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Full text of "Nouveaux samedis"

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NOUVEAUX 



SAMEDIS 



i-v 



CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS 



OUYRJLOSS 



DE 



A. DE PONTMARTIN 



i4 ia-IS 



Causeries Littéraires, Douvelle édition 

Nouvelles Causeries littéraires, 2« édition, revue et 

augmentée d^une préface 

Dernières Causeries littéraires, 2« édition 

Causeries du Samedi, 2« série des Causeries littéraires, 

nouvelle édition 

Nouvelles Causeries du Samedi, 2« édition 

Dernières Causeries du Samedi, 2« édition 

Les Semaines littéraires, nouvelle édition 

Nouvelles Semaines littéraires, 2« édition 

Dernières Semaines littéraires, 2« édition 

Nouveaux Samedis 

Le Fond de la Coupe 

Les Jeudis de madame Charbonneau, nouvelle édition . 

Entre Chien et Loup, 2" édition J 

Contes d'un Planteur de choux, nouvelle édition. . . . 

Mémoires d'un Notaire, nouvelle édition 

Contes et Nouvelles, nouvelle édition 

La Fin du Procès, nouvelle édition , 

Or et Clinquant, nouvelle édition 

Pourquoi je reste a la campagne, nouvelle édition. . . 

Les Corbeaux du Gévaudan, 2« édition 

Le Filleul de Beaumarchais, 2« édition 

La Mandarine 

Le Radeau de la Méduse, 2« édition 



1 vol. 



CHÀTILLOM-SUR-SIINE* — IMPRIUBHIB S. COftKILLAC 



NOUVEAUX 



SAMEDIS 



^ A., DEj PONTMARTIN ^^ 



HUITIÈME SÉRIE 




PARIS 

MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS 

RUE AUBER, 3, PI.ACE DE L' OPÊRV 



LIBRAIRIE NOUVELLE 

BOULITÀRO DS8 ITALIBIf8| 15, AU COIN DB LA RUB OB GRAlCllOlfT 

1873 
Droits do reproduction et de traduction réservés 



« s 



NOUVEAUX 



SAMEDIS 



LA CRITIQUE EN 1871 



l«r juin 1871. 

Nos désastres vont-ils changer les conditions de'la cri- 
tique? S'il nous était permis de raisonner d'après nos 
souvenirs de 1848, nous répondrions hardiment par 
l'affirmative. Mais, si triste que soit l'aveu, il faut bien 
feconnaître que nous cherchons vainement dans les mas- 
ses et môme dans Télile celle réaclion consolante qui 
n'avait rien de commun avec les questions de dynasties 
ou de personnes, et dont njus fûmes tous témoins, le 
jour où les d.;rniors feux de ia gu«rre civile s'éleignlrent 



410919 



2 NOUVEAUX SAMEDIS 

dans le sang de l'archevêque de Paris. Qaelle différence 
pourtant entre nos angoisses d'alors et nos épouvantes 
d'aujourd'hui? Le triomphe des insurgés de juin eût sans 
doute amené des scènes de pillage et d'horreur. La mort 
do M. Affre, celle du général Bréa, étaient des crimes; 
mais ces crimes, explicables par les ardeurs de la lutte ou 
les hasards de la fusillade, n'offraient pas ce caractère de 
préméditation odieuse, cet incroyable mélange de corrup- 
tion subtile et de barbarie bestiale, cette destructive 
alliance de tous les raffinements de l'industrie et de la 
science avec toutes les brutalités de la sauvagerie et de la 
rage, qui ont fait du règne de la Commune, de sa résis- 
tance et d3 sa chute, un chant de VEnfer du Dante, deviné 
par Érostrate, traduit par Lacenaire et exploité par Man- 
drin. Il y a là — retrouverions-nous enfin l'aipaisement 
et le calme — un éternel sujet de méditation et de ter- 
reur; de quoi faire trembler les plus intrépides et réflé- 
chir les plus frivoles. 

D'où vient donc que des malheurs et des attentats cent 
fois plus horribles n'ont pas produit dans les consciences 
et dans les âmes une secousse aussi forte ou du moins 
aussi salutaire ? Nous croyons pouvoir attribuer cette bi- 
zarrerie à deux causQ3, l'une générale, l'autre particulière. 

La première, — la plus évidente, hélas! et la plus 
graye, — on l'a déjà devinée. C*est le ravage qu'ont exer- 
cé parmi nous vingt ans de césarisme, en sauvant les 
apparences aux dépens des réalités. Tout a concouru à 



LA CRITIQUE EiN 1871 ^ 3 

rœuvre dissolvante : les progrès da mal aa dedans, les 
semblants de stabilité au dehors. Tous les organes se 
viciaient, pendant que la figure ou le masque gardait un 
air de force et de santé. On se chargeait officieliement de 
gouverner, de penser, d'écrire et de parler pour nous, 
et Ton affaiblissait ainsi les ressorts de l'activité humaine. 
On otfrait au peuple les séductions et les mirages de l'u- 
topie socialiste en échange d'une obéissance passive aux 
préfets et des basses complaisances du suffrage universel. 
Rien n'était négligé pour allumer ses convoitises; rien 
n'était essayé pour relever son idéal, ennoblir sa misère, 
éclairer son ignorance, satisfaire ses besoins, adoucir ses 
instincts, réveiller sa foi, moraliser sa vie, lui inspirer le 
goût de la liberté véritable et rétablir l'équilibre entre 
son éducation et ses droits. On lui laissait rêver le su- 
perflu en lui refusaht le nécessaire. Fiailé et asservi, 
corrompu et muselé tout ensemble, on l'accoutumait de 
plus en plus à croire qu'il n'était séparé des jouissances 
de la richesse et du luxe que par les sergents de ville et 
les gendarmes. 

Il en est résulté ceci : les gendarmes et les sergents de 
ville lui paraissant, à lui, les seuls obstacles possibles, 
nous paraissant à nous les seules garanties indispensa- 
i)les, le jour où ces barrières visibles sont tombées, il 
n'a plus existé ni un frein pour l'attaque, ni un point 
d'appui pour la défense. L'agresseur a eu toutes les fé- 
locitos de la brute, le conservateur toutes les défaillances 



4 iNOUVEAUX SAMEDIS 

du malade. Nous avons assisté à l'incroyable spectacle 
d'une ville réputée la reine de la civilisation moderne, 
justement fière de sa splendeur, de son esprit, de ses 
trésors, de sa science, de ses monuments, de son histoire, 
de son courage, désarmée tout à coup devant quelques 
milliers de bandits, d'étrangers, de scélérats etd'énergu- 
mènes, et n'échappant aux Prussiens que pour tomber 
sous la griffe sanglante de ces êtres sans patrie, sans 
sexe çt sans nom, qu'on appellerait tout simplement des 
monstres, si le nom qu'on inflige aux tigres, aux Caligula 
et aux Robespierre, ne semblait trop doux pour être 
accordé aux incendiaires des Tuileries et aux assassins 
de la Roquette. 

Eh bien, môme au sortir de cette lutte effroyable, le mal 
subsiste encore ; il subsiste, non-seulement chez les pires, 
qui ne sont pas corrigés et méditent de nouvelles re- 
présailles, mais encore chez les bons, pris également au 
dépourvu par le combat, la défaite et la victoire, et tour 
à tour incapables de trouver en eux-mêmes l'énergie de 
résister et la«fon:e de réagir. Cette force, ils la conser- 
vaient intacte, en 1848, après un régime de grand air et 
de soleil; ils l'ont perdue, en 1871 , après une péiiode né- 
faste qui remplaçait Tautorilé morale par la compression 
matérielle, l'assentiment par le silence, 'le concours rai- 
sonné des honnêtes gens par les trompeuses apostilles 
du plébiscite. 

La seconde cause djs irisles dilTcrences que nous si- 



LA CUITIQUE EN 1.S71 5 

gnalons, — plus conjecturale celle-là et plus singulière, 
— c'est l'incorrigible vanité des Parisiens, humiliés et 
irrités cette fois d'avoir été délivrés et sauvés par d'autres 
que par eux. Certes, rinlervenlion était urgente, le péril 
imminent, la catastrophe immense. Chaque heure multi- 
pliait les incendies, les ruines et les victimes. Encore un 
jour, et le reste de nos édifices n'était plus que décom- 
bres; le reste de nos décombres n'était plus que cendres; 
lé reste de nos geôliers n'était plus que bourreaux. Le 
banquier de la Chaussée-d'Aniin. le marchand de la rue 
de la Paix, le boutiquier du faubourg Suint-Denis, dési- 
raient ardemment une délivrance. N'importe! Le sauve- 
tage n'a pas été opéré comme en juin 1848, par la garde 
nationale de Paris; l'armée des libérateurs a offert une 
physionomie aussi peu parisienne que possible; c'est 
l'enfant de mon village et du vôtre qui a joué un mo- 
ment le rôle de la Providence auprès de ces fiers sou- 
scripteurs à la statue de Voltaire. En faut-il davantage 
pour expliquer ce sentiment bizarre, mélange de con- 
tentement, d'irritation et de honte? On n'est pas fâché 
de n'avoir plus, à son réveil, à compter avec le citoyen 
Raoul Rigault]^ou le citoyen Delescluze. Mais on aurait 
voulu qu'ils s'en allassent tout seuls, ou qu'ils fussent 
supprimés par quelques-uns de ces bons génies qu'on 
applaudissait dans les féeries. Or, l'humiliation n'est 
bonne que pour les âmes profondément chrétiennes. Les 
autres — et c'est malheureusement le plus grand nom- 



If NOUVEAUX SAMEDIS 

bre — ne sont qae trop disposées à juger irréparable le 
mal qu'elles n'ont pas su réparer, à se décourager d*autant 
plus qu'elles ont fait devant le péril une plus piètre figure 
et qu'elles sont plus mécontentes d'elles-mêmes. Dès lors, 
comme Paris, malgré nos griefs et ses crimes, conserve 
encore sur nous je ne sais quelle prestigieuse influence, 
doit-on s'étonner si, même dans nos. villes de province, 
nous rencontrons de braves gens qui nous disent que tout 
est fini, que le mal est fait, que le bien est impossible, et 
qu'ils vont retourner à leurs plaisirs ou à leurs affaires? 
Est-ce à dire que les pessimistes aient raison, que tout 
soit réellement perdu, et quon ne puisse sans folie es- 
pérer ce réveil de la conscience publique qui nous assu- 
rerait, en attendant mieux, une idéale revanche? Non, 
mille fois non. C'est le moment ou jamais de serrer nos 
rangs décimés par la mort et de mesurer d'un œil calme 
cette tâche gigantesque, mais non pas impossible, qui 
consiste à relever, dans le monde moral, plus de ruines 
que n'en ont fait, dans l'ordre matériel, les canons alle- 
mands et le pétrole communiste. Nul ne doit refuser sa 
part de ce travail, à cette heure décisive et suprême où 
il s'agit de savoir s'il y aura encore une France. Chacun 
de nous, dans la mesure de ses forces, doit répéter le 
vers célèbre du poète aujourd'hui tombé dans le sang 
qu'il a fait répandre et dans la boue qu'il a flattée : 

Et, s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là! 



LA CRITIQUE EN 1871 



II 



Si démesurés que soient nos malheurs, si enclin que 
soit l'homme, dans Tëgoïsme ou l'orgueil de sa douleur, 
à déclarer sans précédent et sans comparaison possible 
les calamités qui le frappent, c est pourtant au [j^ssé qu'il 
faut recourir quand on cherche à s'orienter au milieu des 
ombres ou au bord des précipices. 

La crise que nous venons de subir et qui n'est pas 
finie offre ce caractère particulier qu'elle a reproduit en 
raccourci et dans l'espace de neuf ou dix mois les crimes de 
la Terreur, les fautes et les misères de la campagne de 
Russie, les humiliations et les souffrances de l'invasion, 
et le sinistre lendemain de Waterloo. Nous avons été, à 
quelques semaines de distance, vaincus comme à Leipzig, 
gelés et affamés comme au sortir de Moscou, envahis 
comme en 1814, écrasés comme en 1815, témoins ou vic- 
times des fureurs démagogiques, comme en 1793. Eh 
bien, remontons, non pas à nos propres souvenirs, mais 
à ceux des vieillards qui nous racontaient dans notre 
jeunesse l'histoire de ces années terribles. La réaction 
contre les doctrines philosophiques et révolutionnaires 
n'eut pas lieu immédiatement après le 9 thermidor; le 



8 NOUVEAUX SAMEDIS 

réveil da spiritualisme dans la philosophie» dans la litlé- 
rature et dans Tart ne suivit pas de très-près la chute de 
Napoléon Bonaparte. Il y eut une phase d'hésitation, de 
malaise, de tiraillement entre les partis, de désordre in- 
térieur, envenimé de représailles. Qui serait tenté défaire 
dater de fructidor ou du Directoire un essai de réparation 
sociale, intellectuelle et morale? Quel spectacle fut moins 
favorable aux pacifiques revanches de l'Imagination et 
de l'âme que cet ensemble de récriminations et de haines 
qui rendit si pénibles les débuts de la Restauration? Com- 
ment attribuer une renaissance spiritualiste, littéraire ou 
poétique à l'époque où florissaient encore Delille, Ar- 
nault, Jouy, Etienne, où la perruque de Talma et les al- 
lusions aux gloires de la grande armée avaient plus de 
succès qu' À thalie et Polyeuetef 

Après Robespierre comme après Bonaparte, il fallut 
un certain temps à la conscience humaine et à l'esprit 
français pour se remettre de leurs secousses, voir clair 
dans les situations, se demander quelles avaient été les 
origines de tant d'excès et de catastrophes, et quels se- 
raient les moyens d'en prévenir le retour ou d'en effacer 
les traces. Ne soyons donc ni trop impatients ni trop 
désespérés. Nous pouvons bien donner aux Parisiens une 
saison pour se promener dans les champs oiifut Troie, 
et ^our dire, en copiant le prince de Soubise, que Paris 
seul pouvait s'accorder le luxe d'aussi belles ruines, 
quand nos grands-pères ont laissé huit ans s'écouler 



LA CRlTIQUh: EN ^87i 9 

entre le triomphe de la déesse Raison et le Génie du 
Christianisme; quand nos pères ont attendu six ans 
enlre la victoire de Bliicher et les Méditations de Lamar- 
tine. 

Onf. le voit, toutes les appréhensions sont permises; mais 
aucune espérance n'est interdite. Ici se présente une ques- 
tion plus sérieuse, sinon plus insoluble. 

Au commencement de ce siècle, — à ce moment que 
l'on est convenu d'appeler l'aurore du Consulat, — les 
excès de la Révolution, les souvenirs de l'échafaud, les 
douleurs de l'exil, les misères de l'émigration, les persé- 
cutions exercées contre l'Église, étaient déjà compensées 
par une riche moisson de gloire. Le deuil des familles 
s'oubliait dans l'enthousiasme d'une ère nouvelle. La 
religion, plus belle de ses blessures que de ses anciennes 
splendeurs, retrouvait ses sanctuaires ; on avait la vic- 
toire à pleines mains; on allait avoir, faute de mieux, 
l'ordre, l'organisation, le gouvernement, l'autorité. La 
liberté seule manquait à Tappel ; mais nul ne songeait à 
regretter cette idole plus implacable que les dieux de mar- 
bre ou d'argile auxquels on offrait des sacrifices tiumains. 
Ses victimes la poursuivaient de leurs anathèmes ; ses 
courtisans la déshonoraient de leurs trahisons. Également 
étonnés de vivre, proscrits et bourreaux confondaient avec 
le plaisir de n'ôtre pas morts la joie de n'être plus libres. 
Les uns acceptaient le joug, les autres encensaient le 

maître. 

1. 



iO NOUVEAUX SAMEDIS 

C'est alors, au miliea de ces images de réparation et de 
salât, qu'un groupe d'écrivains entreprit de brûler tout ce 
qu'avaient adoré les précurseurs de 89, de dénnolir la 
science encyclopédiste, la littérature voltairienne, la poli- 
tique révolutionnaire et la philosophie sensualiste. Le 
moment leur parut bien choisi pour renouer la chaîne des 
idées, des croyances et des traditions à l'anneau qui s'était 
brisé, un siècle auparavant, devant le lit de mort de 
Louis XIV. L'entreprise était téméraire ; les écrivains 
dont je parle avaient de Tesprit, mais point de génie, 
des convictions peu profondes, et une esthétique à faire 
sourire le plus mince savant d'outre-Rhin. Cependant, 
ils réussirent; grâce à eux, le Journal des Débats fit au- 
torité et tint le sceptre de la critique. Ils accoutumèrent les 
survivants d'une génération qui avait vu l'apothéose de 
Voltaire et applaudi le Mariage de Figaro, à délaisser 
peu à peu Alzire pour Cinnaj Figaro pour Alcesle, les 
Incas pour Télémaque, Thomas pour Bossuet. Ils prépa- 
rèrent, à leur insu, l'avènement d'uno littérature qui les 
aurait effrayés s'ils avaient pu la prévoir, et qui nous avait 
semblé, en des temps meilleurs, promettre à la France 
régénérée le contraire du matérialisme. 

Pourquoi réussirent -ils? Parce que la Révolution leur 
servit de pièce justificative, parce que les maux qu'elle 
avait faits s'élevaient comme d'inflexibles témoignages 
contre les causes qui l'avaient produite. Il n'existait pas 
une page da Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de d'A- 



LA CRITIQUE EN 1871 11 

lembert, qui n'eût sa part de responsabilité dans cette 
œuvre meurtrière, commencée par les utopistes et con- 
sommée par les assassins. Cette tentative de contre-révo- 
lution philosophique et littéraire s'adressait à des lecteurs 
qui ne pouvaient faire un pas sans se heurter à un sou- 
venir tragique, à un amas de ruines, et sans attribuer ces 
ruines et ces tragédies aux déclamations et aux sar- 
casmes dont s'étaient émus ou amusés leurs pères. 
On avait pleuré, on avait souffert, on avait trem- 
blé pour les siens : on s'était assis, au retour de 
l'exil , sur le seuil d'une maison déserte ou occupée 
par un nouveau maître. Il n'en fallait pas davan- 
tage pour ranimer les croyances éteintes , discréditer 
les doctrines dangereuses, donner un public et un audi- 
toire à quiconque plaidait pour la foi qui console 
contre l'athéisme qui tue. 

Les analogies ne manquent donc pas entre l'époque 
présente et les premières années de ce siècle étrange qui, 
destiné à proclamer ou à subir toutes les révoltes de l'es- 
prit, de la conscience et de l'âme, s'inaugurait par un re- 
tour aux principes d'autorité. En proie aux mêmes dou- 
leurs — sans indemnité cette fois — pouvons-nous es- 
pérer les mêmes conséquences? Nous voici en face d'une 
difficulté singulière. Depuis que nous essayons de mora- 
liser nos adversités, d'en expliquer le point de départ et 
de catéchiser tant bien que mal ceux qui se plaignent 
d'être frappés dans leurs affections, leur patriotisme, leur 



42 NOUVEAUX SAMEDIS 

repos ou leur fortune, il nous arrive de rencontrer des 
esprits récalcitrants qui nous répondent : « C'est ppssi* 
ble ; mais si, pour retirer la France du gouffre, sauver les 
débris de notre naufrage et reconquérir, à une échéance 
plus ou moins éloignée, tout ce que nous avons perda, 
il faut nous envelopper d'un cilice ou d'un sac de cen- 
dres, entrer dans une phase de mortification et de péni- 
tence, jeter au feu les livres qui nous ont charmés, con- 
damner à mort nos goûts de dilettante et d'artiste, re- 
noncer à tous les traits caractéristiques dont se compose 
la physionomie de la France et de Paris, accepter de vos 
mains un immense éteignoir et faire de cet éteignoir les 
armes parlantes d'un pays où tout était mouvement, lu- 
mière, fantaisie, gaieté, malice, grenier à sel..., eh bien, 
non, nous n'en voulons pas ! Mieux valent les ruines du 
Parthénon que la façade blanche et froide d'un temple 
méthodiste ; mieux vaut Athènes déchue que Tédiopolis 
régénérée. Nous aimons mieux périr commeSardanapale, 
la coupe en main, la couronne au front, dans l'ivresse 
d'un dernier festin, que de vivre en quakers ou en trap- 
pistes. » 

La réponse h cette objection est facile, et je vais encore 
l'emprunter à l'époque qui m'a suggéré des similitudes et 
des parallèles. Toutes les passions humaines, tous les 
penchants, tous les vices, depuis l'orgueil le plus rebelle 
jusqu'au libertinage le plus rafiSné, avaient trouvé leur 
pâture dans les œuvres que s'efforçaient de démolir les 



Lk CRITIQUE EN 1871 13 

réactionnaires de 1804. Ils obtenaient ce sacrificep du mo. 
ment que Torgueil était dompté par le malheur, le li- 
bertinage châtié par les privations et les souffrances. Mais 
supposez qu'un prophète eût annoncé aux jeunes gens, 
aux jeunes femmes, à tous ceux qui avaient savouré les 
erotiques mignardises du paganisme-Pompadour ou de la 
galanterie du Directoire, qu'à Taide de ce sacrifice passager 
ils arriveraient à une littérature nouvelle qui leur don- 
nerait le Lac et les Préludes au lieu des bouquets à Chlo- 

• 

ris; les Odes, les Ballades et les Feuilles d'automne au 
lieu de la cantate de Circé; Éloa et Dolorida au lieu du 
Jugement de Midas; Notre-Dame de Paris au lieu des 
BijoUfX indiscrets; Stello au lieu de Faublas; les Lettres 
dun vof/agev/r au lieu des Lettres à Emilie, etc. , etc. ; 
les plus frivoles, les plus passionnés, les moins austères^ 
auraient compris qu'ils jouaient à qui perd gagne, et que 
jamais réforme nécessaire n'avait reçu de plus belles in- 
demnités. Maintenant, si vous dites que la réforme cette 
fois sera plus pénible, que les contes de Voltaire ne valent 
pas les romans de M. Feydeau , que les fantaisies de Di- 
derot sont inférieures à celles de Baudelaire , que Beau- 
marchais a moins d'esprit que M. Edmond About, que 
Salammbô est préférable à la Nouvelle HéUnse ou le 
Fils de Giboyer supérieur au Barbier de Séville, je vous 
répondrai : « En êtes- vous bien sûr? » 



U NOUVEAUX SAMEDIS 



III 



J'avais besoin de ces préliminaires avant d^arriver au 
cœur de mon sujet et de poser nettement la question. 
S'il vous est prouvé que, parmi les hideux spectacles 
qui vous consternent, parmi les affreux malheurs qui 
vous écrasent, il n'en est pas un qui ne se découvre en 
germe dans les ouvrages que vous avez dévorés, dans les 
pièces que vous avez applaudies, dans les succès que vous 
avez dorés sur tranche, dans les journaux dont vous 
avez centuplé le tirage, dans la critique enfin dont les 
dissolvants vous plaisaient et à laquelle vous donniez 
raison contre nous ; si le moindre examen vous suffit 
pour reconnaître que ceux que vous appeliez indiffé- 
remment prophètes de malheur, rabâcheurs d'absolu- . 
tisme ou d'ancien régime, détracteurs de nos gloires 
nationales, étaient dans le vrai quand ils vous suppliaient 
de prendre garde, de ne pas introduire l'ennemi dans là 
place par la porte des salons, l'antichambre des palais, 
le couloir des théâtres ou la vitrine des libraires; s'il 
vous est démontré que les vrais destructeurs de nos ar- 
mées n'ont pas été les Prussiens, que les héros ou les 
comparses de la Commune n'ont pas eu l'initiative de 



LA CRITIQUE EN 1871 15 

leurs crimes; qae destructeurs, héros et comparses 
n'étaient que les exécuteurs testamentaires , les instru- 
ments visibles, les commentaires vivants de ces fictions 
romanesques ou dramatiques où se pressaient le galérien 
héroïque , le voleur incompris , la courtisane sublime, 
le général idiot, le gentilhomme assassin ou faussaire, 
le prêtre hypocrite et oppresseur, la reine impudique, 
le roi méchant ou grotesque, le magistrat odieux, le 
gendarme ridicule, le vice au pinacle, la vertu en haillons, 
le génie en guenilles, la triomphante alliance de Tindivi- 
dualisme avec Vanti thèse, c*est-à-dire du MOI avec le MAL; 
peut-être alors seciez-vous d'avis que notre unique tort 
était d'avoir raison trop tôt, qu'il y a quelque chose à 
faire ou à refaire, à corriger ou à détruire, et qu'il n'est 
que temps de supprimer les causes dont vous maudissez 
les effets. 

Le cadre est si vaste, qu'il nous serait impossible de le 
remplir; Pénumération est si effrayante, que, même in- 
complète, elle absorberait un volume. Forcé de me res- 
treindre, je choisirai quelques points culminants, quelques 
noms célèbres qui résument les préambules de Sedan 
et de la Commune. Si, parmi ces noms, il en est qui rap- 
pellent certaines bourrasques de ma vie littéraire, ce n'est 
pas ma faute. Loin de moi Tidée de réduire aux propor- 
tions d'une querelle personnelle ou'a l'expression d'une 
vieille rancune ces questions qui intéressent la société tout 
entière, ces souvenirs qui nous montrent tout à la fois le 



i6 NOUVEAUX SAMEDIS 

péril et le salut, ces leçons qai, si nous refusons d'en profi- 
ter, redeviennent des présages ! Rester impersonnel, c'est, 
en pareil cas, le plus impérieux devoir du critique, s'il ne 
veut pas que ses conseils soient suspects ou stériles. C'est, 
d'ailleurs, une bien douloureuse revanche que d'être 
vengé de quelques épigrammes et de quelques injures 
par des calamités inouïes. L'homme qui chercherait là 
une satisfaction d'amour-propre descendrait au-dessous 
de ceux-là mêmes qui demeureraient sourds à ses re- 
montrances. Il serait indigne d'interpréter les événements 
dont il! s'empare, ^t même incapable de les comprendre. 
Si on nous demandait quels sont les deux principaux 
caractères, les deux vices radicaux de la littérature et de 
la société modernes, nous répondrions sans hésiter : l'in- 
dividualisme ET LE THÉÂTRAL, OU, OU d'autrcs tormcs, 
l'orgueil et la vanité sous leur forme démocratique 
et révolutionnaire. Les types aristocratiques, depuis le 
roi jusqu'au grand seigneur, n'ont pas besoin de se f^ire 
les centres de la Création, de résumer en eux toutes les 
forces sociales, puisque nul ne leur dispute la prépon- 
dérance. Ils sont dispensés de poser comme un acteur 
sur la scène, puisque tout le monde sait ce qu'ils sont et 
ce qu'ils valent. Mais, sous le niveau égalitaire, le plus vif 
désir quB l'on éprouve, c'est de tricher l'égalité. Sous le 
régime révolutionnaire qui peut faire de l'aventurier ou 
de l'avocat de la veille le César ou le dictateur du lende- 
main, l'individu est amené à s'exagérer sans cesse sa va- 



L\ CRITIQUE EN \S1\ il 

leur, en altendant Toccasion de la faire accepter par 
d'autres. Pendant cette attente^ souvent fort longue, îl 
prélude à son omnipotence future par des attitudes 
théâtrales qui dégénèrent en seconde nature et ne s'ac- 
cordent que trop bien avec les penchants de ce monde 
parisien où la vie du théâtre s'assimile la vie réelle. 
Maintenant, passez de la réalité contemporaine aux fic- 
tions dont la vogue extraordinaire ne fut pas sans in- 
fluence sur la catastrophe de 184^; que rencontrez-vous? 
Partout rindividualisme, le fiéros de nouvelle fabrique 
se substituant aux lois divines et humaines, se créant de 
sa propre autorité le remplaçant de la Providence, supé- 
rieur à tout pouvoir régplier, s'imposant aux multitudes 
par le prestige du génie, de la force ou de Tor, et prouvant 
par le bien qu'il fait tout le mal qu'il pourrait faire. Que 
ce héros quand mime, au lieu d'être un prince, un ca- 
pitaine ou un millionnaire, soit un bandit, un forçat, un 
histrion, un chiffonnier, un saltimbanque , qu'à cela ne 
tienne! le procédé reste le même. Vous avez le éandit che- 
valeresque, le forçat philanthrope, l'histrion sacré, le 
chiffonnier vertueux, le saltimbanque bienfaiteur de l'hu- 
pianité. L'antithèse, si chère à M. Victor Hugo, si théâtrale 
dans ses œuvres et si fatale à son talent, n'est que l'indivi- 
dualisme élevé à sa plus haute puissance, le désordre 
proclamé et incarné daus un monstre, le phénomène fai- 
sant loi, l'exception préférée à la règle et devenant règle à 
son tour pour bouleverser toutes les notions du juste, du 



18 NOUVEAUX SAMEDIS 

bien et da vrai, pour préparer le terrain aux insurgés, le 
pétrole aux incendiaires et le pavé aux barricades. 

Mais restons un moment encore dans des sphères 
plus hautes. C'est de la grande Révolution que date l'in- 
dividualisme; doublé d'audace chez les uns, de perver- 
sité chez les autres, d'orgueil chez tous, il offrit en quel- 
ques années tous les échantillons du despotisme et du 
maléfice démocratiques. Mirabeau, Danton, Robespierre, 
Sieyès, Vergniaud, Saint-Just, Marat, ne furent pas 
seulement des révolutionnaires, mais des personnages^ 
drapés à Tanticfue, subordonnant la société à leurs rêves 
ou à leur rage, et acharnés à gouverner ou à détruire 
d'après des maximes toutes faites qui eussent exigé, 
avant d'être applicables, un genre humain tout nouveau, 
spécialement fabriqué pour les subir. Rien ne man- 
quait à l'appareil théâtral, pas même la trappe, toujours 
prête à faire disparaître ces marionnettes superbes, élo- 
quentes ou exécrables, qui avaient leur semaine ou leur 
jour,etqui.retombaient dans le gouffre après avoir attiré 
violemment sur elles, pendant leur règne éphémère, toute 
rémotion, toute la stupeur, toute l'espérance, toute la ter- 
reur de leur époque. Disparus, frappés dans leur œuvre, 
voués à l'anathème, punis de leurs excès par leur impuis- 
sance, ces grands coupables ont pourtant laissé des traces 
profondes et fait d'innombrables élèves, endoctrinés 
et surexcités sans cesse par les créations favorites de 
la littérature moderne. 11 est facile de suivre, à travers 



LK CRITIQUE EN 4871 19 

nos épisodes révolu tionnaires^ cette descendance funeste 
qui se rapetisse et s'envenime à mesure que les événe- 
ments réclameraient plus d0 vertu et de grandeur. Sans 
arriver jusqu'aux héros de cour d'assises qui nous 
attendent sur les ruines de Paris, M. Gambetta nous 
paraît le type le mieux réussi de cette religion de l'in- 
dividualisme ou du MOI qui s'efforce de remonter à Mira- 
beau et à Danton en passant par les brasseries du quar- 
tier latin. Jamais Tinfatuation du hoi n'a présenté un 
spectacle plus bouffon et plus sinistre qu'en la personne 
de cet avocat sans causes, qu'un caprice de popularité 
va prendre sur la tombe d'un martyr de Décembre, pour 
répandre à ses pieds tous les trésors de l'urne électo- 
rale. 11 ne sait rien, son bagage est mince, son éloquence 
n'est que sonorité et pantomime; il n*a jamais vu manœu- 
vrer un bataillon, jamais feuilleté un livre de stratégie, 
jamais prêté l'oreille aux récits d'un général ou d'un sol- 
dat. Il ignore les premiers éléments de l'organisation mi- 
litaire; il ne se doute pas qu'une armée, pour ne pas être 
vaincue avant de combattre, a besoin d'être dirigée, disci- 
plinée, instruite, nourrie, vôlue, équipée; que la bataille 
n'est que le dernier acte d'un drame qui commence aux in- 
tendances et aux bureaux de la guerre. Que lui importe? 
Périssent les armées, périsse une nation, plutôt que 
sa confiance en lui-même! Il est Mirabeau, il est Danton, 
il est Dumouriez, il est Carnot,. par cela seul qu'il est 
Gambetta. Grisé de dictature, enivré de son propre génie, 



20 NOUVEAUX SAMEDIS 

ilVadmet pas que ce qui lui semble facile soit imprati- 
cable, que ce qu'il veut ne puisse pas être. Son état- 
major, recruté dans les estaminets, se livre à d'effrontés 
gaspillages... Bagatelle! sa gloire, à lui, couvrira tout. 
L'ennemi a des forces écrasantes, une marche tracée d'a- 
vance, une certitude de succès qui peut se déduire par 
des calculs mathématiques... Erreur! il frappera du 
pied le sol et il en fera surgir des légions assez aguerries 
pour défier toute la tactique, pour foudroyer toute Tar- 
tillerie de l'Allemagne. Il lui faut la victoire, il l'aura : 
elle doit lui obéircomme la France. Si elle se refuse, il Tin- 
vente, et, comme cette invention ne peut durer plus de 
vingt-quatre heures, il accuse, en se rétractant, de trahison 
ou de lâcheté ceux que ses plans insensés .ou ses ordres 
sans appel ont forcés de se replier ou empêchés de 
vaincre. 

Rien n'est prévu, rien n'est réglé, rien n'est ordonné, 
hormis de dérisoires fournitures sur lesquelles le groupe 
des frères et amis prélève le droit du seigneur, pendant 
qu'elles ajoutent aux misères de la campagne, à l'horreur 
des désastres, aux cruautés de la défaite. Des camps sont 
décrétés; ils sont ruineux, absurdes, inutiles, bons à 
servir de trait d'union entre le communisme et l'armée. 
Ils n'existent pas encore, qu'on envoie des troupes pour 
les remplir, et ces troupes affamées, sans pain et sans 
gîte, se dispersent à travers champs, en mendiantes ou 
en maraudeuses. Que voulez- vous! le dictateur, le grand 



LA CHITIQUE 1£N 187U 21 

citoyen, ne peut pas se tromper; les camps sont éclos 
dans sa tête comme les armées; donc, les camps étaient 
nécessaires et doivent figurer dans l'histoire glorieuse 
de la guerre de 1870. Survient Thiver; il est affreux. Les 
jeunes gens arrachés à leur charrue frissonnent sous leur 
vareuse eu lambeaux, grelottent sur la terre durcie ou 
tombent enveloppés dans un linceul de neige. Tant pis! 
c'est l'hiver qui a tort ; thermomètre et Prussiens man- 
quent également à leurs devoirs : Olympio Gambetta 
plane sur ces pitoyables détails de toute la hauteur de 
son patriotisme et de son génie ; imperturbable dans ses 
projets de guerre à outrance, infaillible dans sa pensée 
souveraine, d'autant plus sûr d'atteindre son but que tous 
les moyens lui manquent à la fois. 

Tout à coup, la France, un moment fascinée par ces pro- 
diges d'arrogance et de hâblerie, se ravise; on s'aperçoit 
que ce grand homme est en carton comme. les chaussures 
fournies par ses protégés et portées par ses victimes. Le 
héros de basoche n'était qu'un personnage de théâtre, 
i'auteur-acteur d'un mélodrame militaire dont il avait 
fixé d'avance la marche et le dénoûment. Proclamations, 
dépêches, décrets, sièges soutenus, victoires remportées, 
défense natiohale, points stratégiques enlevés aux Prus- 
siens, n'étaient que des scènes^ une série de parades, 
contredites dans la coulisse par d'horribles réalités ; si 
bien qu'un jour la coulisse est devenue tout le théâtre 
et que le misérable bati'leur s'iist esquivé par la porte dfs 



22 NOUVEAUX SAMEDIS 

artistes, pour échapper à uo double péril iTenquête et la 
Cominuae; la colère dds honnêtes gens lui demandant 
compte de ses actes, et Tandace des scélérats poussant 
jusqu'au bout son programme. 

Ou le voit, c'est Tindividuaiisme, hissé sur le théâtral, 
qui a créé, glorifié et dévoré' cet homme. Maudissez-le, 
comme le produit le plus funeste de la révolution du 
4 septembre; mais reconnaissez en lui Tinfluence de ces 
créations poétiques et romanesques que vous avez com- 
plaisamment admirées. Elles ont fait de l'individu son 
propre dieu, son seul dieu. Ëst-il étonnant que ce dieu, 
transporté du monde idéal dans la vieTéelle, se croie 
certain de dominer lesé^^énements, de vaincre ses enne- 
mis, de diriger les armées, de changer le cours des sai- 
sons, de réchauffer l'hiver, de balayer la neige, et qu'il 
couvre son pays de cadavres et de décombres plutôt que 
d'abdiquer sa divinité ? 

Bien avant cette odieuse caricature, nous avions eu le 
portrait équestre, le modèle grandiose du héros, tel que 
j'essaye de l'indiquer. Ilpéuty avoir des querelles d'amants 
entre la Révolution et Napoléon Bonaparte; elle peut, dans 
un accès de fièvre chaude, briser ses statues et renverser 
sa colonne. Au fond, ils sont inséparables et leurs mains 
sanglantes resteront unies à travers les siècles. Son.génie, 
essentiellement révolutionnaire, fort peu français, porte 
tous les caractères de la démocratie dont il flattait les in- 
stincts en réprimant ses excès. Parti de bas pour arriver 



LA CRITIQUE EN 1871 23 

au delà des plus hautes cimes, il personnifiait avec un in- 
comparable éclat le parvenu forcé de poser pour être au 
niveau de sa soudaine grandeur, et le despote enchaînant 
le monde entier — le monde matériel et moral — à son 
orgueil, à sa volonté et à sa puissance. Il apprenait de 
Taima Tart de ressembler à un souverain de race royale 
au milieu des rois qu'il avait vaincus. Il s'apprenait à lui- 
même le défi permanent contre l'impossible. Sous pré- 
texte que les éléments ne devaient pas plus lui résister que 
les consciences, il chassait l'amiral Bruix pour lui avoir 
prédit une tempête; il regrettait de ne pouvoir atteindre 
la tempête dans le ciel et sous la vague. Il fusillait un 
prince pour son nom ; il proscrivait un journal pour une 
idée, une femme pour un livre, un général pour une dé* 
faite. Voilà Tindividuallsme et le théâtral— tragediante I 
— dans toute leur ampleur. C'est pour ^ela que la Révo- 
lution a salué son joug, que notre siècle s'efforce vaine- 
ment de secouer son prestige. Ce que ce prestige et ce joug 
nous ont coélté,on le sait. Nous en payons encore, nous en 
payerons longtemps le capital et les arrérages ; Dieu veuille 
que nous ne soyons pas écrasés sous le poids ! et pourtant I . . . 
Dès le lendemain de notre délivrance, lorsque le juge- 
ment de Thistoire semblait d'avance fixé par le deuil des 
mères, lorsque nous n'avions qu'à nous laisser faire, qu'à 
nous laisser vivre pour rentrer dans cet ordre régulier 
d'honnêteté, de liberté et de paix qui fait les peuples heu- 
reux, qu'avons-nous vu? Les écrivains, les artistes, les 



24 NOUVEAUX SAMEDIS 

poètes, les représentants de cette libre intelligence que Bo- 
naparte avait étouffée, s'associer aox neuxgrogru^dspour 
réhabiliter l'idole, la replacer sur soa piédestal, la faire 
jouir des bénéfices de la légende et du lointain, et, au mo- 
ment où l'union était le plus nécessaire, créer deux nations 
dans une seule; celle-ci vivant de réalités, acceptant les 
bienfaits de la monarchie, travaillant au bien-être du pays 
et profitant de sa prospérité ; celle-là factieuse, irritée, tou- 
jours prête à conspirer contre son propre bonheur, se 
nourrissant de chimères, s'obstinant à ce rêve de victoires 
et de conquêtes dont le réveil avait été si horrible, enve- 
nimant ses souvenirs de gloire aux dépens de ses libéra- 
teurs. Bonaparteglorifié, célébré, pleuré par les interprètes 
de ce peuple à qui le premier Empire avait pris son der- 
nier écu et son dernier enfant, les lettrés et les gens du 
monde répétant avec enthousiasme le fameux refrain: 

Il s'est assis là, grand'mère I 
Graud'mère, il s'est assis là I 

peu d'années après l'époque néfaste où chacune de ces 
grand'mères s'était vu enlever, par l'insatiable despote, 
tous les objets de sa tendresse, c'était un de ces phéno- 
mènes de mensonge, d'ingratitude et de folie, qui expli- 
quent tous les m^heurs et méritent tous les châtiments. 
La vogue insolente de Béranger, fêté en haine des Bour- 
bons, chanté dans les ateliers, favori des commis voya- 



LA CKITIQUE EN 1 '<71 25 

geurs, des étudiauts et des grisettes, élevé par les gourmets 
de poésie au premier raag de lios lyriques, suffirait à 
prouver combien la liberté — la vraie — était indifférente 
à ses ombrageux défenseurs, dont le libéralisme intraita- 
ble sign liait comme le dernier mot de la tyrannie et de 
Tarbilraire la destitution d'un sous-préfet ou le procès 
d un journaliste. 

Mais voici qui est plus étrange : une série de révolu- 
lions, condamnées, suivant leur usage, à produire le con- 
traire de ce qu'elles annoncent, place sur le trône un 
prince delà famille impériale, et cela dan^ des conditions 
telles, avec un tel luxe de coups d'État, d'arrestations 
nocturnes et de transports à Cayenne, que cette fois la Ré- 
volution et le nom de Bonaparte semblent brouillés à tout 
jamais. Plus de malentendu possible, puisqu'il est clair 
que le neveu ne règne, n'existe, n'a gardé ou conquis une 
valeur nominale, que parce que nous avons passé trente- 
cinq ans à nettoyer, à restaurer, à revernir la gloire de 
l'oncle. Déjà de grandes voix s'élèvent pour confondre 
dans un égal anatbème César et Octave, le testateur, 
rbéritageet l'héritier. Déjà les bons esprits déclarent que 
cette façon de frayer la route à un aventurier sans scru- 
pules en lui comptant comme titre ce qui devait justement 
le faire exclure, sera désormais le sujet d'un immense re- 
mords national. Il va donc y avoir une réaction décisive, 
tout un arriéré de rancune, non-seulement contre celte 
usuri^ation de gloire qui sert d'antécédent el de prétexte 

^t** ♦♦♦* 2 



26 NOUVEAUX SAMEDIS 

à cette usurpation de puissance, mais cantre ceux qui ont 
popularisé ce double mensonge? On le croit, on profite 
de l'occasion pour demander naïvement siTécole libérale 
— punie par où elle a péché— n'a pas surfait outre mesure 
le plus coupable, le plus perfide de ces poétiques men- 
teurs, le chansonnier poète en qui se résume, sous sa forme 
la plus populaire, cette monstrueuse alliance du bonapar- 
tisme et de la liberté. On espère prendre, 9U moins sur 
ce point, une légitime revanche, et... on est hué, sifflé, 
injurié, bafoué, honni par tout le parti révolutionnaire 
et démocratique, par ceux-là mêmes qui se donnent pour 
les victimes indignées ou plaintives du coup d'État; et les 
esprits plus fins, plus modérés, vous disent tout bas : 
« Mai» aussi, pourquoi toucher à l'arche sainte?» — ou 
bien : « Qu'alliez-vous faire dans celte galère? » 

C'est que la passion révolutionnaire a sa logique. Elle 
s'égsire ou se dément beaucoup nioins qu'on ne le pense, 
quand elle s'obstine à reconnaître et à glorifier comme 
siens ceux qui paraissent l'avoir livrée à ses ennemis ou 
qui affectent de réprimer ofïicielleînent ses excès. La li- 
berté lui est odieuse, parce que, pour prospérer, pour fruc- 
tifier et pour vivre, cette liberté a besoin des correctifs, 
des contre-poids que la Révolution déteste comme autant 
d'obstacles à son esprit de destruction et de démorahsa- 
tion universelles. Ce qu'il lui faut,c'est l'anarchie dans les 
idées, la révolte dans les âmes, la corruption dans les 
cœurs> et) avec ce triple élément, le pouvoir de tout faire 



LA CRITIQUE EN 1871 27 

pour imposer à la société extérieure, ce qu'elle a pré- 
paré dans le monde invisible. Elle a aimé, elle aime encore 
en Bérânger, bien moins le vengeur des gloires nationales 
— que personne ne songeait à persécuter — que le flat- 
teur des passions populaires, l'homme qui a le pluscon ri- 
bué à détruire, chez le peuple, le sens de Tautorité mo- 
rale, de la pudeur et du respect, l'auteur de la Cantharide^ 
de la Bacchante, de la jambe bien faite et du bras dodu, 
et surtout Tauieur des chansons grossièrement impies 
contre TÂnge gardien, le Jour des Morts, les prêtres, les 
jésuites et les frères ignorantins. Des chansons de Déran- 
ger au sac de l'archevêché en 1831, au meurtre de l'arche- 
vêque de Paris en 1848, au massacre des otages en 1871, 
on peut discuter la distance, mais non pas la direction. 
Vienne, après lui, un romancier à grand fracas, qui jette 
en pâture les exploits de Rodin et de d'Aigrigny aux deux 
cent mille lecteurs du Constitutionnel; que le roman, deve- 
nu un gros mélodrame, passionne aux dépens des jésuites 
le public des boulevards; qu'un groupe de journalistes se 
fasse des rentes en mangeant, chaque matin, du prêtre et 
du curé ; ils ne sont que les continuateurs de l'œuvre com- 
mencée ; ils délayent la goutte de venin dans la bouteille 
d'encre, ou dramatisent l'insidieux refrain à Tusage des 
beaux esprits du boulevard Montmartre. Mais aussi, 
que tous ceux-là, le romancier ou ses successeurs, l'auteur 
dramatique et son public, les journalistes et leurs adhé- 
rents, ne se mettent pas en frais d'anathèmes on de do- 



28 NOUVEAUX SAMEDIS 

léances, quand cet ensemble de propagande poétique, 
théâtrale et populaire amène des explosions qu'il ne 
suffit pas d'appeler imprévues pour se faire pardonner de 
les avoir .préparées; quand Thyène démagogique dévore 
ceux qu'ils ont raillés bu dénoncés; quand leurs théâtres 
sont fermés par l'épouvante et la consternation publiques; 
quand les cloches dont ils se sont moqués sonnent le toc- 
sin de Tincendie et le glas des funérailles; quand la bar- 
barie traduit à sa manière les injustices de la civilisation ; 
quand leur cher boulevard n'est plus qu'un désert han- 
té par des démons et traversé par des fantômes ; quand 
les libres penseurs bien posés et bien rentes sont atteints 
dans les plus intimes profondeurs de leur amour-propre, 
de leur fortune et de leur repos; quand le sang rougit les 
pavés, quand un voile de deuil et de fumée couvre la 
cité par excellence ; quand les palais s'écroulent ; quand 
les monuments s'eiïondrent ; quand Athènes change de 
nom et s'appelle Ninive ; quand un cri d'indignation et 
d'horreur retentit dans le monde entier à la honte de 
Paris et de la France ! Ils sont inconséquents; Deles- 
cluze et Raoul Rigault ne l'étaient pas!... 



LA CRITIQUE EN 1871 29 



IV 



Essayons maintenant de pénétrer dans les couches in- 
férieures, — j'allais dire souterraines, — celles où s'ap- 
prôte la cuisine révolutionnaire, et d'où s'échappent, par 
tel ou tel soupirail, des vapeurs dont on s*amuse avant 
d'en être asphyxié. 

Peut-être s'étonnera-t-on de me voir placer Victor Hugo 
à r^ntréerde ces souterrains démocratiques. Il semble que 
ce poste d'honneur conviendrait mieux à Eugène Sue et 
aux romanciers des journaux à cinq centimes. Mais, 
d'abord, tout ce que Ton peut dire de l'auteur des Misé- 
rables et de V Homme qui rit s'applique également à l'au- 
teur des Mystères de Paris et àJi Juif errant; tous deux 
ont allumé les mêmes convoitises, flatté les mêmes pas- 
sions, employé les mêmes corrosifs ; tous deux ont initié 
les classes riches à Targot des classes dangereuses, sapé les 
garanties sociales, insulté l'Église, les rois et les prêtres, 
et cherché leur succès dans le perpétuel contraste des 
trésors de grandeur et de beauté morale chez la créature 
déchue, avilie, difforme et méprisée. En outre, il n'y a 
pas eu chez Eugène Sue, socialiste d'après coup, sectaire 

de hasard, n peu près oublié aujourd'hui, la préméditation 

2. 



30 NOUVEAUX SAMEDIS 

et le c&lcul à froid que M. Hugo, depuis près de quarante 
aus, n'a cessé de mêler à ses plus fougueuses inspiration?. 
Enfin nul, mieux que le poète des Châtiments et des Con- 
templations, ne représente les complaisances et les en- 
gouements de la société polie, du dilettantisme élégant, 
du monde des littérateurs et des artistes, se faisant, pour 
ainsi dire, Pentremetteur entre Vécrivain qui prétend 
régner sur la démocratie par droit de métaphore et d'an- 
tithèse, et le peuple qui ne serait pas encore assez mûr 
pour goûter la prose et les vers de ce génie sibyllin, pro- 
lixe, hiérophantique et compliqué. 

Il sera difficile, d'ici à longtemps, de parler des Châti- 
ments divec justesse et mesure. Telles senties inépuisables 
rancunes amassées dans nos cœurs contre Phomme pro- 
voqué par M. Hugo en un duel ^à mort, qu'on pardonne 
presque à Pindare-Archiloque d'avoir frappé à côté et 
enveloppé dans ses furieuses invectives les causes les plus 
saintes etjes noms les plus vénérés. Hélas! c'est un grand 
malheur pour une nation — et le présage de mal- 
heurs plus grands encore — quand son gouvernement 
tombe entre des mains si impures, que les honnêtes gens 
et les hommes de désordre peuvent se croire un moment 
liés par une communauté de haine. Il en résulte des confu- 
sionsfâcheuses, et, lorsqu'arrive lejour du triage, il est trop 
tard ^ l'outil de démolition a également frappé ce qui mé- 
ritait d'être haï et ce qu'il fallait respecter. Naturellement, 
la révolution du 4 septembre a donné droit de librairie 



LA CRITIQUE EN 1871 31 

française au volume des Châtiments. L'accueil a été en- 
thousiaste^ la louange presque sans réserve. Les Journaux 
et les revues, bloqués par lesiége, se dédommageaient de 
leur réclusion en saluant l'œuvre vengeresse, l'exilé qui 
reprenait possession de sa bonne ville de Paris, le poète 
qui sortait vainqueur de cette lutte corps à corps avec 
le chef d'un grand empire. Aujourd'hui, les bons juges et 
les esprits sensés — les seuls dont nous ayons souci — 
doivent reconnaître qu'il faut en rabattre. Dans ce combat 
de Titan contre un bien pauvre Jupiter, le patriotisme, le 
stoïcisme, Tamourde la liberté et du peupleront eu une part 
infiniment moindre que cet orgueil implacable, cet indi- 
vidualisme féroce, destiné à tout absorber, môme le génie 
de l'auteur. Dans ces diatribes richement rimées contre 
la magistrature, la bourgeoisie, le clergé, Y armée, V obéis- 
sance passive, bien des hémistiches ont pu servir de devise 
aux insurgés du 18 mars, de consigne aux soldats qu^ oi^t 
levé h crosse en Tair, d'excuse aux assassins qui ont fu- 
sillé les otages. N'insistons pas; certain képi, signalé par 
un éloquent général, et désormais immortel^ a éteint l'au- 
réole sur le vaste front du poëte. 

Nous sommes plus à Taise avec les Misérables, gigan- 
tesque arsenal qui aurait droit à ce sous-titre : Ou le Pro- 
logue de la Commune, Là, pas un chapitre qui ne soit une 
préface d'insurrection, pas une page qui ne puisse tapisser 
une barricade, pas un personnage sur lequel n'aient pu se 
mouler les orateurs, les chefs et les exécuteurs commu- 



32 NOUVEAUX SAMEDIS 

nisles. C'est Ja vert dont les meurtriers ont mérité de trôner 
à Thôtel de ville. C est Gavroche qui a inondé de pétrole 
les sous-sols et les caves. C'est Jean Valjean dont l'ample 
redingote à la proprié tairey boutonnée sar sa camisole de 
format, renfermait dans ses larges poches le tronsseau de 
clefs destiné à ouvrir à tous les repris de justice les portes 
de tontes les prisons. C'est Éponine, — la fille des rues, — 
ou Fantine, la courtisane angélique, qui s'est faite l'ama- 
zone de ces hideuses et sang^lantes saturnales. Ainsi de 
suite. Il y a, dans les Misérables, un détail, une lame à 
deux tranchants, qni pénètre plus avant encore dans les 
bas-fonds de cette guerre sociale. Tout le long de son récit, 
l'auteur nous montre concurremment, et comme sur 
deux lignes parallèles, — une bande de malfaiteurs et 
d'escarpes, Thénardier, Brujon, Montparnasse, Gueule- 
mer, etc., —et un groupe de républicains-émeutiers, 
Enjolras, Bahorel, Courfeyrac, Combeferre, Prouvaire, 
etc. •— En apparence, rien n'était négligé pour maintenir 
ou exagérer les distances. Les premiers étaient des scélé- 
rats, les seconds des séraphins. Mais comme, d'une part, 
Tauteur prenait plaisir à nous enseigner, dans toutes ses 
finesses, la langue de ces bandits, à nous passionner pour 
leur évasion, à nous faire vivre de plain-pied avec le drame 
dont ils sont les héros; comme, de l'autre, il nous montrait 
le séraphique Enjolras et ses compagnons agissant exacte- 
ment comme auraient agi à leur place Assi, Mégy, Flou- 
rens , Grousset et Billioray , il arrive fatalement que les 



LA CHITIQUE EN i87l 33 

deux lignes finissent par se rejoindre, et que les profes- 
seurs de barricades n'ont plus rien qui les dislingue des 
praticiens d'assassinat. L'assimilation est complète, sinon 
dans Tintention de M. Hugo, du moins dans l'effet 
de son livre. Patience ! Elle se retrouvera , neuf ans 
plus tard, en écharpe rouge, avec sa franc-maçonne- 
rie mystérieuse et ses cachets cabalistiques, sur les dalles 
de la place Ven<1ôme ou sur le seuil de la Roquette. 
Le roman des Misérables sera pour la Commune ce que 
VHistoire des Girondins a été pour la révolution de 
février. 

A présent, s'il est vrai, comme nous ne pouvons l'ou- 
b'ier, que ce gros livré, effrayant dans sa fausse^ bon- 
homie, ait eu ses admirateurs fanatiques, son année de 
succès, ses panégyristes attitrés, ses sbires prêts à faire 
feu sur les récalcitrants et les tièdes, et qu'il ait aug- 
menté d'un demi-miUion la fortune du pauvre poôte, à 
qui s'en prendre ? Assurément, ce ne sont pas les prolé- 
taires, les affamés, les vagabonds, les habitués des carrières 
d'Amérique et de l'éléphant de la Bastille, qui ont payé 
trois louis le plaisir de s'apitoyer sur les malheurs de Jean 
Valjean et les chagrins de Cosette. C'est vous, c'est moi, 
ce sont tous les bourgeois spirituels, tous les Parisiens 
lettrés que nous rencontrions, en mai 1863, portant fière- 
ment sous le bras un de ces volumes sournoisement incen- 
diaires. Jamais, non, jamais société plus intelligente, criti- 
que mieux avisée, ne fournirent plus bénévolement des 



34 NOUVEAUX SAMEDIS 

armes à leurs ennemis, ne se prêtèrent plus complai- 
samment aa marteau de leurs démolisseurs ! 

Ce serait faire trop d'honnear aux derniers ouvrages de 
M. Victor Hugo et trop d'injure à nos lecteurs que de 
compter parmi les engins de destruction brevetés par l'é- 
lite du public, les Travailleurs de la mer, les Chansons 
des rues et des bois, et surtout VHomme qui rit. Pre- 
mièrement, ces ouvrages, en dépit des compères et des ré- 
clames, n'ont eu aucun succès. Secondement, ils sont plus 
proches voisins de Charenlon que de Belleville. 

J'ai hâte, d'ailleurs, d'arriver à un homme aussi extraor- 
dinaire dans son influence posthume que dans l'ensemble 
de sa vie et de ses ouvrages. 11 est mort un an avant le 
coup d'État, et son œuvre colossale, plus vivante et plus 
puissante que bien des livres de fraîche date, emprunte 
aux événements qui ont suivi sa mort je ne sais quel 
prestige prophétique. Des personnages qui n'étaient pas 
encore vrais quand ils ont jailli de ce cerveau en ébulli- 

tion, nous ont tout à coup frappés par leurs airs de res- 

* 

semblance avec les héros de la triste comédie politique, 
qu'on dirait découpée dans la Comédie humaine. La 
fantaisie s'est changée en portrait, le rêve en réalité; 
IHistoire s'est étudiée à justifier le Roman, en devenant 
plus paradoxale et plus invraisemblable que lui. 

La gloire de Balzac s'est donc enrichie des largesses de 
l'immorale fortune, et, après avoir été contesté, amoin- 
dri, récusé, presque persécuté de son vivant, il a régné 



LA CRITIQUE EN 1871 35 

en souverain absolu sur une société qui reconnaissait 
dans ses livres le type de ses triomphateurs, de ses favoris 
et de ses maîtres, sur une littérature qui, violemment 
détournée de l'idéal, devait chercher à l'extrémité con- 
traire ses inspirations et ses modèles. Est-ce à dire que 
la critique perde désormais ses droits à propos de cet 
homme prodigieux? Assurément, non; mais, en pré- 
sence de ces incroyables complications, de ce gigantesque 
dédale où se mêlent et s'entre-croisent la vérité et le men- 
songe, réblouissement et les ténèbres, les raffinements 
du bien et les subtilités du mal, l'hallucination et le 
génie, le grand artiste et le visionnaire, le créateur et le 
monomane, la réalité saisie dans le vif et la chimère 
poursuivie dans le vide, les splendeurs d'un palais de 
fées et le fouillis d'un magasin de curiosités, la critique 
ressent un embarras comparable à celui qu'éprouve le 
juge dans une affaire trop embrouillée. 

Sa célébrilé est immense ; sa physionomie est ineffa^ 
cable ; sa figure est de celles qui se gravent et s'incrus- 
tent, à une profondeur étonnante, dans l'histoire littéraire 
et sociale d'un siècle et d'un pays. Hors de cause les 
facultés merveilleuses, inouïes, effrayantes d'observalion 
et d'invention. Oui; mais, encore une fois, l'influence? 
L'action directe ou transversale, immédiate ou lointaine, 
sur les idées, les mœurs, les caractères, les fautes, les 
folies et les malheurs d'une époque surexcitée et amollie, 
exaltée et corrompue, jetée hors du droit chemin et mise 



36 NOUVEAUX SAMEDIS 

eu goût d'avenlares par l'étrange complicité de la fiction 
prophétique et du fait accompli ! Voilà ce qu il est permis 
de discuter... et de déplorer. Seulement, pour rester 
fidèle à Tactualité formidable qui nous étreint de toutes 
parts, négligeons aujourd'hui, chez Balzac, ce genre d'in- 
fluence que nous avons souvent signalé, e( qui pi oaède 
par infiltration ou insinuation. Bornons-nous à deux ou 
trois détails qui s'appliquent plus spécialement à la 
situation présente; ils sont tout à fait d<3 circonstance, 
puisqu'un débat fort embarrassant s'engage à tout propos 
sur la question de savoir qui nous a fait le plus de mal, 
des hommes de l'Empire ou des hommes du 4 septembre. 

Balzac a été également le précurseur^ — que dis-je ! 
l'introducteur des roués et des viveurs, héros de coulisses 
et de boudoirs, qui sont devenus, par le conseil de Lurs 
créanciers, les hommes du coup d'Élat; de^ jeunes am- 
biUeux, boufiis d'orgueil, sans expérience et sans génie, 
qui, après avoir appris dans les crémeries la politique et 
la guerre, se sont improvisés organisateurs, dictateurs et 
stratégistes au profit des Prussiens; et enfin des scélérats 
qui ont réuni, en leurs personnes, dans 1 insurrection 
communiste, les deux genres d'hostilités auxquelles la 
société risque de succomber si elle n'y prend garde : la 
démagogie et le crime. 

Relisez les romans de Balzac, où se coudoient les de 
Marsay, les Rd tignac, les Vaiideuesse, les Rubempré ; 
pjis évoquez en id'e Miisloire ou le roman des Lauzuns 



LA CRITIQUE EN 1871 37 

de 1840, brillants aventuriers qu'un règne d'expédient et 
de hasard transporta du foyer de l'Opéra dans les minis- 
tères, et dont la seconde jeunesse nous a fait payer les 
dettes contractées par la première; vous reconnaîtrez de 
telles similitudes, que vous ne pourrez manquer de vous 
dire : « Quand la fiction ressemble de si près à une pro- 
phétie, elle rend inévitable ce qu'elle raconte ; elle crée 
ce qu'elle a l'air de pressentir. » 

Cherchez, notamment dans la Revue parisienne, ddius 
Z. Marcasy dans La Fleur des Pois, dans le Grand Homme 
de province à Paris. Vous rencontrerez, dans une foule 
de pages que jindique sans y insister, une des idées fixes 
de Balzac : l'idée que notre société et notre politique 
vont de mal en pis, parce que le gouvernement s'obstine 
à n'employer que des vieillards, parce que la gérontocratie 
comprime et laisse mourir de faim, dans les mansardes 
de la rue Saint- Jacques, toute une génération de jeunes 
hommes de génie à qui il ne faudrait qu'une occasion pour 
nous donner, par centaines, des Sully, des Richelieu 
et des Golbert; sans compter les Hoche et les Vauban. 
Remarquez qu'à cette époque (1839) M. Thiars avait 
quarante-deux ans, M. Guizot cinquante-deux, M. Du- 
châtel trente-sept, M. Cousin quarante-cinq; que nos gé- 
néraux d'Afrique étaient dans tout l'éclat de leur jeu- 
nesse, que des princes jeunes et vaillants se pressaient 
autour du trône et ne s'entouraient probablement pas de 
Cassandres et de Gérontes. 



38 NOUVEAUX SAMEDIS 

L'occasion est venue ; elle s'est même multipliée sous 
forme de révolution. Elle a ouvert toutes les portes des 
palais et des chancelleries a ces jeunes martyrs du mo- 
nopole des Mathusalems de la politique. En 1848 , ils n'ont 
été que dangereux, tapageurs et impuissants; en 1870, 
ils ont été incapables et funestes ; en dernier lieu, la jeu- 
nesse révolutionnaire a été représentée par les septua- 
génaires Garnier-Pagès et Giais-Bizoin, par les sexagé- 
naires Jules Favre , Arago et Pelletan ; et, au bout de 
trente-deux ans, c'est M. Thiers, trop vieux en 1839 au 
gré de M. de Balzac et de ses héros, qui s'est trouvé seul 
assez jeune pour conjurer les périls et atténuer les dés- 
astres accumulés par la tardive jeunesse de M. Glais- 
Bizoin et la précoce expérience de M. Gambetta. 

Enfin, il n'est pas de personnage dont Balzac ait plus 
abusé que de Vautrin. Dans sa pensée et dans son œuvre, 
Vautrin n'est pas seulement le scélérat qui vole ou qui 
tue, le forçat récidiviste que la cour d'assises renvoie à 
Cayenne ou à Toulon; il devient un des ressorts du mé- 
canisme social, un pion de cet échiquier ou le succès ap- 
partient aux audacieux et aux habiles. Il a des déguise- 
ments, ou, comme on dit dans cet argot sacrilège, des 
incarnations qui le mettent en contact aveo le faubourg 
Saint-Germain, la cour et l'Église, et font prendre au 
sérieux, par les grands de ce monde, cet homme mar- 
qué à l'épaule, pourri de vices dont un seul suffirait à 
toutes les ignominies. Il dirige une triple intrigue dont 



LA CRITIQUE EN 1871 39 

les fils traversent le bagne et le palais de justice pour 
arriver jusqu'aux salons de la rue Saint-Dominique, aux 
bureaux de la grande aumônerie et au pavillon Marsan. 
Possesseur de tous les secrets, confident de toutes les in- 
famies, écoutant aux portes, glissant à travers les serrures, 
transformant ses affîdés en secrétaires et en valets de 
chambre des ambassadeurs e\ des pairs de France , il 
fait trembler les grandes dames dont il connaît les fai- 
blesses ; il fait rougir les élégants tarés qu'il pourrait 
conduire avec lui au bagne et à Téchafaud. Ce n'est 
plus un voleur ou un assassin; ^c'est un lutteur, un 
athlète, le symbole vivant de la guerre déclarée à la so- 
ciété par les pauvres, les déshérités et les petits. 

Eh bien, sortez du roman, agrandissez et déterminez le 
cadre. Donnez pour théâtre àYautrin,non plus les planches 
de la Porte-Saint-Martin ou les étagères du cabinet de lec- 
ture^ mais Belleville un jour d'émeute, l'hôtel de ville un 
jour de victoire ; il dépend devons de toucher au doigt et 
de sentir près de vos poches, réalisée en chair et en os, cette 
fiction effroyable: l'admission du scélérat comme puissance 
sociale , l'acclimatation de l'assassin et de l'incendiaire 
dans le jardin démagogique ; le crime, en un mot, cessant 
de relever dugendarme, du j uge et du bourreau, pour avoir 
voix au chapitre politique et prendre rang dans la guerre 
sociale. Qu'en dites-vous? Âi-je besoin de vous nommer 
les vivants commentaires de l'idée de Balzac, les Vautrins 
du 24 mai 1871 ? Persisterez-vous à glorifier dans le monde 



40 NOUVEAUX SAMEDIS 

idéal ce qui ne peut prendre corps dan^ la vie réelle sans 
piller vos magasins, brûler vos maisons, délroire vos 
monuments, assassiner vos prêtres, ensanglanter vos rues, 
déshonorer à tout jamais votre histoire, et vous coûter 
en deux mois plus cher que vingt ans de monarchie? 

Que serait-ce si nous parcourions à ses degrés inférieurs 
ce travail de décomposition sociale par la littérature ? 
Pauvre peuple! sous prétexte qu3 mieux vaut lire que 
boire, — hélas! les fédérés de la Commune ont prouvé 
que l'un n'empêchait pas l'autre, — quels poisons ne lui 
a-t-on pas servis, souSktoutes les formes, à toutes les doses, 
dans toutes les coupes d'argile ou de similor ? S'il est, comme 
on l'a dit, un grand et vieil enfant, quels effets n'ont pas 
dû produire sur ces âmes enfantines des lectures où tout 
semblait combiné pour les troubler et les corrompre; le 
fantastique tableau des vices ou des crimes des riches, le 
mensonge historique encadré dans la fiction romanesque, 
l'excitation permanente des appétits matériels, le sophisme 
qui fait de l'homme du peuple un héros pour le dispenser 
d'être un honnête homme? A-t-on oublié l'espèce de 
joute établie entre cinq ou six disciples de Balzac, à qui 
trouverait le sujet le plus immonde, les détails les plus 
malpropres, les personnages les plus hideux, à qui re- 
muerait le plus hardiment les égouts et les cloaques? Et 
ces romans dontrobscénité toute spéciale était calculée de 
façon à provoquer une ébauche de procès ou à se faire in- 
terdire dans le journal par la pudeur publique, et à spéculer 



LA CRITIQUE EN 1871 41 

ainsi sur toutes les curiosités clandestines? Et ces feuilletons 
populaires, dévorés par un million de lecteurs, perpétuelles 
variantes du thème que voici : Un assassinat entouré de 
circonstances mystérieuses et aggravantes ; les soupçons 
tombant sur un ouvrier, un pêcheur, un prolétaire; une 
instruction patiemmentpoursuiviepar le J9ei^5ermac/itna, 
chef ou agent de la police de sûreté; et enfin la découverte 
des vrais coupables, qui sont invariablement ducs, 
marquis et duchesses? Et les théâtres? Un exemple entre 
mille : Les catastrophes qui se pressent depuis plus d'un 
an nous plongent parfois dans un état bizarre qui tient 
du cauchemar et du rêve. En apprenant Tincendie du 
théâtre de la Porte-Saint-Martin, j'ai cru voir passer, 
comme dans une vision éclairée par les feux de Bengale 
ou de pétrole, tout le répertoire de ces planches illustres 
(le mot a été dit). C'était d'abord — ô honte !ô présage! — 
le drame de l'Incendiaire, ou la Cure et VArchevêché, 
qui nous montrait un archevêque fanatisant une jeune 
fille, et la poussant à incendier un château habité par un 
libéral, ancien général de TEmpire. Puis défilaient Dix 
ans de la vie d'une femme, où Ton voyait une comtesse 
du faubourg Saint-Germain descendant tous les échelons 
de la prostitution parisienne; la Tour deNesle, Lucrèce 
Borgia, ces deux sanglantes parodies de la majesté royale ; 
ces deux coups de dague romantique portés à l'idée de 
respect ; ces deux apostasies du romantisme— qui nous en 
réservait bien d'autres— au profit delà passion démagogi- 



42 NOUVEAUX SAMEDIS 

que; Robert Macaire y l'assassin fantaisiste et bouffon, que 
les raffinés de l'époque prirent sous leur patronage, et qui 
a fait rire deux ou trois générations, aux dépens des gen- 
darmes, en l'honneur des scélérats beaux esprits; puis, 
en se rapprochant de nous, et, comme préambules de la 
République ou de la Commune, le Chiffonnier de PariSy 
de cet odieux Félix Pyat ; Paillasse^ d'un de ses rivaux 
de gloire ; deux pièces où le chiffonnier et le saltimbanque 
se font les don Quichottes, les redresseurs de torts d'une 
société que les grands seigneurs et les grandes dames 
remphssent de leurs débordements et de leurs crimes ; 
une surtout — la première — où le Talma du boulevard 
fouillait dans sa hotte avec son crochet, et en tirait, au 
milieu d'un tas de haillons et d'ordui:es..., la couronne 
de France ! . . . Puis enfin, quand cet art populacier a épuisé 
tous seâ outils de démolition sociale, tous ses assassinats 
commandés par des rois ou des reines, tous ses tonneaux 
de poison servis par des mains pontificales et souveraines, 
toutes ses basses flatteries à la démocratie des tréteaux et 
des bouges, toutes ses venimeuses calomnies contre le 
passé, contre la noblesse, contre l'Église, contre l'inno- 
cence, contre les palais, contre le château, contre l'his- 
toire, quel .sera le complément de ce cours de littérature 
dramatique à l'usage des communeux de l'avenir? La 
bestialité sensuelle succédant au mélodrame révolution- 
naire ; la féerie avec ses nudités provoquantes , ses 
grappes do femmes suspendues à un fil invisible dans 



LA CRITIQUE EN 1871 43 

des flots delamière électrique fia matière s*emparaDt de 
ces intelligences gangrenées et complétant l'éducation de 
la bête, qui n*a plus qu'à se ruer sur sa proie... Avouez 
qu'il y a eu des incendies expiatoires, et que, cette fois, 
le supplice du feu ressemblait à la peine du talion ! 



A ces innombrables procédés de corruption — je n'en 
ai pas mentionné le quart -— qu'opposait la critique? 
I^ous touchons ici à la partie la plus délicate de notre 
tâche. Nous avons à parler d'un homme illustre dont la 
mort est trop récente pour que la justice soit possible; 
qui, par suite de circonstances bizarres, a eu à violenter 
sa nature pour remplir jusqu'au bout son rôle, et dont 
le nom me place dans la singulière alternative, ou de 
passer pour vindicatif, si je me montre sévère, ou d'être 
accusé de faiblesse si j'essaye d'être impartial. 

Peu de jours avant nos désastres, un spirituel fantai- 
siste^ qui me faisait l'honneur de mè T^làcer second dans 
cette classe ou composition hebdomadaire où Sainte-Beuve 
était toujours premier ..ajoutait ces mots bien peu pro- 
phétiques : « Quelle délivrance a dû être pour lui la mort 
de Sainte-Beuve ! » J'ose affirmerexactement le contraire ; 



44 NOUVEAUX SAMEDIS 

d'abord, parce qaej'aurafs voulaque Sainle-Beuve vécût 
encore vingt ans pour nous donner des modèles de littéra- 
ture et des exemples de travail ; ensuite, parce que, au plus 
fort de mes querelles littéraires, il ne m'est jamais arrivé, 
Dieu merci ! de souhaiter malbeur à mes plus redou- 
tables antagonistes; enfin, et surtout, parce que cet ob- 
servateur si pénétrant, ce juge si infaillible quand la pas- 
sion ne régarait pas, aurait analysé les causes de nos dés- 
astres, comme il analysait, dans leurs éléments les plus 
subtils et parfois les plus réfractaires, les écrits et les ca- 
ractères, les rapports de la vie intime avec la vie publi- 
que, Tenvers des mensonges officiels, le pourquoi des 
œuvres de l'esprit et Ven dessous des actions humaines. 
Sans nul doute, les événements qui nous ont foudroyés 
lui eussent suggéré des réflexions sérieuses et salutaires. 
, Désabusé déjà de l'Empire et de l'homme qu'il avait ap- 
pelé un jour « le grand patriota » (voir le tome XIII des 
Nouveaux Lundis), ayant vu de près tout ce que ce funeste 
régime cachait, sous sa force factice et sos splendeurs 
extérieures, de germes de dissolution et de mort, il se fût 
trouvé, à dater de septembre 1870, dans les conditions les 
plus nettes, non-seulement pour reconnaître par où il 
avait péché, mais pour échanger bravement ses inter- 
mittences de courtisan et de boudeur contre un rôle de 
témoin, de spectateur et de juge. 

Je m'imagine Sainte-Beuve, en face dô ces douloureux 
et humiliants spectacles, faisant bon marché d'une poli- 



LA CRITIQUE EN <87l 45 

lique qu'il n'aimait plus, accusant le césarisme de n'avoir 
pas même su donner à sa vieillesse la tranquillité si né- 
cessaire aux lettrés, payant à la vérité et à la morale tout 
un arriéré d'hommages et de regrets, et se disant à lui- 
même, avec un mélange de résignation et d'amertume : 
« C'est clair, je me suis trompé... J'ai cru que des pro- 
diges de sagacité et de curiosité sufGsaient à la cf itique. 
La sagacité, quand elle néglige de se mettre au service 
d'une grande idée et d'une énergique résistance à toutes 
les corruptions de l'intelligence et de Tâme, n'a qu'une 
puissance négative et dissolvante. La curiosité, dégagée 
de toute croyance, régnant en souveraine dans le do- 
maine de l'esprit, n'est bonne <]u'à désarmer la critique 
sous prétexte de l'enrichir. Elle se traduit, chez 
l'élite, en scepticisme railleur ou poli ; dans les 
masses, en athéisme pratique. Avions-nous songé aux. 
conditions de l'athéisme dans les démocraties telles que 
la nôtre, ou la violence des doctrines subversives se com- 
bine avec l'avidité des jouissances matérielles? L'époque 
est passée où il amusait les habitués du salon d'Hel- 
vétius et les convives de madame duDeffand, sans être 
entraîné par son propre poids au-dessous des sphères 
brillantes dont la richesse faisait les honneurs au talent. 
L'athéisme élégant, disert, princier, académique, scien- 
tifique, aspire aujourd'hui à descendre. Trop lourd pour 
la conscience humaine, trop grossier pour admettre les 

réserves ou les finesses du bel esprit, trop pressé de 

3. 



46 NOUVEAUX SAMEDIS 

jouir pour écoater les solutions delà science, il descend, 
dans la bourgeoisie d'abord, dont il énerve tous les 
moyens de défense contre les périls qu'il lui suscitera 
plus tard; puis, dans la démocratie qu'il rend incapable 
de réaliser ses rôves, de moraliser ses luttes, d'assainir 
ses triomphes et de fonder son règne; puis, dans la po- 
pulace, dont il fait rinférienre des sauvages et l'égale 
des brutes, dont il étouffe l'âme pour ne lui laisser que 
des Instincts, et qu'il charge, à certains jours de tempête 
furieuse, de châtier ses professeurs, ses corrupteurs, ses 
flatteurs et ses maîtres ! > 

Ainsi eût pensé, ainsi eût parlé Sainte-Beuve, réveillé 
de ses songes d'épicurien par les calamités publiques, par 
les défaites de notre armée, par les crimes de la Com- 
mune ; ce simple discours contiendrait en germe tout ce 
que nous pourrions dire de plus vif ou de plus grave en 
accusant la critique d'avoir manqué à ses devoirs sous le 
second Empire. L'aveu viendrait au-devant du réquisitoire; 
désintéressé de sa propre cause, cédant à une poignante 
évidence, V accusé se chargerait de suppléer le juge d'in- 
struction ; la vérité n'y perdrait rien; car ce déplacement 
des rôles serait, à lui seul, plus éloquent que tout le reste; 
le mea culpa de Sainte-Beuve nous paraîtrait autrement 
significatif que les récriminations stériles de ses anciens 
adversaires, suspects d'inimitié ou de rancune, et s'achar- 
nant à répéter : « Je vous l'avais bien dit! que pensez- 
vous aujourd'hui du « grand patriote »? — que vous en 



LA CHITQUE EN 1871 47 

semble, du régime des prétoriens et des Césars de la se- 
conde classe, pénibles, laborieux et comme fabriqués*? Le 
plaisir de s'asseoir à la table d'une princesse plus intré- 
pide encore que spirituelle, de faire asseoir à la vôtre 
un prince encore plus spirituel qu'intrépide, balance-t-il 
à vos yeux l'ennui d'être dérangé par vos diocésains, 
devenus des meurtriers, des pillards et des incendiaires? 
Qui avait raison, qui avait tort? Vous, quand vous m'ac- 
cusiez de négliger la grande morale pour m'abaisser au 
service de la petite? Moi, quand je vous reprochais d'a- 
mollir ou de dépraver le goût public en accréditant des 
œuvres équivoques, tarées, véreuses, sensuelles, lascives, 
évangiles du réalisme, catéchismes de la matière, liberti- 
nages d'imagination, également indignes de votre critique 
et de votre suffrage? » — Hélas ! questions oiseuses ! L'ar- 
tillerie prussienne a parlé plus haut que toute notre rhé- 
torique. Bismark et de Moltke nous mettent d'accord par 
des procédés qui diffèrent à la fois de la grande morale 
et de la petite. Je me passerais bien de ces pièces justifica- 
tives qui me désespèrent, et le persifflage de Sainte-Beuve 

1. Voir, à la page 461 du treizième volume des Nouveaux 
Lundis , le début d'un article (à faire) sur Y Histoire de César; 
quatre pages qui en valent mille; vrai chef-d'œuvre de malice, 
de finesse, d'espièglerie, de franchise tardive ; passage de Rubi- 
con d'un critique reprenant ses droits, d'un sénateur en rupture 
de ban; merveille qui me réconcilierait avec la mémoire de 
Sainte-Beuve, si la mort, la maladie, le malheur et la dou- 
leur, ne s'étaient chargés de ce soin. 



48 NOUVEAUX SAMEDIS 

me semblerait préférable à l'apostille de ManteulTel ou 
de Raoul Rigault. 

Et maintenant, que conclure ? Le logicien le plus novice 
se chargerait de la réponse. Notre erreur après 1848 a 
été de croire qu'il suffisait d'un vigoureux coup de collier 
pour repousser le péril immédiat, et que, une fois ce pé- 
ril conjuré ou ajourné, nous pouvions redevenir impuné- 
ment le peuple insouciant et léger, prompt au plaisir, re- 
belle aux idées sérieuses, dont les qualités et les défauts 
sont le charme ou l'amusement de l'Europe. Nous pre- 
nions, en un mot, une maladie chronique pour une 
maladie aiguë. Cette illusion, plus spécieuse et plus fatale 
tout ensemble sous le couvert de l'Empire, nous a con- 
duits où nous sommes, à une situation dont nous pou- 
vons dire, nous aussi, qu'il ne reste plus une faute à 
commettre, que la moindre imprudence peut être mor- 
telle, et que Ton a enrayé le mal sans le détruire. Il nous 
est prouvé aujourd'hui qu'entre les temps de sécurité 
qui nous semblaient ne pouvoir finir et les heures d'an- 
goisses qui nous tourmentent encore, il n'y a d'autre diffé- 
rence qu'entre le feu qui couve et le feu qui éclate. Le 
danger n'a pas disparu; mais les ressources, Dieu merci ! 
ne sont pas épuisées, et nous ne serons jamais des derniers 
à reconnaître tout ce que notre France, même vaincue, 
mutilée et accablée, possède encore de vitalité et de res- 
sort. Que lui faut-il donc pour que ses facultés prodi- 
gieuses ne soient pas stériles ou ne tournent pas contre 



LA. CRITIQUE EN 1871 i9 

elle? Un effort, hélas! trop facile d'imagination; nous 
figurer que nous avons chaque jour à lutter, à nous dé- 
fendre, à faire provision de fermeté, de vertu, de vigueur 
morale, pour résister à Icanemi ; dans le domaine de la 
littérature et de la critique, faire bonne garde, et ne pas 
oublier que c'est par la corruption des sens que com- 
mencent les défaillances de Tâme. A tout prendre, le sacri- 
fice sera bien moins pénible qu'on n'essayera de vous le 
faire croire. La littérature corruptrice et dissolvante porte 
avec soi je ne sais quelle sensation de malaise, quelque 
chose comme une protestation secrète de l'idéal contre les 
usurpations de la matière. On se souvient delà jolie page de- 
Gil Bios où le docteur Sangrado affirme à son élève que 
rien n'est plus exquis que l'eau pure, mais que, si l'on 
refuse de s*en coatenter, la sauge et la petite centaurée 
suffisent à lui donner un goût délectable. Nous ne préten- 
dons pas vous mettre au régime de la petite centaurée et 
de la sauge; mais qui oserait soutenir que le bon vieux 
vin de Bordeaux n*est pas préférable aux alcools et à l'ab- 
sinthe? Oui n'aimerait mieux relire Guy Mannering que 
Fanny? Qui aurait le triste courage d'avouer qu'il prend 
plus de plaisir aux froides autopsies de M. Gustave Flau- 
bert qu'aux récits de Jules Sandeau? Qui peut nier que la 
critique sans point d'appui, sans croyance, sans autorité 
morale, sans autre instrument qu'un scalpel, sans autre 
doctrine que le néant, manque à ses attributions vérita- 
bles?Ellefera peut-être ad mirer sa dextérité, sa souplesse. 



50 NOUVEAUX SAMEDIS 

son aptitude à pulvériser l'idée, à escamoter la vérité, à 
enjoliver le mensonge, à échanger la vieille férule de La 
Harpe contre un gobelet et une muscade ; mais elle n'aura 
jamais ni l'utilité d'un conseil, ni la valeur d'un jugement, 
ni la portée d'une leçon. 

Deux mots encore, et je finis. Un brillant auteur dra- 
matique, qui a bien, lui aussi, quelques péchés sur la 
conscience, mais dont l'esprit net et ferme peut rendre 
de grands services, terminait récemment une lettre très- 
spirituelle et très-éloquente en résumant ce que nous 
avions à faire pour nous régénérer, nous libérer et nous 
'transformer. Il y mettait, lui, l'auteur de la Dame aux 
Camélias et dnDemi-Monde, des conditions plus austères 
que celles que nous venons d'indiquer, et il ajoutait : « Ayez 
ce courage dix ans, et l'éternité est à vous ! » 

Nous ne prétendons pas disposer de Téternité ; mais 
nous vous disons comme lui: Ayez ce courage! Rendez 
la littérature, l'art, la critique, la pensée humaine, l'esprit 
français, l'imagination des romanciers et des poètes, à 
leurs vraies destinées, à leurs vrais devoirs! Rompez avec 
la doctrine funeste de l'art pour Part, de la critique pour 
le plaisir I Ne souffrez pas que la langue de Corneille et 
de Bossuet s'avilisse à jongler avec les mots, à suppléer 
par des tours de force l'idée absente, à exprimer des sen- 
sations qui remplacent les sentiments, àchercher le succès 
tantôt dans la curiosité, tantôt dans le sophisme; ici dans 
l'appel aux basses convoitises, là dans l'ignoble crudité de 



LA CRITIQUE EN iSli 5i 

l'image I Songez que le malheur qui ne rend pas sérieux 
cesse d'être intéressant pour devenir incurable ! Supposez 
que vous êtes encore, que vous êtes toujours au len- 
demain du règne de la Commune, en présence d'ennemis 
invisibles mais infatigables, à la veille de nouvelles ten- 
tatives dont les auteurs ne daignent pas môme dissimuler 
leurs détestables projets, leurs atroces espérances. Ayez 
pendant dix ans le courage de vivre, de lire, de travailler, 
d'écrire, de peindre, de moraliser les œuvres de l'esprit 
humain, sans jamais perdre de vue cette préoccupation 
salutaire; et vous aurez l'honneur et la joie, non-seule- 
ment de régénérer, de libérer et de transformer la France, 
mais de reconquérir une littérature cent fois supérieure 
à celle qui vous a fait tant de mal, et dont vous ne 
voudrez plus ! 



II 



Nf)TRE CONVERSION 



15 mai 1872. 

Je voudrais y croire; — et qu'y avail-il, en effet, de 
plus vraisemblable? Une capitale amourecise de plaisir, 
un peuple spirituel et frivole, une société trompée ou 
amollie par le mensonge d'une prospérité factice, se lais- 
sent entraîner sur la pente des civilisations excessives, qui 
se croient sûres de vivre tant qu'elles s'amusent. Tout à 
coup, les voilà réveillées en sursaut par une série de ca- 
lamités et de catastrophes telles, que, pour en retrouver de 
pareilles, il faut remonter le cours des âges et relire les 
plus formidables pages de la Bible. Ce qu'on éprouve, ai- 
je besoin de vous le dire? C'est un bizarre mélange de 
stupeur, d'ahurissement, de deuil, de désespoir, d'hu- 



NOTKE CONVERSION 53 

milialion, de colère et d'épouvante. Pourtant, après qu'on 
a pleuré, frémi, enterre ses morts, compté les survivants, 
pansé les blessés, visité les ruines, payé sa rançon ou 
cherché, les larmes aux yeux et la rougeur au front, le 
moyen de la payer, on réfléchit, on se recueHle, on se 
souvienl; les fous cèdent la parole aux sages. Est-il pos- 
sible que l'on ait eu à subir tant de désastres sans les 
avoir préparés, — j'allais dire, hélas! mérités, — par une 
somme quelconque de fautes, de folies, de complaisances 
coupables, d'étourderies ou d'imprévoyances? — On re- 
connaît que ces malheurs no sont que trop explicables et 
qu'il n'existe pas d'effet sans cause- C'est la scène des 
Animaux malades de la peste, moins le lion. 

— Moi, dit le politique, j'ai trop adoré le succès, la 
force, le fait matériel, l'alliance des excès de la dicla- 
ture avec les caprices de la multitude; j'ai trop dédaigné 
les droits de l'intelligence, de la liberté, de la conscience ; 
je me suis trop aisément figuré que la sécurité publique 
dépendait du chiffre de mon traitement.... 

^ Moi, dit l'homme du monde, j'ai trop aimé le luxe, 
les plaisirs faciles, l'oisiveté et ses enfants, les dîners 
somptueux, les prodigalités tapageuses, l'élégance frelatée, 
le clinquant, le maquillage, l'ensemble de ces jouissances 
que le peuple comprend assez pour les envier et envie 
trop pour ne pas vouloir les conquérir. J'ai oublié qu'il 
n'y a plus de privilèges, que la naissance et la fortune ne 
dispensent pas du travail, que les exemples d'en haut. 



é 



54 NOUVEAUX SAMEDIS 

suivant quils sont bons on mauvais, décident du pins 
ou moins de périls dont nous menacent les griefs, les 
misères et les convoitises d'en bas... 

— Mol, dit rbomme de guerre, j'ai été trop enclin à 
confondre ÂugustuleavecCésar,GapoueavecTbrasymène, 
la parade avec la bataille, le salon avec le bivac, la faveur 
de mon maître avec Tétude de mon métier, mes velléités 
de victoire avec la certitude de vaincre, le cirque olympi- 
que avec la stratégie, le carton avec l'acier, le vin du 
Rbin avec sa frontière, et' les cartes de restaurateur avec 
celles de géographie. Je m'accuse de n'avoir pas compris 
qu'il ne suffisait pas d'être brave; que, dans notre mal- 
heureuse France, il n'y a pas de milieu pour les généraux : 
être habiles ou passer pour traîtres; — pour les soldats, 
pas de moyen terme : vaincre leurs ennemis ou soupçon- 
ner leurs chefs. 

— Et nous, disent en chœur les lettrés, les artistes, les 
critiques, les auteurs, les moralistes, les poètes, les pen- 
seurs, nous sommes peut-être les moins excusables; car 
les hommes d'action devraient être dirigés, fortifiés et 
assainis par les hommes d'intelligence. Nous avons créé 
ou encouragé un art, une littérature de corrupteurs et 
d'amuseurs, à qui il suffisait d'étonner les esprits, d'éblouir 
les yeux, d'exciter les sens, de divertir l'élite, de dépraver 
la foule, d'énerver les imaginations et les âmes, comme 
s'il n'y avait pas de lendemain. Nous avons cultivé le fruit 
défendu sur l'arbre de la science, la plante vénéneuse 



NOTRE CONVERSION 55 

dans la serre chaude da vice, le poison subtil dans 
Talambic des alchimies mal famées. Nous avons interverti 
les rôles dans la grande comédie sociale; sacrifiant sans 
cesse la vérité an sophisme, le nécessaire au superflu , la 
réalité à Tapparence, le culte du beau à la passion de 
l'antithèse, la vertu qui se contente d'être honnête au 
crime qui se vante d'être héroïque. Nous avons tout ex- 
ploité , la curiosité grossière ou perverse , l'avidité des 
lecteurs novices, la satiété des lecteurs blasés, la pré- 
tention de tout connaître et de ne s'ofTenser de rien, les 
progrès de ce matérialisme pratique qui s'infiltre sans se 
formuler, l'idolâtrie de l'argent, du bien-être, de la forme, 
de la jouissance, de la couleur, de tout ce qui amoindrit 
ou. supprime la prépondérance de l'âme; le scandale 
public et privé, sur le trottoir ou sous l'éventail; le mot 
indécent, le couplet graveleux, la chanson grivoise, la 
situation scabreuse, l'art de faire accepter sans murmure 
ce que l'on ne saurait exprimer sans honte, et cette doc- 
trine détestable d'après laquelle l'immoralité, en littéra- 
ture et au théâtre, n'existerait pas, ne serait que l'inven- 
tion chagrine de prophètes de malheur, censeurs hypo- 
crites ou moroses, tartufes d'austérité, désolés de ne pou- 
voir en faire autant, envieux des succès de vogue et 
faisant servir leurs maximes à s'indemniser de leurs 
disgrâces. Nous avons acclimaté nos • contemporains à 
une atmosphère particulière où s'épanouissent les fleurs 
du mal, ou les tubéreuses sont préférées aux roses, ou le 






56 NOUVEAUX SAMEDIS 

calorifère remplace le soleil, où Tesprit se met au service 
de son contraire, où Virgile, Homère et Racine sont traités 
de radoteurs par Offenbacb et ses poètes, où le vieil 
Horace et le vieax Mithridate sont distancés par Tbérésa, 
où il n'y a pluâ de Grecs que les fripons et de Romains 
que les daqueurs, où Tart n'est plus que du métier, 
le métier du c/iic, la langue de l'argot, le roman de la 
machine, le drame de la féerie, la féerie du nu et du bête, 
où le nec plus ultra de la gloire humaine, la consécra- 
tion suprême d'un talent et d'un nom, est de fournir aux 
Athéniens du boulevard et aux Béotiens de la banlieue 
un mot, un refrain qui soit assez complètement stupîde 
pour leur plaire et leur tienne lieu d'idées pendant un 
irimestre ! 

Quoi d'étonnant, si une nation mise à un tel régime 
se trouve désarmée le jour où elle aurait à faire des pro- 
diges d'énergie morale pour repousser les ennemis du 
dehors et conjurer les périls du dedans? Certes, la littéra- 
ture ou du moins celte littérature aurait le droit de répli- 
quer qu'elle n'a fait un peu de mal que parce qu'elle mar- 
chait côte à côte avec un gouvernement et une politique 
qui en ont fait beaucoup. Il y aurait exagération ou in- 
justice à lui attribuer une trop grande part dans les dé- 
faites de Reischoffen ou de Forbach, dans les capitulations 
de Sedan ou de Metz, dans cette période néfaste où le 
contre-coup de nos désastres aggravait notre désordre 
intérieur, où nos adversités s'envenimaient de passions 



NOTRE CONVERSION 5/ 

hideuses, démuselées par Tanarchie, où la République, 
traduite par les gambettistes et servie par les garibal- 
diens, se dédommageait des victoires prussiennes en pil- 
lant les couvents, en incarcérant les prêtres, en profa- 
nant les églises, en vidant les caves, en spéculant sur 
les fournitures, en préludant par le massacre et Tincen- 
die, le sacrilège et Tassassinat, le vol et le drapeau 
rouge, au règne de la Commune. Non, mais nous devons 
avouer avec force mea culpa que, si elle n'y a pas figuré 
pour tout,' elle y a contribué pour quelque chose ; que les 
auteurs de nos revers, comme les héros du 4 septembre, 
n'ont pas eu à changer de visage ou de costume pour res- 
sembler à ses personnages ; qu'elle a préparé le terrain, les 
accessoires, la mise en scène; que, parmi ceux qui nous 
ont rendu toute revanche impossible, qui n'ont su opposer 
à nos vainqueurs qu'un déplorable ou grotesque amal- 
game de forfanterie et d'impuissance, de présomption 
et de faiblesse, de charlatanisme bavard et de faux patrio- 
tisme, et qui, plus tard,. sous les yeux des Prussiens dont ils 
complétaient le triomphe, ont combiné, dans leurs actes et 
dans leurs personnes, le délire de Torgueil, les audaces 
du crime, les types de la cour d'assises et les réminiscen- 
ces de la bohème, la plupart avaient l'àir de sortir tout 
armés et tout équipés des officines du feuilleton à cinq 
centimes ou des coulisses du mélodrame de bas étage. 
D'ailleurs, pourquoi nier l'évidence? Comment les récits 
de M. Flaubert, les pièces de M.Sardou, les histoires de 



58 NOUVEAUX SAMEDIS 

M. Michelet, auraient-elles pu faire circuler dans nos vei- 
nes ce sang vigoureux et pur, celte sève forte et généreuse 
dont il est impossible de ne pas évoquer Timage quand 
on songe à Pascal et à Corneille, à Bossuct et à Molière, 
au Cid,k Cinna, aiH Misanthrope, et môme à la Princesse 
de Clèves et à VAstrée? Comment tirerait-on du panier 
aux ordures les vases sacrés de l'enthousiasme et de la 
foi? 

Nous avons fouillé dans tous les recoins obscurs et mal- 
propres de la nature humaine, et nous voudrions, aux 
jours de péril et d'épreuve, que celte faible nature répon- 
dît à nos découvertes pathologiques par des miracles 
d'abnégation et de dévouement I Nous avons semé Pé- 
goïsme, le sensualisme, le culte de la matière, la parodie 
insolente et bouffonne de toutes les grandes traditions, 
de toutes les saintes croyances, de tous les poétiques 
souvenirs, et nous voudrions récolter l'héroïsme et Tesprit 
de sacrifice! Nous avons raillé le patriotisme, l'amour, la 
religion, la vertu, tous les éléments dont se composent 
l'autorité morale et le respect, et nous demanderions à nos 
lecteurs, à nos disciples, d'aimer, de croire, de souffrir, 
d*obéir, d'accepter, pour le salut de leur pays, les ri- 
gueurs de cette discipline sans laquelle la guerre ne peut 
être qu'une alternative de succès illusoires et de déroutes 
irréparables! Nous avons, dans nos romans populaires, 
tirés à trois cent mille exemplaires, irrité les unes contre 
les autres les diverses cla^sessociales; nous avons enseigné 



NOTRE CONVERSION 59 

aux pauvres, aux prolétaires, aux ouvriers, l'envie, la 
haine, la méfiance; ils ont pu supposer en nous lisant que 
les riches possédaient, non-seulement le privilège du luxe 
et des joies du monde, mais le monopole du crime et de 
l'impunité; et nous serions surpris que riches et pauvres, 
patriciens et plébéiens, ne se soient pas unis dans un 
même élan, sans autre pensée que de repousser l'invasion; 
que ceux-ci, émancipés et affolés par le 4 septembre, aient 
PROFITÉ DU PRUSSIEN pour assouvîr leurs rancunes, que 
ceux-là soient restés suspects, jusque sur les champs de 
bataille où leur sang coulait à flots pour la patrie!... 

Non, non, c'est impossible! humilions-nous, confessons 
nos torts et entrons dans une voie nouvelle. Vaincus, 
brisés, rançonnés, ruinés, nous pouvons nous relever 
encore, mais à condition de prendre au sérieux la leçon 
terrible que nous venons de subir. Allons ! à l'ouvrage ! 
Adorons m que nous avons brûlé; brûlons ce que nous 
avons adoré 1 Ces races germaniques qui guettaient leur 
proie tout en se divertissant des frivolités de notre esprit 
et de nos spécialités d'amuseurs, laissons-les abuser de 
leur victoire, compter notre or, peser de tout leur poids 
sur les provinces conquises; mais du moins ôtons-leur 
le droit de répéter, avec leur gros rire tudesque, qu'elles 
sont certaines de nous tenir à jamais en échec parce que 
nous ne sommes plus qu'un peuple d'histrions, de bavards, 
de fanfarons, de hlagueursy de corrupteurs et do saltim- 
banques. Pour notre part, artistes, écrivains, penseurs, rê- 



60 NOUVEAUX SAMEDIS 

veurs^ formulons ainsi notre programme : Rien n'est 
perdu; notre chère France, si fertile en ressources, 
peut redevenir ce qu'elle a été , ce qu'elle doit être , si 
nous employons à réparer le mal la moitié du travail, du 
talent, des efforts que nous avons dépensés pour le 
faire. 

Telle était ou telle aurait dû être notre situation mo- 
rale en ces jours de deuil et d'angoisse qu'éclairait à peine 
une lueur d espérance, ou, frappés au cœur par un dé- 
noûment inévitable , par toutes les tragédies de la dé- 
faite, parle dénombrement de nos morts, par les gémis- 
sements de nos blessés, par les conditions d'une paix 
presque aussi cruelle que la guerre, nous apprenions que 
nos malheurs n'étaient pas finis, qu'il y avait à vider une 
nouvelle coupe d'amertume, que les Prussiens n'étaient 
pas nos ennemis les plus dangereux, qu'il nous fallait 
maintenant redouter et haïr, non plus les soldats de M. de 
Bismark , du comte de Moltke et de Frédéric-Charles, 
mais les hordes du cosmopohtisme démagogique, ren- 
forcées du personnel des prisons et des bagues, et com- 
mandées par les héros de l'émeute, du drapeau rouge et 
des barricades. Ainsi rien ne manquait à la leçon : l'a- 
mollissement des caractères, des mœurs publiques et 
privées, sous un régime d'expédient, de fantaisie, d'arbi- 
traire et d'aventure, avait préparé nos premiers désastres, 
aggravés à la fois par notre infériorité numérique, notre 
désorganisation militaire et notre confiance insensée. Un 



NOTRE CONVERSION 61 

faux patriotisme, cousolé d'avance de ces désastres qu'il 
avait secrëtemeift espérés et qui lui livraient la France, 
achevait à domicile l'œuvre de la guerre étrangère et 
poursuivait, sous le pseudonyme de défense nationale, 
l'exploitation en gros et en détail d'une lutte meurtrière, 
ruineuse, impossible, où il ne voyait, lui, que des places 
à prendre, une dictature à exercer, une fortune à faire, 
des préfectures à envahir, du vin à boire, d'honnêtes 
gens à terrifier, des dîmes colossales à prélever sur les 
camps et les couvertures, sur les chaussures et les va- 
reuses, sur Ws coiffures et les tuniques, sur les fusils ei 
les canons. Enfin, ne pouvant plus exploiter la guerre, 
ce patriotisme pour rire et pour pleurer exploitait la 
capitulation «t la défaite; il s'absorbait dans le com- 
munisme cosmopolite, ou plutôt reprenait son vrai sens 
et sa forme véritable , en levant le masque , en retour- 
nant ses batteries, en se déclarant l'ennemi acharné, 
féroce, implacable, non plus des Prussiens, des Saxons et 
des Bavarois, mais de la France agonisante, de la pro- 
vince désolée, de la société tout entière. Ce n'était plus le 
plagiaire ou le parodiste de Danton, de Robespierre et de 
Camille Desmoulins, cherchant dans la guerre un pré- 
texte pour foncier sa République et en justifier les excès; 
^ c'étaient Vautrin et Cartouche, passant tout à coup à l'état 
de personnages politiques, élevant la scélératesse à la hau- 
teur d'un parti, échappant aux gendarmes pour signer 

des décrets, profitant de l'orage pour dévaliser les voya- 
4 



6? NOUVEAUX SAMEDIS 

geurs, de l'incendie pour saccager les maisons, du nau- 
frage pour s'emparer des épaves. 

Nos douleurs en étaient plus profondes; mais noire 
devoir n'en était que mieux tracé. L'avons-nous accom- 
pli? Voyons-nous poindre, en littérature, un essai de 
réaction contre les dissolvants dont s'effrayaient, sous 
l'Empire, les esprits les plus optimistes ? Nos auteurs en 
vogue cherchent-ils une inspiration nouvelle, plus saine 
et plus virile, où les proscrits du 2 décembre, les absents 
du 4 septembre, l'idéal, le spiritualisme, l'honneur, la 
vérité, Thonnôteté, la foi, l'enthousiasme, le sentiment 
de la grandeur et de la pureté morales, l'effort généreux 
de l'homme vers quelque chose de meilleur que lui, re- 
prennent enfin leur rang et leur place? Ceux d'entre nous 
dont les souvenirs remontent à 1848 peuvent^ils établir 
une comparaison entre l'attitude de la société d'alors et 
les sympômes qui nous inquiètent aujourd'hui? A cette 
époque,— on ne saurait l'ignorer, mais il est bon de le re- 
dire,— pas un enseignement ne fut perdu, dans le monde 
de l'intelligence et de la pensée. Après les premières 
heures d'étourdissement et de surprise, quand nous vîmes 
sortir des flancs de la République naissante, comme des 
bêtes fauves de leur repaire, les doctrines extravagantes 
qui s'appelaient alors Proudhon, Raspail, Louis Blanc> 
Pierre Leroux, Blanqui, Barbes, Considérant, Gabet, il y 
eut, dans la société et dans la littérature, un immense 
mouvement de recul vers les idées d'ordre et de sagesse 



NOTRE CONVEaSION 63 

qui devaient nous défendre contre ces folies; un accord 
tacite pour oublier momentanément les dissidences de 
détail et ne former qu'une seule armée; l'armée du droit 
et de la vérité, de la justice et du bon sens, attaqués ou 
menacés. On put constater, pendant cette phase trop 
courte , des conversions qui eurent malheureusement 
plus d'éclat que de durée. 

Pour ne citer qu'un exemple, la plus célèbre de nos 
Revues se donna pour mission de résister énergiquement 
aux courants démocratiques et révolutionnaires. Sa chro- 
nique, rédigé0 par M. Saint-Marc Girardin^ fit main basse 
sur les dangereuses sornettes de la tribune et de la presse 
républicaines ; Lélia fut brusquement renvoyée aux 
bulletins de la République et à Tintimité de M. Ledru- 
Rollin. Alfred de Musset, le poëte du caprice et du rêve, 
fut sérieusement invité à échanger la marotte de Fan- 
tasio (sontre le fouet du satirique et à ranimer sa verve 
défaillante aux dépens des Brutus de club et d'estaminet. 
Plus d'hérésies, de paradoxes, de concessions à ces har- 
diesses de sentiment et de pensée qui, disait-on, nous 
coûtaient si cher. Plus de complaisances pourles ivresses 
delà passion révoltée contre le devoir, pour les songes de 
l'utopie révoltée contre la loi, pour les témérités de l'esprit 
révolté contre Dieu. La religion , la propriété, la famille, 
la monarchie, le principe d'autorité dans son expressioil 
la plus absolue, furent tout étonnés de ne plus rencon- 
trer que des défenseurs intrépides là où ils ne trouvaient 



84 NOUVEAUX SAMEDIS 

autrefois qu'une neutralité hautaine ou une hostilité 
superbe. Un jour, la signature de H. Louis Veuillot parut 
au bas.d'unecle ces pages arrachées aux griffesdu démon. 
Il y publia ces scènes un peu confuses, un peu excessives, 
mais très- émouvantes, intitulées le Lendemain de la 
Victoire, auxquelles nos malheurs et nos crimes de 1871 
ont donné un caractère prophétique et rendu une actua- 
lité doulouTexxse.OxjÂy en 1849, telle était noire orthodoxie 
politique et religieuse, que M. Louis Veuillot put écrire 
dans la Revue des Deux Mondes sans aller le dire à Rome. 

Hélas! chacun de ces souvenirs — quorum pars 
parva fui — ressemble à une épigramme contre l'heure 
présente. Rien de pareil ne s'est produit parmi nous de- 
puis des catastrophes autrement poignantes que celle de 
1848. Entre la capitulation de Paris, la chute de la Com- 
mune et le moment où j'écris, on chercherait vainement 
l'indice d'une tentative sérieuse, d'un effort collectif et 
réfléchi pour réparer le fait par l'idée, le désastre par 
la leçon, l'abaissement extérieur parla revanche morale. 
Quelques légers symptômes de convalescence se sont ma- 
nifestés d'abord, puis ont disparu. On eût dit des al- 
cyons blessés, qui essayaient de reprendre leur vol, puis 
replongeaient au fond d'une mer remplie de récifs et de 
débris. 

D'où vient cette différence? Elle a bien des causes; je 
ne prétends pas les détailler toutes; je voudrais en in- 
diquer quelques-unrs. 



NOTRE CONVERSION 65 

La révolution de février, éclatant en pleine paix, en 
pleine prospérité, trouvait la France stupéfaite, mais in- 
tacte; intacte au dehors : car non-seulement ses fron- 
tières n'étaient ni entamées, ni menacées, mais c'était 
elle dont l'exemple , l'initiative, l'électricité révolution- 
naire, se répandaient en Europe comme une sorte d'inva- 
sion idéale ; — intacte au dedans : car, sous le gouverne- 
ment qui tombait, la liberté et l'intelligence avaient main- 
tenu leurs droits, soit par une adhésion qui n'avait rien 
de servile, soit par une opposition qui nous préparait à la 
lutte. Au milieu de ses torts ou de ses fautes de détail, 
malgré le vice de son origine, le régime de 1830 avait eu 
le mérite de nous faire vivre au grand jour et respirer le 
grand air. Nous ne sentions pas le renfermé. La Répu- 
blique de 1848 simplifiait ce qu'il y a toujours d'un peu 
compliqué dans la situation d'honnôles gens, conserva- 
teurs par état, par intérêt et par goût, fatalement ame- ' 
nés à combattre les gardiens officiels de Tordre et de 
la sécurité publique. Une fois délivrés de cet honorable 
contre-sens, quelle aubaine ! Autour de nous, nos ad- 
versaires de la veille, devenus nos alliés naturels et légi- 
times; devant nous, des sophismes, des promesses chi- 
mériques, des menaces violentes, de grossiers mensonges, 
sur lesquels il n'y avait pas de malentendu possible; des 
questions de vie et de mort à poser et à résoudre; assez 
de sujets de crainte pour nous tenir en haleine, assez 

d'encouragements pour garder le sentiment de nos for- 

4. 



66 NOUVEAUX SAMEDIS 

ces, révidence de notre devoir et Tespérance du succès. 
Tout dut se ressentir de cette libération de la pensée : 
la littérature, le roman, le théâtre, la polémique trans- 
portée sur son véritable terrain. Si cette phase avait été 
moins courte, nul doute qu'elle n'eût amené une nou- 
velle renaissance où le voisinage du danger, la liberté de 
parler et d'écrire pour le conjurer, le réveil de notre 
conscience avertie par notre responsabilité morale, se 
fussent combinés pour élever et assainir les œuvres de 
l'esprit. Je n'en voudrais pour preuve que quelques con- 
trastes résumés en deux dates et deux noms. En 1849, 
M. Emile Augier écrivait Gabrielle,iin éloquent plaidoyer 
eu faveur du mariage et de la famille; en 1869, au déclin 
de l'Empire, à la veille de nos calamités, il faisait jouer 
Lions et Renards^ une lourde et gauche satire contre les 
communautés religieuses qui allaient être pillées parl'état- 
major du 4 septembre et les bandes de Garibaldi. En 1849, 
M. Octave Feuillet débutait par des Scènes et Proverbes 
d'une pureté remarquable, élégantes réhabilitations delà 
vertu, où s'accusait la prépondérance de l'âme. A la fin 
de l'Empire, atteint de l'épidémie universelle, il nous ser- 
vait le ragoût pimenté de Jf. de Camors; il nous intéres- 
sait, dans Julie, à une indécente surprise de l'amour et 
du hasard ; et aujourd'hui, quand nos douleurs et nos 
humiliations vibrent encore, au milieu d'une occupation 
prussienne qui ne finit pas et d'une ligue communiste qui 
voudrait bien recommencer, il nous donne Julia de 



NOTRE CONVERSION 67 

Trécœur, récit monté de ton, poussé au vif, chargé d'insa-- 
lubres arômes, développement raffiné d'une donnée sca- 
breuse, fâcheuse récidive sur laquelle je reviendrai avant 
de terminer cette étude. 

Malheureusement, nous fûmes rassurés trop vite, et par 
des moyens trop violents. En nous rassurant, on nous 
désarma; en nous répétant que nous n'avions plus rien à 
craindre, on nous persuada que nous n'avions plus rien à 
faire. Évincés par le décret, suppléés par le gendarme, 
nous perdîmes le sentiment de cette responsabilité, un 
des plus nobles ressorts de l'activité humaine, sans lequel 
l'exercice de la pensée n'est plus qu'un futile jeu d'esprit. 
N'ayant pas à raisonner avec la force , contraints , 
le bâillon à la bouche, d'avouer que nous étions assez 
libres çt tout à fait tranquillisés , nous fûmes privés à 
la fois de la nécessité et de la permission de nous défen- 
dre; la certitude dd devoir disparut avec l'imminence du 
danger. Nous dûmes nous reposer sur le maître du soin 
de nous tenir lieu d'autorité, de liberté, de protection, de 
sauvetage, d'initiative, d'énergie, de résistance, d'idées, de 
lumière et de morale; ce qui en est résulté, vous le savez, 
et je n'ai pas besoin de le redire. 

Vous voyez d'ici la pente, et comment, énervés par un 
repos forcé et une prospérité mensongère, nous n'avons 
pu être raffermis par nos infortunes. La défaite, la Répu- 
blique et leurs suites, nous ont pris au dépourvu dans un 
moment où nous n'avions plus ni l'habitude de réfléchir, 



68 NOUVEAUX SAMEDIS 

ni la force de réagir, ni le courage de lutter. Le 4 sep- 
tembre, en se vantant de nous débarrasser de TEnipire, 
n'a su qu'achever son œuvre, et jamais deux éléments 
d'apparence plus hostile ne se sont combinés et fondus 
plus aisément et plus vite. C'a été la fatalité de cette 
horrible guerre, que, grâce à des circonstances inouïes, 
elle nous démoralisait en nous ruinant; que chacune de 
ses blessures se doublait d'une plaie intérieure, et que 
nous avons vu s'accroître simultanément, là Thumiliation 
de nos armes, ici le désordre des idées et Taffaiblissement 
des caractères. Qu'une maladie aiguë frappe un homme 
bien portant et robuste, il y a encore mille ressources; 
mais qu'elle s'ajoute à une maladie chronique dont il s'est 
longtemps dissimulé les ravages, le danger est mille 
fois plus grand et les moyens de salut mille fois moindres. 
Cette comparaison médicale nous semble contenir toute 
la différence entre ces deux époques et ces deux crises: 
1848 et 1871. 

De là, notre désarroi, notre malaise, la difficulté que 
nous éprouvons à voir clair au milieu des ombres qui 
nous enveloppent, à préciser ce qui nous effraye, à 
comprendre ou à pratiquer ce qui pourrait nous sauver; 
déroute morale qui répond à nos déroutes matérielles. De 
là ces défaillances individuelles ou collectives, cette envie 
de dire: « A quoi bon?» — cette tendance à éparpiller la 
défense au moment où l'attaque devient plus redoutable. 
De là enfin, dans le domaine de la littérature et de l'art. 



NOTRE CONVERSION 69 

cette inertie de gens qui se sentent inutiles et qui se 
voient abandonnés... Remarquez que je ne dis rien de 
ceux qui, ne voulant pas rester oisifs^ reprennent tout 
simplement les choses au point où ils les ont laissées en 
juillet 1870, se bornant à accentuer plus encore la facé- 
tie, la bouffonnerie, lagravelure, à relever leur gros sel gau- 
lois d'une forte pincée de poivre deCayenne, afin de triom- 
pher un instant des préoccupations publiques ; tant il est 
vrai que la France et le Paris d'aujourd'hui sont encore 
le Paris et la France d'il y a deux ans, que le règne de 
Gambetta et le règne de M. Thiers ont continué, en l'en- 
laidissant encore, le règne de Napoléon III ! Il n'y a rien 
de changé... Hélas I il n'y a que des Français de moins! 
Ajoutez à ces conditions déplorables le scandale de 
certaines impunités, l'incertitude du lendemain, la cyni- 
que insolence des insolvables d'autrefois, parvenus de 
notre ruine; la corruption des masses fomentée par un 
régime où tout favorise le mal et paralyse le bien ; Tim- 
possibilité d'avoir un auditoire à moins de flatter toutes 
les passions et de plaider pour toutes les folies ; le lugubre 
carnaval de l'ignorance, de la méchanceté, de la bêtise 
et du vice; le barbarisme — en attendant la barbarie — 
trônant dans nos assemblées départementales et com- 
munales; vous comprendrez qu'à moins d'être doué d'une 
vocation particulière, d'une obstination de fanatique ou de 
monomane, il est bien difficile de rêver ou d'entreprendre 
une renaissance littéraire. 



70 NOUVEAUX SAMEDIS 

Ces préliminaires, beaucoup trop longs -* bien qu'a- 
brégés — nous ont retenus au seuil de notre cabinet de 
lecture ; entrons maintenant, et voyons si les œuvres 
justifient la préface. 



II 



Le mouvement s'annonçait bien. Il ne s'agissait pas — 
ai-je besoin de le dire? — de publier, immédiatement 
après la capitulation de Paris, des œuvres purement litté- 
raires, dictées par un esprit de réparation et de salut ; 
non. Mais, pendant cette phase bien courte qui va de Far- 
mistice aux élections municipales du 30 avril, il nous 
fut permis, au milieu de nos douleurs patriotiques, de 
nos humiliations nationales, des colères soulevées par 
les premiers crimes de la Commune, d'espérer, en litté- 
rature comme en politique, la revanche des honnêtes 
gens. On ne pouvait se dissimuler ce que la situation avait 
de cruel et d'effrayant; mais, malgré ses profondes bles- 
sures, le cœur de la France battait encore ; sa volonté 
s'affirmait, et il suffisait, semblait-il, d'obéir à cette volonté 
vengeresse pour commencer le travail de sauvetage, 
extraire le bien de l'excès du mal, e ' *re de ros mal- 



NOTRE CONVERSION 71 

heurs mômes un point de départ vers des destinées 
meilleures. 

Le pays paraissait si décidé à réagir contre les folies 
et les fautes qui avaient assuré, prolongé et envenimé la 
victoire des Prussiens ! si résolu à se débarrasser des 
grands et des petits coupables du 4 septembre, de ces 
hommes funestes, criminels ou grotesques, prodiges de 
vanité furieuse, d'égoïsme implacable, d'ambition enra- 
gée , d'impiété stupide , d'ineptie présomptueuse , qui 
s'étaient faits les complices des armées allemandes, 
moins 0mpressés de les combattre que de partager 
avec elles les épaves du naufrage et les lambeaux de leur 
proie ! Quel que fût le vrai sens des élections du 8 février, 
qu'il fallût y chercher un retour à la monarchie, provo- 
qué par la dérisoire impuissance de la République, ou 
simplement un désir, plus unanime qu'héroïque, de paix 
à tout prix^ le résultat était acquis, décisif, irrévocable ; 
il n'y avait plus qu'à en profiter; le suffrage universel 
et les rancunes populaires donnaient carte blanche aux 
nouveaux élus; grâce à un concours de circonstances qui 
ne devaient plus se renouveler, on était à un de ces mo- 
ments, rapides, uniques, qu'il faut saisir au vol, où tout 
est possible dans l'intérêt de l'ordre et de l'autorité mo- 
rale, comme d'auii es moments rendent tout possible à l'au- 
dace démagogique. Personne, pendant ces jours si vite 
écoulés, n'eût accusé nos mandataires d'abuser de leur 
triomphe, s'ils en eussent tiré toutce qu'il pouvait et devai 



72 NOUVEAUX SAMEDIS 

produire. Pour ne citer qu'an exemple et un nom, nul ne 
se fût récrié si l'Assemblée, interprète des justes griefs 
de la France, eût mis en accusation M. Gambetta, le même 
Gambetta que nous voyons aujourd'hui promener de pro- 
vince en province, de festin en banquet et de fenêtre en 
balcon, son intarissable faconde; le même Gambetta que 
la bètiie des uns et la perversité des autres ont replacé 
sur un piédestal, à qui des ovations extravagantes ont re- 
fait une popularité, qui traite avec le gouvernement de 
puissance à puissance et cajole la vieillesse de M. Tbiers 
comme un neveu flagorne un vieil oncle à succession. Il 
le comprit si bien qu'il se déroba et resta hors de France, 
jusqu'à ce que les frères et amis lui eussent écrit que le 
péril était passé, que nous n'avions plus môme de mé- 
moire, qu'il dépendait de lui d'être réhabilité, reverni, 
rajusté par la dénaocratie triomphante, de retrouver sur 
les ruines qu'il a faites une.seconde jeunesse politique, de 
redevenir un chef de parti et de guetter le moment favo- 
rable pour être une seconde fois dictateur au profit des 
anarchistes comme il Tavait été une première fois au pro- 
fit des Prussiens. 

N'importe! idole aujourd'hui et point de mire de 
quiconque pense que nous sommes encore trop gou- 
vernés et qu'une part trop large est laissée aux prin- 
cipes d'autorité , le citoyen Gambetta était alors ce 
que ses rodomontades et ses bévues l'avaient fait : le 
principal auteur de nos misères, l'iliégiiliié vivante et 



NOTRE CONVERSION 73 

flagrante, Tintroducteur et le complaisant de Garibaldi 
et de ses bandes ;rorganîsateur de la déroute, du désor- 
dre, du ga$ipillage ; le dissolvant de toute défense sérieuse ; 
le fléau de nos généraux; Thomme dont la présomption 
n'avait eu d'égales que son incapacité et son ignorance; 
l'absurde autocrate qui avait substitué sa volonté à celle 
de la nation, et qui, en retardant la paix pour le bon plai- 
sir de son orgueil, Favaitrendueplus écrasante; le Danton 
manqué, le faux Dumounez, le Garnot pour rire, dont 
chaque phrase, chaque dépêche nous avait coûté des 
milliers d'hommes et des centaines de millions; le patron 
et l'éditeur responsable de tout cet état-major d'estaminet 
et de brasserie, misérable bohème affamée de places, 
d'argent et de ripaille, qui s'est enrichie de notre Infor* 
tune et a déshonoré nos désastres. 

Sévir contre de pareils méfaits, rendre à jamais impos- 
sible le retour de pareils hommes, ce n'eût pas été, de la 
part de ceux à qui le suffrage populaire venait de donner 
le pouvoir, un acte d'arbitraire, mais Texercice d'un 
mandat; une exagération de parti, mais Taccomplis- 
sement d'un devoir ; l'exploitation d'un caprice delà mul- 
titude au bénéfice de passions ou de réactions politiques, 
mais l'interprétation légitime de la volonté nationale, for- 
mulée dans des noms. 

Deux sentiments dominèrent cette période d'anxiété et 
d'espérance, qui dura si peu et dont on ne saurait parler 
que comme d'un songe ; chez nous tous, -r quelle que soit 



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74 NOUVEAUX SAMEDIS 

répithète qu'on nous décerne ou qu'on nous inflige, •— 
conservateurs, libéraux, hommes d'ordre, monarchistes, 
réactionnaires, — en même temps que les lueurs d'un 
espoir chèrement acheté, un immense élan de patriotisme, 
le réveil de cet esprit de sacrifice sans lequel les peuples 
sont également incapables de moraliser leur prospérité 
et de réparer leurs malheurs; le désir, j'allais dire le be- 
soin de nous dévouer à une œuvre encore indéfinie qui 
eût mené de front le rétablissement de la monarchie, la 
rançon de la France et la libération du territoire. Nous 
eûmes alors comme le pressentiment de cette souscrip- 
tion nationale, de ce gigantesque impôt volontaire qui de- 
vait s'essayer et avorter plus tard. Je ne le discute pas au 
point de vue financier et politique; il est possible que 
ce ne fût qu'un beau rêve, que les griffes de Bismark 
eussent déchiré ce tissu de soie et d'or brodé par les 
blanches mains des femmes de France ; mais je dis qu'il 
y avait la une grande idée où la question de chiffres 
n'était que Taccessoire, où il fallait voir surtout l'avan- 
tage de réhabiliter notre pays aux yeux de l'Europe, de 
faire acte de vitalité au milieu de nos décombres, et de 
créer un terrain neutre favorable à la réconciliation des 
partis. J'ajoute que, tombée en mars 1872, cette idée eût 
très-probablement réussi en mars 1871, alors que nous 
n'étions pas encofe divisés, fractionnés, aigris, découragés, 
paralysés, annulés par les victoires électorales des déma- 
gogues et des communistes, parles habiletés de M. Thiers, 



NOTRE CONVERSION 75 

pdr les connivences de son gOQvernement avec ses plus 
dangereux ennemis et par les obscurités toujours crois- 
santes de notre chaos politique. 

Ce qui dominait chez les républicains de toutes nuan- 
ces, — môme les plus vives, *- c'était la peur, l'abatte- 
ment, la quasi-certitude que leur règno était fini, que 
leur troisième République allait rejoindre les deux autres, 
que leur cher suffrage universel venait de les condamner à 
mort, qu'ils ne tarderaient pas à avoirde terribles comptes 
à rendre, que l'œuvre néfaste du 4 septembre avait cessé 
de vivre, et qu'il ne restait plus qu'à discuter et à régler 
les formalités de l'enterrement. Libre à eux d'affirmer le 
contraire, à présent qu'ils ont retrouvé leur audace, 
qu'ils spéculent sur l'oubli, et que, par la faute des évé- 
nements et des hommes, ils sont redevenus sur bien des 
points nos seigneurs et maîtres. Il n'en est pas moins 
vrai que, pendant près d'un trimestre, ils ont cru la partie 
perdue, que plusieurs s'esquivaient déjà, que les plus 
braves bouclaient leur valise. J'habitais alors le pays le 
plus affreusement gangrené de communisme. Il y avait 
là des journaux inouïs, qui semblaient sortir d'unégout, 
partagé entre des bandits et des vidangeurs. On en remar- 
quait un, rédigé par un charcutier et protégé par un pré- 
fet gambettiste qui avait tenu les écritures d'une troupe 
de saltimbanques. Un mois auparavant, il mordait à 
belles dents sur l'aristocrate et le prêtre, le château 
et le couvent. Après le 8 février, chacun de ses articles, tra- 



76 NOUVEAUX SAMEDIS 

(luit en français, signifiait : « Frère, il faut mourir! » et 
en latin : Cœsare, morituri te salutant! — César, c'était 
Ja multitude, c'était lepeuple, empereur capricieux et mo- 
bile, qui a desîouméesde folie et des heures de bon sens. 
En vérité, on ne peut se défendre d'un mouvement de 
douleur et de dépit, quand on songe que la République 
ne tenait alors qu'à un fil, qu'un mot eût suffi pour nous en 
délivrer, qu'il y a eu des bouches pour dire ce mot, des 
ciseaux pour couper ce fil, et que nous la possédons 
encore I . .. Possideor, quia possideo /. .. 

C'est à ce double sentiment que répondirent, entre 
autres publications, deux écrits signés de deux noms qui 
avaient une valeur particulière ; la Lettre sur les choses du 
jowr, par M. Dumas fils, et le Journal d'un Voyageur 
pendant la gtierre,de madame Sand. (Mars et avril 1871.) 

Que l'auteur du Demi-Monde ait gâté plus tard ou 
compromis par dos pièces de théâtre, qui ne sont pas de 
ma compétence, l'excellent eflfet de sa Lettre, c'est 
possible, c'est fâcheux, et l'on peut reconnaître, dans ce 
détail comme dans beaucoup d'autres, ce qu'il y a eu 
d'illusoire dans notre conversion. Il n'en est pas moins 
vrai que cette Lettre, où il n'y aurait à retrancher que 
quelques lignes d'une pathologie trop réaliste pour en 
faire un chef-d'œuvre, indiquait en abrégé tout notre pro- 
gramme de renaissance morale, de réhabilitation politique 
et de future revanche. De sages conseils y alternaient avec 
des croquis enlevés de main de maître. C'est là que 



NOTRE CONVERSION 77 

M. Gambetta a été appelé pour la première fois V illustre 
Gaudissart ; liiTe définitif qui survivra à ses harangues! 
Tour à tour satirique et moraliste, confiant à la comédie 
aristophanesque le soin de satisfaire nos rancunes pour 
mieux nous faire agréer ses leçons, M. Dumas nous rap- 
pelait à la grande loi du devoir et du travail, à cette vérité 
qui devrait sortir tout armée, comme Minerve, du milieu 
de nos calamités : à savoir, que personne ici-bas n'est dis- 
pensé d'accomplir une tâche et de donner un exemple ; 
que les riches ou soi-disant tels doivent être désormais 
aussi laborieux que les pauvres ; que nous pouvons nous 
relever, rendre à la France son rang, son honneur, sa ri- 
chesse, ses frontières, mais à condition de rompre avec 
la mollesse des années heureuses, avec le goût des futilités 
brillantes, avec le désœuvrement des classes privilégiées, 
avec cette fièvre de plaisir qui refuse de songer au len- 
demain : à condition d'accepter à la fois toutes les consé- 
quences de notre malheur avec les sacrifices qu'il impose, 
de le prendre très au sérieux sans l'autoriser à nous abat- 
tre, et de nous tenir également éloignés de la frivolité 
qui s'étourdit pour échapper à l'irréparable et du déses- 
poir qui se récuse sous prétexte qu'on ne peut plus rien 
réparer. 

Que tout le monde— à commencer par l'auteur — eût agi 
d'après cet irréprochable manifeste : assurément nous ne 
serions pas aujourd'hui rentrés en possession de l'Alsace 
et delà Lorraine; nous n'aurions pas payé nos dettes, et 



78 NOUVEAUX SAMEDIS 

la France ne serait pas redevenue la grande nation da grand 
roi; mais noas n'éprouverions plus ce malaise, ce mécon- 
tentement d'aatrni et de noas-mêmes, disposition détes- 
table qaand on a des raines à relever, des ennemis à 
combattre, des plaies à guérir et des périls à conjurer. 

Tout a été dit sur le Journal de madame. S^nd, et je 
n*ai pas attendu ce moment pour en parler. Elle n'a pu 
se plaindre, cette fois, de ceux qu'elle accusait de déni- 
grement systématique à l'égard de ses imaginations et de 
ses sophismes romanesques. Ils lui ont fait bonne mesure. 
Quelques aveux arrachés par l'évidence à cette plume 
paradoxale, quelques mots de doute, d'angoisse ou de 
reproche, inspirés par l'incapacité des hommes du 4 sep- 
tembre, devinrent dessymptômes certains de convalescence 
politique et morale, un retour à la vérité et au bien, une 
CONVERSION, en un mot, bien faite pour affermir ou 
accélérer les nôtres. Nous savions tant de gré à madame 
Sand d'avoir osé dire de M. Gambetta ce que nous com- 
mencions tous à en penser! Surtoutnous étions si heureux, 
si reconnaissants de ses dernières pages, qui, tout en 
observant \e décorum imposé à l'ancienne amie de Pierre 
Leroux et de Ledru-Rollin, annonçaient clairement la fin 
de la République ! Il n'en fallut pas davantage pour 
effacer tous nos vieux griefs; madame Sand était conver- 
tie ! Elle allait désormais consacrer aux bonnes causes 
ce talent qu'elle avait si souvent dépensé pour les 
mauvaises ! Heureuse nouvelle qui ne nous consolait 



NOTRE CONVERSION 79 

pas de la destruction de nos armées et de la perte de nos 
provinces, niais qui, en attendant mieux, réalisait le 
proverbe : « A quelque chose malheur est bon ! « 

Hélas! l'illusion fut de peu de durée. Le 1er mai i87i, 
— j*ai la date sous les yeux, sans quoi je refuserais d'y 
croire,— madame Sand publiait, sous le titre de Francia, 
un nouveau roman que je n'hésite pas à classer parmi l8S 
pires actions de sa vie littéraire. Francia! qui de nous, en 
lisant ce titre, en s'arrétant à cette date, n'aurait attribué à 
l'auteur une intention allégorique, la création d'un person- 
nage de femme ou de jeune fille, symbole vivant de notre 
malheureuse France blessée, meurtrie, mutilée, mais tou- 
jours chère à ses enfants et tendant vers nous ses mains 
suppliantes avec des paroles de tendresse, de douleur et de 
paix? On ouvre la première page et on lit : <c Le jeudi 
» 31 mars 1814, la population de Paris s'entassait sur 
» le passage d'un étrange cortège... Le tsar Alexandre, 
» ayant à sa droite le roi de Prusse et à sa gauche le 
» prince de Schwarzenberg, etc.. Comme toujours, 
» en refusant au peuple le droit de se défendre lui-même, 
» en se méfiant de lui, en lui refusant des armes, on 
» s'était perdu... A mesure qu'on avançait vers les quar- 
» tiers riches, l'entente se faisait, l'étranger respirait... 
» L'élément royaliste jetait le masque, et se précipitait 
» dans les bras du vainqueur... Cette joie folle applau- 
» dissait à l'abaissement de la France... En présence des 
^ honteuses sympathies delà noblesse, le prince Mour- 



80 NOUVEAUX SAMEDIS 

» zakine ne comprenait plus... Le badaud de Paris 
» admira, se réjouit, et s*imagina que l'invasion ne lui 
> coûterait rien... etc., etc. » 

En d'autres termes, ce roman, publié le 1*^ mai 1871, 
quarante-quatrième jour du règne de la Commune, 
huitième mois de la République de septembre, est un 
pamphlet contre la Restauration de 1814, ramenée parles 
baïonnettes étrangères, contre les riches qui applaudis- 
saient à rentrée des alliés» tandis que l'héroïque population 
des faubourgs sauvegardait l'honneur de la France par la 
morne dignité de son attitude ; contre les marquis igno- 
bles et gr(^tesques qi;ii avaient désiré la défaite de notre 
armée et la chute de l'empereur ; contre les marquises 
dévergondées qui se jetaient à la tête ou dans les bras des 
officiers russes ou prussiens ; contre les crimes de lèse- 
patriotisme commis par les classes aristocratiques et ser- 
vant de repoussoir aux protestations intrépides de la 
sainte multitude; pamphlet tel qu'aurait pu l'imaginer, 
en 1822, un rédacteur du Constitutionnel ou du Courrier 
français, écrivant avec la plume de Cauchoix-Lemaire 
sur le bureau de Manuel, en- face des portraits de Joa- 
chim Murât, du général Bertriand et du, martyr de Sainte- 
Hélène !... 

On se frotte les yeux, on croit être dupe d'un rêve ou 
plutôt d'un cauchemar, quand on pense que ce roman — 
ennuyeux d'ailleurs et absurde au delà de toute expres- 
sion — a été imprimé, publié, lu, à l'heure même où 



NOTRE CONVERSION Si 

rhérotque population des faubourgs et ses dignes chefs, 
les Raoul Rigault, les Assi, les Mégy, les Félix Pyat, 
fraternisaient avec les Prussiens en complétantleur œuvre ; 
que les anciens ou nouveaux amis de madame Sand, les 
Jules Favre, les Jules Ferry, les Jules Simon, les Arago, 
lesGambetta, les Rochefort, n'avaient pu réaliser son idéal 
de république qu'à la suite de défaites autrement écra- 
santes que celles de 1814; que, sans ces défaites, secrète- 
ment désirées par presque tous les républicains, le 4 
septembre était impossible, et que, par conséquent, leur 
République nous fît-elle autant de bien qu'elle nous a 
fait de mal, nous donnât-elle autant de prospérité, de 
paix, de liberté, de gloire, que nous en a donné la 
Restauration, il lui resterait encore cette tache indélébile: 
avoir été ramenée par l'artillerie prussienne ; avoir eu 
pourprécurseurs, pour pères etpourparrains,des hommes 
qui se sont réjouis denos désastres, nécessaires à l'assou- 
vissement de leurs ambitions et de leurs convoitises ; 
être éternellement liée, dans l'avenir et dans l'histoire, 
aux fatales journées de Reischofîen et de Forbach, à la 
lugubre capitulation de Sedan ! 

Vous avez remué de vieilles cendres, ravivé de vieux 
mensonges, ranimé de vieilles haines, caressé de vieux 
préjugés dont ne veulent plus même les philosophes de 
récoie de Renan, les historiens de l'école Vaulabelle ; et 
cela au moment où la France avait le plus besoin de l'u- 
mon de tous ses enfants; vous calomniez les marquis et 



82 NOUVEAUX SAMEDIS 

les marqaises, vous glorifiez la plèbe des émeutes et des 
barricades, au moment où les fils de gentilshommes et de 
royalistes venaient de verser leur sang sur les champs de 
bataille, où les républicains trouvaient plus prudent et 
plus lucratif de faire de Uagitationà Tintérieur, loin, bien 
loin du théâtre de la guerre; où les femmes de vos héros 
plébéiens jouaient du pétrole, où la population des fau- 
bourgs, ce modèle de patriotisme et d'héroïsme, allumait 
ses torches, bourrait ses fusils, massacrait les généraux et 
les prêtres, incendiait les édifices, piétinait le cadavre san- 
glant de Paris, pactisait avec l'ennemi vainqueur pour 
qu'il lui fût permis de prolonger quelques semaines de 
plus ses orgies de luxure, d'ivrognerie, de haine, d'a- 
théisme et de crime! démence d'un esprit enfermé dans 
ses sophismes comme un monomane dans son idée fixe ! 
Combien de fois faudra-t^ilvous répéter que la restau- 
ration des Bourbons, se rencontrant avec la chute de 
l'Empire, fut une délivrance, que toutes les classes de la 
société la saluèrent comme telle, tandis que la République 
de septembre, se rencontrant avec nos. défaites, fut une 
calamité de plus? Combien de fois faudra-t-il redire que 
les douces et plaintives voix de l'humanité, les sœurs, les 
filles et les mères — les pauvres plus encore que les ri- 
ches — bénirent le retour de la Royauté qui arrêtait l'ef- 
fusion du sang, tandis que votre République a servi désignai 
à de nouvelles boucheries où des conscrits et des mobiles, 
sans pain, sans habits, sans chaussures, sacrifiés aux fri- 



NOTRE CONVERSION 83 

ponncries de vos fournisseurs et à l'orgueil de votre dicta- 
ture, ne parvenaient à la mort qu'à travers d'inexprimables 
souffrances? En admettan môme certaines analogies dans 
les préliminaires de ces deux situations fatalement ame- 
nées. Tune parToncle, Pautrepar le neveu, ne poussez pas 
plus loin le parallèb qui vous accable de ses contrastes ! 
Là, tout fut bienfait, apaisement, retour à la vie, affran- 
chissement de la pensée humaine, soulagement des esprits 
et des cœurs, sécurité, espérance, élan universel versune 
prospérité sans exemple. Ici, tout a été ruine, déchire- 
ment, colères, haine, désordre, anarchie, blasphème, 
pillage, blessures envenimées, guerre aggravée, défaites 
sur défaites, récriminations, invectives, humiliations, op- 
probre, angoisse, et, après vingt mois de ce régime, plus 
d'incertitude, plus de ténèbres, plus de détresse, plus de 
haine, plus de désarroi chez les honnêtes gens, plus d'in- 
solence chez les autres, qu'il n'en faut pour ruiner une 
nation intacte et pour achever une nation vaincue... Oh! 
ne réveillez pas ces souvenirs! Ne provoquez pas ces 
comparaisons ! Ne mettez pas en présence la date de salut 
et la date de mort! Ne choisissez pas le 1er mai 1871 pour 
médire du 31 mars 1814 ! Ce qui n'eût été, il y a deux ans, 
qu'une erreur de romancier accoutumé à vivre de fictions, 
serait aujourd'hui la rechute d'un échappé de Gharenton ! 
C'est pourquoi, en publiant cette incroyable Francia, 
madame Sand, à quelques semaines de distance, a biffé 
les meilleures pages du Journal dun Voyageur. Elle 



84 NOUVEAUX SAMEDIS 

nous a gâté le « Soyons amis , Cinna I > — « Soyons enne- 
mis, Gambetta ! » 

Le nom de M.Edmond Planchât vient natarellement se 
placer à côté de celni de madame Sand, puisque, dans ses 
Lettres et dans son Jov/rnal, elle lui a fait Thonneur de 
le choisir pour un de ses correspondants. M. Plauchut a 
fait le tour du monde en cent vingt jours; c'est très4)ien ; 
il en est revenu avec un récit intéressant, c'est encore 
mieux; mais ne pouvait-il faire son voyage et son livre 
sbus éreinter cette œuvre des Missions étrangères, su- 
blime comme la foi qui l'inspire, comme la charité qui la 
soutient, comme le dévouement qui la guide, comme le 
martyre qu'elle affronte? Lui semble-t-il que les gens 
qui font courir, qui donnent quinze louis d'un fauteuil 
d'orchestre aux premières représentations, qui se ruinent 
pour une danseuse ou qui perdent cent mille francs à 
Monaco, fassent un meilleur emploi de leur argent que 
ceux « dont l'aumône considérable, recueillie centime par 
« centime, sert à diriger de France sur la Chine une 
« foule de jeunes gens préalablement préparés à l'éven* 
« tualité d'une affreuse destinée? » — Ne considérons pas 
le résultat matériel, beaucoup moins illusoire que ne le 
prétend M. Plauchut. Âbstenons-nous de discuter le plus 
ou moins d'efficacité de ces prédications lointaines, de cet 
apostolat suspendu entre l'exil et la mort; ne demandons 
pas si les enfants chinois, sauvés d'une mort horrible, doi- 
vent se compter par milliers ou par dizaines. Mais le prin- 



NOTRE CONVERSION 85 

cipe qni fait agir ces jeunes volontaires de la civilisation 
chrétienne, le sentiment qui les arrache aux douceurs de 
la famille, aux mystérieuses attaches du pays natal , à 
toutes les tendresses et à toutes les joies de ce monde» 
pour les jeter sur une terre étrangère, à demi barbare, 
où il leur suffît d'être reconnus pour être condamnés 
aux plus épouvantables supplices! Notre siècle est donc 
bien riche en croyances, en dié vouements , en enthousiames, 
elles sont donc bien communes, les âmes éprises d'immo- 
lation et de souffrances, préférant le sacrifice au bien-être, 
les tortures aux caresses et la mort àlavie, qu41 convienne 
de les décourager par de froids calculs, de prouver qu'elles 
sontdupesd'uneillusiondangereuse,et que Thumble obole 
qui paye leur voyage pourrait être mieux employée ? Prenez 
garde ! inspirés par une grâce divine ou par une pensée 
terrestre, tous les dévouements, tous les courages, toutes 
les aspirations vers un idéal de grandeur et de beauté 
surhumaines, sont unis par des liens invincibles. Quand 
vous aurez tari ou troublé, dans leur source, l'enthousiasme 
religieux, la folie de la croix, la passion du martyre, êtes- 
vous bien sûr de laisser intacts le patriotisme, Tabnégation 
du soldat, le courage du médecin, l'énergie du travailleur, 
la charité du riche, la résignation du pauvre, toutes les 
facultés généreuses qui sauvent ou rachètent un peuple? 
Quand vous m'aurez démontré que je suis un niais en 
offrant cinquante centimes pour le salut des petits Chinois, 
que direz-vous si je vous réponds que je serais bien plus 



86 NOUVEAUX SAMEDIS 

stupide de donner mille francs pour la libération da ter- 
ritoire? Si vous persuadez à « ce jeune Lyonnais, beau à 
» ravir, que vous avez rencontré à bord de rAchille, 
» qu'il est absurde d'aller se perdre au milieu des magots 
» et des mandarins, » que répliquerez-vous au conscrit 
réfractaire, qui vous dira que, ne possédant pas un pouce 
de terre et trouvé très-beau par les ûllesde son village, il 
serait bien bête d'aller se faire tuer ou défigurer par 
un obus prussien? — Nivelez, citoyens démocrates et libres 
penseurs, nivelez les consciences et les âmes, comme vous 
avez nivelé toutes les classes, comme vous voulez nive- 
ler toutes les fortunes ; fermez ou murez, dans cet édifice 
social qui désormais vous appartient, toutes les fenêtres 
qui ouvrent sur l'borizon et sur le ciel; puis regardez à 
droite et à gauche; vous verrez à droite rinvasion,à 
gauche Tlntemationale, et, quand vous demanderez aide 
et recours contre celle-ci et contre celle-là, il sera trop 
tard... vous aurez désarmé vos défenseurs et armé vois 
ennemis. 

Je me suis arrêté sur ces deux ouvrages^ parce que, 
dans l'ordre de mes lectures, ils ont marqué le moment 
où j'ai commencé à douter de notre conversion. Depuis 
lors, bien des symptômes ont changé mes doutes en cer- 
titude. Est-ce à dire que tout soit perdu, que, au lieu de 
nous convertir, nous nous soyons tous jetés vers l'extré- 
mité contraire, que nous n'ayons pas rencontré sur 
notre route des œuvres fortifiantes, émues, sérieuses, in- 



NOTRE CONVERSION 87 

structives, faites pour ramener le public à des vérités ou- 
bliées? A Dieu ne plaise ! J'ai pu en noter un assez grand 
nombre, dans ces genres mixtes qui vont de la philoso- 
phie à l'histoire et delà morale à la critique; beaucoup 
moins dans le domaine de l'imagination, qui est^ malheu- 
reusement, le plus fréquenté. Quoi qu'il en soit, mon su- 
jet s'est agrandi sous ma plume, et me voici forcé, de 
peur de vous sembler trop pessimiste, de vous demander 
une troisième audience pour cette étude préliminaire. 
Alexandre Dumas, dont la gloire un peu déteinte vient 
d'être ravivée par de tardives funérailles, comparait la vie 
à une étoffe brodée de bien et de mal, tachée de pire: 
cette comparaison peut s'appliquer à la littérature de ces 
derniers temps, si toutefois ces derniers temps ont eu une 
littérature. 



m 



J'ai^bieUxenvie, avant d'aller plus loin, de tourner mon 
réquisitoire en plaidoyer, ou du moins d'invoquer les cir- 
constances atténuantes; car enfin, quand on frappe sur 
les siens, il ne faut pas frapper trop fort. 

Il y a quelques milliers d'années, un philosophe grec 



88 NOUVEAUX SAMEDIS 

écrivait à propos des sectes philosophiques qui niaient 
l'immortalité de l'âme : 

« Se taire perpétaellement, se nourrir de racines, se 
couvrir de haillons, vivre dans un tonneau, et n'attendre 
aucune récompense, voilà le comble de la folie. C'est se 
condamner à un combat qu'aucun laurier ne doit suivre, 
à une lutte continuelle où Ton ne peut attendre de prix ; 
c'est descendre dans l'arène, mais pour n'y trouver que 
des sueurs. » (Hachette, 1836. ) 

Je ne veux pas dire que nos auteurs modernes se taisent 
perpétuellement, se nourrissent de racines, se couvrent de 
haillons, et surtoutvivent dans un tonneau, ce qui pour- 
rait donner lieu à de fâcheuses équivoques; non, mais je 
dis avec mon philosophe, contemporain de Socrate : 

Travailler, combattre , lutter, descendre dans Tarène 
sans espoir de récompense, c'est une folie. — Et j'ajoute 
avec la sagesse de tous les temps : il ne faut' pas trop de- 
mander à la faiblesse humame. Quoi d'étonnant si elle 
se décourage, si elle a même des velléités de défection et 
d'apostasie, quand il n'y a pas proportion entre le travail 
et la récompense, entre Teffort et le résultat; lorsque, en 
restant sur la brèche, nous n'y trouvons que l'isolement 
et l'abandon, lorsque, en entrant dans l'arène, nous ne 
voyons, comme le Gringoire de Notre-Dame de Paris, 
que le dos des spectateurs ? Je m'explique : 

Rien de plus évident que le devoir deTécrivain dans les 
temps mauvais, au milieu des périls et des malheurs qui 



NOTRE. CONVERSION 89 

menacent la société et troublent la conscience. Rien de 
plus attrayant — dans son austérité môme — que cette tâche 
réparatrice qui proteste contre les idées de destruction, de 
corruption et fle mort, jusque sur les ruines accumulées 
par la double invasion des doctrines dissolvantes et des 
armées ennemies. Rien de plus glorieux — si on pouvait 
y réussir. — que cet acte de vitalité Intellectuelle et morale, 
opposant aux désastres matériels les revanches de l'esprit. 
Dans une crise telle que celle que nous traversons, le mot 
de l'empereur Septime Sévère : Ldboremus! devient ou 
doit devenir notre mot d'ordre. Laboremusl travaillons! 
Le travail, en pareil cas, réunit tous les avantages. Bien 
dirigé, il est à la fois une consolation, un refuge et un 
exemple ; il peut contribuer à prévenir les maux qu'il 
aide à supporter. 

Oui, mais comment persister dans cette tâche ingrate, 
si la parole n'a pas d'auditoire, si l'écriture n'a pas de lec- 
teurs, si le livre n'a pas de juges, s'il vous est impossible 
de mettre le pied dans la rue sans rencontrer des gens 
qui vous disent (et l'événement ne leur donne que trop 
raison) : « La littérature ! qui peut y songer aujourd'hui? 
Nous avons d'autres soucis en tête 1. . . C'était bon pour les 
temps de calme.... Â présent, pour s'occuper de billevesées 
littéraires, il faudrait avoir été mordu par un académicien 
enragé . . . Comment lire autre chose que la polémique des 
journaux ou les comptes rendus de l'Assemblée? D'ail- 
leurs, ruinés comme nous le sommes, avec trois milliards 



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00 NOUVEAUX SAMEDIS 

à payer aux Prassiens, qui pourrait acheter un livre?... » 
Ils disent vrai, et cependant remarquez que les mômes 
gens trouvent tout simple de payer fort cher une place au 
théâtre du Palais-Royal ou des Bouffes- Parisiens; encore 
plus simple de voir, tous les lundis, les plumes les plus 
finement taillées^, analyser par le menu les pièces jouées, 
dans la §emaine, sur les quinze théâtres de Paris ; douze 
colonnes, s'il s'agit de quelque gros poisson dramatique, 
saumon à la Sardou, turbot à l'Alexandre Dumas ou thon 
mariné de Barrière : six colonnes, si l'on n'a que des gou- 
jons ou du fretin. Ceci m'amène au vif de la question. 

Si vous voulez que cette pauvre littérature, vaincue de 
Sedan, proscrite du 4 septembre, victime de nos discordes 
civiles, puisse encore rendre des services ; si vous ne voulez 
pas que notre France guerrière, notre France lettrée, perde 
à la fois ses deux couronnes, il faut absolument en unir 
aveccequej'appellerai l'inégalité des conditions littéraires. 
,11 faut supprimer l'intolérable disparate entre la publicité 
bruyante, acquise de plein droit au drame le plus absurde, 
à la plus chétive opérette, à la féerie la plus indécente, et 
le silence déglace qui se fait trop souvent autour des livres, 
quels qu'en soient le sujet et le mérite. L'œuvre qui ne vise 
qu'au succès de lecture, aurait, au contraire, bien plus 
besoin d'être recommandée au public, trop enclin de 
vieille date à. se passionner pour les flonflons, le maillot, 
le feu de la rampe et les coulisses. L'écrivain qui publie 
un ouvrage où se révèle, faute de mieux, le respect de 



NOTRE CONVERSION 9i 

son art, devrait être sûr, sinon d être loué, au moinsd'être 
la, discuté, critiqué Jugé. Si vous lui ôtez cette certitude, 
il se décourage: il brisera tôt ou tard sa plume, et, si vous 
lui dites qu'il manque à sa mission, il vous répondra que 
vous manquez à la vôtre en lui refusant sa place au soleil. 
H y a plus : ce qu'il nous importe de maintenir avant 
tout, — avant même le succès, — c'est notre dignité. Or, 
voyez le contre-sens! L'auteur dune pièce jouée peut se 
croiser les bras et conserv -r la plus lière des altitudes : 
point de visites à faire, pas de lettres à écrire, pas une 
seule de ces démarches qui sentent toujours un peu le 
solliciteur et le courtisan. Il sait qu'à Theure dite, vingt 
feuilletons, plus dociles que la montagne de Mahomet, 
viendront à lui sans qu'il fasse un pas. Pour le romancier, 
le poète, le moraliste, l'historien, l'homme du livre im- 
primé, quelle différence ! Au risque de passer pour im- 
portun, d'être qualifié de vaniteux et de faire rire à ses 
dépens, il est obligé d'entreprendre la pêche à l'article, le 
plus fatigant, le plus humiliant et presque toujours le 
plus stérile de tous les genres de pêche à la ligne. Ainsi, 
d'une part, vous m'accordez que l'influence de l'écrivain, 
cette influence qui peut devenir, aux époques du désordre, 
une des forces sociales, n'est plus possible sans autorité 
morale et sans dignité; et, d'autre part,vous le placez dans 
la cruelle alternative ou de commencer par jeter aux or- 
ties de la critique les trois quarts de cette dignité, ou 
bien de se résigner à voir son œuvre, enveloppée d'ombres 



92 NOUVEAUX SAMEDIS 

taciturnes, périr avant d'avoir vécu et, par conséqaent, 
rester complètement inatile! 

Au surplus, je crois pouvoir citer, à Tappui de ces idées, 
une lettre que je viens de recevoir et que je dois sans 
doute à la reprise de ces Causeries littéraires : 

« Monsieur, me dit un de mes confrères, permettez- 
moi de vous adresser et de vous recommander un livre 
que j'appelle tout bas l'enfant de ma vieillesse et de ma 
tendresse. Je l'ai écrit avec conviction, avec passion, 
avec amour, en conscience et même en français. Pendant 
trois mois, j'ai vécu, j'ai aimé, j'ai pleuré avec mes per- 
sonnages. Ayant à effleurer au passage les dates les plus 
violentes de notre histoire révolutionnaire, j'ai tâché de 
tenir la balance égale entre les abus de l'ancien régime 
et les excès de l'anarchie. J'ai voulu surtout évoquer, 
au-dessus de ces scènes de deuil et désarmes, les immor- 
telles figures de la Justice et de la Pitié. Écrivant pour 
une douloureuse époque où la littérature a beaucoup à 
réparer, j'ai tenu à honneur C|ue mon livre pût être la 
tout haut en famille. Enfin, rassasié de lectures où les 
femmes, même du meilleur monde, ont les allures et le 
langage de courtisanes titrées, j'ai dédié in petto mon 
ouvrage aux honnêtes femmes, aux femmes de France, 
à ces femmes qui essayent de payer notre rançon après 
avoir pansé nos blessures... Eh bien..., mais j'ai honte 
de mon aveu, je vais vous paraître le plus vain, le plus 
présomptueux des hommes. . . Je.«. mais non, je n'oserai 









NOTRE CONVERSION 93 

Jamais vous dire cela, à vous, qae je connais à peine... 
Soyez bon, et ne riez pas* trop de ce prodige d'ambition 
et d'amour-propre... Je voudrais obtenir de la critique 
autant de syllabes que le Trône d'Éœsse et la Timbale 
d'argent ont obtenu de pages. » 

Hélas! les jours s'écoulent et le souhait de mon con- 
frère ne semble pas devoir être exaucé. 

Maintenant, rapprochez de ces conditions si défavo- 
rables, si cruellement inégales (en latin iniques) les pré- 
occupations publiques, le danger incessant, le malaise 
universel, qui sont au fond de toutes les pensées.... 

Comme le noir géant qui fume à l'horizon! 

• 

Vous me direz : Comment vaincre ces difficultés inso- 
lubles!... Que faire?... 

Que faire? Je vais vous rapprendre, si vous ne l'avez 
déjà deviné. Pour forcer le public à tourner la tête, potir 
l'arracher un moment aux anxiétés qui l'absorbent, on 
cherche quelque chose qui n^ait pas encore été dit, une 
donnée bien hardie , bien scabreuse, qui fixe Tattention 
distraite, qui réveille l'appétit blasé. L'imagination des 
conteurs quitte les routes battues, s'égare dans les sen- 
tiers de traverse^ s'aventure dans les lieux suspects, et 
voici ce qu'elle en rapporte: 

Une jeune fille, Louise de Saulge, vient de sortir du 
couvent; elle en garde un souvenir fort médiocre; c'est 



94 NOUVEAUX SAMEDIS 

presque une échappée de prison. Les joies du monde, le 
bal, la musique, le spectacle, le jeune homme qui lui 
fera connaître les transports de Tamour romanesque, 
voilà ses rêves; avec tout cela, une beauté pleine do 
promesses, une exubérance de vie qui charme et qui in- 
quiète. 

En attendant, Louise se prépare à un bal qui va être 
donné en son honneur dans un château du voisinage; ce 
sera sa première toilette, son premier bonheur. Autour 
d'elle se presse un groupe dont elle est l'idole; sa mère, 
jeune encore, élégante et coquette, seconde femme du 
comte de Saulge,,de trente ans plus âgé qu'elle; son père, 
heureux et fier de cette paternité tardive, disposé à traiter 
Louise comme sa Benjamine et à lui passer tous ses ca- 
prices; son frère Henri, enfant d'un premier mariage, en 
disgrâce auprès du comte, à qui sa première femme, 
chaste et vertueuse provinciale, n'a laissé que les souve- 
nirs d'un paradis de neige; — et enfin, M. de Chavagnes, 
Tami de la maison. 

Le bal a lieu, et là, grâce à un de ces incidents qui 
abondent dans le répertoire des romanciers, Louise ap- 
prend... qu'elle n'est pas la fille de M. de Saulge, mais 
de M. de Chavagnes. 

Ce qui se passe dans cette jeune tête, foudroyée par 
celte révélation terrible, vous le comprenez aisément Ce 
mystère de honte répouvante et la désespère, sans que 
son innocence puisse encore se l'expliquer. Il y a la 



NOTRE CONVERSION 95 

assez de ténèbres pour étouffer toutes les radieuses vi- 
sions de l'adolescence, as'^ez de clartés pour lui déchirer 
le cœur. Patience! vous n'êtes pas au bout; et nous n'en 
sommes pas quittes à si bon marché. 

La même révélation est arrivée à Henri par une voie 
diiïérente. Une vieille femme de charge, passionnément 
dévouée à la défunte comtesse de Sa'ulge, animée contre 
la seconde femme du comte d'une de ces haines qui en 
remontreraient aux plus fins limiers de la police, a trouvé 
ou volé une lettre qui ne laisse aucun doute sur le malheur 
du mari, sur la faute de l'épouse, sur le vrai père de Louise. 
Henri sait tout; il a déchiré la lettre, mais il garde le 
souvenir, et alors... 

Alors, ces deux beaux enfants, se sachant, en réalité, 
étrangers Tun à l'autre, s'abandonnent à une passion, 
moins coupable peut-être que celle d'Amélie et de René, 
mais mille fois plus choquante, d'un arrière-goût plus 
échauffant et plus impur; car elle se dépouille des voiles 
de l'idéal, elle sort des ombres discrètes du sanctuaire; 
elle descend de ces sphères poétiques où s'estompent dans 
la brume Phèdre, Œdipe, Myrrha, Francesca, Paolo, pour 
vivre de la vie commune, s'habiller comme les prome- 
neurs du bois de Boulogne et se rencontrer avec nous 
dans un salon ou une loge de théâtre. Suffit-il, après 
cela, pour réparer le mal, de nous montrer le dénoûment 
inévitable de cette passion sans issue? Louise, religieuse; 
Henri, capitaine de frégate, mortellement blessé, le 12 



96 NOUVEAUX SAMEDIS 

janvier 1871, dans les rangs de notre malheureuse armée 
delà Loire; Louise recevant le dernier soupir d'Henri, 
et leurs amours consacrées in extremis par la prière, le 
patriotisme et la mort? De pareilles réparations ne répa- 
rent rien ; c'est exactement comme si vous disiez à un 
homme que vous viendriez do souffleter : « Monsieur, je 
n'ai pas eu Fintention de vous offenser... au contraire! » 
comme si vous offriez à un agonisant une boîte de 
réglisse ; comme si vous apportiez une once de plâtre et 
une demi-douzaine de cailloux, pour relever les Tuileries 
ou rhôtel de ville. 

L'auteur, qui est, dit-on, une femme, a intitulé 
son récit : la Vocation de Louise. — Je l'intitule, moi, 
d'une façon plus prolixe : la Vocation d'une femme ou 
d'un homme de beaucoup de talent, qui a voulu abso- 
lument se faire lire, le l*"' janvier 1872, entre les cala- 
mités de l'année qui finit et les angoisses de Tannée qui 
commence. 

Et maintenant, silence ! Voici un maître, le favori du 
succès et du beau sexe, l'homme aux délicatesses exqui- 
ses, aux précautions si charmantes qu'il faut des yeux de 
lynx pour apercevoir la trace des griffes du diable sur le 
sable des allées où il nous promène. 

Julia deTrécœurestunebizarre créature. Sonpère,mort 
prématurément après une jeunesse agitée et coupable, 
l'a horriblement gâtée. Sa mère, jeune femme d'une 
beauté suave et d'un caractère angélique, malheureuse 



NOTRE CONVERSION 97 

avec son premier mari, se décide, après quelques hésita- 
tions très-ingénieusement détaillées, à épouser M. George 
de Lucan, le type du parfait gentilhomme, comme 
disent les gens qui ne sont ni gentilshommes ni parfaits. 
Lucan l'aime d'un de ces amours tempérés et de bonne 
compagnie qui laissent de la marge. Il est intimement 
lié — deux frères d'armes — avec le comte Pierre de 
Moras, cousin de madame Glolilde de Trécœur, de- 
venue madame de Lucan ; cœur d'or, tête de fer, poitrine 
d'athlète, stature de chevalier du moyen âge. En ap- 
prenant le second mariage de sa mère, Julia, essentiel- 
lement précoce, est tombée à demi-morte sur le parquet; 
tout le monde a cru qu'il fallait attribuer cette syncope 
au sentiment de douleur et de jalousie filiale qu'inspire 
souvent aux enfants d'un premier lit Tapparition d'un 
nouvel occupant. 

Alors, Julia parle^ elle aussi, de se faire religieuse. . . 
Quelle vocation, grand Dieu! On l'apaise tant bien que 
niai; un certain temps s'écoule, et cette étrange fille, 
magnifiquement douée, faite à peindre, — « ayant l'air 
de sortir de chez Worth quand même vous lui jetteriez 
un rideau sur le corps avec une fourche », — devient 
plus séduisante qu'il ne faudrait pour le repos des hon- 
nêtes gens; un ange sur un volcan, un démon dans un 
bénitier sculpté par Garpeaux. Pierre de Moras en devient 
follement amoureux, et, quand on propose à Julia cette 

solution pacifique, elle répond : « Autant celui-là qu'un 
6 



98 NOUVEAUX SAMEDIS 

autre ! • d'un petit air qui ne présage rien de bon à son 
naïf et intrépide cousin... « un mari superbe. » 

Les voilà mariés. Ils partent pour l'Italie ; puis ils re- 
viennent, et pas n'est besoin d'être sorcier pour deviner 
que Juliâ n'aime pas, n'aimera jamais son mari, si beau, 
si bon et si complaisant qu'il soit. En revanche, elle 
affiche une antipathie féroce, une rancune inflexible 
contre George deLucan, le second mari de sa mère. Cette 
fausse haine et le vrai sentiment qu'elle cache, voilà le 
roman. 

Vous refuseriez de me croire si je vous disais que 
M . Octave Feuillet n'a pas déployé, dans la peinture de 
cet amour paradoxal d'une belle-fille pour son beau-père, 
ami intime de son mari, toutes les délicatesses, toutes les 
élégances d'un talent qui n'est jamais plus souple et plus 
fin que lorsqu'il joue avec le feu, valse sur les tisons, 
effeuille les sensitives, plume les colombes, éclabousse 
les hermines, fait de la chasteté avec de l'indécence et du 
sensuel avec du mystique. On lit les vingt dernières pages 
de Julia de Trécœur avec un singulier mélange de ma- 
laise, de stupeur, d'émotion, décolère, fortement impré- 
gné de cet arôme particulier qui semble extrait du fruit 
défendu. Quant au dénoûment, il est d'une violence qui 
a révolté — je l'atteste de visu — les plus fidèles admi- 
ratrices de M. Octave Feuillet. 

Pierre de Moras a, dès le premier jour, compris que 
sa femme ne l'aimait pas. George de Lucan, à la suite 



NOTRE CONVERSION 99 

de scènes plus ou moins inquiétantes, unit par décou- 
vrir que c'est lui qu'elle aime, et par s'avouer qu1l par- 
tage celte passion insensée. Les deux amis s'entendent 
sans se rien dire. Parvenue ce degré d'intensité, le roman 
devient un rocher à pic, surplombant un gouffre sans 
fond. Pas de retraite possible; point de temps d'arrêt 
praticable. Il n'y a qu'à se lancer dans le gouffre. Je 
croyais ne faire qu'une com(:^raison,et je raconte la fin de 
l'histoire. Julia, incomparable amazone, monte, un matin 
à laube, son cheval favori ; Lucan la voit partir ; il avertit 
Pierre, ei tous deux, traversant le bois pour arriver plus 
vite, atteignent, avant la malheureuse femme, le plateau 
quMls redoutent et qui domine la mer d'une hauteur 
prodigieuse. Cachés derrière un bouquet d'arbres , 
ils la voient venir au galop du cheval, blanc d'écume. 
Lucan veut s'élancer pour l'arrêter au passage; mais, en 
ce moment suprême, il sent le bras de Moras s'abattre 
violemment sur lui; lisent, une seconde après, les on- 
gles de son ami entrer dans sa chair, r/estrarrêt de mort 
de Julia, silencieux et implacable comme si la fatalité avait 
pris tout à coup les traits de ce mari débonnaire, qui ne 
tue pas, mais qui laisse mourir. 

En résumé, une sœur éprise de son frère, une belle- 
fille amoureuse de son beau-père, un beau -père amou- 
reux de sa belle-fille, voilà ce que le roman a trouvé de 
mieux à nous présenter, pendant que nous marchons 
vers rinconnu, enjambant des ruines, nous heurtant s^ l ^ 






100 NOUVEAUX SAMEDIS 

des croix de bois noir, plus courbés sous le poids de sacs 
vides qu'il faut remplir que sous une charge de sacs pleins 
qu'il faudrait vider ; tandis que les Allemands exécutent 
de grandes manœuvres à deux pas de la basilique de 
Reims ; lorsqu'il suffirait, nous dit-on, d'un catarrhe de 
M. Thiers pour nous précipiter dans un gouffre aussi 
profond que celui où se noie l'infortunée Julia de Tré- 
cœur. 

Eh bien, ne calomnions pas le talent : il n'est pas le 
seul coupable; M. Octave Feuillet eût mieux aimé, j'en 
suis sûr, réussir à l'aide de quelque douce et honnête his- 
toire où l'élégance de son style, le charme de ses paysa- 
ges, la finesse de ses analyses psychologiques, eussent 
aisément obtenu grâce pour la chasteté du sujet. Il n'en 
est plus, j'imagine,à se demander avec dépit si les lecteurs 
de Monsieur deCamorset les spectateurs de Julie s'obs- 
tinent encore ^ l'appeler le Musset des familles. Et quand 
cela serait? lui dirions-nous. Celte prétendue malice 
n'est-elle pas le plus précieux des éloges? Est-ce donc 
une condition d'infériorité, de pouvoir être lu en famille, 
comme Walter Scott, comme Cooper, comme Manzoni, 
comme Jules Sandeau, comme Lamartine? Sainte-Beuve, 
voulant être très-offensant, avait appelé L'aprade un La- 
martine de province, et le poète de PerneiteBi fièrement 
répondu qu'il acceptait l'offense comme un titre de gloire. 
La famille ! elle est le contraire de la bohème, et la bo- 
hème, gonflée decésarisme, peut facilement se reconnaître 



NOTRE CONVERSION ICI ' 

dans tous les préliminaires et dans toutes les conséquen- 
ces de nos désastres* La province! elle est le contraire 
de Paris, et c'est Paris dont la fatale initiative a créé cette 
France révolutionnaire, destinée à tomber, de chute en 
chute, des splendeurs de la monarchie, des triomphantes 
aurores de la prise d'Alger, aux coups d'Ëtat de la dé- 
magogie ou de la dictature, à l'opprobre garibaldien, aux 
humiliations de la défaite, aux infamies de la Commune, 
au démembrement du territoire ! 

Non, non : reprenant la plume après trois ans de si- 
lence^ ayant souffert, tremblé et pleuré comme nous, sé- 
paré par un abîme de la société brillante dont il par- 
tagea les. joies fugitives, dont il subit les influences, 
M. Octave Feuillet eût été un des pretniers à compren- 
dre et à pratiquer les devoirs de l'écrivain, de l'artiste , 
de l'homme d'imagination dans les jours d'épreuve et 
de péril. Mais il a regardé autour de lui; il a passé 
devant les affiches de théâtre ; de toutes parts lui sont 
arrivés les échos de ce monde surpris, dans ses prospé- 
rités décevantes, par le feu et par le glaive, un moment 
enseveli sous des décombres , et essayant de renaître à 
la vie ; — et il a dû répéter en français le recu/rrit ad 
Tomitum, de l'Écriture. D'un côté, des événements trop 
graves, des inquiétudes trop profondes, des dangers trop 
imminents pour qu'il fût facile de se faire écouter ou lire 
an milieu du chaos et du tumulte; de l'autre, un public 

démoralisé plutôt que converti, affolé plutôt que corrigé, 

6. 



.• •• 



i02 NOUVEAUX SAMEDIS 

enfiévré plutôt qu'averti, exigeant, pour consentir à s'arrê- 
ter et à boire, non pas une médecine dans sa tasse, non 
pas un vin généreux dans son verre, mais une plus forte 
dose d'absinthe dans son eau. 

Ce que je dis des auteurs de la Vocation de Louise, de 
Juliade Trécœwr pourrait se dire de bien d'autres, notam- 
ment de M. Victor Gherbuliez et de sa triste Revanche 
de Joseph Noirel. C'est le môme trait caractéristique, 
quelque chose comme une gageure entre les calamités 
qui nous prêchent réflexion et conversion, et le talent 
qui s'envenime et force le ton pour ne pas avoir à re- 
douter rindifférence publique. Dans ce nouveau récit, 
M. Gherbuliez semble avoir pris plaisir à exagérer ses dé- 
fauts, à gâter ses qualités excellentes. Même dans le Comte 
Kostia, resté son chef-d'œuvre, on avait pu deviner des 
velléités de mélodrame. Le mélodrame règne en maître 
dans certains chapitres de Josephf^oirel.t^xx'Qiï dirait écrit 
par M. Emile Gaboriau,et qui rappellent la jolie fantaisie 
de M. Monselet : il sait om est lb gadavrb !... Mais, 
ce qui nous étonne et nous consterne le plus, chez un 
esprit juste et ferme comme M. Gherbuliez, c'est qu'en 
lisant son long roman, publié quatre mois après les 
crimes de la Gommune, on ne sait s'il donne raison ou 
tort à ce mauvais drôle de Joseph Noirel, qui est de l'é- 
toffe des Assi, des Ferré et des Mégy. Enfin, dans un mo- 
ment où la noblesse et la bourgeoisie sont également 
Ipenacées, il a plu.à M. Gherbuliez de faire de son gen- 



« t> 



« 



im^t^ 



NOTRE CONVERSION ' 103 

tilbomme un assassin, de ses bourgeois des grotesques, 
de son ouvrier réfractaire un homme fort, qui nous in- 
téresse à sa revanche, et de fourvoyer sa Marguerite, 
charmante au début, dans un dénoûment qui no dépa- 
ierait pas le répertoire de l'Ambigu. C'est à n'y pas croire, 
ou plutôt c'est parfaitement logique. La littérature ne 
suit-elle pas l'exemple de la société, de la politique? Tout, 
dans les événements qui nous frappent depuis vingt mois, 
aurait dû nous ramener au contraire du 4 septembre; et 
nous en sommes^ dans les plus grandes villes de France, 
aux citoyens Floquet, Labadié, Boucbet, Barodet! Tout, 
dans la situation qui nous est faite, devrait nous engager 
à désinfecter notre littérature; et nous ne savons qu'ac- 
commoder et réchauffer les vieux restes Je 1839, en les 
trompant dans les vieilles sauces de l'Empire I 

Vousie voyez, danslesœuvresd'imagination, qui peuvent 
se diviser en deux classes, — le théâtre efle roman— le 
mal l'emporte sur le bien, et, comme toujours, la faute 
en est moins aux écrivains qu'au public; au public, qui 
refuse d'encourager ce qui s'essaye dans un sens de répa- 
ration morale; au public, que l'on peut croire voué à l'im- 
pénitence finale. Dans les genres plus sérieux et plus aus- 
tëres,lesdédommagementsnenousrnanqueraient pas; mais 
ils sont isolés, individuels : ils n'offrent point ce caractère 
collectif, cet accord de pensée et d'action, qui fait des dé- 
fenseurs d'une même cause les soldats d'une môme armée. 
M. Renan, pour qui nosdangers ne sont pas de Thébreu, 



i04 NOUVEAUX SAMEDIS 

a écrit des pages judicieuses et sensées sous le titre de 
Réforme intellectuelle et morale, Peutron dire pourtant 
qu'il marche côte à côte avec le R. P. Perraud, le pieux 
et éloquent auteur des Paroles de l'heure présente? J'ar- 
rive trop tard pour rendre hommage au beau livre de 
Paul de Saint- Victor, Barbares et Bandits, où le mer- 
veilleux coloriste s'est tout à coup révélé sévère et éner- 
gique penseur, habile à faire vibrer les cordes d'airain . 
Cependant, il serait difficile d'établir un lien bien étroit 
entre ce livre éclatant et les Jott/rs d'épreuve, de M. Caro, 
— ouvrage plein de vérités exprimées dans un pur et 
noble langage. Ainsi dé suite; au lieu de prolonger cette 
sèche nomenclature que nous pourrons, plus tard, re- 
trouver en détail dans la série de nos nouvelles études, 
j'aime mieux finir par un nom qui résume pour moi ce que 
la critique contemporaine a de plus élevé, ce que nos 
malheurs ont inspiré de plus profond, de plus patriotique 
et de plus vrai : Emile Montcgut ! Quelles admirables pages 
que celles qui pourraient se résumer ainsi: « Banqueroute 
définitive de la Révolution française. » <: La Révolution 
est le contraire de l'idée de patrie . » — Deux chapitres 
d'histoire et de morale qui valent dix gros volumes. Je 
voudrais les voir imprimés en lettres d'or ou plutôt réé- 
dites à des milliers d'exemplaires, en format populaire et 
portatif, propres à répandre partout ces trésorsde sagacité 
et de bon sens, de justesse et de courage, d'idées neuves, 
originales, irrésistibles, sans alliage -et sans réplique^ 



NOTRE CONVERSION 105 

Jamais on n'avait dit d'un accent plus ferme et plus pé- 
nétrant le dernier mot de cet esprit révolutionnaire qui 
nous a perdus, de cette tyrannie démagogique qui nous 
achève. Mais le sujet est immense et nous mènerait trop 
loin. Je retrouve Emile Montégut dans un cadre plus fa- 
milier, sur un terrain moins brûlant. — Impressions de 
voyage et d'art, et je transcris avec une émotion sympa- 
thique les lignes suivantes : 

« C'est le moment pour tout Français de s*emprisonner 
volontairement dans son pays... Comment habiter avec 
plaisir chez des peuples étrangers, indifférents à nos mal- 
heurs ou secrètement heureux de nos défaites ?... Restons 
chez nous, et, quand l'humeur voyageuse nous prendra, 
faisons de la Normandie, notre Angleterre, de la Provence 
notre- Italie, duBéarn et du Roussillon notre Espagne, et 
ne cherchons notre Allemagne que dans les provinces que 
la force nous a enlevées. » 

Oui, redevenons Français, et «cela non-seulement dans 
nos voyages, mais dans notre littérature. Ce serait déjà 
une partie de cette conversion que j'appelle de tous mes 
vœux, sans pouvoir encore l'annoncer. Nous sommes trop 
sortis de nos frontières idéales, comme de nos frontières 
matérielles. Nous avons eu trop de complaisances et 
d'admirations béates pour des poésies qui ne valent pas 
les nôtres, pour des philosophies qui nous ont obscurcis 
de leurs ténèbres, pour de prétendus génies qui nous ont 
détournés de nos vrais maîtres, de nos vrais guides. For- 



106 NOUVEAUX SAMEDIS 

ces par nos désastres de resserrer les nœuds du patrio- 
tisme national, donnons lui pour allié le patriotisme litté- 
raire. Répétons sans relâche à notre littérature : Si vous 
voulez rendre à la société les vertus viriles qu'elle a per- 
dues et dont vous profilerez, redevenez morale et chré- 
tienne. Si vous voulez préparer les revanches r!e l'action 
par les revanches de l'idée, redevenez française. 



m 



M. VICTOR HUGO* 



I 



25 mai 1872/ . 

Nons avons peine à concilier les deux traits caractéristi- 
ques qui nous frappent dans le livre de M. Victor Hugo; 
comment peut-on être à la fois si peu sincère et si naïf? 

Tout est factice et artificiel dans V Année terrible; le 
seiftiment, l'idée, le procédé, le style, rémotion, la pas- 
sion, la colère, la tendresse, la grandeur, la bonté, et sur- 
tout cetarrière-goût de crème tournée, cette insupportable 
prétention à se ranger parmi les doux, à faire de chacun 
de ses hémistiches un baiser Lamourette, à jouer le rôle de 
pacificateur universel. Cette prétention finit par ressem- 

1. L'Année terrible. 



108 NOUVEAUX SAMEDIS 

blorà une scie, quand on songe à tout ce qu'insulte 
BI. Victor Hugo, à tout ce qu'il amnistie, aux disciples de 
cet apôtre, au calendrier de ce saint, aux autels de ce dieu, 
aux amis particuliers de cet ami de tout le monde, aux* 
clients de cet avocat de Thumanité, aux doublures de ce 
petit manteau bleu^sum apologies qu'il essaye, aux scélé- 
rats qu'il excuse, aux haines qu'il exploite, aux ruines 
qu'il prend pour tribune de ses mielleuses homélies en 
l'honneur de la concorde, du pardon et de la paix. 

Faux bonhomme, faux patriote, faux grand-père, faux 
déiste, faux démagogue, faux communard, faux poète, 
tel nous apparaît l'auteur de l'Année terrible à travers celte 
fatigante série de rimes riches, hérissées d'opulentes 
chevilles. Il n'y a pas une de ces effusions qui ne soit 
calculée, pas une de ces réticences qui ne couvre un tra- 
quenard, pas une de ces professions de foi qui ne signi- 
fie autre chose que ce qu'elle dit. Ce bénitier est plein 
d'huile de pétrole; l'hypocrisie la plus raffinée a présidé 
à ce beau désordre. Ce Juvénal est doublé de Machiavel, 
mais d'un Machiavel à genoux devant la populace, adula- 
teur de la vile multitude, et vivant avec elle dans un per- 
pétuel échange d'apothéoses et de flatteries. Dans ce livre à 
double fond et à double détente, M. Hugo a trouvé moyen de 
faire parler même les plusieurs points, même le silence, 
même les dix lignes de sa débonnaire préface. — « Avril, 
mai et juin 1871, nous dit-il, ont eu à compter, sous ma 
plume , — ou sur ma lyre, — avec l'état de siège.*. Pa* 



M. VICTOR HUGO 109 

tience ! nous avons la République, nous aurons la liberté ! » 
Si ces derniers mots veulent dire : « Patience ! la Républi- 
que travaille pour nous; elle ne tardera pas à créer un état 
social où il me sera enfin permis, non plus d'atténuer, de 
pallier» de justifier la Commune, mais de la glorifier et dç 
faire de ses personnages les héros de mon épopée, » nous 
déclarons que nous sommes cette fois, — et pour cette fois 
seulement, — de l'avis de Victor Hugo, et nous ajoutons : 
Si son esclavage parvient à se faire si bien entendre, que 
dira sa liberté?... 

Tout cela est vrai; et cependant, au milieu de ces pro- 
diges d'artifice, de supercherie, de déguisement, de cal- 
cul, d'arriëre-pensées venimeuses, enduites de sucre et de 
miel, M. Hugo se montre prodigieusement naïf; souvent 
même cette naïveté pourrait s'appeler d'un autre nom. 
Ne faut-il pas, en effet, dépasser toutes les limites de l'illu- 
sion personnelle, de la licence poétique, de la confiance 
en soi-même et des prérogatives du moi, pour traiter 
comme non avenues les réalités douloureuses, humiliau'^ 
tes, accablantes, qui ont réduit à néant ces rodomontades 
rimées, donné la mesure de ces merveilles de patriotisme 
et de vaillance, infligé à ces hymnes de défi et de vic- 
toire les plus honteux démentis, et qui finalement ont 
fait de ces belles flammes, de ces magnifiques aurores^ 
de ces feux allumés sur les hauteurs de Paris pour éclai- 
rer tout l'univers, un tas de cendres infectes, arrosées du 
sang des otages et imprégnées de l'odeur des incendies?..* 



«:»*1r*)(e4c4i 



no NOUVEAUX SAMEDIS 

De deux choses l'une : ou M. Hugo a écrit, au jour te 
jour, d'après Tinspiration du momeot, dans la fièvre de 
la lutte et parmi les ombres accumulées par le blocus de 
Paris, les pages de son Année terrible^ qui vont de sep- 
tembre à février; et alors on a lieu de s'étonner qu'en se 
relisant il n'ait pas compris que ce qui lui semblait vrai, 
probable ou possible avant les humiliations du dénoû- 
ment et les horreurs de répilogue. ne pouvait plus être 
aujourd'hui qu'un remords, une ironie, une indignation 
et une honte ; ou bien , comme je suis très-enclin à le 
croire, il a refait, après coup et à loisir, son siège, ses 
émotions, son héroïsme» ses admirations, ses enthousias- 
mes, ses idoles, ses temples, son encens, ses invectives, 
ses fureurs, ses espérances, son patriotisme; — et alors 
on se demande par quelle incroyable erreur d'optique il 
a pu se figurer que sa poésie d'aujourd'hui prévaudrait 
contre l'histoire d'hier, que son imagination triompherait 
de notre mémoire, que la vérité et l'évidence plieraient 
devant son génie. Supposez une nation ou une famille 
dans l'attente d'un événement d'où dépendent ses joies 
ou ses douleurs, sa richesse ou sa ruine, son déshonneur 
^u sa gloire. Un télégramme lui annonce une solution fa- 
tale avec cette impassibilité terrible qui ne laisse place 
ni à la consolation, ni au doute. Puis arrive, pede claudo, 
une lettre tardive, antérieure à la dépêche, qui dit que 
tout va bien, qu'on peut se réjouir et espérer. C'est un 
supplice de plus, un raffinement de souffrance ; la mort se 



M. VICTOR HUGO i\\ 

fait aider par la vie, le désastre subi par le saccès entre- 
vu, le regret de ce qu'on n'a plus par la sensation de ce 
qu'on pourrait avoir. M. Hugo a écrit la lettre ; les événe- 
ments s'étaient chargés du télégramme. 

Eh bien, cette contradiction apparente est fort expli- 
cable; cette énigme a un mot de deux syllabes, orgueil ; 
ces extrêmes, qui se touchent, ont pour trait d'union un 
personnalisme si robuste qu'il s'enivre de tout ce qui 
devrait le dégriser. L'orgueil, chez M. Hugo, n'est plus un 
vice ou un travers, c'est une hallucination permanente, 
qui le fait vivre dans sa chimère, ses non-sens et ses 
mensonges, comme dans un monde dont il est le créa- 
teur, et où rien n'arrive sans sa permission souveraine. 
Dans ce monde fantastique, tout change de nom, de rôle 
et de place ; la victoire et la défaite, la gloire et l'igno- 
minie, la foi et l'impiété, la prière et le blasphème, Tes- 
prit de sacrifice qui a fait couler sur les champs de bataille 
le sang des plus nobles enfants de la France, et le pillage 
démagogique qui a préparé ou complété au dedans l'œuvre 
de nos ennemis du dehors. Les saturnales du drapeau 
rouge, les hordes garibaldiennes saccageant les couvents 
et les églises, le vol et l'assassinat légalisés, organisés ou 
tolérés, l'émeute da31 octobre rendant également impos- 
sibles la paix et la guerre, la défense et l'armistice, Tes- 
camotage d'un grand peuple par une misérable coterie 
d'affamés ou d'ambitieux, cet ensemble qui renfermait 
en germe tous les crimes de la Commune, cette préface 



112 NOUVEAUX SAMEDIS 

du livre odieux et sanglant, écrit en allemand par des 
Français, rien de tout cela n'existe — que dis-je ! tout cela 
existe au rebours; le prêtre est un athée, l'athée est un 
saint, le général est un idiot, le factieux est un sauveur, le 
scélérat est un héros, le roi est un bandit, la barricade est 
un phare, le bouge un sanctuaire, le chaos une aurore ; le 
voyou est sacré, la courtisane est poétique, la pétroleuse 
est sublime. 

Cette manie d'antithèse donlil a tant abusé dans ses 
fictions romanesques et théâtrales, le voici qui la trans- 
porte dans la vie réelle, dans la réalité récente et sai- 
gnante, celle dont nous avons pu compter, aux batte- 
ments de nos cœurs, chaque détail et chaque date. Ce n'est 
plus le laquais Ruy Blas, le forçat Jean Valjean, Fantine 
la fille des rues, Ursus le saltimbanque, Enjolras le pro- 
fesseur de barricades, Gavroche le gamin de Paris, qu'il 
s'agit de glorifier aux dépens du grand seigneur, du 
gendarme, du magistrat, du prêtre, du soldat et de l'hon- 
nête femme. Nous n'avons plus à signaler le paradoxe 
dans ce domaine idéal qui en éloigne le péril, qui 
en émousse les aspérités et les angles. Le voilà, en 
chair et en os, chargeant ses fusils, braquant ses ca- 
nons , pétrolisant les sous-sols et les caves , faisant 
rafle d'argent et de pouvoir, renouvelant le person- 
nel des prisons> logeant des repris de justice dans les 
palais et les ministères , des religieux et des évêques à 
Mazas ou à la Roquette. Voilà le groupe des Âssi» 



M. VICTOU HUGO 113 

des Mégy, des Raoul Rigault, des Ferré, des Grousset, 
des Régère, qu'il est urgent de préférer aux Darboy, 
aux Deguerry, aux Olivaint, aux Captier, aux Ducou- 
dray. 

Qu'à cela ne tienne ! L'omnipotence du poëte, la di- 
vinité d'Olympio, peuvent suffire à ce prodige. Je ne serais 
pas étonné d'apprendre que M. Hugo croit «^ que c'est ar- 
rivé », que Ducrot, Vinoy, Bourbaki et Trochu sont des 
drôles ; que les zouaves pontificaux ont fui devant l'en- 
nemi; que les gentilshommes et les curés ont conspiré 
avec les Prussiens ; que les assassins de Perpignan et de 
Saint-Étienne, les pillards de Dôle et de Dijon, les spo- 
liateurs sacrilèges d'Autun et de Lyon, les insurgés d'oc- 
tobre et de janvier, les précurseurs de la Commune, — 
fournisseurs ou généraux de hasard, incendiaires ou 
bandits, — ont été les vrais défenseurs de Paris et de la 
France, ont véritablement sauvé l'honneur de la France 
et de Paris; — le tout, parce qu'il le veut, lui, Hugo, Dieu 
et Messie de 1872, et qu'il n'est pas plus difficile de faire 
d'un brave homme un coquin, d'un gredin un héros, de 
Garibaldi un sauveur, d'un crime une vertu, d'une vertu 
un crime, d'une défaite un triomphe, que de tirer un 
monde du néant ou du chaos. Je serais encore moins 
étonné d'avoir à me dire que, aux yeux de M. Hugo, l'hon- 
neur de posséder un poète tel que lui, un livre tel que 
rAnnée terrible, balance, et au delà, le chagrin d'être 
vaincus, d'avoir cinq milliards à payer, de perdre Metz 



114 NOUVEAUX SAMEDIS 

et Strasbourg, l'Alsace et la Lorraine, et de passer, la tête 
basse, devant nos monuments en ruine. 

Ainsi Torgueil , l'orgueil, et encore l'orgueil, poussé 
jusqu'à la démence, la substitution de soi-même à Dieu 
et aux hommes, aux vérités morales et aux faits positifs, 
voilà la nouvelle poétique de H. Hugo ; voilà la clef des 
étranges énigmes que nous pose ce sphinx-caméléon. Dès 
lors, tout s'explique. Visionnaire et calculateur tout en- 
semble, halluciné en partie double, — tant pour le rêve, 
tant pour le compte, — consultant tour à tour la chimère 
de son orgueil et l'intérêt de sa vanité, Tauteur de l'Année 
terrible arrive à combiner l'astuce la plus savante avec 
l'infatuation la plus insensée; il dose ses hardiesses de 
façon à n'être saisi qu'à Strasbourg et à Berlin — où on 
devrait lui dresser des statues; il déguise ses énormités 
de manière à être lu et acheté par les riches ; il épanche 
ses haines, de façon à avoir pour lui tous ceux — et le 
nombre en est grand — qui ne veulent d'autre religion 
que l'athéisme, d'autre gouvernement que l'anarchie, 
d'autre loi que leur passion ou leur vice. Il sous-entend ou 
souligne sa vraie pensée, suivant qu'il veut essayer de 
donner le change à l'élite dont tout écrivain célèbre est 
plus ou moins le tributaire, ou capter le gros suffrage uni- 
versel, dont il est le courtisan et le serviteur, il fait le 
gentil, le mignon, le mignard, le bon papa, le père 
gâteau, le patriarche d'églogue, l'homme qui ne voudrait 
pas désobliger une mouche, afin de conserver encore les 



M. VICTOR HUGO H5 

sympathies maternelles et féminines, qui ne demandent 
qu'à ôtre abusées. Il broute l'herbe de la pastorale avec 
des dents de tigre; il môle au laitage des chaumières le 
poison des Borgia ; il fait épeler par Berquin la prose du 
père Duchêne ; il trace au crayon sur la carte du Tendre 
le mur d'enceinte de la Roquette; il donne à sa petite fille 
une poupée mécanique, chaussée par le savetier Simon 
et coiffée par le perruquier de Robespierre ; il demande 
aux honnôtes gens qui ont flambé finances un peu de 
feu pour son foyer domestique... Et de tout cela, de ce 
bizarre amalgame, de ces divers ingrédients jetés pêle- 
môle dans la chaudière démagogique, résulte ce qu'on 
est convenu d'appeler un succès de librairie; et trente 
journaux rédigés par des séides, des complaisants ou des 
hommes de goût trop dociles à la mode et à la routine, 
déclarent sans invraisemblance que VAnnée terrible est 
le grand événement littéraire et poétique de cette triste 
saison ! 

« Mais, me dit-on, si M. Hugo, sur bien des points, est 
incorrigible, s'il y a quelque chose d'odieux à le voir in- 
sulter le prêtre et Vinfâme jésuite, au moment où ap- 
proche le premier anniversaire du martyre des otages; 
s'il est absurde en frappant toujours à côté, dans ses ran- 
cunes de vaincu; s'il est absolument grotesque en se re- 
présentant comme un grand persécuté, une victime épi- 
que, à propos des petits désagrcmenis qu'il s'attira en Bel- 
gique pour avoir voulu se faire le don Ruy Gomez du 



116 NOUVEAUX SAMÇIDIS 

massacre et du pétrole; si enfin il a gâté à plaisir quel- 
ques dizaines de beaux vers par des centaines de vers ri- 
dicules, pesants, ténébreux, durs, monotones, emphati- 
ques, sibyllins, montés sur des échasses, fabriqués avec 
des moellons, le pied dans la boue de Paris, le front dans 
les nuages germaniques, on doit au moins lui savoir gré , 
d'avoir exactement et poétiquement répondu aux deux 
sentiments qui dominent \ Année terrible et se confondent 
pour nous avec toutes ses douleurs : notre légitime ran- 
cune contre le César de pacotille qui n'a passé le Rubicon 
que pour nous noyer dans le Rhin ; notre haine natio- 
nale contre le barbare et rapace ennemi qui a si brutale- 
ment abusé de sa victoire. Tant que nous voudrons gar- 
der le droit de haïr l'Empire et de détester les Prussiens, 
il ne nous sera pas permis de trop médire du livre de 
M. Victor Hugo. » 

Eh bien, non! Cette concession même m'est impossi- 
ble. D'abord, au point de vue purement littéraire, le génie 
de M. Hugo est bien plus tudesque que français ; ses que- 
relles avec l'Allemagne ne peuvent être, malgré ses gi- 
gantesques efforts pour faire semblant d'être en colère, 
que des querelles d'Allemand et — d'amant. Ensuite, il a, 
en poésie, des antécédents qui ne lui permettent, à moins 
d'inconséquence manifeste, ni de vilipender Napoléon III, 
attendu qu'il est de ceux qui, à force de diviniser l'oncle,* 
ont rendu le neveu possible, — ni de se déchaîner contre 
les rapines prussiennes, vu qu'il a fait de Napoléon I«r 



M. VICTOR HUGO ^7 

son idole, et, par conséquent, amnistié tous les excès de 
la conquête et de la guerre. Quand on veut signaler les 
représailles comme des crimes, il ne faut pas avoir célé- 
bré en strophes intarissables l'homme qui les a préparées 
et justifiées d'avance. 

Est-ce tout? Pas encore. Lorsque la Commune inau- 
gura la série de ses fureurs et de ses meurtres, tous les 
bons esprits remarquèrent que ce hideux épisode allait 
avoir pour conséquence logique de diminuer notre haine 
contre les Prussiens; premièrement, parce qu'il n'y a pas 
place dans notre cœur pour deux haines parallèles; secon- 
dement, parce que des Français pactisant avec les Prus- 
siens, achevant leur ouvrage, se plaçant sous leur pro- 
tection /ruinant ce qu'ils avaient entamé, étaient mille 
fois plus exécrables que les Prussiens eux-mêmes. Eh bien , 
du moment que M. Hugo ne prend pas clairement parti 
contre les scélérats, du moment qu'il rapproche, dans 
des assimilations odieuses, les soldats et les assassins, 
les meurtriers et les victimes, le crime et la répression, 
Versailles et Paris, dès l'instant qu'ayant l'air de tenir la 
balance à peu près égale, il a soin de nous avertir que, 
s'il était libre, il irait beaucoup plus loin, tout est dit. 
Ce que le poëte a de mieux à faire, c'est de s'incliner de- 
vant Bismark et Guillaume, et de leur apporter sur un 
plat d'argent les clefs de sa bonne ville de Paris. 

Ajoutons que, lorsqu'on a pour complices, pour amis, 
pour admirateurs, pour électeurs et pour maîtres, tous 

7. 



118 NOUVEAUX SAMEDIS 

ceux qui, depuis le 4 septembre, ont contribue à rendre 
inévitable la victoire des Prussiens et à en tripler le far- 
deau, on devrait y regarder à deux fois avant d'exalter 
ceux qui nous ont perdus, d'outrager ceux qui auraient 
pu nous sauver, d'injurier ceux qui ont profité de la scé- 
lératesse des uns pour triompher de la résistance des au- 
tres. C'est par des moyens tout différents que s'acquiert 
le titre glorieux de vengeur de son pays, de poétique in- 
terprète des douleurs et des haines nationales. On est mal- 
venu à venger et à consoler les vaincus, quand on a fra- 
ternisé avec les véritables alliés des vainqueurs. 

Que reste-t-il donc de ce livre, écrit presque en entier 
dans la nouvelle langue de M. Hugo? — Peu de chose. 
— Que restera-t-il de son simulacre de succès? — Encore 
moins. — Des sonorités fastidieuses quand elles ne sont 
pas irritantes ; des entassements de mots et d'images qui 
étouffent le sentiment et Tidée. Je m'aperçois que je n'ai 
pas cité un seul vers de l'Année terrible; en voici un ; il 
s'agit des Prussiens : 

Par rEXPLOiTATioN on complète /'exploit. 

Ceci, rapproché du participe passé du verbe trop- 
CHOiR, vous apprendra où en est, pour le moment, l'esprit 
de M. Hugo. Quant à son génie, n'en parlons plus. Je fais 
de la critique, et non pas de l'histoire ancienne. 

Sérieusement, pendant cetteannée 1872 qui le fait sep- 



M. VICTOR HUGO H9 

tuagénaire, M. Hago peut, en reportant son regard en 
arrière, se rendre compte du chemin parcouru. Il y a 
cinquante ans, il s'associait, dans des vers d'une idéale 
fraîcheur, à toutes les pures espérances, à toutes les 
nobles aspirations de la France monarchique. Il y a qua- 
rante ans, infidèle déjà à ses premières croyances, il obte- 
nait grâce pour ses défections à Taide de Notre-Dame de 
Paris, de Marion Delorme et des Feuilles d'Automne. 
Il y a trente ans, il profitait, pour se faire nommer 
pair de France , de Tamitié plus ou moins réelle d'un 
jeune prince qui allait disparaître. Il y a vingt ans, il se 
posait avec une certaine grandeur, en volontaire de l'exil, 
sur son rocher de Jersey. Il y a dix ans, il exploitait l'in- 
dulgente curiosité du public d'élite et de la société polie 
au profit de l'énorme roman des M«^ra&Z6^, vrai prologue 
de la Commune. A présent, pai^tagé entre l'orgueil et la 
peur, il flatte la démagogie communiste, afin qu'elle 
lui laisse son argent et lui fasse Taumône d'une popularité 
au rabais, écrémée par Rochefort et par Flourens. Il met 
une sourdine à ses audaces d'après coup et à son radotage 
sénile, afin que labonne compagnie achète son livre. Jadis 
il disputait à Lamartine le sceptre de la poésie moderne; 
aujourd'hui il dispute à M. Vautrain les restes du suffrage 
universel, réchauffés par les survivants du 18 mars. 
M. Hugo paraît se connaître en châtiments; que dit- il de 
celui-là ? 



120 NOUVEAUX SAMEDIS 



II 



L'Ànriée terrible m'a valu nne douzaine de lettres ; 
cinq sans orthographe ; six grossièrement injurieuses ou 
menaçantes ; une raisonnée et à peu près polie ; c'est à 
celle-ci que je crois devoir répondre. 

Mon correspondant anonyme me reproche d'avoir jugé 
l'homme et non le poète, les intentions plutôt que les vers: 

« On peut se tromper en politique, me dit-il, entendre 
autrement que MM. Veuillot et de Belcastel le bonheur et 
la liberté du genre humain, et garder toute sa valeur 
poétique. Si vous aviez vécu du temps de Cromwell 
(merci! j'ai bien assez de M. Thiers !), votre haine contre 
le régicide ne vous aurait probablement pas empêché de 
rendre justice aux beautés du Paradis perdit... Pourquoi 
ne rien citer de V Année terrible ? Vous craignez donc 
que vos citations n'infligent un démenti à vos critiques?...» 

Eh bien, soit ! Serrons de plus près ce texte énorme, 
afin de mieux prouver qu'il est presque toujours difforme. 
Au risque de nous remplir d'ombre, abordons cette ma- 
jesté sombre; si nous en rapportons l'effarement et l'é- 
blouissement, nous aurons du moins rempli notre tâche 
en conscience. 

Ce volume contient environ huit mille vers ; je ne dirai 



— i 



M. VICTOR HUGO 121 

pas, comme Micbaud à propos d'an poôme épique, qu'il 
faudrait quatre mille hommes pour le lire ; mais je vais 
chercher, à travers ce gigantesque fouillis, quelles sont 
les beautés que mon anonyme semble comparer à celles 
de Hilton. 

Diverses inspirations se disputent les pages de V Année 
terrible; il y a celles où le poète descend de ses nébu- 
leux sommets pour mimer l'églogue ou l'élégie de famille; 
nous avons ensuite la philosophie ou, pour parler plus 
exactement , la théologie d'Olympio ; puis, dans toutes 
leurs variétés passablement monotones, ses Impressions 
personnelles sur lïnvasion, la guerre, le siège, Paris, 
les Prussiens, les défenseurs et les ennemis de la France : 
et enfin la politique, telle que la comprend le songeur, le 
penseur, le pacificateur, le médiateur entre l'autorité et 
Fanarchie, entre la Commune et Versailles, entre les cou- 
pables et les juges. 

Essayons maintenant d'apprécier en abrégé les formes 
plus ou moins savantes que M. Hugo a données à ses in- 
spirations élégiaques, théologiques, politiques, humani- 
taires et lyriques. Apportons, dans celte étude, la môme 
impartialité que si nous étions contemporain de Tabbé 
Deiilleet si nous avions à rendre compte d'un poômesur 
les Jardins ou sur le Trictrac, 

Au milieu des funèbres images, accumulées par les 
souffrances du siège et les désastres de la guerre, l'épisode 
des pigeons messagers nous donna une sensation de poé- 



122 NOUVEAUX SAMEDIS 

sieetde fraîcheur. C'était comme nn point blanc dans au 
ciel noir, une oasis dans le voisinage d'un désert hanté 
par les fauves, un symbole de tendresse et de paix planant 
au-dessus des scènes de désolation et d'horreur. Quel 
aimable sujet pour un vrai poète ! Mais, sous peine d'effa- 
roucher Toiseau voyageur, il y fallait surtout de la légèreté, 
de la délicatesse et de la grâce ; un je ne sais quoi d'aérien , 
qui fit l'effet d'un bruit d'ailes, d'un roucoulement de 
ramier retrouvant son nid. L'aigle devait abdiquer, cette 
fois, pour mieux s'entendre avec la tourterelle; voici 
comment l'aigle a traité celte alliance : 

Sur terre un gouffre d'ombre énorme où rien ne luit, 
Comme si Ton avait versé là de la nuit (?], 
Et qui semble un lac noir ; dans le ciel un point sombre. 
Lac étrange ; des flots, non, mais des toits sans nombre ; 
.... Cette stagnation de ténèbres murmure... 
.... Le vague alérion yole au peuple fantôme; 
Et Tun vient au secours de Tautre... c'est Tatome 
Qui yient dans Tombre en aide au colosse... 

Toute la pièce est de ce ton ; l'Apocalypse dans un 
colombier! N'échapper au plomb des Prussiens que pour 
succomber sous les hémistiches beaucoup plus lourds de 
Al. Victor Hugo! C'est à dégoûter du rôle de pigeon. 

Passons maintenant à la théologie. M. Hugo tient à 
passer pour un homme infiniment religieux. L'athéisme 
formulé n*est pas son fait ; mais, comme d'autre part, le 



"^r- 



M. VICTOR HUGO 123 

christianisme lui demanderait le sacrifice de sa passion, 
de son orgueil, de ses haines, de ses révoltes, et même 
de cette inraillible raison dontil est si justement fier, l'au- 
teur de V Année terrible a invente un moyen de tout con- 
cilier. Il a pensé que, pour être plus sûr de professer 
une religion et de la pratiquer, il n'y avait rien de mieux 
que de la faire, et que, pour y apporter toute la certitude 
et toute la ferveur convenables, la méthode la plus certaine 
était d'en être, à soi tout seul, le fidèle, le prêtre, le pré- 
dicateur, le sacristain et le Dieu. Mieux que personne, il 
était en situation dilltistrer de cantiques ce culte qu'il 
ne saurait offenser sans s'offenser lui-même, et qui lui 
impose l'orgueil comme la première de ses vertus théo- 
logales. Voici un fragment de cette poésie religieuse : 

Et la guerre, et la haine^ et les yeux du savoir 

Crevés, et le moignon sanglant du désespoir; 

Des champs, des bois, des monts, des fleurs empoisonnées, 

Du chaos furieux et^bu des destinées. 

De tout ce qui parait, disparaît, reparait. 

Une accusation lugubre sortirait... 

Le réel suinterait par d'affreuses fêlures ; 

Les comètes viendraient tordre leurs chevelures ; 

L'air dirait : « Il me livre aux souffles pluvieux ; » 

Le ver dirait à Tastre : « Il est ton envieux I 

Et, pour t'humilier, il nous fait tous deux luire I » 

L'écueil dirait : « C'est lui qui m'ordonne de nuire I » 

La mer durait : « Mon fiel, c'est lui; j'en fais l'aveu! » 

Et l'univers serait le pilori de Dieu I 



124 NOUVEAUX SAMEDIS 

Ah 1 la réalité , c*e8t un paiment sublime I (rien des 3 mil- 
Je suis le créancier tranquille de rahimell! [liards.) 

L'abîme est bien heureux ! Si les Prussiens ressemblaient 
à SI. Victor Hugo, nous n'aurions pas tant à nous inquiéter 
pour la libération du territoire. 

Maintenant, figurez-vous un des électeurs de M. Victor 
Hugo, ouvrier de Belleville ou du faubourg Antoine, habi- 
tué des clubs, revenu des pontons sans argent, sans pain, 
sans domiqile. Le voilà s'adressant à son illustre candidat, 
et le plaçant dans cette délicate alternative : « Enseignez- 
moi une religion, une foi, une espérance, ou bien parta- 
gez avec moi les bénéfices de vos livres, grossis par une 
sage économie ! » 

Olympio répond : « Oui, mon ami, j'ai votre affaire : 

Il s'agit de l'être absolu qui condense 

Là-haut tout l'idéal dans toute l'évidence... 
Il s'agit du prodige immanent qu'on sent vivre 
Plus que pous ne vivons, et dont notre âme est ivre 
Toutes les fois qu'elle est sublime et qu'elle va 
Où s'envola Socrate, où Jésus arriva... 
Il s'agit de ce vaste inconnu, que ne nomme. 
N'explique et ne commente aucun Deutéronome, 
Qu'aucun Calmet ne peut lire en aucun Esdras, 
. Que l'enfant dans sa crèche et les morts dans leurs draps. 
Distinguent vaguement d'en bas comme une cime, 
Très-Haut qui n'est mangeable en Aucim pain aztxe ; 
Qui, parce que deux cœurs s'aiment, n'est point fâché, 
Et qui voit la nature où tu vois le péché ; 



M. VICTOR HUGO 125 

Il s'agit de ce tout vertigineux des étrèSy 

Qui parle par la voix des éléments, sans prêtres, 

Sans Bibles, point charnel et point officiel, 

Qui pour livre a T abîme et pour temple le ciel, 

Loi, Vie, Ame, invisible à force (Têlre énorme. 

Impalpable à ce point qu'en dehors de la forme 

Des choses que dissipe ,un souffle aérien. 

On Taperçoit dans tout sans le saisir dans rien... 

Il s'agit du suprême immuable, solstice 

De la raison, du droit, du bien, de la justice. 

En équilibre avec l'infini, etc, etc, etc. » 



Soyons francs ; si l'ouvrier, le prolétaire, Taffamé, le 
révolté, le désespéré, dont noas parlions tout à l'heure, 
ne tombe pas à genoux devant cette révélation du Dieu 
de grandeur, de bonté et de vérité; s'il ne se relève pas 
consolé, affermi et régénéré par les clartés de cette Foi, 
par les promesses de cette Espérance, par les effusions de 
cette Charitéy par les certitudes de cet Évangile, c'est 
qu'il y mettra assez de mauvaise volonté pour que 
M. Hugo ait le droit de fermer les pages de son catéchisme 
et de serrer les cordons de sa bourse. L'apôtre est lumi- 
neux, précis, catégorique; ce n'est pas sa faute si les dis- 
ciples sont obtus, — que dis-je ! si une société retardataire 
et cléricale leur refuse l'enseignement gratuit, laïque et 
obligatoire. 

Ceci nous amène à dire un mot d'une pièce vantée par 
les lecteurs ou critiques bénévoles qui ont cherché à pla-- 



426 NOUVEAUX SAMEDIS 

cer sur des terrains neutres le livre et le génie de M. Victor 

Hugo : A QUI LA FAUTE ? 

Le poète s'adresse à un homme du peuple : « Tu viens 
d'incendier la Bibliothèque? »~ Point de départ d'une 
énumération, en cinquante-six vers, à la Hugo, — dixiè- 
me manière, — des bienfaits de l'imprimerie et de la 
littérature : 

Une bibliothèque est nu acte de foi 

Des générations, ténébreuses encore, 

Qui rendent dans la nuit témoignage à Taurore... 

... Dans le divin monceau des Eschyles terribles, 

Des Homères, des Jobs, debout sur Thorizon... 

Un divin monceau, debout sur l'horizon !... Non, c'est 
trop beau ! Me voilà trop ébloui pour voir, trop eiïaré 
pour entendre, trop effondré pour juger... Je continue : 

... Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison, 

Tu jettes, misérable, une torche enfianmiée I 

De tout Tesprit humain tu fais une fumée I... etc. 

L'homme du peuple laisse le poëte parler tout à son 
aise ; puis il répond laconiquement : « Je ne sais pas 
lirel » 

Ainsi, ce mouvement dirigé par les Vallès, les Grousset, 
lesVermersch, les Pyat; cette œuvre de destruction et de 
mort, contre-signée par les fruits secs de la littérature et 
de l'art; ces incendies allumés avec les journaux des 



M. VICTOR HUGO 127 

boaux-esprits de la Commune; ces feux de peloton aux- 
quels la Patrie en danger, le Mot d'ordre et le Père 
Duchêne ont fourni la bourre, toute cette jacquerie de la 
bohème lettrée aurait t)our cause Tignorance populaire ! 
Mais c'est tout le contraire ; c'est la littérature de ces gens- 
\h qui a voulu refaire à son image la société et le gouver- 
nement ; c'est elle que nous reconnaissons, tout entière 
à sa proie attachée^ dans cet abominable épisode dont 
chaque détail porte son cachet et son estampille. Déjà 
quelques crimes isolés s'étaient inspirés de tel ou tel cha- 
pitre des romans-feuilletons à un sou. Cette fois, c'était la 
scélératesse collective qui trouvait ses textes tout faits, 
son prologue, son drame et son dcnoùment, d'abord dans 
les Mystères du peuple, d'Eugène Sue et dans les Misé- 
rables, de M. Victor Hugo, puis dans ces grosses histoires 
qu'on pourrait appeler les jardins d'acclimatation de l'in- 
cendie, du pillage et de l'assassinat, aux dépens des classes 
riches, au profit des convoitises et des rancunes plébéien- 
nes. Maintenant, que, parmi les plus obscurs instruments, 
les dupes les plus aveugles et les plus malheureuses vic- 
times des écritoires communistes, il y ait eu un certain 
nombre de pauvres diables, ne sachant pas lire, abrutis 
à la fois par leur ignorance et par les leçons perverses 
ou les mauvais exemples de leurs supérieurs en culture 
intellectuelle, c'est possible ; mais j'ajoute, premièrement, 
(lue ce n'était là qu'une minorité imperceptible ; secon- 
dement, que le signe caractéristique, la marque de fa- 



128 NOUVEAUX SAMEDIS 

brique de la Commune etde sescrimes est diamétralement 
contraire ; troisièmement, que cette ignorance même, si 
elle a existé chez quelques-uns, est un argument de 
plus contre l'idée fixe de M . Victor Hugo ; car elle en a 
fait des machines, des forces brutales, au service de demi- 
savants, de demi-lettrés, furieux d*en savoir assez pour 
envier, pas assez pour réussir. 

Ce que nous disons de cette pièce : a qui la faute ? 
peut se dire de tout le volume; M. Hugo ne chante jamais 
juste^ alors même que sa musique aurait envie d'être 
belle. Qu'il invective le vaincu, maudisse les vainqueurs, 
gloriûe les Parisiens, déplace les rôles, s*obstine à :voir la 
victoire dans la défaite et la défaite dans la victoire, sou- 
tienne à grand renfort d'antithèses et de métaphores le 
paradoxe plus ou moins consolant d'après lequel la 
France aurait, en réalité, conquis TAliemagne en la forçant 
de subir ses influences, sa propagande, ses idées, ses lu- 
mières et ses aurores, il est constamment à côté ou au 
delà du ton. Dès lors, si la pensée est fausse, comment 
l'expression serait-elle exacte? Si l'expression flotte sans 
cesse entre l'exagération et le non-sens , comment jail- 
lirait-il de ce fond équivoque et ténébreux une poésie digne 
de persuader, de charmer ou de subjuguer le lecteur ? Dès 
les premières pages on rencontre : 

Un Avatar couvé par une Apocalypse, 

Le flamboiement trouant de toutes parts Téclipse... 



M. VICTOR HUGO 129 

Un peu plus loin : 

Ils punissent Paris d'être âme de la terre, 

D'être ce qui devient de plus en plus vivant, 

Le grand flambeau profond que n'éteint aucun vent, 

L'idée en feu perçant le nuage, le nombre, 

Le croissant du progrès clair au fond d'un ciel sombre, 

Ainsi de suite. Toutes les fois que le poète parle de 
son cher Paris, il crée en son honneur une langue qui 
n'est pas celle de Racine : 

La nuit donne l'assaut à la lumière. Un cri 
Sort de l'astre en détresse, et le néant a ri... 
La cécité combat le jour; la morne envie 
Attaque le cratère auguste de la vie... 
Le grand foyer central, l'astre aux astres uni. 
Tous les yeux inconnus ouverts dans l'infini... 
Il (Paris) condamne la nuit à l'éblouissement ! I . 

Je pourrais multiplier ces citations, et faire bonne 
mesure à mon correspondant anonyme. Théologien 
ou philosophe , rêveur ou politique , appréciateur des 
événements ou des personnages, demandant des sorties 
au lieu de prières et des prises d*armes au lieu d'actes 
de foi , vengeant son képi contre Trochu, exaltant 
Garibaldi , nous assurant que la guerre , boitant avec 
Trochu, a marché (d'autres disent volé) avec Gambetta, 
M. Hugo est toujours le môme, et je me donnerais en con^ 



130 NOUVEAUX SAMEDIS 

tiûuant à le citer, une satisfaction puérile. Cne satisfac- 
tion, ai-je dit ? C'est plutôt une profonde douleur. Corn - 
ment ne pas s'affliger en voyant un grand poète, qai 
aurait pa être vraiment notre consolateur et notre 
vengeur, ajouter encore à nos sujets de tristesse ? C'est 
un malheur pour une nation et pour un siècle que la 
déchéance dun homme de génie... Si le ridicule tient une 
large place dans VAnnée terrible, loin de moi Tenvie 
d'en rire ! L'heure est trop grave, le sujet trop douloureux, 
le péril trop urgent, notre tâche trop sérieuse. Hélas ! 

• 

après une pareille lecture, les parts se distribuent d'elles- 
mêmes ; tant de fanfaronnades en présence de tant de 
désastres, tant de mensonges devant de si cruelles réalités, 
tant de flatteries prodiguées au crime d'hier et au danger 
de demain, le tout exprimé dans une poésie dont vous 
venez d'admirer les échantillons et qu'on dirait traduite 
de l'allemand par un mauvais Français!... décidément, là 
encore, les rôles sont intervertis. Nous qui achetons le 
livre, nous devons en pleurer ; et les Prussiens, qui le 
saisissent, ont le droit d'en rire. 



IV 



LAxMARTINE 



Juin 1872. 

Lamartine !... Puisque ce nom réveille tout ce que 
l'imagination peut concevoir de plus éclatant et de plus 
magique, commençons par un jeu d'imagination, c'est- 
à-dire par une conjecture. 

Je suppose un dialogue entre deux hommes de bon 
sens; l'un enclin à l'admiration, l'autre à la critique. 11 
s'agit^ bien entendu, de Lamartine politique, tel que nous 
le présente M. Charles de Mazade dans son intéressant 
ouvrage. Lamartine poète était entré, même avant sa 
mort, dans ces régions sereines où l'objection se tait, où 

1. Lamartine, sa vie littéraire et politique , par Charles de 
Mazade. 



i32 NOUVEAUX SAMEDIS 

le livre devient un monument, le portrait une statue, 
le poëte une gloire nationale. 

— Ne me parlez pas, dirait le critique, de la vie poli- 
tique de M . de Lamartine ! elle nous a fait plus de mal 
que s'il eût été un sot ou un méchant. Platon a eu bien 
raison d'exiler les poètes de sa République. Comment 
l'auteur de Joc^^j/n n'aurait-il pas été funeste à son pays, 
à autrui et à lui-même ? Il exagérait en sa personne le 
penchant des hautes intelligences de notre époque, le 
trait caractéristique de ces enchanteurs qu'il faudrait 
applaudir sans cesse et ne jamais consulter. Il a fait de 
son propre génie, -— que dis-je ! des mirages de son imagi- 
nation souveraine, — le centre, la raison d'être des évé- 
nements et des multitudes qu'il croyait pouvoir diriger; 
il a essayé d'une métamorphose que son aïeul Ovide n'a- 
vait pas prévue ; transformé son rêve en programme de 
gouvernement. Ce qui en est résulté, vous le savez. Au 
lieu de lui obéir, les événements et les hommes se sont 
joués de ses illusions et de ses songes. De ce conflit dont 
l'issue ne pouvait être douteuse, ont jailli de formidables 
catastrophes. Le politique vraiment doué des qualités 
nécessaires pour conseiller et gouverner son pays suit le 
procédé contraire. Au lieu de ne considérer qu'en lui'» 
même, façonnés tout exprès par son génie ou son orgueil, 
les sujets de ses études applicables et pratiques, il ne se 
regarde que comme un des rouages de la machine, une 
fraction de cet ensemble qu'il veut faire profiter des 



LAMARTINE 433 

inspirations de sa sagesse et des fruits de son expérience. 
Il tient compte de nos faiblesses, de nos passions, de nos 
\ices, de la difficulté que l'on éprouve à enrayer le mou- 
vement que l'on provoque, et surtout de l'imprévu, qui 
se fait toujours une part immense dans les affaires bu- 
maines... 

— Permettez! dirait Toptimiste; je vous accorde que 
Lamartine fît de la politique en poète... Le beau mal- 
heur ! Si je n'ai pas tout à fait perdu mon latin, s'il est 
vrai, comme je crois m'en souvenir, que, dans la langue de 
Virgile, poëte eiprophète s'expriment parle même mot, — 
VATES, — nul mieux que Lamartine ne justifie ce mot 
à double sens. Troavez-moi, parmi vos bommes pratiques, 
positifs et applicables, des esprits justes qui aient vu aussi 
clair que cet esprit chimérique dans la question d'Orient! 
Citez-moi un politique, habitué à ne pas se perdre dans 
les nuages, qui ait possédé, au même degré que le poëte 
des Méditations, le don de seconde vue à propos de la 
coalition de 1839, de la régence de la duchesse d'Orléans, 
du retour des cendres de Napoléon Bonaparte, des forti- 
fications de Paris, et autres questions qui n'ont pas été 
sans influence sur nos infortunes présentes. Quand 
Lamartine ne compterait dans ses états de service que 
ceci : avoir protesté — et avec quelle éloquence ! — 
contre le réveil de la légende impériale employé comme 
moyen d'action sur les masses par les conseillers et les 

amis d'une monarchie pacifique ; avoir averti le coq 
8 



i34 NOUVEAUX SAMEDIS 

gaulois qu'il ne gagnerait rien à se parer des plumes de 
Taigle, et que cette parure pourrait nous coûter cher, — 
je lui pardonnerais toutes ses peccadilles. Lisez, notam- 
ment, les pages 23 et suivantes de Tavant-propos du 
livre excellent de M. de Mazade... Vous m'en direz des 
nouvelles ! 

— Soit ! répliquerait le pessimiste; mais les prophéties 
les plus merveilleuses ne justifient pas les étourderies 
gigantesques qui exposent un pays aux plus fatales 
aventures. Encore et toujours poëte, alors même qu'il 3 eu 
raison contre les esprits pratiques, Lamartine — et n'est-ce 
pas l'abrégé de sa vie entière ? — a été le privilégié du su- 
perflu aux dépens du nécessaire. 11 a prophétisé, il n'a 
pas prévu ; les événements qu'il pressentait en homme 
de génie, il ne les a pas raisonnes en homme de bon sens. 
Ils lui ont apparu dans une sorte de lointain môle de 
lumière et de brume, sans qu'il s'inquiétât des espaces 
intermédiaires. Il a vécu de plain-pled avec l'avenir, 
sans que l'inconnu qu'il devinait Taidât à se conduire à 
travers le connu que supprimaient ses dédains superbes. 
De là des contradictions singulières. Royaliste de tradition 
et de sentiment, aristocrate d'instinct et de nature plus 
encore que de naissance, il s'est enivré du faux encens 
qu'on lui offrait de si bas, et il lui a plu d'être le héros 
d'une révolution démocratique. En 1839, il défendait 
éloquemment le ministère Mole contre la coalition ; et, 
en 1847, au moment où cette énorme faute parlementaire 



LAMARTINE 435 

produisait toutes ses conséqaences, illes a, lui, le con- 
servateur de la veille, aggravées et envenimées en pré- 
parant la révolution dans un banquet , en la ressuscitant 
dans un livre 1 En 1842, il trouvait des accents persuasifs 
pour plaider, contre le parti de la cour, la cause d'une 
veuve, d'une mère à qui l'on refusait la régence; et, le 
24 février 1848, lorsque cette mère, cette veuve improvi- 
sant la régence de l'adversité, s'est présentée à la Chambre, 
tenant son fils par la main, c'est lui dont l'éloquence im- 
pitoyable a fait échouer cette dernière démarche, tomber 
cette suprême espérance ! Le retour des cendres de l'em- 
pereur, larestaurationidoale durevenanlde Sainte-Hélène, 
les fortifications de Paris, lui ont inspiré des protes- 
tations prophétiques; et il n'a pas compris que le moyen 
le plus terrible hélas ! et le plus sûr de faire de ses 
appréhensions des malheurs et de ses prophéties des 
réalités, était de surexciter la démocratie, de l'aider à 
remporter un triomphe qui devait fatalement aboutir à 
une dictature ; laquelle , non moins logiquement, devait 
livrer la France à tous les périls d'une démoralisation 
intérieure, à toutes les horreurs d'une invasion étran- 

— Arrêtez ! répondrait l'interlocuteur bénévole ; vous 
vous faites maintenant le prophète du passé comme 
Lamartine a été, en maintes circonstances, l'historien de 
l'avenir. Créer après coup la logique des événements est 
chose trop facile quand le malheur est arrivé. A ce 



436 NOUVEAUX SAMEDIS 

compte, quel est celui de vos hommes politiques, positifs 
et pratiques, qui résisterait à un quart d'heure d'examen ? 
Est-ce que Louis-Philippe, peu poétique de sa nature, 
peu disposé à se payer de mirages et de chimères, a 
jugé un seul moment la situation qu'il créait à la France 
et à lui-même en aidant quelques députés en habit noir 
à bâtir sur le sable révolutionnaire une monarchie 
d'expédient, qui n'avait pour elle ni le droit, ni l'autorité 
morale, ni la tradition, ni l'hérédité, ni le suffrage po- 
pulaire? Le 21 février 1848, est-ce qu'il n'a pas répondu 
à MM. de Rambuteau et Delessert, qui l'avertissaient du 
péril : « Propos de café ! fumées d'estaminet ! » Est-ce que 
vous auriez envie de citer comme des modèles de pré- 
voyance, de raisonnement^ de calcul, d'application prati- 
que des idées personnelles aux affaires publiques, ces doc- 
trinaires, ces parlementaires, ces monomanes de charte, 
de tribune ou de journal, qui, sans avoir le charme et 
Texcuse de l'auteur des Harmonies 9 ont passé leur 
longue vie à se tromper, au grand détriment du pays 
dont ils se croyaient les arbitres? Y a-t-il au monde un 
spectacle plus lamentable que celui de ces vieillards qui 
ont mis toute leur politique dans la question de savoir 
si le centre droit 'l'emporterait sur le centre gauche, si 
M. Guizot vaincrait M. Thiers dans un tournoi oratoire, 
si le 1"^ mars était préférable au 29 octobre, — et qui, 
tombés, naufragés, démodés, anéantis, convaincus de 
radotage et d'impuissance, ne trouvent pas une parole de 



LAMARTINE i37 

repentir pour ce qa'ils ont fait, de regret pour ce qu'ils 
ont renversé, de respectueuse sympathie pour les grands 
principes qui pouvaient nous sauver ? Croyez-moi, mon 
ami, allons relire le Lac, iesPréludes^ Jocelyn, Graziella, 
les Confidences, et avouons que, dans ce désarroi uni- 
versel de toute sagesse, de toute vertu, de toute vrai- 
semblance politique, Lamartine est encore celui qui a le 
moins erré et le moins péché.... 

— Je ne l'avoue pas, car j'ai gardé pour la fin mon argu- 
ment le plus invincible. J'admets le Lamartine du 24 fé- 
vrier 1948, quel que soit le bizarre alliage dont il com- 
posa sa physionomie républicaine ; abandon des croyan- 
ces de sa jeunesse, vague rancune du royaliste d'au- 
trefois, désir de jouer le grand rôle que lui avaient pré- 
dit le prince de Talleyrand et lady Esther Stanhope, 
engrenagerévolutionnaire, enivrement de popularité, ver- 
tige d'orgueil, poétique entraînement vers l'imprévu et 
l'aventure, espoir chimérique de réconcilier en sa per- 
sonne la poésie avec la politique, le présent avec le passé, 
le bon sens avec le prestige, l'ordre avec la liberté, le sens 
aristocratique avec le triomphe delà démocratie; attrait 
exercé sur les imaginations puissantes par ces coups de 
foudre qui leur permettent de se substituer à tous les pou- 
voirs, de résumer en elles seules tous les éléments d'au- 
torité et de résistance, d'arrêter le flot qu'elles soulè- 
vent, de se faire lécher les mains par le tigre qu'elles 

déchaînent, et, « après avoir décroché le vieux monde, 

8. 



438 NOUVEAUX SAMEDIS 

deluiservir de point d'appui ». — J'accepte toat cela; mais 
a près? Gomment Lamartine n'a-t-il pas compris, ce que nous 
comprîmes tous, que cette popularité dont il se grimait se- 
rait essentiellement éphémère, parce qu'elle était faite de 
contradictions, de sous-^ntendus et de contre-sens; qu'on 
Jui demanderait, non pas de personnifier la République, 
mais delà rendre aussi peurépublicaineque possible; que, 
pendant cette crise où il couvrait de son nom et de sa 
gloire les tristes républicains de la veille, on lui saurait 
gré, non pas des ressemblances, mais des contrastes; qu'il 
avait à représenter à la fois Taclion révolutionnaire et la 
réaction monarchique, à satisfaire ou à rassurer les pas- 
sions, les espérances, les alarmes les plus contraires; à 
être, le matin, l'idole de la populace, et, le soir, le sauveur 
de la société d'élite; à promettre à celle-là ce qui ne pou- 
vait s'accomplir sans détruire celle-ci ; à souffler tour à 
tour le chaud et le froid ; qu'il serait également perdu le 
jour où ses tumultueux auditoires s'apercevraient qu'ils 
étaient dupes des sonorités de sa parole, et le jour où ses 
anciens amis le verraient se rapprocher de ses nouveaux 
alliés? S'il ne l'a pas compris, c'est donc que son orgueil 
le rendait absolument aveugle? Si, le comprenant, il a 
été assez coupable ou assez fou pour vouloir pactiser avec 
le parti de Ledru-Rollin, toutes ses belles métaphores de 
paratonnerre pactisant avec la foudre ne sauraient pallier 
cette bévue ou cette faute. C'en était fait! Dans le présent, 
dans l'avenir, dans sa puissance, dans son prestige, dans 



LAMARTINE ' 139 

ses chances de candidat à la présidence comme dans 
le jugement de Thistoire, Lamartine était condamné, 
exécuté, perdu. Je nr^ puis plus voir en lui que le plus 
grand de nos poôies, mais le plus pitoyable des poli- 
tiques!... 

On le voit, les deux thèses peuvent se plaider sans trop 
de paradoxe ; on ne peut donner tout à fait tort ni à l'un 
ni à l'autre des deux interlocuteurs^ et le meilleur éloge 
qu'il soit permis de faire du livre de M. de Mazade, c'est 
qn'il se tient à égale distance des deux extrêmes, de l'ad- 
miration complaisante et du dénigrement inflexible. Vail- . 
lamment écrit pendant le siège, à travers un effroyable 
chaos de difficultés matérielles, d'angoisses et de périls, 
durant ces heures lugubres où il fallait un égal courage 
pour ne pas perdre la tête et pour braver des passions 
dévorantes, cet ouvrage fait le plus grand honneur au 
ferme et persévérant publiciste; il représente, dans un 
langage toujours élevé, souvent éloquent, avec un at- 
trayant mélange d'émotion , de sympathie et d'équité, 
ce que pense aujourd'hui la moyenne des honnêtes 
gens, des esprits justes, du parti conservateur, au sujet 
de cet homme si merveilleusement doué, si cruellement 
déchu, qui sut donner à l'égoïsme le charme de la ten- 
dresse , que l'on aime encore en le blâmant , qui n'eut 
d'égales à ses clartés que ses éclipses, à ses grandeurs 
que ses chutes, à ses intuitions que ses chimères, 
et dont nous avons pu dire ce que Corneille a dit du 



140 NOUVEAUX SAMEDIS 

cardinal de Richelieu et Favart du maréçtial de Saxe : 

Il m*a fait trop de bien pour en dire du mal... 
Il m'a fait trop de mal pour en dire du bien... 

Mainteuant, tout en acceptant la plupart des jugements 
de M. de Mazade, tout en le remerciant de nous avoir dis- 
traits de nos douleurs présentes par ces retours vers le 
beau temps où rayonnaient la jeunesse et la poésie de 
Lamartine, ne pouvons-nous aller un peu plus loin que 
lui, appuyer à droite, préciser un peu plus ce qui a man- 
qué à rillustre poète pour éviter les erreurs qui ont af- 
fligé ses vrais amis, compromis sa politique, assombri sa 
vieillesse ? N'y a-^t-il pas lieu de chercher les causes qui 
ont empêché ce beau génie de donner à la France tout 
ce qu'elle avait droit d'en attendre? Essayons, sans ou- 
blier qu'il s'est d'avance assuré son recours en grâce au- 
près de quiconque n'est pas insensible aux séductions 
de cette fée qu'on appelle l'imagination ; fée capricieuse et 
fantasque, habituée à ruiner ceux qu'elle enrichit, à éga- 
rer ceux qu'elle éblouit, à faire descendre au-dessous 
des hommes ordinaires ceux qu'elle a élevés au rang des 
demi-dieux. Souvenons-nous que tout écrivain, sincère- 
ment épris de son art, peut et doit frapper à côté, quaniji 
il s'agit de ces grands cowpa&/cs,— Chateaubriand, lord 
Byron, Lamartine, — dont on est forcé de se dire qu'ils 
nous auraient moins charmés s'ils avaient été plus sages. 



LAMARTINE Ul 

Un seul, parmi ceux-là, doit noas trouver inexorables; 
c'est qu'il a comblé la mesure. 

Nous avons remarqué, dans le livre de M. de Mazade, 
les lignes suivantes, qui nous semblent significatives : 
« Lamartine n'a jamais eu quelque faiblesse que pour 
» deux hommes avec lesquels il n'avait certes pas de frap- 
7> pàntes ressemblances, Talleyrand et Béranger. » 

Ces deux noms en disent plus que tout ce que je pour- 
rais ajouter. Ainsi le poëte du Cruci/îa?, de ÏHymne de 
Venfant à son réveil, des âmes purifiées par l'amour et 
par la foi, n'a pu se défendre d'un secret penchant pour le 
chansonnier aux allures grivoises, dont l'Elvire se pommait 
Lisette et qui n'a cru qu'au Dieu des bonnes gens! Ainsi 
l'homme qui a le mieux prédit, le plus redouté et le 
mieux haï la monstrueuse alliance du bonapartisme et de 
la liberté, et tout ce que devait produire de funeste le 
réveil de la gloire impériale parmi les générations 
nouvelles, s'est senti attiré \ers celui de ses contem- 
porains qui avait le plus contribué à populariser cet 
odieux mensonge I Ainsi le royaliste de 1814, le génie 
chevaleresque dont les succès et l'influence avaient si- 
gnalé et secondé une renaissance spiritualisle poétique, 
monarchique et religieuse, était subjugué et séduit 
parles flatteries sournoises et les prédictions apocryphes 
d'un vieux roué, qui a pu être calomnié par les Gâtons 
de la démagogie, mais dont le nom signifie assurément 
le contraire de fidélité, de dévouement, de chevalerie, de 



142 NOUVEAUX SAMEDIS 

croyance, d*idéâl, de grandeur morale et de poésie. 
Pour compléter ce détail caractéristique , rappelons 
sommairement le poème panthéiste et sensuel de la 
Chute d'un Ange, écrit par un poëte chrétien ; l'irrévé- 
rencieuse Histoire des Girondins, écrite par un gen- 
tilhomme élevé à récole du respect; la révolution ultra- 
démocratique du 24 février 1848, faite par un aristocrate. 
Gomment expliquer ces disparates impardonnables ? 
Par un fait bien évident et bien simple : Lamartine ne 
pouvait avoir qu'une conviction ; n'ayant plus celle-là, 
il n'en eut aucune. Lamartine ne pouvait être que roya- 
liste et catholique ; ne Tétant plus, il ne fut plus rien, 
que le jouet, la proie, la dupe, le héros, là victime des 
rêves de son imagination, des fumées de son orgueil, des 
visions de son génie, de la religion du moi, substituée 
peu à peu aux certitudes de la foi monarchique et de la 
religion chrétienne. 

Dès lors, comment s'étonner de ses variations, de ses 
incohérences? Les règles de sa conduite, il ne les deman- 
dait plus à un code qui reste immuable sous le choc des 
événements, mais aux événements eux-mêmes, ou plutôt 
à sa propre inspiration; fond essentiellement mobile, sur- 
tout quand la folle du logis y règne en souveraine, 
quand elle prend pour complices la vanité, la fantaisie, 
la confiance en soi, Tespoir présomptueux de voir arriver 
ce qu'on désire. Il se créait ou se renouvelait, chaque 
malin, sa conscience, trop noble et trop pure pour jamais 



LAMARTINE 143 

se prêler à quelque chose de bas, mais trop sujetle aux 
conditions de la faiblesse humaine pour être toujours 
sûre de sa route et de son but. Supposez que Lamartine 
fût resté fidèle à la religion politique de sa famille et de 
sa jeunesse. Là était le point d'appui que rien ne remplace, 
et qui lui a manqué. Je ne dis pas qu'il eût réussi, lui 
tout seul, à conjurer les révolutions, à changer le cours 
des événements, à devenir le plus infaillible et lé plus 
heureux des hommes d'Ëtat sous un souverain légitime; 
non , mais sa vie nous offrirait cette unité dans le bien 
et dans le vrai qui est la suprême gloire. Il nous appa- 
raîtrait aujourd'hui comme un Berryeren vers, possédant 
de plus que Berryer le don de la forme, de la séduction 
par l'image, par l'harmonie, par la beauté et l'élégance 
du langage. Que ce soit là, au milieu de nos dures 
épreuves, notre dédommagement et notre force. Certes, 
ce serait mentir que de prétendre que nous avons en ce 
moment le vent en poupe. Chaque jour ajoute à nos 
défaites apparentes ; chaque produit des institutions 
insensées qui nous dépravent et nous perdent rend le 
péril plus prochain , plus inévitable ; et ce qu'il y a de 
plus irritant et de plus effrayant, c'est de voir ces symp- 
tômes sinistres rassurer et contenter l'homme qu'ils 
devraient le plus humilier et alarmer. N'importe! il est 
consolant de songer que le génie, le talent, l'éloquence, 
le savoir, tous les trésors de l'imagination et de l'esprit, 
pèsent moins dans la balance qu'une pauvre petite vé- 



U4 NOUVEAUX SAMEDIS 

rite, méconnue et outragée; qu'il a sufG à un grand 
peuple de Tabandonner pour rouler d'abîme en abîme, à 
ses grands hommes d'essayer de s'en passer pour com- 
promettre leur grandeur, leur dignité, leur repos et leur 
gloire. 



GERMANIA! 



22 juin 1872. 

Si VOUS le trouvez bon, nous mêlerons désormais à nos 
causeries hebdomadaires une légère dose d'élixir anti- 
germanique. Seulement, entendons-nous bien : il ne s'a- 
git ni de parler politique, ni d'essayer, la plume à la main, 
des représailles qui rappelleraient, hélas ! le telum im- 
belle sine ictu, ni de préparer, par l'analyse des livres, 
la revanche des champs de bataille. Non ; mais, après 
avoir été victimes, nous avons à cesser d'être dupes. Nos 
admirations béates pour la littérature allemande, pour 
les vertus allemandes, pour le génie et le caractère alle- 
mands, n'étaient, il y a peu d'années, qu'un des traits 

1 . Cinquième édition de Pernette, par M. de Laprade. — 
Drames et Romans de la vie littéraire, par M. Saint-René Tail- 
landier. 



146 NOUVEAUX SAMEDIS 

distinctifs de l'esprit français, également doué de la faculté 
de s'ouvrir à toutes les influences et de les propager toutes. 
Aujourd'hui, nous ne pourrions y persister sans encourir 
deux reproches qui doivent nous faire horreur: manquer 
d'esprit et manquer de patriotisme. 

Rien de plus curieux que les vicissitudes d'une môme 
idée à travers les phases diverses d'un même siècle. Cer- 
tes, lorsque madame de Staël,— Française d'adoption et 
très-Française, — fit de son livre sur VAllemdgne une pro- 
testation éloquente de l'intelligence et (Je la liberté inter- 
nationales contre l'égoïste despotisme de Napoléon Bona- 
parte, les situations paraissaient très-claires. D'un côté, 
l'insatiable et inflexible conquérant qui nous faisait haïr, 
nous que tous les peuples devraient aimer; de l'autre, une 
femmO; c'est-à-dire la personnification la plus noble et la 
plus exquise des sentiments de justice et de pitié, tendant 
aux nations envahies et opprimées des pages mises au pi- 
lon par la police impériale, et leur disant en notre nom : 
a Ce n'est pas nous qu'il faut détester ; cet homme est noire 
fléau comme le vôtre. Formons, contre la brutale tyran- 
nie du sabre, une alliance qui n'acceptera d'autres fron- 
tières que celles qui séparent la liberté de l'esclavage, le 
savoir de l'ignorance, l'intelligence de la bêtise et l'hu- 
manité de la barbarie. Pour commencer, voici un livre 
où je prouve aux Français récalcitrants que vos écrivains 
et vos poètes sont comparables à Bossuet, à Molière, à Ra- 
cine; et, s'il est vrai, comme je le crains, que nos soldats 



GERMANIA U7 

aillent un peu loin dans leurs moyens de propagande au- 
près de vos blondes compagnes, Texpiation est toute prête : 
nous lirons vos philosophes et nous aurons l'air de les 
comprendre. » 

C'est là-dessus que nous avons vécu pendant plus d'un 
demi-siècle. Les dernières guerres de l'Empire et la cata- 
strophe finale n'arrêtèrent pas le mouvement, aucontraire. 
La Restauration fut une magnifique suspension d'armes, 
et les peuples, n'ayant plus à se combattre, purent cher- 
cher à se connaître. Le romantisme, favorisé par les 
souverains et les princes dans un intérêt de résistance à 
l'invasion de nos idées, ne tarda pas à devenir un média- 
teur entre les littératures étrangères et la nôtre. La géné- 
ration nouvelle, plus rêveuse que militante, plus pressée 
de penser que d'agir, avide de tout ce qui pouvait agran- 
dir le cercle de ses admirations ou de ses jouissances lit- 
téraires, lasse des traditions classiques, qui ne lui appa- 
raissaient plus que sous la forme de froides copies d'un art 
suranné, se jeta avec enthousiasme sur les beautés in* 
connues que lui révélaient ses maîtres. Tout concourut à 
cet engouement exotique et cosmopolite; la curiosité, le 
goût du nouveau, le plaisir de se dérober à la discipline 
et à la règle, le libéralisme transporté dans le monde 
idéal , Tamour-propre surtout ; car, pour nous, jeunes 
gens à peine sortis des écoles, il était autrement glo^ 
rieux, autiement flatteur, de nous poser en confidents de 
tous les secrets de Shakspeare, de Dante, de Goethe, de 



148 NOUVEAUX SAMEDIS 

Schiller, de Wieland, de lord Byron, de Shelley, de Jean- 
Paul, que de relire tout bonnement notre Fénelon ou 
notre Corneille. 

Cependant les années s'écoulaient; plus confiants et 
plus crédules qu'il ne conviendrait à des gens desprit, 
nous avions fini par nous figurer que les rancunes na- 
tionales étaient absolument effacées; que les vainqueurs 
de 1814 et de 1815 nous avaient donné quittance des 
souvenirs d'Iéna et des excès de la conquête impériale, et 
que nous pouvions, en littérature, aller d'une rive du 
Rhin à l'autre sans nous apercevoir que nous changions 
de patrie. Notre aveuglement était tel, que, s'il y avait à 
marquer une préférence, c'était presque toujours à nos 
dépens. Nous ressemblions à ces maîtres de maison qui, 
fiers de recevoir et de présenter un étranger de distinc- 
tion^ le placent à la droite de leur femme, et lui donnent 
le pas sur leurs vieux amis. 

Nous voici bien près de Pernette, Quand parut ce beau 
poème, Victor de Laprade, sans se méfier des suites de 
son aveu, déclara loyalement qu'il avait voulu nous offrir 
une œuvreanalogoe, sur certains points, au poëme d'Her- 
manu et Dorothée, Pourquoi aurait-il craint de nous 
le dire ? Sa charmante et pathétique Pernette possédait 
assez de qualités originales pour qu'il y eût plus de 
coquetterie que d'humilité à la placer en regard de 
l'ouvrage de Gœlhe, et pour que le parallèle devint un 
sujet d'étude au lieu d'un prétexte d'injustice. Lorsque 



GERMâNIA 149 

M. Villemaîn, clairvoyant encore au milieu des ombres 
de son déclin, qualifiait Gœthe de génie plus alexandrin 
qu'homérique, il indiquait la note juste. Sans passion, 
avec une merveilleuse sûreté de coup d'œil, il caracté- 
risait cette perfection voulue, artificielle, de seconde main, 
cherchée et obtenue par des procédés de grand artiste, 
réfléchie dans un cerveau puissant comme dans un im- 
mense miroir où se refléteraient à la fois les phénomènes 
du monde invisible et les spectacles de la nature ; perfec- 
tion de musée qui nous laisse froids, qui n'a pas de cœur, 
a laquelle manquent la spontanéité, la chaleur, la vie. 
Gœthe, dans Hermann et Dorothée, ne reste pas tout à 
fait impersonnel et impassible. Il prend pour interprète un 
vieillard qui réclame, au nom des lois immortelles de 
l'humanité et de l'équité, contre les mensonges de la Ré- 
volution française; elle avait promis d'émanciper les peu- 
ples, vde les rendre hbres et heureux, et elle n'a su que 
s'incarner dans un despote et porter, avec ses funestes 
propagandes, le fer, le feu et la ruine parmi les popula- 
tions paisibles. Mais, en écrivant ces lignes, Gœthe reste 
fidèle à son rôle de pontife, de personnage olympien, 
habitant des sphères si sereines et si hautes, que les souf- 
frances humaines et les émotions patriotique» ne lui arri- 
vent qu'à rétat d'abstractions philosophiques. 

Qu'il y a loin de cette attitude d'hiérophante à l'ardeur 
généreuse du sentiment chrétien, aux trésors de vie mo- 
rale, à la double inspiration aui anime le poème de Per- 



150 NOUVEAUX SAMEDIS 

?i6^/e / Cette double inspiralion, —hélas! elle n'en fait 
plus qu'une, -- c'est le patriotisme à deux tranchants; une 
sainte haine contre l'étranger envabisseor ; une horreur 
non moins profonde contre la race desBonaparteet le des- 
potisme napoléonien. Dès l'année 1867, trois ans avant 
Reischoffen, Sedan et Metz, Laprade regardait cette race 
néfaste comme fatalement destinée à nous faire de noa- 
veausubir lesdouleurs et les hontes deTinvasion ; aujour- 
d'hui, lorsqu'il nous dit en tête de l'édition nouvelle : 
« L'invasion était certaine, dès qu'un Napoléon occupait 
le trône,» cette phrase sans réplique ne ressemble nulle- 
ment à une prophétie d'après coup, mais à une note ou- 
bliée par mégarde ou effacée par prudence d'imprimeur. 
Je rappelais l'autre jour, à propos de Lamartine, le don de 
seconde vue qui confond sous une même étiquette, — 
vates, — le poëte et le prophète. En vérité, on doit re- 
connaître que l'auteur dePernette en a eu sa large part. 
On relit à présent ses beaux vers avec ce charme doulou- 
reux que l'infortune trouve à recueillir des présages 
qu'elle a refusé de croire, à revoir des conseillers ou des 
confidents, négligés dans des temps plus heureux. Ce qui 
n'était alors que le pressentiment d'une grande âme, 
passionnément éprise de liberté, d'air pur, de lumière, de 
vertu, de beauté morale, persuadée qu'en nous ôtant tout 
cela, le césarisme nous dépravait au dedans et nous li- 
vrait au dehors, est devenu la voix même de la patrie, 
unissant dans le même anathème l'ennemi intérieur et 



GERMâNIA 151 

l'ennemi d'outre-Rhin, associés à la môme œuvre de dis- 
solution et de mort; \q post-scriptum antidaté de l'épou- 
vantable lettre de rappel lancée par Bismark contre les 
petits-fils des vainqueurs d'Auerstœdt et d'Iéna. 

Il est désormais impossible de se méprendre sur les 
relaxions étroites qui font de Tlnvasion le complément 
logique de l'Empire, et les rivent l'un à l'autre comme la 
cause à 1 effet. Avons-nous besoin de redire que tout, 
dans Pernette, s'accordait avec cette double vérité qui 
allait devenir évidente, que l'effet et la cause y étaient 
également voués à nos haines nationales? Dans l'opinion 
de Laprade et de bien des esprits éminents, le meilleur 
moyen devenir à bout du second Empire, c'était de faire 
justice des fausses gloires du premier. Toute la politique 
de Pemette était contenue dans ce court progrsftnme. 
L'idylle patriotique et chrétienne, admirable de passion 
chaste, d*élan héroïque, de viriles tendresses, tout impré- 
gnée de l'agreste parfum des bois et des montagnes du 
Forez, pleine de détails familiers relevés par une noblesse 
originale et naïve, y marche entre ces deux mauvais gé- 
nies; le conquérant aux abois, et le cosaque ou le uhlan 
auxquels il a ouvert l'accès de ces pittoresques retraites. 
Maintenant, telle est la filiation des événements, la puis- 
sance des analogies, qu'en relisant Pernette, en renouant 
connaissance avec ses personnages si sympathiques et si 
vrais, en écoutant le docteur et le vieux soldat de l'an II, 
en voyant Pierre faire tour à tour acte de patriotisme 



152 NOUVEAUX SAMEDIS 

par son refus de subir l'odiease loi dont il s'est racheté 
trois fois, et par Firrésistible élan qui le pousse à défen- 
dre son foyer, sa fiancée et sa mère contre les hordes de 
Blûcher, nous nous demandons v si cette émouvante his- 
toire a cinquante-huit ans de date ou si elle est d'hier; 
si elle retrace nos griefs et nos malheurs, ou les 
malheurs et les griefs d'une autre époque. Jamais pièce 
justiOcative ne fut plus terrible, plus décisive, et je con- 
nais assez Victor de Laprade pour être sûr que, plutôt 
que de se voir appuyé par ce douloureux épilogue, il eût 
mieux aimé avoir une édition de moins et garder quel- 
ques contradicteurs de plus. 

Quoi qu'il en soit, il avait imprudemment ou loyale- 
ment nommé Hermann et Dorothée. Nous étions sur la 
piste f quelle aubaine pour notre vanité, à contre-sens, 
de littérateurs cosmopolites ! Sans doute Pemette avait 
du bon ; notre poésie venait de s'enrichir d'une fleur 
exquise et vivace, qui, au lieu de porter au cerveau 
comme les produits de serre chaude parisienne, ranimait 
de ses senteurs balsamiques les cœurs chancelants et les 
sens affadis... Oui, mais Hermann et Dorothée ! voilà le 
chef-d'œuvre incomparable! Nous vantions le poëme de 
Gœthe comme si nous l'avions découvert et, en effet, 
plusieurs d'entre nous avaient fait comme l'oncle de Gil 
Blas, qui, pour enseigner le latin à son neveu, fut forcé 
de commencer par l'apprendre. Peu s'en fallut que Per- 
nette, cette œuvre si excellemment française, œuvre d'un 



J~^i— ^p^iM^Bi^î***M>>»i^i^i^iM>.w»»<^MW>W~«— ^*w— >'• I» I' ^jr^i-i m I t^fciiMBi '• ' »-— Xi ^ ■ 



GERMANIA 153 

compatriote, d'un ami, d'un vaillant et énergique poète, 
dont nous avions le droit d'ôtre fiers, ne fût sacrifiée à 
l'étranger et à l'étrangère, au poudreux petit volume que 
nous laissions dormir, depuis trente ans> dans nos bi- 
bliothèques, et qui, sans cet incident, y dormirait encore ! 

Les deux années qui viennent de s'écouler ont malheu- 
reusement rétabli la proportion et la mesure. Victor de 
Laprade , en nous présentant de nouveau sa Pernette 
sans peur et sans reproche, n'a pas eu à retirer un seul 
des hommages dont il avait pris généreusement l'initiative 
envers Goethe et son poème. La France mutilée et sai- 
gnante se chargera de ce soin. Il peut se confier à nos 
légitimes rancunes; mais à cette question de prééminence 
poétique et littéraire s'en rattache une autre, d'un Intérêt 
bien plus vif : la vérité vraie sur le caractère allemand. 

Parmi les notes ajoutées par le poète à celte cinquième 
édition, il en est une très-curieuse, et qui, développée 
par un Henri Heine français ou par M. de Laprade 
lui-môme, pourrait un jour produire un beau livre. 
Après nous avoir dit ou laissé entendre ce qu'il pense de 
la fausse sensibilité allemande, notamment « de la faus- 
seté du cœur humain dans les drames de Schiller, » 
Tauteur de Pernette arrive à se demander ce que c'est 
vraiment que ce cϕir ; ce qu'il faut entendre par ce mot 
appliqué à la race germanique; et il conclut ainsi : « Le 
cœur allemand n'est pas dans la poitrine, il est dans la 

tête... Un cerveau très-puissant, un abdomen plus puis- 

9. 



154 NOUVEAUX SAMEDIS 

sant encore, voilà Thomme germanique. Le sentiment 
n'est chez lui, poète, artiste ou prince, que le lien par 
où communiquent l'abdomen et le cerveau. » 

Rien de plus juste ; vous avez dans ces quelques lignes 
le mysticisme religieux de Guillaume, Vhérdxsme de ses 
généraux, la poésie de Werther et de Favsty de Zacha- 
rias Werner et de Jean-Paul, de Schiller et de Wieland, 
l'amour surtout, Tamour tel que l'ont professé et pra- 
tiqué en Allemagne tant de personnages romanesques, 
soit dans la vie réelle, soit dans les livres. 

Oui, les robustes grossièretés de la matière, combinées 
avec les facultés énergiques d'une imagination à la fois 
forte et subtile, aventureuse et raisonneuse, indocile au 
joug des vérités générales et sujette à devenir sa propre 
esclave, refusant de croire ce qui pourrait la régler et 
s'abandonnant à ce qui la grise, n'acceptant d'autre loi 
morale que le personnalisme superbe de sa pensée, si 
elle reste dans le domaine métaphysique; de sa passion, 
si ses ardeurs inquiètes se fixent sur un objet aimé, tel est 
le vrai type allemand; tel on le rencontre sur les bords de 
la Lahn ou du Neckar,dans l'histoire du passé, dans les 
souvenirs des contemporains, dans les fictions des roman- 
ciers et des poëtes . Si vous voulez le connaître par quelques- 
uns de ses côtés les plus curieux et les plus bizarres, lisez 
le livre charmant de M. Saint-René Taillandier, — Drames 
et Romans de la vie littéraire. Le livre et l'auteur ne sau- 
raient être suspects. L'un a paru au moment où allait écla- 



GERMANIA 155 

ter la fatale gaerre de 1870 ; Tautre, sans se laisser jamais 
absorber par la philosophie ou la littérature allemande, 
les a profondément étudiées. Peut-être, en des temps 
meilleurs, a-t-il eu à se défendre d'un certain attrait pour 
ces mystérieux, horizons où chaque sommet surplombe un 
précipice; il lui a fallu toute la clairvoyance de son 
esprit, toute l'ardeur de son patriotisme, toute la brutale 
évidencedu fait accompli, pour reconnaître ce que l'idéal 
allemand, la poésie allemande, la bonhomie allemande, 
la passion de l'Allemand pour les austères joies de la 
scieace, de l'imagination et de l'art, cachaient, au fond, 
de rapacité, d'hypocrisie, d'odieux calcul, d'appétits maté* 
riels, de penchant à confondre le tien et le mien, d'égoïste 
mépris pour le droit des gens, pour les lois du beau, 
pour la morale universelle et éternelle. 

Ce n'est donc ni un plaidoyer ni un réquisitoire que 
vous trouverez dans ces Drames et Romans de la vie 
littéraire en Allemagne ; c'est d'abord une délicieuse 
lecture, émouvante comme la fiction la plus pathétique, 
instructive comme la plus sérieuse leçon ; c'est ensuite 
une occasion de voir de près, de saisir sur le vif et le nu» 
en quelques individualités presque célèbres, les prin- 
cipaux symptômes de cette maladie allemande, qui con- 
siste, pour ces intelligences naïvement ou artificielle- 
ment dépravées, à se nourrir de mensonge comme de 
leur aliment nécessaire, à chercher le bonheur, la vérité, 
le génie, la foi, la vertu, l'amour, en dehors et au delà 



156 NOUVEAUX SAMEDIS 

de leurs conditions essentielles, à faire de leur existence 
un perpétuel défi où l'orgueil, Tivresse des passions fac- 
tices, la recherche de Timpoifsible, le moi germanique, 
avec toutes ses tyrannies et tous ses caprices /luttent 
sans cesse contre le bon sens, le devoir, le sentiment 
chrétien, la vraie destinée de l'homme et de la femme ici- 
bas. Les trois épisodes, si bien racontés par M. Saint-René 
Taillandier, — la Comtesse d'Ahlefeldty Henri et Char- 
lotte Stieglitz, Henri deKleist, nous offrent tous les mé- 
rites de l'étude psychologique la plus consciencieuse et 
la plus délicate^ appliquée à des personnages qui ont 
réellement vécu et même laissé des traces de leur passage 
en ce monde. La noble comtesse d'Ahlefeldt, épouse di- 
vorcée de M. Adolphe de Liitzow, un des héros de la 
guerre de 1813, devient, après son divorce, la Béatrix 
oulaRécamier du poôte Immermann, qui occupe une 
place assez considérable au-dessous des Schiller, des 
Wieland et des Goethe, et qui essaya de créer, à Dussel- 
dorff, un théâtre allemand . Elle habite sa maison, elle 
se fait sa compagne, son inspiration vivante; elle dé- 
pense toutes les richesses de son dévouement ^t de son 
esprit à lui ouvrir les sentiers de l'idéal, à encourager 
ses travaux et ses tentatives, à multiplier pour lui les 
distractions et les jouissances d'amour-propre; mais, 
quoiqu'elle ait reconquis sa liberté, d'abord par son di- 
vorce, plus tard par la mort de Lùtzow, elle refuse d'é- 
pouser Immerman qu'elleaime et dont elle est sincèrement 



GERMANIA 157 

aimée. Ce dénoùment vulgaire, cette consécration chré- 
tienne d'un sentiment partagé» n'entre pas dans son 
programme. 

Ce qui en résulte, on peut le deviner. A quarante-cinq 
ans, Immermann, fatigué de cette liaison sans issue, 
épouse une honnête et intelligente jeune fille, Marianne 
Niemeyer, qui, naturellement, ne peut pas le promener, 
comme la comtesse, dans le pays du bleu, ni Tabreuver, 
du matin au soir, de nectar et d^ambroisie poétiques. Il 
n'est pas heureux, sa jeune femme n'est pas heureuse, la 
vie de madame d'Ahlefeldt n'a plus que les tristesses d'un 
adieu. Loin de moi pourtant l'idée de comparer ce brave 
et laborieux Immermann, cette grande dame si vaillante, 
si spirituelle, si dévouée, aux malheureux fous que nous 
rencontrons dans les deux autres épisodes ! Henri Stie- 
glitz est un poète manqué; il aspire à ressusciter l'épo- 
pée nationale ; il prétend donner à rAUemagne un Ho- 
mère; par malheur, son talent s'amoindrit à mesure que 
ses prétentions grandissent; ses facultés, d'abord assez 
brillantes, s'affaiblissent et s'éteignent. Charlotte, sa fian- 
cée, puis sa fen^me, confidente de toutes ses pensées et 
de toutes ses chimères, l'entretient et le surexcite dans 
le sentiment de sa valeur, dans sa confiance en son 
propre génie ; mais cette confiance n'est qu'illusion , 
ce génie n'est que mensonge. Vainement Charlotte et 
Henri cherchent-ils à se donner le change. 11 devine 
qu'elle a pénétré son orgueilleuse impuissance ; elle com- 



VI 



SOLDAT! 



29 juin 1872. 

Avez-vous quatre heures à perdre, et voulez-voas me 
les donner? Nous allons prendre à mes frais, — car rien 
ne me coûte pour vous convaincre, — une voiture sur la 
place du Palais-Royal, et, après avoir jeté un coup d*œil 
sur ce palais, qui a bien des reproches à se faire, mais 
qui a pu dire comme Pyrrhus : 

Brûlé de plus de feux que je n*en allum&i, 

nous lancerons au cocher ces simples mots : « Itinéraire 
des ruines ! » 

1. La PoliHque d'un Soldat, par Saint-Genest. — Le Roman 
des Soldats y par Jules Claretie. ^ Récits d'un Soldat, par 
Amédée Achard. 



SOLDAT! 161 • 

Nous i^oilà dépassant le guichet du Carrousel. A notre 
droite, le squelette des Tuileries; pas même la poésie 
qui s'attache aux monuments vaincus par le temps, 
tombés sous le poids des siècles et dédommagés de leur 
chute par un trésor de souvenirs. Non ; cette vaste hôtel- 
lerie royale, dont il ne reste plus que de gigantesques pans 
de mur rongés par la flamme et le pétrole, ne dit rien 
ou presque rien à rimagination et au cœur. Ses débris 
ont la morne et taciturne tristesse d'un je ne sais quoi de 
provisoire qui n'a réussi ni à consacrer le passé, ni à 
rassurer le présent. Trop de souverains s'y sont succédé, 
ils en sont partis trop précipitamment et dans des 
conditions trop misérables, pour que la majesté souve- 
raine puisse aujourd'hui couvrir de son manteau cette 
froide nudité. La plupart de ceux que nous y avons vus, 
n'avaient pas le droit d'y être, et n'ont pas eu l'esprit 
d'y demeurer. Des courtisans dans les-jours de splendeur, 
des émeutiers dans les jours d'orage, pas assez de clair- 
voyance pour se méfier des uns, pas assez de fermeté 
pour repousser les autres; des fautes et des faiblesses châ- 
tiées à nos dépens, l'ivresse du pouvoir aboutissant au ver- 
tige de la déchéance, le prestige séculaire s'aiïaiblissant 
à chaque nouvelle tentative pour remplacer le droit par 
l'expédient et la tradition par l'aventure : lo trône des 
belles années ne servant plus que descabeau pour 
monter dans le fiacre de la dernière heure; la démagogie 
achevant de détruire ce que l'usurpation avait profané, 



. i62 NOUVEAUX SAMEDIS 

voilà, n'est-ce pas? votre impression et la mienne. 

Pendant cette digression philosophique, nous avons 
franchi le pont Royal ; nom qui, en face de ces décombres, 
ressemble à une amëre ironie. Entrons dans la rue du 
Bac, dont le ruisseau était si cher à madame de Staèl. Le 
ruisseau n'existe plus, et peu s'eh faut que la rue 
n'ait disparu après lui; seulement,, ce n'est pas l'eau 
qui l'aurait emporté. Dès Tangle de la rue de Lille, la 
destruction prend un caractère plus horrible encore et 
plus sauvage. Elle se nommait autrefois rue de Bourbon. 
Nous l'avions débaptisée: qu'ya-t-elle gagné? Dénoncée 
par ses airs de grande dame aux haines communistes, 
elle est devenue la privilégiée de l'incendie. Comment 
reconnaître, même en idée, ces beaux édifices, dédiés à 
la politique, à la science, à l'honneur, à l'armée, à la 
patrie, à l'épargne publique et privée, à l'étude de nos 
lois, au contrôle de nos finances ? Comment retrouver les 
vestiges de ces élégantes demeures où le luxe n'était 
qu'une variante de la noblesse, où l'on sentait circuler le 
souffie, la vie, l'âme, l'esprit du grand siècle, où les 
portraits de famille semblaient étonnés d'être regardés 
par des gens en habit noir ? 

Leurs propriétaires avaient presque tous un fils, un 
neveu, un frère, engagés parmi les défenseurs de la 
France et de Paris. Quelques-uns étaient morts, la plupart 
étaient blessés; les blessures saignaient encore, les tombes 
se fermaient à peine, qu'ils voyaient s'écrouler et s'anéan- 



SOLDAT! i63 

lir, dans des lourbillons de fumée, Théritage de vingt 
générations; tableaux, boiseries, collections, livres, 
argenterie, objets d'art, reliques des aïeux, parchemins, 
papiers, toutes les preuves de leur origine, tous les titres 
de leur fortune... Abîmés, engloatis, calcinés, effrités, 
perdus, ces hôtels, dont chaque nom nous redisait les 
confidences et les échos de notre histoire! Perdues, 
les archives de la Légion d'honneur ! perdues les belles 
peintures de Chassériau, dans le grand escaher du con- 
seil d'État ! 

Mais pourquoi prolonger cette énumération poignante? 
D'une extrémité à l'autre, la rue n'est plus qu'un informe 
et lugubre chaos. Des tas de pierres et de moellons, des 
lambeaux de ferrures, quelques clôtures en planches, où 
l'industrie parisienne a collé ses affiches, voilà ce qui 
en reste, et il faut un effort d'imagination ou de mémoire 
pour recomposer ce qui n'existe plus. Remarquez pour- 
tant, remarquez que la moitié des propriétés particulières 
a déjà été relevée, réparée et restaurée. Ou'é»ait-ce donc 
le 1er juin 1871, quand l'œuvre de la Commune apparais- 
sait tout entière ? 

Avançons... Le poi)t de la Concarde — encore un nom 
ironique ! — nous mène en face de la rue Royale. Devant 
nous, l'église de la Madeleine, criblée d'obus et de balles, 
cache ses meurtrissures sous d'énormes échafaudages. Du 
côté du faubourg Saint-Honoré s'ouvrent de grands vi- 
des, masqués tant bien que mal par des plâtras plus laids 



164 NOUVEAUX SAMEDIS 

que des raines. Cherchez la cité Berryer» vous ne la tron- 
verez plus. Voici qae noos avons tourné à droite, et la 
me de Rivoli noos montre, non pas les champs où fat 
Troie, mais les douze ou qainze arcades mutilées et brisées 
qai forent le Ministère des finances. La place Vendôme 
n*est pas loin. Voilà le socle, également veuf de sa co- 
lonne de bronze et de ses couronnes d'immortelles. 11 
nous rappelle qu'il y a ea un artiste français poor ren- 
verser ce monument de nos victoires, des démocrates pa- 
triotes pour offrir aux Prussiens le régal de cette espiè- 
glerie de vieux rapin, et des milliers de Parisiens, bien 
plus curieux qu'indignés, heureux d'assister à cette petite 
fête en attendant la réouvertore de la Comédie et de 
rOpéra. 
Encore une étape ! Les boulevards, où s'agite une foule 

indifférente, inconsciente etoublieuse, vont nous conduire 
à la Porte- Saint-Martin, et vous verrez à quoi se rédui- 
sent, pour le moment, le local et les alentours, les pom- 
pes et les œuvres de ce théâtre que les survivants du ro- 
mantisme qualifiaient de planches illustres, et qui, à 
force de nous montrer des archevêques incendiaires, des 
rois bandits, des reines empoisonneuses, des princesses 
prostituées, des gentilshommes faussaires, des forçats hé- 
roïques, des chiffonniers jouant avec la couronne de 
France, a fini par être pétrolisé et mis à sac par des for- 
çats et des bandits, des chiffonniers et des faussaires, 
des incendiaires et des prostituées, qui n'étaient ni rois, 



SOLDAT! 165 

ni reines, ni héros^ ni princesses, ni prélats, ni gentils- 
hommes. 

Deux tours de roue à Tangle du boulevard de Sébastopol, 
et yoas pourrez constater ce que l'intelligente Commune, 
protectrice des lettres et des arts, a fait du Théâtre-Lyri- 
que, où naguère les mélodieux accents de Gluck et de 
Weber, de Gounod et de Mozart, de Verdi et d*Halévy, 
nous firent croire à la réconciliation des races latines et 
des races germaniques, ^ais tout ceci n'est que le pré- 
lude, la série des stations intermédiaires avant d'arriver 
au terme de notre promenade, l'hôtel de ville ! Le po- 
pulaire hôtel de ville, décoré pour les nuits de fête, 
préparé pour les journées de révolution ; toutes les mer- 
veilles de l'architecture au bénéfice de toutes les folies 
de la populace ; l'insurrection changée en pierre ; la 
barricade sculptée en monument ; tour à tour, suivant 
la circonstance, Theure et les hasards de la politique, 
caressant ou terrible, hideux ou charmant, éblouissant ou 
sinistre, en dentelles ou en guenilles, rendez-vous de tous 
les diamants ou de toutes les blouses, exhalant par ses 
fenêtres le parfum des fleurs ou l'odeur des brûle-gueu- 
les ; égayé par les blanches clartés des candélabres ou 
menacé par les fauves lueurs des torches... Hélas ! si ma- 
gnifique que l'eussent fait les Rambuteau et les Hauss- 
mann, ce palais de la démagogie^ cette maison de plaisance 
de la sédition triomphante, cet Âlhambra parisien des 
multitudes en délire, ce Capitole des dictateurs' de i'anar- 



166 NOUVEAUX SAMEDIS 

chie et des tribuns du provisoire ne pouvait échapper à sa 
vocation, à sa spécialité, à son origine ; il devait tôt ou 
tard succomber à la maladie aiguë qu'il s'inoculait tous 
les quinze ans.... Tant va la cruche à l'eau!... tant va 
l'hôtel de ville au vin bleu, au drapeau rouge, au baril de 
poudre, au feu de pétrole ! .... Allons! saute, marquis de 
89 et de 93, marquis de 1830, de 1848, de 1870 et de 
1871... Puisque nous sommes dans le quartier où tout 
nous parle du moyen âge, je dirai volontiers que tu as subi 
le même malheur que les alchimistes trop attentifs à la 
confection de leurs drogues... Un beau jour, le masque 
se brisait, l'alchimiste brûlait, le plancher s'effondrait, 
le mur s'écroulait, et la maison tombait en ruine. 

Des ruines I... Nous n avons pas parcouru la cinquiè- 
me partie de Paris incendié. Je vous avais demandé 
quatre heures, je ne vous en ai pris que deux, — et 
pourtant nous pouvons affirmer que, sur ce parcours, la 
Commune révolutionnaire a broyé, mutilé, écrasé, pillé, 
consumé, réduit en poussière et en cendres trois fois plus 
de richesses qu'il n'en faudrait pour payer aux Prussiens 
notre rançon, relever notre crédit, changer en rouleau 
d'or le sou des chaumières et étonner l'Europe de notre 
prospérité renaissante. Que serait-ce si, de cette espla- 
nade de l'hôtel de ville, où l'on s'arrête comme s'il s'agis- 
sait de l'amphithéâtre d'Arles ou des arènes de Nîmes, 
nous pouvions compter tous les dégâts partiels, toutes 
les ruines individuelles, tout ce qui se traduit par le mot 



SOLDAT! 167 

expressif de plaie d'argent ? Que serait-ce si un malhé- 
malicien de génie évaluait devant nous ce qui s'est gaspillé 
et perdu pendant ces semaines néfastes, depuis la biblio- 
thèque du Louvre jusqu'au livret de la caisse d'épargne, 
depuis le tableau de maître jusqu'aux outils de l'artisan, 
depuis le revenu du millionnaire jusqu'au salaire de l'ou- 
vrier ? Que serait-ce enfin, si nous songions qu'il eut 
suffi du plus léger retard, de l'hésitation des troupes, 
de l'abstention de Du^atel, d'un peu plus de bravouie 
chez les héros de la Commune, plus acharnés à s'enfuir 
qu'a se défendre, pour multiplier à l'infini le chiffre de 
nos malheurs, pour livrer au crime, aux Furies, au néant, 
au pétrole, aux Érostrates de brasserie et de club, 
non plus quelques maisons, quelques monuments, quel- 
ques édifices et quelques rues, mais Paris tout entier , 
Paris foudroyé, disparu, balayé par les colères divines 
et par les scélératesses humaines, Paris dont on parlerait 
aujourd'hui comme nous parlons de Tyr, de Babylone et 
de Ninive?. . . 

Est-ce tout ? Pas encore. Si, à vos yeux comme aux 
miens, une âme a plus de prix que toutes les richesses et 
tous les prodiges de la matière, si cette âme devient plus 
précieuse encore à mesure qu'elle se rapproche des per- 
fections de son céleste modèle, vous me permettrez d'ajou- 
ter que l'incendie des Tuileries et du Louvre, du Minis- 
tère des finances et de Phôtel de ville, de la rue de Lille 
et de la rue Royale, la destruction des bibliothèques et 



468 NOUVEAUX SAMEDIS 

des archives, la perte des titres de rente et des actes de 
l'état civil, ne sont rien, absolument rien, comparés aux 
fusillades de la place Vendôme, au meurtre des gêné- 
raux, aux massacres de la Roquette, de la rue Haxo et 
d'Arcueil. Ce n'est pas sans dessein que j'ai réservé deux 
heures sur Tensemble de notre itinéraire. Maintenant, la 
promenade devient un pèlerinage. L'émotion, l'indigna- 
tion, la douleur, changent d'aspect et de nature. Elles se 
purifient en s'exaltant. L'audace de ceux qui frappent 
n'a d'égale que la sainteté de ceux qui tombent ; le crime 
s'appelle sacrilège, la victime se nomme martyr, la ruine 
s'appelle relique. En côtoyant ce mur sinistre, en par- 
courant ce chemin de ronde, en cherchant les taches 
de sang sur ces dalles et sur ces pierres, en visitant le 
théâtre de ces scènes d'horreur, n'oublions pas que les 
morts ont pardonné, et qu'il nous est défendu de mau- 
dire; mais oublions encore moins une vérité que chaque 
jour rend plus menaçante et plus terrible. La nation, 
le pays , la capitale , qui , après avoir subi les plus 
cruelles épreuves, les humiliations les plus poignantes, 
les leçons les plus décisives, assistent à ce suprême épi- 
sode, et qui, après y avoir assisté, n'ont pas l'air de croire 
que c*e8t arrivé, retournent paisiblement à leurs affaires 
ou à leurs plaisirs, ne font rien pour prévenir le retour de 
ces barbaries, n'abdiquent pas un seul de leurs goûts fri- 
voles ou coupables, pas une seule de leurs idées chiméri- 
ques ou pervei^es, et affichent de plus en plusieurs com- 



SOLDAT! 1(>9 

plaisances pour la politique fatale d'où la Commune est 
sortie tout armée, l'écharpe rouge à la ceinture et le 
pétrole à la main, ce pays, cette nation, cette capitale, 
perdent d'avance tout droit de se plaindre ou de s'éton- 
ner, le jour où nous succomberons écrasés par des cala- 
mités nouvelles. 

« Vous serez mangés ! » nous dit Sjmt-Genest à la 
page 75 de Idi Politique d'un Soldat, et, si vous me deman- 
dez pourquoi un si long détour, une si lugubre prome- 
nade, un tel abus du pittoresque et de la leçon des rui- 
nes, avant d'arriver à ce volume dont chaque chapitre 
peut servir de commentaire à nos fautes, d'avertissement 
à notre impénitence, je vous répondrai : « Parce que c'«st 
plus fort que moi ; parce qu'il me semble que notre lé- 
gèreté naturelle, complice involontaire des progrès de 
la démagogie, dépasse ici toute mesure ; parce que ces 
spectacles de deuil, ces images de honte, ces témoignages 
de crime, ne seront bientôt plus pour nous que de sim- 
ples curiosités, le prétexte d'une nouvelle édition du plan 
de Paris, d'une page ajoutée à son histoire ; parce que, 
entre ces épouvantables décombres dont le sens commence 
à nous échapper et le livre de ce vaillant et éloquent sol- 
dat, je découvre d intimes liens et des affinités profon- 
des. Il interprète leur silence, il anime leur tristesse, il 
galvanise leurs cadavres, et, grâce à lui, on peut répé- 
ter ce que disait du plus admirable des religieux le 

plus admirable des évoques : Mortuus adhuo toqui- 
10 



170 NOUVEAUX SAMEDIS 

tur. . . Il est mort, et il parle encore ! — Ces hôtels, ecs 
édifices, ces palais qui ne sont plus que des débris et 
des cendres, ont encore une voix, un langage. Écoutons! . . 

«... C'est ainsi qu'après huit mois de guerre et de souf- 
frances sans exemple, le peuple de Paris recevait Tar - 
mée de la France !... 

»... Nous étions forcés de fuir cette ville, pour qui le 
seul fait d'avoir combattu l'ennemi et défendu sa patrie 
était comme un crime de haute trahison. 

» Deux mois après, un soir, à la lueur des incendies, 
je rentrais dans Paris. On m'avait fait de lamentables ré- 
cits de destruction et de pillage... En arrivant, j'ai vu 
que, croyant connaître ce peuple, j'étais loin de savoir 
de quoi il était capable; j'ai vu que l'œuvre des obus n'était 
rien au prix de sa haine.... Aux Prussiens, qui applau- 
dissaient du haut de nos forts, ces hommes ont eu vrai- 
ment le droit de dire en sortant : « Nous travaillons mieux 
que vous, et quand nos ennemis rentreront ici, ils ne trou- 
veront plus rien, ni des morts, ni des vivants !... » 

Et moi, j'ajoute, sans croire m'écarter beaucoup des 
idées qui inspirent si heureusement Saint-Genest et lui 
ont créé d'emblée une place à part dans la jeune et bril- 
lante phalange des défenseurs de Tordre et des vengeurs 
du bon sens : 

— Prenons garde ! Ce n'est pas fini. Ce qu'il y a de plus 
effrayant, ce n'est pas cet amas de ruines ; c'est le peu 
d'effet qu'elles produisent ; c'est l'insouciance de ceux 



SOLDAT! 171 

qu'elles de\raienl faire réfléchir ; c'est l'espérance, avouée 
ou secrète, de ceux qu'elles devraient condamner à l'im- 
puissance et au néant. C'est de savoir que cet horrible 
drame n'est peut-être qu'un prologue, et que, si quel- 
ques-uns des auteurs ont disparu , la plupart des colla- 
borateurs se tiennent prêts à reparaître, encouragés par 
la faiblesse des uns, par la connivence des autres, par le 
désarroi de tous, par l'affaissement graduel de tous les 
ressorts du pouvoir, par l'intensité croissante de tous les 
moyens d'anarchie. C'est de songer qu'il n'y a pas aujour- 
d'hui en France une ville ou un village qui ne possède 
son grand ou son petit foyer démagogique oq Ton a fait 
des vœux pour le succès delà Commune, où Ton a déploré 
sa chute, où l'on souhaite sa revanche; foyer auquel bien 
des élus du peuple — maires, adjoints, conseillers, — se 
chargent de fournir le bois, en attendant l'huile. C'est 
de voir que la politique du gouvernement, si elle n'est 
pas, à Dieu ne plaise ! celle de la Commune, favorise le 
parti qui, même avec de bonnes intentions, — et qui 
sait s'il n'en a pas de mauvaises? — serait fatalement 
forcé de faire de son triomphe éphémère le prélude de la 
victoire communiste. .C'est de compter les quatre cents 
jours qui se sont écoulés depuis l'entrée de nos troupes à 
Paris, et de constater que pas un de ces jours n'a été em- 
ployé pour le bien, perdu pour le mal, épargné par le pire. 
C'est de se dire : Dans une société nivelée, déblayée, 
démocratisée, comme la nôtre, vouloir plus, c'est vouloir 



.172 NOUVEAUX SAMEDIS 

qae la société, la famille, la propriété, s'engloutissent 
avec le reste ; c'est vouloir le partage des terres, le pil- 
lage des châteaux, la guerre sociale, déclarée à la ri- 
chesse, à rintelligence, à la liberté, à la religion, à la 
lumière. C'est, en un mot, réaliser le programme de la 
Commune. Ce programme^ quelques-uns le tiennent 
dans leurs mains, beaucoup le gardent dans leur poche, 
et ceux qui font état de le détester ne négligent rien pour 
hâter le moment où ils auront à le subir; ceux qui de- 
vraient le rendre impossible transigent avec ceux qui 
le rendent probable. 

A ces fureurs, à ces périls^ à ces défaillances, à ces an- 
goisses, que pouvons-nous opposer? Un coup d'Etat? Que 
Dieu nous en préserve! Une dictature? Horreur ! — Une 
force numérique ? Hélas! non. — Une loi électorale? Per- 
sonne n'a Tair d'y songer. Un code politique qui nous 
gouverne tous? Chacun y apporterait sa phrase, et re- 
fuserait celle du voisin. Une foi? Le scepticisme envahit 
tout. Que nous resle-t-il donc? le soldat. 

Cette figure du soldat, si altérée qu'elle ait été par l'in- 
discipline, si assombrie qu elle soit par la défaite, si af- 
faiblie qu'elle puisse ôtre par les mauvais conseils, n'en 
demeure pas moins très-sympathique et très-française. 
Nous, la saluons, nous l'aimons, comme un moyen de ré- 
sistance, comme un espoir de réhabilitation, comme une 
chance de revanche , comme un symbole d'honneur, 
comme un gage de salut. Je la rencontre , avec des 



SOLDAT! i73 

physionomies bien diverses, dans les trois volumes que 
j'ai sous les yeux. 



II 



Si nous iaimions les classifications et les catégo- 
ries, nous pourrions dire que le soldat, dans les trois 
volumes de MM. Saint-Genest, Jules Claretie et Amédée 
Achard, nous apparaît sous trois aspects bien difTérents. 

Le soldat, chez Saint-Genest, c'est purement et simple- 
ment l'homme du devoir, de la discipline, de l'autorité 
morale, de la réaction énergique contre les dissolvants 
qui nous ont perdus, de la protestation véhémente contre 
les sophismes qui achèvent de nous perdre. Il a com- 
battu, il a souffert ; il a eu pour lit le bloc de pierre ou 
le tas de neige ; il a passé par des alternatives d'enthou- 
siasme et de désespoir ; il est de ceux qui bnt vu de près 
ces détails d'héroïsme et ces scènes dé désordre, ces 
lueurs et ces ténèbres, ces résistances et ces débâcles, ces 
élans de la bravoure française et ces capitulations du froid 
ou de la faim, ces grandeurs individuelles et ces misères 
collectives, qui font delà guerre de 1870 un rêve affreux, 
un éternel sujet de stupeur et de terreur, une tragédie 

de l'ère biblique égarée dans notre siècle, un défi lancé 

. 10. 



174 NOUVEAUX SAMEDIS 

par Tarchange exterminateur aux vraisemblances et aux 
sagesses humaines. 

La guerre finit— vous savez comment. La paix se con- 
clut — vous savez à quel prix. Vous savez aussi le nom 
des hommes qui avaient le plus contribué à rendre Tune si 
désastreuse, l'autre si atroce. Pourtant les optimistes, en- 
clins à se contenter de peu, pouvaient dire encore que 
l'honneur était sauf ; les Parisiens, fiers d'avoir résisté cinq 
mois, d'avoir mangé du zèbre et de l'éléphant et d'avoir 
fait de leur siège un phénomène historique, s'apprêtaient 
à renaître, à revivre, à mesurer leurs pertes, à réparer 
leurs maisons, à recueillir les épaves de leur naufrage, 
à tnaudire les Prussiens et à collectionner les obus, quand 
soudain une calamité, une honte, une ruine, plus effroya- 
bles que tout le reste, viennent fondre sur la cité stupé- 
faite. Armée pour le mal, dé^:slrmée pour le bien, surex- 
citée dans toutes ses passions mauvaises, paralysée dans 
tous ses moyens de défense, ayant fait de sa longue et 
turbulente résistance une épée à deux tranchants, dont 
le plus dangereux n'était pas dirigé contre la Prusse, 
elle devient complice de ceux-là mêmes qu'elle s'était 
vantée de haïr jusqu'à son dernier souffle, de combattre 
jusqu'à sa dernière cartouche, de repousser jusqu'à son 
dernier morceau de pain. Dans ce hideux triomphe de 
l'anarchie et du crime, le rôle du soldat n'existe plus, ou 
plutôt il recommence sous une forme plus impérieuse et 
plus cruelle. 



SOLDAT! i75 

Il croyait avoir épuisé toutes les souffrances ; en voici 
une nouvelle, plus intime et plus poignante, d'un ordre 
supérieur à la fatigue, au péril, à la défaite, au froid et 
à la faim. Il n'a pu vaincre les ennemi^ de la Fraiice ; 
le voilà, l'héroïque vaincu, le blessé de Reischoffen, de 
Forbach et deGravelotte, le revenant de Sedan, de Metz 
et des prisons allemandes, forcé de rentrer en campagne 
contre des Français, ^ non, contre des monstres. Cette 
fois, il est vainqueur ; mais sa victoire s'achève à la lueur 
des incendies, au bruit des feux de peloton qui fusillent 
les otages, sur des barricades qui s'écroulent, sur des dé- 
bris qui s'amoncellent, parmi des scènes d'horreur qui 
donnent à ce dénoûment l'air d'une agonie. Quoi qu'il 
en soit, le soldat a accompli sa tâche. Au dehors et au de- 
dans, il a vaillamment personnifié le génie, le cœur, les 
forces matérielles et morales de la patrie, tour à tour 
livrée à la Prusse et à la Commune, aux barbares et aux 
bandits, par des causes analogues ; l'anarchie démagogi- 
que, l'égoïsme républicain, le désordre"* révolutionnaire, 
le penchant visible des hommes de septembre à se conso- 
ler de notre abaissement par leur omnipotence et de notre 
malheur parleur avènement. Il a chèrement acheté le 
droit de remettre l'épée au fourreau, et de dire aux poli- 
tiques, aux civils, aux ministres, aux députés, aux pré- 
fets, à tous les représentants d'un devoir ou d'un pou- 
voir : « A vous maintenant ! complétez mon œuvre ! La si- 
tuation est terrible, mais elle a du moins le mérite d'être 



176 NOUVEAUX SAMEDIS 

claire. Vous voyez de quel côté est le péril, de quel côté 
est le salut. La Révolution vient d'être prise la main dans 
le sac; profitez de ce flagrant délit qui nous coûte si cher, 
mais qui peut vous aider à extraire un peu de bien de 
beaucoup de mal. Notre victoire est douloureuse ; faites 
qu'elle ne soit pas stérile. Vous êtes dans un de ces mo- 
ments où Tbonnête hommo peut tout oser pour anéantir 
son contraire. Mutilée à la frontière, rançonnée par ses 
vainqueurs, dilapidée par ses maîtres, incendiée à Pans, 
épouvantée en province, ébranlée dans ses grandes villes 
par de redoutables contre-coups, la France vous donne 
carte blanche. Justifiez vos défenseurs en écrasant vos 
ennemis ; réalisez le programme formulé un jour par ce 
César de contrebande, dont les actes s'obstinaient à dé- 
mentir les -paroles : « Que les bons se rassurent et que les 
méchants tremblent! » 

C'est à ce moment unique, à cette heure de transition 
rapide où la crise aiguë peut tourner en maladie chroni- 
que, que je place le livre de Saint-Genest, la Politique 
d'un Soldat. Le premier chapitre est daté du 4 juin 1871 ; 
le dernier, du 6 octobre. Quatre mois ! Plus de temps 
qu'il n'en fallait pour saisir l'occasion aux cheveux ou 
la laisser devenir chauve 1 Aujourd'hui, la calvitie est com- 
plète ; mais ce n'est pas la faute de Saint-Genest. Officier 
de nos armées de l'Est et de la Loire, relevé de son poste 
d'honneur et de péril par le traité de Francfort et la chute 
de la Commune, il ne change pas d'état; il reste fidèle à 



SOLPAT! 177 

ses attributions militantes ; le bivac devient une guérite, 
ie soldat se place en sentinelle : Sentinelle, prenez ^arde 
à vous ! Qui vive ? — cri d'alarme. — Sans ôler son uni- 
forme, il tire de sa poche un encrier, s'assied sur un moel- 
lon qui fait partie de la brèche, et, frappé de ce qu'il en- 
tend, indigné de ce qu'il voit, étonné de se retrouver en 
face de personnages qu'il croyait accablés sous la respon- 
sabilité de nos désastres, révolté de leur persistance à 
parler, à gouverner, à se montrer et à vivre, partagé en- 
tre la colère qu'excite cet état-major d'intrigants, de hâ. 
blours, de fripons ou d'impuissants, et le rire provoqué 
par cette collection de grotesques, il se révèle écrivain de 
race, sinon de métier. La lutte lui sied, le danger l'ani- 
me, la réplique l'inspire ; il est aussi peu que possible 
journaliste et littérateur ; et cependant nul ne répond 
plus exactement à la spécialité, à l'étymologie de journal, 
qui est de vibrer, au ^our le jour, au contact des événe- 
ments qui nous effrayent, nous amusent ou nous irritent ; 
nul ne rétablit mieux les véritables conditions de la litté- 
rature, qui consistent à ne parler que lorsqu'on a quelque 
chose à dire, à faire de sonstyle le serviteur obéissant, 
énergique et dévoué de la cause que l'on défend, de l'idée 
que Ton exprime. 

N'allez pas croire pourtant que tout dans ce livre soit 
uniforme, que l'on y rencontre uniquement l'expression 
éloquente des griefs qui, de juin à octobre 1871, ont re- 
mué la bile des honnêtes gens. Ce serait assez déjà, ce 



178 NOUVEAUX SAMEDIS 

serait beaucoup d'avoir, à cette époque décisive^ signalé 
le retour offensif de Vennemi , remarqué les premiers 
symptômes de lassitude ou de dissidence chez les uns, 
d'espérance ou d'audace chez les autres, évalué le prix des 
heures perdues, averti les insouciants, les imprévoyants 
et les neutres, demandé si le sang versé et les ruines en- 
tassées resteraient inutiles, essayé enfin une politique 
nationale qui ne fût plus une politique de personnes ou de 
partis. Nous avons fait du chemin — à reculoos — depuis 
neuf mois, et il suffirait, pour apprécier à sa juste valeur 
Touvrage de Saint-Genest, de savourer le spectacle de 
notre rechute révolutionnaire, de contempler les douces 
caresses échangées entre M. Thiers et l'extrôme gauche, 
d'admirer les progrès du radicalisme, de constater que 
les symptômes sont devenus une maladie et les appréhen- 
sions une certitude. 

Mais le soldat ne tend pas toujours son arc, qui est un 
fusil. Il est jeune, il a l'œil vif, le pied leste, le sourire fa- 
cile, l'esprit prompt à saisir les ridicules et le crayon ha- 
bile à les croquer. Il obéit aux contrastes de notre na- 
ture, qui n'est jamais plus avide des calmes beautés du 
paysage et ^es harmonies de la vie champêtre qu'au milieu 
des scènes où éclatent les passions populaires, le tumulte 
des armes, les images de deuil et toutes les variantes de 
la méchanceté humaine. Après avoir subi les rigueurs 
de la guerre et les fatigues du journalisme, il lui faut 
l'air pur, la plage déserte, la majesté de l'Océan et des 



SOLDAT' 179 

falaises, l'éternelle leçon donnée à nos agitations et à nos 
petitesses par cette grandeur et cette paix. Quoi de plus 
amusant que l'épisode intitulé les Religions de la Dé- 
mocratie, ccHuédie hiératique et sacerdotale, jouée par 
les francs-maçons au bénéfice de la Commune ? Elle 
dépasse en bouffonnerie les plus grosses farces du Palais- 
Royal, et nous en ririons de bien bon cœur si le souvenir 
du frère Thirifoque, des chevaliers Kadosch, des Écossais 
de la voûte sacrée, de Jubilas, Jubilos, Jdbildm, ne 
restait mêlé aux scènes de pillage, d'incendie et de mas- 
sacre, comme les lazzis d'un clown aux horreurs d'un 
mélodrame. Qu'espérer ou que craindre d'un pays, 
d'une ville, où des milliers de gens prennent au sérieux le 
Grand Orient, l'anneau lumineux, la tribu de Misraïm, 
le frère Fabreguette et l'Élémosinaire, tandis que l'on 
raille et que Ton persécute la religion de saint Augustin et 
de Bossuet ? 

Dans un autre genre, quoi de plus frais, de plus 
charmant, que les échappées de paysage ? Saint-Genest 
n'est pas, à proprement parler, un descriptif. Chez lui, 
l'impression pittoresque ressemble moins à la préoc- 
cupation d'un art quelconque qu'à un sentiment irrcsis* 
tible , à une jouissance inconsciente . Elle n'en est 
que plus communicative. En somme, il y aura plai- 
sir et profit à relire ces chapitres qui produisirent 
tant d'eiïet quand ils parurent, et qui gardent .encore 
['empreinte toute chaude de nos émotions^ de nos sou'- 



180 NOUVEAUX SAMEDIS 

venirs, de nos craintes, de nos douleurs. Quelques lec- 
teurs ont comparé Saint-Genest à Paul-Louis Courier ; 
d'autres, à M. de Cormenin. On me permettra de récla- 
mer. S'il est vrai — ce que je serais loin de blâmer — 
qu'il y ait du pamphlet dans la Politiqtie d'un Soldat^ 
souffrez que Je fasse une distinction entre le pamphlet 
que nul événement humain ne peut réduire à l'état de 
radotage ou de paradoxe, et celui que quelques tours de 
roue, quelques années de plus ou de moins, le déplace- 
ment de quelques points de vue, ont suffi à convaincre de 
mauvaise foi, de fausseté et de mensonge. 

Courier, personnage équivoque, puni par où il avait 
péché, Béranger sans couplets, d'autant plus coupable 
qu'il était plus érudit et plus lettré, a été un des nom- 
breux signataires de la monstrueuse alliance entre le 
bonapartisme et le libéralisme. M. de Cormenin, figure 
énigmatique, écrivain pitoyable, a sué sang et encre, en 
1841 et 1842, pour nous prouver que le gouvernement 
d'alors nous ruinait. Quels délicieux à-propos en présence 
de nos malheurs et de nos dettes !... 

Avec Saint-Genest, rien de pareil. Il a raison, et je 
défie le succès même de lui donner tort. Si nous succom- 
bons, les futures éditions de son livre pourront prendre 
pour épigraphe : Je vous l'avais bien ditl — Si, contre 
toute vraisemblance, après avoir perdu la première man- 
che avec tous les atouts daus la main, nous gagnons la 
partie avec tous les élémenis d'une grande misère, Saint- 



SOLDAT! 181 

Genest pourra s'appliquer le vers de Lamartine à propos 
de Chateaubriand: 

La plume dans ses mains nous valut une épée !... 

ou le vers que Rotrou met dans la bouche du martyr 
Saint-Genest, son patron : 

Ta sagesse, grand Dieu, corrige leur folie I 



III 



Le SOLDAT, chez M. Jules Glaretie, offre une autre phy- 
sionomie et parle un auire langage. Il ne représente plus 
la résistance à l'anarchie et au désordre ; il n'est p}us 
contre-révolutionnaire ; il est républicain ; il ne recon- 
naît d'autre ennemi que l'étranger et se lie étroitement 
aux destinées de la France nouvelle. L'auteur, qui a dédié 
son livre à VArmée de la revanche, commence par re- 
chercher, dans quelques pages animées du plus sincère 
patriotisme, les moyBns d'organiser cette armée, d'assu- 
rer cette revanche, de raviver l'esprit militaire dans notre 
malheureux pays, et d'en faire le synonyme de la vertu 
républicaine. Puis il échelonne l'histoire ou le roman des 
soldats à travers ces dates significatives : 1792, 1814, 
1830 et 1870. 

Chacun de ces épisodes, heureusement choisis et habi- 
lement racontés, renferme des types et réveille des sou- 



182 NOUVIiiAUX SAMEDIS 

venirs sur lesqnqlsi nous aimons à reposer nos regards au 
milieu des humiliations et des angoisses présentes. Le 
Roman des Soldats aura des lecteurs dans tous les par- 
tis, et tous rendront justice à ce style net, ferme, vivant, 
suffisamment coloré, à cette narration sobre et rapide qui 
rappelle les meilleures pages d'Erkmann-Chatrian, sans 
imiter, bien entendu, niChatrian, ni Erkmann, ni per- 
sonne. Jules Claretie possède, à un degré remarquable, 
Tart de mettre en relief ce qu'il raconte, d'en saisir 
le côté pittoresque et de donner à cette réalité toute l'é- 
loquence d'un sentiment, toute la puissance d'une émo- 
tion. Ses grognards sont excellents. Partout où la Ogure 
du soldat républicain peut se confondre avec l'image de la 
pairie, il n'y a pas d'objection possible. Mais, grâce à 
son corlége de fantômes sanglants et de visions sinistres, 
la Révolution a laissé en suspens bien des questions 
qu'il faudrait enfin résoudre pour qu'elle ressemblât 
tout à fait à la France. Après avoir, suivant l'expression 
d'un de ses horos, d'une de ses victimes, dévoré bon nom - 
bre de ses enfants, elle n'est pas encore parvenue à met- 
tre les autres d'accord. Dans l'histoire qu'elle nous a lé- 
guée, dans les romans qu'elle suggère, dans les exemples 
qu'elle présente, on no rencontre pas toujours des ter- 
rains neutres où le soldat nous apparaisse uniquement 
comme le défenseur do son pays contre les Prussiens, les 
Anglais, les Autrichiens et les Russes, où il ne se trouve 
pas exposé à des conflits d'un antre genre, connus, hélas ! 



SOLDAT! iS:\ 

trop connus sous le nom triste et cruel de guerre civile. 
Ainsi le Volontaire, si entraînant d'ailleurs et si pa- 
thétique, finit par nous conduire en Vendée, — la Vendée 
de 1793, — et nous éprouvons une impression pénible en 
voyant l'héroïque Michel Verdure tué par les chouans. 
Nous protestons contre celte scène où Tauteur semble 
avoir confondu les admirables Vendéens de la première 
époque, les sublimes Volontaires de Gathelineau et de 
Lescure avec les violences finales des Chauffeurs et de la 
chouannerie. La touchante nouvelle intitulée le Soldat 
soulève une question plus actuelle encore et plus délicate. 
Une Retue qui ne s'était pas signalée, dans ces derniers 
temps, par de bien vivesardeurs réactionnaires, a repro- 
ché à Jules Claretie de nous avoir montré ce soldat, Sa- 
vinien Raynaud, en pleine insurrection lyonnaise (1834). 
Savinien, enfant du peuple, Lyonnais de naissance, par- 
tagé entre sa consigne et sa famille, se voit forcé de com- 
battre son frère, et il arrive un moment où le lecteur est 
tenté de maudire la dureté desxhefs, les rigueurs de la 
répression, les lois de la guerre, le devoir de ce pauvre 
sergent condamné à être déserteur ou fratricide. Le con- 
teurpourrait répondre que les insurgés lyonnais de 1834, 
qui avaient inscrit sur leur drapeau : « Vivre en tra- 
vaillant ou mourir en combattant ! » ne doivent pas 
être comparés aux assassins et aux scélérats de la Com- 
mune. Il y avait, quatre ans après la Révolution de juil- 
let, une telle confusion dans les idées, dans les esprits, 



i84 NOUVEAUX SAMEDIS 

dans la société tout entière^ que des hommes haut placés 
firent alors des vœux pour ces malheureux ouvriers de la 
Croix-Rousse, ou du moins accordèrent un vif sentiment 
de pitié à Ténergie de leurs efforts, à la cruauté de leur 
défaite. 

N'importe ! le moment n'est pas bien choisi pour réveil- 
ler ces souvenirs, pour ranimer ces dissidences ; nous en 
appelons à M. Jules Glaretie lui-même, qui a écrit, dans 
sa préface, cette phrase si vraie :« La démocratie ultra- 
radicale a dû se repentir, depuis Wissembourg, d'avoir 
désappris aux soldats Tidée de discipline et de devoir. > 
— Oui, discipline et devoir ! Là est le salut; maintenons 
intact cequi en reste; n'oublions pas qu'il faudra des an- 
nées, une génération nouvelle, tout un changement d'or- 
ganisation, d'éducation et d'habitudes, pour que le sol- 
dat raisonnant ce devoir et cette discipline devienne supé- 
rieur à celui qui se contentait de les pratiquer. 

Heureusement, dans ce Roman des Soldats, la sincé- 
rité du patriotisme, le généreux accent du Français avide 
de revanche, réparent et sauvent tout. Nous sentons toutes 
les dissidences se fondre, en lisant, aux dernières pages^ 
celte Fmon à demi-fantastique, à demi-prophétique, où 
une môme salle d'ambulance, le soir de l'attaque du Bour- 
get (21 décembre 1870), réunit un officier prussien, blesse 
au bras, un chef de bataillon de notire infanterie de li- 
gne, mourant des suites d'une amputation, et son fils, le 
petit Georges, destiné, entre ce vainqueur et ce vaincu, à 



SOLDAT! 185 

nous faire rendre par l'avenir ce que nous enlève le pré- . 
sent. C'est Irès-émouvant et très-beau. Vive la France ! 
Un peu de chauvinisme ne me déplaît pas, pourvu qu'on 
réussisse enûn à séparer absolument le chauvinisme du 
bonapartisme. Le livre de Jules Claretie ne peut que con- 
tribuer à cette séparation de corps et de biens pour abus 
de confiance, et nous nesaurionsenfaireun meilleur éloge. 
Dans rétat d'anémie où nous ont laissés nos malheurs, 
ces lectures-là, viriles, guerrières, fortifiantes, sentant la 
poudre, sont préférables aux frivolités romanesques, alors 
même qu'on s'y heurte à des sujets de dissentiment. La 
France est un soldat blessé qui veut guérir, un soldat 
vaincu qui veut vaincre. Un bon verre de vin lui vaut 
mieux qu'une crème à la vanille. 

Les Récits d'unSoldat, d'Amédée Achard, restent en de- 
hors de toutes ces nuances. Là, plus de politique, plus de 
démêles avec notre histoire révolutionnaire, plus de ré- 
criminations contre les événements et les hommes. Le 
soldat, dans ce volume, est un de ces intrépides jeunes 
gens qui ont affronté tous les périls, bravé toutes les fati- 
gues, subi toutes les misères de la guerre de 1870 ; il 
suffit de ces deux sous titres, — Une armée prison- 
• nière, — Un'*^ campagne devant Paris, — pour nous ap- 
prendre ce que vunt nous raconter ces éloquentes et dou- 
loureuses pages. Un hasard, dont nous ne nous pla n- 
dronspas, a voulu qu'au sortir de cette prison, au retour 
de cet exil, au dénouement de cette campagne, après avoir 



im NOUVEAUX SAMEDIS 

largement payé sa dette à son pays, le courageux vo- 
lonjtaire qui ne rapportait que des notes trou.vât tout près 
de lui, en famille, un de nos plus sympathiques écrivains, 
placé dans des conditions telles que les notes ont pu se 
changer en livre sans rien perdre de leur physionomie 
originale, que le héros et le narrateur semblent ne faire 
qu'un, et que toute celle tragique histoire a l'air de jaillir 
d'un même battement de cœur. Le volume s'ouvre par 
cette simple dédicace . « Celui qui a écrit à celui qui 
s'est battu, » et Ton a pu dire du succès ce que le poëte 
dit de la tendresse maternelle : chacun en a sa part, et 
tous deux l'onl tout entier. Il y a eu ce jour-là, à Paris, 
une femme qui, après avoir bien souffert, bien tremblé, 
bien pleuré, bien prie, a dû ôtre doublement fi ère ; le 
livre lui appartient deux fois, puisque c'est son fils qui 
s'est battu et son mari qui a écrit. 



VII 



L'ART QUAND MÊME* 



Juillet 1872. 

Nou^ l'avons dit, et nous ne saurions assez le redire : 
La littérature et la critique sont placées aujourd'hui dans 
Talternative, ou de périr, ou de se réformer. Je n'entends 
pas le mol réforme dans un sens d'austérité républicaine ; 
— hélas ! trois mois passes à Paris suffisent à démontrer 
combien cet espoirseraitchimérique, — mais simplement 
comme retour à cette loi essentielle qui veut que le lan- 
gage écrit ou parlé serve à exprima une idée, une émotion, 
un sentiment, une croyance, et que le style ne conserve 
toute sa valeur qu'en se bornant à son rôle d'interprète 
de la pensée. Cette loi, nous l'avons vu, est aisément 
oubliée par les «ociétés vieillies, par les civilisations 

* Tahleaux de siège, par Théophile Gautier. 



i88 NOUVEAUX SAMEDIS 

excessives et blasées qa'abuse une prospérité factice, et 
qui, se croyant sûres de leurs lendemains, ne demandent 
plus à Tart et aux lettres que d'éveiller leur curiosité, de 
caresser leurs sens, d'amuser leurs loisirs et d'entretenir 
leur sécurité. Mais, qu'après une série de coups de fou- 
dre comme ceux qui nous ont frappés, au milieu des 
dangers qui nous menacent encore, elles puissent ne rien 
changer à leur programme littéraire, persister dans leurs 
complaisances pour la fâcheuse doctrine de Vart pour 
l'art, du style aimé pour lui-même, c'est une erreur que 
je refuse d'admettre. Vous aurez beau me dire: « Il n'y a 
que deux provinces de moins, des ruines de plus, des 
milliards à payer et le communisme à craindre... La lé- 
gèreté française, la frivolité parisienne, se chargept d'ef- 
faper la distance entre nos enthousiasmes de juillet 1870 
dl nos misères de juillet 1872. » —Je vous répondrai : Non, 
c'est impossible ! Dans les conditions où nous sommes, il 
n'y a pas de milieu pour la littérature : ou s'abîmer dans 
la barbarie, ou devenir l'expression éloquente de nos mal- 
heurs et s'associer étroitement aux leçons de l'adversité. 
Ces réflexions me sont suggérées par le livre de 
M. Théophile Gautier, Tableaux de siège, livre charmant 
d'ailleurs, et auquel je suis d'autant plus enclin à deman- 
der mes preuves, que sa lecture m'a été plus agréable. 
M. Théophile Gautier, — qui l'ignore ? — est le chef de 
l'école des impassibles, des écrivains et des poètes qui, 
s'obstinant à confondre deux arts absolument distincts. 



L*ART QUAND MÊME i89 

croient avoir accompli toute laur tâche si leur prose ou 
leurs vers rivalisent de pittoresque et d î rendu avec la 
peinture la plus raffinée, sauf à laisser complètement 
muettes les cordes qui s'adressent à Tintelligence et à Tàme. 
Hàtons-nous de déclarer, — ce qui n'apprendra rien à 
personne, —qu'une fois le système accepté, M. Théopliile 
Gautier nous offre la perfection du genre. Sans bizarre- 
rie, sans néologisme, — en quoi il diffère de son préten- 
du ijiaître Victor Hugo, — il a vraimeni créé une langue, 
et forcé cette langue, souple, colorée, irisée, savante 
inépuisable, de traduire en images écrites ce que nous 
n'avions pu jusqu'ici nous figurer que dessiné, sculpté ou 
peint. Il a des ressources infinies pour suppléer le pin- 
ceau et la palette, et il possède si bien tous les secrets 
de cet art singulier, que, s'il ne satisfait pas la pensée, il 
ne choque presque jamais le goût. J'ajoute qu'il n'a peut- 
être rien publié de plus délicat et de plus exquis que ces 
Tableaux de Siège. La palette est toujours aussi riche, 
mais les empâtements ont disparu ; la couleur a plus de 
finesse et de transparence ; le pinceau a couru plus rapide 
et plus léger sur la toile. L'artiste a compris qu en pré- 
sence de sujets si douloureux et si extraordinaires, 
il valait mieux glisser qu'appuyer, enlever lestement un 
croquis que détailler un tableau. Bref, ce petit livre ne 
serait pas seulement un phénomène, mais un chef-d'œu- 
vre, s'il n'y avait pas quelque chose d'agaçant dans cette 

sérénité imperturbable, dans ce ciel obstinément bleu qui 

11. 



100 NOUVEAUX SAMEDIS 

nous refuse les bienfaits de la pluie; si nous pouvions 
nous abstraire de ce que nous avons nous-mômes 
pensé, redouté, souffert, à propos des scènes esquissées 
par l'auteur ; si enfin il était possible de se représenter 
M. Théophile Gautier, dans son atelier, combinant 
les lignes, les nuances et les demi-teintes entre l'investisse- 
ment prussien et le règne de la Commune, et lisant le soir 
ces jolies pages dans le salon de la princesse Mathilde, 
comme s'il s'agissait d'un chapitre de Tra los Montes 
ou du Capitaine Fracasse. 

Le volume commence avec le siège et se termine par 
un plaidoyer en faveur de Paris capitale, écrit un an plus 
tard, en octobre 1871. L'éminent écrivain passe de l'époque 
où il espère encore à celle où il n espère plus, des tableaux 
du siège àceux delà ruine, sansqu'une phrase, une ligne, 
un mot, nous avertisse de cette transition nav'rante ou 
nous aide à chercher avec lui les effets et les causes. A 
quoi bon s'en étonner ou s'en plaindre? Un miroir ne 
donne pas ses raisons, une galerie laisse aux curieux le 
soin de retrouver, entre les divers objets d'art, les rela- 
tions et les analogies. Dans ses premiers chapitres, 
M. Théophile Gautier annonce que Paris est imprenable, 
que Paris est invincible, que nou? sortirons victorieux de 
la lutte (page 33), que « jamais les gros poings d'un 
» barbare n'attacheront ces bras fins et nerveux derrière 
» ce dos d'une ligne si élégante; que la force immaté- 
» rielle vaincra la force brutale, etc.. . » — Nous tournons 



L'ARÏ QUAND MÈ>li: iJi 

la page, et nous voici en face des raines de Saint-Cloud, 
d'une horde des barbares modernes, prisonnière de Tar- 
raée de Versgiilles, d'une promenade à travers Paris in- 
cendié. Il y a là une lacune, que l'immense talent de l'ar- 
tiste ne réussit pas à déguiser. Cette défense avait une 
âme, ces ruines en ont une ; des milliers de réflexions 
nous assiègent à la suite de ces cruels mécomptes, en pré- 
sence de ces affreux spectacles. Tout réduire à la sensa- 
tion, faire du rayon visuel Vultima ratio de ces catas- 
trophes, écraser le pathétique sous le pittoresque, c'est 
se mettre en désaccord avec nos sentiments les plus 
chers; c'est négliger le chemin de notre cœur, au mo- 
ment où il serait si facile de le trouver. 

Avançons. Nous sommes en septembre 1870; la ville de 
Strasbourg se défend avec une remarquable énergj^e, et 
les Parisiens qui, depuis deuxmois, ne cessent d'alterner 
entre une absurde confiance et d'horribles mécomptes, 
concentrent, pour le moment, sur le chef-lieu de l'Alsace 
toutes les ardeurs de leur admiration patriotique. Etait-ce 
une raison pour intituler ce premier chapitre Une nou- 
velle Madone^ et pour écrire ces lignes étranges, dignes 
d'un Démodocus du boulevard Montmartre : « Une nou- 
» velle dévotion s'est fondée, et celle-là n'aura pas de 

« 

» dissident : La sainte statue (Ville de Strasbourg), est 

* parée comme une madone, et jamais la ferveur calho- 

» lique n'a couvert de plus d'ornements une image 

» sacrée, etc. » 



^ I 



i92 NOUVEAUX SAMEDIS 

Nous touchons ici à un des traits caractéristiques de 
cette physionomie littéraire où le fanatisme pittoresque 
se combine avec l'impassibilité olympienne. M. Théophile 
Gautier n'est pas un impie, à Dieu ne plaise ! Ihest plutôt un 
païen de la Renaissance, un panthéiste agenouillé devant 
les beautés de la nature et absorbant toutes les religions 
dans le culte de la couleur et de la forme, Nul assuré- 
ment n'est moins disposé à imiter Julien ou Voltaire, 
à persécuter les chrétiens ou à railler le christianisme. Il 
accepte, il honore Jéhovah et Jésus-Christ, pourvu qu'on 
lui accorde Apollon et Vénus. Un des effets de l'éducation 
qu'il a reçue, une des manies de l'école à laquelle il ap- 
partient, est de séculariser la langue sacrée et d'appliquer 
à des objets profanes un vocabulaire que nous n'admettons 
que^ur les marches de l'autel ou dans l'ombre mystique 
du sanctuaire. Gardons-nous de toute objection dogma- 
tique; il nous suffira de montrer ou mène ce beau système. 

Un jour, dans sa superbe et sereine indifférence de 
pontife ou de demi-dieu, le poète consent à célébrer 
la naissance d'un enfant connu ou désigné, jusqu'au 
4 septembre, sous le nom fort peu concluant de Prince 
Impérial. Soit ! Quand on n'apprécie les choses^ quand 
on n'observe les hommes, quand on n'accepte les idées, 
quand on ne juge les événements que par le côté pitto- 
resque, peu importe, en fait de filialion monarchique, 
le diamant ou le strass; peu importe, le lis, le coq ou les 
abeilles. Mais, après Lamartine, Victor Hugo et Alfred de 



L'ART QUAND MÊME 193 

Musset, qui, en des temps meilleurs, avaient trouvé moyen 
de saluer d'autres berceaux sans ôtre tout à fait courti- 
sans, ilTallait imaginer quelque chose de neuf. Qu'à cela 
ne tienne! La naissance de cet enfant devient une Nativité; 
l'enfant est un second Messie, un second Jésus ; toutes les • 
pieuses et douces images de notre fête de Noël se groupent 
dans ce palais qui n'a plus que quinze ans à vivre, au 
milieu de ce fouillis d'uhiformes et de crinolines, tout 
ceci sans songer à mal, avec une inconscience qui nous 
désarme à force de nous attrister. Mais qu'arrive-t-il ? 
Quelques années après^ l'Empire tombe comme un fruit 
gâté que le vent détache d'une branche pourrie ; la nais- 
sance du faux Messie ne nous apparaît plus que comme 
une chélive anecdote de cour, et le poète en est pour ses 
métaphores évangéliques. 

Certes, la défense, de Strasbourg offre un tout autre 
caractère ; elle reste fort belle , môme avec le rabais 
auquel sontcondamnéesd'avance toutes les exagérations. 
Il n'en est pas moins vrai que l'héroïque général Uhric a 
encouru un blâme; que Ton cherche un troisième nom 
pour l'ex-avenue derex-impératrice;que cet épisode se 
perd aujourd'hui dans l'ensemble de nos déceptions et de 
nos malheurs, que j'ai passé hier devant cette statue- 
madone, et qu'il ne lui reste plus, de tous les hommages 
de cette dévotion parisienne, qu'une moitié de couronne 
d'immortelles, noircie par la pluie. Or, voilà bientôt dix- 
neuf siècles que les chrétiens prient la sainte Vierge, et. 



VJA NOUVEAUX SAMUOIS 

(ant qu'il y aura une souffrance, un malade, un infirme, 
une tempête, un naufrage, une mère inquiète pour son 
enfant, une femme de marin réveillée par Torage, une 
larme à sécher, un péril à conjurer, une étoile à chercher, 
une consolation à implorer, la sainte Vierge ne perdra 
pas un seul de. ses fidèles. 

Antre exemple. Deux mois s'écoulent ; les dates néfastes 
se multiplient ; les blessés abondent ; une ambulance 
s'installe au Théâtre-Trançais. Contraste mélancolique et 
charmant dont M. Théophile Gautier a tiré un excellent 
parti ! Les belles sociétaires rivalisent de zèle et de dé- 
vouement avec les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. 
Elmire prépare un bouillon, Andromaque fait de la char- 
pie, Dorine demande à Tartuffe son moucbolr pour une 
compresse ; rien de mieux ! Mais lorsque l'auteur nous 
dit*: « Le Voltaire de Houdon ricane toujours sur son fau- 
leuil de marbre, » — comment ce nom, ce ricanement, 
ce rictus y ce visage^ ne lui inspirent-ils pas une phrase, 
un mot qui fasse à l'ami, au flatteur du grand Frédéric 
sa part dans les triomphes de Guillaume? Non; le marbre 
est beau, le sculpteur a merveilleusement saisi et fixé 
celte froide et implacable expression d'ironie. Le cu- 
rieux regarde, admire, passe, et tout est dit. 

Dans cette rencontre de lareligion et du théâtre, récon- 
ciliés par le patriotisme et la charité (style Prudhomme), 
il était clair que nous aurions peine à éviter la fameuse 
chanson de Déranger. M. Théophile Gautier, malgré sa 



L'ART QUAND MÊME ib 

haine du lieu-commun, n'a pas résisté à la teâlation : 
« Lachanson de Béranger, nousdit-ii, ricfriceef la Sœur 
» de charité, nous revenait en mémoire ; mais ici la rca- 
» lité est au-dessus de l'invention ; car ce n'est pas dans 
» l'autre monde que la rencontre a lien, comme le sup- 
» pose la chanson. » — Et puis? Rien de plus. Ainsi, 
après quatre mois de désastres sans exemples et sans 
nom, quand Paris assiégé râle sous la griffe allemande, 
quand un tiers de la France est envahi, un autre tiers li- 
vré au drapeau rouge, quand la coupe des humiliations 
déborde, quand Sedan donne la réplique à Waterloo et la 
troisième invasion aux deux premières, pas ombre de re- 
proche à TAnacréon d u bonapartisme , au profanateur sour- 
noisde l Ange gardien,ôe la Sœut de charité et du Jour 
des Morts, à Thomme dont les refrains ont le plus contri- 
bué à propager parmi les masses ces deux causes de notre 
ruine: l'alhéisme populaire et la monstrueuse alliance du 
libéralisme et du césarisme! Que voulez-vous? C^la no fait 
pas tableau, et les hiérophantes de lart quand même 
n'acceptent la vérité que sous les traits d'une femme 
déshabilléi) par Jules Lefebvre. 

Maiulenanl, chungeonsi de dateet de point de vue. L'au- 
teur est à Versailles, en mai 1871, et il assiste à un des 
épisodes de cet horrible conflit que je ne consentirai à 
nommer guerre civile, que le jour où on décorera de ce 
nom la lutte du gendarme contre le malfaiteur. Certes, 
M. Théophile Gautier maudit comme nous les crimes de 



i96 NOUVEAUX SAMEDIS 

la Commune. Bien qu'il cite à tout propos, -— sans môme 
excepter Les torchons radieux, — M. Victor Hugo, pré- 
curseur et avocat, sinon de l'incendie et du massacre, au 
moins des idées qui rendaient inévitables le massacre et 
l'incendie, on ne saurait voir dans ces citations bénévoles 
autre cbose que la force de l'babitude, le tic d'un vieux dis- 
ciple, resté fidèle à un vieux maître. M. Gautier,j'en suis sûr, 
signerait des deux mains, — et il aurait raison, — le livre 
de son ami Paul de Saint- Victor : Barbares et Bandits. 
Par malheur, il s'est trouvé, ce jour-là, que Fartisle, en y 
mettant un peu de complaisance, a puse tromper d'époque. 
Grâce au désordre et à l'ardeur du combat, aggravés par 
une chaleur tropicale, les costumes et les figures se prê- 
taient à toutes sortes d'aViachronismes. Les soldats du train , 
montés sur de robustes chevaux et agitant des branches 
de lilas ou d'aubépine, rappelaient les peintures de Jules 
Romain et les cartons d'André Mantegna. On se croit trans- 
porté dq^ant des tableaux d'un autre âge. Plus loin, une 
haltede prisonniers, conduite à Satory, ressemble à un de 
ces merveilleux dessins où Decamps, cherchant le style 
antique, représentait des épisodes de la vie barbare... 
Toute particularité avait disparu; ce n'était plus le soldat, 
c'était le guerrier de tous les temps et de tous les pays. «Ils 
» gardaient un caractère de généralité antique. Nous re- 
» gardions ces cavaliers d'un si grand style... et aussi 
» les types non moins curieux des captifs, devenus des 
» prisonniers barbares, Daces, Gôtes, Hérules, Abares, 



L'ART QUAND MÊME i97 

» comme on en voit dans les bas-reliefs des arcs de 
» triomphe et les spirales de la colonne Trajane, etc. » 

N'allons pas plus loin; la description, prise en elle- 
même, est magnifique; mais c'est uniquement de la des- 
cription. La question n'est pas de savoir parquelles pentes 
la population de Paris a roulé dans cetabime, mais de 
s'assurer que blouses, blaudes, sayons, tuniques, braies, 
produisent à peu près le môme effet en sculpture , et que 
quelques-uns de ces prisonniers, ayant garni leurs pieds 
meurtris de chiffons retenus par des cordelettes, faisaient 
songer à Philoctète dans son île. En somme, il s'agirait 
de Gimbres vaincus par Marlus, que l'impassibilité pitto- 
resque ne pourrait dire moins et faire mieux. Mêmes ré- 
flexions à propos de la Visite aux ruines. Voici comment 
l'auteur parle de l'attentat de Courbet: «. Notre étonnement 
» fut aussi profond que si nous eussions tout ignoré, en 
» n'apercevant plus, au milieu de la place Vendôme, le 
y> gigantesquepointd'ea;c2amationcf'airainposé au bout 
» de la phrase sonore du premier Empire. L'œil n'ac- 
» cepte pas vobntiers ces métamorphoses d'aspect et, sur 
» notre rétine, comme sur une plaque de daguerréotype 
» mal essuyée, se dessinait toujours la noire silhouette 
» absente... » 

Je pourrais multiplier ces exemples ; à quoi bon ? C'est 
la méthode que je discute, et non pas le livre. Ce que j'ai 
voulu prouver, c'est le pénible contraste entre l'indiffé- 
rence absolue du peintre et les émotions que réveille cha- 



198 NOUVEAUX SAMEDIS 

cun de ses tableaux: c'est la triste \ictoire de l'image sur 
l'idée, en un sujet et dans un moment où l'idée vengeresse 
devrait triompher de l'image. Dans un seul de ses chapitres, 
— Paris-Capitale, —M. Théophile Gautier est sorti de son 
rôle de photographe élevé à sa plus haute puissance ; une 
seule fois il a renoncé à peindre un tableau pour plaider 
une thèse; cette exception n'a pas été heureuse. Les argu- 
ments de l'éminent fantaisiste en l'honneur de son cher 
Paris peuvent avoir cours sur le boulevard ; ils feraient 
sourire le plus renfrogné de nos hommes politiques. 
Voyons! supposez, entre cet Athénien par excellence, et un 
paysan des environs de Thèbes ou du Danube, un dialogue 
qui commence ainsi : 

— Le paysan : « Je ne veux plus de Paris-capitale, 
parce que Paris a imposé à la France la révolution de 
Juillet, première cause de tous nos malheurs; parce que, 
dix-huit ans plus tard, Paris, à la fois absurde et logique, 
a fait la révolution de Février, laquelle a fatalement amené 
la dictature, c'est-à-dire le césarismè servant de procur- 
seur et de passeport au communisme; parce que, sans la 
centralisation parisienne, la France, heureuse, libre, riche, 
tranquille, n'aurait eu à subir aucune des catastrophes qui 
ont abouti où vous savez; sans compter q^ue cette funeste 
initiative, cette meurtrière omnipotence de Paris, ont fini 
par tourner contre lui-même; il y a perdu la moitié de ses 
monuments et de ses édifices, si on lui avait laissé vingt- 
quatre heures de plu?, il y aurait péri tout entier, et au- 



I 

I 

m 

L'ART nL;.\^^D ^;èmk 19^ 

jourd'hui,sous Tégide d'une municipalité lutélaire, il ren- 
ferme encore une foule d'IionnOtesgensqui ne demandent 
qu'à recommencer... » 

— L'Aihénien : (textuel) «On frémit à la pensée des cha- 
peaux extravagants, des robes ridicules, des bijoux bête- 
ment riches que porterait l'univers, si Paris, transformé 
eu Carpen iras gigantesque, ne donnait plus la mode,prêtant 
sa grâce au moindre chiiîon. Les femmes en deviendraient 
laides !... Qui n'a pas l'applaudissement de Paris, eût-il 
clé acclamé par Londres, Saint-Pétersbourg, Naples, 
àiilan ou Vienne, n'est qu'une réputation de province. Le.*? 
ténors le savent bien !. .. » 

Les ténors peuvent le savoir; mais ce que je sais, moi, 
Béotien, c'est que, même sur ce terrain, Athènes aurait 
mauvaise grâce à trop se moquer de Carpenlras. Allez 
ce soir à l'Opéra entendre Faust, les Huguenots ou Guil- 
laume Tell, chantés par une troupe qui serait sifflée à 
Bordeaux ou à Marseille; — el vous me direz ce que les 
révolutions oni fait de l'Académie nationale el rcpubli- 
caine de musique. Quant aux questions capitales de chif- 
fons et de toilette, opposées aux souvenirs de barricades, 
d'assassinats el de pétrole, je me récuse. Renvoyons-les à 
Aristote, chapitre des chapeaux 

Laissons-Ià ces puérilités, etrésumons-nou»^. Qu'elle se 
borne à peindre ou qu'elle essaie de discuter, la liltéra- 
ture pittoresque a failson temps. La doctrine de Vartpour 
Vart, du style quand même, déjà bien malade, a été 



-.j ir -^ ur-^Ftjr î i-t à l-t;îe licioire de limage sur 

..— . -a ui:ij.— . K ujâ £iBi.a>«aian l'idée vengeresse . 
."•—_; r. ::j:rr:E_;ju^.tuafiinsailde5escbapiires, 
—?tr-f- .-■■il.''- — ■ r^r;;iùeCuitierest£ortLdesoii^ 
- - jr :: .. ç-s.:(ii? ;•■: 1 1 a;*;:? hame puissance ;Diif ' 
— ir r i 1 --n'..ii.-j 1 ift^i:* en lableaa pour plaida . '" 
:=*f Sr— -:t 'i.-^;!;. .11* ;.jrféheureuse.Lesarg|; ' 
: ':^ -r -j;.::—i." :. i L.s^i^ :: I &<>nDeur da son cb ''•'■"' 
'•„-v ; -:. 1 -r .- iir^ ^lt ^ boalevanJ ; M» ferait 
■^-id- < jiii.- r-aL-,iri* àt zns hommes politiqa I 

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— ,.■:- -^ 1 . j: w i r^ ïlns de Paris-cap 'il 

-„'-; iut J-:i-if 1 :n.;.;S! i ^ FraOM b révolotîi, ""* C . 
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200 NOUVEAUX SAMEDIS 

achevée par nos désastres. li y a quinze ans, ses adeptes 
avaient presque le droit de nous dire au milieu des inso- 
lences du succès, de laforceet du fait accompli: «Où voulez- 
vous en'venir, avec votre spiritualisme, yossursum corda, 
votre littérature à idées? Notre gouvernement se charge de 
penser, de parler, d'agir et de voter pour vous. Les grandes 
pensées viennent du cœur, et les cœurs ont cessé de battre. 
La langue française a rendu tout ce qu'elle pouvait rendre. 
La science a dit son dernier mot. En politique, en philo- 
sophie, l'esprit humain cherche vainement des solutions, 
ou rencontre des solutions contraires à celles qu'il avait 
cherchées. D'illustres penseurs se réfugient dans le passé, 

pour échapper à de douloureux mécomptes. Les événe- 
ments ont justifié toutes les folies, démenti toutes les sa- 
gesses. La morale n'est plus qu'un joujou à l'usage des 
discours officiels. Toutes les sources de l'intelligence sont 
épuisées; la liberté se tait, la conscience se trouble; la 
fièvre des sens, le triomphe de la matière, l'avidité des 
jouissances, profitent de la lassitude universelle. Cédez- 
nous donc la place et la parole. Charmer ou éblouir les 
yeux, empêcher de réfléchir, tout traduire en une gamme 
savante de nuances et de couleurs, amuser le désœuvre- 
ment, chatouiller le sensualisme, ménager la fatigue, 
suppléer la pensée, voilà l'essenliel. Notre littérature est 
désormais la seule qui réponde aux conditions de la so- 
ciété et à l'état des esprits. » 
Ce paradoxe était très-spécieux en 1857. En 1872, si la 



L'ART QUAND MÊME 201 

littérature croit ne plus avoir de sentiments à exprimer, 
de leçons à recueillir, de maux à réparer, de revanches 
à prendre, de représailles à exercer, de déchirements 
de cœur à changer en pages éloquentes, si elle ne voit 
pas à ses côtés une source vive, douloureuse, faite de 
sangttt de larmes, où elle peut se renouveler et se retrem- 
per, nous l'engageons à se taire ... Hélas! c'est peut-être 
ce qu'il y aurait de mieux à faire pour vous, pour elle et 
pour nous. 



VIII 



M. DUMAS FILS 



1 



Juillet 1872. 

— Papa ! je t'aimais mieux dans i Amant bourru ! di- 
sait M^^^' Mars à Monvel, qui venait de figurer dans je ne 
sais quelle hideuse parade révolutionnaire. — Nous vous 
aimions beaucoup mieux dans le Demi-Monde et le 
Père prodigue ! dirons-nous franchement à M. Dumas fils, 
après avoir lu les deux cents pages qu'il intitule V Homme- 
Femme, et que j'intitulerais volontiers : Paphos, Pathos 
et Pathmos. 

Comment un homme d'un esprit si net, un observateur 
si pénétrant, un si fin connaisseur des côtés pratiques do 
la vie, passé maître dans un genre qui n'existe que 
par la clarté, la vérité et la justesse, a-t-il pu se laisser 

* L'Homme- femme. 



M. DUMAS FILS 20:J 

glisser sur celle pente où roulent pêle-mêle, depuis des 
années, les pêches à quinze sous du Fouriérisme, du 
I»halanstère, de l'Enfanlinisme, de l'icarisme, des reli- 
gions en boutique et des apostolats en chambre? Gom- 
ment le fils de cet homme prodigieux à qui nous avons 
tout pardonné en faveur de son talent si ilaturel, si 
primesautier, siexpansif, si entraînant, si ennemi de tout 
pédantisme et de tout système, a-t-il pu, sous prétexte 
d'imiter le moins possible les exemples de son père, en 
arriver à écrire des phrases telles que celle-ci : « Ne 
» vous laissez pas tromper ! celle-ci — la femme réelle, — 
» est un élément, c'est-à-dire un corps simple et par 
» conséquent, indécomposable; les autres sont des mé- 
» langes, des mixtures, des combinaisons chimico- so- 
» ciales, dont seuls le religieux, l'observateur, celui 
>' qui sait, peuvent extraire l'élément divin en lalence 
» et en réserve, mais qui, tant que cet élément n'est pas 
» dégagé, troublent, enivrent, endorment, asphyxient, 
» exaspèrent, dissolvent et volatilisent les faux mâles, 
» ceux qui ne savent pas^ sans parvenir à se concentrer 
» elles-mêmes... » — phrases où M. Jourdain ne man- 
querait pas de trouver trop de brouillamini et de tinta- 
marre ? Enfin, comment le Parisien par excellence, 
initié aux secrets de coulisses, aux revers de médailles et 
aux dessous de cartes, un de ceux à qui il est le plus 
difficile d*en faire nccroire, et qui ont le mieux percé à 
jour les hypocrisies sociales, pourr nt-il être ?a propre 



204 NOUVEAUX SAMEDIS 

dope, prendre sa mission an sérieux, et ne pas voir sa 
condamnation dans le succès même de son livre ou de sa 
brochure? Ces buit éditions^ enlevées en cinq ou six 
jours, ce n'est p'as de la sympatbie, c'est delà clbiosité ; 
ce n'est pas le désir de s'améliorer ou de s'instruire ; c'est 
l'envie de constater, une fois de plus, par quels moyens 
un babile cuisinier sait donner aux viandes blancbes le 
goût des sauces les plus incendiaires et du gibier le plus 
faisandé. 

Il est impossible de répondre à ces questions sans abor- 
der une étude psychologique dont je ne me dissimule pas les 
difficultés et les périls. Pourtant il s'agit de tendre la perche 
à un homme d'un grand talent, qui se noie.... Essayons. 

Personne n'ignore quels ont été les débuts de M. Dumas 
daus la vie ; e4, si on l'ignorait, les mémoires de son 
père se chargeraient de nous renseigner. Â peine au 
sortir de Venfance, il se trouva lancé dans un milieu où 
l'esprit régnait en maître, où l'on aimait mieux faire des 
mots que de la morale, où l'on négligeait d'inscrire : «cle 
public n'entre pas ici, » — et où le théâtre et le roman te- 
naient une si large place que Ton finissait par confondre 
la fiction romanesque et dramatique avec la réalité. Dans 
ce groupe qui tourbillonnait autour de, d'Artagnan et de 
Monte-Cristo, la réflexion, le recueillement, l'éducation de 
la conscience et de Tâme, étaient remplacés par un brillant 
assautde verve et de fantaisie, par une sorte d'ivresse in- 

* 32 en deux mois ! 



M. DUMAS FILS 205 

tellectuelle, par an mépris superbe pour les règles de la 
vie bourgeoise, par un beau désordre dont on se plaisait 
à faire le synonyme du génie. On se préoccupait beau- 
coup moins des problèmes de notre destinée et des con- 
tradictions sociales, que de la question de savoir si la 
pièce nouvelle ferait recette, si le tapissier ferait crédit, 
si le feuilleton marchait bien et si Mélingue était content 
de son rôle. On eût bien étonné alors le jeune Alexan- 
dre, si on lui avait dit que, un quart de siècle qJus tard, 
il serait presque un Père de l'Église, voire d'une Église 
réformée. 

Quelques années s'écoulèrent, pendant lesquelles il jeta 
sa gourme dans des romans sans prétention littéraire, 
que les cabinets de lecture offraient à. leur clientèle con- 
curremment avec ceux du marquis de F.oudras et de 
M. Xavier de Montépin. Puis le succès arriva tout à coup, 
éclatant, foudroyant, populaire, tout d'une pièce., comme 
il arrive parfois à Paris, où Ton a l'air de créer l'homme 
que l'on applaudit. M, Dumas fils n'en fut pas ébloui, 
et c'est pour nous une contrariété de plus de lé voir au- 
jourd'hui SI près de se fourvoyer, après Tavoir vu, à cette 
époque, si raisonnable et si sage. Loin d'abuser de cette 
vêgue soudaine, il en fit le point de départ d'une exis- 
tence nouvelle, arrangée et réglée d'après les lois d'une 
•excellente hygiène. Au lieu d'exploiter l'engouement pu- 
blic pour redoubler de production facile et multiplier les 

récidives, il fixa, entre chacun de ses ouvrages, uninler- 

12 



206 NOUVEAUX SAMEDIS 

valle suffisant pour que nul. ne pût douter du soin qu'il 
avait mis à les écrire. Le monde qu'il a\ait vu de près 
et qu'il baptisa sans prétendre le laver de ses souillures, 
devint pour lui une mine féconde, et l'on put dire, dans 
un tout autre sens, qu'en ses heureuses mains le cuivre 
devenait or. 

Nous n'avons, bien entendu, ni à discuter son théâtre, 
ni à prouver qu'après le Demi-Monde,— chef-d'œuvre 
plus parfait que le Mariage de Figaro , — son talent et 
son succès ne pouvaient plus grandir. S'il ne retrouva 
pas, an même degré de chaleur tropicale,, l'enthousiasme 
de cette soirée triomphale dont nous avons gardé le sou- 
venir, sa position personnelle ne s'en ressentit pas. Ces 
alternatives, inséparables de la carrière dramatique, ne lui 
enlevèrent pas une parcelle de l'estime acquise à l'artiste, 
à l'écrivain qui respecte son art et se respecte lui-même. 
Que L'Académie française, dont 1 éloignait un honorable 
scrupule de tendresse filiale, l'eût nommé au lieu de 
M. Emile OUivier ou de M. Littré ; que les électeurs de 
Paris l'eussent choisi à la place de M. Tirard ou de 
M. Tolain, tout le monde aurait applaudi, et personne 
n'aurait protesté. 

Mais nous vivons, par malheur, dans un temps mauvais 
où les intelligences les mieux douées, les mieux pondé- 
rées, ne peuvent conserver jusqu'au bout leur équilibce 
et leur mesure. Une sorte de fatalité, où l'orgueil et l'in- 
dividualisme sont sans doute pour quelque chose, les 



M. DUMAS FILS 207 

pousse à envenimer leurs défauts au point de compro- 
mettre leurs qualités ou à exagérer leurs qualités au 
point d'en faire des défauts. M. Dumas fils avait pris la 
bonne habitude de ne rien écrire sans appeler a son aide 
Tobservation et la réflexion. Ces deux puissantes auxiliai- 
res, mises en contact avec un monde dont il avait étu- 
dié les vices . surexcitées par les contradictions appa- 
rentes ou réelles entre les lois et les mœurs, affriandées 
par ces épisodes scandaleux ou tragiques qui sont comme 
les accès de fièvre chaude d'une société malade, finirent 
par lui persuader que ce n'était pas assez de dramatiser 
ou de peindre, qu'il fallait encore extraire de ces peintu- 
res et de ces drames une doctrine, une moralité, un code; 
que sa tâche pourrait bien devenir une mission, sa mis- 
sion un apostolat, son apostolat un programme de 
régénération sociale ; que, dans ces conditions nouvelles, 
il relèverait du législateur et de Téconomiste plutôt que 
du critique. Jules Janin serait remplacé par Malthus, 
Sarcey par Sluart Mill et SaintrVictor par Bentham. 

Or, sans compter ce que devaient perdre, à celte méta- 
morphose, le naturel, la varve, la vivacité du dialogue, 
la franchise des caractères, M. Dumas fils allait nécessai- 
rement s'y heurter à des difficultés toutes particulières. 

Nous avons dit ou indiqué ce qui avait manqué à sa 
première éducation. De cette espèce de table rase il est 
résulté que cet homme si spirituel, ou, pour parler l'af- 
freux style moderne, si fort, a pris, en religion et en mo- 



208 NOUVEAUX SAMEDIS" 

raie, pour des découvertes, une foule de vérités élémen- 
taires ou banales que Ton rencontre à toutes les pages 
des manuels de philosophie et du catéchisme. Beaumar- 
chais donnait la main à M. de La Palisse. Le Christophe 
Colomb du demi-monde, TAméric Vespuce de nos civili- 
sations excessives, prenait, dans ces régions inconnues, 
les buttes Chaumont pour le Caucase et Montmartre pour 
l'Himalaya. En outre, comme son talent est essentielle- 
ment réaliste, comme il l'avait appliqué jusque-là à des 
sujets peu édifiants, à des types peu recommandables, ses 
hardiesses, contenues par les convenances théâtrales dans 
des limites approximatives, se sont accordé toute licence, 
et nous avons assistée une anomalie singulière; dans ses 
préfaces, dans ses brochures, dans son dernier roman, 
les crudités de détail surabondent d'autant plus que l'au- 
teur affiche des prétentions plus sérieuses et pose des con- 
clusions plus sévères. Il prend le bras de Rabelais pour 
chercher les traces de saint Jean-Baptiste; c'est parla pa- 
thologie qu'il arrive à la morale, et nous avons à subir des 
tableaux d'anatomie, de plastique ou d'amphithéâtre, avant 
de parvenir aux sereines hauteurs de l'Évangile. Ces idées 
qui doivent nous convertir, purifier les cœurs, réformer 
la société, ranimer la foi, rendre aux femmes la vertu, aux 
maris le repos, au mariage la dignité, à la loi le juste ac- 
cord avec rétat des consciences et des âmes, s'expriment 
parfois dans un langage dont le preipier efîet est d'en in- 
lerdiro la lecture aux jeunes gens, aux jeunes filles, aux 



M. DUMAS FILS 209 

jeunes femmes, c'est-à-dire à Timmense majorité de ceux 
ou de celles de qui dépendent notre régénération et notre 
avenir. 

A un point de vue plus spécialement littéraire, même 
inconvénient. M. Dumas, dans sa première manière, 
n'avait pas, à proprement parler, de style. Ceci n'est pas 
une critique. Marivaux, Beaumarchais, Sedaine, Scribe, 
n'ont pas de style, et n'en sont pas plus méprisables. En 
revanche, des stylistes tels qu'Alfred de Vigny, George 
Sand, Théophile Gautier, n'ont jamais complètement 
réussi au théâtre. En se transformant, l'auteur de la Dame 
aux Camélias a voulu se faire un style, et ce style ne 
pouvait pas être bon, parce qu'il ne pouvait pas être sim- 
ple. L'alliance bizarre d'un apostolat religieux, social, 
législatif et moral avec des violences de bistouri, des 
nudités de pinceau et des indiscrétions d'alcôve, ner de- 
vait produire qu'une langue hybride, surchargée, labo- 
rieuse, hétérogène, où l'image scientiGque s'amalgame 
avec la phrase du lettré, où le mot technique émousse le 
trait d'esprit, où l'idée semble sortir d'une trousse de chi- 
rurgie. J'ai déjà risqué une citation; d'autres seraient plus 
embarrassantes; car, en attendant qu'il moralise le ma- 
riage, réminenl écrivain commence par en faire une ex- 
hibition si complète, un étalage si détaillé, que les lecteurs 
scrupuleux ne sont pas à la noce : « il est possible alors 
» que le germe d'humanité effective qu'il (Gain) dépose 

» dans ce milieu, arrivé à son point culminant et incapa- 

12. 



210 NOUVEAUX SAMEDIS 

» ble de s'élever encore par lui-même, rectifie les ôlres 
» subséquents et leur donne toutes les apparences du 
» type le plus élevé. — Admirable évolution du germe 
» créateur déposé par Dieu, transmis par Ihomme, re- 
» cueili par la femme, restitué par elle au monde exté- 
» rieur sous sa forme planétaire jusqu'à ce que Dieu la 
» reprenne dans ses harmonies éternelles, après cette 
» dernière métamorphose que nous appelons la mort, 
» germe nouveau pour un état nouveau ! » — Ici, je 
m'interromps pour prendre à part Olivier de Jalin, et lui 
dire : « Voyons, monsirjur, un bon mouvement! allez 
trouver votre ami Dumas de la part de tous ses anciens 
admirateurs, et faites-lui savoir qu'à l'époque où vous lui 
serviez d'interprète, il était p!us clair et plus amusant ! » 

— Mais enfin, me direz-vous, que prouve et que veut 
prouver cet Homme -Femme, titre étrange, inquiétant, 
dont nous cherchons vainement la signification précise? — 
En vérité, je n'en sais trop rien, et cette incertitude, après 
une lecture attentive, peut servir d'argument contre un 
écrit, qui, pour vouloir trop prouver, ne prouve à pou près 
rien. Abrégé, clarifié, débarrassé de son appareil dogma- 
tique et de son bagage antédiluvien, ramené à son ex- 

• 

pression la plus simple et expliqué dans le sens le plus 
favorable, voici ce que pourrait bien signifier VHomme- 
Femme : 

— Un meurtre vient d'être commis; un mari offensé a 
tué sa femme. Faut-il le condamner ? Faut-il l'absoudre? 



M. DUMAS FILS '>\i 

Il faut réformer une société, une législation, où les lacu- 
nes du Gode rendent possibles et logiques de pareilles 
tragédies. Il faut surtout remonter à la tradition biblique 
et chrétienne que vous avez laissé perdre, et qu'il suffit de 
renouer pour rétablir, entre Thomme et la femme, la vraie 
réciprocité des droits et des devoirs. Appuyons-nous sur 
la morale de l'Évangile, tout en réelamant le divorce dont 
TÉglise ne veut pas. Restituons à la femme sa place, sa 
physionomie, sa tâche, dans Tensemble de la vie uni- 
verselle. Respectons-la pour qu'elle nous respecte ; que 
répoux soit irréprochable pour ôire en mesure d'exiger 
que répouse soit sans reproche ; et si, malgré notre retour 
à ridéal chrétien, à la dignité, à la chasteté, à l'égalité 
conjugales, — « malgré nos précautions, nos renseigne- 
» ments, notre connaissance des hommes et des choses, 
» notre vertu, notre patience et notre bonté, » cette femme 
nous trahit et nous trompe; si le sang des races mau- 
dites, de Caïn et de Cham, coule dans ses veines, oublions 
le précepte et l'exemple du pardon divin... Tuons-la ! 

Tuons-la, bien entendu, si la Loi refuse de se modifier, 
si elle se déclare impuissante, si, après s*ôtre donné le 
droit de lier, elle s'interdit celui de délier. Ainsi, dans ces 
cas extrêmes, le divorce ou la mort, c'est-à-dire l'alterna- 
tiveentre unacte de violence que le christianisme réprouve 
et un article de loi que le christianisme condamne. 

Soyons juste pour M. Alexandre Dumas. Il est impossible 
qu'un écrivain de cette valeur ne donne pas, même en s'é- 



212 NOUVEAUX SAMEDIS * 

garant, maintes preuvesdeson talent et de sa force. L'in- 
justice serait ici d'autant plus maladroite, qu'il n'est jamais 
pins près de la véritable éloquence que lorsqu'il affirme 
et accentue ses aspirations chrétiennes» Les libres-pen- 
seurs du boulevard seront peut-être étonnés d'apprendre 
que ce qu'il y a de plus clair, de plus pénétrant, de 
plus beau dans l'Homme Femme y c'est la sainte Vierge, 
la Vierge mère, les mystères de l'Incarnation et de la Ré- 
demption, appliqués au salut de l'humanité. « Par cette 
admirable tradition biblique, nous dit M. Dumas fils, j'ai 
la vie en Adam, la terre en Noé, la famille en Abraham, la 
loi en Aloïse, la rédemption en Jésus, à certaines condi- 
tions qui ne sont ni au-dessus de mon intelligence, ni au- 
dessus de mes forces. L'ancien Testament m'explique et 
me donne la terre ; le nouveau Testament, comprenant 
que la terre ne me suffit plus, me rouvre le ciel... Par le 
premier, je sais de quel Dieu j'émane ; par le second, vers 
quel Dieu je retourne, et c'est bien le même, inépuisable 
et infini dans son amour, éternel et immuable dans sa 
volonté. » Peut-on mieux penser ? Peut-on mieux dire ? 
Mais, une fois ces concessions faites, que d'incohérences, 
que d'obscurités, que d'd peu près nous aurions à signa- 
ler ! Qu'il y a loin de ces sentiers de traverse à la ligne 
droite qui va de la Genèse à Bossuet ! Comme ces ombres 
où l'on craint, à chaque pas, quelque fâcheuse rencontre, 
ressemblent peu à ces clartés divines, suffisantes aux forts, 
nécessaires aux faibles? Neparlons pas môme du divorce ; 



M. DUMAS FILS 213 

admettons que M. Dumas ou tout autre ait le droit de nous 
dire : comme catholique, je m'incline et renonce à en 
profiter ; mais, comme législateur, de deuxmaux jechoisis 
le moindre; j'efface un chiffre, connu ou inconnu^ d'assas- 
sinats ou d'empoisonnements domestiques. — Soit ! — Ce 
qui est plus évident, c'est que la théologie de M. Dumas est 
bien diffuse et bien vague. Lorsqu'il dit, par exemple: « Jé- 
sus a été divin par l'accord de sa vie avec ses préceptes, » 
ne pourrait-on pas l'inviter à s'expliquer, et ne se rap- 
proche-t-il pas d'Ernest Renan plus que de saint Thomas 
d'Aquin ? 

Ce qui est plus positif encore, c'est qu'un chrétien de 
conviction ou seulement d'aspiration aurait évité avec soin 
de troubler les imaginations sous prétexte d'éclairer les 
consciences, n'aurait pas prêché des réformes à l'aide de 
licences et préparé une bonne œnfte par une mauvaise 
lecture. C'est que l'on a le droit de contester l'utilité d'un 
écrit dont l'auteur commence par éloigner, effaroucher 
ou faire rougir bon nombre deceux qui pourraient en pro- 
Qter. C'est qu'une âme pieuse, que dis-je? un homme de 
bonnd compagnie, n'acceptera jamais cette façon d'assai- 
nir par des miasmes, de catéchiser son pays et son temps 
en promenant nos regards sur les draps du lit nuptial, 
sur les rideaux de l'alcôve, sur des fragments d'anatomie 
ou de physiologie comparée, en essayant de faire de Teau 
bénite avec de l'eau de Cologne. Tout va de pair dans le 
monde moral , l'œil qui voit , la parole qui enseigne, 



214 NOUVEAUX SAMEDIS 

Toreille qui écoule, l'esprit qui réfléchit, l'âme qui re- 
cueille les leçons. Des peintures dangereuses ne sauraient 
être justifiées^ ni par la pureté des intentions, ni par Taus- 
térité des maximes. Ce que vous me montrez me gâte ce 
que vous allez me dire ; et, si j'y prends plaisir, je ne suis 
plus digne de vous entendre. 

Je me demande, en finissant, quels peuvent être les 
lecteurs de l Homme-Femme, si acharnés à épuiser les édi- 
tions. Après avoir successivement éliminé les esprits dé- 
licats auxquels ces brutalités feront psur, les cléricaux 
qui se méfieront du loup devenu berger, les lettrés qui 
seront rebutés par ces étrangetés de style, les jeunes filles 
qui ne doivent pas mômeépaler le titre da l'ouvrage, les 
femmes qui reprocheront à M. Dumas de trop leur parler 
de leur mari, de leur grosses<se et de leurs couches *, je 
ne trouve que les curieux et les curieuses. Ce succès 
sufïit-il au brillant écrivain ? Je ne le crois pas. Il nous 
annonce, pour l'hiver prochain, une pièce nouvelle : la 
Femme de Claude. Espérons que cette femme de Claude 
ne sera pas Messaliue ! L'intrépide moraliste serait 
homme à mettre eu scène la terrible page de Juvénal, afin 
de mieux glorifier l'avènement du christianisme. 

l.Les jolies femmes qui aimeraient à concilier les intérêts 
de leur coquetterie et les devoirs de la maternité, ne seront 
pas fâchées d'apprendre qu'après quelques mois de grossesse 
elles deviennent — c'est M. Dumas qui le dit — « UN PETIT 
TONNEAU A JAMBES. » 



IX 



PRÉFACE D'UN BON LIVRE 



Juillet 1872. 



Lnf.oreniiis. 



Pour bien apprécier le livre que je suis heureux et fier 
de présenter au public, reportons-nous en idée vers ces 
jours néfastes où Paris et la France, affolés de douleur, 

1. Les Dialogues des vivants et des morts, par Edmond 
Biré. Peut-être trouvera-t-on singulier que je réimprime ici, à 
titre de Causerie liltéraire, une préface qui appartient désor- 
mais à M. Biré et à son excellent ouvrage. Mais d'abord, 
dussé-je ne procurer à ce livre que trois lecteurs de plfs, 
je ne résisterais pas à la tentation. Ensuite^ — pourquoi ne 
pas l'avouer? — il existe pour moi une tentation encore plus 
forte ; c'est de multiplier, de réitérer, de rabâcher mes atta- 
ques contre M. Gambetta. Ayant eu l'honneur d'être le pre- 
mier, dans la presse française, (voir les Lettres d'un iiiier- 



216 NOUVEAUX SAMEDIS 

d'humiliation et de rage, semblaient se liguer avec nos 
vainqueurs pour achever l'œuvre de désolation et de 
ruine. On eût dit un malade, pris d'un accès de fièvre 
chaude, déchirant de ses mains brûlantes l'appareil de 
ses plaies et déjouant par ses violences le dernier effort 
de ceux qui essaient de le sauver. Partout la menace , 
la haine, la récrimination stérile, le présage sinistre, en 
attendant le massacre et l'incendie; la province subissant 
le contre-coup des fureurs parisiennes ; le sentiment de 
la défaite s'envenimant dans les âmes au proût des pas- 
sions les plus hideuses ; l'anarchie sanglante demandant 
aux Prussiens le mot d'ordre de ses triomphes ; le crime 
installant sa victoire et son règne sur des monceaux de 
cadavres et de débris ; des Français^ désarmés par l'inva- 
sion, retrouvant des armes contre leurs frères et contre 

cepié, 17 octobre 1870,) à attacher le grelot à ce patriotisme 
de brasserie, à cette faconde d'estaminet, à ce talent de paco- 
tille, à cette célébrité de carton , à cette idole d'argile, à cet 
héroïsme de clinquant, à cette dictature de ballon, j'ai le 
droit de répéter à satiété : Le césarisme, la défaite, l'invasion, 
la ruine, Wissembourg, Forbach, Reischoffen, Sedan, Metz, 
les provinces perdues, les milliards à payer, les monuments 
âfrebâtir, tout cela n'est rien ou presque rien en comparaison 
de ce malheur 'et de cette honte : M. Gambetta réhabilité, 
glorifié, redevenu une puissance, ayant ses journaux, ses 
séides, ses disciples, sa cour, passé à l'état de chef depai*ti, 
président futur d'une République qui le livrera aux griffes de 
M. Ranc après lui avoir livré les reliques de M. Thiers. 



PRÉFACE D'UN BON LIVRE 217 

eux-mêmes; la Terreur de 1871, plus courte, mais plus 
navrante que celle de 93 , car elle servait d'épilogue aux 
désastres delà guerre,, aux mutilations du territoire, aux 
exigences de Tennemi, aux chiffres de la rançon, et n'a- 
vait pas même, comme, son abominable sœur aînée, 
l'insolent bonheur de pouvoir s'associer à des dates vic- 
torieuses et à des semblants de patriotisme. 

Cette incroyable série de calamités, de hontes, d'an- 
goisses et de périls donnait — qui de nous pourrait Tou- 
blier ? — le vertige aux plus intrépides et aux plus sages. 
C'est à peine si, à travers les ténèbres de cet enfer, où 
Vallès et Vermersch remplaçaient Dante et Virgile, 
on voyait luire une de ces pâles clartés dont nui ne sau- 
rait dire si elles doivent rassurer ceux qui tremblent ou 
effrayer encore plus ceux qui ne veulent pas désespérer. 
Etait-ce une lueur de bon sens ramené par des excès de 
folie? l'aube d'une régénération morale «lui seule pouvait 
rendre possibles, durables et efficaces , une renaissance 
Tpolilique , une revanche nationale ? Ou bien était-ce le 
dernier éclair précédant le dernier coup de foudre, le 
reflet du glaive de Tange exterminateur planant sur les 
décombres de la nouvelle Ninive?Nous ne le savions pas; 
tout ce qu'il nous était facile de deviner, c'est qu'il nous 
restait, à nous, hommes de tradition monarchique, 
libres de tout engagement avec les funestes régimes 
du 2 décembre et du 4 septembre , deux grands devoirs 
à remplir, deux moyens de salut peut-être : lutter, com- 



2i8 NOUVEAUX SAMEDIS 

battre, parler, écrire, agir, nous tenir obstinément sur la 
brèche , donner l'exemple da travail à cette démagogie 
qui nous traite d'oisifs et d'inutiles; mettre largement en 
pratique le laboremus de l'empereur Sévère ; — et, pour 
que notre tâche fût plus féconde, remonter des effets 
aux causes, des œuvres aux personnes ; venger la vérité, 
la liberté, la justice, la morale, tant de fois offensées par 
les précurseurs et les continuateurs de nos désastres; les 
saisir au passage avant qu'ils disparaissent de la scène 
ou soient amnistiés par l'oubli ; et, après les avoir remis 
en présence de leurs contradictions, de leurs sophismes, 
de leurs fautes , nous donner le droit de dire à ceux-là : 
€ Gomment, avec un tel dossier, osez-vous songer à 
revenir? » — Et à ceux-ci: « Gomment, avec un dossier 
pareil, avez- vous le courage de rester? » 

En indiquant ce double devoir, il me semble que je 
caractérise l'auteur des Dialogues des vivants et des 
morts, et que je rends un premier hommage à son livre, 
dont le succès intéresse tous les amis de la bonne littéra- 
ture et de la bonne politique . Gombien de fois, sous le 
coup de ces rapides catastrophes qui noiis frappaient 
sans relâche, dans ce grand naufrage où les passagers 
se sont faits trop souvent complices de la tempête, je me 
disais: « Pour prévenir ces malheurs, qu'aurait-il fallu?» 

— Et plus tard : « Pour les réparer, que faudrait-il ? » 

— Et ma pensée allait chercher à travers l'espace l'homme 
de bien, le père de famille, le travailleur infatigable, qui 



PRÉFACE D'UN BON LIVRE 2i9 

a fait deux parts de son existence si active et si bien rem- 
plie '.l'une au foyer domestique, aux chers objets de 
ses tendresses, à ce labeur journalier où les âmes d'é- 
lite se retrempent et se fortifient ; Tautre, à des études 
littéraires, acceptées et poursuivies, non pas comme mi- 
rages d'imagination ou futiles contentements d'amour- 
propre, mais comme moyen de servir les nobles et saintes 
causes, de renseigner Thistoire, de protester contre Ter- 
reur, de réfuter les préjugés et les engouements popu- 
laires. Je le voyais, dans ce demi-jour qu'il préfère au 
bruit et à l'éclat, recueillant ses souvenirs, compulsant 
les dates, retrouvant les visages sous les masques, oppo- 
sant le. passé de nos grands hommes à leurs ûères tenta- 
tives pour tromper et gouverner le présent, profitant 
enfin de sa merveilleuse mémoire, de sa passion de vé- 
rité, de justesse et d'exactitude, pour remettre chacun à 
sa place, refaire d'après nature les portraits de fantaisie, 
obliger les acteurs de ces tristes drames ou de ces lugu- 
bres comédies à s'infliger à eux-mêmes d'accablants dé- 
mentis, et montrer ce que nous ont coûté tour à tour la 
conquête sans frein, l'orgueil sans contre-poids, la décla- 
mation sans idées, l'ambition sans vergogne, la vanité 
sans talent, Féloquence sans vertu, l'esprit sans foi 
ni loi , l'ensemble de ces grandeurs factices , de 
ces vocations forcées, de ces appétits faméliques, de ces 
gloires mensongères, de ces charlatanismes tapageurs 
qui commencent à Napoléon Bonaparte et finissent, 



220 NOUVEAUX SAMEDIS 

en attendant mieux ou pire , au dictateur Gambetta. 
Mais que dis-je? L'auteur des Dialogues des vivants 
et des morts ressemble si peu à ses personnages, il 
diffère si absolument de nous tous, artistes et bommes 
de lettres, amoureux de panaches et de fanfares, en 
quête de louanges, préférant le vacarme au silence et 
plus ou moins imitateurs de Tillustre philosopbe Victor 
Cousin, toujours prêt à fermer un livre ou à rejeter une 
page où il ne rencontrait pas de grand C, que je crains 
de lui déplaire en le nommant, en donnant un trop 
libre essor à mes ardentes sympathies, en parlant de lui 
plutôt que de son ouvrage, et de son ouvrage plutôt que 
de ses sujets, — ses sujets, qui, comme l'Amour auquel 
ils ne ressemblent guères, ont été, sont ou seront encore 
nos maîtres. 

Ce n'est pas la première fois que des écrivains ingé- 
nieux,, mettant en présence la mort et la vie, s'accor- 
dent le malin plaisir de ressusciter quelques défunts et 
de tTier quelques vivants, pour les forcer de rétablir à 
leurs dépens les vérités qu'ils ont méconnues. Que d aveux 
dans ces dialogues ! Que de leçons dans ces aveux ! Quoi 
de plus piquant que ces récriminations réciproques où 
chacun dit son fait au voisin sans réussir à se justifier 
lui-même? Lucien, on le sait, cet aïeul de nos libres- 
penseurs, beaucoup plus spirituel que les voltairiens, 
presque aussi spirituel que Voltaire, nous a donné les 
premiers modèles de cette fiction qui exige, hélas ! si 



PRÉFACE D'UN BON LIVRE 22i 

peu d'efforts pour se rapprocher de la réalité. La mort 
est si près de la vie, qu'on n'y change presque rien en 
leur demandant de se confondre. Parfois, en lisant le 
livre que je vous recommande aujourd'hui, j'en étais à ne 
plus savoir si tel ou tel de ces interlocuteurs était mort 
ou vivant. Je répétais tout bas : vivent-ilsencore, ce grand 
dignitaire de l'Empire, ce président du Sénat, ce secré- 
taire intime de Louis Bonaparte, ce procureur général du 
césarisme, greffé sur un royaliste de 1814, sur un libéral 
de 1820, sur un orléaniste de 1830, ce conteur sobre et 
charmant, à qui la Corse de Colomba^ le Paris du Vase 
Étrusque^ la Russie du Faux Démétrius^ ont fait plus 
d'honneur que les petits papiers de l'Impératrice, cet 
académicien sénateur, à qui le lundi sied mieux que le 
vendredi, dilettante d'athéisme, amphitryon du prince 
Napoléon, commensal de la princesse Mathilde, aimant 
mieux être une curiosité qu'une autorité, déposant dans 
les coins de ses derniers volumes le résidu de ses vieilles 
haines, et gâtant finalement par le cynisme de son im- 
piété ses qualités brillantes de critique et de lettré? Non; 
ils sont morts... quel dommage ! quelle revanche pour 
la conscience publique, s'ils avaient pu, ces courtisans de 
la force et du succès, prendre leur petite part du 4 sep- 
tembre, assister à l'écroulement subit de ce régime qu'ils 
avaient regardé comme immortel ! — Et, d'autre part, 
ne sont-ils pas morts, ces bavards dont l'impuissance n'a 
eu d'égales que leurs rodomontades, ces avocats qui ont 



222 NOUVEAUX SAMEDIS 

trouvé moyen de faire regretter l'Empire, ces corrapteurs 
des multitudes, spéculant, pour s'élever, sur les passions 
populaires et changeant, pour se maintenir, leurs dupes 
en victimes? ces journalistes à tout faire, retournant 
leurs opinions comme de vieux habits, prompts à se 
ranger du côté du plus fort, mettant leur plume au ser- 
vice de toutes les mauvaises causes, pourvu qu'elles aient 
leur jour de triomphe, sauf à les trahir si elles succom- 
bent? Non, ils vivent encore... Tant pis pour eux et 
pour nous ! car ils n'ont pas assez de pudeur pour se 
résigner à la retraite, et il leur reste assez d'audace pour 
faire le mal, empêcher le bien, retarder le salut, con- 
sommer la perte, infester de leurs maléfices et de leurs 
passions ce peuple, ce malheureux peuple, qu'ils ont 
aveuglé et dépravé au point de croire encore en] leurs 
mensonges et d'espérer encore en leurs promesses ! 

Revue des deux mondes passée dans l'autre monde, le 
voilà donc, ce défilé quasi funèbre, — païen à la manière 
de Fénelon, qui est la bonne ; — shakspearien en ce sens 
que, malgré nos douleurs et notre deuil, quelques-uns de 
ces morts ou de ces vivants nous font rire après nous 
avoir fait pleurer. Rien n'est donné à la phrase ; l'auteur, 
dans cet heureux cadre, n'a pas à se poser en historien, en 
accusateur ou en juge; il ne nous dit pas, par exemple : 
« Ce Voltaire, qui a fait parmi nous tant de disciples, a 
été, de son temps, le premier allié des Prussiens ; les 
statues que nous lui dressons auraient dû être comman- 



PRÉFACE D'UN BON LIVRE 223 

dées par levainqueur de Rosbach et payées par les vain- 
queurs de Reischofîen ; » — ou bien : « M. Edmond 
àbout, qui a failli entrer à l'Académie le jour où 
en sortait Févéque d'Orléans, a dignement continué les 
traditions de son maître et célébré, dans sa prose voltai- 
rienne, les vertus germaniques, la régénération de l'Alle- 
magne, la puissance de cette unité allemande qui amena 
nos désastres de 1813 et prépara nos calamités de 1870.» 
— Ou bien: « Les hâbleries et les bévues de M. Gambetta 
ont eu des conséquences si fatales qu'on ne peut compren- 
dre que cet homme, au lieu de cacher sa honte, Téye 
encore un avenir et un rôle politiques. » — Ou bien : 
<c Tous nos maux remontent à l'insatiable esprit de conquête 
qui conduisit Napoléon Bonaparte à sa ruine et à la nôtre 
et amassa, chez tous les peuples de l'Europe, des ran- 
cunes, indélébiles. » — Ou enfin : «M. Thiers, en qui s'est 
personnifiée un moment, — bien court ! — l'idée de 
restauration monarchique, a contribué, plus que tout 
autre de nos contemporains illustres, à populariser la 
légende impériale, à lui donner une sorte de consécra- 
tion historique, politique et nationale, à dégager des bru- 
mes du lointain et des nuages du lyrisme la grande, mais 
équivoque figure de Napoléon, pour la faire rentrer toute 
vivante au sein des générations nouvelles, les enivrer de 
sa fausse gloire, les étourdir du bruit de ses canons, 
pallier ses crimes, excuser ses fautes, atténuer ses folies, 
le poser en représentant de la Révolution disciplinée et 



224 NOUVEAUX SAMEDIS 

triomphante, et donner à notre France oublieuse et mo- 
bile Tenvie de revenir à ce nom qui aurait dû rester éter- 
nellement livré aux malédictions des femmes, des sœurs 
et des mères. » 

— La belle affaire! aurions-nous répliqué ; vous ne 
nous apprenez que ce que nous saVions déjà, et ce n'était 
pas la peine de nous demander une audience pour nous 
rappeler ce que nul ne peut ignorer !... 

Mais ici, dans ces Dialogues des vivants et des morts, 
l'accusateur s'efface ; ce sont les accusés eux-mêmes qui 
nous font leur confession d'outre-tombe. N'ayant plus rien 
à dissimuler, puisqu'ils échangent les bords delà Garonne 
contre les rives du Styx et vont habiter les régions mys- 
térieuses où le mensonge est inutile et impossible, ils 
nous apparaissent plus nets, plus vrais, plus faciles à 
saisir dans le détail et dans l'ensemble, au milieu 
des ombres indiscrètes de ce crépuscule élyséen , que 
s'ils paradaient encore, sous un vif rayon de soleil, dans 
ce monde qu'ils ont étonné de leurs audaces, agité de leurs 
passions, effrayé de leurs méfaiîs, ébloui de leur verbiage 
ou amilsé de leurs trav.ers. Cette barque qui glisse à tra- 
vers ce paysage funéraire, éclairé de blancheurs sépul- 
crales, ce n'est plus celle qu'ils dirigeaient, tant bien 
que mal, sur les vagues révolutionnaires, à travers nos 
gémissements ou nos sourires, nos applaudissements ou 
nos sifflets. C'est celle du vieux nocher de l'Enfer mytho- 
logique; à ceux qui, continuant leur rôle terrestre, 



PRÉFACE D'UN BON LIVRE 225 

voudraient essayer de le tromper, Caron répondrait en 
levant les épaules: « Laissez donc ! j'ai six mille ans de 
barque ; j'en ai vu de plus beaux, de plus grands, de plus 
héroïques, de plus illustres, de plus éloquents que vous, 
et je vous connais tous comme si je vous avais... passés. 
Ici la vérité fait partie du droit de péage, et ce n'est pas à 
ma clientèle que peut s'appliquer le proverbe : « A beau 
mentir qui vient de loin. » — Tout ce que je puis vous 
dire, pour mieux vous prouver que je vous sais par 
cœur, c'est que, généralement, mes anciens clients 
étaient supérieurs aux nouveaux. Vous, tribuns déma- 
gogues, esclaves de vos électeurs, mendiants de popu- 
larité, qui prétendiez dompter les monstres, que vous 
ôtes loin d'Hercule et de Thésée ! Vous, parleurs de 
clubs et de brasseries, agitateurs de trottoir, courtisans 
de la plèbe, .vous ne valez pas les Gracques, et c'est de 
vous que le poète pourrait dire: 

« Quis tulerit Gracehos de seditione querentes ? » 

« Vous, contempteur de la foi jurée, conspirateur en par- 
ties doubles, misérablement enlacé dans le réseau de vos 
propres finesses, vous êtes bien inférieur à Machiavel. Vous, 
conquérant à outrance ; vous faites regretter Alexandre 
et César !.. Mécènes vous renierait, vous, confidents ou 
favoris d'un nouvel Auguste. Ajax refuserait de vous 

reconnaître, vous, professeurs d'athéisme, rhéteurs de la 

13. 



226 NOUVEAUX SAMEDIS 

libre-pensée, hardis contre Dieu seul! Architectes de 
barricades, vous n'êtes pas même des Titans en carica- 
ture ou en miniature. BMleurs de palais, de monuments 
et de temples, vous n'allez pas.à la cheville d'Erostrate. 
Ainsi de suite; votre spécialité, votre châtiment, votre 
honte, c'est de rapetisser et de salir tout ce que vous 
croyez imiter!...» 

Ainsi parlerait l'antique Garon , interprète de l'expé- 
. rience des siècles, de la rude franchise des enfers et de la 
vérité de tous les âges ; et nous, rouvrant encore une fois 
ces Dialogues de-j vivants et des morts , tâchons d'en 
extraire les enseignements qu'ils contiennent. Pour les 
rendre plus brefs et plus clairs, je laisse à l'écart les 
personnages secondaires; j'abandonne l'Académie aux 
soins vigilants de M. Pingard, aux spirituels discours de 
M. Guvillier-Fleury , au silence prudent de M. Emile 
Ollivier, au positivisme de M. Littré, aux dîners de S. A. 
Ms^ le duc d'Aumaie, aux adieux de Msr Dupanloup. Je 
livre le N» 606 aux remords plus ou moins sincères de Son 
Excellence M. Jules Simon; je renvoie Maître Jacques . .. 
Crémieuxà son miroir et le citoyen Glais-Bizoin à sa comé- 
die du Vrai Courage, risible prologue du lugubre drame 
où le vrai courage n'a pu prévaloir contre les inep- 
ties de M. Glais-Bizoin et de ses amis. Je néglige cette 
jolie scène, le Banquet chez Pluton, où de beaux esprits, 
présidés par M. Troplong, terminent, aux cris mille fois 
répétés de Vive VEmpereur ! une impitoyable série de 



PRÉFACE D'UN BON LIVRE 227 

griefs, consignés dans leurs anciens ouvrages, contre le 
régime impérial et les souyenirs du premier Empire. Je 
résume les impressions de cette piquante et instructive 
lecture en quatre noms, qui expliquent les faillites do'notre 
patriotisme, les illusions de notre vanité nationale, les 
funestes effets de notre chauvinisme militaire, la persis- 
tance de notre mauvaise fortune, et enfin Pavortement 
provisoire denos dernières espérances : Voltaire, Napo- 
léon, Gambetta, M. Thiers. 

Oui, Voltaire^ et ne me dites pas que je remonte trop 
haut dans la généalogie de nos malheurs ; ne m'invitez 
pas à passer au déluge de l'invasion, des obus et du pé- 
trole, qui n'arrivera que trop vite ! Voltaire — et l'auteur 
des Dialogues des vivants et des morts ne s'y est pas 
trompé ^ a été, avant la naissance de M. de Moltke et de 
M. de Bismark, le collaborateur de M. de Bismarket de M. de 
Moltke. 11 ne s'agit pas seulement de rappeler les flatte- 
ries qu'il prodigua au roi de *Prusse, les cris d'allégresse 
que lui arrachèrent nos défaites, ses grossières épigram- 
mes contre les Welches, ses vers hideux, trempés dans le 
sang des vaincus de Rosbach. Non, restons plus actuels;- 
serrons de plus près la filiation des sentiments, des évé- 
nements et des idées. A force de haïr la religion, à force 
4e tricher le gouvernement, la police et la censure, à 
force de détester le passé, les gloires, les poésies, les héros 
de notre chère et antique France, à force de se persuader 
et de persuader à ses prosélytes qu'il était, à lui seul, une 



228 NOUVEAUX SAMEDIS 

puissance nouvelle, indépendante des institutions de son 
pays et capable dMlever autel contre autel et trône contre 
trônOi Voltaire avait uni par devenir une sorte de person- 
nage cosmopolite. Concitoyen de ceux qui le flattaient ou 
récompensaient ses flatteries bien plus que de ceux dont 
les lois, quoique tombant en faiblesse, refusaient encore 
une impunité absolue aux audaces de son impiété et de 
son libertinage. Sujet du roi incrédule dont le catécbisme 
s'accordait avec le sien, dont la morale s'arrangeait de 
la sienne, et qui, ne voyant en lui qu'un ornement, un 
courtisan et un amuseur, faisait avec lui commerce de 
petits vers et de gros blasphèmes, bien plutôt que du 
monarque inconséquent et débile, soucieux encore de 
la majesté divine qu'il offensait, de la majesté royale qu'il 
avait le tort de compromettre, et assez intelligent pour 
voir en Voltaire un ennemi au lieu d'une parure. 

Grâce à cet antagonisme envenimé par une nature 
perverse, le patriarche de Ferney fut aussi peu Français 
que possible, si peu Français qu'il passa son temps et 
employa son encre à insulter, à calommier, à flétrir tout ce 
qui avait fait ou protégé la France. Avocat du genre hu- 
main, mais déserteur de sa patrie, ses fastueux plaidoyers 
en l'honneur de deux ou trois victimes de l'arbitraire 
donnaient le change aux badauds et le dispensaient d'ai- 
mer son pays. Il défendit Calas, ce qui prouve qu'un épi- 
sode des erreurs ou des abus de la justice humaine avait 
le privilège de remuer sa bile ; il outragea Jeanne d'Arc, 



PRÉFACE D'UN BON LIVRÉ 229 

ce qui démontre, en dehors de toute question de morale, 
de religion et de décence, que jamais la grande fibre 
patriotique n'a vibré dans son cerveau ou dans son 
cœur. 

Hé ! bien, disons-le hardiment, le pays, le peuple, la 
capitale, qui, entre Sadowa et Wissembourg, entre la 
menace et le désastre, n'a rien trouvé de plus ingénieux, 
de plus libéral et de plus français que de revernir la 
gloire de Voltaire et d'installer la statue de l'ami de Fré- 
déric pour souhaiter la bienvenue aux soldats de Guil- 
laume et de Bismark, ce peuple, ce pays, cette capitale 
n'ont, hélas ! que trop mérité le malheur qui les frappe. 
Mais, si les révolutionnaires de 1870, pour assouvir une 
fois de plus leurs haines anti chrétiennes, ont oublié les 
plus simples notions du patriotisme en se plaçant sous 
le patronage de Voltaire au moment même où la France 
allait se débattre sous les serres delà Prusse, ils n'ont pas 
manqué de logique. Oui, c'était bien là leur ancêtre, non- 
seulement parce qu'il a injurié le Dieu qu'ils abhorrent, 
donné l'exemple de toutes les révoltes de l'esprit, sapé 
toutes les bases de l'autorité morale et du respect, raillé 
tout ce que consacrent la foi, la tradition, l'amour, la 
reconnaissance, la prière, les plus infaillibles instincts 
de la conscience et de l'âme, mais aussi, mais surtout, 
parce qu'il s'est préféré, lui, sa passion, sa#vanké, sesran- 
cunes, son impiété, son succès, son influence, sa propa- 
gande, sa satisfaction personnelle, à l'honneur et à 



230 NOUVEAUX SAMEDIS 

rintérôt de son pays. C'est là, en effet, le trait caracté- 
ristique ; quand on reproche à nos républicains de 
récole gambettiste ou de la banque de MoUu de n'avoir 
pas tout à fait autant d'esprit que Voltaire, ils peuvent ré- 
pondre qu'ils offrent du moins avec lui ce point de res- 
semblance, ce lien de parenté. Eux aussi, ils ont leurs 
Wblchbs dont les désastres les ont fait tressaillir d'espé- 
rance et de joie. Eux aussi, ils ont leur Frédéric qu'ils 
font passer avant l'honneur de nos armes et l'intégrité 
de notre territoire. Leur roi de Prusse, c'est leur ambition, 
c'est leur orgueili c'est leur fortune à faire, c est leur con- 
voitise, c'est leur fiel, c'est le plaisir de pécher en eau trou- 
ble, de se dorer sur toutes leurs coutures et dans toutes 

leurs poches, de passer des marchés, d'échanger leurs man- 
sardes contre des palais et leurs crémeries contre des salles 
de LucuUus, de s'en donner à cœur joie au milieu de nos 
misères et de nos angoisses, de se faire une richesse avec 
notre ruine, de posséder le monopole des fournitures et des 
commandes, de prodiguer des millions à la création de 
camps fantastiques dont on revend plus tard les débris et les 
déblais pour quelques centaines de francs, d'éblouir de 
leur luxe^ de leur mobilier, de leurs festins, de leurs 
équipages, de leur insolence, ceux qui les ont vus besoi- 
gneux, râpés, tarés, misérables, furieux de leur néant et 
certains de n'être quelque chose que quand les honnêtes 
gens ne seraient plus rien. Leurs Wblches, c'est vous, 
c'est moi, c'est quiconque personnifie une supériorité 



PHÉFAGE D'UN BON LIVRE 231 

sociale, une idée religieuse, un obstacle à Panarchie, une 
distinction du tien et du mien , une différence entre 
Taddition et la soustraction. G*est le général qui a le tort 
de ne pas être assez persuadé de leurs talents militaires ; 
c'est le prêtre qu'ils insultent au passage, en attendant 
qu'ils l'emprisonnent ou le fusillent ; c'est le couvent qu'ils 
pillent et qu'ils saccagent à la faveur du désordre de la 
guerre ; c'est le zouave pontifical qui va simplement se 
faire tuer, pendant que, loin detout péril, les pieds chauds, 
la nappe mise, l'estomac et le cœur contents, ils boivent 
le vin de Champagne des préfets deM'Empire ; c'est, en 
un mot, la France tout entière, la vraie, la France ruraZe, 
industrielle, aristocratique, bourgeoise, laborieuse, hon- 
nête, chrétienne, qui n'existe pas pour eux, dont ils 
comptent pour rien les blessures, les déchirements et les 
larmes, pourvu qu'ils réalisent leur triple idéal : renver- 
ser, gouverner, jouir. Parmi tous les républicains de la 
veille ou du lendemain, du matin ou du soir, du rose ou 
de récarlate, il n'y en a pas mille qui n'aient secrètement 
désiré la qdàtbièhb défaite, nécessaire à leur triomphe; 
il n'y en a pas cent qui n'aient travaillé à prolonger la * 
guerre au profit de leur République, sans s'inquiéter de 
savoir si cet entêtement ne coûterait pas à la France vaincue 
six milliards et cinquante mille hommes de plus ; il n'y 
en a pas dix qui ne repoussent avec furie l'idée d'une res- 
tauration monarchique, alors même qu'ils savent et qu'ils 
prouvent que la monarchie pourrait seule rétablir la 



232 ' NOUVEAUX SAMEDIS 

confiance, relever le crédit, raviver les finances, rassa* 
rer le commerce, ranimer Tindustrie, laver notre honte, 
panser nos plaies, rendre Tair à nos poumons, le sang à 
nos veines, l'argent à nos badgets, payer nos dettes, libé- 
rer notre territoire, parler haut à nos ennemis, nous don- 
ner des alliés et préparer notre revanche I 

Cest pourquoi les bénéficiaires du 4 septembre se sont 
montrés excellents logiciens en continuant, à Taide du 
marbre, du bronze ou du carton-pierre, Tapothéose de 
leur aïeul Voltaire; et c'est pourquoi Fauteur des Dialo- 
gues des vivants et des morts eût laissé sa tâche impar- 
faite, s'il ne nous eût montré, t sa première page, le pa- 
négyriste des vainqueurs de Rosbach faisant à M. de 
Bismark les honneurs de sa bonne ville de Paris. 

Mais silence ! Le temps marche, et nos malheurs ont 
marché plus vite encore. Aux barbares ont succédé les 
bandits, aux casques pointus des Prussiens les écharpes 
rouges de la Commune. De la triste nuit prussienne 
du l"^ mars nous passons à la lugubre nuit parisienne 
du 5 mai... Le 5 mai! ô Manzoni! ô Byron! ô Bérangerl 
6 Lamartine! toi, chantre inspiré de la Colonne, poète 
insensé dont le laurier poétique a disparu sous le képi 
communard I Et toi aussi, vieux Raffet, qui dans un des- 
sin légendaire, nous montrais* le grand empereur, le hé- 
rosd'Austerlilz,levaincude Waterloo, le martyr de Sainte- 
Hélène, sublime revenant delà bataille et de la gloire, che- 
vauchant sur les nuées d'un ciel ossianesque, pendant que 



PRÉFACE D'UN BON LIVRE 233 

défilent sous ses yeux, à travers les ombres de la nuit, 
ses maréchaux, sa grande armée, sa garde impériale, 
tous sesanciens compagnons d'armes !... Regardez, écou- 
tez, et dites -nous si ce n'est pas une trouvaille, cette nou- 
velle nuit du cinq mai, — le cinq mai 1871, — revue et 
corrigée par Raoul Rigault et Courbet !.. . 

Le voilà, le yrai châtiment, mérité, mais terrible... Un 
demi-siècle, jour pour jour, s'est écroulé depuis cette mort 
lointaine qui fit de la poésie avec de Thistoire. Une fois par 
an, pendant la nuit du 5 mai, il est permis à Napoléon de 
soulever la pierre de son tombeau, de se promener dans 
Paris et de s'enquérir de ce qui se passe dans cet Empire 
ressuscité sous les traits de son neveu. Puis, à l'aube, il 
se recouche dans son sépulcre monumental^ et, si nous 
étions encore sous Louis-Philippe, je dirais que le chant 
du coq met en fuite l'aigle changé en oiseau de nuit. 

Il ne sait rien, il s'avance sous le ciel étoile, le long 
de ces maisons silencieuses, en proie à une vague inquié- 
tude. Le 5 mai 1870, tout, selon les politiques du moment, 
se réduisait à savoir ce que répondrait le plébiscite ; 
tout paraissait sauvé, si l'on recueillait des millions de omî; 
ces oui du suffrage universel, plus décevants encore que 
les oui déjeunes filles. — Combien de oui? — Sept millions. 

— Bon! le trône démon neveu est plus solide que jamais. 

— Mais voici qu'à chaque question nouvelle répondent les 
sauvages ricanements des fédérés, le canoù d'issy et de 
Vanves, la fusillade de Nauilly, les cris de : Vive la Com- 



234 NOUVEAUX SAMEDIS 

mime! le grincement des cordes prêtes à déboulonner la 
colonne... Pauvre Empereur ! Tout à Thenre il ne savait 
rien ; maintenant il sait trop. Des passants attardés 
lui racontent en détail le lamentable épilogue destiné à 
tuer tout le poème. Il évoque Palikao, Le Bœuf, Ganro- 
bert, Bourbaki ; on lui répond Bergeret,Gluseret,Rossel... 
surprise ! 6 honte ! d misère ! Quel revers à cette mé- 
daille militaire, frappée par Raffet à l'effigie du demi- 
dieu des batailles! — Dans cette revue nocturne, — la 
dernière, — Duroc, Davoust, Lannes, Bertrand, Ney, Gan- 
laincourt, Soult, Rapp, Snchet, s'appellent Régère, Ferré, 
Félix Pyat, Paschal Grousset, Eudes, Razoua... Et quelle 
leçon ! Voltaire, en nous grisant de son esprit, nous avait 
conduits aux Fourches Gaudines de Sedan; Bonaparte, 
en nous enivrant de son génie et de ses conquêtes, nous 
a précipités, de chute en chute, jusqu'au règne des in- 
cendiaires et des assassins. Deux fois en im siècle, notre 
malheureuse France, dupe de son imagination, a été 
punie, horriblement punie, pour avoir préféré le strass 
au diamant, le clinquant à For, le mensonge à la vérité, 
le feu follet au phare, l'oppresseur au guide, le mirage 
au port, l'orgueil de ses idées ou de ses victoires au bon- 
heur, à l'obéissance facile, à la paix, à la justice, à la foi ! 
N'y aurait-il, dans les Dialogues des vivants et des 
morts, que ce beau chapitre, — Le Cinq Mai 1871, — ce 
serait assez pour nous donner envie de les lire et de les 
méditer après les avoir lus. 



PRÉFACE D'UN BON LIVRE 235 

De Napoléon à Gambetta, la chute est lourde ; le bronze 
de la colonne se change en pain d'épice, le clairon de 
Marengo en mirliton de la foire de Saint-Gloud, les qua- 
rante siècles des Pyramides en quarantes chopes du café 
de Madrid , le rival d'Alexandre en émule de Godard. 
Autant en emporte le vent, de ses ballons et de ses dé- 
pêches, de ses harangues et de ses hlagues^ de ses inven- 
tions stratégiques, financières et géographiques, des vic- 
toires qu'il imagine, des boniments qu'il débite, des 
ovations qu'il escamote» des milliards qu'il gaspille, des 
bulletins qu'il prodigue, des généraux qu'il improvise, de 
tout ce qu'il essaie de créer et de tout ce qu'il réussit à 
détruire. Ballon et balcon, le voilà tout entier; le ballon, 
pour s'évader de Paris, le balcon pour bavarder en pro- 
vince. Gette faconde, qui sonne creux, a besoin de tomber 
des nues ou de vibrer au grand air. Gondamné à la terre 
ferme et à la clôture, elle laisserait trop voir ou trop en- 
tendre ce qu'elle a de vulgaire, de déclamatoire, de déri- 
soire et de vide. Tout a été dit sur c^Hllustre Gaudissart 
de la défaite, qui a cru être en même temps Garnot, Du- 
mouriez et Mirabeau, et qui n'a été que Gambetta ; sur cet 
ordonnateur du désordre, qui a prolongé Tagonie, décré- 
té la ruine, légalisé Parbitraire, remplacé la loi, envenimé 
la guerre, paralysé les généraux, enrichi ses amis, épuisé 
la France, démoralisé les masses, fait des jeunes gens de 
nos campagnes des êtres hybrides qui n'étaient ni paysans, 
ni soldats, préparé des électeurs aux scrutins communistes 



236 NOUVEAUX SAMEDIS 

da 2 jaillet et du 8 octobre, rendu possibles et laissé im- 
punis les crimes de Perpignan et de Saint-Etienne, les 
orgies du drapeau rouge, les saturnales de Lyon et de 
Marseille, le pillage des couvents, Temprisonnement des 
curés, l'opprobre garibaldien, les préludes de la Gom* 
mune, les sacrilèges de Dôle et d'Autun, les friponneries 
des subalternes, les proconsulats des Duportal, des Ber- 
tholon, des Esquiros, les sanglantes déroutes des armées 
de la Loire et de l'Est. Trois mois de vacances en Espagne 
lui ont suffi pour reparaître pimpant, parlant, content de 
lui, sûr des autres, prêt à une nouvelle dictature, appro- 
visionné de nouveaux discours, chef de parti, blanc 
comme neige tout en restant rouge, traité par M. Thiers 
de puissance à puissance, en paix avec sa conscience, et 
invoquant, non pas l'oubli qui amnistie, mais la mémoire 
qui récompense. Et la France, sa victime, ne lui a pas 
donné tort ! Et la démocratie, sa dupe, lui a donné raison ! 
Nous aurions, hélas! à créer un mot, fait de stupeur et 
d'épouvante, de douleur et de désespoir, pour exprimer 
ce que nous avons ressenti depuis deux ans, sous les 
coups réitérés qui nous écrasent. . . Eh bien ! je le déclare, 
une de mes plus vives, de mes plus douloureuses sur- 
prises a été la résurrection politique de M. Gambetta l... 
Mais, me dites-vous, on lui sait gré d'avoir ranimé 
notre confiance en nous-mêmes, d'avoir entretenu nos 
illusions, d'avoir donné à notre amour-propre national 
ses dernières jouissances, de nous avoir fait croire un 



PRÉFACE D'UN BON LIVRE 237 

instknt que nous pouvions encore vaincre, quand la dé- 
faite était irréparable... Amère raillerie ! ranimer la con- 
fiance pour aggraver la faillite ! caresser Tillusion pour 
rendre la réalité plus cruelle ! bercer notre amour-propre 
de mensonges, pour que la vérité soit plus impitoya- 
ble M 

Que diriez-vous d'un homme à qui un faux ami ou un 
mauvais plaisant persuaderait qu'il est plus séduisant que 
Lauzun ou Létorières, qu'il nage comme un poisson, qu'il 
fait des armes comme Saint-George, qu'il monte à cheval 
comme le comte d'Âure ? Voilà notre homme .lancé dans 
les aventures; la première femme qu'il courtise se moque 
de lui et le ruine ; il se jette à Teau, et un passant de bonne 
volonté l'en retire à demi-asphyxié ; il se bat et reçoit un 

1. On me dit encore : — « Si M. Gambetta n'avait pas 
existé ; si la France, consultée dans les premiers jours d'oc- 
tobre 1870, avait élu, comme en février 1871, les députés de 
la paix, deux départements sur trois échappaient aux horreurs 
de l'invasion ; la Prusse se contentait d'un milliard ; nous gar- 
dions au moins Metz et la Lorraine. Tout l'argent, — de trois 
à quatre milliards, — qui a été dépensé, gaspillé ou perdu 
d'octobre à février, était épargné. Paris et ses environs de- 
meuraient intacts. Nous évitions les dernières phases de la 
guerre, que l'hiver a rendues si horr.bles. Nous n'aurions pas 
vu périr^ au milieu d'épouvantables souffrances, nos armées 
de la Loire et de l'Est. Nos grandes villes n'auraient pas été 
déshonorées et ensanglantées par le drapeau rouge. Le règne 
des Esquiros, des Duportal, des Challemel, des Bertholon, était 



238 NOUVEAUX SAMEDIS 

coup d'épée; il monte à cheval, et tombe ridicnlement. 
De retour au logis, que pensez-vous qu'il fasse en retrou- 
vant le conseiller perfide, auteur de tous ses déboires ? 
S'il lui tend la main, s'il s'élance à son cou, s'il le remer- 
cie d'avoir donné à son amoùr-propre une jouissance, à 
ses illusions une pâture, c'est qu'il dépasse toutes les 
bornes delà niaiserie et de la démence; il mérite tous les 
nouveaux malheurs qui lui arriveront plus tard. Pauvre 
France ! Est-elle donc tombée si bas, qu'elle soit insen- 
sible au mal qu'on lui a fait, indifférente au bien qu'on 
pourrait lui faire ? A ce grand cerveau ramolli l'expé- 
rience ne dit plus rien, l'évidence est lettre close ; c'est 
un malade préférant, dans son délire, l'empirique qui le 
tue au médecin qui peut le sauver ; c'est la femme aimant 
à être battue et sacrifiant au libertin qui la déshonore le 

abrégé de cinq mois. Les églises, les couvents, les hôtels, 
n*étaient pas saccagés. Le sang le plus pur et le plus noble de 
la France ne coulait pas inutilement; Toccupation allemande 
serait terminée depuis longtemps. Le triomphe de la Commune 
et ses suites devenaient impossibles. Nous n*aurions pas subi 
cet opprobre indélébile, d'avoir appelé à notre aide Garibaldi 
et sa bande, et de nous être faits les complices de leurs dé- 
prédations, de leurs attentats, de leurs sacrilèges... Oui, mais 
tout serait perdu, même l'honneur. » — Allons donc ! L'Au- 
triche a fait la paix avec la France, le lendemain de Solfé- 
rino ; avec la Prusse , quinze jours après Sadowa ; est-elle 
déshonorée? 



PRÉFACE D'UN BON LIVRE 239 

galant homme qui la relèverait de sa déchéance. Jamais 
Taffaissement moral d'un peuple, pris au dépourvu par 
toutes les calamités, n'éclata d'une façon plus manifeste 
et plus navrante ; jamais l'incorrigible ne toucha de si 
près à l'irréparable. Donc, honneur et merci à ceux qui, 
dans cet immense désarroi, prennent à partie i'ex-dicta- 
teur et le conduisent aux Enfers, non pas pour le faire 
mourir un jour plus tôt, mais pour le forcer de dire et 
d'entendre ce qu'il a l'audace de croire oublié! Du mo- 
ment qu'un pareil homme est contraint de se raconter et 
de se juger sans phrases, du moment qu'il est obligé de 
laisser sur le bord de Vavide Achéron sa défroque de 
tribun, tout est dit ; il n'existe plus, il se condamne, il 
s'exécute ; ne pouvant plus mentir, il cesse de parler ; 
ne pouvant plus parler, il cesse d'être, et tant mieux pour 
tout le monde ! 

Que dire dé M. Thiers? L'étudier sans passion est bien 
difficile ; nous attendions beaucoup de lui, et nos espé- 
rances d'hier sont nos mécomptes d'aujourd'hui. Dans 
le moment unique où le salut pouvait sortir de l'excès de 
nos périls et de nos infortunes, la jettat'u/ra implacable, 
le mauvais génie de la France révoltée contre la main 
divine, a voulu qu^à la suite de circonstances bizarres 
nos aspirations et nos réactions monarchiques parussent 
s'incarner dans un homme qui avait été, dès l'origine et 
dans tous les actes de sa vie publique, le parfait révo- 
lutionnaire ; révolutionnaire de cœur et d'âme, rivé à 



240 NOUVEAUX SAMEDIS 

la Révolution par ses souvenirs de jeunesse, par ses 
anciennes amitiés, par ses premières prouesses de 
journaliste, par ses Premier- Paris de 1830, par ses taqui- 
neries parlementaires, par le succès de ses livres, et 
pourquoi ne pas le dire ? par les remords qu'ont du lui 
laisser deux ou trois épisodes de sa carrière politique. 
Dans les salons de M. Laflitte, au bureau du National, 
à la Chambre, au ministère, en. présence de Robespierre 
qu'il excuse, de Napoléon qu'il glorifie, révolutionnaire 
partout et toujours. De cette révolution originelle au 
baptême monarchique, il y avait loin, et nous pouvons, à 
présent, mesurer la distance. De là des tiraillements, des 
contre-sens, des conflits, des querelles de ménage, qui 
- ont paralysé peu à peu le généreux élan du 8 février, 
ranimé les espérances républicaines, usé les ressorts de la 
résistance et tenu la majorité en suspens entre un provi- 
soire qui compromet tout et une rupture qui pourrait tout 
perdre. De la ces dissolvants qui s'infiltrent dans tous 
les rouages, ces lassitudes et ces doutes qui s'emparent 
de toutes les âmes, cette maVaria qui débilite les convic- 
tions les pluséprouvées; delàcesalternativesénervantesde 
conciliation et d'amertume, de sympathie et de méfiance, 
de concessions et de crises, tempêtes dans le verre d'eau de la 
tribune, accès de fièvre qui retardent la convalescence, re- 
plâtrages qui ne décident rien et ne persuadent personne, 
efforts de bascule pour neutraliser les uns par les autres 
les partis et les fractions de partis. Chaque jour accentue 



PRÉFACE D'UN BON LIVRE 241 

davantage le contre-sens ; chaquejour fait mieux ressortir 
les conséquences du faux départ; mariage de convenance 
et de raison avec la droite, inclination de vieille date vers 
la gauche ; l'épouse légitime par ci, la maîtresse adorée 
par là! on sait ce qui arrive en pareil cas; M. Thiers est 
le contemporain de la chanson d'opéra-comique : 

4 

«... Oui, l'on revient toujours 
A ses premiers amours I » 

Il y revient; son orgueil, sa vanité, son égoïsme, l'i- 
vresse de ce pouvoir personnel qu'il a tant critiqué chez 
les autres, tout l'y ramène et l'y retient; la droite le gône, 
la gauche le flatte; l'une lui rappelle discrètement qu'il 
tient la place d'un roi ; l'autre lui dit ou lui fait dire 
qu'il peut être roi comme tout le monde. Son c'œur appar- 
tient à qui prolongera cette royauté temporaire. N'osant 
pas être Cromwell, ne voulant pas étreMonk,ne pouvant 
pas être Washington, il se contente d'être Thiers pre- 
mier et dernier, sans postérité probable, avec Gambetta 
pour héritier présomptif. Aujourd'hui, il est bien plus loin 
de ceux qui l'acceptèrent pour chef que de ceux qu'on 
avait cru supprimer en le nommant. Doué de l'esprit des 
petites choses, privé de l'instinct des grandes, il sait gré à 
ceux qui lui conservent et en veut à ceux qui lui dispu- 
tent cette souveraineté au jour le jour, menacée par son 
acte de naissance, mais dont les voluptés mesquines 
suffisent à son orgueil. Il cajole la démagogie qui lui permet 



*«*«*** * 



14 



242 NOUVEAUX SAMEDIS 

de régner en attendant qu'elle le dévore. Pins soucieux 
delà minute présente que des horizons de l'Histoire, 
il place à fonds perdus sa gloire, son prestige et sa puis- 
sance. Il refuse de comprendre que sa grandeur eût com- 
mencé le jour où ses grandeurs auraient fini, et que 
le sacrifice qui eût abrégé son pouvoir aurait éternisé son 
nom. Il ne recueillera pas môme le fruit de cet étroit 
calcul; il a été la fatalité de trois monarchies; il ne sera 
pas la Providence de la République. 

Il n'y a rien là, malheureusement, que de très-simple. 
Il est permis de s'en affliger ; se fâcher, à quoi bon ? s'é- 
tonner serait naïf ; se plaindre trop haut serait inutile ; 
le mieux est de lire et de relire, dans les Dialogues des 
vivants et desmoTts,\e chapitre intitulé les Tracasseries 
de M. Mortimer-TemauXy ou, si l'on veut, M. Thiers 
taquiné par M. Ternaux. C'est une des perles du volume ; 
jamais on ne prouva mieux à quel point le tracassier 
de 1866, l'adversaire de M. Rouher, le Président actuel 
de la République française, a été, en réalité^ non pas 
l'historien ou le juge, mais l'avocat de Napoléon ; avec 
quelle ténacité d'admirateur, d'enthousiaste ou d'apolo- 
giste il s'est faitson introducteur et son répondant auprès 
de ses contemporains. Parler ainsi du premier Empire^ 
c'était préparer le second. Appuyée sur des textes, aiguisée 
en fines épigrammes, douée d'une sorte de divination ré- 
trospective, la prodigieuse mémoire de l'auteur équi- 
vaut ici au plus inflexible des réquisitoires. De ces cita- 



PRÉFACE D'UN BON LIVRE 243 

lions sans réplique jaillissent deux vérités qui caracté- 
risent en entier et dessinent de pied en cap le Thiers 
de 1872 et ses électeurs de 1871. Cet habile hom- 
me que nous avons tous nommé, le 8 février, comme le 
type le plus parfait d'une réparation dans le sens monar- 
chique , a été et est resté révolutionnaire jusqu'aux 
moelles. Ce libre et judicieux esprit, en qui nous avons 
aimé surtout l'antipode et l'antidote de l'impérialisme, a 
f ervi de trait d'union entre la gloire de Napoléon l^ et 
l'avènement de Napoléon III : quod erat demonstran- 
dum, comme disent les géomètres . 

S'il est vrai, comme nous le rappellent ces curieux et 
ingénieux Dialogues, que, parmi les acteurs ou les 
comparses, passés ou présents, de la comédie lugubre, 
du mélodrame grotesque dont notre honneur et notre 
argent paient les frais, bien peu aient compris, accepté 
ou accompli leur tâche, que les sauveurs aient été rares 
ou Impuissants, les maléfices innombrables et terribles, 
que la politique et la guerre nous aient également trahis 
en la personne et parla faute de nos défenseurs naturels, 
(mais non légitimes,) faut-il donc désespérer ? Non, mille 
fois non I Si je devais m'abandonner au désespoir, je n'o- 
serais pas dire : Laboremus ! Car le travail sans espé- 
rance ne serait qu'une des nombreuses variétés de la folie 
humaine. Notre France a des chutes déplorables, mais 
des ressources infinies. Elle tombe au moment où on la 
croit le plus solidement rattachée aux idées de salut et 



244 NOUVEAUX SAMEDIS 

de bon sens. Elle se relève àTheure où elle semble n'avoir 
plus pour loi qae le désordre, pour horizon que le chaos, 
pour avenir que la ruine. Avec elle, la sécurité sans bor- 
nes convient aussi peu que la frayeur sans limites ; on 
risque aussi bien de se tromper en la jugeant perdue 
qu'en la croyant sauvée, corrigée et convertie. Que d'é- 
poques, dans son histoire, où toutes les craintes ont 
paru permises, où tout espoir semblait chimérique ! Un 
souvenir personnel et récent complétera ma pensée. Il 
y a trois mois, je parconrais cet admirable littoral de la 
Méditerranée, où, pourvu que le soleil s'y prête, il est si 
facile d'oublier les angoisses publiqueset privées. Je vou- 
lus visiter en détail la petite ville de Vence, évêché de 
cet aimable Godeau à qui on ne peut songer sans évoquer 
les plus précieuses images de l'hôtel de Rambouillet. De 
révôché à révoque la pente était douce, et je me remé- 
morai les années menaçantes que Godeau avait côtoyées 
ou traversées. Quel temps ! la guerre au dedans et aa 
dehors, cinquante ans de discordes civiles aboutissant 
aux bourrasques de la Fronde, toutes les classes de la so- 
ciété sacrifiant leur patriotisme à leur vanité, à leur ambi- 
tion ou à leur rancune, les grands seigneurs tendant la 
main à l'invasion étrangère, une reine régente placée 
dans la périlleuse alternative de trahir ses amitiés ou 
son pays, la maison d'Autriche surveillant nos conflits 
intérieurs pour se glisser à travers les déchirures, quel 
effroyable ensemble de naufrages, de désastres et de pé- 



PRÉFACE D'UN BON LIVRE 245 

rils !... Et cependant, peu d'années plos tard, notre France 
se relevait plus grande plus forte, plus glorieuse que 
jamais. Pour passer ainsi d'un extrême à l'autre, que lui 
avait-il fallu ? Godeau, sujet dévoué d'une monarchie, 
admirateur d'un grand homme d'État, nous l'aurait 
dit peut-être ; moi, libre citoyen d'une République, je 
serais plus embarrassé. Afin de sortir d'embarras sans 
me compromettre, j'aime mieux dire ou redire en finis- 
sant : La désespérance serait injuste ou impie, tant qu'il 
nous restera des hommes d'élite, exemples et modèles, 
voués au travail, au devoir, au bien^ à la vérité, mettant 
au service de cette vérité méconnue assez de faits pour 
soutenir les idées, assez d'idées pour féconder les faits ; 
concourant à une rectification immense pour prendre 
part à une immense réparation; modestes, patients, 
affermis dans leurs convictions éloquentes par les appa- 
rences mêmes qui pourraient les ébranler; forçant les 
leçons du passé d'éclairer, de purifier, de gouverner l'a- 
venir, et sachant extraire de nos malheurs ce qu'il fau- 
drait pour nous rendre heureux... Je me reprochais de 
terminer ces pages sans nommer Tauteur des Dialogues 
des vivants et des morts ; maintenant, ma conscience et 
mon amitié se rassurent ; il me semble que je l'ai 
nommé. 



14. 



LE ROMAN CONTEMPORAIN 



Juin 1872. 

Est-il permis de s'occuper de romans, quand nous 
avons de si gros démêlés avec FHistoire? Je ne crois pas, 
en me décidant pour Taffirmative, être infidèle à mon 
programme. Il y avait, au Salon, un tableau bizarre, que 
l'artiste a intitulé la Force prime le droit, et qui repré- 
sentait des singes et des abeilles. Les singes, dont les traits 
ne sont pas sans quelque vague ressemblance avec les 
plus célèbres de nos vainqueurs germaniques, ont mis 
le pied, c'est-à-dire la patte, sur une ruche, dont ils vou- 
laient goûter le miel. Les abeilles exaspérées se lancent 
à la poursuite de leurs persécuteurs qui paraissent fort 
mal à leur aise, et je vous assure qu'à voir ces colères, 
ces piqûres, cet acharnement et cette déroute simiesque. 



LE ROMAN CONTEMPORAIN 247 

on se dit que, si la force prime le droit, le droit peut ta- 
quiner la force. 

Cette ruche d'abeilles renversée et bouleversée par des 
bêtes malfaisantes m'a fait songer à notre groupe de tra- 
vailleurs, peintres, musiciens, sculpteurs, écrivains, ro- 
manciers, poêteç, critiques, lesquels, après avoir subi une 
interruption douloureuse, se mettent bravement à leur 
tâche pour réparer le temps perdu. Ne leur refusons pas 
Tencouragement qu'ils méritent; n'oubljons pas qu'en 
s'efforçant d'intéresser les honnêtes gens, de nous rame- 
ner à nos douces récréations d'autrefois, ils prennent 
part — chacun dans son cadre et dans son rôle— à cette 
renaissance qui prouve, au milieu de nos malheurs, la 
vitalité incomparable de notre chère France, et qui, si 
elle n'est pas encore la revanche, peut nous aider à l'at- 
tendre. Un joli roman n'est pas plus futile que la Cigale, 
de M. Jules Lefebvre, la SuitetTunearmée, de M. de Beau- 
mont, et Peine perdue / de M. Scblesinger. La plupart 
de nos confrères — et des mieux situés — - ont taillé leur 
plume pour rendre compte des tableaux : pourquoi lais- 
serions-nous les romans se morfondre derrière la vitrine 
des libraires ? 

J'ai eu d'ailleurs, ces jours-ci, trois bonnes fortunes de 
lecteur dont je voudrais faire des bonnes fortunes de lec- 
trices; car les romans ne réussissent que par les femmes. 
Alors même qu'elles n'en sont pas les auteurs ou les hé- 
roïnes, elles en sont les souveraines et les arbitres. Pour 



248 NOUVEAUX SAMEDIS 

les hommes, lire un roman, c'est se dépayser; c'est dé- 
placer pendant quelques heures l'horizon de leurs senti- 
ments et de leurs pensées. Pour les femmes, c'est rentrer 
en possession de leur domaine, en présence de personna- 
ges soumis à leur contrôle. Elles seules ont une sensibi- 
lité assez exquise, un esprit assez fin, un tact assez déli- 
cat pour se reconnaître dans ces sentiers de traverse et 
décider si elles doivent rebrousser chemin ou s'aventu- 
rer jusqu'au bout. Le roman, ce n'est pas précisément le 
fruit défendu; mais ce n'est pas tout à fait le fruit per- 
mis. C'est quelque chose d'intermédiaire entre la réalité, 
dont les exigences et les devoirs suppriment peu à peu les 
chimères et les rêves, et le monde idéal où il n'est pas tou- 
jours sage de chercher ses aspirations et ses modèles. 
Ajoutez-y la curiosité, et vous comprendrez que les filles 
d'Eve soient spécialement prédestinées à faire réussir 
les romans ou à protester contre leur succès. 

Elles ne protesteront pas, j'en suis sûr, contre Detix 
Filles de notre monde, charmant et touchant récit où je 
ne trouve à chicaner que le titre. Sainte-Beuve reprochait 
un jour au comte de Montalembert d'abuser de cette for- 
mule : « Nous autres, catholiques. » — C'était, disait-il 
fort injustement, changer une religion en coterie et avoir 
l'air d'accaparer pour soi et pour ses amis ce qui appar- 
tient à l'humanité tout entière. Hélas lies beaux senti- 
ments, les belles manières, les grâces et les élégances du 
langage n'appartiennent pas, en 1872, à tout le^enre hu- 



LE ROMAN CONTEMPORAIN 249 

main, ni même à la majorité du suffrage universel. Pour- 
tant on doit y regarder à deux fois, avant d'en faire le tré- 
sor d'une petite église dont on serait seul à lenir les clefs. 
— « Ah ! vous voulez avoir votre monde ? pourrait répon- 
dre de sa grosse voix la démocratie triomphante ; eh ! 
bien, gardez-le, et, pendant que vous y réglerez les gran- 
des questions du savoir-vivre, j'aurai, moi, mon monde, 
qui est tout le monde, et je le gouvernerai à ma guise, 
les coudes sur la table et le cigare à la boucha, et je me 
moquerai de votre triage qui n'est bon qu'à détruire vo- 
tre reste d'influence; tandis que, si vous étiez bons prin- 
ces et si vous ouvriez les barrières, peut-être finirais-je 
par me radoucir à votre contact, prendre goût à vos le- 
çons et profiter de vos exemples! » 

Tous les mondes, en effet, ne pourraient que gagner à 
regarder et à entendre les héros et les héroïnes du roman 
de madame la comtesse de B... S... La société aristocrati- 
que, de quelque nom qu'on l'appelle, a le droit de ne 
plus dire, après avoir lu ces pages tout imprégnées d'un 
parfum de bonne compagnie : <r Nous ne savons paspein* 
dre ! » Le lion de la fable aurait été bien heureux s'il avait 
su peindre comme l'auteur de DeuxFilles de notre monde. 
Ces deux jeunes filles, Marguerite et Anne-Marie, sont 
deux types de grâce, de chaste et poétique tendresse, de 
fidélité à leur parole, aux plus pures inspirations de leurs 
cœurs, à un idéal d'abnégation et de sacrifice qui domine 
pour elles les conseils d'un froid égoïsme ou d'une pas- 



250 NOUVEAUX SAMEDIS 

sion Yulgaire. Mais, si elles sont dignes Tune de l'autre, 

elles ne se ressemblent pas. Anne-Marie, plus originale, 
plus orageuse au début, douée de facultés plus brillantes, 
a plus de prise sur Timagination que la douce et docile 
Marguerite. Au seuil de son beureuse et fiëre jeunesse, 
elle est frappée d'un coup terrible. Sa mère meurt, et ses 
confidences .posthumes ne laissent aucun doute sur les 
causes de cette mort. La sainte femme a été minée par le 
chagrin. Saille, tout entière aux influenceset aux gâte- 
teries d*un père qui l'adore, a fait de sa tendresse deux 
parts trop inégales; la plus petite a été pour son ad- 
mirable mère I 

Dès lors une métamorphose s'opère dans l'âme d'Anne- 
Marie. La jeune fille hautaine, fantasque, habituée à 
voir tout plier devant sa volonté ou ses caprices, devient 
peu à peu un ange de piété, de charité et de dévouement. 
Le remords qu'elle éprouve de ne pas avoir assez aimé 
sa mère la dispose aux immolations héroïques et lui don- 
ne la vocation du sacrifice. Elle ne tarde pas à trouver 
une occasion d'exercer cette vocation austère. René de 
Valsuzon, fiancé de Marguerite, ne peut voir ou revoir 
Anne-Marie sans être subjugué par cette beauté fou- 
droyante, par cette supériorité d'esprit et de cœur. Un mo- 
ment, il mesure la distance entre l'amour paisible qu'il 
ressent pour Marguerite et la passion ardente qui l'entraî- 
ne sur lespas d'Anne-Marie. Celle-ci, à ne raisonner que 
d'après le code de la morale ordinaire, serait d'autant 



LE ROMAN CONTEMPORAIN 251 

plus autorisée à accepter cette substitution romanesque 
qu'avant de s'engager avec René, Marguerite a aimé ou 
cru aimer lord Penarvan ; que le noble et riche Anglais 
ne demanderait, pour revenir, qu'une lettre de rappel, et 
que ce serait combler les voeux de Madame de Rochagu, 
mère de Marguerite. Il y a même un moment où le lec- 
teur est tenté de se dire : « il me semble que cet arran- 
gement serait bien simple, et que tout le monde s'en 
trouverait bien... » , 

Raisonnement pitoyable! accommodement de conscien- 
ce, auquel ne peut se prêter Anne-Marie, purifiée par 
l'épreuve, sanctifiée par la lutte, et désormais familiari- 
sée avec toutes les austérités chrétiennes. Elle se sacrifie, » 
elle laisse Marguerite épouser René, et bientôt on apprend 
qu'elle se fait religieuse ; seul refuge possible pour cette 
grande âme, seul dénoûment acceptable pour ce drame 
intérieur, seule récompense digne de cette mystique vic- 
toire 1 J'abrège forcément ce pathétique récit. Que ne 
puis-je vous donner une idée de tous les jolis épisodes 
de la vie mondaine que l'aimable auteur déroule d'une 
main légère, et qui sont aux événements et aux person- 
nages ce que la soie «t le velours, les diamants et les 
dentelles, sont aux portraits de Dubufo et de Gabanel ? 
Mm« la comtesse de B... S... excelle dans tous ces petits 
détails où se complaisent les sociétés heureuses ; élégan- 
tes broderies qui embellissent Tétoffe sans la surcharger; 
piquantes causeries qui vont et viennent de la tasse de 



252 NOUVEAUX SÀI(EDIS 

thé au piano entr'ouvert ; soirées diplomatiques où se 
dessinent quelques silhouettes étrangères ; promenades 
en voiture, musique de salon, médisances à coups d'é- 
pingles ; le tout dans une gamme exquise, avec une 
merveilleuse justesse de ton et de nuances ; si bien que 
les deux filles de notre monde ne pouvaient choisir une 
meilleure interprète ! Je n'ai remarqué dans ces 460 pages 
qu'une dissonance, le mot incomber ! Il n'est pas 
faubourg Saint-Germain, et notre monde doit le laisser à 
la langue politique ou judiciaire. N'importe ! en vous re- 
commandant de toutes mes forces le charmant livre de 
M°*<» la comtesse de B... S..., j'ajoute qu'il ne pouvait 
pas m'incomber de tâche plus agréable. 

Avec M. Albéric Second et sa très-amusante Semaine 
des quatre jeudis, nous entrons dans une zone plus 
complètement parisienne, où les célibataires d'un certain 
âge, trop bien conservés, risquent parfois d'assister à 
des phénomènes d'horticulture inconnus aux botanistes. 
Sur la même plate-bande, et presque sur la même tige, 
une tubéreuse aux senteurs inquiétantes, et un frais bou- 
ton de rose.né d'une goutte de rosée et d'un rayon desoleii ! 
Quel âge a Raymond de Grançay ? — Quarante-six ans, 
répond son acte de naissance ; trente-six à peine, répli- 
quent sa figure, sa taille, ses airs et ses habitudes de jeu- 
nesse. Quoiqu'il en soit, le voilà devenu, bien à contre- 
cœur, le correspondant et presque le tuteur d'une pen- 
sionnaire dont le père, OUivier de Feyzin, est son ami in- 



LE ROMAN CONTEMPORAIN 253 

time. Mlle Irène a tous les défauts d'an enfant gâté, et, 
en renvoyant d'abord à tous les diables, il semble que 
Raymond la remette à sa véritable place. Patience ! il y 
a de la ressource jTenfant volontaire, revêche, indomp- 
table, cruelle pour ses inférieurs, rebelle bhxv leçons de 
grammaire et d'ortbographe, s'assouplit peu à peu et s'at- 
tendrit sous de balsamiques influences. Les qualités de 
son cœur se développent à mesure que s'émoussent les 
aspérités de son caractère. Des violences de son humeur, 
il ne lui reste qu'un tour d'esprit original et piquant, 
une franchise d'amitiés et d'antipathies, une vivacité de 
sentiments et d'allures, qui la rendent plus séduisante. 
Elle a, si je sais compter et si l'arithmétique, comme dit 
Gil-Blas; est une science certaine, trente-deux ans de 
moins que son grand ami Raymond de Grançay. Je ne 
puis vous faire grâce d'un semestre. 

Il songe si peu à l'aimer qu'il s'embarque étourdiment 
dans une intrigue fort adroitement conduite par une sœur 
cadette de M»" Marneffe. Catherine R. . . est une de ces 
fleurs du mal dont je parlais tout à l'heure, un de ces 
produits de k civilisation ou de la corruption de Paris, 
qui n'ont tout leur relief et tout leur jeu qu'entre le bou- 
levard Montmartre et la Madeleine. Elles rêvent tout, et 
elles n'ont rien, qu'un mari de rencontre ou de contre- 
bande, pauvre hère aigri par la misère ou par le vice, 
qui deviendra, s'il le faut, leur associé et leur complice. 
Dans leurs mansardes sans feu et sans meubles, frisson- 

45 



954 NOUVEAUX SAMEDIS 

nant sous une robe de toile, achetée à crédit chez la 
revendeose, croquant de leurs dents de courtisanes un 
maigre repas de cénobite, elles ajoutent à leur dépra- 
vation instinctive celle qui résulte d'une comparaison per- 
manente entre ce qu'elles pourraient ôtre et ce qu'elles 
sont. Elles se savent aussi belles, aussi intelligentes, 
aussi bien douées que les célébrités du quand sbize et 
des avant-scènes. Elles aspirent au luxe comme à leur 
propriété légitime ; elles se font à elles-mômes l'effet 
de riches orphelines déshéritées au berceau par une in- 
justice de Dieu et des hoiUmes. Dès lors, faut-il s'étonner 
si elles s'efforcent de reprendre leur bien où elles le 
trouvent, et si la belle Catherine séduit un matin Ray- 
mond de Grançay ? 

Ce que lui coûte ce chapitre de son roman, vous le de- 
vinez. Il est tour à tour enivré, rançonné, trahi, bafoué, 
haï, menacé. Pendant ce temps, Irène de Feyzin ne fait 
que croître en grâce et en beauté. Il sied de rendre jus- 
tice à l'art avec lequel Albéric Second a su faire marcher 
côte à côte ces deux épisodes si différents et même si 
contraires, sans que Tinnocence d'Irène puisse un mo- 
ment s'apercevoir ou se ressentir de ce dangereux voisi- 
nage. Cequej'admireencore plus, c'estquel'auteur^pardes 
gradations presque insensibles, ait réussi à rendre vrai- 
semblable— quedis-je? inévitable, l'amour d'Irène pour 
Raymond, de la jeune iille de seize ans pour le quasi- 
quinquagénaire. Il y a là une étude très-fine et très-per- 



LE ROMAN CONTEMPORAIN 255 

suasive, que le romancier a en le couraga de ne pas con- 
clare par le mariage traditionnel. Raymond, débarrassé 
de rimpure Catherine, ne peut plus se refuser à l'évidence : 
il aime passionnément Irène, et il en est aimé. Oui ; mais, 
dans dix ans, Irène sera encore une très-jeune femme ; 
et lui, que sera-t-il? Plus il a retardé le moment fatal où 
l'âge reprend ses droits, plus cette crise sera soudaine et 
terrible. En quelques jours, en quelques heures, il per- 
dra, auprès de sa femme, le prestige bizarre, paradoxal 
et pourtant explicable, que lui ont donné les circonstan- 
ces habilement groupées par le spirituel conteur. Clitan- 
dre n'aura plus le choix qu'entre les Arnolphe et les Gé- 
ronte ; Almaviva se réveillera Bartholo. C'est le châtiment 
du célibat convaincu d'impénitence finale, obstiné à pro- 
longer un état qu'on pourrait appeler le sacrement de l'é- 
goïsme et que réprouvent les lois divines et sociales. 

Cette charmante Semaine des quatre Jeudis n'a donc 
pas de dénouement heureux, parce qu'elle ne devait pas 
en avoir. Raymond, désespéré mais résolu, se dérobe, 
par un courageux mensonge, à la passion dlrène. La 
pauvre enfant meurt de chagrin, et, comme pendant ces 
dernières péripéties, la guerre s'est abattue sur la France 
avec son cortège de calamités, M . de Grançay va chercher 
une balle ou un éclat d'obus sur les bords de la Loire. 

Cet épilogue est aussi pathétique que les premières pa- 
ges sont amusantes. Cependant, tout en reconnaissant que 
le récit ne pouvait guère finir autrement, je signale unie- 



256 NOUVEAUX SAMEDIS 

ger désaccord. Le talent de M. Albéric Second est surtout 
fait d'esprit, de verve, d'entrain et de bonne humeur. Il a 
la gaieté facile et communicative, le trait, le mot, i'à-pro- 
pos parisien ; chez lui, le romancier est doublé du chro- 
niqueur. Eh bien ! lorsque Catherine et son ignoble mari 
aspergent Raymond d'acide sulfuriqae pour se venger de 
sa tardive clairvoyance, lorsque cette délicieuse Irène 
meurt au lieu d'épouser M. de Grancay, ce qui, après 
tout, ne pourrait pas être pire, on éprouve une impression 
pénible. Il semble qu'on entend un excellent ténor, qui, 
par caprice, se mettrait à chanter les basses-tailles. Ce 
sera ma seule critique. Je n'ai pas, Dieu merci ! à souhai- 
ter à la Semaine des qtiatre jeudis, — qui. sera bientôt 
la Semaine des quatre éditions, — le succès qu'elle mé- 
rite, mais à la féliciter du succès qu'elle obtient. 

La Chardonnette de M. Charles Deulin n'est pas moins 
touchante qu'Irène. Encore une victime de l'amour ! Mais 
ici nous changeons d'horizon et de cadre; iepanierdevin 
de Champagne est remplacé par le tonneau de bière. Noos 
sommes dans une petite ville flamande, Condé-sur-Es- 
caut, qui a gardé sa physionomie, ses mœurs, tous ses 
trésors de couleur locale. On y jase, on y boit, on y rit, 
on s'y égaie aux dépensdu prochain, on y possède toutun 
répertoire de tvdiàilmis joyeuses et de bonnes farces qui 
tiennent les habitants en éveil, au moment où nous les 
croirions plongés dans la somnolence provinciale. 

La belle Chardonnette, ainsi nommée parce qu'elle 



LE ROMAN CONTEMPORAIN 257 

chante comme un chardonneret, naît et grandit dans ce 
milieu où on l'aime, où les loustics de la Capelette, ^ 
comme qui dirait le club des bons enfants, — l'entourent 
de leurs prévenances paternelles après l'avoir bercée de 
leurs chansons. Elle est fille de cafetier ; elle verse des 
flots de bière aux habitués du café Carillon, et pourtant 
les archives de la province assignent à sa famille une no- 
ble origine et d'illustres alliances. Elle n'est pas sortie de 
cette atmosphère de fumée et de houblon, et cependant 
sa beauté souveraine et sa voix mélodieuse exercent un 
tel empire que tout l'escadron de hussards, en garnison 
àCondé, soupire pour ses beaux yeux, que le lieutenant 
Raoul, riche et de grande maison, finit par lui demander 
sa main, et que le colonel comted'Eylau, dilettante et mé- 
lomane, lui promet les plus brillantes destinées, si elle 
veut essayer du théâtre. 

MaisChardonnette, — de son vrai nom Lucienne, — mal- 
gré un premier triomphe dans le Chalety chanté à Condé 
par des amateurs^ résiste à ces séductions de l'épaulette 
et de la rampe. Son cœur a parlé — et il aurait mieux 
fait de se taire, — en faveur du bel Hector, retour de Pa- 
ris, lovelacede Mabille et de Bullier, fils d'un richCibaque' 
tetix, qui ne consentira jamais à son mariage avec la pau- 
vre Chardonnette. L'amour d'Hector, sa jalousie, ses al- 
ternatives de bonnes résolutions et de coupable faiblesse, 
les secrets tourments de Lucienne, qui lutte vaillamment 
contre Hector et contre elle-môme. forment un ensemble 



258 NOUVEAUX bAMKDIS 

très-intéressant qae Tauteordes Contes d'un buveur de 
&ière entremêle d'épisodes caractéristiques; fêtes flaman- 
des, pèlerinages, scènes familières et bachiqaes où Ton 
croit voir une figure de Grenze dans un tableau de Té- 
niers. Tout cela est franc, net, haut en couleur, pris sur 
le fait, avec un accent de vérité et un parftim de terroir 
qui ne gâtent rien à Témotion et au charme. A la fin, Ghar- 
donnette succombe, victime d'un funeste hasard qui res- 
semble à un odieux guet-apens. Flétrie dans son hon- 
neur, révoltée dans son innocence, brisée dans sa pudeur 
et dans sa fierté, elle meurt; pas une lectrice* ne refu- 
sera ses larmes à ce douloureux contraste : Ghardonnette 
portée au cimetière, tandis que l'indigne et vaniteux Hec- 
tor se laisse marier à sa cousine Zéléda. Le convoi funè- 
bre rencontre les voitures de noce, et vous comprenez 
que, si la morte est à plaindre, les survivants ne seront 
jamais heureux. 

Maintenant, ô mes pieuses et élégantes lectrices, habi- 
tuées deSainte-Glotilde et de Saint-Thomas d'Aquin, ne vous 
récriez pas trop!.. M. Hector Malot, oui, M. Hector Malot, 
le romancier favori du Siècle et de ropinion nationale! 
Libéra nos à Malo ! me direz- vous avec votre Pater... 
Et puis quels titres ! Un Curé de province, c'est-à-dire, 
très-probablement, un tableau satirique des mœurs et de 
la vie cléricales ! Un Miracle, c'est- à-dire, très-certaine- 
ment, un prétexte à épigrammes contre la Salette, Lour- 
des et Pontmain ! Eh bien ! mesdames, je suis heureux de 



LE ROMAN CONTEMPORAIN 259 

vous détromper. Il ne s'agit pas ici d'approfondir les in- 
tentions, mais d'apprécier les résultats. Malo, ou^ en fran- 
çais J'aime mieux l'adversaire amené, par défaut de clair- 
voyance ou par la force de la vérité, à me donner raison 
contre lui, que l'ami qui, par exagération ou par mal- 
adresse, compromet sa cause ou la mienne. Maintenant, 
c'est vous que je fais juges. Dans le Curé de province, le 
principal personnage, dont l'auteur a peut-être voulu 
faire un prodigieux intrigant, est, en réalité, presque un 
homme de génie, un artiste admirable de patience, d'é- 
nergie, de persévérance, de volonté, de foi en son œuvre, 
d'habileté contenue dans les limites permises. Il fait l'effet 
d'un géant au milieu des laïques qui l'entourent, et il 
reste, en somme, bien plus honnête, dans l'acception hu- 
maine de ce mot, que le célèbre curé de Saint-Sulpice, 
lequel, invité à diner, emportait les cuillers et les four- 
chettes, et substituait ferrures à serrures sur une feuille 
de papier timbré, souscrite par un de ses paroissiens. 

Dans Un Miracle, sujet plus scabreux encore, tout 
l'odieux tombe sur un Polonais charlatan et fripon, profes- 
seur de spiritisme, ettoutle ridicule sur un médecin libre- 
penseur qui se moque des reliques dans un langage voltai- 
rien dont voici un échantillon délicieux : — « Au point de 
vue médical, disait-il en riant, il est intéressant de sa- 
voir quels sont les meilleurs os pour faire des reliques ; 
ceux du tronc ont-ils plus de vertu que ceux des membres, 
ceux à moelle valent-ils mieux queceux à jus? » Summum 



260 NOUVEAUX SAMEDIS 

ju8, summa injuria.,. Quelle légèreté ! quel atticisme ! 
quelle grâce 1 L'âne chargé de reliques, s'il savait par* 
1er, ne dirait pas mieux. 

Un abrégé, une ombre d'analyse me servira de preuve. 
L'abbé Guillemittcs, nommé curé de canton, est frappé 
de l'air de vétusté de sa vieille église et sédoit par le mer- 
veilleux panorama qui se déroule aa-dessoas du plateau 
où cette église est située. Au point culminant de ce pay- 
sage, il faut un monument; pour un pareil horizon, ce 
n'est pas trop d'une cathédrale. Une cathédrale dans un 
cheMieu de canton ! C'est comme si le conseil municipal 
d'un simple village votait la construction d'un hôtel de 
préfecture ; mais ne chicanons pas pour si peu l'excel- 
lent abbé Guillemittes. Le voilà à l'œuvre, secondé par un 
architecte digne de comprendre et de réaliser son rêve. 
Ce qu'il a de difficultés à braver, d'obstacles à surmonter, 
de crises à subir, d'ennemis à combattre, de périls à con- 
jurer, de jalousies à désarmer, de ruses à déjouer, vous 
pouvez aisément le comprendre. M. Hector Malot est un 
élève distingué de Balzac. Or, Balzac place ses élèves dansla 
singulière alternative, ou de se croire ses égaux en génie, 
et, par conséquent, de manquer de modestie, — invrai- 
semblance trop extraordinaire pour être admise, môme 
dans un roman, — ou de s'avouer qu'ils entreprennent 
une tâche au-dessus de leurs forces en essayant de nous 
passionner pour ou contre les intrigues de Tabbé Lobli- 
geoîs, curé de Rougemare, les manies archéologiques de 



LE HOMAN CONTEMPORAIN 261 

M. Tfaomé, les prétentions administratives de M. Maridor, 
les charges du curé de Mulcent oa la gastrite de 
M. FIchon, vicaire général. M. et M°*« Prétavoine sont 
peut-ôtre des -personnages fort plaisants; il faut pourtant 
beaucoup de bonne volonté pour les trouver aussi comi- 
ques que Ghrysale ou Madame Pernelle. 

Certes, notre société démocratique ne peut pas être 
mise au régime du roman seigneurial ou chevaleresque, 
où ne figuraient que des princes et des duchesses', ni du 
roman sentimental et déclamatoire, dont les héros sem- 
blaient vivre dans un monde à part, vrai décor de mélo- 
drame, peuplé de mannequins mécaniques, de palais en 
carton, de fleurs artificielles. Nous ne demandons à nos 
romanciers ni de refaire la Princesse de ClèveSj ni de 
copier id^ie de Sénanges, ni d'imiter M"» Cottin. Mais 
il existe, en toutes choses, une proportion et une me- 
sure. Si vous déclarez, vous, Athéniens de Paris, que 
vous ne pouvez pas supporter plus de deux minutes la 
société d'un notaire de petite ville, la conversation d'un 
curé de village ou les plaisanteries d'un loiLstic d'arron- 
dissement, pourquoi 'm'infliger, dans vos histoires, trois 
heures d'intimité avec ces mêmes personnages?... Vous 
alléguez, je le sais, l'exemple de Balzac. Encore une fois, 
je n'en connais pas de plus dangereux. Balzac était un 
magicien, et vous n'êtes pas même sorciers. Il possédait 
l'art ou le secret, non-seulement d'amplifier les petites 

choses, mais d'animer les objets matériels au point d'en 

<5. 



262 NOUVEAUX SAMEDIS 

faire des êtres vivants, des acteurs de la comédie humai- 
ne, et de les unir étroitement aux existences qu'ils agi- 
tent, aux âmes qu'ils bouleversent ou aux passions qu'ils 
éveillent. Une fois maître de son terrain, de son sujet et 
de son lecteur, — et il n'y parvient qu'après d'assez longs 
détours, — Balzac nous entraîne, nous subjugue, nous 
fascine, nous force d'aller jusqu'au bout. Du moment 
qu'il sait rendre une collection de bric-à-brac, un rou- 
leau d'anciennes monnaies, un essai de pierre philoso- 
phale, le bougeoir d'un chanoine ou la carriole d'une 
vieille fille, aussi émouvants qu'iin amoureux ou une jeune 
première, comment s'étonner s'il nous intéresse à ses 
avoués, à ses notaires, à ses aubergistes, à ses usuriers, 
à ses revendeuses, à ses petits rentiers, à ses agents de 
de police et même, hélas! à ses galériens? Et cependant, 
môme sur ce terrain, un triage est nécessaire; Balzac ne 
touche à la perfection, quoi qu'on en dise, que dans ses 
tableaux de genre. Vlllustre Gaudissart a soixante pages ; 
les Célibataires en ont cent. J'en compte à peu près sept 
cents dans Un Curé de Province et dans Un Miracle, qui 
ne forment en réalité, qu'un seul récit. C'est une terrible 
différence. 

Donc, M. Hector Malot doit de respectueuses actions de 
grâces à ce brave curé qu'il a peut-être voulu nous pré- 
senter sous un jour défavorable. C'est lui qui sauv« son 
livre. On admire et on aime ce vaillant lutteur qui se consa- 
cre à une grande idée, s'expose, pour l'amour de son 



LE ROMAN CONTEMPORAIN 263 

église, à toutes les intempéries, même au blâme de son 
évoque, et finit par réussir à force de persistance et de 
courage. Si je pouvais, après cette lecture, soupçonner 
M. Malot d'intentions anti-cléricales Je lui dirais: Voyons, 
mon cher monsieur! supposons que votre abbé Guillemit- 
tes, au lieu de se faire prêtre, fût resté dans le monde ; 
cette habileté et cette énergie qu'il dépense pour bâtir la 
maison de Dieu, il les aurait employées à bâtir la sienne. 
Né pauvre et plébéien, se sentant supérieur à ses égaux, en- 
traîné par les courants révolutionnaires, il aurait voulu, à 
tout prix, s'élever, s'enrichir, et la liste, déjà bien longue, 
des laïques dont l'ambition nous a coûté plus cher que 
toutes les quêtes sacerdotales, se sérail guillernittée. Mais 
que dis-je? Peut-être pensez-vous, en juin 1872, qu'il 
est nécessaire de porter une soutane pour être un intri- 
gant. En ce cas, je n'ai qu'à me taire. 

Le Miracle est très-inférieur au Curé de province. Ici, 
j'avoue que je ne comprends plus rien aux procédés de 
M. Malot. Voilà un homme de talent et àd peu de foi, qui, 
à l'exemple de M. Gustave Droz, dans Autour dune 
Source, prétend nous montrer comment se fabrique (c'est 
leur mot) le miracle contemporain. Or, concurremment 
avec ces faits surnaturels que l'Eglise n'a pas encore con- 
sacréset qu'il est plus facile de persifler que de contredire, 
nous avons vu, depuis vingt ans, se propager et florir, 
sous le nom de spiritisme, tout te qu'une imagination 
malade peut rêver de plus absurde. Que fait M. Malot? 



264 NOUVEAUX SAMEDIS 

Avant d'arriver à soa Miracle^ il Gommence par raconter 
en détail, sans circonstances atténuantes, un de ces 
prodiges de la crédulité humaine. Il met son héroïne, 
mademoiselle Pinto-Soulas, aux prises avec un impos- 
teur de la pire espèce, le prétendu comte de Nedopeous- 
kine, — un CagUostro de pacotille, ~ qui lui fait accep- 
ter, aux dépens de sa raison et de sa bourse, les fables 
les plus extravagantes. Sous l'influence de Tabbé Guille- 
mittes, Isabelle Pinto-Soulas était exaltée, généreuse, 
romanesque, intéressante. Entre les griffes de cet affreux 
Nedopeouskine, elle devient une sorte de possédée en 
proie à des cauchemars de mysticisme, odieusement 
dupée, exploitée et pillée par un misérable. Encore un pas 
danscette voie de perdition, elle sera folle, laide et ruinée. 
Qu'en résulre-t-il? Vous le devinez. Lorsqu'Isabelle, 
échappant enfin à ce Tartuffe de tables tournantes, rentre 
dans son beau château de la Haga et reprend son rôle 46 
bienfaitrice et de Providence auprès de Fabbé Guillemittes 
et de son église, on est soulagé, on respire; elle est sau- 
vée! Et le miracle? Voici. Son voyage à Paris, ses pro- 
menades nocturnes à la recherche du trésor de Fouquet, 
ses agitations et ses mécomptes de spirite, ont compro- 
mis la santé de MUe Pinto-Soulas. Elle est atteinte d'un 
rhumatisme. Une neuvaine à Sainte-Rutilie amène une 
guérison, authentique pour les bonnes âmes, probléma- 
tique pour Isabelle et pour le lecteur. Puis, comme il 
faut que la nature reprenne ses droits, Isabelle épouse 



LE ROMAIN CONTEMPORAIN 263 

un joli garçon. Deux bébés naissent de ce mariage, et la 
grosse nourrice dit en les faisant sauter sur ses genoux : 
« LE VLA, LE miracle! :» — c'est lo mot do la fin. Au- 
tant valait ne pas commencer. 

Si le roman, en parties doubles, de M. Hector Malot 
mérite une foule de mauvais points, signalons, en revan- 
che» un progrès très-réel chez M. Ernest Daudet. Non 
pas que je veuille placer sur la même ligne ses deux 
derniers récits. Fleur de péché ei le Roman dune jeune 
fille l Celui-ci peut être mis dans toutes les mains; celui- 
là, ainsi que sbn titre l'indique,. ne doit être recom- 
mandé, comme les nouvelles des journaux bien infor- 
mes, que sous toutes réserves. Pendant les dernières 
années de l'Empire, les effets de la Malaria nous ga^ 
gnaient de proche en proche. Le succès est un si puissant 
corrupteur ! Il est si dangereux d'avoir à se dire que l'on 
a plus de talent que M. A... ou que M. B..., lesquels, à 
l'aide de quelques pages erotiques dans un roman au- 
dessous du médiocre, atteignent leur dixième ou leur 
vingtième édition ! M. Ernest Daudet a voulu, lui aussi, 
avoir son Iza Clemenceau et peindre par à peu près un 
des épisodes de la galanterie parisienne, doublée de toile 
de Hollande. Mais, son talent sincèrement honnête le 
retenant sur cette pente glissante, il n'a pu se défendre 
d'un défaut de parti-pris. D'après la façon dont débute 
Âurélie Guéant, devenue plus tard la comtesse Sylvani, 
il n'y a pas de correctif possible. Il faut qu'elle person- 



266 NOUVEAUX SAMEDIS 

nifie le vice complet, le mal absolu, la perversité élevée 
à sa plus hante puissance ; c'est pour cela qu'il convient 
de laisser de pareils sujets aux gens qni spéculent sur le 
libertinage de leur clientèle habituelle, comme l'infâme 
comte Sylvani spécule sur la beauté et les fautes de sa 
femme. Mais, si le caractère principal manque d'unité, 
surtout vers la fin du récit, le chapitre de l'expiation est 
assez pathétique pour désarmer la critique. 

Àurélie a eu une fille que Ton fait élever en Angle- 
terre pour la dérober au spectacle des désordres de sa 
mère. Henriette est aussi pure, aussi chaste qu'Aurélie 
est pervertie. Son éducation terminée, elle revient en 
France, et, dans la traversée de Douvres à Calais, le 
hasard — cet inépuisable romancier — la rapproche d'un 
jeune homme riche, de haute naissance, d'une noble et 
gracieuse figure, dont la physionomie et le langage ré* 
pondent aux plus doux rôves de son imagination virginale. 
Une irrésistible sympathie les attire l'un vers l'autre. 
Cette tendresse, ces fiançailles, ce mariage, ce serait le 
bonheur pour tous deux; mais Jean de Froidestrées ne 
tarde pas à apprendre l'impitoyable vérité. Son honneur 
parle plus haut que son amour; il n'existe dans sa fa* 
mille que des traditions de vertu ; son père, en mourant, 
lui a recommandé d'épouser une jeuiie fille digne de lui. 
U retire donc sa parole, ou plutôt Henriette la lui rend... 
Mais avec quels déchirements de cœur ! Quel châtiment 
pour la mère, qui, depuis l'arrivée de sa fille, avait 



LE ROMAN CONTEMPORAIN 267 

essayé de se purifier de son opprobre ! Deux mois après, 
sachant Henriette dangereusement malade, Jean accourt, 
décidé à lui sacrifier des scrupules qui n'ont pu triom- 
pher de son amour. Il est trop tard. Une éclaboussure 
de cette boue a suffi pour tuer I3 pauvre hermine. Elle 
meurt. Aurélie reste seule au monde, pendant qne son 
odieux mari joue à la Bourse les bénéfices de sa honte. 
Cette seconde partie est touchante et charmante ; plus 
heureuse que Théroïne du roman, elle obtient grâce pour 
les premières pages. 

Je serai beaucoup moins avare de louanges pour le 
Roman dune jeune fille, où il n'y a pas une ligne à re- 
trancher. Les deux dates, 1770-1794, inscrites en tète du 
récit, nous disent assez quelles phases terribles nous al- 
lons traverser, par quels événements tragiques la desti- 
née de nos personnages sera assombrie, menacée, bri- 
sée. C'est au château de Chamondrin, dans le pittores- 
que voisinage du pont du Gard, que M. Ernest Daudet a 
placé ses premières scènes. Enfant du Midi, il décrit 
d'après nature ce magnifique paysage. Il sait aussi, et il 
nous dit éloquemment, quels épisodes de crime et d'hor- 
reur préludèrent, dans cette partie du Bas-Languedoc, à 
la grande Révolution , et de quel aplomb il faut être pourvu 
pour oser parler de la prétendue Terreur blanche en 
face de ces atroces souvenirs de la fureur démagogique. 

Je ne vous raconterai pas ce Roman d'une jeune fille. 
Je veux vous en laisser la surprise. Le personnage de 



2tS8 NOUVEAUX SAMEDIS 

Doiorès, fille de bohôme, recueillie an châteandeChamon- 
dria, si belle que nul ne peut la voir sans Taimer, si dé- 
vouée qu'elle renonce à l'amour du noble compagnon de 
son enfance, si courageuse qu'elle se laisse condamner 
par le tribunal révolutionnaire pour sauvera la fois An- 
toinette de Mirandol, sa rivale, et son cher Philippe de 
Ghamondrin, ce personnage fait le plus grand honneur 
à M. Ernest Daudet. A la bonne heure ! voilà un livre 
d'honnête homme à l'usage des honnêtes femmes et des 
honnêtes gens ! Gomme toutes ces figures sont sympathi- 
ques I comme on se sent plus à l'aise dans cette atmos- 
phère d'héroïsme et de vertu que dans les serres-chaudes 
du vice parisien ! Le style de M. Ernest Daudet s'est élevé 
avec son sujet. Encore un roman comme celui*là, et j'es- 
père bien qu'il sera délivré d'une scie que sa tendresse 
fraternelle accepte d'ailleurs avec une résignation char- 
mante. Il est de mode, en effet, dans un certain groupe 
littéraire, de représenter l'auteur de Fleur de péehé, du- 
Roman dune jeune fille, du Missionnaire, comme ré- 
servé au modeste rôle de Thomas Gorneille et de Paul de 
Musset en regard de leurs illustres frères. Je ne demande 
pas mieux que de ranger M. Alphonse Daudet, junior^ 
parmi les exquis et les délicats ; mais j'attends encore le 
chef-d'œuvre qui doit faire concurrence au Cid et à Rolla ' . 

1. UÀrlésienne, jouée le 30 septembre, n*apas encore tranché 
la question . 



LE ROMAN .CONTEMPORAIN 2H9 

D*ane part, je vois beaucoup moins que Pierre et Alfred; 
de Tautre, beaucoup plus que Paul et que Thomas. 

Doit-on classer M. Louis Dépret parmi les romanciers? 
Assurément Reine Planterose, h Fraynoise, sont préfé^ 
râbles, dans leur sveites et libres allures, aux longs récits 
où se complaisent les lecteurs de feuilletons. Pourtant, 
chez M. Louis Dépret, le fantaisiste, le moraliste aimable, 
tour à tour mélancqlique et enjoué, tient plus de place 
que Tinventeur. Son esprit est à Paris, son cœur est en 
province. Reine Planterose nous offre un joli tableau de 
moeurs lilloises qui se recommande par un sentiment 
très-vif et très-vrai de la couleur locale. On dirait une toile 
flamande, un intérieur bourgeois où le peintre aurait 
placé sur le premier plan de bonnes figures de sa connais- 
sance. Un rayon d'idéal éclairerait cette scène paisible. 
Derrière les marchands et les bourgmestres, apparaî- 
traient deux gracieux et poétiques visages de fiances ou 
d'amoureux. La Fraynoise est Télégie des premières 
amours, variation originale sur un vieux thème, relevée 
par une foule de détails qui ajoutent à Tintérôt romanes- 
que. L'inspiration de M. I^ouis Dépret a des ailes d'abeille; 
elle en a aussi l'aiguillon, et je n'en voudrais pour preuve 
que les Pensées détachées que le spirituel écrivain publie 
à la fin de chacun de ses volumes, sous le titre de V Al- 
bum de Karl. Il y a dans la plupart de ces pensées, fines, 
ingénieuses, piquantes, le germe d'un roman ou d'une 
comédie . En voici trois ou quatre cueillies au hasard : 



270 NOUVEAUX SAMEDIS 

« — A Paris, rhomme fait la position; ea province, la 
position fait l'homme. » 

« — Deox sortes d'Iiom mes nous sont agréables ;cenx 
qui ne se plaignent pas, et ceux qui nous écoutent noos 
plaindre. » 

« -— Le danger fait rarement la crainte ; la crainte Mi 
toujours le danger. » 

« —Ce n'est pas dans le monde un empêchement que 
d'être vide, pourvu qu'on ait Tair d*ôtre fermé. » 

« — On ne sait si Ton a été brave que le lendemain, et 
quelquefois on est bien enchanté de l'apprendre. > 

« — Il y a des âmes qui ne sont pas dignes du mal- 
heur. » 

Comme c'est vrai ! Et Dieu veuille que notre pauvre 
France de 1872 n'ait pas une de ces âmes-là !... 



XI 



ÉMEUTES, INVASION, VOYAGE^ 



Août 1872. 

Pas n'est besoin d'abuser des analogies pour découvrir 
d'étroites parentés entre les émeutes révolutionnaires que 
M. Amédée Achard retrace avec tout0 l'éloquente exacti- 
tude d'un témoin, et les pages les plus douloureuses de 
cette invasion que M. Ludovic Halévy retrouve dans ses 
souvenirs d'hier, dans ses tristesses d'aujourd'hui. 

Une nation qui ne sait pas garder son gouvernement et 
qui met tout son esprit à le renverser, doit se heurter tôt 
ou tard à une dictature. Une dictature qui ne peut pro- 

1. MM. Amédée Aohard, Ludovio Halévy, Frédéric Bé- 
chard. 



272 NOUVEAUX SAMEDIS 

longer son règne qu'à travers ane série d'expédients et de 
hasards, doit tôt ou tard livrer à la gaerre étrangère le pays 
où elle a vainement cherché des conditions de durée. Un 
peuple enfin, 'qui a usé contre ses propres institutions, 
c'est-à-dire contre lui-môme, toutes ses facultés de résis-- 
tance, toutes ses forces matérielles et morales, ne les re- 
trouve plus quand il s'agit de combattre et de repousser 
ses véritables ennemis. La Révolution, passée à l'état 
chronique, est le contraire du patriotisme ; elle remplace 
le sentiment collectif d'amour pour le pays, de dévoue- 
ment à sa grandeur, à son honneur, à son salut, par le 
sentiment personnel qui préfère l'individu à la nation, 
le parti à la patrie, la passion égoïste de l'ambitieux, du 
factieux ou du sectaire aux grands devoirs du citoyen. A 
présent que. nous sommes éclairés par le malheur et que 
nous pouvons, à cette lugubre clarté, compter les étapes 
de la route parcourue depuis quarante-deux ans, il nous 
est permis de dire en guise de conclusion logique : Les 
insurrections devaient aboutir à l'invasion ; chaqueémeu- 
tier était d'avance doublé d'un Prussien. 

Mais n'insistons pas trop sur h philosophie, ou, si l'on 
veut, sur le sens historique et politique de ces deux sujets, . 
— Révolutions ellnvasion, — qui se tiennent par tantde 
liens. Ce serait peut-être rendre un mauvais service aux 
spirituels auteurs des deux livres. Ce serait faire croire que 
leurs souvenirs et leurs récits nous laissent assez de sang- 
froid pour moraliser, et que, au lieu de suivre MM.Âmédée 



ÉMEUTES, INVASION, VOYAGE 273 

Achard ^ et Ludovic Halévy \ de marcher et de uoos émou- 
voir avec eux à travers les rues obstruées de barricades 
ou les provinces désolées par la guerre, nous aimons 
mieux grouper à notre aise les réflexions, les rapproche- 
ments et les parallèles qui vont et viennent sans cesse de 
ces journées dé délire à ces journées' de deuil, de ces dates 
révolutionnaires à ces dates funèbres. 

Or» il n'en est rien. Â peine avez*yous touché aux pre- 
mières pages de ces souvenirs si vrais, si vivants, où re- 
muent les pavés, où piaffent les chevaux, où hurle la 
Marseillaise, où grondent les canons, où rugissent les 
mitrailleuses, où brûlent les palais et les villages, où 
Bismarck donne la réplique à Blanqui, où passent à 
Thorizon, dans un sinistre pêle-mêle, tantôt les furies de 
la guerre civile, tantôt les attelages de Tartilierie prus- 
sienne, vous êtes pris, ou, comme on dit en argot de 
théâtre, empoigné. Qui pourrait résister à l'émotion com- 
municative d*Âmédée Achard, témoin ou acteur de ces 
drames de la rue où il apporta d'abord ses illusions de 
jeune homme, et qu il a fini par juger avec l'énergique 
droiture de son âme si profondément française? Com- 
ment ne pas reconnaître, nous ses contemporains ou ses 
aines, nos impressions dans les siennes, nos souvenirs 
dans les siens? 

1 . Souvenirs personnels d'émeute d de révolution. 

2. L'Invasion, souvenirs et récils. 



274 NOUVEAUX SAMEDIS 

flous aussi, à peine sortis du collège, nous assistâmes 
à cette révolution de juillet dont le contre-coup allait le 
surprendre à Marseille. L'éducation universitaire avait fait 
de nous des Ubéraux lettrés^ des bacheliers fort enclins 
à croire que les professeurs et les journalistes d'alors se- 
raient des ministres supérieurs à MM. de Villèle et de 
Corbière, parce qu'ils parlaient un langage plus acadé- 
mique. Pour le dire en passant et entre parenthèses, cette 
infiltration de la littérature dans la politique, ce penchant 
à couvrir de fleurs de rhétorique le serpent révolution- 
naire, a figuré dès le début, sous des formes diverses, 
parmi les maladies morales qui ont faussé notre jugement, 
émoussé nos facultés actives et ouvert tour à tour la 
France, au dedans et au dehors, à l'insurrection et à 
l'invasion. L'impopularité de M. de Villèle fut notamment 
une des erreurs et une des hontes de cette époque, desti- 
née à perdre, par sa faute, les biens qu'elle ne sut pas ap- 
précier. Nous laissions chansonner et vilipender ce grand 
ministre dont le nom signifie prospérité, habileté, écono- 
mie, restauration des finances, art de féconder les mil- 
lions, d'assurer le crédit et de relever la fortune publique, 
comme l'Empire et ses suites ont eu pour synonymes ruine, 
débâcle, gaspillage, dette centuplée, art dictatorial et 
républicain de fondre les milliards ou de les verser dans 
l'escarcelle germanique. fatale ingratitude des sociétés 
heureuses ! Les satires et les épigrammes pleuvaient 
comme grêle, et, le lendemain de la première représen- 



ÉMEUTES, INVASION, VOYAGE 275 

tation de Léonidas, tragédie libérale de Pichald, nous 

fîmes circuler sur nos bancs de lycéens beaux-esprits le 
quatrain suivant : 

Du grand Léonidas et du petit Villèle, 
Amis, voici le parallèle ; • 

L*un mène ses trois cents à l'immortalité ; 
L'autre ses trois pour cent à la mendicité. 

Le trois pour cent i la plus merveilleuse opération 
financière , le plus beau poème chiffré qui ait jamais 
réconcilié le présent avec le passé, la nouveauté avec la 
tradition, la liberté avec le pouvoir, le dépossédé avec 
l'acquéreur, le capital avec la terre ! Le point de départ 
de cet accroissement de richesse que Ledru-RoUin et 
Louis Blanc, Morny et Fould, Picard et Ferry, Jourde et 
Raoul Rigault, Bismark et Manteuffel, n'ont pas encore 
réussi à épuiser jusqu'au fond ! 

Quoi qu'il en soit, le temps s'écoule; nous passons vite de 
Marseille à Paris et de la Révolution de 1830 aux émeutes 
qui agitèrent le règne de Louis-Philippe, comme autant 
de présages, d'expiations et de menaces. Mais déjà le 
jeune écrivain s'est ravisé ; malgré les difficultés de ses 
débuts littéraires, un infaillible instinct lui dit qu'il est de 
ceux qui n'ont pas besoin de bouleversement social pour 
conquérir la place due au talent et au travail. « En pleine 
» paix, dit-il, une poignée d'hommes, pris dans les rangs 
» des sociétés secrètes, troublaient le repos d'une grande 



276 NOUVEAUX SAMEDIS 

» ville, attaquaient des postes^ isolés, et faisaient couler le 
» sang... Ils combattaient pour leurs convictions, disait^ 
« on ; mais toutes les convictions ont-elles le droit de 
» tuer? » 

Leurs convy;tions ! Nous savons aujourd'hui ce qu'elles 
valent — et ce qu'elles coûtent. 

Tournons la page; nous voici en présence de la Révo- 
lution de février ; ici les souvenirs de H. AmédéeÂchard 
serrent de plus près cette histoire au jour le jour, qui se 
faitsur le boulevard ou le trottoir^ avant desubirla grande 
transformation historique. Le fougueux écolier de Mar- 
seille, le jeune débutant du Vert- Vert et de la petite presse, 
a franchi les premiers échelons de la célébrité et du 
succès. On le connaît^ on l'estime, ou compte avec lui. 
La voilà au premier rang des défenseurs de l'ordre pen- 
dant ces journées shakspeariennes qui portent l'étiquette 
du 17 mars, du 16 avril, du 15 mai, où le grotesque se 
mêlait encore au terrible, jusqu'à ce que la tragédie, 
lasse d'attendre, se fit, dans les journées de juin, la part 
du lion ou du tigre. Nulle part peut-être Amédée Âchard 
n'a été mieux inspiré, mieux servi par sa mémoire, plus 
émouvant, plus ému, plus vrai, que dans cette partie de 
son livre ; nous pouvons le louer avec d'autant plus de 
certitude^ que nous avons vu ce qu'il raconte, et que nous 
étions durant cette crise sanglante, bien près de lui, à la 
porte Saint-Denis, au carrefour de la rue Lafayette, au clos 
Saint-Lazare, sur les marches de Saint-Vincent-de-Paul. 



ÉMEUTES, INVASION, VOYAGE 277 

Gomme il a bien observé, jusque sous le feu des insur- 
gés qui furent un moment maîtres de sa vie ! Comme il 
sait rester Parisien, tout en retraçant ces cruelles scènes 
qui donnent envie de haïr le Paris de 1848, comme le 
Paris de 1871 ! Avec quelle justesse d'aperçus il échelonne 
les faits isolés, les épisodes hideux ou risibles, les varia- 
tions de la foule éternellement partagée entre un bon mou- 
vement et une passion mauvaise 1 Avec quelle sûreté de 
coup d'œil il suit l'effroyable crescendo des insurrections 
victorieuses, enchérissant l'une sur l'autre, s'envenimanl 
à mesure qu'elles se répètent, commençant, en juil- 
let 1830, par des semblants de générosité et d'équité popu- 
laire, finissant, en mai 1871, par l'assassinat, le massacre 
et le pétrole ! On ne saurait lire sans attendrissement le 
chapitre où il raconte comment son jeune frère fut blessé 
à ses côtés, et par quelles angoisses il fallut passer pour 
l'arracher aux émeutiers de la Chapelle-Saint -Denis, 
accepter pour cortège et pour protecteurs ceux-là môme 
qui avaient tiré sur lui, et le rapporter sur un brancard 
jusqu'à la rue Navarin. 

Encore un pas, et la révolution démocratique et sociale 

se formule dans un coup d'Etat ; abdication apparente 

qui n'est qu'une métamorphose ! Le 2 décembre, ce n'est 

pas, comme tant de gens ont voulu le croire^ le triomphe 

du principe d'autorité sur l'esprit de désordre ; c'est ta 

démocratie révolutionnaire, se sentant momentanément 

» 

trop faible pour vaincre la société en éveil, prenant le 



•278 NOUVEAUX SAMEDIS 

césarîsme pour son fondé de pouvoirs, et lui confiant le 
soin de préparer son avènement définitif ; soin dont il 
s'est beaucoup mieux acquitté que de la gestion de nos 
finances, de l'organisation de notre année et delà défense 
de nos frontières. Résumons ces deux dates que rhistoire 
ne séparera pas, 2 décembre 1851 et 4 septembre 1870, 
par ces lignes si vraies de M . Amédée Achard : 

— « Ce n'est pas là un des moindres reproches que, 
dans mon indignation J^adresse aux hommes qui ont ac- 
cepté la responsabilité du 4 septembre, qu'ils ont amené 
une foule d honnêtes gens à regarder avec des yeux moins 
chargés de colère le gouvernement issu du coup d'Etat...» 

Hélas ! au moment où Amédée Achard aborde cette der- 
nière phase de ses souvenirs, qui lui arrache une pro- 
phétique parole : « La curée n'était-elle pas derrière la 
catastrophe ?» — au moment où il assiste au spectacle 
de cette agonie d'une grande ville et d'un grand pays, 
ensanglantée par des scélérats, la France est déjà en proie 
à l'iNVAsioN ; nous n'avons qu'à ouvrir le livre de M. Lu- 
dovic Halévy pour nous rendre bien compte de ces cala- 
mités en parties doubles ; ici l'exploitation de la défaite 
par les vétérans et les volontaires de l'émeute, dont les 
chefs et les premiers rôles s'improvisent ministres, tan- 
dis que les comparses, les oubliés, les faméliques, les en- 
fants perdus de l'insurrection parisienne, se réservent 
pour le dénouement de la tragédie communiste ; là, l'en- 
nemi avançant toujours, quelques succès partiels ne ser- 



ÉMEUTES, INVASION, VOYAGE 279 

vant qu'à rendre plus poignante la déroute du lendemain ; 
un désarroi inouï, des souffrances inexprimables, aggra- 
vées parles précoces rigueurs de Thiver ; la guerre vue 
de près, dans son déshat)illé lugubre, sans aucun de ces 
appareils historiques qui altèrent la vérité des détails 
sous prétexte de grouper et d'étudier l'ensemble. 

Poumons raconter Frœschwiller, Forbacb, Gravelotte, 
Sedan, pour nous faire voyager avec lui de Tours à Ven- 
dôme et d'Etretat à Rouen; pour nous promener des glo- 
rieuses misères de Yillersexel à la grille dorée du parc 
de Ghislehurst dont les magnificence contrastent avec 
les ruines fumantes des Tuileries et de Saint-Cloud, 
M. Ludovic Halévy ne monte pas sur cet observatoire 
d'où Ton embrasse un immense horizon, mais où 
Ton n'aperçoit les événements qu'à l'aide d'une lunette 
d'approche. Si vous avez lu ou relu VEnlèvement de la Re- 
doute , de Prosper Mérimée, vous pouvez vous faire une 
idée de cettemanière simple, vive, rapide, saisissante, de 
cette intervention du narrateur dans l'épisode qu'il ra- 
conte, non pas pours'en faire accroire ou devenir le héros 
de sa propre histoire, mais pour être plus vrai et nous 
donner à tous la sensation do cette réalité qui l'a ému, 
brisé, déchiré, meurtri. 

Afin d'être plus sûr de la fidélité de ses récits, M. Lu- 
dovic Halévy a pris pour collaborateurs anonymes des 
hommes dont nul ne saurait récuser le témoignage ; car 
ils lui ont parlé sans préoccupation d'écrivains ou d'artistes, 



280 NOUVEAUX SAMEDIS 

sans s*mqaiéter d'arranger ou d'idéaliser leurs souTenirs, 
sans antre passion que celle de la vérilé qu'ils retrou- 
vent dans les larmes de leurs yeux et le sang de lears bles- 
sures, — « témoins honnêtes, sincères, désintéressés, dé- 
tachés de toute passion politique... » — «Ce qu'ils m'ont 
raconté, nous dit le spirituel auteur de VInvasion, moi, 
avec autant de fidélité et de simplicité que possible, je 
Pai écrit. » 

Ajoutons pourtant, — et ce n'est pas une critique, au 
contraire ! — que la physionomie si parfaitement pari- 
sienne de U. Ludovic Halévy se trahit ou se laisse entrevoir 
dans la plupart de ces pages dictées ou copiées d'après 
des témoins oculaires. Comme les secrétaires qui ont plus 
d'esprit que leurs maîtres, il y a mis du sien, et du meil- 
leur, tout en s'inspirant d'émotions et d'impressions qui 
n'étaient pas siennes. C'est là l'unité de son livre, au mi- 
lieu de ces scènes diverses qu'il réussit às'approprier en se 
bornant à les transcrire. Observateur pénétrant; humorist 
de bon aloi, fantaisiste à ses heures, habitué à relever 
d'un grain de raillerie ou de malice le spectacle des 
tristesses humaines, il se fait sa part dans ce sinistre chaos 
où la comédie glane çà et là quelques parcelles de son 
bien, confondues avec des épaves et des débris. Cette 
INVASION si soudaine et si implacable, cetteguerre qu'une 
semaine suffit à convertir en débâcle, cette partie perdue 
dès les premiers coups et où nous semblions. avoir fait le 
jeu de nos adversaires, toute cette lamentable épopée de 



ÉMEUTES, INVASION, VOYAGE 281 

l'împrévoyairce, de la stupeur, de Tindiscipline, du désor- 
dre et de la défaite, ne va pas sans un accompagnement 
d'épisodes et d'anecdotes qui amènent parfois un sourira 
aux lèvres, pendant que le cœur est déchiré. Sourire 
amer ! douloureuse leçon ! Les généraux sont insuffisants 
à leur tâche ; les troupes se croient trahies ; des méfian- 
ces funestes se glissent entre Téchec subi et le malheur 
prévu. Des habitudes de mollesse prétorienne persistent 
dans cette défaillance du véritable esprit militaire. Sar- 
danapale se fait complice de Varus: « Mes bagages, mon- 
sieur ? Que sont-ils devenus, mes bagages ? Vous ne 
vous êtes donc pas occupé de mes bagages ? » dit un gé- 
néral à son aide de camp avec un accent de fureur, peu 
d'heures avant la capitulation de Sedan. 

Quand les chefs en sont là, quand aucune précaution 
n'estprise, aucun soin donné aux détails matériels; quand 
les soldats, dès les premiers jours, manquent de muni- 
tions, de chaussures, de pain ; quand rien ni personne 
ne se trouve aux rendez-vous as^gnés ; quand les des- 
tinées d'une armée et d'un peuple sont livrées à l'aventure, 
comment s'étonner que les soupçons les plus insensés et 
les plus stupidesse propagent dans les masses? Lisez, dans 
le livre de M. Ludovic Halévy, le chapitre inliiulé: Rouen, 
Qu'il est amusant ! dirais-je, si ce mot, appliqué à de pa- 
reils souvenirs, ne ressemblait à une offense : « Trahison.! 
trahison! Ce mot là mettout le monde d'accord. La France 

a été vendue aux Prussiens. Trochu avait reçu 30 millions 

16. 



282 NOUVEAUX SAMEDIS 

de Bismark... Il en avait gardé vingt pour lui 6t distri- 
bué dix à ses mobiles bretons, qui massacraient le peuple, 
etc. » Ainsi de suite. Hélas ! ces folies avaient cours, au 
même moment, dans nos campagnes. Pour nos paysans, 
qui se refusaient à comprendre les vraies causes de nos 
désastres, cette guerre n'était qu'une trahison gigantes- 
que. Tout le monde y avait mis la main, Tévéque, le curé, 
le gentilhomme, le propriétaire, le général, Tofficier. 
Ainsi, grâce à certaines dispositions de Tesprit populaire 
où se reconnaissent à la fois les influences du césarisme 
et la perversité démagogique, cette guerre néfaste, non 
contente de détruire, a démoralisé. 

En résumé, on ne saurait lire le volume d'Amédée 
Achard, sans se dire à chaque ligne : « Gomment quelque 
chose d*honnéte, de bon, de stable, pourrait-il sortir, sous 
forme ou étiquette de République, de cette série d'agita- 
tions populacières qui vont toujours en s'envenimant, et 
que surexcitent à leur profit de misérables ambitieux 
sans patriotisme, sans idées politiques, sans talent et sans 
vertu ? Gomment la santé ou même la convalescence 
pourrait-elle être le dernier mot de ces redoublements 
d'accès de fièvre ? » 

Et, d'autre part, il est impossible de lire l'ouvrage 
de M. Ludovic Halévy, sans répéter, à chaque page: 
«Gomment de pareils malheurs ont-ils pu laisser à ceux 
qui n'avaient su ni les prévoir ni les conjurer, quelque 
espérance de retour ? Par suite de quel aveuglement ou 



ÉMEUTES, INVASION, VOYAGE 283 

de quelle gageure les hommes qui sont cause que de telles 
spuffrances ont été subies, que ces flots de sang ont rougi 
la neige, que ces décombres se sont entassés, que ces mil- 
liards se sont engloutis, que ces ignominies se sont ajou- 

r 

tées à ces catastrophes, que notre pauviie France n'a plus 
été, pendant six mois, qu'un suaire, une proie et une am- 
bulance, peuvent-ils croire à une chance sur mille d'être 
rappelés par leur victime ? » 

Ceci suffirait à vous recommander cette double lecture, 
alors même qu'elle ne serait pas, en dehors de toute ré- 
flexion et de tout enseignement, plus intéressante qu'un 
roman, plus dramatique qu'un drame. 

Mais enfin il ne serait pas bon de se repaître sans cesse 
de ces impitoyables images. Quelle que soit leur puis- 
sance sur nos âmes, si enclins quo nous soyons à nous 
y absorber, à faire de notre douleur môme je ne sais quel 
mystérieux attrait qui nous y ramène, il sied de leur 
échapper parfois et de s'en distraire, ne fût-ce que pour 
nous apaiser, nous recueillir, reprendre nos forces de 
résistance et éviter ce que j'ose appeler la migraine du 
désespoir, le vertige qui rend impossibles la lutte, le tra- 
vail et la revanche. Ecrites et publiées d'abord, quelques 
mois avant la guerre, les Notes de Voyage de Paris à 
Constantinople, par Frédéric Béchard, nous offrent 
justement ce que nous devons chercher pour nous déro- 
ber à l'idée fixe de nos malheurs sans recourir aux fic- 
tions ou aux futilités romanesques. On dirait que Tauteur 



284 NOUVEAUX SAMEDIS 

a prévu le moment où paraîtrait son livre, qu'il s'est in- 
terdit d'avance ce qui pourrait le surcharger et le ralentir. 
Bien que doué de remarquables facultés descriptives, il 
n'a voulu s'arrêter et décrire qu'avec une sobriété dont ses 
devanciers ne lui. avaient pas donné l'exemple. Un trait 
net, juste, lestement enlevé, des croquis qui évitent d'être 
des tableaux, un caruetqui refuse d'être une palette, telle 
est rimpression que Ton garde de ce récit aux allures 
franches, vives, naturelles, oùse succèdent les aspects du 
paysage, les silhouettes de la société Viennoise, les 
légendes du Tyroletdela Bohême, les souvenirs des an- 
ciens temps, les conquêtes des temps nouveaux, en at- 
tendant l'arrivée à Constantinople, qui est le but du 
voyage. 

Là, sans imiter personne, sans grossir le ton, tout en 
ramenant à la vérité vraie les exagérations pittoresques 
des fanatiques de l'Orient, Frédéric Béchard nous en rend 
à merveille le sentiment, la physionomie, la couleur, le 
peu d'originalité que lui ont laissé les importations euro- 
péennes. Sultan blasé, femmes voilées^ derviches tour- 
neurs et hurleurs, musique turque, soleil couchant à 
Thorizon du Bosphore, incendies traditionnels, parties de 
chasse, promenades sur l'eau, résistances ou concessions 
musulmanes à notre civilisation moderne, autantde jolies 
pages, d'amusantes esquisses; l'auteur sait les entremêler 
— toujours à propos ^ de réflexions assez justes et assez 
sages pour intéresser les lecteurs les plus sérieux et rat- 



ÉMEUTES, INVASION, VOYAGE 285 

tacher ses notes de voyage à un ensemble de vues sur 
l'état de l'Europe et la politique des principales puis- 
sances. Mais respace me manque, et je veux finir par 
quelques lignes qui porteront bonheur au livre. 

Frédéric Béchard est à Vienne, bien près de Frohsdorf. 
Il se hâte de franchir cette petite distance; laissons-le 
parler : « J'ai trouvé un homme agile, alerte, de taille 
» moyenne, à la barbe taillée en pointe, au regard limpide 
» et loyal, aux yeux fendus comme ceux d'Henri lY, 
» dont il est le portrait vivant. D'une extrême vivacité 
» d'esprit, d'une grande gaieté de caractère, il aime à 
» parler de Paris, et il en parle en homme qui n'aurait ja 
> mais cessé de Thabiter. Â l'Académie française, la 
» langue n'est pas plus correcte ; à la Comédie-Fran- 
» çaise, Taccent n'est pas plus pur. C'est un phénomène 
» véritable que cette pureté d'accent et de langage chez un 
» prince qui a quitté la France à l'âge de dix ans... Sa 
» bonté est proverbiale à dix lieues à la ronde ; les pay- 
» sans l'adorent... etc. » 

J'abrège, forcément et à mon grand regret. Maintenant, 
comment ai-je été amené à placer ce délicieux portrait en 
regard des pages navrantes qui nous retracent les excès 
de la RÉVOLUTION, les fureurs de Téhectb, les douleurs 
de l'iNVASioN ? L'arc-en-ciel, s'il savait parler, vous le 
dirait peut-être; moi, je ne vous le dirai pas. 



XII 



NOS CONSOLATEURS 



Septembre 1872. 

L'optimisme est impatientant, mais le pessimisme est sté- 
rile. Dans la situation où nous ont placés nos malheurs, 
il y aurait peut-être tout autant de danger a représenter 
comme impossibles la réhabilitation et l'espérance, qu'à 
vouloir nous donner le change, par d'absurdes flatteries, 
sur nos humiliations et nos fautes. L'homme, le Français 
surtout, est ainsi fait, dans sa force et dans sa faiblesse, que, 
môme coupable et déchu, il peut encore beaucoup pour 
le bien si on le relève à ses propres yeux,£t que, si on ag- 
grave en lui lé sentiment de l'irréparable, il trouve une 

1. M. ErnesiLegouyé. Conférences Parisiennes. — M. Alexan- 
dre Piédagnel, les Ambulances de Paris, 



NOS CONSOLATEURS . 287 

sorte de sauvage plaisir à se précipiter au delà de son in- 
fortune et à exaspérer ses plaies. Si nous nous enfermons 
obstinément dans la pensée des désastres d'hier, des pé- 
rils de demain, cette espèce ù'obsession achève de nous 
abattre ou de nous aigrir. Ne peut-on pas faire jaillir du 
fond môme de ces calamités quelques idées plus conso- 
lantes, quelques souvenirs moins désolants? N'a-t-il pas 
existé des lueurs dans ces ténèbres, une oasis près de ces 
cavernes de botes fauves et de bandits, une source d'eau 
vive au milieu de ces sables brûlants, une fleur sur ces 
décombres, un rayon du ciel dans cet enfer? La Com- 
mune a eu ses pétroleuses ; le siège de Paris n'a-t-il pas 
eu ses infirmières, ses sœurs de charité, ses anges gar- 
diens? Les douleurs de la France ont été envenimées par 
d'horribles conflits, des discours incendiaires et des pa- 
roles insensées; n'ont-elles pas inspiré quelques-uns de ces 
accents qui rassérènent l'esprit et raffermissent le cœur ? 
Le génie de notre chère patrie peut se voiler; il ne peut 
pas périr; je ne l'admire qu'avec méfiance quand il brasse 
les milliards et déguise ses misères sous une prospérité 
d'emprunt; mais je Tadmire et je l'aime sans réserve, 
quandil sauve du naufrage ses qualités les plus essen- 
tielles et les plus charmantes; la grâce, la bonne humeur, 
la verve facile, l'enjouement aimable, la réi:ignation coura- 
geuse, le patriotisme sans emphase, l'appel à ces senti- 
ments généreux dont le réveil pourrait nous rendre tout 
ce que nous avons perdu. 



288 NOUVEAUX SAMEDIS 

Nous voici bien près des Conférences parisiennes de 
M. Ernest Legouvé ; un de ces livres qu'il est bon de lire 
lorsqu'on est tenté de désespérer. Rien ne convient mieux 
au talent souple, fin, varié, expansif, de M. Legouvé, 
que la Conférence. Moins familière que la causerie, 
moins solennelle que le discours, forcée d'être intéres- 
sante pour qu'il lui soit permis d'être instructive, elle ne 
saurait se passer de certaines coquetteries de mise en 
scène, où excelle l'auteur dramatique, surtouts'il y ajoute 
les séductions du geste et de la voix, de Texpression et 
du débit. Il parle seul, et pourtant il réussit à se mettre 
en contact si intime avec son auditoire qu'il y a des 
moments où ses paroles ressemblent à un dialogue et où 
celui qui l'écoute a Tairde le compléter. Dans cet échange 
amical de sentiments et d'idées, chaque mot porte, chaque 
réticence a sa valeur, chaque nuance concourt à Teffet 
général; nous devinons ce que l'orateur sous-entend; nous 
comprenons ce qu'il souligne; nous croyons avoir pensé 
ce qu'il dit, et il nous arrive parfois, après qu'il a parlé, 
de nous étonner d'avoir tant d'esprit. 

Est-ce la physionomie collective du conférencier, est- 
ce M. Legouvé que je viens de peindre? En vérité, je 
n'en sais rien, tant les conditions du genre se confon- 
dent avec les mérites du livre ! Ce livre se divise en deux 
parties bien distinctes, séparées, hélas ! par une date plus 
terrible et plus vaste qu'un abîme. Les premiers chapitres 
sont antérieurs à la guerre, et n'ont pourtant rien perdu 



NOS CONSOLATEURS 289 

de leur intérêt. Le volume s'ouvre par une conférence 
intitulée la Femme en France au dix-neuvièm^e siècle. 
Avons-nous besoin de revenir sur des publications ré- 
centes, de citer M. Dumas ûls bu M. Emile de Girardin 
père, pour prouver que ce sujet attrayant et alarmant, 
insoluble et inépuisable, résiste aux révolutions et survit 
aux dynasties? Est-il nécessaire d'ajouter que nul, mieux 
que M. Legouvé, n'a qualité pour plaider la cause de cette 
gracieuse moitié du genre humain, qui perdrait peut-être 
plusieurs de ses privilèges, si elle s'appropriait les nôtres ? 
Lorsqu'il entreprend ou recommence ce plaidoyer, l'au- 
teur de l'éloquente Histoire morale des Femmes peut 
s'appliquer à lui-même un vers qui lui rappelle un de ses 
plus légitimes succès de théâtre : 

Et par droit de conquête et par droit de naissance. 

Quiconque professe le culte de la femme, c'est-à-dire, — 
entendons-nous bien ! — quiconque la place si haut dans 
ses sympathies et dans son estime qu'il ne pourrait, sans 
ridicule, se croire son supérieur, n'a rien de mieux à faire 
qu'à déléguer M. Legouvé sur tous les points de ces ques- 
tions délicates où la comédie usurpe sa part, où le ro- 
man réclame la sienne, où le drame déchaîne ses oura- 
gans et ses foudres, où notre vieil esprit gaulois résiste 
aux réformes sérieuses, où les raisonnements les 
plus graves risquent d'être accueillis par des sourires, 



290 NOUVEAUX SAMEDIS 

etoù l'onse trouve parfois danscettesiogulière alternative, 
d'offenser en ne respectant pas assez» et de déplaire en 
respectant trop. « Les femmes, a-t-on dit, préféreront 
toujours un détracteuir passionné comme Jean-Jacques à 
un pané^riste glacial comme Thomas. » ~ Ici, leur pré. 
férence, ou plutôt leur gratitude, ne saurait être dou- 
teuse; M. Legouvé revendique les droits, décrit les 
misères, assigne la place définitive delajsuifE fille, de 
la MÈRE, dertPOusE, avecuae cbaleur de conviction, 
une émotion communicative, un mélange de tendresse» 
de respect et de pitié, qui doivent triompher de toutes les 
ironies et de toutes les routines. Nul n'est plus capable de 
rajeunir et de remettre à la mode ce doux mot de senr 
siMlité que nous avons laissé tomber en désuétude an 
profit de la sensation] bizarre contradiction de l'orgueil 
moderne, qui supprime le sentiment «en l'honneur des 
sens, et sollicite les nerfs au lieu de parler au cœur, à 
l'imagination et à l'âme ! 

On peut donc confier sans crainte à M. Legouvé cette 
tâche touchante et sacrée de restituer à la femme le rang 
qui lui appartient. Elle ne périclite pas entre ses mains, 
et, si l'on remarque çà et là une nuance d'exagération 
permise à tout avocat, je vous déOe de découvrir, dans 
ces nobles pages, un seul de ces traits hasardés qui gâ- 
tent tout en pareille matière. Ils font l'effet d'une disso- 
nance dans une symphonie, d'une grimace sur un visage, 
4'un blasphème dan« une prière, d'un quolibet dansunser- 



NOS CONSOLATEURS 291 

mon, d'une guirlande de roses sur un bonnet de prédica- 
teur, d'une tache devin sur une robe blanche, d'un coup 
de poing sur une sensitive et d'une jarretière sur une 
statue. 

J'éprouve quelque embarras à vous parler de V Histoire 
d'une grande âme^ magnifique hommage rendu par 
M. Legouvé à la mémoire de Jean Reynaud, son ami. Ce 
chapitre ou cette conférence nous maintient en plein idéal, 
et l'idéalisme qui s'égare vaut mieux que le sensualisme 
qui se repose. Â Dieu ne plaise que je révoque en doute 
une seule des grandes qualités attribuées à l'auteur 
de Terre et Ciel par l'éminent conférencier ! Les détails 
de sa vie privée, ses voyages, ses actes de dévoûment et 
de vertu républicaine, le roman un peu tardif, mais dé- 
licieux, qui lui donna vingt ans de pur bonheur, tout 
cela est raconté d'une façon exquise, sans que l'on puisse 
chicaner un moment M. Legouvé, qui trouve moyen dé 
joindre beaucoup de sincérité à un peu de miseen scène. 
Prenons garde pourtant ! si nous allons au fond, n'est-il 
pas nécessaire de présenter quelques objections, d'expri- 
mer quelques inquiétudes ? Grande âme, soit ! mais les 
grandes âmes, ou, pour parler plus modestement, les 
âmes d'élite assument une responsabilité bien g;rave, lors- 
que, au lieu de se ranger parmi les forces sociales dans 
les temps troublés, elles cherchent à propager des doctri- 
nes, quedis-je? des chimères, dont usent et abusent les 
âmes vulgaires pour bouleverser le monde. Jean Reynaud 



292 NOUVEAUX SAMEDIS 

fat saint-simonien ; — dans an sens plas spiritaaiiste, je le 
sais, que le Père Enfantin ; mais enfin on a le droit de se 
demander aajourd*hai si cette secte essentiellement maté- 
rialiste n'a pas largement contribué à préparer tout à la 
fois la dictature et le socialisme, l'Empire et la Commune. 
Iln'estpas moins permis de s'étonner que M. Legouvé 
paisse admettre les circonstances atténuantes en faveur 
de cette doctrine dont le premier soin était de profaner 
la plus douce et la plus chère de ses religions, la religion 
de la femme. Poursuivons: Jean Reynaud, après la révo- 
lution de février, s'identifia, pour ainsi dire, avec ce triste 
ministère Garnot auquel je vais faire, à un quart de siècle 
de distance, une bizarre querelle. Républicain, M. Le- 
gouvé ne parait pas lui en vouloir; royalistes, nous avons 
peine à lui pardonner d'avoir fourni à Isiréaction d'alors 
son premier grief, son premier chef d'accusation contre 
la République de 1848, qui n'était pas le beau idéal des 
gouvernements, mais qui nous semble aujourd'hui un 
rêve d'or, un paradis fénélonien, si nous la comparons à 
celle du 4 septembre. Ses promoteurs, ses héros s'appe- 
laient Lamartine, François Arago, Lamennais, Marie, 
Gavaignac, Armand Marrast, Lamoriciëre ; ceux d'à présent 
s'appellent ou se sont appelés Rochefort, Gambetta, Ferry, 
Tirard, Millière, Delescluze, Glais-Rizoin, Ghallemel- 
Lacour, Duportal, Mottu. M. Grémieux seul est sur les 
deux listes; franchement, il ne les embellit pas. 
Là doivent s'arrêter mes remarques chagrines sur la 



NOS CONSOLATEURS 293 

vie active de Jean Reynaud, puisqu'il est, malheureuse- 
ment, mort trop tc3tpour assister à l'aurore du beau Jour 
dont nous savourons les lendemains. J'ignore quelles eus- 
sent été ses impressions personnelles ; mais, en songeant 
à ses deux principaux ouvrages, je ne puis m'eropêcher 
de penser qu'il lui aurait fallu un bien énergique effort 
pour y découvrir quelque chose qui nous rapprochât du 
Ciel, qui fût utile à la Terre et qui continuât VEspriê de 
la Gaule. 

Gomme penseur ou philosophe, Jean Reynaudne m'ins- 
pire pas beaucoup plus de sécurité. Je le vois d'abord di- 
recteur de TJ^ne^c^p^di^ nouvelle^ où il eut, si j'ai bonne 
mémoire, pour collaborateurs habituels. Bûchez, le 
plus honnête homme du monde, mais dont le début dans 
la vie publique fut un prodige d'irrésolution et d'impuis- 
sance; — et Pierre Leroux, qui, moins heureux que bien 
d'autres de date plus récente, périt par le ridicule, dès 
qu'il put dérouler son circuliisei sa triade. Dans l'en- 
semble de son œuvre, voici Tidée approximative que je me 
suis faite de Jean Reynaud et de ses doctrines. Il est en 
somme un mystique : car, sans m'arrêter aux classifica- 
tions philosophiques, je qualifie de mystique l'homme 
qui, repoussant avec horreur le panthéisme et l'athéisme, 
refusant de se plier au joug léger de l'Evangile, aspire et 
parvient à se faire de sa propre pensée une religion indi- 
viduelle^ au delà du vrai et du possible ; religion qui lui 
suffit s'il a l'âme haute et la conscience droite, qui peut 



'^94 NOUVEAUX SAMEDIS 

même lai attirer quelqaes honorables prosélytes, mais qui, 
si elle essaie de se communiquer aux multitudes, n'évite 
d*étre dangereuse qu'en restant inapplicable. Or le mysti- 
cisme, même de bonne foi, peut produire des conséquen- 
ces aussi fâcheuses que les erreurs plus grossières. 11 de- 
mande trop à notre faiblesse pour tout obtenir; en ne 
songeant qu'au superflu, il néglige le nécessaire. Il crée 
autour de soi une température factice où croissent les plan- 
tes vénéneuses, où dépérit le bon grain, où se déplacent 
le bien et le mal, oùTorgueilsurexcité fait souventcause 
commune avec les plus basses convoitises. Jamais le 
vieux proverbe^ les extrêmes se touchent, ne fut mieux 
justifié que sur cette pente glissante qui ne nous élève au- 
dessus de la nature que pour nous précipiter au-dessous 
de l'humanité. Une fois qu'il s'est substitué aux croyan- 
ces plus humbles, maisplus solides, qu'il s'est élu lai- 
môme son législateur et son arbitre, il met dans sa loi ce 
qui lui plaît. Il devient un privilégié, un irresponsable, 
à qui ses familiarités avec Dieu permettent de traiter de 
haut les règles de la morale bourgeoise. « Ni ange, ni 
bête !» a dit Pascal. Le mystique, ou, pour revenir encore 
plus près de Jean Reynaud, l'homme vertueux, savant, 
énergique, austère, éloquent, inspiré, qui s'absorbe trop 
dans sa doctrine personnelle, est un ange exposé à enfan- 
ter beaucoup de botes. Reynaud en a-t-il engendré beau- 
coup? Je l'ignore; il n'a jamais été très-populaire, et, d'ail- 
leurs, dans le nombre, on ne s'apercevrait pa^de l'appoint. 



NOS CONSOLATEURS 295 

Je rencontre dans ce chapitre, si intéressant d'ailleurs, 
un nom queje ne pais passersous silence: « J'ai entendu, 
nous dit M. Legouvé, le vieux Lakanal parler à quatre- 
vingt-quatre ans sur la tombe de Geoffroy Saint- 
Hilaire... Dans son discours écrit revenaient naturelle- 
ment les souvenirs des guerres delà République... Eh 
bien^ partout où se trouvait sur le manuscrit le mot Prus- 
sien, l'impétueux vieillard avait ajouté en marge à l'encre 
rouge quelque nouveau terme de colère, quelque mot d'in- 
dignation et de défi ...» 

Très-bien ! Mais qu'aurait répondu l'énergique octogé- 
naire, si un obscur royaliste, mêlé au funèbre cortège, 
lui eût dit : « Cette Royauté que vous avez haïe allait nous 
rendre notre vraie frontière du Rhin; cette Révolution, 
que vous aimez, va nous conduire, de chute en chute, 
jusqu'au démembrement, à la ruine et à la honte... Vo- 
tre légende, mal traduite ou mal copiée par vos indignes 
héritiers, servira de texte à des fanfaronnades, à des fo- 
lies, à des fureurs, à des bévues, qui centupleront nos 
désastres et prolongeront notre agonie ! » — . Je n'insiste 
pas ; j'aurais l'air d'abuser de mes tristes avantages. 

J'ai multiplié et poussé à l'excès mes chicanes, afin de 
pouvoir, en toute sûreté de conscience, louer sans réserve 
les deux conférences suivantes : VAbbé de VÉpée et la 
Tragédie deMédée, Malheureux temps, où le théâtre nous 
offre un terrain plus soUde, plus propice à l'union des hon- 
nêtes gens, que la politique, la philosophie et Thistoire ! 



296 NOUVEAUX SAMEDIS 

Il y a trois ou quatre ans, — il y a un siècle, — le 
théâtre de la Gaité, dans une de ses matinées littéraires et 
dramatiques, représe^ita VAbbé de l'Épée, œuvre quel- 
que peu démodée, mais qui obtint jadis un très-grand suc- 
cès. L'auteur se nommait Bouilly, et, comme il avait un 
collaborateur qui se noaunait Pain, ces deux noms, plus 
nutritifs que poétiques, donnaient lieu à une foule de 
mauvaises plaisanteries. Bouilly n'en fut pas moins, dans 
la gamme sentimentale de l'époque, un homme de talent 
et d'esprit, et ses jolis Contesà ma fille ont charmé nos 
jeunes années. Pourtant, quand M. Legouvé nous dit, au 
début de sa conférence : « L'auteur de VAbbé de FÉpée 
n'a pas été seulement pour moi un ami, il a été un bien- 
faiteur, » c'est le cas d'ajouter: c Et il a eu, ce jour-là, 
encore plus d'esprit que tous ses ouvrages. » — Ja- 
mais dette ne fat plus magnifiquement payée. Quel moa- 
vement, quelle vie, quel entrain dans cette analyse pré- 
ventive, destinée à préparer l'auditoire à la représentati3n 
du drame ! Analyse, ai-je dit? j'ai grand tort; c'est une 
pièce nouvelle, meilleure peut-étreque l'ancienne. M. Le- 
gouvé ne rend pas compte, comme un critique ordinaire, 
de ce que l'auteur a fait. Il s'installe avec nous au cœur de 
la place, et nous fait assister, acte par acte, au mystérieux 
travail qui s'opère dans le cerveau, à mesure que l'idée 
se dégage, se dessine, s'accentue, que l'on commence à 
en saisir les lignes principales, qu'elle attire à soi les élé- 
ments secondaires qui doivent concourir à l'effet de l'en- 



NOS CONSOLATEURS 297 

semble. Il nous initie aux secrets de ce que j'appellerai 
Vincubation dramatique, et il s'acquitte de sa tâche en 
maitre, en homme qui a passé par les mômes épreuves 
pour arriver au môme succès. C'est un architecte, qui, an 
lieu de sa borner à nous montrer la façade d'un édifice, 
nous invite à en examiner les fondations, le plan et Tinté" 
rieur. C'est un émule de Brégaet, qui, au lieu dô vous 
faire juger de l'heure d'après le cadran, ouvre la boite et 
démonte les rouages, jusqu'à ce que vous ayez compris 
comment les aiguilles marchent avec le soleil. C'est un 
stratégiste, qui, au lieu de nous raconter une bataille, nous 
établit au centre de l'action, et nous explique, son téles- 
cope à la main, de quelle façon la bataille se gagne... ou 
se perd. J'ai vu, dans ma trop longue vie littéraire» 
bien des premières représentations. Il en est peu qui 

m'aient plus intéressé, ému, amusé, que cet Àhbi d^ 
VÉpée. . . de M. Ernest Legouvé . 

J'en dirai autant de sa conférence sur la tragédie de 
Médée. Pascal, s'il l'avait entendue, aurait changé d'avis 
et se serait écrié : « Le moi est aimable ! » — Impossible de 
retracer avec plus de grâce et de tact les péripéties que 
cette tragédie eut à subir. Impossible de nous donner 
une idée plus haute et plus exacte de la façon dont le 
poète a conçu ce formidable sujet, où il a si bien réussi, 
notamment dans le beau rôle d'Orphée, à faire revivre les 
âgesbéroïques. On sait que Médée, abandonnée et tra- 
hie par Mu« Rachel, fut plus tard recueillie et adoptée par 

17. 



298 NOUVEAUX SAMEDIS 

M"** Ristori. De là un rapprochement inévitable entre les 
deux tragédiennes. C'est beaucoup, -- et nous n'aurions 
pas eu la même vertu, — que M. Legouvé ne garde pas 
de rancune contre Tactrice française dont la défection 
soudaine, impardonnable, parut unmomentle condamner 
au froid succès de lecture. Rien de plus naturel, en re- 
vanche, que son enthousiasme pour celle dont il devait 
faire plus tard l'éloquente et pathétique Béatrix. Ici Tim- 
partialité serait de Tingratitude. Il n'en est pas moins vrai 
que les Parisiens furent bien cruels en détrônant ainsi 
l'incomparable interprète de Corneille et de Racine au 
profit d'une étrangère qui leur arrivait avec de belles facul- 
tés tragiques, mais sans autre répertoire que des traduc- 
tions ou de l'Alfieri, et sans autre entourage que des ac- 
teurs de cinquième ordre. M. Legouvé cite un mot bien 
juste de M. Guizot : « L'une est le modèle de la tragé- 
dienne aristocratique, l'autre de la tragédienne démocra- 
tique. » — Voici une autre définition que j'ai eu Thonneur 
de recueillir sur les lèvres de l'illustre homme d'Etat : 

— « Ce qui me choque chez M"* Ristori, c'est qu'elle 
associe des poses de statue à des gestes de mélodrame. » 

— Démocratie ! mélodrame ! En faut-il davantage pour 
marquer les différences — et les distances ? La tragédie 
qui se fait démocratique, abjure ou cesse d'être ; car, s'il 
est un genre, un asile où la démocratie devrait renoncer à 
nous poursuivre,c'est celui-là. Lastatueantique,qui fait des 
gestes de mélodrame, descend de son socle de marbre pour 



NOS CONSOLATEURS 299 

se mêler à la foule. Elle cesse de personnifier Tidéal pour 
interpréter la passion violente. Elle s'exile du temple pour 
arriver au club, en passant par le théâtre. Comparez 
Phèdre à Mirrha; vous compléterez ma pensée. 



II 



C'est surtout dans la seconde partie de son livre que 
M. Ernest Legouvé a mérité le beau titre de consolateur. 
Je l'applique ici dans les deux sens. Au moment où ont 
eu lieu ces éloquentes conférences, elles nous ont mon- 
tré tout le parti qu'un esprit sincèrement patriotique, 
passionnément français, amoureux des nobles illusions 
qUi vont si bien aux poètes, peut tirer d'une situation 
faite pour désespérer les âmes vulgaires; et aujourd'hui 
encore, après que les illusions ont été dissipées par des 
réalités brutales, la lecture de ces deux chapitres, — 
V Alimentation morale et les Épaves du Naufrage, — da- 
tés, l'un d'octobre 1870, l'autre de juillet 1871, nous laisse 
une impression singulière, qui est le contraire du décou- 
ragement. On n'est plus, on ne peut plus être du même 
avis que M. Legouvé, qui a dû lui-même, sur bien des 
points, cesser de penser ce qu'il disait alors. On a envie 



300 NOUVEAUX SAMEDIS 

de le réfater, de le contredire, d'opposer des faits à ses 
enthousiasmes, des souvenirs à ses espérances, de lui 
demander s'il admire toujours M. Jules Favre, s'il per- 
siste à placer M. Thiers au-dessus de tous les hommes 
d'Etat présents, passés et à venir. N'importe ! il y a dans 
ce conflit, dans ces résistances, dans ces protestations inté- 
rieures, un élément de vie intellectuelle et morale, cent fois 
préférable à une morne quiétude, à un silencieux abatte- 
ment. D'ailleurs, si l'opinion ou le jugement, cbezleminent 
conférencier y n'est plus, hélas ! d'accord avec notre his- 
toire d'hier, avec notre politique de demain, le sentiment, 
chez lui, est si pur, si exquis, si persuasif, qu'on arrive, 
après l'avoir lu, à cette conclusion paradoxale et conso- 
lante : comment admettre que Tintelligence voie faux, 
quand le cœur voit si juste? Et, si les événements ont 
tort, pourquoi l'homme qui refuse de les prendre au moi 
n'aurait-il pas eu raison ?. .. 

Lisez les premières pages de VAlifneniiaUon morale. 
Est-il rien de plus touchant que le tableau de ce père — 
ne serait-ce pas M. Legouvé lui-môme ? — qui, à l'ap- 
proche des Prussiens, emmène hors de Paris sa fille et 
ses petits-enfants, pendant que son gendre demeure au 
poste ou le retient le devoir de tout Parisien en âge de 
porter les armes? Il semble que, dans cette distribution, 
la part de chacun soit faite. Eh bien, non ! il est plus 
dur d'être dehors que dedans. Dès le second jour, ce 
pauvre gcand-père, jeune encore de patriotisme et d'es- 



NOS CONSOLATEURS 301 

prit, est atteint de ce que l'on peat appeler la nostalgie 
du siège. Il revient, il rentre dans sa maison Yîde ; que 
de charmants détails dans cette reprise de possession où 
s'entremêlent les joies mélancoliques du revoir et les poi- 
gnantes tristesses de Tadieu !... ^ « Ce salon lui paraît 
:» .énorme ; un appartement sans femme est si grand !... 
» Nous autres hommes, nous ne meublons pas... » — 
C'est là le triomphe de M. Legouvé ; le mot du cœur 
amenant à la fois une larme au bord des paupières et un 
souriresur les lèvres. De pareilstraits— et ils abondent 
dans tout cet aimable volume,— désarmeraient la critique, 
quand même ses procédés habituels pourraient s'appli- 
quer à ce moment unique, inouï, indéfinissable, où les 
Parisiens ne savaient rien de ce qui se passait en province 
et où les provinciaux pouvaient s'abuser encore sur ce 
qui allait se passer à Paris. 

Si mes calculs sont exacts, cette conférence est du 23 
octobre 1870. La lune de miel de cet étrange blocus 
n'était pas finie. Tout était légitime, — que dis-je ? tout 
s'imposait naturellement aux âmes généreuses, de ce qui 
pouvait relever les courages, ranimer l'espérance, rap- 
procher les divers partis dans un môme amour et une 
même haine, et faire croire à une alliance possible entre 
des éléments réfractaires. Pendant que s'agitait dans l'om- 
bre le prologue du 31 octobre^ les imaginations exaltées 
acceptaient toutes les invraisemblances. M. Jules Favre 
était un grand homme ; Vépique Bazaine, qui n'avait 



302 NOUVEAUX SAMEDIS 

plus que qnatre jours à ne pas être un scélérat et an 
traître, faisait une consommation si effroyable de Prus- 
siens et de Bavarois, qu'on ne comprenait pas comment 
il pouvait en rester quelques centaines sous les remparts 
de Paris. On en était encore à cette légende héroïque, 
mais insensée, d'après laquelle Paris et la France ne 
pouvaient songer à la paix sans se déshonorer ; comme 
si les malades étaient forcés d'attendre leur agonie pour 
appeler le médecin, comme si, depuis Pavie jusqu'à Sol- 
férino, depuis Péronne jusqu'à Sadowa, les yaincus 
avaient cru se couvrir de honte en traitant avec les vain- 
queurs ! Quoi qu'il en soit, illusion ou préjugé, ivresse 
du péril ou faux point d'honneur, curiosité de dilettantes 
ou arrière-pensée de factieux, orgueilleux désir de don- 
ner au monde un spectacle sans précédent ou silence 
obligé d'une majorité pacifique, couchée en joue par une 
minorité violente, tout cet ensemble était monté à une 
température telle, que le langage du conférencier ne pou- 
vaitpas se mettre en désaccord avec la situation. On devait 
même lui savoir gré de recommander la sagesse tout en 
ménageant l'enthousiasme. Ce qui nous parait aujour- 
d'hui inadmissible ou chimérique, était justifié par les ar- 
deurs et les exigences du moment. 

Quand M. Legouvé nous parle (23 octobre) de cette 
parfaite harmonie que les hautaines insolences de M. de 
Bismarck ont créée entre toutes les classes de la popula- 
tion de Paris^ notre premier mouvement est de nous ré- 



NOS CONSOLATEURS 303 

crier; le second est de dire « c'était vrai ! » — Lorsqu'il 
glorifie Textinction du militarisme, ou, en d'autres ter- 
mes, lorsqu'il se réjouit de voir l'armée proprement dite 
disparaître pour faire place à la nation armée, on fris- 
sonne en songeant aux conséquences fatales de ce bien- 
fait révolutionnaire ; puis on se ravise ; et on ajoute tout 
bas : un poôte, un ami de la liberté et de l'humanité, 
ou, comme aurait dit Napoléon, un idéologue, ne pou- 
vait penser autrement. Ainsi de suite; je pourrais multi- 
plier à rinflni ces citations qui toutes tourneraient à 
l'honneur de l'éloquent auteur des Conférences. Il a 
raison de s'écrier : « Non, non, il n'y a pas d'exemple de 
ce fait monstrueux : un peuple qui, en même temps, à la 
même heure, se régénère et s'anéantisse! » — Et ce n'est 
pas sa faute si on est tenté de lui répondre : « Hélas! 1 
peuple français a failli s'anéantir parce qu'il ne s'est pas 
régénéré; ce que l'on prenait pour une reifaissance mo- 
rale n'était qu'un changement de folie ! » 

Je rencontre pourtant trois sujets d'objection formelle, 
où le vrai et le faux ne dépendent pas d'une question de 
date, et où il m'est impossible de ne pas combattre 
M. Legouvé. Parmi les choses mauvaises que nos premiers 
désastres ont détruites, il signale l'ultramontanisme. 
Yeut-il dire que tous les catholiques de France ont pro- 
fité de nos malheurs pour revenir au gallicanisme? Je 
crois qu'il se trompe. Veut-il parler de la triste coïnci- 
dence entre ces malheurs et la chute du pouvoir tem- 



304 NOUVEAUX SAMEDIS 

porèl? Je ne reconnaîtrais pas dans ce 8ynchroni$me 
son tact habitael et son esprit d'à-propos. Un pea plus 
loin, afin de mieux noos expliquer pourquoi nous allons 
tous aimer passionnémeot la République, il place au pre- 
mier rang des auteurs de cette métamorphose Napoléon 
et Guillaume, et il ajoute : « €e sont leurs forfaits qui le 
crient (vive la République !)... Voici une gaerre inferna&e 
poursuivie à outrance!... Et qui cause tout cela?... Ce 
qui s'est passé et ce qui se passe dans quelques centimè- 
tres de matière cérébrale^ logée sous le képi d'un empe- 
reur ou le casque pointu d'un roi... » J'oserni dire à 
M, Legouvé, qui a l'oreille si juste, que ce passage n'est 
pas dans^le ton. D'abord^ son style fin, svelte, transpa- 
rent, modéré, spiritualiste, n'a rien à voir avec ces for- 
faits et cette mAtUre cérébrale. Ensuite, il ne s'est pas 
aperçu, — en relisant ses épreuves, — que les mots 
c guerre infernale, poursuivie à outrance^ » tombaient 
d'aplomb, non pas sur l'Empereur, annihilé dès le lende- 
main de ReischofTen et détrôné cinq semaines après le 
début de cette funeste campagne, mais sur les hommes 
de septembre^ qui, dans une misérable pensée d'ambition 
et d'égoïsme, ont également refusé^ pendant cinq mois» 
de consulter la France et de renoncer à une partie per- 
due. Il n'a pas remarqué non plus que le dossier de 
l'Empire était asse^ chargé sans qu'on y ajoutât un grief 
de plus, et que ses chers Parisiens, frappés d'un véritaUe 
vertige, se croyant déjà maîtres de Berlin, donnant à 



NOS CONSOLATEURS 305 

leur enthousiasme guerrier les caractères d'une insurrec- 
tion populaire, hurlant ou chantant la Marseillaise, au- 
raient renversé, le 16 juillet, Napoléon III, s'il avait hé- 
sité à déclarer la guerre, comme ils l'ont renversé, le 4 
septembre, pour l'avoir faite. Ce n'est pas le gouverne- 
ment d'uN SEUL que cette guerre épouvantable devrait 
rendre à jamais suspect et odieux ; c'est le despotisme des 
multitudes, aveuglées et exploitées par leurs courtisans. 
Enfin, j'ai été douloureusement étonné en lisant à la 
page 241 : « 11 y avait deux épées illustres et irréconcilia- 
» blés, Charette et Garibaldi. Qui a poussé ces deux 
» hommes, qui se combattaient hier, à s'unir aujourd'hui 
» pour nous défendre? Qui a fondu pour nous ces deux 
à haines en un seul amour? La défense de Paris. » — 
Non I non ! le rapprochement eût été monstrueux ; il n'a 
jamais existé. Pour le général vendéen, comme pour 
tous les catholiques, comme pour bien des Français gui- 
dés par leur seul patriotisme, l'intervention de Garibaldi 
a été un fléau et une honte. La guerre de 1870, si fertile 
en calamités et en mécomptes de toutes sortes, n'a pas eu 
de mécompte plus humiliant, de calamité plus cruelle. Il 
aurait suffi de ce nom détesté et détestable pour faire 
d'une guerre nationale une guerre démagogique. Si la 
défense de notre chère patrie n'eût pas parlé plus haut que 
tout le reste, Charette et ses héroïques zouaves eussent 
remis l'épée au fourreau en présence de cet homme si- 
nistre, symbole vivant de cette révolution cosmopolite qui 



306 NOUVEAUX SAMEDIS 

allait nous dènner la GommaDe. La France de saint Louis 
et de Jeanne d'Arc leur eut para, non senlement perdue 
sans retour» mais indigne d'être sauvée, du moment 
qu'elle appelait à son aide le réprouvé qui, après avoir 
traité l'Eglise romaine de chancre, d'uUère et de ver- 
mine, n'a su qu'apporter chez nous ses vieilles haines, 
faire de son état-major ou de sa bande une école de blas- 
phème et de sacrilège, inaugurer la guerre au bon Dieu, 
et couvrir de son reste de prestige le pillage des couvents 
et des séminaires. L'ami, le panégyriste du noble et gé- 
néreux Manin, le républicain de bonne compagnie, hos- 
tile à tous les excès, défenseur voué à toutes les causes 
où il s'agit de plaider pour la faiblesse, la justice, l'hon- 
neur, l'idéal, la vieillesse et la pitié, ne peut pas, ne doit 
pas confondre Garibaldi avec les vrais représentants de 
la liberté et du patriotisme. La société polie dont il a tant 
de fois mérité les suffrages, les familles chrétiennes dont 
le sang coulait à flots pendant que les garibaldiens fai- 
saient bombance à Beaune et à Dijon, toutes les âmes 
qu'émeut, en la personne de Pie IX, l'auguste spectacle 
de la sainteté aux prises avec l'infortune, sauraient gré à 
M. Legouvé de supprimer ce passage dans une de ses 
prochaines éditions. Son livre n'y perdra rien, et nous 
le relirons avec plus de charme. 

A ces trois sujets de discussion, je pourrais en joindre 
un quatrième, si nous étions moins tristes et moins 
graves.— « Les petits crevés sont morts! » nous dit 



NOS CONSOLATEURS 307 

M. Legouvé. Hélas 1 on m'assure qu'il y en avait encore 
beaucoup aux cent représentations de la Timbale d'ar- 
gent. 

Que serait-ce maintenant, si, sortant de Paris en bal- 
ion ou par le ballon, — il paraît (page 234) que cette 
variante a de l'importance, —je rappelais à M. Legouvé 
tout ce qui se passait alors dans cette Province, qui était 
aussi la France, et dont le séparait le cercle de fer? k 
cette date du 23 octobre où il affirmait notre régénéra- 
tion morale, nous tombions si bas, que, pour croire à 
une résistance possible, il fallait être ou bien fou, ou bien 
intéressé à la prolongation de la guerre. Ce n'était plus 
du désordre; c'était delà débâcle. Ce n'était plus de l'a- 
narchie ; c'était le gouvernement en sens inverse, Top- 
pression ou l'intimidation des honnêtes gens par les 
autres. Le drapeau rouge s'emparait de nos grandes villes^ 
livrées à des saturnales où l'ivrogne alternait avec le 
pillard et le démagogue avec l'assassin. M. Ghallemel- 
Lacour, qui montre aujourd'hui le poing au duc d'Audif- 
fret-Pâsquier, était mis sous clef, tous les soirs, par les 
Lyonnais, ses administrés. Les hôtels de préfecture ser- 
vaient de théâtres à d'immenses orgies où la vertu répu- 
blicaine, pour mieux se réconforter contre les Prussiens, 
vidait les caves des préfets de l'Empire. Perpignan et 
Saint-Etienne préludaient, par des massacres impunis, 
aux scènes sanglantes d'Arcueil et de Ta Roquette. Les 
préparatifs dérisoires de la défense nationale devenaient 



308 ' NOUVEAUX SAMEDIS 

le prétexte de ces fantastiques commandes, de ces fabu- 
leuses fournitures dont l'édifiante histoire, débrouillée 
par la commission d'enquête, n'en est encore qu*à la 
première page de son premier chapitre. Le patriotisme 
démocratique se traduisait en tendances séparatistes très- 
prononcées, qui ne visaient à rien moins qu'à changer 
chaque département et chaque chef-lieu en paohalik, où 
les Esquiros, les Duportal, les Bertholon et leurs dignes 
collègues dépassaient, en fait de bon plaisir et d'arbi- 
traire, tout ce que les fonctionnaires à poi^ii^ avaient pu 
accomplir ou rôver. Les essais de terreur ne se tempé- 
raient que par les excès de grotesque. Les insolvables de 
l'avant-veille troublaient Teau pour en retirer les bénéfices 
scandaleux qui en font à présent de gros personnages, 
possédant pignon sur rue, chevaux à Técurie, laquais à 
l'office. Toutes les variétés d'effronterie, de cynisme, 
d'immoralité, de bôtise, de licence, d'iniquité, de tyran- 
nie populacière, donnaient la réplique à chacune de ces 
menteuses dépêches, sans cesse pulvérisées par de nou- 
velles catastrophes. 

Dans nos campagnes démoralisées, stupéfaites, promp- 
tes à accuser de trahison les généraux et les riches, les 
gentilshommes et les prêtres, nous avions la douleur 
de voir arriver, par petits groupes, des soldats.... méri- 
taient-ils encore ce nom? Revêtus de costumes bigarrés 
ou en guenilles, se disant échappés aux désastres de 
Sedan et de Metz, à demi-mendiants, à demi-maraudeurs, 



NOS CONSOLATEURS 309 

demandant un verre d'eau pour qu'on leur donnât une 
bouteille de vin, ils avaient soin, afin que la bouteille fût 
plus pleine et le vin meilleur, de raconter leurs souffran- 
ces en les attribuant à l'ineptie ou à la perfidie de leurs 
chefs. Leur auditoire n'était que trop crédule, et c'est 
ainsi que se préparait un funeste échange entre l'indis- 
cipline militaire qui assurait le triomphe des Prussiens 
et la sourde hostilité de nos populations rurales, qui, une 
fois la paix conclue et la peur dissipée, ont follement 
préféré les auteurs de leurs maux aux instruments de 
leur salut. 

Mais pourquoi revenir sur ces lugubres images? Pour- 
quoi faut-il que je ne puisse toucher à ces cordes sai- 
gnantes sans qu'aussitôt toutes mes colères se rallument 
contre une République née sous de pareils auspices? Je 
ferais mieux de rendre hommage à la conférence intitu- 
lée : les Epaves du Naufrage. Là, plus d'objection pos- 
sible. Qui pourrait résister à cette émotion si patriotique, 
à cette voix si pénétrante, à cette âme si française, qui 
redouble de tendresse pour la France écrasée et vaincue? 
La phase d'enthousiasme est finie, l'ivresse du siège est 
passée ; les crimes de la Commune ont rendu à M. Le- 
gouvé toute sa justesse d'esprit, toute sa clairvoyance. Le 
naufrage est immense, les épaves sont chétives ; avec 
quel soin il les recueille ! Avec quelle fermeté d'accent il 
fait justice des mensonges dont nous délivre cette der- 
nière épreuve ; le libéralisme greffé sur le bonapartisme; 



:310 NOUVEAUX SAMEDIS / 

le fétichisme de la Convention, servant de type et de mo- 
dèle aux scélérats du 18 mars; le fétichisme de la Répu- 
blique de droit divin, placée par ses dévots ou ses hypo- 
crites hors de toute discussion et de tout contrôle, au- 
dessus du suffrage universel l Nous voilà dans le vrai, et, 
à talent égal, la vérité est toujours plus éloquente que 
riUusion ou le paradoxe. On le voit, ces épaves sont d'une 
espèce quelque peu négative ; ce ne sont pas des revan- 
ches que Ton prend, des biens que Ton retrouve, des 
ruines que l'on relève, mais des maladies dont on guérit. 
N'importe 1 il faut savoir se contenter de peu, et, cinq 
semaines après Tincendie de Paris, c'était beaucoup de 
ne pas ôtre tout à fait morts. Les bonnes épaves, c'est-à- 
dire les sujets de consolation réelle, me trouveraient 
peut-être un peu plus incrédule. Quand, par exemple, 
M. Legouvé s'écrie : « Nous sommes redevenus des vain- 
queurs... des vainqueurs dans un combat que nos enne- 
mis n*ont pas osé tenter, » — on pourrait lui répondre 
d'après l'évidence, appuyée de documents innombrables: 
« Us ne l'ont pas voulu. Ce que l'armée de Versailles a 
fait en deux mois, ils l'auraient fait en deux jours ; 
mais ils étaient bien trop habiles pour couper court à un 
épisode qui achevait leur besogne et les justifiait aux 
yeux de l'Europe. Ils étaient si convaincus du service 
que leur rendaient les Pyat, les Razoua et les Vermesch , 
qu'ils témoignaient leur reconnaissance en leur prodi- 
guant des sauf-conduits I » 



NOS CONSOLATEURS 311 

Mais, encore une fois, pourquoi me laisser détourner 
de mon texte ? Je voulais saluer les belles pages, les pages 
consolatrices: « Le siège a fortifié toutes les tendresses pro- 
fondes et pures... Sa vraie grandeur est dans le dévelop- 
pement de la pitié. Voulez-vous juger un grand mouve- 
ment social? Voyez quel rôle y ont joué les femmes; si elles 
y grandissent, la cause est bonne ; si elles s'y dépravent, 
la cause est mauvaise. Qu'est-ce que la Commune a fait des 
femmes ? Des Furies. Qu'en a fait le premier siège ? Des 
sœurs de charité. Il y a eu, pendant cinq mois , à Paris, 
une lutte incessante entre la misère et la (Compassion, où 
la compassion a toi;gours eu le dessus. » — Tout ce pas- 
sage est admirable ; les pages qui suivent ne sont pas 
moins éloquentes. Oui, je le répète, certaines illusions 
politiques entraîneraient-elles M. Legouvé loin de nous, 
le sentiment rapprocherait les distances ; il lui faut la 
sympathie des délicats; — et où les trouverait-il ? 

Les femmes ! C'est à elles surtout qu'il faut songer 
quand on évoque les souvenirs de ce siège si bien com- 
mencé et si mal fini. Frivoles parfois et distraites par les 
élégances mondaines pendant les jours de prospérité, 
elles se relèvent aux jours d'épreuve, plus fortes, plus 
dévouées, plus sereines, à mesure que les souffrances se 
multiplient et que le fardeau est plus lourd. Nos amer- 
tumes, nos rancunes, notre pessimisme, nos querelles ou 
nos haines politiques, ne sauraient tenir contre un sou* 
rire ou une larme de ces douces consolatrices, que leur 



312 NOUVEAUX SAMEDIS 

qualité de sœurs ou de mères, de filles ou d'épouses, a d*a- 
vance initiées à tous les secrets des douleurs humaines. 
Que d'agonies elles ont adouci ! que de convalescences 
elles ont ensoleillé ! que de prières oubliées elles ont dicté 
à leurs chers malades ! que de plaintes ou de cris de ré- 
volte elles ont arrêté sur des lèvres pâlies par les appro- 
ches de la mort ! Que de blessures elles ont pansé! que de 
mal elles ont réparé! que d'incurables elles ont guéri!... 
Elles animent de leur présence presque toutes les pages 
du livre de M. Alexandre Piédagnel, — Les Ambulances 
de Parisy — livre qu'il serait bon de mettre dans toutes 
les mains ; car il ne nous parle que de dévouement, de 
bienfaisance, de charité. Si les espérances qu'il exprime 
ont été tristement déçues, les vertus qu'il retrace ré- 
sistent à toutes les calamités, comme elles survivent à tous 
les naufrages. — « Puisse, nous dit M. Piédagnel 'd'après, 
un proverbe gallique, puisse la main qui s'ouvre être 
toujours pleine ! » — Elles s'ouvraient en effet, ces mains 
blanches et délicates ; elles s'ouvraient sans cesse, et 
quand elles étaient vides^ un miracle de piété et de ten - 
dresse les remplissait encore. Je ne puis donner une plus 
exacte idée du volume dont je parle qu'en disant qu'il est 
balsamique. Il continue les œuvres qu'il raconte ; il en 
forme l'aimable et nécessaire complément; il oppose à nos 
ressentiments, à nos discordes, qui sont aussi des plaies 
vives. 

Le dictàme immortel qui fleurit dans les cieux I 



NOS CONSOLATEURS 313 

En nous promenant à travers toutes les ambulances 
où rivalisent de zèle le docteur et le journaliste, Tou- 
vriëre et la grande dame, le savant et l'homme du monde, 
l'artiste et la sœur de Saint-Yincent-de-Paul, il nous fait 
participer aux élans de charité chrétienne où s*unis- 
saient, au milieu de Tangoisse universelle, tous les états, 
toutes les vocations et toutes les classes. Ai-je donc tort de 
le considérer comme un baume applicable aux blessures 
invisibles, plus corrosives souvent et plus envenimées que 
les autres ? L'ouvrage de M. Alexandre Piédagneln'a que 
deux défauts, deux jolis défauts ! — il est trop court et il 
échappe à l'analyse par ses perfections mêmes. Il déjoue 
la critique, cette maussade critique, qui ne consent à 
louer les gens que lorsque chacune de ses caresses peut 
alterner avec uneégratignure. C'est pourquoi, pressé par 
le temps et l'espace, je me borne à vous dire : Lisez les 
Conférences de M. Legouvé ; lisez les Ambulances de 
M. Piédagnel. Pendant les heures moroses de spleen, de 
défaillance ou de pluie, quand vous serez tenté de croire 
que le siège de Paris a été, en somme, inutile ou funeste, 
qu'il a rendu inévitable, en se prolongeant, le hideux 
épisode de la Commune, qu'il ressemblait à un problème 
dont la solution n'existerait pas, qu'il a fini par découra- 
ger les bous, démoraliser les tièdes et exalter les mé- 
chants; qu'il n'a servi qu'à tripler les exigences des Prus- 
siens et les frais de la guerre; qu'il a augmenté du chiffre 
effroyable de 64,794 la mortalité parisienne ; que, sans 



314 NOUVEAUX SAMEDIS 

lui, nous aurions encore Metz et la Lorraine, — • souve- 
nez-vous de ce qui s'est fait de généreux et d'héroïque 
dans cette ville assiégée ; pensez à ces prodiges de cha- 
rité, d'abnégation, de dévouement, de zèle infatigable, 
de grâce et d'énergie féminines ; ne soyez pas ingrat en- 
vers les livres où se reflètent ces douces clartés. Puis, sur 
la première page des Conférences de M. Legouvé vous écri- 
rez : « il celui qui charme ! » et en tête du premier cha- 
pitre des Ambulances de M. Piédagnel :^À celui qui 
console I » 



■k. 



XIII 



M. XAVIER AUBRYET 



Août 1872. 

Pour cette fois, citoyens révolutionnaires, vous ne di- 
rez pas que la plume qui vous attaqueest empruntée à des 
ailes de pigeon; que votre antagoniste, contemporain de 
la reine Marie Leczinska, a passé par Trianon, Goblentz, 
Gand et la chambre introuvable, avant de se rencontrer 
avec vous sur le boulevard Montmartre, et qu'il ne plaide 
pour la descendance de Robert-le-Fort, que faute d'oser 
TOUS offrir la candidature d'un rejeton de Mérovée. 
M. Xavier Aubryet est un des vôtres ; c'est-à-dire, —pas 

d'équivoque ! — les hasards de la vie littéraire Font mis 

« 
I. Les Représailles du sens commun. 



3i6 NOUVEAUX SAMEDIS 

en conctact avec vos coryphées, vos trîbans, vos pnblicis- 
tes et vos beaux- esprits. Je ne sais pas s'il vous salae, mais 
je suis sûr qu'il vous connaît ; et même, soit dit entre pa- 
renthèses, cette connaissance n'est pas le moindre de ses 
arguments contre vous. An besoin, il parlerait votre lan- 
gue, pourvn qu'il lui fût permis de faireexprimer par les 
mots dont vous vous servez le contraire de ce que vous 
dites. A tous moments, en lisant ce volume si spirituel 
et si vrai, on se heurte à des tours de phrase, à des procé- 
dés de style, que vous auriez regardés comme des bonnes 
fortunes, à l'époque où la Commune n'était encore que la 
Bohême. D'autres fois, en retrouvant à travers ces pages 
vengeresses quelques-uns des odieux propos* où s'es- 
sayaient les successeurs du vicomte de Lauhay en atten- 
dant la succession de Robespierre, nous songions aux pa- 
roles infâmes que, par respect pourses lecteurs et pour lui- 
même, Xavier Aubryet n'a pu imprimer, et que ces aus- 
tères redresseurs des torts aristocratiques échangaient à 
huis-clos dans les délices de l'intimité. Le café de Madrid 
et ses annexes n'ont pas de mystères pour l'auteur des 
Représailles du sens commun. Il vous dira, par le menu, 
quel fut le stage des triomphateurs du 4 septembre; sur 
quelles couches de fumier ont poussé ces champignons 
politiques : dans quels flots de bière et d'absinthe ils ont 

1. Celui-ci, par exemple: « On s^apitoie toujours sur )e sort 
de Marie- Antoinette ; elle serait devenue vieille et laide ; l'é- 
chafaud lui a fait une réclame ! x> 



M. XAVIER AUBRYËT 317 

trempé leur patriotisme ; comment les coulisses de petits 
théâtres, les alcazars, les boudoirs da monde interlope et 
autresi lieux plus ou moins suspects, leur ont servi d'an- 
tichambres on de vestibules pour arriver aux prélectures 
et aux ministères ; de quelle façon, enfin, ils se prépa- 
raient à réaMser, en l'honneur de la République de leurs 
rêves, le mot célèbre de Montesquieu, récemment cité, en 
pleine Académie, par M. le duc de NoaiUes. 

Pourvu que vous ayez le pied quelque peu parisien, 
vous avez certainement rencontré, entre le Grand»-Hdtel 
et le Gymnase, dans cet espace de huit cents mètres d'où se 
répandent daus le reste de Paris et de la France l'idée, 
le bon mot, le succès, le rire, le paradoxe, la fantaisie, 
la paillette, le scandale, le milliard, le livre, le journal, 
la brochure, le puff, la blague^ la chanson, l'émeute, la 
révolution, la réaction, la Bourse et la vie, vous avez, 
dis-j6, rencontré ce jeune homme à l'œil bien ouvert, à 
la démarche leste et ûère, aux lèvres minces et légère- 
ment railleuses; tenue de publiciste anglais, tournure 
et physionomie de gentleman, éclairs de gaieté humouris- 
tique et narquoise sur un fond de mélancolie. Vous com- 
prenez tout de suite que cet homme est le contraire du pre- 
mier venu, de ce persoiAage de Charles de Bernard qui 
ressemblait à tout le monde. Si Xavier Aubryet a 
jamais penché par quelque côté, c'est par excès de haine 
contre la vulgarité, la banalité, la rengaine, la conven- 
tion Ja phrase toute faite, la littérature d'Athénée et cette 

18. 



318 NOUVEAUX SAMEDIS 

fausse sagesse des nations qui a suggéré tant de prover- 
bes et légitimé tant d'imbéciles. ' 

Un classique du bon temps aurait comparé Xavier Au- 
bryet à la fontaine Àrétbuse, qui conservait, en traversant 
ïonde arrière, la limpidité de ses eaux; Je ne saurais 
chercher de meilleure transition pour arriver à son livre. 
Cet esprit très-brillant et très-fin, se trouvant en présence 
de lieux communs, qui, à force d'être communs, ont fini 
par produire des énormités effroyables, n'a eu besoin que 
de suivre sa pente pour faire tout naturellement de ^s 
velléités fantaisistes des trésors de bon sens, et ifi ses ten- 
dances paradoxales des vérités sans réplique. Les er- 
reurs, les mensonges, les bévues, toutes les variétés de 
la mauvaise foi et de l'ignorance, toutes les formes de la 
bêtise humaine exploitée par les habiles, ont acquis, avec 
appit)bation et privilège de Sa Majesté la démocratie, 
force de loi morale, intellectuelle et sociale, et, de progrès 
en progrès, de révolution en révolution, sont parvenues 
à gouverner le monde. L'avènement de nos modernes 
souverains, sacrés par la populace, n'est que la consé- 
quence logique d'un certain nombre de maximes, propa- 
gées d'abord par les journaux, sournoisement employées 
à saper ou à détruire les dernier? points d'appui de la 
société, sans cesse occupées à descendre de la tribune des 
clubs, du cabinet des avocats, du bureau des journalistes 
jusqu'aux aveugles multitudes, et à remonter de ces bas- 
fonds vers leurs promoteurs, avec la manière de s'en 



M. XAVIER AUBRYET 319 

servir. Qu'en résulle-t-il ? C'est qu'il suffît de respecter 
ce que le vulgaire insulte, d'aimer ce qu'il repousse, de 
haïr ce qu'il adore, de rester fidèle aux minorités oppri- 
mées, aux causes vaincues, à la justice, à la faiblesse, à 
l'honneur, de ne pas vouloir penser et parler comme ses 
voisins, pour tourner au profit du bon sens ou du sens 
commun toutes les qualités de l'esprit qui, en temps or- 
dinaire, sembleraient appelées à une destination diffé- 
rente. Chaque chapitre du livre de Xavier Aubryet est un 
gage de cette réconciliation, un article de ce traité d'al- 
liandè. 

Choisissons un premier exemple dans son étincelante 
préface. Paris est laville la plus spirituelle de l'univers, 
c'est convenu. Les Parisiens ne sont pas seulement héroï- 
ques, ils sont impeccables ; n'attribuez leurs moments 
d'erreur qu'à l'exubérance de leurs vertus patriotiques. 
Le siège de Paris, malgré les petits accrocs du dénoûment, 
n'en reste pas moins un épisode si admirable, qu'il n'en 
faut pas davantage pour que la guerre de 1S70, en dépit 
des apparences, ajoute encore à nos gloires nationales. En 
somme, la Francerépublicaineestplusgrandeque jamais, 
de cette grandeur idéale, d'autant plus précieuse qu'elle 
échappe aux gens myopes et qu'elle n'est pas déterminée 
parde viles questions d'argent ou de frontière. Profondé- 
ment humilié par la Restauration, qui arrivait, comme 
chacun sait, ramenée par les baïonnettes étrangères, en 
guise de complément et de produit de la coalition et de Fin- 



320 NOUVEAUX SAMEDIS 

vasion, le pays n'avait pa sapporter cette honte ; mais àpré- 
sent c'est bien différent! nous sommes en République! 
L'Alsace perdue, la Lorraine mutilée, l'incendie, les massa- 
cres, la moitié de» monuments de Paris réduite en cendres, 
cinq mois de saturnales au proil des pillards et des as- 
sassins, tous ces désastres coïncidant ayecrétablissement 
du 4 septembre, bagatelles! la République sauve et re- 
lève tout; héritière denosrois, elle guéritlesécrouellesde 
notre honneur, de môme qu'elle lave le passé de ses amis. 
11 dépendait de nos rois de faire des ducs et des mar- 
quis; la République — succès plus difficile et plus glo- 
rieux ! — fait ou refait des honnêtes gens. On aiaîl djt 
pendamim demi-siècle: « Les Bourbons sont rentrée en 
France avec Blûcher, Wellington et Alexandre» et les 
douleurs de l'invasion ont été centuplées par le retour de 
la tyr^uie. » — On dira jusque dans la postérité la plus 
reculée: tiLds frêles avantages obtenus par Guillaume, 
Bismarck et de Moltke, ont été plus que compensés par la 
fondation de notre République... contraria contrariis... 
similia similUnts... En attendant que nous retrouvions 
notre latin, la France libre et flère, plus belle de ses re- 
vers que la Prusse de ses victoires, marche plus que 
jamais à la tête des nations. Crions: vive la République ! 
et chantons la Marseillaise /. .. 

Eh bien ! ces illusions, intéressées ou puériles, cette 
exploitation de la vanité française par la rouerie révolu* 
tionnaire, ce n'est qu'une infirmité de plus, et il n'en 



M. XAVIER AUBRYET 321 

faudrait pas davantage pour ajouter le ridicule à nos 
périls et à nos malheurs. Ecoutez M. Xavier Aubryet. — 
« Une des plus poignantes amertumes qu'on ressente à 
» l'étranger, quand notre propre pays, terre autrefois 
» bénie, semble se changer en terre maudite, c'est la 
» clairvoyance imposée par le lieu d'observation. Nulle 
» part ailleurs on ne perçoit avec une plus implacable 
» netteté d'optique la diminution de là patrie. Sur le 
» théâtre des événements, dans le trouble de la mêlée, 
» dans le feu de Torage, on ne discerne pas le géant 
» perdre de sa taille ou se mutiler de ses propres mains ; 
» comment sentirait-on le sol naial s'enfoncer insen- 
» siblement sous ses pieds ? Lorsqu'on regarde à dis- 
» tance, qu'on n'est plus sur la scène, mais dans la salle, 
» quand on coudoie une autre société qui reste debout 
» sans perdre une ligne de sa stature ou de son do- 
» maiDe, alors la raison s'impose d'elle-même. C'est Tin- 
» tégrité qui se charge de nous faire mesurer l'amoin- 
» drissement ; c'est la santé qui accuse l'horreur de la 
» maladie... » 

Voilà l'inexorable vérité. C'est un séjour à Londres qui 
a inspiré cette page à M. Xavier Âubryet. Il aurait res- 
senti la même impression douloureuse à Vienne ou à 
Saint-Pétersbourg, quedis-je ? à Stuttgard, à Bruxelles ou 
à Munich. A quoi faut-il attribuer cette diminution, cet 
abaissement, cette déchéance 1 A notre défaite ? à Tamoin- 
drissement, de notre territoire ? Non ; malgré les fautes de 



I 



322 NOUVEAUX SAMEDIS 

Louis XIV et de Napoléon, la France est restée grande 
après Ramillies et Oadenarde, après Leipzig et Waterloo . 
Des désastres entremêlés d'épisodes héroïques, des souf- 
frances vaillamment supportées, une capitulation justifiée 
par l'urgence et parla faim, une rançon loyalement payée, 
n'ont jamais déshonoré ou rapetissé un peuple. Ce qui 
nous fait perdre notre prestige, c'est notre impénilence 
finale ; c'est le cortège de folies, de mensonges, de calom- 
nies, d'impiétés stupides, d'opinions destructives, de 
hâbleries irritantes, de grossières menaces, que nous 
donnons à nos calamités; c'est que, vaincus, noussem- 
blons nous opiniâtrer et nous complaire dans tout ce qui 
explique notre infortune ; c'est que, malades, nous refu- 
sons de nous abstenir de ce qui a compromis ou détruit 
notre santé. Être battus et ruinés, c'est déjà beaucoup 
trop. ÊFre incorrigibles, c'est encore pire. Cette réputation 
ou cette attitude d'incorrigibles, voilà ce qui donne à 
l'Europe le droit de nous mépriser ou de nous haïr, à 
présent qu'elle ne nous craint plus. Cette persistance à 
nous conduire d'après les doctrines qui nous ont perdus, 
à tailler en marbre les idoles dont le culte nous a coûté 
deux provinces et dix milliards, à maintenir au haut de 
notre édifice les ouvriers de notre ruine, à ne rien ra- 
battre des extravagances qui nous ont précipités dans le 
chaos, voilà ce qui offre aux nations longtemps jalouses 
de notre gloire un prétexte pour répéter en chœur : 
« La France n'est pas digne de se relever, parce qu'elle 



M. XAVIER AUBRYET 323 

ne veut pas renoncer aux instruments et aux causes de 
sa chute. » 

Ce prétexte, on ne l'aurait plus, si, prenant sous le bras 
M. Xavier Aubryet et méditant avec lui chaque chapitre 
de sonlivre, nous parvenions à faire disparaître des mœurs 
publiques et privées tout ce que le brillant écrivain nous 
signale comme étroitement lié aux origines et aux con- 
séquences de notre malheur. Il n'est pas une de ces char- 
mantes pages qui ne soit une victorieuse réponse aux so- 
phismes ou aux sottises dont nous souffrons. Cueillons au 
hasard quelques exemples. Savez-vous,honnôteà lecteurs, 
ce que c'est que la HUÀiLLE?Le motjnventé par Mercier, 
désigne cette disposition particulière à la plèbe parisienne, 
aux Gavroches et aux Cabrions de trottoir, qui se complaît, 
non pas dans l'ironie qui se joue h la surface de la 
comédie humaine, mais dans la caricature grossière ou 
obscène, bouffonne ou sinistre, de tout principe d'autorité, 
de majesté et de respect. C'est le mardi gras de la so- 
ciété et de la littérature, un mardi gras de Courtille et de 
banlieue qui dure toute l'année. Son rire grince des dents, 
ses griffes ont trotté dans le ruisseau,ses sarcasmes sentent 
le vin bleu et l'absinthe falsifiés, sa gaieté hurle, sa 
bouche est une gueule, sa plaisanterie est une tache, 
son vidage est une grimace ; son masque semble fait par 
un singe collaborant avec un diable, ses regards profa- 
nent, ses attouchements salissent, ses facéties effrayent; sa 
marotte simule le bonnet rouge ; ses grelots sonnent le 



:i24 NOUVEAUX SAMEDIS 

gias de tout ce qui charme ou console les imaginations et 
les âmes; ses mots ont le tranchant da couperet; son ar- 
got cache ou trahit des déclarations de guerre; il gouaille 
ce qu'il veut détruire ; il prélude à la Terreur par la 
table rase ; il se fait clown en attendant qu'il se fasse bour- 
reau ; il se prépare à démolir en bafouant les architectes, 
à piller en se moquant des gendarmes, à persécuter le 
prêtre en blasphémant le Dieu. 

Tel a été, tel est encore le maître de la civilisation pa- 
risienne, professeur de belles mœurs et de beau lan- 
gage, initiateur aux secrets des coulisses et de l'Olympe, 
précepteur patenté de quiconque veut en finir avec l'au- 
guste, le poétique, le vénérable et le sacré; accueilli dans 
les salons, fêté dans les boudoirs, choyé par la presse, 
applaudi au théâtre, souffleur des intelligences pares- 
seuses qui vivent trois mois sur une pointe de vaudeville 
ou un refrain de chanson ; prêt à fabriquer, selon le 
temps ou Toccasion, une féerie ou une barricade, com- 
mençant par Orphée ou Âgamemnon pour aboutir au 
père Gaptier et à l'archevêque de Paris; traitant les vé- 
rités comme éesfiœlles et les questions comme des trucs; 
disant pour les raffinés : « Le Saint-Père devrait jouer sa 
coutonne au bézigue avec Victor-Emmanuel, » — et pour 
la populace : « La canaille! mol, j'en suis! » — Xavier 
Âubryetnous donne quelques échantillons de ces produits 
de la himille; cela fait froid dans le dos. 11 était, il est 
encore de mode dans un groupe dont les premiers ténors 



M. XAVIER AUBRYET 325 

visent à rAcadémie, d'appeler Notre-Seigneur Jésus- 
Christ « un jeune homme fort distingué. » Un avocat 
dont le 4 septembre a fait un homme d'Etat, définissait la 
patrie : « un poteau gardé par un douanier, » Si, depnis 
lors, le poteaa a changé de place et le douanier d'uni- 
forme» il n'y a pas peu contribué. Les articles de M. Henri 
Rochefort, si bêtement admirés malgré l^ur fond de gros- 
sièreté perverse, étaient infectés de cette essence de 
huaille^ si bien décrite par Xavier Aubryet. On devinait, 
en le lisant, qu'il pelotait en attendant partie, et que cette 
littérature de casse-cou ou plutôt de coupe-tête n'était, 
dans sa pensée, que le ballon d'essai, le prologue d'une 
régénération sociale où il serait permis de brûler et de 
fusiller autre chose que le bon sens, la vérité, la tradition 
et râuiorité. Voir réussir auprès des hommes et des femmes 
du monde ce misérable genre d'esprit, qui en réalité n'au- 
rait dû être goûté et même compris que par les viveurs 
de bas étage, les boursicotiers du passage de l'Opéra, les 
louaties de cinq ou six cafés du boulevard, les habituées 
de deux ou trois petits théâtres et les catégories inférieures 
de la bohème galante, ce fut pour les gens de goût un cha- 
grin véritable. Ce chagrin était un pressentiment. Un pays 
où régnaient en souveraines celte mode, cette manie, 
cette épidémie, ces complaisances, où les uns applaudis- 
saient par ton ce queles autres écrivaient, disaient, chan- 
taient ou criaient par calcul, instinc^ou métier ; un*pays 
où le succès justifiait ces ignobles gageures de cynisme, 



326 NOUVEAUX SAMEDIS 

d'ironie à froid et de paradoxe à outrance, se dësarmaii 
d'avance contre les périls et les horreurs d'une crise où il 
eût fallu appeler à notre aide toutes les vertus, toutes les 
vérités, toutes les grandeurs morales, dissoutes et pulvé- 
risées par la huaille. Au dehors, en face des Prussiens, 
la résistance devait fatalement offrir les caractères d'une 
im mense fantaisie que paralysaient le désordre, le caprice, 
la fanfaronnade, la présomption ignorante, Tahsence com- 
plète de conviction, de règle et de discipline. Au dedans, 
la guerre antisociale, — commencée bien avant le 18 mars, 
— ne pouvait être que la traduction féroce d'un texte 
préparé de longue main et fourni au jour le jour par des 
milliers de lecteurs bénévoles et des centaines de beaux 
esprits. 

Ref userez-vous de l'effacer ? Persisterez- vous à le répéter, 
à le relire ? Alors la Commune aura des récidives, et la 
défaite n'aura pas de revanches. 

A ce chapitre, où le plus vif esprit parisiea fait l'office 
de la lance d'Achille, ajoutez ceux que Xavier Aubryet 
intitule : De la prétendue décadence des peuples catholi- 
ques, — Les deux Athéismes, — Les gens qui craignent 
les prêtres. Que de raison et que de verve ! que de 
patriotisme et de franchise ! L'auteur ne se donne pas pour 
un théologien ou un père de l'Eglise. Son plaidoyer n'est 
pas un sermon. Sous prétexte de rendre plus haïssables 
les crimes de la Teyeur, les scènes sanglantes de la cour 
des Carmes, la profanation des sanctuaires, le pillage des 



M. XAVIER AUBRYET 327 

couvents, les violences garibaldiennes et le massacre des 
otages, vous ne l'entendrez pas essayer l'apologie de la 
Saint-Barthélémy, de l'inquisition et de la torture. Non ; 
mais il est profondément français, sincèrement ami de la 
vérité et de la justice, ému dotant de douleurs supportées 
avec tant de courage, révolté Ûes prodiges d'ingratitude 
qui répondent à des miracles de dévouement, indigné de 
ces persécutions intellectuelles qui ouvrent les voies aux 
persécutions brutales ou meurtrières. Il sait que les exé- 
cuteurs des arrêts de la Commune auraient pu répéter^ 
' pour leur défense, à bien des personnages haut placés, 
ministres en expectative ou en activité de service, ce 
qu'un conventionnel régicide disait à un député de TÂs- 
semblée législative : « Vous nous aviez livré un cadavre, 
nous l'avons enterré. » — Il a mesuré, comme nous tous, 
le mal affreux que feit à la France cette haine d'une partie 
de ses enfants contre une religion qui fut un des élé- 
ments de sa grandeur, et qu'ils ne peuvent, en dépit de 
quelques rêveurs superbes ou de quelques utopistes ridi- 
cules, remplacer que par le culte de la matière. Il cohi- 
prend et il prouve que tout ce qu'on retranche à la foi, 
aux espérances divines, à l'esprit d'abnégation et de sa- 
crifice, est autant de perdu pour les qualités fortes et 
viriles qui rendent une nation invincible. Ce sont 
coDune des fortifications idéales^ plus puissantes que les 
mursl d'enceinte ; elles tombent, et, en tombant, livrent la 
place à l'ennemi. 



328 NOUVEAUX SAMEDIS 

Je lermioe par ua convenir personnel cet homnauigQ 
incomplet à un livre excellent. Dans les premiers jours 
de février 1871, lorsqu'il n'y avait plu» rien à espérer 
qu'un peu de sens commun après la défaite, j'entendis 
. un vieux saio^8imonien, qui a pu avoir le génie des af-* 
faires, mais qui était bien la parleur le plus lourd et le 
plus agaçant qui se puisse imaginer, feu M. Arles- Dufour» 
dire avec un aplomb digne du Père Enfantin -: « Ce n'est 
pas étonnant ; tous les peuples catholiques doivent finir 
par là I » "^ Et en vérité, on aurait eu le droit de se 
demander si le plaisir de lâcber cette ruade au catholi- 
cisme ne tempérait par pour lui l'amertume du désastre. 
A quoi un des assistants répliqua : « C'est tout simple ! 
mais à qui la faute ? A la religion catholique, ou 
'à ceux qui enseignent au peuple une telle haine contre 
les prêtres qu'il n'a plus de quoi haïr les Prussiens? 
— Qu'attendre d'un pays où le sentiment anti- chrétien se 
substitue au sentiment national? » 

Cette simple réplique, Xavier Aubryet Ta développée et 
saupoudrée de sel dans des page$ éloquentes ou char- 
mantes qu'il faudrait citer en entier ou analyser en détail. 
Il faudrait au$si lire, relire, recommander à ses amis et 
connaissances, à l'élite et à la foule, urbi et orhi, les 
De%ix morales, la Liste cimle des Réolutions, les Mil- 
lionnaires subversifs, les Bienséances nationales, pu 
plutôt tout le volume. Forcé de me borner, je reviens à 
mon texte et à mon point de départ : Si l'esprit français, 



M. XAVIER AUBRYET 329 

l'esprit parisien, songe enfin à se convertir sans se rési- 
gnera abdiquer, il n'ariende mieux à faire qu'à prendre 
pour manuel et pour programme ces Représailles du 
sens commun. Si, au contraire, il s'obstine et s'endurcit 
dans ses vieux péchés, il sera du moins forcé, en lisant 
Xavier Aubryet, de s'appliquer le proverbe : « On n'est 
jamais trahi que par les siens ! » 



XIV 



LYCÉE CONDORCET!!! 



SCèNBS DE LA VIS PRIVÉS. ..DE LOOIQUB 



Septembre 1872. 
PERSONNAGES 

LA COMTESSE DE KERTEN. 
RENÉ, son fila (16 nu). 
M. M OR EL, préeeptear d« René. 
UN PROFESSEUR DE RHÉTORIQUE. 
UN PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE. 
UN PROFESSEUR d'HISTOIRE. 

ÉLÈVES, LAURÉATS DU CONCOURS GÉNÉRAL, 
É'HEUTIERS, etc., etc. 

La scène se passe à Paris, le 4 août 187... 



LYCÉE GONDORGilT 331 



Un appartement rue d' Anjou- Saint-Honoré. 



LA COMTESSE, RENÉ 

LA COMTEâSE 

René ! 

Mère ! voici un petit rayon de joie que je vous apporte 
au milieu de vos tristesses... Je suis à peu près sûr d'a- 
voir, au concours général, un prix de discours français, 
et, à mon Lycée, au moins trois couronnes. 

LA COMTESSE, & porU 

Hélas ! des couronnes sur des tombeaux ! (Haut.) Cher 
enfant ! le seul bien qui me reste ! Ah ! tu dis vrai, si je 
pouvais être consolée, c'est en toi, c'est dans tes succès, 
dans mon juste orgueil maternel que je retrouverais le 
courage et Tespérance... Mais vois-tu ? J'ai trop souffert, 
et le dernier coup qui m'a frappée — il y a trois ans, il 
me semble que c'était hier, —a ravivé dans mon pauvre 
cœur tant de tragiques souvenirs 1... 

RENÉ, les larmes aux yeax. 

Ah ! oui, Maurice, mon frère aine, un héros !... 

LA COMTESSE, avec une eertaine exaltation. 

Un martyr !... mort à Patay, après une incroyable s<^.- 
rie de privations et de tortures. 



332 NOUVEAUX SAMEDIS 

RENÉ| arec un geste de menace et de* haine. 

Taé par les Prussiens... 

LA COMTESSE 

Oui, par les Prussiens, mais aussi par ces hommes 
sans foi et sans pitié, qui, pour assouvir leur ambition et 
assurer leur République, prolongèrent cette abominable 
guerre ! Oui, mon René, Maurice a été une victime de 
la Révolution, comme ton père, tué à Castelfidardo» com- 
me ton grand-père, brûlé à la Pénissière ; comme ton 
bisaïeul et ses deux frères, immolés par la Terreur avec 
leurs sœurs et leurs femmes!... Pardonnons, mon en- 
fant, mais n'oublions pas ! Je ne te prêcherai jamais le 
ressentiment et la vengeance... au contraire!... Notre 
malheureuse France ne peut être sauvée que par une ré- 
conciliation... dont on nous donne bien peu l'exemple... 
Oui, union et oubli... pourvu qu'on ne nous force pas 
d'honorer les auteurs de nos maux... Si tu veux, René, 
que je ressente dans toute sa plénitude la joie de tes suo- 
cès, promets-moi, non pas de haïr, mais de demeurer 
fidèle à ce deuil presque séculaire, à ces souvenirs sa- 
crés, à ces saintes et douloureuses images..* Et main- 
tenant voici l'heure de ta classe.. L'excellent M. Morel 
t'attend... Va, mon enfant I (ËUe le baise au froat.) à ce 
soir!... 



LYCÉE CONDORCET 333 



La rue. 

RENE, un livro sous le bras. — M. IIOREL* 
Ils pMseut devant le monument expiatoire» 

RENÉ 

Mon ami, je ne sais pourquoi je me sens aujourd'hui 
plus ému que d'habitude à la vue de ce monument... Il 
est pourtant bien laid... 

M. MOREL 

N'importe ! il nous rappelle la mémoire d'un des prin- 
ces les plus absolument vertueux qui aient jamais existé; 
d'un JUSTE qui eût donné à la France le bonheur, la li- 
berté, la paix, si son œuvre ne lui avait pas été arrachée 
des mains par des sophistes et des scélérats, intéressés 
à changer les réformes pacifiques en révolution sanglante. 
Ces colonnes et ces cryptes pseudo-égyptiennes vous par- 
lent d'un de ces crimes indélébiles qui deviennent la 
fatalité d'un peuple et le condamnent à des siècles d'^- 
pîalions et de désastres. Shakspeare a écrit là-dessus d^ad- 
mirables vers, que je vous lirai quand vous serez plus 
fort en anglais. 

RENÉ 

Ah ! les régicides furent de grands coupables !... 

MOREL 

Oui, mais presque aussi coupables qu'eux, les hommes 

19. 



334 NOUVEAUX SAMEDIS 

qui avaient rendu inévitable le dénoûment de cette tragé- 
die 1... 

RENIÉ 
Et ces hommes, quels sont-ils ? (En ce moment, ïtii s'arrAtent 
deyant la façade da lycée ; qaelq[aei groupes d'élères attendent à la porte ; 

René reprend :) Hou ami, ue me diiez-vous pas enfin ce qu'a 
été et ce qu'a'fait ce Gondorcetj dont le nom a remplacé 
sur ce fronton le nom de Bonaparte?... 

H. Morel reste sileneieox ; en ce moment l'heore Boone, les portes a'on- 
▼rent ; René s'engonffre avec ses camarades dans la coor dn lycée. 



Clause de rhétorique. 

LE PROFESSEUR. - RENÉ. - VÉTÉRANS 

ET NOUVEAUX 

Chalenr accablante. 
LE PROFESSEUR 

Mes amis, je vois avec un chagrin fort modéré que tous 
les cancres f peu intéressés à la distribution des prix, sont 
partis pour Dieppe, Enghien, Trouville, Luchon ou autres 
lieux. Il ne me reste plus que mon état-major. .. tous ou 
presque tous lauréats en expectative, (u s'essaie le front.) 
Mettez que je n'ai rien dit. D'autre part, il fait bien chaud» 
et vous savez que, pendant la dernière semaine qui suit 



LYCÉE CONDORCET 335 

les compositions et précède les vacances, il est d'usage 
immémorial de nous relâcher un peu de nos travaux réo- 
tilignes, pour faire de l'école buissonniëre à travers les 
chefs-d'œuvre de notre littérature. Voyons^ ne nous en- 
dormons pas. . . Messieurs, les plus beaux vers de la 
langue française... la première scène à'AthaUe... René 
de Kerven, commencez I 

René récite de mémoire le commencement de la scène et arrive & ces 
qaatre vers : 

Faut-il, Abner, faut-il vous rappeler le cours 
Des prodiges fameux accomplis en nos jours, • 
Des tyrans d'Israël les célèbres disgrâces, 
£t Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces?... 

LE PROFESSEUR 

Très-bien !... à vous, Carpentier ! 

CARPENTIER 

Les prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense ; 
Notre crédulité fait toute leur science. 

LE PROFESSEUR, farieux. 

Quelle est cette charge de mauvais goût? Vous savez 
très-bien que Voltaire, adoptant, dès son début, une mé- 
thode qu'il suivit jusqu'au bout, a visé, dans ces deux 
vers, les prêtres catholiques par-dessus la tête des pon- 
tifes thébains. Si nous n'étions pas à la fin de Tannée, et 
si vous n'étiez pas un élève à concours, je vous donnerais 
il copier cinq mille fois le verbe : « Je suis un détestable 



336 NOUVEAUX SAMEDIS 

plaisant. » George Pottier, vous levez la main. . . Est-ce 
pour sortir? 

POTTIER 

Non, monsieur, c'est pour parler. 

LE PROFESSEUR 

Eh bien ! je vous écoute. 

POTTIER 

Monsieur, vous êtes si bon, qu'on se croit presque votre 
camarade... 

LE PROFESSEUR, souriant. 

Vil flatteur! 

POTTIER 

Je vais donc vous parler à cœur ouvert. (Tiramt de n poche 

un petit Yolame grisâtre.) YolCl UQ livrC qUe j'âj trOUvé ChoZ 

notre ami Dauvin, — vous savez! le brave Dauvin, du 
passage du Havre, la Providence des écoliers qui ont le 
•ourage de se séparer de leur Gradua ad PamoMum 
pour avoir le plaisir de goûter les petits pâtés de madame 
Bourboneux... 

LE PROFESSEUR 

Eh bien ? 

POTTIER 

Eh bien! j3 ne défends pas Voltaire; mais enfin, dans 
ces vers à' Œdipe, il bbservait encore certaines bienséan- 
ces. Il se laissait deviner, rien de plus. Voici qui est plus 
explicite: «.. Vingt sectes finirent par se perdre dans la 
» religion de Jésus. On parvint à composer de leurs dé- 



LYCÉE CONDORCET ' 337 

» bris une croyance à laquelle se réunit peu àpeulamas- 
» se de ces illuminés. Tous croyaient à un Christ, à un 
> Messie envoyé de Dieu pour réparer le genre humain. 
• On se disputait sur son nom mortel ; mais celui d'un 
» prophète qui avait paru en Palestine, sous Tibère, éclip- 
» sa tous les autres, et les nouveaux fanatiques se rai- 
» lièrent sous Tétendard du fils de Marie... L'esprit de la ' 
» nouvelle secte convenait mieux (que le paganisme) à 
» des temps de décadence et de malheur. Ses chefs, mal- 
» gré leurs fourberies et leurs vices, étaient des enthou- 
» siastes prêts à périr pour leur doctrine... Un grand 
» homme, Julien, voulut délivrer le monde de ce fléau. 
» Bientôt sa mort brisa la seule digue quipât encore s'op- 
» poser au torrent des superstitions nouvelles comme 
» aux inondations des barbares... » 

LE PROFESSEUR 

Assez! assez !... Quel est le fou, le misérable, qui a 
écrit ces infamies ?... 

POTTIER 

Il y en a,commecela, des centaines de pages,.. 

LE PROFESSEUR 

Son nom, son nom, pour qu'on le mette au ban de toute 
civilisation chrétienne, de toute société raisonnable!.. 

POTTIER 

Monsieur, permettez... Ce nom, je ne voudrais pas le 
dire tout haut... 



338 NOUVEAUX SAMEDIS 

LE PROFESSEUR 

Eh bien, venez !..• 

Le ïhétoricien s ayonoe yen U chaire et mannare on nom à l'oreille du 
profeuenr ; celui-ci devient rouge comme une piroine et bredouille qnelçpies 
mots inintelligibles. — Tableau. 



Classe de philosophie 

LE PROFESSEUR 

Messieurs, nous avons épuisé les sujets liabituels de 
notre cours. . . psychologie, logique, métaphysique, morale. 
Vous ôtesdes hommes, et vous allez entrer dans le monde; 
aijyourd'hui, c'est une simple causerie que je voudrais 
échanger avec vous... Voyons, Rochereau, quelle question 
vous plairait-il de traiter à l'amiable ?... 

ROCHEREAU 

Le suicide. 

LE PROFESSEUR « 

Ce n'est pas gai; mais vous avez peut-être raison. Cha- 
que régime apporte avec soi un tr^it caractéristique, l'é- 
pidémie d'un vice ou Texcès d'une vertu. Tant qu'a duré 
l'orgie du césarisme, j'aurais eu, par exemple, à vous pré- 
munir contre le servilisme, le culte des jouissances maté- 
rielles, ou, en d'autres termes, contre la doctrine des Epi- 
curiens. Sous la République, c'est le stoïcisme qui do- 
mine, avec toutes ses austérités et toutes ses grandeurs; 



LYCÉE GONDORGET 339 

mais le stoïcisme peut avoir aussi ses abus. Â force de re- 
tremper et d'affermir les âmes, de les rendre indifféren- 
tes à l'argent, au luxe, à la souffrance, au plaisir, aux va- 
nités et aux ambitions de ce monde, il les dispose à un 
sacrifice que réprouve la morale du christianisme, é. il ne 
dissuade pas du suicide... Or, messieurs, lé suicide est un 
crime... Créature de Dieu, Thomme n'a pas le droit de 
détruire Fœuvre divine... Le moraliste chrétien assimile 
le suicide à Tassassinat... Ecoutez Jean-Jacques Rousseau, 
qui n'estpourtant qu'un déiste..« 

La professeur lit à ses élèves 1a célèbre page qui Gnit par ces mots : — 
« Meurs ! ta n'es qu'au méchant ! * 

ROCHBREàU 

Alors, monsieur, si un homme était miraculeusement 
rappelé à la vie après une tentative de suicide, vous ne 
voudriez pas qu'on vous le donnât pour collègue, qu'on 
l'installât dans votre chaire, qu'on l'offrit à la jeunesse 
comme modèle, instituteur ou patron?. . . 

LE PROFESSEUR 

Je le crois bien! La retraite, le silence, le repentir, l'ou- 
bli, voilà ce qui lui conviendrait. . . 

ROCHEREAU 

Eh bien! monsieur, voulez-vous me permettre de ra- 
conter une histoire? 

LE PROFESSEUR 

Racontez. 



9V 



340 NOUVEAUX SAMEDIS 

RÔCSEREAU 

Le !27 mars 1794, arrivait à Bourg-la-Reine un person- 
nage mystérieux qui se donnait pour un domestique dont 
le maître venait de mourir; mais la finesse de son linge, 
l'élégance de son portefeuille, un louis d'or qu'il tira de 
sa poche, un Horace relié en maroquin vert, tous ces in- 
dices éveillèrent les soupçons du comité révolutionnaire. 
Il flaira un Girondin, c'est-à-dire un de ces révolution- 
naires lettrés, raffinés et aristocratiques qui, après avoir 
applaudi au 10 août, poussé àla déchéance de LouisXYI, 
déclaré la guerre à l'Europe, démuselé toutes les hyènes 
et tousles tigres, furentasseznaïfs pourcroire qu'ils4)our- 
raient rester maîtres des passions furieuses, allumées par 
leur faconde et envenimées par leur connivence. Provi- 
soirement, ce personnage fut enfermé dans une prison. 
Le lendemain, lorsqu'on vint l'y chercher, on ne trouva 
que son cadavre. Il avait fait usage du poison qu'il portait 
constamment sur lui, et que Cabanis, le fameux athée, 
avait composé tout exprès pour ses amis les convention- 
nels, bien sûr que leurs idées, leurs vertus, leurs leçons 
et leur parti les conduiraient lot ou tard à opter entre le 
supplice et le suicide. . . 

LE PROFESSEUR, un pea anxieax. 

Attendez ! ... je crois me souvenir... je ne sais où j'ai lu 
cette sinistre histoire ou quelque chose d'analogue... (n 
héûu.) Rochereau, venez donc en aide à ma vieille mé- 
moire... 



LYCÉE CONDORCET 341 

Même jen que dans la classe de rhétorique. L'élève s'approche de la 
chaire et pron.^nce un nom à voix basse. Le professeur devient pâle comme 
un cierge funéraire, et balbutie quelques syllabes incompréhensibles. 



Classe dhisloire. 



LE PROFESSEUR 



Jeunes gens ! nous voici a notre dernière classe. Le 
cours est fini. Je suis content de votre travail, de vos 
succès. Nous sommes presque en vacances. Pendant ces 
deux heures qu'il nous reste à passer ensemble, j'aime- 
rais à intervertir les rôles. Je vous ai bien souvent inter- 
rogés. A votre tour, interrogez-moi, et terminons par 
une SQance d'enseignement mutuel. Moucher Rabourdin, 
n'avez-vous rien à me dire ? 

RABOURDIN 

Pardoji, monsieur, je voudrais — la question est déli- 
cate — savoir ce qu'il faut décidément penser de l'in- 
fluence du christianisme au moyen âge ? 

LE PROFESSEUR 

Rien de plus simple. L'Empire romain était tombé 
en pourriture, par une fouie de causes qui vous ont été 
suffisamment expliquées. Les invasions des barbares dé- 
truisirent le vieux monde pour le régénérer. Dans cette 



342 NOUVEAUX SAMEDIS 

crise formidable, dans cette transition terrible entre la 
corruption et la barbarie, la civilisation aarait pu périr ; 
ce fut le christianisQie qui la sauva. Il prit au berceau 
cette société naissante ; il débrouilla ce'cbaos, il adoucit 
ces mœurs rudes et grossières ; il fit peu à peu pénétrer 
le jour dans ces ténèbres. Ufléchit ces caractères indomp- 
tables. Si les chefs-d'œuvre de la littérature antique 
n'ont pas disparu dans cette nuit sanglante, c'est à lui 
que nous le devons. Si l'esprit moderne, si le génie des 
lettres et des arts sont sortis victorieux de cette secousse, 
s'ils se sont révélés d'abord dans Tarchitecture, puis dans , 
la poésie, puis dans la peinture, ce sont là les bienfaits de 
la religion chrétienne. Dante, pour ne vous citer que ce 
seul nom, a précédé de trois siècles l'époque qu'on ap- 
pelle la Renaissance, et, quand il a écrit ses poëmes 
immortels, il y avait déjà sept ou huit cents ans que les 
merveilles de l'art gothique. .. 

RABOURDIN 

Tout le monde n'est pas de votre avis, monsieur le pro- 
fesseur I 

LE PROFESSEUR 

Hélas 1 je le sais... Bien des écrivains ont plaidé la 
thèse contraire... Ce sont de mauvaises lectures, et, si j'en 
avais surpris un entre vos mains, j'aurais été forcé de 
vous punir sévèrement. 

RABOUEDIN 

Et aujourd'hui ? . ._v - 



LYCÉE GONDOHCËT 343 

LE PROFESSEUR 

Aujourd'hui... nous ne sommes plus en classe... il y 
a des licences. 

RABOURDIN 

Eh bien I rien que quelques lignes : « Le mépris des 
» sciences humaines ftit un des premiers caractères du 
» christianisme* Son triomphe fut le signal de l'entière 
» décadence des sciences et de la philosophie. Bans cette 
» époque désastreuse, l'ignorance traîna après elle, ici, la 
» férocité, ailleurs une cruauté raffinée, partout la cor- 
» ruption et la perfidie t Des rêveries tbéologiques , 
» des impostures superstitieuses, furent le seul génie des 
• hommes, l'intolérance religieuse leur seule morale ; 
» grâce à l'ignorance des prêtres, on vit disparaître ce 
» qu'on aurait pu espérer de la lecture des livres latins. . . » 

LE PROFESSEUR 

Oh I c'est trop fort ! quels mensonges 1 Et quel chara- 
bias ! 

RABOURDIIC, continaant. 

« Montrons les pontifes de l'Eglise romaine subjuguant 
» rignorante crédulité par des actes grossièrement for- 
» gés ; ayant dans tous les Etats une armée de moines 
» toujours prêts à exalter par leurs impostures les ter- 
» reurs superstitieuses; ordonnant, au nom de Dieu, la 
» trahison et le paijure, l'assassinat et le parricide. La 
» morale, enseignée par les prêtres seuls, créait une foule 
> de devoirs purement religieux, de péchés imaginaires. 



344 NOUVEAUX SAMEDIS 

» On comprenait avec soin, parmi ces péchés, depuis les 
» faibl^ses lesplas innocentes de l'amour jusqu'aux excès 
» delà débauche la plus crapuleuse. C'était une des bran- 
» ches les plus productives du commerce sacerdotal, 
» spéculant sur l'ignorance. On imagina jusqu'à un enfer 
» d'une durée limitée, que les prêtres avaient le pouvoir 
» d'abréger... Us vendaient des arpents dans le ciel pour 
» un nombre égal d'arpents terrestres... » * 

LE PROFESSEUR, exafepéré. 

En voilà assez ! en voilà trop! c'est hideux!... Jamais 
la mauvaise foi et l'impiété ne se sont produites sous des 
formes plus abominables... Le malheureux qui a écrit 
cette odieuse page doit être relégué au-dessous de ceux- 
là mêmes que notre illustre maître, M. Guizot, a appelés 
les malfaiteurs de Tintelligence. Dites-moi son nom, pour 
que je lui inflige mon mépris et ma haine ; après quoi Je 
me hâterai de l'oublier ! 

RABOURDIN 

Vous ne l'oublierez pas, monsieur, car vous le revoyez 
tous les jours, matin et soir... 

LE PROFESSEUR 

Que signifie?... 

Raboardin, même jen qae dans les classes de rliétoriqae et de philosophie. 
Rabonrdin dit toat bas un nom au professeur, qui devient vert comme un collet 
.d'académicien, et bégaie quelques paroles inextricables • 

1^ Nous serons moins discrets que les élèves Pottier, Ro- 



LYCÉE CONDORCET 345 

Un mou aprè^ ; ^, Â* on 5« «noivernire du 4 septembre i870, Uoe ia- 
snrrection ylctorieuse ; seconde édition de la Commune, rerue et augmenté». 
Rassemblement an bout de la rue Joubert, devant le Iyc4B Condorcet ; écharpes 
rouges. YaUès, Félix Pyat, Razoua, Vermersch, et autres communards de llu 
venir ; ouvriers maQon» et peintres en bâtiments. 

YERMERSCH 

Qui est-ce qui m'a f...içhu un nom comme celui la, Tan 
83 de la République? Un marqai3i un aristocrate, un ré- 
volutionnaire à manchettes^ une poule mouillée qui n'a 
pas même eu le courage de voter carrément la mort de 
Capet!.. F...lanquez-moi à bas ce dernier vestige de l'in- 
fâme réaction, et mettez à la place: lycée Robespierre ! 

UN BOURGEOIS TREMBLEUR, caché dans la foule. 

En attendant pire ! 

RENÉ DE KERYEN 

Ou mieux ! 

chereau et Rabourdin. Ces phrases hideuses sont textuellement 
extraites de V Esquisse des progrès de l'Esprit humain, qui passe 
pour le chef-d'œuvre du marquis de Condorcet. J'ai eu le cou- 
rage de lire cet ouvrage odieux et insensé. Comme talent, c'est 
inférieur aux chapitres les plus ennuyeux de Tabbé Raynal. 
€omme mauvaise foi, ignorance volontaire, mensonge systé- 
matique, gageure contre La vérité, l'histoire et le bon sens, 
c'est inouï, incroyable I MM. Michelet, Quinet, Taine, Renan, 
Ernest Havet, Edmond About sont des pères de l'Eglise, si on 
les compare à ce prodige d'impiété, de rage et d'athéisme. 



346 NOUVEAUX SAMEDIS 

Ah I que la République cesse de traiter de Bas-Empire le ré- 
gime qu'elle a renversé et remplacé I le Bas-Empire, la déca- 
dence archi-byzantine, c'est le temps où on ëreinle, un mois 
durant, M. Jules Simon pour avoir manqué de respect à la 
mémoire anacréontique de M. Auber, et où pas une voix ne 
à'élève contre cette monstruosité: le meilleur collège de Paris, 
le collège où ont brillé les noms des Fklloux^ des Broglie, 
des Fezensac, des La Ferronnays, des Turenne, des Ganay^ 
des Rougé, des La Roche -Aymon^ des La Rochefoucauld, 
des DuchAtel, placé soua l'inTOcation, sous le patronage du 
marquis renégat, quasi-régicide, athée, auteur du livre dont 
je viens de citer des fragments, et dérobé par le suicide aux 
conséquences logiques de ses doctrines I 



XV 



LES PRÉFETS 



DE LA RÉPUBLIQUE* 



Septembre 1872. 

S'il ne s'agissait que de donner notre avis sur ce jfetit 
livre, la tâche serait agréable et facile. Il est évident que 
l'auteur a beaucoup d'esprit, et du meilleur. Homme de 
bonne compagnie, il sait s'arrêter au point où la person- 
nalité deviendrait blessante, où le croquis, lestement et 
finement enlevé, se changerait en caricature, ou l'égrati- 
gnure qui fait sourire ressemblerait à la plaie qui fait crier. 
Forcé par le choix de son sujet d'être épigrammatique, 
il fustige plutôt qu'il ne flagelle ; il possède l'aiguillon de 
l'abeille plutôt que le dard de la guêpe. Les épines dont 
il tresse ses quatre-vingt-neuf couronnes préfectorales 

1. Par M. Femand de Rodays. 



^ I 



348 NOUVEAUX SAMEDIS 

sont empruntées à des rosiers plutôt qu'à des boux. Vous 
ne trouverez pas un grain de poivre de Cayenne dans sa 
provision de sel^ pas une goutte de fiel dans son bocal de 
veijus. Il se sert, en guise de gourdin, de la plus légère 
et de la 'plus élégante des gauler, et ce n'est pas ma faute 
si ce dernier mot prête à un double sens, dxxe l'esprit 
gaulois ne récuserait pas. Son fleuret, démoucbeté quel- 
quefois, n'est jamais empoisonné. Peut-être, parmi tous 
ces préfets si finement esquissés eVcroqués, en est-il 
deux ou trois qui, rencontrant çà et là quelques allusions 
à leurs jolis péchés de jeunesse, murmureront bien bas ; 
<c Que dira ma femme ? » Les femmes ne diront rien ; 
presque aussi spirituelles que M. Fernand de Rodays, elles 
pardonneront à leurs maris d'avoir un passé pourvu qu'ils 
aient un avenir ; elles comprendront que, pour être, en 
1872, préfet de la République, il faut avoir beaucoup 
oublié, et que, quand on se souvient si peu de ses opi- 
nions, on doit se souvenir encore moins de ses amours. 
Voilà donc qui est réglé et hors de cause; le talent de 
récrivain et le mérite du livre. Maintenant, si vous me 
demandez quelle'impression m'a laissée cette lecture, je 
serai plus embarrassé. L'impression est bizarce, complexe, 
paradoxale, contradictoire. Le livre amuse, et il attriste; 
il rassure, et il effraie. On commence par s'étonner et se 
n'jouir qu'après tant de révolutions, tant de catastrophes, 
tant d'hécatombes administratives et politiques, il nous 

• 

reste encore un si grand nombre d'hommes distingués qui 



LES PRÉFETS DE LA RÉPUBLIQUE 340 

se résignent à s'occuper de nos affaires. Pais on réfléchit, 
on regarde autour de soi, et on songe -avec chagrin que 
ces antécédents honorables, ces origines aristocratiques 
et monarchiques, ces dons de la naissance et de la fortune, 
cesqu^ilités dïntelligence et de cœur, sont autant de perdu 
sous un régime comparable aux maladies chroniques 
qui neutralisent ou enveniment les aliments les plus sains, 
au milieu d'institutions insensées qui placent la bonne 
volonté d'un fonctionnaire entre les défaillances du (gou- 
vernement et les produits du suffrage universel. On a 
envie de s'écrier: «Mais c'est magnifique! Des nom$ qui 
remontent aux croisades ! Une succursale du faubourg 
Saint-Çermain ! Des Montesquiou, des Villeneuve, des Fia- 
Vigny, des Séguier,des Bardonnet, des Malartic! D'autres 
qui s& rattachent aux plus purs souvenirs de la Restaura- 
tion ! Des hommes qui se sont brillamment posés au bar* 
reau, a la tribune, dans la politique, dans la presse ! Que de 
gages de sécurité ! »— Hélas ! on se ravise, et on reconnaît 
que ces parchemins, ces blasons, ces affinités royalistes, 
ces états de service, ces gentilshommes de haut parage 
mêlés à ces secrétaires d'avocats républicains, ces épaves 
dé deux ou trois naufrages confondues avec ces créatures 
de deux ou trois insurrections, ces promiscuités de l'ar- 
moirie et de la basoche, ces écussons estampillés par la 
griffe du 4 septembre, ne nous offrent qu'un désordre de 
plus, une image du chaos, une variante, entre mille, de 
l'anarchie sociale, intellectuelle, morale, qui partage les 



350 NOUVEAUX SAMEDIS 

. préfets, comme nous tous, en deux grandes catégoiles; 
les mauvais, qui ont toute licence pour faire beaucoup 
de mai; les bons, qui ne peuvent faire aucun bien. 

Là est le vrai sens de ce piquant ouvrage, où les lec- 
teurs frivoles n'ont sans doute cherché qu'un amusement 
de cinq minutes, répété quatre-vingt-neuf fois ; les con- 
quêtes des 89, dont un bon tiers, tout au moins, ne s'at- 
tendaient guère, il y trois ans, à trôner aujourd'hui dans 
ces hôtels de préfecture, transformés en palais par le faux 
luxe de TEmpire ! C'est par là que le livre de M. Femand 
deRodays, malgré sa légèreté d'allures^ mérite de prendre 
place parmi les documents destinés à l'histoire de notre 
malheureuse époque. Les traits qu'il lance ne sont que 
malins ; les questions qu'il soulève sont sérieuses; tâchoiis 
d'en effleurer quelques-unes, et ne soyons ennuyeux que 
le moins possible. Â propos de cette curieuse galerie des 
Préfets de la République, ce serait abuser de la loi des 
contrastes. 

Je n'ai jamais fait de statistique préfectorale, et je n'i- 
gnore pas d'ailleurs tout ce qu'il y a de désobligeant dans 
les comparaisons personnelles. Pourtant, d'après le peu 
que je connais ou que j'ai connu, j'offrirais de parier que 
la moymne actuelle de nos préfets, même après avoir servi 
de pelote aux épingles d'or de M. deRodays, reste encore 
supérieure aux préfets de Louis-Philippe ou de l'Empire. 
Qui ne préférerait , par exemple, M. de Villeneuve à 
M. Gavini, M. de Ghampvans à fif. Pougeard-Dulimbert, 



LES PRÉFETS DE LA RÉPUBLIQUE 35i 

M. Delcnssot à M. Bohat? Les deux fonctionnaires à poigne 
qui frappèrent d'interdit officiel nos admirables évoques 
d'Orléans et de Poitiers, étaient-ils dignes de brosser 
l'habit de M. Albert Gigot et de M. Léon Lavedan, si spi- 
rituel, si aimable^ correspondant à tout ce qu'il y a, en ce 
monde, de bon, d'élevé, de généreux et de sympathique? 
Ainsi de suite. Non, ce n'est pas là que le bât républicain 
nous blesse. D'autre part, si tout n'est pas blanc ou même 
tricolore dans la liste que j'ai sous les yeux, si barricade 
y rime 'à croisade^ si les protégés de MM. Gambetta et 
Jules Ferry y coudoient les petits-ôls des gentilshommes 
de la Chambre, si les Cantonnet et les Gamescasse y figu- 
rent à côté des Crisenoy et des Yaufreland, soyez bien 
snrs que cette écarlate n'est pas bon teint, et ne demande 
rait qu'à tourner au rose tendre. Il suffirait d'une invita- 
tion du châtelain du voisinage, d'un sourire de la châte^ 
laine, d'un bal dont Célimène ferait les honneurs à Brutus, 
pour fléchir ces inflexibles, dompter ces indomptables, 
remplir de crème à la Chantilly ces écuelles de brouet 
noir, persuader à ces démocrates que l'aristocratie n'est 
pas si méchante qu'elle en a l'air, et que la société polie 
ne mérite pas tous les anathèmes des clubs. Cantonnet 
préfet, ce n'est plus Cantonnet tout court, et quelques idées 
d'ordre, d'autorité, de discipline, viennent nécessairement 
se superposer aux couches primitives de sédition et de ré- 
volte universelle. L'ambition sortie donne d'autres con- 
seils que l'ambition rentrée ; le contact des hommes et 



352 NOUVEAUX SAMEDIS 

lies affaires nous apprend qae, pour diriger les unes et 
gouverner les autres, il faut accepter les vieilles tradi- 
tions, employer les vieux moyens et revenir aux vieux 
programmes. Peu à peu la farine administrative fait tom- 
ber le levain révolutionnaire, et le tout finit par être d'as- 
sez bonne pâte. 

 part quelques exceptions monstrueuses, à la Dupor- 
tal, qu'il sied de reléguer parmi les fauves, racclimata- 
tion préfectorale suivra toujours les mêmes phases. On 
est le courtisan de la foule ; on étale, pour lui complaire, 
les doctrines les plus subversives ; on lui prouve aisé- 
ment que tout ira mal tant que la société ne sera pas 
transformée de fond on comble. La foule reconnaissante 
traduit vos arguments en émeute ; Témeute s'aiguise en 
révolution ; la révolution fait de Vous un personnage. 
Aussitôt les choses changent d'aspect ; vous comprenez 
que, pour rester ce que vous êtes et ne pas redevenir ce 
que vous étiez, vous voilà obligé de vous appuyer sur 
tout ce que vouliez démolir et de réprimer tout ce que 
vous prétendiez démuseler. L'histoire est bien simple ; 
les multitudes s*y trompent constamment, et c'est heureux, 
non seulement pour nous, mais pour elles ; car si les 
hommes qu'elles tirent du néant pour en faire les man- 
dataires de leurs griefs, les exécuteurs de leurs volontés, 
les symboles de leurs espérances, essayaient de leur don- 
ner ce qu'ils leur promettent, elles souffriraient, en quel* 
ques années, plus qu'elles ne souffrent depuis des siècles. 



LES PRÉFETS DE LA RÉPUBLIQUE 353 

Maintenant, si vous me demandez à quoi tend ce dis- 
cours, voici ma réponse : Je suis tout à fait de l'avis de 
ceux qui voient dans la nomenclature des préfets de la 
République, si spirituellement dessinés par M. Fernand 
de Rodays, un document affligeant, un reflet de notre 
désarroi politique, une preuve de plus du déplorable état 
de notre pays. Seulement j'arrive à la môme conclusion 
par un chemin différent. Si je me sens inquiet et humilié 
en lisant ce volume, en consultant cette table, ce n'est 
pas que la majorité de nos préfets soit humiliante ou in- 
quiétante ; c'est, au contraire, parce que, étant presque 
bonne , meilleure qu'en 1846 ou en 1860, elle se débat 
misérablement contre un obstacle invincible, contre un 
mal incurable. Cet obstacle, ce mal, vous l'avez déjà 
nommé: c'est le suffrage universel; il place la plupart 
des préfets dans la douloureuse alternative, ou de se cour- 
ber sous le joug de la démagogie triomphante, ou de sou- 
tenir une lutte inégale contre ceux qu'ils devraient avoir 
pour auxiliaires et pour alliés dans l'intérêt du pays. 

Certes, MM. Thiers, Victor Lefranc, Galmon, Barthé- 
lémy Saint-Hilaire et consorts, ne sont pas des prodiges 
de fermeté et de bon vouloir. Grâce à leur désastreux 
système de bascule, ils favorisent l'anarchie jusque dans 
leurs efforts apparents pour en triompher. Ils accordent 
à la droite des semblants, à la gauche des réalités ; ils ne 
font des avances aux conservateurs que pour faire des 

concessions aux révolutionnaires. L'histoire leur deman- 

20. 



354 NOUVEAUX SAMEDIS 

dera un compte sévère de tontes les garanties qu'ils 
affaiblissent, de tous les dangers qu'ils aggravent. Mais 
enfin, par cela même qu'ils nous gouvernent on ont l'air 
de nons gouverner, par cela môme qu'ils ont des partis 
sérieux à ménager, des influences considérables à subir, 
une Assemblée quasi-monarchique à traiter par les à peu 
près, les dérivatifs et les émollients, par cela même qu'ils 
savent comment on fait croire à un fantôme d'autorité et 
à quelles conditions s'obtient un simulacre de gouveme- 
memt, ils'nommentou ont nommé des fonctionnaires pos* 
sibles, présentables, rassurants, polis, cultivés, prêts à 
protéger la chaumière sans persécuter le château, à secon- , 
der la petite propriété sans molester la grande, à récon- 
cilier tant bien que mal le consommateur et le produc- 
teur ; capables, en un mot, de personnifier une sorte 
d'alliance provisoire entre l'ordre et la République. 

Le suffrage universel n'y met pas tant de façons. Fort 
de son omnipotence, justement fier de sa supériorité nu- 
mérique, n'ayant plus pour objectiflapaixou la dictature, 
il s'abandonne librement à ses noblesinstincts. Aulieudu 
grand propriétaire, il nomme l'ivrogne; au lieu du bien- 
faiteur de la communeou du canton, l'avocat sans causes ; 
au lieu du travailleur, le fainéant ; au lieu du père de 
famille, le pilier de café ou de cabaret ; au lieu du lettré 
qui honore son pays, Tintrus qui est obligé de se dépay- 
ser pour jouir des bénéfices de l'inconnu; au lieu de l'in- 
dustriel qui répand autour de lui le mouvement et la vie, 



•., 9 



LES PREFETS DE LA REPUBLIQUE 355 

Tagitateur de bas étage, qui prêche la révolte et la grève. 
Ses élus, rendons-leur cette justice, ne négligent rien 
pour se montrer dignes de lui. Alors commence Torgie 
départementale des majorités tyranniques^ des minorités 
opprimées au nom de la liberté. 

S'il y a eu dans le département une élection honorable 
et inattaquable, on la casse pour s'amuser, pour le plai- 
sir I Un cuisinier, nommé dans la ville natale d'un de nos 
plus brillants pnblicistes, sert à ses collègues ahuris d'im- 
menses salmis de charabias et de solécismes. La religion 
est traitée comme la grammaire, le bon sens comme la 
syntaxe, la pudeur publique comme la langue française. 
Des échappés de l'émeute du4 avril, acquittés par le con- 
seil de guerre, sacrés par des complices clandestins de 
Jules Vallès et de Delescluze, écrasent de leur souverai- 
noté sanguinolente tout essai de résistance. Vils esclaves 
de la populace, ils se rattrapent de leurs courbettes et de 
leurs bassesses sur quiconque représente les idées d'hon- 
nêteté et de justice. Plus loin, un des héros de ces sa- 
turnales meurt comme il a vécu, en athée et en solidaire. 
Il veut que ses armes parlantes , — une gourde et une 
pipe, — • figurent à son enterrement. Ces funérailles, pu- 
rement ou impurement civiles^ deviennent une cérémo- 
nie politique, une manifestation semi-officielle. Huit 
mille affiliés les embellissent de leur présence, et on 
dirait qu'elles font partie essentielle de la session du con- 
seil général dont le défunt fut un des plus beaux orne- 



WH 



356 NOUVEAUX SAMEDIS 

ments* On étoaffe les voix éloquentes et indignées de ceni 
de ses collègues qui protestent contre cet opprobre et oe 
scandale. Si la maladie grave d'an chef de division ou de 
bureau retarde de deux ou trois jours Texpédition du 
budget préfectoral, quelle aubaine! Les affaires du pays, 
allons donc ! Il s'agit bien de cela ! C'était bon pour les 
conseils monarchiques ! Saisir ce prétexte pour taquinerie 
préfet, pour Tinjurier, pour le compromettre auprès du 
ministre, voilà l'important. honte ! 6 folie ! Paroxysme 
de la bêtise et de la méchanceté humaines ! Spectaclesoù 
se combinent l'odieux, le hideux et le grotesque ! 
. Tel est, dans les plus belles provinces de notre France, 
le carnaval d'août et de septembre, l'entr'acte parlemen- 
taire, joué par les doublures de I^illasse, de Pierrot et 
d'Arlequin, et destiné, messieurs les législateurs, à vous 
faire toucher au doigt ce que seront bientôt, si- vous n'y 
mettez bon ordre, la vraie pièce, l'acte véritable, le parle- 
ment des premiers rôles ! 

^Encore une fois, que voulez-vous que fasse, au milieu 
de ce sinistre gâchis, le meilleur des préfets? Âurait-il 
le génie de Pitt, la finesse de Talleyrand, Tastuce de Ma- 
chiavelf le cœur de Fénelon, l'éloquence de Bossuet, la 
vaillance de Lamoricière, il est paralysé, annihilé, atro- 
phié. La légalité le tue, comme elle en a tué bien 
d'autres. 

Donc, le livre de M. Fernand de Rodays, si piquant et 
si malin qu'il soit, est bien plus concluant contre le 



LES PRÉFETS DE L\ RÉPUBLIQUE 357 

suffrage universel qae contre la pins maltraitée et la 
moins intéressante des victimes du très-spirituel écri* 
vain. 

Et moi, n'ai-je pas été bien lourd au moment où Tau- 
leur des Préfets de la République me donnait l'exemple 
contraire et observait si heureusement le précepte de Vol- 
taire: « Glissez, mortels, n'appuyez pas! » Le meilleur 
moyen de vous dédommager de mes digressions pédantes, 
c'est de relire ces jolis portraits. La plupart sont fort 
réussis; quelques-uns sont de petits-chefs d'œuvre, notam- 
ment M. Paul Cambon, M. Charles Tassin, M. Jules Phi- 
lippe, M. le baron Gottu . . . Voilà un nom qui me rap- 
pelle un souvenir. 

c M. le baron Gottu, nous dit M. E. Fernand de Ro- 
» days, a réussi dans l'Âveyron et réussira à Limoges ; 
» mais il a pour cela grand besoin d'étudier. Il connaît 
» mieux Tâge des actrices de son temps que les 
» questions administratives d'aujourd'hui. G'est de lui 
» qu'Âugustine Brohan disait à un ami commun : 

« — Gomme tout passe!... Voilà ce pauvre Gottu pré- 
» fet. . . un homme qui avait tant d'esprit! ...» 

Puisque nous voici en présence de la servante de Mo- 
lière et dans la patrie de M. de Pourceaugnac, j'oserai, 
ne fût-ce que pour nous distraire un peu de nos sombres 
présages, raconter mon anecdote. En 1830, quelques 
mois avant la révolution de juillet, le baron Gottu, père 
du préfet actuel de la Hautes-Vienne, fit beaucoup parler 



358 NOUYEàUX SAMEDIS 

de lui à Taide de brochures ultra-royalistes, où il enga- 
geait Charles X et M. de Polignac à ne pas reculer d'une 
semelle et à redoubler d'énergie. Vers la même époque, 
Paul de Rock publiait ou venait de publier celui de ses 
romans dont le titre est resté le plus célèbre, titre appli- 
que par l'auteur de Sganarelle aux maris des femmes 
qui ne sont pas de foyer. Or, il y avait alors, dans une 
grande ville de province, un antique marquis, un peu 
foU| un peu sourd, et excessivement désagréable. U avait 
la manie de se remarier chaque fois qu'il était veuf, et de 
multiplier ses chances de veuvage en traitant successi- 
vement tontes ses femmes comme si elles avaient été des 
femelles de Gain ou des guenons du pays de Noé. 

La dernière tint bon ; elle comprit que c'était affaire 
de temps et de patience. Elle avait vingt ans, lui 
soixante-dix/et elle était charmante! 

Un soir au bal, elle dit naïvement à un de ses nombreux 
attentifs: « Je voudrais bien lire le ». . dernier roman de 
Paul de Kock ! » Son mari n'était pas loin ; il est facile, 
surtout à un sourd, de confondre 4eux mots qui se res- 
semblent. Il s'écria d'une voix de Stentor : « Cottu î oui, 
lisez M. Cottu I . . . Il n'y a que M. Cottu qui ait raison ! » 
Si l'on en rit, ai-je besoin de vous le dire? Sans le cho- 
léra, raïdium, l'invasion et le 4 Septembre, je crois qu'on 
en rirait encore. 

Hélas ! le marquis est mort, le baron Cottu est mort ; 
Paul de Kock est mort; Âugustine Broban est retirée 



LES PRÉFETS DE LA RÉPUBLIQUE 359 

da théâtre. Gomme tout passe!. . .Oui, tout passe, et 
quand je songe à tout ce qui a passé depuis le 29 juillet 
1830, je suis tenté de dire, cette fois sans équivoque: — 
« M. Gottu avait bien raison! > 



FIN 



TABLE DES MATIÈRES 



I. — La Critique en 1871 1 

II. — Notre conversion 52 

III. — M. Victor Hugo 107 

IV. — Lamartine *31 

V. — Germania . ' 1*5 

VI. — SoldatI 160 

VII. — L'art quand même .187 

VIII. — M. Dumas fils 202 

IX. — Préface d'un bon livre 215 

X. — Le Roman contemporain 246 

XI. — Emeutes, Invasion, Voyage 271 

XII. — Nos consolateurs 286 

XIII. — M. Xavier Aubryet 315 

XIV. — Lycée CondorcetllI Scènes de la vie privée.... de 

logique 330 

XV. — Les préfets de la République 347 

FI5 DE LA TABLE DES MATIÈRES 



CHA TII.T.ON-8DR-8BINB. — IMPR I M B R I B B. CORKILLAO