  des  Pau- 
vres, —  avait,  depuis  plus  d'une  année, 
été,  quotidiennement,  soumis  à  la  torture. 
Toutefois,  son  «  aveuglement  étant  aussi 
dur  que  son  cuir  »,  il  s'était  refusé  à  l'ab- 
juration. 

Fier  d'une  filiation  plusieurs  fois  millé- 
naire, orgueilleux  de  ses  antiques  ancêtres, 
—  car  tous  les  juifs  dignes  de  ce  nom  sont 
jaloux  de  leur  sang,  —  il  descendait,  tal- 
mudiquement,  d'Othoniel,  et,  par  consé- 
quent, d'Ipsiboë,  femme  de  ce  dernier  Juge 
d'Israël  :  circonstance  qui  avait  aussi  sou- 
tenu son  courage  au  plus  fort  des  inces- 
sants supplices. 

Ce  fut  donc  les  yeux  en  pleurs,  en  son- 


24  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

géant  que  cette  âme  si  ferme  s'excluait  du 
salut,  que  le  vénérable  Pedro  Arbuez  d'Es- 
pila,  s'étant  approché  du  rabbin  frémissant, 
prononça  les  paroles  suivantes  : 

—  «  Mon  fils,  réjouissez-vous  :  voici  que 
vos  épreuves  d'ici-bas  vont  prendre  fin. 
Si,  en  présence  de  tant  d'obstination,  j'ai 
dû  permettre,  en  gémissant,  d'employer 
bien  des  rigueurs,  ma  tâche  de  correction 
fraternelle  a  ses  limites.  Vous  êtes  le  figuier 
rétif  qui,  trouvé  tant  de  fois  sans  fruit, 
encourt  d'être  séché...  mais  c'est  à  Dieu 
seul  de  statuer  sur  votre  âme.  Peut-être 
l'infinie  Clémence  luira-t-elle  pour  vous 
au  suprême  instant  !  Nous  devons  l'espé- 
rer !  Il  est  des  exemples...  Ainsi  soit  !  — 
Reposez  donc,  ce  soir,  en  paix.  Vous  ferez 
partie,  demain,  de  Vauto  dafé  :  c'est-k- 
dire  que  vous  serez  exposé  au  quemadero^ 
brasier  prémonitoire  de  l'éternelle  Flamme: 
il  ne  brûle,  vous  le  savez,  qu'à  distance, 
mon  fils,  et  la  Mort   met  au  moins  deux 


LA    TORTURE    PAR    L  ESPERANCE  2D 

lieures  (souvent  trois)  à  venir,  à  cause  des 
langes  mouillés  et  glacés  dont  nous  avons 
soin  de  préserver  le  front  et  le  cœur  des 
holocaustes.  Vous  serez  quarante- trois 
seulement.  Considérez  que,  placé  au  der- 
nier rang,  vous  aurez  le  temps  nécessaire 
pour  invoquer  Dieu,  pour  lui  offrir  ce 
baptême  du  feu  qui  est  de  l'Esprit-Saint. 
Espérez  donc  en  La  Lumière  et  dormez.  » 
En  achevant  ce  discours,  dom  Arbuez 
ayant,  d'un  signe,  fait  désenchaîner  le 
malheureux,  l'embrassa  tendrement.  Puis, 
ce  fut  le  tour  du  fra  redemptor,  qui, 
tout  bas,  pria  le  juif  de  lui  pardonner  ce 
qu'il  lui  avait  fait  subir  en  vue  de  le  rédi- 
mer  ;  puis  l'accolèrent  les  deux  familiers, 
dont  le  baiser,  à  travers  leurs  cagoules,  fut 
silencieux.  La  cérémonie  terminée,  le 
captif  fut  laissé,  seul  et  interdit,  dans  les 
ténèbres. 


26         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 


Rabbi  Aser  Abarbanel,  la  bouche  sèche, 
le  visage  hébété  de  souffrance,  considéra, 
d'abord,  sans  attention  précise,  la  porte 
fermée.  —  «  Fermée  ?...  »  Ce  mot,  tout  au 
secret  de  lui-même,  éveillait,  en  ses  con- 
fuses pensées,  une  songerie.  C'est  qu'il 
avait  entrevu,  un  instant,  la  lueur  des  lan- 
ternes en  la  fissure  d'entre  les  murailles 
de  cette  porte.  Une  morbide  idée  d'espoir, 
due  à  l'affaissement  de  son  cerveau,  émut 
son  être.  Il  se  traîna  vers  l'insolite  chose 
apparue  !  Et,  bien  doucement,  glissant  un 
doigt,  avec  de  longues  précautions,  dans 
l'entre-bàillement,  il  tira  la  porte  vers  lui. 
O  stupeur  !  par  un  hasard  extraordinaire, 
le  familier  qui  l'avait  refermée  avait  tourné 
la  grosse  clef  un  peu  avant  le  heurt  contre 
les  montants  de  pierre.  De  sorte  que,  le 
pêne  rouillé  n'étant  pas  entré  dans  l'écrou, 
la  porte  roula  de  nouveau  dans  le  réduit. 


LA   TORTURE   PAR    L ESPERANCE  2j 

Le  rabbin   risqua  un  regard  au  dehors. 

A  la  faveur  d'une  sorte  d'obscurité  livide, 
il  distingua,  tout  d'abord,  un  demi-cercle 
de  murs  terreux,  troués  par  des  spirales 
de  marches  ;  —  et,  dominant,  en  face  de 
lui,  cinq  ou  six  degrés  de  pierre,  une  es- 
pèce de  porche  noir,  donnant  accès  en  un 
vaste  corridor,  dont  il  n'était  possible 
d'entrevoir,  d'en  bas,  que  les  premiers 
arceaux. 

S'allongeant  donc,  il  rampa  jusqu'au  ras 
de  ce  seuil.  —  Oui,  c'était  bien  un  corridor, 
mais  d'une  longueur  démesurée  !  Un  jour 
blême,  une  lueur  de  rêve  l'éclairait  :  des 
veilleuses,  suspendues  aux  voûtes,  bleuis- 
saient, par  intervalles,  la  couleur  terne  de 
l'air  :  —  le  fond  lointain  n'était  que  de 
l'ombre.  Pas  une  porte,  latéralement,  en 
cette  étendue!  D'un  seul  côté,  à  sa  gauche, 
des  soupiraux,  aux  grilles  croisées,  en  des 
enfoncées  du  mur,  laissaient  passer  un 
crépuscule  —  qui  devait  être  celui  du  soir, 


2ô  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

à  cause  des  rouges  rayures  qui  coupaient, 
de  loin  en  loin,  le  dallage.  Et  quel  effrayant 
silence  !...  Pourtant,  là-bas,  au  profond  de 
ces  brumes,  une  issue  pouvait  donner  sur 
la  liberté  !  La  vacillante  espérance  du  juif 
était  tenace,  car  c'était  la  dernière. 

Sans  hésiter  donc,  il  s'aventura  sur  les 
dalles,  côtoyant  la  paroi  des  soupiraux, 
s'efforçant  de  se  confondre  avec  la  téné- 
breuse teinte  des  longues  murailles.  Il 
avançait  avec  lenteur,  se  traînant  sur  la 
poitrine,  —  et  se  retenant  de  crier  lors- 
qu'une plaie,  récemment  avivée,  le  lanci- 
nait. 

Soudain,  le  bruit  d'une  sandale  qui  s'ap- 
prochait parvint  jusqu'à  lui  dans  l'écho  de 
cette  allée  de  pierre.  Un  tremblement  le 
secoua  ;  l'anxiété  l'étouffait  ;  sa  vue  s'obs- 
curcit. Allons  !  c'était  fini,  sans  doute  ?  Il 
se  blottit,  à  croppetons,  dans  un  enfonce- 
ment, et,  à  demi  mort,  attendit. 

C'était  un  familier  qui  se  hâtait.  Il  passa 


LA    TORTURE    PAR    L  ESPKRANCE  29 

rapidement,  un  arrache-muscles  au  poing, 
cagoule  baissée,  terrible,  et  disparut.  Le 
saisissement,  dont  le  rabbin  venait  de 
subir  l'étreinte,  ayant  comme  suspendu  les 
fonctions  de  la  vie,  il  demeura  près  d'une 
heure  sans  pouvoir  effectuer  un  mouve- 
ment. Dans  la  crainte  d'un  surcroît  de 
tourments  s'il  était  repris,  l'idée  lui  vint 
de  retourner  en  son  cachot.  Mais  le  vieil 
espoir  lui  chuchotait,  dans  l'âme,  ce  divin 
Peut-être,  qui  réconforte  dans  les  pires 
détresses  !  Un  miracle  s'était  produit  !  Il 
ne  fallait  plus  douter  !  Il  se  remit  donc  à 
ramper  vers  l'évasion  possible.  Exténué 
de  souffrance  et  de  faim,  tremblant  d'an- 
goisses, il  avançait  !  —  Et  ce  sépulcral 
corridor  semblait  s'allonger  mystérieuse- 
ment !  Et  lui,  n'en  finissant  pas  d'avancer, 
regardait  toujours  l'ombre,  là-bas,  où 
devait  être  une  issue  salvatrice. 

—  Oh  !  oh  !  voici  que  des  pas  sonnèrent 
de  nouveau,  mais,  cette  fois,  plus  lents  et 


3o        NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

plus  sombres.  Les  formes  blanches  et  noitês, 
aux  longs  chapeaux  â  bords  rôulês,  de  deux 
inquisiteurs,  lui  apparurent,  émergeant  sur 
l'air  terne,  là-bas.  Ils  causaient  à  voix  basse 
et  paraissaient  en  controverse  sur  un  point 
important,  car  leurs  mains  s'agitaient. 

A  cet  aspect,  rabbi  Aser  Abarbanel 
ferma  les  yeux  :  son  cœur  battit  à  le  tuer  ; 
ses  haillons  furent  pénétrés  d'une  froide 
sueur  d'agonie  ;  il  resta  béant,  immobile, 
étendu  le  long  du  mur,  sous  le  rayon 
d'une  veilleuse,  immobile,  implorant  le 
Dieu  de  David. 

Arrivés  en  face  de  lui,  les  deux  inquisi- 
teurs s'arrêtèrent  soUs  la  lueur  de  la  lampe, 
—  ceci  par  un  hasard  sans  doute  provenu 
de  leur  discussion.  L'un  d'eux,  en  écoutant 
son  interlocuteur,  se  trouva  regarder  le 
rabbin  !  Et.  sous  ce  regard  dont  il  ne  com- 
prit pas  d'abord  l'expression  distraite,  le 
malheureux  croyait  sentir  les  tenailles 
chaudes  mordre  encore  sa  pauvre  chair  ;  îl 


LA    TORTURE    PAR    l'eSPÉRANCE  3i 

allait  donc  redevenir  une  plainte  et  une 
plaie  !  Défaillant,  ne  pouvant  respirer,  les 
paupières  battantes,  il  frissonnait,  sous 
l'effleurement  de  cette  robe.  Mais,  chose  à 
la  fois  étrange  et  naturelle,  les  yeux  de 
l'inquisiteur  étaient  évidemment  ceux  d'un 
homme  profondément  préoccupé  de  ce 
qu'il  va  répondre,  absorbé  par  l'idée  de  ce 
qu'il  écoute,  ils  étaient  fixes  —  et  sem- 
blaient regarder  le  ]ui(  sau s  le  voir  ! 

En  effet,  au  bout  de  quelques  minutes, 
les  deux  sinistres  discuteurs  continuèrent 
leur  chemin,  à  pas  lents,  et  toujours  cau- 
saiit  à  voix  basse,  vers  le  carrefour  d'où  le 
captif  était  sorti  ;  on  NE  l'avait  pas  vu  !... 
Si  bien  que,  dans  l'horrible  désarroi  de  ses 
sensations,  celui-ci  eut  le  cerveau  traversé 
par  cette  idée  :  «  Serais-je  déjà  mort,  qu'on 
ne  me  voit  pas?»  Une  hideuse  impression 
le  tira  de  léthargie  :  en  considérant  le  mur, 
tout  contre  son  visage,  il  crut  voir,  en 
face  des  siens,  deux  yeux  féroces  qui  l'ob* 


33         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

servaient  !...  Il  rejeta  la  tête  en  arrière  en 
une  transe  éperdue  et  brusque,  les  cheveux 
dressés  !,..  Mais  non  !  non.  Sa  main  venait 
de  se  rendre  compte,  en  tâtant  les  pierres  : 
c'était  le  reflet  des  yeux  de  l'inquisiteur 
qu'il  avait  encore  dans  les  prunelles,  et 
qu'il  avait  réfracté  sur  deux  taches  dé  la 
muraille. 

En  marche  !  Il  fallait  se  hâter  vers  ce  but 
qu'il  s'imaginait  (maladivement  sansdoute) 
être  la  délivrance  !  vers  ces  ombres  dont 
il  n'était  plus  distant  que  d'une  trentaine 
de  pas,  à  peu  près.  Il  reprit  donc,  plus  vite, 
sur  les  genoux,  sur  les  mains,  sur  le  ventre, 
sa  voie  douloureuse  ;  et  bientôt  il  entra 
dans  la  partie  obscure  de  ce  corridor 
effrayant. 

Tout  à  coup,  le  misérable  éprouva  du 
froid  sur  ses  mains  qu'il  appuyait  sur  les 
dalles  :  cela  provenait  d'un  violent  souffle 
d'air,  glissant  sous  une  porte  à  laquelle 
aboutissaient  les  deux  murs,  —  Ah  Dieu  1 


LA    TORTURE    PAR    l'eSPÉRANCE  33 

si  cette  porte  s'ouvrait  sur  le  dehors  !  Tout 
l'être  du  lamentable  évadé  eut  comme  un 
vertige  d'espérance  !  Il  l'examinait,  du 
haut  en  bas,  sans  pouvoir  bien  la  distin- 
guer à  cause  de  l'assombrissement  autour 
de  lui.  —  Il  tàtait  :  point  de  verrous,  ni 
de  serrure.  —  Un  loquet  !...  Il  se  redressa: 
le  loquet  céda  sous  son  pouce  :  la  silen- 
cieuse porte  roula  devant  lui. 


«  —  Alléluia  !...  »  murmura,  dans  un 
immense  soupir  d'actions  de  grâces,  le 
rabbin,  maintenant  debout  sur  le  seuil,  à 
la  vue  de  ce  qui  lui  apparaissait. 

La  porte  s'était  ouverte  sur  des  jardins, 
sous  une  nuit  d'étoiles  !  sur  le  printemps, 
la  liberté,  la  vie  !  Cela  donnait  sur  la  cam- 
pagne prochaine,  se  prolongeant  vers  les 
sierras  dont  les  sinueuses  lignes  bleues  se 
profilaient  sur  l'horizon  ;  —  la,  c'était  le 
salut  !  —  Oh  !  s'enfuir  !    Il  courrait  toute 

3 


34         NOUVEAUX  CONTES  CKUELS 

la  nuit  sous  ces  bois  de  citronniers  dont 
les  parfums  lui  arrivaient.  Une  fois  dans 
les  montagnes,  il  serait  sauvé  !  Il  respirait 
le  bon  air  sacré  ;  le  vent  le  ranimait,  ses 
poumons  ressuscitaient!  Il  entendait,  en 
son  cœur  dilaté,  le  r^^/;//orà5  de  Lazare  ! 
Et,  pour  bénir  encore  le  Dieu  qui  lui 
accordait  cette  miséricorde,  il  étendit  les 
bras  devant  lui,  en  levant  les  3'eux  au  fir- 
mament. Ce  fut  une  extase. 

Alors,  il  crut  voir  l'ombre  de  ses  bras  se 
retourner  sur  lui-même  : — il  crut  sentir 
que  ces  bras  d'ombre  l'entouraient,  l'enla- 
çaient, —  et  qu'il  était  pressé  tendrement 
contre  une  poitrine.  Une  haute  figure  était, 
en  effet,  auprès  de  la  sienne.  Confiant,  il 
baissa  le  regard  vers  cette  figure  —  et  de- 
meura pantelant,  affolé,  l'œil  morne,  tré- 
mébond,  gonflant  les  joues  et  bavant 
d'épouvante. 

—  Horreur  I  il  était  dans  les  bras  du 
Grand  Inquisiteur  lui-même,  du  vénérable 


LA    TORTURE    PAR    L  ESPERANCE  .-<? 

Pedro  Arbuez  d'Espila,  qui  le  considérait, 
de  grosses  larmes  plein  les  yeux,  et  d'un 
air  de  bon  pasteur  retrouvant  sa  brebis 
égarée  !... 

Le  sombre  prêtre  pressait  contre  son 
cœur,  avec  un  élan  de  charité  si  fervente 
le  malheureux  Juif,  que  les  pointes  du  ci- 
liée monacal  sarclèrent,  sous  le  froc,  la 
poitrine  du  dominicain.  Et  pendant  que 
rabbi  Aser  Abarbanel,  les  yeux  révulsés 
sous  les  paupières,  râlait  d'angoisse  entre 
les  bras  de  l'ascétique  dom  Arbuez  et  com- 
prenait confusément  que  toutes  les  phases 
de  la  fatale  soirée  n'étaient  qu'un  supplice 
prévu^  celui  de  VEspérance  î  le  Grand  In- 
quisiteur, avec  un  accent  de  poignant  re- 
proche et  le  regard  consterné,  lui  mur- 
murait a  l'oreille,  d'une  haleine  brûlante 
et  altérée  par  les  jeûnes  : 

•—-  Eh  quoi,  mon  enfant  !  A  la  veille, 
peut-être,  du  salut...  vous  vouliez  donc 
nous  quitter  ! 


36  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

SYLVABEL 

A  Monsietir  Victor  Mauroy. 


Belle   comme  la  nuit  et, 
comme  elle,  peu  sûre. 

ALFRED    DE    VIGNY. 


AU  château  de  Fonteval,  une  fête  de 
noces  venait  de  prendre  fin,  sur  le 
minuit.  Dans  le  parc,  entre  de  hautes  allées 
aux  feuillages  encore  illuminés  de  guir- 
landes vénitiennes,  les  violons,  sur  l'es- 
trade champêtre,  ayant  cessé  de  sonner 
des  contredanses,  —  les  hobereaux  des  en- 
virons venaient  de  rejoindre,  à  la  grille 
d'honneur,  leurs  équipages,  et  les  vil- 
lageois invités  regagnaient,  à  travers  les 
sentiers,  leurs  métairies,  avec  des  chan-  " 
sons  d'usage,  —  d'autant  mieux  que  l'on  t 
avait  trinqué,  bien  des  fois,  sous  les  chênes. 


I 


SYLVAEEL  Sy 

devant  le   tonneau    follement    enrubanné 
aux  couleurs  de  la  jeune  épousée. 

Le  nouveau  châtelain,  M.  Gabriel  du 
Plessis  les  Houx,  avait  donc  échangé  l'al- 
liance, le  matin  même  de  ce  beau  jour  en- 
volé déjà,  —  dans  la  chapelle  de  ce  bril- 
lant manoir,  —  avec  mademoiselle  Sylva- 
bel  de  Fonteval,  une  Diane  chasseresse, 
brune  et  blanche,  une  svelte  jeune  fille 
aux  allures  d'amazone. 

Vingt  ans  et  vingt-trois  ans  î...  Beaux, 
élégants  et  riches,  l'avenir  s'annonçait, 
pour  eux,  couleur  d'aurore  et  d'azur. 

Sylvabel  avait  quitté  le  bal  vers  dix 
heures  et  demie  et  se  trouvait,  —  sans 
doute,  —  en  ce  moment,  dans  sa  chambre 
nuptiale.  Les  gens  du  château,  toutes  fe- 
nêtres éteintes,  devaient  être   endormis. 

En  bas,  cependant,  —  vis-à-vis  des 
salles  de  jeu,  dans  la  serre  qui  précédait  les 
jardins,  deux  hommes  éclairés  par  un 
candélabre  posé  sur  un  guéridon  rustique. 


38  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

entre  des  arbustes,  causaient  à  mi-voix, 
assis  l'un  auprès  de  l'autre  sur  de  vertes 
chaises  cannelées.  L'un  était  M.  duPlessis, 
lui-même,  —  l'autre  le  baron  Gérard  de 
Linville,  son  oncle,  ancien  chargé  d'af- 
faires et  diplomate  assez  estimé.  Sur  l'ins- 
tante prière  de  son  neveu,  M.  de  Lin- 
ville,  à  la  veille  d'un  départ  pour  la  Suède 
où  l'appelait  une  mission  discrète,  avait  ac- 
cepté de  passer  la  nuit  au  château. 

•^—  Mon  cher  baron,  s'écria  tout  à  coup 
Gabriel,  merci  d'être  resté.  A^ous  seul  pou- 
vez me  donner  un  conseil  utile,  dans  le 
moment,  des  plus  graves,  que  je  traverse. 
Je  vous  ai  fait  part  de  l'ardeur,  de  l'amour 
poignant  et  insensé  que  j'éprouve  pour  ma 
femme,  —  une  passion  qui,  souvent,  me 
fait  pâlir  et  balbutier  lorsqu'elle  me  parle. 
Or,  écoutez  bien  ceci  :  je  sens  que  Sylvabe' 
ne  ressent  pour  votre  neveu  que  la  plus 
frivole  des  sympathies,  bref,  qu'elle  ne 
m'aime  pas.   C'est   une.  enfant   élevée  au 


SYLVABEL  .iQ 

maniement  des  chevaux,  des  fusils,  une 
fille  brisante,  indomptable,  ennuyée,  très 
virile  sous  des  dehors  charmeurs,  et  qui, 
me  sachant  doux,  et  devinant  que  je  souffre 
pour  sa  chère  personne,  me  dédaigne  quel- 
que peu.Sylvabel  m'a  simplement  acce/'/e, 
tant  pour  ma  fortune  —  (ah  !  c'est  ainsi  !) 
—  que  pour  s'adjoindre  une  manière  d'es- 
clave : —  par  suite,  elle  me  trahirait  tôt  ou 
tard,  —  peut-être,  sinon  sûrement.  Elle 
me  trouve  trop  paisible  !  trop  «  artiste  »  .' 
trop  exalté  vers  les  «  nuages  ■»,  — ^'sans  ca- 
ractère enfin  !... 

«  Joignez  à  ceci  que  je  la  crois,  cepen- 
dant, d'une  pénétration  d'esprit  presque... 
mystérieuse  !  c'est  une  devineresse...  Mais, 
que  voulez-vous  !  elle  semble  comme 
s'être  butée  à  cette  idée  aussi  absurde  que 
fâcheuse.  Tenez  I  îi  ce  point  de  m'avoir  no- 
tifié, ce  soir,  qu'elle  a  résolu,  pour  demain, 
dès  la  matinée,  une  partie  de  chasse,  à 
cheval  !.,.  sans   doute  pour   indiquer,   au 


40  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

personnel  de  cette  habitation,  combien  peu 
fatigante  aura  été  notre  nuit  nuptiale,  — 
que,  par  parenthèses,  je  dois  passer  seul. 
Si  cet  état  de  choses  dure  huit  jours,  le  pli 
sera  pris,  je  serai  perdu,  —  quoi  que  je 
puisse  tenter  dans  l'avenir:  ce  qui  suppose 
un  dénouement  tragique,  à  bref  délarpma 
nature,  quand  on  l'oblige  à  quitter  les 
«  nuages  »,  étant  celle  des  plus  violents 
explosifs.  Je  viens  donc  vous  demander,  à 
yous,  homme  subtil,  qui  non  seulement 
avez  vécu  mais  avez  su  vivre,  si  vous  voyez 
un  moyen  de  dissiper,  en  ma  femme, 
l'impression  désolante  qu'elle  a  conçue  de 
moi  !  Voyez-vous  un  expédient  pour  être 
aimé  ?  pour  susciter  en  son  jugement  la 
certitude  de  mon  caractère  ?  Tout  est  Ih. 
J'exécuterai  votre  conseil,  quel  qu'il  soit, 
passivement,  sans  réfléchir  et  en  soldat, 
comme  on  boit  le  remède  que  nous  offre 
un  grand  médecin  :  je  m'en  remets  h.  vous 
comme  on  s'en  remet  à  s-es  témoins,  dans 


SYLVABKL  4I 

une  affaire  :  car  c'est  à  la    fois    mon   hon- 
neur et  mon  bonheur  qui  sont  en   jeu. 

Le  baron  Gérard  ayant  jeté  un  regard 
clair  et  sourieur  sur  son  jeune  disciple, 
réfléchit  un  instant,  puis  se  pencha  tout 
près  de  l'oreille  de  Gabriel,  et,  durant 
cinq  minutes,  chuchota  des  paroles  au 
cours  desquelles  son  neveu  tressaillit  deux 
ou  trois  fois  en  un    silence   d'étonnement. 

—  Je  pars  demain  matin  pour  Stoc- 
kholm, ajouta  de  M.  de  Linville  en  se  le- 
vant, et  d'une  voix  plus  haute  :  Vous 
m'écrirez  le  résultat.  Surtout,  soyez  aussi 
simple...  que  mon  conseil, — en  le  sui- 
vant. 

—  Merci  !  du  fond  de  mon  cœur  !  Bon 
voyage  et  au  revoir  !...  répondit  Gabriel 
en  se  levant  aussi  et  lui  serrant  la  main. 

Les  deux  attardés  montèrent  chacun 
dans  sa  chambre,  où  le  chargé  d'affaires 
dut  mieux  dormir  que  son  jeune   ami. 


NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 


—  Tayaut  !  taj^aut  !  le  soleil  brille  !  — 
Dormez-vous,  Gabriel  ? 

Telle,  sous  les  fenêtres  de  son  époux, 
s'écriait,  —  bien  assise  sur  un  alezan  brûlé 
qui  piaffait  dans  l'herbe,  tandis  qu'autour 
d'elle  aboyaient,  ende  jo^^euses  gambades, 
chiens  courants  et  couchants,  —  madame 
SylvabelduPlessisles  Houx  •  et,  ce  disant, 
elle  fronçait  le  pli  d'entre  ses  noirs  sourcils 
sur  ses  yeux  bleu  clair,  en  faisant  siffler 
une  fine  cravache. 

Le  galop  d'un  cavalier  débusquant  d'une 
allée  derrière  elle,  lui  Int  retournerla  tétc  : 
c'était  Gabriel. 

—  Ma  chère  Sylvabel,  vous  me  voyez  en 
avance  de  dix  minutes,  selon  l'usage,  dit-il 
en  la  saluant. 

—  Tiens  ?...  Ah  I  oui  :  vous  étiez,  sans 
doute,  en  vos  rêves,  sous  les  arbres?...  Vous 
avez  l'air  tout  radieux.  Vous  composiez  ? 


SYLVABEL  4.-> 

-—  Oui...  ce  bouquet,  pour  vous,  de  trois 
boutons  de  rose  et  — de  ces  brins  de  ver- 
veine. 

—  \'^ous  êtes  galant  I  répondit,  d'un  ton 
léger,  Sylvabel,  en  glissant  les  lîeurs  entre 
deux  boutons  de  son  corsage. 

—  C'est  mon  devoir  ;  et  puis,  la  verveine 
préserve  des  accidents,  dit  froidement 
M.  du  Plessis. 

Vaguement  surprise,  peut-être,  de  l'into- 
nation presque  sérieuse  de  son  mari,  l'élé- 
gante amazone  le  regarda  ;  puis  impatiente  : 

—  Partons  !  reprit-elle  après  un  silence  de 
deux  secondes  :  nous  déjeunerons  là-bas 
dans  une  clairière,  sur  la  mousse. 

Durant  les  premières  heuresde  la  chasse, 
Gabriel  ne  prononça  pas  vingt  paroles  ; 
mais  toutes  respiraient  la  bonne  humeur 
et  la  préoccupation  du  gibier.  Il  tua  deux 
lièvres,  un  coq  de  bruyère  et  huit  cailles, 
que  mit  en  gibecière  et  en  filet  l'unique  pi- 
queur  qui  galopait  derrière  eux, 


44  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

Vers  le  midi,  l'on  prit  terre  en  une  ma- 
gnifique éclaircie  d'arbres.  Après  une 
tranche  de  pâté,  deux  verres  de  Champagne, 
quelques  fraises  des  bois  et  du  café, 
Gabriel,  —  qui  avait  observé,  tout  le 
temps  du  repas,  les  ébats  des  écureuils 
entre  les  branches  et  Jeté  le  projet  d'une 
battue  aux  loups  pour  le  prochain  hiver,  — 
alluma  une  cigarette  et,  l'ayant  fumée  : 

—  En  selle  !  dit-il,  si  vous  êtes  reposée, 
toutefois,  Sylvabel  ? 

—  Allons  !  répondit-elle. 

Et  Ton  se  départit,  derechef,  à  travers 
champs. 

Soudain,  au  beau  travers  d'une  route,  à 
trente  pas  d'une  haie,  un  lièvre  passa 
comme  l'éclair.  Les  chiens  se  précipi- 
tèrent :  Gabriel,  ayant  tiré,  le  manqua. 

—  C'est  cet  imbécile  de  Murmuro  !  dit-il 
avec  un  doux  sourire,  mais  en  rechargeant, 
très  vite,  son  arme  :  il  s'est  jeté  entre  le 
lièvre  et  moi  comme  j'ajustais. 


SVLVABEL  4D 

Et,  faisant  feu  de  nouveau,  il  abattit,  à 
cent  pas  de  lui,  d'une  balle  sans  doute,  le 
superbe  basset  qu'il  venait  d'accuser. 

A  ce  spectacle  inattendu,  Sylvabel  tres- 
saillit. 

—  Comment  î  vous  tuez  ce  chien,  le 
rendant  coupable  de  votre  maladresse  ? 
s'écria-t-elle,  un  peu  saisie. 

—  Et  je  le  regrette,  car  je  l'aimais  beau- 
coup !  répondit  tranquillement  Gabriel. 
Mais  je  suis  ainsi  fait  que  je  ne  puis  sup- 
porter sans  un  mouvement  parfois  violent 
une  contrariété  ;  soldat,  je  serais  fusillé, 
je  le  sens,  dans  les  vingt-quatre  heures. 
C'est  un  défaut  qui  rendit  mon  enfance  ba- 
tailleuse —  et  dont  j'ai  voulu  jusqu'à  ce 
jour,  en  vain,  me  corriger.  J'essayerai  de 
nouveau,  cependant,  pour  vous  plaire. 

Sylvabel,  serrant  sa  cravache,  se  tut,  un 
peu  songeuse. 

Et  l'on  repartit.  Entre  temps,  Gabriel 
parla  de  toutes  autres  choses  que   de  l'in- 


46  NOUVEATTX    CONTES    CRUELS 

cident...  oublié.  Ses  paroles  furent  légères 
et  rares. 

Une  heure  après,  environ,  comme  une 
compagnie  de  perdrix  s'envolait,  en  face 
d'eux,  avec  son  bruit  spécial,  Gabriel 
épaula,  tira  :  pas  un  des  oiseaux  ne  perdit 
une  plume. 

-^  Vraiment,  voilà  qui  est  insupportable  ! 
gronda-t-il  très  bas  mais  d'une  voix  calme  : 
c'est  ma  gredine  de  Jument,  figurez-vous, 
qui  a  fait  un  écart  au  moment  où  je  visais. 

Ce  disant,  il  prit  un  pistolet  d'arçon 
dans  l'une  des  fontes,  introduisit,  froide- 
ment, le  bout  du  canon  dans  l'oreille  de  la 
bête  et  lui  fit  sauter  la  cervelle.  D'un  bond 
de  côté,  à  terre,  il  évita,  non  sans  grâce, 
la  chute  de  l'animal  qui,  tombé  surle  flanc, 
demeura  sans  mouvement  après  une  brève 
agonie. 

Pour  le  coup,  Sylvabel  ouvrit  tout  grands 
ses  yeux  bleus  : 

—  Mais  on  n'a  pas.  idée   de  cela  !    c'est 


SYLVA BEL  47 

de  la  démence  !  —  Que  vous  prend-il,  en- 
fin, Gabriel,  de  tuer  une  aussi  belle  bête, 
—  et  de  race,  à  propos  d'une  perdrix  man- 
quée  1 

—  Je  le  déplore,  madame  :  toutefois,  Je 
croyais  vous  avoir,  il  y  a  peu  d'instants, 
révélé,  en  confidence,  une  faiblesse  natale 
dont  je  soutYre.  Je  ne  puis  que  vous  le 
redire  :  il  est  au-dessus  de  mes  forces  de 
supporter,  sans  protestation,  la  plus  légère 
contrariété.  —  Piqueur  1  votre  cheval  ! 
vous  reviendrez  à  pied  :  nous  rentrons. 

Une  fois  en  selle,  puis  seul  à  seul,  au 
loin,  vers  le  château  : 

—  En  vérité,  mon  ami,  murmura  Syl- 
vabcl,  c'est  à  peine  si  je  me  rassure  moi- 
même,  en  songeant  aux  propriétés  magi- 
ques de  votre  bouquet  de  verveine  !...  Est- 
ce  ainsi  que  vous  tenez  la  promesse  de 
dompter  votre  irascible  garactèret,  en  vue 
de  me  devenir  agréable  ? 

—  Cette  fois,  en  eflet,  la  force  de  l'ha- 


48  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

bitude  a  déjoué  mes  bonnes  résolutions, 
répondit  le  jeune  homme  ;  mais  je  saurai, 
ma  chère  Sylvabel,mieux  veiller,  à  l'avenir, 
sur  moi-même;  oui,  pour  vous  complaire 
et  mériter  vos  bonnes  grâces,  je  veuxm'in- 
génier  à  devenir...  sinon  patient  et  doux 
jusqu'à  l'atonie...  du  moins  un  peu  moins 
prompt  à  m'emporter. 

Ceci  fut  débité  avec  une  galanterie  gla- 
ciale. Madame  du  Plessis  les  Houx  en  de- 
meura sans  parole,  — jusqu'à  Fonteval  où 
l'on  arriva  dès  les  premières  ombres  du  soir. 


Le  souper,  par  exemple,  fut  charmant. 

La  nuit,  la  châtelaine  oublia  (sans  doute 
par  inadvertance)  de  pousser  la  targette 
de  sa  chambre.  En  sorte,  que,  vers  cinq 
heures  du  matin,  comme,  à  force  de  joies, 
de  fatigue  et  d'amour,  tous  les  deux,  eni- 
vrés de  leur  conjugale  tendresse,  se  mur- 
muraient délicieusement  ce  qu'ils  avaient 


4 


SYLVABEL  49 

de  plusineffable  au  fond  de  l'âme,  Sylvabel, 
tout  à  coup,  regarda  son  mari  d'un  air  singu- 
lier —  puis,  tout  bas,  aux  lueurs  de  la  veil- 
leuse bleue  que  pâlissait  l'aube  du  bel  été  : 
—  Gabriel,  une  Journée  t'a  suffi  pour  me 
conquérir...  bien  à  toi  !  non  point  à  cause 
de  ce  beau  cassage  de  vitres,  dont  je  sou- 
riais en  moi-même,  à  propos  de  deux  inno- 
cents animaux...  mais  parce  que  l'homme 
qui,  entre  tous,  est  doué  d  assez  de  fermeté 
p  our  accomplir,  —  durant  un  jour  et  une 
pareille  nuit^  sans  se  trahir  un  seul  instant 
et  en  pre'sence  de  celle  dont  il  souffre,  —  le 
bon  conseil  d'un  ami  sûr  et  de  clair- 
voyance éprouvée,  —  s'atteste^  par  cela 
seul^  être  supérieur  à  ce  conseil  même,  et 
fait  preuve  par  conséquent  d'asse^  de  «  ca- 
ractère »  pour  être  digne  d'amour.  Tu  peux 
ajouter  ceci  dans  la  lettre  d'actions  de 
grâces  que  tu  as,  sans  doute,  promis  d'é- 
crire à  notre  oncle  et  ami,  le  baron  de  Lin- 
ville,  en  Suède. 

4 


5o 


NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 


L'ENJEU 


A  Monsieur  Edmond  Deman. 


«  Gare,  dessous...  » 

DICTON    POPULAIRE. 


EN  cette  nuit  de  commencement  d'au- 
tomne, le  vieil  hôtel  îi  jardins,  de- 
meure de  la  brune  Maryelle,  —  tout  à  l'ex- 
trême du  faubourg  Saint-Honoré,  —  sem- 
blait endormi.  Au  premier  étage,  en  effet, 
dans  le  salon  soie  cerise,  les  rideaux,  long- 
tombants,  des  fenêtres  vitragées  —  qui 
donnaient  sur  les  allées  sablées  et  le  jet 
d'eau  de  la  pelouse  —  interceptaient  les 
clartés  de  l'intérieur. 

Au  fond  de  cette  pièce,  une  large  tapis- 
serie Henri  II,  drapée  sur  une  fleur  de  fer, 
laissait  entrevoir,  en  une  salle  voisine,  les 
blancheurs  damassées  d'une  table  en   lu- 


l'enjeu  5i 

mières,  chargée  encore  de  porcelaines  à 
café,  de  fruits  et  de  cristaux,  —  bien  que 
l'on  jouât,  depuis  minuit,  dans  le  salon. 
Sous  les  deux  touffes  de  feuilles  d'argent, 
fleuries  de  lueurs,  d'une  couple  de  giran- 
doles appliquées  dans  les  tentures,  deux 
u  messieurs»  du  glacis  le  plus  élégant,  aux 
teints  anglais,  aux  sourires  distingués,  aux 
airs  bien  pensants,  aux  longs  favoris  fluides, 
proféraient  le  lys  de  leurs  gilets  vis-à-vis 
d'un  écarté,  que  tenait,  contre  l'un  d'eux, 
une  sorte  de  jeune  abbé  brun,  d'une  pâleur 
naturelle  très  saisissante  (on  eût  dit  celle 
d'un  mort)  et  d'une  présence  au  moins 
équivoque,  en  ce  séjour. 
Non  loin,  Maryelle,  en  un  déshabillé  de 
n  mousseline  dont  s'avivaient  ses  yeux  noirs, 
et  des  violettes  au  joint  de  son  corsage  où 
bougeait  de  la  neige,  versait,  de  temps  à 
autre,  du  rœderer  glacé  en  de  longs  verres 
légers,  sur  un  guéridon,  —  sans  cesser, 
pour  cela,  d'attiser,deses  aspirantes  lèvres, 


52         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

le  feu  d'une  cigarette  russe  —  que  mainte- 
nait, annelée  au  petit  doigt  gauche,  une 
fine  pince  de  vermeil.  — Sourieuse,  aussi, 
parfois,  des  propos  tièdes  que  —  par  sur- 
sauts et  comme  lanciné  de  discrets  trans- 
ports, —  venait  lui  susurrer  à  l'oreille  (en 
se  penchant  sur  le  perlé  des  épaules)  l'in- 
vité oisif,  —  elle  daignait  répondre,  mono- 
syllabiquement. 

Ensuite,  c'était  encore  le  silence,  à  peine 
troublé  par  le  bruissement  des  cartes,  de 
l'or  poussé,  des  jetons  de  nacre  et  des 
billets  sur  le  tapis. 

L'air,  le  mobilier,  les  étoffes,  sentaient 
un  peu  le  fade  :  une  fluence  de  veloutines, 
l'acre  du  tabac  d'Orient,  l'ébène  des  vastes 
miroirs,  le  vague  des  bougies,  une  idée 
d'iris. 


Le  Joueur  en. soutane  de  drap  fin,  l'abbé 
Tussert,  n'était  autre  que  l'un  de  ces  dia- 


L  E^f JEU  53 

des  sevrés  de  toute  vocation,  dont  la  pé- 
nible engeance  tend,  par  bonheur,  à  dis- 
paraître. Rien,  en  lui,  de  ces  petits  abbés 
d'autrefois,  que  le  bouffi  de  leurs  joues 
rieuses  a  rendus,  dans  l'Histoire,  presque 
véniels.  Celui-ci,  grand,  taillé  à  la  serpe, 
la  face  d'un  ovale  aux  maxillaires  saillants, 
était,  vraiment,  d'une  espèce  plus  sombre. 
C'était  au  point  qu'à  de  certains  instants 
l'ombre  d'un  crime  ignoré  semblait  foncer 
encore  sa  silhouette.  Chez  lui,  le  grain 
spécial  du  teint  blafard  indiquait  des  sens 
d'un  sadisme  froid.  D'astucieuses  lèvres 
pondéraient,  en  ce  visage,  l'énergie  naïve- 
ment barbare  des  traits.  Ses  prunelles  noi- 
raudes, vindicatives,  luisaient  sous  la  car- 
rure d'un  front  triste,  aux  sourcils  recti- 
lignes,  et  leur  regard  crépusculaire  était 
comme  natalement  préoccupé  ;  souvent 
fixe.  —  Laminé  par  les  controverses  du 
séminaire,  le  timbre  d'acier  de  sa  voix  avait 
acquis  des  iaflexions  mates  qui  en  ouataient 


54  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

la  dureté  ;  toutefois  on  sentait  le  poignard 
dans  la  gaine.  Taciturne,  —  s'il  parlait, 
c'était  de  haut  et  Tun  des  pouces  presque 
toujours  enfoncé  dans  son  élégante  cein- 
ture à  franges  de  soie.  — Très  demi-mon- 
dain, «  lancé  »  comme  s'il  eût  cherché  à 
se  fuir,  —  plutôt  reçu  qu'accepté,  il  est 
vrai,  —  on  Vadmettait^  grâce  à  cette  sorte 
dejc^wr  confuse,  indéfinissable,  que  suggé- 
raitsapersonne.D'aucuns(d'affreux  malins, 
à  rentes  escroquées)  l'invitaient,  aussi, 
pour  poivrer,  s'il  était  possible,  du  clin- 
quant de  sa  sacrilège  présence,  —  du  scan- 
dale, enfin,  de  son  costume,  —  la  banalité 
lamentable  d'un  souper  de  viveurs,  —  ce 
qui  réussissait  mal,  car  son  aspect  gênait, 
au  fond,  même  en  de  tels  milieux  (les 
déserteurs  quelconques  n'étant  guère  esti- 
més des  inquiets  sceptiques  modernes). 

Au  fait,  ce  costume,  pourquoi  le  gardait- 
il  ?  Peut-être,  s'étant  mis  à  la  mode  sous 
cette  robe,  craignait-il,  aujourd'hui,  de   se 


l'enj,eu  55 

travestir  d'une  redingote  qui  eût  compro- 
mis son  «  originalité  »  ?..,  Mais  non  I  C'est 
qu'il  était  trop  tard  ;  il  avait  Vempreinte. 
Ses  pareils,  même  en  se  laïcisant  l'exté- 
rieur, ne  sont-ils  pas  reconnaissables  tou- 
jours ?  On  dirait  que,  de  tous  les  vêtements 
qu'ils  portent  ensuite,  transparaît  l'invi- 
sible soutane  de  Nessus  qu'ils  ne  peuvent 
plus  s'arracher  des  épaules,  ne  l'eussent- 
ils  endossée  qu'une  fois  :  on  en  perçoit 
l'absence.  Et,  lorsque,  à  l'instard'un  Renan 
par  exemple,  ils  Jasent  du  Maître,  leur 
juge,  il  semble,  par  intervalles,  qu'au  mi- 
lieu d'on  ne  sait  quelle  vraie  nuit,  apparue, 
alors,  tout  au  fond  de  leurs  yeux,  on  en- 
tend, —  au  subit  reflet  d'une  lanterne 
sourde  et  sous  des  feuillages  d'oliviers,  — 
claquer,  sur  la  joue  divine,  le  visqueux 
baiser  de  l'Euphémisme. 

Maintenant,  d'où  provenait  cet  or  qu'il 
extrayait,  chaque  jour,  de  sa  poche  noire  ? 
Du  jeu  ?  Soit.  On  glissait   là-dessus    sans 


56  .    NOTJVEAÎJX    CONTES    CRUELS 

approfondir,  ne  lui  connaissant  ni  dettes, 
ni  maîtresse,  ni  bonnes  fortunes.  —  D'ail- 
leurs, aujourd'hui  !...  Qu'importait  ?... 
Chacun  ses  petites  affaires  !...  Les  femmes 
le  traitaient  d'homme  «  charmant  »  ;  et 
c'était  fini. 


Tout  à  coup,  Tussert,  sur  un  refus  de 
cartes,  ployant  son  jeu  : 

—  Je  perds  seize  mille  francs,  ce  soir  ! 
dit-il. 

—  Vingt-cinq  louis  de  revanche  ?  offrit 
le  vicomte  Le  Glaïeul. 

—  Je  ne  propose  ni  accepte  le  Jeu  sur 
parole  et  je  n'ai  plus  d'or  sur  moi,  répondit 
Tussert.  Toutefois,  înon  état  m'a  mis  en 
possession  d'un  5ec;T/,  — d'un  grand  secret, 
—  que  je  me  décide  à  risquer,  si  cela  vous 
agrée,  contre  vos  vingt-cinq  louis,  —  en 
cinq  points  liés. 

Après  un  assez  légitime  silence  : 


L  EN'.IEU  D/ 

— -  Quel  secret  ?...  demanda  M.  Le 
Glaïeul,  à  demi  stupéfait. 

—  Mais,  celui  de  I'Église  !  répliqua  froi- 
dement Tussert. 

Fut-ce  l'intonation  brève  et,  certes,  peu 
mystificatrice  de  ce  ténébreux  viveur,  ou 
la  fatigue  nerveuse  de  la  nuit,  ou  les  cap- 
tieuses fumées  dorées  du  rœderer,  ou  l'en- 
semble de  ces  choses,  les  deux  invités  et 
la  rieuse  Marj'elle,  elle-même,  tressailli- 
rent à  ces  mots  :  tous  trois,  en  regardant 
Ténigmatique  personnage,  venaient  d'é- 
prouver la  sensation  que  leur  eût  causée 
le  dressement  soudain  d'une  tête  de  ser- 
pent, entre  les  flambeaux. 

—  L'Église  a  tant  de  secrets...  que  je 
pourrais,  au  moins,  vous  demander  le- 
quel !...  répondit,  sans  plus  s'émouvoir, 
!e  vicomte  Le  Glaïeul  :  mais,  vous  me 
voyez  médiocrement. curieux  de  ces  sortes 
de  révélations.  Concluons.  J'ai  trop  gagné, 
ce  soir,    pour  vous   refuser  ;  donc,  tenu, 


58  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

quand  même  !  Vingt-cinq  louis,  en  cinq 
points  liés,  contre  «  Le  secret  de  I'Église  »  ! 

Par  une  courtoisie  d'homme  «  du 
monde  y>  il  ne  voulut  évidemment  point 
ajouter  :  «  ...  qui  ne  nous  intéresse  pas  ». 

On  reprit  les  cartes. 

—  L'abbé  !  savez-vous  bien  qu'en  ce 
moment  vous  avez  l'air  du...  Diable}... 
s'écria,  d'un  ton  naïf,  la  tout  aimable  Ma- 
ryelle,  devenue  presque  pensive. 

—  L'enjeu,  d'ailleurs,  est  d'une  bizar- 
rerie minime,  pour  des  incrédules  !  mur- 
mura, follement,  l'invité  oisif  avec  un  de 
ces  insignifiants  sourires  parisiens  dont 
la  sérénité  ne  tient  même  pas  devant  une 
salière  renversée.  —  Le  secret  de  l'Eglise  1 
Ah  !  ah!...  Ce  doit  être  dt^ôle. 

Tussert  le  regarda  : 

—  Vous  en  jugerez,  si  je  perds  encore, 
dit-il. 

La  partie  commença,  plus  lente  que 
les    autres  :    une    manche    fut   gagnée. 


L  ENJEU 


d'abord,  par...  /«/ ;  puis  revanche  perdue. 

—  La  belle  !  dit-il. 

Chose  très  singulière  :  l'attention,  — 
pimentée,  au  début,  d'un  semblant  de 
superstition  souriante,  était,  par  degrés  in- 
sensibles, devenue  intense  :  on  eût  dit 
qu'autour  des  joueurs  l'air  s'était  saturé 
d'une  solennité  subtile  :  —  d'une  inquié- 
tude !...  —  On  tenait  à  gagner. 

A  deux  points  contre  trois,  le  vicomte 
Le  Glaïeul,  ayant  retourné  le  roi  de  cœur, 
eut,  pour  jeu,  les  quatre  sept—  et  un  huit 
neutre  ;  Tussert,  ayant  la  quinte  majeure 
de  pique,  hésita,  joua  d'autorité,  par  un 
mouvement  de  risque-tout,  —  et  perdit, 
comme  de  raison.  Le  coup  fut  Joué  très 
vite. 

Le  diacre  eut,  pendant  une  seconde, 
une  lueur  de  regard  et  le  front  crispé. 

A  présent,  Maryelle  considérait,  insou- 
cieusement,  ses  ongles  roses  ;  le  vicomte, 
d'un  air  distrait,  examinait  la   nacre   des 


6o         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

jetons,  sans  questionner  ;  l'invité  oisif,  se 
détournant,  par  contenance,  entr'ouvrit 
(avec  un  tact  qui  tenait,  vraiment,  de 
l'Inspiration  !)  les  rideaux  de  la  croisée, 
auprès  de  lui, 


Alors,  à  travers  les  arbres,  apparut, 
pâlissant  les  bougies,  l'aube  livide,  —  le 
petit  jour,  dont  le  reflet  rendit  brusque- 
ment mortuaires  les  mains  des  jeunes 
hôtes  du  salon.  Et  le  parfum  de  l'appar- 
tement sembla  s'affadir,  plus  impur,  d'un 
regret  de  plaisirs  marchandés,  de  chairs  à 
regret  voluptueuses,  -  de  lassitude  !  — 
Et  de  très  vagues  mais  poignantes  nuances 
passèrent  sur  les  visages,  dénonçant,  d'une 
imperceptible  estompe,  les  atteintes  fu- 
tures que  l'âge  réservait  à  chacun  d'eux. 
Bien  que  l'on  ne  crût  à  rien,  ici,  qu'à  des 
plaisirs  fantômes,  on  se  sentit,  tout  h 
coup,  sonner  si  creux   en  cette  existence, 


l'enjeu  6i 

que  le  coup  d'aile  de  la  vieille  Tristesse-du- 
Monde  effleura,  malgré  eux,  à  l'improviste, 
ces  faux  amusés  :  en  eux,  c'était  le  vide, 
l'inespérance  :  on  oubliait,  on  ne  se  sou- 
ciait plus  d'entendre...  l'insolite  secret... 
si,  toutefois... 

.  Mais  le  diacre  s'était  levé,  glacial,  tenant, 
déjà,  son  tricorne.  —  Après  un  coup  d'œil 
circulaire,  officiel,  sur  ces  trois  vivants 
quelque  peu  interdits  : 

—  Madame,  et  vous,  messieurs,  dit-il, 
puisse  l'enjeu  que  j'ai  perdu  vous  donner 
à  songer  !...  Payons. 

Et,  regardant,  avec  une  fixité  froide, 
les  brillants  écouteurs,  il  prononça, 
d'une  voix  plus  basse,  mais  qui 
sonna  comme  un  coup  de  glas,  cette  dam- 
nable,  cette  fantastique  parole  :  —  Le  se- 
cret de  l'Église  ?...  C'est...  c'est  qu'il  n'y 

A  PAS  DE  «  PURGATOIRE  ». 

Et,  pendant  que,  ne  sachant  que  pen- 
ser, on  le  considérait,  non  sans  un  certain 


02         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

émoi,  le  diacre,  ayant  salué,  se  dirigea, 
tranquille,  vers  le  seuil  ;  —  après  avoir 
montré,  dans  l'embrasure,  sa  face  morne 
et  blême,  aux  yeux  baissés,  il  referma  la 
porte  sans  aucun  bruit. 

Une  fois  seuls,  on  respira,  délivré  de  ce 
spectre. 

—  Ce  doit  être  inexact  !  balbutia,  can- 
didement, la  sentimentale  Maryelle,  en- 
core impressionnée. 

—  Propos  d'un  décavé,  pour  ne  pas  dire 
d'un  farceur  qui  ne  sait  de  quoi  il  parle  !... 
s'exclama  Le  Glaïeul,  d'un  ton  de  palefre- 
nier qui  a  fait  fortune.  —  Le  Purgatoire, 
l'Enfer,  le  Paradis  !...  C'est  du  moyen 
âge,  tout  cela  !  C'est  de  la  blague  ! 

—  N'y  pensons  plus  !  fiùta  l'autre  gi- 
let. 

Mais,  en  cette  mauvaise  clarté  de  l'aube, 
le  menaçant  mensonge  du  jeune  impie 
avait,  quand  ??iême,  porté  !  —  Tous  trois 
étaient  fort  pâles.  On  but,    avec  de   niais 


l'enjku  63 

sourires  forcés,  un  dernier  verre  de  Cham- 
pagne... 

Et,  cette  matinée-liH,  —  de  quelque 
pressante  éloquence  que  se  montrât  l'invité 
oisif,  —  Maryelle,  pénitente  peut-être,  re- 
fusa d'accéder  à  son  «  amour  ». 


64         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

L'INCOMPRISE 

A  Monsieur  Jules  Désirée. 


Ne  frappez  jamais  une  femme, 
même  avec  une  fleur. 

Sourates   de  /'al-koran. 


AUX  primes  roses  du  dernier  printemps, 
Geoffroy  de  Guerl,  emmenant  de 
Paris  sa  première  préférée,  Simone  Lian- 
tis,  avait  loué,  sur  les  bords  de  la  Loire, 
ce  riant  cottage,  meublé  .  en  style 
Louis  XVI  et  clos  de  jardins  —  où  de  très 
hauts  lilas,  enserrant  une  centrale  éten- 
due de  verdure,  s'entrecroisaient  en  lon- 
gues charmilles  jusqu'à  la  claire-voie.  — 
Aux  lointains  alentours,  sur  le  flanc  de 
menues  collines,  d'assez  profondes  épais- 
seurs de  frênes  et  de  mélèzes,  —  que, 
maintenant,  rougissait  déjà  Tautom.ne,  — 


l'incomprise  65 

épandaient  comme  de  la  solitude  vers 
l'habitation. 

A  vingt  ans  —  et  n'étant  doué  que  d'à 
peine  sept  mille  francs  de  rente,  —  s'expo- 
ser à  de  l'attachement  pour  une  élégante, 
pour  cette  élancée  brune  aux  regards  assu- 
rés, à  peau  de  jasmin,  aux  traits  fins  et 
durs,  — folie,  n'est-ce  pas  ?...  Soit.  Mais 
si  M.  de  Guerl  était  bien  fait,  d'allures 
aimables,  d'une  bravoure  célèbre  et  d'un 
esprit  artiste,  une  sentimentalité  clair- 
voyante le  défendait,  —  armure  occulte, 
mais  h.  l'épreuve,  —  contre  toutes  amou- 
reuses concessions  capables  d'entraîner 
d'essentielles  déchéances. 

Simone,  d'ailleurs,  durant  ce  sizain  de 
lunes  de  miel,  s'était  montrée  des  moins 
dangereuses,  ne  jouant  au  mariage  que 
par  attitude,  point  mondaine,  gaie,  peu 
dépensière,  et,  les  soi.rs,  ayant  de  ces 
«  tout  ce  que  tu  voudras  I  »  qui  brûlaient 
l'oreille.  —  Et  puis,  sa  nature  était  si  in- 

5 


66  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

soucieuse,  qu'elle  s'était  laissé  saisir  et 
vendre  tout  ce  qu'elle  tenait  de  ses  deux 
premiers  oubliés.  Il  ne  lui  restait,  pour 
biens,  que  d'insignifiants  bijoux,  de  peu 
nombreuses  toilettes,  — et  une  bague.  Par 
exemple,  le  merveilleux  solitaire  de  celle- 
ci  était  d'une  taille,  d'une  blancheur  et 
d'une  eau  si  rares  —  que  des  joailliers  en 
renom  s'étaient  engagés  à  le  payer,  net, 
cinq  cents  louis,  le  jour  qu'il  plairait. 

—  Ah  !  comme  l'on  s'était  «  amusé  » 
toute  la  saison  !...  Chevauchées,  parties 
de  pêche  et  de  canot,  chasses  exprès  fati- 
gantes, repas  rustiques  sur  l'herbe,  excur- 
sions, —  et.  chez  soi,  musique,  baisers, 
livres,  causeries  et  disputes  !  L'on  avait 
des  jeux,  —  de  vieilles  armes,  aussi,  d'au- 
trefois, qu'on  essayait,  pour  rire,  aux  jar- 
dins. —  En  fait  de  connaissances,  on  n'avait 
reçu  personne  ;  si  bien  que,  grâce  à  l'illu- 
sion juvénile,  M.  de  Guerl  et  Simone 
pouvaient,  à  présent,  se  sembler  intimes. 


l'incomprise  ()•] 


Cependant...  elle  avait  des  instants,  ins- 
tants indéfinissables,  dont  la  fréquence 
augmentait  aux  approches  du  retour  à 
Paris.  Ainsi,  lorsque,  la  tenant  enlacée, 
sous  les  lilas  troués  de  lueurs  d'étoiles,  il 
lui  disait  les  choses  les  plus  douces,  lui 
parlant,  avec  tendresse,  d'un  enfant  qui 
les  unirait  plus  encore,  d'heures  passion- 
nées, d'une  existence  joyeuse  et  toute 
simple,  la  bien-aimée  paraissait  comme 
distraite,  le  regardait  avec  une  sorte  d'étran- 
gère fixité,  comme  lui  cachant  un  grief. 
Un  trépignement  démentait  les  singulières 
larmes  dont,  parfois,  ses  cils  étincelaient  ; 
ce  qui  donnait  à  son  émotion  secrète  un 
caractère  de  contrariété,  —  presque  d'im- 
patience, —  inintelligible. 

Elle  semblait  sur  le  point  dé  lui  crier 
quelque  chose  ;  puis,  désespérée  et  comme 
y  renonçant,  elle  se  taisait. 


68         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

Brusque,  elle  lui  avait  souvent  dit,  en 
ces  instants-là  : 

—  Xu  sais,  Geoffroy,  s'il  me  plaisait,  je 
pourrais  te  quitter  ? —  même  sans  te  pré- 
venir, d'une  heure  à  l'autre.  —  Avec  mon 
diamant,  je  suis  libre  :  j'aurais  le  temps, 
là-bas,  de  choisir,  entre  les  plus  riches,  un 
amant  de  mon  goût.  Oui,  si  je  voulais,  dès 
ce  soir,  —  tiens,  tu  serais  seul.  Plus  de 
Simone.  —  Eh  bien  ?...  quoi  !  cela  ne 
t'irrite  pas  davantage  ?...  Merci  ! 

Ses  yeux  brillaient  ;  on  eût  dit  qu'elle 
attendait  une  parole,  un  acte,  que  M.  de 
Guerl  ne  savait  pas  trouver.  Les  réponses 
étonnées  du  jeune  homme  étaient  reçues 
de  Simone  avec  des  détours  de  tête,  une 
moue,  —  un  léger  haussement  d'épaules, 
même,  depuis  peu.  —  Aux  :  «  —  Que  te 
prend-il,  chère  Simone  ?...  »  elle  répon- 
dait, grave,  en  regardant  le  vague  :  — 
«  Tu  verras,  toi,  qu'avec  toute  ta  bonne 
éducation,  tu  seras  la  cause  de  ma  mort,  — 


l'incomprise  69 

Mais...  qu'as-tu  donc  ?  s'écriait-il.  —  Ah  ! 
si  seulement  tu  étais  un  peu...  autre  !  — 
Alors,  tu  ne  m'aimes  plus  ?...  —  Si... 
mais...  pas  tant  que  je  voudrais  !  et  t'est 
ta  faute.  »  Il  souriait  à  ce  mot,  et  Simone, 
sourcils  froncés,  courait  s'enfermer  dans 
sa  chambre  —  où  son  amant  l'entendait 
pleurer  pendant  quelquefois  une  heure.  — 
Revenue  vers  lui,  elle  paraissait  avoir 
OUBLIÉ  sa  petite  scène  !...]^De  sorte  que, 
sans  accorder  à  l'incident  plus  d'attention, 
M.  de  Guerl,  se  désattristant,  concluait 
avec  un  «  Dieu  !  que  les  femmes  sont 
bizarres  !  »  dont  la  banalité  puissante  le 
rassurait. 


Par  un  couchant  magnifique,  vers  les 
cinq  heures,  comme  tous  deux,  aux  Jardins, 
par  forme  de  distraction  paradoxale  et 
faute  d'autres,  tiraient  de  l'arbalète  sur  la 
pelouse,  —  d'une  vieille  et  forte  arbalète 


yO         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

de  jadis.  —  la  trop  singulière  jeune  femme, 
n'ayant  plus  de  carreaux  à  envoyer,  s'écria, 
tout  à  coup,  —  après  un  de  ces  longs  re- 
gards dans  le  vague  : 

—  Tiens  !  suis-je  bête  !  Et  ça  ? 

En  une  saccade,  étant  de  son  doigt  le 
diamant,  elle  le  posa  sur  la  rainure  de  l'ar- 
balète, en  ce  moment  relevée  vers  les  bou- 
quets de  bois  et  les  flaques  stagnantes  de 
la  Loire. 

—  Hein  !...  Si  je  l'envoyais  ?  Pourtant?., 
dit-elle. 

Et  elle  riait. 

— •  Simone  !  es-tu   folle  ?...  répondit-il. 

Mais,  comme  cédant  à  quelque  irrésis- 
tible mouvement  d'h3^stérie  perverse,  arri- 
vée à  la  crise  aiguë,  elle  pressa  froidement 
la  détente  :  —  une  étincelle,  une  goutte  de 
feu  s'enfonça  dans  le  crépuscule. 

Pendant  que  M.  de  Guerl  regardait  son 
amie  avec  stupeur,  celle-ci,  laissant  tom- 
ber l'arbalète,  arracha  une  branchette  assez 


L  INCOMPRISE  71 

solide,  puis,  jetant  l'autre  bras  à  l'entour  du 
cou  de  son  amant,  lui  murmura,  les  yeux  à 
demi  fermés,  d'une  voix  rauque,  triviale, 
câline,  —  et  d'un  timbre  qu'il  n'avait  pas 
entendu  : 

—  Ah  !  je  sais  ce  que  je  mérite^  va  ! 
Mais,  celte  fois,  au  inoins,  je  pense  —  que 
tu  vasfalle7\..  (Elle  cinglait  Tair,  de  sa 
badine)  et  là,  —  ferme  l..,  ou  tu  nés  pas 
un  homme  !  Crois-tu  quelle  m'aura  coûté 
cher,  ma  première  danse,  de  toi?  —  Dame, 
aussi  !  quand  on  étouffe  !...  Ah  !  ça  fait  du 
bien,  ça  détend,  de  dire  les  choses^  à  la  fin 
des  fins  !  —  Te  voilà  mon  maître  !  Plus  un 
sou  !  Tu  peux  me  chasser  !  —  Comme  tu  me 
plais,  à  présent  !...  Mais,  rudoie-moi aotic ! 
Surtout  ne  te  gêne  pas.  -  Comment  !  tu 
dis  que  tu  m\iimes,  et,  en  six  mois,  tu  ne 
m'as  même  pas  flanqué  une  gifle  ?...  — 
C'est  égal:  cette  fois-ci,  je  ne  l'aurai  pas 
volé,  d'être  battue!  (Elle  se  renversait  à 
demi,  sentant    l'acre,    marquant,   de    ses 


72  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

ongles,  l'une  des  mains  de  son  amant,  dont 
elle  respirait,  à  narines  dilatées,  le  veston 
de  velours  noir.)  —  //  faut  qu'une  femme 
se  sente  un  peu  tenue ^  vois-tu  !...  Et^  si  tu 
savais  comme  ça  vaut  mieux  que  des  phrases 
une  bonne  de'gele'e  !  —  Tu  vas  me  laisser  là 
ta  politesse^  àp7-e'sent^  j'imagine  ?  hein  /... 
(Ses  dents  claquaient.)  Là  !  tu  es  pâle  !  tu 
es  en  colère  !  Tu  vas  me  faire  des  bleus  I... 
Je  savais  bien  que  tu  étais  un  mâle  ! 

A  cette  éruption,  des  moins  prévues, 
M.  de  Guerl,  ayant,  en  effet,  pâli,  la  consi- 
dérait comme  s'il  l'eût  vue  pour  la  pre- 
mière fois.  Puis,  se  dégageant,  après  un 
silence,  et  tranquille  : 

—  Une  cravache  me  sera  mieux  en  main! 
dit-il. 

Et,  la  laissant,  haletante,  sur  un  banc, 
il  rentra  ;  puis,  de  l'autre  porte,  sortit  de 
la  maison,  comme  on  s'échappe.  —  Trois 
heures  après,  Simone,  très  inquiète, 
déchirait,  entre   ses   dents,  son  mouchoir, 


l'incomprise  73 

dans  sa  chambre,  devant  une  bougie,  — 
lorsque  la  bonne  lui  remit  la  lettre  sui- 
vante, apportée  de  Nantes,  par  exprès  : 

«  Chère  abandonnée,  je  te  dois  six  mois 
d'une  illusion  ravissante,  je  l'avoue  ;  mais, 
en  te  dévoilant,  ce  soir,  tu  as  à  jamais 
glacé  pour  toi  les  sens  que  cette  illusion 
seule  m'inspirait.  —  Certes,  je  n'ignore 
pas  qu'aujourd'hui,  surtout,  il  paraît  indis- 
pensable (aux  yeux  de  maintes  personnes 
de  ton  sexe)  d'être  une  brute  pour  être  un 
«mâle»,  — et  que  les  baisers  semblent 
plus  fades  à  celles-ci  que  les  horions  ;  — 
mais  comme,  d'une  part,  entre  les  violents 
plaisirs  auxquels,  par  simple  jeu,  peut  se 
prêter  notre  sensualité,  il  se  trouve  que  le 
propre  de  ceux  dont,  paraît-il,  tu  raffoles, 
est  de  détruire  cette  joie,  qui  (seule  et 
avant  tout)  doit  consacrer  la  vie  à  deux 
entre  une  compagne  et  son  compagnon,  et 
comme,     d'autre    part,    si   tu  ne  peux  te 


74         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

passer  de  danses  pour  te  figurer  que  tu 
m'aimes,  je  puis  très  bien,  moi,  me  passer, 
pour  être  heureux,  d'administrer  des  vo- 
lées à  celle  qui  m'est  chère,  —  j'ai  dû 
m'enfuir,  même  sans  chapeau,  pour  nous 
épargner  tout  échange  d'aussi  oiseuses  que 
burlesques  explications. 

«  Ainsi,  fantasque  enfant  !  lorsque  je  te 
contemplais,  dans  les  belles  soirées,  sous 
nos  longues  charmilles,  et  que,  transporté 
d'amour,  je  murmurais  sur  tes  lèvres  ce 
que  mon  cœur  me  suggérait,  tu  te  disais, 
toi,  tout  bonnement,  avec  un  profond  sou- 
pir, en  levant  tes  beaux  yeux  au  ciel,  dont 
ils  semblaient  mélancoliquement  compter 
les  étoiles  :  —  Oui  ;  mais,  tout  cela,  ce 
n'est  pas  des  bons  coupsde botte  ?...  Pauvre 
ange  !  plains-moi,  si,  redoutant  une  gau- 
cherie native,  je  ne  m'estime  pas  assez 
parfait  pour  oser..,  ne  fût-ce  qu'essayer  de 
te  satisfaire.  A  chacun  ses  sens  et  ses  dé- 
sirs 1    Je    ne  discute  pas  les  tiens,  ni  leur 


l'incomprise  75 

aloi  ;  je  déplore,  seulement,  de  ne  me 
)uger,  pour  toi,  qu'un  aggravant  garde- 
malade.  Donc,  adieu.  Ne  t'inquiète  pas 
plus  de  notre  cœur  que  de  la  chaumière  ; 
celle-ci  est  déjà  louée,  pour  le  i5,  à  toute 
une  famille  de  braves  négociants,  qui  n'at- 
tendent que  ton  départ.  Demain,  dans  la 
matinée,  un  factotum  viendra  te  remettre, 
sous  pli,  un  bon  de  six  mille  francs, 
payable  à  vue  (à  la  tienne  seule),  chez  mon 
notaire,  k  Paris.  Moi,  je  suis  déjà  loin.  » 
«  Compliments,  regrets  et  bonne  chance! 

«  Geoffroy  ^  » 

Simone,  à  cette  lecture,  allongeant  les 
lèvres  avec  une  irréprochable  moue  de  dé- 
dain, la  laissa  tomber  d'entre  deux  doigts  : 

—  Quel  dommage  qu'un  si  beau  garçon 

I.  L'auteur  de  cette  Nouvelle  n'approuve  guère 
le  ton  de  cette  lettre  envers  une  malade.  Elle 
serait,  tout  d'abord,  d'un  ingrat,  si  elle  n'émanait 
d'un  jeune  ignorant  mondain,  beaucoup  TROP 
distingué  ici. 


76  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

ne  soit,  au  fond,  qu'un  rêveur  1  — mur- 
mura-t-elle  :  —  et  quel  dommage  que 
ceux-\kqui  savent  comprendre  une  femme... 
soient  si... 

Elle  s'arrêta,  rêveuse  elle-même,  Simone 
Liantis,  la  pauvre  et  délicate  fille,  — 
hélas  I  tout  récemment  décédée,  d'ailleurs 
(navrante  Humanité  !)  sous  le  numéro  435, 
vingt-sixième  série  (nymphomanes),  aux 
Incurables,  —  son  mal  étant  essentiel,  — - 
c'est-à-dire  de  ceux  dont  on  ne  peut  pas 
(sans  Dieu)  vouloir  guérir. 


SŒUR    NATALIA  77 


SŒUR   NATALIA 

A  Madame  la  comtesse  de  Poli. 


«  Oh  !  quand  ma  dernière  heure 
Viendra  fixer  mon  sort. 
Obtenez  que  je  meure 
De  la  plus  sainte  mort.  » 

Vieux  cantique  à  notre-dame.) 


AUTREFOIS,  en  Andalousie,  à  l'angle 
d'une  route  montueuse,  s'élevait  un 
monastère  de  franciscaines  du  tiers  ordre; 
—  ce  cloître,  bien  qu'en  vue  d'autres  cou- 
vents qui  se  veillaient  les  uns  les  autres, 
était  surtout  protégé  par  la  vénération 
qu'imposait,  alors,  l'aspect  de  toute  grande 
croix  sur  un  portail  d'où  tintait  une  cloche 
deux  fois  le  jour.  Une  longue  chapelle, 
dont  l'huis,  jamais  fermé,  s'ouvrait  sur 
trois  marches  et  le  grand  chemin,  longeait, 
4'un  côtç,  le  grand  mur  4e  ce  monastère, 


78  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

Aux  alentours,  les  riches  plaines,  les  arbres 
à  parfums,  l'herbe  des  fossés,  l'isolement, 
la  route  poudreuse. 

Par  un  énervant  crépuscule  d'automne, 
se  trouvait,  agenouillée  en  ses  habits  de 
novice,  au  fond  de  cette  chapelle,  une 
jeune  fille  aux  traits  d'une  beauté  suave  et 
touchante.  C'était  devant  une  niche  creu- 
sée en  un  pilier  :  —  du  cintre  pendait  une 
solitaire  lampe  d'or,  éclairant  une  Madone 
aux  yeux  baissés,  aux  mains  ouvertes, 
ruisselantes  de  grâces  radieuses,  —  une 
Mère  céleste,  en  l'attitude  de  VEcce  ancilla. 

Sur  la  route,  on  entendait  monter,  à 
travers  les  vitraux  opposés,  les  accents  frais 
et  sonores  d'un  chanteur  de  sérénade  que 
les  accords  d'une  mandoline  cordouane 
accompagnaient.  Les  langoureuses  paroles 
brûlantes  de  passion,  d'audace,  de  jeu- 
nesse, parvenaient,  dans  l'église,  jusqu'à 
sœur  Natalia,  la  novice  agenouillée,  qui,  le 
front  sur  ses  bras  croisés  aux  pieds  de  la 


SŒUR    NATALIA  79 

Madone,  murmurait,  d'une  voix  désolée  : 
—  Madame,  vous  le  voyez,  je  pleure,  et 
vous  supplie  de  ne  point  me  bannir  de  toute 
compassion,  car  c'est  défaillante  et  dans 
l'angoisse  —  et  votre  sainte  image  au  fond 
de  toutes  les  pensées  —  que  je  vais  m'exi- 
1er  d'ici.  O  chaste  reine,  prendrez- vous  en 
pitié  celle  qui  déserte,  pour  un  amour 
mortel,  le  seuil  du  salut  I  Cette  voix,  vous 
l'entendez,  elle  m'implore,  en  sa  fervente 
fidélité  1  Si  Je  ne  viens  pas,  il  va  mourir  ! 
Ses  transports,  si  longtemps  subis  sans 
espérance  et  sans  plainte,  comment  les 
condamner  ?  Et  persister  à  ne  pas  consoler 
celui  qui  aime  tant  !  Vous  qui  savez  si  je 
vous  aime,  ô  Madame  !  et  que,  tous  les 
soirs,  ma  joie  était  de  venir  vous  prier  ici, 
pardonnez-moi  !  Voici  mon  voile,  voici  la 
clef  de  ma  cellule,  je  les  remets  à  vos  pieds. 
Mais,  je  ne  peux  plus...  j'étouffe...  Cette 
voix,  elle  m'attire...  Adieu...  adieu  ! 

Debout,    chancelante,    n'osant   lever  les 


8o  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

yeux,  sœur  Natalia  posa  la  clef  sainte  et  le 
voile  aux  pieds  delà  bleue  Madone  au  doux 
visage  de  lumière,  aux  yeux  baissés  aussi, 
—  mais  vers  quels  Cieux  et  quelles  étoiles  ! 
Puis,  s'appuyant  aux  piliers,  elle  gagna  le 
portail,  et,  après  un  instant,  l'entr'ouvrit: 
elle  descendit  les  degrés  et  se  trouva  sur  la 
route,  —  qui  s'étendait  lointaine,  aux  clar- 
tés d'une  large  lune  illuminant  la  cam- 
pagne. 

—  Juan  !  cria-t-elle. 

A  cet  appel,  un  cavalier,  un  juvénile  sei- 
gneur, au  profil  dominateur,  aux  regards 
tout  brûlants  de  joie,  apparut,  et  sautant 
de  cheval,  enveloppa  de  son  manteau  celle 
qui  était,  enfin,  venue  vers  lui. 

—  O  Natalia  !  dit-il. 

La  tenant  ployée  entre  ses  bras,  sur  son 
cheval,  ils  partirent  vite  vers  le  manoir 
dont  les  tours,  là-bas,  s'accusaient  sous  les 
lunaires  ombres. 


SŒUR    NATALIA  8l 


* 
*   * 


Ce  furent  six  mois  de  fêtes,  d'amour,  de 
voyages  charmants,  à  travers  l'Italie,  à 
Florence,  à  Rome,  à  Venise  :  lui  joyeux, 
elle  souvent  pensive,  les  caresses  de  son 
ardent  ravisseur,  bien  qu'éperdues  et  eni- 
vrantes, n'étant  pas  celles  que  l'innocence 
de  son  cœur  avait  espérées. 

Soudainement,  de  retour  à  Cadix,  par 
un  matin  de  soleil,  sans  qu'une  parole 
même  l'eût  avertie,  elle  se  réveilla  seule, 
sans  anneau  nuptial,  sans  même  la  joie 
d'un  enfant  ;  —  son  amant,  fatigué  d'elle, 
était  disparu. 

Avec  un  profond  soupir,  la  jeune  fille 
laissa  tomber  le  billet  sombre  qui  lui  an- 
nonçait la  solitude  :  —  elle  ne  se  plaignit 
pas,  résolue  à  ne  pas  survivre. 

En  peu  d'heures,  lorsqu'elle  eut  répan- 
du aux  Pauvres  l'or  qui  lui  restait,  au  mo- 
ment même  de  se  délivrer  de  la  vie,   une 

6 


82  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

pensée,  — une  candide  pensée,  —  l'oppres- 
sa :  revoir,  encore  une  fois,  une  seule  fois, 
pour  un  suprême  adieu,  la  Madone  de 
jadis. 

Donc,  vêtue  en  pénitente  et  mendiant 
un  peu  de  pain  sur  la  route,  elle  s'ache- 
mina vers  le  monastère,  —  vers  la  cha- 
pelle, plutôt  !  car  elle  ne  pouvait  plus  ren- 
trer parmi  les  vierges  fidèles.  En  quelques 
jours  de  marche,  et,  comme  se  fonçaient 
les  bleuissements  d'un  beau  soir  d'été  tout 
brillant  d'astres,  elle  arriva  tremblante, 
exténuée,  devant  le  saint  portail. 

Elle  se  souvenait  qu'à  cette  heure-la  ses 
anciennes  compagnes  étaient  retirées,  en 
oraison,  dans  leurs  cellules,  et  que,  sous 
les  hauts  piliers,  l'église  devait  être  aussi 
déserte  que  le  soir  de  l'enlèvement.  Elle 
poussa  donc  la  porte  et  regarda  :  —  per- 
sonne !..,  Là-bas,  seulement,  sous  la 
lampe  toujours  claire,  la  Madone. 

Elle  entra,  puis,  à  deux  genoux,   avança 


SŒUR    NATALIA  83 

sur  les  dalles  blanches,  versjsa  céleste  amie, 
et  inclinée,  entre  des' sanglots,  elle  balbu- 
tia, parvenue  aux  pieds  de  Celle  qui  par- 
donne : 

—  Oh  !  Madame  !  je  suis  indigne  de 
clémence  !  Je  ne  savais  pas,  —  alors  que 
la  tentatrice  voix  me  suppliait  !  —  je  ne 
savais  pas  quel  abandon,  quel  opprobre, 
hélas  !  réserve  l'amour  mortel.  O  honte  ! 
dont  je  vais  mourir,  bannie  de  tout  asile 
chez  les  miens,  —  ici,  surtout  !...  Laquelle 
de  vos  filles,  ô  Mère,  ne  m'accueillerait 
d'un  signe  d'effroi,  me  montrant  le  dehors 
en  cette  chapelle  ?...  —  Oh  !  j'ai  perdu 
l'espérance,  en  voulant  consoler  !... 

»  * 

Alors,  comme  les  silencieuses  larmes 
de  Natalia  tombaient  sur  les  pied*  de  l'Elue 
Divine,  et  que  la  jeune  fille  relevait  un  re- 
gard suprême,  chargé  d'adieux,  vers  la 
Madone,  elle  tressaillit  d'une  soudaine  ex- 


84  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

tase,  car  elle  vit  lesyeux  sacrés  qui  la  re- 
gardaient ;  et  les  lèvres  de  la  statue  s'en- 
tr'ouvrirent  ;  et  Celle  du  Ciel  lui  dit,  dou- 
cement : 

«  —  Ma  fille,  ne  te  souviens-tu  pas  ?  Tu 
m'as  confié  ton  voile,  et  la  clef  de  ta  cel- 
lule, avant  de  nous  quitter.  Je  t'ai  donc 
remplacée,  accomplissant  sous  ce  voile 
toutes  les  tâches  de  tes  vœux  :  nulle  d'entre 
tes  compagnes  ne  s'est  aperçue  de  ton  ab- 
sence :  reprends  donc  ce  que  tu  m'as  con- 
fié ;  rentre  dans  ta  cellule,  et...  ne  t'en  va 
plus.  » 


l'amour  du  naturel  85 

L'AMOUR  DU  NATUREL 

A  Monsieur  Emile  Michelet. 


L'Homme  peut  tout  inventer, 
excepté  l'art  d'être  heureux. 

NAPOLÉON   BONAPARTE. 


EN  ses  excursions  matinales  dans  la 
forêt  de  Fontainebleau,  M.  G**  (le 
chef  actuel  de  l'Etat),  par  un  de  ces  der- 
niers levers  de  soleil,  en  vaguant surl'herbe 
et  la  rosée,  s'était  engagé  en  une  sorte  de 
val,  du  côté  des  gorges  d'Apremont. 

Toujours  d'une  élégance  rectiligne,  très 
simple,  en  chapeau  rond,  en  petit  frac 
boutonné,  l'air  positif,  n'aj'ant,  en  son  in- 
cognito, rien  qui  rappelât  les  allures  du 
précédent  Numa,  —  bref,  n'excédant  pas, 
en   sa  modestie  distinguée,  l'aspect  d'un 


86         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

touriste  officiel,  il  se  laissait  aller,  par  h}'- 
giène,  aux  charmes  de  la  Nature. 

Soudain,  il  s'aperçut  que  «  la  rêverie 
avait  conduit  ses  pas  »  devant  une  assez 
spacieuse  cabane,  coquette,  avec  ses  deux 
fenêtres  aux  contrevents  verts.  S 'étant  ap- 
proché, M.  C**  dut  reconnaître  que  les 
planches  de  cette  demeure  anormale 
étaient  pourvues  de  numéros  d'ordre  —  et 
que  c'était  un  genre  de  baraque  foraine, 
louée,  sans  doute,  à  qui  de  droit.  Sur  la 
porte  étaient  inscrits,  en  blanches  capitales, 
ces  deux  noms:  daphnis  et  chloé. 

Cette  inscription  le  surprit.  Par  une  cu- 
riosité souriante,  mais  discrète,  —  bref, 
sans  songer  le  moiqs  du  monde  à  laïciser 
cet  ermitage,  il  heurta,  poliment,  à  la 
porte. 

—  Entrez  !  crièrent,  de  l'intérieur,  deux 
fraîches  voix  d'enfants. 

Il  toucha  le  loquet  :  la  porte  s'ouvrit, 
pendant  qu'un  intermittent  rayon  de  so- 


l'amour  du  naturel  87 

leil,  à  travers  les  feuillages,  l'illuminait 
ainsi  que  l'intérieur  de  l'idyllique  habita- 
tion. 

M,  C**,  sur  le  seuil,  se  voyait  en  pré- 
sence d'un  tout  jeune  homme  aux  blonds 
cheveux  bouclés,  aux  traits  de  médaille 
grecque,  au  teint  mat,  aux  sceptiques  yeux 
bleus  —  dont  le  fin  regard  offrait  cet  on  ne 
sait  quoi  de  railleur  qui  spécialise  le  fond 
des  prunelles  normandes,  — et  d'une  toute 
jeune  fille,  au  visage  ingénu,  d'un  ovale 
pur,  couronné  de  beaux  cheveux  bruns 
tressés.  Ils  étaient  vêtus,  l'un  et  l'autre, 
d'un  complet  de  deuil,  en  étoffe  de  cam- 
pagne, —  d'une  coupe  que  le  bienpris  de 
leurs  personnes  rendait  passable.  Tous 
deux  étaient  charmants  —  et  leur  air  ar- 
tiste n'éveillait  pas,  chose  étrange,  l'aver- 
sion. 

Revenant  de  maints  voyages,  le  chef  de 
l'Etat  se  trouvait  donc,  un  peu  malgré  lui, 
tout    heureux  d'apercevoir  d'autres  «  vi- 


. 88  NOUVEAUX  CONtES  CRUELS 

sages  »  que  ceux  des  préfets,  des  soyspré- 
fets.et  des  maires  :  cela  lui  reposait  la  vue. 

Daphnis  était  debout  contre  une  table 
rustique  :  l'aimable  Chloé,  regardant,  sous 
ses  cils  abaissés,  l'hôte  inattendu,  se  trou- 
vait  assise  sur  une  couchette  de  fer,  nou- 
veau système,  au  matelas  de  varech,  aux 
draps  blancs  et  rudes,  au  double  oreiller. 
Trois  chaises  en  sparterie,  quelques  objets 
de  ménage,  des  plats  et  des  tasses  de 
faïence  en  imitation  de  vieux  Limoges,  et, 
sur  la  table,  de  brillants  couverts  en  tout 
récent  melchior,  —  complétaient  l'ameu- 
blement du  réduit  nomade. 

Étranger,  dit  Daphnis,  soyez  le  bienve- 
nu, vous  qui  entrez  en  cet  inespéré  rayon 
de  soleil  1.,.  Vous  déjeunez  avec  nous  sans 
façons,  n'est-ce  pas?  Nous  avons  des  œufs, 
du  lait,  du  fromage,  du  café,  même  ;  — 
Chloé,  vite  un  couvert  de  plus  ! 

Les  puissants  de  la  terre  aiment  les 
choses  simples  et  imprévues,  et  se  prêtent 


l'amotir  du  naturel  '  89 

volontiers  aux  charmes  de  l'incognito,  , 
chez  les  humbles.  Devant  pareil  accueil, 
M.  G**  ne  pouvait  guère'  se  refuser  d'être 
aimable  et,  par  forme  de  distraction,  de  se 
laisser  aller  à  détendre,  un  peu  (pour  cette 
fois  et  par  exception),  le  rigorisme  de  son 
caractère. 

«Voici,  pensa-t-il,  deux  jeunes  excen- 
triques, échappés  de  quelques  coins  de 
Paris  —  et  qui  ont  adopté  cette  ingénieuse 
manière  de  passer  les  vacances  !...  Peut- 
être  sont-ils  plus  amusants  que  mon  entou- 
rage :  voyons.  » 

—  Mes  jeunes  amis,  répondit-il  en  sou- 
riant (de  l'air  d'un  roi  de  jadis  entrant  chez 
des  bergers)  j'aime  le  naturel  !...  et  j'ac- 
cepte votre  offre  champêtre. 

On  prit  place  autour  de  la  table,  où, 
Chloé  s'étant  empressée,  le  repas  com- 
mença sur-le-champ.  ' 

—  Ah  !  le  Naturel  !...  soupira  Daphnis, 
avec  un  profond  soupir;  c'est  à  son  inten- 


go  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

tion  que  nous  sommes  ici  !  Nous  le  cher- 
chons, d'un  cœur  sans  détours:  mais  — en 
vain  ! 

M.  G**  les  regarda: 

—  Comment,  comment,  mes  jeunes  amis  ? 
Mais,  il  vous  environne  !  il  vous  enveloppe, 
ici,  le  naturel,  de  toutes  ses  joies  pures, 
de  tous  ses  produits  agrestes  !...  Tenez. 
—  l'excellent  lait  !  les  fraîches  tartines  ! 

—  Ah  !  dit  Ghloé,  cela,  c'est  vrai,  bel 
étranger  ;  le  lait,  on  peut  le  boire  :  car  il 
est  fait,  je  crois,  avec  d'excellente  cervelle 
de  mouton. 

—  Quant  aux  tartines,  murmura  Daph- 
nis,  pour  ce  qui  est  du  pain,  vous  savez, 
avec  les  levures  nouvelles,  on  n'est  jamais 
sûr...  mais  quant  au  beurre,  j'avoue  qu'il 
m'a  paru  d'une  margarine  intéressante.  Si 
vous  préfériez,  toutefois,  le  fromage,  en 
voici  un  de  confiance,  où  le  suif  et  la  craie 
n'entrent  que  pour  un  tiers  à  peine  ;  —  il 
est  d'invention  nouvelle. 


L AMOUR    DU    NATUREL  QI 

Aces  paroles,  M.  G**  considéra,  plus  at- 
tentivement, ses  deux  jeunes  amphitryons  : 

—  Et...  vous  vous  appelez  Daphnis  et 
Chloé...  dit-il. 

—  Oh  I  ce  sont  nos  petits  noms,  seule- 
ment... répondit  Daphnis.  Nos  familles, 
jadis  à  l'aise,  habitaient  à  Paris,  aux 
Champs-Elysées,  lorsqu'une  subite  conver- 
sion les  réduisit  au  travail.  E^onc,  récent 
avocat,  j'allais  bailler  mon  stage,  comme 
tout  le  monde  ;  Chloé,  studieuse  et  déjà 
doctoresse,  étudiait  pour  devenir  sage- 
femme,  lorsqu'un  petit  héritage  nous  a 
permis  de  nous  unir  tout  de  suite,  sans 
attendre  la  clientèle,  —  et  d'essayer  de  re- 
prendre, selon  nos  goûts  natals,  en  cette 
vieille  forêt,  notre  existence  du  temps  de 
Longus...  mais,  c'est  difficile,  aujourd'hui. 
—  Quoi  ?  vous  ne  mangez  plus,  cher  étran- 
ger ?...  Voulez-vous  deux  œufs  au  miroir  ? 
Ceux-ci  sont  à  la  mode.  Ils  proviennent  de 
l'exportation,  vous  savez  ?  de  ces  trois  mil- 


92         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

lions  d'œufs  artificiels  que  l'Amérique  nous 
expédie  par  jour  :  on  les  trempe  dans 
une  eau  acidulée  qui  fait  la  coque  :  c'est 
instantané.  Croj^ez-moi,  goûtez-y.  Nous 
prendrons  le  café  après.  Il  est  excellent  ! 
c'est  de  cette /ii!W55e-chicorée  premier  choix 
dont  la  vente  annuelle,  rien  qu'à  Paris,  s'é- 
lève, d'après  les  totaux  officiels,  à  dix-huit 
millions  de,  francs.  Ne  nous  refusez  pas. 
C'est  de  bon  cœur,  et  sans  cérémonie. 

M.  C**  dont  la  curiosité,  malgré  lui,  s'é- 
veillait à  ces  accents  juvéniles,  détourna 
diplomatiquement  la  conversation  pour 
éviter  avec  le  plus  de  politesse  possible  de 
répondre  à  l'offre  cordiale  de  ses  hôtes. 

—  Un  petit  héritage,  dites-vous?...  re- 
prit-il avec  un  air  d'intérêt  sympathique  : 
—  en  effet,  vous  êtes  vêtus  de  deuil,  chers 
enfants  I 

—  Oui  :  nous  portons  celui  de  notre 
pauvre  oncle  Polémon  !  gémit  Chloé,  en 
essuyant  une  invisible  larme. 


L  AMOUR   DU    NATUREL  qS 

—  Polémon  ?  dit  M.  G**  cherchant  dans 
ses  souvenirs;  —  ah  oui  !  celui  qui,  pareil 
à  Silène,  était  bon  buveur  de  clairet,  dans 
le  temps  des  légendes  ? 

—  Lui-même  !  soupira  Daphnis  :  aussi 
ne  s'éveillait-il,  chaque  aurore,  qu'avec 
la...  bouche  de  bois,  le  digne  suppôt  de 
Bacchus  !  Il  aimait  le  vin  naturel  :  or,  s'é- 
tant  fait  adresser,  en  sa  chaumine,  une 
feuillette  de  ce  fameux  «  Vin  de  proprié- 
taire», vous  savez... 

—  Oui,  bel  étranger,  appuya  Chloé, 
d'une  musicale  petite  voix  de  professeur  : 
une  feuillette  de  cette  mixture  si  bien  tar- 
trée,  plâtrée  et  dûment  arseniquée  que 
quatre  ou  cinq  cents  modernes  en  sont 
décédés  !...  de  ce  vin  généreux  que  Ton 
boit  en  France,  chez  les  artisans,  enchan- 
tant, d'un  cœur  léger,  la  chanson  célèbre  : 

Je  songe  en  remerciant  Dieu, 
Qu'ils  n'en  ont  pas  en  Angleterre  ! 

—  En  sorte  que,  reprit  Daphnis,  l'Être 


94  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

suprême  l'ayant  appelé  à  lui  le  soir  même 
de  la  mise  en  bouteilles,  notre  oncle  Polé- 
mon  s'est  rendu  à  cet  appel  au  milieu  d'a- 
troces coliques,  l'infortuné  vieillard  1  — 
et  ceci  en  nous  léguant  quelques  drachmes. 
Mais,  pardon  :  —  vous  fumez  peut-être  ? 
cher  étranger  ?...  Voulez-vous  un  de  ces 
cigares  ?...  Ils  sont,  vraiment,  passables,  et 
de  belle  mine.  Toujours  importation  d'A- 
mérique I...  c'est  en  feuilles  de  papier 
trempé  dans  une  décoction  de  nicotine 
épurée,  provenue  des  meilleurs  bouts  de 
cigares  de  la  Havane  ;  on  en  vend  de  deux  à 
trois  millions  par  mois,  vous  savez,  rien 
qu'en  France  :  —  ceux-ci  sont  de  première 
marque,  au  dire  même  de  la  régie... 

Pour  le  coup,  M.  C**  croyant  démêler, 
en  ces  derniers  mots,  une  vague  intention 
d'ironie  à  l'adresse  du  Progrès,  crut  devoir 
prendre  un  peu  de  son  air  officiel. 

—  Merci,  dit-il.  Mais,  —  s'il  est  vrai  que 
quelqXies  abus  se  soient,  hélas,  glissés  dans 


L  AMOUR   DU    NATUREL  9 5 

l'Industrie  moderne,  —  en  s'adressant 
bien,  l'on  trouve  du  vrai,  toujours  !  D'ail- 
leurs, à  votre  âge,  qu'importent  les  vains 
plaisirs  de  la  table  ?  Ici,  surtout,  au  milieu 
de  cette  nature  vivante,  de  ces  magnifiques 
et  vivaces  arbres,  par  exemple,  dont  les 
ramures  séculaires...  l'odeur  salubre... 

—  Plaît-il,  cher  étranger  ?  répondit  Da- 
phnis  en  ouvrant  de  grands  yeux  :  —  quoi. . . 
vous  ignorez  donc  ?  Mais,  ces  superbes 
chênes,  ces  hauts  mélèzes,  qui  ont  abrité 
tant  de  royales  amours,  ayant  subi,  du- 
rant certaine  nuit  d'un  récent  hiver,  cinq 
ou  six  degrés  de  froid  de  plus  que  n'en  pou- 
vaient supporter  leurs  racines,  —  (ceci  au 
rapport  même  des  inspecteurs  des  Eaux 
et  Forêts  de  l'Etat)  —  sont  morts,  en  réalité. 
Vous  pouvez  voir  Tentaille  officielle  qui  les 
marque  pour  être  abattus  l'année  pro- 
chaine. Ils  finiront  dans  des  cheminées  de 
ministères.  Ces  feuillées  sont  les  dernières 
et  ne   proviennent  plus  que  de  la  vitesse 


QÔ  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

acquise  :  ce  n'est  qu'une  brillante  agonie. 
Il  suffit  à  un  connîisseur  de  jeter  un  coup 
d'œil  sur  leur  écorce  pour  savoir  que  la  sève 
ne  monte  plus.  En  sorte  que,  sous  l'appa- 
rence vivante  de  leurs  ombrages,  nous  nous 
trouvons,  en  réalité,  entourés  d'innom- 
brables spectres  végétaux,  de  fantômes 
d'arbres  !...  Les  anciens  arbres  nous 
quittent  !  Place  aux  jeunes. 

Un  nuage  passa  sur  le  front,  cependant 
mathématique,  de  M.  G**  :  —  à  travers 
les  hauts  branchages,  au  dehors,  une 
petite  ondée  froide  cliquetait. 

—  En  effet,  je  crois,  à  présent,  me  sou- 
venir... murmura-t-il  ;  —  mais  n'exagé- 
rons rien  !...  et  n'examinons  rien  de  trop 
près,  si  nous  voulons  distinguer  quelque 
chose...  Il  vous  reste  cette  exubérante  na- 
ture estivale... 

—  Comment  !  se  récria  de  nouveau  Da- 
phnis,  —  comment,  cher  étranger,  vous 
trouvez  «   naturel  »  un  été  où  nous  pas- 


L  AMOUR    DU    NATUREL  97 

sons  nos  après-midi,  ma  pauvre  Ghloé  et 
moi,  à  grelotter  l'un  auffc-ès  de  l'autre  ? 

—  L'été  n'est  pas  des  plus  chauds,  en 
effet,  cette  année,  reprit  M.  G**  ;  eh  bien, 
levez  vos  regards  plus  haut,  jeunes  gens  ! 
il  vous  reste  la  vue  de  ce  vaste  ciel  intact 
et  pur... 

—  Un  ciel  intact  et  pur...  où  se  croisent, 
toute  la  journée,  des  essaims  de  ballons 
pleins  de  messieurs  éclairés...  ce  n'est  plus 
un  ciel...  naturel,  cher  étranger  ! 

—  Mais...  la  nuit,  à  la  clarté  des  astres, 
au  chant  du  rossignol,  vous  pouvez  ou- 
blier... 

—  C'est  que,  murmura  Daphnis,  d'in- 
terminables rais  électriques,  partis  du  po- 
lygone, traversent  l'ombre  de  leurs  im- 
menses balais  de  brouillard  clair  :  cela 
modifie,  à  chaque  instant,  la  clarté  des 
étoiles  et  frelate  la  belle  lueur  lunaire  sur 
les  bois  !...  La  nuit  n'est  plus...  naturelle. 

—  Quant  aux  rossignols,  soupira  Ghloé, 

7 


98  NOUVEAUX    CONTINS    CRUELS 

les  sifflets  continuels  des  trains  de  Melun 
les  ont  épouvantée  ;  ils  ne  chantent  plus, 
bel  étranger  ! 

—  Oh  !  jeunes  gens  !  s'écria  M.  C**, 
vous  êtes,  aussi,  bien...  pointilleux!  —  Si 
vous  aimez  tant  le  Naturel^  que  ne  vous 
êtes -vous  fixés  au  bord  de  la  mer  ?... 
comme  jadis  ?...  Le  bruit  des  hautes 
vagues...  les  jours  d'orage... 

—  La  mer,  cher  étranger  ?  dit  Daphnis  : 
c'est  que  nous  n'ignorons  pas  qu'un  gros 
câble  en  aniaise,  d'un  bout  à  l'autre,  l'im- 
mensité bien  surfaite.  —  Il  suffit,  vous  le 
savez,  d'y  verser  un  ou  deux  barils  d'huile 
pour  en  apaiser  les  plus  hautes  vagues  à 
près  d'une  lieue  de  ronde.  Quant  aux 
éclairs  de  ses  «  orages  »,  du  moment  où, 
du  centre  d'un  cerf-volant,  on  peut  les  faire 
descendre  dans  une  bouteille,  — la  mer, 
aujourd'hui,  ne  nous  paraît  plus  si...  natu- 
relle. 

—  En  tout  cas,    dit   M.  G**,  les  mon- 


L AMOUR    DU    NATUREL  99 

tagnes  restent,  pour   les  âmes  élevées,  un 
séjour  où  le  calme... 

—  Les  montagnes  ?  répondit  Daphnis, 
lesquelles  ?  Les  Alpes,  par  exemple  ?  Le 
mont  Cenis  ?...  Avec  son  chemin  de  fer 
qui  le  traverse,  de  part  en  part,  comme  un 
rat,  —  et  qui,  de  sa  vapeur,  enfume,  comme 
un  fétide  encensoir  ambulant,  les  plateaux 
jadis  verdoyants  et  habitables  ?...  Les 
trains  express  parcourent,  du  haut  en  bas, 
les  montagnes,  avec  des  roues  à  crans  d'ar- 
rêt. Ce  n'est  plus...  naturel,  ces  mon- 
tagnes-là ! 

Il  y  eut  un  moment  de  silence. 

—  Alors,  reprit  bientôt  M.  G**,  résolu  à 
voir  jusqu'où  tiendraient  les  paradoxes  de 
ces  deux  élégiaques  amants  de  la  Nature, 
alors,  jeune  homme,  que  comptez-vous 
faire  ? 

—  Mais...  y  renoncer  !  s'écria  Daphnis  : 
suivre  le  mouvement  I  Et,  pour  vivre, 
faire,  —  par  exemple...  de...  la  politique, 

BIBLfOTHtCA 


100         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

si  vous  voulez.   Gela  rapporte  beaucoup. 
A  ce  propos,    M.  C**.tressaillitet,  répri- 
mant un   éclat  de     rire,  les  regarda  tous 
deux. 

—  Ah  !  dit-il  ;  vraiment  ?,..  Et,  si  je  ne 
suis  pas  indiscret,  que  voudriez-vous  être, 
en  politique,  monsieur  Daphnis  ? 

—  Oh  !  dit  tranquillement  Ghloé,  tou- 
jours d'une  exquise  voix  doctorale  et  terre 
à  terre,  puisque  Daphnis  représente,  en 
soi,  le  parti  des  ruraux  mécontents,  bel 
étranger,  je  lui  ai  conseillé  de  se  porter,  à 
tout  hasard,  en  candidat  exotique,  dans  la 
circonscription  la  plus  «  arriérée  »  de  ce 
pays.  Cela  se  trouve.  Or,  que  faut-il,  de 
nos  jours,  aux  yeux  de  la  majorité  des  élec- 
teurs, pour  mériter  la  médaille  législative? 
Savoir  se  garder,  tout  d'abord,  d'écrire  — 
ou  d'avoir  écrit  —  le  moindre  beau  livre  ; 
savoir  se  priver  d'être  doué,  en  aucun  art, 
d'un  immense  talent  ;  affecter  de  mépriser 
comme  frivole  tout  ce  qui  touche  aux  pro- 


l'amour  du  naturel  ioi 

ductions  de  pure  Intelligence  :  c'est-à-dire 
n'en  parler  jamais  qu'avec  un  sourire  pro- 
tecteur, distrait  et  placide  ;  savoir,  habile- 
ment, donner  de  soi  l'impression  d'une 
saine  médiocrité  ;  pouvoir  tuer  le  temps, 
chaque  jour,  entre  trois  cents  collègues, 
soit  à  voter  de  commande,  —  soit  à  se 
prouver,  les  uns  aux  autres,  que  l'on  n'est, 
au  fond,  que  de  moroses  hâbleurs,  dé- 
nués, sauf  rares  exceptions,  de  tout  désin- 
téressement ;  —  et,  le  soir,  en  mâchon- 
nant un  cure-dents,  regarder  la  foule,  d'un 
œil  atone,  en  murmurant  :  «  Bah  !  Tout 
s'arrange  !  tout  s'arrange  !  »  Voilà,  n'êst-il 
pas  vrai,  les  préalables  conditions  requises 
pour  être  jugé  possible.  —  Une  fois  élu, 
l'on  éprouve  neuf  mille  francs  d'appointe- 
ments (et  le  reste),  car  on  ne  se  paye  pas 
de  mots,  à  la  Chambre  !  —  l'on  s'appelle 
r  «  Etat  »...  et  l'on  décerne,  entre  temps, 
un  ou  deux  brillants  bureaux  de  tabac  à  sa 
chèrejpetite  Ghloé^  I...  Tout  cela  n'est  pas 


102        NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

inepte,  je  trouve  :    c'est  un  métier  facile. 
Pourquoi  n'essaierais-tu  pas,  Daphnis  ? 

—  Eh  !  dit  Daphnis,  je  ne  dis  pas  non. 
C'est  une  question  de  frais  d'affiches  et  de 
démarches  dont  l'on  pourrait,  à  la  rigueur, 
surmonter  l'écœurement.  —  Après  tout, 
s'il  ne  s'agissait  que  d'avoir  une  «  opinion  » 
pour  enlever  la  chose,  —  tenez,  cher  étran- 
ger, mettons-les  toutes  en  votre  chapeau 
rond  —  et  tirez  au  hasard  1  —  Vous  devez 
avoir  la  main  heureuse,  je  sens  cela  ;  vous 
amenez  la  meilleure  d'entre  elles,  je  pa- 
rie, — •  celle  qui  sera,  comme  on  dit,  l'é- 
pingle du  jeu.  —  D'ailleurs,  m'est  avis 
que  si,  plus  tard,  une  autre  me  devenait 
plus  plaisante,  me  souriait  davantage,  — 
peuh  !  au  taux  où  elles  sont,  en  cette 
époque,  pour  ce  qu'elles  pèsent  et  pro- 
duisent, je  ne  me  donnerais  même  pas  la 
peine  d'en  changer.  —  Les  «  opinions  », 
en  ce  siècle,  ne  sont  plus...  naturelles,, 
voyez-vous. 


L AMOUR   DU    NATUREL  I03 

M.  C**,  en  homme  affable,  en  esprit 
éclairé,  condescendit  à  sourire  de  ces  in- 
nocents paradoxes  qu'excusait,  à  ses  yeux, 
l'âge  de  ces  précoces  originaux. 

—  Au  fait,  monsieur  Daphnis,  dit-il, 
vous  pourriez  représenter  le  parti  du  Cy- 
nisme-loyal, et,  à  ce  titre,  réunir  bien  des 
suffrages. 

—  Sans  compter,  reprit  Chloé,  que  — 
si  je  dois  en  croire,  bel  étranger,  le  bout 
du  journal  qui  enveloppait  le  fromage,  ce 
matin,  —  plusieurs  localités  chercheraient 
à  faire  équilibre  (en  inventant  quelqu'un 
jusqu'à  présent  d'introuvable)  à  la  gênante 
influence  de  certain  «  général  »  devenu 
l'engouement  public,  le  député  à  la  mode, 
et  dont  la  politique... 

—  Un  général,  dites-vous,  Chloé  ?... 
interrompit  Daphnis  avec  étonnement  :  — 
un  général...  qui  fait  de  la  politique...  et 
qui  est  député...  Ce  n'est  donc  pas  un 
général...  naturel  ? 


104         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

—  Non  !  dit  M.  C**,  plus  grave  malgré 
lui,  cette  fois.  —  Mais,  concluons,  mes 
jeunes  amis.  Votre  franchise  d'adolescents 
un  peu  bizarres,  mais  aimables,  a  gagné 
ma  sympathie,  etje  dois,  à  mon  tour,  me 
faire  connaître.  Je  suis  l'actuel  chef  de  l'E- 
tat français,  dont  vous  me  semblezde  trop 
ironiques  citojrens  ;  —  et  je  prends  bonne 
note,  monsieur  Daphnis,  de  votre  pro- 
chaine candidature. 

Entr'ouvrantson  frac,  M.  C**  laissa  voir, 
entre  son  gilet  et  sa  belle  chemise  blanche, 
empesée  et  rectangulaire,  cette  aune  de 
large  ruban  de  moire  rouge  qui  va  si  bien 
à  ses  portraits  et  qui  ne  laisse  aucun  doute 
sur  les  augustes  fonctions  de  qui  le  porte  : 
cela  remplace  la  couronne,  sans  cho- 
quer. 

—  Tiens  !  le  roi  î  s'écrièrent,  à  la  fois, 
Daphnis  et  Chloé,  se  levant,  pleins  de  stu- 
peur et  de  vague  respect. 

—  Jeunes  gens,  il  n'y  a  plus  de  roi  !(dit, 


L AMOUR    DU    NATUREL  lOD 

avec   froideur,  M.  C**  ;  cependant,  j'ai  les 
pouvoirs  d'un  roi...  quoique... 

—  J'entends  !  murmura  Daphnis  avec 
une  sorte  de  condoléance  :  vous  n'êtes  pas, 
non  plus,  un  roi...  naturel  ? 

— J'ai,  du  moins,  l'honneur  de  présider 
une  république  naturelle  !  répondit  (plus 
sec)  M.  C**,  en  se  levant. 

Daphnis  toussa  légèrement,  à  ces  mots, 
mais  sans  interrompre,  par  déférence,  n'é- 
tant pas  encore  «  député  ». 

—  Comme  tel,  ajouta  M.  C**,  je  vous 
octroie,  —  en  retour  de  votre  hospitalité 
gracieuse,  et  par  exception,  —  licence 
pleine  et  entière  d'occuper,  —  sans  être 
inquiétés  par  nos  gardes,  et  ceci  durant  les 
vacances  de  l'exercice  1888,  —  ce  val 
désert,  sis  en  l'une  des  principales  forêts 
de  l'Etat.  —  Puissé-je,  l'heure  venue,  vous 
devenir  plus  utile,  jeunes  attardés  d'une 
légende,  qu'hélas  !  le  Progrès,  je  le  vois, 
surannise  !... 


T06         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

—  Que  béni  soit  le  jour...  commença 
Daphnis. 

Et  le  «  roi  »  salua  les  deux  «  bergers  » 
et  se  retira,  d'un  pas  égal,  entre  les  grands 
arbres  défunts,  versle  vieux  palais  lointain, 
—  laissant  le  pseudo-couple  de  Longus 
quelque  peu  saisi  de  l'aventure. 

Rentré  en  la  royale  demeure,  où,  provi- 
soirement, M.C*'*  occupe,  je  crois,  les  ap- 
partements de  saint  Louis  (les  moins  inha- 
bitables, d'ailleurs,  de  cette  bâtisse  an- 
cienne qui  n'a  plus  de  raison  d'être  que 
comme  rendez-vous  de  chasse  ou  villégia- 
ture pittoresque),  l'honorable  président 
du  régime  actuel,  en  fumant  un  vrai  ci- 
gare dans  l'oratoire  du  vainqueur  d'Al- 
Mansourah,  de  Taillebourg  et  de  Saintes, 
ne  pouvait  s'empêcher  de  reconnaître,  en 
soi-même,  qu'au  fond  l'amour  des  choses 
trop  naturelles  n'est  plus  qu'une  sorte  de 
rêve  des  moins  réalisables,  bon  à  défrayer, 
tout  au  plus,  le  verbiage    des    gens  en  re- 


l'amour  du  naturel  107 

tard,  —  et  que  daphnis  et  chloé,  pour 
mener,  aujourd'hui,  leur  train  du  passé, 
leur  simple  existence  champêtre,  pour  se 
nourrir,  enfin,  de  7'rai  lait,  de  vrai  pain, 
de  jTai  beurre,  de  vrai  fromage,  de  j^rai 
vin,  dans  de  prais  bois,  sous  un  vrai  ciel, 
en  une  praie  chaumière,  et  liés  d'un  amour 
sans  arrière-pensée,  auraient  dû  com- 
mencer par  mettre  leur  dite  chaumière 
sur  un  pied  d'environ  vingt-cinq  mille 
livres  de  rente,  —  attendu  que  le  premier 
des  bienfaits  dont  nous  soyons,  positive- 
ment, redevables  à  la  Science,  est  d'avoir 
placé  les  choses  simples  essentielles  et 
«  naturelles  »  de  la  vie,  hors  de  la    portée 

DES'PAUVRES. 


I08         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

LE  CHANT    DU  COQ 

A  Monsieur  le  Docteur  Albert  Robin. 


Et  continuo,  cantavit 
gallits. 


EVANGILES. 


LE  château  fortifié  du  préfet  romain 
Ponce  Pilate  était  situé  sur  la  pente 
du  Moria  :  celui  du  tétrarque  Hérode 
s'élevait,  éblouissant,  au  milieu  de  jets 
d'eaux  vives  et  de  portiques,  sur  le  mont 
Sion  nonloindes  jardins  de  l'ancien  Grand 
Prêtre  Annas,  beau-père  de  ce  «  Joseph  », 
surnommé  Gaïphe,  soixante-huitième  suc- 
cesseur d'Aaron,  dont  le  lourd  palais  sa- 
cerdotal se  dressait,  également,  au  faîte  de 
la  ville  de  David. 

Or,  le  i3  du  mois  denisan(i4  avril)  de 
l'an  de  Rome  782    (an  33    et   un   temps  de 


LE  CHAXT  DU  COQ  lOQ 

J.-C.)?  un  détachement  de  la  cohorte  d'oc- 
cupation —  savoir  cinq  cent  cinquante- 
cinq  hommes,  prêtés  au  Grand  Prêtre,  en 
cas  de  sédition  populaire,  par  le  préfet  — 
cerna  silencieusement,  sur  les  dix  heures 
et  demie  du  soir,  les  abords  montùeux  des 
Oliviers. 

A  l'entrée  de  ce  sentier,  que  coupait, 
plus  haut,  l'inégal  ruisseau  du  Cédron,  le 
chef  des  piquiers  du  Temple,  Hannalus  * 
causait,  sans  doute,  avec  les  centurions  ; 
il  attendait  ces  agents  d'Israël  auxquels 
seuls  il  devait  faire  livrer  passage,  en  vue 
de  l'arrestation  d'un  factieux  en  vogue,  de 
ce  magicien  de  Nazareth,  du  fameux 
Jésus,  que  l'on  savait  s'être  «  réfugié  »  là, 
cette  nuit. 

Bientôt,  sous  le  clair  de  lune  pascal  2,  ap- 

1.  Quelques  rabbins  ont  écrit  Ananus  (voyez 
Rouleaux  des  commentaires  îalmudiques  du  Consis- 
toire de  Varsovie,  1827). 

2.  La  Pâque  juive  ne  pouvait  être  célébrée  qu'à 
la  pleine  lune  :  —  ce  qui    annule,   astronomique- 


110  NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

parut,  dévallant  du  faubourg  d'Ophel,  un 
gros  de  policiers  pourvus  de  bâtons, 
d'épées  etde  cordes:  ils  étaient  commandés 
par  les  deux  émissaires  du  Grand  Conseil, 
Achazias  et  Ananias  —  qu'assistait  un 
porte-lanterne,  Malchus,  homme  de  con- 
fiance de  Caïphe.  —  La  troupe  avait  pour 
guide  le  plus  récent  disciple  de  ce  Jésus, 
un  homme  originaire  de  cette  petite  ville 
de  Karioth,  sise  dans  la  tribu  de  Juda,  sur 
les  bords  de  la  mer  Morte,  à  la  limite  oc- 
cidentale de  Gomorrhe  l'ensevelie  —  (bien 
qu'il  y  eût  aussi,  aux  frontières,  un  cer- 
tain autre  bourg  moabite,  appelé  Kérioth, 
qui  étageait  ses  quelques  feux  non  loin  de 
l'étang  du  Dragon). 

L'homme  en  question  était  le  seul  dis- 
cïplejuif;  les  onze  autres  étaient  galiléens. 

Le  Maître  lui  avait  lavé  les  pieds  avant 

ment,  l'hypothèse  de  l'éclipsé  totale  du  soleil, 
avancée  par  quelques-uns  pour  essayer  de  justifier 
comme  naturelles  les  Ténèbres  prouvées  du  Ven- 
dredi-Saint. 


LE    GHANT    DU    COQ  I  I I 

de  consacrer  la  Pâque  avec  les  disciples. 
Hannalus  était  ce  même  sar,  ou  chef, 
des  gardes  préposés  aux  nocturnes  inspec- 
tions des  bâtiments  du  Temple.  Quarante- 
deux  années  plus  tard,  lors  du  sac  de  Jé- 
rusalem, il  fut  traîné  à  Rome,  chargé  de 
chaînes,  malgré  ses  soixante-quinzeans,  et 
jeté  aux  pieds  meurtriers  de  l'empereur 
Claude.  Pour  Achaziaset  Ananias, —  faux 
témoins  l'heure  suivante,  —  le  Talmud, 
sans  nul  détour,  les  déclare  «  délateurs  à 
la  isolde  du  sanhédrin,  comme  a3'ant  mis- 
sion d'épier  les  pas,  actes  et  paroles  de 
Jésus».  Quant  à  leur  guide,  son  prophé- 
tique surnom  signifie,  en  araméen,  en  sy- 
riaque et  en  samaritain,  non  seulement 
son  lieu  de  naissance,  mais,  selon  qu'on  le 
prononce,  il  veut  également  dire  l' Usurier^ 
V Homme  de  mensonge^  le.  Trahisseur^  la 
Mauvaise    re'compense    ',    le    Ceinture  de 

I.     Ou,     plutôt  :  <(    C'est  là  sa    récompense." 

(S.  Jérôme.) 


112         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

cM/r  (porte-bourse),  et,  surtout,  Le  Pendu  : 
le  surnom  résume  la  destinée. 

Le  groupe,  donc,  redescendit  peu  après, 
emmenant  un  homme  de  très  haute  taille, 
dont  les  mains  étaient  liées.  Jésus,  en 
effet,  était  d'une  stature  fort  élevée  entre 
celles  des  humains,  —  car,  lors  de  la  Dé- 
couverte de  la  Vraie  Croix  par  l'impéra- 
trice sainte  Hélène  1,  l'on  mesura  l'inter- 
valle entre  les  trous  creusés  par  les  clous 
des  mains,  ainsi  que  la  distance  entre 
ceux  des  pieds  et  le  point  d'intersection 
central  des  deux  traverses  :  ces  traces  at- 
testaient un  patient  d'une  grandeur  corpo- 
relle pouvant  dépasser  six  pieds  modernes. 

Les  légionnaires  du  préside  Ponce  Pi- 
late  escortèrent  l'escouade  et  le  divin  Pri- 

I.  Voir  la  Vie  de  sainte  Hélène  :  Invention  delà 
Sainte  Croix,  et  les  auteurs  sacrés  qui  ont  traité 
du  Bois  de  la  Croix  :  (S.  Bernard,  S.  Chrvsos- 
tome),  etc.  —  Voir  aussi  Ernest  Hello,  Physiono- 
mies de  Saints.  —  Et  La  Bomie' Nouvelle  de  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ,  tome  V,  (Publiée  par 
Bray  et  Retaux.  Auteur  anonyme.) 


LE    CHANT   DU   COQ  I l3 

sonnier  Jusqu'à  l'opulente  demeure  d'An- 
nas,  puis  regagnèrent  le  fort  Antonia. 
L'ancien  Grand  Prêtre,  n'ayant  plus  qua- 
lité pour  statuer,  dut  renvoyer  la  cause  de- 
vant le  Sénat  des  soixante-dix,  que  pré- 
sidait son  gendre  ;  —  ce  collège,  au  mépris 
encore  de  la  Loi,  venait  de  s'assembler 
sous  les  lampes  de  minuit  chez  Caïphe, 
dans  la  salle  du  Conseil. 

—  La  Loi  !...  ne  prescrivait-elle  pas, 
aussi,  que  le  Pontificat  majeur  ne  pouvait 
être  conféré  qu'à  vie  ?...  Ah  !  qu'importait? 
Aujourd'hui,  les  Docteurs,  sciemment  ou- 
blieux du  texte  éternel,  déposaient  et  rem- 
plaçaient, parfois  dans  le  même  semestre, 
au  souffle  d'influences  de  toute  nature,  les 
Grands  Prêtres  de  Dieu.  —  De  là  l'ironie 
sombre  de  l'évangéliste  saint  Jean  :  «  Caï- 
phe  était    Grand  Prêtre  cette  anne'e-là  *.  » 

Or,  Simon-Priere  et  saint  Jean,  depuis 

I.  Voir  le  docteur  Sepp,  Vie  de  Jésus,  tome  III. 

8 


I  14        NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

les  Oliviers,  avaient  suivi,  dans  les  illicites 
détours  de  cette  marche,  ceux  qui  s'étaient 
saisis  du  Fils  de  l'Homme.  A  l'arrivée  au 
tribunal  de  Sion,  l'évangéliste,  qui  était 
connu  chez  le  Grand  Prêtre,  pria,  par 
trouble,  la  gardienne  du  portail  de  laisser 
Simon-Pierre  pénétrer  dans  la  tour  carrée 
ou  atrium  du  Palais  ;  puis,  y  quittant 
l'apôtre,  courut  prévenir  Marie,  la  Vierge 
veuve,  chez  qui  devait  s'être  rendu  saint 
Jacques,  fils  de  Cléophas,  frère  de  saint 
Joseph  ;  saint  Jacques  était  l'un  de  ces  or- 
phelins recueillis,  selon  la  Loi,  sous  le 
toit  de  leur  oncle  défunt,  et  qui,  élevés 
avec  Jésus,  presque,  même,  de  son  âge, 
furent  appelés,  depuis,  ses  frèî^es  d'après 
la  coutume  juive.  —  A  dater  de  cette 
heure-là,  saint  Jean  ne  quitta  plus  la 
Sainte  Mère,  —  qui,  onze  heures  plus  tard, 
devait  devenir  la  sienne. 

Au  centre  des  portiques,  en  face  des  de- 
grés de  marbre  jauni  qui  conduisaient  au 


LE    CHANT    DU    COQ  Il5 

porche  de  cèdre  de  cette  salle  du  premier 
étage  où  fut  «  jugé  »  le  Sauveur,  les  gens 
de  Caïphe,  mêlés  de  gardiens,  de  soldats 
juifs,  se  trouvaient  assis  ou  groupés,  au- 
tour d'un  épais  brasier  de  charbon, car,  en 
Orient,  les  nuits  d'avril  distillent  de  mal- 
saines bruines,  de  glaciales  rosées  ;  — 
Pierre  vint  aussi  parmi  eux  se  chauffer  ;  — 
ceci  d'instinct,  les  pensées  confuses,  décon- 
certées, le  regard  trouble  :  la  flamme 
éclairait  sa  face...  Il  considérait  cette 
porte  fermée. 

Et  de  l'au-delà  de  cette  porte,  il  enten- 
dait —  l'on  entendait  dans  l'atrium  —  les 
rumeurs,  les  sonores  vociférations  de 
l'assemblée.  Les  prêtres  de  la  Chambre- 
Inférieure,  déclarés  uniquement  aptes  aux 
sacrifices,  excitaient  les  satellites  du  Seuil 
à  frapper  Celui...  qu'ils  accusaient  ;  — les 
Scribes,  — docteurs  de  la  Loi, —  ne  par- 
laient, avec  des  clameurs  et  d'obligatoires 
grincements    de     dents,    que  d'appliquer 


Il6        NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

cette  Loi — qu'ils  enfreignaient  à  cet  ins- 
tant même,  puisque  le  Nasi,  souverain 
juge  pouvant  seul  décréter  la  mort,  n'avait 
pas  été  convoqué,  par  défiance  ;  —  les  An- 
ciens, enfin,  les  Archiprêtres  de  la 
Chambre-Haute,  créatures  d'Annas  (qui, 
dérision  !  avait  fait  nommer  successive- 
ment Grands  Prêtres  ses  cinq  enfants, 
sans  compter,  même,  ce  gendre^,  im- 
posaient silence  à  Joseph  deHaramathaïm 
et  au  pharisien  Nicodémas  (en  hébreu, 
Bonaï  ben  Goriôn),  bien  que  le  Gamaliel 
d'alors,  tenant  tête  au  sag-an  Annas, 
exigeât  la  libre  défense. 

Tout  à  coup,  sur  l'interrogat  précis  de 
Caïphe,  l'on  entendit  la  réponse  éternelle: 
«  Vous  l'avez  dit  !  »  Elle  tomba,  tran- 
quille, dans  le  grand  silence.  ■ —  Puis, 
aussitôt,    les  cris  :    «    A  mort    *    !...    » 

I.  Car  il /<3//a// que,  cette  nuit  même,  la  con- 
damnation fût  prononcée  par  le  dernier  sanhédrin 
d'Israël.  —  Le  7nois,  lejour,  l'heure  même,  du  sa- 
crifice, n'étaient-ils  pas  prédits  depuis  bien   long- 


LE    CHANT    DU    COQ  I17 

et  le  bruissement  des  vêtements  déchirés  *. 
Maintenant  en  cette  cour  du  palais  pré- 
destiné,    autour   du     brasier,    dont    les 
lueurs  pâlissaient  avec  le  petit   jour,  —  à 

temps  ?  —  Le  tîiois  ?...  On  peut  lire  dans  le  traite 
duTalmud,  Rosch  Haschana  (fol.  14,  vers  2):  «  Ce 
fut  au  mois  de  nisan  qu'Israël,  autrefois,  fut  dé- 
livré de  l'Egypte)  ;  de  même,  ju  mois  de  nisan,  il 
sera  de  nouveau  délivré.  »  —  Le  Jour  ?,..  On  peut 
lire  dans  le  livre  du  rabbin  Nephtâli  intituléiTmeLA: 
Hamméleck  (fol.  i4i;,ch.  xxxii,  verset  3)  :  «  Nous 
avons  une  tradition  précise  qui  nous  enseigne  que 
la  Rédemption  s'accomplira  la  veille  de  la  Pâque, 
à  l'entrée  du  Sabbat.  »  —  V Heure  ?...  Elle  est 
contenue  dans  le  texte  qui  précède,  pui.sque  c'est 
le  vendredi,  —  14  de  nisan  toujours,  cette  année- 
là,  —  que  commençait,  ï  partir  de  notre  troisièyne 
heure,  le  sabbat  de  la  Pâque  juive. 

I.  S'autorisant  d'un  texte  du  Lévitique  (XXI, 
10),  on  a  reproché  au  Grand  Prêtre  Gaiphe  d'avoir 
transgressé  la  loi  mosaïque  en  déchirant  son  vête- 
ment. —  Saint  Léon  le  Grand  dit  même,  à  ce  sujet, 
qu'il  déchira  son  honneur  sacei'dotal  avec  ses  vête- 
ments, en  oubliant  la  Loi  qui  les  lui  conférait.  —  Il 
y  a,  toutefois  (au  dire  des  rabbins),  un  texte  du 
Talmud  qui  prescrivait  au  Grand  Prêtre,  au  cas 
d'un  sacrilège  en  Justice,  de  déchirer  ses  vête- 
ments de  bas  en  haut  :  <—  et  les  sanhédrites  de 
haut  en  bas.  Addition  bien  osée  au  texte  formel 
de  Moïse. 


Il8         NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

quelques  pas,  sous  cette  porte  terrible 
qu'il  regardait  encore,  Simon-Pierre,  pour 
se  délivrer  desquestions  dont  le  pressaient, 
depuis  quelques  instants,  servantes  et  sol- 
dats, cherchant,  enfin,  à  demeurer  libre 
et,  par  ainsi,  pouvoir,  —  ô  candeur  de 
l'homme  !  —  se  rendre  îitile{\l)  —  en  était 
arrivé,  de  la  dénégation  d'abord  vénielle, 
puis  d'un  reniement  plus  grave,  à  cette 
éperdue  parole  :  «Je  jure  que  je  ne  connais 
pas  cet  homme  !  » 

Et,  en  cet  instant,  selon  la  prophétie  du 
Sauveur,  le  Coq  chanta. 

Longtemps  après  la  destruction  de  Jé- 
rusalem, au  cours  de  l'un  des  premiers 
siècles  de  l'Eglise,  il  s'éleva,  paraît-il,  au 
sujet  de  ces  trois  mots,  —  s'il  faut  en  croire 
une  tradition  latine  provenue  de  vieux 
cloîtres,  —  une  controverse  des  plus 
étranges  entre  des  Juifs  de  Rome  et  quel- 
ques zélateurs  chrétiens  qui  s'efforçaient 
de  les  catéchiser. 


LE    CHANT    DU    COQ  II9 

—  Un  coq  chanta  ?  dites-vous... 
s'écrièrent  les  Juifs,  avec  des  sourires  ;  — 
ils  ignoraient  donc  notre  Loi,  ceux  qui  ont 
écrit  cela  !  Vous-mêmes,  la  connaissez- 
vous  ?  Sachez  que  l'on  n'eût  pas  trouvé  un 
coq  vivant  dans  tout  Jérusalem.  Celui  qui 
eût  introduit,  dans  la  cité  de  Sion,  l'un, 
vivant,  de  ces  animaux,  —  surtout  la  veille 
de  ce  jour  de  la  Pâque  où  l'on  immolait, 
sur  les  parvis  du  Temple,  des  milliers 
d'holocaustes,  —  eût  encouru,  comme  sa- 
crilège, la  lapidation.  Car  la  Loi  motivait 
sa  rigueur  sur  ceci,  que  le  coq,  pre- 
nant sa  vie  sur  les  fumiers  qu'il  pique 
et  fouille  de  son  bec,  en  fait  sortir  mille 
impures  bestioles  que  le  vent  des  hau- 
teurs dissémine  et  qui  peuvent,  en  se  ré- 
pandant —  et  pullulant  —  par  les  airs, 
aller  altérer  les  viandes  consacrées  à  Dieu. 
Or,  comme,  de  mémoire  d'Israélite,  au- 
cune mouche,  même,  ne  vola  jamais 
autour   de    la  chair   des  victimes    expia- 


120        NOUVEAUX  CONTES  CRUKLS 

toiresS  comment  croire  un  Evangile  dicté, 
selon  vous,  par  l'Esprit-Saint,  —  et,  ce- 
pendant, où  nous  relevons  une  aussi  gros- 
sière impossibilité  1 

Cette  objection,  très  inattendue,  a3''ant 
interdit  quelque  peu  les  chrétiens,  —  et, 
ceux-ci  réaffirmant,  pour  toute  réponse, 
l'infaillible  vérité  des  Saints  Livres,  —  l'on 
fit  venir,  pour  les  confondre  définitive- 
ment sur  ce  point  mystérieux,  un  rabbin 
très  âgé,  depuis  longtemps  captif,  dont 
tous  vénéraiçnt  la  scieiiçe  profonde  et  l'in- 
tégrité. 

—  Ah  !  répondit  tristement  le  vieil  exilé, 
depuis  la  ruine  de  la  maison  de  leurs 
pères,  les  enfants  d'Israël  ont-ils  donc 
oublié  les  rites  du  service  de  la  Maison  du 
Seigneur  !...Quoi  !  l'on  n'eût  pas  irouvéy 
—  dites-vous,  de   coq  vivant  dans    Jéru- 

I.  Rien  d'étonnant  que,  par  cette  froide  tempé- 
rature d'avril  et  à  la  hauteur  du  mont  Moria,  nulle 
mouche  ne  se  montrât  dans  les  airs. 


LE    CHANT    DU   COQ  121 

salem  ?  Vous  vous  trompez  !  Il  y  en  avait 
UN  !  Et  c'est  bien  de  celui-là  que  ce  Jésus, 
de  Nazareth,  doit  avoir  voulu  parler,  — 
puisque  ce  texte  précise  «  le  »  coq,  et  non 
pas  «  un  »  coq.  Vous  oubliez  le  grand  Coq 
solitaire  du  Temple,  le  veilleur  sacré, 
nourri  des  grains  que  lui  jetaient  les 
vierges,  et  dont  la  voix  s'entendait  au  delà 
du  Jourdain.  Son  cri  matinal,  mêlé  au 
grondant  fracas  des  portes  de  l'édifice 
rouvertes  à  chaque  aurore,  'retentissait 
jusque  dans  Jéricho  !...  Plus  sonore  que 
les  sabliers,  il  annonçait  les  heures  du  soir 
avec  la  ponctualité  des  étoiles  !  —  Et  la 
fonction  de  cet  oiseau,  crieur  exact  des 
instants  du  Ciel,  était  d'avertir  le  Préfet 
du  Temple  et  les  lévites  armés,  —  dont 
ses  appels  dissipèrent  souvent  la  somno- 
lence,—  du  quadruple  moment  des  rondes 
de  nuit. 

C'était  I'avertisseur. 


PROPOS  D'AU  DELA 


L'ELU  DES  RÊVES 


EN  novembre  1887,  le  Jeune  poète 
Alexis  Dufrêne  habitait,  depuis  peu 
de  jours,  un  garni  de  la  rue  de  La  Harpe, 
au  cinquième  étage  d'une  très  vieille  mai- 
son devenue  logis  d'étudiants. 

Ce  soir-là,  pour  fêter  ses  vingt  et  un 
ans,  il  avait  réuni,  devant  un  vaste  bol  de 
punch,  deux  ex-compagnons  de  classes,  à 
peu  près  de  son  âge  :  le  peintre  J.  Brêart 
et  le  musicien  Eusèbe  Nédonchel. 

Les  cigarettes  avaient  rendu  nébuleux 
l'air  de  la  chambre,  qu'assainissait,  toute- 
fois, un  bon  feu  clair.  La  causerie,  assez 
joyeuse  d'abord,  s'était  aggravée  aux  ap* 
proches  de  minuit.  L'on  agitait,  mainte- 
nant, d'abstraites  questions  d'art,  d'  «  es- 
thétique »  ;  Alexis  les  écoutait,  distraite^ 


126  PROPOS  d'au   DELA 

ment,  laissant  dire,  étant  persuadé  que 
les  artistes  qui  prennent  le  pli  des  théories 
ne  se  destinent  qu'à  vieillir,  évités,  en 
balbutiant,  pour  tout  bien,  des  critiques 
au  moins  négligeables.  (Il  dédaignait, 
comme  chose  inutile,  jnême  de  le  dire, 
attendu  qu'il  faut  de  la  poussière  sur  les 
routes,  —  bref,  qu'au  fond,  chacun  ne  fait 
que  ce  qu'il  doit  faire,  et  ne  trouve  que 
ce  qu'il  a  réellement  cherché.) 

Des  bougies,  sur  la  cheminée,  éclairaient 
la  pièce.  On  entrevoyait,  contre  le  chevet 
du  lit,  une  petite  porte,  sans  doute  con- 
damnée depuis  longtemps...  Presque 
toutes  les  chambres  d'hôtel  ont  de  ces 
communications.  Celle-ci  venait  de  s'en- 
tre-bâiller  toute  seule  depuis  quelques 
instants  ;  la  targette  rouillée  s'était  déta- 
chée d'elle-même,  pendante  encore  à  une 
vis.  On  distinguait  une  faible  lueur,  au 
joint  des  ais,  —  et,  durant  les  accalmies 
de  la  discussion,  de  rauques  soupirs,  anhé- 


LÉLU    DES    RÊVES  I27 

laijts  et  pressés,  —  geints  de  l'au-delà  de 
cette  porte,  —  parvenaient  aux  Jeunes 
causeurs. 

—  Ah  ça  !  —  dit,  à  la  longue,  le  peintre 
Bréart,  en  baissant  la  voix,  —  qu'est-ce 
qu'il  y  a  là,  de  l'autre  côté  ? 

—  Si  nous  allions  voir?  murmura  Né- 
donchel. 

Tous  deux  s'étaient  levés;  mais  Alexis, 
plus  prompt,  alla  se  poster  contre  le  bat- 
tant, s'y  adossa,  les  bras  croisés,  et,  d'un 
air  de  lyrisme  calme,  qui  en  imposa  sou- 
dain à  ses  deux  amis  : 

—  Ah  !  je  le  pressens  et  le  devine^  77101, 
ce  qu'il j^  a  derrière  cette  porte  !  s'écria- 
t-il.  —  Certes,  ce  doit  être  tel  pieux  roi  de 
quelque  Etat  perdu  de  rOrie7it,  un  dépos- 
sédé que  les  hasards  de  l'exil  et  la  risée  des 
geus  du  siècle  auront  co7iduit  e7i  ce  tau- 
dion.  Je  so7ige  qu'il  est  là,  trônant  sur  U7i 
lit  de  camp,  les  feux  plei7is  de  7îîélancolie 
et  de  fureur  ;  auprès  de  lui  gît  quelque  sa- 


I2S  PROPOS    d'au   DELA 

coche  remplie  de  diamants  et  d'or^  et,  pen- 
sifs étreignant  un  sceptre  emporté  de  nuit, 
il  se  laisse  indiffereinment  agoniser.  De  là 
ces  profonds  soupirs  \...  —  Eh  bien  \ pour- 
quoi troubler  sa  suprême  songerie  ?  Je 
pense  que  nous  devons  respecter  sa  soli- 
tude auguste  et  visionnaire.  Laisse:{-moî 
m'endormir,  jier  dun  tel  voisin  !  C'est  là 
de  quoi  7'éj'er  de  beaux  reines. 

Bréart  et  Nédonchel  avaient  écouté, 
bouche  béante,  ce  discours.  Revenus  de 
leur  saisissement,  ils  se  regardèrent,  et, 
rassurés  par  le  placide  sourire  d'Alexis  : 

—  Non  !  s'écria  Nédonchel,  ma  parole, 
j'ai  cru...  qu'il  parlait  sérieusement! 

—  J'en  suis  encore  effaré  moi-même, 
ajouta  J.  Bréart  ;  —  mais,  à  présent, 
soyons  positifs.  —  Il  faut  aller  voir  ! 
Tiens?  Entends-tu?...  Quelqu'un  de  très 
malade,  à  coup  sûr  !  quelque  pauvre 
diable  ! 

—  Hommes  de    peu   de  foi  !   répotidit 


LELU    DES    RKVES  I29 

Alexis  Dufrêne  en  livrant  passage  après 
un  haussement  d'épaules  :  Ah!  vous 
voulez  vérifier  ?  Vous  voulez  voir  ?  Vous 
voulez  tie  la  réalité}...  Eh  bien!  allez!... 
Seulement,  retenez  cela  :  —  si  vous  fran- 
chissez ce  seuil,  vous  ii'aure'^  jamais  de 
talent. 

Ce  disant,  il  redescendit  vers  la  chemi- 
née, s'assit  en  son  fauteuil  et  se  mit  à  ti- 
sonner. 

Eusèbe  Nédonchel  et  J.  Bréart,  après 
un  hochement  de  tête,  ouvrirent  la  porte 
toute  grande  :  elle  donnait  sur  le  dernier 
coin  de  palier  d'un  étroit  et  misérable 
escalier  dit  de  service  :  en  face  d'eux,  trois 
degrés  aboutissaient  à  l'huis  à  demi  béant 
d'un  galetas  —  d'où  provenaient  la  lueur 
et  les  plaintifs  soupirs. 

Ayant  frappé  sans  réponse,  ils  entrè- 
rent. 

En  ce  réduit  mansardé,  d'une  fétidité 
singulière,  aux  tuiles  disjointes  en  leurs 

9 


l3û  PROPOS    d'au   BELA 

plâtras,  une  veilleuse  près  de  grésiller, 
brillait,  pauvre  étoile,  sur  le  rebord  d'une 
sorte  d'âtre  sans  feu  ni  cendres. 

Une  chaise  dépaillée,  une  ombre  de 
table,  une  écuelle,  sous  un  jour  de  souf' 
france,  dit  h  tabatière,  creusé  dans  la  toi- 
ture ;  —  et  dans  un  enfoncement,  au  plus 
sombre  du  bouge,  un  grabat  sur  lequel  un 
très  vieux  homme,  en  loquesde  mendiant, 
à  la  face  hébétée  et  blanche  —  en  laquelle 
transparaissait  déjà  la  Tête  de  mort,  — 
semblait  râler,  les  yeux  fixes,  — étreignant 
en  sa  main  droite  pendante  un  crochet  de 
chiffonnier.  C'était  l'atroce  misère,  la  veille 
de  la  fosse  commune.  Rien  à  faire.  L'heure 
de  délivrance  allait  tinter. 

Horrifiés  à  ce  spectacle,  les  deux  jeunes 
gens  reculèrent  :  —  ayant  tiré  la  porte, 
sans  une  parole,  ils  rentrèrent  chez  Alexis, 
les  yeux  agrandis  et  se  bouchant  le  nez. 

—  Un  peu  dédoré,  ton  monarque  I  mur- 
mura bientôt  J.  Bréart. . 


I 


l'élu   des   Rf^VES  l3l 

' —  Légèrement  défraîchi,  ton  prince  ! 
appuya  Nédonchel. 

Ils  lui  retracèrent  ce  qu'ils  avaient  vu. 

Les  ayant  écoutés  eh  silence,  Alexis  se- 
coua, de  l'ongle  de  son  petit  doigt,  la 
cendre  de  sa  cigarette. 

—  Oui.  dit-il  avec  un  soupir  :  voilà  ; 
c'est  bien  ce  que  je  disais,  vous  n'aurez 
jamais  détalent. 

—  Ah  I  mais,  tu  es  absurde,  à  la  fin  ! 
s'écria  Bréart.  Comment  !  à  deux  pas  d'un 
mort,  autant  dire,  tu  fais  le  prophète  en 
chambre  ?  Il  s'agit  bien  de  talent  ! 

—  Et  quel  rapport  ?  grommela  Nédon- 
chel. 

—  Séparons-nous,    il    est     tard  !     dit 
Alexis.  Je  me  charge  de  prévenir,  en  bas 
demain  matin. 

On  but  un  dernier  verre  ;  puis,  après  une 
banale  poignée  de  main,  les  deux  juvéniles 
artistes  descendiren^uH^  se  chuchotant 
maints    quolibets  d'un   ordre   funèbre,  à 


l32  PROPOS    d'au    DELA 

l'adresse  du   poète  et  de  son  roi  détrôné. 

Alexis  écouta  le  heurt  du  portail.  S'é- 
tant  approché  de  la  fenêtre,  il  entendit 
monter  de  la  rue  jusqu'à  lui  les  rires,  un 
peu  assombris  toutefois,  de  J.  Bréart  et 
de  Nédonchel.  Quand  leurs  pas  et  leurs 
voix  se  furent  perdus  aux  lointains,  il 
revint  s'enfermer  d'un  tour  de  clef. 

—  Les  trouble-fête  !  les  niais  I  murmura 
le  poète.  De  quelle  utilité,  pour  ce  mori- 
bond, ces  deux  farceurs  ont-ils  été  ?... 
D'aucune.  C'était  bien  la  peine  de  se  mo- 
quer, de  mon  rêve,  pour  aller  s'effrayer 
d'une  ombre,  et  revenir,  du  Réel,  en  se 
bouchant  le  nez  !...  Voilà  ce  que  c'est  que 
de  n'avoir  aucun  talent  !...  —  Au  dédain 
de  cet  Imaginaire,  qui,  seul,  est  réel  pour 
tout  artiste  sachant  comm  ander  à  la  vie  de 
sy  conformer,  ils  ont  préféré  s'en  remettre 
à  leurs  sens  en  se  figurant  qu'on  peut  voir 
ce  qu'il fa\  —  Enfin,  puisqu'ils  m'ont 
créé  un  «  devoir  ))j  —  allons. 


l'élu  des  rêves  i33 

Ce  disant,  il  remplit  un  verre  de  punch, 
en  manière  de  cordial,  pour  l'offrir,  s'il 
en  était  temps  encore,  à  son  mystérieux 
voisin.  Puis,  rouvrant  la  petite  porte,  il 
entra  dans  le  taudion. 

Sans  hésiter,  il  s'approcha  du  malheu- 
reux, et,  se  penchant,  avec  un  accent  d'in- 
térêt et  de  bonté  : 

—  Eh  bien  !  sire,  dit-il,  —  voyons, 
voyons!...  Cela  ne  va  donc  pas? 

A  cette  parole,  le  vieux  Pauvre  tressail- 
lit comme  d'un  frisson  mortel  ;  —  mais,  à 
la  stupeur  d'Alexis,  il  trouva  la  force  de 
se  soulever,  de  s'accouder,  de  regarder  son 
visiteur  en  silence,  avec  une  froide  solen- 
nité. Le  poète  lui  tendit  le  verre,  qu'il  re- 
poussa de  son  doigt. 

—  Ah  !  c'est  vous,  ;eune  homme  !  arti- 
cula d'une  voix  très  basse  le  vieillard  à 
demi  expirant  et  entrecoupant  ses  paro- 
les :  —  je  vous  ai  entendu.  Là. . .  Je  recon- 
nais.. ,  votre  voix.  Vous  avez  parlé  —  d'un 


l34  PROPOS    d'au    DELA 

roi,  d'un  homme  d'exil...  Moi  aussi...  je 
suis  un  songeur...  J'ai  passé  ma  vie  en 
rêves!...  Vous  m'avez  fait  du  bien,  tout  à 
l'heure...  Vous  m'avez  fourni  le  dernier  ! 
Les  rêvesl...  C'est  si  beau...  Mais...  en 
errant  par  les  rues,  toutes  les  nuits,  dans 
une  capitale...  on  trouve  parfois...  de  quoi 
presque  les  réaliser!...  L'habitude  seule 
fait  qu'on  dédaigne...  cela!  —Pourtant... 
si  Ton  est  ^  sobre,  attentif,  bon  placeur  de 
trouvailles...  on  devient...  riche  — avec 
les  années  !...  Regardez  ! 

Et,  d'un  pénible  effort,  du  bout  de  son 
crochet  tranchant,  qui  sembla  rayonner 
comme  un  sceptre  entre  ses  phalanges  dé- 
charnées, il  fendit  la   toile  de  son  grabat. 

Des  billets,  en  liasses  pressées,  des 
pierreries,  des   rouleaux  d'or  apparurent. 

A  leur  vue,  il  eut,  au  fond  des  yeux, 
comme  la  brusque  flamme  d'une  lampe 
qui  va  s'éteindre. 

—  Ah!  que  de   fois...  au   petit  matin... 


l'élu  des  révës  i35 

rentrant  ici...  que  de  fois  —  en  touchant, 
en  palpant  ce  trésor  sur  cette  lamentable 
paillasse,  j'ai  vécu  des  minutes  merveil- 
leuses !...  Pouvant  incorporer  mes  rêves, 
je  les  possédais  comme  réels... 

La  mort  oppressait  l'effrayant  pauvre  : 
il  parut  se  hâter. 

—  Puisque  vous  en  êtes  digne,  je  vous 
fais  mon  héritier.  Seulement,  ne  voyez 
plus  vosdeuxamis;  ils  s'appellent  du  temps 
perdu.  —  Maintenant...  au  revoir!...  Il  y 
a  là  près  d'un  demi  million...  Quand  vous 
m'aurez  fermé  les  yeux,  prenez  cela,  mon 
fils  !...  et  continuez  mes  rêves!...  —  Moi, 
—  je...  m'éveille. 

Un  tressant  le  secoua  ;  son  corps  se 
raidit  ;  il  retomba  rigide. 


Aujourd'hui  le  poète  Alexis  Dufrêne, 
ayant  su  quintupler  en  quelques  mois  son 
héritage  en  opérations  financières  des  plus 


l36  PROPOS    d'au    DELA 

solides,  habite  dans  l'Inde,  en  plein  Né- 
paul,  un  château-palais,  sis  au  centre  d'une 
propriété  des  Mille  et  une  Nuits.  Oublieux, 
même  de  ses  deux  amis,  il  y  mène  une 
existence  de  radjah. 

J.  Bréartet  Eusèbe  Nédonchel  sont  tou- 
jours à  Paris.  Tous  deux,  en  nobles  «  es- 
théticiens »,  s'attardent,  chaque  soir,  au 
fond  de  ces  tavernes  hantées  de  nos  jeunes 
écrivains  futurs,  auxquels  ils  s'efforcent,  à 
coups  de  théories,  de  démontrer  «  qu'il 
faut  toujours  voir  les  choses...  telles 
qu'elles  sont.  » 


MAITRE    PIED  iSy 

MAITRE  PIED 

A  Monsieur  Guy  de  Maupassant. 

BIEN  résolu,  cette  fois,  en  vue  de  faire 
fortune,  à  devenir  ce  que  le  monde 
appelle  un  homme  terre  à  terre,  je  sentis 
le  besoin  d'un  Mentor.  Et  quel  choisir, 
d'un  conseil  à  la  fois  plus  substantiel  et 
plus  subtil,  que  l'ex-notaire  de  ma  famille, 
M^  Pied,  le  juriste  réputé  le  plus  pratique 
de  Normandie  ?...  Je  me  rappelais  l'avoir 
contemplé  en  des  soirées  de  jadis,  dans 
cette  grosse  ville  de  province  où  mes  ins- 
criptions prises  furent  suivies  de  si  peu 
d'exactitude  au  cours  de  droit  ;  —  j'évoquais 
en  pensée  sa  face  froide  *ux  lunettes  d'or, 
son  regard  toujours  baigné  d'une  sage  in- 
différence, son  menton  de  prognat,  la  ma- 
tité  de  sa  parole  précise,  son  flegme  taci- 
turne, son  front  fuyant  et  pâle,  et  plus  je 


l38  PROPOS    d'au    DELA 

songeais,  plus  je  sentais  que  sa  consulte 
me  serait,  dans  l'espèce,  d'un  souverain 
secours. 

Toutefois,  une  assez  contrariante  cir- 
constance tempérait  quelque  peu,  je  l'a- 
voue, l'élan  qui  me  portait  à  rechercher  son 
intime  et  familière  fréquentation  :  —  les  ga- 
zettes de  ces  récents  mois  m'avaient  appris 
qu'il  s'était  fait  condamner  à  perpétuité. 
Mon  ombrageux  naturel  m'induisant  aux 
désillusions  trop  promptes,  la  gravité  de 
cette  soudaine  mauvaise  note,  la  qualité  de 
l'impair  qu'elle  supposait,  auraient  sensi- 
blement amoindri,  je  crois,  l'estime  ■ — 
jusque-là  presque  aveugle  où  je  tenais  la 
supériorité  pratique  de  M*  Pied,  —  n'eus- 
sent été  deux  détails  du  procès,  lesquels 
m'avaient  donné  à  réfléchir  : 

i"  Le  caractère  —  inexplicable  chez  lui^ 
selon  moi,  de  son  «  crime  »  ; 

2°  Ce  fait  que,  veuf  et  venant  de  céder 
son  étude  au  comptant  depuis  moins  d'un 


MAITRE    PIED  l39 

semestre,  il  était  advenu  qu'au  cours  des 
assises,  les  plus  retors  de  nos  limiers  judi- 
ciaires avaient  fini  par  s'avouer  hors  d'état 
de  lui  découvrir  la  propriété  d'une  pièce 
de  cinq  francs,  —  tellement  il  avait  su 
placer,  à  l'étranger,  d'une  façon  secrète  et 
sûre,  le  large  demi-million  qu'on  lui  sa- 
vait. 


Ah  !  cette  cause  célèbre!...  Comèient, 
au  lu  des  débats,  du  réquisitoire  et  du  ver- 
dict, persister  à  me  croire  éveillé  ?...  lien 
ressortait,  en  effet,  l'énigmatique  résumé 
suivant.  —  En  Bretagne,  l'Avril  passé, 
M^  Pied,  par  un  hasard  de  villégiature, 
s'était  trouvé,  depuis  deux  jours,  l'hôte  de 
notre  vieux  et  cher  baron  des  Gauds-d'Ar- 
gental,  un  de  ses  plus  anciens  clients,  un 
ami.  Le  second  soir,  une  discussion  de 
dessert  s'étant  élevée,  Pied,  —  si  réservé 
d'habitude,  avait  tout  d'un  coup  stupéfait 


140  PROPOS    DAU    DELA 

les  convives  en  ,se  révélant  comme  grand 
mangeur  de  prêtres  et  de  rois.  On  s'était 
échauffé  et,  par  instants,  il  avait  donné  à 
ses  auditeurs  interdits  l'impression  d'un 
Robespierre...  Puis,  il  s'était  retiré  dans  sa 
chambre  après  avoir  notifié  pour  le  lende- 
main matin  son  départ  —  devenu  nécessaire 
d'ailleurs...  Or,  en  vérité,  c'est  ici  que  les 
choses  tournent  à  l'invraisemblable  !...  Au 
milieu  de  la  nuit,  se  relevant  en  sursaut, 
Pied, — comme  en  proie  à  quelque  maladive 
crise  de  perversité,  de  frénésie  rancunière, 
de  démence  vindicative,  absolument  inconce- 
vable chez  l'homme  que  tous  avaient.  Jus- 
qu'alors, connu  en  lui,  —  s'était  dirigé, 
brandissant  un  flambeau,  vers  la  grange 
encombrée  de  fourrages  qui  attenait  à 
l'habitation. 

Des  gens  de  ferme  l'avaient  vu  mettre 
LE  FEU  !  —  En  un  moment,  la  toiture  éclata 
sous  les  flammes.  —  Heureusement,  la 
proximité  d'un  puits  réduisit  le  sinistre  à 


MAITRE    PIED  I4I 

de  simples  pertes  matérielles.  —  Sur  des 
rapports  de  témoins,  la  gendarmerie  accou- 
rue avait  arrêté  l'incendiaire.  —  A  l'instruc- 
tion, M*  Pied  nia  d'abord,  jouant  l'égare- 
ment, puis  excipa  d'accès  de  somnambu- 
lisme auxquels  il  était  sujet.  —  Mais  le 
plus  étrange  fut  son  attitude  aux  assises, 
où  cyniquement  il  osa  soutenir  «  qu  après 
tout,  ce  ri* était  pas  mi  bien  grand  forfait 
d* avoir  porté  la  torche  dans  la  pigeonnière 
d'un  sénile  et  arriéré  talon  rouge  qui  pré- 
tendait imposer  à  son  siècle  des  idées  poli- 
tiques et  religieuses  déjà  démodées  sous 
Louis  le  Gros.  » 

Cette  sortie  lui  valut  l'examen  médical. 
Les  docteurs  l'ayant  déclaré  pleinement 
responsable  et  de  sang-froid,  le  procès 
suivit  son  cours.  —  Peuh  !  l'on  s'attendait 
à  quelque  trois  ou  cinq  ans.  Soudain, 
voici  qu'au  moment  du  délibéré,  le  pré- 
venu, travaillé  sans  doute  par  une  rechute, 
se  mit  à  fredonner  ces  vers,  —  de  plus  en 


142  PROPOS   D  AU    DELA 

plus  contradictoires  non  seulement  avec 
tout  son  passé,  mais  avec  l'expression  dis- 
traite et  sceptique  de  sa  figure  : 

Oui,  je  voudrais  sans  Dieu  ni  maîtres, 

Usant  de  légitimes  droits. 
Des  boyaux  du  dernier  des  prêtres 

Etrangler  le  dernier  des  rois.v 

Pour  le  coup,  les  plus  rassis  de  ses  in- 
times ébauchèrent  une  grimace  :  le  défen- 
seur, abasourdi,  réclama,  devant  l'évidente 
indisposition  de  son  client,  l'indulgence  de 
la  cour.  —  Vains  efforts  !  Le  jury  breton, 
composé  de  bien-pensants,  sortit  exaspéré 
pour  ne  rentrer,  une  minute  après,  que 
sur  des  conclusions  entraînant  l'applica- 
tion du  maximum,  —  et  tout  fut  dit. 

Grâce  à  d'officielles  influences,  dont  ses 
secrets  mandataires  surent  voiler  les  con- 
cussions, il  lui  fut  accordé,  de  haut  lieu, 
de  subir  jusqu'à  nouvel  ordre  sa  peine  (et 
ceci  pour  raisons  de  santé)  en  un  péniten- 
cier du  Centre  — où  les  douceurs  salariées 


MAITRE   PIED  I43 

de  l'infirmerie  le  reçurent  :  —  depuis 
quatre  mois,  il  y  attendait  les  amnisties 
d'usage. 

Malgré  l'arrêt  glaçant  qui  sanctionnait 
cette  histoire,  je  persistais  —  fort  de  l'ini' 
pression  laissée  eji  mes  esprits  par  son  dé- 
concertant héros  — -  à  la  trouver  assez... 
mystérieuse. 

Mais,  à  quoi  bon,  désormais,  perdre  le 
temps  à  l'approfondir?  Pied  n'était  plus 
qu'un  homme  à  la  mer. 

L'essentiel  était  de  savoir  s'il  avait  re^ 
couvre,  dans  le  calme  de  sa  captivité,  son 
fonds  de  mérite  et  de  clairvoyance.  Que 
m'importait  le  reste  ?  La  détention  lui 
créant  des  loisirs,  n'était-ce  pas  le  moment 
de  l'aller  sonder  et  d'en  apprendre,  si 
possible,  l'infaillible  «  Sésame^  ouvre-toi  !  » 
de  la  réussite,  en  affaires  positives,  le 
«  mot  qui  suffit  »  à  se  guider  vers  la  For" 
tune  ?  —  M'étant  donc  fait  recommander 
au    ministre  par  une    danseuse    de   mes 


144  PROPOS    D  AU   DELA 

amies,  j'obtins  de  celui-ci,  pour  le  direc- 
teur de  la  maison  d'arrêt  de  C***,  une  lettre 
à  faire  battre  aux  champs  devant  mon  do- 
mestique ;  et,  sur  les  trois  heures  de  rele- 
vée, l'autre  lundi,  j'arrivai,  valise  au 
poing,  à  G***.  Une  fois  le  seuil  franchi  de 
son  énorme  prison,  je  remis  ma  lettre.  — 
Le  directeur  lui-même  vint  me  prendre, 
avec  affabilité  :  on  traversa  les  cours.  — 
Dans  un  angle  du  préau,  cerné  de  mas- 
sives murailles,  un  poêle,  entouré  de  bancs, 
chauffait  un  abri  de  planches,  un  poste  de 
surveillants.  Le  directeur  m'y  conduisit  et 
m'y  laissa  seul,  m'ayant  prié  d'attendre 
que  le  détenu  me  fût  amené. 

Bientôt  parut,  entre  deux  gardiens  et 
vêtu  de  la  bure  grise  des  prisonniers,  l'ex- 
notaire.  Rien  de  changé,  en  sa  rectiligne 
personnel...  Une  fois  seuls,  nous  nous 
saluâmes  ;  il  m'indiqua  l'un  des  bancs  ;  je 
m'assis,  et,  m'ayant  imité,  il  m'offrit  un 
havane,  en  me  disant  : 


MAITRE    IMED  14^ 

—  Vous  êtes  le  seul  qui  soyez  venu  me 
visiter.  En  quoi  puis-je  vous  être  utile  ? 

Devant  pareil  accueil,  et  fort  de  mon 
extrême  jeunesse,  je  lui  signifiai,  sans  am- 
bages ni  détours,  à  cœur  ouvert,  ma  soif 
de  conquérir  une  aisance  dorée.  Je  lui 
avouai  la  foi  que  la  lucidité  de  ses  vues  en 
affaires  me  suggérait  toujours,  et  le  grand 
espoir  que,  malgré  sa  mésaventure,  j'avais 
fondé  sur  sa  direction.  Jusqu'à  ce  jour, 
mes  goûts  intellectuels  m'avaient  entraîné 
vers  le  culte  des  Lettres  :  écrire  un  beau 
livre  me  semblait  encore  un  moyen  de  me 
créer  une  influence  sociale  et  de  parvenir, 
par  suite,  à  la  dignité  du  pain  viager,  la  ' 
seule  sérieuse  en  ce  siècle...  M'étais-je 
fourvoyé  ?  Devais-je  continuer  ?  et  dans 
quelle  ligne  ? 

—  Cela  dépend,  répondit-il.  —  Si  votre 
cerveau  ne  sécrète  que  du  Beau  convenu, 
si  vous  êtes  né  bon  démarqueur,  doué 
d'une  écriture  souple,  d'une  médiocrité... 

lO 


146  PROPOS    d'au    DELA 

distinguée...  Au  fait,  avez-vous  publié 
quelque  chose  ? 

Je  tirai,  de  la  poche  de  ma  houppe- 
lande, mon  unique  volume,  un  recueil  de 
vers  intitulé  :  Loisirs  diin  Contribuable, 

Il  le  prit  et,  sous  l'horrible  jour  du  préau, 
se  mit  à  le  parcourir.  Nous  fumions  en 
silence.  Au  bout  de  cinq  minutes,  il  me  le 
rendit  avec  une  inoubliable  expression  de 
dédaigneuse  tristesse. 

—  Le  titre  m'avait  fait  espérer  mieux, 
dit-il,  et  j'en  déplore  l'ironie.  Ces  pages 
décèlent  un  souci  constant  de  Beau  pur, — 
et  de  qualité  désintéressée  ;  on  y  sent  fré- 
mir, sous  le  voile  de  vos  vingt-cinq  ans,  le 
Meus  diviiiior,  le  goût  du  rare,  la  recher- 
che d'intégrité  dans  l'expression,  l'éclair 
créateur.  —  Or,  vous  êtes  pauvre  ;  voici 
donc  votre  inévitable  avenir  :  —  dilution 
forcée  de  vous-même  en  menues  produc- 
^îions  obligatoires,  impossibilité  d'écrire 
œuvre  vraie  et  pui  ssante,  mépris  final  de 


MAITRE    PIED  I47 

tous  et  de  vous-même  ;  vieillesse  précoce 
et  sans  ressources  ;  agonie  sans  les  yeux 
au  ciel  de  vos  «  Confrères  »,  grabat  d'hô- 
pital ou  de  garni  pour  l'ultime  soupir  — 
et,  sauf  la  sépulture  par  souscription,  la 
probable  fosse  commune  de  tous  les  Mozart 
du  monde.  —  Puis,  une  statue,  peut-être, 
en  un  square,  où  votre  ombre  de  bronze, 
sempiternellement  entourée  «de  bonnes 
d'enfants,  semblera  bénir  le  larbinisme 
humain,  dont  les  demi-sourires  poursui- 
vront votre  mémoire  et  dont  vous  aurez 
été  le  dindon. 

A  ces  acres  paroles,  je  sentis  une  lueur 
me  passer  dans  les  yeux. 

—  Diantre!  grommelai-je,  mais...  si 
l'Art  puissant,  voyant  et  viril,  conduit  à 
cette  fin  sombre,  —  et  si  la  science  pra- 
tique de  la  vie  conduit...  où  vous  êtes,  — 
que  choisir  ? 

Cette  fois,  Pied  fit  un  haut-le-corps  et  son 
visage  glacé  s'anima  comme  d'une  surprise. 


148  PROPOS    d'au    DELA 

—  Quoi  !  s'écria-t-il,  —  vous  n'avez  rien 
deviné,  à  mon  sujet,  de  plus  que  les  autres 

—  et,  ce  nonobstant,  vous  êtes  venu  ici 
d'instinct  ?,..  Ma  foi,  cela  mérite  une  con- 
fidence, j^ien,  d'ailîeut'S,  ne  pouvant  pins  me 
nuire  :  Et,  me  regardant  au  blanc  des  yeux, 
il  reprit  d'une  voix  plus  basse  : 

—  Ainsi  vous,  qu'une...  fée...  a  doté  de 
la  faculté  maîtresse,  le  flair,  vous  avez  pu 
supposer  qu'un  homme  aussi  pondéré  que 
moi  pouvait  s'être  laissé  entraîner  à  des... 
absences?...  Ah!  poète  !  En  quelle  année 
pensez-vous  donc  vivre?  En  1452  ?  En 
i865?...  Mais,  nous  mangeons  un  siècle 
par  an,  ce  jourd'hui,  mon  cher  novateur  ! 

—  et  vous  êtes  en  retard.  —  Sachez-le 
donc  bien  :  de  nos  jours,  ce  n'est  pas  d'être 
au  bagne,  même  à  perpétuité,  qui  compro- 
met l'avenir  ;  ce  serait  bien  plutôt  d'avoir 
écrit  un  livre  empreint  de  votre  genre  de 
Beau  idéal.  Cela,  nul  ne  s'en  relève,  —  le 
monde  pardonnant  tout,  —  excepté  l'âme. 


MAITRE    PIED  I49 

Poète,  je  suis  ici  parce  que  je  sais  ce  que 
je  veux  et  ce  que  je  fais,  et  qu'ayant  un 
but  lixe,  je  sais  me  conformer  au  meilleur 
moyen  de  l'atteindre  vite  et  d'un  pas 
infaillible.  Je  suis  au  bagne  parce  que,  — 
chacun  ayant  ses  petites  faiblesses,  —  j'ai 
soif  de  considération  vraie!  officielle  !  cotée  ! 
«  Certes  il  est  d'autres  façons  de  l'obtenir, 
mais  j'ai  dû  choisir  la  plus  brève  et  la  plus 
sûre.  — Oui,  parce  que  j'ai  soif  du  pouvoir 
en  un  mot  ?  —  Vos  prunelles  se  dilatent  ? 
Voyons  !  un  peu  de  calme  :  rappelez-vous, 
et  comparez.  Socialement,  qui  étais-je 
hier  ?  J'étais  maître  Pied,  ancien  notaire, 
trente  mille  francs  de  rente.  Certes,  c'était 
fort  bien  déjà  ;  mon  nom  m'ouvrait  toutes 
les  portes  ;  il  est  bref,  terre  à  terre,  té- 
moigne d'une  race  prudente  et  ne  porte 
ombrage  à  personne  ;  il  est  donc  bien  évi- 
dent qu'aujourd'hui  ce  nom,  ~  mis  en 
relief  par  un  acte  d'importance,  —  pouvait 
me  conduire  ii  tout. 


l5o  PROPOS    d'au    DELA 

«  Mais  quel  acte  accomplir  ?  C'était  là  le 
problème.  A  quel  titre  eussé-je  brigué,  par 
exemple,  les  cinquante  ou  cent  mille  suf- 
frages qui  poussent  à  la  Chambre  et,  par 
suite,  si  l'on  sait  son  monde,  au  banc  mi- 
nistériel ?  Remarquez  bien  qu'il  me  le 
fallait  banal,  cet  acte,  ce  moyen,  —  (car  je 
répugne  à  l'extraordinaire),  —  banal,  mais 
d'une  valeur  pratique,  s'étayant  sur  des 
précédents  hors  de  conteste. 

«  Eh  bien,  un  très  attentif  examen  des 
affiches  électorales  de  ces  quinze  dernières 
années  me  convainquit,  bientôt,  de  cette 
vérité  —  devant  l'évidence  de  laquelle 
s'inclinerait  M.  de  la  Palisse,  —  qu'entre 
les  candidats  dûment  élus  et  validés,  ceux 
qui  se  bornèrent  à  faire  valoir,  sur  les  mu- 
railles, les  simples  titres  politiques(lesquels 
en  valent  bien  d'autres), d'anciens  forçats, 
d'incendiaires  et  d'échappés  de  bagne  (en 
ajoutant  «  sous  le  feu  des  sentinelles  »,  ce 
qui,  attestant  la  vigilance   de   l'Etat,  n'est 


MAITRE    PIED  tO  l 

jamais  démenti)  furent  ceux  qui,  —  j'en  ai 
la  liste  —  obtinrent,  pour  la  plupart,  de 
l'enthousiasme  populaire,  des  ballots  de 
bulletins. 

{(  A  cette  découverte,  Je  résolus  de  m'ap- 
peler  Pied...  tenez,  tout  bonnement 
comme  on  s'appelle  Pyat. 

«  En  effet,  — si  l'on  ne  bute  pas  contre 
un  de  ces  cas  d'engouement,  où  tout  un 
peuple  vote  quand  même  pour  l'homme  en 
qui  s'incarne  l'idée  du  Jour,  et  devant  les- 
quels il  n'y  a  rien  à  faire,  —  ces  titres  à  la 
législature  sont  les  plus  irrésistibles  aux 
yeux  des  masses  radicales,  —  pour  peu, 
surtout,  qu'on  les  espace  par  des  bouts  de 
phrase  tels  que  :  «  martyr  de  la  cause  so- 
ciale, ayant  bravé  le  Jury,  insulté  et  nargué 
les  Juges,  fait  acte  d'homme  «  à  poigne  n  ; 
et  J'atteste  qu'aucune  capacité  ne  vaut  ces 
titres,  et  ne  prévaudrait  contre  eux.  — 
S'étant  raréfiés,  toutefois,  cette  année,  faute 
de  sérieux  titulaires,  celui  qui,  comme  moi. 


l52  PROPOS    d'au    DELA. 

peut  les  rénover,  offre  donc  d'indiscutables 
chances  d'apparaître  comme  l'homme 
attendu.  Bref,  mon  évasion,  dût-elle  me 
revenir  à  quelque  cinquante  mille  francs, 
l'affaire  pour  moi  demeure  excellente. 

«  Ah  !  qu'il  doit  être  amusant  de  faire 
des  lois  —  qui  seront  appliquées  par  ces 
mêmes  juges  vous  ayant  condamné  aux 
travaux  forcés  I  —  Quand  je  pense  à  ce  cher 
baron  d'Argental  !  M'a-t-il  assez  pris  pour 
le  spectre  rouge,  —  moi,  qui,  si  je  cédais  à 
l'enfantillage  de  me  parquer  dans  une  opi- 
nion, serais,  sans  doute,  Jérômiste  I  Un 
jour,  je  lui  dirai  combien  il  m'en  a  coûté 
d'accomplir  le  nécessaire  sous  son  digne 
toit...  Mais  V instant  de  mon  «  Vive  la  Po- 
logne !  ...  »  étant  sonné  ^  je  devais  tout  sacri- 
fier à  l'occasion.  Mon  plan  l'exigeait,  —  et 
je  me  sens,  ce  soir,  le  but  si  bien  en  main, 
qu'entre  ce  chausson  de  lisière,  que  j'a-  • 
chève,  et  le  portefeuille,  je  ne  fais  d'autre 
différence  que  celle  de  la  fieur   au  fruit. 


MAITRE    PIED  l53 

«  Laissons  cela.  C'estassez  parler  de  moi, 
mon  avenir  étant  magnifique  et  tout  tracé. 
Causons  du  vôtre.  Maniez-moi,  désormais, 
de  l'or  et  non  des  mots.  Plus  de  Beau 
idéal,  plus  d'Art,  plus  d'âme,  plus  de  fu- 
misteries !  —  ou  gare  le  grabat,  la  voirie, 
et  les  bonnes  d'enfants  sous  votre  bronze. 

«  Dès  demain,  louez-moi,  dans  Paris, 
un  bureau,  trois  chaises,  un  fauteuil,  deux 
bancs  pour  l'antichambre,  un  domestique 
en  livrée  neutre  et  sévère,  et  que  sur  votre 
porte  soit  clouée  une  large  plaque  de  cuivre 
avec  ce  mot  :  banquier.  Ce  titre  est  d'un  si 
intrinsèque  prestige,  il  est  à  ce  point  ma- 
gique, voyez-vous,  que  si  tel  mendiant,  tel 
famélique  loqueteux,  osait  l'inscrire  au 
fronton  de  son  échoppe,  le  passant,  qui 
viendrait  de  lui  jeter  deux  sous,  lui  confie- 
rait peut-être  sa  fortune.  La  leçon  subie 
d'une  faillite  de  quinze  cents  millions  con- 
fiés au  premier  venu  n'est-elle  pas  oubliée 
déjà  ?  Les  deux  milliards  qui  viennent  de 


l54  PROPOS    D  AU    DKLA 

s'évaporer  entre  les  deux  Amériques  ont- 
ils  appris  quelque  chose  ?  Rien.  Rien.  Rien. 

((  Pénétrez-vous  de  cette  vérité,  en  y  con- 
formant vos  actes,  —  mais  en  criant  au  pa- 
radoxe, si  des  clients  vous  la  redisaient  ! 
Vous  n'avez  point  d'or  ?  Feignez  d'en  ma- 
nier !  L'or  est  comme  les  femmes,  il  vient 
vite  à  qui  s'en  occupe  toujours.  Quant  aux 
«  artistes  «,  peignez-vous  la  tête  de  leur 
souvenir.  —  Fuyez  les  humbles  et  les 
tristes,  et  les  Pauvres  :  ils  sont  contraires 
à  la  lumière  de  l'or. 

«  Bref,  rappelez-vous  chaque  matin  le 
mot  du  vieux  Laffitte  mourant,  et  disant  à 
ses  fils  :  «  Comment  j'ai  fait  pour  gagner 
«  mes   millions  ?...    En    ne   fréquentant 

«  JAMAIS  QUE  DES  GENS  HEUREUX  !    »     Sur    CC, 

bonsoir,  jeune  homme  I...  Une  fois  au 
pouvoir  exécutif,  si  je  vois  que  vous  avez 
renoncé  aux  rêves  et  suivi  mon  conseil, 
eh  bien,  en  retour  de  votre  confiance  et  de 
votre  visite,   la  veille   de  quelque  conver- 


MAITRK    PIED  l55 

sion,   je    vous   ferai    signe.   C'est    reçu.    » 
Ce  disant,  Pied  m'ayant  salué,  sortit.  — 
Là-bas  deux  surveillants    le  réintégrèrent 
dans  la  prison.  —  Je  m'enfuis. 


Je  dus  m'aliter  quelques  jours  à  l'hôtel, 
cet  entretien  m'ayant  très  fortement  im- 
pressionné. 

De  retour  à  Paris,  ce  27  janvier  1889, 
que  vois-je  sur  tous  les  murs  ?  Les  affiches 
électorales  du  citoyen  Pied  !  Son  évasion 
officielle  !...  Ah  !  comme  il  fait  valoir  ses 
titres  !  Quelles  géniales  fautes  de  français  ! 
Son  triomphe  est  assuré.  —  Et  cette  image 
où,  dans  une  barque,  sous  le  feu  des  batte- 
ries d'un  fort  lointain,  le  voici  voguant  vers 
un  soleil  levant  au  ras  des  flots,  ayant  der- 
rière lui  deux  femmes  en  tuniques  blan- 
ches, l'une  couronnée  d'épis,  l'autre  tenant 
un  glaive  !  —  Je  cours  bien  vite  aux  urnes 
voter  pour  lui,  talonné  de  près,  je  l'espère, 


l56  PROPOS   d'au    DELA 

.  par  ceux  les  plus  éclairés  de  mes  lecteurs. 
M^  Pied  n'a-t-il  pas,  sur  tous  les  Hono- 
rables qu'il  a  réellement  égalés,  l'immense 
supériorité  d'avoir  su.  au  moins,  ce  qu'il 
faisait  ? 

Mais,  j'y  songe  !  Pourvu  que  ce  candidat 
modèle  ne  se  heurte  pas,  inopinément, 
contre  l'un  de  ces  engouements  de  la  foule 
pour  un  inconnu  qui  passe...  —  engoue- 
ments mystérieux  devant  lesquels  prévi- 
sions, calculs,  sentences,  deviennent  de  la 
fumée  sous  une  rafale,  —  et  qui  semblent 
allumer,  tout  à  coup,  au  front  de  ce  pas- 
sant, comme  la  lueur  d'un  "destin  *  ! 

I.  Ici  se  terminait  la  première  version  de  ce 
conte  ;  sur  une  copie  postérieure,  Villiers  de  l'Isle 
Adam  ajoutait  les  lignes  suivantes  : 
.  «  Heureusement,  je  n'aperçois,  sur  les  murs, 
que  les  affiches  d'un  certain  boulanger  nommé 
Jacques —  et  je  ne  présume  pas  que  ce  compéti- 
teur puisse  l'emporter  sur  un  homme  d'une 
valeur  aussi  convenue  que  notre  digne  et  si  clair- 
voyant incendiaire.  » 


l'amour  sublime  iS/ 


L'AMOUR  SUBLIME 


MEvariste  Rousseau-Latouche,  dé- 
.  puté  de  l'un  de  nos  départements 
les  plus  éclairés,  siégeait  au  centre  gauche 
de  notre  Parlement. 

Au  physique,  c'était  un  de  ces  hommes 
qui  ont  toujours  eu  l'air  d'un  oncle. 

Quarante-cinq  ans,  environ  ;  l'encolure 
un  peu  molle,  résistante  pourtant  ;  la  chair 
des  joues  offrait  quelques  menues  bouffis- 
sures, l'âge  ayant  ses  droits  ;  mais  il  en 
humectait  chaque  matin,  de  crèmes  di- 
verses, la  couperose.  Le  nez  long  et  froid. 
Les  yeux  grisâtres.  La  lèvre  inférieure 
franche,  rouge,  un  peu  épaisse  :  la  supé- 
rieure très  fine  et  formant  la  ligne  qua- 
trième de  la  carrure  du  menton.  La  voix 
bien  timbrée,  précise.  Brun  encore,    mais 


l58  PROPOS    d'au    DELA 

ceci  grâce  à  ces  innocentes  a  applications  » 
de  teinture  qui  sont  de  mode. 

C'était  le  type  de  l'homme  de  nos  jours, 
exempt  de  superstitions,  ouvert  à  tous  les 
aspects  de  l'esprit,  peu  dupe  des  grands 
mots,  cubique  en  ses  projets  financiers, 
industriels  ou  politiques. 

En  1876,  il  avait  épousé  mademoiselle 
Frédérique  d'Allepraine,  la  tutrice  de  cette 
orpheline  de  dix-sept  ans  la  lui  ayant  ac- 
cordée à  cause  de  l'extérieur,  à  la  fois  sé- 
rieux et  engageant,  de  cet  honnête  homme; 
—  et  puis  les  situations  se  convenaient... 

Rousseau-Latouche  avait  fait  sa  fortune 
dans  les  lins.  Il  ne  s'était  enrichi  que  par 
le  travail  —  et,  aussi,  grâce  à  quelque  peu 
de  savoir-faire,  —  sans  parler  de  certaines 
circonstances  dont  il  est  convenu  que  les 
sots  seuls  négligent  de  profiter  ;  tout  le 
monde  l'estimait  donc,  de  l'estime  actuelle. 

Au  moral,  il  avait  les  idées  françaises 
d'aujourd'hui,   les   idées.  a3'ant   cours,  — 


L  AMOUR    SUBLIME  I  DQ 

excepté  en  quelques  négligeables  esprits. 
Ses  convictions  se  résumaient  en  celles-ci: 

1°  Qu'en  fait  de  religions,  tous  les  cultes 
imaginables  ayant  eu  leurs  fervents  et  leurs 
martyrs,  le  Christianisme,  en  ses  nuances 
diverses,  ne  devait  plus  être  considéré 
que  comme  un  mode  analogue  de  cette 
«  mysticité  »  qui  s'efface  d'elle-même  — 
brume  traversée  par  le  soleil  levant  de  la 
Science; 

2°  Qu'en  fait  de  politique,  le  régime  ro3^al 
en  France  (et  ailleurs),  ayant  fait  son  temps, 
s'annule  également,  de  soi-même; 

3°  Qu'en  fait  de  morale  pratique,  il  faut, 
tout  bonnement,  se  laisser  vivre  selon  les 
règles  salubres  de  l'honnêteté  (ceci  autant 
que  possible),  —  sans  être  hostile  au  Bien, 
c'est-à-dire  au  Progrès; 

4"  Qu'en  fait  d'attitude  sociale,  le  mieux 
est  de  laisser,  en  souriant,  pérorer  les 
gens  en  retard,  dont  le  cerveau  n'est  pas 
d'une  pondération  calme  et  dont    les  der- 


l60  PROPOS    d'au    DELA 

niers  groupes  tendent  a  disparaître  comme 
les  Peaux-Rouges. 

Bref,  c'était  un  être  éminemment  sym- 
pathique, ainsi  que  le  sont,  de  nos  jours, 
presque  tous  ceux  qui  —  les  mains  vides, 
mais  ouvertes  —  sont  doués  d'assez  d'em- 
pire sur  eux-mêmes  pour  pouvoir  pronon- 
cer, non  seulement  sans  rire,  mais  avec 
une  sincérité  d'accent  convaincante,  le  mot 
Fraternité,  —  c'est-à-dire  le  mot  le  plus 
lucratif  de  notre  époque. 

Madame  Rousseau-Latouche,  née  Fré- 
dérique  d'Allepraine,  en  tant  que  nature, 
différait  de  son  mari. 

C'était  une  personne  atteinte  d'âme,  — 
un  être  d'au  delà  joint  à  un  être  de  terre. 
Elle  était  d'un  genre  de  beauté  à  la  fois 
grave,  exquis  et  durable.  Il  ressortait  de 
sa  personne  une  sympathie  pénétrante, 
mais  qui  humiliait  un  peu.  Le  regard  chaste 
et  froid  de  ses  ^reux  bleus  éclairait,  d'inté- 
rieurement, sa  transparente  pâleur  ;  et  la 


l'amour  sublime  i6i 

grâce  de  son  affabilité  charmait,  —  bien 
qu'un  peu  glacée,  à  cause  des  gens  dont  le 
sourire  trop  volontiers  s'affine. 

En  dépit  des  trente  ans  dont  elle  appro- 
chait, elle  pouvait  inspirer  les  sentiments 
d'un  amour  auguste,  d'une  passion  noble 
et  profonde.  Quelque  surpris  que  fussent, 
à  sa  vue,  les  visiteurs  ou  même  les  pas- 
sants, il  était  difficile  de  ne  pas  se  sentir 
moins  qu'elle  en  sa  présence,  —  et  de  ne 
pas  rendre  hommage  à  la  simplicité  si 
tranquillement  élevée  de  cet  être  d'excep- 
tion perdu  en  un  milieu  d'individus  af- 
fairés. Dans  les  soirées  elle  semblait,  mal- 
gré son  évidente  bonne  volonté,  si  étran- 
gère a  son  entourage,  que  les  femmes  la 
déclaraient  «  supérieure  »  avec  un  demi- 
sourire  qui  ser\£ait  la  transition  pour  par- 
ler de  choses  plus  gaies. 

Ses  goûts  étaient  incompréhensibles, 
extraordinaires.  Ainsi,  musicienne,  elle 
n'aimait  exclusivement  et  sans  jamais  une 

II 


102  PROPOS    d'au    DELA 

concession,  que  cette  musique  dont  l'aile 
porte  les  intelligences  bien  nées  vers  ces 
régions  suprêmes  de  l'Esprit  qu'illumine  la 
persistante  notion  de  Dieu,  —  d'une  espé- 
rable  immortalité  en  cette  incréée  «  Lu- 
mière »  où  toute  souffrance  mortelle  est 
oubliée. 

Elle  ne  lisait  que  ces  livres,  si  rares,  oii 
vibre  la  spiritualité  d'un  style  pur.  Peu 
mondaine,  malgré  les  exigences  de  sa  po- 
sition, c'était  à  peine  si  elle  acceptait  de 
figurer  en  d'inévitables  ou  officielles  fêtes. 
Taciturne,  elle  préférait  l'isolement,  chez 
elle,  dans  sa  chambre,  où  sa  manière  de 
tuer  le  temps  consistait,  le  plus  souvent,  à 
prier,  en  chrétienne  simple,  pénétrée  d'es- 
pérance. Privée  d'enfants,  ses  meilleures 
distractions  étaient  de  porter,  elle-même, 
à  des  pauvres,  quelque  argent,  des  choses 
utiles,  ceci  le  plus  possible,  et  en  calculant 
de  son  mieux  ces  dépenses  ;  car  Evariste, 
sans  précisément  l'entraver  ici,  serrait  de- 


I 


l'amour  sublime  i63 

vant  toutes  exagérations,  et  non  sans  sa- 
gesse, les  cordons  de  la  bourse. 

M.  Rousseau-Latouche,  en  conservateur 
sagace,  en  esprit  éclectique,  aux  vues  lar- 
ges, comprenant  toutes  les  aberrations  des 
êtres  non  parvenus  encore  à  sa  sérénité 
intellectuelle,  non  seulement  trouvait  très 
excusable,  en  sa  chère  Frédérique,  cette 
«  mysticité  »  qu'il  qualifiait  de  féminine, 
mais,  secrètement,  n'en  était  point  fâché. 
Ceci  pour  plusieurs  motifs  concluants. 

D'abord,  parce  que,  si  ce  genre  de  goûts 
témoignait,  en  elle,  d'une  race  «  noble  », 
le  mieux  est,  aujourd'hui,  d'absoudre,  avec 
une  indulgence  discrète  (une  déférence, 
même),  ces  particularités  d'atavisme  des- 
tinées à  s'atténuer  avec  les  générations. 
On  ne  peut  extirper,  sans  danger,  ces 
espèces  de  taches  de  naissance,  —  qui, 
d'ailleurs,  donnent  du  piquant  à  une 
femme.  Puis,  —  tout  en  reconnaissant,  en 
soi-même,    la    fondamentale   frivolité  de 


164  PROPOS    d'au    DELA 


/ 


pareilles  inclinations,  on  doit  ne  pas  ou- 
blier qu'en  dé  certains  milieux  influents 
encore,  et  dont  les  préjugés  sont  par  consé- 
quent ménageables,  on  peut  être  fier,  né- 
gligemment, de  laisser  constater,  en  sa 
femme,  ces  travers  sacrés,  flatteurs  même, 
et  qu'ainsi  l'on  utilise.  C'est  une  parure 
distinguée. 

Ensuite,  cela  présente  —  en  attendant 
qu'il  soit  trouvé  mieux  —  des  garanties 
d'honnêteté  conjugale  des  plus  appré- 
ciables, aux  yeux  surtout  d'un  homme 
d'Etat,  absorbé  par  des  labeurs  d'affaires, 
de  législature,  etc.,  —  qui,  enfin,  «  n'a 
pas  le  temps  »  de  veiller  avec  soin  sur  son 
foyer.  En  somme  donc,  ces  diverses  ten- 
dances d'un  tempérament  imaginatif  cons- 
tituant, à  son  estime,  en  sa  chère  femme, 
une  sorte  de  préservatif  organique,  une 
égide  naturelle  contre  les  nombreuses 
tentations  si  fréquentes  de  l'existence  mo- 
derne,  Evariste,    —    bien   qu'hostile,   en 


il 


l'amour  sublime  i65 

principe,  à  leur  essence, —  avait  fait,  en 
bon  opportuniste,  la  part  du  feu.  Que  lui 
importait,  après  tout  ?  Ne  vivons-nous  pas 
en  un  siècle  de  pensée  libre  ?  Eh  bien  I  du 
moment  où  cela  non  seulement  ne  le  gê- 
nait pas,  mais  —  redisons-le  —  lui  pou- 
vait être  utile,  flatteur  même,  entre 
temps,  pourquoi  ce  clairvoyant  époux  eût- 
il  risqué  "sa  quiétude,  en  essayant,  sans 
profit,  de  guérir  sa  femme  de  cette  maladie 
incurable  et  natale  qu'on  appelle  l'âme?... 
Tout  pesé,  ce  vice  de  conformation  ne 
lui  semblait  pas  absolument  rédhibi- 
toire. 

Presque  toute  l'année,  les  Rousseau-La- 
touche  habitaient  leur  belle  maison  de 
l'avenue  des  Ternes.  L'été,  aux  vacances 
de  la  Chambre,  Evariste  emmenait  sa 
femme  en  une  délicieuse  maison  de  cam- 
pagne, aux  environ  de  Sceaux.  Comme  on 
n'y  recevait  pas,  les  soirées  étaient,  par- 
fois, un   peu  longues  ;  mais  on    se  levait 


lG6  PROPOS    d'au    DELA 

de  meilleure  heure.   Un  peu  de   solitude, 
cela  retrempe  et  rassoit  l'esprit. 

De  grands  jardins,  un  bouquet  de  bois, 
de  belles  attenances,  entouraient  cette  pro- 
priété d'agrément.  N'étant  pas  insensible 
aux  charmes  de  la  nature,  M.  Rousseau- 
Latouchc,  le  matin,  vers  sept  heures,  en  ves- 
ton de  coutil  à  boutonnière  enrubannée 
et  le  chef  abrité  d'un  panama  contre  les 
feux  de  l'aurore,  ne  se  refusait  pas,  tout 
comme  un  simple  mortel,  à  parcourir,  le 
sécateur  officiel  en  main,  ses  allées  bor- 
durées  de  rosiers,  d'arbres  fruitiers  et  de 
melonnières.  Puis,  jusqu'à  l'heure  du  dé- 
jeuner, il  s'enfermait  en  son  cabinet,  y 
dépouillait  sa  correspondance,  lisait,  en 
ses  journaux,  les  échos  du  jour,  et  songeait 
mûrement  à  des  projets  de  loi  —  qu'il 
s'efforçait  même  de  trouver  urgents,  étant 
un  homme  de  bonne  volonté. 

Pendant  la  journée,  madame  s'occupait 
des  nécessiteux  que  le  curé  de  la  localité 


L  AMOUR    SUBLIME  167 

lui  avait  recommandés  :  —  ce  qui,  avec  un 
peu  de  musique  et  de  lecture,  suffisait  à 
combler  les  six  semaines  que  l'on  passait 
en  cet  exil. 

Vers  la  fin  de  juillet,  l'an  dernier,  les 
Rousseau-Latouche  reçurent,  à  l'impro- 
viste,  la  visite  exceptionnelle  d'un  jeune 
parent  venu  de  Jumièges,  la  vieille  ville, 
et  venu  pour  voir  Paris  —  sans  autre  mo- 
tif.  Peut-être  s'y  fixerait-il,  selon  des  cir- 
constances —  si  difficiles  k  prévoir  au- 
jourd'hui. 

M.  Bénédict  d'Allepraine  se  trouvait 
être  le  cousin  germain  de  Frédérique.  Il 
était  plus  jeune  qu'elle  d'environ  six  an- 
nées. Ils  avaient  joué  ensemble,  autrefois, 
chez  leurs  parents  ;  et,  sans  s'être  revus 
depuis  l'adolescence,  ils  avaient  toujours 
trouvé,  dans  leurs  lettres  de  relations, 
entre  famille,  un  mot  aimable  les  rap- 
pelant l'un  à  l'autre.  C'était  un  jeune 
homme    assez    beau,   peu    parleur,  d'une 


l68  PROPOS    d'au    DELA 

douceur  tout  à  fait  grave  et  charmante, 
de  grande  distinction  d'esprit  et  de  ma- 
nières parfaites,  bien  que  M.  Rousseau- 
Latouche  les  trouvât  (mais  avec  sj-mpathie) 
un  peu  «  provinciales  ». 

Or,  par  une  coïncidence  vraiment  sin- 
gulière, étant  surtout  donnée  la  rareté  de 
ces  sortes  de  caractères,  la  nature  intel- 
lectuelle de  Bénédict  d'Allepraine  se  trou- 
vait être  pareille  à  celle  de  Frédérique. 
Oui,  le  tour  essentiellement  pensif  de  son 
esprit  l'avait  malheureusement  conduit  à 
certain  dédain  des  choses  terre  à  terre  et 
à  l'amour  exclusif  des  choses  d'en  haut  : 
ceci  au  point  que  sa  fortune,  bien  que  des 
plus  modestes,  lui  suffisait,  et  qu'il  ne  s'in- 
géniait en  rien  pour  l'augmenter,  ce  qui 
confinait  à  l'imprévoyance. 

Ce  n'était  pas  qu'il  fût  né  poète  ;  il  l'était 
plutôt  devenu^  par  un  ensemble  de  raison- 
nements logiques  et,  disons-le  tout  bas, 
des    plus  solides,   à    la.  vue  de  toutes  les 


l'amour  sublime  169 

feuilles  sèches  dont  se  payent,  jusqu'à  la 

mort,  la  plupart  des  individus  soi-disant 

positifs.  S'il  acceptait  de  «  croire  »  un  peu 

par  force,  aux  réalités  relatives  dont  nous 

relevons  tous,  bon  ou  mal  gré  nous,  c'était 

avec  un   enjouement   qui   laissait  deviner 

la  mince    estime   qu'il   professait    pour  la 

tyrannie  bien  momentanée  de  ces  choses. 

Bref,  il  s'était,  de  très  bonne  heure  —  et 

ceci  grâce  à  des  instincts  natals  —  détaché 

de  bien  des  ambitions,  de  bien  des  désirs, 

et  ne  reconnaissait,  pour   méritant  le  titre 

de  sérieux,  que  ce  qui   correspondait  aux 

goûts  sagement 'divins  de  son  âme. 

Hâtons-nous  d'ajouter  que,  dans  ses 
relations,  c'était  un  cœur  d'une  droiture 
excessive,  incapable  d'un  adultère,  d'une 
lâcheté,  d'une  indélicatesse,  et  que  cette 
qualité,  comme  le  raj^on  d'une  étoile, 
transparaissait  de  sa  personne.  Quelque 
réfractaire  qu'il  se  jugeât  quant  à  l'action 
violente,   s'il    eût  découvert,    au    monde, 


170  PROPOS    D  AU    DELA 

telle  belle  cause  à  défendre  qui  ne  fût  il- 
lusoire qu'à  demi,  certes  il  se  fût  donné 
la  peine  d'ctre  ce  que  les  passants  appellent 
un  homme,  et  de  façon,  même,  proba- 
blement, à  démontrer,  sans  ostentation, 
le  néant,  l'incapacité  de  ceux  qui  l'eussent 
raillé  sur  les  nuages  de  ses  idées  géné- 
reuses ;  mais,  cette  belle  cause,  il  ne  l'en- 
trevoj^ait  guère  au  milieu  du  farouche 
conflit  d'intérêts  qui,  de  nos  jours,  étouffe 
d'avance,  sous  le  ridicule  et  le  dédain,  tout 
effort  tenté  vers  quoi  que  ce  soit  d'élevé,  de 
désintéressé,  de  digne  d'être.  — S'isolant 
donc  en  soi-même,  ""avec  une  grande  mé- 
lancolie, c'était  comme  s'il  se  fût  fait  na- 
turaliser d'un  autre  monde. 

Bénédict  reçut  un  accueil  amical  chez 
les  Rousseau-Latouche  ;  on  s'ennuyait, 
parfois  ;  ce  jeune  homme  représentait,  au 
moins  pour  Evariste,  quelques-  heures 
plus  agréables,  une  distraction.  Puis,  il 
était  de  la  famille,    M.  d'Allepraine  dut 


L  AMOUR    SUBLrMR  IJI 

céder  à  l'invitation  formelle  de  passer  les 
vacances  avec  eux. 

En  quelques  jours,  Frédérique  et  Béné- 
dict,  s'étant  reconnus  du  même  paj's,  se 
mirent,  naturellement,  à  s'aimer  d'un 
amour  idéal,  aussi  chaste  que  profond, 
et  que  sa  candeur  même  légitimait  presque 
absolument.  Certes  ils  n'étaient  pas  sans 
tristesse  ;  mais  leur  sentiment  était  plus 
haut  que  ce  qui  leur  causait  cette  tristesse. 
' —  Oh  !  cependant,  ne  pas  s'être  épousés  ! 
Quel  éternel  soupir  !  Quel  morne  serre- 
ment de  cœur  ! 

L'épreuve  était  lourde.  —  Sans  doute  ils 
expiaient  quelque  ancestral  crime  !  Il  fal- 
lait subir,  sans  faiblesse,  la  douleur  que 
Dieu  leur  accordait,  douleur  si  rude  qu'ils 
pouvaient  se  croire  des  élus. 

Rousseau-Latouche,  'en  homme  de  tact, 
s'aperçut  très  vite  de  ce  nébuleux  senti- 
ment dont  leurs  organismes  moins  équi- 
librés que  le  sien,  les  rendaient  victimes. 


172  PROPOS    D  AU   DELA 


Comment  l'eussent-ils  dissimulé  ?  C'était 
lisible  en  leur  innocence  même  —  en  la 
réserve  qu'ils  se  témoignaient. 

Evariste,  —  nous  l'avons  donné  à  en- 
tendre, —  était  un  de  ces  hommes  qui  s'ex- 
pliquent les  choses  sans  Jamais  s'emporter, 
son  calme  énergique  lui  conférant  le  don 
d'étiqueter  toujours,  d'une  manière  sérielle, 
un  fait  quelconque,  sans  l'isoler  de  son 
ambiance,  —  et,  par  conséquent,  de  le 
dominer,  en  l'utilisant  même,  s'il  se  pou- 
vait,—  dans  la  mesure  du  convenable, 
bien  entendu. 

Si  donc  son  premier  mouvement,  ins- 
tinctif, immédiat,  fut  de  congédier  Béné- 
dict  sous  un  prétexte  poli,  le  second  fut 
tout  autre,  après  réflexion  :  —  toute  autre  ! 

Étant  données,  en  effet,  ces  deux  na- 
tures «  phénoménales  »,  il  fallait  bien  se 
garder,  au  contraire,  de  renforcer,  en  le 
contrecarrant,  en  ayant  même  l'air  de  le 
remarquer,    cette  sorte    d'  «  angélisme  » 


l'amour  sublime  173 

futile,  ce  cousinage  idéal  dont  il  redevait  à 
lui-même  de  dédaigner  d'être  jaloux,  du 
moment  où  il  en  tenait  solidement  l'objet 
réel.  Leur  honnêteté,  qu'il  sentait  impec- 
cable, le  garantissait.  Dès  lors,  il  ne  pou- 
vait qu'être  flatté,  dans  sa  vanité  d'homme 
de  quarante-cinq  ans,  d'avoir  pour  femme 
une  personne,  qu'un  jeune  homme  aimait 
—  et  aimerait  —  en  vain  !  La  qualité  de 
leur  inclination  réciproque,  il  la  compre- 
nait exactement.  C'était  une  sorte  d'affec- 
tif, de  morbide  et  vague  penchant,  éclos 
de  trop  mystiques  aspirations  et  sans  plus 
de  consistance  matérielle  que  le  vertige 
résulté  d'un  duo  de  musique  allemande, 
chanté  avec  une  exagération  de  laisser- 
aller.  Il  lui  suffirait,  à  lui,  Rousseau- 
Latouche,  d'un  peu  de  circonspection  pour 
circonscrire  ce  prétendu  «  amour  »  dans 
ces  mêmes  nuages  d'où  il  émanait,  et  pa- 
ral3^ser,  d'avance,  en  lui,  toutes  échappées 
vers  nos  pâles  mais  importantes   réalités. 


174  PROPOS    D  AU   DELA 

Il  était  bon  de  temporiser.  Rien  d'alar- 
mant, en  cette  fumée  juvénile,  qui  se 
dégageait  —  d'un  couple  de  cerveaux 
ébriolés  par  une  manière  de  tour  de  valse, 
—  dans  l'azur,  et  qui  se  disséminerait  de 
soi-même  au  vent  des  désillusions  de 
chaque  jour. 

Tous  deux  étaient,  à  n'en  pas  douter, 
d'une  intégrité  de  conscience  aussi  évi- 
dente que  la  transparence  du  cristal  de 
roche  ;  ils  étaient  incapables  d'un  abus  de 
confiance,  d'une  déshonnête  chute  en  nos 
grossièretés  sensuelles,  — enfin  d'un  adul- 
tère, pourvu,  bien  entendu,  que  le  Hasard 
ne  vînt  pas  les  tenter  outre  mesure.  Son 
mariage  leur  était  aussi  désespérant  que 
sacré,  —  car  leur  nature  était  de  prendre 
au  sérieux  ces  sortes  de  choses  au  point 
qu'ils  eussent  rougi  de  s'embrasser  en  ca- 
chette comme  d'une  insulte  mutuelle!  Dès 
lors,  tous  deux  ne  méritaient,  au  fond  — 
(avec  son  estime  I)  —  qu'un  doux  sourire. 


l'amour  sublime  173 

II  était  l'homme,  —  eux  étaient  des'enfants, 
—  des  «  bébés    »   ivres   d'intangible  î  — 
Conclusion  :  la  ligne  de  conduite   que  lui 
dictaient  la  plus  élémentaire  prudence   et 
le  sentiment  de  sa  rationnelle  supériorité, 
devait  être  de  fermer  les  yeux,  de  ne  rien 
brusquer,    de  laisser,  enfin,  s'user,  faute 
d'aliment  ph3^sique,ce  platonique  «  amour  » 
qui,  —  supposait-il,  —  si  nulle  absolvable 
occasion,  nulle  circonstance...  irrésistible... 
ne  leur  était  ofTerte,  pour    ainsi  de  force. 
n'avait   rien   de  vraiment    sérieux,    —  et 
qu'au  surplus  les  souffles  hivernaux  de  la 
rentrée  à  Paris  (en  admettant,  par  impos- 
sible, qu'il   durât    Jusque-là)  dissiperaient 
comme  un  mirage.  Il  n'en  resterait  entre 
eux  trois  qu'un  innocent  souvenir  de  villé- 
giature, —  agréable,  même,  à  tout  prendre. 
Cependant,  les  soirs,  —  dans  les  prome- 
nades aux    jardins,    —   au   déjeuner,  au 
dîner,  surtout  dans  le  salon,  lorsqu'on   s'y 
attardait  en  causerie,  —  quelle  que  fût  la 


176  PROPOS   d'au    DELA 

retenue  froide  qu'ils  se  témoignaient,  Fré- 
dérique  et  Bénédict  semblaient  se  com- 
plaire à  ne  parler  que  d'  «  idéalités  »  de 
surexistence  ^at^  delà  le  tre'pas,  d'unions 
futures,  de  nuptiales  fusions  célestes,  — 
ou  de  choses  d'un  art  très  élevé,  —  choses 
qui,  pour  M.  Rousseau-Latouche,  n'é- 
taient, au  fond,  que  des  rêveries,  des  jeux 
d'esprit,  du  clinquant. 

En  vain  cherchait-il,  de  temps  à  autre, 
à  ramener  la  conversation  sur  un  terrain 
plus  solide,  —  le  terrain  politique  par 
exemple  :  —  on  l'écoutait,  certes,  avec  la 
déférence  qui  lui  était  due  ;  mais,  s'il 
s'agissait  de  lui  répondre,  on  ne  pouvait 
que  se  reconnaître  trop  peu  versés  en  ces 
questions  graves,  et  aussi  d'une  intelli- 
gence trop  insuffisamment  pratique,  pour 
se  permettre  de  risquer  un  avis  en  cette 
matière.  — De  sorte  que,  par  d'insensibles 
fissures,  la  conversation  glissait  entre  les 
mains  (cependant  bien  serrées)  du  conver- 


L  AMOUR    SUBLIME  I77 

sateur,  et  s'enfuyait  en  rêves  mystiques. 
Bref,  ils  avaient  l'air  de  fiancés  que  sépa- 
rait un  tuteur  opiniâtre,  et  qui,  à  force 
d'ennuis,  devenus  insoucieux  de  se  possé- 
der sur  la  terre,  faisaient,  naïvement,  leurs 
malles  devant  lui,  Rousseau-Latouche, 
député  du  centre,  pour  les  sphères  éthé- 
rées. 

C'était  l'absurde  s'installant  dans  la  vie 
réelle. 

Ceci  dura  quinze  longs  jours,  au  cours 
desquels  Evariste,  tout  en  n'ayant  qu'à  se 
louer  de  sa  femme  et  de  Bénédict  au  point 
de  vue  des  convenances,  en  était  tout 
doucement  arrivé  à  se  sentir  comme  étran- 
ger c\ïqz  \\i\.  Il  ne  pouvait  s'expliquer  ce 
phénomène,  trouvant  au-dessous  de  sa  di- 
gnité de  prendre  au  sérieux  l'irrlpalpable. 
Bien  souvent  il  avait  eu,  de  nouveau,  la 
violente  démangeaison  de  congédier  Béné- 
dict, —  poliment,  mais  en  ayant  soin 
d'isoler  Frédérique  de  cette  scène  d'adieux 


lyS  PROPOS   d'au   DELA 

qui,  présumait-il,  ne  se  fût  point  terminée 
sans  tiédeur.  Et  toujours  le  motif  qui 
l'avait  maintenu  dans  l'espèce  de  neutra- 
lité modérée  dont  il  avait  préféré  l'option 
dès  le  principe,  n'était  autre  que  la  dédai- 
gneuse pitié  qu'il  ressentait,  disons-nous, 
pour  cet  immatériel  amour,  et  qu'il  eût  eu 
l'air  de  reconnaître,  comme  valable,  en 
s'effarouchant.  Oui,  c'était  un  homme  trop 
soucieux  de  sa  dignité  morale  pour  accé- 
der à  cette  concession  risible. 

A  de  certains  moments,  il  en  venait  à 
regretter  de  ne  pouvoir,  vraiment,  leur 
adresser  aucun  reprothe,  fondé  sur  la  moin- 
dre inconséquence  de  leur  part.  C'est 
qu'il  avait  affaire  non  pas  à  des  amoureux 
de  la  vie,  mais  à  des  amants  de  la  Vie.  A 
la  fin,  ceci  l'énerva  jusqu'à  refroidir 
l'amour  que  Frédérique  lui  avait  inspiré 
si  longtemps.  Les  êtres  trop  équilibrés  ne 
pardonnent  pas  volontiers  l'âme,  lorsque, 
par  des  riens  inintelligibles  pour  eux  (mais 


l'amour  sublime  179 

très  sensibles),  elle  les  humilie  de  son  in- 
violable présence.  L'âme  prend,  alors,  à 
leurs  yeux,  les  proportions  d'un  grief:  et, 
même  amoureux,  cela  les  dégoûte  bientôt 
de  tout  corps  affligé  de  cette  infirmité. 

C'est  pourquoi  l'idée  vint  à  Evariste,  — 
l'idée  étrange  et  cependant  naturelle  !  — 
de  les  humilier  à  son  tour,  de  leur  mon- 
trer, de  leur  prouver  qu'ils  étaient,  «  au 
fond  »,  des  êtres  de  chair  et  d'os  comme 
lui,  et  comme  «  tout  le  monde  »  !...  Et 
que,  sous  les  dehors  de  leurs  belles 
phrases,  plus  ou  moins  redondantes,  mais 
aussi  creuses  qu'idéales,  se  cachaient  les 
sens  purement  humains  d'une  passion  très 
banale  !...  Et  que  ce  n'était  pas  la  peine 
de  le  prendre  de  si  haut  avec  les  choses 
terrestres,  quand  après  tout  l'on  n'en  fai- 
sait fi  qu'en  paroles  ! 

Il  se  mit  donc  —  sans  trop  se  rendre 
compte  de  la  vilenie  compassée  d'un  tel 
procédé  —  à  leur  tendre  des  pièges  !  à  les 


l8o  PROPOS    d'au   DELA 

laisser  seuls,  aux  jardins,  par  exemple.  — 
alors  qu'il  les'  observait  de  loin,  muni 
d'une  forte  jumelle  marine.  —  (Oh  !  certes, 
dès  le  premier  baiser,  par  exemple,  il  se- 
rait survenu,  et  leur  eût.  en  souriant,  fait 
constater  leur  hypocrite  faiblesse  !)...  Mal- 
heureusement pour  lui,  Frédérique  et  Bé- 
nédict  ne  donnèrent,  en  ces  occasions,  au- 
cune prise  à  ses  remontrances,  ne  réali- 
sèrent pas  son  singulier  espoir.  Ils  se  par- 
lèrent peu,  et  se  séparèrent  bientôt,  sans 
affectation,  par  simple  convenance.  Frédé- 
rique devant  aller  rendre  ses  visites  îi  des 
pauvres,  Bénédict  lui  remettait  un  peu 
d'or,  pour  l'aider  en  ces  futilités  toutes  fé- 
minines. De  là  les  quelques  paroles  entre 
eux  échangées.  Evariste  les  trouvait  au 
moins  imbéciles. 

Le  fait  est  qu'aux  yeux  d'un  jeune 
homme  ordinaire,  de  ce  que  l'on  appelle 
un  Parisien,  Bénédict  eût  passé  pour  un 
simple   sot  et   Frédérique   pour    une  co- 


L  AMOUR    SUBLIME  lôl 

quette  s'amusant  d'un  provincial.  Rien  de 
plus.  Cependant  le  lien  qui  les  unissait, 
pour  vague  qu'il  fût,  était,  positivement, 
plus  solideque... s'ils  eussent  été  coupables. 
Evariste,  qui  tout  d'abord  s'était  épuisé, 
en  manifestations  tendres,  pour  Frédé- 
rique  (la  sentant  comme  s'échapper),  avait 
renoncé  à  la  lutte  devant  le  dévoué  sourire 
de  sa  femme.  Il  semblait  n'en  être  plus,  k 
présent,  que  le  propriétaire  ;  une  dédai- 
gneuse aversion  pour  cette  malheureuse 
insensée  s'aigrissait  en  son  raisonnable 
cœur  centre-gauche.  Cette  énigmatique 
passion  que  Bénédict  et  Frédérique  pa- 
raissaient n'éprouver  que  sous  condition 
perpétuelle  d'un  sublime  Futur,  il  finissait 
par  la  reconnaître  pour  la  plus  vivace  de 
toutes,  pour  l'indéracinable,  celle  sur  quoi 
s'émoussent  tous  les  sarcasmes.  Il  sonda 
le  mal  d'un  coup  d'œil  :  le  divorce  était 
l'unique  issue  !  —  Il  fallait  le  rendre  iné- 
vitable, le  force?',  —  car   Frédérique,    en 


l82  PROPOS    d'au    DELA 

bonne  chrétienne,  s'y  fût  refusée  à  l'amia- 
ble, le  divorce  étant  défendu.  —  L'indif- 
férente résignation  qu'elle  avait  mise  à 
supporter  les  cauteleuses  tendresses  de 
son  mari  le  prouvait  d'avance,  outre  me- 
sure, et  celui-ci  ne  s'illusionnait  pas  à  cet 
égard. 

En  ces  conjectures,  le  mieux  d'en  finir 
était  le  plus  tôt  :  la  situation  devenant  in- 
tolérable. 

L'épisode  avait  duré  cinq  semaines  ; 
c'était  trop  !  Il  en  avait  par-dessus  les 
oreilles  !  Ayant  négligé,  à  force  de  souci, 
ses  lotions  normales  de  teinture,  sa  barbe 
et  ses  cheveux  étaient  devenus  réellement 
gris.  Il  fallait  agir  sans  le  moindre  retard, 
car  l'excellent  homme  comptait  se  marier 
en  toute  hâte,  aussitôt,  s'il  se  pouvait, 
après  le  prononcé  du  Tribunal. 

Soudainement,  il  annonça  donc  le  pro- 
chain retour  à  Paris,  et  simula,  —  comme 
dans  Jes  romans  et  pièces  de  théâtre  les  plus 


L  AMOUR    SUBLIME 


rudimentaires,  —  un  départ  de  deux  ou 
trois  jours  :  il  allait,  disait-il,  jeter  un  coup 
d'œil  sur  l'état  de  son  hôtel  en  l'avenue 
des  Ternes. 

M.  Rousseau-Latouche  avait,  tout  jus- 
tement, pour  ami  d'enfance,  non  point  le 
commissaire  de  police  de  Sceaux,  mais  un 
commissaire  de  police  des  environs,  qu'il 
avait  fait  nommer  à  ce  poste. 

Il  alla  donc  le  trouver  et  s'ouvrit  à  lui, 
ne  lui  taisant  rien,  lui  précisant  les  choses 
telles  qu'elles  étaient,  avec  une  clarté 
d'élocution  dont  il  manquait  à  la  Chambre, 
mais  qu'il  trouvait  quand  il  s'agissait  d'élu- 
cider ses  affaires  personnelles.  —  Tout  fut 
raconté  à  dîner,  en  tête  à  tête. 

Il  fallut  du  temps,  quelques  heures, 
pour  que  le  commissaire  se  rendît  un 
compte  exact  de  la  situation,  qu'il  finit  par 
entrevoir,  à  la  longue,  grâce  à  la  sagacité 
spéciale  qui  est  inhérente  à  cette  profession. 

On  arriva    donc,   en  tapinois,  le   lende- 


184  PROPOS    d'au   DELA 

??îaiii  «  du  départ»,  afin  de  ne  rien  brus- 
quer, d'endormir  tous  soupçons.  Deux 
heures  après  le  dernier  train  du  soir,  on 
pénétra  dans  la  maison,  grâce  aux  clefs 
doubles  d'Evariste,  dont  toutes  les  me- 
sures étaient  prises. 

Il  faisait  une  nuit  d'automne,  superbe, 
douce,  bien  étoilée. 

On  monta  l'escalier,  sans  faire  le  moin- 
dre bruit.  Il  était  près  d'une  heure  du  ma- 
tin :  le  point  capital  était  de  les  surprendre 
comme  on  dit,  flagrante  delicto. 

La  porte  du  salon  n'était  pas  fermée,  on 
parlait  à  l'intérieur.  Le  commissaire,  avec 
des  précautions  extrêmes,  ouvrit  sans  que 
la  serrure  grinçât.  Quel  spectacle  écœurant 
s'offrit  alors,  à  leurs  yeux  hagards  ! 

Les  deux  amants,  le  dos  tourné  à  la  porte, 
et  chacun  les  mains  jointes  sur  le  balcon 
d'une  fenêtre  ouverte,  aussi  bien  vêtus 
qu'en  plein  midi,  contemplaient,  l'un  vers 
l'autre,  l'auguste  nuit  de  lumière,  avec  des 


l'amour  sublime  i85 

regards  d'espérance,  et  récitaient  ensemble, 
à  l'unisson,  leur  prière  du  soir,  d'une  voix 
lente,  mais  dont  la  terrible  simplicité  d'ac- 
cent semblait  devoir  glacer  le  sourire  des 
gens  les  plus  éclairés. 

A  ce  tableau,  M.  Rousseau-Latouche  de- 
meura comme  saisi  d'une  sorte  d'hébéte- 
ment grave  :  sur  le  moment,  il  eut,  même, 
comme  un  vertige  et  craignit  pour  sa  rai- 
son !  —  Son  ami,  le  froid  commissaire  de 
police,  reçut,  entre  ses  bras,  cet  homme 
d'Etat  chancelant,  et  d'un  ton  de  commi- 
sération profonde  lui  dit  alors  naïvement  à 
l'oreille  ce  peu  de  mots  : 

—  Pauvre  ami!  Pas  même...   trompél... 

La  légende  nous  affirme  (hâtons-nous  de 
l'ajouter)  qu'il  se  servit  d'une  expression 
plus  technique,  chère  a  Molière. 

Le  fait  est  que  pour  l'honorable  M.  Rous- 
seau-Latouche, c'avait  été  jouer  de  malheur 
d'être  tombé  sur  deux  êtres  aussi...  intrai' 
tables  ! 


l86  PROPOS    d'au   DELA 


LE  MEILLEUR  AMOUR 


ENTRE  les  êtres  destinés  non  pas  au 
bonheur  convenu,  mais  au  réel 
bonheur,  nous  devons  compter  un  jeune 
Breton  nommé  Guilhem  Kerlis.  On  peut 
dire  qu'il  naquit  sous  une  étoile  heureuse, 
et  que  peu  d'hommes,  en  leur  amour, 
furent  plus  favorisés  que  lui.  Cependant, 
combien  simple  fut  son  histoire  ! 

Ce  fut  en  1882,  h  la  brune  d'un  beau  soir 
de  septembre,  qu'Yvaine  et  Guilhem  se 
rencontrèrent  dans  la  campagne  de  Renties, 
près  d'une  barrière  de  prairie.  Yvaine,  fort 
jolie,  avait  seize  ans;  c'était  la  fille  unique 
d'une  métayère  presque  pauvre  ;  elles 
habitaient  le  gros  bourg  de  Boisfleury, 
près  de  la  ville. 

Ce  soir-là,  suivie    dé  deux  génisses  et 


LE    MEILLEUR    AMOUR  187 

d'une  demi-douzaine  de   brebis,  tout  son. 
troupeau,  elle  rentrait. 

Guilhem,  beau  gars  de  dix-huit  ans,  était 
le  fils  d'un  garde-chasse  du  baron  de  Qué- 
lern  :  il  rentrait  aussi,  son  gibier  en  gibe- 
cière. Tous  deux,  s'étant  regardés,  s'éton- 
nèrent de  ne  pas  s'être  vus  plus  tôt,  car  le 
bourg  n'était  pas  à  plus  de  deux  lieues  de 
la  chaumière  du  garde.  Autour  d'eux,  les 
champs  de  luzerne,  les  avoines  fauchées, 
encore  mêlées  de  fleurs,  et,  venues  du  loin- 
tain, les  senteurs  des  bois  embaumaient 
l'air  vespéral.  Ils  se  dirent  quelques  pa- 
rôles. 

Yvaine  offrit  à  Guilhem  des  bluets  qu'elle 
avait  au  corsage.  Guilhem  lui  fit  présent 
d'une  belle  perdrix  rouge,  et  l'on  se  sépara 
sur  un  rendez-vous  que  la  jeune  fille 
accorda  sans  hésiter,  car  on  avait  parlé 
mariage  —  et  Guilhem,  tout  de  suite,  lui 
avait  plu. 

Ils  se  revirent  le  lendemain,  non  loin  de 


PROPOS    D  AU    DELA 


Boisfieuty,  dans  un  sentier  que  l'automne 
parsemait  déjà  de  feuilles  dorées  ;  —  ce  fut 
la  main  dans  la  main  qu'ils  échangèrent 
de  naïves  confidences,  sans  même  penser 
qu'ils  s'aimaient.  —  Puis,  tous  les  jours, 
jusqu'à  la  fin  d'octobre,  Guilhem  la  revit, 
se  passionnant  pour  elle. 

C'était  un  grave  cœur  plein  de  croyances, 
dont  les  sentiments  étaient  à  la  fois  purs, 
ardents  et  stables.  Vvaine  était  joueuse, 
engageante  et  d'un  babil  d'oiseau  ;  peut- 
être  un  peu  trop  rieuse.  Ils  se  fiancèrent 
avec  d'innocents  baisers,  de  doux  projets 
de  ménage. 

Et  c'était  une  longue  étreinte  silencieuse, 
lorsqu'ils  se  quittaient. 

Comme  Guilhem  avait  gardé  son  secret, 
même  pour  son  père,  le  vieux  garde  attri- 
buait l'air  nouvellement  soucieux  de  son 
fils  aux  seules  approches  du  moment  de  la 
conscription  —  ce  qui  entrait  pour  une 
part,  aussi,  dans  la  vérité.  —  L'ancien  ser- 


LE   MEILLEUR   AMOUR  189 

gent  lui   donnait,    à  souper,  des  conseils 
pour  réussir  au  régiment. 


Le  primitif  Guilhem  aimait  donc  avec 
ferveur,  avec  foi  —  sans  remarquer  qu'Y- 
vaine,  étant  seulement  très  jolie,  mais  sans 
une  lueur  de  beauté,  ne  pouvait  être  qu'in- 
capable de  sentiments  bien  solides. 

Amoureuse,  peut-être  ;  amante,  sa  nature 
s'y  refusait.  Certes,  elle  se  fût  peu  dé- 
fendue, s'il  eût  voulu,  d'avance,  en  obte- 
nir des  privautés  conjugales  plus  sérieuses 
que  des  baisers  et  des  étreintes  ;  mais,  en 
ce  croyant,  une  sorte  d'effroi  de  ternir  sa 
fiancée  maîtrisait  la  fièvre  des  désirs,  l'em- 
portement de  la  passion,  de  tels  entraîne- 
ments, trop  oublieux  de  l'honneur,  sen- 
taient le  sacrilège,  et  ceci  les  réfrénait. 
Yvaine,  de  tempérament  plus  frivole,  re- 
grettait, au  fond  de  ses  idées,  qu'il  eût  si 
fort  cette^qualité  du  respect  ;  —  et  même 


190  PROPOS    DAU    DELA 

son  inclination  pour  lui  s'en  attiédit  un 
peu.  Elle  avait  envie  de  rire,  parfois,  de 
ce  trop  grave  amour  —  qu'elle  compre- 
nait à  l'étourdie,  et  selon  d'étroites  sensa- 
tions ;  bref,  elle  eût  bien  préféré  que 
Guilhem  fût  «  plus  amusant  »  ;  mais  un 
mari  (se  disait-elle),  ce  doit  sans  doute 
être  comme  cela,  d'abord. 

Au  moment  des  adieux,  quand  Guilhem 
tomba  au  service  militaire,  elle  ressentait 
pour  lui  plutôt  de  l'amitié  que  de  l'amour. 
Cependant,  ils  échangèrent  la  bague  ;  elle 
l'attendrait.  Cinq  ans  de  fidélité  !  N'était-ce 
pas  compter  sur  un  rêve  que  d'y  croire, 
l'ayant  bien  regardée  ?  Pourtant  l'idée  ne 
vint  même  pas  à  Guilhem  qu'elle  pût 
manquer  à  sa  parole. 

Le  matin  de  son  départ,  au  moment  de 
s'éloigner  vers  la  ville,  il  lui  dit,  la  tenant 
embrassée  :  «  Va,  je  reviendrai  sous-lieu- 
tenant, avec  la  croix. — Ah  !  mon  Guilhem, 
lui  répondit-elle  (avec  un  accent  si  sincère 


LE    MEILLEUR    AMOUR  I9I 

qu'elle  en  fut  dupe  elle-même  sur  le  mo- 
ment), si  tu  te  faisais  tuer  à  la  guerre,  Je 
te  jure  que  je  me  ferais  religieuse  !  »  Il  eut 
un  tressaillement  :  c'était  la  promesse  ines- 
pérée !  Dans  un  élan  de  tendresse  profonde, 
il  lui  ferma  les  paupières  d'un  long  bai- 
ser... C'était  scellé!  Ils  étaient  mari  et 
femme.  On  s'écrirait  toutes  les  semaines. 
—  La  vérité,  c'est  qu'Yvaine  l'avait  en- 
trevu en  uniforme  d'officier,  ce  qui  l'avait 
transportée.  Ils  se  séparèrent,  les  yeux  en 
pleurs,  n'ayant  l'un  de  l'autre  qu'une  petite 
photographie,  tirée  par  un  artiste  de  pas- 
sage, au  prix  d'un  franc. 

Guilhem  fut  incorporé  dans  les  chas- 
seurs d'Afrique  et  dirigé  sur  la  province 
d'Alger. 


Les  premières  lettres  furent  pour  tous 
deux  une  joie  charmante,  presque  aussi 
douce  que  les  premiers  rendez-vous.  L'éloi- 


192  PROPOS    D AU    DELA 

gnement  avait  rendu  Guilhem,  pour  la 
jeune  fille,  une  sorte  de  «  chose  défendue  » 
dont  on  la  privait,  et  qu'elle  désirait  par 
cela  même. 

Puis,  il  y  avait  le  devoir,  maintenant 
qu'on  s'était  bien  promis  l'un  à  l'autre. 

En  six  mois,  cependant,  les  pâlissements 
de  l'absence  altérèrent  un  peu  la  constance 
déjà  longue  d'Yvaine.  Elle  soupirait  et 
s'ennuyait  de  cette  monotonie,  de  cette 
solitude.  Sa  parole  jurée  lui  pesait  parfois 
comme  une  chaîne.  Elle  en  était  revenue  à 
l'amitié.  Ses  lettres,  sa  seule  distraction, 
demeuraient  toutefois  les  mêmes,  ayant 
pris  le  pli  des  phrases  tendres.  Celles  de 
Guilhem  témoignaient  qu'il  ne  vivait  de 
plus  en  plus  que  d'elle  —  et  d'espoir. 
Mais  quatre  ans  et  demi  encore  !...  Naïve, 
elle  bâillait,  parfois,  en  y  songeant.  Sur 
ces  entrefaites,  le  père  de  Guilhem,  le 
vieux  garde  Kerlis,  mourut,  laissant  un 
pécule  des  plus  modestes,   que   Guilhem 


LE    MEILLEUR    AMOUR  ïg3 

plaça,  par  correspondance,    pour  jusqu'à 
son  retour. 

Cette  présence,  qui  avait  gêné  la  mère 
et  la  fille,  aj-ant  disparu,  celles-ci  respi- 
rèrent plus  à  l'aise.  La  mère  Blein,  des 
plus  accortes  et  jolie  encore,  devint  de 
mœurs  un  peu  libres. 

Si  bien  qu'un  jour,  moins  de  dix  mois 
après  le  départ  de  Guilhem,  il  arriva 
comme  si  un  absurde  coup  de  vent  eût 
passé  tout  à  coup. 

Yvaine,  en  effet,  par  un  soir  de  fête  de 
village,  s'en  laissa  dire  par  un  jeune  élève 
de  marine,  venu  en  congé,  qui  la  séduisit 
à  l'improviste  et  dut,  après  deux  jours,  la 
laisser  seule. 

Elle  comprit  alors  trop  tard  qu'elle  avait 
commis,  en  riant  trop,  l'irréparable.  — 
Allons,  c'était  fini  1  Que  faire  ?  S'étourdir  ? 
Elle  sentit  que  la  vie  allait  l'entraîner. 

Un  mois  après,  à  Rennes,  elle  avait  un 
amant,  qui  l'installa,  sans  luxe  d'ailleurs. 

i3 


194  PROPOS    D AU    DELA 

Bientôt,  devenue  fille  galante,  elle  mena 
l'existence  de  gros  plaisirs  qu'offre  la  pro- 
vince aux  personnes  désireuses  de  «  s'a- 
muser ». 

Cependant,  par  une  féminine  bizarrerie, 
elle  avait  gardé,  au  fond  du  cœur,  un  faible 
pour  le  passé  lointain  qu'elle  avait  trahi  si 
follement.  Les  lettres  douces  et  réchauf- 
fantes qu'elle  recevait  toujours  formaient 
un  tel  contraste  avec  le  ton  dont  les 
«  autres  »  lui  parlaient  !...  Ne-  sachant 
d'elle  que  ce  qu'elle  lui  en  apprenait,  le 
soldat  continuait,  là-bas,  de  la  respecter  et 
de  la  chérir.  Il  est  des  soupirs  qui  éclai- 
rent :  elle  l'appréciait  davantage,  à  pré- 
sent !...  De  sorte  que,  sans  bien  se  rendre 
compte  de  ce  qu'elle  osait,  elle  lui  répon- 
dait avec  la  candeur  d'autrefois,  qu'elle 
retrouvait  en  lui  écrivant  —  lui  laissant 
croire,  par  un  jeu  triste  et  pour  gagner  du 
temps,  qu'elle  était  toujours  celle  qu'il 
avait  connuç. 


LE    MEILLEUR   AMOUR  igS 

Se  savoir  aimée  de  vrai,  cela  lui  faisait 
du  bien.  Gomment  y  renoncer?  Pourquoi 
le  rendre  si  vite  malheureux  ?  Ne  saurait-il 
pas  toujours  assez  tôt  ?  Elle  devait  s'ef- 
forcer de  faire  durer  l'illusion  de  Guilhem 
jusqu'à  la  fin,  s'il  était  possible.  «  Il  a 
encore  trois  années  !  »  se  disait-elle  ;  —  et 
cela  l'enhardissait.  Et  puis,  elle  ne  pouvait 
s'en  empêcher.  C'était  son  seul  et  poi- 
gnant bonheur.  —  «  Tant  mieux,  s'il  vient 
me  tuer,  quand  il  apprendra  mon  incon- 
duite!... pensait-elle.  Soyons  heureux 
d'ici  là  !  »  —  Ce  qui  ne  l'empêchait  pas, 
lancée  comme  elle  était,  de  continuer,  dans 
les  intervalles,  son  train  de  fille  qui  s'é- 
tourdit et  se  donne  «  du  bon  temps  »  avec 
les  étudiants  et  les  officiers. 

Tout  à  coup,  plus  de  lettres.  C'était  la 
cinquième  année,  aux  premiers  mois  seu- 
lement. 

Ce  silence  brusque  la  remplit  d'une  an- 
goisse violente.  Saurait-il  ?  A-t-il  appris  ? 


196  PROPOS    d'au   DELA 

Elle  en  fut  d'autant  plus  consternée  qu'au 
moment  où  ce  silence  compta  plusieurs 
semaines,  elle  se  trouvait  à  l'hospice,  offi- 
ciellement soignée,  pour  un  mal  abomina- 
ble, gagné  au  cours  de  sa  vie  joyeuse,  et  qui 
la  défigurait.  Voici  ce  qui  s'était  passé  : 
Une  fois  incorporé  dans  son  escadron, 
Guilhem,  fort  de  son  grave  amour  et  sûr  de 
sa  fiancée,  s'était  bientôt  fait  remarquer 
comme  soldat  solide,  studieux,  exemplaire. 
Il  lui  semblait,  chaque  jour,  qu'il  gagnait 
Yvaine  et  leur  bonheur  futur.  De  là,  sa 
conduite  irréprochable.  Ne  vivant  que  des 
lettres  qu'il  recevait  de  France,  et  qui  lui 
remplissaient  le  coeur,  Yvaine  était  là,  pour 
lui  !  L'absence  la  multipliait,  sous  le  beau 
ciel  oriental,  et  la  mélancolie  du  désir  l'y 
faisait  apparaître  encore  plus  charmante, 
plus  délicieuse  que  dans  les  champs  bre- 
tons. La  joie,  certaine  pour  lui,  de  l'avoir 
pour  femme,  —  il  l'éprouvait  ainsi,  d'a- 
vance,   et   chaque   jour  l'en  rapprochait. 


LE    MEILLEUR    AMOUR  IQ-J 

Lorsqu'il  passa  maréchal  des  logis  avec 
la  médaille  militaire,  son  fier  contente- 
ment se  doubla  de  l'écrire  à  sa  digne  et 
chère  petite  femme  !...  Ah  !  comme,  en 
son  être,  les  mots  foi,  patrie,  honneur, 
foyer,  conservaient  toutes  leurs  vibrations 
virginales,  —  grâce  à  ce  pur  sentiment 
qu'il  avait  emporté  du  pays  !...  Au  point 
d'inaltérable  confiance  où  il  était  parvenu, 
Guilhem,  en  lisant  les  phrases  où  parfois 
un  mot  trouble  eût  dû  l'étonner,  faisait  la 
demande  et  la  réponse  —  et  justifiait  tout. 

Étant  supposé  qu'il  eût  soudainement 
appris  de  quelqu'un  la  réalité  et  qu'à 
force  de  preuves  l'évidence  eût  fait  chan- 
celer sa  foi,  quel  noir  dégoût,  quel  poison, 
quelle  horreur  de  vivre  !  Quel  effondre- 
ment !  Certes,  celui  qui  lui  eût  fourni  ces 
preuves,  sous  prétexte  «  d'être  dans  le 
vrai  )),  n'eût-il  pas  été,  dans  son  zèle  aussi 
niais  que  maudissable,  bien  moins  un 
ami  qu'un  meurtrier  ?    Les   braves  lettres 


igS  PROPOS    d'au    DELA 

de  son  honnête  et  sainte  petite  Yvaine, 
n'était-ce  pas  pour  lui  le  réel  bonheur  au 
milieu  de  cette  séparation  forcée,  mais 
saturée  d'espérance,  qui  était,  au  fond,  la 
plus  grande  chance  de  sa  vie?  N'était-ce 
pas  même  le  seul  bonheur  possible,  entre 
eux,  que  cette  ombre  ? 

En  ^admettant  que  son  numéro  l'eût 
exempté  du  service  et  qu'il  eût  épousé, 
là-bas,  son  Yvaine,  quelle  différence  ! 
Après  les  ivresses  brèves,  lorsqu'il  se  se- 
rait aperçu  de  la  futile,  oisive,  inconsis- 
tante, coquette  et  dangereuse  nature  de 
sa  femme,  que  de  pleurs  secrets  il  eût 
versés,  lui  qui  ne  pouvait  concevoir  que 
sacré  le  fo3'er  conjugal  !... 

Quel  ennui  bientôt  !  quelle  vieillesse 
redoutable  !  quelle  solitude  à  deux,  si 
toutefois  une  légèreté  de  sa  femme  n'eût 
pas  amené  quelque  tragique  dénouement  ! 

Eh  bien  !  au  lieu  de  ce  résultat  positif 
du  bonheur   soi-disant   réalisé,    sa  bonne 


LE    MEILLEUR    AMOUR  IQQ 

étoile  d'homme  prédestiné  à  n'être  que 
réellement  heureux  l'avait  comblé  de  ces 
quatre  ans  et  demi  de  félicité  sans  nuage, 
faite  d'espoir  bien  fondé,  d'absence  illu- 
soire, de  réconfortants  souvenirs  chaque 
jour  revécus  !  Et  cela  grâce  à  la  duplicité 
mêlée  d'effroi,  grâce,  enfin,  à  la  duplicité 
pardonnable  de  celle  qu'il  ne  pouvait  soup- 
çonner !...  Pardotinable  ?  diNons-nous  dit. 
Certes,  comment,  en  effet,  juger  «  cou- 
pables »  ou  «  innocentes  »  ces  sortes  de 
natures  ? 

Autant  prétendre  les  alouettes  crimi- 
nelles parce  qu'elles  ne  peuvent  résister 
au  miroir  ! 

Et  si  l'on  objecte  que  ce  bonheur  n'était 
que  le  fruit  d'un  mensonge,  nous  répon- 
drons :  cela  prouve  que,  pour  ceux  qui  en 
sont  dignes,  un  Dieu  fait  toujours  naître 
le  bien  du  mal.  D'ailleurs,  dans  ce  bas 
monde,  quel  est  le  bonheur  qui,  au  fond, 
ne  tient  pas  à  quelque  mensonge  ? 


200  PROPOS    D  AU    DELA 

Une  nuit,  aux  premiers  mois  de  cette 
cinquième  année,  Guilhem  fut  réveillé 
parle  clairon.  C'était  une  révolte  d'Arabes. 
Il  sauta  en  selle  ;  on  chargea. 

L'escarmouche  fut  chaude  ;  mais,  moins 
d'une  heure  après,  le  mouvement  sédi- 
tieux était  réprimé. 

Comme  l'on  revenait  au  campement, 
sous  la  clarté  des  étoiles,  deux  ou  trois 
coups  de  feu  lointains,  attardés,  retenti- 
rent ;  des  balles  sifflèrent  —  et,  soudain, 
se  glissant  du  milieu  des  alfas,  entre  les 
chevaux,  une  ombre  passa.  Sans  doute 
quelque  fuj'ard  tenant  à  venger  un  mort. 

En  effleurant  le  maréchal  des  logis,  et 
comme  celui-ci  levait  son  sabre,  l'Arabe 
étendit  son  fiissah.  De  bas  en  haut,  l'arme 
traversa  la  poitrine  de  Guilhem,  qui  s'incli- 
na, mourant,  sur  l'encolure  de  son  cheval, 
pendant  que  l'indigène  disparaissait  sous 
une  étendue  de  dattiers,  au  long  de  la  route. 

On  rétendit  sur  une  civière  ;  mais  il  fit 


LE    MEILLEUR    AMOUR  '201 

signe  de  s'arrêter  ;  il  n'arriverait  pas  vi- 
vant. C'était  fini. 

La  pleine  lune,  au  grand  ciel  africain, 
éclairait  le  groupe  militaire. 

Le  voyant,  d'instants  en  instants,  s'é- 
teindre, tous  ceux  qui  l'entouraient,  l'es- 
timaient et  l'aimaient,  sentaient  leurs  yeux 
se  mouiller  et  le  contemplaient,  tête  nue. 

Il  tira  de  sa  poitrine  la  petite  photogra- 

"phie  de  la  fiancée  vénérée,  qu'il  ne  devait 

plus  revoir,  mais  qui  lui  ai'ait  juré^  s'il  était 

tue  à   la  guerre^    de  se  consacrer  à  Dieu. 

Puis,  comme  le  réel  bonheur  ne  peut 
se  trouver,  ici-bas,  qu'eu  soi-même^  et  que, 
par  miracle,  sa  foi  l'avait  protégé  contre 
tout  scandale  extérieur,  emportant  ses 
nobles  et  pures  cro3^ances  préservées,  il  fit 
le  signe  de  la  croix.  Alors,  le  visage 
rayonnant  d'une  Joie  extatique,  tranquille, 
nuptiale,  et  touchant  de  ses  lèvres  l'image 
de  sa  chère  et  sainte  femme,  il  expira  dou- 
cement, d'un  air  d'élu. 


202  PROPOS    D  AU    DELA 


LES  FILLES  DE  MILTON 


LA  jeune  fille,  tout  à  coup,  soulevant  un 
peu  les  paupières,  et  sans  qu'un 
autre  mouvement  dérangeât  son  attitude, 
regarda  très  fixement,  avec  des  yeux  pé- 
nétrés d'une  douce  et  poignante  mélan- 
colie, puis  d'une  voix  languissante  : 

—  Ma  mère,  enfin,  lorsqu'un  homme 
devenu  débile  et  d'un  esprit  fatigué,  d'une 
intraitable  humeur,  n'est  plus  en  état 
d'être  utile  aux  siens  ni  à  personne,  lors- 
que sa  sénile  vanité  dont  la  suffisance  fait 
sourire  les  passants,  paraît  s'augmenter 
aux  approches  d'une  seconde  enfance,  — 
est-ce  donc  une  crimin^le  prière  que  de 
demander  à  Dieu...  de  lui  faire  miséri- 
corde...  jusqu'à  le    rappeler    le   plus    tôt 


LES    FILLES    DE    MILTON  203 

posssible  vers  la  lumière...  vers  la  vie  éter- 
nelle ? 

La  vieille  femme,  sans  répondre,  dé- 
tourna la  tête  avec  un  frisson. 

—  C'est  qu'en  vérité  me  viennent  des 
songeries...  dangereuses  !  continua  Dé- 
borah  Milton,  de  cette  même  voix  douce, 
claire  et  traînante,  et  que  je  me  contiens 
mal  de  m'enfuir  d'ici,  parfois  —  pour 
bientôt  revenir  vous  porter  secours,  ma 
mère  !  vous  offrir  du  feu  et  du  pain  ! 
Qu'importe  le  prix  dont  je  les  aurais  payés! 

—  Tais-toi,  Dieu  le  défend  !  Gagner  le 
salut  par  la  foi,  dans  l'épreuve,  et  ne 
murmurer  jamais  :  voilà  tout  ce  qu'il  faut. 

—  Mais...  j'ai  vingt  ans,  moi  !  Tu  l'ou- 
blies peut-être  un  peu,  mère. 

—  Demain...  tu  auras  mon  âge.  Tu  ver- 
ras... si  tu  y  parviens. 

—  Ce  soir  n'est    pas  demain. 

—  Tais-toi 
Un  silence. 


204  PROPOS    D  AU    DELA 

—  Tu  es  belle.  Tu  épouseras  quelque 
jeune  seigneur...  espère,    ma  fille. 

A  cette  parole,  Déborah  Milton  se  leva 
froidement  et  se  tint  debout,  glacée  et  sé- 
vère. 

—  Un  jeune  seigneur  !  Ah  !  )e  ne  veux 
pas  rire  entre  ces  murs  couleur  de  sang  ! 
Quel  d'entre  eux  voudrait  pour  femme  de 
la  fille  d'un  vieux  rimeur  sans  pain,  qui 
vota  pour  la  mort  de  son  roi  ?  Je  n'espère 
pas  même...  un  pauvre  ministre  de  Dieu... 
que  le  péril  d'encourir  la  froideur  du  der- 
nier des  sujets  de  Charles  II  détournerait 
de  ma  main... 

—  Ton  père  a  fait  son  devoir  selon  sa 
conscience  ! 

—  Les  hommes  austères  devraient  se 
passer  d'enfants  !  murmura  la  jeune  fille. 

—  Déborah  !...  tues  cruelle  pour  d'au- 
tres que  pour  lui  ! 

—  Oh  !  pardon,  ma  mère  ! 

Elle  frappa  de  son  poing  léger  la  table  nue . 


LES    FILLES    DE    MILTON  20D 

—  C'est  qu'aussi,  à  la  fin,  c'est  horrible, 
cela  !  Toujours  des  rêves  !...  des  cieux  !... 
des  anges,  des  démons  qui  ressemblent  à 
des  formes  de  nuages  !  Le  ton  dont  ils 
parlent  tout  harnachés  de  leurs  grelots  de 
rimes  sonores,  fait  douter  de  la  réalité 
qu'ils  représentent  :  elle  se  tait,  l'agissante 
réalité.  C'était  bien  la  peine  de  devenir 
aveugle,  pour  voir  au  fond  de  l'obscurité 
éternelle  passer  tant  de  creux  fantômes. 
La  foi  se  nie  dans  une  phrase  trop  bien 
cadencée,  et  qui  attire  l'attention  sur  elle 
en  détournant  l'esprit  de  ce  qu'elle  énonce. 
On  dit  :  «  Je  crois  !  »  et  c'est  fini.  Peindre 
le  ciel  et  l'enfer  !  Et  le  Paradis  terrestre  ! 
Et  l'histoire  de  l'infortuné  couple  d'êtres 
dont  nous  descendons  tous  !  O  tintement 
insupportable  de  mots  vides  !  Creux  tra- 
vail !  Et  il  faut,  nous,  ma  sœur  et  moi, 
s'atteler  à  la  besogne  !  écrire,  muettes, 
ces  divagations  déraisonnables  !  Attendre, 
des  fois,  une  heure,    des  vers   qu'il    faut 


206  PROPOS   d'au    DELA 

souvent  raturer...  Et  quand  nous  dor- 
mons sur  le  papier,  nous  réveiller  à  )eun, 
parfois,  —  et  faire  aller  la  plume...  et 
toujours  et  encore  mettre  du  noir  sur  du 
blanc...  et  jeter  là  dedans  notre  jeunesse 
annulée...  alors  qu'il  y  a  là-bas,  dans 
Londres,  de  bons  abris,  des  tables  bien 
servies  et  de  beaux  jeunes  hommes,  — 
qui  vous  feraient  un  accueil  charmant  ! 
Elle  se  tut. 

—  Mauvaises  pensées  !  Résigne-toi  ! 

—  Des  mots  !  Tu  as  faim,  j'ai  faim  !... 
Voilà  la  vérité. 

—  Lui  aussi  a  faim  et  ne  se  plaint  pas, 
et  de  plus  il  souffre  de  vous  savoir  dans 
une  détresse  dont  il  est  la  cause. 

—  Allons  !  Deux  choses  le  nourrissent  : 
l'orgueil  et  la  foi.  Les  poètes  sont  des 
êtres  qui  prennent  une  distraction  pour 
but,  au  mépris  des  leurs  et  des  peines 
qu'ils  font  supporter  à  ce  qui  les  entoure. 
Rien  ne  les  atteint  !  ils   sont   au  fond  de 


LES    FILLES    DE    MILTON  207 

leurs  rêves  1  O  vanité  1  Dire  qu'il  s'imagine 
que  ce  «  Paradis  perdu  »  dominera  les 
mémoires  dans  la  Postérité  !  Dérision  ! 
Le  libraire  n'en  donnera  pas  ce  qu'a  coûté 
le  papier,  —  qu'il  préfère  même  à  notre 
pain.  Bientôt  nous  serons  en  haillons  ; 
mais  il  est  aveugle,  et  c'est  de  ses  rimes, 
non  de  ses  filles,  qu'il  est  fier  I...  Et  bourru 
jusqu'à  nous  battre  !  Non  :  c'est  trop,  Je 
n'obéirai  plus  I 

—  Que  veux-tu  qu'il  fasse  ? 

—  Ne  plus  être  !  Alors  on  pourrait 
changer  de  nom,  s'expatrier,  vivre  !  Ma 
sœur  est  jolie,  et  je  suis  belle.  Eh  bien, 
après  ? 

—  Et  ton  honneur,  enfant  !  commç  tu 
en  parles  I 

—  L'honneur  des  filles  d'un  vieux  ré- 
gicide ?...  D'un  homme  qui  a  participé  à 
tuer  celui  qui  seul  donne  un  sens  à  ce 
mot,  —  l'honneur  !  Tu  plaisantes,  ma 
mère.  «Nous   avons   droit  à    l'honnêteté, 


208  PROPOS    d'au    DELA 

voilà  tout...  On  hérite  de  tout,  bon  ou 
mauvais,  de  ceux  qui  nous  engendrent... 
Nous  ferions  pitié  de  prononcer  ce  mot: 
«  notre  honneur  »,  devant  ceux  qui  ont 
qualité  pour  estimer  et  au  jugement  des- 
quels seulement  on  doit  tenir. 

—  Tu  parles  comme  il  parlerait,  s'il 
pensait  comme  toi.  Mais  il  est  des  hommes 
qui  souriraient  de  ce  que  lu  dis. 

—  Eux-mêmes  ne  sauraient  être  que  des 
menteurs  :  ce  qui  me  dispenserait  d'es- 
sayer de  les  convaincre,  de  souffrir  de 
leur  blâme  ou  d'être  fière  de  leurs  éloges. 
On  les  regarde,  ils  sont  annulés,  —  et 
c'est  fini. 

—  J'ai  l'idée  que  nous  pourrions  peut- 
être  emprunter  quelque  argent,  si  peu 
que  ce  soit,  de  M.  Lindson.  Nous  ne  lui 
avons  rien  demandé,  jamais,  à  celui-là. 

—  Oui,  je  crois  qu'il  cherche  à  ne  plus 
nous  connaître,  et  qu'il  n'ose  pas  être 
assez  lâche,  sans   quelque  motif.  Il  nous 


LES    FILLES    DE    MILTON  20g 

prêterait,  sûr  de  n'être  pas  remboursé,  et 
s'en  autoriserait  pour  ne  plus  nous  voir. 
Tu  as  raison.  Veux-tu  que  j'aille,  seule 
ou  avec  toi  ?  Ne  plus  nous  reconnaître  !  Il 
achèterait  bien  ce  droit-là...  deux  écus,  je 
pense. 

La  vieille,  regardant  par  la  fenêtre  : 

—  Voilà,  justement,  M.  Lindson;  -—  on 
pourrait. 

—  J'y  vais. 

Rentre  Emma,  apportant  du  bois  mort, 
un  lourd  fagot. 

—  Là! 

Emma  Milton  courut  à  la  huche,  l'ou- 
vrit, fureta  derrière  les  assiettes  de  terre, 
et  la  referma,  frappant  les  deux  battants 
avec  violence. 

—  Comment  ?  Rien  ?...  Où  est  le  pain  ? 
Silence. 


—  Ta  sœur  est  allée  chercher  quelque 
chose... 

14 


210  PROPOS    I)  AU    DELA 

—  Ah!  Est-ce  que   le  libraire  a  donné? 

—  Non,  c'est  M.  Lindson  auquel  elle 
est  allée  emprunter. 

— ■  Oui  :  mais  ce  n'est  pas  sur  qu'il 
donne. 

Rentre  Déborah. 

—  Deux  shillings  ! 

La  vieille  se  cache  la  figure. 
Après  un  instant  : 

—  C'est  Dieu  qui  nous  les  donne  :  re- 
mercions-le de  sa  miséricorde  et  rési- 
gnons-nous :  il  nous  en  donnera  d'autres 
demain. 

—  C'est  presque  une  aumône,  dit  Emma. 

—  Non,  ditDébôrah,  c'est  moins...  jeté 
dirai  cela. 

—  Donne  toujours,  )e  cours  chercher  à 
manger. 

Elle  sort. 

Milton  parut. 

Le  vieillard  tâtait  les  murs  du  bout  de 


LES    FILLES    DE    MILTON  211 


sa  canne.  Son  visage  aux  lignes  sévères, 
blêmi  par  les  chagrins,  son  vaste  front  aux 
trois  rides  longues  et  droites,  ses  yeux  fixes 
et  sans  lumière,  la  noblesse  mystique  du 
tour  de  son  visage,  ses  grands  cheveux 
aux  longues  mèches  blanches  partagées  au 
milieu...  Un  vieux  pourpoint  de  velours 
marron  et  des  chausses  de  même,  —  et  son 
grand  col  d'un  blanc  sali,  noué  par  deux 
glands,  ses  souliers  à  boucles  et  son  chapeau 
puritain  datant  des  jours  de  Cromwell... 
Il  entra. 

—  Vous  êtes  là,  n'est-ce  pas  ?  dit-il. 
On  ne  lui  répondit  pas,  tout  d'abord. 

—  Oui,  mon  ami,  dit   la  vieille  femme. 
Déborah  eut  un  mouvement  d'épaules, 

Emma  sourit. 

—  Voici,  mais  écrivez  lisiblement,  ou 
]e...  Surtout  ne  changez  pas  les  mots  qui 
me  sont  venus,  —  et  n'interrompez  pas, 
si  je  ne  m'arrête...  Vous  avez  la  manie  de 
me  souffler   des  mots  qui    me    semblent 


212  PROPOS    D  AU    DELA 

justes,  quand  vous  me  les  dites,  parce 
qu'ils  m'étonnent..,  et  qui  sonnent  creux 
lorsque  vous  relisez  !...  Le  mot  qui  ne 
semble  pas  juste,  isolément,  est  souvent 
le  plus  exact,  s'il  vient  d'ensemble  :  car  il 
n'y  a  pas  de  mots,  en  réalité  :  le  seul  poète 
est  celui  qui  ne  peut  qu'aboyer  magnifi-^ 
quement  sa  pensée...  la  rugir  parfois,  — 
la  tonner  souvent...  Mais  on  ne  l'entend 
jamais  que  dans  des  rafales...  Tant  pis 
pour  ceux  qui  n'entendent  pas  la  langue 
du  pays  d'où  souffle  en  mes  vers  le  vent 
de  l'éternité... 

«...  Et  pour  donner  à  démarquer  le 
ronronnement  du  vers,  les  images,  les 
expressions,  les  tours  d'intelligence,  le 
mouvement  de  la  pensée,  —  cela  se  prend 
comme  rien,  sans  le  savoir  1  Et  avec  un 
peu  de  main,  on  ne  copie  pas,  on  singe. 
On  fait  servir  cela  à  n'importe  quelle 
niaiserie...  qui  passera  oubliée,  mais  qui, 
aujourd'hui,     empêche      l'attention     sur 


LES    FILLES    DE    MILTON  2l3 

l'œuvre  d'où  procède  cette  bulle  vide...  et 
seule  payée,  —  car  le  monde  creux  ne 
paie  et  n'estime  que  le  vide. . .  Qu'importe  ! 
la  pensée  seule  vivra  :  les  mots  changent 
et  se  démodent  vite  ;  la  pensée  seule  vivra, 
—  car  au  fond  des  choses  il  ny  a  ni  mots 
ni  phrases,  ni  rien  autre  chose  que  ce  qui 
anime  ces  voiles  !  La  pensée  seule  appa- 
raîtra... l'impression  de  l'œuvre  seule  res- 
tera I...  Entre  ces  prétendus  poètes,  Je  suis 
comme  un  vivant  parmi  les  morts,  un 
homme  parmi  des  singes,  un  lion  dévoré 
par  des  rats.  Jésus-Christ  m'a  montré  la 
route  :  Je  sais  comment  les  hommes  ac- 
cueillent un  Dieu.  J'aurai  le  sort  des  pro- 
phètes. Je  me  résigne  à  ce  que  l'homme  se 
moque,  à  mon  sujet,  de  ma  pauvreté... 
Car  si  j'étais  riche,  —  ah  !  quel  grand 
poète  ils  me  trouveraient,  l'émule,  au 
moins,  de  M.  Tom  Craik,  l'auteur  des... 
l'immortel  nom  m'échappe... 

«  Allons  !  Comme  j'ai   mal  à  l'estomac, 


214  PROPOS    I)  AU    DELA 

mon  Dieu  !  Mais,  c'est  peut-être  un  peu 
-  la  faim  ?  Allons,  ce  n'est  rien.  D'ail- 
leurs, vous  devez  être  à  jeun,  mes  filles, 
vous  aussi?  Car,  si  je  me  rappelle,  il  n'y  a 
plus  rien  ?  Donc,  rendons  gloire  à  Dieu. 
Les  saints  ont  peu  mangé...  Ce  ridicule 
est  moins  pénible  que  l'indigestion  de  ceux 
dont  l'espièglerie  misérable  nous  vole  le 
nécessaire...  Ecrivez.  Pourquoi  ne  dites- 
vous  rien  ?  Etes-vous  là  seulement  ? 

«  Nous  les  plaignons  d'avoir  été  assez 
bêtes  pour  se  donner  un  mauvais  estomac 
à  force  de  rire  de  notre  jeune  :  chacun 
son  lot  :  ce  sont  des  gens  qui  ne  trouvent 
rien  de  plus  doux  à  leur  être  ni  de  plus 
divertissant  que  d'escamoter  le  pain  de 
leurs  frères,  —  pour  ricaner  de  les  voir 
maigrir,  faute  d'aliments.  Ils  n'oublient 
qu'une  chose,  c'est  qu'il  est  aussi  ridicule 
de  mourir  d'indigestion  que  de  faim,  d'em- 
bonpoint que  de  maigreur,  —  et  qu'ils 
mourront  sans  rire,  même  de  nous. 


LES    FILLES    DE    MILTON  21? 

tt  Ma  fille,  tiens,  je  t'en  prie,  je  t'en  sup- 
plie, —  ne  me  fais  pas  parler  davantage 
d'autre  chose  que  de...  Obéis-moi  !  Je  suis 
ton  père  !  tiens,  me  voici  à  tes  genoux  ! 

—  Mon  père  !  voyez  quelle  exaltation  ! 
Ce  que  vous  faites  est-il  raisonnable  ? 
Devant  un  pareil  acte,  comment  penser 
que  vous  jouissez  du  bon  sens  nécessaire 
pour  dicter  des  choses  lisibles,  comme  du 
temps  où  vous  écriviez?...  Croj'ez-vous  ! 
C'est  dans  l'intérêt  de  votre  gloire  que 
nous  vous  supplions  de  vous  mettre  au  lit, 
de  vous  reposer. 

—  Ah  !  cruelle  enfant  !  Sois...  non,  je 
ne  veux  pas  maudire  personne,  pas  même 
celle  qui...  Sache  que  c'est  le  souffle  de 
Dieu  !  O  murmures  du  souflle  de  Dieu  !  O 
misère  de  l'humilité  divine  !  Il  faut  le  bon 
vouloir  de  ces  péronnelles  pour  qu'on  en- 
tende murmurer  en  des  vers  le  souffle  de 
Dieu  !...  Vois,  vieillard,  comme  ton 
œuvre.., 


2l6  PROPOS    d'au    DELA 

Les  filles  n'étaient  pas  toujours  rebelles 
à  l'irascible  vieillard. 

Alors,  à  tâtons,  dans  l'obscurité,  il  attei- 
gnit le  dossier  d'un  siège,  auprès  de  la 
table,  s'assit,  s'accouda,  fermant  les  pau- 
pières. 

...  Et  voici  que  la  voix  de  Milton,  lente 
et  sublime...  Il  disait  : 

«  Salut,  lumière  sacrée,  fille  du  ciel  née 
la  première...  w 

Et  ce  fut  un  texte  inconnu  des  généra- 
tions. 

C'était  une  éruption  d'images  où  des 
pensées  se  s3anbolisaient  en  grands  éclairs, 
—  et  la  voix  oublieuse  de  l'heure  de  la 
nuit  sonnait,  vibrante,  profonde,  mélo- 
dieuse !  Un  ange  passa  dans  l'inspiration, 
car  il  semblait  que  l'on  distinguât  des  fré- 
missements d'ailes  dans  les  mots  sacrés 
qu'il  proférait.  Et  les  cimes  des  arbres  de 
l'Eden  s'illuminaient  d'aurores  perdues,  et 
le  chant  matinal  d'Eve,  priant  auprès  des 


LES    FILLES    DE    MILTON  21 7 

premières  fontaines,  devant  l'Adam  can- 
dide et  grave,  qui  adorait,  en  silence,  —  et 
les  reflets  bleus  du  dragon  s'enroulant  au- 
tour de  l'arbre  défendu,  et  l'impression  de 
la  première  tentatrice  de  notre  race,  — 
oh  !  cela  chantait  dans  la  transfiguration 
du  vieux  voyant... 

A  ces  accents  dont  le  souffle  venait  d'au 
delà  de  la  terre,  les  trois  femmes,  en  des 
toilettes  de  nuit,  dans  le  désordre  du  pre- 
mier sommeil  quitté,  Tune  tenant  une 
lampe  qu'elles  protégeaient  de  leurs  mains 
contre  le  vent  des  ténèbres,  apparurent 
aux  portes  de  la  salle  où,  dans  la  solitude 
et  les  grandes  ombres,  parlait  le  voyant 
des  choses  divines. 

Les  tiroirs. 

La  table. 

A  voix  basse  : 

—  Pas  de  papier!  Quelle  plume  !...  Elle 
n'a  plus  qu'un  bec  ! 

-^   Mon  père,   nous  sommes  là  !  Nous 


2l8  PROPOS    d'au    DELA 

cherchons  à  écrire,  mais  vous  allez  trop 
vite...  et  Tonne  peut  suivre...  Ce  que  vous 
dites  a  l'air  très  bon,  cette  fois,  je  dois 
l'avouer...  Si  vous  voulez  bien  recommen- 
cer, sans  vous  emporter  ainsi,  et  parler 
lentement...  peut-être... 

Après  un  grand  silence  et  un  grand  fris- 
son, Milton  répondit  à  voix  basse,  avec  un 
soupir  : 

—  Ah  !  il  est  trop  tard,  j'ai  oublié. 


ENTRE    l'ancien    ET    LE    NOUVEAU  2  I Q 


ENTRE  L'ANCIEN  ET  LE  NOUVEAU 


LE  DUC,  seul.  —  Oublié  déjà  des  hommes, 
gît,  maintenant,  en  poussière,  à  l'ombre 
de  la  Croix,  le  royal  banni,  dans  le  caveau 
deux  fois  funèbre  de  Goritz.  Là  repose  un 
homme  qui  a  souffert  et  qui,  sans  une 
tache  de  sang  sur  ses  mains,  jointes  en 
son  symbolique  linceul,  a  comparu,  sacré 
seulement  par  l'agonie  douloureuse  et  par 
la  Mort,  dans  la  lumière  divine.  Son  no- 
ble suaire,  il  le  préféra,  pour  garder  pure 
sa  parole,  au  souverain  manteau  de  ^es 
devanciers.  Il  dort,  béni  de  ses  serviteurs, 
en  cette  commune  foi  que  n'ont  troublée 
ni  les  épreuves,  ni  les  années,  ni  la  tombe, 
ni  l'exil.  C'estbien.  Dormez,  sire.  Gloire  à 
Dieu  ! 


220  PROPOS    D  AU    DELA. 

LE  CHEVALIER,  enU^aut.  —  Bonsoir,  Mon- 
sieur le  duc.  —   Encore  cette  mélancolie? 

LEDUC.  —  Elle  me  surprend  moi-même, 
car  voici  déjà  très  longtemps  que  le  roi  est 
mort. 

LE    CHEVALIER.    —  Ah  !  tOUt  CC  qUC  VOUS 

voudrez  ;  mais  nous  sommes  jeunes  !... 
Entre  nous,  vivent  les  habits  de  deuil  qui 
font  ressortir  la  joie  d'un  beau  souper  tout 
en  lumière,  sous  les  candélabres  ver- 
meils!... soupers  d'un  régent  enfin  légi- 
time, l'aimais  le  roi  :  j'ai  pleuré  sa  noble 
mort.  Mais...  il  est  mort.  Voyez  comme 
les  Champs-El3^sées  sont  beaux,  ce  soir  ! 
A  quand  le  luxe  d'une  cour  spirituelle,  in- 
téressante, nouvelle?  L'industrie  en  sera 
plus  vaillante,  les  femmes  plus  rieuses,  le 
numéraire  plus  fluide.  Les  lys  refleuri- 
ront :  en  attendant  Dieu  n'empêche  pas  les 
roses,  au  contraire.  Entre  nous,  j'estime 
que  vous  voilà  sauvés.  Oh  respire.  Nous 
pensons  qu'en   n'effarouchant  point  cette 


ENTRE    L  ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU  221 

bourgeoisie,  nous  neutraliserons  de  niaises 
défiances.  Affaire  de  trois  ou  de  cinq  ans. 
Deux  législatures,  et  nous  y  sommes,  sans 
autres  coups  de  fusil.  Plus  tôt,  peut-être. 
Ah  !  la  bonne  revision  qu'a  la  Chambre  ! 
Maintenant  on  a  le  temps,  l'or,  la  sincé- 
rité, l'hérédité.  De  plus,  on  est  moderne, 
donc  possible.  Entre  nous  on  ressemblait, 
jusqu'à  ce  jour,  à  ces  derviches  tourneurs 
qui  s'entraînent  sur  un  air  mystérieux, 
suranné,  monotone.  Le  chef  disparaît,  la 
sarabande  s'arrête  et  se  retourne  aperce- 
vant la  foule  qui  contemplait,  en  souriant, 
depuis  un  demi-siècle,  ce  spectacle  que 
nous  lui  donnions  gratis. 

«  Nous  voici  bien  réveillés  et  prêts  à 
l'action  ;  notre  étoile  sort,  enfin,  des  nua- 
ges ;  Allons  !  ne  nous  attardons  pas  en 
vaines  doléances  qui  ne  ressusciteraient 
personne  î  Vivons  avec  les  vivants.  Après 
le  droit  divin,  le  droit  humain.  Cinq  dy- 
nasties ont  passé  ;  salut  à  la  sixième  I  — 


222  PROPOS    D  AU    DELA 

Depuis  dix  siècles  nous  avons  fait  succéder 
au  cri  de  deuil  le  cri  d'espérance  :  —  Vive 
donc  le  roi  !  seulement,  le  roi  raisonnable 
d'une  vraie  république,  puissante  et  bril- 
lante !  Pourquoi  ce  front  soucieux  ? 

LE  DUC.  —  Que  de  plus  dispos  que  moi 
demeurent  dans  la  mêlée  ! 

LE  CHEVALIER.   —  Plaît-il  ? 

LE  DUC.  —  On  laisse  au  soldat  blessé  le 
temps  d'arrêt  nécessaire  pour  qu'il  re- 
cueille ses  forces. 

LE  CHEVALIER.  —  Il  cst  dcs  lieures  où  res- 
serrer seulement  les  rangs  doit  suffire  à 
soutenir  les  blessés.  Se  désintéresser  du 
combat  dans  ces  instants,  c'est  favoriser 
l'ennemi.  —  Duc,  le  devoir  est  de  se  rallier 
au  prince  nouveau. 

LE  DUC.  —  Je  pensais  connaître  mon  de- 
voir, avec  preuves  à  l'appui. 

LE  CHEVALIER.  —  Cependant,  vous  hési- 
tez lorsqu'il  s'agit  de...  restreindre  la  part 
du  feu. 


ENTRE    l'ancien    ET    LE    NOUVEAU  223 

LE  DUC.  —  Que  voulez-vous,  Chevalier  ! 
Quelques-uns  ne  peuvent  s'habituer  en 
vingt-quatre  heures,  à  tel  nouveau  régime 
d'esprit  et  de  croyances,  qui,  étranger  la 
veille,  semble  utile  aujourd'hui,  jusqu'à 
provoquer  l'enthousiasme.  Ce  zèle  nous 
inquiète  plus  qu'il  ne  nous  rassure.  Bien 
que  nous  inclinant  avec  déférence  devant 
l'hérédité,  le  décret  que  plusieurs  de  nos 
mandataires  ont  dicté  à  Goritz  ne  nous 
persuade  pas,  d'emblée,  que  le  récent  prin- 
cipe enté  sur  l'ancien  soit  de  vertu  propre 
à  restreindre  bien  sérieusement  la...  part 
du  feu,  comme  vous  dites. 

LE  CHEVALIER.  —  Eh  !  ne  serait-ce  que 
d'un  rien,  la  tâche  en  vaudrait  la  peine, 
ici. 

LE  DUC.  —  Gardez  cette  sincère  opinion 
pour  le  dessert  de  vos  soupers. 

LE  CHEVALIER.  —  La  vôtrc  Serait,  alors  ? 

LE  DUC.  —  Que  l'ennemi  même  est  moins 
à  craindre  qu'un  douteux  ami. 


224  PROPOS    D  AU    DELA 

LE  CHEVALIER.  —  De  qucl  droit  médire 
ainsi  d'un  prince  encore  inconnu. 

LEDUC.  —  Inconnu  ?  Jamais  prince  ne  le 
fut  tout  à  fait  de  ses  partisans.  Au  surplus, 
je  n'ai  prétendu  vous  faire  part  que  de  l'im- 
pression d'une  conscience  plutôt  anxieuse 
que  malveillante. 

LE  CHEVALIER.  —  Qu'elle  se  rassure  !  Il 
est  des  garanties  d'intérêt  et  de  nécessité  ; 
nos  chefs  les  ont  pesées,  ayant  acquis  cette 
capacité,  doublée  par  l'expérience,  dont 
les  résultats  déjà... 

LE  DUC.  —  ...sont  d'avoir  conduit  un  roi 
de  France  au  sépulcre  après  cinquante- 
trois  ans  d'exil. 

LE  CHEVALIER.  —  Qui  pouvait  faire 
mieux  ? 

LEDUC,  —  Ou  pis  ? 

LE  CHEVALIER.  —  Ah  !  sortons  d'abord 
de  la  République  !  Nous  discuterons 
après  ! 

LE  DUC.  —  On  hésite,  vous  dis-je,  à  sor- 


ENTRE    l'ancien    ET    LE    NOUVEAU  225 

tir,  même  de  Charybde,  lorsque  c'est  à 
seule  condition  de  mettre  le  cap  surScylla. 

LE  CHEVALIER.  —  Quellcs  brusques  ré- 
formes désirez-vous  donc  ?  Il  est  des  tran- 
sitions indispensables  !  Entre  la  lourde 
nuit  et  l'aurore,  il  y  a  le  crépuscule  ! 

LE  DUC.  —  Nous  avons  connu  l'aurore  et 
le  jour,  —  et...  il  se  fait  tard. 

LE  CHEVALIER.  —  Mais  vous  êtes,  — nous 
sommes  chrétiens  I  L'Espérance  est  le  pre- 
mier devoir  des  hommes  de  foi  !... 

LEDUC.  —  Prenez  garde.  —  La  foi  s'ap- 
puiesur...  la  tradition... 

LE  CHEVALIER.  —  Ah  !  Monsicur  le  Duc, 
nul  ne  doit  plus  invoquer,  ici,  la  tradi- 
tion !  —  «A  quoi  juger  de  l'arbre  ?  A  ses 
fruits.  »  Or  ;  n'attendant  même  pas  qu'il 
ait  revêtu  son  feuillage  pour  le  condamner, 
ne  préjugeons  pas,  en  téméraires,  au  nom 
(voulez-vous  dire)  de  Vespèce  dont  son 
germe  serait  pénétré,  — car  il  se  trouve,  par 
un  véritable  miracle,  que  l'espèce  est  double 


PROPOS    I)  AU    DELA 


désormais  de  cet  arbre  mystérieux  !  Sa 
production  future  est  donc  tout  à  fait  irré- 
vélée. En  supposant  même  que  l'un  des 
deux  germes  fût,  hier,  ainsi  aveuglément 
condamnable,  la  vertu  de  l'autre,  venant 
se  greffer  sur  lui,  le  devoir  devient,  tout 
d'abord,  de  n'attendre  que  les  meilleurs 
fruits  de  tous  les  deux,  n'ayant  pas  l'ex- 
périence de  leur  avenir.  —  Souvenons- 
nous  attentivement  !  —  Est-ce  un  simple 
siège  fleurdelisé  d'or  ou  bien  le  trône  de 
France  que  ce  jeune  homme,  à  la  fois 
Orléans  et  Bourbon,  est  venu  revendiquer 
à  Frohsdorff,  et,  sujet  soumis,  demander 
à  son  roi  ?  Strictement,  le  trône  lui  était 
transmissible  sans  cette  grave,  généreuse 
et  humble  démarche.  S'il  vous  plaît  de  n'y 
constater  qu'un  acte  d'adresse,  il  est  per- 
mis de  remarquer  que  cette  adresse,  loin 
d'être  défendue,  était  salutaire  pour  tous. 
A  présent,  de  quoi  donc  hérite,  au  profond 
de  son  être,  l'héritier  d'une  dynastie  sinon 


ENTRE    L  ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU  227 

du  principe  vivant  qui,  seul,  constitue  le 
droit  de  cette  dynastie  ?  C'est  là  l'héritage 
dont  monseigneur  le  Comte  de  Paris  s'est 
fait,  quand  même,  le  légataire.  Et  le  voici 
en  possession.  En  présence  du  fait  accom- 
pli nous  ne  devons  plus  voir,  en  lui,  que 
le  dauphin  de  France,  devenu  absolument 
chef  de  nom  et  d'armes  de  la  Maison 
même  de  l'Etat.  Si  vous  commencez  par 
manquer  de  confiance  en  lui,  de  quel 
exemple  lui  serez-vous  ?...  De  quel  droit  en 
attendrez-vous  le  salut  ?  Triste  gage  de 
concorde  offert  à  la  nation  que  le  spec- 
tacle, déjà,  d'une  hésitation  pareille  ! 
Quels  que  soient  les  prétextes  de  votre 
réserve,  oublieux  vous-même  de  cette  vertu 
dont  le  souverain  sacré  peut  augmenter  ou 
transfigurer,  en  son  divin  éclair,  l'âme  d'un 
prince,  en  supposant  qu'il  en  soit  besoin  ?. .. 
pourquoi  mêler  à  tout  hasard  les  vaines 
fumées  du  doute  à  la  lumière  de  son  avè- 
nement ?  Non.  Le  devoir  est   de  se  rappe- 


228  PROPOS    d'au    DELA 

1er  qu'un  roi  de  France,  au  moment  où  il 
le  devient,  entend,  tout  à  coup,  l'auguste 
sens  des  vieilles  paroles  au  nom  desquelles, 
seulement,  nous  fléchissons  le  genou  de- 
vant la  majesté  de  leur  élu  !...  Et  que 
nulle  douleur  ne  puisse  nous  égarer  au 
point  d'en  douter  jamais, 

LE  DUC.  —  Casuiste,  l'onction  manque. 
Toutefois,  il  y  a  du  vrai  dans  votre  sagace 
homélie. 

LE  CHEVALIER.  —  Il  y  a  la  confiance,  quand 
même,  dans  le  principe  !... —  Aidons  le 
roi,  vous  dis-Je.  C'est  déjà  très  heureux 
d'en  avoir  un  de  possible  par  le  temps  qui 
court. 

LE  DUC.  —  Monsieur  le  chevalier,  —  nous 
sommes,  entendez-vous,  le  respect,  le  de- 
voir et  le  dévouement.  Il  ne  s'agit  que  de 
nous  les  inspirer  !...  —  Si  nos  convictions 
avaient  pour  base  l'intérêt  seul,  nos  senti- 
ments seraient  de  même  qualité  que  ceux 
du  vulgaire  ;  le  respect  ne   serait  qu'une 


ENTRE    L  ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU  2  20 

attitude  ;  le  devoir,  qu'une  conviction  ;  le 
dévouement,  qu'un  feu  de  paille.  Or,  nous 
sommes  des  hommes  de  foi,  ne  suivant 
que  des  hommes  de  foi.  Notre  valeur  po- 
litique, notre  militante  influence,  notre 
bonne  disposition  constante  dépendent, 
nous  le  disons  toujours,  des  vues,  des 
croyances  et  de  la  conduite  morale  de  qui 
tient  l'autorité  dans  notre  pays.  —  Au  pre- 
mier ordre,  nous  saurons  bien  ce  que..» 
nous  aurons  à  faire. 

LE  CHEVALIER.  —  Ce  quc  uous  aurous  îi 
faire  ?  Obéir  ! 

LE  DUC.  —  Un  instant.  —  Avant  d'être 
royaliste,  je  suis  chrétien. 

LE  CHEVALIER.  —  Avant  d'être  chrétien, 
je  suis  homme  ! 

LE  DUC.  —  Alors,  soyez  républicain  :  ce 
n'est  pas  la  peine  de  changer. 

LE  CHEVALIER.  —  Eh  !  Quel  roi  serait 
assez  simple  pour  attenter  au  crédit  de  ce 
qui  le  sacre    !...   La  Religion  doit,   seule- 


23o  PROPOS   d'au    DELA 

ment,  s'éclairer  autour  du  dogme  :  c'est 
l'arrière-pensée  de  tous  !  Que  l'on  en  con- 
vienne oui  ou  non,  nous  vivons  dans  un 
siècle  de  lumières. 

LE  DUC,  —  Je  suis  de  ces  obscurantistes 
qui  pensent  que  le  christianisme  n'a  de 
leçons  à  recevoir  de  personne.  Aucune 
épreuve  —  ni  l'indifférence,  ni  les  détresses, 
—  ni  les  nuls  soucis  de  ceux-là  qui  donnent 
ia  mesure  de  leurs  âmes  en  un  cligne- 
ment d'œil  aussi  vide  que  mensonger,  — 
ne  nous  fera  troquer  jamais  notre  foi,  ce 
droit  d'aînesse,  pour  tous  les  plats  de  len- 
tilles du  Progrès.  —  Cette  réserve  bien 
établie,  nous  croyons  à  l'œuvre  de  la  déli- 
vrance, de  clémence,  de  bien-être  et  d'équité 
que  l'effort  humain  fonde,  providentielle- 
ment^ de  jour  en  jour,  et  dont  on  désho- 
nore l'esprit. 

LE  CHEVALIER.  —  Mais  nous  sommes  par- 
tisans de  tous  les  nobles  élans  de  l'intelli- 
gence, comme   de  toutes   les  sages   liber- 


ENTRE    l'ancien    ET    LE    NOUVEAU  23 1 

tés  !...  —  Ah  ça  !  vous  n'espérez  pourtant 
pas  ressusciter  le  drapeau  blanc,  j'ima- 
gine ? 

LE  DUC.  —  Non.  La  bande  blanche  du 
drapeau  tricolore  ne  flottera  plus  qu'à  titre 
de  souvenir  sur  les  armées  de  France. 
Puisque  le  feu  maître  a  poussé  l'amour 
pour  son  royal  étendard  jusqu'à  l'empor- 
ter avec  lui  dans  la  tombe  et  s'endormir 
dans  ses  plis,  qui  donc,  —  à  moins  d'être 
aveuglé,  jusqu'à  la  démence,  par  une  piété 
qui  toucherait  au  sacrilège,  —  oserait  bri- 
ser les  planches  funèbres,  pour  lui  ravir 
ce  linceul  ?  En  vérité,  celui-là  trouverait 
plus  d'exécuteurs  que  de  partisans.  En 
quelles  mains  sacrées  le  grand  drapeau 
d'autrefois  pourrait-il  briller  encore, 
hélas  !...  Et  si  l'on  songe  à  la  droiture,  à 
l'honneur,  à  l'intégrité  qu'il  enveloppe  en 
sa  blancheur  sainte,  quel  réveil  pourrait 
être  plus  digne  de  son  inoubliable  gloire 
qu'un  tel  sommeil  ?...  Non,  non.  — Qu'il 


232  PROPOS   d'au    DELA 

dorme,  —  à  l'entour  de  Celui  qui  l'a  por- 
té ! 

LE  CHEVALIER.  —  Notrc  Oriflamme  a  sou- 
vent  changé  de  nuance,  depuis  cette  jour- 
née de  Rosebecque,  où,  pour  la  première 
fois,  rouge  avec  ses  fleurs  de  lys,  il  flam- 
boya, tout  à  coup,  sur  sa  lance  d'or,  dans 
la  mêlée  ardente,  au  grand  soleil  et  déci- 
dant la  victoire,  —  déployé  par...  par  un 
chevalier  d'alors,  au-devant  du  jeune  roi  de 
France.  Le  principe  qu'il  comporte  à  tra- 
versles  âges  est  donc,  à  vrai  dire,  indépen- 
dant de  sa  couleur...  et  il  faut  bien  un  dra- 
peau à  la  patrie. 

LEDUC.  —Oh  I  la  patrie,  vous  le  savez, 
et  le  drapeau  qui  en  représente  ou  dirige 
le  développement  au  fort  de  l'Humanité, 
sont  deux  choses  distinctes,  sinon  pour  l'é- 
tranger, du  moins  pour  nous.  Il  est  évi- 
dent que  s'il  s'agit  de  défendre  la  commune 
mère,  elle  sait,  —  et  nous  lui  prouverons 
encore,—  que  nous  l'aimons  assez  pour  lui 


ENTRE    l'ancien    ET    LE    NOUVEAU  233 

sacrifier  même  nos  préférences  et  que  le 
premier  venu  d'entre  ses  drapeaux  nous 
suffit,  en  ces  instants-là,  pour  nous  ral- 
lier tous  à  son  symbole  héroïque. 

«  Mais  si,  entre  nous  seuls,  il  s'agit  de 
sauvegarder  la  grandeur,  la  vitalité  même 
de  son  être  contre  un  esprit  d'indifférence, 
d'hébétude,  d'ironie  vide  et  d'avilissement, 
à  chacun  selon  sa  conscience,  alors  le  droit 
de  faire  prévaloir  son  emblème  !...  Qu'im- 
porte le  nombre,  le  triomphe  même  ou  la 
défaite  h  ceux  qui  cj^oieni  leur  cause  meil- 
leure ?  Ceci  ne  les  regarde  plus.  Sursum 
corda  !  C'est  l'affaire  de  Dieu.  —  Si  donc 
le  drapeau  qui  vous  annonce  est,  réelle- 
ment, un  signe  conciliateur,  il  sera  vite 
jugé  d'après  les  actes  accomplis  à  son 
ombre.  D'ici  là,  courtoise  et  mutuelle  neu- 
tralité. 

LE  CHEVALIER.  —  Sans  nous,  vous  n'au- 
riez plus  pour  sj'mbole  qu'une  hampe  nue. 
Pourquoi  la  garder  veuve  sous  l'influence 


234  PROPOS    d'au    DELA 

de  vaines  appréhensions  ?...  Ne  serait-ce 
pas,  plutôt,  que  vous  cédez,  peut-être,  h  la 
décision  troublée  d'une  étrangère  ? 

LE  DUC.  —  Chevalier,  les  étrangers  de  la 
Maison  de  celle  dont  vous  parlez  accom- 
pagnent nos  rois  sur  l'échafaud  ou  les  sui- 
vent à  l'exil  durant  toute  une  existence.  Et 
lorsqu'elles  n'ont  connu  de  la  majesté 
royale  que  les  vêtements  de  deuil  et  que, 
pour  prix  d'un  demi-siècle  de  courage,  de 
foi,  de  grandeur  et  d'abnégation  fidèle,  il 
ne  leur  reste  qu'un  foyer  désert  et  un  tom- 
beau, l'on  est  bien  sévère  si  l'on  trouve  à 
reprendre  sur  leur  compte. 

LE  CHEVALIER.  —  La  reine,  voulais-je  dire, 
a  cédé  elle-même,  sans  doute,  à  de  trop 
fidèles  partisans  du  roi  défunt.  Depuis 
quand  les  souverains  ne  doivent-ils  pas 
oublier  jusqu'aux  ressentiments  devant  la 
Raison  d'Etat  ?  Leur  devoir  est  de  lui  sa- 
crifier jusqu'à  leur  douleur. 

LE  DUC,  pensif.  —  Oui,  tombe  remplie, 


ENTRE    l'ancien    ET    LE    NOUVEAU  235 

château  désert  I  Désert  surtout,  pour  celle 
qui,  maintenant  seule,  l'habite  encore  ! 
Qui  donc  a-t-elle  perdu  ?  Un  jour,  autre- 
fois !  en  Italie,  où  cette  adolescente  pré- 
destinée vivait  au  milieu  d'une  cour  bril- 
lante, on  lui  apprit  que  quelqu'un  lui  de- 
mandait sa  main.  Et  lorsqu'on  ajouta  que 
ce  futur  fiancé,  né  sur  les  marches  de  l'un 
des  plus  grands  trônes  du  monde,  avait 
été  chassé,  tout  enfant,  du  sol  natal,  et 
que  cet  enfant  d'exil,  jeune  homme,  était 
toujours  proscrit,  et  que  sa  royale  fortune 
était  tout  entière  dans  son  cœur,  dans  sa 
foi,  dans  son  âme,  —  et  que  des  souve- 
nirs terribles  menaçaient  encore  celle  qui 
recevrait  de  lui  l'anneau  nuptial  —  alors 
la  jeune  fille  sourit  et  dit  :  «  Je  serai  digne 
d'être  sa  compagne.  »  Ainsi  se  célébrèrent 
leurs  noces  lointaines. 

«  Et  depuis  lors,  ils  vécurent  ainsi,  tou- 
jours les  regards  pleins  de  la  nostalgie  du 
pa3^s  perdu  et  fixés  sur  cette  terre  qu'ils 


236  PROPOS    d'au    DELA 

croyaient  avoir  le  droit  d'habiter  et  qu'ils 
ne  pouvaient  jamais  pressentir  jusqu'au 
delà  de  l'horizon.  Et  cet  homme  qui  avait 
le  droit  de  considérer  ce  pays  comme  le 
sien,  cette  terre  aimée  comme  la  sienne, 
était  condamné  à  ne  les  connaître  que... 
d'après  des  récits  !  était  frustré  de  cette 
patrie,  devenue  pour  lui  comme  légendaire 
et  que  tous  deux  n'entrevoyaient  que  dans 
leurs  rêves. 

«  Et  cependant,  ce  pays  changeait.  En 
1848,  une  révolution  ;  en  i852,  une  res- 
tauration impériale  ;  en  1870,  une  défaite, 
la  patrie  sanglante,  une  révolution  nou- 
velle... 

«  Et  cependant,  toujours  l'exil. 

«  Elle  voulut,  du  moins,  quecet  homme, 
dont  ne  voulait  pas  sa  patrie,  eût  un  foyer 
paisible,  chrétien,  noble,  charitable  et 
conjugal.  Comme  la  jeune  fille  l'avait 
rêvé,  elle  fui  la  compagne  douce,  résignée, 
—   toujours    souriante,,  même  au  chevet 


ENTRE    l'ancien    ET    LE    NOUVEAU  237 

mortel,  —  de  ce  banni  !  Et,  au  milieu  de 
toutes  ses  tristesses,  une  tristesse  plus 
poignante  encore  lui  était  réservée  !  A  ce 
dernier  représentant  d'une  si  haute  race 
elle  n'eut  même  pas  la  Joie  de  donner  un 
héritier. 

—  Elle  est  pourtant  quelque  chose,  cette 
femme  !  Elle  est  veuve  d'un  bon  et  loj'al 
compagnon  !  Ce  qui  reste  de  lui  et  de  son 
âme  est  sous  ces  voiles  de  deuil,  —  et 
n'est  pas  ailleurs  !  —  Elle  est  celle  qui 
était  créée  pour  cette  union.  L'auréole  qui 
se  dégage  de  la  mélancolie  de  son  visage 
est  le  reflet  de  cette  vie  ;  et  c'est  dans  ses 
3'eux  attristés  que  seulement  nous  pouvons 
avoir  la  sensation  de  toute  cette  longue 
épreuve.  —  Dans  le  souvenir  de  celui  qui 
a  disparu,  elle  est  pour  une  moitié.  Elle  a 
été  le  double  de  cette  âme,  elle  y  a  mêlé 
de  la  sienne.  Elle  est  celle  qui  accepta  tant 
d'effacement  avec  ce  respect  intime  qui  a 
su  mettre  un  peu  de  joie  au  foyer  proscrit. 


238  PROPOS    d'au    DELA 

—  A  quel  titre,  de  quel  droit  demander  à 
présent  à  cette  veuve  douloureuse  d'avoir 
en  vue  la  raison  d'Etat?  Elle  a  bien  gagné, 
pour  prix  de  son  amère  journée,  de  se  ren- 
fermer, vénérable,  en  sa  douleur  et  de  ne 
plus  rien  voir  des  choses  extérieures  ni 
des  contingences  humaines.  Nous  lui  de- 
vons, tête  nue  en  parlant  d'elle,  l'hom- 
mage respectueux  et  filial,  —  et  nous 
n'avons  d'autre  droit  que  de  lui  prendre  un 
peu  de  sa  tristesse,  si  nous  sommes  dignes 
de  la  comprendre. 

LE  CHEVALIER,  froid.  —  L'excès  de  sen- 
timentalisme n'est  point  de  mise  en  poli- 
tique sérieuse  et  moderne.  —  Nettifions. 
Vous  quittez  la  partie  au  moment  où  toutes 
nos  forces  sont  nécessaires.  —  Soit  !  Mais 
les  Alcestes  de  nos  jours  son,t,  vous  le  savez, 
des  esprits  chagrins  dont  on  se  passe.  Et 
lorsqu'ils  se  rallient,  a  leur  tour,  après  l'ac- 
tion, on  se  souvient  de  leur  hésitation  ini- 
tiale. Le  tronc  sera  debout  sans  leur  secours. 


ENTRE    L  ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU  2.')9 

LE  L)uc.  ~  Les  Alcestes  vous  répondent, 
au  sujet  du  trône  de  France  :  Celui  qui 
vient  de  mourir  n'en  voulait  que  l'honneur  ; 
si  vous  n'en  voulez  que  le  profit,  vous  ne 
régnerez  pas.  Car  vous  ne  représenterez 
qu'une  moitié  de  foi  et  qu'une  demi-raison, 
ce  dont  la  nation  est  un  peu  fatiguée.  La 
foule  est  indifférente,  alors  qu'en  fait  de 
prestige  on  ne  lui  offre  que  celui-là, 

LE    CHEVALIER.    —    DuC,    VOUS    VOUS    illu- 

sionnez  :  le  souci  de  la  lutte  pour  l'existence 
matérielle  prime  aujourd'hui  tous  les 
autres,  aux  yeux  clairvoyants  du  peuple. 
Il  lui  subordonne  même  celui  de  sa  pseudo- 
république ;  or.  qui  sommes-nous  ?  Ceux- 
là  sous  te  régime  desquels  tovs.  ont  à g-agne?^ 
le  plus.  —  Il  ne  s'agit  que  de  le  faire  coin- 
prendre,  et  le  reste  s'ensuivra,  d'une  marche 
lente  et  sûre.  La  splendeur  du  résultat  ne 
peut  sortir  que  de  tels  commencements.  — 
Prophète  en  retard,  de  trop  grands  senti- 
ments, vous  dis-je,  ne  sont  plus  de  mode. 


240  PROPOS    D  AU    DELA 

LE  DUC.  —  Je  ne  savais  pas  que  viendrait 
un  temps  où,  selon  vous,  il  s'en  trouverait 
de  trop  grands  pour  l'âme  d'un  roi  de 
France...  et  des  Français...  —  Les  grands 
sentiments,  chevalier  1  mais  ils  ne  furent 
jamais  à  la  mode  !  Ils  furent  toujours  le  par- 
tage exclusif  d'un  très  petit  nombre  d'hom- 
mes, illustrés  par  l'envieux  sarcasme  des 
autres.  De  là  l'Histoire,  sans  quoi  nul 
n'eût  pris  la  peine  d'enregistrer  des  bana- 
lités. La  niaiserie  ni  la  froideur  en  vogue 
d'aucun  siècle  ne  sauraient  les  empêcher 
jamais  de  se  produire. 

«  Le  plaisant  de  notre  entretien  est  que, 
si  l'actuel  roi  de  France  l'était  de  fait  et 
qu'il  vous  entendît  lui  prêter  un  esprit  de 
réussite  fondé  sur  de  trop  médiocres  et 
trop  subtils  compromis,  le  devoir  de  tous 
serait  d'espérer^  vraiment,  que,  de  nous 
deux^  ce  serait  vous  qu'il  désavouerait. 

LE  CHEVALIER,  poisif.   —  Ouî...  VOUS  êteS 

un  courtisan...  du  Danube  I 


ENTRE    L  ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU  24I 

LE  DUC.  —  Je  suis  amer,  mais  salubre. 
Est-ce  là  tout  ce  que  vous  aviez  à  me 
dire  ? 

LE  CHEVALIER.  —  Avant  de  nous  quitter, 
au  nom  de  ce  sang  que  nous  portons  dans 
nos  veines  et  qui  durant  de  si  longs  siècles 
a  toujours  coulé,  sans  s'épargner  jamais, 
pour  une  même  cause,  je  vous  révélerai 
ma  pensée,  h.  mon  tour  :  elle  flambe  clair 
tout  comme  la  vôtre. 

«  Monsieur  le  Duc,  votre  âme,  si  elle 
est  fermée  à  la  clémence,  n'est  point  de  la 
taille  de  vos  paroles.  Vous  êtes  plus  roya- 
liste que  ne  le  fut...  qui  de  droit  !  Vous  ne 
faites  pas  votre  devoir;  nous  conclurons  à 
l'épée,  si  vous  voulez,  mais  écoutez  d'abord 
ma  pensée  sincère,  car  vous  parlez  en  juge, 
alors  que  tous  ont  besoin  d'absolution, 
ici.  —  Tôt  ou  tard,  à  défaut  de  roi  (si,  par 
impossible,  grâce  à  l'inaction  des  vôtres 
ou  à  leur  tiédeur,  nous  ne  parvenons  pas, 
avant  l'imminente  guerre,  à  faire  entendre 

16 


242  PROPOS    D  AU    DF.LA 

raison  à  la  foule  française),  à  défaut,  dis-je, 
de  roi,  votre  conscience  vous  criera  :  — 
«  Vous  avez  abandonné  votre  chef,  votre 
légitime  prince  pour  des  scrupules  de 
factions  usées,  passées  et  mortes  ;  vous 
n'avez  pas  servi  la  cause  qui,  par  vous  et 
avec  notre  bonne  volonté,  pouvait  devenir 
la  meilleure  et  faire  refluer  la  basse  marée 
qui  nous  submerge.  —  Ce  jeune  roi,  froid 
mais  innocent,  c'était  à  nous  tous  d'être 
son  règne,  sa  révélation,  ses  grands 
hommes,  la  persuasion  de  la  patrie,  son 
éloquence  devant  ses  adversaires.  Il  ne 
représentait  que  l'ensemble  de  nos  efforts 
qu'il  a,  quand  même,  le  droit,  —  le  de- 
voir !  —  d'attendre  des  derniers  gentils- 
hommes. Vous  avez  donc  préféré  la  nuit 
noire  et  le  néant  de  ces  rêves  irréalisables 
à  l'unique  étoile  dont  il  fallait  regarder  la 
lumière  :  si  elle  s'obscurcit  dans  les  cieux 
avant  que  la  puissante  nef  ait  reconnu  sa 
route,  ce  sera  grâce  à  vos  yeux  détournés 


ENTRE    L  ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU  2^> 

de  ce  dernier  ra3ron.  Sous  prétexte  de 
regretter  stérilement  le  mieux,  vous  vous 
êtes  rendu  responsable  du  pire. 

{Un  silence.) 

Est-ce  au  nom  du  passé  familial  que 
vous  hésitez  ?...  Sur  ce  terrain,  qui  donc 
sera  sans  tache  ou  sans,  défaillance,  après 
tout  ?  Quis  sustinebit  ?...  Et  n'est-ce  donc 
pas  un  fait  notoire  que  le  prince  cesse  où 
commence  le  roi  ?...  Mais  croyez  donc  en 
lui,  pour  qu'il  croie  en  lui-même  ?  Un 
prince  en  qui  nul  n'aurait  foi,  fùt-il  le  plus 
cordial,  le  plus  généreux  et  le  plus  brave 
des  êtres,  victime  de  ce  doute  environnant, 
deviendrait  fatalement  inutile  à  tous  et  à 
lui-même.  Qui  doute  de  l'avenir  le  rend 
quand  même  douteux.  Le  soupçon  dimi- 
nue, la  confiance  grandit  celui  qui  sait 
l'inspirer.  Il  s'augmente  de  la  foi  que  l'on 
a  en  lui.  Celui  que  tous  croient  le  plus 
digne,  ah  !  de  gré  ou  de  force,  —  malgré 
lui-même,   finit   tôt  ou   tard    par  mériter 


244  PROPOS    D  AU    DELA 

cette  confiance,  à  moins  d'être  un  simple 
scélérat.  —  Si  vous  lui  refusez  ce  crédit, 
vous  êtes  coupable  de  ce  que  pourra  lui 
mal  conseiller  votre  abandon.  Quoi  !  vous 
l'amoindrissez  de  toutes  les  forces  qu'il 
puiserait  en  votre  foi  et,  par  vos  soupçons 
dont  l'obscure  énergie  le  hante  et  l'affaiblit 
au  plus  intime  de  son  être,  vous  l'empê- 
che:{  vous-même  d'être  celui  que  vous  vou- 
driei^qu'il  fût  !...  Est-ce  afin  de  lui  repro- 
cher un  jour  ?... 

«  Non,  je  l'espère.  Mais  puisque  vous 
êtes  un  homme  de  traditions  et  de  hautes 
croyances,  puisque  vous  ne  voulez  que  du 
droit  divin  et  ne  vous  fier  qu'à  celui-là, 
comment  osez-vous  déclarer  d'avance  que 
l'incontestable  représentant  de  ce  droit, 
investi  selon  l'ordre  d'hérédité,  de  rang 
suprême,  ne  sera  pas  pénétré  de  cette 
grâce  supérieure  que  Dieu  ne  saurait  refu- 
ser à  ceux  qu'il  a  faits  ses  élus  ?  Ce  Dieu, 
pour  vous  convaincre,  avait-il  à  le  doter  de 


ENTRE    l'ancien    ET    LE    NOUVEAU  24$ 

cette  onction  avant  l'heure  ?...  Chrétien, 
chrétien,  vous  ne  pouvez  sans  blasphémer, 
entendez-vous,  affirmer  que  celui-là  sera 
pjnvé  de  cette  grâce  qui  tient,  selon  vous, 
de  Dieu  même,  son  investiture. 

Le  roi  n'a  pas  à  déclarer  ce  qu'il  fera, 
n'a  pas  à  livrer  ses  projets  à  l'appréciation 
de  l'ennemi.  Est-ce  qu'un  général, digne  de 
conduire  une  armée,  sait  exactement  lui- 
même,  la  veille  du  combat,  ce  que  les 
brusques  et  inconnus  mouvements  de  l'ad- 
versaire lui  dicteront  demain  sur  le  champ 
de  bataille  ?...  Non  seulement  on  n'a  pas  à 
répondre,  mais  il  est  impossible  de  ré- 
pondre. Cependant,  je  ne  dois  point  man- 
quer à  la  déférence  profonde  que  tous  doi- 
vent à  votre  pensée  noble  et  fidèle.  Encore 
sous  le  poids  d'un  demi-siècle  d'amertumes, 
si  vous  ne  vous  reprenez  pas  aisément  à 
l'Espérance,  nul  ne  saurait  avoir,  sans  dé- 
roger, le  triste  courage  de  vous  reprocher 
quelque  inquiétude.  Aussi  sombre  que  soit 


246  PROPOS    d'au    DELA 

votre  mélancolie,  vous  ne  compromettrez 
jamais,  par  le  désaveu,  l'éternelle  cause 
ro3'"ale,  nous  ne  l'ignorons  pas.  Vous  vous 
dites  que,  puisque  le  vieux  signe  de  rallie- 
ment ne  flottera  plus  devant  nos  yenx,  il 
serait  plus  conforme  à  votre  douleur  de 
vous  tenir  quelque  temps  à  l'écart  en  es- 
prit d'un  deuil  légitime.  Dédaigneux  de 
tout  blâme,  vous  trouvez  loisible,  en  cons- 
cience, de  considérer  comme  un  devoir  de 
vous  récuser,  vous  et  les  vôtres. 

«  .Eh  bien,  je  l'admettrais  moi-même  ! 
Oui,  je  pourrais  admettre  cette  fidélité 
d'outre-tombe,  si  le  nouvel  élu,  triomphant, 
n'avait  aucun  besoin  de  vos  services.  Il 
n'aurait  rien  à  vous  demander,  vous  rien  à 
recevoir  de  lui. 

«  Mais  voici  qu'il  est  en  exil  !  Voici  que 
notre  cause  semble  vaincue,  perdue  au  dire 
d'un  grand  nombre.  Comment  donc  fui- 
rez-vous  le  champ  de  bataille  ?  Pouvez- 
vous  être  de  ceux-là  qui  abandonnent  leurs 


ENTRE    L  ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU  247 

alliés  k  l'heure  des  défaites  ?  Non,  je 
refuse  de  le  penser.  Il  ne  vous  plaira  pas 
qu'on  vous  soupçonne  de  ceci  !  Plus  le 
triomphe  semble  lointain,  la  victoire  mal- 
aisée, plus  vous  devez  accompagner  de 
vœux  ostensibles,  d'une  action  militante, 
efficace,  opiniâtre,  celui  qui  représente... 
ce  qui  reste  de  cette  cause.  Si  vous  n'avez 
pas  encore  d'élan  vers  lui,  il  sait  que,  les 
premiers,  vous  en  soutfrez,  et  que,  tôt  ou 
tard,  les  cœurs  battront  à  l'unisson  !  Ré- 
veillez-vous !  Et  que  ce  soit  l'heure  de 
l'adhésion  profonde,  oublieuse  à  jamais, 
unie  à  toujours. 

Sursum  corda  ! 

{Un  silence.) 

—  Mon  cher  duc,  voici  des  paroles  bien 
sérieuses.  Je  suis  d'avis  de  briser  là,  sans 
autre  cérémonie  qu'un  muet  serrement  de 
main.  Quand  vous  aurez  dominé  votre 
excessif  découragement,  venez  à  nous. 
Venez.  Vous  êtes  attendu.    Il   est  de  ra- 


248  PROPOS    D AU    DKLA 

dieuses  princesses  qui  vous  accueilleront, 
d'abord,  peut-être,  d'une  moue  sévère, 
mais  elle  s'éclaircira  bientôt  d'un  sourire  1 
Il  est  d'intrépides  princes  dont  la  froideur 
brillante  ne  tiendra  pas  plus  aux  réchauf- 
fants rayons  de  votre  sincère  confiance 
que  la  neige  au  soleil,  sur  les  monts 
altiers.  De  cet  ensemble  de  rayonnements 
jailliront  des  prismes  de  lumières  aux  cou- 
leurs victorieuses.  Venez!  avec  la  moitié 
seulement  de  ce  dévouement  dont  nous 
avons  souffert  pour  le  roi  défunt,  aujour- 
d'hui l'on  soulèverait  des  montagnes  .... 
Laissons-nous  donc  aller  à  la  loyauté  delà 
nouvelle  espérance  !  Si  vous  êtes  austère, 
à  votre  guise  !  Et  que  Dieu  nous  garde 
tous,  même  les  frivoles  tels  que  moi  ! 

LE  DUC,  sinclmaut.  —  Adieu,  Monsieur. 

(//  s'éloigne.) 

LE  CHEVALIER,  seu!.  —  Tour  d'ivoire,  va  ! 
ma  foi,  bonsoir.  Ah  !  qui  nous  délivrera 
des  gens  sublimes  ! 


LNTRE    L  ANCIEN    ET    LE    NOUVEAU  249 

Bien,  je  sais  ce  qu'il  nous  reste  à  déci- 
der, maintenant...  du  courage. 

{//  frissonne  un  peu.) 

Tiens  !  il  fait  froid  ce  soir  ! 

[Il  fait  signe  à  une  voiture  qui  passe.') 

Ancienne  place  Royale  ! 

{Le  cocher  murmure  quelques  mots  indis- 
tincts pendant  que  le  chevalier  entre  dans 
la  voiture.) 

Oui,  mon  ami,  place  Royale  !  C'est  un 
peu  loin...  mais  nous  y  arriverons  tout 
de  même  ! 


250  PROPOS    d'au    DELA 


FRAGMENT  DE  ROMAN 


Madame, 

Vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'adres- 
ser  quelques  paroles.  Une  circons- 
tance, que  je  viens  vous  apprendre,  les  a 
suivies. 

Ce  soir,  vous  étiez  debout,  sur  la  grève. 
Devant  le  reflux.  La  nuit,  très  claire,  me 
laissait  vous  apercevoir  d'assez  loin,  —  et, 
grâce  à  des  yeux  de  sauvage  (pardonnez 
un  tel  aveu),  je  distinguais,  so3'ez  assez 
bonne  pour  l'admirer,  jusqu'aux  roses  que 
vous  teniez,  d'une  main  distraite,  le  long 
de  votre  robe  de  deuil. 

Vous  écoutiez  tout  ce  bruit. 

N'imaginant  pas  d'ennui  comparable  au 
mien,  à  l'exception  peut-être  de  celui  que 


FRAGMENT    DE    ROMAN  215  f 

VOUS  paraissez  endurer,  madame,  je  me 
disais,  tout  en  faisant  glisser  du  sable 
entre  mes  doigts  pour  me  donner  une 
contenance  : 

Si  le  vent  arrachait  les  roses  et  s'en 
allait  les  semer,  là-bas,  sur  la  ligne  d'é- 
cume d'or,  lumineuse,  où  se  lève  Vénus  ? 
Quelle  distraction  inespérée  !  Certes,  j'irais 
battant  les  flots,  vers  Vénus,  les  reprendre, 
'  non  sans  quelque  solennité,  dans  la  lu' 
mière  et  l'écume. 

Au  retour,  il  est  vrai,  je  ne  trouverais, 
sans  doute,  âme  qui  vive.  Cette  dame  se- 
rait rentrée  dans  la  ville,  car  il  est  tard  ; 
—  et,  seul,  déconcerté,  ruisselant,  pareil  à 
ces  innocents,  de  race  immortelle,  qui 
veulent  toujours  faire  les  empressés,  je 
serai  là,  debout  sur  les  rochers,  dans  la 
nuit,  tenant  à  la  main  les  roses  vaines. 

Aussi,  ajoutai-je  après  réflexions  suffi- 
santes, préférons,  en  homme  sérieux,  quel- 
ques flacons  de  Champagne  à  quelques  gor- 


252  PROPOS    d'au    DELA 

gées  d'océan.  Les  roses  sont  des  fleurs 
convenues  :  elles  me  seraient  indifférentes 
sans  leur  beauté  actuelle,  qu'elles  doivent, 
en  grande  partie,  à  la  pâleur  de  la  main 
qui  jette  son  ombre  sur  elles  :  le  vent  est 
plus  raisonnable  que  moi  ;  quant  aux 
rêves,  il  faudra  que  j'apprenne  à  fumer  des 
cigarettes. 

Avant  de  continuer,  madame,  je  dois  au 
profond  respect  et  à  la  grande  sympathie 
que  vous  commandez,  de  vous  dire  que, 
partagé  entre  la  crainte  de  paraître  (mille 
pardons  !)un  homme  «  amoureux  »  (autant 
dire  un  bateleur)  et  la  crainte  de  m'expri- 
mer  trop  froidement,  ce  qui  serait  de  l'in- 
convenance, je  suis  gêné  dans  le  tour  de 
cette  lettre.  En  deux  mots,  j'ai  formé,  par 
égoïsme,  le  dessein  d'essayer  de  vous  dis- 
traire, avec  votre  assentiment  :  ce  qui  me 
rendrait  le  service  de  m'intéresser  moi- 
même.  —  A  quel  titre  ?  J'ai  maintenu  ce 
jourd'hui,  dans  l'onde,  certain  être  vivant, 


FRAGMENT   DE    ROMAN  253 

qui  est  de  vos  amis,  et  je  considère  ma 
présentation  par  lui  comme  de  qualité 
bien  supérieure,  à  vos  yeux,  à  toute  autre. 
Aussi,  comme  il  se  secouait  avec  impor- 
tance, après  cela  !  Il  avait  l'air  du  Hol- 
landais touchant  terre  après  les  sept  an- 
nées. 

Chose  risible  de  se  faire  patronner  par 
un  indifférent,  sous  couleur  de  régularité  ! 
Sans  compter  qu'il  arrive  assez  souvent 
que  celui  qui  présente  est  moins  connu 
que  celui  qui  est  présenté,  car  nous  vivons 
dans  le  malentendu  éternel.  Entre  esprits 
bien  élevés,  je  trouve  (et  vous  devez  être 
un  peu  de  cet  avis,  madame)  que  l'on  n'est 
jamais  mieux  présenté  que  par  soi-même,... 
à  moins  de  jouer  de  bonheur,  comme 
moi. 

Ainsi,  daignez  lire  avant  de  condamner. 
Je  crains  que  Grimace,  toutefois,  avec  cet 
esprit  de  précipitation  qui  paraît  le  dis- 
tinguer, ne   m'ait    défini  que   sommaire- 


254  PROPOS    d'au    DELA 

ment  ;  voici  donc,  en  deux  mots,  qui  Je 
suis.  Je  m'appelle  M.  d'Anthas,  René, 
premierprixd'excellence  au  lycée  Henri  IV, 
pour  vous  servir,  madame.  J'ai,  de  plus, 
rhabit  noir  le  mieux  coupé  qui  se  puisse 
voir  ici  :  c'est  un  cri  général  d'admiration 
au  casino  quand  je  le  revêts.  Mon  maître 
d'hôtel  est  comme  pétrifié  de  mon  exacti- 
tude h.  régler  les  notes  qu'il  me  présente, 
sans  que  j'élève  la  moindre  observation 
sur  sa  filouterie  insigne.  Il  tombe,  à  ce 
sujet,  dans  des  rêveries  sans  fin.  —  Pour 
ce  qui  est  de  mon  honorabilité,  j'ai  su  dé- 
jouer, jusqu'à  ce  jour,  la  vigilance  méticu- 
leuse des  hommes  de  loi.  Signe  particu- 
lier :  je  regarde  peu  le  ciel,  attendu  que 
l'étoile  dont  je  puis  aimer  la  lumière  n'ap- 
paraîtra que  plus  tard  :  son  rayon  est  en 
marche  vers  le  monde  ;  mais  si  éloigné 
encore  qu'il  y  a  lieu  de  parier  que  son 
premier  éclat  ne  brillera  que  sur  des  rui- 
nes. —  D'ailleurs,  j'ai  bon  appétit.  Quand 


FRAGMENT    DE    ROMAN  255 

un  monsieur  veut  me  plaisanter,  comme 
je  suis  très  violent,  je  me  bats  tout  de 
suite  avec  lui,  et  les  trois  quarts  du  temps 
j'ai  la  main  des  plus  malheureuses.  Je  lis 
beaucoup.  —  Je  dis  rarement  ce  que  je 
pense,  préférant  me  taire,  crainte  de  pas- 
ser pour  un  original.  —  C'est  tout.  Vous 
voyez,  madame,  que  je  suis  à  peu  près 
comme  un  autre. 

Je  reviens,  maintenant,  à  cette  circons- 
tance dont  je  vous  parlais,  et  qui  s'est  pré- 
sentée ce  soir  sur  la  grève  pendant  que 
vous  faisiez  à  l'infini  l'honneur  d'y  songer 
vaguement,  en  considérant  l'un  de  ses 
phénomènes. 

Quelqu'un  vous  appela.  Le  vent  de  mer 
me  porta  votre  nom.  — Je  crois  que  je  le 
reconnus.  —  Vous  vous  êtes  détournée  ; 
vos  sourcils,  votre  air,  vos  yeux  distraits, 
tenaient  de  la  nuit.  Vous  avez  regardé 
l'eau  magnifique,  et  le  lointain,  comme  à 
regret  de  les  quitter  ;  puis  l'ombre,  devant 


256  PROPOS    d'au    DELA 

VOUS  :  là,  tout  ce  tumulte  s'éteignait  dans  les 
échos.  «  Quelle  voix  me  continuera  ceci?...  » 
pensiez-vous.  Et  vous  étiez  oppressée... 

Le  vent,  éternel  soupir  aussi,  passa  au- 
tour de  votre  visage  ;  puis  il  vint  me  frô- 
ler les  cheveux  et  me  toucher  le  front  d'un 
souffle  triste  et  sacré  ;  j'eus  l'impression 
du  Destin. 

A  ce  moment,  je  crois  que  nos  yeux  se 
sont  fermés  :  quand  j'ai  regardé  la  plage, 
vous  n'étiez  plus  là  :  vous  montiez  sans 
doute,  appuyée  au  bras  de  la  personne  qui 
vous  avait  appelée,  les  pavés  qui  mènent 
à  l'auberge  de  hasard. 

Moi  aussi,  je  suis  rentré,  alors.  Et,  de- 
puis, je  regarde  les  bougies  brûler  sur  la 
table. 

J'ai  l'obsession  d'un  projet. 

Je  voudrais  analyser  le  hasard  de  ce 
moment  perdu  ;  il  me  semble  que  je  puis 
définir  ce  qu'il  y  a  d'oublié,  à  votre  insu, 
madame,  dans  le  regard  sans  courage  que 


FRAGMENT    DE   ROMAN  2D7 

VOUS  avez  jeté  sur  l'eau  et  sur  la  nuit  ;  en- 
fin, je  suis  presque  persuadé  que  je  saurais 
vous  expliquer  à  vous-même  ce  qu'il  y  a 
de  profond,  de  terrible  même,  dans  le  très 
vague  soupir  qui  a  gonflé,  un  instant, 
votre  cœur  et  vous  a  fait  brusquement 
fermer  les  yeux,  comme  si  vous  eussiez  eu 
l'impression  de  la  mort. 

—  Je  désire,  dis-je,  fixer  ce  moment  en 
écrivant  sur  sa  nature  un  commentaire 
inattendu,  et  l'arrêter  ainsi  dans  son  vol 
vers  le  passé. 

Cependant,  madame,  puis-je  prendre 
sur  moi,  sans  m'être  assuré,  tout  d'abord, 
de  votre  bon  vouloir,  de  vous  adresser 
pareille  méditation  ? 

Si  ce  dessein  vous  déplaît,  brûlez  sim- 
plement cette  lettre  d'un  cœur  ami  et  par- 
donnez l'innocente  attention  d'un  voyageur 
qui  essayait  de  vous  créer  un  passe-tem"os. 

Si,  au  contraire,  vous  pensez  ainsi  que 
moi  sur   ce  point,  madame,  et  si  vous  ne 

17 


258  PROPOS    d'au    DELA 

voyez  rien  d'excessif  dans  cette  idée  toute 
simple,  nous  supposerons  le  conte  suivant 
(qui  est,  d'ailleurs,  une  réalité).  Nous  le 
supposerons,  comme  l'on  met  un  loup  de 
velours  noir  et  un  domino,  dans  certaines 
soirées  de  la  saison  d'hiver,  en  un  mot,  par 
curiosité. 

(De  cette  manière,  nous  aurons,  l'une  et 
l'autre,  la  liberté  de  parole  qui  sera  si  né- 
cessaire, pour  peu  que  vous  poussiez  la 
gracieuseté  jusqu'à  répondre,  et  vous  prê- 
ter à  ce  jeu.) 

Voici  la  supposition  : 

Vous  êtes  une  reine  persane  ;  —  je  suis 
un  prince  lointain,  que  vos  armées  ont 
surpris  et  fait  captif. 

Familier,  je  porte  à  la  cheville  votre 
bracelet  d'argent.  —  Ce  soir,  comme  vos 
femmes  venaient  d'allumer  les  flambeaux, 
vous  m'avez  fait  un  signe. 

J'ai  dressé  devant  vous  la  grande  plaque 
d'airain  poli,  votre  miroir.  Autour  de  lui 


FRAGMENT    DE    ROMAN  259 

sont    entrelacées    des    branches    d'ébène, 
sculptées  de  faces  d'Esprits. 

Accoudé  au  sommet,  sur  le  front  le 
plus  affreux,  moi,  je  rêve  aux  arbres  tita- 
niens  sur  mes  vallées,  à  mes  chariots  dis- 
persés, à  la  lune,  à  la  rébellion  future. 

Vous,  les  coudes  plongés  dans  les  cous- 
sins, fatiguée  et  taciturne,  et  des  pierre- 
ries éparses  sur  les  peaux  de  lion  à  vos 
pieds,  vous  allez  regarder  et  suivre  au 
fond  du  miroir  votre  propre  rêverie,  pour 
tuer  le  temps. 

Les  musiciens  se  sont  tus  dans  le  palais. 
Des  lances  brillent,  derrière  les  tentures, 
défendant  l'entrée  de  la  salle. 

Le  miroir  est  là,  seul,  violent,  sincère, 
libre  et  magique  iS'il  vous  ennuie,  vous 
ferez  un  signe  encore.  Je  le  repousserai 
dans  l'ombre  et  me  recroiserai  les  bras. 

Recevez,  madame,  mes  hommages  les 
plus  respectueux. 

RENÉ  d'aNTHAS. 


FRAGMENTS  INEDITS 


ISABEAU  DE  BAVIÈRE 


LA  France  était  occupée  au  Nord  par 
l'Anglais,  qui  menaçait  de  plus  en  plus 
d'en  faire  la  conquête.  Les  villes  de  Bourg, 
de  Calais,  et  autres  encore,  étaient  tom- 
bées en  son  pouvoir.  Les  coffres  du 
royaume  étaient  vides,  malgré  les  trésors 
amassés  par  Philippe  le  Hardi,  duc  de 
Bourgogne,  qui,  après  la  fameuse  bataille 
de  Nicopolis,  était  venu  enfouir  d'im- 
menses richesses  au  château  de  Vincen- 
nes  ;  les  dépenses  des  fêtes  de  la  cour 
avaient  tout  épuisé. 

Pour  faire  face  à  ce  désarroi  de  finances 
et  au  péril  national  de  l'envahissement 
anglais,  il  y  avait  sur  le  trône  un  roi 
frappé  de  démence  :  Charles  VI,  fils  de 
Charles  V,  dit  le  Sage.  L'armée  diminuait, 


264  FRAGMENTS    INÉDITS 

n'ayant  plus  de  solde  suffisante.  Les  six 
mille  archers  bourguignons  de  Jean  sans 
Peur  avaient  été  licenciés. 

Ce  que  les  déportements  et  le  luxe  des 
seigneurs  n'engloutissaient  pas  était  dis- 
tribué aux  couvents,  car  le  libertinage  des 
grands  était  doublé  d'une  dévotion  incon- 
cevable. Loin  de  songer  à  repousser  l'en- 
nemi, on  songeait  à  vivre  en  liesse.  Le 
peuple^  taillable  et  corvéable  à  merci, 
était  écrasé  de  tels  impôts  qu'il  redevait 
encore  avant  d'avoir  gagné  sa  stricte  vie 
et  que  l'air  respirable,  la  poussière  d'un 
chemin  soulevée  par  le  passage  d'un  trou- 
peau, étaient  frappés  d'un  droit  de  péage. 
Tout  n'était  pour  le  serf  que  taille,  alleux 
et  chevances.  Les  factions  les  plus  désas- 
treuses pour  le  pays  divisaient  les  gens 
de  guerre  et  les  capitaines  du  ro5^aume. 

Tantôt  c'était  le  duc  Jean  sans  Peur, 
qui,  ayant  hérité  delà  haine  paternelle  de 
Philippe  le    Hardi    contre  les  princes   de 


ISABEAU    DE    BAVIÈRE  265 

l'Orléanais,  croyait,  de  plus,  avoir  des 
motifs  personnels  de  vengeance  contre  le 
duc  Louis  d'Orléans. 

Celui-ci  ayant  été  distingué  de  la  duchesse 
de  Bourgogne,  femme  de  Jean  sans  Peur, 
leur  querelle   devint  terrible. 

Tantôt,  c'était  le  connétable  Bernard 
d'Armagnac  qui,  profitant  de  la  folie  du 
roi  pour  exercer  une  autorité  sanglante  et 
souveraine  dans  Paris,  tenait  la  campagne 
contre  Jean  sans  Peur. 

Le  duc  de  Bourgogne,  cependant,  pou- 
vait seul  disputer  aux  Anglais  la  terre  de 
France  et  les  chasser.  Il  était  populaire.  Un 
jour,  le  danger  devenant  de  plus  en  plus 
menaçant,  il  y  eut  une  réconciliation  appa- 
rente aj'^ant  pour  mobile  l'intérêt  et  le 
salut  du  pays,  entre  le  duc  et  Louis  d'Or- 
léans. Ce  fut  une  solennité.  -Le  peuple 
criait  :  Montjoie  !...  Notre-Dame  était  pa- 
voisée.  La  réconciliation  dura  quelques 
jours,  mais  sans  amener  de  résultats^pour 


266  IRAGMENTS    INKDITS 

nos  armes.  Car  un  nouveau  malheur  était 
arrivé.  Le  duc  de  Bourgogne,  pareil  aux 
autres  princes,  dans  l'atmosphère  que  l'on 
respirait  alors  à  Paris,  s'était  comme  effé- 
miné et  amolli. 

En  effet,  l'ennemi  le  plus  dangereux  et 
le  plus  réel  du  royaume  de  France,  ce 
n'était  pas  l'Anglais,  qui  devait  être  re- 
poussé plus  tard  par  Jeanne  d'Arc,  ce 
n'était  pas  la  ruine  du  Trésor,  ni  les  armées 
disséminées,  ni  les  querelles  entre  les 
princes,  ni  la  démence  du  roi  !.. .  L'ennemi , 
c'était  la  reine  de  France,  une  étrangère, 
Isabeau,  fille  d'Etienne  II,  duc  de  Bavière, 
femme  de  Charles  VI,  et  qui  avait  été 
nommée  régente  depuis  l'aliénation  du  roi. 

Isabeau  de  Bavière  était  née  en  l'an  de 
grâce  i368. 

Elle  était  venue  en  France,  à  l'âge  de 
quatorze  ans,  et  avait  épousé,  le  17  juillet 
i385,  ce  déplorable  monarque.  Elle  avait 
alors   près  de  dix-huit  ans. 


ISABEAU    DE    BAVIERE  267 

A  partir  de  son  avènement  au  trône,  ce 
ne  furent  plus  que  carrousels,  que  fêtes, 
jeux,  tournois,  cours  d'amour,  duels, 
chasses  et  magnificences  extraordinaires  ; 
l'adultère  passait  à  l'état  de  mode  insou- 
cieuse ;  l'oubli  de  la  patrie  s'ensuivait.  Le 
roi,  sombre,  ayant  été  brûlé  grièvement 
dans  un  bal  où  le  feu  avait  pris  à  son  cos- 
tume, vivait  retiré,  avec^  son  connétable 
et  quelques  gens  de  guerre,  entre  autres 
Tanneguy  du  Châtel,  qui  n'était  alors 
qu'un  de  ses  écuyers  et  qui  devait  un  jour 
s'illustrer  par  deux  actions  historiques  des 
plus  marquantes  :  l'enlèvement  et  le  salut 
du  dauphin  Charles  VII  au  milieu  des 
flammes,  lors  de  la  journée  des  Ecorcheurs, 
et  l'assassinat  du  duc  de  Bourgogne,  qu'il 
dépêcha,  de  quatre  coups  de  hache,  dans 
une  entrevue  avec  le  dauphin. 

Isabeau  de  Bavière  ne  haïssait  point 
l'Anglais  ;  elle  traita  même  avec  lui,  hon- 
teusement, en  maintes  occasions;  sa  seule 


268  FRAGMENTS   INÉDITS 

politique  était  l'amour  du   plaisir,    la  soif 
des  excès  violents  et  inconnus. 

Les  historiens  sont  d'accord  sur  sa  beauté 
exceptionnelle. 

Rousse  comme  l'or  brûlé,  pâle  avec 
un  teint  d'orage,  douée  d'une  beauté  lan- 
guide et  fatale  dont  les  séductions  atti- 
raient comme  le  danger,  Isabeau  ne  se 
refusa  même  pas  d'employer  encore  les 
ressources  des  baumes  et  des  philtres  : 
elle  avait  en  amour  la  science  des  courti- 
sanes grecques  et  des  impératrices  romai- 
nes. C'était  une  grande  ennuyée,  une 
cruelle  épuisée,  incapable  de  supporter  le 
poids  de  la  couronne  de  France  sur  son 
voluptueux  front,  mais  plutôt  faite  pour 
présider  des  cours  d'amour  au  fond  d'un 
château  et  pour  donner  à  toute  une  pro- 
vince des  modes  merveilleuses. 

Svelte,  elle  excellait  à  monter  les  chevaux 
indomptés,  intrépide  à  entrer  dans  sa  capi- 
tale, au  milieu  du   carnage  des  surprises 


ISABEAU    DE    BAVIERE  269 

nocturnes,  bravant  les  arquebusades  et 
l'incendie.  Criminelle  par  nature,  le  crime 
lui  seyait  aussi  bien  que  la  queue  de  dragon 
aux  sirènes.  Avec  ses  amants,  elle  renfor- 
çait l'oubli  que  doit  donner  le  baiser  d'une 
femme,  du  sentiment  de  la  mort  prochaine 
que  coûtait  la  possession  de  sa  personne. 

Si  le  côté  politique  de  son  histoire  est 
révoltant,  comme  on  vient  de  le  voir,  le 
côté  joyeux  de  sa  vie  n'est  pas  moins 
sombre.  Mais  les  satans  ont  des  attraits 
brûlants  et  dorés  comme  l'enfer.  De  là, 
les  passions   mortelles  qu'elle  suscita. 

Le  vidame  de  Maulle,  Louis  d'Orléans, 
Jean  sans  Peur,  Villiers  de  l'Isle-Adam, 
Lourdin  de  Saligny,  le  chevalier  de  Bois- 
Bourdon,  et  quelques  autres  plus  ignorés, 
furent  du  nombre  de  ceux  qu'elle  aima  ; 
chacun  d'eux  eut  une  fin  sinistre. 

Le  vidame  de  Maulle  mourut  en  exil ,  mis 
au  ban  du  royaume. 

Louis  d'Orléans  fut  assassiné,  rue  Bar- 


270  FRAGMENTS    INEDITS 

bette,  par  un  chevalier  d'aventures,  Raoul 
d'Hocquetonville,  qui  lui  fendit  la  tête  d'un 
coup  de  masse  d'armes. 

Jean  sans  Peur  tomba,  au  pont  de  Mon- 
tereau,  sous  la  hache  de  Tanneguy  du 
Ghâtel. 

Villiers  de  l'Isle-Adam,  qui,  pour  elle, 
avait  pris  Paris  en  une  nuit  par  un  coup 
de  maître  sans  autre  exemple  dans  l'his- 
toire, fut  assassiné  à  Bruges  dans  une  sé- 
dition populaire. 

Lourdin  de  Saligny  fut  poignardé  en 
Flandre,  où  l'avait  interné  la  jalousie  du 
duc  de  Bourgogne. 

Le  chevalier  de  Bois-Bourdon  périt 
d'une  manière  très  affreuse  et  tout  à  fait 
cruelle,  comme  on  le  verra  tout  à  l'heure. 

Quelques  traits  de  son  histoire  donne- 
ront une  idée  du  caractère  étrange  de  cette 
femme  K 

I.  Au  paragraphe  suivant  débute,  sans  variantes 
notables,  le  conte  :  La  reine  Ysabeau.  Œuvres  com- 
plètes, Contes  cruels,  tomQ  II,  Mercure  de  France. 


ISABEAU    DE    BAVIERE  27 I 

Telle  était  cette  jalouse  créature  que  ses 
scandales  et  ses  attraits  ont  illustrée,  et 
dont  l'histoire  est  écrite  avec  du  sang  et  du 
feu. 

L'un  de  ceux  qui  succédèrent  au  vidame 
de  Maulle  fut,  comme  nous  l'avons  dit, 
le  chevalier  de  Bois-Bourdon. 

C'était  un  jeune  seigneur  des  mieux 
faits  de  la  cour.  A  vingt-trois  ans,  il  était 
célèbre  par  ses  triomphales  fantaisies,  tant 
de  luxe  que  d'amours.  Ses  duels,  toujours 
heureux,  le  faisaient  admirer  des  pages, 
féliciter  par  les  femmes  et  craindre  de  ses 
pairs,  La  reine,  ayant  remarqué  ce  jeune 
seigneur,  le  nomma  gouverneur  de  ^'in- 
cenncs  et  s'y  renferma  avec  lui. 

On  se  rappelle  les  circonstances  parti- 
culières de  l'événement  arrivé  au  roi 
Charles  VI,  çn  traversant  la  forêtduMans, 
où  il  avait  été  pris  de   démence,   Un  fan- 


272  FRAGMENTS    INEDITS 

tome,  envêrements  blancs(aposté  peut-être 
par  Isabeau  dans  le   but    de    déterminer, 
par  une  crise  superstitieuse,  une    insanité 
que  ses  philtres  avaient  préparée  de  longue 
main),  un  fantôme,  disons-nous,  lui   était 
apparu  brusquement,   avait  saisi  la  bride 
de  son    destrier,  en   criant  :   «  Retourne, 
roi  Charles,  tu  es  trahi  !  »  Ce  qui,  effec- 
tivement, avait  jeté  le   roi  dans  un  accès 
de  folie  furieuse.  Ayant  tiré  son  épée    et 
mis  à    mal  deux  hommes   de  sa   suite  en 
criant  :    «  trahison  !    »   l'on  fut  obligé  de 
s'en    rendre    maître  par  la  force.   Depuis 
lors,  une  sénilité  hâtive  l'avait  accablé  ;  il 
vivait,  un  peu  hébété,  dans  son    Louvre, 
en  compagnie    d'une  demoiselle  nommée 
Odette    de  Champdhiver,  qui  veillait   sur 
la  faiblesse  du  monarque  et  cherchait  à  le 
distraire,  soit  en  inventant  des  jeux,  —  les 
cartes,  par  exemple,  — soit  en  le  charmant 
par  ses  chants  et  sa  bonne  grâce.  De  là,  la 
liberté  laissée  à  la  reine. 


I 


ISABEAU    DE    BAVIKRE  27? 

A  cette  époque,  bien  que  la  régence  lui 
eût  été  dévolue  avec  l'assistance,  toutefois, 
de  son  beau-frère  Louis,  duc  d'Orléans,  et 
de  son  cousin  Jean,  duc  de  Bourgogne, 
comte  de  Nevers,  surnommé,  comme  il  a 
été  dit,  Jean  sans  Peur^  la  guerre  entre 
Isabeau  de  Bavière  et  le  comte  Bernard 
d'Armagnac,  connétable  de  France  et  féal 
du  roi,  n'était  pas  ouvertement  décidée. 
L'amour  du  chevalier  de  Bois-Bourdon  fut 
la  torche  qui  l'alluma. 

Un  matin,  en  effet,  comme  le  jeune  che- 
valier revenait  de  Vincennes,  joyeux  et 
au  galop,  le  sourire  des  joies  éperdues  aux 
lèvres,  il  croisa  une  petite  troupe  qu'il  ne 
reconnut  pas  tout  d'abord. 

C'était  Charles  VI,  le  connétable  et  plu- 
sieurs seigneurs  et  soldats  de  la  cour  de 
Paris.  Le  roi  faisait  une  promenade. 

Soit  étourderie,  soit  impertinence  de 
rival,  Bois-Bourdon  ne  revint  point  sur 
ses  pas  ;  il  ne  salua  pas. 


274  FRAGMENTS    INEDITS 

Le  comte  d'Armagnac  lui  cria  de  faire 
halte.  Il  continua  vers   Paris. 

—  Arrêtez  ce  jeune  homme  !  dit  sim- 
plement le  connétable  à  deux  soldats  et  à 
son  prévôt  Tanneguy  du  Châtel. 

En  entendant  le  galop  des  deux  cava- 
liers derrière  lui,  Bourdon  se  détourna, 
fondit  sur  eux,  désarçonna  le  premier,  tua 
le  second  d'un  coup  d'épée,  et,  saluant  le 
comte  d'Armagnac,  poussa  l'insolence 
jusqu'à  le  défier  lui-même. 

Le  connétable  était  un  homme  de  guerre 
des  plus  habiles  aux  maniements  de  toutes 
les  armes  ;  il  sourit,  mit  pied  à  terre,  sa 
masse  à  la  main.  A  vingt  pas  du  jeune 
homme,  il  s'arrêta  : 


'5 


—  Rendez-vous,   messire,    dit-il. 

Un  éclat  de  rire  de  Bois-Bourdon  lui 
répondit. 

Mais  ce  rire  ne  s'acheva  pas.  La  masse 
d'armes  du  comte  d'Armagnac,  lancée  par 
lui  comme   la   pierre    d'une    fronde,  était 


ISABEAU   DE    BAVIERE  27$ 

venue  frapper  au  front  le  cheval  du  jeune 
homme  :  le  cheval,  tué  sur  le  coup,  avait 
jeté  son  cavalier  évanoui  sur  le  chemin. 

On  se  saisit  de  Bois-Bourdon.  On  le 
fouilla.  Une  lettre  de  la  reine  fut  trouvée 
entre  son  cœur  et  son  pourpoint.  Cette 
lettre,  parfumée  et  tendre,  produisit  sur 
le  roi  Charles  un  effet  terrible,  malgré  sa 
folie. 

Bois- Bourdon  fut  enfermé  au  Châtelet, 
mis  à  la  question  le  soir  même  ;  il  y  mou- 
rut, sans  rien  avouer,  courageusement,  car 
il  aimait  la  reine.  On  l'ensevelit  dans  un  sac 
de  cuir  sur  lequel  fut  écrite  cette  légende  : 
«  Laissez  passer  la  justice  du  roi  »,  et  on 
le  jeta  à  la  Seine. —  La  lettre  fut  publiée 
à  son  de  trompe  dans  Paris. 

Lorsque  la  reine  apprit  ce  meurtre,  et 
que  c'était  au  comte  d'Armagnac  qu'elle 
devait  cette  aventure,  comme  elle  était 
fidèle  à  ses  fidèles,  elle  jura  de  venger  la 
mort   de  son  ami  de  la  manière   la   plus 


276  l'RAGMENTS    INl'^DITS 

horrible;  et,  comme  on  va  le  voir,  elle  tint 
parole. 


Le  connétable,  connaissant  à  quelle  som- 
bre ennemie  il  avait  affaire  et  profitant  de 
la  lueur  de  raison  qu'avait  eue  le  roi,  fit 
immédiatement  enlever  Isabeau  comme 
sa  prisonnière  et  obtint  de  Charles  VI  un 
décret  qui  internait  au  château  de  Tours 
sa  royale  captive.  Mais  elle  en  fut  bientôt 
enlevée  par  Jean  sans  Peur,  qui  la  trans- 
porta à  Troyes.où  elle  prit  le  titre  de  reine 
par  la  grâce  de  Dieu.  Ce  fut  là  qu'elle 
reçut  un  jour  la  visite  d'un  seigneur  de 
risle  de  France,  le  baron  Jean  de  Vil- 
liers  de  l'Isle-Adam,  gouverneur  de  Pon- 
toise.  C'était  un  jeune  homme  redoutable 
et  qui,  sous  un  aspect  frivole,  cachait  un 
cœur  d'acier.        _ 

Sa  ville,  une  nuit,  avait  été  surprise  par 
les  Anglais.    Il   en  avait  fendu  la   porte  à 


isabeau  de  bavibre  277 

coups  de  hache  pourqueses  bourgeois  pus- 
sent échapper  à  la  tuerie.  Lui-même,  sau- 
tant à  cheval  et  à  moitié  vêtu,  s'était  élancé 
vers  la  Touraine,  cherchant  des  hommes 
d'armes  pour  revenir.  Mais  il  ne  put  re- 
prendre Pontoise  et  en  massacrer  la  gar- 
nison anglaise  que    quelques  mois  après. 

Le  connétable,  en  apprenant  le  coup  de 
main  inattendu  des  Anglais  sur  Pontoise, 
avait  eu  la  mauvaise  foi  de  dire  que  le 
baron  de  l'Isle-Adam  avait  dû  vendre  sa 
ville  ;  et  le  soupçon  de  cette  infamie  avait, 
grâce  à  cette  parole,  plané  sur  lui,  l'Isle- 
Adam. 

Armagnac,  qui  profitait  de  la  faiblesse 
du  roi  pour  publier  les  lettres  de  galanterie 
d'une  femme  et  d'une  reine,  avait  imaginé 
cette  calomnie  pour  dissimuler  sa  propre 
conduite. 

Le  fils  du  comte  d'Armagnac  qui  a  traité 
directement  avec  l'Anglais  et  vendu  plu- 
sieurs  villes,   fut     déshonoré   historique- 


278  FRAGMENTS    INÉDITS 

ment  par  un  procès  à  ce  sujet,  et  le  roi  de 
France  Charles  VII  porta  publiquement, 
au  contraire,  le  deuil  de  Villiers  de  l'Isle- 
Adam  à  la  mort  de  ce   maréchal. 

A  cette  époque,  Villiers  dédaigna  de  se 
défendre  autrement  que  par  les  armes  |! 
d'abord,  et  en  reprenant  sa  ville  ensuite. 
Il  se  rangea  du  parti  de  Jean  sans  Peur, 
qui  était  celui  d'Isabeau,  et  jura  «  de  ne 
point  se  coucher  dans  un  Ut  tant  qu'il  n'au-  1 
rait  point  tracé  avec  son  épée,  sur  la  poi- 
trine du  connétable  Bernard  d'Armagnac, 
la  croix  rouge  de  Bourgogne.  » 

Ce  fut  dans  ces  dispositions  d'esprit  qu'il 
vint  à  Troyes,  près  d'Isabeau  de  Bavière, 
encore  en  deuil  de  son  cher  cavalier  mort 
pour  elle. 

L'Isle-Adam,  ébloui  par  l'éclat  de  cette 
beauté  sans  rivale,  fondit  sa  vengeance  et 
son  amour  dans  un  seul  sentiment.  Ce 
n'était  pas  un  homme  capable  de  perdre 
le  temps  en  paroles  ;  —  son  serment  pouvait, 


ISABEAU    DE    BAVIERE  279 

à  cet  égard,  le  lui  rendre  affreusement  dif- 
ficile à  garder  tout  à  fait.  Le  soir  de  son 
arrivée  à  Troyes,  au  souper  royal,  il  s'as- 
sura le  concours  de  quelques  amis,  les 
sires  de  Chaville,  d'Harcourt  et  de  Chas- 
telux,  entre  autres,  réunit  un  millier  de 
lances  et  marcha  sur  Paris,  accompagné 
d'Isabeau  elle-même,  k  cheval  près  de  lui  ; 
la  petite  troupe  se  hâtait,  dans  le  vent  noc- 
turne. 

Le  comte  d'Armagnac,  à  force  d'exac- 
tions etde  cruautés,  s'était  fait  exécrer  de  la 
population  ;  le  fils  du  gardien  de  la  porte 
Saint-Antoine,  Perrinet  Leclerc,  qui  avait 
été  frappé  de  vingt  et  un  coups  de  fourreau 
d'épée,  par  ses  ordres  (quoique  bourgeois), 
ouvrit  la  porte  des  fossésà  Villiersdel'Isle- 
Adam,  sur  un  signal   convenu. 

La  reine  et  le  grand  baron,  suivis  des 
capitaine  et  de  leurs  soldats,  entrèrent  dans 
Paris.  Et  alors  commença,  aux  cris  de 
vive   Bourgogne  !  vive   Isabeau  !  un  mas- 


280  FRAGMENTS    INÉDITS 

sacre  vengeur  et  formidable  qui  dura  trois 
jours,  aux  lueurs  des   incendies. 

Villiers  de  l'Isle-Adam  se  précipita  vers 
l'hôtel  Saint-Pol,  surprit  la  garnison,  la 
dispersa,  fit  prisonnier  le  roi  Charles  VI, 
qu'il  mit  en  lieu  de  sûreté  ;  puis  chercha 
le  connétable  qui  se  cachait. 

Il  courut  dans  Paris  avec  ses  cavaliers, 
mettant  à  prix  la  tête  du  comte  d'Arma- 
gnac, et  tuant  ceux  qui  ne  criaient  pas  : 
Vive  la  reine  ! 

L'Isle-Adam  découvrit  bientôt  le  con- 
nétable et,  ra3'ant  blessé  mortellement 
dans  la  lutte,  exécuta  son  serment  à  la 
lettre.  Il  lui  traça  la  croix  de  Bourgogne 
sur  la  poitrine  d'un  coup  d'épée. 

Le  lendemain,  à  l'arrivée  de  Jean  sans 
Peur,  l'Isle-Adam  aj-ant  été  fait  maréchal 
de  France,  et  Paris  étant  pacifié,  il  y  a  lieu 
de  penser  que  le  baron  obtint  d'Isabeau 
la  permission  de  se  «  mettre    en  ung  lit  ». 

La  reine  eut  bien  des  aventures  galantes 


ISABEAtJ    DE    BAVIÈRE  28 1 

et  inconnues.  Celles-ci  sont  les  princi- 
pales. 

Elle  fut  surnommée  «  la  grande  gaupe  » 
par  tout  le  populaire.  Elle  avait  donné  à 
la  France  le  dauphin  Charles  VII*,  qui 
grandissait.  Cependant  la  beauté  merveil- 
leuse d'Isabeau  ne  subit  aucune  atteinte 
du  temps  pendant  de  longues  années. 
Cette  beauté  survécutmême  à  ses  amours. 

Isabeau  de  Bavière  mourut  cependant 
presque  abandonnée,  vers  l'âge  de  cin- 
quante ans,  et  universellement  méprisée. 

[Septembre  iSjô.) 


202  FRAGMENTS  INEDITS 


TRENTE  TETES  SUR  LA 
PLANCHE  1. 

Au  milieu  des  préoccupations  de  cette 
heure  grave,  au  moment  où  les  re- 
gards sont  presque  tous  fixés  sur  les  urnes 
électorales,  il  est  certain  que  nous  ne  de- 
vons prendre  sur  nous  de  rappeler  les  faits 
suivants  à  l'attention  publique  qu'à  simple 
titre  de  délassement  d'esprit. 

Plusieurs  journaux  importants  l'ont  dé- 
claré :  s'il  faut  en  croire  les  prévisions  les 
plus  compétentes,  et  d'après  la  nomencla- 
ture exceptionnelle  des  causes  criminelles 
actuellement  en  instruction  sur  le  terri- 
toire français,  les  assises  de  cet  hiver 
nous  ménagent,  presque  sûrement^  une 
CINQUANTAINE  de  scntcnccs  capitales,  sur 
trente   desquelles,  au   bas  mot,  M.  l'exé- 

I.  14  octobre  i885. 


TRENTE  TÊTES  SUR  LA  PLANCHE      283 

cuteur,  paraît-il,  peut  tabler  haut  la  main. 
Presque  toutes  ces  causes  étant,  en  effet, 
d'une  hideur  peu  commune,  la  mansué- 
tude présidentielle  se  verra,  cette  fois,  très 
probablement  débordée  par  le  cri  de  la 
vindicte  sociale,  et  renoncera,  tristement,  à 
s'exercer  sur  cette  collection  de  mons- 
trueux condamnés. 

En  ces  conjonctures,  quelles  que  soient 
nos  plus  immédiates  inquiétudes,  se  pour- 
rait-il bien  qu'il  parût,  à  nos  lecteurs, 
hors  de  propos  de  leur  soumettre  quelques 
réflexions  touchant  ces  exterminations 
prochaines  ? 

Alors,  surtout,  que  nous  nous  propo- 
sons, non  pas  de  gloser  sur  des  débats  à 
venir,  mais  seulement  sur  un  point  oublié 
dans  le  cérémonial  tragique  du  supplice  de 
la  guillotine. 

On  ne  saurait  s'y  prendre  trop  à  l'a- 
vance, parce  que  ce  genre  de  questions  peut, 
d'ores  et  déjà,  sembler  d'un  intérêt  général. 


284  FRAGMENTS   INÉDIÎS 

Plusieurs  éminents  journalistes  vont 
réclamer,  ces  Jours-ci,  nous  dit-on,  le  réta- 
blissement des  marches  de  l'e'çhafaiid. 

Nous  l'avons,  ailleurs,  spécifié  :  l'ins- 
trument justicier  *  ne  doit  frapper  un  de 
nos  semblables  qu'au  niveau  des  têtes  de 
la  foule,  qu'à  hauteur  d'humanité.  Le 
couteau-légal  ne  doit  fonctionner  que  d'en- 
semble'avec  sa  plate  forme  réglementaire, 
éliminée,  depuis  ces  dernières  années,  on 
ne  sait  par  qui  ni  pourquoi^  ni  de  quel 
droit.  Si  la  solennité  des  degrés  de  l'écha- 
faud  paraît  d'une  mise  en  scène  surannée 
à  quelques  sceptiques  en  retard  sur  le 
véritable  esprit  des  temps  modernes, 
pourquoi  ne  trouvent-ils  pas  également 
démodées  les  robes  rouges  et  les  hermines 
de  la  cour  d'assises  ?  Comment  tout  le 
reste  du  cérémonial  ne  leur  semble-t-il 
pas  une  pure  fantasmagorie  ? 

I.  L'Instant  de  Dieu  {Derniers  contes.  Mercure, 
1909). 


TRENTE  TÊTES  SUR  LA  PLANCHE      285 

On  ne  peut  supprimer  un  anneau  dans 
la  chaîne  des  symboles  de  la  Loi  sans  infir- 
mer les  autres  et  faire  douter  de  leur 
sérieux.  Or,  tout  le  monde  s'écœure,  de- 
puis longtemps,  des  impressions  de  bou- 
cherie que  cause  cette  guillotine  absurde- 
ment  embusquée  au  ras  du  sol  et  dont  la 
sournoiserie  triviale  est  aussi  peu  digne  de 
la  Loi  que  de  la  Nation.' 

Cependant,  Ton  a  regardé  comme  inop- 
portune, paraît-il,  la  réclamation  pré- 
sentée h.  ce  sujet  par  divers  notables  écri- 
vains de  la  presse  française,  —  et  l'on  a 
prétendu,  même,  que  cette  question  ne  la 
regardait  pas. 

Nous  ne  voulons  répondre  à  cette  fin 
de  non-recevoir  que  par  l'exposé  du  raison- 
nement suivant  ^,  dont  l'évidence  est,  à 
nos  yeux,  tout  à  fait  indiscutable. 

I.  Développé  dans  le  Réalisme  dans  la  peine  de 
mort  (Che^  les  Passants,  Georges  Grès,  1914  ; 
pp.  93,  94,  95  et  96.) 


286  FRAGMENTS   INÉDITS 

Si  donc  la  presse  est,  à  ce  point,  pré- 
pondérante en  ce  qui,  moralement,  touche 
à  l'application  de  la  peine  de  mort,  com- 
ment n'aurait-elle  pas  qualité  pour  se 
préoccuper  du  mode  physique  de  l'appli- 
cation de  cette  peine  !  Il  nous  seinble  qu'elle 
aie  droit  d'être  écoutée,  ici,  attendu  qu'elle 
peut,  ici  du  moins,  conclure  en  connais- 
sance d'une  cause  qu'elle  eut  souvent  le 
loisir  d'étudier  de  près. 

C'est  pourquoi,  si  les  marches  de  l'écha- 
faud  sont  jugées  convenables  par  la  presse, 
c'est  qu'au  fond  l'opinion  publique,  aussi, 
les  juge  convenables^  pour  ne  pas  dire  plus  : 
et  que,  par  conséquent,  cette  revendi- 
cation doit  être  prise  au  sérieux,  quand 
la  presse  vient  à  la  formuler. 

Si  donc  trente  têtes  humaines,  —  ou  da- 
vantage, —  doivent  être  tranchées,  cet  hi- 
ver, sur  le  sol  français,  quelque  coupables 
que  soient  ces  têtes,  nous  pensons  qu'elles 


TRENTE  TÊTES  SUR  LA  PLANCHE        287 

ont    droit  à  tomber  h  hauteur  d'hommes 
et  non  pas  à  hauteur  de  pourceaux. 

Quelque  positif  que  puisse  être  le  rai- 
sonnement, —  si,  toutefois,  il  y  eut 
raisonnement,  —  en  vertu  duquel  tel  ou 
tel  personnage  a  pris  sur  lui  de  soustraire 
les  marches  légales  de  l'échafaud,  nous 
prétendons  que  cette  guillotine  de  basse- 
cour  est  choquante  pour  la  Loi,  pour  la 
Nation,  pour  notre  humanité. 

Oui,  nous  sommes  certains  d'exprimer 
le  vœu  de  la  majorité  des  esprits  à  ce  sujet, 
et  non  celui  de  quelques  anodins  scep- 
tiques. Au  surplus,  lesnouvelles  Chambres, 
au  cours  de  la  session  prochaine,  vont  être 
définitivement  saisies  de  cette  motion,  et 
nous  n'hésitons  pas  à  répondre  d'une 
presque  unanimité  de  votes  pour  que  cette 
plate-forme  et  ces  marches  de  l'Echafaud, — 
abrogées  par  l'arbitraire  d'on  ne  sait  quel 
Prudhomme  —  soient  restituées  au  plus 
vite  à  la  dignité  de  la  Loi . 


FRAGMENTS    INEDITS 


A  PROPOS  D'UN  LIVRE  K 


SELON  quelques  esprits  diserts,  le  sujet 
d'une  œuvre  d'art  ne  doit  influer  ni 
sur  le  verdict  touchant  la  valeur  esthé- 
tique de  l'œuvre,  ni  sur  l'opinion  morale 
que  l'on  peut  désirer  se  faire  touchant  la 
personnalité  de  l'auteur.  L'idée  qui  fait 
corps  avec  le  travail  et  la  poésie  de  cette 
œuvre  peut  être,  au  point  de  vue  de  l'art, 
indifféremment  choisie  dans  les  catégories 
du  juste  ou  de  l'injuste,  du  bien  ou  du 
mal,  du  moral  ou  de  l'immoral  ;  ce  n'est 
jamais,  pour  l'art,  qu'une  occasion,  qu'un 
moyen,  dans  le  sens  abstrait  du  mot,  de 
se  manifester. 

L'art  s'efforce  librement  vers  la  beauté, 

I.  ler  décembre  i863. 


A    PROPOS    d'un    livre  289 

vers  l'absolu  de  la  philosophique  et  pure 
beauté,  qui,  suivant  une  expression  tout 
hégélienne,  serait  :  «  comme  l'eau  claire, 
sans  odeur,  ni  couleur,  ni  saveur  parti- 
culière. »  Il  compose  un  royaume  où  toute 
chose  est  appelée  à  la  transfiguration.  Et, 
si  l'artiste  est  assez  puissant  pour  aller 
racheter  la  grande  poésie  même  jusque 
dans  les  régions  défendues  par  la.  morale, 
et  que,  sous  une  sensation  d'éternité,  il 
l'en  dégage,  tout  irradiée  de  solennelles  et 
profondes  épouvantes,  l'impur  n'est  plus 
ce  qu'il  nous  apparaît,  dans  sa  réalité  :  on 
ne  doit  plus  le  voir  !  Le  génie  est  devenu 
sa  rédemption  :  il  s'est  transfiguré  sous  le 
sceptre  de  diamant  du  magicien  sacré  : 
sujet  de  l'intelligence  idéale,  il  ne  relève 
plus  de  la  conscience  hypocrite,  chan- 
geante et  diverse,  des  hommes. 

Ainsi,  que  le  sujet  d'un  poème  soit  em- 
prunté, par  un  artiste,  aux  données  de  la 
philosophie,  de  la  politique,  de  l'utilité,  de 

'9 


290  FRAGMENTS    INEDITS 

la  concupiscence,  de  l'histoire,  de  la  reli- 
gion, de  la  guerre,  etc  ^  cpnim^  le 
Faust,  par  exemple,  les  ïambes,  les  Géor- 
gîques,  les  Fleurs  du  mal,  la  Légende  des 
siècles,  le  Paradis  perdu  et  le  Purgatoire^ 
V Iliade,  etc..  je  cite  pour  des  Français,  -^ 
ces  données,  coiume  toutes  celle?  qui  en 
dérivent,  sont  indistinctement  oiïertes, 
dans  les  pénombres  mystérieuses  et  in- 
quiètes de  la  rêverie  ^  au  bon  plaisir  du 
poète,  sans  qu'il  y  ait,  à  ses  yeux,  plus  de 
mérite  ou  de  grandeur  h  traiter  l'une  plu- 
tôt que  l'autre,  tous  ces  sujets  comportant 
la  même  respectabilité  comme  la  même 
indifférence  au  point  de  vue  et  dans  la 
mesure  de  l'art  :  si  le  poème  est  pénétré 
d'un  sentiment  de  majesté,  d'indulgence 
et  de  beauté  souveraine,  le  sujet  choisi 
doit  disparaître  dans  ce  sentiment  et,  par 

I.  L'expression  anglaise  pensiveness  est  plus 
exacte  que  le  terme  banal  imposé  par  notre  langue 
(note  de  Vjlliers  de  l'Isle^Adam). 


A   PROPOS    D  r:N    LIVRE  2gi 

suite,  n'entrer  pour  rien  dans  la  décision 
d'un  homme  de  goût. 

C'est  un  point  sur  lequel,  ■^  malgré  son 
évidence  apparente,  —  on  ne  saurait  trop 
insister,  car  nous  sommes  prévenus  contre 
ce  qui  nous  semble  de  nature  à  révolter 
les  tendances  de  notre  morale  et  de  notre 
conscience,  et  lorsque  l'art  se  dévoue  à 
traiter  les  actions  déréglées,  l'habitude  de 
la  sensation  influe  sur  notre  jugement  à 
notre  insu  ;  nous  avons  à  nous  défier  des 
conventions  inférieures  et  des  préjugés 
contingents  de  la  vie  usuelle.  Agissons, 
par  l'idée  du  devoir,  dans  la  société,  comme 
des  citoyens  :  agissons,  également  d'après 
l'idée  essentielle  du  devoir,  dans  le  rêve, 
comme  des  penseurs.  La  synthèse  idéale 
de  ces  deux  existences  est  située,  sans 
doute,  au  milieu  de  la  Mort,  c'est-à-dire 
au  delà  de  toute  spéculation  actuelle. 

Pourquoi  le  titre  d'un  poème  aurait-il 
ce  pouvoir  de  refroidir,  par  avance,  nos 


292  FRAGMENTS    INEDITS 

dispositions  à  l'estime  de  sa  beauté  ? 
N'est-ce  point,  d'ailleurs,  presque  toujours 
dans  les  épisodes,  les  idées  incidentes  et 
les  ciselures  étrangères  au  sujet  pris  en 
lui-même  de  tel  chef-d'œuvre  reconnu, 
que  consistent  ses  véritables  beautés  artisti- 
ques? Pourquoi  même, —  j'oserai  le  dire, — 
nous  laissons-nous  prémunir  si  facilement, 
par  nos  instincts  d'injustice,  d'égoïsme  et 
de  fierté,  contre  le  caractère  civique  d'un 
artiste  de  génie,  lorsque  les  sujets  qu'il 
accepte  de  célébrer  sont  pris,  à  l'ordinaire, 
par  exemple,  dans  le  domaine  du  dissolu  ? 
Le  plus  épais  bon  sens  devrait  com- 
prendre que  l'on  n'écrit  de  beaux  vers 
qu'à  force  de  persistance  et  de  labeurs 
nécessités  par  l'apprentissage  et  la 
technique  de  l'art.  Où  donc  un  grand 
poète  prendrait-il  encore  du  temps  pour 
être  citoyen  si  condamnable  ?  Qui  nous 
autorise  à  mal  présupposer  de  l'homme, 
parce  que,  —  affligé  cornme  nous,  sans 


A   PROPOS   d'un    livre  29? 

aucun  doute,  de  quelque  difformité  so- 
ciale ou  morale,  —  il  se  réfugie  dans  la 
Pensée  sublime,  pour  essa3''er  d'en  corri- 
ger le  côté  choquant,  d'en  rêver  l'abso- 
lution et  d'en  opérer  le  rachat  ?  La  noto- 
riété, pour  le  poète,  doit  être  une  question 
bien  secondaire,  pour  ne  pas  dire  absolu- 
ment nulle,  lorsqu'il  se  préoccupe  de  son 
œuvre  :  il  écrit  pour  se  justifier  devant 
lui-même  et  pour  agrandir  sa  miséricorde 
envers  les  choses  sensibles. 

Donc,  il  faut,  avant  tout,  considérer  seu- 
lement la  profondeur  du  Talent,  en  géné- 
ral, et,  quant  au  reste,  il  ne  doit  pas  im- 
porter dans  un  chef-d'œuvre.  Il  est  certain 
que  la  bonne  volonté  religieuse  de  Dante, 
par  exemple,  ne  l'eût  pas  sauvé  de  l'oubli 
s'il  eût  manqué  de  poésie  et  d'art  dans 
ses  poèmes.  Bien  au  contraire,  s'il  se  fût 
prévalu  (le  cas  échéant)  des  tendances 
morales  et  pratiques  de  son  œuvre  pour 
en  atténuer  les  imperfections  esthétiques, 


294  FftAGÎWÊNÎS    iNÉbITS 

le  simple  sens  cômiTiiin  nous  avertit  que 
c'eût  été,  de  sa  part,  une  action  déshon- 
ftête  et  scandaleuse.  En  effet,  s'autoriser 
de  l'intérêt  tout  social  que  la  multitude 
accorde  à  telle  idée  de  religion,  de  poli- 
tique, etc.,  prise  en  elle-même  et  dans  le 
secours  de  la  vie  extérieure,  et  trans- 
porter cet  intérêt  dans  le  domaine  de  l'Art 
pour  s'en  servir  comme  d'un  adjuvant  à 
la  Valeur  propre  d'un  travail  poétique, 
c'est  baser  la  Poésie  sur  une  émotion 
étrangère  à  elle-même  et,  risible  artiste, 
lui  manquer  de  respect  en  lui  offrant  des 
secours  dont  elle  n'a  que  faire.  C'est  dire  : 
«  Vous  le  voyez  !  je  suis  une  âme  sen- 
sible ;  ayez,  par  conséquent^  de  la  bien- 
veillance pour  mes  vers,  à  cause  de  la 
droiture  et  de  la  bénignité  qu'ils  expri- 
ment et  qui  correspondent,  —  j'en  suis 
sûr,  —  aux  qualités  que  vous  avez,  mon 
cher  lecteur.  )>  C'est  la  rougeur  au  front 
que  j'écris   ces  lignes  ;  rien  que  d'y  pen- 


A    PROPOS    D  UN    LIVRE  295 

ser  donne  le  malaise  et  le  froid  le  plus 
gênant. 

Eh  bien  !  si  nous  considérons,  par 
exemple,  les  Fleurs  nu  mal  sous  ce  crité- 
rium, nous  ne  devons  pas  varier  notre 
justice.  —  Sachons  lire  !  M.  Charles  Bau- 
delaire ne  tire  pas  secours  de  son  sujet  pris 
dans  les  notions  convenues  !  Il  regarde, 
et  les  impudicités  se  débattent  (ironie 
féroce  !)  sous  les  étreintes  de  son  idéal, 
comme  les  vers  de  terre  sous  les  antennes 
du  scolopendre. 

Un  autre  préjugé,  —  le  mot,  cette  fois, 
paraît  avoir  un  sens,  —  assez  en  vogue, 
au  dire  dîme  majorité  sensée,  —  c'est 
celui  de  V inspiration. 

L'inspiration  n'est  autre  chose  que  le 
libre  développement  d'une  aptitude  innée 
vers  le  beau  idéal  ;  c'est  une  bosse  qui 
grossit  ;  pour  être  sur  une  montagne,  il 
faut  être  parti  de  terre  et  avoir  monté 
péniblement  la  montagne  ;  de  même,  pour 


296  FRAGMENTS    INEDITS 

être  élevé  réellement,  il  faut  avoir  gravi 
un  à  un  les  degrés  dont  cette  élévation 
n'est  que  la  somme.  Le  Génie,  c'est  l'ap- 
plication passionnelle,  la  résultante  d'une 
organisation  saine  et  laborieuse,  la  pleine 
possession  de  soi-même.  Eh  !  que  vou- 
drait-on qu'il  fût  de  plus  que  cela  ?  Si  tel 
homme  naissait  génie,  avec  la  science  in- 
fuse, comme  les  petits  bramahs,  ce  serait 
une  monstruosité,  une  privation  de  tout 
mérite,  une  animalité  déplorable.  L'a- 
beille, le  castor,  la  fourmi,  etc.,  font  des 
choses  merveilleuses,  mais  ils  ne  font  que 
cela  et  n'ont  jamais  fait  autre  chose  :  ils 
naissent  avec  le  summum  de  leur  déve- 
loppement moral  ;  ils  n'hésitent  pas.  Le 
géomètre  ne  saurait  introduire  une  seule 
case  de  plus  dans  une  ruche  d'abeilles,  et 
la  forme  de  cette  ruche  est  celle  même 
qui,  dans  le  moindre  espace,  peut  contenir 
le  plus  de  cases,  etc.  L'animal  est  exact  : 
sa  naissance  lui  confère  avec  la  vie   cette 


( 


A    PROPOS    D  UN    LIVRE  297 

fatalité  ;  l'homme,  au  contraire,  est  essen- 
tiellement indéterminé  :  il  hésite,  d'une 
manière  toujours  ascensionnelle,  tou- 
jours approximative,  vers  son  idéal  *  ! 
Ce  qui  fait  le  fond  de  ses  plus  sublimes 
espérances,  ce  qui  allume  sur  son  front 
la  lueur  de  l'immortalité,  c'est  précisé- 
ment le  sentiment  de  cette  gravitation. 
En  un  mot,  l'homme  sent  qu'il  n'est 
pas  fini  ! 

Vis-à-vis  de  ces  pensées,  on  conçoit  que 
«  l'inspiration  »  est  une  parole  qui  sent 
son  bourgeois  moderne  de  plusieurs 
milles.  On  est  si  instinctivement  convaincu 
de  sa  nullité  qu'on  n'ose  la  prononcer  que 
tempérée  par  un  demi-sourire,  c'est-à- 
dire  presque  comme  une  insulte  et  avec 
un  air   de  protection  bienveillante.    L'ar- 

I.  L'idéal,  suivant  Gottlieb  Fichte,  est  :  «  ce  qui 
doit  toujours  être  réalisé,  mais  en  même  temps  ce 
qui  ne  peut  jamais  l'être,  sous  peine  de  cesser 
d'être  ce  qu'il  doit  être,  c'est-à-dire  de  cesser 
d'être  l'idéal.  »  (Note  de  Villiers  de  l'Isle-Adam.) 


2g8  FRAGMENTS    INEDITS 

tistè  devient  SOUS  ce  mot  une  sorte  de  si- 
bylle sur  le  trépied,  quasi  inconsciente  de 
la  signification  de  ses  chants,  ou.  pour 
mieux  dire,  une  machine  de  Vaucanson. 
Il  suffirait  au  premier  venu  de  criera  tout 
hasard  :  «  Deus  !  ecce  Deus  !  »  pour  ré- 
duire Il  l'humilité  les  fatigues  sacrées  et 
les  longs  travaux  d'un  véritable  poète  ;  et 
quand  l'expérience  prouve  la  supercherie 
de  l'Inspiré,  ceux  qui  cro3"aient  en  lui 
nomment  cette  découverte  :  «  la  désil- 
lusion. »  Le  vulgaire  voudrait  voir  les 
gens  nés  coiffés  de  divinité.  Chose  étrange  ! 
L'homme  de  génie  lui-même  n'aime  sou- 
vent pas  à  être  sincère  sur  ce  point.  Il  se 
complaît  quelquefois  dans  l'ovation  faite 
aux  puissances  supérieures  dont  il  veut 
bien  paraître  le  représentant  et  le  man- 
dataire, il  s'applaudit  de  cette  distinction 
sans  s'apercevoir  qu'elle  lui  assigne  une 
place  au-dessous  des  gens  ordinaires  et 
inférieurs,  qui  ont  au  moins  le  mérite  de 


\ 


A    PROPOS    D  UN    LIVRE  ^99 

leur  développement,  si  peu  qu'il  soit.  Mais 
comme  il  rit  dans  sa  barbe  de  sa  petite 
comédie  î 

Est-ce  que  la  Pensée  commet  de  ces 
injustices  ?  Il  en  est,  d'habitude,  des 
fanatiques  de  l'Inspiration  quand  môme 
comme  de  ceux  qui.  disent  :  «  Voilà  de 
beaux  vers  :  mais  où  est  Vidée  ?  Quel  est 
le  but  de  l'auteur  ?  »  sans  songer  que  leurs 
paroles  contiennent  leur  propre  négation. 
Car,  si  les  vers  sont  beaux,  ils  contiennent 
au  moins  Vidée  de  la  beauté  :  ce  qui  est 
déjà  quelque  chose  au  point  de  vue  de 
l'art,  à  ce  qu'il  semble  !  et,  pour  le  sur- 
plus, on  peut  ajouter  ce  mot  de  Franklin  : 
«  Il  est  bien  difficile  à  un  sac  vide  de  se 
tenir  debout.  » 

Voilà  donc,  pour  un  grand  nombre 
d'esprits  éclairés,  la  première  formule 
générale  de  l'Art  considéré  en  lui-même. 
Je  suis  loin  d'accepter  sans  réserves 
d'aussi    spécieuses  affirmations  ;  mais  ce 


300  FRAGMENTS    INEDITS 

n'est  pas  ici  le  moment  de  les  discuter. 
J'expose,  je  n'impose  pas.  Il  fallait  signa- 
ler ce  critérium  et  l'élucider  de  cette  ma- 
nière pour  aborder  consciencieusement  la 
critique  du  livre  de  M.  Mendès,  car  ce 
livre  *  est  écrit,  —  sauf  erreur,  —  à  ce 
point  de  vue,  et  rien  qu'à  ce  point  de  vue. 


I.  Philomèla,  livre  lyrique  (Paris,  i863). 


SUR   UNE    PIÈCE  30I 


SUR  UNE  PIÈCE  D'AUGIER 


D 


EUX  amants. 


Survient  le  grand  séparateur  social.  — 
le  père,  —  que  l'on  appelle,  je  crois,  père 
noble^  en  termes  consacrés,  chez  les 
marionnettes. 

Faut-il  continuer  ? 

Non,  évidemment. 

Ainsi,  laissons  de  côté  cette  intrigue^. 


Les  vers  de  cette  comédie  étant  écrits 
suivant  une  esthétique  qui  me  semble 
une  des  espiègleries  les  plus  amusantes  de 
notre  grand  siècle,  je  m'abstiendrai  de 
toute  appréciation  à  leur  égard.  Le  Public 
pleure Qïi  les  entendant;  c'est  tout  ce  qu'il 

î.  Paul  Forestier  d'E.  Augier  (1868), 


302  FRAGMENTS    INÉDITS 

faut,  —  et  c'est  là  le  gage  parfait,  selon 
l'opinion  moderne,  de  la  beauté  d'une 
oeuvre.  Ayant  le  malheur  d'avoir  une  con- 
fiance médiocre  en  l'infaillibilité  des 
glandes  lacrymales  et  des  digestions  pé- 
nibles, touchant  l'Art  éternel,  les  sanglots 
étouffés  qui  partent  des  baignoires,  les 
foulards  interrupteurs  et  autres  crité- 
riums actuels  du  sublime,  m'ont  toujours 
—  (qu'on  me  plaigne  I)  —  fait  lever  le 
cœur.  Ainsi  laissons  cela  de  nouveau. 


Quant  à  la  pièce,  elle  contient,  vrai- 
ment, plusieurs  scènes  admirablement 
jouées,  et  deux  ou  trois  décalques  photo- 
graphiques de  la  simple  nature. 

La  Nature  avant  tout.  Il  est  bon  que  le 
spectateur  voyant  un  homme  passçr  dix 
minute^  à  dire  :  «  Donnei-moi  mon  pa^ 
letot  »,  ou  :  «  Je  boucle  ma  valise  »,  s'écrie  : 


SUR    UNE    PIECE  3o3 

«  Comme  c'est  naturel  !  Vivent  les  poètes  !  » 
Ainsi  oublions,  derechef,  toute  discussion 
stérile  sur  un  principe  aussi  flatteur. 

Une  seule  scène  est  d'un  écrivain,  dans 
ce  mélodrame  :  c'est  la  grande  scène  du 
troisième  acte. 

Quant  au  reste  de  l'action,  j'ai  eu  l'hon- 
neur de  n'y  rien  comprendre,  et  il  est  inu- 
tile de  faire  partager  au  lecteur  cette 
manière  de  voir.  __  j^^  çj^^^^  ^^^  P^^.^  ^J^ 

triste  mélange  de  criailleries,  de  banalités 
et  de  puérilités  inconcevables.  Mais  je 
livre  cette  appréciation  avec  la  plus  grande 
humilité  ;  je  suis  un  fort  mauvais  juge  de 
ces  sortes  de  pièces.  Etant  donné  leur  hori- 
zon, je  ne  distingue  plus,  au  bout  de  dix 
minutes,  les  personnages  les  uns  des 
autres  ;  et  il  3^  a  des  moments  où  je  con- 
fonds M.  Got  avec  Madame  Lafontaine. 

* 
♦  ♦ 

Une  seule  impression  domine  certains 


304  FRAGMENTS   INÉDITS 

esprits  au  dénouement  de   la   pièce.  C'est 
celle   que    cause   le   vénérable  père  noble. 

Le  drôle  ferait  rougir  d'être  au  monde. 

Je  ne  connais  pas  de  dégoût  comparable 
à  celui  que  m'inspirent  ses  cheveux  blancs. 
C'est  vraiment  le  monstre,  le  bourreau 
oiseux,  l'Ennemi,  celui  qui  mérite  la 
mort  et  le  haussement  d'épaules. 

Quelle  infernale  et  Suffisante  caricature  ! 
Comme  il  parle  de  Dieu,  de  vertu,  d'hon- 
nêteté, de  dévouement,  des  lois  sociales!... 
Comme  il  attendrit  la  foule  ! 

Un  jour,  quand  on  sera  revenu  des  dis- 
cussions théâtrales  avec  ces  types,  lors- 
qu'on verra  clair  au  fond  de  cette  sorte  de 
gens  honorables,  —  on  sera  bien  étonné  ;  au 
lieu  de  sangloter  sur  leurs  sages  maximes,  si 
émues  et  si  judicieuses,  on  leur  préférera 
celles  de  Desrues,  l'empoisonneur,  comnie 
plus  efficaces  et  plus  humaines, 


VERS  3o5 


VERS 


GOG 


Ce  fut  donc  au  logis  de  cet  homme  qu'un  soir 
Quelqu'un  frappa. 

Ce  juif  ouvrit  —  et  l'on  put  voir 
Briller  les  piques  dans  le  sentier. 

—  «  La  milice, 
«    Pensa-t-il,   mène   encore    quelque    esclave    au 

[ïupplice.  )) 
Le  couchant  s'allumait  dans  les  cieux  meurtriers 
Et  rougissait  au  loin  les  maigres  oliviers, 
Baignant  le  Golgotha  de  sang  et  de  lumière. 
Une  troupe  d'enfants  cheminait  la  première  : 
Ils  criaient  !  Ils  voulaient  voir  prendre  les  voleurs  ; 
Puis  venaient  des  soldats  ;  puis  des  femmes,   en 

[pleurs. 
Seul,  dans  l'herbe  pierreuse,  au  versant  des  ravines, 
Chargé  d'une  croix  lourde, et  le  front  ceint  d'épines, 
Un  homme  apparaissait  tombé  sur  les  deux  mains. 
Autour  de  lui  riaient  les  cavaliers  romains, 

so 


3o6  fragmp:nts  inédits 

Et  le  centurion  qui  commandait  l'escorte, 
La  lance  au  poing,  cria,  debout,    devant  la  porte  : 
«  Simon  !  viens  nous  aider  à  relever  la  croix 
«  Du  roi  des  juifs,  tombé  pour  la  troisième  fois  ! 
«  La  côte  est   rude  ;    un  coup  d'épaule  !  Il   faut 

[qu'il  meure 
«  Et  soit  mis  au  sépulcre  avant  la  sixième  heure  I  » 
Un  grincement  de  dents  retentit,  bref  et  dur, 
Dans  l'angle  que  faisait  la  porte  avec  le  mur. 
Simon,  sans  s'émouvoir  de  ce  bruit,  dit  : 

—  «  Silence, 
Gog  !  » 

Le  soldat  reprit,  appuyé  sur  sa  lance  : 
«  —  Est-ce  que  tu  n'es  pas  un  portefaix  ?  » 

—  «  Je  suis 
«  Gela  précisément  !  dit  l'homme  :  et  je  te  suis .   » 

1879. 


VERS  3o7 


AVE.  MATER  VICTA 


Et  ils  placèrent  des  gardes  autour 
du  Tombeau. 

(Nouveau  Testament.) 


COMME  le  juste,  en  croix  sur  le  mont  solitaire. 
Tomba  trois  fois  sur  les  genoux 
Avant  de  se  dresser  et  de  saisir  la  Terre 
Entre  ses  bras  puissants  et  doux, 
Patrie  au  flanc  blessé,  tu  bénis  dans  l'aurore 

Tes  fils  tombés  sans  voir  ton  jour  ; 
De  leur  dernier  baiser  ton  vieux  sol,  rouge  encore. 
Fume  de  lumière  et  d'amour  !... 

Gloire  à  toi,  grand  Pays  où  l'Avenir  se  fonde  ! 
Tes  destins  sont  plus  hauts  que  ton  adversité  : 
Tu  tiens  l'ardent  flambeau  dont  s'éclaire  le  monde, 
Celui  qui  meurt  pour  toi  meurt  pour  l'Humanité  ! 

Toi  qui  donnas  ton  sang,  ton  or  et  tes  merveilles 
Sans  récompense  et  sans  repos,  [meilles  !... 

Ils  t'ont  mise  au  sépulcre,  ô  France,  et  tu  som- 
Nul  n'a  vengé  tes  saints  drapeaux  ! 


3o8  FRAGMENTS    INÉDITS 

Mais  on  épie  en  vain  les  sursauts  de  ta  pierre, 

Tu  la  rompras  de  ton  essor  !... 
Quand  l'ombre  veut  tenir  au  tombeau  la  Lumière, 

Pâques  sonne  ses  cloches  d'or  ! 

N  ous  reforgeons  sans  trêve,  au  mépris  des  alarmes, 

Ton  vieux  glaive  aux  bons  lendemains. 
Vois  tes  enfants  nouveaux,  froids  sous  leurs  jeunes 

Impatients  des  clairs  chemins  !...      [armes, 
Le  soc,    depuis  longtemps,    chasse    l'airain   des 

[bombes. 

Les  champs  sont  prêts  pour  le  soleil  : 
Si  d'âpres  voix,  au  loin,  disent  que  tu  succombes, 

CouvronS'les  d'un  cri  de  réveil. 

Ressuscite  !...  La  foi  t'anime,  auguste  France  1 

Debout  !  Ton  astre  est  imm.ortel  !.,. 
Mais  déjà  lu  renais  !  C'est  l'aube  d'espérance  !... 

Plus  de  fleurs  de  deuil  sur  l'Autel  ! 
Le  souci  du  devoir  bannit  dans  les  ténèbres 

Les  noirs  souvenirs  de  la  nuit. 
Adieu,  tambours  voilés  !  Adieu,  lauriers  funèbres. 

Le  clairon  sonne,  le  jour  luit  I 

Gloire  a  toi  !  grand  Pays  ou  l'Avenir  se  fonde  ! 
Tes  destins  sont  plus  hauts  que  ton  adversité  : 
Tu  tiens  l'ardent  flambeau  dont  s'éelaire  le  monde. 
Celui  qui  meurt  pour  toi,  meurt  pour  l'Humanité  ! 

1877. 


VERS  309 


u 


TARENTELLE 


NE  flûte  dit  :  C'est  l'été  ! 
Viens,  la  joie  émeut  nos  poitrines  ; 
Mets  ton  poing  blanc  sur  le  côté 
Comme  font  les  Transtévérines 

Epis   et  bleuets  à  demain  ! 

Donne  ta  main. 
Tout  souci  n'est  que  bagatelle  ! 
Moissonneurs,  dansons  en  chemin 

La  Tarentelle 

Sur  les  gerbes  penchée  encor  ? 
—  Fleur  des  sillons,  faneuse  brune. 
Les  champs  fument  dans  le  ciel  d'or. 
Jette  ta  faucille  importune  î 

Sur  ton  coude,  d'un  coup  charmant 
Que  le  tambourin  roule  et  sonne  1 
Laisse  tes  nattes  follement 
Jouer  autour  de  ta  personne... 


3lO  FRAGMENTS    INÉDITS 


JE  M'ENVOLERAI 


E  m'envolerai  dans  les  profondeurs  ! 
Je  fuirai  la  vie  et  ses  lois  moroses  ! 
Et  je  cueillerai  d'immortelles  roses 
Loin  de  vos  hideurs. 

Je  m'élancerai  vers  vous,  ô  silences  ! 
L'oubli  loin  d'ici  m'attend,  vaste  mer, 
—  Pour  mon  cœur  percé  de  vieux  coups  de 
Plus  rien  n'est  amer.  [lances, 

Je  m'envolerai,  moi  l'oiseau  sauvage, 
Vers  tant  de  pays  ignorés  de  tous, 
Car  l'indifférence  est  le  seul  hommage 
Dont  je  suis  jaloux. 


NOTE  BIBLIOGRAPHIQUE 


NOTE  BIBLIOGRAPHIQUE 


Nouveaux  Contes  Cruels.  —  Sur  les  huit 
contes  de  la  première  édition  (1888,  Librairie 
illustrée),  sept  parurent  cette  même  année  1888  : 
là  Torture  par  l'espérance,  les  Amies  dé 
pension,  TEnjeu,  Sœur  Natalia,  l'Incom- 
prise, dans  le  Gil  Blas  ;  l'Amour  du  naturel, 
dans  le  Figaro;  le  Chant  du  Coq,  dans  la 
Revue  Libre. 

Villiers  de  l'Isle-Adarn,  redoutant  que  son  édi- 
teur n'accompagnât  le  volurne  d'illustrations,  dans 
le  dessein  de  justifier  sa  firme,  spécifia  qu'il  refu- 
serait toute  gravure.  Deux  ans  auparavant,  il  avait, 
en  effet,  éprouvé  lirt  violent  mécontentement,  lors 
de  la  mise  en  Vente  d'Un  autre  recueil  de  contes, 
rA7ndUr  suprême,  lequel  avait  été  «  orné  n  de 
têtes  de  chapitre  vulgaires.  On  ne  lira  pas  sans 
intérêt  là  curieuse  protestation  rédigée,  à  ce  pro'- 
pos,  par  Villiers.  Elle  touche  à  plusieurs  sujets.  La 
voici  : 

M.  £+**,  éditeur,  place  des  Vosges,  doit  faire 
paraître  aujourd'hui  lundi,  un  de  mes  livres,  inti- 
tulé l'Amour  suprême. 


3  14  NOTE    BIBLIOGRAPHIQUE 

Je  m'oppose  à  la  mise  en  venté  de  ce  livre,  et  j'en 
réclame  la  saisie  che^  M.  £***  pour  les  motifs 
suivants  i 

1°  Ce  volume  (ainsi  que  je  suis  en  mesure  de  le 
prouver  au  tribunal)  contient  trois  nouvelles  de  plus 
que  celles  consenties  par  moi.  Je  ne  sais  en  vertu  de 
quel  droit  M.  J5***  s'en  est  accordé  la  propriété 
{C'est  un  jeune  homme,  et  qui  vient  d'acheter  la 
maison  d'édition  oîi  il  s'est  installé). 

2°  Diverses  illustrations  ont  été  faites  en  ce  livre, 
sans  m'avoir  été  soumises  et  même  contre  mon  gré. 
Presque  toutes  sont  de  nature  à  nuire  pour  plu- 
sieurs raisons  sérieuses  [celle,  par  exemple,  d'es- 
compter  tout  l'intérêt  que  peut  offrir  V  «  inconnu  » 
d'une  nouvelle,  en  le  présentant  immédiate- 
ment, en  un  dessin,  sous  les  yeux  du  lecteur, 
—  lequel  dès  lors,  perdant  toute  curiosité  possi- 
ble, ne  s  intéresse  plus)  ;  —  etc.,  etc.,  —  plu- 
sieurs mêmes  travestissent  les  nouvelles  qu'ils 
semblent  commenter,  et  d'une  façon  ridicule. 

3o  Aucun  bon  à  tirer  d'aucune  nouvelle  n'a 
été  donné  par  moi.  Aucune  deuxième  épreuve  ne 
m'a  été  soumise,  —  et  l'on  a  tiré,  imprimé,  illus- 
tré, etc.,  sans  me  communiquer  même  une 
seule  épreuve  des  trois  Nouvelles,  que  l'on 
s'est  appropriées  sans  droit. 

40  Les  fautes  d'impression,  depuis  la  première 
ligne  du  livre  jusqu'à  la  dernière,  sont  telles  que 
cela  finit  par  nuire  même  à  la  considération  litté- 
raire d'un   auteur.  C'est  simplement   une  dérision. 


NOTE    BIBLIOGRAPHIQUE  3l5 

5o  En  ne  me  communiquant  pas  d'épreuves  de 
plusieurs  Nouvelles,  en  lésant  ainsi  mon  droit  et 
mon  devoir  d'auteur,  M.  £***  m'a  également  privé 
de  mon  droit  de  dédicace  de  ces  nouvelles,  de  telle 
sorte  que,  les  ayant  promises,  il  se  trouve  qu'il  me 
fait  manquer  à  ma  parole,  en  me  pillant  et  en 
m'imprimant  sans  mon  consentement. 

6»  M.  B***,  par  des  lettres  successives  que  fai 
collectionnées,  ne  vi'a  jamais  donné  plus  de  24  heu- 
res pour  corriger  les  premières  épreuves  des  quatre 
nouvelles  sur  treize  qu'il  m'a  envoyées  ;  il  me 
menaçait  dans  ses  lettres  de  donner  le  bon  à  tirer 
pour  une  heure  de  retard,  alors  que  j'ai  droit  de 
donner  ce  bon  à  tirer  et  que  l'imprimeur  qui  lui  a 
obéi  {savoir  M.  M***')  est,  lui-même,  responsable 
d'avoir  agi,  comme  l'éditeur,  au  mépris  des  lois  de 
la  presse  les  plus  élémentaires.  —  J'intente  donc 
une  action  contre  l'un  et  l'autre,  et,  pour  me  couvrir, 
tout  d'abord,  du  dol  qui  m'est  causé  par  la  tiiise  en 
vente  de  ce  livre,  je  le  saisis  simplement.  —  Comte 
de  Villiers  de  l'Isle-Adam. 

Nouveaux  Contes  Cruels  et  Propos  d'An 
Delà.  —  Cinq  derniers  contes  et  des  pages  iné- 
dites, réunis  sous  le  titre  de  Propos  d'Au  Delà  que 
Villiers  réservait,  dès  1887,  parmi  ses  œuvres  à 
paraître,  complétèrent  cette  réédition  (Caïman 
Lévy,  1893).  Le  Gil  Blas  avait  donné  l'Elu  des 
rêves,  en  1888  ;  l'Universal  Review,  l'Amour 
sublime,  le  18  avril  1889  ;  le  Figaro,  le  Meilleur 


3l6  NOTE   BIBLlOGRAPHÏQtTË 

Amour,     dans   son    supplément    littéraire     du 

10  août  1889,  quelques  jours  avant  la  mort  de 
Villiers  de  l'Isle-Adam.  Il  faut  relire  dans  les  Pro- 
7nenades  Littéraires,  Iqs  lignes  émouvantes  tracées 
par  Remy  de  Gourmont,  sur  les  instants  qui  pré- 
cédèrent l'heure  suprême.  A  Saint-Jean-de-Dieu, 
Villiers  ënumère  des  projets,  s'inquiète  de  chan- 
gements apportés  par  le  secrétariat  du  «  Supplé- 
ment littéraire  »,  à  son  manuscrit  du  «  Meilleur 
Amour  »  ;  et  il  parlait  «  bas,  las,  déjà  étreint 
par  la  mort...  .  » 

Les  autres Gontesétaient  posthumes.  Les  feuilles 
finales  appartenaient  à  un  roman,  auquel  M'^^  J. 
Gautier  et  Villiers  projetèrent  de  collaborer,  sous 
forme  de  correspondance  ;  mais  il  n'y  eut  jamais 
que  cette  première  lettre. 

C'est  Remy  de  Gourmont  qui  reconstitua  les 
Filles  de  Milton.  11  fit  suivre  le  conte  kiédit  de 
la  note  suivante  {Echo  de  Paris,  I7  février  1891)  : 

Manuscrit  inédit  de  Villiers  de  VIsle'Adam.  Cinq 
feuillets  in-fo,  dont  les  deux  derniers  écrits  sur  les 
deux  faces.  C'est  un  brouillon  tout  de  premier  jet, 
qui  né  porte  aucune  trace  de  corrections  postérieures. 

11  doit  dater  du  printemps  1 888.  Du  moins,  à  cette 
époque,  Villiers  Se  préoccupait  de  plus  amples  ren- 
seignements sur  Milton  et  sur  sa  famille.  La  copie 
est  rigoureusement  textuelle  ;  des  lignes  de  points 
séparent  différents  fragments  qui  n'ont  pas  entre 
eux  de  lien  bien  logique.  —  R.  de  Gourmont. 

Fragmenta.  —  Isabeau  de  Bavière.  Ecrites  à  la 


NOTE    BIBLIOGRAPHIQUE  3l7 

même  date  que  Hypermnestra  et  Lady  Hamilton 
{Chej  les  Passants  ;  collection  «  les  Proses  », 
Georges  Crûs,  19 14),  et  pour  cette  même  série  des 
«  Grandes  Amoureuses  »  de  l'éditeur  A.  Lacroix, 
Villiers  a  extrait  de  ces  pages  le  «  Conte  cruel  », 
la  Reine  Ysabeju.  Elles  attestent  ses  recherches 
en  vue  du  Mémoire  destiné  à  disculper  Jean  de 
Villiers,  au  cours  du  procès  intenté,  en  1876,  aux 
auteurs  de  «  Perrinet  Leclerc  »,  et  la  préparation 
du  livre  :  Documents  sur  les  règnes  de  Charles  VI 
et  Charles  VII,  annoncé  pendant  de  nombreuses 
années. 

Les  notes  sur  Philomela  et  Paul  Forestier  furent 
insérées  dans  \q.  Revue  nouvelle  (lo»  décembre  i863) 
et  dans  la  Revue  des  Lettres  et  des  Arts  (2  février 
1868),  dont  Villiers  de  l'Isle-Adam  était  rédacteur 
en  chef.  La  représentation  de  la  pièce  d'Emile 
Augier  avait  eu  lieu  sur  la  scène  du  Théâtre 
français^  le  25  janvier  1868.  Gog  est  le  fragment 
d'un  poème,  non  retrouvé,  porté  au  verso  du  faux- 
litre  de  l'édition  originale  du  Nouveau  Monde  ;  de 
cette  époque,  également,  ^ve, /na/er,  imprimé  avec 
le  sous-titre  :  «  Hymne  français  »,  par  un  petit 
journal  d'alors,  le  Parnasse  (i«'"  juillet  1877)  ;  le 
manuscrit  de  Tarentelle  recelé  l'indication  :  «  A 
coUationner  ». 

On  pourrait,  en  complément  à  cette  bibliogra- 
graphie  fragmentaire,  ajouter  un  article  de  Villiers 
sur  le  générai  Margueritte.  La  Mort  d'un  héros 
{Figaro,    12  avril    1884)     retrace    la   carrière    du 


3l8  NOTE    BIBLIOGRAPHIQUE 

général  : 

A  Fresnes-en-Wœvre,  chef -lieu  du  canton  où  est 
né  le  général  Margueritte,  la  statue  du  glorieux 
soldat,  le  plus  jeune  général  de  l'armée  française, 
tombé  à  Sedan,  sera  inaugurée  en  juillet  prochain. 
Sur  la  demande  du  convnandant  Rogier,  la  sous- 
cription, autorisée  par  VEtat  qui  a  fourni  le  métal 
de  ce  monument,  et  subventionnée  par  la  foule,  a 
été  couverte  avec  un  pieux  enthousiasme.  Arabes  et 
Français  se  sont  souvenus,  ensemble  cette  fois,  du  bon 
organisateur,  du  chef  loyal  et  intrépide.  Le  bronze 
a  été  commandé  au  sculpteur  Lefeuvre.  Il  représente 
le  général  Margueritte  au  moment  de  la  blessure, 
tendant  l'épée  ve/'s  l'ennemi,  et  soutenu  par  un  chas- 
seur d'Afrique  dont  le  bras  lui  entoure  la  taille, 
dont  le  genou'lui  maintient  la  jambe. 

Le  groupe  est  d'une  mâle  et  grave  beauté.  Le 
piédestal,  haut  de  six  mètres,  taillé  dans  le  marbre 
des  Vosges,  retracera  dans  ses  bas-reliefs  des  épi- 
sodes de  la  vie  militaire,  terminée  à  quarante-neuf 
ans,  de  ce  défenseur  du  sol  français. 

A  grands  traits,  Villiers  marque  les  états  de 
service  du  général  Margueritte,  puis  vient  le  récit 
de  sa  mort,  d'après  un  manuscrit  (publié  depuis, 
en  brochure),  de  son  fils,  M.  Paul  Margueritte, 
«  qui  a  su  consacrer  à  la  mémoire  de  son  père 
des  pages  d'un  style  à  la  fois  simple,  précis  et 
touchant  ».  Et  Villiers  termine  : 


NOTE    BIBLIOGRAPHIQUE  BlQ 

Le  lendem.lin,  les  plus  grands  honneurs  furent 
rendus  à  sa  dépouille  mortelle  par  le  duc  d'Ossona,  le 
général  Thieb.iud  et  les  officiers  de  l'armée  belge 
présents  à  Beauraing. 

Margueritte  avait  adopté,  pour  sa  vie,  une  devise 
austère,  digne  de  sa  belle  âme  et  qui  impressiojine 
comme  un  appel  de  l'exil  :  Duc  in  altum  !  Vers  la 
haute  mer. 

Plus  tard,  par  les  soins  de  la  veuve  et  des  enfants 
qui  eurent  souci  de  son  dernier  sommeil,  son  cercueil 
fut  transporté  en  Algérie,  terre  de  sa  bonne  œuvre 
et  de  sa  première  blessure. 

Maintenant,  il  dort  là,  sur  le  versant  d'une  colline 
brûlée,  le  jour  par  le  soleil  —  et  dont  le  silence 
n'est  troublé,  la  nuit,  que  par  le  rugissement  loin- 
tain des  lions. 


TABLE 


NOUVEAUX  CONTES  CRUELS 

LES  AMIES    DE     PENSION 7 

LA  TORTURE  PAR  l'eSPÉRANCE 22 

SYLVABEL 36 

l'enjeu 5o 

L'rNCOMPRISK 64 

sœur  natalia 77 

l'amour   du    naturel 85 

le  chant  du  coq i08 


PROPOS  D'AU   DELA 

l'élu     des  RÊVES 125 

MAITRE    PIED iZ'J 

l'amour    sublime i57 

LE    MEILLEUR     AMOUR 186 

LES    FILLES   DE  MILTON 202 

ENTRE    l'ancien     ET     LE    NOUVEAU.       ....  219 

FRAGMENT   DE      ROMAN 25o 


322  TABLE 


FRAGMENTS   INEDITS 

ISABEAU    DE    BAVIÈRE 203 

TRENTE   TÊTES  SUR  LA  PLANCHE 282 

A    PROPOS  d'un     livre 288 

SUR     UNE    PIÈCE 3oi 

VERS  : 

Gog 3o3 

Ave,  mater  victa .  3o7 

Tarentelle 309 

Je   7n' envolerai Sic 

NOTE   BIBLIOGRAPHIQUE 3i3 


2W3   Ul 


Poitiers.  -  Société  fransaise  ci'irflprimsrie. 


BJBLIOTHECA 


La   Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Echéance 

Celui    qui    rapporte    un    volume 
après     la     dernière     date     timbrée 
ci-dessous  devra  payer  une  amen- 
de de  cinq  cents,  plus  deux  cents 
pour   chaque   jour   de   retard. 

The  Library 
University  of  Ottawo 

Date    due 

For  failure  to  return  a  book  on     1 
or    before    the    last    date    stamped     1 
below  there  will   be  a  fine  of  five     1 
cents,  and  an  extra  charge  of  two     1 
cents  for  each  odditionai  day.           1 

• 

CE 


a39003  0039368^456 


CE  PQ   2476 
.V4N6  1919 
COC   VILLIÈRS 
ACC#  1228571 


DE   NOUVEAUX  CCN 


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