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lOUVEAUX CONTES CRUELS
PROPOS D'AU DELA
DU MEME AUTEUR
AUX ÉDITIONS GEORGES GRES ET c'^ :
Axel. (Collection o Les Maîtres du Livre ».)
{Épuisé.)
Le Nouveau Monde.
Chez les Passants. (Collection « Les Proses ».)
Elen. (Collection le « Théâtre d'Art ».)
Droit» de reproduction, de traduction et d'adaptation réserves
pour tous pays.
VILLIERS DE L'ISLE-ADAM
Nouveaux
>ontes Cruels
ET
Propos d'au delà
NOUVELLE EDITION, SUIVIE DE FRAGMENTS INEDITS
EDITIONS GEORGES GRES ET C'^
2 1, RUE HAUTEFEUILLE, PARIS
MCMXIX
^èUOTHECA
2l<>3
\^^
IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE :
Vingt-six exemplaires sur vergé d'Arches,
(dont six hors commerce), numérotés.
' (/v /Vé
NOUVEAUX CONTES CRUELS
LES AMIES DE PENSION
A Monsieur Octave Mans.
Rien ne sert de rien. — Et,
d'abord, il n'y a rien. Cependant
tout arrive : — nnais cela est in-
différent !
THÉOPHILE GAUTIER.
FILLES de gens riches, Félicienne et
Georgette furent insérées, tout en-
fants, en ce célèbre pensionnat tenu par
mademoiselle Barbe Desagrémeint.
Là, — bien que les dernières gouttes de
lait du sevrage transparussent encore sur
leurs lèvres, — une conformité de vues,
touchant les riens sacrés de la toilette, les
unit, bientôt, d'une amitié profonde. Leurs
âges similaires, leur charme de même
genre, la parité d'instruction sagement
restreinte qu'elles reçurent ensemble ci-
s NOUVEAUX CONTES CRUELS
méritèrent ce sentiment. — D'ailleurs, ô
mystères féminins ! tout de suite, h tra-
vers les brumes de l'âge tendre, elles
s'étaient reconnues d'instinct, comme ne
pouvant se porter ombrage.
De classe en classe, elles ne tardèrent
pas à notifier, par mille nuances de main-
tien, l'estime laïque d'elles-mêmes qu'elles
tenaient des leurs : le seul sérieux avec
lequel elles absorbaient leurs tartines, au
goûter, l'indiquait. En sorte que, presque
oubliées de leurs proches, elles atteigni-
rent, à peu près simultanément, la dix-
huitième année, sans qu'aucun nuage eût
jamais troublé l'azur de cette sympathie,
— que, d'une part, solidifiait l'exquis terre
à terre de leurs natures, et que, d'autre
part, idéalisait, s'il se peut dire, leur
« honnêteté » d'adolescentes.
Soudainement, la Fortune ayant con-
servé son déplorable caractère versatile et
rien n'étant stable ici-bas, même dans les
LES AMIES DE PENSION 9
temps modernes, l'Adversité survint. Leurs
familles, radicalement ruinées, en moins
de cinq heures, par le Krach *, durent les"
retraire, à la hâte, de la maison Desagré-
meint, — où, d'ailleurs, l'éducation de ces
demoiselles pouvait être considérée comme
achevée.
On essaya, tout aussitôt, de les marier,
comme suprême ressource, par voie d'an-
nonces, la seule risquable, sans trop de fo-
lie, en cette disgrâce. On dut vanter, en
typographie adamantine, leurs « qualités
du cœur», le piquant de leurs figures, le
montant de leur gentillesse, leurs tailles,
même leurs goûts réfléchis, leurs préfé-
I. Illustre faillite de quinze à seize cents mil-
lions, qui eut lieu, en France, vers 1884 ou i885,
— et dont le héros déclara, devant la Cour d'as-
sises (ceci avec d'incontestables preuves à l'appui),
n'avoir aucune idée touchant les plus élémentaires
notions de banque ni d'arithmétique Ce qui ex-
plique, outre mesure, l'empressement des gens
dits de sens commun à lui avoir confié des capi-
taux,
lO NOUVEAUX CONTES CRUELS
rences pour l'intérieur : on alla jusqu'à
imprimer qu'elles n'aimaient que les vieil-
lards, — Nul parti ne se présenta.
Que faire ?... « Travailler?... » Cliché peu
persuadeur — et de pratique malaisée !...
Une tendance portait, il est vrai, Geor-
gette vers la confection ; quelque chose,
aussi, eût poussé Félicienne vers l'ensei-
gnement ; — mais il eût fallu l'introu-
vable ! savoir ces premiers débours d'outil-
lage, d'installation, — débours que (tou-
jours vu cette friponne d'Adversité !) leurs
parents ne pouvaient plus avancer qu'en
rêve ! De guerre lasse, toutes deux, ainsi
qu'il arrive trop souvent dans les grandes
villes, s'attardèrent, un même soir, tout
à coup, — jusqu'au lendemain midi et de-
mi.
Alors, commença la vie galante, —
fêtes, plaisirs, soupers, amours, bals,
courses et premières ! L'on ne voyait plus
ses familles que pour leur offrir de petits
LES AMIES DE PENSION I I
services, — par exemple, des billets de fa-
veur ; quelque argent.
En ce tourbillon de poussière dorée, et
quoique leurs occupations nouvelles les
obligeassent, par convenance, de vivre sé-
parées, Félicienne et Georgette devaient
fatalement se rencontrer ! Oui : c'était
inévitable. Eh bien, leur amitié, loin de
s'atténuer de ce changement d'existence,
s'en renforça, tout au contraire. En effet,
même au plus fort des étourdissements du
monde, on aime à se retremper, de temps
en temps, en quelque chose de pur et
d'honnête : et ce quelque chose, elles
l'obtenaient, entre elles, par le simple
échange d'un regard d'autrefois tout char-
gé des innocents souvenirs de leur Jeune
âge à l'Institution Désagrémeint; — noble
et chaste illusion dont l'inaliénable trésor
consolidait leur sympathie.
L'impression qu'elles puisaient en ce
respectif regard leur procurait, — par son
12 NOUVEAUX CONTES CRUELS
contraste, et à volonté, — un doucereux pi-
ment de mélancolie où toutes deux resa-
vouraient au moins un arrière-goût de
cette estime laïque d'elles-mêmes qui leur
était foncière ; bref, chacune en ressentait
« qu*on n'était pas les premières venues ■».
L'une et l'autre s'étaient, bien entendu,
choisi, dès le principe, ce qu'on appelle un
«ami de cœur», cette chose sacrée, sise,
en soi, plus haut que toutes questions vé-
nales. Lorsque, en effet, on a tant d'acqué-
reurs, il est si doux de se reposer, de se
ressaisir en quelqu'un de gratuit 1 C'est
d'une mode bien touchante. — A vrai dire,
Georgette, non plus que Félicienne, —
que Félicienne surtout ! — ne tenaient
guère à ces préférés, chacun d'eux n'étant,
au fond, qu'une sorte d'interlope moitié
de proxénète : — mais, tout pesé, ces deux
jeunes boulevardiers, en leur élégance
utile, conféraient à nos inséparables un
brevet de faiblesse attrayante qui en com-
LES AMIES DE PENSION I :>
plétait la séductive morbidesse. Un u ami
de cœur », en effet, rassoit, dans l'Opi-
nion, toute femme de mœurs un peu libres.
On s'entend dire : « Comment ! tu es
encoreavec un tel ? » et l'on répond : « Que
veux-tu ! je I'ai.me ! » ce qui montre
qu'après tout l'on n'est pas de bois. Entin,
r« ami de cœur » est, au moral, pour
une semi-sérieuse, ce qu'est, au physique,
u n (( jolihomme » au bras duquel on se
promène : cela fait partie de la toilette.
Or, il advint qu'une fois, — par un de
ces hasards de fins de soupers si fréquents
dans la vie brillante, — Georgette fut ac-
compagnée, au petit matin, chez elle, par
le jeune EnguerranddeTestevuyde(r((ami
de cœur » de Félicienne), et que celui-ci
ne ressortit dudit séjour qu'à l'heure du
madère, — toutes circonstances qui furent,
naturellement, relatées, le soir même, à
14 NOUVEAUX CONTES CRUELS
Félicienne, grâce à l'empressement de
quelques amies sûres.
La commotion qu'elle en ressentit se
résolut, d'abord, en une syncope. — De
retour à elle-même, elle ne dit rien : mais
sa tristesse fut grande. Elle n'en revenait
pas. Quoi 1 sa seule amie, son autre elle-
même, lui avait, sciemment, ravi — non
pas un de ces messieurs, — mais, qui ?
celui qui était sacré !... L'outrage de cette
inattendue perfidie lui semblait trop ab-
surde, trop immérité, trop méprisable
pour valoir une colère. Et puis, elle ne
pouvait s'expliquer que Georgette, même
emportée par l'essor d'un hystérique affo-
lement, se fût décidée à faire coup double
tant sur leur amitié que sur le commun
trésor de si rafraîchissants souvenirs que
toutes deux perdaient par suite d'une
brouille désormais irréparable. F'élicienne
en ressentit un vide atroce, où se noya
usqu'à l'infidélité d'Enguerrand. Renon-
LES AMIES DE TENSION 15
çant à comprendre leurs amours, elle les
consigna tous les deux à sa porte, sans expli-
cation, n'aimant pas le bruit. Et la vie con-
tinua pour elle, moins ce couple d'ombres.
Par exemple, la première fois qu'elles
se revirent au Bois, oh ! ce fut d'une froi-
deur !... Félicienne fut polaire.
Toutes deux étaient en Victoria, seules,
comme de juste, et incluses au milieu de
la file, en l'allée des Acacias.
Félicienne considéra, fixement, sans la
saluer, son ex-amie qui, chose bizarre I lui
souriait avec l'expansion charmante de
jadis. Déconcertée de l'attitude de Féli-
cienne, Georgette leva sur elle ses beaux
yeux bleus limpides, avec un air d'étonne-
ment si sincère que Félicienne en fut frap-
pée ! — Mais, devant le monde, comment
se questionner? Il fallait se tenir. Les
deux victorias se croisèrent. Ce fut tout.
On dut se retrouver encore, de temps à
autre, en différents soupers. Certes, en
l6 NOUVEAUX CONTES CRUELS
ces occasions, Félicienne laissait, moins
que jamais, transparaître son ressenti-
ment !... Cependant, Georgette, habituée
aux inflexions de voix de son amie, ne la
reconnaissait plus et semblait ne rien com-
prendre à cette réserve glaciale. — « Mais
qu'as-tu donc, Félicienne ? — Moi ? rien :
je suis comme d'habitude. » Et, décem-
ment, Georgette ne pouvait pousser plus
loin, transformer le souper en explication.
— A la longue, la vie va si vite, aujourd'-
hui, l'insoucieuse inconscience est si gran-
de, les distractions si multiples, — et l'on
était si toujours en compagnie, — que l'une
et l'autre, durant près de quatre mois, se
contentèrent de- résumer, chez soi, tous
les jours, en quelques soupirs étouffés,
suivis d'un ou de divers pleurs furtifs, le
chagrin complexe que ce subit attiédisse-
ment causait à leurs cœurs sensibles — et
que, par un nonchaloir sans nom, elles
ne se donnaient même pas la peine d'é-
LES AMIES DE PENSION I7
claircir. — Au fait, où les aurait menées
une « explication » ?
Elle eut lieu, pourtant ! — Ce fut après
une soirée de Cirque : elles se trouvaient
seules en un salon particulier de cabaret
nocturne, attendant, en silence, des mes-
sieurs qui allaient venir.
— Enfin, s'écria tout à coup Georgette
larmoyante, veux-tu me dire, oui ou non,
ce qui t'a pris contre moi ? Pourquoi me
fais-tu cette peine — dont je sais bien que
tu dois souffrir, aussi ?
— Oh ! tu peux garder ton Enguerrand,
je veux dire M. de Testevuyde ! — répon-
dit Félicienne d'un ton sec ; vrai, je n'y
tenais plus. Seulement tu pouvais choisir
mieux, — ou me prévenir qu'il te plaisait.
J'eusse avisé. On n'enlève pas un amant
de cœur à une amie !... Je ne sache pas
avoir essayé de t'enlever Melchior.
l8 NOUVEAUX CONTES CRUELS
•— Moi ! s'exclama Gèorgette avec ses
yeux de gazelle surprise ; moi, je t'ai en-
levé... et c'est là le motif...
— Ne nie pas ! murmura dédaigneuse-
ment Félicienne, — je sais. Je suis sûre,
tiens... des quatre premières nuits que
tu lui as accordées.
— Mais, tu pourrais même dire six !
répondit en souriant Gèorgette ; six en
tout, par exemple I
^-^ Vraiment 1... Et, pour un caprice de
si belle durée, tu as annulé notre ami-
tié ?.. Mes compliments !
— Un caprice ? moi ? pour ton amant ?
gémissait Gèorgette les regards au ciel.
Et tu m'as crue capable d'une telle noir-
ceur après plus de quinze ans d'amitié ?...
Mais tu es folle ! ou tu es devenue mé*
chante !
— Alors, que signifie ta conduite ? au
bout du compte ?... Te moques-tu de moi,
voyons ?
LES AMIES DÉ PENSION Î9
— Ma conduite ?... Mais, elle est toute
simple, ma conduite !... Et tu le fais ex-
près de ne pas comprendre, à la fin !
— C'est bien^ mademoiselle ! dit Féli-
cienne en se levant, très digne. Je n'aimé pas
les railleries et vous laisse le champ libre.
— Mais, cria naïvement Georgette, les
yeux en larmes, — mais... il m'a paVÊe,
MOI !...
A cette parole, Félicienne tressaillit et se
retourna : sur son joli visage, tin rayonne*-
meftt de joie subite fit comme scintiller la
veloutine.
— Hein ? s'écria-t-elle ; comment, Geor-
gette. Et tu rte me l'as pas écrit tout de
suite ?
— Dame ! pouvais-je croire que tu n'a-
vais pas deviné ? que tu me soupçonnais ?
Sâvais-je, même, pourquoi tu me battais
froid ? Demande-moi vite pardon d'avoir
pensé que je pouvais te trahir, vilaine..,
bêtê ! Et embrasse ta Georgette !
20 NOUVEAUX CONTES CRUEL»
Elle était dans les bras de son amie, qui,
maintenant, la contemplait avec tendresse.
Toutes deux échangèrent, enfin, de nou-
veau, ce regard de jadis où l'estime
laïque d'elles-mêmes s'évoquait au fort des
mille souvenirs de l'Institution Désagré-
meint.
Fière, Félicienne retrouvait son amie
toujours digne d'elle.
Un peu confuses du malentendu qui les
avait un instant désunies, elles se pres-
saient la main, l'une à l'autre, sans vaines
paroles.
Séance tenante, en attendant ces mes-
sieurs, Félicienne, ayant demandé une
carte postale ouverte, écrivit de revenir à
M. de Testevuyde, s'accusant d'avoir été
dupe de mauvaises langues. Celui-ci, qui
s'était d'abord formalisé, eut le bon goût
de ne pas tenir, une minute, rigueur à sa
chère Félicienne !... — qui, le lendemain,
vers deux heures, chez elle, ne manqua
1
LES AMIES DK PENSION 21
point de le gronder, par exemple, de son
inconduite :
— Ah ! monsieur, lui dit-elle, boudeuse
en le menaçant du doigt, — c'est donc vrai
que vous allez dépenser tout votre argent
chez les filles ?
22 NOUVEAUX CONTES CRUELS
LA TORTURE PAR L'ESPERANCE
A Monsieur Edouard Nieter.
— Oh 1 une voix, une voix,
pour crier !...
EDGAR POE (Le Puits et la Pendule).
SOUS les caveaux de l'Ofïicial de Sarra-
gosse, au tomber d'un soir de jadis,
le vénérable Pedro Arbuez d'Espila, sixiè-
me prieur des dominicains de Ségovie, troi-
sième Grand Inquisiteur d'Espagne —
suivi d'un/ra redemptor (maître-tortion-
naire) et précédé de deux familiers du
Saint-Office, ceux-ci tenant des lanternes,
descendit vers un cachot perdu. La serrure
d'une porte massive grinça ; on pénétra
dans un méphitique inpace, où le jour de
souffrance d'en haut laissait entrevoir entre
des anneaux scellés aux murs, un chevalet
noirci de sang, un réchaud, une cruche.
La tORTURÉ PAR l'espérance 23
Sur une litière de fumier, et maintenu par
des entraves, le carcan de fer au cou, se
trouvait assis, hagard, un homme en
haillons, d'un âge désormais indistinct.
Ce prisonnier n'était autre que rabbi Aser
Abarbanel, Juif aragonais, qui, — prévenu
d'usure et d'impitoyable dédain des Pau-
vres, — avait, depuis plus d'une année,
été, quotidiennement, soumis à la torture.
Toutefois, son « aveuglement étant aussi
dur que son cuir », il s'était refusé à l'ab-
juration.
Fier d'une filiation plusieurs fois millé-
naire, orgueilleux de ses antiques ancêtres,
— car tous les juifs dignes de ce nom sont
jaloux de leur sang, — il descendait, tal-
mudiquement, d'Othoniel, et, par consé-
quent, d'Ipsiboë, femme de ce dernier Juge
d'Israël : circonstance qui avait aussi sou-
tenu son courage au plus fort des inces-
sants supplices.
Ce fut donc les yeux en pleurs, en son-
24 NOUVEAUX CONTES CRUELS
géant que cette âme si ferme s'excluait du
salut, que le vénérable Pedro Arbuez d'Es-
pila, s'étant approché du rabbin frémissant,
prononça les paroles suivantes :
— « Mon fils, réjouissez-vous : voici que
vos épreuves d'ici-bas vont prendre fin.
Si, en présence de tant d'obstination, j'ai
dû permettre, en gémissant, d'employer
bien des rigueurs, ma tâche de correction
fraternelle a ses limites. Vous êtes le figuier
rétif qui, trouvé tant de fois sans fruit,
encourt d'être séché... mais c'est à Dieu
seul de statuer sur votre âme. Peut-être
l'infinie Clémence luira-t-elle pour vous
au suprême instant ! Nous devons l'espé-
rer ! Il est des exemples... Ainsi soit ! —
Reposez donc, ce soir, en paix. Vous ferez
partie, demain, de Vauto dafé : c'est-k-
dire que vous serez exposé au quemadero^
brasier prémonitoire de l'éternelle Flamme:
il ne brûle, vous le savez, qu'à distance,
mon fils, et la Mort met au moins deux
LA TORTURE PAR L ESPERANCE 2D
lieures (souvent trois) à venir, à cause des
langes mouillés et glacés dont nous avons
soin de préserver le front et le cœur des
holocaustes. Vous serez quarante- trois
seulement. Considérez que, placé au der-
nier rang, vous aurez le temps nécessaire
pour invoquer Dieu, pour lui offrir ce
baptême du feu qui est de l'Esprit-Saint.
Espérez donc en La Lumière et dormez. »
En achevant ce discours, dom Arbuez
ayant, d'un signe, fait désenchaîner le
malheureux, l'embrassa tendrement. Puis,
ce fut le tour du fra redemptor, qui,
tout bas, pria le juif de lui pardonner ce
qu'il lui avait fait subir en vue de le rédi-
mer ; puis l'accolèrent les deux familiers,
dont le baiser, à travers leurs cagoules, fut
silencieux. La cérémonie terminée, le
captif fut laissé, seul et interdit, dans les
ténèbres.
26 NOUVEAUX CONTES CRUELS
Rabbi Aser Abarbanel, la bouche sèche,
le visage hébété de souffrance, considéra,
d'abord, sans attention précise, la porte
fermée. — « Fermée ?... » Ce mot, tout au
secret de lui-même, éveillait, en ses con-
fuses pensées, une songerie. C'est qu'il
avait entrevu, un instant, la lueur des lan-
ternes en la fissure d'entre les murailles
de cette porte. Une morbide idée d'espoir,
due à l'affaissement de son cerveau, émut
son être. Il se traîna vers l'insolite chose
apparue ! Et, bien doucement, glissant un
doigt, avec de longues précautions, dans
l'entre-bàillement, il tira la porte vers lui.
O stupeur ! par un hasard extraordinaire,
le familier qui l'avait refermée avait tourné
la grosse clef un peu avant le heurt contre
les montants de pierre. De sorte que, le
pêne rouillé n'étant pas entré dans l'écrou,
la porte roula de nouveau dans le réduit.
LA TORTURE PAR L ESPERANCE 2j
Le rabbin risqua un regard au dehors.
A la faveur d'une sorte d'obscurité livide,
il distingua, tout d'abord, un demi-cercle
de murs terreux, troués par des spirales
de marches ; — et, dominant, en face de
lui, cinq ou six degrés de pierre, une es-
pèce de porche noir, donnant accès en un
vaste corridor, dont il n'était possible
d'entrevoir, d'en bas, que les premiers
arceaux.
S'allongeant donc, il rampa jusqu'au ras
de ce seuil. — Oui, c'était bien un corridor,
mais d'une longueur démesurée ! Un jour
blême, une lueur de rêve l'éclairait : des
veilleuses, suspendues aux voûtes, bleuis-
saient, par intervalles, la couleur terne de
l'air : — le fond lointain n'était que de
l'ombre. Pas une porte, latéralement, en
cette étendue! D'un seul côté, à sa gauche,
des soupiraux, aux grilles croisées, en des
enfoncées du mur, laissaient passer un
crépuscule — qui devait être celui du soir,
2ô NOUVEAUX CONTES CRUELS
à cause des rouges rayures qui coupaient,
de loin en loin, le dallage. Et quel effrayant
silence !... Pourtant, là-bas, au profond de
ces brumes, une issue pouvait donner sur
la liberté ! La vacillante espérance du juif
était tenace, car c'était la dernière.
Sans hésiter donc, il s'aventura sur les
dalles, côtoyant la paroi des soupiraux,
s'efforçant de se confondre avec la téné-
breuse teinte des longues murailles. Il
avançait avec lenteur, se traînant sur la
poitrine, — et se retenant de crier lors-
qu'une plaie, récemment avivée, le lanci-
nait.
Soudain, le bruit d'une sandale qui s'ap-
prochait parvint jusqu'à lui dans l'écho de
cette allée de pierre. Un tremblement le
secoua ; l'anxiété l'étouffait ; sa vue s'obs-
curcit. Allons ! c'était fini, sans doute ? Il
se blottit, à croppetons, dans un enfonce-
ment, et, à demi mort, attendit.
C'était un familier qui se hâtait. Il passa
LA TORTURE PAR L ESPKRANCE 29
rapidement, un arrache-muscles au poing,
cagoule baissée, terrible, et disparut. Le
saisissement, dont le rabbin venait de
subir l'étreinte, ayant comme suspendu les
fonctions de la vie, il demeura près d'une
heure sans pouvoir effectuer un mouve-
ment. Dans la crainte d'un surcroît de
tourments s'il était repris, l'idée lui vint
de retourner en son cachot. Mais le vieil
espoir lui chuchotait, dans l'âme, ce divin
Peut-être, qui réconforte dans les pires
détresses ! Un miracle s'était produit ! Il
ne fallait plus douter ! Il se remit donc à
ramper vers l'évasion possible. Exténué
de souffrance et de faim, tremblant d'an-
goisses, il avançait ! — Et ce sépulcral
corridor semblait s'allonger mystérieuse-
ment ! Et lui, n'en finissant pas d'avancer,
regardait toujours l'ombre, là-bas, où
devait être une issue salvatrice.
— Oh ! oh ! voici que des pas sonnèrent
de nouveau, mais, cette fois, plus lents et
3o NOUVEAUX CONTES CRUELS
plus sombres. Les formes blanches et noitês,
aux longs chapeaux â bords rôulês, de deux
inquisiteurs, lui apparurent, émergeant sur
l'air terne, là-bas. Ils causaient à voix basse
et paraissaient en controverse sur un point
important, car leurs mains s'agitaient.
A cet aspect, rabbi Aser Abarbanel
ferma les yeux : son cœur battit à le tuer ;
ses haillons furent pénétrés d'une froide
sueur d'agonie ; il resta béant, immobile,
étendu le long du mur, sous le rayon
d'une veilleuse, immobile, implorant le
Dieu de David.
Arrivés en face de lui, les deux inquisi-
teurs s'arrêtèrent soUs la lueur de la lampe,
— ceci par un hasard sans doute provenu
de leur discussion. L'un d'eux, en écoutant
son interlocuteur, se trouva regarder le
rabbin ! Et. sous ce regard dont il ne com-
prit pas d'abord l'expression distraite, le
malheureux croyait sentir les tenailles
chaudes mordre encore sa pauvre chair ; îl
LA TORTURE PAR l'eSPÉRANCE 3i
allait donc redevenir une plainte et une
plaie ! Défaillant, ne pouvant respirer, les
paupières battantes, il frissonnait, sous
l'effleurement de cette robe. Mais, chose à
la fois étrange et naturelle, les yeux de
l'inquisiteur étaient évidemment ceux d'un
homme profondément préoccupé de ce
qu'il va répondre, absorbé par l'idée de ce
qu'il écoute, ils étaient fixes — et sem-
blaient regarder le ]ui( sau s le voir !
En effet, au bout de quelques minutes,
les deux sinistres discuteurs continuèrent
leur chemin, à pas lents, et toujours cau-
saiit à voix basse, vers le carrefour d'où le
captif était sorti ; on NE l'avait pas vu !...
Si bien que, dans l'horrible désarroi de ses
sensations, celui-ci eut le cerveau traversé
par cette idée : « Serais-je déjà mort, qu'on
ne me voit pas?» Une hideuse impression
le tira de léthargie : en considérant le mur,
tout contre son visage, il crut voir, en
face des siens, deux yeux féroces qui l'ob*
33 NOUVEAUX CONTES CRUELS
servaient !... Il rejeta la tête en arrière en
une transe éperdue et brusque, les cheveux
dressés !,.. Mais non ! non. Sa main venait
de se rendre compte, en tâtant les pierres :
c'était le reflet des yeux de l'inquisiteur
qu'il avait encore dans les prunelles, et
qu'il avait réfracté sur deux taches dé la
muraille.
En marche ! Il fallait se hâter vers ce but
qu'il s'imaginait (maladivement sansdoute)
être la délivrance ! vers ces ombres dont
il n'était plus distant que d'une trentaine
de pas, à peu près. Il reprit donc, plus vite,
sur les genoux, sur les mains, sur le ventre,
sa voie douloureuse ; et bientôt il entra
dans la partie obscure de ce corridor
effrayant.
Tout à coup, le misérable éprouva du
froid sur ses mains qu'il appuyait sur les
dalles : cela provenait d'un violent souffle
d'air, glissant sous une porte à laquelle
aboutissaient les deux murs, — Ah Dieu 1
LA TORTURE PAR l'eSPÉRANCE 33
si cette porte s'ouvrait sur le dehors ! Tout
l'être du lamentable évadé eut comme un
vertige d'espérance ! Il l'examinait, du
haut en bas, sans pouvoir bien la distin-
guer à cause de l'assombrissement autour
de lui. — Il tàtait : point de verrous, ni
de serrure. — Un loquet !... Il se redressa:
le loquet céda sous son pouce : la silen-
cieuse porte roula devant lui.
« — Alléluia !... » murmura, dans un
immense soupir d'actions de grâces, le
rabbin, maintenant debout sur le seuil, à
la vue de ce qui lui apparaissait.
La porte s'était ouverte sur des jardins,
sous une nuit d'étoiles ! sur le printemps,
la liberté, la vie ! Cela donnait sur la cam-
pagne prochaine, se prolongeant vers les
sierras dont les sinueuses lignes bleues se
profilaient sur l'horizon ; — la, c'était le
salut ! — Oh ! s'enfuir ! Il courrait toute
3
34 NOUVEAUX CONTES CKUELS
la nuit sous ces bois de citronniers dont
les parfums lui arrivaient. Une fois dans
les montagnes, il serait sauvé ! Il respirait
le bon air sacré ; le vent le ranimait, ses
poumons ressuscitaient! Il entendait, en
son cœur dilaté, le r^^/;//orà5 de Lazare !
Et, pour bénir encore le Dieu qui lui
accordait cette miséricorde, il étendit les
bras devant lui, en levant les 3'eux au fir-
mament. Ce fut une extase.
Alors, il crut voir l'ombre de ses bras se
retourner sur lui-même : — il crut sentir
que ces bras d'ombre l'entouraient, l'enla-
çaient, — et qu'il était pressé tendrement
contre une poitrine. Une haute figure était,
en effet, auprès de la sienne. Confiant, il
baissa le regard vers cette figure — et de-
meura pantelant, affolé, l'œil morne, tré-
mébond, gonflant les joues et bavant
d'épouvante.
— Horreur I il était dans les bras du
Grand Inquisiteur lui-même, du vénérable
LA TORTURE PAR L ESPERANCE .-<?
Pedro Arbuez d'Espila, qui le considérait,
de grosses larmes plein les yeux, et d'un
air de bon pasteur retrouvant sa brebis
égarée !...
Le sombre prêtre pressait contre son
cœur, avec un élan de charité si fervente
le malheureux Juif, que les pointes du ci-
liée monacal sarclèrent, sous le froc, la
poitrine du dominicain. Et pendant que
rabbi Aser Abarbanel, les yeux révulsés
sous les paupières, râlait d'angoisse entre
les bras de l'ascétique dom Arbuez et com-
prenait confusément que toutes les phases
de la fatale soirée n'étaient qu'un supplice
prévu^ celui de VEspérance î le Grand In-
quisiteur, avec un accent de poignant re-
proche et le regard consterné, lui mur-
murait a l'oreille, d'une haleine brûlante
et altérée par les jeûnes :
•—- Eh quoi, mon enfant ! A la veille,
peut-être, du salut... vous vouliez donc
nous quitter !
36 NOUVEAUX CONTES CRUELS
SYLVABEL
A Monsietir Victor Mauroy.
Belle comme la nuit et,
comme elle, peu sûre.
ALFRED DE VIGNY.
AU château de Fonteval, une fête de
noces venait de prendre fin, sur le
minuit. Dans le parc, entre de hautes allées
aux feuillages encore illuminés de guir-
landes vénitiennes, les violons, sur l'es-
trade champêtre, ayant cessé de sonner
des contredanses, — les hobereaux des en-
virons venaient de rejoindre, à la grille
d'honneur, leurs équipages, et les vil-
lageois invités regagnaient, à travers les
sentiers, leurs métairies, avec des chan- "
sons d'usage, — d'autant mieux que l'on t
avait trinqué, bien des fois, sous les chênes.
I
SYLVAEEL Sy
devant le tonneau follement enrubanné
aux couleurs de la jeune épousée.
Le nouveau châtelain, M. Gabriel du
Plessis les Houx, avait donc échangé l'al-
liance, le matin même de ce beau jour en-
volé déjà, — dans la chapelle de ce bril-
lant manoir, — avec mademoiselle Sylva-
bel de Fonteval, une Diane chasseresse,
brune et blanche, une svelte jeune fille
aux allures d'amazone.
Vingt ans et vingt-trois ans î... Beaux,
élégants et riches, l'avenir s'annonçait,
pour eux, couleur d'aurore et d'azur.
Sylvabel avait quitté le bal vers dix
heures et demie et se trouvait, — sans
doute, — en ce moment, dans sa chambre
nuptiale. Les gens du château, toutes fe-
nêtres éteintes, devaient être endormis.
En bas, cependant, — vis-à-vis des
salles de jeu, dans la serre qui précédait les
jardins, deux hommes éclairés par un
candélabre posé sur un guéridon rustique.
38 NOUVEAUX CONTES CRUELS
entre des arbustes, causaient à mi-voix,
assis l'un auprès de l'autre sur de vertes
chaises cannelées. L'un était M. duPlessis,
lui-même, — l'autre le baron Gérard de
Linville, son oncle, ancien chargé d'af-
faires et diplomate assez estimé. Sur l'ins-
tante prière de son neveu, M. de Lin-
ville, à la veille d'un départ pour la Suède
où l'appelait une mission discrète, avait ac-
cepté de passer la nuit au château.
•^— Mon cher baron, s'écria tout à coup
Gabriel, merci d'être resté. A^ous seul pou-
vez me donner un conseil utile, dans le
moment, des plus graves, que je traverse.
Je vous ai fait part de l'ardeur, de l'amour
poignant et insensé que j'éprouve pour ma
femme, — une passion qui, souvent, me
fait pâlir et balbutier lorsqu'elle me parle.
Or, écoutez bien ceci : je sens que Sylvabe'
ne ressent pour votre neveu que la plus
frivole des sympathies, bref, qu'elle ne
m'aime pas. C'est une. enfant élevée au
SYLVABEL .iQ
maniement des chevaux, des fusils, une
fille brisante, indomptable, ennuyée, très
virile sous des dehors charmeurs, et qui,
me sachant doux, et devinant que je souffre
pour sa chère personne, me dédaigne quel-
que peu.Sylvabel m'a simplement acce/'/e,
tant pour ma fortune — (ah ! c'est ainsi !)
— que pour s'adjoindre une manière d'es-
clave : — par suite, elle me trahirait tôt ou
tard, — peut-être, sinon sûrement. Elle
me trouve trop paisible ! trop « artiste » .'
trop exalté vers les « nuages ■», — ^'sans ca-
ractère enfin !...
« Joignez à ceci que je la crois, cepen-
dant, d'une pénétration d'esprit presque...
mystérieuse ! c'est une devineresse... Mais,
que voulez-vous ! elle semble comme
s'être butée à cette idée aussi absurde que
fâcheuse. Tenez I îi ce point de m'avoir no-
tifié, ce soir, qu'elle a résolu, pour demain,
dès la matinée, une partie de chasse, à
cheval !.,. sans doute pour indiquer, au
40 NOUVEAUX CONTES CRUELS
personnel de cette habitation, combien peu
fatigante aura été notre nuit nuptiale, —
que, par parenthèses, je dois passer seul.
Si cet état de choses dure huit jours, le pli
sera pris, je serai perdu, — quoi que je
puisse tenter dans l'avenir: ce qui suppose
un dénouement tragique, à bref délarpma
nature, quand on l'oblige à quitter les
« nuages », étant celle des plus violents
explosifs. Je viens donc vous demander, à
yous, homme subtil, qui non seulement
avez vécu mais avez su vivre, si vous voyez
un moyen de dissiper, en ma femme,
l'impression désolante qu'elle a conçue de
moi ! Voyez-vous un expédient pour être
aimé ? pour susciter en son jugement la
certitude de mon caractère ? Tout est Ih.
J'exécuterai votre conseil, quel qu'il soit,
passivement, sans réfléchir et en soldat,
comme on boit le remède que nous offre
un grand médecin : je m'en remets h. vous
comme on s'en remet à s-es témoins, dans
SYLVABKL 4I
une affaire : car c'est à la fois mon hon-
neur et mon bonheur qui sont en jeu.
Le baron Gérard ayant jeté un regard
clair et sourieur sur son jeune disciple,
réfléchit un instant, puis se pencha tout
près de l'oreille de Gabriel, et, durant
cinq minutes, chuchota des paroles au
cours desquelles son neveu tressaillit deux
ou trois fois en un silence d'étonnement.
— Je pars demain matin pour Stoc-
kholm, ajouta de M. de Linville en se le-
vant, et d'une voix plus haute : Vous
m'écrirez le résultat. Surtout, soyez aussi
simple... que mon conseil, — en le sui-
vant.
— Merci ! du fond de mon cœur ! Bon
voyage et au revoir !... répondit Gabriel
en se levant aussi et lui serrant la main.
Les deux attardés montèrent chacun
dans sa chambre, où le chargé d'affaires
dut mieux dormir que son jeune ami.
NOUVEAUX CONTES CRUELS
— Tayaut ! taj^aut ! le soleil brille ! —
Dormez-vous, Gabriel ?
Telle, sous les fenêtres de son époux,
s'écriait, — bien assise sur un alezan brûlé
qui piaffait dans l'herbe, tandis qu'autour
d'elle aboyaient, ende jo^^euses gambades,
chiens courants et couchants, — madame
SylvabelduPlessisles Houx • et, ce disant,
elle fronçait le pli d'entre ses noirs sourcils
sur ses yeux bleu clair, en faisant siffler
une fine cravache.
Le galop d'un cavalier débusquant d'une
allée derrière elle, lui Int retournerla tétc :
c'était Gabriel.
— Ma chère Sylvabel, vous me voyez en
avance de dix minutes, selon l'usage, dit-il
en la saluant.
— Tiens ?... Ah I oui : vous étiez, sans
doute, en vos rêves, sous les arbres?... Vous
avez l'air tout radieux. Vous composiez ?
SYLVABEL 4.->
-— Oui... ce bouquet, pour vous, de trois
boutons de rose et — de ces brins de ver-
veine.
— \'^ous êtes galant I répondit, d'un ton
léger, Sylvabel, en glissant les lîeurs entre
deux boutons de son corsage.
— C'est mon devoir ; et puis, la verveine
préserve des accidents, dit froidement
M. du Plessis.
Vaguement surprise, peut-être, de l'into-
nation presque sérieuse de son mari, l'élé-
gante amazone le regarda ; puis impatiente :
— Partons ! reprit-elle après un silence de
deux secondes : nous déjeunerons là-bas
dans une clairière, sur la mousse.
Durant les premières heuresde la chasse,
Gabriel ne prononça pas vingt paroles ;
mais toutes respiraient la bonne humeur
et la préoccupation du gibier. Il tua deux
lièvres, un coq de bruyère et huit cailles,
que mit en gibecière et en filet l'unique pi-
queur qui galopait derrière eux,
44 NOUVEAUX CONTES CRUELS
Vers le midi, l'on prit terre en une ma-
gnifique éclaircie d'arbres. Après une
tranche de pâté, deux verres de Champagne,
quelques fraises des bois et du café,
Gabriel, — qui avait observé, tout le
temps du repas, les ébats des écureuils
entre les branches et Jeté le projet d'une
battue aux loups pour le prochain hiver, —
alluma une cigarette et, l'ayant fumée :
— En selle ! dit-il, si vous êtes reposée,
toutefois, Sylvabel ?
— Allons ! répondit-elle.
Et Ton se départit, derechef, à travers
champs.
Soudain, au beau travers d'une route, à
trente pas d'une haie, un lièvre passa
comme l'éclair. Les chiens se précipi-
tèrent : Gabriel, ayant tiré, le manqua.
— C'est cet imbécile de Murmuro ! dit-il
avec un doux sourire, mais en rechargeant,
très vite, son arme : il s'est jeté entre le
lièvre et moi comme j'ajustais.
SVLVABEL 4D
Et, faisant feu de nouveau, il abattit, à
cent pas de lui, d'une balle sans doute, le
superbe basset qu'il venait d'accuser.
A ce spectacle inattendu, Sylvabel tres-
saillit.
— Comment î vous tuez ce chien, le
rendant coupable de votre maladresse ?
s'écria-t-elle, un peu saisie.
— Et je le regrette, car je l'aimais beau-
coup ! répondit tranquillement Gabriel.
Mais je suis ainsi fait que je ne puis sup-
porter sans un mouvement parfois violent
une contrariété ; soldat, je serais fusillé,
je le sens, dans les vingt-quatre heures.
C'est un défaut qui rendit mon enfance ba-
tailleuse — et dont j'ai voulu jusqu'à ce
jour, en vain, me corriger. J'essayerai de
nouveau, cependant, pour vous plaire.
Sylvabel, serrant sa cravache, se tut, un
peu songeuse.
Et l'on repartit. Entre temps, Gabriel
parla de toutes autres choses que de l'in-
46 NOUVEATTX CONTES CRUELS
cident... oublié. Ses paroles furent légères
et rares.
Une heure après, environ, comme une
compagnie de perdrix s'envolait, en face
d'eux, avec son bruit spécial, Gabriel
épaula, tira : pas un des oiseaux ne perdit
une plume.
-^ Vraiment, voilà qui est insupportable !
gronda-t-il très bas mais d'une voix calme :
c'est ma gredine de Jument, figurez-vous,
qui a fait un écart au moment où je visais.
Ce disant, il prit un pistolet d'arçon
dans l'une des fontes, introduisit, froide-
ment, le bout du canon dans l'oreille de la
bête et lui fit sauter la cervelle. D'un bond
de côté, à terre, il évita, non sans grâce,
la chute de l'animal qui, tombé surle flanc,
demeura sans mouvement après une brève
agonie.
Pour le coup, Sylvabel ouvrit tout grands
ses yeux bleus :
— Mais on n'a pas. idée de cela ! c'est
SYLVA BEL 47
de la démence ! — Que vous prend-il, en-
fin, Gabriel, de tuer une aussi belle bête,
— et de race, à propos d'une perdrix man-
quée 1
— Je le déplore, madame : toutefois, Je
croyais vous avoir, il y a peu d'instants,
révélé, en confidence, une faiblesse natale
dont je soutYre. Je ne puis que vous le
redire : il est au-dessus de mes forces de
supporter, sans protestation, la plus légère
contrariété. — Piqueur 1 votre cheval !
vous reviendrez à pied : nous rentrons.
Une fois en selle, puis seul à seul, au
loin, vers le château :
— En vérité, mon ami, murmura Syl-
vabcl, c'est à peine si je me rassure moi-
même, en songeant aux propriétés magi-
ques de votre bouquet de verveine !... Est-
ce ainsi que vous tenez la promesse de
dompter votre irascible garactèret, en vue
de me devenir agréable ?
— Cette fois, en eflet, la force de l'ha-
48 NOUVEAUX CONTES CRUELS
bitude a déjoué mes bonnes résolutions,
répondit le jeune homme ; mais je saurai,
ma chère Sylvabel,mieux veiller, à l'avenir,
sur moi-même; oui, pour vous complaire
et mériter vos bonnes grâces, je veuxm'in-
génier à devenir... sinon patient et doux
jusqu'à l'atonie... du moins un peu moins
prompt à m'emporter.
Ceci fut débité avec une galanterie gla-
ciale. Madame du Plessis les Houx en de-
meura sans parole, — jusqu'à Fonteval où
l'on arriva dès les premières ombres du soir.
Le souper, par exemple, fut charmant.
La nuit, la châtelaine oublia (sans doute
par inadvertance) de pousser la targette
de sa chambre. En sorte, que, vers cinq
heures du matin, comme, à force de joies,
de fatigue et d'amour, tous les deux, eni-
vrés de leur conjugale tendresse, se mur-
muraient délicieusement ce qu'ils avaient
4
SYLVABEL 49
de plusineffable au fond de l'âme, Sylvabel,
tout à coup, regarda son mari d'un air singu-
lier — puis, tout bas, aux lueurs de la veil-
leuse bleue que pâlissait l'aube du bel été :
— Gabriel, une Journée t'a suffi pour me
conquérir... bien à toi ! non point à cause
de ce beau cassage de vitres, dont je sou-
riais en moi-même, à propos de deux inno-
cents animaux... mais parce que l'homme
qui, entre tous, est doué d assez de fermeté
p our accomplir, — durant un jour et une
pareille nuit^ sans se trahir un seul instant
et en pre'sence de celle dont il souffre, — le
bon conseil d'un ami sûr et de clair-
voyance éprouvée, — s'atteste^ par cela
seul^ être supérieur à ce conseil même, et
fait preuve par conséquent d'asse^ de « ca-
ractère » pour être digne d'amour. Tu peux
ajouter ceci dans la lettre d'actions de
grâces que tu as, sans doute, promis d'é-
crire à notre oncle et ami, le baron de Lin-
ville, en Suède.
4
5o
NOUVEAUX CONTES CRUELS
L'ENJEU
A Monsieur Edmond Deman.
« Gare, dessous... »
DICTON POPULAIRE.
EN cette nuit de commencement d'au-
tomne, le vieil hôtel îi jardins, de-
meure de la brune Maryelle, — tout à l'ex-
trême du faubourg Saint-Honoré, — sem-
blait endormi. Au premier étage, en effet,
dans le salon soie cerise, les rideaux, long-
tombants, des fenêtres vitragées — qui
donnaient sur les allées sablées et le jet
d'eau de la pelouse — interceptaient les
clartés de l'intérieur.
Au fond de cette pièce, une large tapis-
serie Henri II, drapée sur une fleur de fer,
laissait entrevoir, en une salle voisine, les
blancheurs damassées d'une table en lu-
l'enjeu 5i
mières, chargée encore de porcelaines à
café, de fruits et de cristaux, — bien que
l'on jouât, depuis minuit, dans le salon.
Sous les deux touffes de feuilles d'argent,
fleuries de lueurs, d'une couple de giran-
doles appliquées dans les tentures, deux
u messieurs» du glacis le plus élégant, aux
teints anglais, aux sourires distingués, aux
airs bien pensants, aux longs favoris fluides,
proféraient le lys de leurs gilets vis-à-vis
d'un écarté, que tenait, contre l'un d'eux,
une sorte de jeune abbé brun, d'une pâleur
naturelle très saisissante (on eût dit celle
d'un mort) et d'une présence au moins
équivoque, en ce séjour.
Non loin, Maryelle, en un déshabillé de
n mousseline dont s'avivaient ses yeux noirs,
et des violettes au joint de son corsage où
bougeait de la neige, versait, de temps à
autre, du rœderer glacé en de longs verres
légers, sur un guéridon, — sans cesser,
pour cela, d'attiser,deses aspirantes lèvres,
52 NOUVEAUX CONTES CRUELS
le feu d'une cigarette russe — que mainte-
nait, annelée au petit doigt gauche, une
fine pince de vermeil. — Sourieuse, aussi,
parfois, des propos tièdes que — par sur-
sauts et comme lanciné de discrets trans-
ports, — venait lui susurrer à l'oreille (en
se penchant sur le perlé des épaules) l'in-
vité oisif, — elle daignait répondre, mono-
syllabiquement.
Ensuite, c'était encore le silence, à peine
troublé par le bruissement des cartes, de
l'or poussé, des jetons de nacre et des
billets sur le tapis.
L'air, le mobilier, les étoffes, sentaient
un peu le fade : une fluence de veloutines,
l'acre du tabac d'Orient, l'ébène des vastes
miroirs, le vague des bougies, une idée
d'iris.
Le Joueur en. soutane de drap fin, l'abbé
Tussert, n'était autre que l'un de ces dia-
L E^f JEU 53
des sevrés de toute vocation, dont la pé-
nible engeance tend, par bonheur, à dis-
paraître. Rien, en lui, de ces petits abbés
d'autrefois, que le bouffi de leurs joues
rieuses a rendus, dans l'Histoire, presque
véniels. Celui-ci, grand, taillé à la serpe,
la face d'un ovale aux maxillaires saillants,
était, vraiment, d'une espèce plus sombre.
C'était au point qu'à de certains instants
l'ombre d'un crime ignoré semblait foncer
encore sa silhouette. Chez lui, le grain
spécial du teint blafard indiquait des sens
d'un sadisme froid. D'astucieuses lèvres
pondéraient, en ce visage, l'énergie naïve-
ment barbare des traits. Ses prunelles noi-
raudes, vindicatives, luisaient sous la car-
rure d'un front triste, aux sourcils recti-
lignes, et leur regard crépusculaire était
comme natalement préoccupé ; souvent
fixe. — Laminé par les controverses du
séminaire, le timbre d'acier de sa voix avait
acquis des iaflexions mates qui en ouataient
54 NOUVEAUX CONTES CRUELS
la dureté ; toutefois on sentait le poignard
dans la gaine. Taciturne, — s'il parlait,
c'était de haut et Tun des pouces presque
toujours enfoncé dans son élégante cein-
ture à franges de soie. — Très demi-mon-
dain, « lancé » comme s'il eût cherché à
se fuir, — plutôt reçu qu'accepté, il est
vrai, — on Vadmettait^ grâce à cette sorte
dejc^wr confuse, indéfinissable, que suggé-
raitsapersonne.D'aucuns(d'affreux malins,
à rentes escroquées) l'invitaient, aussi,
pour poivrer, s'il était possible, du clin-
quant de sa sacrilège présence, — du scan-
dale, enfin, de son costume, — la banalité
lamentable d'un souper de viveurs, — ce
qui réussissait mal, car son aspect gênait,
au fond, même en de tels milieux (les
déserteurs quelconques n'étant guère esti-
més des inquiets sceptiques modernes).
Au fait, ce costume, pourquoi le gardait-
il ? Peut-être, s'étant mis à la mode sous
cette robe, craignait-il, aujourd'hui, de se
l'enj,eu 55
travestir d'une redingote qui eût compro-
mis son « originalité » ?.., Mais non I C'est
qu'il était trop tard ; il avait Vempreinte.
Ses pareils, même en se laïcisant l'exté-
rieur, ne sont-ils pas reconnaissables tou-
jours ? On dirait que, de tous les vêtements
qu'ils portent ensuite, transparaît l'invi-
sible soutane de Nessus qu'ils ne peuvent
plus s'arracher des épaules, ne l'eussent-
ils endossée qu'une fois : on en perçoit
l'absence. Et, lorsque, à l'instard'un Renan
par exemple, ils Jasent du Maître, leur
juge, il semble, par intervalles, qu'au mi-
lieu d'on ne sait quelle vraie nuit, apparue,
alors, tout au fond de leurs yeux, on en-
tend, — au subit reflet d'une lanterne
sourde et sous des feuillages d'oliviers, —
claquer, sur la joue divine, le visqueux
baiser de l'Euphémisme.
Maintenant, d'où provenait cet or qu'il
extrayait, chaque jour, de sa poche noire ?
Du jeu ? Soit. On glissait là-dessus sans
56 . NOTJVEAÎJX CONTES CRUELS
approfondir, ne lui connaissant ni dettes,
ni maîtresse, ni bonnes fortunes. — D'ail-
leurs, aujourd'hui !... Qu'importait ?...
Chacun ses petites affaires !... Les femmes
le traitaient d'homme « charmant » ; et
c'était fini.
Tout à coup, Tussert, sur un refus de
cartes, ployant son jeu :
— Je perds seize mille francs, ce soir !
dit-il.
— Vingt-cinq louis de revanche ? offrit
le vicomte Le Glaïeul.
— Je ne propose ni accepte le Jeu sur
parole et je n'ai plus d'or sur moi, répondit
Tussert. Toutefois, înon état m'a mis en
possession d'un 5ec;T/, — d'un grand secret,
— que je me décide à risquer, si cela vous
agrée, contre vos vingt-cinq louis, — en
cinq points liés.
Après un assez légitime silence :
L EN'.IEU D/
— - Quel secret ?... demanda M. Le
Glaïeul, à demi stupéfait.
— Mais, celui de I'Église ! répliqua froi-
dement Tussert.
Fut-ce l'intonation brève et, certes, peu
mystificatrice de ce ténébreux viveur, ou
la fatigue nerveuse de la nuit, ou les cap-
tieuses fumées dorées du rœderer, ou l'en-
semble de ces choses, les deux invités et
la rieuse Marj'elle, elle-même, tressailli-
rent à ces mots : tous trois, en regardant
Ténigmatique personnage, venaient d'é-
prouver la sensation que leur eût causée
le dressement soudain d'une tête de ser-
pent, entre les flambeaux.
— L'Église a tant de secrets... que je
pourrais, au moins, vous demander le-
quel !... répondit, sans plus s'émouvoir,
!e vicomte Le Glaïeul : mais, vous me
voyez médiocrement. curieux de ces sortes
de révélations. Concluons. J'ai trop gagné,
ce soir, pour vous refuser ; donc, tenu,
58 NOUVEAUX CONTES CRUELS
quand même ! Vingt-cinq louis, en cinq
points liés, contre « Le secret de I'Église » !
Par une courtoisie d'homme « du
monde y> il ne voulut évidemment point
ajouter : « ... qui ne nous intéresse pas ».
On reprit les cartes.
— L'abbé ! savez-vous bien qu'en ce
moment vous avez l'air du... Diable}...
s'écria, d'un ton naïf, la tout aimable Ma-
ryelle, devenue presque pensive.
— L'enjeu, d'ailleurs, est d'une bizar-
rerie minime, pour des incrédules ! mur-
mura, follement, l'invité oisif avec un de
ces insignifiants sourires parisiens dont
la sérénité ne tient même pas devant une
salière renversée. — Le secret de l'Eglise 1
Ah ! ah!... Ce doit être dt^ôle.
Tussert le regarda :
— Vous en jugerez, si je perds encore,
dit-il.
La partie commença, plus lente que
les autres : une manche fut gagnée.
L ENJEU
d'abord, par... /«/ ; puis revanche perdue.
— La belle ! dit-il.
Chose très singulière : l'attention, —
pimentée, au début, d'un semblant de
superstition souriante, était, par degrés in-
sensibles, devenue intense : on eût dit
qu'autour des joueurs l'air s'était saturé
d'une solennité subtile : — d'une inquié-
tude !... — On tenait à gagner.
A deux points contre trois, le vicomte
Le Glaïeul, ayant retourné le roi de cœur,
eut, pour jeu, les quatre sept— et un huit
neutre ; Tussert, ayant la quinte majeure
de pique, hésita, joua d'autorité, par un
mouvement de risque-tout, — et perdit,
comme de raison. Le coup fut Joué très
vite.
Le diacre eut, pendant une seconde,
une lueur de regard et le front crispé.
A présent, Maryelle considérait, insou-
cieusement, ses ongles roses ; le vicomte,
d'un air distrait, examinait la nacre des
6o NOUVEAUX CONTES CRUELS
jetons, sans questionner ; l'invité oisif, se
détournant, par contenance, entr'ouvrit
(avec un tact qui tenait, vraiment, de
l'Inspiration !) les rideaux de la croisée,
auprès de lui,
Alors, à travers les arbres, apparut,
pâlissant les bougies, l'aube livide, — le
petit jour, dont le reflet rendit brusque-
ment mortuaires les mains des jeunes
hôtes du salon. Et le parfum de l'appar-
tement sembla s'affadir, plus impur, d'un
regret de plaisirs marchandés, de chairs à
regret voluptueuses, - de lassitude ! —
Et de très vagues mais poignantes nuances
passèrent sur les visages, dénonçant, d'une
imperceptible estompe, les atteintes fu-
tures que l'âge réservait à chacun d'eux.
Bien que l'on ne crût à rien, ici, qu'à des
plaisirs fantômes, on se sentit, tout h
coup, sonner si creux en cette existence,
l'enjeu 6i
que le coup d'aile de la vieille Tristesse-du-
Monde effleura, malgré eux, à l'improviste,
ces faux amusés : en eux, c'était le vide,
l'inespérance : on oubliait, on ne se sou-
ciait plus d'entendre... l'insolite secret...
si, toutefois...
. Mais le diacre s'était levé, glacial, tenant,
déjà, son tricorne. — Après un coup d'œil
circulaire, officiel, sur ces trois vivants
quelque peu interdits :
— Madame, et vous, messieurs, dit-il,
puisse l'enjeu que j'ai perdu vous donner
à songer !... Payons.
Et, regardant, avec une fixité froide,
les brillants écouteurs, il prononça,
d'une voix plus basse, mais qui
sonna comme un coup de glas, cette dam-
nable, cette fantastique parole : — Le se-
cret de l'Église ?... C'est... c'est qu'il n'y
A PAS DE « PURGATOIRE ».
Et, pendant que, ne sachant que pen-
ser, on le considérait, non sans un certain
02 NOUVEAUX CONTES CRUELS
émoi, le diacre, ayant salué, se dirigea,
tranquille, vers le seuil ; — après avoir
montré, dans l'embrasure, sa face morne
et blême, aux yeux baissés, il referma la
porte sans aucun bruit.
Une fois seuls, on respira, délivré de ce
spectre.
— Ce doit être inexact ! balbutia, can-
didement, la sentimentale Maryelle, en-
core impressionnée.
— Propos d'un décavé, pour ne pas dire
d'un farceur qui ne sait de quoi il parle !...
s'exclama Le Glaïeul, d'un ton de palefre-
nier qui a fait fortune. — Le Purgatoire,
l'Enfer, le Paradis !... C'est du moyen
âge, tout cela ! C'est de la blague !
— N'y pensons plus ! fiùta l'autre gi-
let.
Mais, en cette mauvaise clarté de l'aube,
le menaçant mensonge du jeune impie
avait, quand ??iême, porté ! — Tous trois
étaient fort pâles. On but, avec de niais
l'enjku 63
sourires forcés, un dernier verre de Cham-
pagne...
Et, cette matinée-liH, — de quelque
pressante éloquence que se montrât l'invité
oisif, — Maryelle, pénitente peut-être, re-
fusa d'accéder à son « amour ».
64 NOUVEAUX CONTES CRUELS
L'INCOMPRISE
A Monsieur Jules Désirée.
Ne frappez jamais une femme,
même avec une fleur.
Sourates de /'al-koran.
AUX primes roses du dernier printemps,
Geoffroy de Guerl, emmenant de
Paris sa première préférée, Simone Lian-
tis, avait loué, sur les bords de la Loire,
ce riant cottage, meublé . en style
Louis XVI et clos de jardins — où de très
hauts lilas, enserrant une centrale éten-
due de verdure, s'entrecroisaient en lon-
gues charmilles jusqu'à la claire-voie. —
Aux lointains alentours, sur le flanc de
menues collines, d'assez profondes épais-
seurs de frênes et de mélèzes, — que,
maintenant, rougissait déjà Tautom.ne, —
l'incomprise 65
épandaient comme de la solitude vers
l'habitation.
A vingt ans — et n'étant doué que d'à
peine sept mille francs de rente, — s'expo-
ser à de l'attachement pour une élégante,
pour cette élancée brune aux regards assu-
rés, à peau de jasmin, aux traits fins et
durs, — folie, n'est-ce pas ?... Soit. Mais
si M. de Guerl était bien fait, d'allures
aimables, d'une bravoure célèbre et d'un
esprit artiste, une sentimentalité clair-
voyante le défendait, — armure occulte,
mais h. l'épreuve, — contre toutes amou-
reuses concessions capables d'entraîner
d'essentielles déchéances.
Simone, d'ailleurs, durant ce sizain de
lunes de miel, s'était montrée des moins
dangereuses, ne jouant au mariage que
par attitude, point mondaine, gaie, peu
dépensière, et, les soi.rs, ayant de ces
« tout ce que tu voudras I » qui brûlaient
l'oreille. — Et puis, sa nature était si in-
5
66 NOUVEAUX CONTES CRUELS
soucieuse, qu'elle s'était laissé saisir et
vendre tout ce qu'elle tenait de ses deux
premiers oubliés. Il ne lui restait, pour
biens, que d'insignifiants bijoux, de peu
nombreuses toilettes, — et une bague. Par
exemple, le merveilleux solitaire de celle-
ci était d'une taille, d'une blancheur et
d'une eau si rares — que des joailliers en
renom s'étaient engagés à le payer, net,
cinq cents louis, le jour qu'il plairait.
— Ah ! comme l'on s'était « amusé »
toute la saison !... Chevauchées, parties
de pêche et de canot, chasses exprès fati-
gantes, repas rustiques sur l'herbe, excur-
sions, — et. chez soi, musique, baisers,
livres, causeries et disputes ! L'on avait
des jeux, — de vieilles armes, aussi, d'au-
trefois, qu'on essayait, pour rire, aux jar-
dins. — En fait de connaissances, on n'avait
reçu personne ; si bien que, grâce à l'illu-
sion juvénile, M. de Guerl et Simone
pouvaient, à présent, se sembler intimes.
l'incomprise ()•]
Cependant... elle avait des instants, ins-
tants indéfinissables, dont la fréquence
augmentait aux approches du retour à
Paris. Ainsi, lorsque, la tenant enlacée,
sous les lilas troués de lueurs d'étoiles, il
lui disait les choses les plus douces, lui
parlant, avec tendresse, d'un enfant qui
les unirait plus encore, d'heures passion-
nées, d'une existence joyeuse et toute
simple, la bien-aimée paraissait comme
distraite, le regardait avec une sorte d'étran-
gère fixité, comme lui cachant un grief.
Un trépignement démentait les singulières
larmes dont, parfois, ses cils étincelaient ;
ce qui donnait à son émotion secrète un
caractère de contrariété, — presque d'im-
patience, — inintelligible.
Elle semblait sur le point dé lui crier
quelque chose ; puis, désespérée et comme
y renonçant, elle se taisait.
68 NOUVEAUX CONTES CRUELS
Brusque, elle lui avait souvent dit, en
ces instants-là :
— Xu sais, Geoffroy, s'il me plaisait, je
pourrais te quitter ? — même sans te pré-
venir, d'une heure à l'autre. — Avec mon
diamant, je suis libre : j'aurais le temps,
là-bas, de choisir, entre les plus riches, un
amant de mon goût. Oui, si je voulais, dès
ce soir, — tiens, tu serais seul. Plus de
Simone. — Eh bien ?... quoi ! cela ne
t'irrite pas davantage ?... Merci !
Ses yeux brillaient ; on eût dit qu'elle
attendait une parole, un acte, que M. de
Guerl ne savait pas trouver. Les réponses
étonnées du jeune homme étaient reçues
de Simone avec des détours de tête, une
moue, — un léger haussement d'épaules,
même, depuis peu. — Aux : « — Que te
prend-il, chère Simone ?... » elle répon-
dait, grave, en regardant le vague : —
« Tu verras, toi, qu'avec toute ta bonne
éducation, tu seras la cause de ma mort, —
l'incomprise 69
Mais... qu'as-tu donc ? s'écriait-il. — Ah !
si seulement tu étais un peu... autre ! —
Alors, tu ne m'aimes plus ?... — Si...
mais... pas tant que je voudrais ! et t'est
ta faute. » Il souriait à ce mot, et Simone,
sourcils froncés, courait s'enfermer dans
sa chambre — où son amant l'entendait
pleurer pendant quelquefois une heure. —
Revenue vers lui, elle paraissait avoir
OUBLIÉ sa petite scène !...]^De sorte que,
sans accorder à l'incident plus d'attention,
M. de Guerl, se désattristant, concluait
avec un « Dieu ! que les femmes sont
bizarres ! » dont la banalité puissante le
rassurait.
Par un couchant magnifique, vers les
cinq heures, comme tous deux, aux Jardins,
par forme de distraction paradoxale et
faute d'autres, tiraient de l'arbalète sur la
pelouse, — d'une vieille et forte arbalète
yO NOUVEAUX CONTES CRUELS
de jadis. — la trop singulière jeune femme,
n'ayant plus de carreaux à envoyer, s'écria,
tout à coup, — après un de ces longs re-
gards dans le vague :
— Tiens ! suis-je bête ! Et ça ?
En une saccade, étant de son doigt le
diamant, elle le posa sur la rainure de l'ar-
balète, en ce moment relevée vers les bou-
quets de bois et les flaques stagnantes de
la Loire.
— Hein !... Si je l'envoyais ? Pourtant?.,
dit-elle.
Et elle riait.
— • Simone ! es-tu folle ?... répondit-il.
Mais, comme cédant à quelque irrésis-
tible mouvement d'h3^stérie perverse, arri-
vée à la crise aiguë, elle pressa froidement
la détente : — une étincelle, une goutte de
feu s'enfonça dans le crépuscule.
Pendant que M. de Guerl regardait son
amie avec stupeur, celle-ci, laissant tom-
ber l'arbalète, arracha une branchette assez
L INCOMPRISE 71
solide, puis, jetant l'autre bras à l'entour du
cou de son amant, lui murmura, les yeux à
demi fermés, d'une voix rauque, triviale,
câline, — et d'un timbre qu'il n'avait pas
entendu :
— Ah ! je sais ce que je mérite^ va !
Mais, celte fois, au inoins, je pense — que
tu vasfalle7\.. (Elle cinglait Tair, de sa
badine) et là, — ferme l.., ou tu nés pas
un homme ! Crois-tu quelle m'aura coûté
cher, ma première danse, de toi? — Dame,
aussi ! quand on étouffe !... Ah ! ça fait du
bien, ça détend, de dire les choses^ à la fin
des fins ! — Te voilà mon maître ! Plus un
sou ! Tu peux me chasser ! — Comme tu me
plais, à présent !... Mais, rudoie-moi aotic !
Surtout ne te gêne pas. - Comment ! tu
dis que tu m\iimes, et, en six mois, tu ne
m'as même pas flanqué une gifle ?... —
C'est égal: cette fois-ci, je ne l'aurai pas
volé, d'être battue! (Elle se renversait à
demi, sentant l'acre, marquant, de ses
72 NOUVEAUX CONTES CRUELS
ongles, l'une des mains de son amant, dont
elle respirait, à narines dilatées, le veston
de velours noir.) — // faut qu'une femme
se sente un peu tenue ^ vois-tu !... Et^ si tu
savais comme ça vaut mieux que des phrases
une bonne de'gele'e ! — Tu vas me laisser là
ta politesse^ àp7-e'sent^ j'imagine ? hein /...
(Ses dents claquaient.) Là ! tu es pâle ! tu
es en colère ! Tu vas me faire des bleus I...
Je savais bien que tu étais un mâle !
A cette éruption, des moins prévues,
M. de Guerl, ayant, en effet, pâli, la consi-
dérait comme s'il l'eût vue pour la pre-
mière fois. Puis, se dégageant, après un
silence, et tranquille :
— Une cravache me sera mieux en main!
dit-il.
Et, la laissant, haletante, sur un banc,
il rentra ; puis, de l'autre porte, sortit de
la maison, comme on s'échappe. — Trois
heures après, Simone, très inquiète,
déchirait, entre ses dents, son mouchoir,
l'incomprise 73
dans sa chambre, devant une bougie, —
lorsque la bonne lui remit la lettre sui-
vante, apportée de Nantes, par exprès :
« Chère abandonnée, je te dois six mois
d'une illusion ravissante, je l'avoue ; mais,
en te dévoilant, ce soir, tu as à jamais
glacé pour toi les sens que cette illusion
seule m'inspirait. — Certes, je n'ignore
pas qu'aujourd'hui, surtout, il paraît indis-
pensable (aux yeux de maintes personnes
de ton sexe) d'être une brute pour être un
«mâle», — et que les baisers semblent
plus fades à celles-ci que les horions ; —
mais comme, d'une part, entre les violents
plaisirs auxquels, par simple jeu, peut se
prêter notre sensualité, il se trouve que le
propre de ceux dont, paraît-il, tu raffoles,
est de détruire cette joie, qui (seule et
avant tout) doit consacrer la vie à deux
entre une compagne et son compagnon, et
comme, d'autre part, si tu ne peux te
74 NOUVEAUX CONTES CRUELS
passer de danses pour te figurer que tu
m'aimes, je puis très bien, moi, me passer,
pour être heureux, d'administrer des vo-
lées à celle qui m'est chère, — j'ai dû
m'enfuir, même sans chapeau, pour nous
épargner tout échange d'aussi oiseuses que
burlesques explications.
« Ainsi, fantasque enfant ! lorsque je te
contemplais, dans les belles soirées, sous
nos longues charmilles, et que, transporté
d'amour, je murmurais sur tes lèvres ce
que mon cœur me suggérait, tu te disais,
toi, tout bonnement, avec un profond sou-
pir, en levant tes beaux yeux au ciel, dont
ils semblaient mélancoliquement compter
les étoiles : — Oui ; mais, tout cela, ce
n'est pas des bons coupsde botte ?... Pauvre
ange ! plains-moi, si, redoutant une gau-
cherie native, je ne m'estime pas assez
parfait pour oser.., ne fût-ce qu'essayer de
te satisfaire. A chacun ses sens et ses dé-
sirs 1 Je ne discute pas les tiens, ni leur
l'incomprise 75
aloi ; je déplore, seulement, de ne me
)uger, pour toi, qu'un aggravant garde-
malade. Donc, adieu. Ne t'inquiète pas
plus de notre cœur que de la chaumière ;
celle-ci est déjà louée, pour le i5, à toute
une famille de braves négociants, qui n'at-
tendent que ton départ. Demain, dans la
matinée, un factotum viendra te remettre,
sous pli, un bon de six mille francs,
payable à vue (à la tienne seule), chez mon
notaire, k Paris. Moi, je suis déjà loin. »
« Compliments, regrets et bonne chance!
« Geoffroy ^ »
Simone, à cette lecture, allongeant les
lèvres avec une irréprochable moue de dé-
dain, la laissa tomber d'entre deux doigts :
— Quel dommage qu'un si beau garçon
I. L'auteur de cette Nouvelle n'approuve guère
le ton de cette lettre envers une malade. Elle
serait, tout d'abord, d'un ingrat, si elle n'émanait
d'un jeune ignorant mondain, beaucoup TROP
distingué ici.
76 NOUVEAUX CONTES CRUELS
ne soit, au fond, qu'un rêveur 1 — mur-
mura-t-elle : — et quel dommage que
ceux-\kqui savent comprendre une femme...
soient si...
Elle s'arrêta, rêveuse elle-même, Simone
Liantis, la pauvre et délicate fille, —
hélas I tout récemment décédée, d'ailleurs
(navrante Humanité !) sous le numéro 435,
vingt-sixième série (nymphomanes), aux
Incurables, — son mal étant essentiel, — -
c'est-à-dire de ceux dont on ne peut pas
(sans Dieu) vouloir guérir.
SŒUR NATALIA 77
SŒUR NATALIA
A Madame la comtesse de Poli.
« Oh ! quand ma dernière heure
Viendra fixer mon sort.
Obtenez que je meure
De la plus sainte mort. »
Vieux cantique à notre-dame.)
AUTREFOIS, en Andalousie, à l'angle
d'une route montueuse, s'élevait un
monastère de franciscaines du tiers ordre;
— ce cloître, bien qu'en vue d'autres cou-
vents qui se veillaient les uns les autres,
était surtout protégé par la vénération
qu'imposait, alors, l'aspect de toute grande
croix sur un portail d'où tintait une cloche
deux fois le jour. Une longue chapelle,
dont l'huis, jamais fermé, s'ouvrait sur
trois marches et le grand chemin, longeait,
4'un côtç, le grand mur 4e ce monastère,
78 NOUVEAUX CONTES CRUELS
Aux alentours, les riches plaines, les arbres
à parfums, l'herbe des fossés, l'isolement,
la route poudreuse.
Par un énervant crépuscule d'automne,
se trouvait, agenouillée en ses habits de
novice, au fond de cette chapelle, une
jeune fille aux traits d'une beauté suave et
touchante. C'était devant une niche creu-
sée en un pilier : — du cintre pendait une
solitaire lampe d'or, éclairant une Madone
aux yeux baissés, aux mains ouvertes,
ruisselantes de grâces radieuses, — une
Mère céleste, en l'attitude de VEcce ancilla.
Sur la route, on entendait monter, à
travers les vitraux opposés, les accents frais
et sonores d'un chanteur de sérénade que
les accords d'une mandoline cordouane
accompagnaient. Les langoureuses paroles
brûlantes de passion, d'audace, de jeu-
nesse, parvenaient, dans l'église, jusqu'à
sœur Natalia, la novice agenouillée, qui, le
front sur ses bras croisés aux pieds de la
SŒUR NATALIA 79
Madone, murmurait, d'une voix désolée :
— Madame, vous le voyez, je pleure, et
vous supplie de ne point me bannir de toute
compassion, car c'est défaillante et dans
l'angoisse — et votre sainte image au fond
de toutes les pensées — que je vais m'exi-
1er d'ici. O chaste reine, prendrez- vous en
pitié celle qui déserte, pour un amour
mortel, le seuil du salut I Cette voix, vous
l'entendez, elle m'implore, en sa fervente
fidélité 1 Si Je ne viens pas, il va mourir !
Ses transports, si longtemps subis sans
espérance et sans plainte, comment les
condamner ? Et persister à ne pas consoler
celui qui aime tant ! Vous qui savez si je
vous aime, ô Madame ! et que, tous les
soirs, ma joie était de venir vous prier ici,
pardonnez-moi ! Voici mon voile, voici la
clef de ma cellule, je les remets à vos pieds.
Mais, je ne peux plus... j'étouffe... Cette
voix, elle m'attire... Adieu... adieu !
Debout, chancelante, n'osant lever les
8o NOUVEAUX CONTES CRUELS
yeux, sœur Natalia posa la clef sainte et le
voile aux pieds delà bleue Madone au doux
visage de lumière, aux yeux baissés aussi,
— mais vers quels Cieux et quelles étoiles !
Puis, s'appuyant aux piliers, elle gagna le
portail, et, après un instant, l'entr'ouvrit:
elle descendit les degrés et se trouva sur la
route, — qui s'étendait lointaine, aux clar-
tés d'une large lune illuminant la cam-
pagne.
— Juan ! cria-t-elle.
A cet appel, un cavalier, un juvénile sei-
gneur, au profil dominateur, aux regards
tout brûlants de joie, apparut, et sautant
de cheval, enveloppa de son manteau celle
qui était, enfin, venue vers lui.
— O Natalia ! dit-il.
La tenant ployée entre ses bras, sur son
cheval, ils partirent vite vers le manoir
dont les tours, là-bas, s'accusaient sous les
lunaires ombres.
SŒUR NATALIA 8l
*
* *
Ce furent six mois de fêtes, d'amour, de
voyages charmants, à travers l'Italie, à
Florence, à Rome, à Venise : lui joyeux,
elle souvent pensive, les caresses de son
ardent ravisseur, bien qu'éperdues et eni-
vrantes, n'étant pas celles que l'innocence
de son cœur avait espérées.
Soudainement, de retour à Cadix, par
un matin de soleil, sans qu'une parole
même l'eût avertie, elle se réveilla seule,
sans anneau nuptial, sans même la joie
d'un enfant ; — son amant, fatigué d'elle,
était disparu.
Avec un profond soupir, la jeune fille
laissa tomber le billet sombre qui lui an-
nonçait la solitude : — elle ne se plaignit
pas, résolue à ne pas survivre.
En peu d'heures, lorsqu'elle eut répan-
du aux Pauvres l'or qui lui restait, au mo-
ment même de se délivrer de la vie, une
6
82 NOUVEAUX CONTES CRUELS
pensée, — une candide pensée, — l'oppres-
sa : revoir, encore une fois, une seule fois,
pour un suprême adieu, la Madone de
jadis.
Donc, vêtue en pénitente et mendiant
un peu de pain sur la route, elle s'ache-
mina vers le monastère, — vers la cha-
pelle, plutôt ! car elle ne pouvait plus ren-
trer parmi les vierges fidèles. En quelques
jours de marche, et, comme se fonçaient
les bleuissements d'un beau soir d'été tout
brillant d'astres, elle arriva tremblante,
exténuée, devant le saint portail.
Elle se souvenait qu'à cette heure-la ses
anciennes compagnes étaient retirées, en
oraison, dans leurs cellules, et que, sous
les hauts piliers, l'église devait être aussi
déserte que le soir de l'enlèvement. Elle
poussa donc la porte et regarda : — per-
sonne !.., Là-bas, seulement, sous la
lampe toujours claire, la Madone.
Elle entra, puis, à deux genoux, avança
SŒUR NATALIA 83
sur les dalles blanches, versjsa céleste amie,
et inclinée, entre des' sanglots, elle balbu-
tia, parvenue aux pieds de Celle qui par-
donne :
— Oh ! Madame ! je suis indigne de
clémence ! Je ne savais pas, — alors que
la tentatrice voix me suppliait ! — je ne
savais pas quel abandon, quel opprobre,
hélas ! réserve l'amour mortel. O honte !
dont je vais mourir, bannie de tout asile
chez les miens, — ici, surtout !... Laquelle
de vos filles, ô Mère, ne m'accueillerait
d'un signe d'effroi, me montrant le dehors
en cette chapelle ?... — Oh ! j'ai perdu
l'espérance, en voulant consoler !...
» *
Alors, comme les silencieuses larmes
de Natalia tombaient sur les pied* de l'Elue
Divine, et que la jeune fille relevait un re-
gard suprême, chargé d'adieux, vers la
Madone, elle tressaillit d'une soudaine ex-
84 NOUVEAUX CONTES CRUELS
tase, car elle vit lesyeux sacrés qui la re-
gardaient ; et les lèvres de la statue s'en-
tr'ouvrirent ; et Celle du Ciel lui dit, dou-
cement :
« — Ma fille, ne te souviens-tu pas ? Tu
m'as confié ton voile, et la clef de ta cel-
lule, avant de nous quitter. Je t'ai donc
remplacée, accomplissant sous ce voile
toutes les tâches de tes vœux : nulle d'entre
tes compagnes ne s'est aperçue de ton ab-
sence : reprends donc ce que tu m'as con-
fié ; rentre dans ta cellule, et... ne t'en va
plus. »
l'amour du naturel 85
L'AMOUR DU NATUREL
A Monsieur Emile Michelet.
L'Homme peut tout inventer,
excepté l'art d'être heureux.
NAPOLÉON BONAPARTE.
EN ses excursions matinales dans la
forêt de Fontainebleau, M. G** (le
chef actuel de l'Etat), par un de ces der-
niers levers de soleil, en vaguant surl'herbe
et la rosée, s'était engagé en une sorte de
val, du côté des gorges d'Apremont.
Toujours d'une élégance rectiligne, très
simple, en chapeau rond, en petit frac
boutonné, l'air positif, n'aj'ant, en son in-
cognito, rien qui rappelât les allures du
précédent Numa, — bref, n'excédant pas,
en sa modestie distinguée, l'aspect d'un
86 NOUVEAUX CONTES CRUELS
touriste officiel, il se laissait aller, par h}'-
giène, aux charmes de la Nature.
Soudain, il s'aperçut que « la rêverie
avait conduit ses pas » devant une assez
spacieuse cabane, coquette, avec ses deux
fenêtres aux contrevents verts. S 'étant ap-
proché, M. C** dut reconnaître que les
planches de cette demeure anormale
étaient pourvues de numéros d'ordre — et
que c'était un genre de baraque foraine,
louée, sans doute, à qui de droit. Sur la
porte étaient inscrits, en blanches capitales,
ces deux noms: daphnis et chloé.
Cette inscription le surprit. Par une cu-
riosité souriante, mais discrète, — bref,
sans songer le moiqs du monde à laïciser
cet ermitage, il heurta, poliment, à la
porte.
— Entrez ! crièrent, de l'intérieur, deux
fraîches voix d'enfants.
Il toucha le loquet : la porte s'ouvrit,
pendant qu'un intermittent rayon de so-
l'amour du naturel 87
leil, à travers les feuillages, l'illuminait
ainsi que l'intérieur de l'idyllique habita-
tion.
M, C**, sur le seuil, se voyait en pré-
sence d'un tout jeune homme aux blonds
cheveux bouclés, aux traits de médaille
grecque, au teint mat, aux sceptiques yeux
bleus — dont le fin regard offrait cet on ne
sait quoi de railleur qui spécialise le fond
des prunelles normandes, — et d'une toute
jeune fille, au visage ingénu, d'un ovale
pur, couronné de beaux cheveux bruns
tressés. Ils étaient vêtus, l'un et l'autre,
d'un complet de deuil, en étoffe de cam-
pagne, — d'une coupe que le bienpris de
leurs personnes rendait passable. Tous
deux étaient charmants — et leur air ar-
tiste n'éveillait pas, chose étrange, l'aver-
sion.
Revenant de maints voyages, le chef de
l'Etat se trouvait donc, un peu malgré lui,
tout heureux d'apercevoir d'autres « vi-
. 88 NOUVEAUX CONtES CRUELS
sages » que ceux des préfets, des soyspré-
fets.et des maires : cela lui reposait la vue.
Daphnis était debout contre une table
rustique : l'aimable Chloé, regardant, sous
ses cils abaissés, l'hôte inattendu, se trou-
vait assise sur une couchette de fer, nou-
veau système, au matelas de varech, aux
draps blancs et rudes, au double oreiller.
Trois chaises en sparterie, quelques objets
de ménage, des plats et des tasses de
faïence en imitation de vieux Limoges, et,
sur la table, de brillants couverts en tout
récent melchior, — complétaient l'ameu-
blement du réduit nomade.
Étranger, dit Daphnis, soyez le bienve-
nu, vous qui entrez en cet inespéré rayon
de soleil 1.,. Vous déjeunez avec nous sans
façons, n'est-ce pas? Nous avons des œufs,
du lait, du fromage, du café, même ; —
Chloé, vite un couvert de plus !
Les puissants de la terre aiment les
choses simples et imprévues, et se prêtent
l'amotir du naturel ' 89
volontiers aux charmes de l'incognito, ,
chez les humbles. Devant pareil accueil,
M. G** ne pouvait guère' se refuser d'être
aimable et, par forme de distraction, de se
laisser aller à détendre, un peu (pour cette
fois et par exception), le rigorisme de son
caractère.
«Voici, pensa-t-il, deux jeunes excen-
triques, échappés de quelques coins de
Paris — et qui ont adopté cette ingénieuse
manière de passer les vacances !... Peut-
être sont-ils plus amusants que mon entou-
rage : voyons. »
— Mes jeunes amis, répondit-il en sou-
riant (de l'air d'un roi de jadis entrant chez
des bergers) j'aime le naturel !... et j'ac-
cepte votre offre champêtre.
On prit place autour de la table, où,
Chloé s'étant empressée, le repas com-
mença sur-le-champ. '
— Ah ! le Naturel !... soupira Daphnis,
avec un profond soupir; c'est à son inten-
go NOUVEAUX CONTES CRUELS
tion que nous sommes ici ! Nous le cher-
chons, d'un cœur sans détours: mais — en
vain !
M. G** les regarda:
— Comment, comment, mes jeunes amis ?
Mais, il vous environne ! il vous enveloppe,
ici, le naturel, de toutes ses joies pures,
de tous ses produits agrestes !... Tenez.
— l'excellent lait ! les fraîches tartines !
— Ah ! dit Ghloé, cela, c'est vrai, bel
étranger ; le lait, on peut le boire : car il
est fait, je crois, avec d'excellente cervelle
de mouton.
— Quant aux tartines, murmura Daph-
nis, pour ce qui est du pain, vous savez,
avec les levures nouvelles, on n'est jamais
sûr... mais quant au beurre, j'avoue qu'il
m'a paru d'une margarine intéressante. Si
vous préfériez, toutefois, le fromage, en
voici un de confiance, où le suif et la craie
n'entrent que pour un tiers à peine ; — il
est d'invention nouvelle.
L AMOUR DU NATUREL QI
Aces paroles, M. G** considéra, plus at-
tentivement, ses deux jeunes amphitryons :
— Et... vous vous appelez Daphnis et
Chloé... dit-il.
— Oh I ce sont nos petits noms, seule-
ment... répondit Daphnis. Nos familles,
jadis à l'aise, habitaient à Paris, aux
Champs-Elysées, lorsqu'une subite conver-
sion les réduisit au travail. E^onc, récent
avocat, j'allais bailler mon stage, comme
tout le monde ; Chloé, studieuse et déjà
doctoresse, étudiait pour devenir sage-
femme, lorsqu'un petit héritage nous a
permis de nous unir tout de suite, sans
attendre la clientèle, — et d'essayer de re-
prendre, selon nos goûts natals, en cette
vieille forêt, notre existence du temps de
Longus... mais, c'est difficile, aujourd'hui.
— Quoi ? vous ne mangez plus, cher étran-
ger ?... Voulez-vous deux œufs au miroir ?
Ceux-ci sont à la mode. Ils proviennent de
l'exportation, vous savez ? de ces trois mil-
92 NOUVEAUX CONTES CRUELS
lions d'œufs artificiels que l'Amérique nous
expédie par jour : on les trempe dans
une eau acidulée qui fait la coque : c'est
instantané. Croj^ez-moi, goûtez-y. Nous
prendrons le café après. Il est excellent !
c'est de cette /ii!W55e-chicorée premier choix
dont la vente annuelle, rien qu'à Paris, s'é-
lève, d'après les totaux officiels, à dix-huit
millions de, francs. Ne nous refusez pas.
C'est de bon cœur, et sans cérémonie.
M. C** dont la curiosité, malgré lui, s'é-
veillait à ces accents juvéniles, détourna
diplomatiquement la conversation pour
éviter avec le plus de politesse possible de
répondre à l'offre cordiale de ses hôtes.
— Un petit héritage, dites-vous?... re-
prit-il avec un air d'intérêt sympathique :
— en effet, vous êtes vêtus de deuil, chers
enfants I
— Oui : nous portons celui de notre
pauvre oncle Polémon ! gémit Chloé, en
essuyant une invisible larme.
L AMOUR DU NATUREL qS
— Polémon ? dit M. G** cherchant dans
ses souvenirs; — ah oui ! celui qui, pareil
à Silène, était bon buveur de clairet, dans
le temps des légendes ?
— Lui-même ! soupira Daphnis : aussi
ne s'éveillait-il, chaque aurore, qu'avec
la... bouche de bois, le digne suppôt de
Bacchus ! Il aimait le vin naturel : or, s'é-
tant fait adresser, en sa chaumine, une
feuillette de ce fameux « Vin de proprié-
taire», vous savez...
— Oui, bel étranger, appuya Chloé,
d'une musicale petite voix de professeur :
une feuillette de cette mixture si bien tar-
trée, plâtrée et dûment arseniquée que
quatre ou cinq cents modernes en sont
décédés !... de ce vin généreux que Ton
boit en France, chez les artisans, enchan-
tant, d'un cœur léger, la chanson célèbre :
Je songe en remerciant Dieu,
Qu'ils n'en ont pas en Angleterre !
— En sorte que, reprit Daphnis, l'Être
94 NOUVEAUX CONTES CRUELS
suprême l'ayant appelé à lui le soir même
de la mise en bouteilles, notre oncle Polé-
mon s'est rendu à cet appel au milieu d'a-
troces coliques, l'infortuné vieillard 1 —
et ceci en nous léguant quelques drachmes.
Mais, pardon : — vous fumez peut-être ?
cher étranger ?... Voulez-vous un de ces
cigares ?... Ils sont, vraiment, passables, et
de belle mine. Toujours importation d'A-
mérique I... c'est en feuilles de papier
trempé dans une décoction de nicotine
épurée, provenue des meilleurs bouts de
cigares de la Havane ; on en vend de deux à
trois millions par mois, vous savez, rien
qu'en France : — ceux-ci sont de première
marque, au dire même de la régie...
Pour le coup, M. C** croyant démêler,
en ces derniers mots, une vague intention
d'ironie à l'adresse du Progrès, crut devoir
prendre un peu de son air officiel.
— Merci, dit-il. Mais, — s'il est vrai que
quelqXies abus se soient, hélas, glissés dans
L AMOUR DU NATUREL 9 5
l'Industrie moderne, — en s'adressant
bien, l'on trouve du vrai, toujours ! D'ail-
leurs, à votre âge, qu'importent les vains
plaisirs de la table ? Ici, surtout, au milieu
de cette nature vivante, de ces magnifiques
et vivaces arbres, par exemple, dont les
ramures séculaires... l'odeur salubre...
— Plaît-il, cher étranger ? répondit Da-
phnis en ouvrant de grands yeux : — quoi. . .
vous ignorez donc ? Mais, ces superbes
chênes, ces hauts mélèzes, qui ont abrité
tant de royales amours, ayant subi, du-
rant certaine nuit d'un récent hiver, cinq
ou six degrés de froid de plus que n'en pou-
vaient supporter leurs racines, — (ceci au
rapport même des inspecteurs des Eaux
et Forêts de l'Etat) — sont morts, en réalité.
Vous pouvez voir Tentaille officielle qui les
marque pour être abattus l'année pro-
chaine. Ils finiront dans des cheminées de
ministères. Ces feuillées sont les dernières
et ne proviennent plus que de la vitesse
QÔ NOUVEAUX CONTES CRUELS
acquise : ce n'est qu'une brillante agonie.
Il suffit à un connîisseur de jeter un coup
d'œil sur leur écorce pour savoir que la sève
ne monte plus. En sorte que, sous l'appa-
rence vivante de leurs ombrages, nous nous
trouvons, en réalité, entourés d'innom-
brables spectres végétaux, de fantômes
d'arbres !... Les anciens arbres nous
quittent ! Place aux jeunes.
Un nuage passa sur le front, cependant
mathématique, de M. G** : — à travers
les hauts branchages, au dehors, une
petite ondée froide cliquetait.
— En effet, je crois, à présent, me sou-
venir... murmura-t-il ; — mais n'exagé-
rons rien !... et n'examinons rien de trop
près, si nous voulons distinguer quelque
chose... Il vous reste cette exubérante na-
ture estivale...
— Comment ! se récria de nouveau Da-
phnis, — comment, cher étranger, vous
trouvez « naturel » un été où nous pas-
L AMOUR DU NATUREL 97
sons nos après-midi, ma pauvre Ghloé et
moi, à grelotter l'un auffc-ès de l'autre ?
— L'été n'est pas des plus chauds, en
effet, cette année, reprit M. G** ; eh bien,
levez vos regards plus haut, jeunes gens !
il vous reste la vue de ce vaste ciel intact
et pur...
— Un ciel intact et pur... où se croisent,
toute la journée, des essaims de ballons
pleins de messieurs éclairés... ce n'est plus
un ciel... naturel, cher étranger !
— Mais... la nuit, à la clarté des astres,
au chant du rossignol, vous pouvez ou-
blier...
— C'est que, murmura Daphnis, d'in-
terminables rais électriques, partis du po-
lygone, traversent l'ombre de leurs im-
menses balais de brouillard clair : cela
modifie, à chaque instant, la clarté des
étoiles et frelate la belle lueur lunaire sur
les bois !... La nuit n'est plus... naturelle.
— Quant aux rossignols, soupira Ghloé,
7
98 NOUVEAUX CONTINS CRUELS
les sifflets continuels des trains de Melun
les ont épouvantée ; ils ne chantent plus,
bel étranger !
— Oh ! jeunes gens ! s'écria M. C**,
vous êtes, aussi, bien... pointilleux! — Si
vous aimez tant le Naturel^ que ne vous
êtes -vous fixés au bord de la mer ?...
comme jadis ?... Le bruit des hautes
vagues... les jours d'orage...
— La mer, cher étranger ? dit Daphnis :
c'est que nous n'ignorons pas qu'un gros
câble en aniaise, d'un bout à l'autre, l'im-
mensité bien surfaite. — Il suffit, vous le
savez, d'y verser un ou deux barils d'huile
pour en apaiser les plus hautes vagues à
près d'une lieue de ronde. Quant aux
éclairs de ses « orages », du moment où,
du centre d'un cerf-volant, on peut les faire
descendre dans une bouteille, — la mer,
aujourd'hui, ne nous paraît plus si... natu-
relle.
— En tout cas, dit M. G**, les mon-
L AMOUR DU NATUREL 99
tagnes restent, pour les âmes élevées, un
séjour où le calme...
— Les montagnes ? répondit Daphnis,
lesquelles ? Les Alpes, par exemple ? Le
mont Cenis ?... Avec son chemin de fer
qui le traverse, de part en part, comme un
rat, — et qui, de sa vapeur, enfume, comme
un fétide encensoir ambulant, les plateaux
jadis verdoyants et habitables ?... Les
trains express parcourent, du haut en bas,
les montagnes, avec des roues à crans d'ar-
rêt. Ce n'est plus... naturel, ces mon-
tagnes-là !
Il y eut un moment de silence.
— Alors, reprit bientôt M. G**, résolu à
voir jusqu'où tiendraient les paradoxes de
ces deux élégiaques amants de la Nature,
alors, jeune homme, que comptez-vous
faire ?
— Mais... y renoncer ! s'écria Daphnis :
suivre le mouvement I Et, pour vivre,
faire, — par exemple... de... la politique,
BIBLfOTHtCA
100 NOUVEAUX CONTES CRUELS
si vous voulez. Gela rapporte beaucoup.
A ce propos, M. C**.tressaillitet, répri-
mant un éclat de rire, les regarda tous
deux.
— Ah ! dit-il ; vraiment ?,.. Et, si je ne
suis pas indiscret, que voudriez-vous être,
en politique, monsieur Daphnis ?
— Oh ! dit tranquillement Ghloé, tou-
jours d'une exquise voix doctorale et terre
à terre, puisque Daphnis représente, en
soi, le parti des ruraux mécontents, bel
étranger, je lui ai conseillé de se porter, à
tout hasard, en candidat exotique, dans la
circonscription la plus « arriérée » de ce
pays. Cela se trouve. Or, que faut-il, de
nos jours, aux yeux de la majorité des élec-
teurs, pour mériter la médaille législative?
Savoir se garder, tout d'abord, d'écrire —
ou d'avoir écrit — le moindre beau livre ;
savoir se priver d'être doué, en aucun art,
d'un immense talent ; affecter de mépriser
comme frivole tout ce qui touche aux pro-
l'amour du naturel ioi
ductions de pure Intelligence : c'est-à-dire
n'en parler jamais qu'avec un sourire pro-
tecteur, distrait et placide ; savoir, habile-
ment, donner de soi l'impression d'une
saine médiocrité ; pouvoir tuer le temps,
chaque jour, entre trois cents collègues,
soit à voter de commande, — soit à se
prouver, les uns aux autres, que l'on n'est,
au fond, que de moroses hâbleurs, dé-
nués, sauf rares exceptions, de tout désin-
téressement ; — et, le soir, en mâchon-
nant un cure-dents, regarder la foule, d'un
œil atone, en murmurant : « Bah ! Tout
s'arrange ! tout s'arrange ! » Voilà, n'êst-il
pas vrai, les préalables conditions requises
pour être jugé possible. — Une fois élu,
l'on éprouve neuf mille francs d'appointe-
ments (et le reste), car on ne se paye pas
de mots, à la Chambre ! — l'on s'appelle
r « Etat »... et l'on décerne, entre temps,
un ou deux brillants bureaux de tabac à sa
chèrejpetite Ghloé^ I... Tout cela n'est pas
102 NOUVEAUX CONTES CRUELS
inepte, je trouve : c'est un métier facile.
Pourquoi n'essaierais-tu pas, Daphnis ?
— Eh ! dit Daphnis, je ne dis pas non.
C'est une question de frais d'affiches et de
démarches dont l'on pourrait, à la rigueur,
surmonter l'écœurement. — Après tout,
s'il ne s'agissait que d'avoir une « opinion »
pour enlever la chose, — tenez, cher étran-
ger, mettons-les toutes en votre chapeau
rond — et tirez au hasard 1 — Vous devez
avoir la main heureuse, je sens cela ; vous
amenez la meilleure d'entre elles, je pa-
rie, — • celle qui sera, comme on dit, l'é-
pingle du jeu. — D'ailleurs, m'est avis
que si, plus tard, une autre me devenait
plus plaisante, me souriait davantage, —
peuh ! au taux où elles sont, en cette
époque, pour ce qu'elles pèsent et pro-
duisent, je ne me donnerais même pas la
peine d'en changer. — Les « opinions »,
en ce siècle, ne sont plus... naturelles,,
voyez-vous.
L AMOUR DU NATUREL I03
M. C**, en homme affable, en esprit
éclairé, condescendit à sourire de ces in-
nocents paradoxes qu'excusait, à ses yeux,
l'âge de ces précoces originaux.
— Au fait, monsieur Daphnis, dit-il,
vous pourriez représenter le parti du Cy-
nisme-loyal, et, à ce titre, réunir bien des
suffrages.
— Sans compter, reprit Chloé, que —
si je dois en croire, bel étranger, le bout
du journal qui enveloppait le fromage, ce
matin, — plusieurs localités chercheraient
à faire équilibre (en inventant quelqu'un
jusqu'à présent d'introuvable) à la gênante
influence de certain « général » devenu
l'engouement public, le député à la mode,
et dont la politique...
— Un général, dites-vous, Chloé ?...
interrompit Daphnis avec étonnement : —
un général... qui fait de la politique... et
qui est député... Ce n'est donc pas un
général... naturel ?
104 NOUVEAUX CONTES CRUELS
— Non ! dit M. C**, plus grave malgré
lui, cette fois. — Mais, concluons, mes
jeunes amis. Votre franchise d'adolescents
un peu bizarres, mais aimables, a gagné
ma sympathie, etje dois, à mon tour, me
faire connaître. Je suis l'actuel chef de l'E-
tat français, dont vous me semblezde trop
ironiques citojrens ; — et je prends bonne
note, monsieur Daphnis, de votre pro-
chaine candidature.
Entr'ouvrantson frac, M. C** laissa voir,
entre son gilet et sa belle chemise blanche,
empesée et rectangulaire, cette aune de
large ruban de moire rouge qui va si bien
à ses portraits et qui ne laisse aucun doute
sur les augustes fonctions de qui le porte :
cela remplace la couronne, sans cho-
quer.
— Tiens ! le roi î s'écrièrent, à la fois,
Daphnis et Chloé, se levant, pleins de stu-
peur et de vague respect.
— Jeunes gens, il n'y a plus de roi !(dit,
L AMOUR DU NATUREL lOD
avec froideur, M. C** ; cependant, j'ai les
pouvoirs d'un roi... quoique...
— J'entends ! murmura Daphnis avec
une sorte de condoléance : vous n'êtes pas,
non plus, un roi... naturel ?
— J'ai, du moins, l'honneur de présider
une république naturelle ! répondit (plus
sec) M. C**, en se levant.
Daphnis toussa légèrement, à ces mots,
mais sans interrompre, par déférence, n'é-
tant pas encore « député ».
— Comme tel, ajouta M. C**, je vous
octroie, — en retour de votre hospitalité
gracieuse, et par exception, — licence
pleine et entière d'occuper, — sans être
inquiétés par nos gardes, et ceci durant les
vacances de l'exercice 1888, — ce val
désert, sis en l'une des principales forêts
de l'Etat. — Puissé-je, l'heure venue, vous
devenir plus utile, jeunes attardés d'une
légende, qu'hélas ! le Progrès, je le vois,
surannise !...
T06 NOUVEAUX CONTES CRUELS
— Que béni soit le jour... commença
Daphnis.
Et le « roi » salua les deux « bergers »
et se retira, d'un pas égal, entre les grands
arbres défunts, versle vieux palais lointain,
— laissant le pseudo-couple de Longus
quelque peu saisi de l'aventure.
Rentré en la royale demeure, où, provi-
soirement, M.C*'* occupe, je crois, les ap-
partements de saint Louis (les moins inha-
bitables, d'ailleurs, de cette bâtisse an-
cienne qui n'a plus de raison d'être que
comme rendez-vous de chasse ou villégia-
ture pittoresque), l'honorable président
du régime actuel, en fumant un vrai ci-
gare dans l'oratoire du vainqueur d'Al-
Mansourah, de Taillebourg et de Saintes,
ne pouvait s'empêcher de reconnaître, en
soi-même, qu'au fond l'amour des choses
trop naturelles n'est plus qu'une sorte de
rêve des moins réalisables, bon à défrayer,
tout au plus, le verbiage des gens en re-
l'amour du naturel 107
tard, — et que daphnis et chloé, pour
mener, aujourd'hui, leur train du passé,
leur simple existence champêtre, pour se
nourrir, enfin, de 7'rai lait, de vrai pain,
de jTai beurre, de vrai fromage, de j^rai
vin, dans de prais bois, sous un vrai ciel,
en une praie chaumière, et liés d'un amour
sans arrière-pensée, auraient dû com-
mencer par mettre leur dite chaumière
sur un pied d'environ vingt-cinq mille
livres de rente, — attendu que le premier
des bienfaits dont nous soyons, positive-
ment, redevables à la Science, est d'avoir
placé les choses simples essentielles et
« naturelles » de la vie, hors de la portée
DES'PAUVRES.
I08 NOUVEAUX CONTES CRUELS
LE CHANT DU COQ
A Monsieur le Docteur Albert Robin.
Et continuo, cantavit
gallits.
EVANGILES.
LE château fortifié du préfet romain
Ponce Pilate était situé sur la pente
du Moria : celui du tétrarque Hérode
s'élevait, éblouissant, au milieu de jets
d'eaux vives et de portiques, sur le mont
Sion nonloindes jardins de l'ancien Grand
Prêtre Annas, beau-père de ce « Joseph »,
surnommé Gaïphe, soixante-huitième suc-
cesseur d'Aaron, dont le lourd palais sa-
cerdotal se dressait, également, au faîte de
la ville de David.
Or, le i3 du mois denisan(i4 avril) de
l'an de Rome 782 (an 33 et un temps de
LE CHAXT DU COQ lOQ
J.-C.)? un détachement de la cohorte d'oc-
cupation — savoir cinq cent cinquante-
cinq hommes, prêtés au Grand Prêtre, en
cas de sédition populaire, par le préfet —
cerna silencieusement, sur les dix heures
et demie du soir, les abords montùeux des
Oliviers.
A l'entrée de ce sentier, que coupait,
plus haut, l'inégal ruisseau du Cédron, le
chef des piquiers du Temple, Hannalus *
causait, sans doute, avec les centurions ;
il attendait ces agents d'Israël auxquels
seuls il devait faire livrer passage, en vue
de l'arrestation d'un factieux en vogue, de
ce magicien de Nazareth, du fameux
Jésus, que l'on savait s'être « réfugié » là,
cette nuit.
Bientôt, sous le clair de lune pascal 2, ap-
1. Quelques rabbins ont écrit Ananus (voyez
Rouleaux des commentaires îalmudiques du Consis-
toire de Varsovie, 1827).
2. La Pâque juive ne pouvait être célébrée qu'à
la pleine lune : — ce qui annule, astronomique-
110 NOUVEAUX CONTES CRUELS
parut, dévallant du faubourg d'Ophel, un
gros de policiers pourvus de bâtons,
d'épées etde cordes: ils étaient commandés
par les deux émissaires du Grand Conseil,
Achazias et Ananias — qu'assistait un
porte-lanterne, Malchus, homme de con-
fiance de Caïphe. — La troupe avait pour
guide le plus récent disciple de ce Jésus,
un homme originaire de cette petite ville
de Karioth, sise dans la tribu de Juda, sur
les bords de la mer Morte, à la limite oc-
cidentale de Gomorrhe l'ensevelie — (bien
qu'il y eût aussi, aux frontières, un cer-
tain autre bourg moabite, appelé Kérioth,
qui étageait ses quelques feux non loin de
l'étang du Dragon).
L'homme en question était le seul dis-
cïplejuif; les onze autres étaient galiléens.
Le Maître lui avait lavé les pieds avant
ment, l'hypothèse de l'éclipsé totale du soleil,
avancée par quelques-uns pour essayer de justifier
comme naturelles les Ténèbres prouvées du Ven-
dredi-Saint.
LE GHANT DU COQ I I I
de consacrer la Pâque avec les disciples.
Hannalus était ce même sar, ou chef,
des gardes préposés aux nocturnes inspec-
tions des bâtiments du Temple. Quarante-
deux années plus tard, lors du sac de Jé-
rusalem, il fut traîné à Rome, chargé de
chaînes, malgré ses soixante-quinzeans, et
jeté aux pieds meurtriers de l'empereur
Claude. Pour Achaziaset Ananias, — faux
témoins l'heure suivante, — le Talmud,
sans nul détour, les déclare « délateurs à
la isolde du sanhédrin, comme a3'ant mis-
sion d'épier les pas, actes et paroles de
Jésus». Quant à leur guide, son prophé-
tique surnom signifie, en araméen, en sy-
riaque et en samaritain, non seulement
son lieu de naissance, mais, selon qu'on le
prononce, il veut également dire l' Usurier^
V Homme de mensonge^ le. Trahisseur^ la
Mauvaise re'compense ', le Ceinture de
I. Ou, plutôt : <( C'est là sa récompense."
(S. Jérôme.)
112 NOUVEAUX CONTES CRUELS
cM/r (porte-bourse), et, surtout, Le Pendu :
le surnom résume la destinée.
Le groupe, donc, redescendit peu après,
emmenant un homme de très haute taille,
dont les mains étaient liées. Jésus, en
effet, était d'une stature fort élevée entre
celles des humains, — car, lors de la Dé-
couverte de la Vraie Croix par l'impéra-
trice sainte Hélène 1, l'on mesura l'inter-
valle entre les trous creusés par les clous
des mains, ainsi que la distance entre
ceux des pieds et le point d'intersection
central des deux traverses : ces traces at-
testaient un patient d'une grandeur corpo-
relle pouvant dépasser six pieds modernes.
Les légionnaires du préside Ponce Pi-
late escortèrent l'escouade et le divin Pri-
I. Voir la Vie de sainte Hélène : Invention delà
Sainte Croix, et les auteurs sacrés qui ont traité
du Bois de la Croix : (S. Bernard, S. Chrvsos-
tome), etc. — Voir aussi Ernest Hello, Physiono-
mies de Saints. — Et La Bomie' Nouvelle de Notre-
Seigneur Jésus-Christ, tome V, (Publiée par
Bray et Retaux. Auteur anonyme.)
LE CHANT DU COQ I l3
sonnier Jusqu'à l'opulente demeure d'An-
nas, puis regagnèrent le fort Antonia.
L'ancien Grand Prêtre, n'ayant plus qua-
lité pour statuer, dut renvoyer la cause de-
vant le Sénat des soixante-dix, que pré-
sidait son gendre ; — ce collège, au mépris
encore de la Loi, venait de s'assembler
sous les lampes de minuit chez Caïphe,
dans la salle du Conseil.
— La Loi !... ne prescrivait-elle pas,
aussi, que le Pontificat majeur ne pouvait
être conféré qu'à vie ?... Ah ! qu'importait?
Aujourd'hui, les Docteurs, sciemment ou-
blieux du texte éternel, déposaient et rem-
plaçaient, parfois dans le même semestre,
au souffle d'influences de toute nature, les
Grands Prêtres de Dieu. — De là l'ironie
sombre de l'évangéliste saint Jean : « Caï-
phe était Grand Prêtre cette anne'e-là *. »
Or, Simon-Priere et saint Jean, depuis
I. Voir le docteur Sepp, Vie de Jésus, tome III.
8
I 14 NOUVEAUX CONTES CRUELS
les Oliviers, avaient suivi, dans les illicites
détours de cette marche, ceux qui s'étaient
saisis du Fils de l'Homme. A l'arrivée au
tribunal de Sion, l'évangéliste, qui était
connu chez le Grand Prêtre, pria, par
trouble, la gardienne du portail de laisser
Simon-Pierre pénétrer dans la tour carrée
ou atrium du Palais ; puis, y quittant
l'apôtre, courut prévenir Marie, la Vierge
veuve, chez qui devait s'être rendu saint
Jacques, fils de Cléophas, frère de saint
Joseph ; saint Jacques était l'un de ces or-
phelins recueillis, selon la Loi, sous le
toit de leur oncle défunt, et qui, élevés
avec Jésus, presque, même, de son âge,
furent appelés, depuis, ses frèî^es d'après
la coutume juive. — A dater de cette
heure-là, saint Jean ne quitta plus la
Sainte Mère, — qui, onze heures plus tard,
devait devenir la sienne.
Au centre des portiques, en face des de-
grés de marbre jauni qui conduisaient au
LE CHANT DU COQ Il5
porche de cèdre de cette salle du premier
étage où fut « jugé » le Sauveur, les gens
de Caïphe, mêlés de gardiens, de soldats
juifs, se trouvaient assis ou groupés, au-
tour d'un épais brasier de charbon, car, en
Orient, les nuits d'avril distillent de mal-
saines bruines, de glaciales rosées ; —
Pierre vint aussi parmi eux se chauffer ; —
ceci d'instinct, les pensées confuses, décon-
certées, le regard trouble : la flamme
éclairait sa face... Il considérait cette
porte fermée.
Et de l'au-delà de cette porte, il enten-
dait — l'on entendait dans l'atrium — les
rumeurs, les sonores vociférations de
l'assemblée. Les prêtres de la Chambre-
Inférieure, déclarés uniquement aptes aux
sacrifices, excitaient les satellites du Seuil
à frapper Celui... qu'ils accusaient ; — les
Scribes, — docteurs de la Loi, — ne par-
laient, avec des clameurs et d'obligatoires
grincements de dents, que d'appliquer
Il6 NOUVEAUX CONTES CRUELS
cette Loi — qu'ils enfreignaient à cet ins-
tant même, puisque le Nasi, souverain
juge pouvant seul décréter la mort, n'avait
pas été convoqué, par défiance ; — les An-
ciens, enfin, les Archiprêtres de la
Chambre-Haute, créatures d'Annas (qui,
dérision ! avait fait nommer successive-
ment Grands Prêtres ses cinq enfants,
sans compter, même, ce gendre^, im-
posaient silence à Joseph deHaramathaïm
et au pharisien Nicodémas (en hébreu,
Bonaï ben Goriôn), bien que le Gamaliel
d'alors, tenant tête au sag-an Annas,
exigeât la libre défense.
Tout à coup, sur l'interrogat précis de
Caïphe, l'on entendit la réponse éternelle:
« Vous l'avez dit ! » Elle tomba, tran-
quille, dans le grand silence. ■ — Puis,
aussitôt, les cris : « A mort * !... »
I. Car il /<3//a// que, cette nuit même, la con-
damnation fût prononcée par le dernier sanhédrin
d'Israël. — Le 7nois, lejour, l'heure même, du sa-
crifice, n'étaient-ils pas prédits depuis bien long-
LE CHANT DU COQ I17
et le bruissement des vêtements déchirés *.
Maintenant en cette cour du palais pré-
destiné, autour du brasier, dont les
lueurs pâlissaient avec le petit jour, — à
temps ? — Le tîiois ?... On peut lire dans le traite
duTalmud, Rosch Haschana (fol. 14, vers 2): « Ce
fut au mois de nisan qu'Israël, autrefois, fut dé-
livré de l'Egypte) ; de même, ju mois de nisan, il
sera de nouveau délivré. » — Le Jour ?,.. On peut
lire dans le livre du rabbin Nephtâli intituléiTmeLA:
Hamméleck (fol. i4i;,ch. xxxii, verset 3) : « Nous
avons une tradition précise qui nous enseigne que
la Rédemption s'accomplira la veille de la Pâque,
à l'entrée du Sabbat. » — V Heure ?... Elle est
contenue dans le texte qui précède, pui.sque c'est
le vendredi, — 14 de nisan toujours, cette année-
là, — que commençait, ï partir de notre troisièyne
heure, le sabbat de la Pâque juive.
I. S'autorisant d'un texte du Lévitique (XXI,
10), on a reproché au Grand Prêtre Gaiphe d'avoir
transgressé la loi mosaïque en déchirant son vête-
ment. — Saint Léon le Grand dit même, à ce sujet,
qu'il déchira son honneur sacei'dotal avec ses vête-
ments, en oubliant la Loi qui les lui conférait. — Il
y a, toutefois (au dire des rabbins), un texte du
Talmud qui prescrivait au Grand Prêtre, au cas
d'un sacrilège en Justice, de déchirer ses vête-
ments de bas en haut : <— et les sanhédrites de
haut en bas. Addition bien osée au texte formel
de Moïse.
Il8 NOUVEAUX CONTES CRUELS
quelques pas, sous cette porte terrible
qu'il regardait encore, Simon-Pierre, pour
se délivrer desquestions dont le pressaient,
depuis quelques instants, servantes et sol-
dats, cherchant, enfin, à demeurer libre
et, par ainsi, pouvoir, — ô candeur de
l'homme ! — se rendre îitile{\l) — en était
arrivé, de la dénégation d'abord vénielle,
puis d'un reniement plus grave, à cette
éperdue parole : «Je jure que je ne connais
pas cet homme ! »
Et, en cet instant, selon la prophétie du
Sauveur, le Coq chanta.
Longtemps après la destruction de Jé-
rusalem, au cours de l'un des premiers
siècles de l'Eglise, il s'éleva, paraît-il, au
sujet de ces trois mots, — s'il faut en croire
une tradition latine provenue de vieux
cloîtres, — une controverse des plus
étranges entre des Juifs de Rome et quel-
ques zélateurs chrétiens qui s'efforçaient
de les catéchiser.
LE CHANT DU COQ II9
— Un coq chanta ? dites-vous...
s'écrièrent les Juifs, avec des sourires ; —
ils ignoraient donc notre Loi, ceux qui ont
écrit cela ! Vous-mêmes, la connaissez-
vous ? Sachez que l'on n'eût pas trouvé un
coq vivant dans tout Jérusalem. Celui qui
eût introduit, dans la cité de Sion, l'un,
vivant, de ces animaux, — surtout la veille
de ce jour de la Pâque où l'on immolait,
sur les parvis du Temple, des milliers
d'holocaustes, — eût encouru, comme sa-
crilège, la lapidation. Car la Loi motivait
sa rigueur sur ceci, que le coq, pre-
nant sa vie sur les fumiers qu'il pique
et fouille de son bec, en fait sortir mille
impures bestioles que le vent des hau-
teurs dissémine et qui peuvent, en se ré-
pandant — et pullulant — par les airs,
aller altérer les viandes consacrées à Dieu.
Or, comme, de mémoire d'Israélite, au-
cune mouche, même, ne vola jamais
autour de la chair des victimes expia-
120 NOUVEAUX CONTES CRUKLS
toiresS comment croire un Evangile dicté,
selon vous, par l'Esprit-Saint, — et, ce-
pendant, où nous relevons une aussi gros-
sière impossibilité 1
Cette objection, très inattendue, a3''ant
interdit quelque peu les chrétiens, — et,
ceux-ci réaffirmant, pour toute réponse,
l'infaillible vérité des Saints Livres, — l'on
fit venir, pour les confondre définitive-
ment sur ce point mystérieux, un rabbin
très âgé, depuis longtemps captif, dont
tous vénéraiçnt la scieiiçe profonde et l'in-
tégrité.
— Ah ! répondit tristement le vieil exilé,
depuis la ruine de la maison de leurs
pères, les enfants d'Israël ont-ils donc
oublié les rites du service de la Maison du
Seigneur !...Quoi ! l'on n'eût pas irouvéy
— dites-vous, de coq vivant dans Jéru-
I. Rien d'étonnant que, par cette froide tempé-
rature d'avril et à la hauteur du mont Moria, nulle
mouche ne se montrât dans les airs.
LE CHANT DU COQ 121
salem ? Vous vous trompez ! Il y en avait
UN ! Et c'est bien de celui-là que ce Jésus,
de Nazareth, doit avoir voulu parler, —
puisque ce texte précise « le » coq, et non
pas « un » coq. Vous oubliez le grand Coq
solitaire du Temple, le veilleur sacré,
nourri des grains que lui jetaient les
vierges, et dont la voix s'entendait au delà
du Jourdain. Son cri matinal, mêlé au
grondant fracas des portes de l'édifice
rouvertes à chaque aurore, 'retentissait
jusque dans Jéricho !... Plus sonore que
les sabliers, il annonçait les heures du soir
avec la ponctualité des étoiles ! — Et la
fonction de cet oiseau, crieur exact des
instants du Ciel, était d'avertir le Préfet
du Temple et les lévites armés, — dont
ses appels dissipèrent souvent la somno-
lence,— du quadruple moment des rondes
de nuit.
C'était I'avertisseur.
PROPOS D'AU DELA
L'ELU DES RÊVES
EN novembre 1887, le Jeune poète
Alexis Dufrêne habitait, depuis peu
de jours, un garni de la rue de La Harpe,
au cinquième étage d'une très vieille mai-
son devenue logis d'étudiants.
Ce soir-là, pour fêter ses vingt et un
ans, il avait réuni, devant un vaste bol de
punch, deux ex-compagnons de classes, à
peu près de son âge : le peintre J. Brêart
et le musicien Eusèbe Nédonchel.
Les cigarettes avaient rendu nébuleux
l'air de la chambre, qu'assainissait, toute-
fois, un bon feu clair. La causerie, assez
joyeuse d'abord, s'était aggravée aux ap*
proches de minuit. L'on agitait, mainte-
nant, d'abstraites questions d'art, d' « es-
thétique » ; Alexis les écoutait, distraite^
126 PROPOS d'au DELA
ment, laissant dire, étant persuadé que
les artistes qui prennent le pli des théories
ne se destinent qu'à vieillir, évités, en
balbutiant, pour tout bien, des critiques
au moins négligeables. (Il dédaignait,
comme chose inutile, jnême de le dire,
attendu qu'il faut de la poussière sur les
routes, — bref, qu'au fond, chacun ne fait
que ce qu'il doit faire, et ne trouve que
ce qu'il a réellement cherché.)
Des bougies, sur la cheminée, éclairaient
la pièce. On entrevoyait, contre le chevet
du lit, une petite porte, sans doute con-
damnée depuis longtemps... Presque
toutes les chambres d'hôtel ont de ces
communications. Celle-ci venait de s'en-
tre-bâiller toute seule depuis quelques
instants ; la targette rouillée s'était déta-
chée d'elle-même, pendante encore à une
vis. On distinguait une faible lueur, au
joint des ais, — et, durant les accalmies
de la discussion, de rauques soupirs, anhé-
LÉLU DES RÊVES I27
laijts et pressés, — geints de l'au-delà de
cette porte, — parvenaient aux Jeunes
causeurs.
— Ah ça ! — dit, à la longue, le peintre
Bréart, en baissant la voix, — qu'est-ce
qu'il y a là, de l'autre côté ?
— Si nous allions voir? murmura Né-
donchel.
Tous deux s'étaient levés; mais Alexis,
plus prompt, alla se poster contre le bat-
tant, s'y adossa, les bras croisés, et, d'un
air de lyrisme calme, qui en imposa sou-
dain à ses deux amis :
— Ah ! je le pressens et le devine^ 77101,
ce qu'il j^ a derrière cette porte ! s'écria-
t-il. — Certes, ce doit être tel pieux roi de
quelque Etat perdu de rOrie7it, un dépos-
sédé que les hasards de l'exil et la risée des
geus du siècle auront co7iduit e7i ce tau-
dion. Je so7ige qu'il est là, trônant sur U7i
lit de camp, les feux plei7is de 7îîélancolie
et de fureur ; auprès de lui gît quelque sa-
I2S PROPOS d'au DELA
coche remplie de diamants et d'or^ et, pen-
sifs étreignant un sceptre emporté de nuit,
il se laisse indiffereinment agoniser. De là
ces profonds soupirs \... — Eh bien \ pour-
quoi troubler sa suprême songerie ? Je
pense que nous devons respecter sa soli-
tude auguste et visionnaire. Laisse:{-moî
m'endormir, jier dun tel voisin ! C'est là
de quoi 7'éj'er de beaux reines.
Bréart et Nédonchel avaient écouté,
bouche béante, ce discours. Revenus de
leur saisissement, ils se regardèrent, et,
rassurés par le placide sourire d'Alexis :
— Non ! s'écria Nédonchel, ma parole,
j'ai cru... qu'il parlait sérieusement!
— J'en suis encore effaré moi-même,
ajouta J. Bréart ; — mais, à présent,
soyons positifs. — Il faut aller voir !
Tiens? Entends-tu?... Quelqu'un de très
malade, à coup sûr ! quelque pauvre
diable !
— Hommes de peu de foi ! répotidit
LELU DES RKVES I29
Alexis Dufrêne en livrant passage après
un haussement d'épaules : Ah! vous
voulez vérifier ? Vous voulez voir ? Vous
voulez tie la réalité}... Eh bien! allez!...
Seulement, retenez cela : — si vous fran-
chissez ce seuil, vous ii'aure'^ jamais de
talent.
Ce disant, il redescendit vers la chemi-
née, s'assit en son fauteuil et se mit à ti-
sonner.
Eusèbe Nédonchel et J. Bréart, après
un hochement de tête, ouvrirent la porte
toute grande : elle donnait sur le dernier
coin de palier d'un étroit et misérable
escalier dit de service : en face d'eux, trois
degrés aboutissaient à l'huis à demi béant
d'un galetas — d'où provenaient la lueur
et les plaintifs soupirs.
Ayant frappé sans réponse, ils entrè-
rent.
En ce réduit mansardé, d'une fétidité
singulière, aux tuiles disjointes en leurs
9
l3û PROPOS d'au BELA
plâtras, une veilleuse près de grésiller,
brillait, pauvre étoile, sur le rebord d'une
sorte d'âtre sans feu ni cendres.
Une chaise dépaillée, une ombre de
table, une écuelle, sous un jour de souf'
france, dit h tabatière, creusé dans la toi-
ture ; — et dans un enfoncement, au plus
sombre du bouge, un grabat sur lequel un
très vieux homme, en loquesde mendiant,
à la face hébétée et blanche — en laquelle
transparaissait déjà la Tête de mort, —
semblait râler, les yeux fixes, — étreignant
en sa main droite pendante un crochet de
chiffonnier. C'était l'atroce misère, la veille
de la fosse commune. Rien à faire. L'heure
de délivrance allait tinter.
Horrifiés à ce spectacle, les deux jeunes
gens reculèrent : — ayant tiré la porte,
sans une parole, ils rentrèrent chez Alexis,
les yeux agrandis et se bouchant le nez.
— Un peu dédoré, ton monarque I mur-
mura bientôt J. Bréart. .
I
l'élu des Rf^VES l3l
' — Légèrement défraîchi, ton prince !
appuya Nédonchel.
Ils lui retracèrent ce qu'ils avaient vu.
Les ayant écoutés eh silence, Alexis se-
coua, de l'ongle de son petit doigt, la
cendre de sa cigarette.
— Oui. dit-il avec un soupir : voilà ;
c'est bien ce que je disais, vous n'aurez
jamais détalent.
— Ah I mais, tu es absurde, à la fin !
s'écria Bréart. Comment ! à deux pas d'un
mort, autant dire, tu fais le prophète en
chambre ? Il s'agit bien de talent !
— Et quel rapport ? grommela Nédon-
chel.
— Séparons-nous, il est tard ! dit
Alexis. Je me charge de prévenir, en bas
demain matin.
On but un dernier verre ; puis, après une
banale poignée de main, les deux juvéniles
artistes descendiren^uH^ se chuchotant
maints quolibets d'un ordre funèbre, à
l32 PROPOS d'au DELA
l'adresse du poète et de son roi détrôné.
Alexis écouta le heurt du portail. S'é-
tant approché de la fenêtre, il entendit
monter de la rue jusqu'à lui les rires, un
peu assombris toutefois, de J. Bréart et
de Nédonchel. Quand leurs pas et leurs
voix se furent perdus aux lointains, il
revint s'enfermer d'un tour de clef.
— Les trouble-fête ! les niais I murmura
le poète. De quelle utilité, pour ce mori-
bond, ces deux farceurs ont-ils été ?...
D'aucune. C'était bien la peine de se mo-
quer, de mon rêve, pour aller s'effrayer
d'une ombre, et revenir, du Réel, en se
bouchant le nez !... Voilà ce que c'est que
de n'avoir aucun talent !... — Au dédain
de cet Imaginaire, qui, seul, est réel pour
tout artiste sachant comm ander à la vie de
sy conformer, ils ont préféré s'en remettre
à leurs sens en se figurant qu'on peut voir
ce qu'il fa\ — Enfin, puisqu'ils m'ont
créé un « devoir ))j — allons.
l'élu des rêves i33
Ce disant, il remplit un verre de punch,
en manière de cordial, pour l'offrir, s'il
en était temps encore, à son mystérieux
voisin. Puis, rouvrant la petite porte, il
entra dans le taudion.
Sans hésiter, il s'approcha du malheu-
reux, et, se penchant, avec un accent d'in-
térêt et de bonté :
— Eh bien ! sire, dit-il, — voyons,
voyons!... Cela ne va donc pas?
A cette parole, le vieux Pauvre tressail-
lit comme d'un frisson mortel ; — mais, à
la stupeur d'Alexis, il trouva la force de
se soulever, de s'accouder, de regarder son
visiteur en silence, avec une froide solen-
nité. Le poète lui tendit le verre, qu'il re-
poussa de son doigt.
— Ah ! c'est vous, ;eune homme ! arti-
cula d'une voix très basse le vieillard à
demi expirant et entrecoupant ses paro-
les : — je vous ai entendu. Là. . . Je recon-
nais.. , votre voix. Vous avez parlé — d'un
l34 PROPOS d'au DELA
roi, d'un homme d'exil... Moi aussi... je
suis un songeur... J'ai passé ma vie en
rêves!... Vous m'avez fait du bien, tout à
l'heure... Vous m'avez fourni le dernier !
Les rêvesl... C'est si beau... Mais... en
errant par les rues, toutes les nuits, dans
une capitale... on trouve parfois... de quoi
presque les réaliser!... L'habitude seule
fait qu'on dédaigne... cela! —Pourtant...
si Ton est ^ sobre, attentif, bon placeur de
trouvailles... on devient... riche — avec
les années !... Regardez !
Et, d'un pénible effort, du bout de son
crochet tranchant, qui sembla rayonner
comme un sceptre entre ses phalanges dé-
charnées, il fendit la toile de son grabat.
Des billets, en liasses pressées, des
pierreries, des rouleaux d'or apparurent.
A leur vue, il eut, au fond des yeux,
comme la brusque flamme d'une lampe
qui va s'éteindre.
— Ah! que de fois... au petit matin...
l'élu des révës i35
rentrant ici... que de fois — en touchant,
en palpant ce trésor sur cette lamentable
paillasse, j'ai vécu des minutes merveil-
leuses !... Pouvant incorporer mes rêves,
je les possédais comme réels...
La mort oppressait l'effrayant pauvre :
il parut se hâter.
— Puisque vous en êtes digne, je vous
fais mon héritier. Seulement, ne voyez
plus vosdeuxamis; ils s'appellent du temps
perdu. — Maintenant... au revoir!... Il y
a là près d'un demi million... Quand vous
m'aurez fermé les yeux, prenez cela, mon
fils !... et continuez mes rêves!... — Moi,
— je... m'éveille.
Un tressant le secoua ; son corps se
raidit ; il retomba rigide.
Aujourd'hui le poète Alexis Dufrêne,
ayant su quintupler en quelques mois son
héritage en opérations financières des plus
l36 PROPOS d'au DELA
solides, habite dans l'Inde, en plein Né-
paul, un château-palais, sis au centre d'une
propriété des Mille et une Nuits. Oublieux,
même de ses deux amis, il y mène une
existence de radjah.
J. Bréartet Eusèbe Nédonchel sont tou-
jours à Paris. Tous deux, en nobles « es-
théticiens », s'attardent, chaque soir, au
fond de ces tavernes hantées de nos jeunes
écrivains futurs, auxquels ils s'efforcent, à
coups de théories, de démontrer « qu'il
faut toujours voir les choses... telles
qu'elles sont. »
MAITRE PIED iSy
MAITRE PIED
A Monsieur Guy de Maupassant.
BIEN résolu, cette fois, en vue de faire
fortune, à devenir ce que le monde
appelle un homme terre à terre, je sentis
le besoin d'un Mentor. Et quel choisir,
d'un conseil à la fois plus substantiel et
plus subtil, que l'ex-notaire de ma famille,
M^ Pied, le juriste réputé le plus pratique
de Normandie ?... Je me rappelais l'avoir
contemplé en des soirées de jadis, dans
cette grosse ville de province où mes ins-
criptions prises furent suivies de si peu
d'exactitude au cours de droit ; — j'évoquais
en pensée sa face froide *ux lunettes d'or,
son regard toujours baigné d'une sage in-
différence, son menton de prognat, la ma-
tité de sa parole précise, son flegme taci-
turne, son front fuyant et pâle, et plus je
l38 PROPOS d'au DELA
songeais, plus je sentais que sa consulte
me serait, dans l'espèce, d'un souverain
secours.
Toutefois, une assez contrariante cir-
constance tempérait quelque peu, je l'a-
voue, l'élan qui me portait à rechercher son
intime et familière fréquentation : — les ga-
zettes de ces récents mois m'avaient appris
qu'il s'était fait condamner à perpétuité.
Mon ombrageux naturel m'induisant aux
désillusions trop promptes, la gravité de
cette soudaine mauvaise note, la qualité de
l'impair qu'elle supposait, auraient sensi-
blement amoindri, je crois, l'estime ■ —
jusque-là presque aveugle où je tenais la
supériorité pratique de M* Pied, — n'eus-
sent été deux détails du procès, lesquels
m'avaient donné à réfléchir :
i" Le caractère — inexplicable chez lui^
selon moi, de son « crime » ;
2° Ce fait que, veuf et venant de céder
son étude au comptant depuis moins d'un
MAITRE PIED l39
semestre, il était advenu qu'au cours des
assises, les plus retors de nos limiers judi-
ciaires avaient fini par s'avouer hors d'état
de lui découvrir la propriété d'une pièce
de cinq francs, — tellement il avait su
placer, à l'étranger, d'une façon secrète et
sûre, le large demi-million qu'on lui sa-
vait.
Ah ! cette cause célèbre!... Comèient,
au lu des débats, du réquisitoire et du ver-
dict, persister à me croire éveillé ?... lien
ressortait, en effet, l'énigmatique résumé
suivant. — En Bretagne, l'Avril passé,
M^ Pied, par un hasard de villégiature,
s'était trouvé, depuis deux jours, l'hôte de
notre vieux et cher baron des Gauds-d'Ar-
gental, un de ses plus anciens clients, un
ami. Le second soir, une discussion de
dessert s'étant élevée, Pied, — si réservé
d'habitude, avait tout d'un coup stupéfait
140 PROPOS DAU DELA
les convives en ,se révélant comme grand
mangeur de prêtres et de rois. On s'était
échauffé et, par instants, il avait donné à
ses auditeurs interdits l'impression d'un
Robespierre... Puis, il s'était retiré dans sa
chambre après avoir notifié pour le lende-
main matin son départ — devenu nécessaire
d'ailleurs... Or, en vérité, c'est ici que les
choses tournent à l'invraisemblable !... Au
milieu de la nuit, se relevant en sursaut,
Pied, — comme en proie à quelque maladive
crise de perversité, de frénésie rancunière,
de démence vindicative, absolument inconce-
vable chez l'homme que tous avaient. Jus-
qu'alors, connu en lui, — s'était dirigé,
brandissant un flambeau, vers la grange
encombrée de fourrages qui attenait à
l'habitation.
Des gens de ferme l'avaient vu mettre
LE FEU ! — En un moment, la toiture éclata
sous les flammes. — Heureusement, la
proximité d'un puits réduisit le sinistre à
MAITRE PIED I4I
de simples pertes matérielles. — Sur des
rapports de témoins, la gendarmerie accou-
rue avait arrêté l'incendiaire. — A l'instruc-
tion, M* Pied nia d'abord, jouant l'égare-
ment, puis excipa d'accès de somnambu-
lisme auxquels il était sujet. — Mais le
plus étrange fut son attitude aux assises,
où cyniquement il osa soutenir « qu après
tout, ce ri* était pas mi bien grand forfait
d* avoir porté la torche dans la pigeonnière
d'un sénile et arriéré talon rouge qui pré-
tendait imposer à son siècle des idées poli-
tiques et religieuses déjà démodées sous
Louis le Gros. »
Cette sortie lui valut l'examen médical.
Les docteurs l'ayant déclaré pleinement
responsable et de sang-froid, le procès
suivit son cours. — Peuh ! l'on s'attendait
à quelque trois ou cinq ans. Soudain,
voici qu'au moment du délibéré, le pré-
venu, travaillé sans doute par une rechute,
se mit à fredonner ces vers, — de plus en
142 PROPOS D AU DELA
plus contradictoires non seulement avec
tout son passé, mais avec l'expression dis-
traite et sceptique de sa figure :
Oui, je voudrais sans Dieu ni maîtres,
Usant de légitimes droits.
Des boyaux du dernier des prêtres
Etrangler le dernier des rois.v
Pour le coup, les plus rassis de ses in-
times ébauchèrent une grimace : le défen-
seur, abasourdi, réclama, devant l'évidente
indisposition de son client, l'indulgence de
la cour. — Vains efforts ! Le jury breton,
composé de bien-pensants, sortit exaspéré
pour ne rentrer, une minute après, que
sur des conclusions entraînant l'applica-
tion du maximum, — et tout fut dit.
Grâce à d'officielles influences, dont ses
secrets mandataires surent voiler les con-
cussions, il lui fut accordé, de haut lieu,
de subir jusqu'à nouvel ordre sa peine (et
ceci pour raisons de santé) en un péniten-
cier du Centre — où les douceurs salariées
MAITRE PIED I43
de l'infirmerie le reçurent : — depuis
quatre mois, il y attendait les amnisties
d'usage.
Malgré l'arrêt glaçant qui sanctionnait
cette histoire, je persistais — fort de l'ini'
pression laissée eji mes esprits par son dé-
concertant héros — - à la trouver assez...
mystérieuse.
Mais, à quoi bon, désormais, perdre le
temps à l'approfondir? Pied n'était plus
qu'un homme à la mer.
L'essentiel était de savoir s'il avait re^
couvre, dans le calme de sa captivité, son
fonds de mérite et de clairvoyance. Que
m'importait le reste ? La détention lui
créant des loisirs, n'était-ce pas le moment
de l'aller sonder et d'en apprendre, si
possible, l'infaillible « Sésame^ ouvre-toi ! »
de la réussite, en affaires positives, le
« mot qui suffit » à se guider vers la For"
tune ? — M'étant donc fait recommander
au ministre par une danseuse de mes
144 PROPOS D AU DELA
amies, j'obtins de celui-ci, pour le direc-
teur de la maison d'arrêt de C***, une lettre
à faire battre aux champs devant mon do-
mestique ; et, sur les trois heures de rele-
vée, l'autre lundi, j'arrivai, valise au
poing, à G***. Une fois le seuil franchi de
son énorme prison, je remis ma lettre. —
Le directeur lui-même vint me prendre,
avec affabilité : on traversa les cours. —
Dans un angle du préau, cerné de mas-
sives murailles, un poêle, entouré de bancs,
chauffait un abri de planches, un poste de
surveillants. Le directeur m'y conduisit et
m'y laissa seul, m'ayant prié d'attendre
que le détenu me fût amené.
Bientôt parut, entre deux gardiens et
vêtu de la bure grise des prisonniers, l'ex-
notaire. Rien de changé, en sa rectiligne
personnel... Une fois seuls, nous nous
saluâmes ; il m'indiqua l'un des bancs ; je
m'assis, et, m'ayant imité, il m'offrit un
havane, en me disant :
MAITRE IMED 14^
— Vous êtes le seul qui soyez venu me
visiter. En quoi puis-je vous être utile ?
Devant pareil accueil, et fort de mon
extrême jeunesse, je lui signifiai, sans am-
bages ni détours, à cœur ouvert, ma soif
de conquérir une aisance dorée. Je lui
avouai la foi que la lucidité de ses vues en
affaires me suggérait toujours, et le grand
espoir que, malgré sa mésaventure, j'avais
fondé sur sa direction. Jusqu'à ce jour,
mes goûts intellectuels m'avaient entraîné
vers le culte des Lettres : écrire un beau
livre me semblait encore un moyen de me
créer une influence sociale et de parvenir,
par suite, à la dignité du pain viager, la '
seule sérieuse en ce siècle... M'étais-je
fourvoyé ? Devais-je continuer ? et dans
quelle ligne ?
— Cela dépend, répondit-il. — Si votre
cerveau ne sécrète que du Beau convenu,
si vous êtes né bon démarqueur, doué
d'une écriture souple, d'une médiocrité...
lO
146 PROPOS d'au DELA
distinguée... Au fait, avez-vous publié
quelque chose ?
Je tirai, de la poche de ma houppe-
lande, mon unique volume, un recueil de
vers intitulé : Loisirs diin Contribuable,
Il le prit et, sous l'horrible jour du préau,
se mit à le parcourir. Nous fumions en
silence. Au bout de cinq minutes, il me le
rendit avec une inoubliable expression de
dédaigneuse tristesse.
— Le titre m'avait fait espérer mieux,
dit-il, et j'en déplore l'ironie. Ces pages
décèlent un souci constant de Beau pur, —
et de qualité désintéressée ; on y sent fré-
mir, sous le voile de vos vingt-cinq ans, le
Meus diviiiior, le goût du rare, la recher-
che d'intégrité dans l'expression, l'éclair
créateur. — Or, vous êtes pauvre ; voici
donc votre inévitable avenir : — dilution
forcée de vous-même en menues produc-
^îions obligatoires, impossibilité d'écrire
œuvre vraie et pui ssante, mépris final de
MAITRE PIED I47
tous et de vous-même ; vieillesse précoce
et sans ressources ; agonie sans les yeux
au ciel de vos « Confrères », grabat d'hô-
pital ou de garni pour l'ultime soupir —
et, sauf la sépulture par souscription, la
probable fosse commune de tous les Mozart
du monde. — Puis, une statue, peut-être,
en un square, où votre ombre de bronze,
sempiternellement entourée «de bonnes
d'enfants, semblera bénir le larbinisme
humain, dont les demi-sourires poursui-
vront votre mémoire et dont vous aurez
été le dindon.
A ces acres paroles, je sentis une lueur
me passer dans les yeux.
— Diantre! grommelai-je, mais... si
l'Art puissant, voyant et viril, conduit à
cette fin sombre, — et si la science pra-
tique de la vie conduit... où vous êtes, —
que choisir ?
Cette fois, Pied fit un haut-le-corps et son
visage glacé s'anima comme d'une surprise.
148 PROPOS d'au DELA
— Quoi ! s'écria-t-il, — vous n'avez rien
deviné, à mon sujet, de plus que les autres
— et, ce nonobstant, vous êtes venu ici
d'instinct ?,.. Ma foi, cela mérite une con-
fidence, j^ien, d'ailîeut'S, ne pouvant pins me
nuire : Et, me regardant au blanc des yeux,
il reprit d'une voix plus basse :
— Ainsi vous, qu'une... fée... a doté de
la faculté maîtresse, le flair, vous avez pu
supposer qu'un homme aussi pondéré que
moi pouvait s'être laissé entraîner à des...
absences?... Ah! poète ! En quelle année
pensez-vous donc vivre? En 1452 ? En
i865?... Mais, nous mangeons un siècle
par an, ce jourd'hui, mon cher novateur !
— et vous êtes en retard. — Sachez-le
donc bien : de nos jours, ce n'est pas d'être
au bagne, même à perpétuité, qui compro-
met l'avenir ; ce serait bien plutôt d'avoir
écrit un livre empreint de votre genre de
Beau idéal. Cela, nul ne s'en relève, — le
monde pardonnant tout, — excepté l'âme.
MAITRE PIED I49
Poète, je suis ici parce que je sais ce que
je veux et ce que je fais, et qu'ayant un
but lixe, je sais me conformer au meilleur
moyen de l'atteindre vite et d'un pas
infaillible. Je suis au bagne parce que, —
chacun ayant ses petites faiblesses, — j'ai
soif de considération vraie! officielle ! cotée !
« Certes il est d'autres façons de l'obtenir,
mais j'ai dû choisir la plus brève et la plus
sûre. — Oui, parce que j'ai soif du pouvoir
en un mot ? — Vos prunelles se dilatent ?
Voyons ! un peu de calme : rappelez-vous,
et comparez. Socialement, qui étais-je
hier ? J'étais maître Pied, ancien notaire,
trente mille francs de rente. Certes, c'était
fort bien déjà ; mon nom m'ouvrait toutes
les portes ; il est bref, terre à terre, té-
moigne d'une race prudente et ne porte
ombrage à personne ; il est donc bien évi-
dent qu'aujourd'hui ce nom, ~ mis en
relief par un acte d'importance, — pouvait
me conduire ii tout.
l5o PROPOS d'au DELA
« Mais quel acte accomplir ? C'était là le
problème. A quel titre eussé-je brigué, par
exemple, les cinquante ou cent mille suf-
frages qui poussent à la Chambre et, par
suite, si l'on sait son monde, au banc mi-
nistériel ? Remarquez bien qu'il me le
fallait banal, cet acte, ce moyen, — (car je
répugne à l'extraordinaire), — banal, mais
d'une valeur pratique, s'étayant sur des
précédents hors de conteste.
« Eh bien, un très attentif examen des
affiches électorales de ces quinze dernières
années me convainquit, bientôt, de cette
vérité — devant l'évidence de laquelle
s'inclinerait M. de la Palisse, — qu'entre
les candidats dûment élus et validés, ceux
qui se bornèrent à faire valoir, sur les mu-
railles, les simples titres politiques(lesquels
en valent bien d'autres), d'anciens forçats,
d'incendiaires et d'échappés de bagne (en
ajoutant « sous le feu des sentinelles », ce
qui, attestant la vigilance de l'Etat, n'est
MAITRE PIED tO l
jamais démenti) furent ceux qui, — j'en ai
la liste — obtinrent, pour la plupart, de
l'enthousiasme populaire, des ballots de
bulletins.
{( A cette découverte, Je résolus de m'ap-
peler Pied... tenez, tout bonnement
comme on s'appelle Pyat.
« En effet, — si l'on ne bute pas contre
un de ces cas d'engouement, où tout un
peuple vote quand même pour l'homme en
qui s'incarne l'idée du Jour, et devant les-
quels il n'y a rien à faire, — ces titres à la
législature sont les plus irrésistibles aux
yeux des masses radicales, — pour peu,
surtout, qu'on les espace par des bouts de
phrase tels que : « martyr de la cause so-
ciale, ayant bravé le Jury, insulté et nargué
les Juges, fait acte d'homme « à poigne n ;
et J'atteste qu'aucune capacité ne vaut ces
titres, et ne prévaudrait contre eux. —
S'étant raréfiés, toutefois, cette année, faute
de sérieux titulaires, celui qui, comme moi.
l52 PROPOS d'au DELA.
peut les rénover, offre donc d'indiscutables
chances d'apparaître comme l'homme
attendu. Bref, mon évasion, dût-elle me
revenir à quelque cinquante mille francs,
l'affaire pour moi demeure excellente.
« Ah ! qu'il doit être amusant de faire
des lois — qui seront appliquées par ces
mêmes juges vous ayant condamné aux
travaux forcés I — Quand je pense à ce cher
baron d'Argental ! M'a-t-il assez pris pour
le spectre rouge, — moi, qui, si je cédais à
l'enfantillage de me parquer dans une opi-
nion, serais, sans doute, Jérômiste I Un
jour, je lui dirai combien il m'en a coûté
d'accomplir le nécessaire sous son digne
toit... Mais V instant de mon « Vive la Po-
logne ! ... » étant sonné ^ je devais tout sacri-
fier à l'occasion. Mon plan l'exigeait, — et
je me sens, ce soir, le but si bien en main,
qu'entre ce chausson de lisière, que j'a- •
chève, et le portefeuille, je ne fais d'autre
différence que celle de la fieur au fruit.
MAITRE PIED l53
« Laissons cela. C'estassez parler de moi,
mon avenir étant magnifique et tout tracé.
Causons du vôtre. Maniez-moi, désormais,
de l'or et non des mots. Plus de Beau
idéal, plus d'Art, plus d'âme, plus de fu-
misteries ! — ou gare le grabat, la voirie,
et les bonnes d'enfants sous votre bronze.
« Dès demain, louez-moi, dans Paris,
un bureau, trois chaises, un fauteuil, deux
bancs pour l'antichambre, un domestique
en livrée neutre et sévère, et que sur votre
porte soit clouée une large plaque de cuivre
avec ce mot : banquier. Ce titre est d'un si
intrinsèque prestige, il est à ce point ma-
gique, voyez-vous, que si tel mendiant, tel
famélique loqueteux, osait l'inscrire au
fronton de son échoppe, le passant, qui
viendrait de lui jeter deux sous, lui confie-
rait peut-être sa fortune. La leçon subie
d'une faillite de quinze cents millions con-
fiés au premier venu n'est-elle pas oubliée
déjà ? Les deux milliards qui viennent de
l54 PROPOS D AU DKLA
s'évaporer entre les deux Amériques ont-
ils appris quelque chose ? Rien. Rien. Rien.
(( Pénétrez-vous de cette vérité, en y con-
formant vos actes, — mais en criant au pa-
radoxe, si des clients vous la redisaient !
Vous n'avez point d'or ? Feignez d'en ma-
nier ! L'or est comme les femmes, il vient
vite à qui s'en occupe toujours. Quant aux
« artistes «, peignez-vous la tête de leur
souvenir. — Fuyez les humbles et les
tristes, et les Pauvres : ils sont contraires
à la lumière de l'or.
« Bref, rappelez-vous chaque matin le
mot du vieux Laffitte mourant, et disant à
ses fils : « Comment j'ai fait pour gagner
« mes millions ?... En ne fréquentant
« JAMAIS QUE DES GENS HEUREUX ! » Sur CC,
bonsoir, jeune homme I... Une fois au
pouvoir exécutif, si je vois que vous avez
renoncé aux rêves et suivi mon conseil,
eh bien, en retour de votre confiance et de
votre visite, la veille de quelque conver-
MAITRK PIED l55
sion, je vous ferai signe. C'est reçu. »
Ce disant, Pied m'ayant salué, sortit. —
Là-bas deux surveillants le réintégrèrent
dans la prison. — Je m'enfuis.
Je dus m'aliter quelques jours à l'hôtel,
cet entretien m'ayant très fortement im-
pressionné.
De retour à Paris, ce 27 janvier 1889,
que vois-je sur tous les murs ? Les affiches
électorales du citoyen Pied ! Son évasion
officielle !... Ah ! comme il fait valoir ses
titres ! Quelles géniales fautes de français !
Son triomphe est assuré. — Et cette image
où, dans une barque, sous le feu des batte-
ries d'un fort lointain, le voici voguant vers
un soleil levant au ras des flots, ayant der-
rière lui deux femmes en tuniques blan-
ches, l'une couronnée d'épis, l'autre tenant
un glaive ! — Je cours bien vite aux urnes
voter pour lui, talonné de près, je l'espère,
l56 PROPOS d'au DELA
. par ceux les plus éclairés de mes lecteurs.
M^ Pied n'a-t-il pas, sur tous les Hono-
rables qu'il a réellement égalés, l'immense
supériorité d'avoir su. au moins, ce qu'il
faisait ?
Mais, j'y songe ! Pourvu que ce candidat
modèle ne se heurte pas, inopinément,
contre l'un de ces engouements de la foule
pour un inconnu qui passe... — engoue-
ments mystérieux devant lesquels prévi-
sions, calculs, sentences, deviennent de la
fumée sous une rafale, — et qui semblent
allumer, tout à coup, au front de ce pas-
sant, comme la lueur d'un "destin * !
I. Ici se terminait la première version de ce
conte ; sur une copie postérieure, Villiers de l'Isle
Adam ajoutait les lignes suivantes :
. « Heureusement, je n'aperçois, sur les murs,
que les affiches d'un certain boulanger nommé
Jacques — et je ne présume pas que ce compéti-
teur puisse l'emporter sur un homme d'une
valeur aussi convenue que notre digne et si clair-
voyant incendiaire. »
l'amour sublime iS/
L'AMOUR SUBLIME
MEvariste Rousseau-Latouche, dé-
. puté de l'un de nos départements
les plus éclairés, siégeait au centre gauche
de notre Parlement.
Au physique, c'était un de ces hommes
qui ont toujours eu l'air d'un oncle.
Quarante-cinq ans, environ ; l'encolure
un peu molle, résistante pourtant ; la chair
des joues offrait quelques menues bouffis-
sures, l'âge ayant ses droits ; mais il en
humectait chaque matin, de crèmes di-
verses, la couperose. Le nez long et froid.
Les yeux grisâtres. La lèvre inférieure
franche, rouge, un peu épaisse : la supé-
rieure très fine et formant la ligne qua-
trième de la carrure du menton. La voix
bien timbrée, précise. Brun encore, mais
l58 PROPOS d'au DELA
ceci grâce à ces innocentes a applications »
de teinture qui sont de mode.
C'était le type de l'homme de nos jours,
exempt de superstitions, ouvert à tous les
aspects de l'esprit, peu dupe des grands
mots, cubique en ses projets financiers,
industriels ou politiques.
En 1876, il avait épousé mademoiselle
Frédérique d'Allepraine, la tutrice de cette
orpheline de dix-sept ans la lui ayant ac-
cordée à cause de l'extérieur, à la fois sé-
rieux et engageant, de cet honnête homme;
— et puis les situations se convenaient...
Rousseau-Latouche avait fait sa fortune
dans les lins. Il ne s'était enrichi que par
le travail — et, aussi, grâce à quelque peu
de savoir-faire, — sans parler de certaines
circonstances dont il est convenu que les
sots seuls négligent de profiter ; tout le
monde l'estimait donc, de l'estime actuelle.
Au moral, il avait les idées françaises
d'aujourd'hui, les idées. a3'ant cours, —
L AMOUR SUBLIME I DQ
excepté en quelques négligeables esprits.
Ses convictions se résumaient en celles-ci:
1° Qu'en fait de religions, tous les cultes
imaginables ayant eu leurs fervents et leurs
martyrs, le Christianisme, en ses nuances
diverses, ne devait plus être considéré
que comme un mode analogue de cette
« mysticité » qui s'efface d'elle-même —
brume traversée par le soleil levant de la
Science;
2° Qu'en fait de politique, le régime ro3^al
en France (et ailleurs), ayant fait son temps,
s'annule également, de soi-même;
3° Qu'en fait de morale pratique, il faut,
tout bonnement, se laisser vivre selon les
règles salubres de l'honnêteté (ceci autant
que possible), — sans être hostile au Bien,
c'est-à-dire au Progrès;
4" Qu'en fait d'attitude sociale, le mieux
est de laisser, en souriant, pérorer les
gens en retard, dont le cerveau n'est pas
d'une pondération calme et dont les der-
l60 PROPOS d'au DELA
niers groupes tendent a disparaître comme
les Peaux-Rouges.
Bref, c'était un être éminemment sym-
pathique, ainsi que le sont, de nos jours,
presque tous ceux qui — les mains vides,
mais ouvertes — sont doués d'assez d'em-
pire sur eux-mêmes pour pouvoir pronon-
cer, non seulement sans rire, mais avec
une sincérité d'accent convaincante, le mot
Fraternité, — c'est-à-dire le mot le plus
lucratif de notre époque.
Madame Rousseau-Latouche, née Fré-
dérique d'Allepraine, en tant que nature,
différait de son mari.
C'était une personne atteinte d'âme, —
un être d'au delà joint à un être de terre.
Elle était d'un genre de beauté à la fois
grave, exquis et durable. Il ressortait de
sa personne une sympathie pénétrante,
mais qui humiliait un peu. Le regard chaste
et froid de ses ^reux bleus éclairait, d'inté-
rieurement, sa transparente pâleur ; et la
l'amour sublime i6i
grâce de son affabilité charmait, — bien
qu'un peu glacée, à cause des gens dont le
sourire trop volontiers s'affine.
En dépit des trente ans dont elle appro-
chait, elle pouvait inspirer les sentiments
d'un amour auguste, d'une passion noble
et profonde. Quelque surpris que fussent,
à sa vue, les visiteurs ou même les pas-
sants, il était difficile de ne pas se sentir
moins qu'elle en sa présence, — et de ne
pas rendre hommage à la simplicité si
tranquillement élevée de cet être d'excep-
tion perdu en un milieu d'individus af-
fairés. Dans les soirées elle semblait, mal-
gré son évidente bonne volonté, si étran-
gère a son entourage, que les femmes la
déclaraient « supérieure » avec un demi-
sourire qui ser\£ait la transition pour par-
ler de choses plus gaies.
Ses goûts étaient incompréhensibles,
extraordinaires. Ainsi, musicienne, elle
n'aimait exclusivement et sans jamais une
II
102 PROPOS d'au DELA
concession, que cette musique dont l'aile
porte les intelligences bien nées vers ces
régions suprêmes de l'Esprit qu'illumine la
persistante notion de Dieu, — d'une espé-
rable immortalité en cette incréée « Lu-
mière » où toute souffrance mortelle est
oubliée.
Elle ne lisait que ces livres, si rares, oii
vibre la spiritualité d'un style pur. Peu
mondaine, malgré les exigences de sa po-
sition, c'était à peine si elle acceptait de
figurer en d'inévitables ou officielles fêtes.
Taciturne, elle préférait l'isolement, chez
elle, dans sa chambre, où sa manière de
tuer le temps consistait, le plus souvent, à
prier, en chrétienne simple, pénétrée d'es-
pérance. Privée d'enfants, ses meilleures
distractions étaient de porter, elle-même,
à des pauvres, quelque argent, des choses
utiles, ceci le plus possible, et en calculant
de son mieux ces dépenses ; car Evariste,
sans précisément l'entraver ici, serrait de-
I
l'amour sublime i63
vant toutes exagérations, et non sans sa-
gesse, les cordons de la bourse.
M. Rousseau-Latouche, en conservateur
sagace, en esprit éclectique, aux vues lar-
ges, comprenant toutes les aberrations des
êtres non parvenus encore à sa sérénité
intellectuelle, non seulement trouvait très
excusable, en sa chère Frédérique, cette
« mysticité » qu'il qualifiait de féminine,
mais, secrètement, n'en était point fâché.
Ceci pour plusieurs motifs concluants.
D'abord, parce que, si ce genre de goûts
témoignait, en elle, d'une race « noble »,
le mieux est, aujourd'hui, d'absoudre, avec
une indulgence discrète (une déférence,
même), ces particularités d'atavisme des-
tinées à s'atténuer avec les générations.
On ne peut extirper, sans danger, ces
espèces de taches de naissance, — qui,
d'ailleurs, donnent du piquant à une
femme. Puis, — tout en reconnaissant, en
soi-même, la fondamentale frivolité de
164 PROPOS d'au DELA
/
pareilles inclinations, on doit ne pas ou-
blier qu'en dé certains milieux influents
encore, et dont les préjugés sont par consé-
quent ménageables, on peut être fier, né-
gligemment, de laisser constater, en sa
femme, ces travers sacrés, flatteurs même,
et qu'ainsi l'on utilise. C'est une parure
distinguée.
Ensuite, cela présente — en attendant
qu'il soit trouvé mieux — des garanties
d'honnêteté conjugale des plus appré-
ciables, aux yeux surtout d'un homme
d'Etat, absorbé par des labeurs d'affaires,
de législature, etc., — qui, enfin, « n'a
pas le temps » de veiller avec soin sur son
foyer. En somme donc, ces diverses ten-
dances d'un tempérament imaginatif cons-
tituant, à son estime, en sa chère femme,
une sorte de préservatif organique, une
égide naturelle contre les nombreuses
tentations si fréquentes de l'existence mo-
derne, Evariste, — bien qu'hostile, en
il
l'amour sublime i65
principe, à leur essence, — avait fait, en
bon opportuniste, la part du feu. Que lui
importait, après tout ? Ne vivons-nous pas
en un siècle de pensée libre ? Eh bien I du
moment où cela non seulement ne le gê-
nait pas, mais — redisons-le — lui pou-
vait être utile, flatteur même, entre
temps, pourquoi ce clairvoyant époux eût-
il risqué "sa quiétude, en essayant, sans
profit, de guérir sa femme de cette maladie
incurable et natale qu'on appelle l'âme?...
Tout pesé, ce vice de conformation ne
lui semblait pas absolument rédhibi-
toire.
Presque toute l'année, les Rousseau-La-
touche habitaient leur belle maison de
l'avenue des Ternes. L'été, aux vacances
de la Chambre, Evariste emmenait sa
femme en une délicieuse maison de cam-
pagne, aux environ de Sceaux. Comme on
n'y recevait pas, les soirées étaient, par-
fois, un peu longues ; mais on se levait
lG6 PROPOS d'au DELA
de meilleure heure. Un peu de solitude,
cela retrempe et rassoit l'esprit.
De grands jardins, un bouquet de bois,
de belles attenances, entouraient cette pro-
priété d'agrément. N'étant pas insensible
aux charmes de la nature, M. Rousseau-
Latouchc, le matin, vers sept heures, en ves-
ton de coutil à boutonnière enrubannée
et le chef abrité d'un panama contre les
feux de l'aurore, ne se refusait pas, tout
comme un simple mortel, à parcourir, le
sécateur officiel en main, ses allées bor-
durées de rosiers, d'arbres fruitiers et de
melonnières. Puis, jusqu'à l'heure du dé-
jeuner, il s'enfermait en son cabinet, y
dépouillait sa correspondance, lisait, en
ses journaux, les échos du jour, et songeait
mûrement à des projets de loi — qu'il
s'efforçait même de trouver urgents, étant
un homme de bonne volonté.
Pendant la journée, madame s'occupait
des nécessiteux que le curé de la localité
L AMOUR SUBLIME 167
lui avait recommandés : — ce qui, avec un
peu de musique et de lecture, suffisait à
combler les six semaines que l'on passait
en cet exil.
Vers la fin de juillet, l'an dernier, les
Rousseau-Latouche reçurent, à l'impro-
viste, la visite exceptionnelle d'un jeune
parent venu de Jumièges, la vieille ville,
et venu pour voir Paris — sans autre mo-
tif. Peut-être s'y fixerait-il, selon des cir-
constances — si difficiles k prévoir au-
jourd'hui.
M. Bénédict d'Allepraine se trouvait
être le cousin germain de Frédérique. Il
était plus jeune qu'elle d'environ six an-
nées. Ils avaient joué ensemble, autrefois,
chez leurs parents ; et, sans s'être revus
depuis l'adolescence, ils avaient toujours
trouvé, dans leurs lettres de relations,
entre famille, un mot aimable les rap-
pelant l'un à l'autre. C'était un jeune
homme assez beau, peu parleur, d'une
l68 PROPOS d'au DELA
douceur tout à fait grave et charmante,
de grande distinction d'esprit et de ma-
nières parfaites, bien que M. Rousseau-
Latouche les trouvât (mais avec sj-mpathie)
un peu « provinciales ».
Or, par une coïncidence vraiment sin-
gulière, étant surtout donnée la rareté de
ces sortes de caractères, la nature intel-
lectuelle de Bénédict d'Allepraine se trou-
vait être pareille à celle de Frédérique.
Oui, le tour essentiellement pensif de son
esprit l'avait malheureusement conduit à
certain dédain des choses terre à terre et
à l'amour exclusif des choses d'en haut :
ceci au point que sa fortune, bien que des
plus modestes, lui suffisait, et qu'il ne s'in-
géniait en rien pour l'augmenter, ce qui
confinait à l'imprévoyance.
Ce n'était pas qu'il fût né poète ; il l'était
plutôt devenu^ par un ensemble de raison-
nements logiques et, disons-le tout bas,
des plus solides, à la. vue de toutes les
l'amour sublime 169
feuilles sèches dont se payent, jusqu'à la
mort, la plupart des individus soi-disant
positifs. S'il acceptait de « croire » un peu
par force, aux réalités relatives dont nous
relevons tous, bon ou mal gré nous, c'était
avec un enjouement qui laissait deviner
la mince estime qu'il professait pour la
tyrannie bien momentanée de ces choses.
Bref, il s'était, de très bonne heure — et
ceci grâce à des instincts natals — détaché
de bien des ambitions, de bien des désirs,
et ne reconnaissait, pour méritant le titre
de sérieux, que ce qui correspondait aux
goûts sagement 'divins de son âme.
Hâtons-nous d'ajouter que, dans ses
relations, c'était un cœur d'une droiture
excessive, incapable d'un adultère, d'une
lâcheté, d'une indélicatesse, et que cette
qualité, comme le raj^on d'une étoile,
transparaissait de sa personne. Quelque
réfractaire qu'il se jugeât quant à l'action
violente, s'il eût découvert, au monde,
170 PROPOS D AU DELA
telle belle cause à défendre qui ne fût il-
lusoire qu'à demi, certes il se fût donné
la peine d'ctre ce que les passants appellent
un homme, et de façon, même, proba-
blement, à démontrer, sans ostentation,
le néant, l'incapacité de ceux qui l'eussent
raillé sur les nuages de ses idées géné-
reuses ; mais, cette belle cause, il ne l'en-
trevoj^ait guère au milieu du farouche
conflit d'intérêts qui, de nos jours, étouffe
d'avance, sous le ridicule et le dédain, tout
effort tenté vers quoi que ce soit d'élevé, de
désintéressé, de digne d'être. — S'isolant
donc en soi-même, ""avec une grande mé-
lancolie, c'était comme s'il se fût fait na-
turaliser d'un autre monde.
Bénédict reçut un accueil amical chez
les Rousseau-Latouche ; on s'ennuyait,
parfois ; ce jeune homme représentait, au
moins pour Evariste, quelques- heures
plus agréables, une distraction. Puis, il
était de la famille, M. d'Allepraine dut
L AMOUR SUBLrMR IJI
céder à l'invitation formelle de passer les
vacances avec eux.
En quelques jours, Frédérique et Béné-
dict, s'étant reconnus du même paj's, se
mirent, naturellement, à s'aimer d'un
amour idéal, aussi chaste que profond,
et que sa candeur même légitimait presque
absolument. Certes ils n'étaient pas sans
tristesse ; mais leur sentiment était plus
haut que ce qui leur causait cette tristesse.
' — Oh ! cependant, ne pas s'être épousés !
Quel éternel soupir ! Quel morne serre-
ment de cœur !
L'épreuve était lourde. — Sans doute ils
expiaient quelque ancestral crime ! Il fal-
lait subir, sans faiblesse, la douleur que
Dieu leur accordait, douleur si rude qu'ils
pouvaient se croire des élus.
Rousseau-Latouche, 'en homme de tact,
s'aperçut très vite de ce nébuleux senti-
ment dont leurs organismes moins équi-
librés que le sien, les rendaient victimes.
172 PROPOS D AU DELA
Comment l'eussent-ils dissimulé ? C'était
lisible en leur innocence même — en la
réserve qu'ils se témoignaient.
Evariste, — nous l'avons donné à en-
tendre, — était un de ces hommes qui s'ex-
pliquent les choses sans Jamais s'emporter,
son calme énergique lui conférant le don
d'étiqueter toujours, d'une manière sérielle,
un fait quelconque, sans l'isoler de son
ambiance, — et, par conséquent, de le
dominer, en l'utilisant même, s'il se pou-
vait,— dans la mesure du convenable,
bien entendu.
Si donc son premier mouvement, ins-
tinctif, immédiat, fut de congédier Béné-
dict sous un prétexte poli, le second fut
tout autre, après réflexion : — toute autre !
Étant données, en effet, ces deux na-
tures « phénoménales », il fallait bien se
garder, au contraire, de renforcer, en le
contrecarrant, en ayant même l'air de le
remarquer, cette sorte d' « angélisme »
l'amour sublime 173
futile, ce cousinage idéal dont il redevait à
lui-même de dédaigner d'être jaloux, du
moment où il en tenait solidement l'objet
réel. Leur honnêteté, qu'il sentait impec-
cable, le garantissait. Dès lors, il ne pou-
vait qu'être flatté, dans sa vanité d'homme
de quarante-cinq ans, d'avoir pour femme
une personne, qu'un jeune homme aimait
— et aimerait — en vain ! La qualité de
leur inclination réciproque, il la compre-
nait exactement. C'était une sorte d'affec-
tif, de morbide et vague penchant, éclos
de trop mystiques aspirations et sans plus
de consistance matérielle que le vertige
résulté d'un duo de musique allemande,
chanté avec une exagération de laisser-
aller. Il lui suffirait, à lui, Rousseau-
Latouche, d'un peu de circonspection pour
circonscrire ce prétendu « amour » dans
ces mêmes nuages d'où il émanait, et pa-
ral3^ser, d'avance, en lui, toutes échappées
vers nos pâles mais importantes réalités.
174 PROPOS D AU DELA
Il était bon de temporiser. Rien d'alar-
mant, en cette fumée juvénile, qui se
dégageait — d'un couple de cerveaux
ébriolés par une manière de tour de valse,
— dans l'azur, et qui se disséminerait de
soi-même au vent des désillusions de
chaque jour.
Tous deux étaient, à n'en pas douter,
d'une intégrité de conscience aussi évi-
dente que la transparence du cristal de
roche ; ils étaient incapables d'un abus de
confiance, d'une déshonnête chute en nos
grossièretés sensuelles, — enfin d'un adul-
tère, pourvu, bien entendu, que le Hasard
ne vînt pas les tenter outre mesure. Son
mariage leur était aussi désespérant que
sacré, — car leur nature était de prendre
au sérieux ces sortes de choses au point
qu'ils eussent rougi de s'embrasser en ca-
chette comme d'une insulte mutuelle! Dès
lors, tous deux ne méritaient, au fond —
(avec son estime I) — qu'un doux sourire.
l'amour sublime 173
II était l'homme, — eux étaient des'enfants,
— des « bébés » ivres d'intangible î —
Conclusion : la ligne de conduite que lui
dictaient la plus élémentaire prudence et
le sentiment de sa rationnelle supériorité,
devait être de fermer les yeux, de ne rien
brusquer, de laisser, enfin, s'user, faute
d'aliment ph3^sique,ce platonique « amour »
qui, — supposait-il, — si nulle absolvable
occasion, nulle circonstance... irrésistible...
ne leur était ofTerte, pour ainsi de force.
n'avait rien de vraiment sérieux, — et
qu'au surplus les souffles hivernaux de la
rentrée à Paris (en admettant, par impos-
sible, qu'il durât Jusque-là) dissiperaient
comme un mirage. Il n'en resterait entre
eux trois qu'un innocent souvenir de villé-
giature, — agréable, même, à tout prendre.
Cependant, les soirs, — dans les prome-
nades aux jardins, — au déjeuner, au
dîner, surtout dans le salon, lorsqu'on s'y
attardait en causerie, — quelle que fût la
176 PROPOS d'au DELA
retenue froide qu'ils se témoignaient, Fré-
dérique et Bénédict semblaient se com-
plaire à ne parler que d' « idéalités » de
surexistence ^at^ delà le tre'pas, d'unions
futures, de nuptiales fusions célestes, —
ou de choses d'un art très élevé, — choses
qui, pour M. Rousseau-Latouche, n'é-
taient, au fond, que des rêveries, des jeux
d'esprit, du clinquant.
En vain cherchait-il, de temps à autre,
à ramener la conversation sur un terrain
plus solide, — le terrain politique par
exemple : — on l'écoutait, certes, avec la
déférence qui lui était due ; mais, s'il
s'agissait de lui répondre, on ne pouvait
que se reconnaître trop peu versés en ces
questions graves, et aussi d'une intelli-
gence trop insuffisamment pratique, pour
se permettre de risquer un avis en cette
matière. — De sorte que, par d'insensibles
fissures, la conversation glissait entre les
mains (cependant bien serrées) du conver-
L AMOUR SUBLIME I77
sateur, et s'enfuyait en rêves mystiques.
Bref, ils avaient l'air de fiancés que sépa-
rait un tuteur opiniâtre, et qui, à force
d'ennuis, devenus insoucieux de se possé-
der sur la terre, faisaient, naïvement, leurs
malles devant lui, Rousseau-Latouche,
député du centre, pour les sphères éthé-
rées.
C'était l'absurde s'installant dans la vie
réelle.
Ceci dura quinze longs jours, au cours
desquels Evariste, tout en n'ayant qu'à se
louer de sa femme et de Bénédict au point
de vue des convenances, en était tout
doucement arrivé à se sentir comme étran-
ger c\ïqz \\i\. Il ne pouvait s'expliquer ce
phénomène, trouvant au-dessous de sa di-
gnité de prendre au sérieux l'irrlpalpable.
Bien souvent il avait eu, de nouveau, la
violente démangeaison de congédier Béné-
dict, — poliment, mais en ayant soin
d'isoler Frédérique de cette scène d'adieux
lyS PROPOS d'au DELA
qui, présumait-il, ne se fût point terminée
sans tiédeur. Et toujours le motif qui
l'avait maintenu dans l'espèce de neutra-
lité modérée dont il avait préféré l'option
dès le principe, n'était autre que la dédai-
gneuse pitié qu'il ressentait, disons-nous,
pour cet immatériel amour, et qu'il eût eu
l'air de reconnaître, comme valable, en
s'effarouchant. Oui, c'était un homme trop
soucieux de sa dignité morale pour accé-
der à cette concession risible.
A de certains moments, il en venait à
regretter de ne pouvoir, vraiment, leur
adresser aucun reprothe, fondé sur la moin-
dre inconséquence de leur part. C'est
qu'il avait affaire non pas à des amoureux
de la vie, mais à des amants de la Vie. A
la fin, ceci l'énerva jusqu'à refroidir
l'amour que Frédérique lui avait inspiré
si longtemps. Les êtres trop équilibrés ne
pardonnent pas volontiers l'âme, lorsque,
par des riens inintelligibles pour eux (mais
l'amour sublime 179
très sensibles), elle les humilie de son in-
violable présence. L'âme prend, alors, à
leurs yeux, les proportions d'un grief: et,
même amoureux, cela les dégoûte bientôt
de tout corps affligé de cette infirmité.
C'est pourquoi l'idée vint à Evariste, —
l'idée étrange et cependant naturelle ! —
de les humilier à son tour, de leur mon-
trer, de leur prouver qu'ils étaient, « au
fond », des êtres de chair et d'os comme
lui, et comme « tout le monde » !... Et
que, sous les dehors de leurs belles
phrases, plus ou moins redondantes, mais
aussi creuses qu'idéales, se cachaient les
sens purement humains d'une passion très
banale !... Et que ce n'était pas la peine
de le prendre de si haut avec les choses
terrestres, quand après tout l'on n'en fai-
sait fi qu'en paroles !
Il se mit donc — sans trop se rendre
compte de la vilenie compassée d'un tel
procédé — à leur tendre des pièges ! à les
l8o PROPOS d'au DELA
laisser seuls, aux jardins, par exemple. —
alors qu'il les' observait de loin, muni
d'une forte jumelle marine. — (Oh ! certes,
dès le premier baiser, par exemple, il se-
rait survenu, et leur eût. en souriant, fait
constater leur hypocrite faiblesse !)... Mal-
heureusement pour lui, Frédérique et Bé-
nédict ne donnèrent, en ces occasions, au-
cune prise à ses remontrances, ne réali-
sèrent pas son singulier espoir. Ils se par-
lèrent peu, et se séparèrent bientôt, sans
affectation, par simple convenance. Frédé-
rique devant aller rendre ses visites îi des
pauvres, Bénédict lui remettait un peu
d'or, pour l'aider en ces futilités toutes fé-
minines. De là les quelques paroles entre
eux échangées. Evariste les trouvait au
moins imbéciles.
Le fait est qu'aux yeux d'un jeune
homme ordinaire, de ce que l'on appelle
un Parisien, Bénédict eût passé pour un
simple sot et Frédérique pour une co-
L AMOUR SUBLIME lôl
quette s'amusant d'un provincial. Rien de
plus. Cependant le lien qui les unissait,
pour vague qu'il fût, était, positivement,
plus solideque... s'ils eussent été coupables.
Evariste, qui tout d'abord s'était épuisé,
en manifestations tendres, pour Frédé-
rique (la sentant comme s'échapper), avait
renoncé à la lutte devant le dévoué sourire
de sa femme. Il semblait n'en être plus, k
présent, que le propriétaire ; une dédai-
gneuse aversion pour cette malheureuse
insensée s'aigrissait en son raisonnable
cœur centre-gauche. Cette énigmatique
passion que Bénédict et Frédérique pa-
raissaient n'éprouver que sous condition
perpétuelle d'un sublime Futur, il finissait
par la reconnaître pour la plus vivace de
toutes, pour l'indéracinable, celle sur quoi
s'émoussent tous les sarcasmes. Il sonda
le mal d'un coup d'œil : le divorce était
l'unique issue ! — Il fallait le rendre iné-
vitable, le force?', — car Frédérique, en
l82 PROPOS d'au DELA
bonne chrétienne, s'y fût refusée à l'amia-
ble, le divorce étant défendu. — L'indif-
férente résignation qu'elle avait mise à
supporter les cauteleuses tendresses de
son mari le prouvait d'avance, outre me-
sure, et celui-ci ne s'illusionnait pas à cet
égard.
En ces conjectures, le mieux d'en finir
était le plus tôt : la situation devenant in-
tolérable.
L'épisode avait duré cinq semaines ;
c'était trop ! Il en avait par-dessus les
oreilles ! Ayant négligé, à force de souci,
ses lotions normales de teinture, sa barbe
et ses cheveux étaient devenus réellement
gris. Il fallait agir sans le moindre retard,
car l'excellent homme comptait se marier
en toute hâte, aussitôt, s'il se pouvait,
après le prononcé du Tribunal.
Soudainement, il annonça donc le pro-
chain retour à Paris, et simula, — comme
dans Jes romans et pièces de théâtre les plus
L AMOUR SUBLIME
rudimentaires, — un départ de deux ou
trois jours : il allait, disait-il, jeter un coup
d'œil sur l'état de son hôtel en l'avenue
des Ternes.
M. Rousseau-Latouche avait, tout jus-
tement, pour ami d'enfance, non point le
commissaire de police de Sceaux, mais un
commissaire de police des environs, qu'il
avait fait nommer à ce poste.
Il alla donc le trouver et s'ouvrit à lui,
ne lui taisant rien, lui précisant les choses
telles qu'elles étaient, avec une clarté
d'élocution dont il manquait à la Chambre,
mais qu'il trouvait quand il s'agissait d'élu-
cider ses affaires personnelles. — Tout fut
raconté à dîner, en tête à tête.
Il fallut du temps, quelques heures,
pour que le commissaire se rendît un
compte exact de la situation, qu'il finit par
entrevoir, à la longue, grâce à la sagacité
spéciale qui est inhérente à cette profession.
On arriva donc, en tapinois, le lende-
184 PROPOS d'au DELA
??îaiii « du départ», afin de ne rien brus-
quer, d'endormir tous soupçons. Deux
heures après le dernier train du soir, on
pénétra dans la maison, grâce aux clefs
doubles d'Evariste, dont toutes les me-
sures étaient prises.
Il faisait une nuit d'automne, superbe,
douce, bien étoilée.
On monta l'escalier, sans faire le moin-
dre bruit. Il était près d'une heure du ma-
tin : le point capital était de les surprendre
comme on dit, flagrante delicto.
La porte du salon n'était pas fermée, on
parlait à l'intérieur. Le commissaire, avec
des précautions extrêmes, ouvrit sans que
la serrure grinçât. Quel spectacle écœurant
s'offrit alors, à leurs yeux hagards !
Les deux amants, le dos tourné à la porte,
et chacun les mains jointes sur le balcon
d'une fenêtre ouverte, aussi bien vêtus
qu'en plein midi, contemplaient, l'un vers
l'autre, l'auguste nuit de lumière, avec des
l'amour sublime i85
regards d'espérance, et récitaient ensemble,
à l'unisson, leur prière du soir, d'une voix
lente, mais dont la terrible simplicité d'ac-
cent semblait devoir glacer le sourire des
gens les plus éclairés.
A ce tableau, M. Rousseau-Latouche de-
meura comme saisi d'une sorte d'hébéte-
ment grave : sur le moment, il eut, même,
comme un vertige et craignit pour sa rai-
son ! — Son ami, le froid commissaire de
police, reçut, entre ses bras, cet homme
d'Etat chancelant, et d'un ton de commi-
sération profonde lui dit alors naïvement à
l'oreille ce peu de mots :
— Pauvre ami! Pas même... trompél...
La légende nous affirme (hâtons-nous de
l'ajouter) qu'il se servit d'une expression
plus technique, chère a Molière.
Le fait est que pour l'honorable M. Rous-
seau-Latouche, c'avait été jouer de malheur
d'être tombé sur deux êtres aussi... intrai'
tables !
l86 PROPOS d'au DELA
LE MEILLEUR AMOUR
ENTRE les êtres destinés non pas au
bonheur convenu, mais au réel
bonheur, nous devons compter un jeune
Breton nommé Guilhem Kerlis. On peut
dire qu'il naquit sous une étoile heureuse,
et que peu d'hommes, en leur amour,
furent plus favorisés que lui. Cependant,
combien simple fut son histoire !
Ce fut en 1882, h la brune d'un beau soir
de septembre, qu'Yvaine et Guilhem se
rencontrèrent dans la campagne de Renties,
près d'une barrière de prairie. Yvaine, fort
jolie, avait seize ans; c'était la fille unique
d'une métayère presque pauvre ; elles
habitaient le gros bourg de Boisfleury,
près de la ville.
Ce soir-là, suivie dé deux génisses et
LE MEILLEUR AMOUR 187
d'une demi-douzaine de brebis, tout son.
troupeau, elle rentrait.
Guilhem, beau gars de dix-huit ans, était
le fils d'un garde-chasse du baron de Qué-
lern : il rentrait aussi, son gibier en gibe-
cière. Tous deux, s'étant regardés, s'éton-
nèrent de ne pas s'être vus plus tôt, car le
bourg n'était pas à plus de deux lieues de
la chaumière du garde. Autour d'eux, les
champs de luzerne, les avoines fauchées,
encore mêlées de fleurs, et, venues du loin-
tain, les senteurs des bois embaumaient
l'air vespéral. Ils se dirent quelques pa-
rôles.
Yvaine offrit à Guilhem des bluets qu'elle
avait au corsage. Guilhem lui fit présent
d'une belle perdrix rouge, et l'on se sépara
sur un rendez-vous que la jeune fille
accorda sans hésiter, car on avait parlé
mariage — et Guilhem, tout de suite, lui
avait plu.
Ils se revirent le lendemain, non loin de
PROPOS D AU DELA
Boisfieuty, dans un sentier que l'automne
parsemait déjà de feuilles dorées ; — ce fut
la main dans la main qu'ils échangèrent
de naïves confidences, sans même penser
qu'ils s'aimaient. — Puis, tous les jours,
jusqu'à la fin d'octobre, Guilhem la revit,
se passionnant pour elle.
C'était un grave cœur plein de croyances,
dont les sentiments étaient à la fois purs,
ardents et stables. Vvaine était joueuse,
engageante et d'un babil d'oiseau ; peut-
être un peu trop rieuse. Ils se fiancèrent
avec d'innocents baisers, de doux projets
de ménage.
Et c'était une longue étreinte silencieuse,
lorsqu'ils se quittaient.
Comme Guilhem avait gardé son secret,
même pour son père, le vieux garde attri-
buait l'air nouvellement soucieux de son
fils aux seules approches du moment de la
conscription — ce qui entrait pour une
part, aussi, dans la vérité. — L'ancien ser-
LE MEILLEUR AMOUR 189
gent lui donnait, à souper, des conseils
pour réussir au régiment.
Le primitif Guilhem aimait donc avec
ferveur, avec foi — sans remarquer qu'Y-
vaine, étant seulement très jolie, mais sans
une lueur de beauté, ne pouvait être qu'in-
capable de sentiments bien solides.
Amoureuse, peut-être ; amante, sa nature
s'y refusait. Certes, elle se fût peu dé-
fendue, s'il eût voulu, d'avance, en obte-
nir des privautés conjugales plus sérieuses
que des baisers et des étreintes ; mais, en
ce croyant, une sorte d'effroi de ternir sa
fiancée maîtrisait la fièvre des désirs, l'em-
portement de la passion, de tels entraîne-
ments, trop oublieux de l'honneur, sen-
taient le sacrilège, et ceci les réfrénait.
Yvaine, de tempérament plus frivole, re-
grettait, au fond de ses idées, qu'il eût si
fort cette^qualité du respect ; — et même
190 PROPOS DAU DELA
son inclination pour lui s'en attiédit un
peu. Elle avait envie de rire, parfois, de
ce trop grave amour — qu'elle compre-
nait à l'étourdie, et selon d'étroites sensa-
tions ; bref, elle eût bien préféré que
Guilhem fût « plus amusant » ; mais un
mari (se disait-elle), ce doit sans doute
être comme cela, d'abord.
Au moment des adieux, quand Guilhem
tomba au service militaire, elle ressentait
pour lui plutôt de l'amitié que de l'amour.
Cependant, ils échangèrent la bague ; elle
l'attendrait. Cinq ans de fidélité ! N'était-ce
pas compter sur un rêve que d'y croire,
l'ayant bien regardée ? Pourtant l'idée ne
vint même pas à Guilhem qu'elle pût
manquer à sa parole.
Le matin de son départ, au moment de
s'éloigner vers la ville, il lui dit, la tenant
embrassée : « Va, je reviendrai sous-lieu-
tenant, avec la croix. — Ah ! mon Guilhem,
lui répondit-elle (avec un accent si sincère
LE MEILLEUR AMOUR I9I
qu'elle en fut dupe elle-même sur le mo-
ment), si tu te faisais tuer à la guerre, Je
te jure que je me ferais religieuse ! » Il eut
un tressaillement : c'était la promesse ines-
pérée ! Dans un élan de tendresse profonde,
il lui ferma les paupières d'un long bai-
ser... C'était scellé! Ils étaient mari et
femme. On s'écrirait toutes les semaines.
— La vérité, c'est qu'Yvaine l'avait en-
trevu en uniforme d'officier, ce qui l'avait
transportée. Ils se séparèrent, les yeux en
pleurs, n'ayant l'un de l'autre qu'une petite
photographie, tirée par un artiste de pas-
sage, au prix d'un franc.
Guilhem fut incorporé dans les chas-
seurs d'Afrique et dirigé sur la province
d'Alger.
Les premières lettres furent pour tous
deux une joie charmante, presque aussi
douce que les premiers rendez-vous. L'éloi-
192 PROPOS D AU DELA
gnement avait rendu Guilhem, pour la
jeune fille, une sorte de « chose défendue »
dont on la privait, et qu'elle désirait par
cela même.
Puis, il y avait le devoir, maintenant
qu'on s'était bien promis l'un à l'autre.
En six mois, cependant, les pâlissements
de l'absence altérèrent un peu la constance
déjà longue d'Yvaine. Elle soupirait et
s'ennuyait de cette monotonie, de cette
solitude. Sa parole jurée lui pesait parfois
comme une chaîne. Elle en était revenue à
l'amitié. Ses lettres, sa seule distraction,
demeuraient toutefois les mêmes, ayant
pris le pli des phrases tendres. Celles de
Guilhem témoignaient qu'il ne vivait de
plus en plus que d'elle — et d'espoir.
Mais quatre ans et demi encore !... Naïve,
elle bâillait, parfois, en y songeant. Sur
ces entrefaites, le père de Guilhem, le
vieux garde Kerlis, mourut, laissant un
pécule des plus modestes, que Guilhem
LE MEILLEUR AMOUR ïg3
plaça, par correspondance, pour jusqu'à
son retour.
Cette présence, qui avait gêné la mère
et la fille, aj-ant disparu, celles-ci respi-
rèrent plus à l'aise. La mère Blein, des
plus accortes et jolie encore, devint de
mœurs un peu libres.
Si bien qu'un jour, moins de dix mois
après le départ de Guilhem, il arriva
comme si un absurde coup de vent eût
passé tout à coup.
Yvaine, en effet, par un soir de fête de
village, s'en laissa dire par un jeune élève
de marine, venu en congé, qui la séduisit
à l'improviste et dut, après deux jours, la
laisser seule.
Elle comprit alors trop tard qu'elle avait
commis, en riant trop, l'irréparable. —
Allons, c'était fini 1 Que faire ? S'étourdir ?
Elle sentit que la vie allait l'entraîner.
Un mois après, à Rennes, elle avait un
amant, qui l'installa, sans luxe d'ailleurs.
i3
194 PROPOS D AU DELA
Bientôt, devenue fille galante, elle mena
l'existence de gros plaisirs qu'offre la pro-
vince aux personnes désireuses de « s'a-
muser ».
Cependant, par une féminine bizarrerie,
elle avait gardé, au fond du cœur, un faible
pour le passé lointain qu'elle avait trahi si
follement. Les lettres douces et réchauf-
fantes qu'elle recevait toujours formaient
un tel contraste avec le ton dont les
« autres » lui parlaient !... Ne- sachant
d'elle que ce qu'elle lui en apprenait, le
soldat continuait, là-bas, de la respecter et
de la chérir. Il est des soupirs qui éclai-
rent : elle l'appréciait davantage, à pré-
sent !... De sorte que, sans bien se rendre
compte de ce qu'elle osait, elle lui répon-
dait avec la candeur d'autrefois, qu'elle
retrouvait en lui écrivant — lui laissant
croire, par un jeu triste et pour gagner du
temps, qu'elle était toujours celle qu'il
avait connuç.
LE MEILLEUR AMOUR igS
Se savoir aimée de vrai, cela lui faisait
du bien. Gomment y renoncer? Pourquoi
le rendre si vite malheureux ? Ne saurait-il
pas toujours assez tôt ? Elle devait s'ef-
forcer de faire durer l'illusion de Guilhem
jusqu'à la fin, s'il était possible. « Il a
encore trois années ! » se disait-elle ; — et
cela l'enhardissait. Et puis, elle ne pouvait
s'en empêcher. C'était son seul et poi-
gnant bonheur. — « Tant mieux, s'il vient
me tuer, quand il apprendra mon incon-
duite!... pensait-elle. Soyons heureux
d'ici là ! » — Ce qui ne l'empêchait pas,
lancée comme elle était, de continuer, dans
les intervalles, son train de fille qui s'é-
tourdit et se donne « du bon temps » avec
les étudiants et les officiers.
Tout à coup, plus de lettres. C'était la
cinquième année, aux premiers mois seu-
lement.
Ce silence brusque la remplit d'une an-
goisse violente. Saurait-il ? A-t-il appris ?
196 PROPOS d'au DELA
Elle en fut d'autant plus consternée qu'au
moment où ce silence compta plusieurs
semaines, elle se trouvait à l'hospice, offi-
ciellement soignée, pour un mal abomina-
ble, gagné au cours de sa vie joyeuse, et qui
la défigurait. Voici ce qui s'était passé :
Une fois incorporé dans son escadron,
Guilhem, fort de son grave amour et sûr de
sa fiancée, s'était bientôt fait remarquer
comme soldat solide, studieux, exemplaire.
Il lui semblait, chaque jour, qu'il gagnait
Yvaine et leur bonheur futur. De là, sa
conduite irréprochable. Ne vivant que des
lettres qu'il recevait de France, et qui lui
remplissaient le coeur, Yvaine était là, pour
lui ! L'absence la multipliait, sous le beau
ciel oriental, et la mélancolie du désir l'y
faisait apparaître encore plus charmante,
plus délicieuse que dans les champs bre-
tons. La joie, certaine pour lui, de l'avoir
pour femme, — il l'éprouvait ainsi, d'a-
vance, et chaque jour l'en rapprochait.
LE MEILLEUR AMOUR IQ-J
Lorsqu'il passa maréchal des logis avec
la médaille militaire, son fier contente-
ment se doubla de l'écrire à sa digne et
chère petite femme !... Ah ! comme, en
son être, les mots foi, patrie, honneur,
foyer, conservaient toutes leurs vibrations
virginales, — grâce à ce pur sentiment
qu'il avait emporté du pays !... Au point
d'inaltérable confiance où il était parvenu,
Guilhem, en lisant les phrases où parfois
un mot trouble eût dû l'étonner, faisait la
demande et la réponse — et justifiait tout.
Étant supposé qu'il eût soudainement
appris de quelqu'un la réalité et qu'à
force de preuves l'évidence eût fait chan-
celer sa foi, quel noir dégoût, quel poison,
quelle horreur de vivre ! Quel effondre-
ment ! Certes, celui qui lui eût fourni ces
preuves, sous prétexte « d'être dans le
vrai )), n'eût-il pas été, dans son zèle aussi
niais que maudissable, bien moins un
ami qu'un meurtrier ? Les braves lettres
igS PROPOS d'au DELA
de son honnête et sainte petite Yvaine,
n'était-ce pas pour lui le réel bonheur au
milieu de cette séparation forcée, mais
saturée d'espérance, qui était, au fond, la
plus grande chance de sa vie? N'était-ce
pas même le seul bonheur possible, entre
eux, que cette ombre ?
En ^admettant que son numéro l'eût
exempté du service et qu'il eût épousé,
là-bas, son Yvaine, quelle différence !
Après les ivresses brèves, lorsqu'il se se-
rait aperçu de la futile, oisive, inconsis-
tante, coquette et dangereuse nature de
sa femme, que de pleurs secrets il eût
versés, lui qui ne pouvait concevoir que
sacré le fo3'er conjugal !...
Quel ennui bientôt ! quelle vieillesse
redoutable ! quelle solitude à deux, si
toutefois une légèreté de sa femme n'eût
pas amené quelque tragique dénouement !
Eh bien ! au lieu de ce résultat positif
du bonheur soi-disant réalisé, sa bonne
LE MEILLEUR AMOUR IQQ
étoile d'homme prédestiné à n'être que
réellement heureux l'avait comblé de ces
quatre ans et demi de félicité sans nuage,
faite d'espoir bien fondé, d'absence illu-
soire, de réconfortants souvenirs chaque
jour revécus ! Et cela grâce à la duplicité
mêlée d'effroi, grâce, enfin, à la duplicité
pardonnable de celle qu'il ne pouvait soup-
çonner !... Pardotinable ? diNons-nous dit.
Certes, comment, en effet, juger « cou-
pables » ou « innocentes » ces sortes de
natures ?
Autant prétendre les alouettes crimi-
nelles parce qu'elles ne peuvent résister
au miroir !
Et si l'on objecte que ce bonheur n'était
que le fruit d'un mensonge, nous répon-
drons : cela prouve que, pour ceux qui en
sont dignes, un Dieu fait toujours naître
le bien du mal. D'ailleurs, dans ce bas
monde, quel est le bonheur qui, au fond,
ne tient pas à quelque mensonge ?
200 PROPOS D AU DELA
Une nuit, aux premiers mois de cette
cinquième année, Guilhem fut réveillé
parle clairon. C'était une révolte d'Arabes.
Il sauta en selle ; on chargea.
L'escarmouche fut chaude ; mais, moins
d'une heure après, le mouvement sédi-
tieux était réprimé.
Comme l'on revenait au campement,
sous la clarté des étoiles, deux ou trois
coups de feu lointains, attardés, retenti-
rent ; des balles sifflèrent — et, soudain,
se glissant du milieu des alfas, entre les
chevaux, une ombre passa. Sans doute
quelque fuj'ard tenant à venger un mort.
En effleurant le maréchal des logis, et
comme celui-ci levait son sabre, l'Arabe
étendit son fiissah. De bas en haut, l'arme
traversa la poitrine de Guilhem, qui s'incli-
na, mourant, sur l'encolure de son cheval,
pendant que l'indigène disparaissait sous
une étendue de dattiers, au long de la route.
On rétendit sur une civière ; mais il fit
LE MEILLEUR AMOUR '201
signe de s'arrêter ; il n'arriverait pas vi-
vant. C'était fini.
La pleine lune, au grand ciel africain,
éclairait le groupe militaire.
Le voyant, d'instants en instants, s'é-
teindre, tous ceux qui l'entouraient, l'es-
timaient et l'aimaient, sentaient leurs yeux
se mouiller et le contemplaient, tête nue.
Il tira de sa poitrine la petite photogra-
"phie de la fiancée vénérée, qu'il ne devait
plus revoir, mais qui lui ai'ait juré^ s'il était
tue à la guerre^ de se consacrer à Dieu.
Puis, comme le réel bonheur ne peut
se trouver, ici-bas, qu'eu soi-même^ et que,
par miracle, sa foi l'avait protégé contre
tout scandale extérieur, emportant ses
nobles et pures cro3^ances préservées, il fit
le signe de la croix. Alors, le visage
rayonnant d'une Joie extatique, tranquille,
nuptiale, et touchant de ses lèvres l'image
de sa chère et sainte femme, il expira dou-
cement, d'un air d'élu.
202 PROPOS D AU DELA
LES FILLES DE MILTON
LA jeune fille, tout à coup, soulevant un
peu les paupières, et sans qu'un
autre mouvement dérangeât son attitude,
regarda très fixement, avec des yeux pé-
nétrés d'une douce et poignante mélan-
colie, puis d'une voix languissante :
— Ma mère, enfin, lorsqu'un homme
devenu débile et d'un esprit fatigué, d'une
intraitable humeur, n'est plus en état
d'être utile aux siens ni à personne, lors-
que sa sénile vanité dont la suffisance fait
sourire les passants, paraît s'augmenter
aux approches d'une seconde enfance, —
est-ce donc une crimin^le prière que de
demander à Dieu... de lui faire miséri-
corde... jusqu'à le rappeler le plus tôt
LES FILLES DE MILTON 203
posssible vers la lumière... vers la vie éter-
nelle ?
La vieille femme, sans répondre, dé-
tourna la tête avec un frisson.
— C'est qu'en vérité me viennent des
songeries... dangereuses ! continua Dé-
borah Milton, de cette même voix douce,
claire et traînante, et que je me contiens
mal de m'enfuir d'ici, parfois — pour
bientôt revenir vous porter secours, ma
mère ! vous offrir du feu et du pain !
Qu'importe le prix dont je les aurais payés!
— Tais-toi, Dieu le défend ! Gagner le
salut par la foi, dans l'épreuve, et ne
murmurer jamais : voilà tout ce qu'il faut.
— Mais... j'ai vingt ans, moi ! Tu l'ou-
blies peut-être un peu, mère.
— Demain... tu auras mon âge. Tu ver-
ras... si tu y parviens.
— Ce soir n'est pas demain.
— Tais-toi
Un silence.
204 PROPOS D AU DELA
— Tu es belle. Tu épouseras quelque
jeune seigneur... espère, ma fille.
A cette parole, Déborah Milton se leva
froidement et se tint debout, glacée et sé-
vère.
— Un jeune seigneur ! Ah ! )e ne veux
pas rire entre ces murs couleur de sang !
Quel d'entre eux voudrait pour femme de
la fille d'un vieux rimeur sans pain, qui
vota pour la mort de son roi ? Je n'espère
pas même... un pauvre ministre de Dieu...
que le péril d'encourir la froideur du der-
nier des sujets de Charles II détournerait
de ma main...
— Ton père a fait son devoir selon sa
conscience !
— Les hommes austères devraient se
passer d'enfants ! murmura la jeune fille.
— Déborah !... tues cruelle pour d'au-
tres que pour lui !
— Oh ! pardon, ma mère !
Elle frappa de son poing léger la table nue .
LES FILLES DE MILTON 20D
— C'est qu'aussi, à la fin, c'est horrible,
cela ! Toujours des rêves !... des cieux !...
des anges, des démons qui ressemblent à
des formes de nuages ! Le ton dont ils
parlent tout harnachés de leurs grelots de
rimes sonores, fait douter de la réalité
qu'ils représentent : elle se tait, l'agissante
réalité. C'était bien la peine de devenir
aveugle, pour voir au fond de l'obscurité
éternelle passer tant de creux fantômes.
La foi se nie dans une phrase trop bien
cadencée, et qui attire l'attention sur elle
en détournant l'esprit de ce qu'elle énonce.
On dit : « Je crois ! » et c'est fini. Peindre
le ciel et l'enfer ! Et le Paradis terrestre !
Et l'histoire de l'infortuné couple d'êtres
dont nous descendons tous ! O tintement
insupportable de mots vides ! Creux tra-
vail ! Et il faut, nous, ma sœur et moi,
s'atteler à la besogne ! écrire, muettes,
ces divagations déraisonnables ! Attendre,
des fois, une heure, des vers qu'il faut
206 PROPOS d'au DELA
souvent raturer... Et quand nous dor-
mons sur le papier, nous réveiller à )eun,
parfois, — et faire aller la plume... et
toujours et encore mettre du noir sur du
blanc... et jeter là dedans notre jeunesse
annulée... alors qu'il y a là-bas, dans
Londres, de bons abris, des tables bien
servies et de beaux jeunes hommes, —
qui vous feraient un accueil charmant !
Elle se tut.
— Mauvaises pensées ! Résigne-toi !
— Des mots ! Tu as faim, j'ai faim !...
Voilà la vérité.
— Lui aussi a faim et ne se plaint pas,
et de plus il souffre de vous savoir dans
une détresse dont il est la cause.
— Allons ! Deux choses le nourrissent :
l'orgueil et la foi. Les poètes sont des
êtres qui prennent une distraction pour
but, au mépris des leurs et des peines
qu'ils font supporter à ce qui les entoure.
Rien ne les atteint ! ils sont au fond de
LES FILLES DE MILTON 207
leurs rêves 1 O vanité 1 Dire qu'il s'imagine
que ce « Paradis perdu » dominera les
mémoires dans la Postérité ! Dérision !
Le libraire n'en donnera pas ce qu'a coûté
le papier, — qu'il préfère même à notre
pain. Bientôt nous serons en haillons ;
mais il est aveugle, et c'est de ses rimes,
non de ses filles, qu'il est fier I... Et bourru
jusqu'à nous battre ! Non : c'est trop, Je
n'obéirai plus I
— Que veux-tu qu'il fasse ?
— Ne plus être ! Alors on pourrait
changer de nom, s'expatrier, vivre ! Ma
sœur est jolie, et je suis belle. Eh bien,
après ?
— Et ton honneur, enfant ! commç tu
en parles I
— L'honneur des filles d'un vieux ré-
gicide ?... D'un homme qui a participé à
tuer celui qui seul donne un sens à ce
mot, — l'honneur ! Tu plaisantes, ma
mère. «Nous avons droit à l'honnêteté,
208 PROPOS d'au DELA
voilà tout... On hérite de tout, bon ou
mauvais, de ceux qui nous engendrent...
Nous ferions pitié de prononcer ce mot:
« notre honneur », devant ceux qui ont
qualité pour estimer et au jugement des-
quels seulement on doit tenir.
— Tu parles comme il parlerait, s'il
pensait comme toi. Mais il est des hommes
qui souriraient de ce que lu dis.
— Eux-mêmes ne sauraient être que des
menteurs : ce qui me dispenserait d'es-
sayer de les convaincre, de souffrir de
leur blâme ou d'être fière de leurs éloges.
On les regarde, ils sont annulés, — et
c'est fini.
— J'ai l'idée que nous pourrions peut-
être emprunter quelque argent, si peu
que ce soit, de M. Lindson. Nous ne lui
avons rien demandé, jamais, à celui-là.
— Oui, je crois qu'il cherche à ne plus
nous connaître, et qu'il n'ose pas être
assez lâche, sans quelque motif. Il nous
LES FILLES DE MILTON 20g
prêterait, sûr de n'être pas remboursé, et
s'en autoriserait pour ne plus nous voir.
Tu as raison. Veux-tu que j'aille, seule
ou avec toi ? Ne plus nous reconnaître ! Il
achèterait bien ce droit-là... deux écus, je
pense.
La vieille, regardant par la fenêtre :
— Voilà, justement, M. Lindson; -— on
pourrait.
— J'y vais.
Rentre Emma, apportant du bois mort,
un lourd fagot.
— Là!
Emma Milton courut à la huche, l'ou-
vrit, fureta derrière les assiettes de terre,
et la referma, frappant les deux battants
avec violence.
— Comment ? Rien ?... Où est le pain ?
Silence.
— Ta sœur est allée chercher quelque
chose...
14
210 PROPOS I) AU DELA
— Ah! Est-ce que le libraire a donné?
— Non, c'est M. Lindson auquel elle
est allée emprunter.
— ■ Oui : mais ce n'est pas sur qu'il
donne.
Rentre Déborah.
— Deux shillings !
La vieille se cache la figure.
Après un instant :
— C'est Dieu qui nous les donne : re-
mercions-le de sa miséricorde et rési-
gnons-nous : il nous en donnera d'autres
demain.
— C'est presque une aumône, dit Emma.
— Non, ditDébôrah, c'est moins... jeté
dirai cela.
— Donne toujours, )e cours chercher à
manger.
Elle sort.
Milton parut.
Le vieillard tâtait les murs du bout de
LES FILLES DE MILTON 211
sa canne. Son visage aux lignes sévères,
blêmi par les chagrins, son vaste front aux
trois rides longues et droites, ses yeux fixes
et sans lumière, la noblesse mystique du
tour de son visage, ses grands cheveux
aux longues mèches blanches partagées au
milieu... Un vieux pourpoint de velours
marron et des chausses de même, — et son
grand col d'un blanc sali, noué par deux
glands, ses souliers à boucles et son chapeau
puritain datant des jours de Cromwell...
Il entra.
— Vous êtes là, n'est-ce pas ? dit-il.
On ne lui répondit pas, tout d'abord.
— Oui, mon ami, dit la vieille femme.
Déborah eut un mouvement d'épaules,
Emma sourit.
— Voici, mais écrivez lisiblement, ou
]e... Surtout ne changez pas les mots qui
me sont venus, — et n'interrompez pas,
si je ne m'arrête... Vous avez la manie de
me souffler des mots qui me semblent
212 PROPOS D AU DELA
justes, quand vous me les dites, parce
qu'ils m'étonnent.., et qui sonnent creux
lorsque vous relisez !... Le mot qui ne
semble pas juste, isolément, est souvent
le plus exact, s'il vient d'ensemble : car il
n'y a pas de mots, en réalité : le seul poète
est celui qui ne peut qu'aboyer magnifi-^
quement sa pensée... la rugir parfois, —
la tonner souvent... Mais on ne l'entend
jamais que dans des rafales... Tant pis
pour ceux qui n'entendent pas la langue
du pays d'où souffle en mes vers le vent
de l'éternité...
«... Et pour donner à démarquer le
ronronnement du vers, les images, les
expressions, les tours d'intelligence, le
mouvement de la pensée, — cela se prend
comme rien, sans le savoir 1 Et avec un
peu de main, on ne copie pas, on singe.
On fait servir cela à n'importe quelle
niaiserie... qui passera oubliée, mais qui,
aujourd'hui, empêche l'attention sur
LES FILLES DE MILTON 2l3
l'œuvre d'où procède cette bulle vide... et
seule payée, — car le monde creux ne
paie et n'estime que le vide. . . Qu'importe !
la pensée seule vivra : les mots changent
et se démodent vite ; la pensée seule vivra,
— car au fond des choses il ny a ni mots
ni phrases, ni rien autre chose que ce qui
anime ces voiles ! La pensée seule appa-
raîtra... l'impression de l'œuvre seule res-
tera I... Entre ces prétendus poètes, Je suis
comme un vivant parmi les morts, un
homme parmi des singes, un lion dévoré
par des rats. Jésus-Christ m'a montré la
route : Je sais comment les hommes ac-
cueillent un Dieu. J'aurai le sort des pro-
phètes. Je me résigne à ce que l'homme se
moque, à mon sujet, de ma pauvreté...
Car si j'étais riche, — ah ! quel grand
poète ils me trouveraient, l'émule, au
moins, de M. Tom Craik, l'auteur des...
l'immortel nom m'échappe...
« Allons ! Comme j'ai mal à l'estomac,
214 PROPOS I) AU DELA
mon Dieu ! Mais, c'est peut-être un peu
- la faim ? Allons, ce n'est rien. D'ail-
leurs, vous devez être à jeun, mes filles,
vous aussi? Car, si je me rappelle, il n'y a
plus rien ? Donc, rendons gloire à Dieu.
Les saints ont peu mangé... Ce ridicule
est moins pénible que l'indigestion de ceux
dont l'espièglerie misérable nous vole le
nécessaire... Ecrivez. Pourquoi ne dites-
vous rien ? Etes-vous là seulement ?
« Nous les plaignons d'avoir été assez
bêtes pour se donner un mauvais estomac
à force de rire de notre jeune : chacun
son lot : ce sont des gens qui ne trouvent
rien de plus doux à leur être ni de plus
divertissant que d'escamoter le pain de
leurs frères, — pour ricaner de les voir
maigrir, faute d'aliments. Ils n'oublient
qu'une chose, c'est qu'il est aussi ridicule
de mourir d'indigestion que de faim, d'em-
bonpoint que de maigreur, — et qu'ils
mourront sans rire, même de nous.
LES FILLES DE MILTON 21?
tt Ma fille, tiens, je t'en prie, je t'en sup-
plie, — ne me fais pas parler davantage
d'autre chose que de... Obéis-moi ! Je suis
ton père ! tiens, me voici à tes genoux !
— Mon père ! voyez quelle exaltation !
Ce que vous faites est-il raisonnable ?
Devant un pareil acte, comment penser
que vous jouissez du bon sens nécessaire
pour dicter des choses lisibles, comme du
temps où vous écriviez?... Croj'ez-vous !
C'est dans l'intérêt de votre gloire que
nous vous supplions de vous mettre au lit,
de vous reposer.
— Ah ! cruelle enfant ! Sois... non, je
ne veux pas maudire personne, pas même
celle qui... Sache que c'est le souffle de
Dieu ! O murmures du souflle de Dieu ! O
misère de l'humilité divine ! Il faut le bon
vouloir de ces péronnelles pour qu'on en-
tende murmurer en des vers le souffle de
Dieu !... Vois, vieillard, comme ton
œuvre..,
2l6 PROPOS d'au DELA
Les filles n'étaient pas toujours rebelles
à l'irascible vieillard.
Alors, à tâtons, dans l'obscurité, il attei-
gnit le dossier d'un siège, auprès de la
table, s'assit, s'accouda, fermant les pau-
pières.
... Et voici que la voix de Milton, lente
et sublime... Il disait :
« Salut, lumière sacrée, fille du ciel née
la première... w
Et ce fut un texte inconnu des généra-
tions.
C'était une éruption d'images où des
pensées se s3anbolisaient en grands éclairs,
— et la voix oublieuse de l'heure de la
nuit sonnait, vibrante, profonde, mélo-
dieuse ! Un ange passa dans l'inspiration,
car il semblait que l'on distinguât des fré-
missements d'ailes dans les mots sacrés
qu'il proférait. Et les cimes des arbres de
l'Eden s'illuminaient d'aurores perdues, et
le chant matinal d'Eve, priant auprès des
LES FILLES DE MILTON 21 7
premières fontaines, devant l'Adam can-
dide et grave, qui adorait, en silence, — et
les reflets bleus du dragon s'enroulant au-
tour de l'arbre défendu, et l'impression de
la première tentatrice de notre race, —
oh ! cela chantait dans la transfiguration
du vieux voyant...
A ces accents dont le souffle venait d'au
delà de la terre, les trois femmes, en des
toilettes de nuit, dans le désordre du pre-
mier sommeil quitté, Tune tenant une
lampe qu'elles protégeaient de leurs mains
contre le vent des ténèbres, apparurent
aux portes de la salle où, dans la solitude
et les grandes ombres, parlait le voyant
des choses divines.
Les tiroirs.
La table.
A voix basse :
— Pas de papier! Quelle plume !... Elle
n'a plus qu'un bec !
-^ Mon père, nous sommes là ! Nous
2l8 PROPOS d'au DELA
cherchons à écrire, mais vous allez trop
vite... et Tonne peut suivre... Ce que vous
dites a l'air très bon, cette fois, je dois
l'avouer... Si vous voulez bien recommen-
cer, sans vous emporter ainsi, et parler
lentement... peut-être...
Après un grand silence et un grand fris-
son, Milton répondit à voix basse, avec un
soupir :
— Ah ! il est trop tard, j'ai oublié.
ENTRE l'ancien ET LE NOUVEAU 2 I Q
ENTRE L'ANCIEN ET LE NOUVEAU
LE DUC, seul. — Oublié déjà des hommes,
gît, maintenant, en poussière, à l'ombre
de la Croix, le royal banni, dans le caveau
deux fois funèbre de Goritz. Là repose un
homme qui a souffert et qui, sans une
tache de sang sur ses mains, jointes en
son symbolique linceul, a comparu, sacré
seulement par l'agonie douloureuse et par
la Mort, dans la lumière divine. Son no-
ble suaire, il le préféra, pour garder pure
sa parole, au souverain manteau de ^es
devanciers. Il dort, béni de ses serviteurs,
en cette commune foi que n'ont troublée
ni les épreuves, ni les années, ni la tombe,
ni l'exil. C'estbien. Dormez, sire. Gloire à
Dieu !
220 PROPOS D AU DELA.
LE CHEVALIER, enU^aut. — Bonsoir, Mon-
sieur le duc. — Encore cette mélancolie?
LEDUC. — Elle me surprend moi-même,
car voici déjà très longtemps que le roi est
mort.
LE CHEVALIER. — Ah ! tOUt CC qUC VOUS
voudrez ; mais nous sommes jeunes !...
Entre nous, vivent les habits de deuil qui
font ressortir la joie d'un beau souper tout
en lumière, sous les candélabres ver-
meils!... soupers d'un régent enfin légi-
time, l'aimais le roi : j'ai pleuré sa noble
mort. Mais... il est mort. Voyez comme
les Champs-El3^sées sont beaux, ce soir !
A quand le luxe d'une cour spirituelle, in-
téressante, nouvelle? L'industrie en sera
plus vaillante, les femmes plus rieuses, le
numéraire plus fluide. Les lys refleuri-
ront : en attendant Dieu n'empêche pas les
roses, au contraire. Entre nous, j'estime
que vous voilà sauvés. Oh respire. Nous
pensons qu'en n'effarouchant point cette
ENTRE L ANCIEN ET LE NOUVEAU 221
bourgeoisie, nous neutraliserons de niaises
défiances. Affaire de trois ou de cinq ans.
Deux législatures, et nous y sommes, sans
autres coups de fusil. Plus tôt, peut-être.
Ah ! la bonne revision qu'a la Chambre !
Maintenant on a le temps, l'or, la sincé-
rité, l'hérédité. De plus, on est moderne,
donc possible. Entre nous on ressemblait,
jusqu'à ce jour, à ces derviches tourneurs
qui s'entraînent sur un air mystérieux,
suranné, monotone. Le chef disparaît, la
sarabande s'arrête et se retourne aperce-
vant la foule qui contemplait, en souriant,
depuis un demi-siècle, ce spectacle que
nous lui donnions gratis.
« Nous voici bien réveillés et prêts à
l'action ; notre étoile sort, enfin, des nua-
ges ; Allons ! ne nous attardons pas en
vaines doléances qui ne ressusciteraient
personne î Vivons avec les vivants. Après
le droit divin, le droit humain. Cinq dy-
nasties ont passé ; salut à la sixième I —
222 PROPOS D AU DELA
Depuis dix siècles nous avons fait succéder
au cri de deuil le cri d'espérance : — Vive
donc le roi ! seulement, le roi raisonnable
d'une vraie république, puissante et bril-
lante ! Pourquoi ce front soucieux ?
LE DUC. — Que de plus dispos que moi
demeurent dans la mêlée !
LE CHEVALIER. — Plaît-il ?
LE DUC. — On laisse au soldat blessé le
temps d'arrêt nécessaire pour qu'il re-
cueille ses forces.
LE CHEVALIER. — Il cst dcs lieures où res-
serrer seulement les rangs doit suffire à
soutenir les blessés. Se désintéresser du
combat dans ces instants, c'est favoriser
l'ennemi. — Duc, le devoir est de se rallier
au prince nouveau.
LE DUC. — Je pensais connaître mon de-
voir, avec preuves à l'appui.
LE CHEVALIER. — Cependant, vous hési-
tez lorsqu'il s'agit de... restreindre la part
du feu.
ENTRE l'ancien ET LE NOUVEAU 223
LE DUC. — Que voulez-vous, Chevalier !
Quelques-uns ne peuvent s'habituer en
vingt-quatre heures, à tel nouveau régime
d'esprit et de croyances, qui, étranger la
veille, semble utile aujourd'hui, jusqu'à
provoquer l'enthousiasme. Ce zèle nous
inquiète plus qu'il ne nous rassure. Bien
que nous inclinant avec déférence devant
l'hérédité, le décret que plusieurs de nos
mandataires ont dicté à Goritz ne nous
persuade pas, d'emblée, que le récent prin-
cipe enté sur l'ancien soit de vertu propre
à restreindre bien sérieusement la... part
du feu, comme vous dites.
LE CHEVALIER. — Eh ! ne serait-ce que
d'un rien, la tâche en vaudrait la peine,
ici.
LE DUC. — Gardez cette sincère opinion
pour le dessert de vos soupers.
LE CHEVALIER. — La vôtrc Serait, alors ?
LE DUC. — Que l'ennemi même est moins
à craindre qu'un douteux ami.
224 PROPOS D AU DELA
LE CHEVALIER. — De qucl droit médire
ainsi d'un prince encore inconnu.
LEDUC. — Inconnu ? Jamais prince ne le
fut tout à fait de ses partisans. Au surplus,
je n'ai prétendu vous faire part que de l'im-
pression d'une conscience plutôt anxieuse
que malveillante.
LE CHEVALIER. — Qu'elle se rassure ! Il
est des garanties d'intérêt et de nécessité ;
nos chefs les ont pesées, ayant acquis cette
capacité, doublée par l'expérience, dont
les résultats déjà...
LE DUC. — ...sont d'avoir conduit un roi
de France au sépulcre après cinquante-
trois ans d'exil.
LE CHEVALIER. — Qui pouvait faire
mieux ?
LEDUC, — Ou pis ?
LE CHEVALIER. — Ah ! sortons d'abord
de la République ! Nous discuterons
après !
LE DUC. — On hésite, vous dis-je, à sor-
ENTRE l'ancien ET LE NOUVEAU 225
tir, même de Charybde, lorsque c'est à
seule condition de mettre le cap surScylla.
LE CHEVALIER. — Quellcs brusques ré-
formes désirez-vous donc ? Il est des tran-
sitions indispensables ! Entre la lourde
nuit et l'aurore, il y a le crépuscule !
LE DUC. — Nous avons connu l'aurore et
le jour, — et... il se fait tard.
LE CHEVALIER. — Mais vous êtes, — nous
sommes chrétiens I L'Espérance est le pre-
mier devoir des hommes de foi !...
LEDUC. — Prenez garde. — La foi s'ap-
puiesur... la tradition...
LE CHEVALIER. — Ah ! Monsicur le Duc,
nul ne doit plus invoquer, ici, la tradi-
tion ! — «A quoi juger de l'arbre ? A ses
fruits. » Or ; n'attendant même pas qu'il
ait revêtu son feuillage pour le condamner,
ne préjugeons pas, en téméraires, au nom
(voulez-vous dire) de Vespèce dont son
germe serait pénétré, — car il se trouve, par
un véritable miracle, que l'espèce est double
PROPOS I) AU DELA
désormais de cet arbre mystérieux ! Sa
production future est donc tout à fait irré-
vélée. En supposant même que l'un des
deux germes fût, hier, ainsi aveuglément
condamnable, la vertu de l'autre, venant
se greffer sur lui, le devoir devient, tout
d'abord, de n'attendre que les meilleurs
fruits de tous les deux, n'ayant pas l'ex-
périence de leur avenir. — Souvenons-
nous attentivement ! — Est-ce un simple
siège fleurdelisé d'or ou bien le trône de
France que ce jeune homme, à la fois
Orléans et Bourbon, est venu revendiquer
à Frohsdorff, et, sujet soumis, demander
à son roi ? Strictement, le trône lui était
transmissible sans cette grave, généreuse
et humble démarche. S'il vous plaît de n'y
constater qu'un acte d'adresse, il est per-
mis de remarquer que cette adresse, loin
d'être défendue, était salutaire pour tous.
A présent, de quoi donc hérite, au profond
de son être, l'héritier d'une dynastie sinon
ENTRE L ANCIEN ET LE NOUVEAU 227
du principe vivant qui, seul, constitue le
droit de cette dynastie ? C'est là l'héritage
dont monseigneur le Comte de Paris s'est
fait, quand même, le légataire. Et le voici
en possession. En présence du fait accom-
pli nous ne devons plus voir, en lui, que
le dauphin de France, devenu absolument
chef de nom et d'armes de la Maison
même de l'Etat. Si vous commencez par
manquer de confiance en lui, de quel
exemple lui serez-vous ?... De quel droit en
attendrez-vous le salut ? Triste gage de
concorde offert à la nation que le spec-
tacle, déjà, d'une hésitation pareille !
Quels que soient les prétextes de votre
réserve, oublieux vous-même de cette vertu
dont le souverain sacré peut augmenter ou
transfigurer, en son divin éclair, l'âme d'un
prince, en supposant qu'il en soit besoin ?. ..
pourquoi mêler à tout hasard les vaines
fumées du doute à la lumière de son avè-
nement ? Non. Le devoir est de se rappe-
228 PROPOS d'au DELA
1er qu'un roi de France, au moment où il
le devient, entend, tout à coup, l'auguste
sens des vieilles paroles au nom desquelles,
seulement, nous fléchissons le genou de-
vant la majesté de leur élu !... Et que
nulle douleur ne puisse nous égarer au
point d'en douter jamais,
LE DUC. — Casuiste, l'onction manque.
Toutefois, il y a du vrai dans votre sagace
homélie.
LE CHEVALIER. — Il y a la confiance, quand
même, dans le principe !... — Aidons le
roi, vous dis-Je. C'est déjà très heureux
d'en avoir un de possible par le temps qui
court.
LE DUC. — Monsieur le chevalier, — nous
sommes, entendez-vous, le respect, le de-
voir et le dévouement. Il ne s'agit que de
nous les inspirer !... — Si nos convictions
avaient pour base l'intérêt seul, nos senti-
ments seraient de même qualité que ceux
du vulgaire ; le respect ne serait qu'une
ENTRE L ANCIEN ET LE NOUVEAU 2 20
attitude ; le devoir, qu'une conviction ; le
dévouement, qu'un feu de paille. Or, nous
sommes des hommes de foi, ne suivant
que des hommes de foi. Notre valeur po-
litique, notre militante influence, notre
bonne disposition constante dépendent,
nous le disons toujours, des vues, des
croyances et de la conduite morale de qui
tient l'autorité dans notre pays. — Au pre-
mier ordre, nous saurons bien ce que..»
nous aurons à faire.
LE CHEVALIER. — Ce quc uous aurous îi
faire ? Obéir !
LE DUC. — Un instant. — Avant d'être
royaliste, je suis chrétien.
LE CHEVALIER. — Avant d'être chrétien,
je suis homme !
LE DUC. — Alors, soyez républicain : ce
n'est pas la peine de changer.
LE CHEVALIER. — Eh ! Quel roi serait
assez simple pour attenter au crédit de ce
qui le sacre !... La Religion doit, seule-
23o PROPOS d'au DELA
ment, s'éclairer autour du dogme : c'est
l'arrière-pensée de tous ! Que l'on en con-
vienne oui ou non, nous vivons dans un
siècle de lumières.
LE DUC, — Je suis de ces obscurantistes
qui pensent que le christianisme n'a de
leçons à recevoir de personne. Aucune
épreuve — ni l'indifférence, ni les détresses,
— ni les nuls soucis de ceux-là qui donnent
ia mesure de leurs âmes en un cligne-
ment d'œil aussi vide que mensonger, —
ne nous fera troquer jamais notre foi, ce
droit d'aînesse, pour tous les plats de len-
tilles du Progrès. — Cette réserve bien
établie, nous croyons à l'œuvre de la déli-
vrance, de clémence, de bien-être et d'équité
que l'effort humain fonde, providentielle-
ment^ de jour en jour, et dont on désho-
nore l'esprit.
LE CHEVALIER. — Mais nous sommes par-
tisans de tous les nobles élans de l'intelli-
gence, comme de toutes les sages liber-
ENTRE l'ancien ET LE NOUVEAU 23 1
tés !... — Ah ça ! vous n'espérez pourtant
pas ressusciter le drapeau blanc, j'ima-
gine ?
LE DUC. — Non. La bande blanche du
drapeau tricolore ne flottera plus qu'à titre
de souvenir sur les armées de France.
Puisque le feu maître a poussé l'amour
pour son royal étendard jusqu'à l'empor-
ter avec lui dans la tombe et s'endormir
dans ses plis, qui donc, — à moins d'être
aveuglé, jusqu'à la démence, par une piété
qui toucherait au sacrilège, — oserait bri-
ser les planches funèbres, pour lui ravir
ce linceul ? En vérité, celui-là trouverait
plus d'exécuteurs que de partisans. En
quelles mains sacrées le grand drapeau
d'autrefois pourrait-il briller encore,
hélas !... Et si l'on songe à la droiture, à
l'honneur, à l'intégrité qu'il enveloppe en
sa blancheur sainte, quel réveil pourrait
être plus digne de son inoubliable gloire
qu'un tel sommeil ?... Non, non. — Qu'il
232 PROPOS d'au DELA
dorme, — à l'entour de Celui qui l'a por-
té !
LE CHEVALIER. — Notrc Oriflamme a sou-
vent changé de nuance, depuis cette jour-
née de Rosebecque, où, pour la première
fois, rouge avec ses fleurs de lys, il flam-
boya, tout à coup, sur sa lance d'or, dans
la mêlée ardente, au grand soleil et déci-
dant la victoire, — déployé par... par un
chevalier d'alors, au-devant du jeune roi de
France. Le principe qu'il comporte à tra-
versles âges est donc, à vrai dire, indépen-
dant de sa couleur... et il faut bien un dra-
peau à la patrie.
LEDUC. —Oh I la patrie, vous le savez,
et le drapeau qui en représente ou dirige
le développement au fort de l'Humanité,
sont deux choses distinctes, sinon pour l'é-
tranger, du moins pour nous. Il est évi-
dent que s'il s'agit de défendre la commune
mère, elle sait, — et nous lui prouverons
encore,— que nous l'aimons assez pour lui
ENTRE l'ancien ET LE NOUVEAU 233
sacrifier même nos préférences et que le
premier venu d'entre ses drapeaux nous
suffit, en ces instants-là, pour nous ral-
lier tous à son symbole héroïque.
« Mais si, entre nous seuls, il s'agit de
sauvegarder la grandeur, la vitalité même
de son être contre un esprit d'indifférence,
d'hébétude, d'ironie vide et d'avilissement,
à chacun selon sa conscience, alors le droit
de faire prévaloir son emblème !... Qu'im-
porte le nombre, le triomphe même ou la
défaite h ceux qui cj^oieni leur cause meil-
leure ? Ceci ne les regarde plus. Sursum
corda ! C'est l'affaire de Dieu. — Si donc
le drapeau qui vous annonce est, réelle-
ment, un signe conciliateur, il sera vite
jugé d'après les actes accomplis à son
ombre. D'ici là, courtoise et mutuelle neu-
tralité.
LE CHEVALIER. — Sans nous, vous n'au-
riez plus pour sj'mbole qu'une hampe nue.
Pourquoi la garder veuve sous l'influence
234 PROPOS d'au DELA
de vaines appréhensions ?... Ne serait-ce
pas, plutôt, que vous cédez, peut-être, h la
décision troublée d'une étrangère ?
LE DUC. — Chevalier, les étrangers de la
Maison de celle dont vous parlez accom-
pagnent nos rois sur l'échafaud ou les sui-
vent à l'exil durant toute une existence. Et
lorsqu'elles n'ont connu de la majesté
royale que les vêtements de deuil et que,
pour prix d'un demi-siècle de courage, de
foi, de grandeur et d'abnégation fidèle, il
ne leur reste qu'un foyer désert et un tom-
beau, l'on est bien sévère si l'on trouve à
reprendre sur leur compte.
LE CHEVALIER. — La reine, voulais-je dire,
a cédé elle-même, sans doute, à de trop
fidèles partisans du roi défunt. Depuis
quand les souverains ne doivent-ils pas
oublier jusqu'aux ressentiments devant la
Raison d'Etat ? Leur devoir est de lui sa-
crifier jusqu'à leur douleur.
LE DUC, pensif. — Oui, tombe remplie,
ENTRE l'ancien ET LE NOUVEAU 235
château désert I Désert surtout, pour celle
qui, maintenant seule, l'habite encore !
Qui donc a-t-elle perdu ? Un jour, autre-
fois ! en Italie, où cette adolescente pré-
destinée vivait au milieu d'une cour bril-
lante, on lui apprit que quelqu'un lui de-
mandait sa main. Et lorsqu'on ajouta que
ce futur fiancé, né sur les marches de l'un
des plus grands trônes du monde, avait
été chassé, tout enfant, du sol natal, et
que cet enfant d'exil, jeune homme, était
toujours proscrit, et que sa royale fortune
était tout entière dans son cœur, dans sa
foi, dans son âme, — et que des souve-
nirs terribles menaçaient encore celle qui
recevrait de lui l'anneau nuptial — alors
la jeune fille sourit et dit : « Je serai digne
d'être sa compagne. » Ainsi se célébrèrent
leurs noces lointaines.
« Et depuis lors, ils vécurent ainsi, tou-
jours les regards pleins de la nostalgie du
pa3^s perdu et fixés sur cette terre qu'ils
236 PROPOS d'au DELA
croyaient avoir le droit d'habiter et qu'ils
ne pouvaient jamais pressentir jusqu'au
delà de l'horizon. Et cet homme qui avait
le droit de considérer ce pays comme le
sien, cette terre aimée comme la sienne,
était condamné à ne les connaître que...
d'après des récits ! était frustré de cette
patrie, devenue pour lui comme légendaire
et que tous deux n'entrevoyaient que dans
leurs rêves.
« Et cependant, ce pays changeait. En
1848, une révolution ; en i852, une res-
tauration impériale ; en 1870, une défaite,
la patrie sanglante, une révolution nou-
velle...
« Et cependant, toujours l'exil.
« Elle voulut, du moins, quecet homme,
dont ne voulait pas sa patrie, eût un foyer
paisible, chrétien, noble, charitable et
conjugal. Comme la jeune fille l'avait
rêvé, elle fui la compagne douce, résignée,
— toujours souriante,, même au chevet
ENTRE l'ancien ET LE NOUVEAU 237
mortel, — de ce banni ! Et, au milieu de
toutes ses tristesses, une tristesse plus
poignante encore lui était réservée ! A ce
dernier représentant d'une si haute race
elle n'eut même pas la Joie de donner un
héritier.
— Elle est pourtant quelque chose, cette
femme ! Elle est veuve d'un bon et loj'al
compagnon ! Ce qui reste de lui et de son
âme est sous ces voiles de deuil, — et
n'est pas ailleurs ! — Elle est celle qui
était créée pour cette union. L'auréole qui
se dégage de la mélancolie de son visage
est le reflet de cette vie ; et c'est dans ses
3'eux attristés que seulement nous pouvons
avoir la sensation de toute cette longue
épreuve. — Dans le souvenir de celui qui
a disparu, elle est pour une moitié. Elle a
été le double de cette âme, elle y a mêlé
de la sienne. Elle est celle qui accepta tant
d'effacement avec ce respect intime qui a
su mettre un peu de joie au foyer proscrit.
238 PROPOS d'au DELA
— A quel titre, de quel droit demander à
présent à cette veuve douloureuse d'avoir
en vue la raison d'Etat? Elle a bien gagné,
pour prix de son amère journée, de se ren-
fermer, vénérable, en sa douleur et de ne
plus rien voir des choses extérieures ni
des contingences humaines. Nous lui de-
vons, tête nue en parlant d'elle, l'hom-
mage respectueux et filial, — et nous
n'avons d'autre droit que de lui prendre un
peu de sa tristesse, si nous sommes dignes
de la comprendre.
LE CHEVALIER, froid. — L'excès de sen-
timentalisme n'est point de mise en poli-
tique sérieuse et moderne. — Nettifions.
Vous quittez la partie au moment où toutes
nos forces sont nécessaires. — Soit ! Mais
les Alcestes de nos jours son,t, vous le savez,
des esprits chagrins dont on se passe. Et
lorsqu'ils se rallient, a leur tour, après l'ac-
tion, on se souvient de leur hésitation ini-
tiale. Le tronc sera debout sans leur secours.
ENTRE L ANCIEN ET LE NOUVEAU 2.')9
LE L)uc. ~ Les Alcestes vous répondent,
au sujet du trône de France : Celui qui
vient de mourir n'en voulait que l'honneur ;
si vous n'en voulez que le profit, vous ne
régnerez pas. Car vous ne représenterez
qu'une moitié de foi et qu'une demi-raison,
ce dont la nation est un peu fatiguée. La
foule est indifférente, alors qu'en fait de
prestige on ne lui offre que celui-là,
LE CHEVALIER. — DuC, VOUS VOUS illu-
sionnez : le souci de la lutte pour l'existence
matérielle prime aujourd'hui tous les
autres, aux yeux clairvoyants du peuple.
Il lui subordonne même celui de sa pseudo-
république ; or. qui sommes-nous ? Ceux-
là sous te régime desquels tovs. ont à g-agne?^
le plus. — Il ne s'agit que de le faire coin-
prendre, et le reste s'ensuivra, d'une marche
lente et sûre. La splendeur du résultat ne
peut sortir que de tels commencements. —
Prophète en retard, de trop grands senti-
ments, vous dis-je, ne sont plus de mode.
240 PROPOS D AU DELA
LE DUC. — Je ne savais pas que viendrait
un temps où, selon vous, il s'en trouverait
de trop grands pour l'âme d'un roi de
France... et des Français... — Les grands
sentiments, chevalier 1 mais ils ne furent
jamais à la mode ! Ils furent toujours le par-
tage exclusif d'un très petit nombre d'hom-
mes, illustrés par l'envieux sarcasme des
autres. De là l'Histoire, sans quoi nul
n'eût pris la peine d'enregistrer des bana-
lités. La niaiserie ni la froideur en vogue
d'aucun siècle ne sauraient les empêcher
jamais de se produire.
« Le plaisant de notre entretien est que,
si l'actuel roi de France l'était de fait et
qu'il vous entendît lui prêter un esprit de
réussite fondé sur de trop médiocres et
trop subtils compromis, le devoir de tous
serait d'espérer^ vraiment, que, de nous
deux^ ce serait vous qu'il désavouerait.
LE CHEVALIER, poisif. — Ouî... VOUS êteS
un courtisan... du Danube I
ENTRE L ANCIEN ET LE NOUVEAU 24I
LE DUC. — Je suis amer, mais salubre.
Est-ce là tout ce que vous aviez à me
dire ?
LE CHEVALIER. — Avant de nous quitter,
au nom de ce sang que nous portons dans
nos veines et qui durant de si longs siècles
a toujours coulé, sans s'épargner jamais,
pour une même cause, je vous révélerai
ma pensée, h. mon tour : elle flambe clair
tout comme la vôtre.
« Monsieur le Duc, votre âme, si elle
est fermée à la clémence, n'est point de la
taille de vos paroles. Vous êtes plus roya-
liste que ne le fut... qui de droit ! Vous ne
faites pas votre devoir; nous conclurons à
l'épée, si vous voulez, mais écoutez d'abord
ma pensée sincère, car vous parlez en juge,
alors que tous ont besoin d'absolution,
ici. — Tôt ou tard, à défaut de roi (si, par
impossible, grâce à l'inaction des vôtres
ou à leur tiédeur, nous ne parvenons pas,
avant l'imminente guerre, à faire entendre
16
242 PROPOS D AU DF.LA
raison à la foule française), à défaut, dis-je,
de roi, votre conscience vous criera : —
« Vous avez abandonné votre chef, votre
légitime prince pour des scrupules de
factions usées, passées et mortes ; vous
n'avez pas servi la cause qui, par vous et
avec notre bonne volonté, pouvait devenir
la meilleure et faire refluer la basse marée
qui nous submerge. — Ce jeune roi, froid
mais innocent, c'était à nous tous d'être
son règne, sa révélation, ses grands
hommes, la persuasion de la patrie, son
éloquence devant ses adversaires. Il ne
représentait que l'ensemble de nos efforts
qu'il a, quand même, le droit, — le de-
voir ! — d'attendre des derniers gentils-
hommes. Vous avez donc préféré la nuit
noire et le néant de ces rêves irréalisables
à l'unique étoile dont il fallait regarder la
lumière : si elle s'obscurcit dans les cieux
avant que la puissante nef ait reconnu sa
route, ce sera grâce à vos yeux détournés
ENTRE L ANCIEN ET LE NOUVEAU 2^>
de ce dernier ra3ron. Sous prétexte de
regretter stérilement le mieux, vous vous
êtes rendu responsable du pire.
{Un silence.)
Est-ce au nom du passé familial que
vous hésitez ?... Sur ce terrain, qui donc
sera sans tache ou sans, défaillance, après
tout ? Quis sustinebit ?... Et n'est-ce donc
pas un fait notoire que le prince cesse où
commence le roi ?... Mais croyez donc en
lui, pour qu'il croie en lui-même ? Un
prince en qui nul n'aurait foi, fùt-il le plus
cordial, le plus généreux et le plus brave
des êtres, victime de ce doute environnant,
deviendrait fatalement inutile à tous et à
lui-même. Qui doute de l'avenir le rend
quand même douteux. Le soupçon dimi-
nue, la confiance grandit celui qui sait
l'inspirer. Il s'augmente de la foi que l'on
a en lui. Celui que tous croient le plus
digne, ah ! de gré ou de force, — malgré
lui-même, finit tôt ou tard par mériter
244 PROPOS D AU DELA
cette confiance, à moins d'être un simple
scélérat. — Si vous lui refusez ce crédit,
vous êtes coupable de ce que pourra lui
mal conseiller votre abandon. Quoi ! vous
l'amoindrissez de toutes les forces qu'il
puiserait en votre foi et, par vos soupçons
dont l'obscure énergie le hante et l'affaiblit
au plus intime de son être, vous l'empê-
che:{ vous-même d'être celui que vous vou-
driei^qu'il fût !... Est-ce afin de lui repro-
cher un jour ?...
« Non, je l'espère. Mais puisque vous
êtes un homme de traditions et de hautes
croyances, puisque vous ne voulez que du
droit divin et ne vous fier qu'à celui-là,
comment osez-vous déclarer d'avance que
l'incontestable représentant de ce droit,
investi selon l'ordre d'hérédité, de rang
suprême, ne sera pas pénétré de cette
grâce supérieure que Dieu ne saurait refu-
ser à ceux qu'il a faits ses élus ? Ce Dieu,
pour vous convaincre, avait-il à le doter de
ENTRE l'ancien ET LE NOUVEAU 24$
cette onction avant l'heure ?... Chrétien,
chrétien, vous ne pouvez sans blasphémer,
entendez-vous, affirmer que celui-là sera
pjnvé de cette grâce qui tient, selon vous,
de Dieu même, son investiture.
Le roi n'a pas à déclarer ce qu'il fera,
n'a pas à livrer ses projets à l'appréciation
de l'ennemi. Est-ce qu'un général, digne de
conduire une armée, sait exactement lui-
même, la veille du combat, ce que les
brusques et inconnus mouvements de l'ad-
versaire lui dicteront demain sur le champ
de bataille ?... Non seulement on n'a pas à
répondre, mais il est impossible de ré-
pondre. Cependant, je ne dois point man-
quer à la déférence profonde que tous doi-
vent à votre pensée noble et fidèle. Encore
sous le poids d'un demi-siècle d'amertumes,
si vous ne vous reprenez pas aisément à
l'Espérance, nul ne saurait avoir, sans dé-
roger, le triste courage de vous reprocher
quelque inquiétude. Aussi sombre que soit
246 PROPOS d'au DELA
votre mélancolie, vous ne compromettrez
jamais, par le désaveu, l'éternelle cause
ro3'"ale, nous ne l'ignorons pas. Vous vous
dites que, puisque le vieux signe de rallie-
ment ne flottera plus devant nos yenx, il
serait plus conforme à votre douleur de
vous tenir quelque temps à l'écart en es-
prit d'un deuil légitime. Dédaigneux de
tout blâme, vous trouvez loisible, en cons-
cience, de considérer comme un devoir de
vous récuser, vous et les vôtres.
« .Eh bien, je l'admettrais moi-même !
Oui, je pourrais admettre cette fidélité
d'outre-tombe, si le nouvel élu, triomphant,
n'avait aucun besoin de vos services. Il
n'aurait rien à vous demander, vous rien à
recevoir de lui.
« Mais voici qu'il est en exil ! Voici que
notre cause semble vaincue, perdue au dire
d'un grand nombre. Comment donc fui-
rez-vous le champ de bataille ? Pouvez-
vous être de ceux-là qui abandonnent leurs
ENTRE L ANCIEN ET LE NOUVEAU 247
alliés k l'heure des défaites ? Non, je
refuse de le penser. Il ne vous plaira pas
qu'on vous soupçonne de ceci ! Plus le
triomphe semble lointain, la victoire mal-
aisée, plus vous devez accompagner de
vœux ostensibles, d'une action militante,
efficace, opiniâtre, celui qui représente...
ce qui reste de cette cause. Si vous n'avez
pas encore d'élan vers lui, il sait que, les
premiers, vous en soutfrez, et que, tôt ou
tard, les cœurs battront à l'unisson ! Ré-
veillez-vous ! Et que ce soit l'heure de
l'adhésion profonde, oublieuse à jamais,
unie à toujours.
Sursum corda !
{Un silence.)
— Mon cher duc, voici des paroles bien
sérieuses. Je suis d'avis de briser là, sans
autre cérémonie qu'un muet serrement de
main. Quand vous aurez dominé votre
excessif découragement, venez à nous.
Venez. Vous êtes attendu. Il est de ra-
248 PROPOS D AU DKLA
dieuses princesses qui vous accueilleront,
d'abord, peut-être, d'une moue sévère,
mais elle s'éclaircira bientôt d'un sourire 1
Il est d'intrépides princes dont la froideur
brillante ne tiendra pas plus aux réchauf-
fants rayons de votre sincère confiance
que la neige au soleil, sur les monts
altiers. De cet ensemble de rayonnements
jailliront des prismes de lumières aux cou-
leurs victorieuses. Venez! avec la moitié
seulement de ce dévouement dont nous
avons souffert pour le roi défunt, aujour-
d'hui l'on soulèverait des montagnes ....
Laissons-nous donc aller à la loyauté delà
nouvelle espérance ! Si vous êtes austère,
à votre guise ! Et que Dieu nous garde
tous, même les frivoles tels que moi !
LE DUC, sinclmaut. — Adieu, Monsieur.
(// s'éloigne.)
LE CHEVALIER, seu!. — Tour d'ivoire, va !
ma foi, bonsoir. Ah ! qui nous délivrera
des gens sublimes !
LNTRE L ANCIEN ET LE NOUVEAU 249
Bien, je sais ce qu'il nous reste à déci-
der, maintenant... du courage.
{// frissonne un peu.)
Tiens ! il fait froid ce soir !
[Il fait signe à une voiture qui passe.')
Ancienne place Royale !
{Le cocher murmure quelques mots indis-
tincts pendant que le chevalier entre dans
la voiture.)
Oui, mon ami, place Royale ! C'est un
peu loin... mais nous y arriverons tout
de même !
250 PROPOS d'au DELA
FRAGMENT DE ROMAN
Madame,
Vous m'avez fait l'honneur de m'adres-
ser quelques paroles. Une circons-
tance, que je viens vous apprendre, les a
suivies.
Ce soir, vous étiez debout, sur la grève.
Devant le reflux. La nuit, très claire, me
laissait vous apercevoir d'assez loin, — et,
grâce à des yeux de sauvage (pardonnez
un tel aveu), je distinguais, so3'ez assez
bonne pour l'admirer, jusqu'aux roses que
vous teniez, d'une main distraite, le long
de votre robe de deuil.
Vous écoutiez tout ce bruit.
N'imaginant pas d'ennui comparable au
mien, à l'exception peut-être de celui que
FRAGMENT DE ROMAN 215 f
VOUS paraissez endurer, madame, je me
disais, tout en faisant glisser du sable
entre mes doigts pour me donner une
contenance :
Si le vent arrachait les roses et s'en
allait les semer, là-bas, sur la ligne d'é-
cume d'or, lumineuse, où se lève Vénus ?
Quelle distraction inespérée ! Certes, j'irais
battant les flots, vers Vénus, les reprendre,
' non sans quelque solennité, dans la lu'
mière et l'écume.
Au retour, il est vrai, je ne trouverais,
sans doute, âme qui vive. Cette dame se-
rait rentrée dans la ville, car il est tard ;
— et, seul, déconcerté, ruisselant, pareil à
ces innocents, de race immortelle, qui
veulent toujours faire les empressés, je
serai là, debout sur les rochers, dans la
nuit, tenant à la main les roses vaines.
Aussi, ajoutai-je après réflexions suffi-
santes, préférons, en homme sérieux, quel-
ques flacons de Champagne à quelques gor-
252 PROPOS d'au DELA
gées d'océan. Les roses sont des fleurs
convenues : elles me seraient indifférentes
sans leur beauté actuelle, qu'elles doivent,
en grande partie, à la pâleur de la main
qui jette son ombre sur elles : le vent est
plus raisonnable que moi ; quant aux
rêves, il faudra que j'apprenne à fumer des
cigarettes.
Avant de continuer, madame, je dois au
profond respect et à la grande sympathie
que vous commandez, de vous dire que,
partagé entre la crainte de paraître (mille
pardons !)un homme « amoureux » (autant
dire un bateleur) et la crainte de m'expri-
mer trop froidement, ce qui serait de l'in-
convenance, je suis gêné dans le tour de
cette lettre. En deux mots, j'ai formé, par
égoïsme, le dessein d'essayer de vous dis-
traire, avec votre assentiment : ce qui me
rendrait le service de m'intéresser moi-
même. — A quel titre ? J'ai maintenu ce
jourd'hui, dans l'onde, certain être vivant,
FRAGMENT DE ROMAN 253
qui est de vos amis, et je considère ma
présentation par lui comme de qualité
bien supérieure, à vos yeux, à toute autre.
Aussi, comme il se secouait avec impor-
tance, après cela ! Il avait l'air du Hol-
landais touchant terre après les sept an-
nées.
Chose risible de se faire patronner par
un indifférent, sous couleur de régularité !
Sans compter qu'il arrive assez souvent
que celui qui présente est moins connu
que celui qui est présenté, car nous vivons
dans le malentendu éternel. Entre esprits
bien élevés, je trouve (et vous devez être
un peu de cet avis, madame) que l'on n'est
jamais mieux présenté que par soi-même,...
à moins de jouer de bonheur, comme
moi.
Ainsi, daignez lire avant de condamner.
Je crains que Grimace, toutefois, avec cet
esprit de précipitation qui paraît le dis-
tinguer, ne m'ait défini que sommaire-
254 PROPOS d'au DELA
ment ; voici donc, en deux mots, qui Je
suis. Je m'appelle M. d'Anthas, René,
premierprixd'excellence au lycée Henri IV,
pour vous servir, madame. J'ai, de plus,
rhabit noir le mieux coupé qui se puisse
voir ici : c'est un cri général d'admiration
au casino quand je le revêts. Mon maître
d'hôtel est comme pétrifié de mon exacti-
tude h. régler les notes qu'il me présente,
sans que j'élève la moindre observation
sur sa filouterie insigne. Il tombe, à ce
sujet, dans des rêveries sans fin. — Pour
ce qui est de mon honorabilité, j'ai su dé-
jouer, jusqu'à ce jour, la vigilance méticu-
leuse des hommes de loi. Signe particu-
lier : je regarde peu le ciel, attendu que
l'étoile dont je puis aimer la lumière n'ap-
paraîtra que plus tard : son rayon est en
marche vers le monde ; mais si éloigné
encore qu'il y a lieu de parier que son
premier éclat ne brillera que sur des rui-
nes. — D'ailleurs, j'ai bon appétit. Quand
FRAGMENT DE ROMAN 255
un monsieur veut me plaisanter, comme
je suis très violent, je me bats tout de
suite avec lui, et les trois quarts du temps
j'ai la main des plus malheureuses. Je lis
beaucoup. — Je dis rarement ce que je
pense, préférant me taire, crainte de pas-
ser pour un original. — C'est tout. Vous
voyez, madame, que je suis à peu près
comme un autre.
Je reviens, maintenant, à cette circons-
tance dont je vous parlais, et qui s'est pré-
sentée ce soir sur la grève pendant que
vous faisiez à l'infini l'honneur d'y songer
vaguement, en considérant l'un de ses
phénomènes.
Quelqu'un vous appela. Le vent de mer
me porta votre nom. — Je crois que je le
reconnus. — Vous vous êtes détournée ;
vos sourcils, votre air, vos yeux distraits,
tenaient de la nuit. Vous avez regardé
l'eau magnifique, et le lointain, comme à
regret de les quitter ; puis l'ombre, devant
256 PROPOS d'au DELA
VOUS : là, tout ce tumulte s'éteignait dans les
échos. « Quelle voix me continuera ceci?... »
pensiez-vous. Et vous étiez oppressée...
Le vent, éternel soupir aussi, passa au-
tour de votre visage ; puis il vint me frô-
ler les cheveux et me toucher le front d'un
souffle triste et sacré ; j'eus l'impression
du Destin.
A ce moment, je crois que nos yeux se
sont fermés : quand j'ai regardé la plage,
vous n'étiez plus là : vous montiez sans
doute, appuyée au bras de la personne qui
vous avait appelée, les pavés qui mènent
à l'auberge de hasard.
Moi aussi, je suis rentré, alors. Et, de-
puis, je regarde les bougies brûler sur la
table.
J'ai l'obsession d'un projet.
Je voudrais analyser le hasard de ce
moment perdu ; il me semble que je puis
définir ce qu'il y a d'oublié, à votre insu,
madame, dans le regard sans courage que
FRAGMENT DE ROMAN 2D7
VOUS avez jeté sur l'eau et sur la nuit ; en-
fin, je suis presque persuadé que je saurais
vous expliquer à vous-même ce qu'il y a
de profond, de terrible même, dans le très
vague soupir qui a gonflé, un instant,
votre cœur et vous a fait brusquement
fermer les yeux, comme si vous eussiez eu
l'impression de la mort.
— Je désire, dis-je, fixer ce moment en
écrivant sur sa nature un commentaire
inattendu, et l'arrêter ainsi dans son vol
vers le passé.
Cependant, madame, puis-je prendre
sur moi, sans m'être assuré, tout d'abord,
de votre bon vouloir, de vous adresser
pareille méditation ?
Si ce dessein vous déplaît, brûlez sim-
plement cette lettre d'un cœur ami et par-
donnez l'innocente attention d'un voyageur
qui essayait de vous créer un passe-tem"os.
Si, au contraire, vous pensez ainsi que
moi sur ce point, madame, et si vous ne
17
258 PROPOS d'au DELA
voyez rien d'excessif dans cette idée toute
simple, nous supposerons le conte suivant
(qui est, d'ailleurs, une réalité). Nous le
supposerons, comme l'on met un loup de
velours noir et un domino, dans certaines
soirées de la saison d'hiver, en un mot, par
curiosité.
(De cette manière, nous aurons, l'une et
l'autre, la liberté de parole qui sera si né-
cessaire, pour peu que vous poussiez la
gracieuseté jusqu'à répondre, et vous prê-
ter à ce jeu.)
Voici la supposition :
Vous êtes une reine persane ; — je suis
un prince lointain, que vos armées ont
surpris et fait captif.
Familier, je porte à la cheville votre
bracelet d'argent. — Ce soir, comme vos
femmes venaient d'allumer les flambeaux,
vous m'avez fait un signe.
J'ai dressé devant vous la grande plaque
d'airain poli, votre miroir. Autour de lui
FRAGMENT DE ROMAN 259
sont entrelacées des branches d'ébène,
sculptées de faces d'Esprits.
Accoudé au sommet, sur le front le
plus affreux, moi, je rêve aux arbres tita-
niens sur mes vallées, à mes chariots dis-
persés, à la lune, à la rébellion future.
Vous, les coudes plongés dans les cous-
sins, fatiguée et taciturne, et des pierre-
ries éparses sur les peaux de lion à vos
pieds, vous allez regarder et suivre au
fond du miroir votre propre rêverie, pour
tuer le temps.
Les musiciens se sont tus dans le palais.
Des lances brillent, derrière les tentures,
défendant l'entrée de la salle.
Le miroir est là, seul, violent, sincère,
libre et magique iS'il vous ennuie, vous
ferez un signe encore. Je le repousserai
dans l'ombre et me recroiserai les bras.
Recevez, madame, mes hommages les
plus respectueux.
RENÉ d'aNTHAS.
FRAGMENTS INEDITS
ISABEAU DE BAVIÈRE
LA France était occupée au Nord par
l'Anglais, qui menaçait de plus en plus
d'en faire la conquête. Les villes de Bourg,
de Calais, et autres encore, étaient tom-
bées en son pouvoir. Les coffres du
royaume étaient vides, malgré les trésors
amassés par Philippe le Hardi, duc de
Bourgogne, qui, après la fameuse bataille
de Nicopolis, était venu enfouir d'im-
menses richesses au château de Vincen-
nes ; les dépenses des fêtes de la cour
avaient tout épuisé.
Pour faire face à ce désarroi de finances
et au péril national de l'envahissement
anglais, il y avait sur le trône un roi
frappé de démence : Charles VI, fils de
Charles V, dit le Sage. L'armée diminuait,
264 FRAGMENTS INÉDITS
n'ayant plus de solde suffisante. Les six
mille archers bourguignons de Jean sans
Peur avaient été licenciés.
Ce que les déportements et le luxe des
seigneurs n'engloutissaient pas était dis-
tribué aux couvents, car le libertinage des
grands était doublé d'une dévotion incon-
cevable. Loin de songer à repousser l'en-
nemi, on songeait à vivre en liesse. Le
peuple^ taillable et corvéable à merci,
était écrasé de tels impôts qu'il redevait
encore avant d'avoir gagné sa stricte vie
et que l'air respirable, la poussière d'un
chemin soulevée par le passage d'un trou-
peau, étaient frappés d'un droit de péage.
Tout n'était pour le serf que taille, alleux
et chevances. Les factions les plus désas-
treuses pour le pays divisaient les gens
de guerre et les capitaines du ro5^aume.
Tantôt c'était le duc Jean sans Peur,
qui, ayant hérité delà haine paternelle de
Philippe le Hardi contre les princes de
ISABEAU DE BAVIÈRE 265
l'Orléanais, croyait, de plus, avoir des
motifs personnels de vengeance contre le
duc Louis d'Orléans.
Celui-ci ayant été distingué de la duchesse
de Bourgogne, femme de Jean sans Peur,
leur querelle devint terrible.
Tantôt, c'était le connétable Bernard
d'Armagnac qui, profitant de la folie du
roi pour exercer une autorité sanglante et
souveraine dans Paris, tenait la campagne
contre Jean sans Peur.
Le duc de Bourgogne, cependant, pou-
vait seul disputer aux Anglais la terre de
France et les chasser. Il était populaire. Un
jour, le danger devenant de plus en plus
menaçant, il y eut une réconciliation appa-
rente aj'^ant pour mobile l'intérêt et le
salut du pays, entre le duc et Louis d'Or-
léans. Ce fut une solennité. -Le peuple
criait : Montjoie !... Notre-Dame était pa-
voisée. La réconciliation dura quelques
jours, mais sans amener de résultats^pour
266 IRAGMENTS INKDITS
nos armes. Car un nouveau malheur était
arrivé. Le duc de Bourgogne, pareil aux
autres princes, dans l'atmosphère que l'on
respirait alors à Paris, s'était comme effé-
miné et amolli.
En effet, l'ennemi le plus dangereux et
le plus réel du royaume de France, ce
n'était pas l'Anglais, qui devait être re-
poussé plus tard par Jeanne d'Arc, ce
n'était pas la ruine du Trésor, ni les armées
disséminées, ni les querelles entre les
princes, ni la démence du roi !.. . L'ennemi ,
c'était la reine de France, une étrangère,
Isabeau, fille d'Etienne II, duc de Bavière,
femme de Charles VI, et qui avait été
nommée régente depuis l'aliénation du roi.
Isabeau de Bavière était née en l'an de
grâce i368.
Elle était venue en France, à l'âge de
quatorze ans, et avait épousé, le 17 juillet
i385, ce déplorable monarque. Elle avait
alors près de dix-huit ans.
ISABEAU DE BAVIERE 267
A partir de son avènement au trône, ce
ne furent plus que carrousels, que fêtes,
jeux, tournois, cours d'amour, duels,
chasses et magnificences extraordinaires ;
l'adultère passait à l'état de mode insou-
cieuse ; l'oubli de la patrie s'ensuivait. Le
roi, sombre, ayant été brûlé grièvement
dans un bal où le feu avait pris à son cos-
tume, vivait retiré, avec^ son connétable
et quelques gens de guerre, entre autres
Tanneguy du Châtel, qui n'était alors
qu'un de ses écuyers et qui devait un jour
s'illustrer par deux actions historiques des
plus marquantes : l'enlèvement et le salut
du dauphin Charles VII au milieu des
flammes, lors de la journée des Ecorcheurs,
et l'assassinat du duc de Bourgogne, qu'il
dépêcha, de quatre coups de hache, dans
une entrevue avec le dauphin.
Isabeau de Bavière ne haïssait point
l'Anglais ; elle traita même avec lui, hon-
teusement, en maintes occasions; sa seule
268 FRAGMENTS INÉDITS
politique était l'amour du plaisir, la soif
des excès violents et inconnus.
Les historiens sont d'accord sur sa beauté
exceptionnelle.
Rousse comme l'or brûlé, pâle avec
un teint d'orage, douée d'une beauté lan-
guide et fatale dont les séductions atti-
raient comme le danger, Isabeau ne se
refusa même pas d'employer encore les
ressources des baumes et des philtres :
elle avait en amour la science des courti-
sanes grecques et des impératrices romai-
nes. C'était une grande ennuyée, une
cruelle épuisée, incapable de supporter le
poids de la couronne de France sur son
voluptueux front, mais plutôt faite pour
présider des cours d'amour au fond d'un
château et pour donner à toute une pro-
vince des modes merveilleuses.
Svelte, elle excellait à monter les chevaux
indomptés, intrépide à entrer dans sa capi-
tale, au milieu du carnage des surprises
ISABEAU DE BAVIERE 269
nocturnes, bravant les arquebusades et
l'incendie. Criminelle par nature, le crime
lui seyait aussi bien que la queue de dragon
aux sirènes. Avec ses amants, elle renfor-
çait l'oubli que doit donner le baiser d'une
femme, du sentiment de la mort prochaine
que coûtait la possession de sa personne.
Si le côté politique de son histoire est
révoltant, comme on vient de le voir, le
côté joyeux de sa vie n'est pas moins
sombre. Mais les satans ont des attraits
brûlants et dorés comme l'enfer. De là,
les passions mortelles qu'elle suscita.
Le vidame de Maulle, Louis d'Orléans,
Jean sans Peur, Villiers de l'Isle-Adam,
Lourdin de Saligny, le chevalier de Bois-
Bourdon, et quelques autres plus ignorés,
furent du nombre de ceux qu'elle aima ;
chacun d'eux eut une fin sinistre.
Le vidame de Maulle mourut en exil , mis
au ban du royaume.
Louis d'Orléans fut assassiné, rue Bar-
270 FRAGMENTS INEDITS
bette, par un chevalier d'aventures, Raoul
d'Hocquetonville, qui lui fendit la tête d'un
coup de masse d'armes.
Jean sans Peur tomba, au pont de Mon-
tereau, sous la hache de Tanneguy du
Ghâtel.
Villiers de l'Isle-Adam, qui, pour elle,
avait pris Paris en une nuit par un coup
de maître sans autre exemple dans l'his-
toire, fut assassiné à Bruges dans une sé-
dition populaire.
Lourdin de Saligny fut poignardé en
Flandre, où l'avait interné la jalousie du
duc de Bourgogne.
Le chevalier de Bois-Bourdon périt
d'une manière très affreuse et tout à fait
cruelle, comme on le verra tout à l'heure.
Quelques traits de son histoire donne-
ront une idée du caractère étrange de cette
femme K
I. Au paragraphe suivant débute, sans variantes
notables, le conte : La reine Ysabeau. Œuvres com-
plètes, Contes cruels, tomQ II, Mercure de France.
ISABEAU DE BAVIERE 27 I
Telle était cette jalouse créature que ses
scandales et ses attraits ont illustrée, et
dont l'histoire est écrite avec du sang et du
feu.
L'un de ceux qui succédèrent au vidame
de Maulle fut, comme nous l'avons dit,
le chevalier de Bois-Bourdon.
C'était un jeune seigneur des mieux
faits de la cour. A vingt-trois ans, il était
célèbre par ses triomphales fantaisies, tant
de luxe que d'amours. Ses duels, toujours
heureux, le faisaient admirer des pages,
féliciter par les femmes et craindre de ses
pairs, La reine, ayant remarqué ce jeune
seigneur, le nomma gouverneur de ^'in-
cenncs et s'y renferma avec lui.
On se rappelle les circonstances parti-
culières de l'événement arrivé au roi
Charles VI, çn traversant la forêtduMans,
où il avait été pris de démence, Un fan-
272 FRAGMENTS INEDITS
tome, envêrements blancs(aposté peut-être
par Isabeau dans le but de déterminer,
par une crise superstitieuse, une insanité
que ses philtres avaient préparée de longue
main), un fantôme, disons-nous, lui était
apparu brusquement, avait saisi la bride
de son destrier, en criant : « Retourne,
roi Charles, tu es trahi ! » Ce qui, effec-
tivement, avait jeté le roi dans un accès
de folie furieuse. Ayant tiré son épée et
mis à mal deux hommes de sa suite en
criant : « trahison ! » l'on fut obligé de
s'en rendre maître par la force. Depuis
lors, une sénilité hâtive l'avait accablé ; il
vivait, un peu hébété, dans son Louvre,
en compagnie d'une demoiselle nommée
Odette de Champdhiver, qui veillait sur
la faiblesse du monarque et cherchait à le
distraire, soit en inventant des jeux, — les
cartes, par exemple, — soit en le charmant
par ses chants et sa bonne grâce. De là, la
liberté laissée à la reine.
I
ISABEAU DE BAVIKRE 27?
A cette époque, bien que la régence lui
eût été dévolue avec l'assistance, toutefois,
de son beau-frère Louis, duc d'Orléans, et
de son cousin Jean, duc de Bourgogne,
comte de Nevers, surnommé, comme il a
été dit, Jean sans Peur^ la guerre entre
Isabeau de Bavière et le comte Bernard
d'Armagnac, connétable de France et féal
du roi, n'était pas ouvertement décidée.
L'amour du chevalier de Bois-Bourdon fut
la torche qui l'alluma.
Un matin, en effet, comme le jeune che-
valier revenait de Vincennes, joyeux et
au galop, le sourire des joies éperdues aux
lèvres, il croisa une petite troupe qu'il ne
reconnut pas tout d'abord.
C'était Charles VI, le connétable et plu-
sieurs seigneurs et soldats de la cour de
Paris. Le roi faisait une promenade.
Soit étourderie, soit impertinence de
rival, Bois-Bourdon ne revint point sur
ses pas ; il ne salua pas.
274 FRAGMENTS INEDITS
Le comte d'Armagnac lui cria de faire
halte. Il continua vers Paris.
— Arrêtez ce jeune homme ! dit sim-
plement le connétable à deux soldats et à
son prévôt Tanneguy du Châtel.
En entendant le galop des deux cava-
liers derrière lui, Bourdon se détourna,
fondit sur eux, désarçonna le premier, tua
le second d'un coup d'épée, et, saluant le
comte d'Armagnac, poussa l'insolence
jusqu'à le défier lui-même.
Le connétable était un homme de guerre
des plus habiles aux maniements de toutes
les armes ; il sourit, mit pied à terre, sa
masse à la main. A vingt pas du jeune
homme, il s'arrêta :
'5
— Rendez-vous, messire, dit-il.
Un éclat de rire de Bois-Bourdon lui
répondit.
Mais ce rire ne s'acheva pas. La masse
d'armes du comte d'Armagnac, lancée par
lui comme la pierre d'une fronde, était
ISABEAU DE BAVIERE 27$
venue frapper au front le cheval du jeune
homme : le cheval, tué sur le coup, avait
jeté son cavalier évanoui sur le chemin.
On se saisit de Bois-Bourdon. On le
fouilla. Une lettre de la reine fut trouvée
entre son cœur et son pourpoint. Cette
lettre, parfumée et tendre, produisit sur
le roi Charles un effet terrible, malgré sa
folie.
Bois- Bourdon fut enfermé au Châtelet,
mis à la question le soir même ; il y mou-
rut, sans rien avouer, courageusement, car
il aimait la reine. On l'ensevelit dans un sac
de cuir sur lequel fut écrite cette légende :
« Laissez passer la justice du roi », et on
le jeta à la Seine. — La lettre fut publiée
à son de trompe dans Paris.
Lorsque la reine apprit ce meurtre, et
que c'était au comte d'Armagnac qu'elle
devait cette aventure, comme elle était
fidèle à ses fidèles, elle jura de venger la
mort de son ami de la manière la plus
276 l'RAGMENTS INl'^DITS
horrible; et, comme on va le voir, elle tint
parole.
Le connétable, connaissant à quelle som-
bre ennemie il avait affaire et profitant de
la lueur de raison qu'avait eue le roi, fit
immédiatement enlever Isabeau comme
sa prisonnière et obtint de Charles VI un
décret qui internait au château de Tours
sa royale captive. Mais elle en fut bientôt
enlevée par Jean sans Peur, qui la trans-
porta à Troyes.où elle prit le titre de reine
par la grâce de Dieu. Ce fut là qu'elle
reçut un jour la visite d'un seigneur de
risle de France, le baron Jean de Vil-
liers de l'Isle-Adam, gouverneur de Pon-
toise. C'était un jeune homme redoutable
et qui, sous un aspect frivole, cachait un
cœur d'acier. _
Sa ville, une nuit, avait été surprise par
les Anglais. Il en avait fendu la porte à
isabeau de bavibre 277
coups de hache pourqueses bourgeois pus-
sent échapper à la tuerie. Lui-même, sau-
tant à cheval et à moitié vêtu, s'était élancé
vers la Touraine, cherchant des hommes
d'armes pour revenir. Mais il ne put re-
prendre Pontoise et en massacrer la gar-
nison anglaise que quelques mois après.
Le connétable, en apprenant le coup de
main inattendu des Anglais sur Pontoise,
avait eu la mauvaise foi de dire que le
baron de l'Isle-Adam avait dû vendre sa
ville ; et le soupçon de cette infamie avait,
grâce à cette parole, plané sur lui, l'Isle-
Adam.
Armagnac, qui profitait de la faiblesse
du roi pour publier les lettres de galanterie
d'une femme et d'une reine, avait imaginé
cette calomnie pour dissimuler sa propre
conduite.
Le fils du comte d'Armagnac qui a traité
directement avec l'Anglais et vendu plu-
sieurs villes, fut déshonoré historique-
278 FRAGMENTS INÉDITS
ment par un procès à ce sujet, et le roi de
France Charles VII porta publiquement,
au contraire, le deuil de Villiers de l'Isle-
Adam à la mort de ce maréchal.
A cette époque, Villiers dédaigna de se
défendre autrement que par les armes |!
d'abord, et en reprenant sa ville ensuite.
Il se rangea du parti de Jean sans Peur,
qui était celui d'Isabeau, et jura « de ne
point se coucher dans un Ut tant qu'il n'au- 1
rait point tracé avec son épée, sur la poi-
trine du connétable Bernard d'Armagnac,
la croix rouge de Bourgogne. »
Ce fut dans ces dispositions d'esprit qu'il
vint à Troyes, près d'Isabeau de Bavière,
encore en deuil de son cher cavalier mort
pour elle.
L'Isle-Adam, ébloui par l'éclat de cette
beauté sans rivale, fondit sa vengeance et
son amour dans un seul sentiment. Ce
n'était pas un homme capable de perdre
le temps en paroles ; — son serment pouvait,
ISABEAU DE BAVIERE 279
à cet égard, le lui rendre affreusement dif-
ficile à garder tout à fait. Le soir de son
arrivée à Troyes, au souper royal, il s'as-
sura le concours de quelques amis, les
sires de Chaville, d'Harcourt et de Chas-
telux, entre autres, réunit un millier de
lances et marcha sur Paris, accompagné
d'Isabeau elle-même, k cheval près de lui ;
la petite troupe se hâtait, dans le vent noc-
turne.
Le comte d'Armagnac, à force d'exac-
tions etde cruautés, s'était fait exécrer de la
population ; le fils du gardien de la porte
Saint-Antoine, Perrinet Leclerc, qui avait
été frappé de vingt et un coups de fourreau
d'épée, par ses ordres (quoique bourgeois),
ouvrit la porte des fossésà Villiersdel'Isle-
Adam, sur un signal convenu.
La reine et le grand baron, suivis des
capitaine et de leurs soldats, entrèrent dans
Paris. Et alors commença, aux cris de
vive Bourgogne ! vive Isabeau ! un mas-
280 FRAGMENTS INÉDITS
sacre vengeur et formidable qui dura trois
jours, aux lueurs des incendies.
Villiers de l'Isle-Adam se précipita vers
l'hôtel Saint-Pol, surprit la garnison, la
dispersa, fit prisonnier le roi Charles VI,
qu'il mit en lieu de sûreté ; puis chercha
le connétable qui se cachait.
Il courut dans Paris avec ses cavaliers,
mettant à prix la tête du comte d'Arma-
gnac, et tuant ceux qui ne criaient pas :
Vive la reine !
L'Isle-Adam découvrit bientôt le con-
nétable et, ra3'ant blessé mortellement
dans la lutte, exécuta son serment à la
lettre. Il lui traça la croix de Bourgogne
sur la poitrine d'un coup d'épée.
Le lendemain, à l'arrivée de Jean sans
Peur, l'Isle-Adam aj-ant été fait maréchal
de France, et Paris étant pacifié, il y a lieu
de penser que le baron obtint d'Isabeau
la permission de se « mettre en ung lit ».
La reine eut bien des aventures galantes
ISABEAtJ DE BAVIÈRE 28 1
et inconnues. Celles-ci sont les princi-
pales.
Elle fut surnommée « la grande gaupe »
par tout le populaire. Elle avait donné à
la France le dauphin Charles VII*, qui
grandissait. Cependant la beauté merveil-
leuse d'Isabeau ne subit aucune atteinte
du temps pendant de longues années.
Cette beauté survécutmême à ses amours.
Isabeau de Bavière mourut cependant
presque abandonnée, vers l'âge de cin-
quante ans, et universellement méprisée.
[Septembre iSjô.)
202 FRAGMENTS INEDITS
TRENTE TETES SUR LA
PLANCHE 1.
Au milieu des préoccupations de cette
heure grave, au moment où les re-
gards sont presque tous fixés sur les urnes
électorales, il est certain que nous ne de-
vons prendre sur nous de rappeler les faits
suivants à l'attention publique qu'à simple
titre de délassement d'esprit.
Plusieurs journaux importants l'ont dé-
claré : s'il faut en croire les prévisions les
plus compétentes, et d'après la nomencla-
ture exceptionnelle des causes criminelles
actuellement en instruction sur le terri-
toire français, les assises de cet hiver
nous ménagent, presque sûrement^ une
CINQUANTAINE de scntcnccs capitales, sur
trente desquelles, au bas mot, M. l'exé-
I. 14 octobre i885.
TRENTE TÊTES SUR LA PLANCHE 283
cuteur, paraît-il, peut tabler haut la main.
Presque toutes ces causes étant, en effet,
d'une hideur peu commune, la mansué-
tude présidentielle se verra, cette fois, très
probablement débordée par le cri de la
vindicte sociale, et renoncera, tristement, à
s'exercer sur cette collection de mons-
trueux condamnés.
En ces conjonctures, quelles que soient
nos plus immédiates inquiétudes, se pour-
rait-il bien qu'il parût, à nos lecteurs,
hors de propos de leur soumettre quelques
réflexions touchant ces exterminations
prochaines ?
Alors, surtout, que nous nous propo-
sons, non pas de gloser sur des débats à
venir, mais seulement sur un point oublié
dans le cérémonial tragique du supplice de
la guillotine.
On ne saurait s'y prendre trop à l'a-
vance, parce que ce genre de questions peut,
d'ores et déjà, sembler d'un intérêt général.
284 FRAGMENTS INÉDIÎS
Plusieurs éminents journalistes vont
réclamer, ces Jours-ci, nous dit-on, le réta-
blissement des marches de l'e'çhafaiid.
Nous l'avons, ailleurs, spécifié : l'ins-
trument justicier * ne doit frapper un de
nos semblables qu'au niveau des têtes de
la foule, qu'à hauteur d'humanité. Le
couteau-légal ne doit fonctionner que d'en-
semble'avec sa plate forme réglementaire,
éliminée, depuis ces dernières années, on
ne sait par qui ni pourquoi^ ni de quel
droit. Si la solennité des degrés de l'écha-
faud paraît d'une mise en scène surannée
à quelques sceptiques en retard sur le
véritable esprit des temps modernes,
pourquoi ne trouvent-ils pas également
démodées les robes rouges et les hermines
de la cour d'assises ? Comment tout le
reste du cérémonial ne leur semble-t-il
pas une pure fantasmagorie ?
I. L'Instant de Dieu {Derniers contes. Mercure,
1909).
TRENTE TÊTES SUR LA PLANCHE 285
On ne peut supprimer un anneau dans
la chaîne des symboles de la Loi sans infir-
mer les autres et faire douter de leur
sérieux. Or, tout le monde s'écœure, de-
puis longtemps, des impressions de bou-
cherie que cause cette guillotine absurde-
ment embusquée au ras du sol et dont la
sournoiserie triviale est aussi peu digne de
la Loi que de la Nation.'
Cependant, Ton a regardé comme inop-
portune, paraît-il, la réclamation pré-
sentée h. ce sujet par divers notables écri-
vains de la presse française, — et l'on a
prétendu, même, que cette question ne la
regardait pas.
Nous ne voulons répondre à cette fin
de non-recevoir que par l'exposé du raison-
nement suivant ^, dont l'évidence est, à
nos yeux, tout à fait indiscutable.
I. Développé dans le Réalisme dans la peine de
mort (Che^ les Passants, Georges Grès, 1914 ;
pp. 93, 94, 95 et 96.)
286 FRAGMENTS INÉDITS
Si donc la presse est, à ce point, pré-
pondérante en ce qui, moralement, touche
à l'application de la peine de mort, com-
ment n'aurait-elle pas qualité pour se
préoccuper du mode physique de l'appli-
cation de cette peine ! Il nous seinble qu'elle
aie droit d'être écoutée, ici, attendu qu'elle
peut, ici du moins, conclure en connais-
sance d'une cause qu'elle eut souvent le
loisir d'étudier de près.
C'est pourquoi, si les marches de l'écha-
faud sont jugées convenables par la presse,
c'est qu'au fond l'opinion publique, aussi,
les juge convenables^ pour ne pas dire plus :
et que, par conséquent, cette revendi-
cation doit être prise au sérieux, quand
la presse vient à la formuler.
Si donc trente têtes humaines, — ou da-
vantage, — doivent être tranchées, cet hi-
ver, sur le sol français, quelque coupables
que soient ces têtes, nous pensons qu'elles
TRENTE TÊTES SUR LA PLANCHE 287
ont droit à tomber h hauteur d'hommes
et non pas à hauteur de pourceaux.
Quelque positif que puisse être le rai-
sonnement, — si, toutefois, il y eut
raisonnement, — en vertu duquel tel ou
tel personnage a pris sur lui de soustraire
les marches légales de l'échafaud, nous
prétendons que cette guillotine de basse-
cour est choquante pour la Loi, pour la
Nation, pour notre humanité.
Oui, nous sommes certains d'exprimer
le vœu de la majorité des esprits à ce sujet,
et non celui de quelques anodins scep-
tiques. Au surplus, lesnouvelles Chambres,
au cours de la session prochaine, vont être
définitivement saisies de cette motion, et
nous n'hésitons pas à répondre d'une
presque unanimité de votes pour que cette
plate-forme et ces marches de l'Echafaud, —
abrogées par l'arbitraire d'on ne sait quel
Prudhomme — soient restituées au plus
vite à la dignité de la Loi .
FRAGMENTS INEDITS
A PROPOS D'UN LIVRE K
SELON quelques esprits diserts, le sujet
d'une œuvre d'art ne doit influer ni
sur le verdict touchant la valeur esthé-
tique de l'œuvre, ni sur l'opinion morale
que l'on peut désirer se faire touchant la
personnalité de l'auteur. L'idée qui fait
corps avec le travail et la poésie de cette
œuvre peut être, au point de vue de l'art,
indifféremment choisie dans les catégories
du juste ou de l'injuste, du bien ou du
mal, du moral ou de l'immoral ; ce n'est
jamais, pour l'art, qu'une occasion, qu'un
moyen, dans le sens abstrait du mot, de
se manifester.
L'art s'efforce librement vers la beauté,
I. ler décembre i863.
A PROPOS d'un livre 289
vers l'absolu de la philosophique et pure
beauté, qui, suivant une expression tout
hégélienne, serait : « comme l'eau claire,
sans odeur, ni couleur, ni saveur parti-
culière. » Il compose un royaume où toute
chose est appelée à la transfiguration. Et,
si l'artiste est assez puissant pour aller
racheter la grande poésie même jusque
dans les régions défendues par la. morale,
et que, sous une sensation d'éternité, il
l'en dégage, tout irradiée de solennelles et
profondes épouvantes, l'impur n'est plus
ce qu'il nous apparaît, dans sa réalité : on
ne doit plus le voir ! Le génie est devenu
sa rédemption : il s'est transfiguré sous le
sceptre de diamant du magicien sacré :
sujet de l'intelligence idéale, il ne relève
plus de la conscience hypocrite, chan-
geante et diverse, des hommes.
Ainsi, que le sujet d'un poème soit em-
prunté, par un artiste, aux données de la
philosophie, de la politique, de l'utilité, de
'9
290 FRAGMENTS INEDITS
la concupiscence, de l'histoire, de la reli-
gion, de la guerre, etc ^ cpnim^ le
Faust, par exemple, les ïambes, les Géor-
gîques, les Fleurs du mal, la Légende des
siècles, le Paradis perdu et le Purgatoire^
V Iliade, etc.. je cite pour des Français, -^
ces données, coiume toutes celle? qui en
dérivent, sont indistinctement oiïertes,
dans les pénombres mystérieuses et in-
quiètes de la rêverie ^ au bon plaisir du
poète, sans qu'il y ait, à ses yeux, plus de
mérite ou de grandeur h traiter l'une plu-
tôt que l'autre, tous ces sujets comportant
la même respectabilité comme la même
indifférence au point de vue et dans la
mesure de l'art : si le poème est pénétré
d'un sentiment de majesté, d'indulgence
et de beauté souveraine, le sujet choisi
doit disparaître dans ce sentiment et, par
I. L'expression anglaise pensiveness est plus
exacte que le terme banal imposé par notre langue
(note de Vjlliers de l'Isle^Adam).
A PROPOS D r:N LIVRE 2gi
suite, n'entrer pour rien dans la décision
d'un homme de goût.
C'est un point sur lequel, ■^ malgré son
évidence apparente, — on ne saurait trop
insister, car nous sommes prévenus contre
ce qui nous semble de nature à révolter
les tendances de notre morale et de notre
conscience, et lorsque l'art se dévoue à
traiter les actions déréglées, l'habitude de
la sensation influe sur notre jugement à
notre insu ; nous avons à nous défier des
conventions inférieures et des préjugés
contingents de la vie usuelle. Agissons,
par l'idée du devoir, dans la société, comme
des citoyens : agissons, également d'après
l'idée essentielle du devoir, dans le rêve,
comme des penseurs. La synthèse idéale
de ces deux existences est située, sans
doute, au milieu de la Mort, c'est-à-dire
au delà de toute spéculation actuelle.
Pourquoi le titre d'un poème aurait-il
ce pouvoir de refroidir, par avance, nos
292 FRAGMENTS INEDITS
dispositions à l'estime de sa beauté ?
N'est-ce point, d'ailleurs, presque toujours
dans les épisodes, les idées incidentes et
les ciselures étrangères au sujet pris en
lui-même de tel chef-d'œuvre reconnu,
que consistent ses véritables beautés artisti-
ques? Pourquoi même, — j'oserai le dire, —
nous laissons-nous prémunir si facilement,
par nos instincts d'injustice, d'égoïsme et
de fierté, contre le caractère civique d'un
artiste de génie, lorsque les sujets qu'il
accepte de célébrer sont pris, à l'ordinaire,
par exemple, dans le domaine du dissolu ?
Le plus épais bon sens devrait com-
prendre que l'on n'écrit de beaux vers
qu'à force de persistance et de labeurs
nécessités par l'apprentissage et la
technique de l'art. Où donc un grand
poète prendrait-il encore du temps pour
être citoyen si condamnable ? Qui nous
autorise à mal présupposer de l'homme,
parce que, — affligé cornme nous, sans
A PROPOS d'un livre 29?
aucun doute, de quelque difformité so-
ciale ou morale, — il se réfugie dans la
Pensée sublime, pour essa3''er d'en corri-
ger le côté choquant, d'en rêver l'abso-
lution et d'en opérer le rachat ? La noto-
riété, pour le poète, doit être une question
bien secondaire, pour ne pas dire absolu-
ment nulle, lorsqu'il se préoccupe de son
œuvre : il écrit pour se justifier devant
lui-même et pour agrandir sa miséricorde
envers les choses sensibles.
Donc, il faut, avant tout, considérer seu-
lement la profondeur du Talent, en géné-
ral, et, quant au reste, il ne doit pas im-
porter dans un chef-d'œuvre. Il est certain
que la bonne volonté religieuse de Dante,
par exemple, ne l'eût pas sauvé de l'oubli
s'il eût manqué de poésie et d'art dans
ses poèmes. Bien au contraire, s'il se fût
prévalu (le cas échéant) des tendances
morales et pratiques de son œuvre pour
en atténuer les imperfections esthétiques,
294 FftAGÎWÊNÎS iNÉbITS
le simple sens cômiTiiin nous avertit que
c'eût été, de sa part, une action déshon-
ftête et scandaleuse. En effet, s'autoriser
de l'intérêt tout social que la multitude
accorde à telle idée de religion, de poli-
tique, etc., prise en elle-même et dans le
secours de la vie extérieure, et trans-
porter cet intérêt dans le domaine de l'Art
pour s'en servir comme d'un adjuvant à
la Valeur propre d'un travail poétique,
c'est baser la Poésie sur une émotion
étrangère à elle-même et, risible artiste,
lui manquer de respect en lui offrant des
secours dont elle n'a que faire. C'est dire :
« Vous le voyez ! je suis une âme sen-
sible ; ayez, par conséquent^ de la bien-
veillance pour mes vers, à cause de la
droiture et de la bénignité qu'ils expri-
ment et qui correspondent, — j'en suis
sûr, — aux qualités que vous avez, mon
cher lecteur. )> C'est la rougeur au front
que j'écris ces lignes ; rien que d'y pen-
A PROPOS D UN LIVRE 295
ser donne le malaise et le froid le plus
gênant.
Eh bien ! si nous considérons, par
exemple, les Fleurs nu mal sous ce crité-
rium, nous ne devons pas varier notre
justice. — Sachons lire ! M. Charles Bau-
delaire ne tire pas secours de son sujet pris
dans les notions convenues ! Il regarde,
et les impudicités se débattent (ironie
féroce !) sous les étreintes de son idéal,
comme les vers de terre sous les antennes
du scolopendre.
Un autre préjugé, — le mot, cette fois,
paraît avoir un sens, — assez en vogue,
au dire dîme majorité sensée, — c'est
celui de V inspiration.
L'inspiration n'est autre chose que le
libre développement d'une aptitude innée
vers le beau idéal ; c'est une bosse qui
grossit ; pour être sur une montagne, il
faut être parti de terre et avoir monté
péniblement la montagne ; de même, pour
296 FRAGMENTS INEDITS
être élevé réellement, il faut avoir gravi
un à un les degrés dont cette élévation
n'est que la somme. Le Génie, c'est l'ap-
plication passionnelle, la résultante d'une
organisation saine et laborieuse, la pleine
possession de soi-même. Eh ! que vou-
drait-on qu'il fût de plus que cela ? Si tel
homme naissait génie, avec la science in-
fuse, comme les petits bramahs, ce serait
une monstruosité, une privation de tout
mérite, une animalité déplorable. L'a-
beille, le castor, la fourmi, etc., font des
choses merveilleuses, mais ils ne font que
cela et n'ont jamais fait autre chose : ils
naissent avec le summum de leur déve-
loppement moral ; ils n'hésitent pas. Le
géomètre ne saurait introduire une seule
case de plus dans une ruche d'abeilles, et
la forme de cette ruche est celle même
qui, dans le moindre espace, peut contenir
le plus de cases, etc. L'animal est exact :
sa naissance lui confère avec la vie cette
(
A PROPOS D UN LIVRE 297
fatalité ; l'homme, au contraire, est essen-
tiellement indéterminé : il hésite, d'une
manière toujours ascensionnelle, tou-
jours approximative, vers son idéal * !
Ce qui fait le fond de ses plus sublimes
espérances, ce qui allume sur son front
la lueur de l'immortalité, c'est précisé-
ment le sentiment de cette gravitation.
En un mot, l'homme sent qu'il n'est
pas fini !
Vis-à-vis de ces pensées, on conçoit que
« l'inspiration » est une parole qui sent
son bourgeois moderne de plusieurs
milles. On est si instinctivement convaincu
de sa nullité qu'on n'ose la prononcer que
tempérée par un demi-sourire, c'est-à-
dire presque comme une insulte et avec
un air de protection bienveillante. L'ar-
I. L'idéal, suivant Gottlieb Fichte, est : « ce qui
doit toujours être réalisé, mais en même temps ce
qui ne peut jamais l'être, sous peine de cesser
d'être ce qu'il doit être, c'est-à-dire de cesser
d'être l'idéal. » (Note de Villiers de l'Isle-Adam.)
2g8 FRAGMENTS INEDITS
tistè devient SOUS ce mot une sorte de si-
bylle sur le trépied, quasi inconsciente de
la signification de ses chants, ou. pour
mieux dire, une machine de Vaucanson.
Il suffirait au premier venu de criera tout
hasard : « Deus ! ecce Deus ! » pour ré-
duire Il l'humilité les fatigues sacrées et
les longs travaux d'un véritable poète ; et
quand l'expérience prouve la supercherie
de l'Inspiré, ceux qui cro3"aient en lui
nomment cette découverte : « la désil-
lusion. » Le vulgaire voudrait voir les
gens nés coiffés de divinité. Chose étrange !
L'homme de génie lui-même n'aime sou-
vent pas à être sincère sur ce point. Il se
complaît quelquefois dans l'ovation faite
aux puissances supérieures dont il veut
bien paraître le représentant et le man-
dataire, il s'applaudit de cette distinction
sans s'apercevoir qu'elle lui assigne une
place au-dessous des gens ordinaires et
inférieurs, qui ont au moins le mérite de
\
A PROPOS D UN LIVRE ^99
leur développement, si peu qu'il soit. Mais
comme il rit dans sa barbe de sa petite
comédie î
Est-ce que la Pensée commet de ces
injustices ? Il en est, d'habitude, des
fanatiques de l'Inspiration quand môme
comme de ceux qui. disent : « Voilà de
beaux vers : mais où est Vidée ? Quel est
le but de l'auteur ? » sans songer que leurs
paroles contiennent leur propre négation.
Car, si les vers sont beaux, ils contiennent
au moins Vidée de la beauté : ce qui est
déjà quelque chose au point de vue de
l'art, à ce qu'il semble ! et, pour le sur-
plus, on peut ajouter ce mot de Franklin :
« Il est bien difficile à un sac vide de se
tenir debout. »
Voilà donc, pour un grand nombre
d'esprits éclairés, la première formule
générale de l'Art considéré en lui-même.
Je suis loin d'accepter sans réserves
d'aussi spécieuses affirmations ; mais ce
300 FRAGMENTS INEDITS
n'est pas ici le moment de les discuter.
J'expose, je n'impose pas. Il fallait signa-
ler ce critérium et l'élucider de cette ma-
nière pour aborder consciencieusement la
critique du livre de M. Mendès, car ce
livre * est écrit, — sauf erreur, — à ce
point de vue, et rien qu'à ce point de vue.
I. Philomèla, livre lyrique (Paris, i863).
SUR UNE PIÈCE 30I
SUR UNE PIÈCE D'AUGIER
D
EUX amants.
Survient le grand séparateur social. —
le père, — que l'on appelle, je crois, père
noble^ en termes consacrés, chez les
marionnettes.
Faut-il continuer ?
Non, évidemment.
Ainsi, laissons de côté cette intrigue^.
Les vers de cette comédie étant écrits
suivant une esthétique qui me semble
une des espiègleries les plus amusantes de
notre grand siècle, je m'abstiendrai de
toute appréciation à leur égard. Le Public
pleure Qïi les entendant; c'est tout ce qu'il
î. Paul Forestier d'E. Augier (1868),
302 FRAGMENTS INÉDITS
faut, — et c'est là le gage parfait, selon
l'opinion moderne, de la beauté d'une
oeuvre. Ayant le malheur d'avoir une con-
fiance médiocre en l'infaillibilité des
glandes lacrymales et des digestions pé-
nibles, touchant l'Art éternel, les sanglots
étouffés qui partent des baignoires, les
foulards interrupteurs et autres crité-
riums actuels du sublime, m'ont toujours
— (qu'on me plaigne I) — fait lever le
cœur. Ainsi laissons cela de nouveau.
Quant à la pièce, elle contient, vrai-
ment, plusieurs scènes admirablement
jouées, et deux ou trois décalques photo-
graphiques de la simple nature.
La Nature avant tout. Il est bon que le
spectateur voyant un homme passçr dix
minute^ à dire : « Donnei-moi mon pa^
letot », ou : « Je boucle ma valise », s'écrie :
SUR UNE PIECE 3o3
« Comme c'est naturel ! Vivent les poètes ! »
Ainsi oublions, derechef, toute discussion
stérile sur un principe aussi flatteur.
Une seule scène est d'un écrivain, dans
ce mélodrame : c'est la grande scène du
troisième acte.
Quant au reste de l'action, j'ai eu l'hon-
neur de n'y rien comprendre, et il est inu-
tile de faire partager au lecteur cette
manière de voir. __ j^^ çj^^^^ ^^^ P^^.^ ^J^
triste mélange de criailleries, de banalités
et de puérilités inconcevables. Mais je
livre cette appréciation avec la plus grande
humilité ; je suis un fort mauvais juge de
ces sortes de pièces. Etant donné leur hori-
zon, je ne distingue plus, au bout de dix
minutes, les personnages les uns des
autres ; et il 3^ a des moments où je con-
fonds M. Got avec Madame Lafontaine.
*
♦ ♦
Une seule impression domine certains
304 FRAGMENTS INÉDITS
esprits au dénouement de la pièce. C'est
celle que cause le vénérable père noble.
Le drôle ferait rougir d'être au monde.
Je ne connais pas de dégoût comparable
à celui que m'inspirent ses cheveux blancs.
C'est vraiment le monstre, le bourreau
oiseux, l'Ennemi, celui qui mérite la
mort et le haussement d'épaules.
Quelle infernale et Suffisante caricature !
Comme il parle de Dieu, de vertu, d'hon-
nêteté, de dévouement, des lois sociales!...
Comme il attendrit la foule !
Un jour, quand on sera revenu des dis-
cussions théâtrales avec ces types, lors-
qu'on verra clair au fond de cette sorte de
gens honorables, — on sera bien étonné ; au
lieu de sangloter sur leurs sages maximes, si
émues et si judicieuses, on leur préférera
celles de Desrues, l'empoisonneur, comnie
plus efficaces et plus humaines,
VERS 3o5
VERS
GOG
Ce fut donc au logis de cet homme qu'un soir
Quelqu'un frappa.
Ce juif ouvrit — et l'on put voir
Briller les piques dans le sentier.
— « La milice,
« Pensa-t-il, mène encore quelque esclave au
[ïupplice. ))
Le couchant s'allumait dans les cieux meurtriers
Et rougissait au loin les maigres oliviers,
Baignant le Golgotha de sang et de lumière.
Une troupe d'enfants cheminait la première :
Ils criaient ! Ils voulaient voir prendre les voleurs ;
Puis venaient des soldats ; puis des femmes, en
[pleurs.
Seul, dans l'herbe pierreuse, au versant des ravines,
Chargé d'une croix lourde, et le front ceint d'épines,
Un homme apparaissait tombé sur les deux mains.
Autour de lui riaient les cavaliers romains,
so
3o6 fragmp:nts inédits
Et le centurion qui commandait l'escorte,
La lance au poing, cria, debout, devant la porte :
« Simon ! viens nous aider à relever la croix
« Du roi des juifs, tombé pour la troisième fois !
« La côte est rude ; un coup d'épaule ! Il faut
[qu'il meure
« Et soit mis au sépulcre avant la sixième heure I »
Un grincement de dents retentit, bref et dur,
Dans l'angle que faisait la porte avec le mur.
Simon, sans s'émouvoir de ce bruit, dit :
— « Silence,
Gog ! »
Le soldat reprit, appuyé sur sa lance :
« — Est-ce que tu n'es pas un portefaix ? »
— « Je suis
« Gela précisément ! dit l'homme : et je te suis . »
1879.
VERS 3o7
AVE. MATER VICTA
Et ils placèrent des gardes autour
du Tombeau.
(Nouveau Testament.)
COMME le juste, en croix sur le mont solitaire.
Tomba trois fois sur les genoux
Avant de se dresser et de saisir la Terre
Entre ses bras puissants et doux,
Patrie au flanc blessé, tu bénis dans l'aurore
Tes fils tombés sans voir ton jour ;
De leur dernier baiser ton vieux sol, rouge encore.
Fume de lumière et d'amour !...
Gloire à toi, grand Pays où l'Avenir se fonde !
Tes destins sont plus hauts que ton adversité :
Tu tiens l'ardent flambeau dont s'éclaire le monde,
Celui qui meurt pour toi meurt pour l'Humanité !
Toi qui donnas ton sang, ton or et tes merveilles
Sans récompense et sans repos, [meilles !...
Ils t'ont mise au sépulcre, ô France, et tu som-
Nul n'a vengé tes saints drapeaux !
3o8 FRAGMENTS INÉDITS
Mais on épie en vain les sursauts de ta pierre,
Tu la rompras de ton essor !...
Quand l'ombre veut tenir au tombeau la Lumière,
Pâques sonne ses cloches d'or !
N ous reforgeons sans trêve, au mépris des alarmes,
Ton vieux glaive aux bons lendemains.
Vois tes enfants nouveaux, froids sous leurs jeunes
Impatients des clairs chemins !... [armes,
Le soc, depuis longtemps, chasse l'airain des
[bombes.
Les champs sont prêts pour le soleil :
Si d'âpres voix, au loin, disent que tu succombes,
CouvronS'les d'un cri de réveil.
Ressuscite !... La foi t'anime, auguste France 1
Debout ! Ton astre est imm.ortel !.,.
Mais déjà lu renais ! C'est l'aube d'espérance !...
Plus de fleurs de deuil sur l'Autel !
Le souci du devoir bannit dans les ténèbres
Les noirs souvenirs de la nuit.
Adieu, tambours voilés ! Adieu, lauriers funèbres.
Le clairon sonne, le jour luit I
Gloire a toi ! grand Pays ou l'Avenir se fonde !
Tes destins sont plus hauts que ton adversité :
Tu tiens l'ardent flambeau dont s'éelaire le monde.
Celui qui meurt pour toi, meurt pour l'Humanité !
1877.
VERS 309
u
TARENTELLE
NE flûte dit : C'est l'été !
Viens, la joie émeut nos poitrines ;
Mets ton poing blanc sur le côté
Comme font les Transtévérines
Epis et bleuets à demain !
Donne ta main.
Tout souci n'est que bagatelle !
Moissonneurs, dansons en chemin
La Tarentelle
Sur les gerbes penchée encor ?
— Fleur des sillons, faneuse brune.
Les champs fument dans le ciel d'or.
Jette ta faucille importune î
Sur ton coude, d'un coup charmant
Que le tambourin roule et sonne 1
Laisse tes nattes follement
Jouer autour de ta personne...
3lO FRAGMENTS INÉDITS
JE M'ENVOLERAI
E m'envolerai dans les profondeurs !
Je fuirai la vie et ses lois moroses !
Et je cueillerai d'immortelles roses
Loin de vos hideurs.
Je m'élancerai vers vous, ô silences !
L'oubli loin d'ici m'attend, vaste mer,
— Pour mon cœur percé de vieux coups de
Plus rien n'est amer. [lances,
Je m'envolerai, moi l'oiseau sauvage,
Vers tant de pays ignorés de tous,
Car l'indifférence est le seul hommage
Dont je suis jaloux.
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
Nouveaux Contes Cruels. — Sur les huit
contes de la première édition (1888, Librairie
illustrée), sept parurent cette même année 1888 :
là Torture par l'espérance, les Amies dé
pension, TEnjeu, Sœur Natalia, l'Incom-
prise, dans le Gil Blas ; l'Amour du naturel,
dans le Figaro; le Chant du Coq, dans la
Revue Libre.
Villiers de l'Isle-Adarn, redoutant que son édi-
teur n'accompagnât le volurne d'illustrations, dans
le dessein de justifier sa firme, spécifia qu'il refu-
serait toute gravure. Deux ans auparavant, il avait,
en effet, éprouvé lirt violent mécontentement, lors
de la mise en Vente d'Un autre recueil de contes,
rA7ndUr suprême, lequel avait été « orné n de
têtes de chapitre vulgaires. On ne lira pas sans
intérêt là curieuse protestation rédigée, à ce pro'-
pos, par Villiers. Elle touche à plusieurs sujets. La
voici :
M. £+**, éditeur, place des Vosges, doit faire
paraître aujourd'hui lundi, un de mes livres, inti-
tulé l'Amour suprême.
3 14 NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
Je m'oppose à la mise en venté de ce livre, et j'en
réclame la saisie che^ M. £*** pour les motifs
suivants i
1° Ce volume (ainsi que je suis en mesure de le
prouver au tribunal) contient trois nouvelles de plus
que celles consenties par moi. Je ne sais en vertu de
quel droit M. J5*** s'en est accordé la propriété
{C'est un jeune homme, et qui vient d'acheter la
maison d'édition oîi il s'est installé).
2° Diverses illustrations ont été faites en ce livre,
sans m'avoir été soumises et même contre mon gré.
Presque toutes sont de nature à nuire pour plu-
sieurs raisons sérieuses [celle, par exemple, d'es-
compter tout l'intérêt que peut offrir V « inconnu »
d'une nouvelle, en le présentant immédiate-
ment, en un dessin, sous les yeux du lecteur,
— lequel dès lors, perdant toute curiosité possi-
ble, ne s intéresse plus) ; — etc., etc., — plu-
sieurs mêmes travestissent les nouvelles qu'ils
semblent commenter, et d'une façon ridicule.
3o Aucun bon à tirer d'aucune nouvelle n'a
été donné par moi. Aucune deuxième épreuve ne
m'a été soumise, — et l'on a tiré, imprimé, illus-
tré, etc., sans me communiquer même une
seule épreuve des trois Nouvelles, que l'on
s'est appropriées sans droit.
40 Les fautes d'impression, depuis la première
ligne du livre jusqu'à la dernière, sont telles que
cela finit par nuire même à la considération litté-
raire d'un auteur. C'est simplement une dérision.
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE 3l5
5o En ne me communiquant pas d'épreuves de
plusieurs Nouvelles, en lésant ainsi mon droit et
mon devoir d'auteur, M. £*** m'a également privé
de mon droit de dédicace de ces nouvelles, de telle
sorte que, les ayant promises, il se trouve qu'il me
fait manquer à ma parole, en me pillant et en
m'imprimant sans mon consentement.
6» M. B***, par des lettres successives que fai
collectionnées, ne vi'a jamais donné plus de 24 heu-
res pour corriger les premières épreuves des quatre
nouvelles sur treize qu'il m'a envoyées ; il me
menaçait dans ses lettres de donner le bon à tirer
pour une heure de retard, alors que j'ai droit de
donner ce bon à tirer et que l'imprimeur qui lui a
obéi {savoir M. M***') est, lui-même, responsable
d'avoir agi, comme l'éditeur, au mépris des lois de
la presse les plus élémentaires. — J'intente donc
une action contre l'un et l'autre, et, pour me couvrir,
tout d'abord, du dol qui m'est causé par la tiiise en
vente de ce livre, je le saisis simplement. — Comte
de Villiers de l'Isle-Adam.
Nouveaux Contes Cruels et Propos d'An
Delà. — Cinq derniers contes et des pages iné-
dites, réunis sous le titre de Propos d'Au Delà que
Villiers réservait, dès 1887, parmi ses œuvres à
paraître, complétèrent cette réédition (Caïman
Lévy, 1893). Le Gil Blas avait donné l'Elu des
rêves, en 1888 ; l'Universal Review, l'Amour
sublime, le 18 avril 1889 ; le Figaro, le Meilleur
3l6 NOTE BIBLlOGRAPHÏQtTË
Amour, dans son supplément littéraire du
10 août 1889, quelques jours avant la mort de
Villiers de l'Isle-Adam. Il faut relire dans les Pro-
7nenades Littéraires, Iqs lignes émouvantes tracées
par Remy de Gourmont, sur les instants qui pré-
cédèrent l'heure suprême. A Saint-Jean-de-Dieu,
Villiers ënumère des projets, s'inquiète de chan-
gements apportés par le secrétariat du « Supplé-
ment littéraire », à son manuscrit du « Meilleur
Amour » ; et il parlait « bas, las, déjà étreint
par la mort... . »
Les autres Gontesétaient posthumes. Les feuilles
finales appartenaient à un roman, auquel M'^^ J.
Gautier et Villiers projetèrent de collaborer, sous
forme de correspondance ; mais il n'y eut jamais
que cette première lettre.
C'est Remy de Gourmont qui reconstitua les
Filles de Milton. 11 fit suivre le conte kiédit de
la note suivante {Echo de Paris, I7 février 1891) :
Manuscrit inédit de Villiers de VIsle'Adam. Cinq
feuillets in-fo, dont les deux derniers écrits sur les
deux faces. C'est un brouillon tout de premier jet,
qui né porte aucune trace de corrections postérieures.
11 doit dater du printemps 1 888. Du moins, à cette
époque, Villiers Se préoccupait de plus amples ren-
seignements sur Milton et sur sa famille. La copie
est rigoureusement textuelle ; des lignes de points
séparent différents fragments qui n'ont pas entre
eux de lien bien logique. — R. de Gourmont.
Fragmenta. — Isabeau de Bavière. Ecrites à la
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE 3l7
même date que Hypermnestra et Lady Hamilton
{Chej les Passants ; collection « les Proses »,
Georges Crûs, 19 14), et pour cette même série des
« Grandes Amoureuses » de l'éditeur A. Lacroix,
Villiers a extrait de ces pages le « Conte cruel »,
la Reine Ysabeju. Elles attestent ses recherches
en vue du Mémoire destiné à disculper Jean de
Villiers, au cours du procès intenté, en 1876, aux
auteurs de « Perrinet Leclerc », et la préparation
du livre : Documents sur les règnes de Charles VI
et Charles VII, annoncé pendant de nombreuses
années.
Les notes sur Philomela et Paul Forestier furent
insérées dans \q. Revue nouvelle (lo» décembre i863)
et dans la Revue des Lettres et des Arts (2 février
1868), dont Villiers de l'Isle-Adam était rédacteur
en chef. La représentation de la pièce d'Emile
Augier avait eu lieu sur la scène du Théâtre
français^ le 25 janvier 1868. Gog est le fragment
d'un poème, non retrouvé, porté au verso du faux-
litre de l'édition originale du Nouveau Monde ; de
cette époque, également, ^ve, /na/er, imprimé avec
le sous-titre : « Hymne français », par un petit
journal d'alors, le Parnasse (i«'" juillet 1877) ; le
manuscrit de Tarentelle recelé l'indication : « A
coUationner ».
On pourrait, en complément à cette bibliogra-
graphie fragmentaire, ajouter un article de Villiers
sur le générai Margueritte. La Mort d'un héros
{Figaro, 12 avril 1884) retrace la carrière du
3l8 NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
général :
A Fresnes-en-Wœvre, chef -lieu du canton où est
né le général Margueritte, la statue du glorieux
soldat, le plus jeune général de l'armée française,
tombé à Sedan, sera inaugurée en juillet prochain.
Sur la demande du convnandant Rogier, la sous-
cription, autorisée par VEtat qui a fourni le métal
de ce monument, et subventionnée par la foule, a
été couverte avec un pieux enthousiasme. Arabes et
Français se sont souvenus, ensemble cette fois, du bon
organisateur, du chef loyal et intrépide. Le bronze
a été commandé au sculpteur Lefeuvre. Il représente
le général Margueritte au moment de la blessure,
tendant l'épée ve/'s l'ennemi, et soutenu par un chas-
seur d'Afrique dont le bras lui entoure la taille,
dont le genou'lui maintient la jambe.
Le groupe est d'une mâle et grave beauté. Le
piédestal, haut de six mètres, taillé dans le marbre
des Vosges, retracera dans ses bas-reliefs des épi-
sodes de la vie militaire, terminée à quarante-neuf
ans, de ce défenseur du sol français.
A grands traits, Villiers marque les états de
service du général Margueritte, puis vient le récit
de sa mort, d'après un manuscrit (publié depuis,
en brochure), de son fils, M. Paul Margueritte,
« qui a su consacrer à la mémoire de son père
des pages d'un style à la fois simple, précis et
touchant ». Et Villiers termine :
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE BlQ
Le lendem.lin, les plus grands honneurs furent
rendus à sa dépouille mortelle par le duc d'Ossona, le
général Thieb.iud et les officiers de l'armée belge
présents à Beauraing.
Margueritte avait adopté, pour sa vie, une devise
austère, digne de sa belle âme et qui impressiojine
comme un appel de l'exil : Duc in altum ! Vers la
haute mer.
Plus tard, par les soins de la veuve et des enfants
qui eurent souci de son dernier sommeil, son cercueil
fut transporté en Algérie, terre de sa bonne œuvre
et de sa première blessure.
Maintenant, il dort là, sur le versant d'une colline
brûlée, le jour par le soleil — et dont le silence
n'est troublé, la nuit, que par le rugissement loin-
tain des lions.
TABLE
NOUVEAUX CONTES CRUELS
LES AMIES DE PENSION 7
LA TORTURE PAR l'eSPÉRANCE 22
SYLVABEL 36
l'enjeu 5o
L'rNCOMPRISK 64
sœur natalia 77
l'amour du naturel 85
le chant du coq i08
PROPOS D'AU DELA
l'élu des RÊVES 125
MAITRE PIED iZ'J
l'amour sublime i57
LE MEILLEUR AMOUR 186
LES FILLES DE MILTON 202
ENTRE l'ancien ET LE NOUVEAU. .... 219
FRAGMENT DE ROMAN 25o
322 TABLE
FRAGMENTS INEDITS
ISABEAU DE BAVIÈRE 203
TRENTE TÊTES SUR LA PLANCHE 282
A PROPOS d'un livre 288
SUR UNE PIÈCE 3oi
VERS :
Gog 3o3
Ave, mater victa . 3o7
Tarentelle 309
Je 7n' envolerai Sic
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE 3i3
2W3 Ul
Poitiers. - Société fransaise ci'irflprimsrie.
BJBLIOTHECA
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
Celui qui rapporte un volume
après la dernière date timbrée
ci-dessous devra payer une amen-
de de cinq cents, plus deux cents
pour chaque jour de retard.
The Library
University of Ottawo
Date due
For failure to return a book on 1
or before the last date stamped 1
below there will be a fine of five 1
cents, and an extra charge of two 1
cents for each odditionai day. 1
•
CE
a39003 0039368^456
CE PQ 2476
.V4N6 1919
COC VILLIÈRS
ACC# 1228571
DE NOUVEAUX CCN
.